Carnet de voyage Né sous une étoile de mer · trouvais un petit bateau jouet au bord de la...

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78 L'ESCALE NAUTIQUE n o 61 Yves Gélinas à bord de l’Airelle en 1963. J e viens de quitter Porto Santo, dans l’archipel de Madère, pour traverser l’Atlantique vers Saint-Martin, aux Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cette traversée marque le terme d’une croisière de sept étés en Europe, à bord de ce petit bateau que j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du- Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault. Pendant ces trente-cinq années, mon bateau ne s’est pas ennuyé au port. J’ai peint son nom sur la coque, comme il se doit, mais j’ai été incapable d’y ajouter un port d’attache, ne sachant lequel y mettre. Je n’ai pas addi- tionné les milles que nous avons parcourus ensemble, mais cela doit bien atteindre la cen- taine de milliers: trois allers et retours entre le Québec et les Antilles, une traversée de l’Atlantique, quelques-unes de la Manche, un voyage vers la Suède, retour en solo vers le Québec depuis la Bretagne en faisant un grand détour autour du monde, par l’océan Carnet de voyage Texte: Yves Gélinas À l’occasion de sa dernière traversée en solo en janvier 2008, Yves Gélinas réfléchissait sur sa destinée de marin. Né sous une étoile de mer

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Yves Gélinas à bord de l’Airelleen 1963.

Je viens de quitter Porto Santo, dansl’archipel de Madère, pour traverserl’Atlantique vers Saint-Martin, aux

Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cettetraversée marque le terme d’une croisière desept étés en Europe, à bord de ce petit bateauque j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du-

Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault. Pendant ces trente-cinq années, mon bateaune s’est pas ennuyé au port. J’ai peint sonnom sur la coque, comme il se doit, mais j’aiété incapable d’y ajouter un port d’attache, nesachant lequel y mettre. Je n’ai pas addi-tionné les milles que nous avons parcourus

ensemble, mais cela doit bien atteindre la cen-taine de milliers: trois allers et retours entre leQuébec et les Antilles, une traversée del’Atlantique, quelques-unes de la Manche, unvoyage vers la Suède, retour en solo vers leQuébec depuis la Bretagne en faisant ungrand détour autour du monde, par l’océan

Carnet de voyage

Texte: Yves Gélinas

À l’occasion de sa dernière traversée en solo en janvier 2008, Yves Gélinas réfléchissait sur sa destinée de marin.

Né sous une étoile

de mer

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Yves Gélinas à bord de l’Airelleen 1963.

Je viens de quitter Porto Santo, dansl’archipel de Madère, pour traverserl’Atlantique vers Saint-Martin, aux

Antilles, seul à bord de Jean-du-Sud. Cettetraversée marque le terme d’une croisière desept étés en Europe, à bord de ce petit bateauque j’ai acheté en 1973 et nommé Jean-du-

Sud, d’après la chanson de Gilles Vigneault. Pendant ces trente-cinq années, mon bateaune s’est pas ennuyé au port. J’ai peint sonnom sur la coque, comme il se doit, mais j’aiété incapable d’y ajouter un port d’attache, nesachant lequel y mettre. Je n’ai pas addi-tionné les milles que nous avons parcourus

ensemble, mais cela doit bien atteindre la cen-taine de milliers: trois allers et retours entre leQuébec et les Antilles, une traversée del’Atlantique, quelques-unes de la Manche, unvoyage vers la Suède, retour en solo vers leQuébec depuis la Bretagne en faisant ungrand détour autour du monde, par l’océan

Carnet de voyage

Texte: Yves Gélinas

À l’occasion de sa dernière traversée en solo en janvier 2008, Yves Gélinas réfléchissait sur sa destinée de marin.

Né sous une étoile

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austral et le cap Horn. Revenu de ce bord-cide l’océan, j’ai passé plusieurs étés dans lefleuve et le golfe Saint-Laurent, au Maine, autour deNewport, Nantucket etMartha’s Vineyard, croisé lelong de la côte américaineentre Halifax et Annapolis,vers le lac Huron et la baieGeorgienne. Pour marquer lesvingt ans de mon tour dumonde, j’ai retraversél’Atlantique vers l’Irlande,l’Angleterre, la France, voyagédans les canaux français, puisvers la Hollande, traversé lamer du Nord vers l’Écosse, lecanal de Calédonie, lesHébrides, le pays de Galles, lesîles Scilly, la Bretagne Sud etla côte vendéenne, remonté laGironde, traversé le golfe deGascogne vers les rias deGalice, le Portugal, l’Espagne,entré dans la Méditerranée, vula Corse, touché la Sardaigne,atteint l’Italie.

Je m’étais dit que jeramènerais Jean-du-Sud chez moi auQuébec juste avant de me sentir tropvieux pour pouvoir le faire et au cours dece dernier été, j’ai su que ce momentapprochait. Alors j’ai tourné l’étrave versl’ouest et suis revenu à Gibraltar viaMinorque, Majorque et Ibiza, puis j’ai traver-sé vers Porto Santo, dans l’archipel deMadère. Il y a quelques jours, tandis que jeme préparais à partir, je fêtais mon soixante-neuvième anniversaire, ce qui me laisse croireque cette traversée d’océan sera sans doute ladernière que je ferai en solo.

Cela m’amène à faire un retour en arrièreet à réfléchir à ma destinée de marin. Quelleétait cette force qui m’a amené à consacrer lamajeure partie de ma vie d’adulte à cette pas-sion? Qu’est-ce qui m’a poussé à mettre decôté une carrière déjà bien amorcée dans ledomaine des arts de la scène et du cinémapour partir en bateau? À vrai dire, je n’en saisrien. Tout ce que je puis affirmer, c’est quecette force me dépassait et je ne peux queraconter comment elle s’est manifestée.

Si j’étais né en Bretagne, on pourraitcomprendre un tel attrait pour la mer, mais cen’est pas le cas. Né à Montréal, j’ai passé mesétés d’enfance à Oka, au bord de l’eau, mais

celle du lac des Deux Montagnes était douceet je n’avais aucune idée de la mer et de la

navigation océanique. Pourtant, je me sou-viens d’un rêve que j’ai fait alors que jedevais avoir six ou sept ans. J’emploie le motrêve, mais je devrais peut-être écrire songe: jetrouvais un petit bateau jouet au bord de lagrève. Ce rêve m’avait tellement impression-né qu’en m’éveillant, j’avais couru au bord de l’eau et je me souviens encore, plus desoixante ans plus tard, de l’immense décep-tion que j’avais éprouvée en voyant qu’il n’yétait pas.

Mon père possédait un petit dériveur, unSnipe, mais celui-ci avait rendu l’âme alorsque j’avais neuf ou dix ans, victime de lapourriture de son puits de dérive; j’avaistoutefois déjà pu voir qu’un bateau à voilepouvait avancer non seulement au ventarrière, mais aussi au travers et même contrele vent. Lorsque j’étais adolescent, mon pèreavait eu pendant une ou deux saisons unevedette à moteur à bord de laquelle nousavions effectué en famille une croisière dedeux semaines en remontant la rivière desOutaouais vers le canal Rideau, le fleuveSaint-Laurent et les Mille-îles.

Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans que j’aipu faire la connexion entre voile et croisière;

un ami possédait un petit yawl aurique quiavait passé l’hiver à Shelburne, au lacChamplain, et il m’avait invité à le rameneravec lui à son port d’attache d’été, Saint-Jean-sur-Richelieu. Au cours des trois joursqu’avait duré le voyage, nous n’avions pasréussi à faire démarrer son vieux moteurAcadia et c’est à la voile pure que nous avionsatteint Saint-Jean. J’avais découvert qu’ilétait possible de voyager avec sa maisonpoussée par le vent et dès ce moment-là, je mesuis mis à dévorer tous les livres et magazinestraitant de voile et de navigation que je pou-vais trouver, autant en anglais qu’en français.

J’étudiais l’art dramatique au Conser-vatoire et cherchais un embarquement pourles vacances d’été. J’eus la chance d’êtreinvité par le couple de comédiens LionelVilleneuve et Hélène Loiselle pour unecroisière de Montréal vers le Saguenay à bord de l’Airelle, leur ketch de 12 m. C’étaitencore l’époque des bateaux de bois, desvoiles de coton et des drisses en sisal et Lionelnaviguait à la manière des anciens capitainesde goélettes de la côte de Charlevoix qui

La conception du régulateur d’allure dans le cockpit de Jean-du-Sud à Plouer.

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avaient appris de leurs pères des techniquesde navigation qui tenaient plus de l’instinctde survie que de la science enseignée parBowditch et autres Glénans.

Lionel avait fait construire ce bateauquelques années plus tôt grâce à un lucratifcontrat de publicité, mais à la saison suiv-ante, ce contrat n’avait pas été renouvelé et il s’était vu contraint de travailler tout l’été. Jevenais de sortir du Conservatoire, libre detoute attache, et sachant qu’un bateau de boisdoit être mis à l’eau à chaque été sous peinede sécher et voir ses coutures s’ouvrir,j’avais proposé à Lionel d’assumer, avectrois autres copains, toutes les dépenses de lasaison et de faire naviguer l’Airelle. C’estainsi que dès ma deuxième saison de navi-gation, je m’étais retrouvé responsable d’unketch de 12 m qui ne m’appartenait pas.Nous avions descendu le Saint-Laurent, tra-versé vers les îles de la Madeleine, étionsrevenus en faisant le tour de l’île du Prince-Édouard par le détroit de Northumberland.L’été suivant, même topo et en trois mois,nous avions atteint les îles françaises Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve,et étions revenus en passant par les lacs Brasd’Or, en Nouvelle-Écosse.

Quelques années plus tard, j’achetais unpetit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île-du-Prince-Édouard où je jouaisau théâtre à Charlottetown. Cette mêmeannée, je m’étais marié et c’est à bord de cepetit bateau que j’avais effectué mon voyagede noces.

Après quelques années, j’ai comprisque malgré des efforts très honnêtes de sapart, la mère de mes deux filles n’était pas àl’aise sur l’eau et qu’elle ne m’y suivraitjamais. Voyant ce rêve s’estomper et com-prenant que j’étais collé à la maison pour lereste de ma vie, j’avais commencé à ressen-tir les symptômes d’un authentique ulcèred’estomac que j’arrivais à atténuer à l’aidede médicaments, mais la dose nécessaire necessait d’augmenter au point que l’honnêtepharmacien qui me les fournissait s’étaitsenti obligé de me mettre en garde contrel’abus de ces drogues. Je suis convaincu quesi je n’avais pas réagi comme je l’ai fait, jeserais aujourd’hui mort d’un cancer ou d’uneautre maladie causée par ce stress. J’ai dûprendre une décision déchirante et sept ansplus tard, mettre fin à ce mariage.

J’ai du même coup mis fin à macarrière à la scène et au cinéma et

embrassé celle de marin à tempscomplet, ayant compris que pour

réussir en art, il fallait y consacrertoutes ses énergies et ses pensées,

les miennes étant focalisées vers un éventueldépart. Les quelques livres que j’avais lussur la spiritualité s’accordaient sur un point:pour atteindre la paix intérieure, il faut selibérer de ses désirs et pour y arriver, il y adeux moyens: soit on les oublie, soit on lesréalise. Je savais que je ne pourrais jamaisoublier celui-là et que le seul moyen de m’enlibérer serait de le réaliser.

Il semble qu’il me fallait un bateau danscette incarnation-ci et bien malgré elle, laBanque Royale du Canada m’a fait cadeaude Jean-du-Sud. Je l’avais acheté en co-propriété avec mon frère Michel et l’au-tomne venu, avais mis le cap vers lesAntilles. Michel était venu m’y rejoindre

pour quelques courts séjours, mais j’en avais profité beaucoup plus que lui, de sorte qu’aubout d’un an, il m’avait offert de racheter sa part ou de vendre le bateau. Ayant dûemprunter pour payer ma moitié, je savaisque je n’avais guère les moyens de le payerau complet; j’ai tout de même appelé monbanquier et lui ai décrit ma situation finan-cière et professionnelle telle qu’elle était,sans la maquiller ni l’enjoliver. À ma grandesurprise, il a accepté, à la condition que mon

frère me serve de caution. Une fois ma signature et celle de mon frère au bas de lafeuille, me voilà l’unique propriétaire deJean-du-Sud.

J’étais retourné aux Antilles faire unepremière saison de charter qui m’avait per-mis de rembourser une partie seulement dumontant convenu. Comme j’avais une autredette provenant d’une carte de crédit, le ban-quier m’avait proposé, à mon retour, de con-solider le tout et de signer un nouveau billet.J’avais signé là où il me l’indiquait sansm’apercevoir que l’emprunt endossé parmon frère se trouvait acquitté par ce nouveaubillet qui ne portait que ma signature, sansaucune autre caution.

Nouvelle traversée vers les Antilles,deuxième saison de charter, mais celle-ciavait été encore moins rentable et comme je n’arrivais pas à rembourser la somme con-

venue à la banque, j’avais décidé de mettre le bateau en vente; une fois la banque remboursée, j’espérais qu’il reste un peud’argent pour m’acheter un plus petit bateau,sinon je partirais en Inde m’occuper de monâme. Mais j’avais eu le temps de m’attacherà Jean-du-Sud et demandais plus cher quele prix payé trois ans plus tôt; à la fin del’été, n’ayant pas trouvé mon prix, j’avaisdemandé au banquier la permission deretourner aux Antilles faire une troisième

Yves, marin et cinéaste pendant le tour du monde.

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avaient appris de leurs pères des techniquesde navigation qui tenaient plus de l’instinctde survie que de la science enseignée parBowditch et autres Glénans.

Lionel avait fait construire ce bateauquelques années plus tôt grâce à un lucratifcontrat de publicité, mais à la saison suiv-ante, ce contrat n’avait pas été renouvelé et il s’était vu contraint de travailler tout l’été. Jevenais de sortir du Conservatoire, libre detoute attache, et sachant qu’un bateau de boisdoit être mis à l’eau à chaque été sous peinede sécher et voir ses coutures s’ouvrir,j’avais proposé à Lionel d’assumer, avectrois autres copains, toutes les dépenses de lasaison et de faire naviguer l’Airelle. C’estainsi que dès ma deuxième saison de navi-gation, je m’étais retrouvé responsable d’unketch de 12 m qui ne m’appartenait pas.Nous avions descendu le Saint-Laurent, tra-versé vers les îles de la Madeleine, étionsrevenus en faisant le tour de l’île du Prince-Édouard par le détroit de Northumberland.L’été suivant, même topo et en trois mois,nous avions atteint les îles françaises Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve,et étions revenus en passant par les lacs Brasd’Or, en Nouvelle-Écosse.

Quelques années plus tard, j’achetais unpetit sloop de 24 pieds et le faisais livrer à l’Île-du-Prince-Édouard où je jouaisau théâtre à Charlottetown. Cette mêmeannée, je m’étais marié et c’est à bord de cepetit bateau que j’avais effectué mon voyagede noces.

Après quelques années, j’ai comprisque malgré des efforts très honnêtes de sapart, la mère de mes deux filles n’était pas àl’aise sur l’eau et qu’elle ne m’y suivraitjamais. Voyant ce rêve s’estomper et com-prenant que j’étais collé à la maison pour lereste de ma vie, j’avais commencé à ressen-tir les symptômes d’un authentique ulcèred’estomac que j’arrivais à atténuer à l’aidede médicaments, mais la dose nécessaire necessait d’augmenter au point que l’honnêtepharmacien qui me les fournissait s’étaitsenti obligé de me mettre en garde contrel’abus de ces drogues. Je suis convaincu quesi je n’avais pas réagi comme je l’ai fait, jeserais aujourd’hui mort d’un cancer ou d’uneautre maladie causée par ce stress. J’ai dûprendre une décision déchirante et sept ansplus tard, mettre fin à ce mariage.

J’ai du même coup mis fin à macarrière à la scène et au cinéma et

embrassé celle de marin à tempscomplet, ayant compris que pour

réussir en art, il fallait y consacrertoutes ses énergies et ses pensées,

les miennes étant focalisées vers un éventueldépart. Les quelques livres que j’avais lussur la spiritualité s’accordaient sur un point:pour atteindre la paix intérieure, il faut selibérer de ses désirs et pour y arriver, il y adeux moyens: soit on les oublie, soit on lesréalise. Je savais que je ne pourrais jamaisoublier celui-là et que le seul moyen de m’enlibérer serait de le réaliser.

Il semble qu’il me fallait un bateau danscette incarnation-ci et bien malgré elle, laBanque Royale du Canada m’a fait cadeaude Jean-du-Sud. Je l’avais acheté en co-propriété avec mon frère Michel et l’au-tomne venu, avais mis le cap vers lesAntilles. Michel était venu m’y rejoindre

pour quelques courts séjours, mais j’en avais profité beaucoup plus que lui, de sorte qu’aubout d’un an, il m’avait offert de racheter sa part ou de vendre le bateau. Ayant dûemprunter pour payer ma moitié, je savaisque je n’avais guère les moyens de le payerau complet; j’ai tout de même appelé monbanquier et lui ai décrit ma situation finan-cière et professionnelle telle qu’elle était,sans la maquiller ni l’enjoliver. À ma grandesurprise, il a accepté, à la condition que mon

frère me serve de caution. Une fois ma signature et celle de mon frère au bas de lafeuille, me voilà l’unique propriétaire deJean-du-Sud.

J’étais retourné aux Antilles faire unepremière saison de charter qui m’avait per-mis de rembourser une partie seulement dumontant convenu. Comme j’avais une autredette provenant d’une carte de crédit, le ban-quier m’avait proposé, à mon retour, de con-solider le tout et de signer un nouveau billet.J’avais signé là où il me l’indiquait sansm’apercevoir que l’emprunt endossé parmon frère se trouvait acquitté par ce nouveaubillet qui ne portait que ma signature, sansaucune autre caution.

Nouvelle traversée vers les Antilles,deuxième saison de charter, mais celle-ciavait été encore moins rentable et comme je n’arrivais pas à rembourser la somme con-

venue à la banque, j’avais décidé de mettre le bateau en vente; une fois la banque remboursée, j’espérais qu’il reste un peud’argent pour m’acheter un plus petit bateau,sinon je partirais en Inde m’occuper de monâme. Mais j’avais eu le temps de m’attacherà Jean-du-Sud et demandais plus cher quele prix payé trois ans plus tôt; à la fin del’été, n’ayant pas trouvé mon prix, j’avaisdemandé au banquier la permission deretourner aux Antilles faire une troisième

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saison de charter, au termede laquelle je reviendraismettre le bateau en vente dèsle début du printemps. Ilm’avait répondu:«D’accord, mais avant departir, revenez me voir, nousprendrons un lien légal survotre bateau, ainsi qu’uneassurance, car le présentemprunt ne porte que votresignature. Je n’ai pas letemps d’y voir maintenant,je pars en vacances tout àl’heure, revenez me voirdans trois semaines.»

Jusqu’à ce moment,j’avais cru que si je ne rem-boursais pas cet emprunt,mon frère devrait le faire à ma place. Le ban-quier venait de me dire en d’autres mots quesi je partais avec mon bateau avant son retourde vacances, la seule con-séquence, en ce quime concernait, serait que ma capacité d’em-prunter à l’avenir en serait affectée.Qu’auriez-vous fait à ma place?

J’avais été jusque-là un honnête garçonet hésitais encore, cherchant le moyen d’a-paiser ma mauvaise conscience. J’avaisentendu parler d’une personne qui arrivait del’ashram de Sri Aurobindo, qui avait connula Mère, et j’avais sollicité un entretien pourlui demander conseil, assuré que l’opinion

d’une telle personneserait bien inspirée. Aucours de la conversation,il était apparu que si jevoulais vraiment m’occu-per de mon âme, je pour-rais très bien le faire surmon bateau et que lasomme des avantagesdépassait de loin celle desinconvénients. Pour biennous en assurer, ellem’avait proposé de faireappel à cette antique tech-nique chinoise qu’onappelle le Yi King qui«permet à l’homme depénétrer l’énigme de sondestin et nous entraîne,

au-delà de toute théologie comme de toutsystème philosophique, à un degré de pro-fondeur limpide où l’œil du cœur contemplel’évidence du vrai1». J’ai oublié le détail,mais me souviens d’avoir été émerveillé parl’absence d’ambiguïté des réponses. Àchaque question posée, la réponse fournie

Jean-du-Sud démâté dans le Pacifique Sud (février 1982).

Jean-du-Sud aux îles Falkland.

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par la combinaison des hexagrammes ne lais-sait aucune équivoque: «Pars! Vas-y! Necrains rien! C’est là ta voie…!»

À partir de ce moment, en guise de ten-tative de m’en détacher au cas où il me seraitenlevé, j’ai tenté de me convaincre que Jean-du-Sud m’était prêté et qu’il me serait laissé tant que j’en aurais besoin. S’il faisaitnaufrage, que ce soit sur un récif de corail ousur un récif d’argent, je devrais accepterl’idée que c’était parce que je n’en avais plusbesoin et que je devais passer à autre chose.Je l’ai toujours…

Bien que j’aime beaucoup naviguer, je n’apprécie guère être rivé à la barre et dèsle début, j’ai cherché le moyen de convaincremon bateau de se barrer tout seul. Sur monpremier, profitant de l’aide de mon ami Yves

André qui avait appris la soudure à l’écoledes Beaux-Arts, j’avais bricolé dans la boutique du forgeron d’Oka un régulateurd’allure inspiré de Blondie Hasler, à aérienvertical et servo-pendulum relié à la barre.Cet appareil m’avait permis d’effectuer mapremière traversée en solo, entre Percé et lesîles de la Madeleine. Lorsque j’ai acheté leprésent Jean-du-Sud, je l’ai aussitôt équipéd’un autre régulateur d’allure de ma concep-tion, avec safran auxiliaire contrôlé par unaérien à axe horizontal. Cet appareil m’a permis d’effectuer trois croisières entre lacôte américaine et les Antilles, une traverséede l’Atlantique et un voyage vers la Suède. Il maintenait un cap approximatif, mais je

n’étais pas satisfait de sa performance,surtout dans le gros temps et au vent arrière,qui est le talon d’Achille de tout régulateurd’allure.

Au retour de Suède, j’avais trouvé dutravail dans la région de Saint-Malo, auchantier de Michel Chabiland, qui fabriquaitde petits dériveurs en aluminium pour lesécoles de voile, et j’ai vu que ce chantier mepermettrait de renforcer Jean-du-Sud et dele préparer à un grand défi: revenir vers leQuébec en solitaire et sans escale, en faisantun grand détour par l’autre côté de la terre,sur la route de l’océan austral et du cap Horn.

J’avais lu de nombreux récits de marinsqui avaient tenté cette route et tous (saufMoitessier) avaient éprouvé des pannes derégulateur d’allure qui souvent les avaient

forcés à interrompre leur voyage. Comme jene voulais faire aucune escale, il me fallaitun régulateur d’allure à l’épreuve de tout.J’en avais déjà bricolé deux et je me suisattaqué à sa conception. Mais au bout d’uneannée consacrée presque à temps complet audesign et à l’expérimentation, je n’avais toujours rien trouvé qui me satisfasse et jeme souviens d’avoir formulé cette pensée –j’aurais pu écrire prière –: «Cela fait assezlongtemps que je cherche, il serait peut-êtretemps que je trouve!» Quelques heures plustard, en jouant avec un bout de fil de fer pliéd’abord en forme de manivelle horizontale,puis en forme de Z dans le plan vertical,j’avais trouvé ce que je cherchais depuis plus

d’un an: le moyen de transformer à l’aided’une pièce unique le mouvement d’unebielle provenant de l’aérien, en rotation de lamèche de la pale, rotation qui s’annule àmesure que celle-ci s’incline sous la pousséedes filets d’eau.

Au cours des deux années suivantes, j’aipu profiter des ressources du chantier poureffectuer tous les travaux qui ne demandaientpas d’argent: fabriquer un nouveau mâtsuper-costaud, que j’espérais à l’épreuve deschavirages, débarquer le moteur, renforcer lacoque, bâtir le régulateur d’allure. Mais il mefallait des voiles et du gréement neufs etd’autres équipements que je ne pouvais pasfabriquer moi-même; alors je suis revenu auQuébec tenter de matérialiser la vingtaine demille dollars qu’il me faudrait pour partir.

Avant de devenir marin à temps complet,j’avais, comme je l’ai écrit plus haut, tra-vaillé comme comédien et cinéaste, alors j’aivoulu tourner un film durant ce voyage. Lestechniques de prise de vue en numériquen’existant pas encore à cette époque, jeprévoyais tourner en 16 mm, avec son syn-chrone enregistré sur un magnétophone. Jecroyais naïvement que l’argent que je trou-verais pour le film m’aiderait à payer lesdépenses du bateau. Mais j’ai dû rapidementremettre les pieds sur terre. La tradition nau-tique au Québec étant ce qu’elle était à cetteépoque,

lorsque je disais que je voulais faire le tour du mondesans escale à bord d’un bateau de trente pieds, on me prenait

déjà pour un fou. Lorsque j’ajoutais que je voulais tourner un film de long métrage pendant

le voyage…Même à terre, un film tourné par une per-sonne seule qui est à la fois derrière et devantla caméra, cela ne s’était jamais vu.

À force d’acharnement, j’ai finalementpu convaincre un producteur qu’il n’y lais-serait pas sa chemise. En échange de mes-sages diffusés par radio chaque jour, captés àMontréal par Pierre Décarie, un radioama-teur de grande expérience, et retransmis parun groupe de stations du Québec, j’ai puacheter les voiles, l’approvisionnement etl’équipement.

Au bout de trois ans de travail ardu, j’aiquitté Saint-Malo le premier septembre1981. Je n’ai pas fait le tour sans escale, j’aichaviré et démâté dans l’océan Pacifique,

Escale aux îles Falkland.

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atteint les îles Chatham sous gréement de fortune, réparé, remâté, repris la mer, viré leHorn et atteint Gaspé le 9 mai 1983, ayantparcouru 28 000 milles en 282 jours. Le filmde 100 minutes Jean-du-Sud autour dumonde a remporté deux fois la Palme d’Or au festival du film de voile de La Rochelle(pour la première partie, Saint Malo–Chatham en 1993, la deuxième, Chatham-

Gaspé en 1995); en tout, 9 prix dont 5 Palmesd’Or dans 7 festivals de film. Il a été diffuséà la télévision dans une dizaine de pays etreproduit sur plusieurs milliers de vidéo-cassettes d’abord, de DVD maintenant2. Denombreuses personnes affirment que c’est lemeilleur film de voile qu’ils ont vu.

Dans l’espoir de profiter financièrementde la trouvaille faite avec mon régulateurd’allure, j’étais passé à l’Institut national dela propriété industrielle à Paris vérifier simon idée était brevetable et j’ai pu voirqu’elle l’était. Mais j’ai commis l’erreur dene pas breveter, tenté de vendre tout de suitemon invention et voulu la tester autour dumonde. En 28 000 milles, je n’ai jamaisbarré, mon régulateur d’allure ayant main-tenu le cap à toutes les allures, quellesqu’aient été l’état de la mer ou la force duvent. Après mon retour, j’ai pris contact avec

les gens de Plastimo et de Goïot et reçu touteune douche froide: les pilotes électriquesvenaient d’apparaître sur le marché et de cefait, les régulateurs d’allure avaient perdutout intérêt.

Comme il n’y avait plus de marché pourmon invention, inutile d’investir dans unbrevet. Il a fallu quelques années pour quedans les revues nautiques, on écrive que les

pilotes électriques n’étaient pas très fiables et surtout exigeaient une bonne quantitéd’ampères et qu’après tout, il y avait peut-être encore une demande pour les régulateursd’allure. N’ayant pas de brevet à vendre, si jevoulais rentabiliser mon invention, j’étaisforcé de l’exploiter moi-même. Mais lemarché offrait déjà un bon nombre de régula-teurs d’allure et je n’aurais jamais fait l’effortd’y ajouter le mien si je n’étais convaincuqu’il était meilleur que les autres, tant par sa solidité, l’élégance de son design et sa performance, surtout par petit temps au ventarrière. (Le fait que mon mécanisme de trans-mission et certains de mes modèles aient étécopiés presque tels quels par un autre fabri-cant confirme cette intuition.) Pour évoquerle rigoureux banc d’essai auquel j’avaissoumis mon prototype, j’ai choisi le nom deCapHorn.

Mais j’avais fait mes études profession-nelles au Conservatoire d’art dramatique, jene connaissais rien de la fabrication et je nedisposais d’autres outils que ceux que j’avaisemportés avec moi à bord de Jean-du-Sud.J’ai dû apprendre en faisant fabriquer les pre-miers appareils et en furetant dans les atelierspour découvrir quels outils on utilisait etcomment on s’en servait. Un jour, un client

potentiel qui voulait fermerson atelier d’usinage et par-tir en bateau m’a proposéd’échanger un régulateurd’allure contre un tour. Desamis m’ont enseigné à meservir de cet outil et gradu-ellement, j’ai pu équiper unatelier de fabrication.

J’éprouvais une forteattraction pour une person-ne prénommée Céline etpour éviter de répéter lamême erreur, j’ai pris laprécaution de l’inviter àbord de Jean-du-Sud avantde me permettre de tombercomplètement sous soncharme. Si elle a accepté dem’épouser, ce n’était paspour mon argent car je nepouvais me verser aucunsalaire, toute rentrée devantêtre réinvestie en outillageet en publicité. Heureuse-ment, Céline m’a fait con-fiance, assumant les

dépenses du quotidien.Au bout de cinq ans de vaches maigres,

trois importantes revues nautiques, Voiles etVoiliers en France, Yachting Monthly enAngleterre et Cruising World aux États-Unis, publiaient un article sur les régulateurs d’al-lure et pour la première fois, CapHorn, ledernier apparu sur le marché, prenait sa placedans le groupe. La demande augmentant, j’aipu engager mon neveu, Éric Sicotte, alors auchômage, et qui désirait gagner sa vie en tra-vaillant de ses mains, pour prendre charge dela fabrication.

Une vingtaine d’années plus tard, lerégulateur d’allure CapHorn nous procure àtous deux un revenu confortable, sans m’em-pêcher de naviguer grâce aux nouveauxmoyens de communication tel que le Wi-Fi,la radio HF et les satellites, qui permettent dedéplacer le bureau de vente à bord de Jean-

La boucle est bouclée le 9 mai 1983 à Gaspé.

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du-Sud durant les mois d’été, le marketingdes régulateurs d’allure consistant princi-palement à répondre à des demandes reçuespar courriel, le fidèle Éric assurant la perma-nence à l’atelier. Mais je dois tout de mêmel’exposer dans certains salons nautiques.Pour rentrer d’Europe, j’avais prévu traver-ser directement depuis Gibraltar vers Saint-Martin, aux Antilles, en prenant la mer à lami-octobre, après le Salon d’Annapolis, pourarriver à la fin novembre, à temps pour pren-dre l’avion vers le salon de Paris. Maisj’avais consulté un site Web de météo améri-cain qui prévoyait trois ou quatre namedstorms, deux hurricanes et un severe hurri-cane au cours des mois d’octobre et novem-bre. J’avais aussi lu un article dans le numérode septembre de Cruising World écrit par lecélèbre marin Don Street (qui publie lesguides de croisière et cartes portant le nomde son yawl centenaire Iolaire) dans lequel ilrésumait son expérience de cinquante annéesde traversées de l’Atlantique et recom-mandait, vu le réchauffement climatique quiprolonge la saison des ouragans d’un bonmois et retarde l’établissement de l’alizé, dene pas partir avant décembre. Au Salond’Annapolis, j’avais pu le croiser et luiexposer mon problème. Il m’avait conseilléde laisser mon bateau à Porto Santo et d’yrevenir en janvier pour compléter la traver-sée. J’ai suivi son conseil et quitté PortoSanto le 22 janvier. J’ai peut-être échappé àun ouragan, mais je me suis fait rouler bru-talement; j’ai trouvé un alizé soufflant entre25 et 35 nœuds avec une mer à l’avenant ren-due encore plus vicieuse par la présenced’une forte houle venant de l’AtlantiqueNord secoué par d’incessantes tempêtesd’hiver. En général, au cours d’une traverséed’océan, il y a des jours de gros temps, maisune majorité de jours où l’on peut dire qu’on

fait de la belle voile; jen’en ai connu aucun aucours de cette traver-sée, n’ayant pas puenvoyer la grand-voilesans ris plus de 24heures en tout.

En septembre2001, lorsque j’étaisrevenu à Saint-Malovingt ans et quelquesjours après mon départpour le tour du monde,les gens que j’y avaiscôtoyés ne m’avaientpas reconnu; pourtant,après quelques min-utes, ils affirmaient quemon bateau n’avait paschangé. Il semble quele plastique vieillissemieux que l’humain,j’en ai encore une foiseu la preuve durantcette traversée et j’aipris la précaution dem’amarrer beaucoupplus souvent que je lefaisais auparavantlorsque je devaismanœuvrer sur le pontavant, non seulement àcause de la violence du roulis, mais surtoutparce je sentais que le bonhomme n’avaitplus son agilité d’antan. Pourtant, la manœu-vre de mon bateau est rendue passablementplus facile grâce à un enrouleur de génois etun second étai monté en parallèle avec l’en-rouleur. Je n’ai plus à changer de foc etlorsque le vent est portant, il suffit de roulerplus ou moins le génois pour adapter sa sur-face à la force du vent.

Le radar installé il y a une dizaine d’an-nées, ainsi que le nouveau récepteur AISajouté à Porto Santo avant le départ,réduisent de façon appréciable le risqued’abordage. Durant le tour du monde, jedevais faire confiance à ma chance, au feu de route en tête de mât et m’en remettre à lavigilance de l’officier de quart sur lapasserelle des navires de rencontre, maisavec le radar en mode veille aux 20 minutes

qui sonne une alarme dèsqu’il détecte un navire, jedors la nuit sans crainte.Par contre, je n’ai pas trou-vé que l’AIS était efficace,ayant croisé trois petitscargos entre Porto Santo etles Canaries sans que sonalarme ne se déclenche ouqu’ils n’apparaissent àl’écran. J’ai tenté de lesappeler à la VHF pourdemander s’ils étaientéquipés d’un émetteur AIS,Céline Lacerte, la compagne d’Yves, sur l’Atlantique et sous les ponts de Paris.

Jean-du-Sud et le régulateur d’allure Cap Horn.

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du-Sud durant les mois d’été, le marketingdes régulateurs d’allure consistant princi-palement à répondre à des demandes reçuespar courriel, le fidèle Éric assurant la perma-nence à l’atelier. Mais je dois tout de mêmel’exposer dans certains salons nautiques.Pour rentrer d’Europe, j’avais prévu traver-ser directement depuis Gibraltar vers Saint-Martin, aux Antilles, en prenant la mer à lami-octobre, après le Salon d’Annapolis, pourarriver à la fin novembre, à temps pour pren-dre l’avion vers le salon de Paris. Maisj’avais consulté un site Web de météo améri-cain qui prévoyait trois ou quatre namedstorms, deux hurricanes et un severe hurri-cane au cours des mois d’octobre et novem-bre. J’avais aussi lu un article dans le numérode septembre de Cruising World écrit par lecélèbre marin Don Street (qui publie lesguides de croisière et cartes portant le nomde son yawl centenaire Iolaire) dans lequel ilrésumait son expérience de cinquante annéesde traversées de l’Atlantique et recom-mandait, vu le réchauffement climatique quiprolonge la saison des ouragans d’un bonmois et retarde l’établissement de l’alizé, dene pas partir avant décembre. Au Salond’Annapolis, j’avais pu le croiser et luiexposer mon problème. Il m’avait conseilléde laisser mon bateau à Porto Santo et d’yrevenir en janvier pour compléter la traver-sée. J’ai suivi son conseil et quitté PortoSanto le 22 janvier. J’ai peut-être échappé àun ouragan, mais je me suis fait rouler bru-talement; j’ai trouvé un alizé soufflant entre25 et 35 nœuds avec une mer à l’avenant ren-due encore plus vicieuse par la présenced’une forte houle venant de l’AtlantiqueNord secoué par d’incessantes tempêtesd’hiver. En général, au cours d’une traverséed’océan, il y a des jours de gros temps, maisune majorité de jours où l’on peut dire qu’on

fait de la belle voile; jen’en ai connu aucun aucours de cette traver-sée, n’ayant pas puenvoyer la grand-voilesans ris plus de 24heures en tout.

En septembre2001, lorsque j’étaisrevenu à Saint-Malovingt ans et quelquesjours après mon départpour le tour du monde,les gens que j’y avaiscôtoyés ne m’avaientpas reconnu; pourtant,après quelques min-utes, ils affirmaient quemon bateau n’avait paschangé. Il semble quele plastique vieillissemieux que l’humain,j’en ai encore une foiseu la preuve durantcette traversée et j’aipris la précaution dem’amarrer beaucoupplus souvent que je lefaisais auparavantlorsque je devaismanœuvrer sur le pontavant, non seulement àcause de la violence du roulis, mais surtoutparce je sentais que le bonhomme n’avaitplus son agilité d’antan. Pourtant, la manœu-vre de mon bateau est rendue passablementplus facile grâce à un enrouleur de génois etun second étai monté en parallèle avec l’en-rouleur. Je n’ai plus à changer de foc etlorsque le vent est portant, il suffit de roulerplus ou moins le génois pour adapter sa sur-face à la force du vent.

Le radar installé il y a une dizaine d’an-nées, ainsi que le nouveau récepteur AISajouté à Porto Santo avant le départ,réduisent de façon appréciable le risqued’abordage. Durant le tour du monde, jedevais faire confiance à ma chance, au feu de route en tête de mât et m’en remettre à lavigilance de l’officier de quart sur lapasserelle des navires de rencontre, maisavec le radar en mode veille aux 20 minutes

qui sonne une alarme dèsqu’il détecte un navire, jedors la nuit sans crainte.Par contre, je n’ai pas trou-vé que l’AIS était efficace,ayant croisé trois petitscargos entre Porto Santo etles Canaries sans que sonalarme ne se déclenche ouqu’ils n’apparaissent àl’écran. J’ai tenté de lesappeler à la VHF pourdemander s’ils étaientéquipés d’un émetteur AIS,Céline Lacerte, la compagne d’Yves, sur l’Atlantique et sous les ponts de Paris.

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mais ils n’ont jamais daigné répondre à mesappels. Les deux navires aperçus entre lesCanaries et Saint-Martin n’ont pas non plusdéclenché l’alarme, au point que je doutais dubon fonctionnement de l’appareil, mais il en aenfin détecté un peu avant l’arrivée. J’en con-clus que les navires n’en sont pas encore touséquipés et que l’AIS ne fait que complé-menter le radar, sans le remplacer.

La nuit sous les tropiques dure unebonne douzaine d’heures et dès le coucher dusoleil, j’en fais autant et tente de dormirjusqu’à son lever, 12 heures plus tard. Biensûr, je me lève plusieurs fois la nuit, mais jene manque pas de sommeil. J’ai fixé l’écranradar et le GPS au-dessus de ma couchette et il suffit d’ouvrir un œil (et mettre meslunettes) pour m’assurer que je suis au cap etqu’il n’y a pas de navire dansles parages.

Avant de partir autour dumonde, j’avais écrit que je n’é-tais jamais aussi heureux quelorsque j’étais seul en mer surmon bateau. J’étais sansattache et n’avais pas encorefait la connaissance de Céline;c’est en sa compagnie quedepuis vingt ans, je suis le plus heureux, surtoutlorsqu’on navigue ensemble,car elle n’est alors jamais à plusde trente pieds de moi. Elleavait traversé l’AtlantiqueNord vers l’Irlande avec moi etj’ai été déçu de sa décision dene pas m’accompagner auretour, convaincu qu’une tra-

versée dans l’alizé sous les tropiques serait ledessert de cette croisière de sept étés enEurope. Je dois aujourd’hui lui donner raison,la dureté de la mer et la violence du roulisauraient pu la dégoûter à jamais de la naviga-tion de plaisance.

Jean-du-Sud a couvert 3 018 milles en21 jours 6 heures, une moyenne de 142 millespar jour, très honorable pour un bateau de 30 pieds qui démontre hors de tout doute queje n’ai pas manqué de vent. Je me suis promisde ne plus jamais traverser l’Atlantique enjanvier, mais cela ne m’engage pas à grand-chose, puisque ce sera ma dernière…

Après qu’il aura remonté la côte améri-caine, Jean-du-Sud viendra prendre sonmouillage devant ma maison à Oka et après35 ans, trouvera enfin son port d’attache. Il

continuera à naviguer en côtière, mais jedoute qu’il refasse une traversée d’océan, àmoins qu’un de mes quatre petits-enfants nese laisse séduire comme moi par l’appel dularge. Les initier aux bonheurs de la naviga-tion à voile sera mon objectif des prochainesannées.

Au livre qui racontait mon voyageautour du monde de Saint-Malo à Gaspé,j’avais donné comme titre: Jean-du-Sud etl’Oizo-Magick 3, cette expérience confirméepar de nombreuses lectures m’ayant con-vaincu que ce en quoi l’on croit n’a aucuneimportance, l’essentiel étant de croire; si ons’abandonne à son destin avec confiance, ontrouve les circonstances qui permettent del’accomplir et j’ai trouvé plus drôle de confi-er le mien à un Oizo-Magick plutôt qu’à quel-

que habitant de l’Olympe. Cepetit retour en arrière sur ma car-rière de marin me permet deconclure que l’excellent travailde l’Oizo-Magick ne s’est pasarrêté avec mon arrivée à Gaspéet que je suis né sous une bonneétoile; c’était sans doute uneétoile de mer.

1. Etienne Perrot (auteur de la préface),Yi King, Le Livre des transformations,Librairie de Médicis, Paris 1973, p. xi.

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Jean-du-Sud en vacances: au mouillage sur le Loch Ness en Écosse et plus tard sous une tour génoise sur le littoral corse.

Yves Gélinas, 2007.

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