Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

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Care et féminisme au cœur d’un projet de transformation culturelle Une approche radicale et holistique des enjeux de l’éthique Thèse Valérie Dubé Doctorat en philosophie de l’Université Laval offert en extension à l’Université de Sherbrooke Philosophiae doctor (Ph.D.) Faculté des lettres et sciences humaines Université de Sherbrooke Sherbrooke, Canada Faculté de philosophie Université Laval Québec, Canada © Valérie Dubé, 2015

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Care et féminisme au cœur d’un projet

de transformation culturelle

Une approche radicale et holistique des enjeux de l’éthique

Thèse

Valérie Dubé

Doctorat en philosophie de l’Université Laval

offert en extension à l’Université de Sherbrooke

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Faculté des lettres et sciences humaines

Université de Sherbrooke

Sherbrooke, Canada

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec, Canada

© Valérie Dubé, 2015

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Care et féminisme au cœur d’un projet

de transformation culturelle

Une approche radicale et holistique des enjeux de l’éthique

Thèse

Valérie Dubé

Sous la direction de :

Duhamel, André, directeur de recherche

Bégin, Luc, codirecteur de recherche

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RÉSUMÉ

Cette thèse propose une vision intégrée des enjeux éthiques et féministes que mobilise le

concept de care (soin, sollicitude). À l’origine d’un champ théorique appelé par certains

carology, l’éthique dite du care ou « paradigme relationnel » remet en question

l’androcentrisme en philosophie et avec celui-ci, certaines de ses distinctions fondatrices

telles que raison / émotions ou impartialisme / contextualisme moral, questionnant dans la

foulée le postulat du rationalisme en éthique. L’invitation à penser le care comme vision du

monde ou culture plutôt que comme simple « dispositif » éthique (ou politique) constitue la

thèse à proprement parler, formulée à l’issue d’une démarche essentiellement synthétique.

En regard des débats propres à la carology même, sont mises de l’avant les conceptions

propres à sa « deuxième vague » théorique (abordant le care dans sa valeur de travail et sa

dimension politique) dans le but de repositionner le care au cœur de l’idéalisme affectif de

sa « phase initiale ». Côté théorie féministe, la posture avancée est différentialiste –

promeut la different voice dans une conception genrée du care – mais radicale – ni libérale,

ni essentialiste –, de sorte qu’est misé sur le potentiel universel de la culture relationnelle

féminine davantage que sur sa démarginalisation via une extirpation du genre et du

sentiment. Une lecture radicale vient pointer le biais dualiste de la pensée humaine ainsi

que le caractère primitif ou « ontologique » des paradigmes [andro/ anthropo/ logo/

occidentalocentriques] enserrant le care mais que le care, aussi, reformule. Ressort alors la

nécessité de projeter la société du care sous l’angle d’un « idéalisme accessible » mariant

promesse d’une humanité post-patriarcale et valorisation des formes concrètes (bien

qu’imparfaites), intelligibles et habilitantes de la culture relationnelle féminine — le care

comme pouvoir et non comme aliénation. Le tout débouche sur une synthèse

anthropologique des enjeux du care visant à prendre acte de la diversité des mécanismes

relationnels (moraux, épistémiques, cognitifs, symboliques, institutionnels voire

métaphysiques) et à en élargir la portée au monde non-humain. Enfin, est présentée la

pensée traditionnelle autochtone tel un « modèle d’inspiration » cohérent pour cheminer

vers une société du care culturellement intégrée.

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iv

ABSTRACT

This thesis suggests an integrated vision of ethical and feminist questions that arise when

using of the concept of « care ». The theoretical field called « carology », also referred to as

the ethics of care, or « relational paradigm » questions the male biais in philosophy and,

simultaneously, some basic philosophical distinctions such as reason / emotions or moral

impartialism / contextualism, questionning alongside the ethical rationalism postulate.

Basically the result of a synthetic approach, the core of this thesis is located in an invitation

to consider care not simply as an ethical « device », but more as a world vision (a culture).

Regarding debates in the very field of carology, conceptions from its theoretical « second

wave » (those highlighting the practical and political value of care) are outlined in order to

reposition the concept in its « initial phase ». On feminist issues, the outlined posture is

« differentialist » — promotes the different voice in a conception of care as gendered

(though radical, neither liberal, nor essentialist), so that female relational culture is

presented in its universal potential more than its marginalized status (thus caring doesn’t

have to be extracted from the range of feelings and gender). A radical reading also points

out the dualist biais of human thought, as well as the primitive or « ontological » character

of paradigms that contributes to paralyse carology [andro/ anthropo/ logocentric] — but

also in part reformulâtes it. It then highlights the necessity to project the society of care as

an « accessible idealism » built both on the promise of a post-patriarchal humanity and the

enhancement of concrete, (though imperfect), intelligible and empowering forms of female

relational culture — caring as a power rather than an alienation. The whole proposition

results in an anthropological synthesis of care issues that aims to duly record relational

mechanisms in their diversity (moral, epistemic, cognitive, symbolic, institutional, even

metaphysical), and enlarge its reach to the non-human world. Finally, ilt presents the

aboriginal traditional thought as a consistant « inspiring model » to progress towards a

culturally integrated society of care.

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v

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ III

ABSTRACT IV

TABLE DES MATIÈRES V

DÉDICACE VIII

REMERCIEMENTS IX

INTRODUCTION 1

CHAPITRE 1 21

L’ÉTHIQUE DU CARE EN DÉBATS : UNE PROBLÉMATISATION DES THÉORIES FONDATRICES 21

Introduction 21

1.1 L’idéal éthique de Nel Noddings 25

1.2 Joan Tronto : une politique du care 31

1.3 Là où la carology demeure nouée. 43

Conclusion 46

CHAPITRE 2 47

LA DIALECTIQUE PATRIARCALE : RADICALITÉ D’UNE DOUBLE OPPRESSION 47

Introduction 47

2.1 Le care comme problème : importance et limites du débat politique entourant la féminité relationnelle 53

2.1.1 La tradition libérale et le tabou de la différence 53 2.1.2 Vertu ou relation? 58 2.1.3 Approches radicales de la différence 68

2.2 Le care comme solution : vers un renversement éthique de la dialectique patriarcale 95

Conclusion 100

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CHAPITRE 3 102

POURQUOI ET COMMENT IDÉALISER LE CARE 102

Introduction 102

3.1 Raison sensible, pouvoir relationnel 107 3.1.1 Le sentiment comme ce qui éveille le care 107 3.1.2 Ce que le care génère : le pouvoir comme capacité relationnelle 127

3.2 L’idéal relationnel : s’inspirer pour aspirer 134 3.2.1 Reconnaître et baliser le caractère idéal de la carology 134 3.2.2 Le potentiel émulatif du care féminin 142

Conclusion 154

CHAPITRE 4 155

LE SENS DU CARE 155

Introduction 155

4.1 Entre ontologie et anthropologie : en amont de l’être moral 162 4.1.1 Utilité de l’approche structurale 163 4.1.2 Par-delà le dualisme exacerbé de la pensée moderniste 171 4.1.3 Typologie anthropologique des mondes moraux avec Philippe Descola 177

4.2 De l’éthique à la culture 189 4.2.1 Culture relationnelle : éléments d’analyse et de définition 191 4.2.2 L’éthique comme expérience symbolique collective 201 4.2.3 L’éthique comme expérience relationnelle totale, incluant le souci pour les êtres non-humains 207

Conclusion 224

CHAPITRE 5 226

PENSÉE AUTOCHTONE : UNE MODÉLISATION DE L’ÉTHIQUE ET DE LA CULTURE RELATIONNELLES 226

Introduction 226

5.1 Un domaine d’étude délicat 229

5.2 Savoir, culture et tradition 233

5.3 Une épistémologie distincte 237

5.4 Un fondement éthique 247

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vii

Conclusion 252

CONCLUSION 253

BIBLIOGRAPHIE 276

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viii

DÉDICACE

À mes parents, pour la

multitude infinie de leurs

soins à mon égard

À toi François, qui même dans

la douleur a su n’inspirer autour

de toi rien que l’amour,

jusqu’à la fin

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ix

REMERCIEMENTS

Pour m’avoir d’abord fait confiance et permis de vivre l’aventure doctorale dans le

plaisir intellectuel bien plus qu’à travers l’ambition académique, mes tous premiers

remerciements vont à mon directeur de recherche André Duhamel. Il m’eut été bien

difficile de réaliser une étude sur le care sans bénéficier en première instance de sa propre

sollicitude, de son sens à vrai dire exceptionnel de l’amitié. Il n’est de meilleure direction

que celle qui attribue la réussite à une part égale de rigueur intellectuelle et de souci de

l’autre, ce que fut la sienne et plus encore. Je m’en considère privilégiée.

Merci à Émilie Maheux pour son précieux soutien dans tout ce qui a entouré

l’édition de cette thèse. Merci également à celles qui m’ont vu travailler le plus souvent et

du plus près, en l’occurrence mes colocataires et amies Annie Bourgeois, Emmanuelle

Jasmin et Isabelle Larouche. Je doute à dire vrai qu’habitant seule, pensant seule et écrivant

seule, j’aurais pu réaliser ce doctorat. Aussi dois-je reconnaître que leur écoute, leur

ouverture à la discussion et les réflexions que celles-ci venaient ponctuellement rehausser,

en un mot leur présence aussi soutenue que discrète me fut précieuse. Nécessaire même,

elle me fut certainement dans la capacité à prendre du recul comme à trouver un peu de

paix dans le labeur au quotidien.

Une autre part considérable de ma reconnaissance revient à tous ceux et celles qui

m’ont appris le soin et l’empathie, sans qui je n’aurais pu rien sentir ou chérir et dès lors,

n’aurais pu rien livrer. Du support confiant et de l’amour sans faille que m’ont offerts mes

parents, j’ai appris qu’il fallait faire de la philosophie pour ceux qui viennent après nous.

De mon père récemment disparu, que des relations saines et aimantes rendent infiniment

plus soutenable le départ précoce de ceux qui, incessamment, ont su nous en faire cadeau.

De mes sœurs et de mon frère, que certaines relations sont inconditionnelles et

indiciblement précieuses. De mes amies adorées Annie Demers-Caron, Véronique Bazinet,

Adriane Gariépy, Geneviève Garnon, Maude Pelletier, Véronique Grenier, Julie Lasfargue,

Alexandra Bragoszewska, Camille Leblanc et Rita Londero, que le partage des idées et des

émotions vont de pair et viennent en soutien de tout. Que l’attachement et

l’interdépendance, en outre, ne sauraient connaître de véritable excès.

Et enfin à mon conjoint Alexandre Maheux, de même qu’aux autres collègues et

amis m’ayant tour à tour encouragée, confrontée, stimulée ou réconfortée, qui savent leur

valeur à mes yeux et qui ce faisant sauront se reconnaître, merci de compter au nombre de

mes relations signifiantes et d’ainsi, faire en sorte que ce travail ait ultimement quelque

valeur humaine, quelque portée morale.

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1

INTRODUCTION

L’éthique du care – que le présent texte désigne des lettres EC – fait maintenant

partie intégrante du paysage théorique de la philosophie morale. Morale « de

l’intériorité »1, contextuelle, « féminine », morale différente. En sollicitant d’une manière

nouvelle et par une perspective multidisciplinaire les catégories de l’émotion, de l’intuition

et de la pratique pour penser la condition humaine, elle bouleverse en le rompant le

paradigme éthique traditionnel : elle « déplace l’accent de l’impartialité vers les

préoccupations éthiques, les relations et les connexions »2. Elle soulève ce faisant,

ambitieuse, la délicate question des limites du rationalisme moral : quelle valeur, quelle

« efficacité signifiante » faut-il encore attribuer à la distanciation objective au sein de l’agir

moral? En équilibre entre le tabou et la nécessité philosophiques, cette question traverse et

fonde toute notre recherche.

Non moins centrale dans la conceptualisation et la mise en débat du care, la théorie

féministe se situe au carrefour des innombrables débats philosophiques nés de « l’effet

Gilligan »3. Morale dite genrée (inspirée des savoirs-être et savoirs-faire féminins), EC

vient en même temps plonger les racines de la morale sexuée dans un terreau nouveau,

celui d’un idéal éthique pensé hors des traditionnelles structures binaires constitutives de

notre imaginaire moral, hors de cette « systématique hiérarchisante » opposant

masculin/féminin, raison/émotion, soi/relation, esprit/corps, culture/nature, humain/non-

humain, objectivité/subjectivité. Certes révolutionnaire, l’« ethos care » des premiers temps

céda pourtant la voie à une discussion désormais ouverte sur les aspects pragmatique et

processuel du care (le soin comme travail) ainsi que sur le statut politiquement

problématique d’une acception du care comme sollicitude aimante. Si bien que le « statut

1 Descola, Philippe. Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2006, p.168. 2 Nurock, Vanessa. « Et si les poules avaient des dents ? », dans Nurock, Vanessa (dir.), Carol Gilligan et

l’éthique du care, Paris, PUF, 2010, p.12. 3 Psychologue américaine, Gilligan publie en 1982 In a Different Voice, bestseller qui constituera l’ouvrage

de référence des nombreuses théoriciennes du care à venir.

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2

normatif plus ou moins inédit »4 de ce qu’on en vint à appeler la carology5 oscille entre,

d’un côté, son confinement au domaine du spécifique et du privé et de l’autre, sa portée

épistémologique – voire métaphysique – révolutionnaire.

Ainsi une question nous anime, dont la formulation permet d’éveiller l’intérêt, de

rendre heuristique l’ambigüité conceptuelle à la base du care : comment faire pour rendre le

care public – non confiné dans le sentiment et dans les relations immédiates – sans

saborder sa dimension affective et, par extension, sans limiter la possibilité de s’en saisir

comme d’un idéal de vie et d’humanité? Comment faire pour voir dans le care sa vertu, son

idéalité, mais sans tomber dans cet apolitisme romantique que l’on nomme

« essentialisme »?

À cette question (ou préoccupation) de fond, nous répondons par l’hypothèse

suivante : que la clef devant servir à dénouer des principaux problèmes associés à la

théorisation et à la réalisation du care, autrement dit la clef de son déploiement, réel et

théorique, se situe dans une articulation nécessaire entre deux critiques radicales : celle

d’un paradigme relationnel fondé dans la différence genrée (fondé archétypement,

historiquement, non « biologiquement ») et celle d’un féminisme fondé dans le caractère

radicalement relationnel de la différence qu’il défend et dévoile. Par l’emploi du terme

« relationnel », il faut entendre « basé sur le principe de la relation plutôt que sur la

distanciation, la séparation ou l’opposition de termes ». Pour le dire autrement, nous

identifions dans la carology (dans sa rupture fondatrice) la pierre angulaire de la pensée

féministe [radicale] et simultanément, dans le féminisme radical la pierre angulaire de la

carology.

Pour qu’une telle proposition trouve son sens – l’identification à un même « non

lieu », entendons l’origine et/ou la fin du patriarcat, des conditions d’impossibilité et de

possibilité de la culture relationnelle en tant que modèle et promesse d’humanité –, nous

soutenons, et c’est là qu’il faut y voir notre thèse, qu’il est désormais essentiel

4 Jouan, Marlène. « Harry Frankfurt et la métaphysique du care. Vers une éthique au-delà du bien et du mal »,

dans Paperman, Patricia et Sandra Laugier (dir.). Le souci des autres, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005,

p.203. 5 Ce terme consiste en une référence phonologique au care ainsi qu’aux travaux fondateurs de Carol Gilligan

sur l’existence d’une « voix morale » distincte des axiologies principielle et utilitariste associées à la justice et

au raisonnement moral des hommes.

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3

d’appréhender le care à travers une notion flexible, englobante, une notion dont le matériau

se prête d’une manière toute particulière à l’analyse radicale : nous verrons alors dans le

care, ou paradigme relationnel, le fait d’une culture. Cette hypothèse « en deux temps »

implique la formulation d’objectifs multiples, prenant appui les uns sur les autres et liés

entre eux tant par la dimension féministe qu’« anthropologique », philosophique et…

« carologique » du care.

Le premier de ces objectifs consiste à démontrer, à travers la carology, grâce à la

carology, la possibilité d’un féminisme s’articulant sur une approche à la fois critique et

promotionnelle de la « différence », de la morale dite féminine. Le second vise à signaler

l’importance d’un retour à une conceptualisation du care comme sentiment de sollicitude et

idéal moral (et non comme simple travail ou question « préférablement » politique), ceci en

soutenant la pertinence d’une approche « optimiste » du care, c’est-à-dire misant davantage

sur les promesses que sur les écueils d’un paradigme – le paradigme relationnel –

susceptible d’articuler une nouvelle vision du pouvoir. Le troisième, point de synthèse ou

de dénouement de notre thèse, vise la formulation d’une sorte d’« anthropologie du care »,

entendant par ceci une approche capable de saisir celui-ci dans sa dimension expérientielle,

en tant que culture relationnelle, « ontologiquement » subversive (jusque dans les

conditions mêmes, profondes et « originelles » de notre existence et de notre rapport aux

autres) et éventuellement appelée à transgresser les limites du répertoire conceptuel associé

à la tradition philosophique – morale, épistémologique – occidentale.

Voici tracées les principales lignes de fuite de notre démarche, par quels points

d’articulation les ferons-nous s’unir et converger vers un horizon commun? D’abord en

circonscrivant l’horizon à l’aide d’un enjeu, d’une question résolument complexe bien

qu’en apparence toute simple : féminine ou féministe, cette « différence »? Nous dirons

l’une et l’autre, et dans un rapport qui se veut forcément inclusif. Mais ceci dit, si la

nécessité au moins stratégique d’un positionnement prévaut entre les agendas éthico-

idéologique et éthico-politique du care, nous conviendrons de pencher (non sans une

attention de souplesse) en faveur du premier. Nous voulons affirmer l’urgence de mettre

entre parenthèses la « libéralisation » du care féminin et d’ainsi empêcher que ne soit

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minée de l’intérieur son originalité philosophique, originalité révélée du seul fait de la

persistance du débat opposant l’imposante voix de la tradition morale occidentale (éthiques

de justice) à celle, récente et par définition marginale, de la carology (éthiques

relationnelles et contextuelles).

C’est à cet exercice de positionnement que se consacre dès lors notre premier

chapitre, en filigrane d’une discussion faisant intervenir les principales approches et

auteures contributives dans ce débat (philosophes, théoriciennes féministes et théoriciennes

du care, parmi lesquelles figurent au premier plan Carol Gilligan, Nel Noddings et Joan

Tronto). Une première idée s’en dégage. Élémentaire à l’articulation de notre thèse mais

peu commune aux discussions féministes ayant le plus souvent entouré le care (qu’elles en

aient d’ailleurs fait la critique ou la défense), celle-ci veut que ce soit à même la différence

féminine que nous allions puiser le potentiel de conceptualisation et de réalisation du care,

en un mot sa valeur heuristique, et ce même en faisant prévaloir une perspective

universaliste de la morale. La culture morale dite « des femmes », autrement dit, serait à

privilégier pour tous (femmes et hommes), dans une optique permettant et appelant à son

idéalisation (sa valorisation même sous certaines de ses formes dites archétypales et

« politiquement fragiles » pour les femmes) de même que son insertion au cœur d’un

système de sens « radicalement relationnel ». Il s’agit de placer la relation de sollicitude à

la racine de nos cultures et en celles-ci, de notre « usage des mondes »6 éthiques. Il s’agit de

revisiter notre histoire des mœurs morales en empruntant la trajectoire de sens –

expérientielle, conceptuelle, symbolique – du Féminin. En choisissant cette voie, nous

focalisons notre attention sur EC en tant que rupture paradigmatique, conception qui

appelle à un approfondissement philosophique de sa valeur ainsi qu’à une [ambitieuse]

reformulation radicale de l’enjeu politique qu’elle renferme et annonce. Ce travail, certes à

l’écart des études sur le care comme travail et véhicule de socialisation des femmes, ne

peut au demeurant se faire sans un traitement rigoureusement féministe de la dimension

patriarcale du monde, dimension paradigmatique d’un monde dualiste dominé par la

Raison et par les référents masculins. Aux devants de la carology, c’est donc comme

6 Descola, P. op. cit., p.128.

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théorie philosophique fondamentale, éthique et épistémologique, que nous faisons

intervenir la critique féministe. C’est dans cet esprit, aussi, qu’elle sera mise à l’épreuve.

Progressant plus tangiblement dans l’articulation de notre thèse, notre second

chapitre vient ainsi mettre en place un ensemble de propositions d’ordre féministe visant à

défendre le premier volet de notre hypothèse. Celui-ci s’attaquant en réalité à un point de

tension récurrent en éthique féministe, soit le « dilemme de la différence », il suggère

l’existence d’une « dialectique relationnelle » à la base (et aux limites) de la carology,

dialectique appelant à une conception peu orthodoxe du care que nous qualifions de

« radicale et différentialiste ». Nous employons le terme « dialectique » pour désigner la

nécessité dont témoignent réciproquement la carology et le féminisme au sens large de

s’appuyer sur une telle conception, si tant il est qu’une appréciation et appropriation justes

et mutuelles de leurs termes soient souhaitables — tel est, au demeurant, notre souhait.

Quant aux termes de notre approche, il faut y voir les implications suivantes : la perspective

féministe radicale, qui propose une exploitation théorique en profondeur de la notion de

patriarcat, s’avère par ceci plus propice que la tradition libérale à une étude des origines et

fondements symboliques du care, ce qui implicitement la rend plus à même de

problématiser le care d’une manière qui transcende les catégories de justice et de droit7.

Dans sa formulation la plus simple, la thèse du patriarcat stipule une infériorité culturelle

universelle et originelle du Féminin tant social (les femmes) que symbolique (les

archétypes féminins dans la mythologie, l’art, le langage, etc.). Si le care est

[pré]historiquement au féminin ce que le féminin est à l’ontologie patriarcale du monde,

jusqu’où faudrait-il remonter pour « déverrouiller » le care et, en lui, l’« ontologie

relationnelle » du monde? Une éthique ou politique du care véritablement subversive doit

enraciner sa critique dans une archéologie du système de sens patriarcal. C’est pourquoi

dans un esprit d’analyse radical, répondre au dilemme de la différence (ici, la différence

féminine en le care ou care féminin, care genré) correspond au final à déterminer si celle-ci

est préalablement produite ou contenue par le patriarcat — si elle est créée de toutes pièces

à des fins d’exploitation, ou à l’inverse « pervertie » par l’exploitation et donc empêchée,

7 La perspective libérale aura souvent vu dans le care un concept à surveiller de près. À surveiller du regard

du droit et… de la justice, vu l’acte de différentiation qu’il opère et, par conséquent, le danger

d’essentialisation et d’exploitation/marginalisation des femmes qu’il comporte.

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6

bafouée en sa base en dépit de sa réalité, de sa correspondance à un « donné humain ».

Nous dirons contenue, surtout. Mais en disant ceci, nous affirmons implicitement qu’elle

existe – ni qu’une stratégie d’exploitation, ni qu’un avatar de l’Histoire –, et ceci dans un

rapport à l’humanité qui se veut fondamental : elle s’enracine dans l’expérience humaine

universelle, elle existe en tant que fait anthropologique dont il nous incombe de tirer un

apprentissage, un constat moral. Nous disons que celle-ci, tout comme le patriarcat lui-

même, sont moins les produits de l’Histoire (ex. : produits de la sédentarisation, de

l’apparition de la propriété privée, de l’industrialisation) que les fondements de celle-ci.

Pour émanciper les femmes, et l’humanité, il faut par conséquent valoriser le Féminin en la

différence, en cette idée d’un rapport au monde relationnel, plus relationnel. Une différence

comme empowerment et non seulement comme source d’aliénation sociale, voilà, pour ce

qui est du second terme de notre hypothèse, ce que nous entendons par « féminisme

différentialiste »8.

Notre troisième chapitre se consacre au second objectif de notre thèse, corollaire du

premier bien sûr, qui affirme dans un premier temps que pour saisir le care dans sa valeur

profonde ainsi que dans sa plus haute potentialité, il faut y voir plus bien qu’un habitus ou

une disposition socialement déterminée (et politiquement biaisée en défaveur des femmes),

mais un idéal moral. Une idéalisation du care ou paradigme relationnel (idéalisation au

sens de mise en valeur, de promotion franche du principe qu’il renferme), dans sa version

première orientée sur la valeur éthique des affects et par le fait même, une idéalisation de la

différence dans sa version « typée » (féminine, émotionnelle), serait d’ores et déjà

nécessaire, dans la mesure où ultimement, ce qu’il nous incombe de redéfinir est

l’infrastructure symbolique sous-tendant notre conception du Féminin, de l’opposition

raison/émotion et du pouvoir à la base de nos relations — de notre rapport à l’Autre, à

l’altérité. Ainsi, nous devons accepter, pour penser et éventuellement édifier la société

relationnelle post-patriarcale, de puiser à même une conception non reconnue de la morale

dominante, conception non comprise dans une appréciation historico positiviste de la

8 Près du néologisme, cette expression est par nous utilisée dans un esprit de distinction par rapport au

féminisme dit « de la différence ». Celui-ci, rejeté par les traditions tant radicale que libérale pour son

traitement « romantique » et apolitique (essentialiste) du féminin, ne correspond pas non plus au traitement

philosophique que nous souhaitons faire de la différence féminine comme clef conceptuelle pour une théorie

morale universaliste.

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7

condition humaine (sans « preuves » recensées et reconnues par la science ou la

philosophie). À l’encontre de la croyance répandue en une « nature humaine » égoïste et

mauvaise, ce que nous affirmons est qu’il se pourrait au contraire que celle-ci soit

relationnelle. Même si de façon toujours subversive et politique puisqu’actualisée dans la

tension, elle le serait foncièrement, tant réellement (sous des formes qu’il nous incombe de

dévoiler et mettre en valeur) que potentiellement (sous des manières d’être et de faire qu’il

nous faudra encore découvrir et parfaire). Ceci signifierait qu’elle soit à la fois le fait d’une

tradition pratique dont il serait bon de commencer à prendre au sérieux l’encadrement et

l’institutionnalisation (un care dans le monde et dans l’Histoire), et le fait d’un ethos à

« reconquérir » par la voie normative, à révéler dans sa valeur enfouie, à modéliser (un care

en marge du monde et invisibilisé par l’Histoire). Si le care est politique, c’est en tant que

philosophie nouvelle du pouvoir et remède à la « psychologie patriarcale » de nos cultures

(occidentales et modernes surtout). Mais en tant que promesse morale, c’est sur le terrain de

l’idéologie qu’il réalise son originalité.

Et comme toute proposition idéaliste, un peu paradoxalement, fonde sa crédibilité –

se formule en tant que « projet réalisable » – dans le recours au moins temporaire à des

modèles émulatifs concrets, nous affirmerons dans un second temps que c’est à même

l’expérience réelle du care en ce monde (concrète, imparfaite) que peut et doit se forger

l’idéal relationnel, c’est-à-dire sa forme projetée et perfectible : en prenant appui, comme

en référence à un « idéal-type », sur la vie morale des femmes, imparfaite, fragilisante mais

en même temps génératrice pour celles-ci (et indirectement pour tous) d’une forme vitale et

horizontale de pouvoir. En fait plutôt que de parler de paradoxe, nous insinuerons que

différents sens peuvent être attribués à l’idée d’une formulation idéaliste du principe ou

projet relationnel. Nous dirons qu’une éthique du care à la fois ambitieuse et cohérente du

point de vue de son applicabilité doit en somme assumer les risques d’une posture jusqu’à

un certain degré anachronique, puisque visant à court ou moyen terme à idéaliser et le

comportement moral des femmes (exposé à la stigmatisation et l’exploitation), et la portée

réformatrice du principe care dans sa version genrée et « typique », c’est-à-dire avant la

saisie de ses enjeux par une critique politique.

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8

Et puis alors, nous nous demanderons par quels véhicules de sens un tel idéal serait

propre à inspirer de véritables manières d’être et de faire, dans la cohérence et la continuité.

En réponse à cet enjeu, c’est notre thèse, à proprement parler, que nous formulons dans le

quatrième chapitre, en affirmant que c’est en tant que culture que l’idéal relationnel prendra

forme et substance. Un « care anthropologique » est alors posé, qui viendra donner corps à

l’idée selon laquelle la culture relationnelle renvoie à un continuum de savoirs, d’attitudes

et de valeurs qui s’acquièrent, se récitent et se performent via des processus signifiants et

des pratiques collectives. Valeurs, pratiques et institutions sont ancrées dans une vision du

monde spécifique, et c’est dans cette enceinte vaste, flexible et à la fois fondatrice d’une

cosmologie entièrement nouvelle que nous situons le lieu éventuel de (re)déploiement du

paradigme relationnel. C’est pourquoi le rapport théorique que nous entretenons avec la

notion de culture se dresse à l’échelle tant du réel (la culture est ce que nous sommes, ce

que nous faisons) que de l’idéal, de l’abstraction projetée (la culture se construit, occupe

l’imaginaire). Il s’agit pour nous d’illustrer en quoi la disposition à prioriser et à préserver

les relations, au sein de tout une gamme d’expériences fondant notre quotidien et notre

rapport au monde, peut bel et bien prendre le dessus sur nos désirs ou réflexes

d’autonomisation/individualisation (du savoir ou de l’agir moral par exemple). En donnant

à cette aventure relationnelle une texture culturelle, autrement dit en l’insérant dans un

schéma d’analyse constructiviste (versus essentialiste ou biologiste), nous verrons que cette

recherche de coexistence, ce sentiment du Lien au monde par l’établissement d’une

multitude de liens spécifiques est tout à la fois quelque chose qui s’acquiert, se choisit,

s’entretient et se transmet.

On pourra dès lors envisager la société du care comme un possible à construire, à

apprendre, autant que comme un ensemble de valeurs et de pratiques déjà existantes mais

généralement soumises à la négation et l’assimilation, comme y sera en effet soumise toute

entité culturelle minoritaire ou marginale, toute « contre-culture » destinée à affronter les

ensembles dominants. Car le fait de venir situer les conditions d’abnégation du paradigme

relationnel aux racines du monde patriarcal de même qu’à une échelle universelle ne peut

vouloir dire non plus, et fort heureusement, que cette abnégation ait eu partout et à toutes

les époques la même amplitude, la même profondeur de conséquences. Il ne serait, de fait,

ni philosophiquement ni empiriquement juste d’affirmer qu’en dehors de l’éducation

Page 18: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

9

morale des femmes – qui aura au moins donné au care une expression partielle9 à travers

l’Histoire –, aucune culture ou époque, aucun collectif humain n’en aura été davantage

porteur que d’autres.

Mais alors quels sont-ils, ces modèles culturels susceptibles de nous inspirer, de

nous enseigner les modalités de la contre-acculturation relationnelle? Ils se trouvent entre

autres, divers et imparfaits, dans ces voix que la modernité rend l’écho dissonant. Ils se

situent, en grande partie, dans ce que plusieurs consentent à appeler les « sagesses

traditionnelles », retranchés des balises philosophiques occidentales. C’est sur l’une de ces

autres « voix différentes », la philosophie amérindienne, que se penche en dernier chapitre

notre travail. Nous référons ici à la parole d’auteur-es contemporain-es en philosophie

principalement mais également en études autochtones, qui s’inspirent de la tradition

amérindienne – éléments de culture et mode de vie traditionnels, sagesse des anciens – pour

formuler de nouvelles théories et approches de l’éthique, tant sur le plan fondamental

qu’appliqué (ex. : éthique environnementale). À travers une exploration ciblée de ses

catégories conceptuelles, éthiques mais surtout épistémologiques, nous tâchons de relayer

la parole du genre à celle d’un univers culturel, instruit par un mode de vie et de pensée

substantiellement relationnel et capable, peut-être enfin, de soumettre les différentes

conceptions jusqu’alors mises en jeu à un examen philosophique permettant leur

modélisation. Si cette modélisation, précisons, s’est vu dans notre intérêt prendre le chemin

de la pensée autochtone, elle aurait au demeurant pu prendre d’autres formes, qu’il s’agisse

d’une exploration des sagesses orientales ou même, d’un intérêt ciblé pour divers éléments

de culture morale antérieurs à la modernité – ou s’affichant en contraste avec celle-ci,

pensons au « postmodernisme » – mais au sein même de l’Occident. C’est peut-être notre

intention de mettre en lumière les différences paradigmatiques les plus marquées entre ce

que nous supposons d’ordinaire être l’éthique et ce que, non sans lucidité, ont vu en celle-ci

nombre de sociétés humaines autres, qui nous fit opter pour un examen des principes et

modes de vie propres aux sociétés « holistiques » autochtones. Non comme un simple

appendice, cette cinquième section de la recherche est à considérer, par rapport au plan

général de démonstration, comme une tentative d’incorporation sémantique des éléments

philosophiques et anthropologiques de notre thèse : une ouverture tentant de lier la question

9 Partielle puisque confinée, exploitée, stigmatisée ou niée.

Page 19: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

10

éthique à celle, jusqu’alors effleurée seulement, de l’épistémologie; une recherche de

complémentarité et de convergence servant à mettre à l’épreuve, à « ramifier » et ainsi, à

solidifier l’ensemble du propos.

Outre cet exercice de fin de parcours à caractère sensiblement plus démonstratif

qu’argumentatif et faisant intervenir, sur fond philosophique, divers faits et

exemples d’ordre historique et anthropologique, c’est sur une méthodologie essentiellement

conceptuelle que se déploie, à travers trois grands volets, notre argumentation : concepts et

problèmes théoriques inhérents à la carology, théories féministes et enfin « philosophie

anthropologique » destinée à une étude élargie du concept de culture relationnelle, viennent

en propre former notre cadre théorique. Par méthode conceptuelle, nous voulons dire un

travail argumentatif basé sur l’élucidation, le croisement et la généalogie de notions à plus

ou moins large spectre, incorporées dans des axiologies et relevant de manière parfois

indirecte, parfois explicite, de grands ensembles théoriques reconnus (ex. : féminisme

radical, écoféminisme, approche structuraliste en anthropologie, etc.). Loin de l’étude

d’auteur, sans recours méthodique à des données empiriques ni, pour le plus gros du travail,

à des textes philosophiques canoniques, notre recherche s’alimente des contributions

théoriques d’un certain nombre d’auteurs choisis en fonction des enjeux abordés et des

liens qui s’en dégagent. Soucieux d’effectuer un recours fidèle et cohérent à leurs idées

mais sans, toutefois, prétendre relayer l’intégralité de leur thèse ou pensée critique, nous

aménageons un espace de discussion favorable à la création de points de rencontre

originaux entre ces auteurs. Le corpus théorique rendant possible ces rencontres s’avère

alors multidisciplinaire, touchant de près à de nombreux champs de la pensée féministe

(dont à EC), de manière plus indirecte ou instrumentale à la perspective anthropologique et

puis, finalement, à l’éthique en philosophie et en études autochtones.

Deux remarques s’avèreront pertinentes en regard des sources retenues et de leur

traitement. Une première concerne la place proéminente accordée par nous aux auteurs

contemporains, par rapport à celle consacrée aux auteurs et ouvrages classiques en éthique.

Depuis ses toutes premières formulations, il était clair que la plus grande partie des

postulats faisant la spécificité de l’éthique du care (contextualisme moral, subjectivité et

émotions en éthique, morale des femmes et de l’expérience « ordinaire ») s’affichait en

Page 20: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

11

contraste par rapport à la longue tradition philosophique du rationalisme ou formalisme

moral (Kantisme et néo-kantisme en première instance). Près de quatre décennies de

publications ayant déjà œuvré à expliquer, à décortiquer et à débattre des tenants et des

aboutissants de cette importante rupture paradigmatique (d’abord chez les auteures phares

du care à partir de Gilligan, de façon plus générale ensuite en philosophie puis en études

féministes, en psychologie de même qu’en divers domaines appliqués tels que les sciences

infirmières et l’éducation), nous estimons que notre propre travail doit se situer sur un autre

plan. Méthodologiquement, notre objectif doit d’abord consister en un exercice de synthèse

des éléments tant de consensus que de litige en ce qui a trait à une problématisation

féministe du care, de sorte que, de l’éthique au politique, de l’idéologie à la pratique, de la

question du genre à celle de l’universalisme, se dégage ce qui pourrait correspondre au

« point névralgique » des critiques adressées de part et d’autre au patriarcat et à la pensée

morale dominante. Sur la base de ce bilan analytique, nous voudrons ensuite cerner ce

qu’est en mesure de suggérer une « critique d’ensemble » articulée autour des termes de

l’éthique féministe relationnelle. Notre but n’étant point de refaire les débats de fond

concernant les oppositions axiologiques dérivées de l’opposition paradigmatique entre care

et Justice (en faisant grande démonstration par exemple de la part accordée

philosophiquement, bien avant EC, aux émotions dans l’éthique par toute la tradition

aristotélicienne ou encore celle des Lumières, dans la lignée de Hume), mais bien plutôt de

reprendre ces débats à notre compte là où ils nous apparaissent « s’échouer » (s’échouer

justement dans l’opposition, dans la dualité), nous entendons davantage nous saisir du

consensus à l’effet que l’amalgame des critiques effectuées par EC correspond en propre à

une rupture dans la manière de penser l’éthique, que celle-ci est de taille et que ce faisant, il

est temps d’en mesurer l’étendue théorique en tentant d’en repousser les frontières au-delà,

peut-être, de l’éthique telle qu’entendue traditionnellement. Seconde remarque concernant

l’usage de nos sources, que nous identifierions en quelque sorte à un « effet collatéral » de

la méthode analytique choisie, soit la synthèse : avec la diversité des analyses mobilisées

autour d’une conception élargie et multidisciplinaire du care et de la question féministe, qui

plus est des analyses contemporaines reprenant elles-mêmes nombre d’écrits classiques ou

s’insérant au cœur de dialogues théoriques plus ou moins vieux ou récents, la possibilité

pour nous d’effectuer une lecture en profondeur de chacune de ces contributions s’en voit

Page 21: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

12

affectée. Aussi à diverses reprises dans notre parcours, le lecteur nous pardonnera un

recours à des sources d’ordre secondaire ainsi qu’un usage à caractère plus « stratégique »

qu’exhaustif (à la recherche des points de croisement significatifs) de certains concepts et

idées issus de celles-ci.

Pour poursuivre sur la question de l’ouverture théorique, le rapport spécifique que

nous entretenons avec chacun des champs disciplinaires mobilisés, autrement dit la place

que ceux-ci occupent au sein de notre cadre théorique, mérite d’être éclairé d’un certain

nombre de remarques. La perspective de genre, tout d’abord, que notre recherche investit

moins de front que de manière, disons, sous-entendue. Le genre étant cette catégorie sociale

fondée sur l’appartenance à un sexe ou, plus précisément, à une identité sexuelle, il va sans

dire que le champ de réflexion y étant associé, appelé « études de genre », déborde celui

auquel se consacre notre étude. Ce n’est en effet que de façon très indirecte que nous

posons la question de l’identité sexuelle, si centrale aux études de genre, lorsque nous

émettons l’hypothèse d’une culture relationnelle historiquement féminine mais

potentiellement universelle, ce qui revient à dire socialement constructible. En réalité, et

faut-il s’en surprendre, le fait même d’entrevoir la possibilité d’une morale « sexuée »

repose sur une conception culturelle et non biologique de l’identité et des rôles (sexuels).

De sorte que, pour nous, le recours à la catégorie de genre tient tout simplement lieu d’a

priori, de point de départ à toute réflexion éventuelle entourant la morale selon les sexes.

Pour notre argumentation féministe, nous assumerons dès lors que la question identitaire

demeure en reste (elle est sous-entendue) et y préférerons une autre idée charnière

qu’engendre la perspective de genre, plus en lien avec nos préoccupations et plus

enrichissante sur le plan théorique : le genre comme lieu d’émergence et d’exercice du

pouvoir conçu « verticalement », sur un mode hiérarchique. Pour comprendre en quoi le

genre est politique, il faut porter attention non seulement au travail de catégorisation qu’il

opère (les femmes versus les hommes) mais aussi, et peut-être surtout, au rapport

d’asymétrie qui s’y installe, permettant ainsi que s’exerce une domination d’un groupe

sexuel sur l’autre, d’un référent sexuel sur l’autre. Nous usons du terme « référent »

puisque nous situons la différence sexuelle, et partant la différenciation des rôles et codes

sexuels, dans l’ordre du symbolique. « Ce qui définit le genre est l’action symbolique

Page 22: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

13

collective »10 nous dit Martha Lamas. Le sociologue Pierre Bourdieu, lui, voit en la logique

du genre « la forme paradigmatique de violence symbolique […] qui s’exerce sur un agent

social avec sa complicité et son consentement »11, une « institution inscrite depuis des

millénaires dans l’objectivité des structures sociales et dans la subjectivité des structures

mentales »12. C’est ainsi que lutter contre l’asymétrie symbolique des genres revient à lutter

contre le patriarcat… jusque dans notre « psyché », revient à déconstruire le socle des

violences symboliques associées à l’existence des genres. Une remarque importante,

toutefois : bien que notre démarche féministe consiste effectivement, et forcément, en une

recherche des fondements de l’inégalité entre les genres (pour ce qui nous intéresse le plus,

de l’inégalité entre deux moralités genrées), nous ne postulons pas, à la manière habituelle

des études de genre les plus récentes, qu’il faille pour enrayer la violence patriarcale défier

la différence en le genre. Ce que nous voulons, c’est envisager la déconstruction du genre

comme un processus de subversion, oui, mais sans que cela insinue nécessairement la

désidentification à une culture sexuelle (notamment morale) quelle qu’elle soit13. À vrai

dire, nous situons plutôt dans une morale genrée particulière, celle des femmes (du moins

dans certaines de ses caractéristiques), la clef d’une valorisation de la culture relationnelle

chez les hommes14. Faire appel à la perspective de genre consiste donc, dans l’esprit qui est

le nôtre, à affirmer notre volonté de transcender le genre comme structure dualiste et

hiérarchisante tout en acceptant de s’inspirer d’une culture « genrée » spécifique, dans le

but de défaire la morale relationnelle de ses limites identitaires (identification au sexe

féminin). Nous voudrons, en d’autres mots, abolir les structures hiérarchiques du pouvoir

sans abolir la disjonction à l’origine de la Différence, sans abolir la culture dite à la

féminité relationnelle. Or ceci implique de penser le pouvoir non comme outil de contrôle

10 (Traduction personnelle) Lamas, Marta. La construcción cultural de la diferencia sexual, México,

Universidad Nacional Autónoma de México, 2003, p.340. 11 (Traduction libre) Bourdieu, Pierre (1988), rapporté dans Lamas, M. op. cit., p.345. 12 (Traduction libre) Bourdieu, Pierre (1992 : 171), cité dans Lamas, M. ibid. 13 La plus importante référence en lien avec cette idée du genre comme performance identitaire est sans

contredit l’auteure américaine Judith Butler. Porte-parole des thèses foucaldiennes sur le pouvoir (le pouvoir

est partout et sans cesse opératoire, dans les institutions comme dans les corps qu’il incarne et on ne peut

jamais y échapper réellement) et héritière de la pensée postmoderne, cette maître à penser de la dernière

vague des gender studies est associée au groupe théorique du queer. Ce courant, que certain-e-s (dont nous-

mêmes) croient animé d’un « quiétisme » inquiétant (inquiétant pour le mouvement féministe), désinvestit le

genre de sa dimension politique en le réduisant ni plus ni moins qu’à un artifice social qu’il convient de

parodier par la parole et le discours. Sur cette critique de la thèse butlerienne, voir notamment l’article de

Martha Nussbaum intitulé « Le professeur de parodie » (2003). 14 Ou pour le dire plus justement, chez de plus nombreux hommes et chez certaines femmes aussi.

Page 23: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

14

ou de domination mais plutôt comme empowerment (relationnel), vision qui contraste avec

l’acception la plus répandue du pouvoir, et même dans les faits avec l’usage que font le

plus généralement les gender studies de la catégorie de pouvoir. Dit de manière honnête,

notre travail ne correspond alors que dans des termes assez marginaux à une « étude de

genre » : nous retenons du genre sa toute première contribution théorique, c’est-à-dire

l’idée d’une dénaturalisation du sexe et des rôles qui lui sont assortis, mais en ce qui a trait

à l’agenda éthique et politique de la différence sexuelle, nous nous situons en retrait d’une

part importante des gender studies puisque notre point de vue est différentialiste. Et en ceci

même, nous rejoignons l’esprit dans lequel nous énoncions un peu plus haut la singularité

de notre approche féministe.

Allons-y justement de quelques observations concernant cette importante portion

occupée par la pensée féministe au sein de notre cadre théorique. À des degrés divers de

généralité, ces observations s’ajoutent à celles déjà formulées à l’endroit des domaines

explicitement associés à la théorisation du care (carology) et du genre (gender studies). Par

exemple, nous ne saurions trop insister sur le caractère holiste et synthétique que nous

avons choisi de donner à notre approche théorique, et par le fait même à notre approche

féministe. D’une manière qui pourrait surprendre, celle-ci en vient à formuler un intérêt

parfois marqué, parfois intrusif – mais toujours stratégique – pour des thèses d’auteures et

d’écoles à première vue éloignées. Mais voyons ce qu’il en est.

Rappelons d’emblée notre choix de recourir à l’analyse féministe radicale pour

tracer, via une problématisation du patriarcat, une « généalogie » de la différence [féminine,

relationnelle], de ses origines et de ses limites. Bien que spéculative, la réflexion qui s’en

dégage contient les germes d’un programme politique destiné à enrayer par la base

l’inégalité entre les genres (et entre leurs cultures respectives). Or en procédant de la sorte,

nous attaquons le dilemme de la différence sous un angle qui nécessite que nous identifions

les « traces » laissées par cette négation/oppression originelle du couple symbolique

féminin-care. Ces traces ont la forme d’archétypes. Pour les comprendre, à travers toujours

l’idée d’une généalogie de la morale relationnelle en lien avec le principe féminin, nous

optons pour un plan d’analyse articulé autour de plusieurs thèses, dont la thèse

Page 24: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

15

écoféministe. Élaboré au croisement des programmes tant conceptuel que militant des

mouvements écologiste et féministe, l’écoféminisme veut aborder de front les impératifs

éthiques que formule la lutte contre la violence, le déni et la domination (systémiques et

radicaux) des femmes et de la nature. Courant théorique revendiqué et autonome,

l’écoféminisme n’en constitue pas moins un sous-domaine de l’école radicale. On peut, à

vrai dire, considérer qu’il correspond à la partie de l’analyse radicale la plus à même

d’étoffer nos questionnements, nos hypothèses. Pourquoi? Pour son analyse mytho

historique des genres et des rapports de pouvoir, ceux-ci qu’il interprète à la lumière de la

notion de « relation dualiste », si antithétique du care. Parce qu’il met aussi en lumière de

façon extrêmement minutieuse la nécessaire prise en compte des origines de l’oppression et

par conséquent, nous force à mettre au premier plan de nos analyses le débat nature/culture

ainsi que le « paradoxe » du politique en éthique féministe. Une impasse cachant un

dilemme : devrons-nous rétablir les rapports de force entre les genres pour arriver à

valoriser la culture du care historiquement féminine ou gagnerons-nous, au contraire, à

promouvoir d’abord cette culture de la relation aux autres [et à la nature] pour arriver à

rétablir des relations sociales égalitaires? À cette question, certainement l’une des plus

importante de notre thèse, l’écoféminisme nous mène tout droit et, à l’instar de notre thèse,

y répond en favorisant la seconde option.

Mais sa pertinence ne s’arrête pas là, et ceci nous conduit à une dernière précision

concernant la discussion féministe que notre étude entend mener. Les écoféministes

s’attachent à aborder la relation avec la nature, avec le non-humain. Ce faisant, elles

endossent une idée que nous avons affirmé être cruciale, celle d’un care comme paradigme,

comme principe (le principe relationnel) s’appliquant aux multiples dimensions de la vie

avec « les autres ». Or, comment problématiser la relation autrement qu’au travers d’une

réflexion entourant notre rapport à l’altérité? Dans un monde globalement référencié au

masculin, n’y a-t-il point lieu de situer la dualité constituante de nos rapports aux autres

dans cette mise en altérité du féminin que traduit la dynamique patriarcale du pouvoir?

Mais alors, penser le féminin comme « Altérité » revient-il au même que de le penser

comme « Différence »? C’est encore notre intention première de mettre en lumière la

dialectique symbolique d’oppression unissant le Féminin au care qui nous pousse à

accorder une part spécifique de notre analyse à cette idée du féminin comme Autre. Et pour

Page 25: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

16

s’opérer, une telle analyse ne saurait éviter un détour du côté de la pensée de Simone de

Beauvoir, plus précisément en direction du Deuxième sexe comme étude monumentale et

incontournable des fondements épistémologiques, ontologiques et archétypaux de l’altérité

féminine en le patriarcat. Si nous prenons soin de pointer cet ouvrage comme l’une de nos

principales références théoriques, c’est sans doute parce que nous lui devons beaucoup de

notre lecture féministe. Mais nous en sommes aussi redevables pour le regard holiste et,

dans un sens, structuraliste qu’il pose sur l’univers de sens patriarcal : dualisme et

asymétrie des genres dans la mythologie, le langage, les systèmes de croyances, les

institutions, la culture, etc. Ce regard, en outre, est en propre celui que nous aurons nous-

mêmes choisi de poser sur la symbolique féminine et relationnelle : une symbolique

agissant à tous les échelons du développement de la pensée humaine et des formes

culturelles susceptibles d’incarner, de matérialiser le principe éthique relationnel.

Et en regard, enfin, de cette dimension anthropologique associée à notre démarche,

nous voudrons dissiper d’entrée de jeu l’erreur qui correspondrait au fait de voir dans ce

choix un va-et-vient disciplinaire. C’est bien, au demeurant, sur le terrain de la philosophie

que prend forme l’esprit et notre thèse, même si celle-ci suggère, pour une meilleure

compréhension et mobilisation théorique du concept de care, une contribution de

l’anthropologie à l’enrichissement des catégories usuelles de la discipline éthique,15 et

même si une convergence théorique y est effectivement mise de l’avant d’un point de vue

méthodologique (l’aspect multidisciplinaire de notre cadre théorique mentionné

précédemment). Affirmation qui nous demande, ici, de distinguer notre travail

(essentiellement philosophique) de celui effectué par les anthropologues à propos des

questions éthiques. Outre la spécificité empirique (la collecte ou la référence aux données

de terrain étant propre à la méthodologie de recherche en sciences humaines, non en

philosophie), c’est au plan des intérêts de recherche que nous identifions les principaux

éléments de distinction. Ainsi du fait, par exemple, que notre souci ne sera pas tellement de

connaître les rouages, composantes et dynamiques culturelles qui, dans la diversité,

façonnent les différentes moralités (ethniques, nationales ou autres). Il n’est donc pas

15 Signalons au passage, concernant la perspective anthropologique, que le seul fait qu’elle mette l’accent sur

les variations contextuelles des phénomènes qu’elle étudie laisse deviner chez elle une affinité « naturelle »

avec la carology (champ éthique généralement reconnu comme contextualiste).

Page 26: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

17

question, et ce même dans notre chapitre portant sur les autochtones, de rechercher les

« modalités de construction des moralités locales »16. Non plus, nous ne cherchons à faire

une « ethnographie des moralités » (ex. : description de pratiques morales à caractère

marginal, analyse comparative des diverses pratiques en matière de sanction morale, etc.)17.

De même, alors qu’une « ethnoéthique »18 s’intéressera à la manière dont les individus

répondent et résistent aux cadres normatifs qui, dans des contextes culturels précis, agissent

à codifier et à limiter leur agencéité, ce à quoi nous nous intéressons plutôt est de nature

beaucoup plus large, beaucoup plus systémique : ce sont des « tendances » culturelles – que

nous identifierons comme relationnelles – que nous cherchons à circonscrire, puis à

rassembler au sein d’une axiologie de termes à portée éthique identifiée par nous comme la

voie différente. Nous constaterons, et c’est entre autres ce qu’une étude philosophique de la

sagesse autochtone (appuyée en partie sur un cadre de réflexion anthropologique) viendra

mettre en évidence, que cette différence se joue pour une bonne part au niveau de la

scission qui s’exerce entre tradition et modernité, entre sociétés occidentales et non

occidentales de même qu’entre sagesses et moralités de droits. Nous garderons en outre à

l’esprit que cette distinction entre tradition et modernité doit être saisie dans sa dimension

éthique et épistémologique surtout, et non comme une critique de la vie moderne ou de la

pensée moderne au sens large. La « texture relationnelle » (ou ethos du care) étant à trouver

dans un certain nombre de rubriques culturelles associées aux éthiques dites traditionnelles,

nous nous trouvons, par la force des choses, à empiéter sur des champs d’intérêt ainsi qu’à

faire usage de catégories d’analyse typiquement associées à l’anthropologie. Associées,

aussi, à certains auteurs émérites en anthropologie mais reconnus pour le caractère

philosophique de leur approche, comme par exemple Philippe Descola (disciple et critique

de Claude Lévi-Strauss) et son étude classificatoire, structuraliste dans l’esprit, des

différents modes ethnoculturels d’identification et de relation au monde humain et non-

16 Massé, Raymond. « L’anthropologie face à la morale et à l’éthique », dans Massé, Raymond (dir.),

Anthropologie et sociétés — Anthropologie de la morale et de l’éthique, vol. 3, n° 3, décembre 2009, p.13. 17 Non que ce genre d’étude ne soit pas pertinent, bien au contraire. Nous prenons d’ailleurs au sérieux la mise

en garde qu’émet Raymond Massé, à l’effet qu’il faut « éviter de ramener le rôle des sciences sociales dans le

champ de l’éthique à une simple tâche descriptive servant à alimenter les théoriciens en « données

descriptives » qui pourront appuyer les théories [… C]es « faits » moraux et éthiques sont intimement liés aux

théories populaires, au sens commun, à des techniques et habiletés qui permettent aux individus de connaître

et de comprendre le monde dans lequel ils vivent (Haimes 2002), qui tous constituent des lieux d’analyse

incontournables pour l’anthropologie » (Massé 2009 : 36). 18 Massé, R. op. cit., p.26.

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18

humain, thèse à laquelle nous référons avec grand intérêt. Mais ceci dit, notre projet n’est

point ultimement de faire une étude scientifique (anthropologique) du care, sinon que de

nous inspirer des données recueillies par la science concernant les modes de vie et de

pensée relationnels pour mieux le penser philosophiquement, pour mieux cerner sous

quelles formes réelles serait susceptible de s’exprimer sa substance éthique. Et en outre,

soulignons que cette volonté sensiblement anthropologique d’identifier d’éventuels canaux

culturels pour l’opérationnalisation du care, et ce en dehors du rationalisme occidental et

moderne, demeure subséquente de la réflexion éthique fondamentale qui, tout d’abord, nous

conduit à théoriser le paradigme relationnel comme culturellement incarné, culturellement

projeté et façonné.

Voici annoncée la perspective englobante de notre thèse, le lecteur s’y intéressant

d’un œil critique pourrait d’avance être porté à questionner la circonscription du sujet à

l’étude, l’ambition théorique ou, encore, l’aspect en apparence « œcuménique » d’une

réflexion construite à même un parcours intellectuel atypique. S’il est vrai, certes, que le

débat que nous soulevons par nos hypothèses se disperse en retombées sur un vaste horizon

théorique, reconnaissons que ce qu’il en faut saisir pour s’en nourrir est le rebond, l’idée

résiduaire mais néanmoins essentielle d’une telle « dispersion » : que seule une approche

holiste des manifestations sociales et ancrages théoriques du care permet réellement d’en

saisir les promesses autant que les limites actuelles, et que la saisie du rapport dialectique

unissant celles-ci peut seule permettre de penser les conditions d’une véritable révolution

morale, fondée sur l’éradication du patriarcat. L’évolution morale de l’humanité n’aurait

pu, ne peut s’effectuer sans révolution féministe. Mais doit-on du reste ne mesurer les

impacts, réels et possibles, de la révolution féministe qu’à l’aune de ce qu’elle aura permis

en termes de droits ou gains politiques? N’y a-t-il pas quelque chose d’intrinsèquement

moral à vouloir « déplacer le monde de quelques millimètres vers le côté féminin »19 et, par

ceci, à vouloir tenter un monde véritablement relationnel? Un monde moral puisant aux

référents féminins pour leur substance relationnelle, dans toutes les sphères du réel et de

l’imaginaire, dans tous les interstices de la culture. Deux constats, au bout du compte,

seront à tirer du traitement théorique que nous revendiquons pour le care. L’un appelant à

19 Bersianik, Louki. L’Eugélionne, Montréal, La Presse, 1976, p.227.

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19

la prudence, l’autre à l’ouverture : c’est en évitant de subsumer la dimension morale du

care dans les enjeux politiques qu’il mobilise, que nous préserverons toute sa force et

parviendrons à en faire un véritable outil de transformation sociale et culturelle; mais aussi

éthique étant sa valeur, sa portée ou visée fondamentale, le care ne peut être compris dans

ses modalités et formes opératoires qu’en tant que phénomène culturel et expérience vécue.

Priorisons, en d’autres mots, une éthique à une politique du care, mais ne nous limitons

point à étudier celui-ci en tant que dispositif éthique.

Après un développement, utile et appréciable, allant dans le sens d’une politique du

care et d’un examen critique des pratiques de soin spécifiques, après, aussi, quelques

intéressantes percées philosophiques réalisées dans le filon des études portant sur le don,

l’amour, la compassion ou l’entraide20, la carology a-t-elle dit son dernier mot théorique?

Non que par notre mot à nous, nous prétendions ou même souhaitions venir ficeler les

débats de quelque façon. Néanmoins, une contribution de notre part est à prévoir, allant

dans ce sens : permettre un glissement de notre conception du care comme dispositif

éthique vers celle d’un care fondateur de cosmologies nouvelles. L’observer non de trop

près, dans les limites raisonnables de sa « faisabilité » actuelle mais plutôt, et pourquoi pas,

d’un œil idéaliste et surplombant, muni d’une lunette radicale agissant à l’ériger en

« abstraction originelle » distincte de celle qu’avait imaginée John Rawls dans sa

théorisation de la justice libérale. L’abstraction fondatrice d’un monde où « la vulnérabilité

et l’interdépendance sont opposées à l’abstraction d’être humains isolés, indépendants, dont

la confrontation raisonnée […] serait à l’origine du lien social »21.

Nous n’énonçons certes rien de nouveau en postulant la radicalité de la différence

morale et la profondeur de la rupture paradigmatique qu’a induites le care en tant que

concept éthique. Pourtant, l’évocation d’un tel postulat n’a bien souvent servi, depuis une

vingtaine d’années, qu’à délimiter les pourtours de débats ciblés ou à introduire des thèses

marquées principalement par un souci d’approfondissement des implications pratiques du

care. Notre originalité, dès lors, se situe peut-être en le fait d’en faire – ou d’en refaire –

20 De nombreuses publications, dans des domaines aussi variés que la sociologie, la psychologie, l’ethnologie

ou encore la théologie sont venues élargir les conceptions à ces sujets en y insérant une part des débats et

idées suscités par EC. Nous y ferons référence de manière sporadique. 21 Laugier, Sandra. Introduction de Laugier, Sandra (dir.), Tous vulnérables? Le care, les animaux et

l’environnement, Paris, Payot, 2012, p.9.

Page 29: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

20

notre principal objet d’étude. Plus qu’en le care comme acte, c’est en la systématique de la

carology elle-même que nous identifions l’originalité, la liberté d’une pensée dissonante

moins « complémentaire » qu’instauratrice d’une nouvelle conception du bien, de l’humain,

de sa condition, de sa vision de l’existence et des finalités du pouvoir qu’il convoite. Avec

bien sûr comme ancrage spécifique pour son exploitation conceptuelle (nous ne voudrions

pas, naïvement, nous retrouver à faire l’apologie d’une théorie morale passe-partout), le

postulat d’une existence relationnelle à comprendre, à développer et à sauvegarder

culturellement, par une diversité de moyens incluant ou parfois déjouant les mécanismes

moraux et éducatifs associés à la pensée scientifique rationnelle.

Et aux confins de cette thèse que nous nous apprêtons à défendre, il y a cette volonté

de donner à la pensée féministe contemporaine un ton nouveau. Nouveau d’une approche

qui l’invite à porter un regard plus confiant que suspicieux sur la morale genrée. Nouveau

d’un désir de voir se hisser à la hauteur, voire à l’avant-plan des débats politiques touchant

les rapports de force la question morale, celle de la sollicitude qu’appellent les rapports

d’attachement et d’interdépendance. Nouveau d’un exercice d’extension et de synthèse

visant à tenir ensemble les pièces habituellement dispersées d’un tableau au trait pourtant

distinguable, fait de carrefours philosophiques et de propositions convergentes. Nouveau

d’une posture théorique à « double visée » servant, non sans ambition, à affirmer : 1)

l’imminence sinon la nécessité d’une prise en compte de la carology dans toute tentative

sérieuse de théorisation du patriarcat (dans toute théorie féministe fondamentale, autrement

dit) et corrélativement; 2) l’incontournable prise en compte du postulat féministe dans toute

tentative de théorisation éthique. Nouveau, enfin, de la conviction qu’il faut, pour que

l’esprit du care féministe se révèle à nos consciences, nos sensibilités et nos institutions

particulières, que nous cherchions inspiration du côté d’autres cultures (morales,

épistémiques, symboliques) qui en portent au moins le reflet. Du côté d’autres consciences,

sensibilités et institutions particulières. Chez d’autres peuples, auprès d’autres traditions

philosophiques ayant en commun avec EC la centralité du principe relationnel, prêtes à en

relayer la voix mais susceptibles, aussi, d’en forcer la réflexivité, l’ouverture.

Page 30: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

21

CHAPITRE 1

L’éthique du care en débats : une problématisation des théories

fondatrices

Introduction

L’éthique de la sollicitude, le plus souvent appelée éthique du care, consiste en le

résultat philosophique d’une critique féministe formulée il y a une trentaine d’années par la

psychologue américaine Carol Gilligan, à l’issue d’une étude longitudinale qu’elle avait

menée portant sur la spécificité du développement moral féminin. Lorsqu’en 1982,

paraissait In a Different Voice (thèse qui allait bien vite devenir un best seller), c’est alors

tout un pan de la philosophie morale traditionnelle qui s’apprêtait à être remis en question.

Par sa recherche, Gilligan s’était rendu compte que les voix des femmes interrogées

n’étaient pas conformes aux théories et descriptions psychologiques qu’elle avait lues et

enseignées pendant des années22. Parmi ces théories, jouissant d’une unanimité certaine en

Occident et fondée sur une appréciation de la justice comme principe déterminant en

contexte de dilemme moral, figurait à l’avant-plan celle de Lawrence Kohlberg sur les

différentes étapes du raisonnement moral. Sommairement, la théorie de Kohlberg s’inspire

des thèses de Piaget pour postuler l’existence de trois niveaux de développement moral, soit

préconventionnel, conventionnel et postconventionnel, à chacun desquels correspondent

deux stades. Le sixième stade doit illustrer l’ultime capacité à se détacher de la

contextualité du dilemme moral pour en dégager des principes impartiaux (critères

universels de justice et de droit) permettant de trancher en faveur de l’une ou l’autre des

options proposées. Kohlberg stipule qu’aux troisième et quatrième stades du raisonnement

moral correspond « une décentration du sujet vers sa communauté et […] les notions

d’ordre et de conformité à la fonction occupée dans le groupe social »23. Autrement dit,

l’individu y apprend à se comporter moralement « pour se savoir moral », aux yeux des

22 Gilligan, Carol. In a Different Voice, 1982, p.11. 23 Nurock, V. op. cit., p.45.

Page 31: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

22

autres comme vis-à-vis de soi-même. D’une manière curieuse et pour le moins

compromettante, les femmes interviewées par Gilligan s’arrêtaient généralement à ce stade,

où, à défaut d’une réponse claire et tranchée, elles émettaient un ensemble d’interrogations

et de préoccupations traduisant à la fois un malaise et une responsabilité morale envers

toutes les personnes que pouvait impliquer le dilemme. Suivant le système de Kohlberg, les

filles, en restant coincées à un stade antérieur à la moralité pleine et achevée, faisaient

preuve de capacités limitées (en comparaison avec les garçons) en matière de jugement

moral. Suivant les conclusions de Gilligan, les filles choisissaient simplement une

alternative, une autre voie morale que celle communément empruntée par les garçons24.

Ce que venait précisément mettre en lumière In a Different Voice, c’est la manière

différente que semblent avoir les femmes d’enraciner leurs jugements moraux dans la

contextualité d’un ensemble de relations complexes, impliquant différents niveaux

d’attention et de soin. Le débat découlant de cette observation devait par conséquent porter

sur la pertinence, désormais remise en question, d’aborder l’agir moral dans les termes

stricts de la justice et de principes moraux abstraits, voulus universels. Soulevant

l’importance d’accorder à la psychologie un rôle dans l’élaboration des jugements moraux,

il invitait à une compréhension de ces derniers basée sur une démarche allant de

l’empirique au théorique. Dans un sens aussi, on pouvait y voir une réaction au libéralisme

moderne, pessimiste quant aux capacités morales « intrinsèques » des individus et orienté

vers une moralité régulatrice de type « externe », déontologique et législative. Mais avant

même l’entrée en scène de ces bouleversements théoriques, c’est comme un point de départ

pour la réflexion philosophique entourant l’éthique relationnelle qu’il faut au demeurant

considérer le travail, le « signal » de Gilligan. Nombreux ont été les comptes-rendus en

profondeur de sa thèse et nous n’entendons point reprendre cette tâche. Elle-même,

précisons également, a fidèlement suivi les développements théoriques entourant sa

proposition et régulièrement, aux côtés d’autres auteures et suivant l’évolution de ses

propres conceptions, est venue y contribuer. Aussi nous reviendrons à Gilligan tout au long

de la thèse, en fonction et au rythme des réflexions l’invitant.

24 Noddings, Nel. Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley, University of

California Press, 1984, p.97.

Page 32: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

23

Ceci dit, les travaux qui ont succédé à Gilligan auraient pu se limiter à l’élaboration

de nouvelles grilles d’analyse du comportement moral adaptées au sexe, à des

investigations portant sur le contexte sociologique de l’agir moral ou encore, à un certain

nombre de critiques féministes visant à discréditer les observations et conclusions de la

recherche (arguant, par exemple, de la non validité d’un jugement moral – féminin –

élaboré en contexte d’oppression). Or, en plus de la réponse positive qui y fut apportée en

études féministes comme dans un certain nombre de disciplines en sciences humaines ou en

éducation, les recherches de Gilligan ont inspiré, et ce dans des proportions inattendues,

nombre de philosophes, principalement des éthiciennes et éthiciens.

Le premier effort formel de théorisation du care fut néanmoins fourni par la

philosophe Nel Noddings, qui offrit en 1984 une théorie éthique articulée autour du concept

de care comme ensemble de savoir-être et savoir-faire traditionnellement attribués aux

femmes. À sa suite, nombre d’auteures (l’écrasante majorité des penseurs du care sont des

femmes) intervinrent tour à tour pour étoffer ou critiquer la centralité de ce concept

« féminin » en éthique. Parmi celles-ci figure Joan Tronto, initiatrice d’une discussion que

nous estimons appartenir à la « seconde phase » de théorisation du care, celle-ci

s’intéressant davantage à la dimension pratique qu’aux considérations émotionnelles que

les premiers écrits sur le care (ceux de Noddings en première instance) avaient mises de

l’avant. Cette première section de thèse vise à orienter la lecture des débats théoriques sur

le care de manière à repérer, à rendre heuristique et opérante cette « problématisation en

deux temps » des enjeux, des promesses et des écueils du paradigme relationnel. Elle

soumet l’idée qu’après Gilligan, c’est dans les sillages plus ou moins congruents de ces

deux principales figures théoriques que sont Noddings et Tronto, que sont venus se livrer

l’essentiel des débats conceptuels sur le care. La première propose une morale de type

« privée », genrée25 et puisée à même la croyance en une nature humaine bienveillante. La

seconde formule une « politique du care » qui invite plutôt à le démocratiser, à l’extirper du

genre et du sentiment pour en penser l’articulation à l’échelle institutionnelle, par-delà les

frontières morales traditionnelles26. Encore aujourd’hui, nous croyons qu’il incombe à

quiconque s’engage dans une réflexion en profondeur sur le concept de care de se situer –

25 Une morale genrée soutient que les représentants d’un genre spécifique, ici les femmes, ont une voix bel et

bien distincte de celle de l’autre genre, une voix qu’elles doivent en l’occurrence élever et préserver. 26 Tronto, Joan. Un monde vulnérable, Paris, Éditions La Découverte, 2009, p.56.

Page 33: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

24

se situer non tant en un point précis que sur un « segment » théorique aux extrémités

malléables – sur la ligne théorique tenue tendue par ces deux références. Comprenons bien

que sur le fond, certes, outre la critique libérale adressée à la dimension genrée de EC (dont

nous traiterons en prochaine section), il n’existe au sein de la vaste littérature se rapportant

au care aucun schisme ou source de discorde majeure entre auteur-e-s. Pourtant nous

constatons, par-delà cette étonnante convergence qu’affichent les produits de la carology,

l’expression d’intentions philosophiques distinctes à l’égard du care comme prisme

d’analyse nouveau (nouveau pour la pensée philosophique, morale, politique, féministe) et

nous souhaitons, d’entrée de jeu, venir mettre celles-ci en lumière, en contexte et en

dialogue. C’est pourquoi notre problématisation du care, ici, se concentre autour de la

présentation des deux auteures mentionnées27. De même, nous verrons que cette

« polarisation » de la réflexion quant à la nature et à la portée philosophiques du care

facilite au préalable l’extraction de ce que nous identifions comme les deux principaux

« nœuds » théoriques de EC, soit le dilemme de la différence (problème de nature

féministe) et le problème du localisme (problème associé au contextualisme moral). En

outre, précisons que cette première partie se présente tel un état des lieux relativement aux

fondements théoriques du care — les premières tentatives pour le systématiser, les premiers

éléments de controverse annonçant sa mise en débat. Pour ce qu’il en annonce de notre

positionnement, autrement dit pour ce qui est de notre propre démarche critique vis-à-vis

desdits pôles théoriques (que représentent Noddings et Tronto) comme vis-à-vis des deux

tensions théoriques mentionnées, celle-ci se verra déployée, principalement, au sein des

deuxième et troisième sections de notre thèse.

27 Les parties subséquentes de la thèse solliciteront quantité d’autres références théoriques, associées à une

variété de thèmes inhérents ou apparentés à la carology.

Page 34: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

25

1.1 L’idéal éthique de Nel Noddings

Nel Noddings donna à la « voix différente » toute sa portée conceptuelle lorsqu’elle

formula, en 1984, une théorie éthique qui venait déloger l’impartialité, la justice et même la

vertu (prise dans son sens classique d’« excellence morale ») de leur centralité

conceptuelle, y substituant l’idée de relation et de care. Typiquement et historiquement

féminine, la relation soignante (caring) avec en sa base, l’« attention » ou sollicitude,

constitue le pilier sur lequel s’érige l’idéal éthique exprimé dans Caring. A Feminine

Approach to Ethics and Moral Education28. Noddings croit qu’il y a dans l’agir moral

quelque chose d’interne, sans référence à l’abstraction déontologique ou au calcul

mathématique des conséquences, quelque chose de « mystérieux » presque que l’on opère

de manière intuitive et réceptive. Il s’agit de la propension, qui émergerait de façon

caractéristique de l’expérience féminine, à vouloir préserver la qualité des relations

humaines à travers un investissement concret fait d’attentions et de soins, portés à l’endroit

des proches aimés29. En reconnaissant sa situation vitale comme un positionnement à

l’intérieur d’un tissu de relations humaines sollicitant la sympathie et la responsabilité

mutuelles, l’être soignant, que Noddings appelle le one-caring, devient un « soi éthique » et

reconnaît ses besoins et obligations face aux cared-for, êtres de qui il ou elle souhaite

s’occuper et par qui il ou elle arrive à réaliser son « soi idéal », c’est-à-dire un soi formé à

l’image de l’idéal moral ressenti et recherché :

The ethical self is an active relation between my actual self and a vision of my

ideal self as one-caring and cared-for. It is born of a fundamental recognition of

relatedness; that which connects me naturally to the other, reconnects me

through the other to myself. As I care for others and am cared for by them, I

become able to care for myself. The characteristic “I must” arises in connection

with this other in me, this ideal self, and I respond to it. It is this caring that

sustains me when caring for the other fails, and it is this caring that enables me

to surpass my actual uncaring self in the direction of caring. As my receiving of

the other enables the “I must” to arise with respect to the other, so receiving the

vision of what I might be enables the “I must” to arise with respect to the

ethical self30.

28 À noter que l’édition 2013 du même ouvrage s’intitule Caring. A Relational Approach to Ethics and Moral

Education. 29 Noddings, N. op. cit., p.7-8. 30 Ibid., p.49-50.

Page 35: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

26

Les implications philosophiques de l’idéal exprimé dans Caring. A Feminine

Approach to Ethics and Moral Education sont nombreuses. Certaines toutefois attirent

notre attention plus que d’autres, comme en premier lieu cet accent que met Noddings sur

le fait de « s’occuper de » (to care for) et sur l’amour entendu dans son sens commun.

Invariablement contextualiste et puisant à la psychologie des « sentiments moraux », cette

posture conduit Noddings à rejeter le postulat théorique de l’Amour universel. Elle croit

que la Justice et le Bien universels sont des illusions, qui, au mieux, viendront corroborer le

sens éthique de nos actions concrètes et quotidiennes, et au pire, viendront nous distraire

dans notre investissement moral en nous écartant des véritables enjeux que la réalité nous

oblige à considérer constamment. Ce qu’elle croit « universel », c’est la bonté qui émerge

naturellement du caring en tant qu’état, disposition, impulsion, intuition et engagement :

« [t]he caring attitude that lies at the heart of all ethical behavior is universal »31. En tant

qu’« idée », l’attention portée à l’Amour universel relève du caring about (non du caring

for) et revêt une dimension davantage esthétique qu’éthique.

Le recours aux abstractions universelles de Justice et d’Amour étant écarté, s’en suit

une conception en apparence dyadique de la relation de care qui laisse quelque peu en reste

la question du traitement moral des relations à distance.32 Dans la littérature, certains

traiteront par la suite de ce problème en qualifiant de « localiste » cette conception du care.

Les premiers écrits de Noddings stipulaient en effet que le care ne devait en aucun cas faire

l’objet d’une institutionnalisation ou problématisation politique, car il serait illusoire de

vouloir le chercher ailleurs qu’en nous et au-delà de nos relations réelles. Avec le temps,

l’auteure nuança cet aspect de sa théorie en avançant l’idée d’une « chaîne de confiance »33

unissant affectivement tout one-caring à un autre, de sorte que les êtres distants se

retrouvent indirectement embrassés par notre propre action ou volonté relationnelle.

Autrement dit, en nous attendant à ce que les destinataires de nos soins et attentions (cared

for) se reconnaissent et agissent eux-mêmes en tant que one-caring, nous confions (et non

reléguons) nos relations à distance à chacun de ceux et celles qui les font être et s’accomplir

graduellement, concrètement. Nous évitons de cette façon le renvoi à une conception

abstraite de nos relations aux étrangers, en plus de celui du care à ses principaux écueils ou

31 Ib., p.92. 32 Ib., p.97. 33 Noddings, Nel. « A Response », Hypathia, vol. 5, n° 1, mars 1990, p.121.

Page 36: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

27

« dangers » — l’excès ou, à l’inverse, le déficit de pouvoir des one-caring. Nous voilà ici

devant une première tentative de réponse au problème du localisme34.

Second point marquant l’originalité de EC chez Noddings, l’implication en éthique

relationnelle de ce que celle-ci nomme l’« absorbement » et le « déplacement

motivationnel » (engrossment and motivational displacement) : en se posant comme agent

moral au sein d’une « relation de soin »35, le one-caring accueille le cadre de référence du

cared-for de manière à « l’absorber » (non à s’y projeter, comme dans le cas similaire mais

néanmoins distinct de l’empathie). Dans le motivational shift, ce n’est pas l’autre qui

m’assimile en me « colonisant » (pensons à l’idée sartrienne de « dégradation de

conscience » inhérente à toute relation) mais moi qui le-la reçois, sans dégradation aucune

sur un mode attentif qui, insistons encore, précède et à la fois complète le « sentir avec »

propre à l’empathie36 37. EC fonctionne sur un mode réceptif, celui de la sollicitude comme

34 Dans un argument subséquent (apparaissant en quatrième partie), nous tenterons de compléter cette réponse

en allant chercher du côté de la dimension métaphysique du care. 35 Bien qu’à diverses endroit du texte, notre thèse favorise l’emploi du terme « soin » pour référer au concept

éthique de care, avec pour souci parfois de varier le vocabulaire, parfois de ramener au premier plan le fait

que l’objectif moral d’EC « culmine » en l’acte de soin, il est sémantiquement plus avantageux de considérer

l’éthique de la sollicitude sous l’angle multidimensionnel du terme anglais « care » (une prédisposition, une

disposition, un acte), à la manière de Joan Tronto. Notons néanmoins que si cette dernière, il en sera question

sous peu, met un accent particulier sur cette nature multidimensionnelle ou « processuelle » du care,

Noddings non plus ne limite celui-ci à la notion usuelle de « soin » et préfère y associer celle, plus extensible,

d’« attention » (dès lors et d’autant plus que, pour une partie importante de son œuvre, elle s’y rapportera en

référence au domaine de l’éducation). D’autres auteur-e-s, comme par exemple Claude Gendron, choisiront

de parler d’« aide », de manière à faire correspondre la notion de care tant au domaine de l’éducation qu’à

celui du soin médical ou encore de l’accompagnement maternel. 36 Noddings, N. (1984) op. cit., p.30; 33. 37 Dans la conception de Noddings (autant que chez Tronto), nous « mettre à la place des autres » sans

raisonner à partir de nos propres valeurs et intérêts est chose quasi impossible. À la place, l’attention propre

au care exige que nous recevions les autres sur la base du besoin qu’eux-mêmes expriment, en vertu de leur

expérience et de leur conception du monde. Se concevoir « soi-même comme un autre » (expression éponyme

d’un ouvrage de 1990 de Paul Ricœur intitulé Soi-même comme un autre), pour EC, ne serait pas suffisant. En

l’autre doit, et peut, arriver à se trouver la motivation du care. Notons cependant que si, dans ses premiers

écrits sur le sujet, Noddings distinguait clairement l’empathie de la sollicitude ou care, elle finit par les

rapporter toutes deux à ce qu’elle appelle, dans « Complexity in caring and empathy » (Abstracta, Special

Issue V, 2010, p.10) le « cercle empathique », ainsi que par simplifier par le terme « attention » la notion de

« déplacement motivationnel ». Autrement dit, il faudrait d’abord être attentif à la souffrance de l’autre pour

être à même de sentir celle-ci « avec » lui/elle, mais au demeurant l’exercice prend une forme motivationnelle

dans ce que l’on appelle communément l’empathie. Le care étant à la fois une affection préalable et une

motivation à agir de façon altruiste, mû par un processus parfois « naturel » (une « inclination), parfois

« éthique » (lorsque la réalisation du besoin d’autrui ne peut être considérée comme « raisonnable » ou

bénéfique pour la communauté autant que pour le cared-for lui-même), il ne peut être réduit ni à un exercice

empathique ni à une capacité « générique » à être attentif (attentif aux exigences académiques d’un professeur

par exemple). Ce qu’il faut alors retenir de ces distinctions ou révisions terminologiques que fait Noddings

Page 37: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

28

attitude recherchée pour ce qu’elle procure de satisfaction, de paix et, par conséquent, de

pouvoir38.

Troisièmement, Noddings mentionne un point important lorsqu’elle souligne que la

personne soignante, en s’engageant éthiquement auprès d’une autre dont elle attend

confirmation et réception de l’intention relationnelle manifestée (bref, une réponse positive

attestant de la réciprocité de la relation), encourt des risques inévitables. Les sentiments de

déception, d’abandon et de culpabilité sont au nombre de ces risques, et puisque toute

relation renferme un potentiel d’inégalité, d’incompréhension mutuelle et parfois même

d’aliénation, il incombe à une éthique basée sur le caring d’envisager le courage comme

une vertu essentielle à l’acceptation de l’échec relationnel. Et puisque tant la disposition

que le critère d’action relatifs au caring ne sont à situer dans la conséquence des choix et

des actes mais bien dans ce que Noddings appelle une pre-act consciousness39, il s’en suit

que l’idéal éthique peut être maintenu et nourri au-delà des échecs puisqu’il est « sustained

by others-caring, and by cared-fors, and by its own past success. It is also sustained by a

reservoir of strenght in the general self-image. It has recourse in time of trouble and

abandonment »40. Ainsi, pour qu’une moralité construite sur la base du soin corresponde à

une vertu active, c’est-à-dire à un idéal éthique maintenu et nourri, elle requiert la présence

de deux sentiments : celui du natural caring – croire en l’existence préalable d’une

disposition naturelle portant les humains à rechercher la relation et à « s’occuper de »,

couplé du « souvenir » de celui-ci, sorte de réminiscence servant à ramener la conscience à

« ce qu’elle sait et approuve déjà », correspondant à l’étape éthique proprement dite et

induisant l’obligation, le I must relationnel41.

En résumé, et en nous référant ici à la synthèse qu’effectue Alice Le Goff (2008) à

cet effet, la relation de care est à comprendre en lien avec les spécificités suivantes :

concernant la spécificité du care, c’est le caractère réceptif de l’attention et le fait que celui-ci soit seul à

même d’activer le complexe cognitivo-affectif propre motivational shift, et nécessaire au take care. 38 S’entend ici le « pouvoir de » par opposition au « pouvoir sur », vital pour le soi et permis par l’autre. La

question, qui est en cause ici, de l’existence de ce que nous identifions comme un « pouvoir relationnel », fera

l’objet d’un sous-point dans le troisième chapitre. 39 Noddings, N. (1984) op. cit., p.28. 40 Ibid., p.124. 41 Ib., p.79.

Page 38: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

29

[Q]ue la personne qui en est l’objet y réponde d’une certaine manière (par une

certaine forme de reconnaissance de l’acte comme acte de soin) (1), mais

aussi, du point de vue cette fois des motivations du dispensateur de care, que

l’intérêt se transforme en souci désintéressé d’autrui (2), transformation qui

requiert ce que Noddings désigne par le terme d’engrossment (3), qui

recouvre une certaine forme de réceptivité aux besoins d’autrui, à ses

perceptions et manières de voir le monde. Le point important est ici la façon

dont Noddings entend clairement distinguer engrossment et empathie.

L’empathie implique à ses yeux une attitude moins réceptive et plus active

que la réceptivité sur laquelle repose le care. Elle semble recouvrir le fait de

se mettre à la place d’autrui en projetant sur lui – d’une manière qui lui

semble pour ainsi dire trop « viriliste » – ses propres perceptions et

attentes4243.

Le point névralgique des dissensions féministes qui furent alors exprimées en

réponse à cette première théorisation du care est certainement cette insistance de Noddings

sur le fait que les femmes sont celles qui incarnent le mieux et depuis toujours cette idée du

care. Celles-ci, soutient-elle, doivent préserver leur pouvoir relationnel (qu’elle met à

l’avant-plan de l’obligation relationnelle) et continuer d’exprimer leur voix différente. Sauf

qu’à la différence de Gilligan qui, à l’issue de In a Different Voice, suggérait que nos

approches morales incluent désormais, et de manière « complémentaire », les deux

approches éthiques que l’on associe au genre masculin et au genre féminin (la justice,

impartiale et universelle /vs le care, engagé et situé), Noddings prêche pour la priorisation,

grâce notamment à l’éducation, du care dans nos vies et dans nos dilemmes moraux44. Elle

nous invite, femmes et hommes, à nous inspirer du vécu relationnel des femmes et à rejeter

autant que possible le modèle de l’abstraction rationnelle en éthique.

42 Concernant la place de l’empathie dans la théorisation du care, la référence au travail de Michael Slote est

incontournable. Selon Alice Le Goff, The Ethics of Care and Empathy de Slote (2007) constitue « la tentative

la plus aboutie de développement d’une théorie éthique compréhensive et systématique du care » (« Care,

empathie et justice. Un essai de problématisation », Revue du Mauss — L’amour des autres. Care,

compassion et humanitarisme, second semestre 2008, p.131). 43 Le Goff, Alice. Ibid., p.133. 44 Comme il en sera question plus en détails au chapitre quatre, ce rapport « exclusif » à EC insinuant la mise

au second plan d’une éthique de justice, se verra assoupli ou, en outre, appeler d’autres considérations

théoriques lorsque mis à l’épreuve du « localisme », c’est-à-dire de la difficile problématique d’une éthique

des relations à distance.

Page 39: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

30

Essentialisme, romantisme, idéalisme naïf? Dans la foulée du scepticisme que

laissèrent rapidement entrevoir de telles « questions réactions » (et bien d’autres encore),

c’est un tournant politique qu’allait alors prendre EC.

Page 40: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

31

1.2 Joan Tronto : une politique du care

La seconde formulation complète d’une théorie éthique du care, fondée sur un

modèle alternatif à celui de Noddings, appartient à Joan Tronto. Dans Un monde vulnérable

(1993), Tronto énonce le care non au sens de la « morale d’abord » mais bien en tant que

concept moral et politique, en proposant une « politique du care » forte du mariage entre

vertu et pratique et prête à concevoir, dans une certaine mesure, la complémentarité des

éthiques contextualiste et universaliste.

Attardons-nous en premier lieu à la définition, aux valeurs et aux éléments

constituants du care que celle-ci identifie. Comme Noddings et comme en fait tous les

théoriciens et théoriciennes du care, Tronto suggère que l’on considère le care comme un

aspect non pas résiduaire ou secondaire mais bien central de la vie humaine45. Le care

rappelle le fait que nous sommes tous et toutes, à un moment ou un autre de notre vie,

dépendants du soin d’un-e autre et que nous devons tous et toutes, inversement, le dispenser

de manière responsable. Comme Noddings encore, Tronto conçoit le soin aux autres

comme « une pratique processuelle, contextualisée et située »46 qui résulte « d’ajustements

singuliers chaque fois à créer et à réinventer »47. La définition du care donnée par Tronto

(conjointement avec Bérénice Fischer) en 1990 demeure encore aujourd’hui la meilleure à

laquelle on puisse référer :

Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme

une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir,

perpétuer et réparer notre « monde » de sorte que nous puissions y vivre aussi

bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre

environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau

complexe, en soutien à la vie.48.

45 Elle prend néanmoins soin de mentionner que le care, malgré son importance, ne subsume pas toute la

morale. Demeurent entières les questions liées au fait de ne pas mentir ou de ne pas nuire à autrui, par

exemple (Tronto 2009 : 172). 46 Mozère, Liane. Préface de Tronto, J., op. cit., p.5. 47 Ibid., p.9. 48 Tronto, J. op. cit., p.143.

Page 41: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

32

Or pour « maintenir, perpétuer et réparer notre monde » il nous faudrait concevoir celui-ci,

autrement dit envisager la « société bonne » à travers un prisme de valeurs qui,

traditionnellement, ont (pourtant) été exclues des considérations publiques et ont toujours

été associées aux femmes : prévenance, responsabilité, compassion, attention aux besoins

des autres, etc.49. Mais Tronto précise qu’une attention particulière à ces valeurs, liées aux

affects et caractérisées par une posture bienveillante face aux autres, n’est pas suffisante si

l’on accepte de concevoir le care en tant que référence éthique socialement inclusive et

instituée : le care doit être envisagé telle une disposition, oui, mais aussi, et même tout

particulièrement, comme une pratique, comme une activité (singulière ou processuelle) :

[C]e qui fonde l’action est la saisie des préoccupations et des besoins des

autres50;

Ne penser le care qu’en termes de disposition nous permet de le penser comme

étant du ressort de l’individu. Dès lors, l’idéal du care que se forme tout

individu correspond à la vision du monde qui est déjà la sienne. Cette

perspective autorise la romantisation et la sentimentalisation du care […]

Penser le care comme pratique […] modifie considérablement la facilité avec

laquelle le care est contenu.51

Non contenue dans la sphère privée et dans l’espace de la vulnérabilité et de l’émotion, la

sollicitude se voit alors constituer un véritable travail, une manière d’être et de faire qui,

tout en maintenant la vie à travers les relations, ne prive pas de pouvoir ou d’autonomie qui

s’y consacre. Devra alors se décliner une conception du care qui illustre pleinement sa

nature processuelle et pragmatique.

Tronto s’y consacre en complexifiant les bases déjà jetées par Noddings sur la

question du care défini comme attitude et engagement, et permis grâce à « l’absorbement et

au déplacement motivationnel ». Elle soutient que pour être véritablement intégrée, la

posture/pratique du care doit se mettre en œuvre au travers de quatre phases, et qu’à

chacune de celles-ci correspond un élément particulier du care. La première phase consiste

à se soucier des autres (caring about ou sollicitude) et sollicite l’attention. Pour être en

mesure de porter attention à autrui, Tronto mentionne le besoin, d’une part, de discerner

49 Ibid., p.28. 50 Ib., p.145. 51 Ib., p.163.

Page 42: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

33

nos propres besoins (pour savoir distinguer ceux des autres) et, d’autre part, la nécessité de

faire preuve de bonne foi en évitant de faire passer trop facilement notre manque

d’attention sur le dos de l’ignorance (l’ignorance des besoins de personnes vivant dans un

pays éloigné du nôtre par exemple). La seconde phase équivaut à prendre en charge

(caring for) le besoin identifié, ce qui correspond au fait d’assumer une responsabilité. Par

responsabilité, Tronto entend une notion plus flexible que celle d’obligation ou de

responsabilité « formelle » au sens déontologique kantien. Puisque interpellée par une

moralité de type contextuelle, ce qui fonde et motive la responsabilité propre au caring

revêtira une dimension sociologique et culturelle nécessairement variable. Troisièmement,

une fois mobilisée la responsabilité nécessaire à la prise en charge (taking care), ou

autrement dit une fois reconnu, par l’agent moral, le fait qu’il ou elle peut agir, celui/celle-

ci devra s’engager dans une tâche consistant à prendre soin de manière concrète —

consistant, pour l’illustrer à l’aide d’un exemple simple, à donner à ceux qui réclament des

soins davantage que de l’argent. L’éthique de la sollicitude implique que le travail du care

ne soit pas, autant que possible, délégué à d’autres personnes, ceci parce qu’elle suppose la

rencontre directe des besoins du care. La qualité du soin apporté relèvera donc du mérite

moral, mérite qui se mesurera, à la manière conséquentialiste, au degré de satisfaction (du

besoin) atteint. C’est pourquoi l’élément sollicité lors de cette phase correspond à la

compétence. Enfin, une véritable intégration du processus du care nécessitera que la

personne qui le dispense soit disposée à réagir positivement à la réception du soin par son

destinataire (care recieving). En effet, l’objet de la sollicitude réagit au soin qu’il ou elle

reçoit, et attester de cette réception constitue la seule manière de savoir s’il y a réellement

eu réponse au besoin. Puisque les relations de soin s’articulent nécessairement sur des

rapports inégaux en raison de la vulnérabilité impliquée, une capacité de réponse sera

requise chez la personne dont il est pris soin, qui servira à prévenir les abus de la part de la

personne qui prend soin. Cette dernière, à son tour, devra répondre adéquatement à sa

réponse52.

Ces quatre « moments » rencontrés (qui par ailleurs ne correspondent pas à une

chronologie fixe et peuvent se produire plus ou moins simultanément), on pourra alors

52 Ib., p.153.

Page 43: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

34

parler d’une « fin éthique accomplie ». Le critère devant servir à identifier l’adéquation du

care réside donc dans l’intégrité de son atteinte53

Pour Tronto, la sollicitude, avec tout le dispositif qui entoure sa mise en œuvre

adéquate, constitue un aspect universel de la vie humaine, même si elle se caractérise au

demeurant par une diversité d’actes particuliers et contextualisés. L’auteure rencontre à cet

endroit « l’approche gilliganienne, laquelle consiste à affirmer non pas une relativité, non

pas non plus une unicité, mais plutôt une forme d’universalisme pluraliste qui tienne

compte de la particularité »54. Elle rejoint aussi Noddings – et certainement la majorité des

théoricien-ne-s du care – lorsqu’elle affirme que la gestion des relations de care, tant dans

l’engagement que dans les conflits qui s’y rattachent, relève en définitive de la singularité

de chaque situation. Tout conflit, certes, n’est pas résoluble : le care fonde une éthique de

l’engagement et de l’effort mais s’accompagne de renoncements. Il implique que nous

assumions et sachions constamment faire face aux dilemmes relationnels55. Mais dans un

sens général, c’est en prenant conscience de l’interdépendance des êtres, de tout être à vrai

dire et ce, à l’échelle du monde, que l’on peut arriver à surpasser l’idée de dépendance, idée

qui, bien souvent, est à l’origine des écarts et iniquités qui guettent toute relation de soin

(l’importance de se répéter, jour après jour et dans un esprit de réciprocité56, que « si je

prends soin aujourd’hui, un jour viendra où j’aurai besoin du soin des autres »).

Il serait de peu d’intérêt, à ce stade-ci, de poursuivre dans l’énumération des

affinités théoriques unissant Tronto et Noddings. Sur le fond, et dans une parfaite

consonance, toutes deux se font le relais théorique des voix morales féminines en

systématisant une approche de la morale qui : 1) contextualise la source et les raisons de

l’agir moral; 2) met en lumière la vulnérabilité inhérente à toute condition humaine

particulière; 3) place la sollicitude et le soin au centre de la vie morale (et de son

développement) en rappelant leur importance dans la reproduction, le maintien et la

53 Ib., p.176-182. 54 Nurock, V. op. cit., p.52. 55 Tronto mentionne notamment les problèmes du paternalisme, de l’abnégation excessive, du localisme, du

soin distancié dont nous nous contentons et nous félicitons par mauvaise foi, de l’exaspération des care-givers

ou de l’abus par ces derniers des cared-for, etc. (2009 : 190). 56 Au sein de la section consacrée à une « philosophie anthropologique » du care, nous aurons l’occasion

d’aborder, dans un esprit de distinction et de rapprochement conceptuels avec le care, la notion de réciprocité

(surtout généralisée) en sa qualité de système d’échange institué ou « mécanisme d’enculturation

relationnel ».

Page 44: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

35

continuité de la vie; 4) reconnaît une place au moins relative aux émotions dans le

raisonnement moral et, corrélativement; 5) invalide l’exclusivité du modèle rationaliste

(objectiviste et abstrait) dans l’étude des discours et des comportements moraux. Ceci étant

dit, puisque, comme nous l’avons précisé en commençant, notre objectif consiste surtout à

identifier les dissemblances entre deux théories que nous affirmons être, par-delà leur

convergence, animées d’« intentions philosophiques » particulières, attardons-nous dès

maintenant auxdites particularités.

Le principal élément de distinction, celui autour duquel nous entendons développer

une part significative de notre thèse, concerne la manière dont les deux théoriciennes du

care investissent de leur réflexion l’enjeu idéaliste inhérent à celui-ci (enjeu à vrai dire

inhérent à toute philosophie morale, bien qu’à des degrés divers). Notons aussi, dans la

forme que revêt cette distinction, un certain élément de paradoxe.

Noddings caresse l’idée d’une société morale dont le succès reposerait sur un

recours généralisé (universel dans ce sens) au « care ordinaire », celui de tous les jours,

celui qui prend appui sur nos sentiments et nos intuitions relationnelles. Celui, en outre, que

connaissent déjà les femmes et qui, par elles (surtout), s’incarne et s’offre à notre

imaginaire moral. En ce sens, elle signe d’une sorte de « confiance philosophique » le

projet d’une modélisation théorique du care idéal à partir de sa forme sociale vivante. En

même temps, elle limite la portée du regard idéaliste posé sur le care à une conception

« classique » de celui-ci qui oriente sa réalisation en fonction de paramètres connus :

l’expérience relationnelle féminine, « privée » et affective. En effet, même si elle atteste de

l’universalité du care en tant que besoin et mode d’être (le care est présent

universellement), elle refuse que l’on y réfère en tant que concept appelant dans l’abstrait à

un « engagement face à l’universel ». Elle croit que la limite de notre capacité à incarner le

care se situe à l’échelle de nos relations proches et que l’institutionnalisation de celui-ci est

antinomique à sa nature57.

De son côté, Tronto considère que cette approche sentimentaliste et « localiste »

pose problème. L’idéal qu’elle projette d’une société transformée grâce à un recours

institué au care (l’achèvement de la société du care) souscrit à un programme

d’universalisation conçu non comme le fait de sa seule généralisation (la conversion du

57 Tronto, J. op., cit., p.209.

Page 45: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

36

plus grand nombre à celui-ci dans sa forme actuelle), mais plutôt comme le fait d’une

imbrication maximale du processus relationnel à nos institutions, programme qui implique

au préalable une transformation des paramètres de définition du care lui-même. Autrement

dit, le regard que pose Tronto sur le care tel que nous le connaissons, ou tel qu’il s’actualise

dans l’expérience féminine, n’est pas idéaliste. Paradoxalement (du moins à première vue),

elle prône les vertus d’un « idéalisme pragmatique » visant à étendre la portée sociale de

l’idéal relationnel au-delà du genre et au-delà du privé, position en apparence plus

ambitieuse que celle de Noddings. Elle affirme que la sollicitude ne peut déployer sa force

que si l’on consent à la désenclaver de son rapport au privé et à l’émotionnel. Les conflits

qui guettent les relations de soin relevant pour une bonne part de la marginalisation même

du care, ainsi que des rapports de domination qui se maintiennent et veillent à éloigner

ceux et celles qui le dispensent de la sphère publique, il nous faut faire en sorte qu’il inclut

et concerne les acteurs sociaux de toutes les couches et de tous les niveaux de pouvoir.

Tronto, en un mot, refuse de contenir le care dans le personnel et le trivial (le « cocon

féminin »), arguant de la fragilité et de la naïveté d’une telle association. Mais s’il est vrai

que l’universalisation du projet relationnel se fait ici plus tangible (une éthique du care

appliquée à nos institutions), il demeure que, dans sa recherche des procédés devant

permettre la réalisation du projet relationnel, Tronto place la critique politique du care

féminin (exemple tangible de care) devant l’exploitation de sa valeur, de son potentiel

émulateur. En un sens donc, on peut dire que le travail de conceptualisation du care

s’effectue chez Tronto en amont tandis que chez Noddings, il s’effectue en aval.

Mais précisons encore notre pensée en nous attardant à un second élément de

distinction entre Noddings et Tronto. Puisque la sollicitude doit pouvoir concerner même

notre relation aux autres lointains, aux étrangers (en investissant les rapports sociaux à un

niveau institutionnel et sociétal), ce n’est, selon Tronto, qu’en complémentarité avec les

idéaux de justice et d’impartialité qu’une éthique s’y rattachant pourra prendre forme et

corps. Ainsi, alors que Noddings prêche pour le renoncement quasi total à une morale de

type principiel (le sixième stade de développement moral de Kohlberg), Tronto conçoit que

« l’interdépendance humaine et les pratiques informent la rationalité »58, de sorte que l’on

58 Ibid., p.218.

Page 46: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

37

doit accepter d’enfin troquer la traditionnelle dichotomie care/justice pour une conception

qui postule leur compatibilité59. Ici par contre, il faut voir davantage que la « double

morale » que proposait Gilligan lorsqu’elle énonçait la complémentarité des voix masculine

et féminine en matière de raisonnement moral. Tronto considère que ni Gilligan, ni les

versions de EC qui s’en sont suivies (celle de Noddings comprise) ne sont arrivées à

remettre en question ce qu’elle appelle les « frontières ultimes de la vie morale », frontières

qu’elle identifie comme la source et le défaut d’une éthique voulant faire du care une

culture à valoriser et à étendre, certes, mais en continuant de l’affecter à un genre. C’est

pour surpasser ces frontières qu’elle énonce la nécessité d’une morale inclusive et détachée

de la traditionnelle moralité des femmes. Voyons quelles sont ces frontières morales

identifiées par Tronto et parallèlement, examinons plus en détails en quoi consiste sa

critique politique du care comme « vertu de cœur ».

Tronto s’attaque à la vision du care et de la culture relationnelle féminine qui prône

l’orientation de « la morale d’abord », approche qu’auraient favorisée entre autres Gilligan,

Noddings et certaines auteures d’utopies féministes (Charlotte Perkins Gilman notamment,

dans sa célèbre utopie Herland60)61. Cette approche s’enracine dans l’idée bien connue

selon laquelle le politique « corrompt la morale » et qu’en vertu de ceci, il convient d’éviter

de mêler l’une à l’autre. Or Tronto considère le care comme un précepte éthique aux

dimensions irrémédiablement politiques, ou même comme un concept en soi politique. Elle

entend dès lors démontrer la façon par laquelle le care arrivera à se constituer, s’étendre et

s’approprier de manière « démocratique ». Après une décennie d’éthique du care en théorie

féministe, c’est dorénavant vers une politique du care que nous devrons nous diriger. Ainsi

en appelle Tronto dans Un monde vulnérable.

Dans le monde où nous vivons, certaines frontières morales contribueraient à

marginaliser, fragiliser et maintenir hors des sphères du pouvoir les personnes qui

pratiquent le care. Ainsi fragilisé et fragilisant, le care correspondrait à un type de qualités

et de travail attribués de manière antidémocratique à tous ceux et celles que Tronto nomme

59 Ib., p.217. Plus avant dans la thèse, nous nous prononcerons sur cette proposition, qui fut faite par de

nombreux auteurs au fil des années, d’aller dans le sens d’un dépassement du débat care/justice en éthique. 60 Gilman, Charlotte P. Herland, New-York, Pantheon, 1979. 61 Tronto, J. op. cit., p.209.

Page 47: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

38

les outsiders (situés hors du pouvoir) : les travailleur-se-s domestiques, les personnes de

couleur en Occident, les diverses minorités… et bien sûr les femmes. Ces frontières, qui

toutes ont pour effet et objectif de maintenir en place les privilèges des puissants, sont au

nombre de trois :

La première consiste en la séparation traditionnelle des domaines moral et

politique. Après Aristote, mentionne Tronto, la tradition philosophique occidentale aurait

progressivement dissocié morale et politique en privilégiant, suivant les époques et les

auteurs, soit « la morale d’abord » soit « le politique d’abord » (ex. : le libéralisme et la

primauté des principes moraux /vs Machiavel et la primauté de la raison d’État). Ce que

Tronto propose en un sens est un retour à la position aristotélicienne, où la morale

n’apparaîtrait pas tel un discours idéologique et où les questions de pouvoir et celles qui se

penchent sur « ce qui est juste » seraient étroitement imbriquées62. Le care, en tant que

disposition et pratique quotidienne aménagée de manière à intégrer les outsiders à la vie

citoyenne, servirait alors de « liant » entre les espaces du politique et de la morale63.

La seconde frontière correspond à la tendance, en éthique occidentale, à chercher à

rejoindre à tout prix et de manière désincarnée le « point de vue moral » de la Raison

universelle (le paradigme kantien ou séparation entre morale et affects). Elle entend par

ceci une conception de la morale qui « résulterait non pas des conditions concrètes d’une

société donnée, mais des exigences de la raison »64. Cette frontière agit à travers le

précepte, erroné selon Tronto, de l’agent moral comme impartial et désengagé qui, pour

parvenir à un raisonnement justifiable « du point de vue moral » (rationnel et objectif) doit

renoncer à sa subjectivité de même qu’aux exigences de ses relations particulières. En tant

que théorie morale contextualiste et relationnelle, EC exige que nous envisagions autrement

cette frontière.65

Enfin, la frontière entre vie privée et vie publique66 constitue la troisième qu’il nous

incombe de déplacer pour être en mesure d’inclure le care de manière juste et cohérente

dans nos conceptions et pratiques éthiques. Puisque cette opposition du public et du privé,

aussi vieille que solide, sert précisément à maintenir en place les relations de pouvoir en

62 Ibid., p.34-36. 63 Ib., p.56. 64 Ib., p.36. 65 Ib., p.36-37. 66 Ib.

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39

vigueur en assignant aux un-e-s, mais non aux autres, une place au sein de la vie publique,

on ne peut permettre aucune forme d’éthique qui, en acceptant de maintenir cette frontière

étanche, agirait à la reconduction des privilèges sociaux. Si on considère en plus que cette

frontière est probablement celle par laquelle les femmes se voient le plus directement

concernées, l’éthique privée et sentimentaliste de Noddings se révèle inévitablement

répréhensible. En énonçant ceci, et tel qu’il nous apparaît juste de l’affirmer, Tronto vient

inscrire sa pensée dans le cadre de la logique libérale, celle d’un féminisme devant par tous

les moyens combattre les assignations de rôle de genre en morale (les stéréotypes, les

stigmates féminins) et devant par le fait même rejeter la valorisation d’une morale

appartenant au règne des émotions.

Le danger que l’on court, nous dit encore Tronto, en pensant l’éthique et les

relations humaines à l’intérieur de ces balises est celui de produire des hypothèses morales

qui se trouveraient à servir les injustices déjà en place (en reconduisant notamment les

structures patriarcales). Pour cette raison, l’auteure engage une bonne part de sa réflexion à

exposer les limites de la vieille conception de la « morale des femmes », construite en

fonction de ces dangereuses balises. Le contenu de ladite moralité féminine renvoie à un

ensemble d’idées incluant « la valeur attribuée au soin et à l’attention éducative,

l’importance de l’amour maternel, leur rôle fondamental dans l’entretien des relations

humaines et l’exaltation, primordiale, de la paix »67. Nous voyons ici que Tronto reconnaît

que cette conception de la vie morale des femmes a au moins le mérite de souligner la

contribution de ces dernières à l’harmonie des relations humaines et au maintien de la vie,

plutôt que de les entrevoir comme surmontées de leur sempiternelle auréole de

« victimes »68. Mais hormis cette appréciation, elle conçoit qu’une telle vision est avant tout

problématique et s’emploie à démontrer qu’historiquement, la « morale des femmes » n’a

pas toujours été associée… aux femmes. En s’appuyant sur l’évolution de la structure des

rapports sociaux au XVIIe siècle (notamment avec le développement des relations de

commerce), elle illustre la façon dont l’idée des sentiments sociaux et des formes de

sympathie morale propre à la philosophie des Lumières écossaises (David Hume, Francis

67 Ib., p.26. 68 Ib., p.27.

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40

Hutcheson et Adam Smith) en est venue à s’étioler au profit d’une morale universaliste et

impartiale, faisant écho au phénomène d’accroissement de la distance sociale, typique de

cette époque69. Tronto nous incite à constater que la morale des sentiments qu’énonçaient

les philosophes du XVIIe s. était comprise comme le fait d’un raffinement de l’esprit et du

cœur qui, un peu au même titre que chez les penseurs de la Grèce antique, n’était

susceptible d’être atteint et pratiqué (à travers toutes sortes de disciplines et ascèses

morales) que par celui qui en avait la capacité, le temps, la noblesse voire le droit. On

devine que l’agent moral auquel se destinait une telle philosophie, toute sentimentale et

personnelle fût-elle, était le plus souvent de sexe masculin, et que de surcroît cet individu

ne pouvait être celui que les tâches quotidiennes du care viendraient empêtrer. Tronto en

conclut que l’association historique entre morale des émotions et genre féminin doit être

revue70. En appui à cette affirmation, elle soutient que la moralité des femmes telle qu’elle

s’est forgée en Occident, c’est-à-dire parmi les femmes blanches et de classe moyenne,

exclut par définition les femmes marginalisées, d’autres classes sociales et d’autres

origines. Cet argument recoupe celui du mouvement black women et des femmes

autochtones, entre autres, qui sur la base de l’analyse politique des « oppressions

multiples » ont souvent revendiqué la primauté de la lutte antiraciste par rapport à la lutte

féministe.

Enfin, Tronto rappelle qu’au sein de toutes les cultures et à toutes les époques, le

contexte politique est venu affecter l’acceptabilité des arguments moraux71. Dès l’instant où

l’on reconnaît que les personnes au pouvoir sont encore aujourd’hui, dans nos sociétés, très

majoritairement des hommes (aussi souvent blancs, éduqués et fortunés), on doit

69 Ib., p.67. 70 Puisque nous ne reviendrons pas en profondeur sur cette affirmation dans les sections ultérieures, nous nous

permettrons ici d’exprimer notre réticence face à cette conclusion qui, à notre avis, fait par trop abstraction de

nos impressions les plus courantes et les plus éprouvées quant à l’identification historique de la culture

relationnelle au genre féminin, et ce, tous domaines confondus : maternité, embrassement du message chrétien

de charité et d’amour, sentimentalité des relations amoureuses, nursing, communication et verbalisation des

émotions, etc. Aussi, signalons que cette approche contribue à nier toute la distance idéologique qui sépare la

modernité des sociétés traditionnelles, sociétés où les femmes occupaient de plus nombreux et variés pouvoirs

et où, malgré tout, elles étaient associées aux « sentiments ». De plus, de trop nombreuses recherches

historiques et archéologiques sont venues démontrer les liens à supposer entre la

sédentarisation/urbanisation/stratification des cultures et la naissance, ou plutôt la « consolidation » du

patriarcat et de la différenciation/distanciation des genres autour de l’axiomatique privé/public &

raison/passion, pour que nous puissions associer la naissance de cette association de genre à la période des

Lumières. En un mot, nous trouvons cette partie de l’argumentation de Tronto quelque peu réductrice. 71 Tronto, J. op. cit., p.30.

Page 50: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

41

reconnaître que la moralité des femmes, quelle qu’elle soit et du seul fait d’être affectée à

un genre, occupe une position stratégique difficile.

Quelle stratégie propose donc Tronto pour concevoir une éthique du care par-delà la

moralité des femmes et les frontières morales? Un déplacement de paramètres, ni plus ni

moins, qui en faisant en sorte d’inclure le care à l’intérieur même desdites frontières devrait

contribuer à les déplacer. Pour faire en sorte que soit redistribuée de façon équitable la

tâche éthique relevant du care, nous devons faire de celui-ci un des points pivots d’une

théorie de la démocratie et de la citoyenneté. Non le seul, car le care de Tronto est une

notion qui postule « l’égale nécessité des orientations de justice et de care pour la

formulation d’une morale complète et adéquate »72. Pourquoi ? Parce que

malheureusement, nous dit-elle, le care se constitue à même ses écueils : aucune voix n’a

jamais pu être « différente » (celle des femmes, des moins nantis, etc.) qu’à condition d’être

contenue à l’intérieur de frontières favorisant sa négation et son exploitation : « [i]l ne

s’agit plus de soutenir que les femmes incarnent une morale particulière, mais que, pour

que tous, hommes et femmes, soient pleinement humains, il est nécessaire qu’ils soient

dotés à la fois des orientations de justice et de celles de l’éthique du care définie par

Gilligan »73.

Ainsi décliné, le raisonnement de Tronto fait apercevoir la centralité du dilemme de

la différence dans la théorisation du care. Suivant la manière dont elle l’aborde, ce dilemme

est celui auquel font face tous les outsiders dans leur quête pour la reconnaissance et

l’accessibilité au pouvoir. Seule une compréhension de celui-ci en ces termes peut

permettre de retracer les frontières morales de manière à envisager autrement l’altérité et la

distance74 (par exemple la vision libérale selon laquelle les « autres » sont semblables à

nous mais séparés de nous), donc de manière à inclure véritablement et équitablement tout

type de personne dans nos réseaux de relations et dans notre conception de la citoyenneté.

Ainsi, en référence aux outsiders :

Il s’agit pour eux de revendiquer d’être admis au centre du pouvoir soit parce

qu’ils sont semblables à ceux qui sont déjà en place, soit parce qu’ils sont

72 Ibid., p.126. 73 Ib., p.127. 74 Ib., p.41.

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42

différents mais ont quelque chose à proposer. Ainsi, le grand débat

identité/différence est inhérent à la théorisation féministe, non pas parce que les

féministes seraient trop sottes pour dépasser cette question, mais parce que le

problème stratégique consistant à tenter d’obtenir du pouvoir à partir des

marges du système rend nécessaire le recours à la logique de l’identité ou de la

différence pour persuader ceux qui ont du pouvoir de le partager75.

Tronto prend note du fait que « chacune des solutions au dilemme de la différence est

désastreuse car […] les deux exigent des femmes qu’elles renoncent à tenir compte des

différences entre elles »76. Puis vient le reste de l’analyse qui, sommairement, nous garde

en suspend. Ce que nous entendons par là est que si la compréhension particulière (du

dilemme) qu’elle expose s’avère éclairante, nous remarquons, et avec un certain

désappointement, qu’aucune réponse claire ne vient du reste s’en dégager. Pour toute

« réponse » (voyons-y un positionnement critique), Tronto revient sur son observation

quant à la nécessité de retracer nos frontières morales : « attirer l’attention sur un dilemme

n’équivaut pas à le résoudre. Résoudre un dilemme exige habituellement que l’on rejette les

termes de la discussion dans laquelle il est apparu […] C’est en identifiant la manière dont

les frontières et les structures des institutions actuelles ont créé des problèmes tels que le

dilemme de la différence que nous pourrons les contester »77. Selon elle, nous sommes

irrémédiablement confrontées au problème du « rejet des termes de la discussion établis par

la logique de la situation des outsiders »78, ceci car « les femmes proposent une

argumentation dont la logique est dictée par les conditions dans lesquelles elles se trouvent

placées »79. La position de Tronto rejoint sensiblement, ici, celle de Martha Nussbaum

quant à l’invalidité constituante de tout discours éthique forgé à même une situation de

vulnérabilité (malgré que Tronto voit en la vulnérabilité une sorte de « face cachée du

pouvoir », une réalité à « gérer dans l’équité », non à troquer contre le pouvoir). Bref, à

l’énonciation par Gilligan et Noddings d’une voix morale « forte de sa différence », ce que

nous avons choisi d’appeler une posture différentialiste, Tronto répond par un scepticisme

extrêmement critique.

75 Ib., p.44. 76 Ib. 77 Ib., p.46. 78 Ib., p.49. 79 Ib., p.45.

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43

1.3 Là où la carology demeure nouée.

Nous pouvons, après ce premier tour d’horizon théorique, retenir deux enjeux

autour desquels viennent se nouer une grande partie des questions jugées problématiques,

deux problèmes méthodologiques qui, à nos yeux, se posent toujours et principalement à la

théorisation du care : celui du localisme (brièvement mentionné précédemment) et celui de

la nature (ou de la valeur) de la « voix différente ». L’un comme l’autre, ces problèmes

nous poussent à admettre les limites du débat Noddings/Tronto ainsi que celles d’une

théorisation strictement éthique du care

La question de la différence d’abord. Dans l’optique de notre thèse, il est non

seulement possible mais crucial d’émettre une réponse au dilemme de la différence avant

d’envisager d’en reconfigurer les termes. Un tel exercice n’est pas sans complexité, pas

sans implications non plus (et surtout) pour la théorisation féministe du care. Bien que nous

comptions élaborer cette réponse au cours des chapitres à venir, il s’avère

méthodologiquement approprié d’exposer dès maintenant, au moins sommairement, la

lecture particulière que nous avons du dilemme de la différence, lecture qui, à proprement

parler, constitue le socle de notre démarche interrogative et argumentative. Notre

compréhension du dilemme de la différence féminine recoupe la formulation connue de la

problématique de « l’œuf ou la poule » et peut, grossièrement, s’énoncer comme suit :

combattrons-nous l’oppression et l’exploitation (des femmes et de leur culture du soin, de

la relation) en nous attaquant aux termes de son origine ou en allant au contraire puiser à

même ceux-ci? Ou encore : la différence (en la culture relationnelle féminine) est-elle, en

son origine, créée ou niée et bafouée par le patriarcat?

C’est là l’enjeu différentialiste. Ce que notre étude s’emploiera à affirmer, c’est que

la théorisation/systématisation/réalisation du projet relationnel demande d’abord que l’on

réponde au dilemme de la différence si l’on veut être en mesure de lui attribuer un sens ou,

si l’on veut, une « séquence » sur un plan de réalisation. Autrement dit, avant de réfléchir à

la plate-forme politique devant permettre sa réalisation selon des principes démocratiques

et inclusifs (Tronto), il nous faut voir dans quelle mesure la plate-forme symbolique et

culturelle – dont nous affirmons, ce que nous expliciterons plus loin, qu’est issue la

première – de nos sociétés occidentales, modernes et patriarcales est susceptible de

Page 53: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

44

reformulation, ne serait-ce que sur le plan philosophique. Si l’infériorisation des femmes et

de tous les outsiders s’explique ultimement par la formation et la récupération du care

comme culture morale « sacrificielle » au service des pouvoirs en place, il nous faut opter

pour la voie politique tracée par Tronto et reconnaître les limites de EC (sa version genrée)

en tant qu’idéal moral; si, à l’inverse, la négation du potentiel moral de la culture

relationnelle est à trouver a priori dans l’oppression radicale du genre féminin et de toute

son axiologie symbolique, il nous faut choisir la voie différentialiste (EC comme morale

genrée) et chercher à valoriser les femmes par une promotion philosophique de la voie du

care, démarche qui impliquera l’exploration de nouveaux espaces théoriques. Par nouveaux

espaces théoriques – c’est là notre thèse –, nous entendons des avenues situées hors de

notre vision commune du monde – andro/ anthropo/ occidentalocentrée – et capables, de

par cette altérité radicale, de déjouer dans ses termes mêmes la critique libérale80 et

rationaliste de « l’illusion relationnelle ».

Se pose enfin le second « nœud » théorique, le problème du localisme qui,

rappelons-le, apparaît dans toute sa prégnance à partir de Tronto et auquel celle-ci rétorque

par une réponse d’ordre politique. Pour récapituler en quelques mots, elle situe

« l’impasse » du localisme dans l’association traditionnelle du care à la « topique du

sentiment » : en associant EC à une prétendue différence féminine tel que le fait Noddings,

nous reléguons le care à l’émotionnel et au « prosaïque du quotidien »81, le contraignant

ainsi aux limites des relations immédiates et à la marginalisation. Pour penser le care par-

delà les relations privées, autrement dit pour lui permettre de se déployer équitablement et

inclusivement à l’échelle institutionnelle, il n’y a alors d’autre solution que de s’engager à

le désenclaver du sentiment.

Nous opposerons à ceci une autre lecture, en tâchant entre autres de démontrer qu’il

est possible, qu’il est à vrai dire important de chercher la véritable substance du care au

cœur même du sentiment humain, et par conséquent de rehausser son expérience – ou plus

80 La prochaine section présente les grandes lignes de la posture féministe libérale, principale source de

critiques face aux théories féministes à consonance différentialiste/essentialiste (dont semble à première vue

relever EC). 81 Nurock, V. op. cit., p. 15.

Page 54: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

45

précisément la potentialité de son expérience – à l’échelle d’un langage moralement,

symboliquement et universellement inscrit dans la relation à l’Autre82, et non uniquement

située dans un positionnement sociopolitique face au pouvoir (le genre, la classe sociale).

82 Nous entendons par ceci par-delà les relations personnelles et « intéressées », bien que contextuellement

actualisées. Dans notre chapitre quatre, nous ferons aussi état d’une forme de relation « métaphysique »

permettant, par une diversité de mécanismes culturels à caractère « religieux », au care de se déployer par-

delà le cadre « localiste » de nos relations humaines, physiques et immédiates.

Page 55: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

46

Conclusion

Depuis plus de trente ans déjà, l’éthique du care contribue sous différents angles à

questionner le postulat, longtemps considéré comme avéré, du rationalisme en éthique.

Interpellées par le constat effectué par Gilligan d’une approche morale possiblement

« différentielle » entre hommes et femmes, féministes et philosophes de tout azimuts ont

osé ramener au centre des débats entourant le développement moral la question des

sentiments, de l’interdépendance et de la vulnérabilité ainsi que des problèmes que présente

une conception androcentriste et décontextualisée des relations. Principales figure du débat,

Noddings et Tronto ont tour à tour fourni les outils théoriques devant permettre à une

première génération de théoricien-ne-s de s’approprier une grande partie des enjeux

politiques et moraux associés à ce que l’on dit être le « care féminin ».

Outre un ensemble de questions à large spectre que notre thèse viendra déduire de la

rupture paradigmatique induite par EC, celle-ci cherchera entre autres à reformuler le

« problème politique » que constituait aux yeux de Tronto une conception différentiée et

« intimiste » du care (un care dit localiste et genré au féminin). Dans ce qui suit, nous

stipulerons d’abord que la réponse à apporter au problème du localisme – qui est ici

paradigmatique de quantité d’autres éléments centraux à la théorisation du care et à la

pensée féministe – dépend en somme de la réponse apportée au problème des origines de la

différence de genre, du patriarcat et de l’abnégation de la culture relationnelle chez les

humains.

Page 56: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

47

CHAPITRE 2

La dialectique patriarcale : radicalité d’une double oppression

Introduction

Philosophiquement, un constat s’impose quant à la théorisation du care : en tant que

« concept féminin », il autorise (et c’est là son originalité) l’élaboration d’un système

éthique à partir d’une expérience morale particulière, conférant de ce fait à la perspective

féministe au sein de la pensée éthique un rôle non plus périphérique ou « enrichissant »,

mais désormais central, primordial. En même temps, le principal défaut d’EC tient

résolument à cette tension interne qui, du point de vue même de l’analyse féministe, lui

confère une véritable ambigüité constituante : tour à tour, le caractère féministe de sa

formulation résidera dans l’intérêt philosophique qu’elle porte aux qualités morales des

femmes ou, à l’opposé, dans la critique qu’elle exerce d’une histoire ayant contribué à créer

ces qualités à des fins d’exploitation. Avec une légitime perplexité, d’aucuns

s’interrogeront dès lors sur le programme féministe à la base d’EC : cherche-t-on, pour les

femmes, à revendiquer ou à se défaire du care, cette « différence » révélée par Gilligan? En

se concentrant sur l’analyse politique des mécanismes œuvrant à inférioriser la classe

féminine, l’on peut dire que l’essentiel de la tradition féministe correspond à la seconde

entreprise. Nous opterons pour notre part pour la première. Par-delà les enjeux politiques

du genre (ici, l’exploitation plus ou moins systématique d’une culture morale spécifique,

celle du genre féminin), nous estimons en effet que le care recèle un potentiel moral sur

lequel il nous est légitime de miser même si au demeurant un dilemme, un paradoxe

l’enserre.

Sur ce lien consacré entre femmes et care, Sandra Laugier rappelle que « la question

permanente et classique [est] de savoir si c’est l’association qui dévalorise la tâche ou si

c’est parce que la tâche et le domaine sont dévalorisés qu’on les attribue aux femmes »83.

83 Laugier, Sandra. Introduction de Laugier, S., op. cit., p.19.

Page 57: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

48

Cette question, nous la reformulons avec insistance puisqu’elle constitue le cœur d’un

problème que la carology ne cesse de poser sans sembler trouver prioritaire de le résoudre,

alors que son statut théorique pourrait bien en dépendre. Gilligan elle-même lui attribue la

forme d’un syllogisme :

J’ai acquis une conscience aigue du fait que je mettais en cause les voix de

l’autorité si j’écoutais les voix des femmes, et Une voix différente est organisé

autour du syllogisme suivant : si les voix des femmes diffèrent des voix de la

théorie psychologique (ou morale), alors est-ce que le problème est chez les

femmes ou dans la théorie? En fait, la réponse est : les deux. Il y avait un

problème dans la théorie – un besoin d’une voix différente; et il y avait

également un problème pour les femmes vivant dans un monde où les voix de

l’autorité n’étaient pas en adéquation avec ce qu’elles savaient par expérience

être vrai84.

Admettre le caractère syllogistique d’un dilemme, tel que le fait ici Gilligan, revient à y

répondre en le neutralisant : la voie du care et la voix des femmes souffrent une négation

dont l’origine pourrait bien être simultanée. Mais en répondant de la sorte au dilemme de la

différence, résout-on vraiment le problème qu’il renferme? En fait, une grande partie de la

difficulté à se dégager du dilemme de la différence peut être déduite du malaise

philosophique qu’éveille l’option du choix stratégique de sa signification — à défaut de sa

mise en évidence. En effet, étant admis le caractère formellement irrésoluble des formules

syllogistiques de type « l’œuf ou la poule? », pourquoi choisir de l’aborder sous cet angle?

En raison d’une logique d’ensemble, extraite d’un champ de déductions que le présent

chapitre viendra exposer, mais qui pour le fond se décline comme suit : aucune

démonstration empirique (notamment historique) ne peut être faite des causes expliquant

« l’apparition » de l’association femmes/care et de son infériorisation systématique si nous

la faisons d’emblée se situer aux confins de la plus haute préhistoire; si nous situons cette

association (et son infériorisation/marginalisation) à l’aube de l’humanité, c’est parce

qu’aucun autre cadre conceptuel ne permet de saisir aussi profondément sa logique que

celui du patriarcat; si le patriarcat n’est pas « historique », autrement dit si sa définition lui

confère un caractère originel tel qu’il apparaît constitutif de la condition humaine, c’est que

la quantité et la profondeur de ses manifestations (symboliques, culturelles) empêchent

84 Gilligan, Carol. « Une voie différente. Un regard prospectif à partir du passé », dans Nurock, V., op. cit.,

p.35.

Page 58: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

49

d’imaginer les conditions historiques de sa non-existence. C’est là l’approche radicale.

Normalement associée à cette approche, l’attention portée à la catégorie conceptuelle du

patriarcat n’en demeure pas moins caractéristique de toute théorie féministe. Ce qui fait la

particularité de la grille d’analyse radicale (que nous privilégions) est le fait de placer le

patriarcat à l’origine de tous les autres rapports de force en l’humanité, le faisant ainsi

correspondre à l’un des principaux (sinon au principal) cadres structurants du

développement de la pensée humaine et des rapports sociaux. Le poids accordé à la

dimension patriarcale (de l’Histoire, de la condition humaine, du réel) dans l’analyse

conceptuelle entourant la « voix différente » des femmes s’avère par conséquent d’une

importance cruciale puisqu’il vient déterminer l’ampleur, la portée et la profondeur du

monde auquel, en tant que différence, nous la ferons s’opposer. Plus radicale elle sera, plus

« essentielle » elle pourra alors, aussi, se révéler, mais moins au sens d’un stigmate (le

« piège » de l’essentialisme) qu’à celui d’une condition essentielle à l’avènement d’un

monde moral. Ce qui revient à dire, pour nous, à la fin du patriarcat. À sa radicalité

correspond le côté « révolutionnaire » de sa contribution en tant que concept éthique

fondamental et en même temps, la difficulté à envisager son application, ou si on veut sa

mise en chantier dans le monde réel (patriarcal). C’est pourquoi l’approche radicale est

aussi celle qui oblige à ce que, d’éthique (que faire du care féminin?), le débat sur la

différence féminine devienne aussi, et peut-être en premier lieu, ontologique : à la source,

qu’est-ce que la différence, avant sa détermination particulière, avant sa disqualification

dans et par le patriarcat?; a-t-elle jamais atteint ses conditions de possibilité?; à quoi peut

bien correspondre l’idée d’une « face cachée » de ce qui a… toujours été? Nous transposer

dans la perspective ontologique oblige en effet à faire face au fait que le patriarcat puisse

être si radical qu’il interdise même de penser la valorisation d’un élément genré au féminin,

c’est-à-dire le care. Si radical en outre, qu’il rende ultimement contradictoire

l’émancipation d’un genre (et de son expérience morale) dont on ne peut pas même se

représenter objectivement la valeur puisque celui-ci se voit radicalement,

ontologiquement85 nié. Ce faisant, le constat quant à l’impossibilité de statuer sur la

85 Notre thèse inclura les développements nécessaires quant aux implications conceptuelles, sociopolitiques et

éthiques de la notion de patriarcat. Mentionnons seulement, pour tout de suite, que ce dernier se présente tel

un régime institutionnel et symbolique que l’on pourrait dire « ontologico-historique », c’est-à-dire comme

une structure prenant place dans l’Histoire mais aussi, et surtout, à sa source même. Postuler l’existence du

Page 59: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

50

primauté d’une oppression par rapport à une autre (celle des femmes ou celle du principe

relationnel) devient « utile » dès lors qu’il nous force à reconnaître le caractère radical de

l’articulation de l’éthique et du politique, et par conséquent la nécessité d’envisager que la

source du problème soit en même temps le lieu de sa résolution. D’envisager que celle-ci

devienne, en d’autres termes, l’occasion « forcée » d’une proposition inédite. Car pour le

moins saisissante, cette apparence de « trou noir » quant au sens premier de la different

voice a néanmoins l’effet contrasté et stimulant de nous propulser dans l’éthique. Puisqu’il

ne peut en effet n’y avoir que du vide là où s’est laissé entrevoir quelque chose, la voix des

femmes émerge et exige désormais que l’on reconstitue, voire que l’on crée les conditions

morales de son existence, ce qui revient à dire de son expression « pure », libre de toute

contrainte politique ou surdétermination symbolique.

C’est ainsi que, avant un troisième chapitre devant servir à énoncer les paramètres

théoriques rendant possible ce travail éthique (ou du moins son amorce), celui-ci entend

remplir l’objectif préalable, que nous venons d’identifier, d’une exploration de la valeur

ontologique du care et de la voix féminine y étant associée. L’idée derrière cet objectif est

qu’il faut commencer par prendre acte des limites structurelles du care, autrement dit il faut

d’abord cerner son espace de détermination (de marginalisation, de disqualification) pour

qu’ensuite, et ce faisant, il soit utile et envisageable de l’en extirper. Nous avons dit que cet

espace structurant était le patriarcat. Mais voilà que si, d’emblée, nous justifions le

caractère ontologique de l’oppression féminine (et en celle-ci du paradigme relationnel) par

l’affirmation correspondante du caractère ontologiquement patriarcal du monde, mais sans

du reste préciser les raisons qui nous font croire en ce dernier, nous risquons une posture en

porte-à-faux avec la pétition de principe. Il semble qu’une démonstration soutenue dudit

postulat de la radicalité patriarcale soit, de fait, incontournable, ce à quoi les propos du

présent chapitre tendent en venant préciser le rapport qu’entretiennent les différentes écoles

patriarcat correspond à le penser comme un a priori, comme une « réalité » ayant évolué, certes, dans la

forme, mais dont la présence et l’exercice jusqu’à aujourd’hui ne peuvent être retranchés d’aucune portion de

l’Histoire. Nous soulignons « jusqu’à aujourd’hui » puisque, du reste, penser le patriarcat comme structure

d’oppression radicale ne signifie pas que la réflexion se laisse choir dans une constatation de la domination

masculine. Au contraire, toute prise de conscience [féministe] quant à la radicalité du patriarcat renvoie à la

croyance en son éventuelle et nécessaire éradication. La connaissance féministe doit en effet pouvoir servir

aux femmes (à l’humanité en général). C’est dans cette même optique qu’il nous faut envisager « refaire

l’Histoire » en projetant l’avènement d’une société relationnelle.

Page 60: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

51

féministes avec la notion de patriarcat. En faisant la démonstration de la difficulté

qu’éprouvent ces dernières à problématiser par-delà ses enjeux politiques la valeur

philosophique de l’association femmes/care, nous en arrivons à déduire (constater,

reconnaître) ou alors à induire (imaginer) la dimension « absolue » – nous avons aussi dit

ontologique – du patriarcat et de ladite association symbolique le constituant.

En plus, donc, d’offrir un premier exposé en substance de la logique patriarcale, ce

chapitre voudra retenir l’attention sur deux faits concomitants. Le premier de ces faits sera

par nous illustré, en première section, au moyen (principalement) d’une comparaison entre

les propositions clefs et grilles d’analyse respectives du féminisme libéral et radical, et

correspond à observer ceci : que le patriarcat ne se résume point à un ensemble de rapports

sociaux inégalitaires (il n’est pas que politique), que celui-ci renvoie bien plus à une

infrastructure de sens, à une configuration symbolique du monde causant problème non pas

qu’aux femmes mais à l’humanité tout entière car il est cela par quoi le care comme

paradigme – non uniquement comme fait de genre – se voit contenu et empêché. La pensée

abstraite et symbolique étant le propre de l’humain, et celle-ci se déployant autour d’un

schéma dualiste donnant appui aux représentations patriarcales, nous en déduirons qu’une

appréciation juste et complète des enjeux soulevés par l’idée d’un « genre moral » (le care

féminin ou féminité relationnelle) doit s’inscrire dans une démarche à caractère

anthropologico-philosophique (dont le chapitre quatre fera l’élaboration). Entendons par

cela, une démarche accordant une attention marquée au patrimoine symbolique de

l’humanité considérée dans sa psyché et condition, par-delà les classes ou catégories de

genre et par-delà, peut-être même, les discontinuités de l’histoire. L’arrimage, si l’on

pourrait dire, naturel entre le féminisme libéral et une forme plus ou moins définie

d’individualisme moral (l’analyse libérale se fonde dans une logique moderne de droits

individuels) ne permet effectivement pas à celui-ci, nous estimons, de saisir en profondeur

le caractère « originel » et symbolique de la pensée [humaine] patriarcale. Par contraste, le

féminisme radical permet de s’en approcher davantage, car en plus de faire l’étude des

structures historiques et institutionnelles concourant à l’inégalité entre hommes et femmes,

il offre un cadre permettant de théoriser le patriarcat en tant que régime universel

Page 61: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

52

transcendant l’Histoire, en tant qu’infrastructure collective des systèmes de sens et de

pouvoir.

Mais puisque cette approche radicale conduit aussi et irrémédiablement à saisir le

caractère originellement et formellement immoral de la pensée patriarcale, un renversement

de celle-ci ne pourrait se limiter à une lutte politique. C’est pourquoi le second fait central à

ce chapitre, que viendra camper notre deuxième section sous forme de « bilan », consistera

en une invitation à transcender l’analyse politique dont fut largement tributaire jusqu’à ce

jour la pensée féministe, ceci en mobilisant la féminité relationnelle autour de la priorité

éthique qu’insinue (et nous dirons même impose) sa rupture paradigmatique. Par éthique,

nous entendons un projet universel transcendant le genre et au nom duquel,

conséquemment, nous revendiquerons ni plus ni moins qu’un usage théorique élargi de la

catégorie d’analyse trop strictement féministe qu’est le patriarcat. Et par éthique proprement

féministe, nous comprendrons un projet non strictement destiné aux femmes mais bien

inspiré d’elles, impliquant que soit associée à la Différence féminine en le care, non pas

une essence ou « nature » mais bien, un statut et une valeur morale différentiels, privilégiés.

Page 62: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

53

2.1 Le care comme problème : importance et limites du débat politique

entourant la féminité relationnelle

2.1.1 La tradition libérale et le tabou de la différence

Qu’une nouvelle approche en psychologie ait permis une lecture moins sexiste des

« limites » morales des femmes – limites par rapport à la prétendue normalité d’un

cheminement moral culminant dans la référence aux normes et aux principes – ne constitue

pas le problème, on s’en doute. Le danger avec EC, a-t-on dit, se situait dans le fait de

vouloir faire de la « voix des femmes » une référence privilégiée en matière d’éthique, que

ce soit en prônant la complémentarité des cultures éthiques « masculine et féminine » de

justice et de sollicitude (Gilligan) ou en proposant un idéal éthique inspiré de la culture

féminine du care (Noddings). Pourquoi parler de danger? Parce que l’universalité de

l’oppression féminine ne permettrait pas, dans la logique de la plupart des écoles

féministes, d’aborder le caring autrement que comme une culture radicalement conçue,

développée et maintenue pour assurer la subordination des femmes à travers un ensemble

d’obligations relationnelles, auto sacrificielles et aliénantes. Vu de cette façon, le soin et

l’amour (archétypes de la « moralité féminine ») ne peuvent siéger à titre d’« égaux » aux

côtés de la Justice (archétype moral prétendument universel mais néanmoins puisé à

même la culture historique masculine), et il ne serait pas sage non plus de confier aux

femmes l’évaluation de leurs propres choix, valeurs et réflexes moraux puisque leur

condition d’opprimées invaliderait systématiquement la justesse de leurs perceptions. Ici,

nous avons affaire à une critique d’ordre politique faite à l’égard d’une posture féministe

que nous qualifions, dans le cadre de notre travail, de différentialiste. Le féminisme de la

différence, en effet, fut et est un courant extrêmement contesté pour l’apparente naïveté de

ses propositions et pour son manque de lecture politique. On peut en comprendre l’essentiel

à travers cette remarque : les femmes ont des « qualités spécifiques » que les hommes n’ont

pas, qui leur donnent des « pouvoirs spécifiques » – par exemple l’expérience de la

maternité – et qui les rendent complémentaires à ceux-ci.

Page 63: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

54

La thèse de Noddings, puisqu’elle érige le care en modèle moral à privilégier,

modèle qu’elle fonde dans une exemplification du mode d’être féminin, fait

systématiquement écho au féminisme de la différence. On lui reprochera donc, et Tronto

tout particulièrement, ses revers essentialistes. En réalité, la critique de l’essentialisme

occupe une place quasi fondatrice dans la pensée féministe, si tant il est que tout féminisme

trouve sa condition sine qua non dans une critique du patriarcat — régime politique,

économique et symbolique qui conduit à dominer les femmes notamment en les

essentialisant, en les réduisant à leur condition reproductrice et, ce faisant, en les éloignant

de la culture. Mais voyons la définition que fournit Carol Gilligan du régime patriarcal en

lien avec le care en tant que culture genrée, différenciée par rapport à la culture dominante :

Le sens littéral du patriarcat, c’est celui d’une hiérarchie et d’un règne des

prêtres, où le hieros, le prêtre, est un pater, un père. Le patriarcat impose une

dichotomie de genre, telle qu’être un homme veut dire ne pas être une femme et

vice versa; il perpétue une autorité de genre où l’autorité réside au bout du

compte chez les pères, où les qualités considérées masculines deviennent

supérieures aux qualités genrées au féminin, et où être un homme signifie être

au sommet de la hiérarchie. Le patriarcat place certains hommes à un niveau

supérieur à d’autres hommes (en séparant les hommes des garcons), et tous les

hommes à un niveau supérieur aux femmes, séparant les pères des mères, des

filles et des fils, et éloignant chacun de parts vitales de lui-même. Dans cet

univers genré du patriarcat, le care est une éthique féminine. Prendre soin

(caring) des autres, c’est ce que font les femmes « bonnes »; inversement, les

personnes qui prennent soin des autres font du care, c’est-à-dire un travail de

femmes86.

Dans l’optique d’une morale genrée, le care féminin apparaît donc, à première vue,

comme le produit d’une catégorie patriarcale (le genre féminin), ou pour ainsi dire comme

une conséquence de l’inégalité (patriarcale) fondatrice des rapports sociaux. Pas surprenant,

dès lors, que la critique qui en fut faite ait rejoint les mêmes revendications d’égalité de

droits, d’éradication des conditions d’oppression et d’exploitation que porte au nom de tous

les opprimé-e-s de ce monde le mouvement des femmes, avec au cœur de son articulation le

discours féministe libéral. Mais si le postulat d’une supposée « nature féminine » pose

problème à l’ensemble des théories féministes, toutes n’entretiennent pas avec celui-ci la

même distance théorique. Le féminisme libéral est celui qui s’en éloigne le plus, et celui-ci

86 Gilligan, C. (2010) op. cit., p.22.

Page 64: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

55

rassemble à peu de choses près toutes les premières grandes théoriciennes féministes.

Articulé autour d’une rhétorique de l’égalité, sa principale contribution aura été de

démasquer le mensonge d’un supposé « devoir naturel » rattaché au sexe et d’ainsi

démembrer, à l’aide d’une critique politique de la frontière opposant le public au privé, le

mythe de la maternité et de la domesticité comme espaces pleinement authentiques de

réalisation humaine. En refusant d’être réduites à leurs fonctions reproductrices, donc à leur

corps et à la Nature (plus encore même qu’à « leur » nature), des générations de femmes et

de féministes ont réclamé le droit à l’épanouissement intellectuel et professionnel, le droit,

en un mot, à être reconnues comme pleinement humaines. Sur le plan de la justice, le

« cocon libéral » aura permis, c’est indiscutable, l’incubation d’une véritable révolution

sociale, la plus grande peut-être de notre Histoire. En redéfinissant les rôles sociaux et, à

travers ceux-ci, les rapports de force entre les hommes et les femmes, la révolution

féministe (libérale en sa base) est venue réduire la distance et la violence qui, depuis

toujours, opposaient une moitié de l’humanité à l’autre. Il n’y a donc pas lieu de mettre en

doute le potentiel moral des révolutions à caractère politique, loin s’en faut. Toutefois, nous

savons que plus d’un siècle de féminisme n’est pas parvenu à enrayer l’inégalité entre les

sexes, non plus le flot des violences systémiques dont sont encore aujourd’hui affligés non

seulement les femmes mais l’ensemble des individus, des groupes et des classes

vulnérables de ce monde. Maintenant permettons-nous, sans chercher le cynisme mais non

sans franchise, de poser la question suivante : en s’attaquant à la stigmatisation comme

outil de domination des femmes, le féminisme libéral n’aurait-il agi, dans une certaine

mesure et dans un sens, qu’à départager (entre les hommes et les femmes) ou en somme

« diluer » la conflictualité inhérente aux rapports entre humains? Il se peut en effet qu’en

s’acharnant à réduire la dimension maternelle du vécu féminin à un « enfermement », le

plus gros de la tradition féministe ait contribué à affranchir la condition féminine du

« devoir de morale » mais l’ait fait au prix d’un certain appauvrissement moral de la

condition humaine. Puisque parler de maternité comme de quelque chose de naturel ne peut

en soit être « bon » dès lors que nous affirmons que « là où la culture libère, la nature

aliène », autant dire qu’il nous est interdit, à défaut d’être accusés de naïveté ou de

sexisme, de même souhaiter s’interroger sur la valeur morale du care maternel.

Page 65: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

56

On voit ici que quelque chose de l’ordre du tabou entoure la théorisation éthique du

care dans son expression la plus « brute », entendons ici l’amour maternel comme

extension de la biologie féminine. En effet, faire d’une chose, d’une situation ou d’une

question un tabou consiste à marquer le pourtour qui en interdira l’accès, réduisant de la

sorte le malaise ou la peur que celle-ci est susceptible d’engendrer et agissant,

simultanément, à en « sacraliser » la nature, à en préserver la forme « intacte ». En

s’interdisant de visiter, d’approfondir la question de la maternité par-delà l’enjeu

« biopolitique », bref en s’interdisant de s’y intéresser dans sa complexité, ce que l’on en

préserve au final n’est-il pas, et justement, la dimension problématique, insurmontable et

inaliénable? Sortir à tout prix de la nature… quitte à éradiquer la relation maternelle, quitte

à invalider la pertinence même de son expérience. C’est ce que, dans un sens, soutenait

Shulamith Firestone (1975) lorsqu’elle envisageait comme solution au « problème de la

biologie » de consigner la reproduction au domaine de la technologie87. Face à un tel degré

de négation de la nature [humaine], difficile de ne pas percevoir une négation quant à notre

obligation de faire face à cette nature, et d’en outre y parvenir d’une manière qui espérons-

le puisse s’avérer plus stratégique, ou à tout le moins plus positive et réaliste. Éviter le

déterminisme biologique devrait précisément nous amener à investiguer sur ce qui, en

accord ou non avec nos besoins naturels, nous fait être quelque chose de plus que ceux-ci,

nous fait être, justement et intrinsèquement, humains, non « animaux ». Dans cette optique,

attribuer un sens à la relation maternelle (comme d’ailleurs à toute relation) correspond à

vouloir saisir sa valeur humaine, humaine puisqu’affectivement et socioculturellement

investie, humaine et non, en outre, strictement sexuelle. Or rares ont été les analyses

féministes soucieuses d’établir cette distinction entre « potentialités humaines et

féminines »88, qui n’ont pas, autrement dit, trébuché dans l’argument de la contrainte

biologique et échoué dans une conception plus ou moins dégradante de l’expérience

maternelle. Alors que Kate Millet (1977) déplore que celle-ci ait conduit à bloquer le

développement des femmes au niveau de l’expérience biologique, Betty Friedan (1965)

situe le blocage à un niveau « purement psychologique » et affirme que les tâches

87 Grimshaw, Jean. Philosophy and Feminist Thinking, Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1986,

p.118. 88 Ibid., p.114.

Page 66: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

57

maternelles « are intrinsically infantilisong and cannot provide a ‘human’ identity »89. Dans

le même esprit, Simone de Beauvoir qualifie, dans Le Deuxième sexe toujours,

d’« illusion » l’idée d’une possible subjectivité maternelle90. Pionnières de la pensée

féministe, ces auteures ont su mettre en évidence le piège que constitue la croyance en une

maternité aimante en soi épanouissante; néanmoins, en n’abordant cette dernière que

comme ce qui s’apparente à une création mensongère et débilitante destinée à aliéner les

femmes, elles ont laissé en héritage l’idée bien pessimiste que le care humain sous sa forme

la plus désintéressée n’était en vérité qu’une vue de l’esprit, qu’un leurre. Un bon exemple

de cette posture de suspicion à l’endroit d’EC est à trouver dans la critique que fait Martha

Nussbaum, féministe libérale et éthicienne néo-aristotélicienne, des travaux de Gilligan et

de ceux de Baier concernant la nécessité d’une éthique trouvant sa force et sa vérité dans la

moralité (féminine) de sens commun, ou « morale des sentiments » : « in any case it would

be mistaken to use the current reasoning of a subordinated group as an index of what is

good for that group. The neo-Aristotelians tend to think that the feminism described by

Baier is not feminist at all, but a misguided validation of a deseased status quo »91. Ressort

de cette critique à caractère féministe l’idée plus générale selon laquelle la pensée libérale

identifie dans l’individu libre et doté de raison le lieu propre de l’éthique, la relation

n’apparaissant dans les faits que comme l’occasion de son exercice. Si l’individu se voit

limité de par sa condition à exercer pleinement son jugement moral, aucune relation

l’impliquant ne pourra en soi constituer le lieu d’émergence d’une expérience morale qui

s’avérera valide ou, à plus justement dire, « véritable ».

Sur cette conception individuelle, objectiviste/rationaliste et non contextualiste de

l’éthique, apparaîtront dès lors comme similairement contraires à l’éthique relationnelle

(bien que dans un rapport variable) les traditions libérale, kantienne et aristotélicienne. Il

vaut la peine que nous nous attardions sur cette dernière, dans la mesure où, étant moins

éloignée d’EC que la précédente (ne serait-ce qu’en ce qui a trait au rôle attribué aux

émotions dans l’éthique), la critique qu’elle en fait s’avère subtile, et, de ce fait,

interpellante. Si, en effet et tel que nous l’affirmons, le care ne peut se réduire à un produit

du patriarcat ou à un reliquat de la nature dont devraient à tout prix se défaire les femmes,

89 Ibid., p.115. 90 Ib., p.116. 91 Nussbaum, Martha. « Virtue Ethics : A Misleading category? », Journal of Ethics, 1999, p.195.

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58

alors qu’est-il, d’où provient-il et comment advient-il? S’il se trouve en l’agir humain (tel

que l’a tout particulièrement soutenu Tronto), ne pourrions-nous pas, à l’instar de ce que

pensent certain-e-s, y voir simplement et strictement le fait d’une vertu? Éthiquement

parlant, les vertus peuvent-elles, doivent-elles être sexuées? A priori, les questions

philosophiques que pose l’éthique des vertus (EV) à EC n’entretiennent pas de lien direct

avec la critique féministe. Les questions que soulèvent les néo-aristotélicien-ne-s agissent

ailleurs qu’au niveau de « l’entorse politique » affectant EC — affectant au demeurant toute

théorie « féminine » énoncée à l’intérieur d’un contexte patriarcal. Mais c’est en outre ce

qui nous intéresse : voyons comment la philosophie morale classique arrive à « se passer »

du politique pour rencontrer le care… et comment celle-ci fait à son tour en sorte que nous

nous y confrontions de nouveau.

2.1.2 Vertu ou relation?

Nous soutenons que l’essentiel de la critique adressée à EC par les néo-

aristotélicien-ne-s, soit les théoricien-ne-s contemporain-e-s associé-e-s à EV, est de nature

apolitique. Mais avant de nous avancer sur les motifs de cette affirmation, prenons

connaissance d’au moins une partie de ladite critique qui s’effectue, il est vrai, sur le plan

politique et dans une optique féministe. Les auteur-e-s qui la formulent s’appuieront sur le

concept de « vertus-fardeaux » (burden virtues) pour venir souligner la fragilité

conceptuelle d’EC, soulevant en cela le débat entourant la pertinence/impertinence de

valoriser en tant que vertus des valeurs et modes d’action typiquement et historiquement

féminins (dont bien sûr le care et l’amour maternels), « vertus » qui, en réalité, ne seraient

pour certaines que traductions d’un devoir et d’un mal-être (féminins) que canaliserait

l’amour et alourdirait le soin. Ce statu quo du devoir-caring, cette éthique des vertus-

fardeaux qui constitue le prêt-à-porter des femmes et que permettrait malencontreusement

de reproduire EC, constitue en effet la cible principale des attaques féministes à l’endroit

d’EC qu’énoncent certain-e-s protagonistes modernes d’une éthique des vertus (EV). En

tant qu’éthique permettant d’articuler un rapport conceptuel à la justice, cette dernière serait

selon eux/elles plus en mesure qu’EC d’aborder la problématique de l’injustice entre les

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59

hommes et les femmes. C’est d’ailleurs sur la base de cette même interprétation que

Margaret McLaren rejette la contribution théorique de Tronto à une EC « cultivant la

justice », ouverte sur la nécessité d’étendre l’idéal du care aux structures sociales et aux

relations étendues; qu’elle soit ouverte ou non sur la dimension sociale et politique,

McLaren maintient qu’EC ne remet pas en question l’asymétrie des rôles sexuels. Pourtant,

l’intérêt que porte Tronto au care en société ouvre sur une lecture d’EC en tant que

pratique, et éventuellement en tant que culture. Comme le relève Maureen Sander-Staudt,

« Tronto clearly intended her definition of care to challenge the status quo : to call attention

to care is to raise questions about the adequacy of care in our society. Such an inquiry will

lead to a profound rethinking of moral and practical life »92.

Sortons maintenant du cadre féministe. Raja Halwani fait partie de ces auteurs

associés au néo-aristotélisme qui prônent aujourd’hui un retour à la vertu. Intéressé

également par l’éthique du care, il tente de donner une place au care à l’intérieur de

l’éthique des vertus en évaluant la possibilité de lui attribuer le statut de vertu proprement

dite et en déterminant quelle serait sa position vis-à-vis des autres vertus aristotéliciennes.

En d’autres termes, il croit qu’EC devrait pouvoir s’assimiler à l’éthique des vertus et qu’il

n’est en outre ni pertinent, ni juste de faire du care l’élément central d’une théorie éthique

(comme Noddings, ou encore comme Slote qui voudrait en faire la vertu centrale à EV).

Halwani ne consent pas à éliminer la justice du tableau des vertus cardinales, ou des notions

fondamentales à une théorie éthique saine et complète. Considérant qu’EV permet

d’aborder la justice comme une vertu, importante certes mais insérée, au même titre que les

autres, à l’intérieur d’un système plus large – ensemble de vertus, de valeurs et de codes

moraux, le tout tempéré par la raison pratique ou phronesis – dont l’unité et la complexité

lui permettent d’acquérir son sens, il n’y aurait aucune raison de croire que la justice s’érige

en principe abstrait et incompatible avec les exigences morales de la réalité, fussent-elles

complexes et variables. La seconde critique à l’endroit d’EC, portée surtout par Victoria

Davion, concerne les dangers liés à l’absence d’un principe d’impartialité au sein de la

théorie. En faisant de la relation et non de la personne en relation la base de l’engagement

92 Sander-Staudt, Maureen. « The Unhappy Marriage of Care Ethics and Virtue Ethics », Hypatia, vol. 21, n°

2, automne 2006, p.30.

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60

altruiste, le caring comme idéal éthique se trouverait à favoriser coûte que coûte n’importe

quelle sorte de relation, même la relation avec une personne « mauvaise », pourvu que le

one-caring lui manifeste de l’attachement et des sentiments favorables. La partialité

inhérente au fait de juger quelqu’un sur la base de la relation entretenue et non sur la base

de sa valeur personnelle (valeur qu’on croit devoir être déterminée à partir de critères

impartiaux) rendrait selon Davion EC dangereuse, tant pour le one-caring que pour le

cared-for et pour les autres personnes autour, éventuellement négligées puisque non

préférées en tant que cared-for. De nouveau selon Halwani, EV aurait dans son trousseau la

solution au problème énoncé par Davion, la clef étant à trouver dans la place qu’accorde la

sagesse pratique à la raison dans la phase délibérative : en tempérant l’attendrissement et

les sentiments d’attachement envers le cared-for, la raison permettrait au one-caring d’agir

avec prudence en choisissant ou non de poursuivre la relation93. Donnant suite aux deux

premières critiques, une troisième signale l’impossibilité de faire d’EC un guide moral pour

les relations entretenues avec des étrangers. Nous voilà ici face au problème du localisme

mentionné au chapitre précédent : EC serait incapable d’aborder la problématique des

impacts lointains, parfois inconnus et dès lors incontrôlables de nos choix moraux. Encore

une fois, une éthique centrée sur la vertu, qui permet de se mouvoir dans la contingence

tout en s’appuyant sur un savoir « fixe » et apte à prendre en compte les différents niveaux

d’impact du choix moral, viendrait ainsi combler les lacunes d’EC. L’éthique

aristotélicienne mettant l’accent sur l’excellence du caractère personnel ainsi que sur la

délibération et la prudence dans la prise de décision, serait à même de forger des

personnalités vertueuses capables de constance et de justesse face à la variabilité des objets

de dilemme — les personnes, dont le bien constitue l’enjeu moral.

À notre avis, la majorité des prétentions d’Halwani quant à la supériorité théorique

d’EV sur EC relèvent d’une lecture incomplète ou alors sélective de la théorie de Noddings.

Reprenons les trois critiques. Sur la question de la justice comme principe éthique essentiel

mais faisant défaut à EC, Sander-Staudt croit, comme nous, que nous nous trouvons face à

un faux débat. D’abord parce que toute relation privée est nécessairement enchâssée dans

93 Halwani, Raja. Virtuous Liaisons. Care, Love, Sex, and Virtue Ethics, Chicago & LaSalle, Open Court,

2003, p.53.

Page 70: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

61

un contexte plus large de relations publiques, et vice versa. Ceci implique que l’éthique

dans la relation intime se rapporte à des obligations et valeurs de sens commun, sinon

universelles, du moins collectivement et culturellement partagées au même titre que le

serait une référence de principe. Ensuite, parce que l’injustice, en tant que telle, constitue la

preuve qu’une relation réciproque et égalitaire n’a pas pu s’instaurer, la preuve que, entre

les deux parties impliquées, une des deux ne s’est justement « pas occupée » (« didn’t

care ») de l’autre. Les actes injustes entravent les relations à la base, ce qui implique que le

succès dans la relation soit en partie redevable à une prise en compte et à une gestion

éclairée des éléments du contexte qui sont susceptibles de générer de l’inégalité ou de la

discrimination94. La relation éthique doit pouvoir permettre le développement du sens de la

justice, mais la justice en tant que principe ne peut trouver son sens qu’à l’intérieur de

relations réelles, intimes ou publiques.

Une réponse en amenant une autre (comme une critique), nous estimons que la

critique voulant qu’EC soit incapable d’orienter l’agir moral à l’égard des étrangers relève,

encore une fois, d’une lecture en surface de ce que Noddings appelle les « relations

concrètes ». Par relations concrètes, elle désigne surtout ce par quoi les relations réelles se

constituent, c’est-à-dire par l’expression de besoins, de joies et de satisfaction, par la

gestion de compromis, de rapports entre le court et le long terme, de contradictions et

d’inégalités, d’enchevêtrements, de ralentissements et d’approfondissements. Les relations

concrètes ne se réduisent pas aux relations familiales et intimes (mentionnons au passage

que Noddings consacre une partie considérable de sa théorie à l’analyse des relations aux

animaux, aux plantes et même aux idées), celles-ci qui, en fait, renvoient surtout aux

archétypes de la relation humaine la plus épanouie, engagée et inconditionnelle. Les

relations concrètes, en fait, sont la vie, sont ce par quoi la vertu et le bonheur prennent

forme et sens. Noddings précise d’ailleurs qu’elles occupent différents niveaux et qu’à leur

tour, ces différents niveaux de relation impliquent la pratique d’un « care with distinctions

»95. L’apport d’EC était de faire de la relation le lieu d’émergence de la sollicitude et de la

responsabilité, que cette relation prenne la forme de soins de santé prodigués à un parent

94 Sander-Staudt, M. op. cit., p.31. 95 Similaire, le ren confucéen réfère à un « amour avec gradations » (Po-Wah, Lai Tao. « Two Perspectives of

Care : Confucian Ren and Feminist Care », Journal of Chinese Philosophy, vol. 27, n° 2, juin 2000, p.215-

240).

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62

malade ou qu’elle se traduise par le sentiment de responsabilité (ou de culpabilité) que

suscite la vue télévisée de bombardements dans un pays en guerre. C’est pourquoi plusieurs

auteur-e-s ont saisi l’importance de développer la théorie de Noddings de manière à en

démarquer la dimension « universelle » et publique. Nous savons que Tronto aborde surtout

le caring dans sa fonction pratique, fonction qui, selon elle, en fait un idéal tant éthique que

politique. Aussi, observé sous l’angle de la praxis, le care peut se montrer sous son jour

« féminin » – ce qui donne à EC une dimension analytique additionnelle, celle du genre –

alors qu’observée sous l’angle de la vertu, il se présente comme un concept sexuellement

neutre. D’autres auteures telle qu’Eva Fedar Kittay (1999), sont allées dans le même sens et

ont cherché à identifier la manière pour le care de s’étendre aux considérations de justice

en lien avec la question de l’autonomie personnelle, des charges relationnelles aliénantes

(burden virtues), des relations internationales ou encore de la citoyenneté96. Même la

réciprocité, dans un contexte relationnel « macro », arrive à exister si l’on consent à

l’envisager sous une forme flexible, c’est-à-dire latente dans le temps et diffuse dans

l’espace que peuplent ces innombrables êtres relationnels, inexorablement rattachés à nous.

On peut conclure, en outre, en observant que les conflits susceptibles d’opposer

sérieusement nos cared-fors à des étrangers sont ni plus ni moins que rarissimes.

Les arguments évoqués pour répondre aux deux premières critiques se recoupent à

l’endroit de la troisième, soit celle qui prétend à un défaut d’impartialité chez EC. Penser

qu’une relation construite sur le mode réceptif ne réserve aucun espace à la délibération et

au raisonnement moral est, et d’aucuns l’admettront, quelque peu réducteur. Au contraire,

les relations étant très souvent plus inégalitaires qu’égalitaires, fragiles et surtout très

complexes, c’est bien par l’expérience de celles-ci que l’un-e arrive à mesurer les failles et

les faiblesses du lien qui l’unit à l’être aimé. Savoir juger de la santé d’une relation

implique ipso facto savoir juger convenablement la personne qui en constitue la source et la

raison d’être, notamment en mesurant, par intuition sensible et par raisonnement, sa

capacité à recevoir, à accueillir et à s’engager en retour. Le danger « d’aveuglement »

inhérent à une relation partiale à excès (trop intéressée, dépendante ou envahissante) est

donc écarté. Pour le reste, on entre dans les risques de la relation qui, de mentionner

Noddings – avec ce que nous considérons être de la franchise et de l’humilité théoriques –,

96 Sander-Staudt, M. op. cit., p.30; 32.

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63

font encore partie de l’existence humaine et ne peuvent être complètement annihilés, même

en philosophie. L’idéal éthique de Noddings se veut atteignable. Nous entendons, cela dit,

soulever dans le chapitre trois toutes les considérations pertinentes entourant l’enjeu

d’idéalisation du paradigme relationnel.

De cette analytique néo-aristotélicienne questionnant la valeur opératoire du concept

de care au sein d’une systématique éthique, déplaçons-nous de nouveau vers l’enjeu

politique. Nous avons débuté cette section en faisant référence à la critique féministe

qu’effectuent Nussbaum et autres philosophes libéraux-ales et/ou néo-aristotélicien-ne-s du

care féminin envisagé comme burden virtue. Le fait est que, en dehors de cette critique

politique touchant ce type spécifique de vertu, la rhétorique aristotélicienne n’entend pas

politiser le caractère potentiellement problématique de la vie vertueuse (sophia) en tant que

telle. Dans un texte portant sur la formation et la « déformation » historique du caractère

moral des noir-e-s américain-e-s, Lisa Tessman (2005) reprend à son compte le débat

entourant l’emploi du concept de « dommage moral » en éthique des vertus et remarque

qu’en situation d’oppression, on ne peut disposer de tous les biens nécessaires à la

formation d’un caractère vertueux. En d’autres termes, tous et toutes n’ont pas place égale

sous le soleil des vertus. Les noir-e-s des États-Unis, appartenant à une classe sociale

historiquement constituée sur la base de l’esclavage puis de l’exclusion, ont depuis

longtemps évolué dans des environnements pauvres et désabusés, propices à la criminalité,

à la « fainéantise » et au « vice ». Les mentalités et politiques conservatrices ayant tôt fait

de les qualifier d’êtres « moralement sous-développés » et inaptes à la vertu, Tessman

propose pour sa part une analyse éthico-politique de leur condition qui s’emploie à relever

la dimension systémique des forces oppressives dont ils sont l’objet : institutions, politiques

publiques discriminatoires, racisme, violence et pauvreté intergénérationnelles ont tour à

tour constitué la source et l’objectif de l’« endommagement moral » duquel on continue,

encore aujourd’hui, de vouloir tenir les noir-e-s coupables. Le blâme de la victime, en tant

que stratégie d’oppression systémique d’un groupe social par un ou plusieurs autre(s) et

illustrée ici par le cas des noir-e-s aux États-Unis, a bien entendu force d’analyse pour la

compréhension de l’oppression des femmes, de leurs limites, dépendances et faiblesses en

tant que « vices » ou « défaut de vertu » historiquement et socialement constitués. On

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64

retient donc de l’analyse de Tessman, en ce qui a trait à l’étude de la vertu (ou de la

capacité morale) en contexte d’oppression, l’importance d’inclure du politique dans

l’éthique, et inversement. Distinguer volonté et capacité d’agir, c’est commencer par

déterminer la place qu’occupe l’agent moral dans l’ensemble des relations de pouvoir qui

constituent la société. D’un autre côté, s’interroger sur la latitude des choix moraux d’une

personne en référant uniquement aux déterminations externes de l’agir moral (structures

induisant l’oppression ou le privilège social), c’est réduire au politique ce qui relève

pourtant, aussi, de l’éthique. Car il ne sert à rien de se demander si les femmes sont les

seules à aimer et à soigner (question à laquelle on répondrait bien entendu par non), ni de

savoir si elles aiment et soignent seulement parce qu’elles sont opprimées. Ce que suscite

EC – ou devrait susciter, c’est ce que nous tenterons de démontrer à travers cette thèse –,

c’est une réflexion sur la valeur éthique universelle de la culture féminine du care, dans

une optique où, en plus de consentir à valoriser le mode de vie relationnel des femmes, on

consent à réévaluer les exigences et la distribution de la tâche qui en retourne. Ce travail

accompli (l’émancipation féminine et l’élimination des disparités sexuelles en matière

d’obligation morale), est alors permise la rencontre du vouloir et du pouvoir-faire au cœur

d’une éthique de la sollicitude et de la responsabilité qui ne répond plus, au reste, du devoir,

de l’impuissance ou de la restriction. Et si, pour emprunter les paroles de Saint-Augustin,

« la volonté n’est rien d’autre que la puissance d’aimer »97, alors soin et amour, au sein

d’une culture éthique libre et transcendant le genre, sont synonymes d’empowerment. Le

pouvoir comme quelque chose devant être éthiquement repensé; sur cette question

effleurée, aussi, nous reportons la discussion au chapitre trois.

Par cette discussion opposant EC et EV, rapports de force et individualité vertueuse,

raison pratique et contextualisme moral, nous avons cherché à mettre en relief les éléments

d’un paradoxe, celui du politique en éthique que vient activer une rencontre avec la

catégorie doublement marginalisée du care féminin, que nous appelons également

« féminité relationnelle ». Ce paradoxe se dessine lorsque, en amont des analyses

aristotélicienne et libérale du care, apparaissent nouées entre elles la difficulté et la

97 Lacroix, Xavier. Le corps de chair : les dimension éthique, esthétique et spirituelle de l’amour, Paris,

Éditions du Cerf, 1992, p.259.

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65

nécessité de penser le care hors du politique, hors du monde tel que constitué et constituant

notre « infirmité relationnelle » — hors du régime de rapports inégalitaires et conflictuels

qu’est le patriarcat. Par un processus inverse toutefois : la critique libérale fait de la

féminité relationnelle un problème politique en relevant l’asymétrie des rôles et pouvoirs de

genre que génère la condition féminine, ou en d’autres mots le caractère ontologique,

originel car naturel de l’identification des femmes à la fonction reproductrice; à côté, une

éthique des vertus s’attachant à articuler entre elles les qualités morales présidant au

développement de la sophia mais, au reste, négligeant de porter un regard critique sur la

question des conditions sociales devant prévaloir à celui-ci (négligeant l’analyse politique),

laisse entrevoir le problème encore plus général de la morale comme fondamentalement

élitiste et, par voie de conséquence, fondamentalement masculine. Alors que la première

remonte immédiatement et systématiquement aux origines de l’aliénation féminine pour

expliquer les conditions (originelles) d’impossibilité du care démocratique, la seconde rend

patente l’illusion même d’une théorie éthique omettant de contextualiser et de politiser les

relations humaines, l’illusion d’une moralité pensée en dehors ou en opposition au

paradigme relationnel – la morale comme raison pratique, comme distanciation objective –

et, par voie de conséquence, en dehors d’un monde accessible aux femmes (et autres

outsiders). Dans un cas comme dans l’autre, la problématique rencontrée est de nature

radicale : point de véritable pensée morale en dehors d’une remise en cause de la nature non

relationnelle du monde vécu et appréhendé à travers le prisme unique de la Raison — le

monde tel que pensé et organisé par l’esprit masculin; point de vécu relationnel véritable

sans renversement de l’infrastructure patriarcale (amorale) du monde, ce qui revient à dire

sans une entière et absolue réappropriation du sens et surtout de la valeur de ce que nous

appelons la moralité féminine — a priori garante d’une oppression insurmontable car

naturellement engendrée et destinée à l’exploitation. Comme si l’analyse politique

permettait en elle-même de révéler la nécessité de son surpassement dans la recherche des

conditions propices à toute pensée morale, nous voulons dire ici propices à toute réflexion

en principe intéressée par la susceptibilité, par la potentialité de l’humain à concevoir et à

bâtir un monde meilleur, un monde différent. S’il faut sortir du politique tout en continuant

de tenir compte de l’impasse conceptuelle qu’il semble mettre en évidence, nous le ferons

dès lors en investissant le problème moral (la dévaluation radicale du paradigme

Page 75: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

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relationnel) et le problème politique (la dévaluation radicale du Féminin) sous un angle qui

permette d’attaquer la réalité patriarcale dans sa dimension dialectique. Il s’agira en

définitive de désenclaver le féminisme du langage libéral des droits et libertés particuliers

(et corrélativement du déterminisme politique qui le fait s’intéresser à une catégorie

humaine particulière, qui empêche sa portée universelle, qui limite sa valeur morale) et, à la

fois, de désaliéner l’éthique du care de son rapport relativement infécond (car paradoxal) à

un féminisme trop strictement politique.

Investir le paradigme relationnel sans biais… non relationnel, c’est donc sortir de

l’individualisme moral. Le féminisme libéral n’est pas, sauf indirectement et quand on

regarde de près, intéressé outre mesure par la recherche du Bien universel tel que l’entend

la philosophie morale. Il appartient au mouvement des femmes, à la lutte sociale pour

l’éradication de l’oppression féminine, pour l’émancipation du genre féminin dans une

perspective de droits, de justice et d’égalité. Mais qui, justement, fonde les critères de la

justice et des droits? Les droits auxquels les femmes aspirent, dans un contexte où le vécu

relationnel (féminin ou non) demeure dévalorisé sur le plan culturel, psychologique et

politique, ne sont-ils point des droits relevant d’une justice telle que définie par les

hommes? EC, en portant une attention privilégiée à cette autre façon d’être « bon » en

société (le caring), constitue peut-être la première théorie éthique à fournir à la fois une

critique féministe de la moralité traditionnelle (en révélant l’inégalité de genre à l’œuvre

dans la distribution sociale du « travail d’amour ») et un modèle éthique à portée

universelle (éthique de la relation, concept humain et unisexe mais inspiré par l’expérience

historico-culturelle du genre féminin). Autrement dit, EC permet de faire la promotion des

valeurs propres à la culture féminine tout en identifiant comme un problème le fait qu’il y

ait une culture proprement féminine.

Mais pour poursuivre sur l’individualisme moral, rappelons que l’éthique libérale

s’appuie sur le postulat d’une rationalité de l’agent perçu comme libre et autonome. Dans

une conception similaire quant à l’agentivité morale, l’éthique aristotélicienne voit en la vie

vertueuse le fait d’une excellence individuelle. Citoyenne certes (impliquant pour son

exercice des relations interindividuelles et engagées en conformité avec les exigences de la

cité) mais néanmoins une « performance », une réalisation par laquelle l’individu sera

Page 76: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

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parvenu au bonheur en vertu de, grâce et à travers ses relations. EC par contraste, ou par

distinction subtile (nous nous garderons de dire par opposition), a pour finalité éthique

quelque chose que l’on pourrait faire correspondre à la paix. La paix dans, pour et par la

relation, suivant beaucoup la contingence des contextes et par le fait même échappant,

parfois et inévitablement, aux « prétentions vertueuses » de l’individu en relation. EV, pour

destinée que soit la sagesse à revenir vers autrui (son objet), renvoie d’une façon que nous

dirions « saillante » à une discipline personnelle ayant pour principale finalité l’atteinte du

« bonheur contemplatif » (eudemonia). Dans EV, la relation peut sembler par moments,

dans la mesure du moins où nous la comparons à EC, instrumentale à la réalisation de la

vertu en l’individu; le bonheur mutuel, même dans la philia et même considéré le fait que la

relation soit nécessaire à son atteinte, consiste en apparence en l’addition et/ou à la

rencontre de deux (ou plus) caractères vertueux menant aux bonheurs individuels. Or, ne

saurait-elle être véritablement vertueuse une relation « asymétrique » motivée par la prise

en compte et la gestion de la vulnérabilité inhérente aux humains et aux relations? C’est

pour sa part distinctement, explicitement qu’EC invite à concevoir autrement que le

bonheur de l’autre peut non seulement occasionner le bonheur propre, mais qu’il en est

même la source, le fondement et la détermination. Noddings abonde dans ce sens

lorsqu’elle affirme que « [w]e must not reify virtues and turn our caring toward them. If we

do this, our ethic turns inward and is even less usefull than an ethic of principles, which

least remains in contact with the acts we are assessing. The fulfilment of virtue is both in

me and in the other »98. La paix au regard d’EC étant vécue et ressentie dans la relation et

jamais autrement, cette dernière ne saurait au demeurant se limiter à être le corollaire de la

béatitude, perçue comme véritable et ultime fin — proposition qui en un sens peut être

déduite de la morale d’Aristote lorsqu’il désigne le bonheur méditatif, manifestation et

preuve de l’excellence morale (la vertu), comme la finalité humaine. Il ne s’agirait jamais

de dire qu’Aristote ne voit point dans l’amitié le lieu de la vertu, mais plutôt de relever, tel

que le fait Noddings, qu’il y a dans la culture de la vertu sensiblement plus de volonté,

aspiration ou travail individuel que de « déplacement de soi vers l’autre », avec les

contraintes qu’imposent les relations contextualisées ainsi que les vulnérabilités et iniquités

propres à la vie sociale. Le « déplacement motivationnel » propre à EC, en d’autres mots,

98 Noddings, N. (1984) op. cit., p.96.

Page 77: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

68

n’est point identique à l’idée de vertu individuelle informant la qualité du lien à l’autre.

Aucune appréciation de la notion de soin, aucune philosophie morale en fait, ne serait en

propre possible sans l’héritage moral d’Aristote. Pointons seulement que celui-ci a trouvé

plus de parenté conceptuelle dans la tradition morale libérale ainsi que dans la philosophie

politique, celle-ci dont nous avons relevé certaines limites en formulant notre critique

féministe informée d’une perspective dite « relationnelle et différentialiste » (permise par le

paradigme du care).

Bref, il apparaît impératif de chercher l’éthique par-delà les frontières de

l’individualité, et même peut-être de concevoir que la morale trouve comme tel son sens

dans cette injonction. Mais donc pour ce faire, il faudra chercher ailleurs que dans le champ

des déterminations politiques des agents moraux, chercher là où, justement, autre chose que

la dynamique des forces sociales s’opère et fait en sorte que le care revêtisse (ou se voit

privé de) un sens, une valeur. Il faudra investiguer le champ du symbolique, c’est-à-dire

étudier les formes de production et de traduction de la différence qui, en plus de teinter nos

institutions et les rapports de force qui en découlent, façonnent en profondeur nos discours,

notre psychologie et notre imaginaire moral.

2.1.3 Approches radicales de la différence

Adopter une perspective radicale consiste à remonter aux racines d’un problème tant

pour le comprendre que pour le résoudre. Nous sommes toujours à l’étape de la

compréhension. Le problème qui nous intéresse, rappelons-le, s’énonce à l’aide d’une

question à première vue simple mais néanmoins embarrassante. Au sein d’un régime

patriarcal, donc par définition au sein d’un monde radicalement androcentré et hiérarchisé,

est-ce l’association des femmes à la tâche de care99 qui cause problème (un problème

d’asymétrie de genre, un problème politique) ou n’est-ce pas plutôt la dévalorisation

99 Nous verrons bientôt que pour sa part, l’écoféminisme situe plus précisément le débat au niveau de

l’association conceptuelle entre Féminin et Nature.

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69

première de l’axiologie des valeurs et des termes associés au Féminin (un problème

symbolique) qui agit à contenir la culture du care, et ce depuis toujours? Lorsque Tronto

mentionne l’importance de déplacer les frontières morales associées à la « moralité des

femmes », se questionne-t-elle en profondeur sur l’étendue, sur l’infrastructure de sens à

l’origine de ces frontières? Pour la théorie éthique autant que féministe, sonder cette

infrastructure correspond à plus qu’un exercice de démonstration des formes et mécanismes

institutionnels de l’oppression. Cela correspond à étudier l’enracinement (pourquoi et

jusqu’où?) de cette tendance humaine et surtout masculine à l’oppression — à la

marginalisation, exploitation, infériorisation, négation de l’Autre et des autres. À travers le

prisme de ce que nous appellerons plus tard une éthique à teneur « anthropologique »

(chapitre quatre), nous verrons en quoi il apparaît envisageable que des déterminations

issues du champ symbolique précèdent à l’établissement des structures politiques à l’aune

desquelles nous articulons nos frontières morales. Mais avant cela, autrement dit avant de

spéculer sur la question des « causes » du patriarcat, avant aussi d’élucider par quelle

dialectique, à l’origine de ce dernier, le principe féminin se voit radicalement lié au principe

relationnel, attardons-nous un peu, encore, sur le premier (le principe radicalement bafoué

du féminin) et tentons de saisir la portée déterministe de l’univers patriarcal, de cerner

l’ampleur de ce qu’il met en jeu. Car revendiquer, à l’instar de ce que fait Tronto, une

« politique du care » correspond à faire en éthique ce que fit le féminisme en philosophie

politique : affirmer et critiquer l’existence du patriarcat. Nous affirmons par conséquent que

toute critique politique du care est à proprement parler équivalente, se rapporte à ou n’est

d’aucune façon réellement distincte de ce que nous appellerons, simplement, une

problématisation du patriarcat. Une telle problématisation, remarquons ensuite, s’effectue à

différents degrés de profondeur, degrés auxquels correspondent et à partir desquels se

différentient entre elles les différentes écoles féministes. Une problématisation « en

surface » du patriarcat se verra ainsi correspondre, par exemple, à une étude libérale des

institutions patriarcales telles que la famille (par ex. monogame et moderne), le travail et les

rapports de production (par ex. en marge de la famille comme unité de production, avec

l’avènement de l’industrialisation) ou encore la maternité, alors qu’une problématisation

plus en profondeur, plus radicale de ces mêmes institutions cherchera à mettre à jour la

constance quasi absolue des interactions de sens qui les sous-tendent, qui sont propres à la

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70

schématique patriarcale et dont la cohérence transcende la diversité empirique (d’un point

de vue ethnohistorique) desdites institutions. Cette seconde voie est celle qui nous

intéresse.

Simone de Beauvoir et le Féminin comme altérité :

Sans s’être a priori ou explicitement réclamée de l’approche radicale, ni même par

ailleurs de ce qui allait après elle devenir le « féminisme », Simone de Beauvoir est

néanmoins à l’origine de ce qui s’avère être à notre avis l’étude la plus complète jamais

menée sur le patriarcat. Si Le Deuxième sexe (1949) se révèle être une œuvre si brillante,

c’est bien parce qu’il fut le premier à toucher dans un même temps à la surface tangible et

au langage subtil, inconscient, presque souterrain du patriarcat, ceci en deux tomes : le

premier abordant « Les faits et les mythes », où l’auteure s’attache à recenser les

innombrables manifestations matérielles et symboliques de ce qu’elle identifie comme

l’Altérité absolue en le genre féminin, ontologie d’une immanence en l’existence féminine

interdite de subjectivité, de transcendance; le second tome, où elle superpose à la

mythologie patriarcale la matière concrète de « L’expérience vécue » dans les institutions

(le mariage par exemple) et les personnages sociaux de la « féminité patriarcale »100 (la

mère, la prostituée, l’épouse, l’amoureuse)101. Pour l’exploration qu’il permet de l’univers

avant tout symbolique du patriarcat, nous porterons notre attention sur le premier tome.

D’une attention portée aux femmes, Simone de Beauvoir transpose son regard sur la

catégorie élargie du Féminin, permettant ainsi que soit saisie dans sa globalité et sa

dimension structurante l’asymétrie de genre. Elle arrive à démontrer que toujours, partout et

quasi invariablement, les productions culturelles s’accompagnent d’une symbolique

conflictuelle opposant la catégorie référentielle et existentielle du Masculin à celle,

« seconde », de l’Altérité féminine. Conditionnelle à la première, cette catégorie du

« deuxième sexe » revêtira tour à tour et de manière utilitaire la kyrielle des modalités de

100 Expression utilisée par Simone de Beauvoir et rapportée par Toril Moi dans Simone de Beauvoir. Conflits

d’une intellectuelle, Paris/ New-York/ Amsterdam, Diderot, 1995. 101 Même si la perspective existentialiste rend a priori unique l’œuvre de Beauvoir, le champ d’étude que

recouvre le second tome (institutions, personnages sociaux et rapports de pouvoir) s’apparente à celui

qu’investirent les féministes libérales qui lui succédèrent.

Page 80: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

71

l’oppression que sont la stigmatisation, l’essentialisation, la négation, la marginalisation et

l’exploitation. Si donc, dans les pages qui suivent, nous nous permettons à plusieurs

reprises de citer longuement Beauvoir, c’est en raison de sa formidable capacité à évoquer

sans censure et à l’aide d’une imagerie des plus efficaces ces schémas mentaux qui, de

façon transversale au sein de traditions religieuses et littéraires de toutes sortes et de toutes

époques, agissent à organiser et systématiser l’inconditionnelle récupération symbolique du

féminin. Beauvoir nous apprend ainsi que peu importe ce que l’imaginaire moral consent à

octroyer de « bon » à la femme (l’idée de pureté par exemple), une torsion sémantique fait

tôt ou tard agir cet élément au détriment de sa valeur :

Des vertus ambivalentes dont elle est revêtue on retient surtout l’aspect

néfaste : de sacrée elle devient impure. Ève donnée à Adam pour être sa

compagne a perdu le genre humain; quand ils veulent se venger des hommes,

les dieux païens inventent la femme et c’est la première-née de ces créatures

femelles, Pandore, qui déchaîne tous les maux dont souffre l’humanité.

L’Autre, c’est la passivité en face de l’activité, la diversité qui brise l’unité, la

matière opposée à la forme, le désordre qui résiste à l’ordre. La femme est ainsi

vouée au Mal. « Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme;

et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme », dit

Pythagore. Les lois de Manou la définissent comme un être vil qu’il convient de

tenir en esclavage. Le Lévitique l’assimile aux bêtes de somme possédées par le

patriarche. Les lois de Solon ne lui confèrent aucun droit. Le code romain la

met en tutelle et proclame son « imbécillité ». Le droit canon la considère

comme la « porte du Diable ». Le Koran la traite avec le plus absolu mépris. Et

cependant le Mal est nécessaire au Bien, la matière à l’idée et la nuit à la

lumière. L’homme sait que pour assouvir ses désirs, pour perpétuer son

existence, la femme lui est indispensable102.

Se rapportant aux visages féminins de l’univers religieux antique, Beauvoir fait remarquer

que, pour peu qu’il soit divinisé au départ, le féminin incarné ne peut ultimement revêtir de

valeur sacrée qu’en tant que tabou : « [e]lle est la reine du ciel, une colombe la figure; elle

est aussi impératrice des enfers, elle en sort en rampant, et le serpent la symbolise […] on la

retrouve en Égypte sous les traits d’Isis; les divinités mâles lui sont subordonnées. Suprême

idole dans les régions lointaines du ciel et des enfers, la femme est sur terre entourée de

tabous comme tous les êtres sacrés, elle est elle-même tabou103. Immanence, passivité, le

102 De Beauvoir, Simone. Le Deuxième sexe, tome 1, Paris, Gallimard, 1949, p.136-137. 103 Ibid., p.123.

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72

féminin n’a d’autre valeur en ce monde que celle qui s’oppose à lui en (le) transcendant,

que ce qu’il permet de faire être par contraste avec lui. En tant qu’essence, la femme

incarne « à la fois la pulpe charnelle et le mana mystique »104, elle rend intelligible et

palpable la substance, les choses du monde. Rien de « vrai » chez la femme, en somme, que

cette instrumentale essence :

Cette vérité ensevelie dans la nuit des choses resplendit aussi au ciel; parfaite

immanence, l’Âme est en même temps le transcendant, l’Idée. Non seulement

les villes et les nations, mais des entités, des institutions abstraites revêtent des

traits féminins : l’Église, la Synagogue, la République, l’Humanité sont

femmes, et aussi la Paix, la Guerre, la Liberté, la Révolution, la Victoire.

L’idéal que l’homme pose en face de soi comme l’Autre essentiel, il le féminise

parce que la femme est la figure sensible de l’altérité; c’est pourquoi presque

toutes les allégories, dans le langage comme dans l’iconographie, sont des

femmes105.

Encore un passage, dont nous estimons que la richesse justifie la longueur, cette fois portant

sur le personnage archétypal de la prostituée. Dans une sorte de synthèse métaphorique

faisant se côtoyer ambigüité et réductionnisme moral, on y voit se dessiner l’image, le

fantasme malléable d’un féminin conçu pour l’usage et symboliquement cerné de toute

part :

C’est là un des types féminins les plus plastiques, celui qui permet le mieux le

grand jeu des vices et des vertus. Pour le puritain timoré, elle incarne le mal, la

honte, la maladie, la damnation; elle inspire l’épouvante et le dégoût; elle

n’appartient à aucun homme, mais se prête à tous et vit de ce commerce; elle

retrouve par là l’indépendance redoutable des luxurieuses déesses-mères

primitives et elle incarne la Féminité que la société masculine n’a pas

sanctifiée, qui demeure chargée de pouvoirs maléfiques; dans l’acte sexuel, le

mâle ne peut pas s’imaginer qu’il la possède, il est seul livré aux démons de la

chair, c’est une humiliation, une souillure que ressentent singulièrement les

Anglo-Saxons aux yeux de qui la chair est plus ou moins maudite. En revanche,

un homme que n’effarouche pas la chair en aimera chez la prostituée

l’affirmation généreuse et crue; il verra en elle l’affirmation de la féminité

qu’aucune morale n’a affadie; il retrouvera sur son corps ces vertus magiques

qui naguère apparentaient la femme aux astres et à la mer : un Miller, s’il

couche avec une prostituée, croit sonder les abîmes mêmes de la vie, de la mort,

du cosmos; il rejoint Dieu au fond des ténèbres moites d’un vagin accueillant.

104 Ib., p.214. 105 Ib., p.295.

Page 82: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

73

Parce qu’elle est, en marge d’un monde hypocritement moral, une sorte de

paria, on peut aussi considérer la « fille perdue » comme la contestation de

toutes les vertus officielles; son indignité l’apparente aux saintes authentiques;

car ce qui a été abaissé sera exalté; le Christ a regardé avec faveur Marie-

Madeleine; le péché ouvre plus facilement les portes du ciel que ne fait une

hypocrite vertu. Ainsi c’est aux pieds de Sonia que Raskolnikov sacrifie

l’arrogant orgueil masculin qui l’a conduit au crime; il a exaspéré par le meurtre

cette volonté de séparation qui est en tout homme : résignée, abandonnée de

tous, c’est une humble prostituée qui peut le mieux recevoir l’Aveu de son

abdication. Le mot « fille perdue » éveille des échos troublants; beaucoup

d’hommes rêvent de se perdre; ce n’est pas si facile, on ne réussit pas aisément

à atteindre le Mal sous une figure positive; et même le démoniaque est effrayé

par des cimes excessifs; la femme permet de célébrer sans grands risques des

messes noires où Satan est évoqué sans être précisément invité; elle est en

marge du monde masculin; les actes qui la concernent ne tirent pas vraiment à

conséquence; cependant elle est un être humain et on peut donc accomplir à

travers elle de sombres révoltes contre les lois humaines. De Musset à Georges

Batailles, la débauche aux traits hideux et fascinants, c’est la fréquentation des

« filles ». C’est sur des femmes que Sade et Sacher-Masoch assouvissent les

désirs qui les hantent; leurs disciples, et la plupart des hommes qui ont des

« vices » à satisfaire, s’adressent le plus ordinairement aux prostituées. Elles

sont de toutes les femmes celles qui sont le plus soumises au mâle, et qui

cependant lui échappent davantage; c’est ce qui les dispose à revêtir tant de

multiples significations. Cependant il n’est aucune figure féminine : vierge,

mère, épouse, sœur, servante, farouche vertu, souriante odalisque qui ne soit

susceptible de résumer ainsi les ondoyantes aspirations des hommes106.

Nous n’entendons certes pas, par cette revue, retracer et encore moins refaire toute

l’analyse beauvoirienne de l’univers patriarcal (c’est bien parce que nous lui reconnaissons

une portée démonstrative exceptionnelle que nous nous autorisons à la relayer en la citant

si largement). Le Deuxième sexe a si bien « démontré » l’existence universelle et la

radicalité (pré)historique du patriarcat que notre thèse ne souhaite ni ne doit s’affairer à le

refaire. Celle-ci doit cependant nous conduire à soulever un certain nombre de questions en

lien avec la tension théorique qui caractérise la féminité relationnelle en tant que problème

éthique et politique. Alors que Le Deuxième sexe permet de percer la complexité et

l’épaisseur sociohistorique des mécanismes de l’oppression féminine (sans toutefois

effectuer de corrélation explicite avec l’idée d’une subordination correspondante du

principe relationnel), l’affirmation de la radicalité patriarcale qui en ressort ne permet

néanmoins pas de sortir de l’impasse politique mentionnée plus haut; le patriarcat est vieux,

106 Ib., p.115-117.

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74

très vieux, « aussi vieux que le monde », mais une fois prise la mesure « absolue » de son

emprise sur le monde signifiant, quelle voie de sortie nous indique Le Deuxième sexe?

Contre cette imparable affectation misogyne de la pensée humaine, De Beauvoir prescrit

une éthique existentialiste qui achoppe malheureusement, nous croyons, à l’endroit du

paradoxe éthicopolitique évoqué dans la section précédente, à savoir l’erreur qui consiste à

ne pas questionner le patriarcat – système immoral, structure d’oppression – en tant que

dialectique d’oppression double : subordination du principe féminin par rapport au principe

masculin; anihilation du principe relationnel au sein d’un monde dominé par la Raison ainsi

qu’au sein d’une cosmologie fondée sur la division, la dichotomie et la confrontation

d’éléments contraires et inégaux. Regardons-y de plus près, à l’aide de deux observations

critiques entourant la thèse beauvoirienne.

La première observation porte sur la contradiction sensible qui se profile entre, d’un

côté, la posture radicale qu’occupe Simone de Beauvoir lorsqu’elle rejette les hypothèses

historicistes et « monistes » sur l’origine du patriarcat107 108 (le monisme sexuel de Freud109,

le monisme matérialiste d’Engels110 et, avant lui, l’hypothèse du matriarcat originel de

Bachofen111) et, de l’autre, le projet d’émancipation radicalement « tronqué » qu’elle

revendique pour les femmes. Suivant la thèse féministe existentialiste, l’infériorisation des

femmes trouve son origine dans une autre « tendance originelle »112 que celle de l’homo

107 Ib., p.107. 108 Comme nous, De Beauvoir rejette toute hypothèse qui verrait dans un seul facteur ou moment

historiquement ou biographiquement situé la cause, l’élément « déclencheur » du patriarcat ou de l’aliénation

féminine. 109 L’interprétation psychanalytique qui « interprétera toutes les revendications des femmes comme un

phénomène de « protestation virile » » (De Beauvoir 1949 : 107). 110 Théorie développée dans L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1983) et qui voit dans

l’âge de bronze le contexte d’émergence de la domination masculine : à l’usage de nouveaux outils lourds

ayant entraîné le repli des femmes dans l’espace domestique et improductif aurait succédé l’apparition de la

propriété privée en la terre, en le travail asservi d’autres hommes et en la femme puis, conséquemment, la

substitution du droit paternel au droit maternel. L’avènement de la famille patriarcale fondée sur la propriété

privée serait ainsi selon Engels « la grande défaite historique du sexe féminin » (De Beauvoir 1949 : 100). 111 Énoncée en 1861 dans Le droit maternel et reprise par Engels, cette théorie (aujourd’hui largement réfutée)

émettait le postulat d’un véritable règne des femmes ayant existé dans des temps primitifs et s’étant éteint en

même temps que l’âge de pierre. Lucide, le verdict de Beauvoir à l’endroit de cette thèse est qu’« en vérité cet

âge d’or de la Femme n’est qu’un mythe. Dire que la femme était l’Autre c’est dire qu’il n’existait pas entre

les sexes un rapport de réciprocité : Terre, Mère, Déesse, elle n’était pas pour l’homme une semblable; c’est

au-delà du règne humain que sa puissance s’affirmait; elle était donc hors de ce règne. La société a toujours

été mâle; le pouvoir politique a toujours été aux mains des hommes (1949 : 124). Nous verrons un peu plus

loin comment une certaine frange de l’écoféminisme a repris à son compte cette théorie du matriarcat originel. 112 De Beauvoir. op. cit., p.103.

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œconomicus ayant rencontré la propriété privée en l’outil et, ultimement, en la femme :

celle du « projet fondamental de l’existant se transcendant vers l’être »113. Cette

infériorisation sera surpassée quand la femme entrera, oui, dans l’espace public et

s’affranchira de l’oppression économique dont elle fait l’objet, mais elle le sera bien plus

fondamentalement lorsque celle-ci pourra se poser comme sujet « dans sa singularité

radicale » en affirmant « son existence comme autonome et séparée » et, ce faisant,

lorsqu’elle pourra éprouver « son pouvoir sur le monde »114. Beauvoir a très bien compris,

en critiquant Engels et avec lui, l’historicisme approximatif115 des approches matérialistes

sur l’origine de l’oppression féminine, que ce qui rend singulièrement intelligible l’intérêt

de l’homme pour la propriété privée (de l’outil, de la terre et de la nature, des moyens de

production et de la femme) est cette infrastructure ontologique116 qui le caractérise :

« [c]’est parce que l’homme est transcendance et ambition qu’il projette à travers tout

nouvel outil de nouvelles exigences »117. Or, et c’est bien cela que nous apprend Le

Deuxième sexe, le sujet est transcendant dès lors qu’il se pose comme tel face à l’Autre, et

cet autre, cette absolue altérité qui permet le plus universellement et le plus indubitablement

(dans toute circonstance) d’affirmer l’existence en la transcendance, c’est le Féminin. Et

puisque, du point de vue de l’existentialisme, la seule finalité humaine qui soit louable se

situe aux confins de cette quête de transcendance (que seuls les hommes expérimentent

réellement), il en résulte une conception aporétique de l’émancipation féminine. Un

syllogisme dont l’issue est simple : l’être est en transcendant l’Autre (qu’il objectivise et

par lequel, ce faisant, il se subjectivise); l’Autre est nécessaire et subordonné à l’être

transcendant; l’Autre est la femme; l’existence transcendante et véritable est masculine. De

Beauvoir en appelle à la légitimité du projet existentialiste pour les femmes. Pourtant, en

s’attachant à démontrer à quel point les femmes n’en ont historiquement été que

l’instrument, ou qu’autrement dit leur altérité immanente a toujours constitué la principale

113 Ibid., p.108. 114 Ib., p.102. 115 Engels n’explique en effet pas comment le passage du régime communautaire à la propriété privée s’est

historiquement et universellement produit (Engels 1983 : 209-210), un peu comme le marxisme qui

n’explique pas pourquoi l’appropriation et la concentration (entre les mains de la bourgeoisie) des moyens de

production fut historiquement inévitable, pourquoi cette volonté d’appropriation forgeant les rapports sociaux

inégalitaires fut celle par quoi l’humanité traduisit, politiquement et culturellement, ses conditions matérielles

d’existence. 116 De Beauvoir. op. cit., p.103. 117 Ib., p.104.

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76

condition de possibilité de ce projet [masculin], on arrive mal à supposer qu’elle en défend

la possibilité pour les femmes. Cela dit, il est probable qu’une analyse plus experte et fine

de la thèse existentialiste nous mènerait vers un constat moins sévère à l’endroit de

l’héritage éthique (féministe) du Deuxième sexe; Beauvoir affirme par exemple, à un

moment, que « le drame peut être surmonté par la libre reconnaissance de chaque individu

en l’autre, chacun posant à la fois soi et l’autre comme objet et comme sujet dans un

mouvement réciproque. Mais l’amitié, la générosité, qui réalisent concrètement cette

reconnaissance des libertés, ne sont pas des vertus faciles; elles sont assurément le plus haut

accomplissement de l’homme »118. Certes, le constat demeure. Depuis les grandes

civilisations et à plus forte raison depuis la modernité, les archétypes de la misogynie sont

si nombreux, si enracinés et psychologiquement opérants qu’il est excessivement difficile

d’imaginer les modalités culturelles de cette reconnaissance réciproque (non sexiste)

d’existences autonomes et séparées, de cette « attitude authentiquement morale » qui, de

dire Beauvoir elle-même, « n’est jamais faite, il faut sans cesse la refaire, elle réclame une

constante tension »119. La possession « comme mode de recherche de l’être »120 demeure la

perspective existentielle qui a dominé l’Histoire et façonné l’amalgame des institutions et

des significations patriarcales. Le projet existentialiste, en l’idée de l’être transcendant –

moralement pris au centre d’une dialectique opposant son aspiration et son renoncement à

être par l’autre, cet autre « qui le limite et le nie [mais qui] lui est cependant nécessaire »121

–, n’offre dans les faits aux femmes qu’une conception ambiguë, équilibriste et, dans un

sens, obscure de l’émancipation. Ce sentiment d’ambigüité, voire de contradiction que

suscite la « morale » existentialiste tient en vérité à son caractère viriliste122. Si même un

projet féministe peut être « viriliste », c’est parce que l’androcentrisme (de même que

l’anthropocentrisme) constitue l’écueil inévitable de tout schème de pensée fondé sur un

principe d’opposition. Voilà l’objet de notre seconde observation portant sur le caractère à

la fois problématique et heuristique de la thèse beauvoirienne.

L’Altérité s’oppose à la catégorie de référence de l’Être libre; l’immanence à la

transcendance; le Bien au Mal; la contingence à l’Idée; la Vérité au chaos, l’Homme à la

118 Ib., p.240. 119 Ib. 120 Ib. 121 Ib., p.239. 122 Un peu comme le féminisme libéral qui réclame pour les femmes « les mêmes droits que les hommes ».

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77

Nature… En étant le réceptacle d’un ensemble de figures au visage double et dont l’issue

est celle d’un cul-de-sac symbolique (l’épouse ou la mère, la vierge ou la prostituée, la

guérisseuse ou la sorcière)123, la femme, mythique et réelle, agit à neutraliser les

innombrables tensions symboliques qui structurent et… fragilisent notre expérience au

monde — notre expérience relationnelle. Son infériorisation/marginalisation rend

habitable en même temps qu’elle légitimise et bricole la cohérence d’un monde fondé sur le

mode de la division et de la hiérarchisation. Le sociologue Pierre Bourdieu parlera pour sa

part d’habitus fondés sur le genre et engendrant le genre. L’habitus est ce concept par

lequel « un ensemble de relations historiques se voient « déposées » dans les corps

individuels sous la forme de schèmes mentaux et corporels de perception, d’appréciation et

d’action »124. Bourdieu, – et comme l’a aussi soutenu l’anthropologue Maurice Godelier

(1986) dans son étude iconique125 portant sur les rapports de pouvoir dans la société

traditionnelle baruya – insiste sur le fait que l’universalité de la domination masculine a un

ancrage symbolique, que cette intériorisation symbolique de la domination (les habitus

patriarcaux) s’effectue via un processus essentiellement inconscient de « pairage »

incarnant des relations de pouvoir (haut/bas, grand/petit, dehors/dedans, etc.), et qu’enfin ce

processus est celui par quoi la « naturalisation » et de ces oppositions et du point de vue

associé au pôle dominant – masculin – se voit facilitée, se voit prétendue126. C’est

pourquoi, tel que le soutient Marta Lamas, « la libération des femmes ne pourra se réaliser

que grâce à une action collective menée sous forme de lutte symbolique et capable de défier

[…] l’accord immédiatement donné aux structures incarnées et objectives, ou autrement dit

grâce à une révolution […] qui questionne les fondements mêmes de la production et de la

reproduction symbolique »127.

Peut-on dire que Le Deuxième sexe nous invite à une telle lutte? Oui et non, ou

comme nous le mentionnions un peu plus tôt, à travers une perspective émancipatoire qu’il

est difficile de rendre intelligible. Le fait est que Simone de Beauvoir ne pointe pas la

123 De Beauvoir. op. cit., p.245. 124 Traduction libre d’une définition du concept d’habitus de P. Bourdieu donnée par M. Lamas dans « Usos,

dificultades y posibilidades de la categoría « género » », dans Lamas, Marta (dir.), El Género. La

construcción cultural de la différencia sexual, México, PUEG, 2003, p.346. 125 Iconique surtout en anthropologie féministe. 126 Bourdieu, P. et Loïc W. op. cit., p.171. 127 Lamas, M. op. cit. (traduction libre), p.347-348.

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78

dimension problématique de la pensée binaire comme telle, ni, et nous croyons que cela va

de pair, le fait que la vérité existentielle soit à trouver du côté de l’élément masculin (la

volonté de transcendance) que met en scène la binarisation/hiérarchisation de notre

imaginaire symbolique. Pour elle, l’humain est ontologiquement posé dans un rapport

sujet/objet qui le fait s’actualiser dans la conflictualité, l’humain est, à proprement parler,

ontologiquement non relationnel. En réalité, il n’y a pas là une « erreur », ni même une

omission comme telle mais plutôt, nous dirions, une intention théorique qu’il convient de

distinguer de la nôtre : Le Deuxième sexe met en lumière et dénonce un problème politique,

celui de la domination symbolique (et non uniquement juridique ou économique) d’un

genre sur un autre; l’ouvrage aurait été davantage éthique s’il avait admis qu’il y a dans

l’affirmation voulant que l’humain soit ontologiquement mû vers la transcendance – de

l’autre, par l’autre – une expression de plus du patriarcat, donc un problème moral, si

partant de cela il avait postulé la nécessité d’un désengagement de la sphère symbolique

patriarcale et, ce faisant, s’il s’était intéressé davantage aux moyens d’un tel

désengagement. Car le patriarcat n’est pas qu’un état de fait [pré]historique malheureux

pour les femmes. Il constitue le résultat, la synthèse non pas seulement des oppositions

symboliques attribuables à la logique de genre mais bien à l’ensemble des oppositions

binaires à travers lesquelles nous appréhendons et éprouvons le monde, à travers lesquelles,

pourrions-nous même dire, nous donnons un sens à la violence128. Mais c’est bien parce que

cette Dualité en le monde se révèle à notre conscience tel un défi moral, tel un appel à

harmoniser nos différences et nos distinctions sans pour autant nous opposer les uns aux

autres, que nous affirmons la possibilité, en amont de l’Histoire et des violences en

l’humanité « normalisées », la nécessité morale d’expérimenter positivement le monde avec

l’Autre et non pas seulement par son entremise (en le/se transcendant). Si la métaphysique,

en la pensée et l’expérience des autres, est dualiste, elle est aussi relationnelle. Elle le

deviendra, toujours et davantage, lorsque nous en activerons le sens et les moyens.

128 Selon Jacques Derrida, c’est toute l’expérience du monde en le langage (la possibilité de le penser et de le

nommer) que rend possible la métaphysique de la dualité. À l’instar de Beauvoir mais sans référence à la

catégorie du féminin, il parlera de l’« altérité irréductible » (infinie) de l’Autre comme négatif. « L’infiniment

autre ne serait pas ce qu’il est, autre, s’il était infinité positive et s’il ne gardait pas en lui la négativité de l’in-

défini » (Derrida, Jacques. L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.168).

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79

Mais dans une optique féministe, et pour rediriger tranquillement notre attention

vers la question relationnelle, c’est l’écoféminisme qui, de notre point de vue, parvient le

mieux à cibler la « zone d’incubation » du patriarcat. Cette zone théorique, c’est là où,

toujours à travers un processus symbolique aboutissant à la dévalorisation de la féminité

relationnelle, viennent se toucher éthique et politique, faisant en sorte que s’articule une

conception dialectique et, de ce fait, « carologique » du patriarcat.

L’écoféminisme :

Élaboré au croisement des programmes tant conceptuel que militant des

mouvements écologiste et féministe, l’écoféminisme, comme son nom l’indique, veut

aborder de front les impératifs éthiques que formule la lutte contre la violence, le déni et la

domination – systémiques et radicaux – des femmes et de la nature. Avec pour objectif de

l’insérer dans une démarche éthique d’où participe notre conception dialectique du

patriarcat, commençons par fournir un portrait général de ce courant éthique en constante

définition, ceci en présentant, dans un premier volet, ses origines et principaux critères

conceptuels puis, dans un deuxième temps, en cernant la nature et la portée de celui-ci en

tant que modèle théorique à la fois idéaliste, pratique, éthique et politique. L’écoféminisme

s’étant développé dans un climat à la fois de réconciliation et de controverse théorique, il

s’agira de l’aborder à travers une littérature qui, de manière générale, s’emploie à en

souligner tant les promesses que les limites conceptuelles.

Le terme « écoféminisme » fut employé pour la première fois en 1974 par

Françoise d’Eaubonne qui voulait exprimer l’idée selon laquelle les femmes, de par leur

constitution et leur culture, seraient celles par qui une véritable révolution écologique

passerait désormais129. Mais ceci étant, c’est davantage dans la sphère de la pensée

féministe que dans les cercles écologistes que s’est formé le mouvement écoféministe. Plus

« rouge que vert »130, il fait émergence au sein du paysage philosophique et militant d’un

féminisme qui tente de faire la part de ses multiples et déjà mûris clivages, vagues et

129 Pettus, Catherine. « Ecofeminist Citizenship », Hypatia, vol. 12, n° 4, automne 1997, p.134. 130 Bethke Elshtain, Jean. « Ethics in the Women’s Movement », Annals of the American Academy of Political

and Social Science, [s.l.], 1991, p.131.

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ressacs. Voulant répondre à un certain nombre d’insatisfactions théoriques quant à la

manière parfois réductrice qu’ont les approches féministes classiques d’articuler le rapport

femmes/nature, l’écoféminisme cherche à formuler un « nouveau contrat » entre les êtres

humains, les femmes et la nature et à ainsi reprendre à ses frais la dangereuse question de

l’essentialisme à la base de ce rapport. Mais avant de présenter quelles sont les relations

conceptuelles qui permettent de formuler un tel projet, voyons de quelles approches, du

côté de la pensée féministe surtout, l’écoféminisme tire ses origines et affinités

conceptuelles.

Nous l’avons mentionné, tous les principaux féminismes se refusent à reconnaître

la nature potentiellement libératrice du lien unissant le genre féminin à la nature — par

opposition à celui unissant le genre masculin à la culture, la raison ou la transcendance. Le

féminisme socialiste, par exemple, voit en le travail reproductif des femmes, dont la

maternité est l’élément clé, la source de leur aliénation. Mais, de nous le rappeler Simone

de Beauvoir, en réduisant l’humain, homme ou femme, à sa qualité d’homo oeconomicus,

les perspectives matérialiste et socialiste se montrent incapables d’analyser dans sa

globalité le complexe symbolico-culturel à la base de la hiérarchisation hommes/femmes.

Or le rapport entre les femmes et la nature non humaine constitue l’un des éléments de ce

complexe. Nous avons ensuite dit du féminisme libéral qu’il prenait part à une philosophie

des droits et libertés qui cherche à « asexuer » la culture dans une optique de

reconnaissance de la participation égale des femmes et des hommes à la vie publique.

Encore, en ne questionnant que peu les fondements historiques, politiques et idéologiques

à la base de la différentiation sexuelle et de la culture patriarcale, le féminisme libéral se

trouve en quelque sorte à revendiquer le droit aux femmes… de se masculiniser. Le

féminisme radical, qui croit également que les femmes doivent s’affranchir du « ghetto »

que constitue leur identification à la sphère de la nature et de la reproduction pour devenir

pleinement humaines – pour devenir des êtres de culture et de raison –, consent au moins à

voir – beaucoup plus que ne l’ont fait les libérales – dans la nature une catégorie d’analyse

centrale, c’est-à-dire à la considérer comme la racine de leur subordination. Ainsi, les

tenantes de cette version du féminisme radical que Marie-Josée Marin qualifie de

rationaliste (auquel s’apparenterait Simone de Beauvoir) « déplorent l’appropriation de

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81

l’écologie par le féminisme, et la perçoivent comme une régression destinée à renforcer le

« stéréotypage » des genres. Tout ce qui peut renforcer les différences génériques ou poser

n’importe quelle sorte de revendication en rapport avec de soi-disant spécificités féminines

est problématique »131. On distingue cette posture du féminisme radical dit culturel, qui lui

« résout le problème non pas en oblitérant les différences entre les femmes et les hommes,

mais en prenant le parti des femmes, qu’il dit aussi être celui de la nature non

humaine »132. Ce féminisme (culturel radical), auquel nous nous identifions et duquel

l’écoféminisme puise une bonne part de sa proposition, s’articule autour d’une

« conceptualisation des forces émancipatoires au centre de la féminitude et de la

procréation féminine »133. Aux antipodes du féminisme libéral, il place dans « la différence

féminine » de quoi fonder un mouvement profondément pro femmes, pacifiste et souvent,

aussi, pro autochtones134. Ne figure toutefois pas à son programme (ou pas suffisamment

pour qu’elle lui soit associée) l’investigation quant aux causes de cette conjonction entre

nature et féminitude, à la différence de l’écoféminisme qui souhaite « démontrer à partir de

quels présupposés et pour quels motifs la déqualification des femmes, l’infériorisation de

la nature et l’oppression patriarcale ont été pratiquées »135.

En plus de puiser aux sources d’un féminisme militant pour la reconnaissance de la

différence et de la culture historiquement ancrée du genre féminin, l’écoféminisme

s’inspire d’EC, dans sa volonté d’énoncer la dimension relationnelle de la subjectivité et

pour identifier les valeurs et attitudes à la base du lien privilégié unissant les femmes à la

nature humaine —unissant, à vrai dire, les femmes à l’Autre au sens générique de

l’altérité. Puisque l’écoféminisme en appelle à une prise en compte de la parole et de

l’expérience éthique des femmes en tant qu’être opprimés – au même titre que les éléments

de la nature non humaine – mais « privilégiés » sur le plan des compétences morales,

puisque aussi il conçoit que « [f]eeling the life of the « other » – literally experiencing its

131 Marin, Marie-Josée. « La pensée écoféministe : le féminisme devant le défi global de l’ère techno-

scientifique », Philosophiques, vol. 21, n°. 2, automne 1994, p.373. 132 Ibid. 133 Ib., p.374. 134 Ib., p.372-74. 135 Ib.

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existence – is becoming the new starting point for human decision-making »136, on peut

considérer qu’il s’incorpore assez bien dans le schéma conceptuel d’une éthique dite du

care. Karen Warren, figure centrale de la pensée écoféministe, y réfère de la sorte :

Ecofeminism is a contextualist ethic. It involves a shift from a conception of

ethics as primarily a matter of rights, rules, or principles pre-determined and

applied in specific cases to entities viewed as competitors in the context of

moral standing, to a conception of ethics as growing out of what Jim Cheney

calls « defining relationships, i.e., relationships » conceived in some sense as

defining who one is […] Ecofeminism makes a central place for values of care,

love, friendship, trust, and appropriate reciprocity-values that presuppose that

our relationships to others are central to our understanding of who we are137.

Mais également, le recours par les écoféministes au langage du care s’explique par

un refus d’aborder notre rapport au non humain (animal ou végétal) dans le langage

abstrait, traditionnel et androcentré de la justice impartiale. Pour cette raison, il s’affiche

telle une alternative aux approches environnementales de deep ecology et de défense des

droits des animaux qui, à travers surtout des optiques conséquentialiste ou déontologique –

optiques de droit ou de valorisation intrinsèque – postulent la nécessité de superposer aux

droits humains d’autres droits, ceux des êtres non humains, en acceptant de considérer que

ces derniers forment, de pair avec les humains, une seule et même « communauté

morale »138. En effet, l’écoféminisme considère que si l’on choisit d’envisager la nature

comme une entité plurielle tant au niveau des organismes que des cycles et modes

adaptatifs, bref sous l’angle de la biodiversité, de telles approches ne peuvent qu’apparaître

problématiques :

These approaches […] first […] rely on abstract distinctions formulated in

universal principles that necessarily impose a value hierarchy separating those

who do and those who do not count morally. Second, their conception of the

moral community is defined through an emphasis on identity and sameness

rather than on unique-ness and difference139.

136 Plant, Judith (1989 : 1), citée dans Cuomo, Christine J. « Unravelling the Problems in Ecofeminism »,

Environmental Ethics, vol. 14, hiver 1992, p.353. Le dernier chapitre de notre thèse vient justement mettre en

lumière le lien entre éthique autochtone et éthiques relationnelles rattachées à la pensée féministe (que sont

EC et l’écoféminisme). 137 Warren, Karen (1990 : 141; 143), citée dans King, Roger J. H. « Caring about Nature : Feminist Ethics and

the Environment », Hypatia ― Ecological Feminism, vol. 6, n° 1, Hypatia, printemps 1991, p.83. 138 King, R. op. cit., p.76. 139 Ibid., p.77.

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83

Et comme dans l’analogie de la « toile d’araignée » que les théoriciennes de l’éthique du

care ont tôt fait d’employer pour exprimer la manière dont les humains, mais plus

particulièrement les femmes, tissent et entretiennent des relations sociales étendues,

l’écologisme féministe souhaite élargir les relations humaines morales « beyond the human

species to our relations with other animals, trees and plants, places and ecosystems »140.

Ce sont donc tant les impératifs écologistes que féministes, quoique de manière plus

prononcée ces derniers, qui donnent à l’écoféminisme sa cohérence et sa raison d’être : on

le situera comme une théorie hybride du souci éthique envers la vie humaine et non

humaine, dans une perspective de soin qui reconnaît la potentialité du Féminin en

identification/relation à la nature et qui permet un positionnement au cœur du politique.

Voyons ensuite sur la base de quelle analyse et en vertu de quelles prémisses

l’écoféminisme élabore sa plateforme éthique. Non uniforme, la pensée écoféministe se

divise en deux tendances principales qui, bien qu’unies par une même préoccupation de

fond (l’éradication de la violence à l’égard des femmes et des écosystèmes) s’avèrent

relativement concurrentes. En ligne assez directe avec les deux approches théoriques

présentées ci-dessus, soit le féminisme culturel radical et l’éthique du care, une première

stratégie écoféministe consiste à voir dans le Féminin relationnel et dans l’expérience

tangible des femmes au monde les éléments d’une prédisposition (naturelle mais aussi

culturelle) du genre féminin à prendre soin de la Terre et des autres. Il s’agit de

l’écoféminisme essentialiste, qui dans un sens peut rejoindre l’appellation plus large, plus

connue aussi et très critiquée, de « féminisme de la différence ». Celui-ci se rapproche à un

tel point de l’agenda du féminisme radical culturel qu’il est, à proprement parler, difficile

de l’en distinguer. La seconde stratégie, plus complexe et, de notre point de vue, plus

audacieuse, entend redresser l’opposition conceptuelle que la symbolique patriarcale établit

entre, d’une part, la culture et le genre masculin et d’autre part, la nature et le genre

féminin. À première vue identique à ce que nous avons jusqu’à maintenant présenté,

l’écoféminisme conceptualiste se démarque néanmoins par une analyse poussée de la

pensée binaire et dualiste, abordée à la fin de la précédente section et sur laquelle s’élabore

140 Ib., p.78.

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toute la culture du genre141; lorsque décortiquée et transposée dans une lecture politique, la

dialectique propre au raisonnement dualiste – androcentriste et anthropocentriste – peut être

surpassée et ainsi ouvrir sur la possibilité d’une éthique universelle, c’est-à-dire inspirée de

la différence féminine (symboliquement et historiquement construite) mais transcendant la

domination de genre. Il vaut la peine de s’attarder encore une fois sur cette question,

centrale à l’éthique féministe, du dualisme.

Val Plumwood fournit une précieuse lecture de la notion de « relation dualiste »

qu’elle considère comme étant implicitement politique et distincte d’autres processus

oppositionnels, tels que la dichotomie ou la différence. Elle définit la dualité comme la

construction systématique d’identités mutuellement exclusives d’oppresseur-e-s et

d’opprimé-e-s. Quelque chose dans cette définition nous rappelle l’analyse

beauvoirienne : dans une relation dualiste, la supériorité de la « classe maître » s’impose à

celle, subordonnée et colonisée, de « l’autre ». Cinq caractéristiques concourent à la

formation d’une telle relation : 1) la minimisation ou le déni des contributions de

« l’autre » à l’existence du « maître » qui pourtant en dépend; 2) l’exclusion radicale ou

hyperséparation, bref la discontinuité absolue entre le maître et l’autre qui prend forme

dans une différenciation non de degré mais bien de genre; 3) l’« incorporation

relationnelle » de l’autre par le maître, c’est-à-dire le fait de définir négativement le

premier en vertu de ce qui du second lui fait défaut, ou par extension de ne le définir qu’en

référant à des qualités que le second peut asservir à ses besoins et désirs; 4)

l’instrumentalisation et objectivation de l’autre par le maître qui en fait un moyen pour

l’atteinte de ses fins et lui refuse l’identité de sujet; 5) puis enfin l’homogénéisation et le

stéréotypage, où tous les membres de la « classe autre » se voient privés d’individualité et

assimilés à une identité uniforme sans différenciation intra classe142. Sur la base de ces

caractéristiques, on reconnaîtra alors au nombre des structures dualistes les rapports

culture/nature, esprit/corps, mâle/femelle, sujet/objet ou, dans un sens plus politique, ceux

de public/privé ou politeia/oikos (sphère citoyenne/sphère du foyer, tel qu’identifié par

Hannah Arendt), homme/femme ou liberté/nécessité143. Toutes appréciées en référence au

141 Ib., p.76. 142 Plumwood, Val (1993 : 48-55), rapportée dans Hawkins, Ronnie Z. « Ecofeminism and Nonhumans :

Continuity, Difference, Dualism, and Domination », Hypatia, vol. 13, n° 1, hiver 1998, p.158. 143 Pettus, C., op. cit., p.135-136.

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85

« haut » et au « bas », toutes engendrées par une conception naturalisante des notions de

domination, de privilège et de « pouvoir sur »144, ces articulations dualistes, tel que nous

l’avons avancé plus tôt en reprenant le travail de divers auteurs, se déploient sous la forme

de patterns symbolico-linguistiques, psychologiques, politiques et historiques. À l’aube

même de la philosophie occidentale, on en retrouve la marque dans la conception

aristotélicienne de la Justice, « vertu parmi les vertus » correspondant pour le philosophe à

« the highest end of political science, [whit its] proper ordering : the rule of the soul over

the body, the intellect over the passions, men over women, superior over inferior »145.

Mais c’est avec Descartes que s’est vue être consacrée la « fatalité dualiste », comme le

rappelle Ronnie Hawkins :

Descartes’s metaphysics achieved the hyperseparation of human mind from the

« mechanism » of nature, not only in the form of nonhuman animals but in that

of the human body as well […] Defining material nature relationally in terms of

its lack of consciousness and agency opened the door to construing all things

other than the human mind as homogeneously passive, inert matter ready to be

stamped into the instruments for meeting the master's ends […] Cartesian

epistemology at the same time laid the ground-work for what many feminists

and others have criticized in the version of scientific « objectivity » still

prevalent today : hyperseparation of knower from known and subject from

object146.

En se penchant sur la problématique générale (scientifique, philosophique, culturelle) du

dualisme, ce que veut souligner l’écoféminisme conceptualiste est le rapport de

correspondance qui s’établit entre le patriarcat et l’anthropocentrisme de la pensée

occidentale moderne. En énonçant l’interdépendance et la co-existence de ces deux

prismes divisants et hiérarchisants (l’androcentrisme et l’anthropocentisme), il postule la

nécessité d’un nouveau type de rapport à l’Autre (à la nature, à l’opprimé-e, au non

humain) conçu sur la base d’une relation de soin et de coopération qui surpasse la dualité.

Pour reprendre les mots de Marin, « toute tentative sérieuse de transfigurer la dichotomie

femme/homme doit inclure une réarticulation du cadre conceptuel dualiste, rejaillissant

144 Notre prochain chapitre établit la différence entre le « pouvoir sur » et le « pouvoir de », ce dernier

apparaissant tel un des effets éthico-politiques souhaitables d’EC. 145 Pettus, C., op. cit., p.139. 146 Hawkins, R. Z. op. cit., p.162.

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ainsi sur d’autres parties clés des réseaux de dichotomies »147. Ce qu’il faut voir,

maintenant, c’est comment l’écoféminisme entend dépasser cette dualité conceptuelle et

expérientielle. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est par un double appel à la

reconnaissance des principes de diversité et d’unité que l’écoféminisme suggère un

dépassement de la logique de domination, ou autrement dit, par une volonté d’inclusion

pleine et entière de la diversité des expériences et des organismes, humains et non

humains, dans la communauté morale relationnelle (post-patriarcale).

Sur le plan écologique, certain-e-s considèrent qu’on ne peut arriver à saisir sur la

base d’une poignée de principes scientifiques fondamentaux l’infinie diversité des

écosystèmes, non plus que la complexité des dynamiques, connexions et fragilités qui les

font être à la fois si uniques et si plastiques. De manière similaire, c’est par le pluralisme

dont il se réclame que l’écoféminisme « gives central significance to the diversity of

women voices »148 et arrive à contourner le piège d’un réductionnisme essentialiste, par

ceci même qu’il considère que la culture du genre féminin ne peut être perçue autrement

qu’à travers une diversité de sensibilités et d’expériences relationnelles. De fait, le principe

de diversité donne à l’écoféminisme une spécificité de même qu’une ouverture qui le font

être compatible avec d’autres discours émancipateurs, tels que le mouvement des femmes

de couleur ou l’écologie sociale — mouvement qui s’inspire de l’écologie et de

l’anarchisme pour formuler une critique de la domination et de l’exploitation économique

en attirant l’attention sur les réalités d’interdépendance biologique149.

Pour sa part, le principe d’unité – une unité dans l’esprit et dans les buts qui se

veut en continuité par rapport au principe de diversité – rejoint l’intention d’une solidarité

planétaire comprise comme une contribution et une participation multiforme des êtres du

monde (humains et non humains) au maintien de l’équilibre entre toutes les formes de vie,

à travers une mise en valeur de l’interdépendance et de la complémentarité. Tel que

l’exprime Charlene Spretnak, une ontologie écoféministe doit être basée « on the oneness

of all being, united in a « cosmic consciousness » in which « only the illusions of

147 Marin, M-J. op. cit., p.379. 148 Warren, K. (1990 : 139), citée dans Cuomo, J. C. op. cit., p.357. 149 Ibid.

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separation divide us » »150. Il va sans dire que cette énonciation conjointe des principes

d’unité et de diversité confère à l’écoféminisme un caractère quelque peu insaisissable et

fragile. En effet, les critiques ne manquent pas de souligner cette impression de paradoxe

que l’on sent à la lecture des thèses écoféministes. Voyons un peu quelles sont ces

critiques et tentons d’en tirer un constat éclairé.

Il a souvent été reproché aux féministes tout azimuts de nourrir une vision utopiste

de l’avenir des rapports de genre, utopiste mais aussi « spéculative » en ce qui a trait à

l’hypothèse patriarcale. Il est indéniable que la thèse féministe, surtout du côté des

théoriciennes radicales, pose comme point de départ et d’arrivée de sa réflexion un concept

dont l’origine s’avère empiriquement invérifiable : le patriarcat comme structurant

l’humanité, prévalant à toute représentation culturelle et à tout rapport de pouvoir. C’est

néanmoins ce concept qui fonde l’idée, centrale à l’écoféminisme, d’une complicité

originelle entre les femmes et la nature non humaine. Deux « thèses généalogiques »

concourent à la formulation de cette hypothèse. Une première, la plus répandue et avec

quelques variantes, stipule l’existence d’un matriarcat préalable à l’ordre patriarcal. Ce

mythe des sociétés archaïques égalitaires – où l’on suppose que régnaient les « valeurs

féminines » de non-violence, d’amour et de coopération – que Riane Eisler désigne du

nom de sociétés « à conscience écologique »151, enfin ce « matriarcat originel » aurait été

renversé par les nécessités du pouvoir économique et politique masculin. En altérant

« l’image « sacralisée » des pouvoirs procréateurs des femmes »152 puis en l’enfermant

dans une conception idéologique et normée de la nature comme menaçante – et donc qu’il

convient de maîtriser ou mieux de dominer –, les hommes auraient entrepris d’inférioriser

les femmes et tous les archétypes de la féminité par suite d’une « domestication de la

nature, dévalorisée puisque soumise, dès lors, aux travaux des hommes »153. À l’inverse,

une seconde version de la généalogie patriarcale considère l’avènement de la domination

du Féminin comme antérieur à celui de la domination de la nature. M.-J. Marin trace avec

exactitude les grandes lignes de cette hypothèse :

150 Spretnak, Charlene (1989 : 127), citée dans Cuomo, J. C. op. cit., p.358. 151 Marin, M-J. op. cit., p.369. 152 Ibid. 153 Ib.

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[L]es bases politiques de la domination (de tous les types de domination

politique) se retrouvent dans les structures de la dévalorisation sexuale, et non

dans une dévalorisation d’abord présente dans les relations conceptuelles et

matérielles de l’homme et de la nature non humaine, ensuite transférée dans les

rapports entre femmes et hommes. Pour les tenantes de cette […] hypothèse,

après la possibilité d’une période de mysticisme rituel autour de la maternité et

de l’enfantement, bien rapidement les normes de l’animalité ont été greffées à

celles-ci. La « découverte » de la paternité biologique, par ailleurs, a largement

contribué à une repolarisation des caractéristiques « essentielles » de la

reproduction, qui auraient été prestement associées au principe mâle, achevant

ainsi le processus de dévalorisation du rôle « naturel » de la femme dans la

société humaine. Puis, avec la sédentarisation progressive des sociétés, c’est

l’imagerie de la reproductrice humaine, soumise et infériorisée, qui allait se

transférer aux conceptions de la nature non humaine, terre sans valeur si elle ne

donnait pas de fruits, terre docile et sans voix154.

Cette hypothèse voulant que les « structures de la dévalorisation sexuale » président à

celles de la domination de la nature au sens large nous fournit la pièce qu’il nous manquait

pour poser les jalons de notre propre hypothèse concernant les fondements de la

domination — ou fondements des structures immorales pour anti-relationnelles qu’elles

sont de l’oppression, de l’exploitation et de la violence. Comme Marin, nous réfutons

l’idée défendue par Eisler et Baschoffen d’un matriarcat ou égalitarisme sexuel originel et

considérons que la dévalorisation du principe Féminin dans la sphère du symbolique, bien

qu’elle ait pu être accentuée avec l’avènement historique de la propriété privée (à l’âge de

bronze et davantage encore au néolithique), n’a aucune raison de ne pas avoir existé au

préalable, et à plus forte raison si l’on considère qu’une partie de son sens s’acquiert du

fait de son arrimage aux modalités culturelles de la dévalorisation de la Nature. Ce

positionnement, toutefois, est insuffisant : pourquoi devrait-on, justement, distinguer et par

le fait même situer chronologiquement l’une par rapport à l’autre, les sources de la

domination de la Nature et du Féminin? Nous soutiendrons plutôt que l’alternative d’une

investigation sur les origines de la dévalorisation du principe relationnel rend nul et non

avenu le dilemme opposant l’androcentrisme et l’anthropocentrisme dans leur prétention

respective à la radicalité. À l’origine du monde humain, c’est sous la forme d’une

dialectique motivée par la dévalorisation radicale du care que s’articulent les dominations

154 Ib. Notre chapitre quatre reprendra cette comception spécifique des origines du patrircat lorsque sera

abordée la thèse structuraliste féministe de Françoise Héritier.

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89

concomitantes de la nature et des femmes, comme s’opèrent à leur tour ces dernières à

l’intérieur d’une dialectique les rendant concomitantes à la dévalorisation de l’expérience

relationnelle. À partir du moment où l’on pose dans sa qualité première et structurante la

tendance humaine à penser le monde à travers le mode de la dualité et de l’opposition,

c’est sous l’expression de la hiérarchie que se traduisent alors la rencontre entre l’Homme

et la nature et celle entre le mâle et la femelle, en lieu et cause d’un rapport désormais

conçu comme signifiant. Nous dirons bien « signifiant » et non « naturel » ou encore

« biologiquement déterminé »; sans production de sens, aucun principe en regard à

l’humain n’est « ontologiquement prisé », aucune « tendance » n’est historiquement prise,

aucun attribut naturel ne devient générateur de pouvoir… aucune « fatalité » morale ne

peut être posée. À contresens de son histoire, la fonction signifiante de la culture pourrait

un jour faire prendre au monde une tendance relationnelle, plus relationnelle… Rien n’est

ontologiquement signé. Pour défendre, donc, la possibilité de ce que nous avons

préalablement et méthodiquement désigné comme une « ontologie relationnelle » de

l’humain, il nous faudra glisser du côté de ce qui serait davantage à identifier comme une

« anthropologie de la morale » : un questionnement sur les origines de la pensée morale au

sein de l’espèce humaine. Rappelons cependant que nous réservons cette portion de la

réflexion pour notre quatrième chapitre, que nous consacrerons à une « philosophie

anthropologique » du care envisagé comme système culturel et non seulement comme

concept et paradigme éthique.

Ceci dit, bien que spéculatives, les thèses consacrées à la généalogie du patriarcat,

ces « genèses de la domination » sont d’une importance capitale puisque ce sont elles qui

donnent au féminisme sa portée radicale et holistique. En même temps, on y revient

toujours, elles nous projettent dans l’équivoque face à la question du politique. Elles

posent notre question, notre dilemme de la différence plusieurs fois relevé et tourné en

énigme, sur la « nature » morale des femmes et, au final, des humains. En tant que

mouvement social visant l’émancipation des opprimé-e-s, le féminisme au sens large – et à

plus forte raison l’écoféminisme, comme également EC – est constamment charrié entre la

nécessité de voir dans les structures historico politiques de la domination masculine ce qui

fait aux femmes être ce qu’elles sont et celle, à l’inverse, d’y puiser l’inspiration quant à ce

qu’elles pourraient (et devraient?) être d’autre. L’idée même du patriarcat (sa généalogie,

Page 99: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

90

son universalité, ses mécanismes, ses structures) en tant que « mythe d’origine » de

l’infériorisation des femmes et de la nature non humaine est destiné, nous l’avons dit, à

conserver une portée relativement indéfinissable et invérifiable. Et encore une fois,

puisque l’écoféminisme porte une attention toute particulière à cette

conjoncture « atemporelle », perdue ou échappée à l’aube de l’Histoire, d’une « humanité

féminine » en harmonie avec la nature qu’il nous faudrait aujourd’hui retrouver, il est

certain qu’il s’expose à l’accusation d’essentialisme, comme d’ailleurs c’est le cas pour

tous les mouvements à tendance pro femmes ainsi que pour les éthiques du care.

Et puis enfin, divers risques d’incohérence seront soulevés par certaines. Situé cette

fois du côté de la condamnation que font les écoféministes de l’anthropocentrisme propre à

la science et à la culture occidentales, le premier de ces risques est celui qu’encoure un

discours « écologique » qui, en bout de ligne, réfère au lien privilégié qu’entretiennent les

femmes avec la nature, mais surtout, et à vrai dire, avec la nature reproductrice de leur

propre corps… humain. Autrement dit, il y aurait dans cette dimension de la théorie

écoféministe une attitude autoréférentielle proche de l’égocentrisme (et par le fait même

anthropocentrée), plus qu’un souci « écologique »155 pour les autres êtres vivants. À la

lumière de tout ceci, il peut sembler que le programme éthico politique des écoféministes

est construit sur un sol friable et possède une armature théorique instable. Mais ce qu’il est

important de comprendre est qu’une partie de cette fragilité conceptuelle est à situer dans

un cadre critique susceptible d’englober presque toute forme de féminisme. Seconde mise

à l’épreuve de la cohérence de l’écoféminisme, l’ambivalence déjà mentionnée entre, d’un

côté, le principe de respect et de valorisation de la diversité des sensibilités, modes

d’expression et d’adaptation (encore une fois humains et non humains) et de l’autre, le

projet de constitution d’une communauté morale étendue au non humain et unifiée par-

delà le genre. Comme l’indique Christine Cuomo, la prémisse d’« unité dans la diversité »

demeure obscure tant qu’on s’abstient d’identifier la diversité comme l’expression

conjointe de différences particulières (physiques, psychologiques, ethniques, etc.). Non

circonscrite, cette notion de diversité vient frayer avec le relativisme indifférent, s’éloigner

155 King, R. op. cit., p.81.

Page 100: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

91

du dispositif éthique et donner du ressort à ce que l’auteure nomme la « tyrannie de

l’unité »156:

Talk of diversity in the abstract, and claims that diversity is to be valued

« above all else » are uninformative and lead to misunderstandings about the

value and importance of particular differences […] To promote the health of a

group, species, or ecosystem, a conscious move away from ontological unity

and political solidarity is sometimes necessary. There are good and healthy

reasons for certain individuals, groups, or even species to seek out separate

space to heal, empower themselves, and avoid enemies157.

Si l’on s’en tient à cette analyse, pour être éthique donc, toute théorisation de ce que l’on

nomme la différence féminine devrait être politique, ou libérale pour le dire plus justement,

en ceci qu’elle devrait se rappeler que toute « communauté morale » n’est avant tout qu’un

ensemble d’individualités qui, certes, collaborent mais aussi, qui sont susceptibles de se

distinguer et de s’opposer entre elles. Et puisque d’autres théories, reliées au féminisme

radical notamment, ont fourni une analyse déjà bien approfondie de la pensée dualiste dans

sa dimension politique (et aussi économique), puisqu’aussi d’autres mouvements

sociopolitiques prennent d’assaut la question environnementale en même temps que celles

de la paix, de la démilitarisation, de l’antiracisme et du féminisme, on en arrive presque à

considérer l’écoféminisme comme une théorie auxiliaire. Ou pour référer encore à Cuomo,

peut-être les écoféministes devraient-elles éviter de débattre et de tabler sur des questions

renvoyant spécifiquement à l’écologie ou au féminisme, et plutôt « respect, encourage, and

learn from a multitude of effective methods and theories. In that way, ecofeminism could

then become an alliance of varied theories and methodologies that share common goals and

values, rather than a unified movement »158. À ceci, les écoféministes répondront peut-être,

ou à vrai dire répondent déjà, que c’est là précisément ce qu’elles tentent de faire : qu’en

refusant toute dénomination étroite de leur engagement et réflexion théorique, ce qu’elles

sont à même de proposer est non une idéologie mais bien une manière particulière

d’aborder un ensemble de questions féministes, écologiques, éthiques et politiques159. En

effet, le mouvement s’étant à la base constitué comme une alternative aux dualismes et aux

156 Cuomo, J. C. op. cit., p.359. 157 Ibid., p.358-359. 158 Ib., p.363. 159 Marin, M-J. op cit., p.366.

Page 101: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

92

essentialismes réductionnistes, il va de soi qu’il doive impérativement s’enraciner dans un

cadre théorique flexible et ouvert. C’est peut-être là, en effet, la plus grande originalité de

l’écoféminisme.

En s’engageant sur la voie de la convergence théorique et militante, l’écoféminisme

s’affiche en tant qu’éthique de la responsabilité globale face aux défis d’une humanité en

crise. La violence persistante envers les femmes et la dévastation des écosystèmes, mais

aussi la militarisation, l’accroissement des inégalités économiques ou encore la montée des

intégrismes, sont autant de preuves que plus d’un siècle d’idéologies politiques (qu’elles

soient féministes, communistes, libérales, etc.) n’a pas suffi à forger une vision intégrée et

solidaire capable de désintégrer les structures de domination et d’oppression. « Il faut unir

nos mots, nos voix et nos forces, toutes autant qu’elles sont » nous disent les écoféministes.

Mais bien entendu, toute théorie qui se construit sous le signe de la convergence doit

s’attendre à rencontrer des difficultés quant à la clarté et la cohérence du message véhiculé.

Au centre de ce danger se situe le sempiternel débat nature/culture, et avec lui les

considérations souvent concurrentes du public et du privé, de l’essentialisme et du

politique, de l’universalisme et de la « différence ». Dans un contexte d’urgence

écologique, les écoféministes décident de s’engager sur la voie sinueuse mais nouvelle et,

pensent-elles, prometteuse, de la promotion/reconsidération de cette « différence

féminine ». Si, aux yeux de certain-e-s, leur travail s’apparente à une jonglerie conceptuelle

destinée à l’impasse, il consistera pour d’autres en un exercice fondamental de

reconceptualisation de nos catégories morales et épistémologiques de division,

hiérarchisation et opposition entre genres, espèces, types de savoir et types d’expérience.

En usant de stratégies diverses, l’écoféminisme vient – et pour une dernière fois, nous nous

permettons une référence à Marie-Josée Marin – « [a]xer la perception et le jugement des

formes théoriques vers des compréhensions en continuum plutôt que morcelées, enracinées

dans l’histoire et le mouvement socio-politique plutôt que décontextualisées, participantes

d’une cohérence culturelle plutôt qu’universelle, intégrées à une expérience significative

plutôt que transcendante »160.

160 Ibid., p.378.

Page 102: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

93

En somme, quel poids théorique peut-on considérer que l’écoféminisme détient au

sein des éthiques féministes, et par rapport à EC plus particulièrement? Un poids

considérable, à notre avis, sur les plans de l’analyse mytho historique des genres et des

rapports de pouvoir interprétés à la lumière de la perspective dualiste. Il constitue

également un bon exemple de réflexion fondée sur la convergence théorique. Parce qu’il

met en lumière de façon extrêmement minutieuse la nécessaire prise en compte des origines

profondes de l’oppression, il nous force à mettre au premier plan de nos analyses (ou au

moins de ne pas reléguer à l’arrière-plan) le débat nature/culture et le « problème » du

politique en éthique féministe.

Sur le plan disons « fondamental » de l’éthique ou de la philosophie morale (et non

dans sa dimension militante), l’écoféminisme nous semble toutefois, encore, incomplet, en

ce qu’il ne propose point de « plan d’action » pour la mise en vigueur de ce nouveau

contrat non compromettant sur le plan politique entre nature, humanité et féminitude. Il

énonce les termes de la société du care (une société transcendant les dualismes) pré/post-

patriarcale en fournissant une excellente base d’analyse des institutions patriarcales et de

leurs mécanismes symboliques constituants, mais néglige d’élaborer sur les moyens de son

atteinte un peu au même titre, et dans les mêmes limites mais disons dans un rapport

inversé, que le féminisme libéral qui fournit une bonne plate-forme militante pour les droits

des femmes sans pour autant remettre en question les fondements symboliques

(androcentristes) des institutions qui abriteront et orienteront pourtant l’émancipation. Là

où le second néglige la dimension éthique et radicale de l’oppression, le premier parvient à

articuler la dialectique opposant et ralliant les problèmes politique et moral à la base du

patriarcat, mais échoue à former un véritable système éthique. Et encore… cette dernière

lacune relève-t-elle de l’échec ou plutôt d’un choix délibéré? Pas de réponse unanime. Mais

chose certaine, l’éthique du care, prise d’ailleurs à l’un ou l’autre de ses pôles (« version

Tronto » ou « version Noddings »), nous semble pour l’instant plus complète et plus

concrète en tant que plate-forme de pensée et d’action féministe et éthique (notamment en

ce qui a trait au rôle attribué aux émotions, au pouvoir et à la contextualité des relations

dans l’éthique). Car à bien y penser, même les activistes écoféministes peuvent être

associées à un engagement humain et environnementaliste qui, sans aller chercher très loin

du côté des scénarios généalogiques du patriarcat/matriarcat originel, traduit simplement

Page 103: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

94

une sensibilité, une conscience écologiste qui s’inspire de surcroît de ce qui pousse

traditionnellement « dans la cour des femmes » : le souci authentique et désintéressé,

« maternant » à l’égard des autres et de la Terre. En réalité, les théoriciennes et les

activistes écoféministes sont le plus souvent des personnes différentes, ou alors des

personnes qui priorisent l’un ou l’autre de ces deux aspects de l’engagement (théorique ou

militant) et qui se réfèrent dès lors à des notions distinctes pour agir et penser leur

écoféminisme. En d’autres termes, les activistes écoféministes exercent, exemplifient et

revendiquent le care.

Page 104: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

95

2.2 Le care comme solution : vers un renversement éthique de la

dialectique patriarcale

Jusqu’à présent, ce chapitre a servi à évaluer les implications théoriques associées à

une problématisation politique de la different voice. En tant que système éthique basé sur

un concept « féminin », la carology ne pouvait en effet échapper au tournant critique qui,

surtout avec Joan Tronto, l’a fait glisser de l’idéalisme moral vers une sorte de pragmatisme

politique ayant comme souci principal de désenclaver la pratique du care de son

mysticisme de genre — le genre féminin, catégorie politiquement chargée et en ce sens,

éthiquement compromettante. Certes, l’enjeu politique est capital dans une approche du

care qui se veut lucide et féministe, c’est-à-dire désireuse de porter attention à la voix des

femmes mais sans que cette attention contribue à renforcer les stéréotypes de genre qui, du

même coup, reconduiraient les femmes à la marginalisation et au mutisme. Cela dit, nous

estimons qu’une attention portée au problème politique de la morale genrée, pour légitime

qu’elle soit, doit se limiter à ce qu’elle est : une mise en garde féministe. Une critique

[politique] ne peut en soi correspondre à une théorie éthique. L’originalité d’EC, c’est

précisément de s’intéresser à une expérience morale marginalisée et socialement spécifique

(une provocation en règle à l’égard de la traditionnelle moralité de droits ou principes

« neutres, universels et impartiaux »), et en cela de forcer une vision de l’éthique et du

politique comme mutuellement inclusifs, comme dialectiquement opérants :

l’infériorisation des femmes (problème de rapports de pouvoir, de domination d’un groupe

social par un autre et donc, problème d’ordre politique) entraîne une disqualification de la

culture relationnelle que celles-ci représentent (problème d’ordre moral), et vice versa.

C’est bien ce souci de relever le rapport d’interdépendance théorique unissant l’éthique et

le politique dans la carology (et non uniquement le regard « critique » ou « contributif » de

l’un porté sur l’autre) qui nous a fait opter, après l’usage longtemps exclusif des termes

« care » et « différence féminine », pour l’expression « féminité relationnelle ». Sous cet

angle dialectique, c’est non seulement la carology mais le féminisme au sens large, et avec

lui la catégorie patriarcale, qui se voient mobilisés singulièrement afin que le care en

vienne à nous intéresser moins pour le « problème politique » que pour le potentiel moral

qu’il recèle. On ne peut en effet confondre un problème et sa cause; si la morale genrée

Page 105: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

96

cause problème, c’est parce que la morale (la tradition morale dominante) est sexiste.

Sexisme social, historique et politique — envers les femmes; sexisme moral — envers la

légitimité morale des relations basées sur le soin, entretenues par force des émotions et

justifiées par des raisonnements contextualisés et subjectifs.

Il y aurait ainsi, dans la proposition éthique que formule le care, une solution plus

qu’un problème, ou alors, une solution en dépit du problème. Une solution à l’immoralité,

une solution au patriarcat. Avant toutefois de développer le plan de cette solution, à savoir

le tracé théorique qui, sous la forme d’une thèse, devrait nous permettre de poser de

nouvelles balises à la systématisation éthique du care, nous avons d’abord voulu

comprendre le domaine des problèmes auquel il s’adresse. Comprendre les obstacles

systémiques qui s’imposent à la culture relationnelle et à l’émancipation féminine, cela veut

dire sonder le patriarcat jusqu’aux limites de sa radicalité et, conscients des dimensions que

devrait prendre la lutte à l’endroit d’un régime dont la portée se révèle être, pratiquement,

universelle et supra historique161, être alors en mesure d’expliquer pourquoi les « autres

solutions » n’ont pas la portée suffisante. Comprendre, par exemple, qu’une éthique fondée

sur la vertu ne prendra pas nécessairement ou alors suffisamment acte des effets

structurants (stratifiants, hiérarchisants, élitistes) qu’exerce le patriarcat sur les agents

moraux – peut tendre à négliger l’analyse sociopolitique de l’iniquité des ressources

morales entre hommes et femmes, entre « insiders et outsiders » du pouvoir –, alors qu’une

éthique libérale qui s’attache à réformer la sphère institutionnelle et juridique (moderne

pour l’essentiel) des droits des femmes agira pour sa part « en surface », en négligeant de

porter attention aux infrastructures symboliques participant au déploiement et à la solidité

du patriarcat. Les analyses radicales, à l’inverse (comme la thèse de l’Altérité féminine de

Beauvoir et comme l’écoféminisme), permettent de remuer en profondeur le problème

politique de l’association femmes/care en mettant en lumière la synchronicité des effets de

l’essentialisation symbolique d’un groupe (les femmes), de sa culture morale (le care) et de

sa représentation symbolique au sein d’un système de sens fondé sur l’opposition (le pôle

naturel, par opposition au pôle culturel). Nous affirmerons alors que seule l’approche

161 Mary Daly (1979 : 39) parlera du patriarcat comme d’une réalité d’ensemble « pseudo-historique »

couvrant l’histoire de l’humanité dans son ensemble (rapportée dans Grimshow, J. op cit., p.120).

Page 106: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

97

[féministe] radicale permet de passer d’une problématisation politique à une

problématisation éthique du care, ou autrement dit une évaluation critique à la fois de ce

qui l’empêche et de qu’il entend solutionner.

C’est donc dit : ce qui donne sa raison d’être à l’éthique du care est aussi ce qui

l’empêche. Le care n’est pas une illusion morale qu’aurait permis d’incarner un groupe

social (les femmes) produit et exploité pour répondre aux exigences du patriarcat; le care

est originellement, ontologiquement posé (potentiel, plausible, authentique) même s’il est

contenu et empêché par le patriarcat. Nous répondons ainsi au dilemme de la différence.

Rappelons de quelle façon Tronto posait ce dilemme : s’agit-il, pour les femmes, pour les

outsiders, de revendiquer d’être admis au centre du pouvoir parce qu’ils sont semblables à

ceux qui sont déjà en place ou alors parce qu’ils sont différents mais qu’ils ont quelque

chose à proposer? Nous dirons que la seconde figure est la bonne. Notre manière à nous

d’exposer le dilemme a consisté à poser deux questions en une, ou une question sous deux

formes : 1) l’infériorisation des femmes précède-t-elle l’infériorisation de la culture

relationnelle (l’élément premier devant normalement être celui que vise une

transformation)? et : 2) est-ce le problème politique qui concourt au problème moral de la

différence ou l’inverse? Notre réponse aux deux questions : (1) la possibilité d’un monde

pensé et expérimenté sur un schéma relationnel est d’emblée réduite du fait de la

perspective dualiste caractérisant le développement (non la nature) de la pensée humaine,

(2) ce qui mène au développement de relations humaines tendues et hiérarchisées (des

relations politiquement problématiques), entre les hommes et les femmes comme entre

toutes entités de ce monde symboliquement opposées/opposables et susceptibles d’être

impliquées dans des relations — à ce titre, l’écoféminisme invite à élargir le champs

d’applicabilité du care aux relations avec les êtres non humains. Du fait de la pensée

dualiste, les dimensions féminine et relationnelle du monde se voient exclues dans un

rapport de simultanéité dont les implications morales s’avèrent, du point de vue réformateur

propre à la philosophie, aussi compromettantes que stimulantes.

Ainsi formulé et « résolu », le dilemme de la différence mène à considérer le

patriarcat sous un angle nouveau, plus largement que comme un système sociopolitique

Page 107: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

98

d’oppression des femmes strictement. Une définition traditionnelle, littérale en quelque

sorte du concept de patriarcat, ressemblerait à ceci :

Dans son acception sociologique, le patriarcat correspond à un système de

société dans lequel l’homme est le principal dépositaire de l’autorité familiale et

l’exerce au prix d’une subordination de sa fille, de son épouse et de sa sœur.

C’est également, au sens large, un modèle d’organisation sociale au sein duquel

les hommes détiennent l’essentiel du pouvoir. Le patriarcat [est] conçu comme

une forme d’oppression et d’aliénation des femmes contraintes à se conformer à

des normes – physiques, sociales ou sexuelles – allant à l’encontre de leurs

intérêts particuliers […]162.

D’autres se rapporteront davantage à « l’idéologie du genre » qu’à la catégorie

patriarcale pour expliquer l’universelle hiérarchie des classes sexuelles (incluant une

critique de l’hétérocentrisme), ou d’autres encore, à l’instar de Beauvoir et Bourdieu,

envisageront la domination masculine par-delà la logique sociohistorique des classes et

élargiront l’étude de la société patriarcale à celle de ses soubassements symboliques.

« [J]amais la division des sexes n’a fondé une division en castes »163 nous dit Beauvoir.

Nous sommes d’accord avec cette assertion, et revendiquons nous aussi une compréhension

de type plus structural164 que matérialiste du patriarcat conçu comme régime social

radicalement inscrit dans la sphère symbolique. Mais il y a plus encore que le cadre à

l’intérieur duquel celui-ci opère; il y a l’objet de la domination auquel il renvoie. En plus de

faire correspondre cet objet à l’axiologie (symbolique, normative) du Féminin plutôt qu’à la

catégorie (sociale) réduite du genre féminin ou, plus réduite encore, des femmes, nous en

appelons à une insertion de l’axe et de l’objet de domination patriarcaux dans l’espace

éthique. Dans l’univers patriarcal, est donc : dominé le Féminin relationnel; dominant le

principe dualiste et atomisant (favorisant la distinction individualiste165 et l’opposition

interindividuelle) du Masculin. Faire un usage éthique de la catégorie patriarcale reviendrait

162 Benbassa, Esther (dir.). Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations, Paris, Larousse,

2010, p.535. 163 De Beauvoir. op. cit., p.241. 164 Nous verrons dans le chapitre quatre qu’une analyse structurale « anthropologico-philosophique » s’avère

particulièrement adéquate pour la réalisation d’une « archéologie de la pensée morale » (ou étude de ses

origines). 165 À l’opposé du care qui, nous dit Claude Gautier, « rend sensible à ce qui relie et non pas seulement à ce

qui isole et individualise » (« La voix différente ou l’égal concernement pour autrui et pour soi », dans

Nurock, V. op. cit., p.102).

Page 108: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

99

en somme, pour nous, à le définir comme ceci : un régime d’abord et avant tout symbolique

fondant toutes les dominations, organisant celles-ci autour d’une structuration dualiste du

sens et des choses du monde et conduisant systématiquement à une disqualification utile de

« l’élément faible » de nos équations symboliques, le Féminin en l’occurrence et en

première instance.

Notre raisonnement conceptuel mène à un autre ensemble de conclusions, à savoir

que : une théorie pleinement éthique se doit nécessairement d’être féministe puisque le

patriarcat, fruit de la schématique dualiste, est le moteur et le liant de l’oppression

simultanée de la catégorie du féminin et du paradigme relationnel; conséquemment, et pour

la même raison, une théorie pleinement féministe se devrait nécessairement d’être éthique,

et même spécifiquement « carologique ». Ces constats, nous en sommes conscients, sont

lourds d’implications et, diraient peut-être certains, de prétentions théoriques. Mais

rappelons et reconnaissons qu’ils tiennent à l’adhésion à au moins deux postulats, soit :

l’existence du patriarcat et la non historicité de ses origines, et; la « supériorité morale » de

l’éthique relationnelle. Remarquons enfin que nous y sommes essentiellement arrivés suite

à l’examen d’un problème : le patriarcat comme dialectique d’une double oppression.

Radical, multidimensionnel et « amalgamé », nous estimons que ce problème d’ordre

théorique devrait être pris au sérieux par la carology et la théorie féministe, et c’est cela,

jusqu’à maintenant, que nous avons surtout voulu pointer.

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100

Conclusion

Ce que Carol Gilligan appelait la voix différente serait donc, dans un sens, la « face

cachée » de l’Homme moral, pas seulement une « morale des femmes ». Une différence

dans l’être moral par rapport à la tangente dominante qu’aurait pris l’humanité « depuis des

temps immémoriaux ». Cette différence166serait alors à dévoiler, à apprendre et à

promouvoir dans les valeurs, les savoirs et les pratiques. C’est ce que signifie, pour nous,

adopter une « posture différentialiste ». Peu présent dans la littérature féministe ou se

rapportant au care, le terme « différentialisme » peut revêtir un autre sens que celui que

nous lui reconnaissons. Elsa Dorlin, par exemple, y verra le fait d’une disposition éthique

liée au statut de dominé-e167. Nous y voyons pour notre part une posture féministe

impliquant la reconnaissance de l’existence sociale et de la valeur éthique d’une différence

dans l’agir moral des femmes, non le postulat d’une différence « naturelle » et inaliénable

au genre féminin. Pourquoi cette posture est-elle féministe? Car bien qu’ontologiquement

revendiquée (humaine en sa base) et potentiellement universelle, la « différence »

relationnelle, pour ce qu’elle a pu se frayer de chemin dans l’Histoire patriarcale, est

principalement incarnée par les femmes. La valoriser revient donc forcément à valoriser les

femmes, ce qu’elles sont, ce qu’elles font, de même que tous les hommes qui sont et font en

fonction du care. Terminons de préciser : une différence féminine qui gagnerait à ne plus

l’être (ceci parce qu’elle est salutaire et accessible à l’ensemble des humains, et non pas

seulement car elle est une ironie patriarcale au sens où elle n’existerait que pour permettre

l’exploitation du travail de care des femmes); une différence féministe ensuite, car s’en

inspirer moralement (pour tous, d’un point de vue universel) contribuera à valoriser les

femmes tout en les libérant du devoir relationnel qui leur échoit. Si, généralement, les

postures radicale et différentialiste ne s’accordent point, c’est parce qu’on entend

communément par « féminisme de la différence » un éloge de la nature féminine valorisée

pour ses attributs plus ou moins caricaturaux de fécondité, de connexion à la terre et

166 À vrai dire, le terme « Altérité » serait à présent plus justement évocateur. 167 Dorlin, Elsa. « Dark care : de la servitude à la sollicitude », dans Paperman, Patricia et Sandra Laugier

(dir.). Le souci des autres : éthique et politique du care, Paris, Éditions de l'École des hautes études en

sciences sociales, 2006, p.88-89.

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101

d’essence maternelle. Or il est clair que la différence dont nous parlons ici se situe ailleurs,

et que rien de « naturel » n’y attache les femmes.

De cet exercice synthétique scrutant l’entrelacement des catégories analytiques

propres au féminisme et à la carology, nous retiendrons donc la capacité de cette dernière à

susciter une réflexion se situant dans le champ de la méta éthique168. Informés par celle-ci

mais soucieux que nous sommes de réduire le niveau d’abstraction du care, penchons-nous

à présent sur ses effets et modalités opératoires, c’est-à-dire sur ses conditions d’apparition

et de fonctionnement, et voyons par quelles voies fréquentables (cohérentes, interpellantes

et accessibles) il est possible d’envisager le déploiement théorique et pratique de l’éthique

du care. Passons, en d’autres mots, d’un intérêt ciblé pour le care en tant que paradigme de

l’altérité, à un examen de son rôle au sein d’une théorie destinée à être appliquée en vue de

réaliser l’idéal moral, l’idéal relationnel.

168 Le care nous invite à une réflexion sur « ce qu’est la morale et ce qu’elle pourrait être » (Nurock, Vanessa.

« Le berceau du care : être et devoir être », dans Nurock, V. op. cit., p.54).

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102

CHAPITRE 3

Pourquoi et comment idéaliser le care

Introduction

Nous ne saurions par trop rappeler le changement de paradigme qu’a constitué

l’éthique du care dans la perception d’ensemble que nous sommes susceptibles d’entretenir

à l’égard de l’humain moral, ou même à l’égard de la morale comme telle, de ce que nous

concevons comme « bien ». À travers des affirmations fortes et souvent audacieuses,

écoutons encore les auteures du care retracer l’étendue du renversement éthique

qu’annonce le care, et ficeler en quelque sorte les différentes sphères d’analyse investies

par nous jusqu’à présent. Vanessa Nurock, par exemple, avance que « le care se construit

par-delà les représentations binaires et [conduit] ainsi à un changement de notre vision de la

condition humaine et de paradigme moral »169. Gilligan elle-même, sur la critique des

dualismes symboliques propres à l’histoire patriarcale, renchérit en identifiant la voix du

care à « une voix qui unit raison et émotion, soi et relation, esprit et corps, nature et

culture »170. Arguant du fait que les archétypes historiques de la guerre, de l’opposition et

du dilemme conflictuel (d’Œdipe à Abraham et Isaac, de Caïn à Agamemnon) n’ont pas

permis à l’humanité de faire l’apprentissage d’un véritable vivre-ensemble, elle affirme que

« c’est cette histoire que nous avons à comprendre, parce que sinon nous sommes voués à

la répéter […] Nous savons maintenant que l’échec à prendre soin conduit à une incapacité

à prendre soin, que l’antithèse de la voix [la « voix différente »] est la violence »171. Ainsi,

et tel que l’énonce Sandra Laugier, les perspectives du care constituent « une mise en cause

radicale de l’éthique dominante » puisqu’elles sont porteuses « d’une revendication

fondamentale concernant l’importance du care pour la vie humaine et, pour ainsi dire,

concernant l’importance même de l’importance : l’importance d’une dimension morale

169 Nurock, V. (introduction) op. cit., p.14. 170 Gilligan, C., dans Nurock, V. op. cit., p.27. 171 Ibid., p.36.

Page 112: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

103

méconnue »172. Moins méconnue des femmes, certes, mais tout de même désavouée, mise

de côté par les chantres de la philosophie morale et méprisée, souvent, par ceux-là mêmes

dont la vie en dépend : tout un chacun, êtres humains normaux, êtres interdépendants et

vulnérables.

Comme rupture paradigmatique, la promesse du care serait ainsi telle que, de l’avis

de Michael Slote, nous devrions désormais « articuler toutes les théories morales autour de

l’axe séparation/connexion, ce qui constitue une organisation de la théorie morale […] plus

complète et clarifiante que les distinctions classiques entre éthiques déontologique,

utilitariste et communautarienne »173. L’axe connexion/séparation dont il est question ici ne

rappelle-t-il pas, en fait, celui opposant les théories sur le care à celles sur la Justice, ou

encore celui opposant raison et émotions? En réalité, et tel que nous l’avons relevé en

terminant le précédent chapitre, le care en tant que paradigme rompt la tradition à l’endroit

de cette question à caractère méta éthique qu’il soulève, à savoir s’il nous est même

possible d’être dans l’éthique (ou dans la morale) dès lors qu’on s’extirpe de la relation

pour raisonner le bien. Non seulement EC suggère-t-elle une alternative aux théories

morales justicielles ou principielles, mais elle nous apprend aussi que l’axe à partir duquel

on entend l’opposer à ces théories – l’opposer au rationalisme moral – n’a peut-être pas,

plus lieu d’être. Dans sa systématisation même, EC opère un rapprochement des

antagonismes de la raison et de l’émotion, de l’objectif et du subjectif (en ceci elle se

rapproche de l’éthique de Hume), en cela qu’elle nie l’autonomie et l’effectivité du sens

qu’auraient chacun de ces termes l’un par rapport à l’autre, l’un par opposition à l’autre.

C’est surtout le premier terme des équations antagoniques (les pôles de la Justice et de la

Raison) qui est mis en doute, car à celui-ci ayant toujours été associé le « vrai », c’est à lui

qu’il revient de répliquer et de contribuer dès lors que s’opère une rupture de tradition. Pas

de justice sans souci préalable pour les victimes de l’injustice (sans care about), pas de

« raison pure » sans contact sensible avec les objets de notre raisonnement (sans

subjectivité émotive). Lorsque Sandra Laugier associe le care à un déplacement du centre

de gravité de l’éthique « du juste vers l’important », lorsqu’elle demande « [q]uelle est la

172 Laugier, Sandra. « Le care comme changement de paradigme en éthique », dans Nurock, V. op. cit., p.58. 173 Slote, M., rapporté par Carol Gilligan (2010) op. cit., p.28.

Page 113: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

104

pertinence, l’importance du particulier, de la sensibilité individuelle?[, q]u’est-ce que le

singulier peut revendiquer? »174, ce sont les deux principales nouveautés d’EC qu’elle met

de l’avant, à savoir les rôles respectifs du contexte et de la subjectivité dans l’expérience

morale. Sur le fait que les éthiques contextualistes soient susceptibles d’objectivité, qu’elles

y soient même propices voire conditionnelles, relayons encore notre parole à une autre

l’ayant bien démontré, dans ce cas celle de Bruno Ambroise s’appuyant sur les travaux

d’Alice Crary :

[C]e n’est pas parce que l’objectivité est située qu’elle n’est pas objective –

c’est seulement parce qu’on se fait une fausse idée de ce qu’est l’objectivité

(détachée de toute forme d’intérêt), une idée métaphysique, qu’on a tendance à

abandonner toute idée d’objectivité une fois qu’on a reconnu ce point. Mais on

peut défendre l’idée que c’est justement parce qu’un point de vue est situé qu’il

peut être objectif, puisque c’est seulement en ce sens qu’il peut acquérir des

conditions de significations déterminées, ou encore parce qu’il a dans cette

situation des critères de corrections précis qui déterminent ce qu’il convient de

dire dans cette situation pour dire le vrai – ou le juste – (Travis, 2003). On peut

alors transposer cette idée d’objectivité située, à la morale et à l’éthique du

care : il est illusoire de vouloir prendre la position absolue en éthique qui

consiste à rechercher, à la manière de Kant, l’inconditionné, puisque celui-ci ne

répondra pas à nos critères d’objectivité, qui définissent ce qu’est l’objectivité

dans notre forme de vie – forme d’où nous ne pouvons nous extraire, sous peine

de ne plus pouvoir juger quoi que ce soit175.

En ce sens, l’éthique du care serait porteuse d’une objectivité telle qu’entendue par la

critique postmoderne de la rationalité : la conception moderne de l’objectivité renferme

une illusion, celle d’une réalité aux propriétés « pures » qu’il serait possible de saisir dans

son intégralité et sans que la relation qui nous y projette ne puisse l’altérer puisqu’elle nous

serait extérieure, indépendante. EC invite en effet à une remise en cause radicale de cette

conception objectiviste du monde, un monde soit disant « intact » en dehors des relations

qui en sont le langage, un monde sans herméneutique. C’est pourquoi le care est éthique

mais aussi politique et social, pourquoi il est ultimement humain mais aussi singulièrement

féminin. Et c’est parce qu’il est ce lieu à la fois de convergences et de ruptures, qu’il est

révolutionnaire. Laugier, encore, soutient que « contrairement à des approches affadies et

174 Laugier, Sandra. « Vulnérabilité et expression ordinaire », dans Molinier, Pascale et al (dir.). Qu’est-ce que

le care? Souci des autres, sensibilité et responsabilité, Paris, Payot, 2009, p.167. 175 Ambroise, Bruno. « Réalisme moral et éthique du care », dans Paperman, Patricia et Sandra Laugier (dir.).

Le souci des autres, Paris, EHESS, 2005, p.265.

Page 114: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

105

générales du « genre » une véritable éthique du care ne peut exister sans transformation

sociale »176. Gilligan entérine en relevant qu’une telle transformation « est bien le but du

féminisme, conçu non comme un problème hommes/femmes, ou un combat entre femmes

et hommes, mais comme un des grands mouvements de libération de l’histoire humaine : le

mouvement pour libérer la démocratie du patriarcat »177.

Ainsi, nous serions appelés à croire en le care parce qu’il constitue une promesse

immense au plan de l’éthique et de la critique sociale au sens large (et spécialement

féministe), ou pour le dire de façon imagée parce que le care « voit grand », annonce

grand. En même temps, le verbe « croire » prend son sens à l’endroit même où la théorie

du care dévoile son amplitude, là où, précisément, l’ambition menace de susciter vertige et

suspicion. Si une éthique relationnelle est possible, c’est dans l’optique d’un surpassement

de ses conditions radicales d’empêchement ou d’exploitation (le patriarcat), et donc au

sens d’un projet universellement consenti car jugé nécessaire quelle qu’en soit l’envergure.

Choisir le care ou y croire consiste à évaluer ses potentialités à la lumière des formes

imparfaites sous lesquelles il se donne à voir et, à partir de celles-ci, à poser l’imminence

de son déploiement à travers des catégories de l’expérience jusqu’à maintenant inexplorées

ou maintenues dans l’invisible, tant théoriquement que pragmatiquement, tant moralement

que sociopolitiquement ou psychologiquement. L’on peut prévoir que la société du care

serait manifeste, vraisemblable aux yeux du plus grand nombre dès lors qu’elle serait

pressentie comme incontestablement morale, notamment à travers ces archétypes

intuitivement connus et reconnus que sont l’amour et le don, qui en sont certaines des

traductions les plus simples et sensibles. Mais dans sa complexité éthique et politique,

c’est-à-dire dans une optique de mise en œuvre ou « opérationnalisation » de ses savoirs et

mécanismes propres, le paradigme relationnel doit se présenter à nous telle une projection

incertaine, tel un idéal. En ce sens alors, il invite au « croire » aussi bien qu’au savoir

moral.

Dans ce chapitre, nous tentons dès lors de défendre l’originalité et la crédibilité de

l’éthique du care compris comme « idéal accessible », et ce en insistant sur la

vraisemblance, l’authenticité et l’efficacité de ses mécanismes d’expression de la vie

176 Laugier Sandra, rapportée par Carol Gilligan (2010) op. cit., p.37. 177 Gilligan, C. (2010) ibid.

Page 115: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

106

morale. Dans un premier temps, nous réévaluons la controverse entourant la place de la

subjectivité et des émotions dans le raisonnement éthique en défendant le fait que ces

dernières constituent l’élément « causal » premier de l’expérience morale, qu’elles

n’entrent pas en contradiction avec le raisonnement moral ni, enfin, avec ce que nous

considérons être la seule véritable traduction tangible de l’expérience morale (son moteur,

sa forme opératoire), soit le « pouvoir relationnel » que permet et génère le care. En

contraste (mais néanmoins en continuité) avec l’esprit général du précédent chapitre, nous

postulons de cette façon la possibilité d’une volonté et d’un apprentissage relationnels en

dépit des structures dualistes de la pensée qui l’enserrent en sa base — car aussi fortes et

enracinées soient-elles, ces dernières sont au demeurant acquises, c’est-à-dire consolidées

par une forme ou une autre d’apprentissage. Dans un second temps, toujours sur la base

d’un réinvestissement des écrits de la carology, nous agençons une proposition éthique

allant dans le sens d’une mobilisation du care féminin comme « idéal-type », campant

ainsi notre vision théorique d’une systématisation/modélisation éthique du care à mi-

chemin entre les pôles que seraient « l’utopie », d’une part et de l’autre, le réalisme

pratique – politique, pragmatique et analytique – d’un care réduit à la forme d’un dispositif

socialement déterminé de l’agir moral. Non sans complexité, cette interprétation

« bidimensionnelle » du care doit ultimement permettre à la philosophie de le saisir pour

ce qu’il est : une part à la fois réelle et inachevée du monde moral, un « paradoxe » en

l’humanité passée et à construire.

Page 116: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

107

3.1 Raison sensible, pouvoir relationnel

3.1.1 Le sentiment comme ce qui éveille le care

À l’instar de tous-tes les penseur-e-s de la carology, nous soutenons que la moralité

réside dans le souci des autres ainsi que dans la capacité d’en prendre soin et que cette

disposition prend racine dans les contextes qui nous mettent en relation avec ces autres.

Ainsi rattachée à la complexité et à la diversité de nos rapports au monde sensible (ainsi

contextualisée), l’expérience morale échappe à toute « fixation » schématique pour venir se

décliner, plutôt, dans l’infinité des formes relationnelles singulièrement ressenties,

performées et signifiées. Sur ce tout dernier élément, nous verrons plus tard (chapitre

quatre) comment le potentiel évocateur associé au care (la relation comme génératrice de

sens) permet de comprendre et d’espérer sa mise en pratique à l’échelle de la collectivité.

Mais observons-le d’abord du point de vue disons « classique » de l’agentivité morale, et

demandons-nous pourquoi il est sensé, sain et réaliste d’axer le développement moral des

individus sur le renforcement de leurs capacités relationnelles (plus que sur le renforcement

de leur impartialité/objectivité). Tout d’abord, il apparaît clair qu’une éthique basée sur un

rejet de la Raison impartiale comme moteur et source de la moralité doit trouver dans une

valorisation des motifs émotionnels une partie de sa justification. C’est bien là le propre des

théories sur le care. Tel que nous l’avons relevé en début de parcours, toutes les théories

fondatrices du care ont en commun de reconnaître une place au moins relative aux

émotions dans le raisonnement moral et parallèlement, de rejeter sur une base plus ou

moins radicale le postulat rationaliste178 de la morale dominante. Sur la question du rôle

attribué aux sentiments dans l’expérience morale, c’est une distinction non de fait mais de

degré qui est venue opposer la thèse de J. Tronto à celle de N. Noddings (principales

références théoriques du care, rappelons-le, avec bien sûr C. Gilligan). Bien qu’ayant

donné lieu à un important déplacement des champs d’intérêt investis par la carology (d’une

« idéologie » à une « praxis » du care), cette distinction n’a ni déserté ni surmonté le

« dilemme » raison/émotions. Si notre hypothèse du patriarcat comme « cadre ontologique

non relationnel et responsable du développement d’une psychologie humaine dualiste »

178 Nous entendons par cela l’exclusivité du postulat rationaliste.

Page 117: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

108

nous fournit un argument en faveur d’une invalidation au moins partielle du dilemme lui-

même (de sa valeur, de son importance conceptuelle), nous croyons néanmoins que la

question des affects, comme phénomène et comme « séquence » dans la démarche éthique,

mérite une attention ciblée. Nous ne pouvons, de fait, nous contenter de réduire celle-ci à

un « pôle conceptuel » culturellement dévalorisé du fait de sa correspondance à l’axiologie

symbolique du féminin.

Ainsi donc, nous nous proposons d’effectuer un parcours théorique ciblant

quelques-unes des conceptions philosophiques entourant la question des émotions en

éthique. Procédant en deux temps, nous tâcherons d’abord de relier cette question à celle

qui nous intéresse de près, soit l’idée de la « différence » (féminine, relationnelle), ceci

dans un esprit de rappel et de convergence des idées. Cette revue devra nous servir à

réaffirmer les limites d’une conception par trop politique et rationnelle du care, ou

autrement dit l’aspect réducteur d’une approche féministe qui ne voudrait considérer que le

côté stigmatisant d’une association de la « morale des femmes » à l’émotionnel, et par

conséquent négligerait de s’intéresser à la force, à la portée des émotions en tant que

domaine particulier et fondamental de l’expérience humaine. Nous positionnant de la sorte

en faveur d’un retour à la phase de théorisation « première » du care que personnifie

Noddings, nous tracerons une ligne de réflexion permettant l’examen du rôle spécifique

joué par les émotions et la subjectivité dans le développement des capacités morales, et ce

en regard de ce que nous considérons correspondre aux véritables exigences d’une situation

morale. Dans un second temps, nous tenterons de mettre à profit, à travers un regard qui

nous est propre, le rapprochement théorique opéré de façon quasi paradigmatique dans la

littérature entre care et amour. Y référant comme à un concept à la fois iconique et

controversé de la morale dite des sentiments (comme c’est le cas pour le care), nous nous

servirons d’un certain nombre de distinctions philosophiques entourant l’amour comme

base pour une discussion progressant tranquillement vers une conception du care comme

« idéal accessible ».

Page 118: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

109

Une éthique psychologiquement saine et opérante :

Plus tôt, nous avons fait la critique d’une certaine conception politique sinon

inhérente, du moins familière en certains aspects à la morale classique d’Aristote, en

relevant le fait qu’une éthique fondée principalement sur le développement du caractère

moral individuel ne pouvait que s’accompagner, dans une plus ou moins grande mesure,

d’un biais élitiste (et forcément androcentriste). Si, en effet, l’éthique des vertus néglige de

s’intéresser à la particularité contextuelle du dilemme moral ainsi qu’aux dynamiques

sociohistoriques qui le traversent et le constituent (dynamiques de pouvoir, contraintes

matérielles, répartition et exploitation des ressources morales), elle reconnaît néanmoins

que chaque positionnement éthique est l’expression de la particularité morale de l’agent qui

l’occupe. Autrement dit, l’éthique aristotélicienne consent à voir plus qu’une « mécanique

du calcul » dans la délibération éthique, à la différence des éthiques post kantiennes et tout

particulièrement de la philosophie anglo-américaine. Cette dernière, entre les années 1950

et 1970, aurait en effet favorisé la formation d’un certain statu quo en éthique, ceci en ne

s’intéressant que trop peu au registre des émotions, peu encore à l’expression et à la

construction du caractère par les choix moraux, peu aussi à la connexion entre ce caractère

et les buts éthiques et personnels et enfin, pas du tout à la vie morale entière. Bref, le climat

philosophique associé à cette période (surtout du côté de l’utilitarisme britannique) mettait

l’accent sur le contexte du choix, négligeant de la sorte de considérer l’intégrité personnelle

de l’agent moral179. Rappelons que Noddings elle-même stipulait la nécessité d’une

« réminiscence » consciente de nos propres performances morales passées, précédant l’acte

moral et assoyant la confiance en notre capacité sans cesse renouvelée à se développer

moralement, en continuité par rapport à ce que nous savons et postulons sur nous-mêmes.

Autrement dit, une éthique principielle éloignée des relations concrètes avec les autres

autant qu’avec nous-mêmes serait incomplète, serait irréaliste. Bien qu’« individualiste »

dans sa portée (vise l’atteinte de l’excellence chez l’agent moral vertueux), le retour de

l’éthique aristotélicienne en philosophie contemporaine aurait contribué à remettre au goût

du jour cette conception antique et « habitée » de la morale selon laquelle ce sont tant les

motifs et les intentions que les désirs et les émotions, tant le caractère moral « inné » que le

179 Nussbaum, M. (1999) op. cit., p.170-171.

Page 119: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

110

développement du raisonnement et des affects qui, ensemble, permettent de considérer un

individu comme vertueux180. Puisqu’on est en droit d’exiger d’un individu vertueux qu’il

fasse preuve de dispositions affectives adéquates dans chaque contexte en appelant

normalement aux émotions, on peut aussi, enfin, considérer que l’éthique des vertus, que

l’on se réfère à sa version antique ou contemporaine, attribue un rôle normatif aux

émotions181. Toutefois, de mentionner Martha Nussbaum, même chez les philosophes

grecs, à l’exception peut-être de la période hellénistique, le débat entourant la structure des

émotions ou encore l’amour et les passions était/est relativement absent. La philosophie

aurait de tout temps, ou à peu près, considéré que ces notions relevaient de « l’instinct » et

la psychologie béhavioriste, de son côté, les aurait réduites à des phénomènes démunis

d’intentionnalité (réponses à des stimuli). À ce contexte général s’ajoute le fait qu’avant la

fin des années 1960, la psychologie morale était totalement absente de la philosophie

éthique, alors qu’elle y est centrale aujourd’hui182.

Inspirés des travaux de Carol Gilligan en psychologie du développement moral, les

thèses sur le care sont forcément teintées d’un intérêt pour les procédés psychoaffectifs à

l’œuvre dans la relation éthique. Relevons seulement ce mouvement relationnel à la base du

care dont nous parlait Noddings, illustré par une combinatoire de l’« absorbement » et du

« déplacement motivationnel » (engrossment and motivational displacement) et stipulant

l’exercice d’une psychologie construite et opérant sur le mode réceptif. Dans ce schéma

180 Dans un article portant sur le courant néo-aristotélicien en éthique contemporaine, Martha Nussbaum

fournit un certain nombre de distinctions éclairantes quant aux auteurs les plus marquants : Bernard Williams,

par exemple, critique la séparation kantienne « en deux mondes » des raisons interne et externe et propose à la

place une sorte de « criticisme à la pièce » couplé d’intuition, en plus de réfuter la pertinence d’une entreprise

de théorisation rationnelle systématique en éthique. Philippa Foot, de son côté, revendique un enracinement

de la moralité dans les passions et désirs. Optimiste, elle croit que les humains sont « naturellement » dotés

d’un sens de la moralité et en ceci, elle rejoint l’aspect « biologiste » de la thèse aristotélicienne (nous

sommes dotés de dispositions morales innées). Simon Blackburn se montre également déçu face à la position

hégémonique que semble occuper la raison dans les courants éthiques actuels et opte pour un internalisme à la

Hume à l’intérieur duquel la raison renonce à sa prétention d’autorité sur les émotions. Plus près encore de

Hume, Annette Baier puise dans la moralité du sens commun, dans la tradition sociale pour construire une

version anti-rationaliste de l’éthique fondée sur les émotions et désirs partagés. Bien que semblable à Baier

pour ce qui est du rejet du paradigme « abstrait » de la raison morale et de la reconnaissance du rôle des

valeurs traditionnelles en moralité, Alasdair MacIntyre, plus pessimiste, croit que les paramètres moraux de la

culture ne peuvent être ceux qu’incorporent et expriment actuellement nos sentiments (internalisme de Baier).

Selon lui, les paradigmes moraux de la société moderne occidentale (laïque) ne sont pas convenables (ou ne le

sont plus) et il nous incombe de rechercher d’autres autorités morales externes — « quasi religieuses » selon

ce qu’en entend Nussbaum (Nussbaum, M. 1999, op. cit., p.196-197). 181 Plot, Frédérique. « Éthique de la vertu et éthique du care », dans Paperman, P. et S. Laugier (dir.). op. cit.,

p.231-232. 182 Nussbaum, M. (1999) op. cit., p.172.

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111

psychologique, le raisonnement moral est induit par une disposition sensible à l’autre. Une

approche classique s’intéressant à la valeur morale des affects mais maintenant la raison au

centre du processus moral (comme la morale aristotélicienne) considérera les émotions et

les désirs comme des formes complexes d’intentionnalité induites par des pensées orientées

objectivement et pouvant être modelés significativement par l’exercice d’un raisonnement

sur le bien183. EC, pour sa part, reconnaîtra aussi qu’il est souvent souhaitable de

questionner la validité morale de nos affects, intuitions et impulsions de toutes sortes mais

persistera en même temps, marquant par là sa spécificité, à voir en ces dernières non un

effet induit, mais bien la source première et la condition opératoire de l’expérience morale.

Le principe de l’éthique relationnelle implique que la présence sensible des autres et aux

autres soit précisément ce par quoi nous entrons en relation, entretenons des relations et

nous développons moralement en fonction de ces relations. Pas de raisonnement moral sans

« sensation de l’autre », que cette sensation soit issue d’une proximité physique, d’une

projection imaginaire ou d’une démarche spirituelle. Pas de pensée abstraite (qu’elle soit ou

non d’ordre moral) sans connaissance sensible de l’autre amené à la conscience par la

relation. L’humanité est d’emblée relationnelle, même si d’immenses pans de son histoire

en sont la négation. Le rationalisme et l’exclusivité de la pensée objective, l’individualisme

moral ainsi que les « mensonges débilitants du patriarcat »184, pour reprendre les mots de

Gilligan, sont ce qui brise la disposition au care. Celle-ci soutient que, dans une optique de

démocratisation de l’expression morale, la « voix des femmes » peut et doit être validée à

partir du moment où l’on reconnaît la convivialité des modes réflexifs et sensibles qu’elle

met en jeu, ou autrement dit à partir du moment où l’on s’ouvre à la possibilité que la

subjectivité (affective et relationnelle) soit la voie d’accès à la vie morale la plus

authentique, la plus « directe ». À travers quelques extraits se rapportant à son propre

travail mais également à d’autres études allant dans ce sens, écoutons à nouveau Gilligan.

D’abord sur la négation historique (et patriarcale), avant les révélations du care en

psychologie et en philosophie morale, de la voix relationnelle par les principaux penseurs

du développement humain :

183 Ibid., p.181. 184 Gilligan, C. (2010) op. cit., p.29.

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112

L’histoire du développement, le récit du développement qui est incorporé dans

les théories psychologiques de Freud, Erikson, Piaget, Kohlberg et de tous ceux

qui se sont appuyés sur leurs théories, est un récit qui fait une lecture du

traumatisme et de la tragédie comme nature ou comme condition de la

civilisation : la rupture de la relation, la division du corps et de l’esprit,

l’élévation de la pensée au-dessus de l’émotion. C’est une histoire qui incorpore

la dichotomie du genre et les hiérarchies patriarcales, un récit qui fait une

lecture du patriarcat comme nature (et de ce fait la morale ou le développement

deviennent dépendants de l’intériorisation de la voix ou de la loi du père)185;

Le changement de paradigme qui s’est diffusé dans les sciences humaines au

cours du dernier quart de siècle reconsidère la condition humaine en termes

relationnels. Nous sommes, comme être humains, êtres de relations,

responsables et sensibles, et ce de façon inhérente comment en atteste la

convergence des preuves apportées par la neurobiologie et la psychologie du

développement. Nous naissons avec une voix et dans la relation – qui sont les

conditions de l’amour et également de la citoyenneté dans une société

démocratique186;

Puis, sur la nécessité d’ancrer notre compréhension des mécanismes moraux dans

l’expérience affective, toujours singulière de la relation, au risque de ne pouvoir réfléchir

ni incarner aucun principe moral :

Damasio distingue [le] noyau du soi ancré dans le corps et les émotions de ce

qu’il nomme le « soi autobiographique », le soi qui est attaché à une narration

de soi. Ce qui m’a paru fascinant dans cette distinction, c’est qu’elle implique la

chose suivante : dès lors que nous séparons nos esprits de nos corps et nos

pensées de nos émotions (séparations qui encore récemment étaient considérées

par les psychologues comme des étapes nécessaires du développement), nous

perdons contact avec notre expérience, et nous pouvons alors nous lier à une

histoire de nous-mêmes qui est erronée par rapport à ce que de l’intérieur (dans

notre corps et nos émotions) nous savons être vrai. C’est ainsi que l’expérience

peut devenir séparée de ce qui est construit socialement comme réalité, sapant à

la fois la capacité d’aimer et les conditions de participation à une société

démocratique187;

Et en outre, un rappel à l’effet que la spécificité de la voie morale dite féminine tient entre

autres à ce caractère « empirique » de la démarche relationnelle, à cette prise en compte

185 Ibid., p.28. 186 Ib., p.28-29. 187 Ib., p.30.

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113

première de l’expérience physique et affective dans la poursuite de choix moraux

humainement équilibrés et « vrais ».

Si les filles séparent leurs esprits de leurs corps, leurs pensées de leurs

émotions, elles perdent leur ancrage dans l’expérience. Si elles se séparent de

leurs relations en réduisant au silence leurs pensées et leurs sentiments

véritables, elles perdent le contact ou le potentiel pour une relation de

confiance : une relation et invitation à la voix honnête et qui est la meilleure

protection pour la santé psychologique, en particulier dans les moments de

stress188.

La psychè en bonne santé résiste à l’initiation au patriarcat (à la perte de la voix,

au sacrifice des relations, à la perte de la capacité à raconter exactement son

histoire)189.

Agir en adéquation avec ce que l’on ressent d’emblée aurait ainsi un effet bénéfique sur la

santé mentale. Gilligan, ce faisant, nous enjoint à considérer la place de la santé dans

l’exercice de la moralité. Le développement de la vie bonne ne pourrait au final se limiter

qu’à la fortification du caractère vertueux (à travers disciplines et ascèses) ou à

l’entraînement des facultés analytiques destinées à être activées en présence d’un dilemme

moral — mesurer les dommages et intérêts en jeu, hiérarchiser entre eux les éléments

(humains et matériels) impliqués, relativiser les perceptions pour en extraire les biais

interprétatifs, inférer des liens adéquats entre les éléments réels et les principes intériorisés,

etc. Il y aurait aussi, dans la morale, quelque chose d’intuitif, de senti, d’acquis et de raffiné

à travers l’expérience relationnelle « normale », expérience à la fois collective et unique à

chacun-e. Quelque chose d’ancré dans la relation qui ne supposerait pas de facto (toujours,

inévitablement et en tout premier lieu) la présence d’une tension ou d’un dilemme interne à

résoudre.

Or les tensions relationnelles sont à la base de la vie morale. Certes, elles ne le

seront que davantage si, pour les aborder, nous multiplions les espaces de confrontation à

l’intérieur même de nos schèmes de réflexion, de réaction ou d’anticipation. En

revendiquant l’exercice d’une moralité « saine et normale », nous pointons en celle-ci son

188 Ib., p.32. 189 Ib., p.29.

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114

caractère intelligible. Nous pourrions d’emblée postuler que l’intelligibilité d’une

expérience subjective tient à la synchronicité des sensibilités et des raisonnements objectifs

qu’elle mobilise, ou à la complémentarité des effets « éclairants », face à une situation

interpellante d’un point de vue moral, de la raison et des affects. Ces derniers, à titre

d’éléments déclencheurs ou initiateurs d’une préoccupation (caring about et ensuite caring

for), prendront la forme non de simples stimuli mais bien d’une « expérience fondatrice »

conduisant à l’engagement. Dans une réflexion portant sur la valeur des animaux et sur les

motifs généralement évoqués dans les discours des activistes pour la défense de leurs droits,

Anne Le Goff met en lumière l’importance de cette expérience fondatrice, de même que le

caractère fondamentalement affectif de celle-ci. Elle soutient que, pour que nous puissions

même nous poser la question des droits des animaux, « il faut que nous ayons été rendus

attentifs à leurs besoins par un sentiment préalable de sympathie »190. La sympathie serait

ici « ce qui ouvre la voix de la morale » et aurait pour envers « l’engagement à la fois

théorique et pratique : on ne s’engage que pour ce qui compte (ce pourquoi on care) »191.

Souvent, dans le cas des animaux, l’éveil d’une conscience particulièrement sensible à leur

égard se produirait suite à une expérience traumatique ou du moins caractérisée par une

émotion intense — être témoin, pour la première fois, d’un acte de cruauté perpétré

gratuitement à l’endroit d’un animal, visionner un documentaire sur les mauvais traitements

à l’endroit des animaux d’élevage ou sur l’abattage industriel, assister à un rituel sacrificiel

lorsque nous n’y sommes pas culturellement familiers, constater le manque absolu de

liberté de certains animaux domestiques, etc. Ce qui ici, à l’instar de Le Goff, est pour nous

crucial, c’est que ce type d’expérience « n’est pas le résultat d’une réflexion abstraite sur

l’animal en général, mais s’inscrit par définition dans le cadre de la relation avec un

animal »192 (ou avec un groupe particulier d’animaux). Il est évident que sans raisonnement

synthétique, sans délibération rationnelle proprement dite quant à la valeur de la vie, de la

souffrance et du pouvoir dont les humains disposent à l’endroit des animaux, aucune

justification de l’engagement ne serait a posteriori possible. Mais dans ce qui importe du

fait moral, la justification objective (souvent a posteriori de l’action) l’emporte-t-elle sur le

« réflexe premier » ou pressentiment [de ce qui importe]? Le Goff, encore, affirme que « le

190 Le Goff, Alice. « Le care, le juste rapport à l’animal sans voix », dans Laugier, S. (2012) op. cit., p.45. 191 Ibid., p.45-46. 192 Ib., p.46.

Page 124: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

115

raisonnement proprement dit n’intervient que là où la perception échoue »193 : qu’il s’agisse

des campagnes de sensibilisation déployées par ceux que la violence envers les animaux

insupporte ou encore des efforts consacrés par ceux qui prennent part à cette violence dans

le but de se déculpabiliser (ex. : le travail des producteurs bovins visant à produire une

image médiatique « éthique » de leur industrie), ce qu’il convient de reconnaître est que,

dans un cas comme dans l’autre, aucun effort ne serait nécessaire si la compassion n’était

pas première194.

Comme tel, EC ne s’oppose pas à l’exercice de la raison, cela est et doit demeurer

évident. EC conçoit que le sentiment prépare le terrain de l’éthique et que la raison qui

s’exerce moralement est celle qui à la fois critique la portée objective des émotions et se

voit informée par celles-ci. Mais il demeure que la saisie éclairée d’un contexte, permise

par l’attention qu’on lui porte, diminue l’abstraction d’un dilemme moral et,

conséquemment, le besoin de puiser dans l’abstraction principielle pour le résoudre. Jean

Grimshaw fait judicieusement remarquer que généralement, plus on possède d’informations

concrètes et détaillées sur une situation problématique qu’il nous faut résoudre, moins le

recours aux principes s’avérera utile. Tout aussi judicieusement, elle ajoute (se référant à

une observation de Noddings) que « [t]he amount of violence and psychic pain inflicted in

the name of principle should […] make us wary »195. D’aucuns répondront à ceci que le

problème pointé ne devrait pas être celui de la référence comme telle aux principes mais

bien celui de la non validité morale de certains desdits principes. Prenons alors le problème

sous un autre angle, et demandons-nous : qu’est-ce qu’un principe? Un « bon » principe

est-il nécessairement abstrait, c’est-à-dire détaché de toute considération concrète

susceptible d’entraver l’impartialité, la neutralité, l’universalité de sa portée? Dans la

dichotomie archétypale opposant raison et émotions ou, plus tard dans l’histoire des idées,

opposant morales principielles et morales contextuelles/relationnelles (ou pour reprendre

M. Slote, organisant la répartition des théories morales selon l’axe séparation/connexion),

le problème n’est pas tant, au fond, celui de la référence ou non à des principes sinon que

celui de l’abstraction. Le principe est ce qui invite à la réflexion en facilitant la mesure de

l’équité et en régularisant l’engagement; le principe est ce qui constitue un guide en matière

193 Ib., p.47. 194 Ib. 195 Grimshaw, J. op. cit., p.206.

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116

de cohérence. Ne pourrait-il pas, en ce sens, être question d’un « principe du care »196?

C’est ce que suggère Grimshaw : le principe de la sollicitude invite à la contextualisation

des jugements197 dans un souci de constance et de consistance face aux objets complexes

différents, inégaux, uniques et vulnérables de nos attentions. Dans cette optique, un

jugement « juste » ne le sera que s’il prend soin de porter suffisamment attention aux autres

tels qu’ils se présentent à nous… Le débat care/justice vient perdre de sa pertinence,

comme celui opposant raison et émotions : parce qu’elles nous permettent de mieux

comprendre nos principes et concepts moraux (elles leur donnent la substance,

l’intelligibilité d’un contexte spécifique impliquant de vraies relations entre de vrais êtres),

les émotions revêtent un véritable rôle épistémologique dans le processus évaluatif de la

morale198.

Care et amour :

Outre la contextualité réduisant le niveau d’abstraction et l’attention portée aux

émotions « fondatrices » dans la délibération morale, un second élément nous paraît

essentiel à la compréhension de ce que nous qualifions d’« expérience morale intelligible ».

Il s’agit de l’importance d’accéder à des « catégories nominales connues », ou

« conceptualisations larges » renvoyant au principe relationnel (au care) pour relier entre

elles de façon cohérente et arriver à parler des émotions que nous investissons dans nos

relations. La vie, faite de relations, fait intervenir une multitude de moments éthiques,

chaque fois uniques (de dilemmes contextualisés), mais aussi, elle implique une disposition

d’ensemble à laquelle l’individu se réfère pour penser et améliorer sa relation aux autres.

Dans une optique aristotélicienne, cette disposition renvoie au caractère vertueux, à la « vie

bonne » trouvée dans l’harmonisation d’un ensemble de vertus spécifiquement développées

et comprises dans leur valeur intrinsèque. Dans l’optique du care, la mesure du bien est

196 À cette proposition, Noddings par exemple, répond ne pas y voir d’objection si ce principe est de nature

descriptive et non prescriptive (Philosophy of Education, Boulder, Westview Press, éd. 2012, p.233). Nous

appuyons cette remarque surtout en ce qui a trait au moment attentif du care (care about), qui avant même la

délibération ou l’observance consciente de quelque « logique morale », renvoie à une disposition sensible face

à l’autre, à une posture de réceptivité bien loin de l’« obéissance ». 197 Ibid., p.208. 198 Plot, F. loc. cit.

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117

celle de la capacité relationnelle que nous exerçons de façon générale dans chacune de nos

interactions, sans que pour la comprendre il nous faille l’observer telle une composition

complexe, c’est-à-dire à travers la nature et l’articulation de ce que seraient ses « formes

spécifiques ». Il ne s’agit pas de nier l’existence de vertus particulières telles que la

tempérance, le courage, la magnanimité, la justice, etc., non plus d’oublier que le processus

de care s’accomplit dans son intégrité dès lors qu’ont été franchies chacune de ses étapes

spécifiques (étapes qui furent mises en valeur par Tronto). Il s’agit plutôt d’adopter une

approche relativement simple et accessible de ce que constitue, conceptuellement et

« phénoménologiquement » (dans l’expérience), la posture relationnelle du caring. En

questionnant la valeur morale de notre personne, ce n’est pas, le plus souvent, la justesse

d’actes circonscrits et sollicitant l’activation de compétences morales bien particulières que

nous évaluons à travers un regard rétrospectif et introspectif, mais bien plutôt la plus ou

moins grande qualité générale de nos relations, que nous constatons ou déplorons. Nous

nous demanderons alors : suis-je quelqu’un de bien, en général?; me considère-t-on comme

un-e bon-ne ami-e?; mes relations sont-elles enrichissantes et persistantes?; se tourne-t-on

vers moi en cas de besoin? Suis-je une personne aimante, et suis-je une personne qu’on

aime? L’amour, c’est là où nous voulons en venir, est l’une de ces « catégories nominales »

qui se reconnaît aisément puisqu’elle relève du sens commun. Comme la bienfaisance,

l’altruisme, la bonté, l’hospitalité, l’amour offre une grammaire « malléable » et accessible

à la conscience, à la fois dense et dissipée, « synthétique » et personnelle, un sens dont la

saisie s’effectue en fonction des besoins et contextes l’identifiant. Un sens qui se donne à

l’intuition. L’amplitude et la flexibilité avec lesquelles on appréhende le concept d’amour

confèrent à celui-ci un rôle quasi structural dans la narrativité de nos expériences morales.

Même si bien souvent, l’évoquer revient à souscrire un peu candidement aux principes

moralement controversés de « gratuité », d’« inconditionnalité » et de « sacrifice » (non

plus très proclamées en ces jours de modernité prônant l’autonomie et le calcul des coûts

bénéfices), il demeure le mot « pur » de la moralité, une idée complexe et non sans écueils

mais émise « dans la langue du cœur » et de ce fait, suscitant l’assentiment général. Nous

parlons ici de l’amour tel que vécu et recherché dans les relations ordinaires, celui qui nous

permet de vivre et d’aider les autres à vivre. Tour à tour normalisé (on peut tous aimer, on

doit tous aimer) et idéalisé (je ne peux aspirer à rien de plus « beau » qu’une vie basée sur

Page 127: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

118

l’amour), cet amour est bien plus qu’une « attitude » à développer dans une recherche

d’excellence, c’est un sentiment naturel recouvrant la forme d’une nécessité vitale.

Nombreuses ont été les publications à traiter du concept de care parallèlement à celui

d’amour. La raison en est que les relations basées sur le care et sur l’amour ont ceci en

commun de sous-entendre, non d’expliciter (elles laissent intervenir l’intuition), certaines

évidences morales : la reconnaissance, premièrement, du fait que la valeur morale de la

subjectivité n’est admise que dans la mesure où celle-ci traduit un désir d’engagement

personnel (et non un besoin d’exprimer ses préférences particulières)199; la conscience,

ensuite, du fait que la recherche du bien à travers des formes « romantiques » (bienfaisance,

tendresse, bonté, humanisme) n’est conforme aux exigences de la morale que dans la

mesure où nous savons d’expérience que leur expression ne réduit en rien l’exigence de

réciprocité inhérente à toute relation; l’évidence, enfin, de l’extrême fragilité des relations

humaines et, ce faisant, de la nécessité certainement plus criante de nous inspirer d’idéaux

moraux accessibles et « attrayants » (tel que l’idéal d’amour) que de miser sur des modèles

« raisonnables » appelant au calcul et à la prudence face à l’engagement, pour renforcer nos

capacités relationnelles et rehausser notre volonté morale.

Les modèles canoniques de la philosophie ont vu dans l’amour quelque chose de

plus grand que nature, quelque chose de métaphysique dépassant la finitude des relations

humaines (ou à tout le moins des relations entre êtres du monde « réel », du monde

terrestre). Une distinction importante est en effet à faire entre l’amour humain ou terrestre,

que caractérise toute forme de relation entre individus basée sur un attachement et un

engagement réciproques, et l’Amour universel au sens métaphysique ou théologique du

terme, c’est-à-dire en référence à la force cosmique ou divine qui prend forme dans Dieu ou

dans le Bien, Principe des principes, finalité ultime de toute chose et de toute vie. Le care

d’EC et la philia antique se rapportent à la première forme, alors qu’eros et l’amour

médiéval chrétien (agape) renvoient à la seconde. Comme ce chapitre vise à faire

progresser notre conception du care d’une éthique des capacités et des sentiments moraux –

l’éthique comme expérience enracinée et intelligible – vers une forme « négociée »

d’idéalisme moral – entre la projection pure et la réalité empirique –, il nous apparaît

199 Paperman, Patricia. « La voix différente et la portée politique de l’éthique du care », dans Nurock, V. op.

cit., p.89.

Page 128: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

119

nécessaire de consacrer une partie de notre étude aux autres modèles « idéalisants » qu’a

fournis la philosophie occidentale de l’amour. Nous verrons ultimement que le type

d’amour duquel nous avons tenté de rapprocher le care se distingue de ces modèles sur les

plans de la visée et de l’objet (moraux), et que de cette distinction ressort la spécificité

d’EC en ce qui a trait à la dimension relationnelle de la morale.

Voyons d’abord l’amour au sens d’eros. La référence platonicienne à l’eros

métaphysique en est une aux proportions cosmiques et mystiques : à l’eros correspond la

voie d’accès à la perfection, à l’immortalité et au Bien, à ce qui, bref, porterait plus tard le

nom de Vertu suprême ou de Divin. Il s’agit d’un désir pour ce qui est absolument beau et

bon, ce qui se situe dans le monde des Idées et se détache du monde sensible. On associe

généralement à l’eros platonicien trois caractéristiques fondamentales : il s’agit d’un amour

acquisitif (quelque chose qu’on souhaite obtenir parce qu’on ne l’a pas), d’une quête jouant

d’une sorte de mimésis par rapport au divin (vouloir atteindre le divin « en Lui

ressemblant ») et d’un désir aux allures « égoïstes », dans l’optique où en philosophie

platonicienne, la finalité humaine se réduit à l’individu, sa quête et sa destinée200. Dans la

vision mythopoïétique du monde platonicien, l’amour ne rejoint pas les contextes

interpersonnels que nous considérons davantage aujourd’hui. Deux grands traits de l’amour

dit platonique sont en général considérés comme critiquables : d’abord le revers

égocentrique, puisque selon Platon on ne peut aimer quelqu’un ou quelque chose que pour

ce qu’il constitue en termes d’objet de désir, bref on ne peut aimer quelqu’un (ou quelque

chose) pour lui-même, tel qu’il est et de manière inconditionnelle; seconde critique, l’aspect

idéaliste et « déshumanisant », puisque quand on aime chez Platon, on aime ce qui est beau

en soi, ce qui est éternel, parfaitement proportionné et inengendré. On aime en un mot les

qualités réunies chez une personne, non la personne elle-même dans son intégrité, son

unicité201. L’amour « auto-érotique » de Platon, cet amour où l’on s’aime soi-même et on

s’aime mutuellement en aimant l’idée du beau en nous et en le monde, cet amour ne peut,

dans un sens, que se détourner des humains tels qu’ils sont à l’intérieur d’un monde

200 Nygren, Anders. « Agape and Eros », dans Soble, Alan (dir.). Eros, Agape, and Philia, New-Orleans,

Paragon House, 1989, p.90. 201 Kosman, L. Arieh. « Platonic Love », dans Soble. op. cit., p.150-151.

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120

imparfait et vulnérable (ce qui rejoint la critique de Noddings à l’endroit du concept

d’amour dit « universel »).

Aristote, maintenant, réfère à sa manière à l’idéal érotique dans sa Métaphysique,

mais compte tenu de l’importance qu’il accorde à la vertu dans sa fonction pratique

(sagesse pratique ou phronesis) et à l’individu comme lieu ultime du bien réalisé, achevé,

c’est sur l’amour comme philia qu’il s’attarde principalement lorsqu’il élabore sa théorie de

l’amitié dans le livre VIII de l’Éthique à Nicomaque. Pour l’atteinte de la vie bonne

(eudaimonia), l’amitié serait nécessaire puisque « [à] quoi bon en effet toute cette

prospérité, si l’on ne peut y joindre la bienfaisance, qui s’exerce surtout et d’une si louable

manière à l’égard de ceux qu’on aime? »202. Aristote dit de l’amitié qu’« elle est une sorte

de vertu, ou du moins, qu’elle est toujours escortée de la vertu »203. Conditionnelle et

orientée vers un objet de désir (l’ami-e) à la manière de l’eros, la philia revêt encore un

caractère intéressé et instrumental mais l’objet n’en est plus le Divin bien : le bien visé

consiste en l’égalité et la réciprocité à l’intérieur de la relation humaine. Sauf que la

personne humaine, encore une fois, ne revêt d’importance qu’en tant qu’objet « digne

d’être aimé », car « [é]videmment, tout ne peut pas être aimé; on n’aime que l’objet

aimable, c’est-à-dire, ou le bien, ou l’agréable, ou l’utile »204. Pour l’éthique

aristotélicienne, est donc indispensable la relation amicale saine et vertueuse, non tant un-e

ami-e en particulier auquel diverses affinités ou contingences de la vie nous attachent, de

façon « inconditionnelle » oui, dirons-nous communément. En tant qu’amour du Souverain

bien, « divin » certes mais par et pour les humains, la philia aristotélicienne se situe à mi-

chemin entre l’eros platonicien et l’agape chrétien.

S’abreuvant aux sources des conceptions antiques de l’amour comme simulacre de

la perfection divine, la philosophie chrétienne viendra pour sa part consacrer la dimension

théologique de l’amour en en faisant une vertu théologale : l’amour de Dieu en le Christ,

vertu pure ne pouvant s’acquérir que par l’entremise de la grâce divine. Saint-Augustin voit

en l’amour de Dieu une vertu à plusieurs volets, la cause unique des différents

« mouvements » que sont les vertus cardinales205. À travers la littérature chrétienne,

202 Aristote. Éthique à Nicomaque, VIII, chapitre 1, 1. 203 Ibid. 204 Ib., chapitre 2, 1. 205 Slaughter, Eugene Edward. Virtue According to Love, in Chaucer, New-York, Ams Press, 1957, p.4.

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médiévale mais aussi moderne et contemporaine, l’agape se tient au centre d’un véritable

tourbillon de ferveur spirituelle qui sanctionne la nature pécheresse de l’humain face à Dieu

et fait de la quête de l’union divine le modèle unique d’une vie sur Terre digne de la vertu

chrétienne. Au développement du caractère vertueux du citoyen athénien se substitue la

prière de l’Homme pécheur et l’idéal rejet de toute forme de désir « oublieux de Dieu »,

que celui-ci soit charnel, matériel ou intellectuel. À la différence des sagesses antiques qui

enjoignaient l’Homme vertueux à faire du soin de son corps et de son âme un principe

relevant de la discipline et de l’art, le chrétien n’aura tout au plus droit sur Terre qu’à une

vie de miséricorde. Accède alors au salut celui des hommes, celle des femmes qui endosse

l’opprobre de sa propre condition charnelle, qui ne recherche de bonheur qu’en celui de

Dieu lui-même, qui ne prend qu’en dernière instance pour objet de ses désirs les créature du

monde sensible, créatures qu’il ou elle doit par ailleurs considérer comme autant de

manifestations du Dieu-amour qui, en voulant « sortir de lui-même » (amor ecstaticus)

aurait « distribué son amour » en les choses de la Terre206. Alors que la philia d’Aristote

visait l’égalité et la paix entre amis, l’agape chrétien permet la paix et l’égalité entre

humains devant Dieu; alors que l’eros platonicien valorisait l’objet aimé, l’agape ne peut

valoriser quoi que ce soi que parce qu’il est d’abord amour, don venu du ciel et cause de

toute chose « aimable ». On se retrouve alors au cœur d’un système de sens à inversion

continue, où Dieu est amour mais veut et donne l’amour, où la finalité que constitue Dieu

est l’amour comme moyen pour accéder à Lui, où souffrir pour Dieu est souffrir comme

Dieu (en le Christ), où « grandir en sainteté » signifie se rapprocher de Dieu en avouant Sa

supériorité et en celle-ci Son inaccessibilité, où trouver le bonheur correspond à peiner pour

son salut. Véritable « folie d’amour » dira Paul De Jaegher, la vie pour, selon et grâce à

l’agape chérit en l’humain sa miséricorde et ce faisant, aspire à un bonheur qu’il devient en

un sens difficile de véritablement qualifier d’humain : « [l]’amour est un sacrifice, une

immolation de soi-même. Et quelle belle immolation de soi-même que la souffrance

chrétienne! […] Aimer la croix pour l’amour de Jésus, c’est préférer Jésus à soi-même,

préférer ses désirs, ses joies aux nôtres »207.

206 De Jaegher, Paul. La Vertu d'amour, méditations, Bruges, Éditions Desclée de Brouwer, 1956, p.11. 207 Ibid., p.135.

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Tel que l’affirme Robert Grimm, avec le péché originel, l’amour anthropologique

(humain, terrestre) se voit bafoué à la base, et l’éthique de l’amour dans un monde chrétien

devient systématiquement problématique de l’amour208. Pour surmonter, néanmoins, cette

contradiction éminente, la morale chrétienne introduit la caritas, sorte de synthèse ou de

réconciliation entre agape et eros : la charité, vertu des vertus, donne à l’humain sur Terre

une voie d’accès au divin ainsi que la possibilité de s’épanouir avec et pour ses

semblables209. Même si, au demeurant, une personne faisant l’objet d’un amour charitable

est encore aussi un « moyen » pour atteindre à la finalité divine, et même si la caritas a

encore pour but ultime de satisfaire à Dieu, il est notoire qu’historiquement et bien plus que

toute autre vertu canonique, celle-ci sut faire écho au mode d’engagement relationnel tel

que typiquement préconisé par nombre de femmes210.

Pour permettre, encore une fois, de surmonter l’insurmontable en matière d’amour

chrétien, se développe aux alentours du XIIIe siècle l’éthique de l’amour courtois, ou amour

romantique, qui pour sa part s’intéresse à la problématique de l’amour sensuel entre

l’homme et la femme. La théologie de Saint-Thomas d’Aquin avait déjà distingué l’amour

humain de l’amour divin211; avec l’amour courtois, c’est le domaine humain qui se voit

investigué de manière privilégié, et l’on entre de plein fouet dans la rhétorique

208 Grimm, Robert. Amour et sexualité, Neuchâtel, Éditions Delachaux & Niestlé, 1962, p.57. 209 C’est cette synthèse de la charité catholique que Luther refusera en rejetant, d’une part, la rhétorique

contradictoire de l’Amour-Dieu en l’humain aimé et devant/pouvant aimer, et ce faisant, il se trouvera à

élargir encore davantage le fossé séparant les ontologies humaine et divine. Aucun humain, selon Luther, ne

peut « grandir en sainteté » en aspirant à l’amour de Dieu (l’érotique « comme Dieu »); l’humanité pécheresse

ne peut que recevoir Son amour (Signer 1966 : 326; 342). Dans le protestantisme donc, les choses humaines

doivent demeurer choses humaines, et ce n’est que Dieu Lui-même qui, de temps à autres et par Sa bonté

infinie, en couvrira certains de sa grâce. 210 C’est bien là la particularité de la caritas chrétienne, cette valeur inconditionnelle accordée à tout acte de

charité qui incarne l’amour comme don et devoir accordé et assigné à tout être humain, sans distinction ni

hiérarchisation aucune, ni de classe, ni de nature, ni même de statut en rapport avec la possession de la vertu.

Face à ce caractère universel et inconditionnel de la Parole chrétienne, nous ne pouvons nous empêcher de

rapprocher la caritas de la notion contemporaine de care, et ceci en dépit du système contradictoire,

contraignant et déshumanisant que représente l’agape : bien que le chrétien n’aime ses proches que parce

qu’il aime Dieu à travers eux, la charité chrétienne est présence au monde d’être aimants, offrants et

soignants, elle est acte de sacrifice plus que d’excellence — car l’excellence implique d’épargner le soi dans

sa force et sa qualité. Des principaux systèmes moraux légués par la philosophie occidentale (que sont les

modèles platonicien, aristotélicien et chrétien), il nous semble que le modèle chrétien soit celui qui s’éloigne

le plus d’une « moralité d’érudition », c’est-à-dire d’une vision de la vertu comme n’étant accessible qu’au

sage, digne détenteur [en l’occurrence mâle] de la sophia. En prêchant la Bonne nouvelle et en mourant sur la

croix, c’est à l’humanité complète, tout entière pécheresse et objet de Son amour, que le Christ s’est adressé.

Et pour la première fois dans l’Histoire, la charité, la compassion, la pénitence, la prière, la confession… bref

la vertu (et par conséquent le salut), devaient devenir le propre du mendiant comme du roi, de la femme

comme de l’homme. 211 Slaughter, P. loc. cit.

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d’opposition/harmonisation entre la raison et la passion, entre le corps et l’esprit. Dans

l’éthique courtoise (chrétienne et au demeurant masculine, l’homme y étant sujet de désir et

la femme y étant objet de désir), l’union amoureuse requiert la vertu et est cause de vertu.

Pour s’affranchir de ses viles passions, l’homme vertueux trouve dans le mariage

(institution codifiant, régulant et contraignant la pratique de l’amour sensuel) le lieu de

réconciliation de son propre antagonisme (raison/passion) tout comme celui d’une

conciliation entre la volonté divine et la vie sur Terre, charnelle et procréative. On se

rapproche de la version antique de la vertu comme art et discipline de vie, mais on sort de

l’orbite de l’amour universel, inconditionnel et sans affiliation au plaisir.

L’amour pris au sens de la vertu212 peut enfin correspondre à un quatrième système

moral, antique mais cette fois oriental. Nous avons à plusieurs reprises, jusqu’à présent,

relevé le fait d’une rupture paradigmatique opérée par EC à l’endroit des principes

modernes de rationalité et d’objectivité. Ce n’est cependant que du bout des doigts que

nous avons spécifié le caractère occidental de ces principes ayant force de paradigmes au

sein de la pensée philosophique. Notre thèse, ultimement, consistera à articuler la

proposition d’un passage allant d’une éthique vers une conception élargie du care comme

culture relationnelle. Considérant qu’une part considérable de notre démarche

argumentative consistera à suggérer que nous nous nourrissions d’autres imaginaires

moraux que ceux que nous insuffle notre culture occidentale (ses auteur-e-s, son histoire,

ses institutions, ses valeurs) pour penser la « société du care », il nous apparaît stratégique,

à l’étape où en est notre exposé, d’évoquer un premier modèle moral qui ne soit pas

occidental. L’analyse du concept d’amour, ici, constitue une opportunité intéressante pour

un premier exercice théorique allant dans le sens de cette ouverture à d’autres visions

212 Nous avons choisi d’explorer le terrain philosophique de l’amour identifié à la vertu. Cela dit, bien

d’autres approches philosophiques du concept d’amour peuvent être considérées comme canoniques. Par

exemple, dans une lecture classificatoire qui verrait l’amour comme une notion constituée sur la base de sa

référence à un objet, on retrouverait, après l’amour de Dieu chez Augustin et l’amour des choses bonnes chez

Platon, Freud et l’amour pour l’objet de gratification sexuelle, Stuart Mill et l’amour des choses plaisantes

(Brentlinger 1989 : 136), etc. À la différence de Spinoza, Hegel et Kierkegaard, Schopenhauer et Nietzsche

rejettent l’idée d’Amour universel qui, pour ce dernier au moins, a le défaut de renvoyer à Dieu et à son

incompatibilité avec la volonté de puissance humaine (Signer 1966 : 79-80). Pour Hegel, les vertus consistent

en des « modifications de l’amour », amour qui, en définitive, surpasse l’idée même de moralité. Bien que sa

source demeure chrétienne, l’amour (de Dieu en l’humain) hégélien comme inclination accomplit la Loi

divine en la rendant « superflue ». C’est le principe déontologique kantien qui tombe avec ce modèle d’amour

où « il n’est pas question de devoir-être mais d’être; il est question d’harmonie, de beauté, de liberté, de

reconnaissance, de lien, d’unité vivante, bref : de vie » (Decoste, Marcel. Vie, amour et spéculation dans les

écrits du jeune Hegel, mémoire de maîtrise, Sherbrooke, Université de Sherbrooke, 1997, p.88).

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124

(qu’occidentale) du principe relationnel. Précision faite, le modèle dont nous voulons traiter

brièvement est celui de l’éthique confucéenne du ren, vertu cardinale que l’on pourrait

traduire par le « sens de l’humain » et renvoyant à tout un spectre de dispositions et

d’attitudes vertueuses : bienveillance, amour, altruisme, douceur, charité, compassion,

bonté213. Le ren confucéen se caractérise par sa référence à la relation : l’humain, être

social et relationnel, construit son éthique (ren) sur la base d’une référence concrète et

constante au li, à l’amour filial. Semblable à la nomenclature aristotélicienne conformément

à l’ethos et à la phronesis (mœurs et sagesse pratique), le li est à définir comme un

ensemble de rites et de relations prescrites entre individus. Pour être véritablement vertu, le

ren doit retourner au li et consister, pour le sujet vertueux, en une observation de la règle

d’amour et de piété à l’endroit de ses enfants, de ses parents et, par extension, de son

souverain214. L’éthique relationnelle du ren a ceci en commun avec l’éthique du care

qu’elle met l’accent (nous disons bien « met l’accent », non « rend exclusif ») sur la

nécessité d’un amour concret et enraciné dans les rapports interpersonnels entre proches,

non sur un amour « universel » au sens métaphysique ou divin du terme. L’amour

confucéen est également, à la manière du caring, prescrit par la nécessité et l’obligation.

Ren et EC constituent en somme des morales « laïques »215 qui, toutes deux, placent

le soin aux autres au centre de la moralité et voient dans la relation le lieu d’actualisation de

l’éthique. Par ceci, l’une et l’autre renvoient tant à la disposition qu’à la pratique, tant à la

sollicitude qu’à la responsabilité. Il en est autrement de l’eros, de la philia et de l’agape. En

effet, la vertu d’amour rencontre en ces trois modèles un tel niveau de complexité et, dans

le cas surtout d’eros et d’agape, de déracinement par rapport aux choses du monde et à la

condition humaine « ordinaire » que la volonté de son atteinte en ces termes peut s’avérer

dans un sens intenable; pour la majorité, pour le commun des mortels dirait-on, les

philosophies de l’amour-vertu renvoient à un projet relativement désincarné et illusoire.

L’éthique du care parle d’un amour reconnaissable par le plus grand nombre,

213 Po-Wah, Lai Tao. op. cit., p.215-240. 214 Jiyuan, Yu, « Virtue : Confucius and Aristotle », Philosophy East and West, vol. 48, 1998, p.323-347. 215 Nous entendons par « laïques » des moralités inscrites dans un système de valeurs non point religieux

mais philosophique et culturel, même s’il est juste de parler, dans le cas du confucianisme, de philosophie ou

doctrine à « connotation religieuse » (comme le seraient au demeurant d’autres sagesses orientales ou

traditionnelles mettant en scène un rapport ritualisé et dévolu à la figure sacrée d’un « maître » ainsi qu’à ses

enseignements).

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125

reconnaissable puisqu’il émerge de relations véritables et par définition innombrables,

entremêlées, multiformes et imparfaites. Faut-il en conclure qu’EC refuse toute forme de

conceptualisation de l’amour, ou du souci, envers qui ou quoi que ce soit qui ne soit pas

immédiatement inscrit dans la proximité et la finitude de nos liens particuliers? Plus ou

moins. Les théoricien-ne-s du care ne se sont que très peu, pour ne pas dire pas vraiment

penchés sur la question de l’amour métaphysique, sauf à quelques moments pour répondre

à la critique voulant qu’une éthique « localiste » ne s’intéressant qu’aux relations

immédiates ne pouvait que stipuler l’inaptitude des humains à se préoccuper des inconnus

ou de l’humanité d’un point de vue sociologique et global. Mais même en s’y consacrant

très peu, les penseur-se-s du care concevront assez unanimement que, les émotions formant

en partie l’origine de la sollicitude et la sollicitude l’origine de tout acte moral basé sur

l’engagement, rien ne permet de croire qu’un sentiment de sollicitude ne peut émerger

d’une prise de conscience à l’endroit de la souffrance d’un autrui lointain ou inconnu – de

la souffrance quelle qu’elle soit, en fait, et peu importe ce qui nous la fait constater.

L’intensité du sentiment ne sera certes pas la même que celle provoquée par la vue

immédiate de la souffrance. Mais avoir une vision contextualisée des relations ne doit pas

vouloir dire « géographiquement située ». On peut entretenir une relation dans nos pensées,

avec les gens qu’on connaît autant qu’avec ceux qui nous sont inconnus mais dont le sort

nous préoccupe quand même et active nos sentiments, car nous savons que celui-ci relève

un peu de nous. Nous le savons, car nous avons conscience que le nôtre propre relève aussi

des autres.

Cela dit, la théorie maîtresse que fut celle de Noddings avait d’abord insisté sur le

fait qu’un renvoi du care au concept d’Amour universel n’était pas approprié216, car la

recherche d’une expérience morale basée sur l’abstraction ne pouvait qu’agir à nous

détourner de nos relations réelles, de ce qui, en définitive, nous concerne et nous appelle

véritablement, prioritairement. Nous sommes d’accord avec cette assertion, mais estimons

néanmoins qu’une distinction est à faire entre l’amour métaphysique pris dans le sens d’une

dévotion (à Dieu par exemple), stipulant un rapport toujours hiérarchique entre l’Être

216 Nous avons auparavant précisé (p.26) que celle-ci est venue avec le temps nuancer, préciser sa pensée à ce

sujet.

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126

suprême et une subjectivité aimante Lui étant subordonnée, et l’Amour universel conçu

comme le fait d’aimer en souhaitant s’y lier « horizontalement » tout ce qui vit, tout ce qui

est, tout ce qui contribue à forger le sentiment d’une appartenance à une communauté

environnante217. Si l’amour en tant qu’idée demeure une idée, autrement dit s’il ne permet

pas l’établissement de relations constituantes (génératrices de vie et instauratrices d’une

présence dans le monde, le monde tel que connu et habité), nous pouvons effectivement

affirmer, à l’instar de Noddings, qu’il renvoie à la sphère esthétique plus qu’à celle de

l’éthique. Si par contre le fait d’entretenir des relations à caractère « surnaturel » avec des

entités de toutes sortes jouant un rôle médiateur entre nous et le monde vivant, terrestre

(âmes et esprits habitant les éléments de la nature, ancêtres, pouvoirs impersonnels propres

à l’animatisme), permet la révélation d’un lien à la fois signifiant et sensible entre nous et

l’Autre « mystique »218, autrement inatteignable, alors nous pouvons considérer que de

telles relations relèvent du care. Nous ferons prochainement (chapitre quatre) l’exploration

de ces divers ensembles de croyances, irrationnels en somme mais générateurs d’une

expérience relationnelle authentique et fondée dans de multiples pratiques de sens, lorsque

nous avancerons la proposition d’une approche culturelle et anthropologique du care. Pour

l’instant, retenons le fait qu’une conception non localiste de l’amour et du care est possible

et souhaitable dans la mesure où celle-ci implique une vision horizontale, démocratique et

incarnée du sentiment aimant, dans la mesure surtout où elle situe dans la relation elle-

même (non dans le regard consciencieux que pose sur lui-même l’individu vertueux) le lieu

et la condition de l’expérience morale. Pour donner à notre propos une extension imagée,

nous ne saurions terminer mieux qu’en citant les mots de Martin Buber pour qui la relation

réelle, manifeste et explicite, est celle qui met en jeu la totalité de la présence et arrive, par

cela seulement, à faire surgir la rencontre. Dans une perspective aux pointes mystiques

mais sans référence à Dieu, Buber associe l’amour au monde de la relation auquel il appose

le mot-principe Je-Tu, par opposition au monde des choses qui s’échoue aux limites du

mot-principe Je-Cela. Sans objet ni connaissance empirique spécifique, l’amour bubérien

217 Cette acception de l’Amour universel que nous avançons ici fait écho à la dimension cosmologique et

« écosystémique » de l’amour et des relations que nous exposerons dans notre quatrième chapitre. 218 Le terme ne renvoie point ici à « la mystique » sinon qu’à ce qui est relatif au mystère, faisant l’objet d’une

représentation spirituelle.

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127

est un Je qui prend la responsabilité d’un Tu, qui est agir-dans-le-monde par, pour et avec

l’autre :

[L]’amour est un fait qui se « produit ». Les sentiments habitent dans l’homme,

mais l’homme habite dans son amour. Il n’y a pas là de métaphore, c’est la

réalité. L’amour n’est pas un sentiment attaché au Je et dont le Tu ne serait que

le contenu ou l’objet; il existe entre le Je et le Tu. Quiconque ne sait pas cela, et

ne le sait pas de tout son être, ne connaît pas l’amour219.

3.1.2 Ce que le care génère : le pouvoir comme capacité relationnelle

Si le care rompt la tradition à l’endroit même des paramètres servant à définir

l’éthique, en appréhendant celle-ci tel un processus délibératoire prenant forme dans le

sentiment et non dans un retrait par rapport à celui-ci au nom de l’objectivité, il est un autre

domaine de l’expérience morale qu’il bouleverse en la redéfinissant : celui du pouvoir, non

point vu tel un obstacle à la relation éthique mais bien au contraire, telle une visée de celle-

ci, telle une de ses retombées les plus positives. Tel qu’il en fut fait mention à chacune des

étapes de notre travail jusqu’à maintenant, le paradigme relationnel renferme une

proposition féministe qui rallie inconditionnellement l’éthique et le politique. Cette

combinaison, à l’origine d’un débat initié par Tronto (qui proposait de tendre désormais

vers une politique du care) a contribué à revitaliser la carology autant qu’à la contraindre.

Pour démontrer cet aspect contraignant (par nous mis de l’avant) d’une approche misant en

priorité sur la politisation du care, nous avons pris la défense d’un point de vue

différentialiste et « sentimentaliste » (à la signification revisitée) mettant l’accent sur le

caractère fondamentalement éthique de la différence féminine, toute considération étant

faite du danger d’essentialisme. Cet aspect du problème étant considéré, le traitement de

l’enjeu politique dans une optique relationnelle ne saurait être complet sans une attention

tournée vers la question du pouvoir. Le pouvoir éthique, tel qu’entendu par le care, est à

vrai dire un pouvoir reconceptualisé. Nous parlerons du pouvoir relationnel, entendant par

cela l’ensemble des capacités sociales et vitales émergeant de la relation véritable, relation

219 Buber, Martin. Je et tu, Paris, Aubier Montaigne, 1979, p.16.

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128

que nous aurons admise comme relevant de la sollicitude. Puisque le monde est vulnérable

et la panoplie des êtres interdépendants, puisque les relations sont ainsi constitutives de

l’existence et que le care est à la fois ce qui éveille, incarne, permet et protège les relations,

nous verrons dans le care ce qui rend capable d’être en étant-avec. Quand on y regarde de

près, on constate en effet qu’EC s’appuie davantage sur les capacités morales des acteurs

que sur la moralité de certains actes220. Synonyme en ce sens d’empowerment, le care

induit un renforcement des capacités pour la vie propre (ou capacités à décider de sa propre

vie) en permettant que s’exprime la première forme de résistance possible à la psyche

patriarcale dont parlait Gilligan : la résistance à la perte de la voix (different voice), cette

voix d’une morale dominée par la perception et la sensibilité221. Mais plus particulièrement

encore, le care habilite au vivre-ensemble et en ce sens, est source de ce que Marcela

Lagarde appelle le pouvoir-pour-vivre. Comme un « fait positif »222, le pouvoir vu sous cet

angle s’oppose à l’acception la plus courante, moralement négative, du pouvoir politique

perçu comme le fait d’une domination sur les autres223.

La notion de pouvoir a fait l’objet de nombreuses définitions. Le plus fréquemment,

en philosophie et en sciences sociales à tout le moins, ces définitions s’articulent autour

d’enjeux renvoyant moins à la nature (que signifie « avoir du pouvoir »?) qu’à la forme,

aux modalités et aux mécanismes opératoires de celui-ci (par qui et comment s’exerce-t-

il?)224. En référence à la notion de patriarcat, nombre de féministes ont adhéré à l’idée selon

laquelle le pouvoir est quelque chose d’à la fois intangible et transversal, institué et

220 Tronto, J. « Au-delà d’une différence de genre », dans Paperman, P. et Laugier, S. op. cit., p.37. 221 Le Goff (2012) op. cit., p.49. 222 Lagarde, Marcela. Los cautiverios de las mujeres. Madresposas, monjas, putas, presas y locas, México,

Universidad Nacional Autónoma de México, 2003, p.154. 223 Un parallèle éclairant s’impose ici entre cette vision du pouvoir et la conception « associationniste » du

pouvoir citoyen selon Hannah Arendt. Dans son essai de 1969, « Sur la violence », Arendt se désole de la

confusion entourant le vocabulaire politique, et essaie de distinguer pouvoir, puissance, force, autorité,

violence (Arendt, H., « Sur la violence », dans Du mensonge à la violence, traduction de l’anglais de Guy

Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972 (première édition en 1969, réédité aux Presses Pocket en 1994), p.143-

146). On lit ainsi : « Le pouvoir correspond à l’aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée. Le

pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi

longtemps que ce groupe n’est pas divisé » (op. cit., p.143-144). Un second parallèle avec cette idée du care

comme empowerment ne peut manquer d’être fait avec, cette fois, la thèse complètement adverse de

Nietzsche qui voit en le pouvoir cette affirmation viriliste de l’être au monde (la « volonté de puissance ») et

dans le care (en l’occurrence la morale caritative chrétienne), rien de plus qu’une « morale d’esclaves ». 224 Gramsci, par exemple, adopte une posture macro l’amenant à définir le pouvoir comme l’espace et à la fois

le moment d’une tension générée par l’exercice de la domination ou de la direction d’un-des groupe(s)

dominant(s) – via les institutions civiles et étatiques – sur l’ensemble de la société (Gramsci, Antonio (1975),

rapporté dans Lagarde, M. op. cit., p.153).

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129

collectivement détenu et exercé par des groupes sur d’autres groupes, des ensembles sur

d’autres ensembles — dans la perspective féministe, exercé par les hommes sur les

femmes, par l’univers symbolique du Masculin sur celui du Féminin225. Michel Foucault a

pour sa part substitué à cette conception macrosystémique du pouvoir l’idée d’une

opérationnalisation plutôt « microsystémique » de celui-ci (sa thèse fait l’étude de ce qu’il

appelle les « microtechnologies » du pouvoir226). Sans être complètement morcelé par la

singularité des contextes ou dépourvu d’effets sociostructurants, le pouvoir selon Foucault

« émerge de partout » au sens où il n’existe que dans la tangibilité des corps, des situations

spécifiques de ces corps et de la résistance que chacun d’eux lui oppose, suivant la

spécificité des rapports de domination qu’il incarne et dont il porte l’inscription. L’analyse

foucaldienne considère les rapports de force comme étant « immanents au domaine où ils

s’exercent » et « constitutifs de leur organisation », ce qui ne permet pas de les envisager

comme « un système général de domination exercé par un élément ou un groupe sur un

autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout

entier »227. Que la substance « palpable » du pouvoir (non pas seulement sa valeur idéelle

ou conceptuelle) soit à situer dans la dimension charnelle, dans cette réponse subjective que

225 Tout en admettant bien que chaque individu puisse constituer un élément opérant du pouvoir,

singulièrement responsable d’un segment de sa mise en œuvre collective. 226 Avec Surveiller et punir (1975), Foucault suggère une étude des procédés historiques par lesquels

l’institution carcérale (occidentale) au XIXe siècle s’est constituée, traversée de part en part par des

mécanismes discursifs et disciplinaires (de catégorisation et d’exploitation) faisant s’entremêler corps,

pouvoirs et résistances. 227 À ces considérations et à d’autres portant sur la nature du pouvoir selon Foucault (tirées de Histoire de la

sexualité I, Paris, Gallimard, 1976, p.121-122), nous opposons la lecture [féministe radicale] suivante : le

rapport de force homme / femme précisons qu’il n’est pas ici question de son degré ou de sa forme selon les

cultures et les époques peut difficilement apparaître sous la forme d’un « socle mouvant » qui induit des

« états de pouvoir locaux et instables »; le degré changeant du pouvoir de l’homme sur la femme n’est pas le

sceau de son instabilité inhérente, car le sens du rapport n’est jamais inversé ou altéré, il n’en est que diminué

ou augmenté. Si « locales » et « particulières » soient les formes de domination du genre (violence,

commandement, interdit d’accès aux institutions et occupations porteuses de capital politique, limitation des

libertés de parole, corporelles et de mouvement, symbolisation discriminatoire, etc.), toujours un même

rapport oppresseur / opprimée demeure au centre, et de lui dérivent ou avec lui s’ajoutent d’autres rapports de

force qui, eux, apparaissent spécifiquement comme « périphériques ». En fait, toutes les formes de pouvoir

rejetées par Foucault sont celles qui caractérisent le patriarcat : ensemble d’institutions et d’appareils qui

garantissent la sujétion des citoyennes [les termes en italique sont ceux qu’identifie Foucault comme n’étant

pas assimilables à sa conception des formes ou lieux incarnant le pouvoir] dans un état donné et dans tout

État; un mode d’assujettissement tenant lieu de règle ou alors de convention universelle; enfin, le système le

plus général de domination exercée par un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives,

traversent bel et bien le corps social tout entier.

Page 139: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

130

formulent les corps aux tentatives visant à les gouverner228 est pour nous un fait évident. La

thèse foucaldienne, dans un sens, sous-entend une vision contextualiste du pouvoir

semblable à celle que déduiront toutes les éthiques du care, dans la mesure où elle

n’aperçoit la « réalité » de celui-ci qu’au sein des relations concrètes qui le canalisent et

l’incarnent. Cet aspect spécifique de la thèse foucaldienne du pouvoir étant posé (prenant

certes place dans un ensemble plus vaste et élaboré d’analyses historicopolitiques, mais

auxquelles le fait de s’attarder davantage nous éloignerait de notre objectif), si le monde est

constitué de relations produisant des effets de pouvoir et qu’il convient de reconnaître que

ces relations ont un caractère multiforme puisqu’elles relèvent de domaines spécifiques,

nous croyons néanmoins que certains types, certaines « couches » du pouvoir ont

l’envergure et la constance que l’on attribue aux systèmes : le pouvoir que génèrent les

structures patriarcales correspond certes à une multitude d’expressions suivant les époques

et les cultures (il a plusieurs visages), mais il ne saurait être justement apprécié que sous

l’angle de la discontinuité – historique, épistémique – que la lecture foucaldienne attribue

aux phénomènes de pouvoir. Transculturel et transhistorique, unidirectionnel et univoque

(le masculin dominant le féminin, les hommes dominant les femmes), le pouvoir patriarcal

se présente telle une matrice, une infrastructure de sens supportant le caractère dualiste et

vertical d’une diversité infinie de relations humaines, et donc de l’ensemble des rapports de

force qui s’y jouent. À l’instar de la plupart des analyses sociologiques de type « macro »

(féministe ou marxiste par exemple), nous affirmons donc que le pouvoir existe bel et bien

sous une forme diffuse et socialement instituée, et qu’il est pertinent de chercher à discerner

la continuité – sociohistorique, épistémologique, symbolique – derrière certaines de ses

formes, en particulier celles qui relèvent de l’architecture patriarcale. Nous avons, à cet

effet, amplement discuté dans le précédent chapitre du caractère symbolique et systématisé,

solidement ancré dans les habitus, les archétypes, les récits religieux et l’ensemble des

institutions sociales de la culture patriarcale, à vrai dire des cultures patriarcales.

Est donc un fait intéressant à relever le caractère bidimensionnel (macro/micro,

contextuel/systémique, incarné/symboliquement diffus) des formes d’expression, modalités

228 Dans le domaine de la sexualité étudié par Foucault par exemple, pensons aux effets de transformation, de

mutisme et d’adaptabilité des corps que produit l’ensemble des mécanismes normatifs institués par la culture,

l’éducation et leurs processus de normalisation.

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131

d’exercice ou champs d’application du pouvoir tels qu’observés d’un point de vue

contextualiste et féministe, c’est-à-dire sous l’angle du care tout en postulant l’existence du

patriarcat. Mais pour ce qui nous occupe principalement, à savoir tenter une définition du

pouvoir qui permette de le rattacher positivement à la pratique du care, la question de

l’identification de la ou des nature(s) possible(s) du pouvoir s’avère bien plus heuristique

que celle de ses formes politiques opératoires, entendons par cela la nature morale des

motifs au pouvoir pouvant être identifiés et exprimés par les individus qui le convoitent.

Car outre quelques rares suggestions issues des cercles féministes et s’apparentant à cette

idée de « pouvoir-pour-vivre » mentionnée plus haut, la question de savoir ce que devrait

vouloir dire « avoir du pouvoir » en dehors de la conception courante de l’autorité comme

capacité à commander ou contrôler, n’a que peu retenu l’attention des philosophes jusqu’à

ce jour. — peu ou à tout le moins, pas suffisamment pour que soit sérieusement remis en

question le caractère fondamentalement et strictement négatif (d’un point de vue moral) de

celui-ci. Le verbe « pouvoir » évoquant pourtant, pour ne pas dire trivialement, l’idée a

priori neutre d’une capacité à, il apparaît questionnable qu’y soit généralement voire

systématiquement associé un type spécifiquement « machiavélique » de motifs – dominer,

contrôler, posséder – ou de posture – position supérieure au sein d’un rapport hiérarchique.

La définition du pouvoir qu’offrent certains psychologues théoriciens permet de bien cerner

cette tendance. David G. Winter, par exemple, y voit « la capacité d’une personne ou d’un

groupe – souvent appelé l’acteur – à produire des effets escomptés sur les comportements,

les émotions ou les pensées d’une autre personne ou groupe – la cible »229, alors que

Dacher Keltner parle pour sa part de « la capacité relative d’un individu à modifier l’état

d’autres personnes par l’offre ou la rétention de ressources ou l’administration de

punitions »230. Bien que l’aspect coercitif, et en cela négatif, soit plus explicite dans la

définition de Keltner231 que dans celle de Winter, toutes deux y renvoient néanmoins de

façon évidente : détenir du pouvoir correspond à l’exercer sur les autres. Or, si le pouvoir

c’est évidemment et notamment cela (dominer, contrôler), c’est peut-être aussi autre chose.

Il serait absurde, par exemple, de considérer comme « dominant » le fait de pouvoir se

229 Winter, David G. « Power in the Person : Exploring the Motivational Underground of Power », dans

Winter, David G. et al (dir.). The Social Psychology of Power, New-York, Guilford Press, 2010, p.116. 230 Keltner, Dacher et al. « Power, Approach and Inhibition », Pychological Review, n° 110, 2003, p.265. 231 Celle-ci fut opérationnalisée dans un modèle paradigmatique en psychologie.

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132

défendre des abus perpétrés (ou tentés) par autrui sur soi. Tel que nous le concevons donc,

une acception véritablement positive du pouvoir, entendue ici une acception morale dans

laquelle le pouvoir s’insinue vecteur de relations et générateur de Bien, est également

possible, celle-ci devant sous-entendre une capacité à générer le bien et la vie, ce qui pour

nous revient à dire une capacité à entretenir des relations saines et fortifiantes. La capacité à

vivre en relation de façon éthique, et réciproquement à vivre de façon éthique grâce à la

préservation de nos relations, vient alors constituer ce que nous entendons par « pouvoir

relationnel ».

Chose particulière, alors que les nombreuses recherches effectuées par Winter

concernant les motifs au pouvoir et ses déterminants font valoir implicitement qu’il peut

être question, dans la perspective morale sous-jacente auxdits motifs, de pouvoir « de » et

non « sur », aucune modification de sa définition préalable du concept de pouvoir n’est par

lui suggérée. Aucune déduction, autrement dit, ne le conduit à reconnaître que celle-ci

puisse être, sinon fausse, du moins incomplète. Peut-être moins surprenant, par contre, est

le fait que les résultats en question (suggérant l’existence d’un pouvoir-avec ou pouvoir-de)

proviennent d’études comparatives portant sur la différence entre l’exercice du pouvoir

chez les hommes et chez les femmes, et que la découverte y étant associée (dont nous

déplorons que Winter néglige la portée théorique) concerne justement le pouvoir tel

qu’appréhendé par les femmes. Tel que formulé par Winter, il appert en effet que même si

la force du motif au pouvoir se révèle être la même chez les hommes et les femmes232,

celle-ci ne corrèle chez ces dernières qu’avec l’utilisation prosociale du pouvoir (sinon

toujours, du moins dans une majorité écrasante de cas) alors que chez les hommes, elle

corrèle avec l’utilisation prosociale et antisociale du pouvoir. En d’autres termes, les

femmes chercheraient « implicitement »233, et ce presque exclusivement, à avoir du pouvoir

pour améliorer leurs rapports aux autres ou contribuer à la viabilité de leur société (pour

« changer le monde »), alors que les hommes chercheraient, en plus de ce type de motifs, à

obtenir du pouvoir pour eux-mêmes, parfois au détriment des autres. Comme principal

facteur explicatif de cette différence de genre, Winter conclut à un niveau de responsabilité

(impression d’être soumis à des obligations, souci de l’autre et anticipation des effets de ses

232 En d’autres mots, hommes et femmes veulent autant de pouvoir, aspirent autant les uns que les autres à

influencer leur milieu d’une quelconque façon. 233 Surtout inconsciemment et dans des contextes spontanés.

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133

propres actions) plus grand, plus intériorisé et réparti de façon plus homogène chez les

femmes que chez les hommes, certainement en raison du fait que celles-ci participent

davantage que les hommes aux tâches de soin234. Autrement formulée, cette distinction

nous parle d’une éthique du care appliquée à la psychologie des relations de pouvoir.

Bien que l’absence d’analyse féministe n’ait pas permis à Winter de mettre ses

résultats au service d’une critique sociale et philosophique de la vision traditionnelle du

pouvoir, reconnaissons au moins que c’est encore le domaine de la psychologie qui, grâce

à une approche empirique, vient fournir quelque éclairage additionnel sur cette conception

relationnelle du pouvoir qui, rappelons-le, est relativement pour ne pas dire pratiquement

absente des débats sur le pouvoir en philosophie morale et politique. Comme tel, le fait de

constater que les femmes ne cherchent pas à avoir du pouvoir pour les mêmes raisons que

les hommes devrait nous faire réfléchir. Cela devrait nous laisser croire, surtout, en une

autre définition du pouvoir que celle communément admise, en d’autres rapports possibles

à celui-ci et d’autres façons d’en user, tant individuellement que collectivement. Dans la

section qui suit, voyons justement sur la base de quelles observations et de quelle posture

philosophique il convient de s’appuyer pour en venir à considérer la réalisation d’une

société fondée sur la morale et le pouvoir relationnels comme un projet non seulement

crédible et cohérent, mais peut-être même imminent.

234 Winter, David. G. et Nicole B. Barenbaum. « Responsability and the Power Motive in Women and Men,

Journal of Personality, n° 53, 1985.

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134

3.2 L’idéal relationnel : s’inspirer pour aspirer

3.2.1 Reconnaître et baliser le caractère idéal de la carology

L’éthique du care réclame que nous nous inspirions du concept et de la pratique du

soin pour aspirer à une société meilleure, plus morale. Elle formule en cela un vœu, une

conviction née de l’écoute, par Carol Gilligan, de la voix différente. Or la voix étant

précisément attribuée aux femmes, les raisons permettant de nourrir la conviction qu’elle

puisse réellement détenir une portée universelle et permettre l’égalité restent à démontrer.

Les fondements de l’idéal relationnel se situent à vrai dire à l’endroit précis de ce point de

tension : faire en sorte que, de marginale, cette voix devienne dominante, sans que pour ce

faire elle ait eu à se départir de sa différence proprement dite, c’est-à-dire du cadre des

références éthiques et épistémologiques (références à ce qui est bon et vrai) d’où elle tire sa

spécificité mais qui, en même temps, représente cela même par quoi d’aucuns diront qu’elle

est et doit demeurer marginale (elle serait « naïve » et en ce sens, illusoire). Dans nos

premier et second chapitres, nous avons mentionné à quelques moments qu’une véritable

théorie du care ne saurait être complète sans une proposition visant à penser sa mise en

œuvre à l’échelle de la société, autrement dit sans un « plan de réalisation » tentant

d’arrimer les exigences de la théorie et du réel auquel elle s’adresse. Nous en sommes à

cette étape. Notre défi consistera à démontrer qu’il n’est ni cohérent, d’un point de vue

moral, philosophique et féministe, ni « réaliste » de penser paver la voie à la société du care

en nous dégageant du cadre traditionnel de la « morale des femmes », même si force est

d’admettre, en vertu des limites que celle-ci impose aux femmes, que le véritable idéal

relationnel est à trouver dans un espace objectif pour le moment hors d’atteinte et à

l’élaboration duquel seule une part d’imagination peut venir suppléer. Lorsque nous avons

fait l’étude des différentes théories féministes aptes à considérer les enjeux du care du point

de vue radical, nous avons démontré qu’EC, avec dans une certaine mesure

l’écoféminisme, constituait la seule théorie morale ayant à ce jour rendu manifeste le fait

que tout projet moral doive ultimement encourir à l’éradication du patriarcat. Puis, en

rattachant ce dernier à la pensée dualiste – certainement l’une des entraves structurelles à la

Page 144: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

135

moralité les plus élémentaires ou « originelles » –, nous nous sommes trouvés à placer

l’idéal moral associé à la féminité relationnelle au rang des projets éthiques les plus

ambitieux qui soient. Ambitieux quant à sa visée « révolutionnaire » à l’endroit des

conceptions de la pensée et de la nature humaines, aussi dans la mesure où chacun des

maillons qui en constituent la logique (une éthique contextualiste et a priori genrée, critique

du rationalisme et reconnaissant la valeur de la subjectivité, de l’intuition et des sentiments

dans le raisonnement moral) se situent en inadéquation par rapport aux cadres dominants de

la modernité patriarcale. Pourtant, et cela va de soi, EC n’entend pas trouver la clef de son

idéal moral à l’extérieur du monde, ni en outre à « mettre à l’essai » ses principes dans ce

qui pourrait ressembler aux sociétés utopistes du début des temps modernes235 (ces groupes

organisés autour d’une philosophie collectiviste et aspirant à la « perfection » morale, qui

vivaient en marge de la société dans un but d’opposition principalement politique aux

institutions et dynamiques de classe de leur époque). EC vise une transformation graduelle

mais globale et radicale des paradigmes culturels, moraux et épistémologiques de

l’humanité telle qu’elle a toujours été, mais principalement telle qu’elle se déploie à

l’intérieur des paramètres de la modernité occidentale. Nous ne sommes pas dupes, il est ici

question d’un changement de paradigme si vaste que le fait d’énoncer que les sociétés

humaines puissent fondamentalement être relationnelles (qu’elles puissent le devenir, ou

encore qu’elles le soient « ontologiquement » mais que l’Histoire ait contribué à occulter

cette facette de l’humanité) revient à dire, pour reprendre le titre d’un article de Gilligan

(2010), « et si les poules avaient des dents? ». Cette mutation, nous le croyons néanmoins,

est possible si elle s’opère à travers les mécanismes de la culture, autrement dit à travers un

processus d’éducation à la sollicitude et à une vision du monde non dualiste, non

centriste236. Réalisable certes, mais en contradiction avec une large part de nos perceptions

et normes établies, cette volonté d’éducation à la pensée et aux comportements relationnels

devra d’abord, nous le réitérons, être imaginable. Écoutons à ce sujet Bruno Ambroise,

pour qui faire usage de son imagination, dans la gestion de situations moralement

235 Pensons par exemple aux communautés formées autour des phalanstères dans la foulée des thèses

utopistes de Charles Fourier, créés en France et aux États-Unis au XIXe siècle (Cohen-Safir, Claude.

Cartographie du féminin en utopie : de l’Europe à l’Amérique, Paris, L’Harmattan, 2000). 236 Entendons ici androcentriste, anthropocentriste ou alors ethno/occidentalocentriste.

Page 145: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

136

interpellantes, consiste à oser se référer à autre chose qu’à la tradition et aux schémas déjà

connus :

Il conviendrait ainsi de multiplier imaginairement les contextes de l’action, et

d’imaginer comment les choses pourraient être différentes pour saisir les

meilleures actions à accomplir. C’est cette capacité d’imagination, fondée […]

sur la communauté de notre langage et de notre forme de vie, qui permet de

bâtir un idéal moral – quelque chose qui n’est pas encore accompli, mais qu’il

convient de réaliser, et qui donc peut s’écarter des mœurs existantes et de la vie

éthique réalisée qui, redonnant une forme de liberté au jugement, confère un

sens primordial à nos énoncés moraux237.

Lorsqu’on y regarde de près, mise à part l’expérience soignante des femmes (sur laquelle

nous reviendrons plus loin), l’Histoire ne dispose en effet que de très peu d’exemples

probants culturellement reconnus et mis en valeur, ce qui revient à dire entérinés d’un point

de vue normatif, du fait qu’une moralité de type contextuel et relationnel puisse s’avérer

équivalente voire supérieure, dans la gestion de nos dilemmes et relations aux autres, au

modèle de justice principiel et rationaliste (exigeant un recours à l’abstraction et à la

distanciation objective). En d’autres termes, une étude philosophique « positiviste » des

faits et de l’évolution de la culture du care est difficile. Il en découle qu’en contexte

délibératoire, la réflexion morale fondée sur le care aura recours à des intuitions qui, dans

bien des cas, s’afficheront en contraste par rapport aux enseignements reçus et aux normes

intériorisées. Souvent aussi, les actes et décisions fondés sur une logique relationnelle

relèveront de la « pratique commune » et seront exercés sans grande évaluation réflexive ou

démarche délibérative, c’est-à-dire sans que la relation alors impliquée dans l’acte

décisionnel fasse a priori « problème ». Pour illustrer notre propos, voici trois exemples

simples de situations qui illustrent bien cette tendance, dans notre société, à étouffer, au

nom du jugement rationnel et impartial, le réflexe émotionnel et relationnel. Les deux

premiers exemples sont tirés de notre propre expérience et se rapportent à l’éducation

morale des enfants — mais sont néanmoins représentatifs de dynamiques courantes et

transposables à une diversité de contextes interactifs :

Une mère d’une fillette de quatre ans raconte que l’éducatrice de sa fille lui a fait

part du fait que celle-ci démontre un caractère particulièrement empathique à l’égard de ses

237 Ambroise, B. op. cit., p.277.

Page 146: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

137

confrères et consœurs en service de garde : la fillette a tendance à prendre soin de ses amis

et à éprouver un certain désœuvrement lorsque ceux-ci semblent affectés par la tristesse et

vulnérables. En réponse à cette observation concernant sa fille, la jeune femme se montre

inquiète. Dans sa façon d’être plus sensible et fragile à la condition d’autrui

qu’« indépendante », autonome et « forte », se pourrait-il que sa fille souffre d’insécurité et

soit elle-même plus vulnérable qu’il ne devrait? Pourtant, l’empathie dont celle-ci semble

capable de faire preuve renvoie à nos yeux à la plus élémentaire des dispositions morales, à

la plus altruiste des attitudes;

Second exemple : un père en compagnie de son fils en bas âge, jouant dans la cour

arrière de leur domicile, rencontre un chat errant238. L’enfant s’en approche, semblant

vouloir toucher à l’animal. Le père l’en empêche en évoquant les raisons suivantes : le chat,

comme tous les animaux, peut être méchant; il faut éviter d’approcher les animaux « qui ne

nous connaissent pas ». Aussi, le chat « n’est pas chez lui »; si on se montre affectueux à

son égard, il reviendra et il ne faut pas qu’il revienne. Il est possible et compréhensible que

le père ait ainsi voulu empêcher son enfant de contracter une quelconque maladie en

touchant au chat errant. Toutefois, en éloignant son fils du chat comme de tout autre

animal, il contribue à accentuer, aux yeux de l’enfant, l’infranchissable distance entre

l’humain et l’animal; en mettant l’accent sur le principe de propriété privée, il enseigne à

son enfant qu’il est moralement correct d’éloigner de nous ceux qui n’ont pas de propriété,

les vagabonds; mais surtout, en négligeant de tirer profit de l’intérêt manifesté à l’animal

par son enfant (en choisissant, par exemple, des paroles telles que « l’animal est beau et

sûrement très gentil, par contre il est sale, on ne va pas lui toucher mais on peut lui parler,

on peut lui dire au revoir »), il se montre aveugle à la sensibilité envers autrui qu’exprime

son enfant (qu’il peut en outre avoir tendance à réduire à de la curiosité) et sape ainsi une

opportunité d’éducation à la sollicitude, d’écoute de la voix relationnelle;

Notre troisième exemple est tiré de cet article d’Anne Le Goff (2012) mentionné

plus tôt portant sur les sentiments moraux à l’égard des animaux. Faisant cette fois

238 Même si cet exemple, ainsi que le suivant, mettent en scène une relation entre l’humain et l’animal, ils

s’articulent autour des mêmes paramètres rationaliste, individualiste, dualiste et centriste prévalant au

raisonnement normatif à la base de la résolution de nombre de dilemmes moraux n’impliquant que des

humains.

Page 147: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

138

référence à une anecdote rapportée par Peter Signer, pionnier de l’éthique animale239,

l’exemple met en perspective l’écart qui s’inscrit souvent entre la théorie morale dominante

et les pratiques communes : une femme, chez qui avait été invité Signer, prétend faire

preuve d’amour à l’égard de son animal domestique en lui offrant un sandwich fait à base

de restes de jambon. Selon Signer, cette femme fait preuve d’incohérence intellectuelle et

morale en disant « aimer les animaux », mais en acceptant parallèlement de consommer, et

de faire consommer à son animal, la viande d’un autre animal certainement élevé dans des

conditions déplorables puis finalement assassiné aux fins de l’industrie. Le comportement

de cette femme serait complètement partial : ce n’est qu’à cause d’une préférence (le chien

avec qui l’on entretient une relation particulière « vaut plus » que l’anonyme porc

d’élevage) et donc en fonction d’intérêts propres que celle-ci traite « bien » son chien, non

pour des raisons morales. Pourtant, si celle-ci avait fait un sandwich avec la viande de son

propre chien, la plupart des gens l’auraient jugée monstrueuse. On peut donc dire, dans un

sens, que le fait de faire une certaine différence entre l’animal d’élevage et le chien

domestique, considéré comme un « membre de la famille », présente une certaine

pertinence. En vérité, de souligner Le Goff, l’éventail des relations que nous entretenons

avec les animaux est immense : animaux domestiques que l’on chérit, nourrit et soigne;

animaux de trait, que l’on soigne mais qu’à la fois on exploite pour le travail

agroalimentaire; animaux sauvages, que l’on observe de loin, que l’on étudie ou que l’on

chasse240. Or, « [l]’exigence d’impartialité exprime la volonté de ne pas tenir compte du

contexte mais, dès lors, le concept d’animal sur lequel elle se fonde est parfaitement

abstrait. Or, quand on s’intéresse aux animaux réels et concrets, on s’aperçoit que nous

n’avons pas un rapport avec les animaux, mais que nous sommes dans des relations très

différentes avec des animaux très différents »241. Encore, cet exemple vient mettre en

239 En quelques lignes, Anne Le Goff résume les théories fondatrices de l’éthique animale, approches

auxquelles l’éthique du care est venue proposer une conception alternative : « [l]a première approche a été

ouverte par l’approche de Peter Signer, La libération animale […] et s’inscrit dans une tradition utilitariste.

Signer énonce que l’être capable de souffrance et de plaisir a un intérêt immédiat à ce que soit garanti son

bien-être, quelque soit son espèce, et qu’il est par conséquent un sujet moral. Une autre approche s’est

rapidement développée, sous l’égide de Tom Regan, qui défend cette fois une perspective déontologique de

type kantien. Tom Regan récuse la rationalité comme critère de la moralité et affirme que tout être capable

d’être un sujet d’expérience ou « sujet d’une vie » possède une valeur inhérente et les droits correspondants »

(dans Laugier, Sandra. (2012) op. cit., p.34). 240 Le Goff, A. (2012) op. cit., p.37-38. 241 Ibid.

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139

lumière la possibilité d’aimer, de soigner, de se soucier des autres que permet une relation

particulière à un être particulier, dans un contexte particulier. Que ces relations particulières

puissent témoigner d’un certain nombre d’incohérences sur le plan de la « classification »

de nos critères relationnels n’est pas à nier. Cependant, réprimer les sentiments à la base de

telles pratiques relationnelles risque de nous départir du plus grand nombre de nos repères

courants en matière d’altruisme et de « soin ordinaire ».

Éduquer au principe relationnel implique donc un certain nombre de risques ou de

sacrifices — qu’un chat errant nous visite de façon récurrente, que la valorisation de

l’empathie chez notre enfant entrave en partie ou disons ralentisse son apprentissage de

principes tels que la magnanimité et l’impartialité, que le soin à apporter à tous les animaux

de façon égale ne soit pas toujours considéré comme possible… Mais surtout, cela implique

de saisir, dans une variété de contextes, l’opportunité de valoriser ce qu’on aurait

d’ordinaire le réflexe soit d’ignorer, soit de dévaloriser — et parfois même d’exploiter, en

lien direct avec ces deux mécanismes d’exclusion de la différence en « l’autre » que sont la

neutralisation et la dévalorisation.

Toutefois, l’éthique du care ne peut ni ne doit se réduire à la partialité d’un contexte

relationnel, ni en outre s’apparenter à la charité pure ou à l’absolu sacrifice. Si

l’intervention de Tronto dans la carology s’est avérée si marquante, c’est parce que celle-ci

visait, justement, à en baliser les contours « idéalistes ». Fondamentalement, les tenant-e-s

d’EC estiment que le principe relationnel, si on s’y intéresse sous un angle paradigmatique,

est un idéal moral. Un portrait relativement abstrait des relations humaines telles que nous

les connaissons, ou disons hors d’atteinte dans les conditions actuelles du monde au même

titre, d’ailleurs, que le serait l’impartialisme moral. Sauf qu’à la différence de ce dernier, la

société du care n’est pas « folie idéaliste » puisqu’elle est illusion (rappelons la

contradiction morale inhérente au fait de percevoir l’impartialité comme ce qui oblige à

s’extraire de la concrétude des relations, celles-ci étant pourtant tout ce qui appelle à la

morale), mais bien parce qu’elle est ambition. Croire en la société du care est idéaliste, oui,

au sens où il est souhaitable d’en envisager l’atteinte même une fois considérée l’envergure

du projet — un projet visant la refonte de nos conceptions les plus paradigmatiques de la

moralité; idéaliste au sens, aussi, d’une « idée » esquissant les contours d’un monde

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140

différent de celui que nous connaissons et expérimentons socialement (ou du moins d’un

monde que nous croyons le plus souvent être d’une certaine manière, individualiste,

compétitif, non relationnel en ses bases). Présenté sous cet angle, l’idéalisme moral

« ambitieux » que l’on attribue à EC n’est-il pas inhérent à… toute théorie éthique? Certes,

l’idéalisme appelle par nature à la prudence. D’un idéalisme à caractère sentimentaliste

(auquel toute une vague de publications s’est attachée à associer Noddings), EC s’est vu,

avec Tronto, adopter les contours rassurants d’un idéalisme « raisonnable ». Ainsi, une

éthique fondée sur le care et inspirée de l’expérience morale des femmes ne serait

désormais « idéale » que si : elle arrivait à s’inspirer de ces dernières sans les essentialiser

— que si sa portée s’affirmait universelle, c’est-à-dire non strictement genrée; que si elle

visait un déplacement des frontières morales (séparation de la raison et des affects, du

public et du privé, de la morale et du politique) agissant à contenir et à exploiter le care —

que si elle consentait à arrimer la théorie éthique, et donc les visées réformatrices de celle-

ci, à une critique philosophique élargie de nos paradigmes moraux et culturels; que si,

enfin, elle aspirait à sortir le care du particularisme ou « localisme » des relations

dyadiques en l’envisageant tel un processus complexe et opérant à l’échelle de la sphère

publique, perspective nécessitant une critique morale et politique (notamment féministe) de

nos institutions. Du « tournant Tronto », ce sont, en définitive, ces aspects d’une conception

du care redimensionnée selon des balises d’équité à l’égard des femmes et de lutte contre

les déterminismes de genre que nous retenons, que nous entérinons.

Ceci étant dit, c’est aussi un retour à certains aspects à première vue trop idéalisants

de la théorie de Noddings que nous cherchons, par cette thèse, à revendiquer. Si un

féminisme le moindrement cohérent ou « réaliste » en appelait effectivement à une critique

politique des dangers d’essentialisme que comprend tout recours « romantique » à la

morale des femmes, nous estimons qu’une éthique du care « politiquement prudente » doit

pour autant éviter d’entraver le déploiement de certaines dimensions de l’expérience morale

par nous considérées comme fondamentales voire naturelles, puisqu’elles rendent celle-ci

intelligible. À nos yeux donc, bien que lucide et raisonnable, cet idéal moral doit :

- Refuser de désenclaver complètement le care (ou toute entreprise morale) des

sentiments, car ces derniers sont ce par quoi le déclenchement même du processus

Page 150: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

141

éthique réflexif est possible, ils constituent l’ancrage sensoriel et expérientiel

(relationnel, contextuel) de toute préoccupation pour autrui242;

- Juger pertinent et utile, toujours dans une perspective de valorisation du rôle des

émotions dans la compétence morale, le recours narratif ou intuitif à certaines

« vertus-synthèses » telles que l’amour et la bonté, de tout temps perçues comme

« déraisonnables » ou à tout le moins romantiques mais qui en outre correspondent,

historiquement et transculturellement, à des modèles autant « reconnaissables »

qu’esthétisants (« beaux » et donc attrayants) de l’expérience morale capables de

fournir à l’ambition relationnelle une nourriture inspirante;

- Prendre acte du fait qu’une redistribution équitable de la tâche de care (entre les

hommes et les femmes essentiellement) implique la reconnaissance de

l’empowerment inhérent à toute expérience relationnelle, même celles que l’on

qualifie souvent de potentiellement « excessives » ou naturalisées (ex. : la

maternité), et que par conséquent, une restructuration de nos institutions dans le but

d’y inclure la valeur de care nécessite que l’objectif d’empowerment qu’elle

poursuit (pour les femmes et autres outsiders du pouvoir) compte au nombre des

pouvoirs convoités certaines dispositions considérées d’emblée, souvent, comme

des antithèses du pouvoir (des vulnérabilités);

- Assumer, enfin, le fait qu’une reformulation de nos paradigmes moraux par l’idéal

relationnel corresponde à une restructuration du monde dans ses racines patriarcales

les plus profondes, de sorte que penser la société du care signifie imaginer un tout

autre monde, non uniquement envisager une refonte de nos institutions modernes à

la manière « libérale » (toujours inspirée sur le fond d’une justice de droits

individuels et suspicieuse envers toute pratique morale puisant aux marges de la

raison et de l’objectivité).

Sur ce dernier point, Cordelia Fine voit juste en mentionnant la très grande difficulté que

présente toute tentative d’éducation progressiste en matière de moralité243, lorsqu’elle

affirme qu’un monde « à moitié changé » ne peut abriter, dans le plus gros de son paysage

242 Mentionnons qu’aucune théoricienne du care n’a comme tel plaidé en faveur d’un désenclavement

complet du care de la sphère des émotions. Noddings bien sûr, mais Tronto également, reconnaissent que le

care, puisqu’il s’enracine dans des relations concrètes et émotionnellement impliquées, sous-entend un appui

de la morale dans les sentiments que très peu de théories éthiques sont promptes à reconnaître. Toutefois, à

partir de Tronto, l’idée selon laquelle il est impératif de libérer le care de « l’emprise » du cadre sentimental

(pour des considérations féministes surtout) s’est suffisamment imposée au sein de la carology pour que nous

considérions comme justifiée une démarche de réappropriation de la question des sentiments moraux, visant à

rehausser l’intérêt théorique que nous leur portons. Nous croyons en outre que l’interprétation « romantique »

des mécanismes émotionnels impliqués dans la morale constitue un court-circuit qui empêche, qui interdit

même de faire l’hypothèse de leur rôle central en éthique. Or cette hypothèse est celle que nous défendons. 243 Fine s’intéresse aux pratiques éducatives agissant à fabriquer, à reconduire ou alors à déconstruire les

stéréotypes de genre en Occident.

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142

culturel, que des half-changed minds244… L’éthique du care, cela nous semble clair, ne doit

ni ne peut pour le moment « réformer » notre rapport à la morale et au pouvoir; elle devra

le révolutionner.

Ainsi donc, la première condition à remplir pour cheminer sans illusion vers une

société aux fondements relationnels consiste, ce qui pourra sembler paradoxal, à

reconnaître le caractère idéaliste (ambitieux) et, oui, dans une certaine mesure romantique

de la carology en tant que théorie morale. Un exercice d’humilité théorique, en quelque

sorte, nous force à admettre que le déploiement d’EC dans ce qu’elle a de plus spécifique et

prometteur correspond à rêver un monde post-patriarcal, et passe donc par une

reconnaissance préalable du degré important d’hostilité philosophique et sociale auquel elle

s’expose par définition. Œuvrer pour le care consistera donc en tout premier lieu à

imaginer sa portée morale à très long terme, dans une perspective éducative, chaque fois

que nos réflexes rationnels (ou féministes!) nous porteront en premier à nous en méfier,

nous en moquer, bref à nous en détourner. Autrement dit, le care doit parvenir à nous

apparaître « en théorie » là où en réalité il nous échappe. L’étape suivante, que nous

explorerons à l’instant, consistera à l’inverse à chercher l’idéal relationnel là où il se trouve,

et à nous demander ce qui concrètement, empiriquement, peut venir nourrir notre

imaginaire relationnel, en nous habilitant à le voir et ainsi, à l’imiter.

3.2.2 Le potentiel émulatif du care féminin

Alors qu’EC nous apparaît idéaliste dans sa fonction paradigmatique et proprement

morale (fonction s’inscrivant dans la sphère normative du « devoir faire ») – telle que nous

venons essentiellement de l’aborder –, c’est plutôt comme antithèse des théories idéalisées

que, dans sa dimension éthique, elle se présente. Par dimension distinctement « éthique »,

nous voulons dire lorsqu’on aborde EC telle une philosophie pratique axée sur le

développement individuel d’un savoir-faire et d’un savoir-être relationnels. Nous croyons

cette distinction importante, car il s’observe il est vrai un décalage important entre cette

244 Fine, Cordelia. Delusions of Gender. How our Minds, Society, and Neurosexism Create Difference, New-

York/ Londre, W. W. Norton & Company, 2010, p.197.

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143

idée hautement prospective de « société du care » – une société théorique – et le care

féminin conçu en partie comme un habitus, comme une pratique commune basée sur des

valeurs intuitives et intériorisées (dont on n’a pas toujours conscience) mais surtout, dont le

motif est à trouver dans la concrétude de relations multiformes et particulières. De sorte

que, en regroupant sous une même théorie le caractère idéel (une idée à caresser et dans

laquelle se projeter par-delà les contraintes que le réel impose à notre jugement) et à la fois

intuitif des raisonnements moraux inspirés du care, nous mettons explicitement en lumière

– et assumons – une sorte de paradoxe : la carology prend appui en même temps sur une

conception idéale et anti-idéale de la vie morale.

Un modèle s’actualisant entre l’idée et la pratique :

Dans un article s’interrogeant sur la pertinence des théories idéales en éthique, Eva

Feder Kittay examine le débat care/justice à la lumière d’une distinction qu’elle établit

entre théories dites « idéalisées » et « naturalisées ». Tout en partageant le point de vue de

Charles W. Mills sur le fait que les théories idéales auraient tendance à « exclure le

réel »245, elle affirme que toute théorie, qu’elle se fonde sur la justice ou sur le care, peut

être conçue comme relevant de l’idéal ou non dépendant de la façon dont nous les

mobilisons (ce qui rejoint notre conception à l’endroit d’EC) mais qu’en tous les cas,

lorsque nous faisons l’hypothèse de leur caractère idéal, nous nous trouvons en fait à

« [figer…] les moments éphémères de la vie éthique, et que ces « arrêts sur image » […] ne

prennent pas moins appui sur des pratiques qui changent selon les différents contextes de la

compréhension morale que les théories qui renoncent à faire de la théorie idéale »246.

Autrement dit, toute théorie morale serait énoncée en référence à des pratiques et à des

cadres d’analyse culturellement contextuels et plastiques. Suggérant une appartenance d’EC

à la catégorie des théories naturalisées, elle soutient que celle-ci a le crédit de ne pas

résulter de la « pure contemplation rationnelle » et de ne pas s’appuyer, comme l’ont

245 Mills, Charles. « ‘Ideal Theories’ as Ideologies », Hypathia, vol. 20, n° 3, 2005, p.181. 246 Feder Kittay, Eva. « Une éthique de la pratique philosophique », dans Laugier, S. (2012) op. cit., p.124-

125.

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144

souvent fait les théories principielles, sur des dilemmes hypothétiques par trop imaginatifs

et simplificateurs des situations concrètes susceptibles de surgir dans la vie morale247 :

[P]arce que les valeurs du care sont inhérentes à la pratique elle-même, il y a un

calibrage, en évolution mais constamment à l’œuvre, ajustant mutuellement les

pratiques et les valeurs. En d’autres termes, les valeurs que les pratiques du

care expriment sont étroitement soumises aux finalités de la pratique248.

Tout en adhérant à l’analyse de Kittay à l’effet que les pratiques et les valeurs morales ne

sont jamais mutuellement exclusives, nous rejetons la dernière affirmation voulant que ces

dernières soient soumises aux premières. Le propos que contient cette affirmation rejoint le

courant pragmatique du care ayant succédé et « mis en veilleuse » la conception idéalisée

de Noddings, tendance plutôt dominante au sein de la carology que nous avons voulu

remettre en question à travers cette thèse. Selon Virginia Held (2002), si nous réduisons

l’éthique du care (surtout personnifiée par les femmes) à un ensemble de pratiques inscrites

dans le quotidien et dépourvues d’un cadre normatif ou registre de valeurs lui étant propre,

nous glissons dangereusement vers la conception à saveur misogyne d’une moralité

féminine démunie de « faculté délibérative »249. Nous nous situons pour notre part à mi

chemin entre les conceptions de Held et de Kittay. Alors que la précédente section est

venue revendiquer la part d’idéalisme que doit nécessairement revêtir une appropriation

d’EC comme théorie porteuse d’une critique radicale, celle-ci veut inviter à une

modélisation de cet idéal à partir de ses manifestations concrètes, à savoir la pratique

féminine du care sous ses formes diverses. Bien qu’imparfaites puisque de tous temps

contenues, récupérées ou « perverties » dans leur valeur morale par l’environnement

patriarcal, ces formes d’être et de faire relationnelles constituent à nos yeux ce dont nous

devons en tout premier lieu nous saisir pour favoriser l’empowerment relationnel et ce

faisant, porter à nos yeux et à notre expérience l’idée d’un possible déploiement de la

culture du care. La dévalorisation de l’axiologie des valeurs relationnelles étant

247 Ibid., p.126. 248 Ib., p.129. 249 Ib., p.128. Kittay répond à la critique de Held en soutenant qu’il s’agit là d’un faux débat, car la théorie

morale étant nécessairement arrimée aux pratiques, celle-ci ne sera jamais ce par quoi les pratiques

(« féminines » ou « masculines » par ailleurs) se raffineront, se réformeront. Ce serait l’inverse qui se produit,

de sorte que la théorie morale idéalisée (voulant guider les pratiques « naturelles ») serait en soi quelque

chose de plus ou moins pertinent ou nécessaire dans la recherche de la vie bonne (p.129).

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145

intrinsèquement liée à celle du Féminin à l’intérieur de ce que nous avons décrit comme la

« dialectique patriarcale », il nous semble que la stratégie à adopter pour désarticuler ce

rapport d’oppression double ne puisse qu’à son tour recouvrir la forme d’une dialectique.

Autrement dit, croire, adhérer et éduquer au paradigme relationnel, ce qui revient à dire

participer à sa mise en œuvre, oblige à un va et vient constant entre l’idée endossée d’un

care émancipé et subversif (des entraves imposées par les institutions et la sémantique

patriarcales) et l’attestation/valorisation/exploitation de ses formes vivantes (au demeurant

imparfaites, entravées, contenues). Dans sa formulation tant théorique que pratique, EC ne

serait ni proprement idéale ni complètement naturalisée et serait tout à la fois les deux. Si,

tel qu’avancé antérieurement, une distinction pertinente est à faire entre la morale perçue

comme espace du devoir-faire et l’éthique, envisagée de son côté comme espace du vouloir,

pouvoir et savoir-faire, l’on peut poursuivre en ce sens et soutenir, dans un premier temps,

ceci : que moralement, EC demande de désenclaver en partie le care des frontières de genre

pour en formuler une idée améliorée (un idéal), c’est-à-dire plus inscrite dans une

normativité universellement consentie et opérante. En d’autres mots, nous pouvons attendre

mieux, nous devons faire mieux que le care dans son « type féminin » même si ce type

constitue certainement la plus « naturelle » de ses manifestations. Dans un second temps,

nous soutiendrons qu’éthiquement, EC outille à la fois la volonté, les savoirs et la capacité

relationnels en offrant à l’esprit une inspiration via l’identification à un personnage

paradigmatique porteur d’une part substantielle de l’idéal relationnel (les femmes). Tout en

prenant acte des biais de pouvoir qui caractérisent les contextes relationnels réels à la base

de nos expériences morales (inscrites dans l’univers patriarcal), elle consent à déduire de

celles-ci un potentiel moral puissant ne serait-ce qu’en vertu de leur effet émulatif. Des

siècles de pratique relationnelle en matière de soin maternel et médical (de la médecine

herboriste aux soins infirmiers), d’attention caritative et de psychologie des relations

affectives, en un mot le constat universel de la sollicitude féminine sous ses mille

visages250, devient alors cette « matière première » s’offrant tel un terrain d’apprentissage

250 Plusieurs théoriciennes ont soulevé le caractère problématique d’une identification à toutes les femmes de

« la » différence morale à laquelle correspondrait le care. Tronto, notamment, y voit un problème inhérent au

dilemme de la différence qui, peu importe l’angle de sa résolution (l’association femme/care nuit-elle aux

femmes en raison de la dévalorisation sociale de la morale de care ou l’inverse?), empêche de prendre acte de

la différence des femmes entre elles. Bien que nous ayons conscience de cette problématique, nous estimons

qu’elle est secondaire dans l’intention qui est la nôtre, soit de valoriser le care pour ses propriétés morales

Page 155: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

146

au raffinement éthique. S’inspirer des expressions les plus courantes du care et reconnaître

à la fois sa dimension perfectible correspond précisément à en faire le lieu d’un travail

éthique, dès lors que nous aspirons à en raffiner la forme conventionnelle. Nous dirons bien

« raffiner » et non « surpasser », au sens d’une évolution qui insinuerait une sortie de

l’éthique relationnelle du cadre quotidien et affectif de ses activités, conventionnel certes

mais néanmoins accessible, fondamental, vital. Le care « ordinaire » mérite notre attention

parce qu’il est ordinaire.

Du stigmate à l’idéal-type :

Rien n’indique que le regard critique que l’on pose sur le care féminin soit plus

neutre et clairvoyant lorsqu’il s’attaque au stéréotype que lorsqu’il choisit de passer outre le

champ symbolique fixé par celui-ci de manière à le transcender, à daigner voir autre chose.

Ce n’est de fait qu’en raison de paramètres institutionnels et épistémologiques par ailleurs

subversibles et culturellement déterminés que la forme conventionnelle du care renvoie au

stéréotype négatif de la tâche féminine et conduit trop souvent à l’abnégation. S’il est vrai

qu’une approche éthique (par opposition à conventionnelle) du care caractérise celui-ci

« par la conscience d’une interconnexion et de la capacité à construire et à assumer son

autonomie en même temps que sa relation éthique avec les autres »251, il serait faux de

croire que même la plus stéréotypée des relations de care (le cliché de la « mère

universelle » par exemple) est structurée de manière à susciter une forme d’autosacrifice

qui empêche l’autonomie. Le postulat voulant que toute morale genrée comporte un facteur

d’aliénation du fait de son biais essentialiste repose sur un malentendu important, soit le fait

intrinsèques et en tant que différence paradigmatique opérant au niveau des motifs de l’agir humain. Les

femmes ne sont pas toutes moralement ou socialement pareilles, les hommes non plus, cela nous semble

évident. Mais comme pour le postulat de l’existence du patriarcat, nous estimons aussi que l’existence d’une

différence entre l’agir moral des femmes et des hommes, comme fait universel et avec comme axe de

différentiation le principe relationnel sous des formes et à des degrés variables, relève d’un constat dont la

valeur empirique s’avère tout aussi triviale. L’hypothèse d’une (et non de « la ») différence féminine en

matière de moralité nous apparaît suffisante, si tant il est que nous la rattachons à un « idéal-type ». C’est

pourquoi la discussion entourant la variabilité de ses formes individuelles nous est apparue correspondre à un

objectif périphérique, intéressant certes mais inapproprié à une théorisation fondamentale du care. Dans notre

chapitre quatre, nous verrons cependant, à l’inverse, qu’un intérêt pour le care dans sa variabilité culturelle

(collectivement incorporé) s’avère excessivement pertinent, pour ce qui touche aux conditions normatives de

sa mise en place ou, pour le dire autrement, pour ce qui renverrait à sa « normalisation » sociale, condition de

son universalisation. 251 Nurock, V. « Le berceau du care… », (2012) op. cit., p.49.

Page 156: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

147

de concevoir ledit facteur d’aliénation non point comme un risque, comme un dérivé

possible qu’il convient de prévenir mais comme un élément inhérent au système, comme un

« facteur structurant ». Affirmer que le care féminin est en soi aliénant parce qu’il

contribue à la reproduction d’un stigmate féminin revient à énoncer une tautologie couplée

d’un jugement de valeur : la morale féminine est aliénante pour les femmes parce qu’elle

leur réserve un champ d’expertise subalterne puisque féminin. Par définition, un stéréotype

peut être positif, cela dépend de l’idée qu’il sert en faisant en sorte de la fixer. En tant que

stratégie politique, l’essentialisme est à combattre car il polarise les statuts et les rôles de

manière à n’avantager qu’un pôle au détriment de l’autre. Or dans le rapport

homme/femme, il n’y a essentialisation que du pôle féminin car celui-ci seulement doit

assumer une forme négative. En dehors d’un schéma polarisé, aucune essence n’est, en

réalité, en soi mauvaise, incomplète ou aliénante. Selon la perspective féministe que nous

défendons, le véritable problème à la base de la moralité dite féminine doit donc être

associé non pas à la stigmatisation comme telle (de la femme soignante) mais bien à la

dévalorisation systématique de ce stigmate spécifique. Pour combattre le sexisme dans et à

l’égard du care, nous choisirons donc d’adopter la posture du stigmate inversé, qui consiste

à se saisir de façon positive d’une conception a priori négative pour en renverser la

signification. Plutôt, en somme, que de se dégager des références au sentiment et à la

domesticité pour comprendre et édifier la pratique du care, tentons d’en extraire le substrat

éthique en assumant l’hypothèse de leur portée universelle et normative — à travers

notamment la reconnaissance d’une forme relationnelle de pouvoir et du rôle

épistémologique des émotions dans le raisonnement moral. D’aucuns associeront cet

exercice à un acte de confiance, ce que nous ne serons point enclins à nier — nous avons

relevé plus haut la part d’imagination qu’implique une projection dans l’idéal relationnel.

Nous répondrons cependant, revenant ainsi sur la critique précédemment formulée à l’égard

de la morale conçue comme recherche d’excellence, qu’il n’est pas moins « naïf » de

chercher les conditions propres à la vie éthique à l’extérieur des formes communes de la vie

quotidienne. À l’instar d’Alvin W. Gouldner, nous attirerons l’attention sur le fait que la

morale ordinaire, par opposition à celle des élites, s’appuie sur un principe de réciprocité

dont la part « non vertueuse » – la réciprocité n’est pas un acte moral autonome car elle

implique l’échange au sein de rapports d’interdépendance – constitue le pendant nécessaire

Page 157: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

148

d’une réalité quotidienne où les actes vertueux sont rares. Le care relevant de cette

réciprocité propre au monde ordinaire, c’est précisément d’un point de vue normatif qu’il

convient alors de le situer par opposition à ce que Gouldner décrit comme la

« mystique » des élites252. Même dans sa forme idéale (plus démocratique, plus universelle,

plus arrimée aux institutions), le care ne sera jamais accompli dans un esprit ascétique ou

« esthétique » de virtuosité.

En défendant une conception à la fois idéale et ordinaire du care comme théorie et

modèle éthique, nous souhaitons ainsi marquer une distinction, subtile mais importante,

entre deux idées faussement similaires, à savoir l’intention de s’inspirer d’un modèle de

comportement moral s’apparentant au personnage féminin et celle de « personnaliser » ledit

modèle à l’intention des femmes. Alors que la première intention consiste à prendre appui

sur un personnage social pour faciliter l’apprentissage moral (un apprentissage par la

mimesis en quelque sorte), la seconde rend exclusif à ce personnage le comportement moral

en question. La nuance ici relevée distancie le sens de ce que nous appelons communément

un stigmate ou stéréotype, de ce que l’on pourrait plutôt désigner comme un « type idéal »,

en référence au concept d’usage sociologique élaboré par Max Weber. Le care peut être

associé au féminin au sens de « typé », non nécessairement stéréotypé (lorsqu’un type est

abordé fermement, sans flexibilité par rapport à la réalité changeante et

multidimensionnelle de l’objet auquel il renvoie). Tenter de capter l’ethos, la spécificité

morale du care en observant la conduite des femmes et en en mesurant les effets

structurants sur l’entretien de la vie et la qualité des rapports sociaux, revient en somme à

rendre accessible à l’esprit (intelligible) un système silencieusement à l’œuvre, une voix si

particulièrement étouffée et marginalisée qu’apparaît à prime abord comme hasardeuse

l’idée même de sa conceptualisation. L’éthique du care, en tant que théorie se consacrant à

systématiser l’ensemble a priori disparate des valeurs, pratiques, jugements, dispositions

affectives et rôles sociaux apparentés au mode relationnel, correspond assez distinctement

au concept d’idéaltype de Weber. D’emblée utilisés en science pour enrichir les hypothèses

que posent les chercheurs sur les liens causaux entre des faits empiriques dont les

motivations échappent souvent à l’observation, les idéaltypes sont « non pas pensés sur un

252 Gouldner, W. Alvin. « Pourquoi donner quelque chose contre rien? », Revue du Mauss — L’amour des

autres. Care, compassion et humanitarisme, n° 32, second semestre 2008, p.61.

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149

a priori de déductions exclusivement logiques et définitionnelles, mais construits à partir de

la réalité sociale dont par synthèse et abstraction [les scientifiques] ont choisi, extrait et

accentué certaines caractéristiques jugées représentatives d’un fait ou d’un ensemble de

faits ayant cours dans l’histoire »253. Les idéaltypes permettent ainsi « une généralisation

englobant plus ou moins une multiplicité diverse de phénomènes qui seraient autrement

trop particuliers, hétérogènes, incomparables et inintégrables dans un système de pensée

cohérent »254. Ici, le vocable « idéal » indique le recours nécessaire à l’abstraction idéelle

pour saisir certaines dynamiques255 propres aux phénomènes qui autrement seraient

imperceptibles, alors que l’usage que nous en faisons renvoie davantage à un projet

philosophique, celui du raffinement anticipé, revendiqué d’une réalité empirique jugée

perfectible d’un point de vue moral. Mais outre cette distinction, l’on peut considérer notre

proposition de mise en œuvre des principes relatifs à la théorie éthique du care via une

inspiration à partir des formes empiriques de la voix relationnelle (telle que mise en actes,

en valeurs et en paroles par les femmes) comme la formulation d’un idéaltype moral, et

dont l’objectif demeure, à la manière de celui-ci, de rendre compte du sens visé par les

conduites typiques reposant sur le care, dans un souci d’« adéquation significative »256

entre la théorie et l’expérience humaine. Avant d’apparaître enfin dans son expression

éthique sous la forme d’une théorie, l’éthique relationnelle s’est inscrite sur la trame

concrète d’une histoire des relations humaines de tous temps et en tous lieux différenciée du

point de vue du genre, et c’est cette spécificité transhistorique de l’être [féminin] moral

dans, par et pour la relation qu’il convient d’amener à la compréhension par la théorie.

Ultimement, cette compréhension doit permettre une réinscription plus formelle et plus

consciente, par la voie de la réflexivité individuelle ainsi que par l’assentiment collectif que

procure celle de la normativité, de ce type / modèle / mode / paradigme spécifique dans les

mœurs de tous.

Pourquoi le doit-elle? Pourquoi, dans l’absolu, le care nous apparaît-il plus idéal

que les modèles de justice ou de vertu? Récapitulons. Premièrement, parce que le care est

253 Weber, Max. [à travers] Les « idéaltypes » de Max Weber, leurs constructions et usages dans la recherche

sociologique, textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard Dantier,

Chicoutimi, J-M. Tremblay, 2004, p.4. 254 Ibid. 255 Weber parlera de « lois ». 256 Weber, M. op. cit., p.4.

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150

accessible à l’expérience ordinaire, quotidienne et émotionnellement investie. Le care est

pragmatique, narratif, moins abstrait que l’idée de justice, moins élitiste que la vertu : il est

intelligible. Deuxièmement, parce que le pouvoir qu’il procure en est un qui permet et

implique le maintien des relations : un pouvoir relationnel capacitant. Non que toutes les

relations soient pertinentes à entretenir ou à renforcer, mais le sont certainement celles,

nombreuses, qui sont nécessaires à l’entretien du monde [vulnérable] et de la vie. Parce

que, troisièmement, l’ensemble des valeurs et des comportements qui caractérisent le care,

disons le care féminin sainement accompli, n’a jamais pu ni ne pourrait jamais défendre

aucune idéologie justifiant quelque forme de domination ou de violence que ce soit257. De

fait, en admettant au centre de leur système des postulats tels que celui de la liberté

individuelle, de l’autonomie ou encore de la mesure nécessaire de ce qui « vaut » le mieux

pour le plus grand nombre, les éthiques libérales et utilitaristes ont pu, au nom de la morale

et en certaines circonstances (circonstances desquelles notre jugement devrait par ailleurs,

selon ces éthiques, arriver à s’abstraire), mener à la justification d’institutions telles que le

militarisme ou l’abattage industriel des animaux d’élevage. Toute morale principielle inclut

au nombre des principes admis celui de la hiérarchisation… des principes entre eux, des

objets auxquels ils s’adressent aussi, et ce faisant, l’attribution d’une valeur différentielle

aux choses et aux êtres qui dans les faits n’est jamais entièrement dépourvue de

subjectivité. Or, « en principe et en hiérarchie », le care n’appelle à aucun calcul, il ne peut

fonctionner adéquatement, même, qu’à l’extérieur de l’abstraction « nivelante » qu’exige

une logique de calcul. Il demande une gestion concrète et engagée de relations vitales dont

le caractère interdépendant fait en sorte de stimuler l’engagement réciproque et d’inhiber

l’individualisme. C’est pourquoi le modèle typiquement féminin de la sollicitude comme

priorité générale face à la vie en relation (non comme élément de contexte jugé prioritaire à

l’issu d’un calcul ou mode de raisonnement spécifique) s’avère certainement supérieur aux

normes traditionnellement masculines. Puisqu’en effet, celles-ci négligeant d’outiller

l’individu en tant qu’être vulnérable et invariablement connecté aux autres, elles

constituent des repères moraux qui, de l’avis Gilligan autant que du nôtre, favorisent un

développement personnel et social bien plus problématique qu’« achevé »258 259 (tel que le

257 Rappelons que, pour parer aux relations abusives ou auto-sacrificielles, la quatrième phase du processus de

care consiste à prendre acte de la qualité du soin reçu. 258 En référence à Gilligan dans Paperman, P. op. cit., p.89.

Page 160: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

151

suggérait Kohlberg). Par contraste, une éthique contextuelle basée sur l’attention et le mode

réceptif, et telle que, reconnaissons-le, le plus souvent exemplifiée par des femmes, crée

selon Jean Grimshaw « the possibility for women more easily than for men for percieving

the dangerous and ruinous and inhuman nature of ideologies and actions that have led to so

much destruction »260. Contre le détachement, contre la violence et l’indifférence des

relations humaines, une morale de sollicitude actualisée dans le soin (au bénéfice et à

l’exercice démocratique) semble tout compte fait constituer le rempart le plus éprouvé de

l’histoire, et à ce titre, le plus sûr.

Dans ce chapitre, nous avons tenté d’identifier le type de théorie auquel s’apparente

EC du point de vue de son usage, c’est-à-dire en tant que guide pour nos actions et notre

devenir moral au sein d’une société toujours et pour longtemps encore, d’aucuns le

postuleront, patriarcale. Après un premier chapitre servant à présenter la théorie et les

enjeux politiques l’ayant animée dans ses principales traditions, après ensuite un examen

féministe des implications théoriques touchant la nature et la portée symbolique de son

objet, soit la voix différente en regard de son inscription originelle au sein de l’univers

patriarcal (chapitre 2), cette toute dernière partie est venue recentrer la discussion autour de

la tâche proprement éthique incombant à EC. Moins près des questions touchant la nature et

les obstacles de la different voice que de celles entourant ses modalités d’expression – par

quels moyens une éthique relationnelle s’opérationnalise-t-elle et quels en sont les effets? –,

notre démarche a consisté à identifier l’approche la plus susceptible de favoriser le

développement du care en tant que dispositif éthique. Suggérant sur le fond une approche

idéalisée au sens d’« ambitieuse et optimiste » de la théorie et de l’évolution morale que

celle-ci permet d’anticiper – prendre fait et cause de sa rupture paradigmatique –, nous

avons convenu, du côté de son application, qu’un usage utile et authentique de la carology

devait passer par une réaffirmation de la dimension subjective, émotionnelle et « tacite » de

l’expérience morale. Cette proposition coïncide, pour nous, avec la nécessité d’une certaine

réappropriation des conceptions de Noddings entourant la morale des femmes et le modèle

à la fois « idéal et ordinaire » que celle-ci offre à penser.

259 En référence à Gilligan dans Grimshaw, J. op. cit., p.194. 260 Ibid.

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152

Mais au terme de ce parcours, une question demeure, à nos yeux saillante. Si une

approche genrée du care s’avère incontournable du point de vue de son application en tant

que dispositif éthique, est-elle du reste suffisante? Si force est d’admettre, une fois posée la

dimension radicale voire « ontologique » du patriarcat ainsi que le caractère centriste,

dualiste et objectiviste de notre monde actuel, que l’idéal éthique de la sollicitude ne peut

pour l’heure se laisser entrevoir qu’à travers les formes inachevées, inspirantes certes mais

souvent « compensatoires » d’une moralité de femmes œuvrant en marge de tous les

paradigmes dominants, n’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur l’existence d’autres voies

relationnelles? Agissant en marge d’autres mondes moraux? La rupture, l’altérité

paradigmatique qui se déduit du concept de care n’est-elle pas aussi le fait d’autres espaces

que celui de la féminité relationnelle? Tel que nous l’avons problématisé jusqu’à

maintenant, c’est-à-dire via le recours aux catégories de l’éthique féministe261, le paradigme

relationnel ne nous est que très peu apparu dans sa dimension épistémologique et culturelle,

entendons ici comme un cadre de référence large de pensées et d’actions ancrées dans la

socialité. Dans une démarche essentiellement exploratoire, notre réflexion entourant le

caractère structurant, d’un point de vue moral, institutionnel et symbolique de la pensée

binaire ou dualiste (chapitre deux) nous a conduits à effleurer la question de

l’épistémologie ou pensée relationnelle de manière indirecte, soit en la désignant comme

l’opposé parfait du schéma dualiste, comme son contrepoids le plus effectif (malgré qu’à

travers une action souterraine et reléguée aux marges de l’Histoire). Une première approche

nous permettait alors de déduire l’effectivité d’une humanité relationnelle, mais celle-ci

demeure incomplète. Nous resterons dans le champ de la spéculation tant que nos

déductions à propos du schéma relationnel s’effectueront en retrait complet du champ

empirique sur lequel repose d’emblée, pour une part au moins, toute forme d’intérêt pour

l’éthique du care. Théorie contextualiste, celle-ci s’est développée en référence aux

« évidences » de l’expérience morale dans son expression quotidienne la plus concrète, la

plus humblement et implicitement codifiée par un souci pour la vie avec et par les autres.

Par-delà la délibération consciente et « libre » du point de vue de l’agentivité morale

[individuelle et rationnelle], une multitude de choix impliquant des valeurs et une vision du

monde spécifiques s’effectuent au quotidien, qui de notre point de vue sont autant de

261 Entendons via une analyse faisant intervenir conjointement la philosophie morale et le féminisme.

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153

situations relationnelles mobilisant non seulement les perceptions à l’endroit de ce qui est

« bien » et « mal » (qui relèvent de la morale) mais aussi, et dans des proportions

considérables, à l’endroit de ce qui fait sens. Ces dernières relèveront pour leur part de

l’idéologie, du discours, de cet ensemble de croyances, de normes et d’opinions

sanctionnées par la collectivité et souvent acquis de façon inconsciente, que l’on dit

correspondre dans un rapport vaste à la notion de « culture » et qui, dans les faits, ne

peuvent être considérées comme ne relevant que des potentialités individuelles propres à la

réflexivité éthique.

Page 163: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

154

Conclusion

Ainsi donc, que signifierait, culturellement, le monde d’un point de vue relationnel?

Comment faire en sorte que celui-ci s’actualise au sein d’une tradition partagée, de telle

sorte que le recours à ses catégories de sens s’effectue collectivement et au moyen d’une

multiplicité de véhicules normatifs? Comment rendre « audible » à tous la voix

relationnelle autrement que via l’idéalisation confiante (une forme d’abstraction) ou

l’imitation d’un genre? Ces questions, nous croyons, se tiennent à la frontière mitoyenne

entre la philosophie et l’étude empirique de l’organisation morale des sociétés, et c’est

pourquoi nous entendons développer, dans ce qui suit, l’hypothèse selon laquelle une

compréhension théorique pleine et entière des enjeux normatifs du care implique un renvoi

de sa matière au concept de culture tel que circonscrit par l’approche disciplinaire et les

données de l’anthropologie. Ce dernier volet de notre appréciation théorique du care

constituera le dénouement de notre thèse. En faisant en sorte de le désenclaver des

frontières éthiques et politiques dont est issu l’essentiel de sa formulation critique

(caractéristique de la tradition philosophique s’y étant intéressée autant que de notre propre

travail jusqu’à maintenant), nous espérons parvenir à retisser de manière logique la toile des

considérations théoriques nous ayant menés jusqu’ici, considérations débouchant sur la

nécessité méthodologique, dans une perspective éthique tant fondamentale qu’appliquée,

d’une problématisation du care en tant que système culturel global et intégré, en tant que

contre-culture destinée à transcender la dualité des relations dans le monde.

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155

CHAPITRE 4

Le sens du care

Introduction

Pour être digne d’intérêt et correspondre à un véritable projet théorique, la carology

se doit, selon Tronto, d’assumer deux défis. Le premier s’adresse aux féministes en les

enjoignant à ne plus « célébrer l’éthique du care comme un facteur de différence de genre

qui pointerait la supériorité des femmes », pour plutôt élever sa contribution à l’échelle

d’un projet universel262. Le second demande que le type de valeurs défendues par EC soit

situé dans la totalité du contexte philosophique et social prévalant à son énonciation, de

sorte qu’arrive à se découper l’importance de ces valeurs relativement à d’autres263. De

sorte que sur une échelle de valeurs, indépendamment de la situation et des agents en

présence, celles du care (non celles des femmes) soient considérées comme étant

supérieures et conséquemment, ne soient jamais réduites au statut de « valeurs parmi

d’autres ». Après plus de trois décennies de débats marqués par, d’une part, le souci

féministe d’éviter les dérives essentialistes et d’autre part, l’appel enchanteur à une

approche de conciliation qui viserait une défense conjointe des principes de care et de

justice dans un esprit de complémentarité (proposition n’annihilant pourtant point le danger

d’essentialisme), ces deux défis semblent en effet correspondre à ce qui interpelle plus que

tout la carology. Mais si l’on parle de défis, c’est précisément parce que le degré de

démonstration qu’ils requièrent dépasse les frontières de la logique éthique à laquelle nous

sommes habitués : le care « dépasse » le raisonnement de justice là où il affirme que le

domaine éthique n’a plus lieu d’être cantonné ni à l’individu (indépendant et rationnel), ni

par ailleurs à l’exercice délibéré (indépendant et individuel) de la raison. Les théories sur le

care sont venues mettre en lumière que le « sujet de raison universel » dont avaient traité

toutes les théories sur la justice était un sujet masculin.

262 Tronto, Joan, « Au-delà d’une différence de genre », dans Paperman, P. et S. Laugier. op. cit., p.42. 263 Ibid., p.36.

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156

Ainsi, notre propre interprétation de la controverse du genre en éthique nous a

conduits à faire la démonstration de… l’humanité en le genre féminin. En plaidant moins

pour une nature universelle (non genrée) du care que pour l’idéale universalisation de son

principal type, entendons ladite moralité féminine, nous choisissions d’assumer le risque de

son instabilité politique, instabilité que nous estimons dépendre du point de vue du genre –

une polarisation inscrite dans la contingence du social et des formes symboliques

patriarcales – mais non du point de vue moral. Plus constructiviste que déterministe, notre

approche en fut ainsi une de médiation suggérant une réappropriation stratégique de la

moralité des femmes, position que nous avons qualifiée de différentialiste aux visées

morales et féministes.

Le second défi interpelle la carology en tant que système de valeurs

fondamentalement différent et à la recherche, si l’on peut dire, d’une véritable « niche

écologique » susceptible de favoriser son plein déploiement (par-delà les balises et

contraintes du genre). Pour qu’un ensemble de valeurs alternatives soit jugé supérieur aux

autres en vigueur, doit être illustré plus que sa capacité à se tenir en adéquation par rapport

au monde connu; doit être démontrée sa capacité à décontaminer le monde de ses

conflictualités inhérentes, à l’issue d’une réorientation globale de ses modes d’être et de

faire vers des modèles plus fonctionnels, plus équilibrés et plus favorables à la vie. Or, il

semblerait qu’en dépit des avancées morales et technologiques propres à la modernité,

notre monde occidental ne soit pas plus, voire pas aussi globalement fonctionnel et « bon »

que d’autres mondes, animés par d’autres cultures ou à d’autres époques. Pour s’implanter

dans le monde, le paradigme relationnel doit retrouver les ancrages d’une tradition dont la

sagesse ne saurait être comprise qu’à la lumière des catégories de l’éthique telle que nous la

concevons. Trouver le sens du care, cela veut dire marquer de sa différence [relationnelle]

tous les espaces à travers lesquels nous appréhendons le monde, et ainsi rompre avec cette

longue tradition d’une expérience (au monde) segmentée et inscrite dans la dualité.

Considéré avec plus d’amplitude encore, cela pourrait vouloir dire chercher à réduire l’écart

rendant plus ou moins incompatibles les recherches de sens et de vérité, l’exercice de la

raison et le jeu des perception et affects, la liberté individuelle et l’assentiment collectif,

l’expérience empiriquement et normativement orientée, le devoir moral (le prescriptif) et la

volonté éthique (le réflexif), l’identification par la nature et par la culture, la tradition et le

Page 166: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

157

progrès, l’humain et le non-humain… C’est aussi, nous disent Molinier et Paperman,

engager notre intérêt pour le care dans un mouvement exploratoire affranchi des limites

propres aux regards « spécialistes » :

Ce qui, entre autres, caractérise les interrogations ouvertes par la perspective

éthique et politique du care, c’est qu’elles invitent à croiser les approches

disciplinaires, et, comme pour les études de genre, confrontent aux limites des

cloisonnements intradisciplinaires ou d’un positionnement strictement

disciplinaire264.

Un tel désenclavement disciplinaire, ou pour le dire plus justement une telle

transdisciplinarité, sollicitant l’expertise conjointe de la philosophie, la psychologie, la

sociologie, les soins cliniques, etc., est nécessaire pour l’étude des champs d’application du

care. Mais plus encore, c’est un désenclavement de ses catégories définitoires habituelles

que nous revendiquons. À la base, même étant convenue l’étendue multidisciplinaire propre

à l’étude de ses retombées pratiques, le principe relationnel n’est pas en soi qu’un fait,

qu’un dispositif dont la logique interne ne serait imputable qu’au domaine de l’éthique (ou

du politique en éthique). Quelque chose de relatif à une vision du monde radicalement autre

siège en son sein. Nous sommes persuadés que certaines cultures sont et ont été

globalement plus relationnelles que la nôtre, et il nous incombe de chercher à identifier

pourquoi, comment il en est et il en fut ainsi. Une remarque à cet effet nous vient de

Tronto : alors que l’étude de Gilligan s’était attachée à relever les discours de filles ayant en

commun d’appartenir à la majorité ethnique des États-Unis, une autre étude effectuée au

tournant des années 1980 auprès d’enfants (filles et garçons) appartenant à des groupes

minoritaires, révélait que ceux-ci exprimaient des préoccupations typiques d’une éthique du

care plus fréquemment que chez les enfants s’identifiant à la culture anglo-américaine

dominante265.

Depuis longtemps déjà que les auteures de la carology invitent à un dépassement du

débat care/justice. Ce dépassement, il se peut bien, exigera une sortie partielle des jalons de

264 Paperman, Patricia et Pascale Molinier, présentation de Gilligan, Carol, Hochschild, Arlie et Joan Tronto.

Contre l’indifférence des privilégiés. À quoi sert le care?, Paris, Payot, 2013, p.29. 265 L’étude en question fut effectuée par Robert Cole en 1977 auprès d’enfants inuits et amérindiens vivant

aux États-Unis. Une autre recherche, menée par John Langston Gwaltney en 1980 et portant sur la « culture

noire », dévoilait des résultats similaires (tiré de Tronto, T. (2005) op. cit., p.30).

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158

la théorie éthique. Sortir des paramètres propres à l’individualisme moral pourrait de fait

nous amener à considérer l’existence de collectivités relationnelles distinctes de la nôtre

non seulement sur le plan des valeurs, mais aussi des mœurs et de tout un registre de

perceptions agissant à des niveaux divers sur les motifs et la psychologie du comportement

humain. Philippe Descola parlera alors de modalités d’identification et de relation à la base

de « schèmes intégrateurs » fondamentalement impliqués dans la structuration de

l’expérience individuelle et collective266. À l’instar d’une telle conceptualisation joignant

processus identitaires et relationnels, nous en viendrons en outre, avec ce quatrième

chapitre, à formuler un nouvel ordre de questions : par-delà le bien fondé d’actions morales

spécifiques, de quelle nature est la connaissance dans un univers de sens qui se veut

relationnel? Quelle vision holistique des autres et du monde le care organise-t-il? Une

vision moins linéaire, peut-être, de la vie et des rapports à toute forme de vie, une

perception du temps, des cycles et des rôles sociaux plus ancrée dans la reproduction…

Mais quelques seront les attributs discrets que nous lui reconnaîtrons, ceux-ci seront

largement symboliques et collectivement partagés; ils seront dérivés d’univers ontologiques

enlaçant la totalité des êtres côtoyés et appréhendés; ils seront en partie inconscients

puisqu’hérités de représentations reconduites par des mécanismes séculaires d’enculturation

et d’adaptation; et ils tireront, enfin, leur efficacité opératoire du fait de leur normalisation

(leur agencement et leur consécration au sein d’un système de normes, non leur

« banalisation ») à l’échelle du social et en vertu de leur impact relationnel empiriquement

constaté et éprouvé (leur tendance positive à créer et reproduire des circonstances propres à

la dynamique relationnelle, ou impropres à la dynamique conflictuelle).

Derrière cette idée, à teneur anthropologique, d’aborder le care tel un complexe

culturel enfermant valeurs, choses, pratiques, institutions, discours, affects, normes, codes

et croyances partagés, se trouve notre intention de démasquer ce que nous considérons être

une illusion inhérente à l’éthique [exclusivement] conçue aux vues de la rationalité : un

mécanisme essentiellement individuel et autonome d’inflexion de l’agir humain, libre et

conscient mais aussi, par contraste avec le domaine moral, habilitant à la critique du régime

des normes et des pouvoirs en place. Si ce discernement critique propre à l’éthique est en

266 Descola, P. op. cit., p.163.

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159

effet à considérer comme la plus-value d’un ensemble de dispositions non plus strictement

« imposées » puisque s’actualisant à travers des « mécanismes de gestion, de négociation,

de coercition et de résistance face aux normes morales »267, l’éthique demeure à nos yeux

enchâssée dans la morale. Il convient encore que nous nous prémunissions des « mirages de

la rationalité » et en cela, que nous demeurions conscients du fait que « les codes de

comportement moral sont largement incorporés et s’inscrivent dans des logiques de sens

commun ou dans des formes de subjectivation (éthique) qui sont largement implicites »268.

L’être humain n’est pas que soumis aux normes, il les édifie puisqu’il en éprouve le besoin,

et ce besoin ne saurait être appréhendé autrement que sous l’angle de l’intersubjectivité.

Dès lors, ce chapitre sera d’intérêt anthropologique au sens où il prendra pour objet

et outil primordial d’analyse la notion de culture. Définie sur la base de ses caractéristiques

et fonctions propres, cette catégorie conceptuelle centrale à l’analyse anthropologique nous

servira à étendre l’horizon de l’éthique à différents domaines de l’expérience relationnelle

marqués par un recours au symbolique et aux notions de sens commun. Loin du projet

d’une « science des mœurs », notre démarche ne partira non pas d’un intérêt ciblé pour la

diversité culturelle des systèmes moraux recensés par l’ethnographie, mais bien d’une

attention portée au caractère holistique et décentré d’un type spécifique de systèmes, celui

dont on fait d’usage relever les moralités dites « traditionnelles » et auquel s’est intéressée

l’ethnologie de façon singulière269. Puisant au registre des relations humaines mais plus

particulièrement encore, de celles qu’entretiennent les humains avec « l’autre radical » que

personnifient tous les êtres peuplant la nature et l’univers surnaturel, nous verrons qu’il

n’est point riche ou même justifié de cantonner notre étude de la moralité au seul domaine

de l’humanité — prétendue libre et détachée de son environnement naturel, et pourtant.

D’un autre côté, soucieux que nous sommes d’avant tout mettre en relief la fonction

signifiante (une épistémique) et morale de ces environnements culturels, nous demeurerons

sur le terrain de la philosophie qui, tel que mentionné déjà, adhère à une analyse dont

267 Massé, Raymond. « Anthropologie des moralités et de l’éthique. Essai de définitions », Anthropologie et

sociétés, vol. 3, n° 3, décembre 2009, p.27. 268 Ibid., p.32. 269 Suivant une nomenclature souple tant d’un point de vue éthique qu’anthropologique et en dépit, il est vrai,

d’une reconnaissance de la diversité des usages institués au sein même desdites sociétés traditionnelles, la

référence synthétique à un tel « type moral » nous semble justifiée dès lors qu’on l’observe en contrepoint de

l’axiologie des valeurs modernes.

Page 169: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

160

l’intention est prospective, réformatrice et, en cela, se distingue des visées descriptive et

explicative propres aux sciences humaines. En d’autres mots, nous informerons de la

perspective anthropologique notre hypothèse philosophique d’existence (réelle ou

potentielle) d’une culture relationnelle dominante, en nous inspirant de ses apports sur le

plan empirique et conceptuel mais surtout, en nous saisissant, dans un but stratégique, de

certains de ses auteurs et modèles d’analyse en particulier.

Notamment en première section, où nous irons puiser aux éléments d’une

conception structurale de la culture ayant pour références différent-e-s anthropologues,

mais dont le plus pertinent en regard de notre démarche sera Philippe Descola. Nous

chercherons, par ce recours « sélectif » au schéma structuraliste, à justifier encore mais

cette fois sur la base d’une théorie aux termes et au statut reconnus, l’idée d’un care

radicalement inscrit aux « sources » de la pensée humaine, inscrit ou alors bafoué mais dans

tous les cas, devant y trouver (y créer ou recréer, entretenir ou renforcer) la condition

symbolique, première et essentielle, de son déploiement culturel. Par recours « sélectif » au

postulat structuraliste, nous entendons une approche mitoyenne tant au plan disciplinaire (ni

strictement anthropologique, ni purement philosophique) que théorique, où l’étude des

cultures morales souscrit au postulat structuraliste d’un ancrage des mœurs dans des

structures symboliques et dont il revient au contemporain de retracer « l’archéologie du

sens », mais qui en même temps reconnaît l’aptitude, chez tout peuple et tout être humain, à

remanier les cultures de sens dont il hérite. Un structuralisme non « biologico-

déterministe »270, un constructivisme assumé mais au relativisme prudent ou disons

méthodologiquement secondaire, si l’on compare à d’autres théories contributives de

l’anthropologie (tout spécifiquement au fonctionnalisme et au culturalisme nord-

américain)271. À cheval entre l’analyse anthropologique et philosophique, Descola soutient

une thèse dont l’objet n’est pas strictement ni explicitement éthique, mais dont l’utilité l’est

certainement : appelant à l’autoréflexivité face à nos prétentions modernes de supériorité

intellectuelle et morale, son travail s’articule autour d’une critique des conceptions

rationalistes (surtout occidentales) du monde qui s’harmonise exceptionnellement bien à

270 Où les déterminations sont précisément plus structurales que causales (historiques ou fonctionnelles). 271 À l’exception bien sûr de l’évolutionnisme.

Page 170: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

161

l’esprit de notre thèse, tout particulièrement à cette étape-ci de la démonstration. Pour cette

raison, nous y réfèrerons en substance, en espérant que de cette « philosophie

anthropologique » des mécanismes relationnels fondant l’existence puisse émerger la pièce

manquante, après reconnaissance des contributions du féminisme éthique et politique (et

indirectement de l’anthropologie féministe), d’une théorie renouvelée du care revendiquant

un passage de l’idée d’une éthique vers celle d’une culture relationnelle 272.

L’argumentaire de ce chapitre se déploiera en deux grands volets. Le premier visera

à promouvoir les catégories de l’analyse structurale dans la conceptualisation de la culture

relationnelle, et le second à cheminer vers une définition complète de celle-ci, informée par

la perspective structurale et articulée plus généralement (principalement) autour des

catégories maîtresses de l’anthropologie. D’abord en des termes assez génériques et en

même temps orientés sur les écrits de l’anthropologue Françoise Héritier (de tradition

structuraliste et féministe), puis en rapport spécifique avec la thèse descolienne ensuite,

nous défendrons l’importance de penser les fondements et limites de la pensée morale sous

un angle « ontologico-anthropologique », c’est-à-dire en référence aux facultés et

contraintes cognitives structurelles à l’humanité en ses origines. À travers, toujours, le

prisme du patriarcat, nous nous engagerons alors dans un exercice visant une fois de plus à

repousser les limites d’une critique radicale de l’infériorité femmes/care. En assignant cette

dernière à un problème d’ordre structural, aux formes empiriques diverses mais commun à

l’ensemble des sociétés humaines par-delà leur diversité culturelle, nous viendrons parfaire

les précédentes analyses féministes du care (analyses de nature philosophique telles que

l’écoféminisme et la thèse beauvoirienne de « l’altérité ontologique » en le Féminin) à

l’aide d’un regard scientifique (anthropologique). Après une courte section visant à

préciser la signification de la distinction, mobilisée tant par nous que par les auteurs

auxquels s’intéresse ce chapitre, entre tradition et modernité – distinction impliquant mais

néanmoins surpassant le renvoi de l’idée de « tradition » à une certaine conception

« ethnique » des sociétés non ou pré modernes (non occidentales) –, le recours au

structuralisme philosophico-anthropologique de Descola aura ensuite pour fonction de

cerner la spécificité des cultures holistiques, qualifiées par nous de « relationnelles », par

272 L’éthique étant ici conçue dans un rapport inclusif à la culture.

Page 171: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

162

rapport à d’autres modèles anthropologiques fondant la multiplicité des relations au monde

et en le monde (incluant la relation au non-humain). Sa thèse du « grand partage » menant à

une lecture originale de la rupture historique et culturelle opérée entre « modèles

ontologiques »273 de type traditionnel et moderne, nous y puiserons quantité d’éléments à la

fois théoriques et empiriques qui nous seront utiles lors de la formulation subséquente de

notre thèse, à savoir l’imminence d’un élargissement de l’éthique du care aux dimensions

d’une culture [relationnelle] globale et intégrée.

Ainsi, forts de ce premier ensemble d’analyses mariant philosophie morale et

anthropologie et entamant de démontrer l’inestimable patrimoine moral associé aux

cultures holistiques d’avant la modernité274, nous aurons ce qu’il faut en main pour passer

au second volet de notre chapitre, et poser les derniers jalons théoriques de notre idéale

société relationnelle. Après suggestion, en second chapitre, d’un élargissement des critères

définitoires de la notion de patriarcat, notre défi cette fois consistera à redéfinir le care

(nous reviendrons sur la définition de Tronto) à la lumière des contributions

anthropologiques (notamment structuralistes) rapportées. La société du care devant en

outre, pour une bonne part, reposer sur des mécanismes relationnels à caractère

symbolique, générateurs de sens (non strictement de « vérité ») et orientés sur l’expérience

collective, c’est entre autres un intérêt pour les véhicules relationnels religieux (ou

spirituels) qui se dégagera de nos conclusions, et qui par voie de conséquence viendra

esquisser une voie de solution au problème du localisme (identifié par nous comme l’un des

principaux problèmes persistants de la carology, et laissé partiellement en suspend

jusqu’ici).

4.1 Entre ontologie et anthropologie : en amont de l’être moral

273 L’expression est de Descola et renvoie aux quatre grands ensembles culturels ou cultures épistémiques et

morales présentées dans son ouvrage Par-delà nature et culture (2006), dont il sera fait mention dans les

pages qui suivent. Il faut attribuer à nous davantage qu’à lui le renvoi du terme aux catégories plus générales

de la tradition et de la modernité. 274 Notre cinquième et dernier chapitre scellera cette démonstration par un gros plan sur la pensée autochtone

traditionnelle.

Page 172: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

163

4.1.1 Utilité de l’approche structurale

S’intéresser au sujet moral sous l’angle particulier de l’anthropologie invite en tout

premier lieu à prendre acte de sa spécificité humaine. Le « logos » étant ici propre à l’étude

autant qu’à son objet, la connaissance de l’être humain sous-entend de facto que l’humain

soit espèce de connaissance, cet « animal différent » qui ne peut plus être animal dès lors

qu’il se définit par sa capacité à se penser lui-même, à se constituer au-delà – nous nous

gardons de dire indépendamment – de sa nature. La philosophie verra dans la pensée

abstraite ce « locus » des procédés cognitivo-affectifs propres à l’humanité pensante, mais

elle ne s’attardera que peu en ce qui concerne la capacité ou « fonction biologique » rendant

possible l’adaptation via la subversion, à des degrés inestimables, des facteurs de

détermination innés et environnementaux. Tout comme pour l’effet de polarisation

affectant notre vision des choses du monde en fonction de l’axe féminin/masculin, notre

« constitution » psychologique a certainement un rôle à jouer dans le développement

d’affects ou de patterns interprétatifs disposant « naturellement » à la violence, à l’égoïsme,

à la compétition… bref à ces formes combinatoires de la pensée et de l’action dites

« immorales ». Primatologues, neuropsychologues et psychologues du développement

voudront proposer à ces procédés des explications diverses; nous n’entendons pas nous

engager sur cette voie pour notre part. Mais d’ores et déjà que nous considérons la raison

comme ce pouvoir psychique d’autodétermination faisant la spécificité humaine, dès que

nous prenons acte de la capacité qu’ont eue les humains à se dégager dans une si large

mesure de leurs instincts et autres formes de conditionnements biologiques, force est

d’admettre que l’espèce humaine dispose aussi de capacités « naturelles » à se réinventer, à

reformater par la culture ses réflexes et inclinations les plus enracinées. Puisqu’il sait

reconditionner son rapport aux exigences internes et externes de la nature, par la médecine,

la psychothérapie, la technologie, mais bien plus fondamentalement encore par l’attribution

de sens que l’éducation positionne au centre des motifs comportementaux, l’humain, nous

affirmons, est habilité et constitué pour « déprogrammer » l’action des archétypes

immoraux sur son existence consciente (et dans une certaine mesure inconsciente). En

somme, nous cherchons par ce préambule à situer les germes de la moralité autant de

l’immoralité, de la difficulté autant que de l’aptitude humaine à imprégner son

Page 173: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

164

comportement – voire sa condition – de l’ethos relationnel, dans les « structures »

fortement enracinées d’une psychologie individuelle et collective marquée par l’héritage

patriarcal. Des structures, du reste, aliénables, car pour peu qu’elles résistent à l’altération

par la culture (toutes les cultures du monde ont été et sont toujours patriarcales), le champ

culturel de leurs manifestations affiche bel et bien des modulations quant au degré et à la

forme qui prouvent bien la capacité qu’ont eue nombre de groupes humains à en réprimer

l’influence ou, autrement, à « se jouer » de leur pouvoir. L’éthique comme champ

disciplinaire circonscrit, bref l’étude philosophique des dispositifs rationnels offerts à

l’individu libre d’orienter moralement ses actions, aura tendance à sous-estimer l’action

normative ou simplement signifiante de ces archétypes, de cette dimension « tacite » du

raisonnement sur le comportement individuel et sur son inscription dans les institutions

sociales. Or de notre point de vue, celle-ci joue et jouera un rôle capital dans la psychologie

du développement moral et dans les moyens éducatifs que nous mettrons en œuvre pour

agir sur celle-ci d’une manière nouvelle, plus intégrée et plus durable.

Ainsi, les raisons de notre adhésion sinon à la méthode275, du moins au projet

structuraliste de recherche d’un « réseau de contraintes fondamentales et communes »276 à

toute l’humanité et à l’intérieur duquel « ce sont les relations qui comptent, non les

termes »277, sont assimilables à cette conception de l’humanité comme radicalement

androcentrée que nous avons jusqu’à maintenant défendue. Cette conception, il est utile de

le rappeler, revient à : doter la pensée humaine d’un biais sémantique en faveur de

l’élément masculin, cet élément étant lui-même inséré au sein d’une logique binaire

275 Nous faisons référence à la méthode structurale d’analyse des mythes élaborée par l’anthropologue et

philosophe Claude Lévi-Strauss. Bien que non exclusivement conçue pour l’exercice d’une mythologie

comparée, cette méthode s’est essentiellement révélée profitable à ce champ d’étude, auquel d’ailleurs nous

nous intéresserons un peu plus loin. Relativement complexe dans l’application, elle prend néanmoins appui

dans une séquence méthodologique qui, au départ, s’avère relativement simple : « étudier non plus les

phénomènes conscients mais leur infrastructure inconsciente; reconnaître aux éléments d’un système non pas

un sens d’entités indépendantes mais une valeur de position, c’est-à-dire dépendant des relations qui les

unissent et les opposent, et prendre celles-ci comme bases de l’analyse; reconnaître de même que ces relations

ne valent qu’au sein d’un système de corrélations dont il s’agit de dégager les règles » (Pouillon 2008 : 416).

Lorsqu’on y regarde, cette séquence s’applique quasi intégralement au raisonnement radical [éco]féministe

suivant lequel la violence et la domination sont au monde ce que le dualisme du rapport unissant les termes

(non les termes eux-mêmes) les plus radicalement opposés – que sont l’Humain et la Nature et

corrélativement, le Masculin et le Féminin – sont à l’origine de la plupart de nos élaborations culturelles. 276 Pouillon, Jean. « Claude Lévi-Strauss », dans Bonte, Pierre et Michel Izard (dir.). Dictionnaire de

l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2008, p.418. 277 Ibid., p.419.

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165

affectant une panoplie d’éléments de l’existence à l’un ou l’autre des termes formant la

dualité, le tout opérant à l’intérieur d’une schématique de l’opposition impliquant la

hiérarchisation des termes entre eux; le sens de la hiérarchie n’étant jamais altéré, l’élément

l’emportant de fait étant inexorablement masculin (l’anthropologue structuraliste Françoise

Héritier parlera de « valence différentielle des sexes »278), il ressort de cette dynamique

non-relationnelle (elle est oppositionnelle) caractérisée par la hiérarchisation, une

« condition » de l’humanité comme dialectiquement engagée dans un rapport sexiste et

conflictuel (oppositionnel, hiérarchique) à la Différence :

la pensée humaine, traditionnelle ou scientifique, s’est exercée sur la première

différence observable, celle du corps des hommes et des femmes. Or toute

pensée de la différence est aussi une classification hiérarchique, à l’œuvre

d’ailleurs dans la plupart des autres catégories cognitives : gauche/droite,

haut/bas, sec/humide, grand/petit, etc. C’est ainsi qu’hommes et femmes

partagent des catégories « orientées » pour penser le monde279.

Cette différence, nous rappelle l’écoféminisme, renvoyant simultanément à l’Autre féminin

et à la Nature – le personnage féminin et sa nature/culture reproductive, soignante; les

femmes comme groupe socialement construit mais invisibilisé; la fille/épouse/mère comme

individu tour à tour dépourvu de subjectivité, d’intellect ou même d’humanité; la femelle

sapiens contrainte par ses fonctions [naturelles] maternelles au même titre que les animaux

que l’on observe, que l’on capture et que l’on domine –, s’en suit une difficulté logique à

278 Traduite par d’autres (ex. : Bourdieu) par l’idée plus sociale de « domination masculine », ce concept

propre à Héritier fut d’abord décrit par elle tel un dérivé naturel de la pensée de la différence inscrite dans la

psyché humaine (un donné biologique), mais dont l’universalité relèverait pour sa part d’un donné social dont

l’occurrence serait à situer à l’aube de l’humanité : la (re)prise de contrôle par les hommes du pouvoir

« ultime » détenu par les femmes sur la reproduction sociale, en vertu de leurs fonction reproductives. Cette

hypothèse a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment en ce qui a trait à l’importance prétendue du

pouvoir découlant du contrôle sur la reproduction sociale. Nous partageons cette critique, et situons pour notre

part les raisons de la valence différentielle des sexes dans l’équivalence symbolique des hiérarchies opposant

homme/femme et humain/nature, la nature étant empiriquement appréhendée, dans un rapport constitutif à

l’humanité primitive, comme ce que l’on domine en s’en distinguant toujours davantage. Nonobstant notre

hypothèse additionnelle d’une équivalence symbolique entre les associations femme/nature et femme/care et

conduisant à la difficulté logique de penser le monde d’un point de vue relationnel (vu la structure

oppositionnelle de la pensée et vu le biais féminin caractérisant ce point de vue), notre vision quant aux

causes probables de l’universalité des structures patriarcales rejoint entièrement la thèse écoféministe. 279 Fine, Agnès. « Héritier, Françoise. Féminin, Masculin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob,

1996 » (compte-rendu), Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 8, 1998, p.2, [En ligne],

[http://clio.revues.org/326], 2003 (consulté le 3 août 2013).

Page 175: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

166

intellectualiser la valeur du féminin positivement, ainsi que les éléments

naturels/relationnels auxquels l’esprit la feront sans cesse se rapporter.

En somme, ce sont les fondements de l’être humain, dont le critère existentiel se

situe dans le caractère pensant et social qui, ici, nous intéressent — non l’humain comme

primate ou espèce animale, considéré dans la grande taxonomie du vivant. Le problème est

dès lors philosophique là où il est ontologique, moral. Anthropologique, il sollicite – pour

des motifs moraux – une exploration en continu des potentialités reconnues à ce moteur

adaptatif exceptionnel, propre à notre espèce et à l’intérêt que nous lui portons : la culture,

miroir de la pensée abstraite et symbolique. La solution au problème, ou à plus justement

parler sa synthèse, est quant à elle féministe. D’intérêt tour à tour philosophique ou

anthropologique, celle-ci relève, dans l’esprit de la présente analyse, d’une architecture

structuraliste débouchant sur l’affirmation suivante : une partie au moins des « rouages

originels » de l’immoralité doit être à situer dans les structures patriarcales de notre

« intellect » puisque celles-ci constituent certainement les plus universelles, les plus

constantes et « épurées » des formes culturelles de la conflictualité. Héritées de la nature280

mais munies d’un sens (donc actualisées) par la culture, ces structures seront,

dépendamment des écoles de pensée, considérées ou non comme surmontables. Dans son

œuvre phare intitulée Féminin, Masculin. La pensée de la différence (1996), Françoise

Héritier attribue celles-ci à ce qu’elle appelle la « pensée de la différence », qu’elle décrit

alors comme structurelle à la psyché ou « sociobiologiquement » déterminée, mais

également et par extension, ce qui à vrai dire la rend digne d’intérêt, structurelle à

l’organisation sociale. Après l’identification, par Claude Lévi-Strauss, de la nécessité de

l’échange comme structure élémentaire de la parenté et de l’alliance (échange de biens

patrimoniaux, d’identités lignagères, de femmes), Héritier découvre que la dynamique

oppositionnelle, comme constante dans l’organisation sociale et symbolique des sociétés

280 Rien ne permet vraiment de prouver que la pensée dualiste et androcentriste soit un reliquat de la nature.

Néanmoins, il demeure extrêmement probable que la seule observation, par l’espèce aux différentes étapes de

son évolution cognitive, des limitations fonctionnelles propres aux femelles en comparaison aux mâles –

attribuables à leur constitution physiologique plus gracile et conçue pour la maternité – ait induit une tangente

dans le développement de la pensée symbolique faisant écho à cette asymétrie entre les sexes. D’abord perçue

en termes de capacités vitales distinctes dans le degré et dans la forme, cette asymétrie se serait graduellement

mise à évoquer (à porter un sens) l’idée de pouvoir, faisant ainsi en sorte que d’une distinction de nature,

celle-ci en vienne à relever d’une distinction de valeur.

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167

humaines, se couple d’une constante hiérarchique – univoque, unidirectionnelle –

lorsqu’elle met en présence des représentations sexuelles ou sexuées :

On ne trouve aucun système de pensée qui, dans sa logique interne, dans le

détail de ses règles d’engendrement, de ses dérivations, aboutirait à ce qu’on

puisse établir qu’un rapport qui va des femmes aux hommes, des sœurs aux

frères, serait traduisible dans un rapport où les femmes seraient aînées et où

elles appartiendraient à la génération supérieure281.

Le constat que tire dans un premier temps l’anthropologue de cette observation est

pessimiste. Selon elle, l’on peut douter de l’atteinte possible d’une véritable égalité entre

les sexes comme de la possibilité que les sociétés soient construites autrement que sur « cet

ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de

l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable et

la valence différentielle des sexes »282. En fait, l’analyse structuraliste propre à Féminin,

Masculin est conforme au projet scientifique de l’anthropologie, à savoir la tentative de

saisir de la façon la plus objective possible les sociétés humaines telles qu’elles se

présentent à nos yeux. Mais tout en portant à l’attention des faits réels, récurrents et dont la

signification appelle un traitement féministe, celle-ci ne peut être assimilée, dans les faits,

ni à une anthropologie proprement féministe, ni au projet féministe que cherche à délimiter

notre thèse de façon bien spécifique. Alors que la contribution première de l’anthropologie

féministe a été de mettre en lumière un sexisme méthodologique inhérent à la discipline283,

à travers une démonstration des « mécanismes d’invisibilisation des femmes […] à l’œuvre

281 Héritier, Françoise. Féminin, Masculin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p.67. 282 Ibid., p.29. Précisons qu’Héritier révisa sa conception première d’une asymétrie des sexes biologiquement

inscrite dans les structures psychiques de l’espèce, lorsque dans Masculin/Féminin II (2002), elle avança une

lecture plus socio-philosophique, moins fataliste et suggérant la nécessaire (et donc possible) dissolution de la

hiérarchie : « Héritier voit dans la domination masculine un phénomène extrêmement stable. Mais,

contrairement à certains sociobiologistes qui postulent également une grande stabilité de la domination

masculine, Héritier n’attribue pas la perpétuation de cette domination à l’incorporation des traits

comportementaux dans le génome. Elle n’avance pas non plus une explication matérialiste, qui ancrerait la

supériorité masculine dans une force physique supérieure à celle des femmes, ou dans une plus grande

vulnérabilité des femmes pendant la grossesse et l’allaitement. Selon Héritier, les considérations d’ordre

matériel auraient pu faciliter le développement de la domination masculine, mais il ne s’agissait que du

renforcement de mécanismes [symboliques] préexistants » (Löwy, Ilana. « À plusieurs voix sur

Féminin/Masculin II : Dissoudre la hiérarchie — La valence différentielle des sexes a une histoire »,

Mouvements, 2003, vol. 3, nos 27-28, p.212). 283 Même Claude Lévi-Strauss n’a pas cru bon d’interpréter les structures élémentaires de la parenté à la

lumière de la perspective féministe, en reconnaissant, par exemple, que tout échange ou dynamique

oppositionnelle était aussi le socle d’une asymétrie entre symboles implicitement sexués.

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168

tant dans le recueil des données que dans la formalisation »284 ethnologiques, la nôtre se

situera plutôt dans l’observation, heuristique d’un point de vue moral et logique, selon

laquelle l’affirmation du caractère inaliénable de l’infrastructure patriarcale du monde

signifie ni plus ni moins que la fin du projet éthique — si l’on adhère bien sûr à la thèse

radicale du patriarcat. Car tel que nous l’avons relevé, une fois ramenée dans le giron de

l’éthique, la perspective féministe radicale se trouve à poser le patriarcat comme un

problème d’ordre moral affectant toute l’humanité (un constat anthropologique, si on veut),

non strictement comme un problème politique affligeant un groupe social en particulier (les

femmes). C’est pourquoi l’usage de la grille structuraliste change d’utilité lorsque,

appliquée aux faits concrets et soubassements symboliques de la réalité patriarcale mais

avec derrière un engagement, une intension subversive – par la voie du care ou paradigme

relationnel –, elle permet d’entrevoir les dimensions d’un nouvel idéal philosophique fondé

sur le renversement d’une dialectique, ou pour l’énoncer en langage plus anthropologique,

sur l’appréhension d’une nouvelle cible adaptative pour l’espèce humaine.

Saurons-nous, humainement, socialement ou même psychologiquement, nous

adapter à notre propre « immoralité constitutive »? À défaut de nous contenter de dire que

nous le devrons bien… prenons au moins fait et cause de l’ampleur des transformations

sociales qu’a engendrées la révolution féministe, même chose de la balance souvent

positive, en termes de « gains moraux », qu’occasionne quotidiennement la pratique du

care sur notre vivre-ensemble. Mais concentrons-nous aussi sur les approches théoriques

qui nous permettent de l’anticiper. La grille d’analyse radicale, d’emblée, sous-entend une

vision constructiviste des phénomènes sociaux par ailleurs indispensable à toute pensée

révolutionnaire. Reste à savoir quelles seront les catégories de l’infrastructure sociale

(symboliques, idéologiques) qu’elle entendra remanier, reconstruire. Nous avons pour notre

part énoncé la nécessité morale d’une préservation, dans le champ de l’institutionnel autant

que de l’imaginaire, de l’axiologie symbolique découlant de la combinatoire féminin/care,

nous distinguant par cela des revendications les plus couramment émises parmi les

féministes radicales issues de la tradition beauvoirienne (et plus encore par les féministes

libérales). Mais outre le choix de la posture théorique, c’est aussi empiriquement qu’il

284 Mathieu, Nicole-Caude. « Études féministes et anthropologie », dans Bonte, P. et M. Izard. op. cit., p.276.

Page 178: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

169

importe de chercher les indices nous permettant de déduire la portée structurante – et donc

nécessairement subversive – du care sur la conscience et les comportements moraux,

individuels et collectifs. Certes, nous avons reconnu auparavant la difficulté à historiciser

l’expérience morale du point de vue du care compte tenu de son renvoi à toutes les marges

d’une histoire patriarcale elle-même posée comme « ontologique », c’est-à-dire exempte de

véritables discontinuités historiques et culturelles. Puis en même temps, même si aucun

recensement historique ou étude philosophique approfondie des modes de subjectivation,

de réflexion et d’éducation inspirés du principe relationnel n’a été effectué en Occident

avant tout récemment (avant la « découverte » de la different voice suivie de sa

théorisation), demeure présent en tout lieu et en toute circonstance de la vie ordinaire,

autrement dit à portée de main et disponible pour notre apprentissage tout le réservoir des

attentions et pratiques de soin exercées par les femmes. De la même manière qu’il a fallu

aux intellectuelles féministes mettre au jour les mécanismes d’oblitération du genre féminin

à l’œuvre dans la pratique scientifique, l’écriture de l’histoire, la philosophie et l’étude des

institutions et de la culture (des structures de pouvoir aux systèmes de production

économique, en passant par le langage285), toute histoire pratique ou nomenclature des

moralités locales qui ne tiendrait pas compte des pratiques de care au sein des groupes

observés ferait preuve de mutisme et, indirectement, de sexisme méthodologique. Quant

enfin aux dispositions morales de l’humanité d’un point de vue évolutif, c’est encore à une

réévaluation de nos a priori ou réflexes interprétatifs sur l’histoire et la « nature vile » de

l’humain que nous en appelons, pour en quelque sorte forcer une retranscription des

conceptions sur nous-mêmes autorisant un recours à la grammaire relationnelle. Un recours

à la thèse d’Adam Smith, par exemple, qui voyait « dans la sympathie l’expression de la

nature humaine bienveillante »286, irait dans ce sens. Pourrait aussi s’avérer profitable une

lecture revisitée de la thèse de Pierre Kropotkine (1902) sur l’entraide comme facteur

d’évolution du vivant et des sociétés. Succédant à Darwin ainsi qu’aux violences assumées

de l’idéologie colonialiste (alors imputée à l’inéluctabilité du progrès), cette thèse du début

285 Fait intéressant, des méthodes en linguistique ont permis de noter une distinction sémantique entre

l’énonciation du masculin et du féminin dans certaines langues, les hommes étant alors construits comme

« animé humain » et les femmes, comme « animé non humain » ou encore comme « inanimé » (Mathieu. loc

cit.). 286 Decety, Jean. « L’ami et l’ennemi au cœur du cerveau », Cerveau et Psycho, n° 10, juin-septembre 2005,

p.27.

Page 179: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

170

des temps modernes invitait les esprits libéraux à reconsidérer d’un œil enfin optimiste la

vision trop longtemps convenue, pour ne pas dire sophistique de l’humanité comme

animale et mue de l’interne par sa nature individualiste, avare et compétitrice287. Bien que

teintées de scientisme et légèrement gonflées par l’interprétation, les démonstrations qu’elle

contient offrent un inventaire unique et précieux de la pléthore des comportements

relationnels favorisant la survie, à l’œuvre chez les espèces animales autant que chez les

humains à différents stades de leur évolution sociale288. Si Kropotkine entendait jeter avec

L’Entraide (1902) les fondements d’une éthique libertaire (ultimement anarchiste) confiant

la gestion des libertés individuelles à l’expression naturelle, chez tout un chacun, du

sentiment de solidarité, nous y voyons un ouvrage précurseur d’une étude scientifique des

origines, de la diversité et du caractère adaptatif des pratiques de care chez l’humain.

Comme pour EC, Kropotkine fonde sa conviction en la nature fondamentalement solidaire

des espèces sur la reconnaissance du caractère vulnérable et interdépendant de toute vie

terrestre, et sur la nécessité conséquente qu’existent des mécanismes naturels d’entraide

chargés d’y suppléer. C’est pourquoi comme nous, il estime qu’au nom de la science et,

dans un sens, de la bonne foi – nous dirons au nom de la morale –, nous devons nous

engager à réexaminer de fond en comble nos conceptions héritées à l’endroit de l’humain

comme voué à la lutte interindividuelle sans fin, et ce en choisissant de porter désormais

attention à ce que nous apprenons, souvent inconsciemment, à ignorer ou à ne point

questionner :

Pour retrouver la proportion réelle entre les conflits et l’union, il nous faut

recourir à l’analyse minutieuse de milliers de petits faits et d’indications

fugitives, accidentellement conservées parmi les reliques du passé; il faut

ensuite les interpréter à l’aide de l’ethnologie comparée, et, après avoir tant

entendu parler de tout ce qui a divisé les hommes, nous avons à reconstruire

pierre par pierre les institutions qui les tenaient unis289.

287 Pensons à la consacrée conception philosophique de Hobbes, pour qui « l’Homme est un loup pour

l’Homme ». 288 L’intérêt de Kropotkine se porte tour à tour sur des thèmes tels que le travail coopératif dans les colonies

de fourmis, les pratiques de protection mutuelle chez les petits oiseaux, la collaboration et le partage au sein

des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou encore les associations de métiers au sein des communes ou cités

libres du Moyen-Âge. 289 Kropotkine, Pierre. L’Entraide. Un facteur de l’évolution, Montréal, Écosociété, édition de 2001, p.165.

Page 180: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

171

4.1.2 Par-delà le dualisme exacerbé de la pensée moderniste

Ces institutions de l’entraide dont Kropotkine appelle à la reconstruction, car elles

seraient le fait du passé plus que du présent ou, enfin, de la modernité, sont effectivement à

chercher ailleurs que dans les traces écrites de l’histoire290. Mais aussi, ce sont certainement

d’autres contextes culturels que le nôtre qui doivent nous les inspirer, d’autres cosmologies,

souvent il est vrai mais non exclusivement, associées aux époques antérieures à la

modernité. Nous avons relevé que l’anthropologie portait bien plus qu’un intérêt curieux

mais scientifique aux formes et usages propres à la pensée dite traditionnelle, par

distinction avec la pensée moderne. Portons à présent un plus ample éclairage sur cette

distinction, forte en retombées théoriques, entre tradition et modernité que notre thèse

mobilise de manière récurrente. Car si nous estimons que les sociétés traditionnelles, du fait

de leur ancrage dans le collectif et de leur rapport particulier au sacré, disposaient d’un

univers symbolique et institutionnel propre à favoriser de façon durable et « extensible »

(face à un plus grand nombre d’existants) la relation et le soin, et qu’en ce sens elles ont

quelque chose de moral à nous apprendre, nous n’en appelons point par là à un retour

général à la Tradition dans ce qui ressemblerait à un mouvement nostalgique, non plus qu’à

son corolaire, tout aussi réducteur mais surtout impossible, d’une « sortie de la modernité ».

La condition de l’humanité contemporaine, et de façon archétypale celle de l’Occident, est

bien définitivement post-traditionnelle.

Dans un ouvrage consacré aux controverses théoriques associées à la notion de

postmodernité, Yves Bonny précise que ce qu’il convient d’appeler une critique de la

modernité non point en tant que mode d’organisation de la société dans son ensemble, mais

bien dans certains de ses éléments « traditionnels » jugés aujourd’hui insuffisants à

circonscrire la multiplicité des modes de subjectivation et de rapport au monde sensible,

jugés à un certain degré « dommageables » d’un point de vue social — nous dirons d’un

point de vue moral. Ce que l’on appelle l’avènement de la modernité est généralement

associé à « une critique globale de la tradition qui se fondait sur une référence à une Raison

290 Sauf peut-être l’histoire des mœurs, que différents domaines de la culture a pu inspirer à quelques rares

auteurs. Reconnaissons néanmoins que la transmission, que la mémoire des mœurs est principalement le fait

de la tradition orale.

Page 181: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

172

universelle à valeur transcendantale, qui a culminé dans les Lumières »291. Si cette critique

n’avait point été en de multiples aspects salutaire à l’humanité, cette dernière n’y aurait

point adhéré aussi largement et aussi durablement. La raison instrumentale est venue

accroître le potentiel de réflexivité des individus à l’égard des modèles sociaux et culturels,

de sorte que « l’identité post-traditionnelle peut être dite en moyenne plus ouverte, plus

différenciée [et] plus réflexive que l’identité traditionnelle »292. Certes, ce constat quant aux

apports du « réalisme cognitif »293 à l’humanité – fin des régimes féodaux et avènement de

la démocratie, triomphe des libertés et droits de la personne, révolution féministe –

n’empêche point que soient aussi pointées certaines de ses limites, ce que nous nous

sommes au demeurant donnés pour objectif avec cette thèse. Pour ce faire, il convient peut-

être en premier lieu de distinguer entre ce que nous identifierons comme la perte complète

de légitimité des dispositifs non-rationnels – « religieux » – de régulation sociale et

culturelle294 et, par contraste mais non par opposition stricte, le passage avec la modernité

d’un univers dominé par le religieux à un univers dégagé des dogmatismes et appréhendé

par des individus autonomes et libres de pensée. Bonny l’exprime en ces mots :

Il s’agit fondamentalement de cesser de confondre l’idée d’un univers

d’expérience marqué tendanciellement par la dissolution des cosmologies

religieuses ou de leurs substituts laïcs, la perte d’autorité de la tradition et la

délégitimation du passé, l’affaiblissement des cadres de pensée et d’expérience

holistes, et caractérisé du coup par une condition « anthropologique » nouvelle,

et la modernité au sens d’un type de société, d’un mode particulier de

structuration des rapports sociaux, susceptible d’être supplanté par un autre tout

en restant dans le cadre de cet univers post-traditionnel. Il est en effet plausible

de soutenir que la sortie de l’univers religieux et traditionnel est porteuse en

elle-même d’une mutation ontologique, d’une logique interne et d’une

dynamique historique distinctes de tout ce qui relève des modalités effectives

d’organisation de la société, même si bien évidemment celles-ci s’articulent

dialectiquement avec celles-là295.

291 Freitag, Michel. L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec, Les Presses

de l’Université Laval, 2002, p.71. 292 Bonny, Yves. Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité?, Paris, Armand Colin,

2004, p.161. 293 Descola, P. op. cit., p.389. 294 Dispositifs généralement conçus comme antérieurs à la modernité, celle-ci qui en rejette la valeur ainsi que la portée

normatives même si, au demeurant, elle n’en est point exempte d’un point de vue historique, anthropologique ou

expérientiel. 295 Bonny, Y. op. cit., p.160.

Page 182: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

173

Si ce qu’on appelle la posture postmoderne renvoie généralement à l’ensemble des critiques

d’ordre épistémologique et philosophique adressées à l’idée – scientifique, moderne –

d’une « objectivité absolue accessible à la Raison », celle-ci porte également en elle

l’expression d’une insatisfaction face aux valeurs et représentations issues de cette

conception ultra rationaliste de l’humanité et des relations sociales. Dans les sections qui

suivent, nous examinerons dans quel sens peut être tenue pour déplorable cette « mutation

ontologique » en la perte de quelque rapport positif que ce soit (même en dehors du dogme)

aux mécanismes [relationnels] de la pensée religieuse. En accordant ainsi une valeur

heuristique au caractère moral des procédés culturels (notamment religieux) issus du cadre

traditionnel, c’est dès lors dans le second sens, éthique et « anthropologique » d’une

sensibilité « postmoderne » que la suite du présent chapitre viendra s’exprimer, davantage

qu’en celui d’un questionnement à l’endroit des conditions d’énonciation et d’accès à la

« Vérité » (qui pour sa part sera posé dans le cinquième et dernier chapitre). Mais pour ce

qui, en outre, concerne la critique du rationalisme contenue dans la rupture paradigmatique

opérée par EC (ainsi que dans le discours postmoderne), ce que nous jugeons nécessaire de

clarifier pour le moment se trouve dans cette suite de propos (dont le lecteur saura excuser

la longueur en en constatant la clarté) énoncés, une fois de plus, par Yves Bonny :

Si l’on veut s’efforcer de comprendre ce qui motive cette critique, il convient

d’éviter de l’assimiler immédiatement à une posture irrationnelle ou nihiliste.

Ce qui est en effet d’abord mis en cause, ce n’est pas l’idée ou le thème de la

raison en soi, mais la manière dont elle est pensée, la place qu’on lui accorde,

les usages qui en ont historiquement été faits, et la lecture très négative de ce

qui lui est opposé, comme la tradition, le corps, les émotions296.

L’homme tel que se le représente la philosophie occidentale à compter du

XVIIe siècle est défini comme sujet unifié, indépendant, maîtrisant

intellectuellement par la science aussi bien que pratiquement par la technique

la nature, définissant librement ses rapports avec autrui dans le cadre de

contrats inter-individuels. C’est cet ensemble de représentations que les

courants post-modernistes vont problématiser et critiquer, à boutissant à ce que

l’on a appelé le décentrement de la subjectivité297.

Aussi la critique intellectuelle du sujet moderne est-elle en même temps une

critique sociopolitique de « l’humanisme libéral » et de ses implications

296 Ibid., p.72. 297 Ib., p.73.

Page 183: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

174

supposées. L’idée dominante est que la contrepartie du « sujet supposé savoir »

réside dans l’assujettissement de ce qu’il pose comme objet, qu’il s’agisse de la

nature ou d’autres acteurs sociaux298.

Nous assisterions donc, dans l’esprit postmoderniste, à « une incrédulité croissante à

l’égard des récits de légitimation issus des Lumières »299. Cette légitimité, nous la

questionnons pour notre part à la lumière de la « condition morale » tout compte fait peu

reluisante des Temps modernes (et à plus forte raison de l’Occident moderne) — pensons

aux pertes civiles sans précédents infligées par les guerres et génocides du XXe siècle, aux

massacres inestimables de l’environnement, aux affres du colonialisme, à l’extermination

des peuples et cultures autochtones à travers le monde, aux inégalités socioéconomiques

persistantes entre classes et peuples, à l’effritement des sphères d’autorité

traditionnellement reconnues aux femmes (en dehors de leur accès à l’éducation

institutionnelle) ainsi qu’aux dimensions également sans précédents de leur exploitation

sexuelle, etc. Sans vouloir négliger leur complexité, n’y aurait-il point à identifier quelque

« principe défaillant » dénominatif à tous ces « visages modernes de l’immoralité »?

Les sociétés plus relationnelles que la nôtre sont celles qui on su ou savent encore,

nous l’avons auparavant évoqué, réduire la dualité dans les rapports aux autres et à la

différence (favoriser l’union au détriment de la division dirait Kropotkine) et ce, grâce à

l’entretien de conceptions moins centristes des liens unissant concrètement et

symboliquement l’humain à son environnement, l’individu à sa collectivité, les lignées

vivantes à celles d’hier et de demain, l’humain aux entités surnaturelles, l’expérience à la

connaissance… Pour que ces processus oppositionnels, dont est fait le monde et dont

dépend toute expérience perceptuelle, soient vecteurs de sens et de relation par-delà la

dualité300, ils doivent s’opérer via des mécanismes ou « mises en scène » ayant pour

fonction précise de les déjouer. Ainsi de l’obligation, pour satisfaire à la relation et au

respect même par-delà la mort, de troquer la menace surnaturelle contre la bienveillance en

pratiquant le culte des ancêtres. Ainsi aussi du recours, dans un esprit plus ou moins formel

ou religieux, à la mythologie pour médier la relation entre l’humain et le non-humain, entre

298 Ib., p.74-75. 299 Ib., p.34. 300 Rappelons ici que le dualisme, par contraste avec la dichotomie ou la différenciation, concerne une

opposition conflictuelle et hiérarchique basée sur le déni de valeur et d’identité, l’exclusion radicale,

l’objectivation et la stigmatisation de l’Autre par rapport à l’Un.

Page 184: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

175

le sensible et le rationnel. La pensée mythique n’est-elle pas cette captation, par

l’expérience idiosyncrasique d’une réalité extérieure que l’on façonne en s’y liant

consciemment? Les mécanismes culturels de la conscience, les « structures de l’intellect »

sont-elles formées à concevoir, à anticiper la dimension dualiste de l’existence (sa violence,

son désordre) qu’elles n’en sont pour autant contraintes à la tolérer. La culture « refait »

ainsi le monde en se le re-présentant, le monde matériel « porte […] l’empreinte de la

culture — si même il ne lui doit pas son « existence » à travers l’intellection »301. Ainsi

nous proposons, à l’instar du modèle structuraliste, de voir la mythologie comme l’un de

ces processus culturels structurellement engendrés (au sens de rendus nécessaires) par les

tensions « insoutenables » de la pensée dualiste. En mettant en interaction, et souvent aussi

en contradiction des dimensions fortement distinctes de l’univers ainsi que des personnages

issus de différents règnes, les mythologies se trouvent à exposer « une série de scandales

logiques, physiques et moraux que le déroulement même du récit a pour but de traiter et de

réduire »302. Patrice Bidou décrit de façon imagée ce travail d’intellection propre au mythe :

De même que les intempéries modèlent lentement un paysage en emportant ses

parties les plus friables, de même la pensée mythique travaille-t-elle la matière

narrative, élimine ses éléments instables, anecdotiques ou inadéquats, ne

laissant plus en saillie que des processions de blocs erratiques parfaitement

polis par l’usage. Aussi les mythes se présentent-ils toujours et partout comme

des histoires où plus concrètement qu’ailleurs est perceptible le travail de la

pensée appliquée à une organisation systématique de l’univers303.

Il pourra encore sembler étrange à certains que nous référions à la pensée mythique (par

définition irrationnelle et « dépassée ») pour exprimer la capacité dont dispose et que

pourrait mettre à profit la pensée humaine, aujourd’hui et au sein de nos sociétés modernes,

à contrer ce qui, en son sein même, fait obstruction à la logique relationnelle. Mais

rappelons qu’il ne s’agit pas d’en appeler à un retour d’ensemble, hautement anachronique

si pensé dans les termes purs de la Tradition, aux sociétés mythologiques. Ce qu’il y a là est

une intention stratégique, celle de rendre la plus cohérente possible notre définition du care

comme synthèse d’un ensemble de différences paradigmatiques profondes, radicalement

contenues par les structures sociosymboliques de la dualité patriarcale et de la pensée

301 Galaty, John et John Leavitt. « Culture — Les théories », dans Bonte, P. et M. Izard. op. cit., p.195. 302 Bidou, Patrice. « Mythe », dans Bonte, P. et M. Izard. op. cit., p.499. 303 Ibid., p.498.

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176

rationnelle qui, dans les faits, en est le principal véhicule. Il s’agit de questionner la

possibilité d’une réappropriation libre, « individuée » et en ce sens plurielle des modes

d’entrée en relation avec l’Autre, l’inconnu, le lointain, le Différent que notre raison ne

parvient point à saisir et ce faisant, à considérer humblement, moralement. « Il s’agit de

mettre l’accent sur tout ce qui échappe au sujet et à sa prétention de maîtrise rationnelle de

son existence et de son rapport au monde » nous dit encore Bonny. « Dans ce cadre, on

assiste […] à une critique des dualismes qui structurent la culture occidentale moderne, et

notamment l’opposition de l’esprit et du corps »304. On sait aujourd’hui qu’une appréciation

scientifiquement informée du monde n’est point toujours et complètement incompatible

avec une certaine recherche de vie spirituelle, de ritualisation ou « sacralisation » des liens

et des choses du quotidien, d’éducation alternative selon des méthodes traditionnelles

« revitalisées », n’est point incompatible bref avec une certaine volonté, exprimée dans la

diversité autant que dans une forme de « relâchement » logico-rationnel consenti, de

réenchanter le monde… Notre idée n’est donc point ici, loin s’en faut, de suggérer même

implicitement que l’immoralité soit imputable à l’exercice de la raison… mais bien de

mettre en exergue le problème moral que constituerait le fait d’invalider au nom de la

Vérité des modalités culturellement instituées et éprouvées de production de sens qui,

lorsqu’on y regarde de près, parviennent effectivement à forger une vision de l’existence

moralement, humainement, écosystémiquement « fonctionnelle » (intégrée, harmonieuse et

capacitante). L’Occident s’est depuis longtemps débarrassé de la pensée mythique et, dans

une mesure plus relative, du dispositif religieux pour s’expliquer le monde ou simplement

s’en imprégner par le chemin de l’imaginaire. Mais la raison suffit-elle à garantir le bien-

être de l’Occident moderne? Nombre d’études en sciences sociales affirment que non,

preuve que le dispositif rationnel, de nous rappeler Philippe Descola, n’est point nourriture

de sens suffisante :

De la multitude des chambrettes abritant des cultures particulières dégouttent au

rez-de-chaussée des infiltrations bizarres, fragments de philosophies orientales

débris de gnoses hermétiques ou mosaïques d’inspiration New Age, assurément

sans gravité, mais qui polluent ça et là des dispositifs de séparation entre

humains et non-humains que l’on croyait mieux protégés305.

304 Bonny, Y. op. cit., p.73. 305 Descola, P. op. cit., p.11.

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177

Comme l’identification par EC et la morale contextualiste des limites inhérentes à une

conception strictement intellectualiste du bien (excluant les émotions et canalisée pour

l’essentiel dans l’idée de justice), le regard anthropologique que nous avançons à présent

invite à un traitement médiateur des enjeux philosophiques et empiriques de la question

morale. La question est celle de savoir si la volonté d’édifier un monde meilleur ne doit pas

passer, au moins indirectement, par celle d’une conciliation des exigences de la Raison et

de… tout ce que celle-ci exclut ou échappe. Se comporter moralement dans le monde

pourrait en effet impliquer au préalable de comprendre celui-ci à travers une

« cartographie » des êtres et de leur valeur intrinsèque rendant propice l’expression morale,

par une multiplicité de schémas évocateurs. C’est au reste sous cet angle que Descola,

anthropologue héritier de la tradition structuraliste, entend étudier la diversité culturelle et,

en celle-ci, la variation des modes identitaires et relationnels propres à l’humanité.

Consacrons-lui une portion clef de notre argument.

4.1.3 Typologie anthropologique des mondes moraux avec Philippe Descola

Dans un ouvrage de 2005 intitulé Par-delà nature et culture, Philippe Descola

s’attaque au projet ambitieux d’une typologie des cultures du monde dégagée de la

critériologie dualiste. Bien que largement héritière de l’analyse structurale, sa démarche ne

saurait en propre être assimilée à aucune des grandes écoles anthropologiques. En son

centre, une intention philosophique, une expression visionnaire : parvenir à une

compréhension des autres et de nous-mêmes (le « nous » étant ici l’Occident, sa pensée et

sa science projetées objectivement sur l’ensemble du monde) qui n’insinue l’autorité ou la

prévalence d’aucune de nos catégories usuelles de définition ou de classification, bref des

critères fondant nos modes de connaissance. Telle une œuvre clef, en la matière

« philosophico anthropologique » dont nous entendons traiter et dans un rapport contributif

semblable à la thèse du Deuxième sexe, nous y référerons abondamment et dans une

certaine exclusivité. D’abord sous la forme d’une présentation générale, à partir de laquelle

nous tâcherons de prélever les idées originales les plus aptes à alimenter notre conception

de la culture morale comme ensemble cosmologiquement structuré; les points suivant la

Page 187: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

178

présente section serviront ensuite à cerner les éléments de définition de la culture

relationnelle et susciteront alors, suivant les besoins de la démonstration, un recours

soutenu mais sélectif aux exemples et propos contenus dans l’ouvrage.

Intéressé comme nous par les retombées concrètes de l’embrassement d’une

cosmologie particulière sur les modes relationnels, Descola entend démontrer que tout

rapport au monde n’est point ipso facto le résultat adaptatif d’une opposition entre nature et

culture dont notre esprit contiendrait la marque « indélébile », ni en outre l’expression

constante d’une « distinction tranchée entre savoir pratique et représentations

symboliques »306. Comme lui, et conformément à notre idée d’une différence

paradigmatique [relationnelle] potentiellement inscriptible dans les « médiations

cognitives » de l’agir humain, nous attribuons aux schémas de la pensée un rôle crucial

dans l’agencement et la perpétuation des savoirs-être et savoirs-faire propres aux sociétés

mais croyons en outre en leur plasticité. Par responsabilité intellectuelle et, par extension,

morale, Descola invite au constat selon lequel « le rejet du dualisme ne conduit ni au

relativisme absolu ni au retour à des modes de pensée que le contexte présent a rendu

caducs, qu’il est possible de réfléchir à la diversité des usages du monde sans céder à la

fascination du singulier ni à l’anathème contre les sciences positives »307. Il est possible,

autrement dit, de raisonner le monde comme nous ou autrement que nous — autrement

qu’à travers la distanciation objective et la partition des ensembles entre factualité et valeur,

entre « l’idéel et le matériel, le concret et l’abstrait, les déterminations physiques et la

production du sens »308. Élève de Claude Lévi-Strauss, Descola partage le projet

structuraliste d’une anthropologie à la recherche d’un patrimoine humain équitablement

partagé quant aux ressources de l’esprit (facultés d’observation, d’inférence et de « bon

sens ») et visant en somme à revêtir tout collectif humain, des « primitifs » aux

« civilisés »… d’une égale dignité. Sauf qu’à la différence de son illustre prédécesseur, il

juge qu’un biais dualiste est constitutif de la discipline anthropologique elle-même,

tradition structuraliste incluse, et qu’il importe de le surpasser :

306 Ibid., p.125. L’auteur dira autrement qu’il nous faut tout à la fois sortir du « monisme naturaliste » et du

« relativisme culturaliste » (p.119-120). 307 Ib., p.128. 308 Ib., p.121.

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179

Quelque soient les divergences théoriques traversant la discipline, il existe bien

un consensus sur le fait que le champ arpenté par l’anthropologie est celui où se

croisent et se déterminent mutuellement les contraintes universelles du vivant et

les règles contingentes de l’organisation sociale, la nécessité où les hommes se

trouvent d’exister comme organismes dans des milieux qu’ils n’ont façonnés

qu’en partie et la capacité qui leur est offerte de donner à leurs interactions avec

les autres entités du monde une myriade de significations particulières. Tous les

objets concrets de l’investigation ethnologique sont situés dans cette zone de

couplage entre les institutions collectives et les données biologiques et

psychologiques qui confèrent au social sa substance, mais non sa forme.

L’autonomie que l’anthropologie revendique au sein de la cité savante est ainsi

fondée sur la croyance que toutes les sociétés constituent des compromis entre

la Nature et la Culture dont il convient d’examiner les expressions singulières et

de découvrir, si possible, les règles d’engendrement et de distribution. Bref, la

dualité du monde est devenue le défi originel et original auquel cette science a

tenté de répondre, déployant des trésors d’ingéniosité afin de réduire l’écart

entre les deux ordres de réalité qu’elle avait trouvés dans son berceau309.

Si donc l’anthropologie tire au moins sa spécificité, comme science humaine, de la volonté

d’éponger une part du mépris ethnocentriste induit par cet écart perceptible entre regards

« vrais » et « insensés » sur la causalité des choses, elle n’en est pas moins traversée par

cette tendance propre aux savoirs positivistes à entrevoir l’Autre à la lumière des

achèvements de l’Occident. Ainsi de la pensée mythique et magique qui, pour « légitimes »

qu’elles aient pu apparaître aux anthropologues, n’ont eu de cesse d’être interprétées par

eux comme autant de « préfigurations ou tâtonnements de la pensée scientifique »310. De

telle sorte que, pour véritablement comprendre les autres et, d’eux à nous, tisser la toile de

notre commune humanité, il nous faut enfin accepter de « situer notre propre exotisme

comme un cas particulier au sein d’une grammaire générale des cosmologies [et ainsi

cesser] de donner à notre vision du monde une valeur d’étalon afin de juger de la manière

dont des milliers de civilisations ont pu s’en former comme un obscur pressentiment »311.

Le défi est immense du point de vue philosophique car il implique de voir en la rationalité

pure un type parmi d’autres d’objectivation d’autrui et du monde, muni d’une efficacité

particulière (mais non absolue) et non point exempt de biais interprétatif. Le principal de

ces biais, rappelons-le encore, est le dualisme, que nous avons par induction décrit comme

une composante au moins relative de tout système de pensée en raison de son arrimage

309 Ib., p.118-119. 310 Ib., p.130. 311 Ib., p.131.

Page 189: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

180

« originel » à la schématique symbolique patriarcale – infrastructure oppositionnelle

fondant toutes les autres –, mais dont le modèle de pensée rationaliste serait plus que tout

autre imprégné. Descola parlera du grand partage en référence à ce marquage historique312

de la pensée par l’esprit d’une dichotomie Sujet/Objet reproduisant surtout l’opposition

entre nature et culture, mais n’y fera point correspondre dans un rapport aussi systématique

que nous la hiérarchie masculin/féminin313. Pour lui, la dualité nature/culture (que

l’écoféminisme et nous-mêmes réunissons sous un même schéma ontologique ou

« paléoanthropologique ») est effectivement le produit le plus achevé du grand partage mais

il n’est pas universel, il est occidental314.

Pour Descola, la plus fondamentale (et soutient-il légitime) des dichotomies

évocatrices est celle distinguant – non opposant dans la hiérarchie – physicalité et

intériorité315, dimensions tangible et signifiante de l’existence auxquelles l’humain se

rapporte pour invoquer l’ensemble des propriétés ontologiques des êtres avec qui il

cohabite. En fonction de ces dimensions s’établiront des « schèmes intégrateurs »

permettant que le moi et l’autrui occupent dans une relative harmonie un même

environnement, s’y déclinant ou « distribuant » de façon plus ou moins hétérogène et selon

des rapports de connivence ou de dissemblance faisant écho aux propriétés ontologiques

conférées à l’un et à l’autre, par les uns aux autres. À ces schèmes correspondent ainsi,

suivant la terminologie de Descola, « deux modalités fondamentales de structuration de

312 Deux moments sont considérés comme charnières par l’anthropologue : le moment monothéiste, où « les

humains deviennent extérieurs et supérieurs à la nature » (Descola 2006 : 103) et où cette dernière se voit en

quelque sorte réduite à un « réservoir » de choses où parvient difficilement à pénétrer le sens, puis le moment

classique associé à la révolution scientifique (avec Galilée, Bacon, Newton), où s’impose l’idée d’une

« nature mécanique » (p.106) accompagnée d’une conception de l’univers comme entièrement régi par les lois

de la physique. 313 Seule une approche féministe permet et exige qu’une telle insistance soit mise sur la question de la

radicalité des structures symboliques patriarcales. Descola ne diffère pas d’autres grands penseurs de son

temps ayant pu s’intéresser à l’effet combiné du pouvoir – en les hiérarchies, la violence ou le contrôle

disciplinaire par exemple – et des symboles sur les structures sociales (ex. : Claude Lévi-Strauss, René Girard,

Michel Foucault), auteurs qui, même nez à nez avec la centralité des enjeux du genre et de l’inégalité

systémique entre les hommes et les femmes que venaient mettre en évidence leurs propres systèmes

conceptuels, n’ont pas cru bon d’y voir une considération de premier ordre. 314 Descola (2006) fait remarquer que « [l]a conscience d’une distinction entre l’intériorité et la physicalité du

moi semble être une aptitude innée dont tous les lexiques portent le témoignage, tandis que les équivalents

terminologiques du couple de la nature et de la culture sont difficiles à trouver hors des langues européennes »

(p.175). 315 Se distinguant de la substance matérielle propre à son « enveloppe corporelle », l’intériorité d’un être

équivaut tour à tour à son esprit, son âme ou sa conscience, cette dernière à laquelle Descola fait en outre

correspondre « intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver » (p.168).

Page 190: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

181

l’expérience individuelle et collective »316 que sont l’identification et la relation.

L’identification est ce procédé par lequel « j’établis des différences et des ressemblances

entre moi et des existants en inférant des analogies et des contrastes entre l’apparence, le

comportement et les propriétés que je m’impute et ceux que je leur attribue »317. Tributaires

des modes identitaires, les modes relationnels tiennent quant à eux lieu de « dispositions

donnant une forme et un contenu à la liaison pratique entre moi et un autrui quelconque »,

et peuvent être classés « selon que cet autrui est équivalent ou non à moi sur le plan

ontologique et selon que les rapports que je noue avec lui sont réciproques ou non »318.

Ainsi suivant la thèse descolienne, les schèmes intégrateurs de l’identification ou

schémas ontologiques constituent les dénominateurs de la diversité culturelle et doivent être

compris comme des « systèmes de propriétés des existants, lesquels servent de points

d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories

de l’identité et de l’altérité »319. Au nombre de quatre, ils s’apparentent aux « types

cosmologiques » que sont l’animisme, l’analogisme, le totémisme et le naturalisme. Au

dernier correspond l’Occident moderne; au premier se rattache l’ensemble relativement

homogène (en regard de ladite typologie ontologique) des cosmologies amérindiennes, à

l’étude desquelles se consacre une partie de notre thèse — en l’occurrence la seconde partie

du présent chapitre ainsi que la totalité du dernier. Pour la relative simplicité de leur

architecture et pour leur pertinence en regard de ce qui nous intéresse, c’est-à-dire pour le

parallèle qu’ils autorisent avec notre étude des cultures morales en fonction de leur

caractère plus ou moins relationnel ou dualiste, le naturalisme et l’animisme seront seuls à

retenir notre attention320. Le renvoi par Descola de la modernité occidentale au schéma

316 Ibid., p163. 317 Ib., p.425. 318 Ib. 319 Ib., p176. 320 Pour une compréhension à la fois sommaire et optimale des quatre modèles ontologiques de la thèse

descolienne, le lecteur appréciera que nous nous en remettions dans l’intégral à ce passage : « [l]e naturalisme

et l’animisme sont des schèmes hiérarchiques englobants à la polarité inversée : dans l’un l’universel de la

physicalité rattache à son régime les contingences de l’intériorité, dans l’autre la généralisation de l’intériorité

s’impose comme un moyen d’atténuer l’effet des différences de physicalité. Le totémisme se présente au

contraire comme un schème symétrique caractérisé par une double continuité, des intériorités et des

physicalités, dont le complément logique ne peut être qu’un autre schème symétrique, mais où s’affirme

l’équivalence d’une double série de différences. C’est ce que j’ai appelé l’« analogisme ». J’entends par là un

mode d’identification qui fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de formes et de

Page 191: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

182

« naturaliste » fait écho à la distinction tranchée entre nature et culture qu’opère la tradition

rationaliste dont elle retourne. La nature y constitue le terme dominant au sein d’une

équation en soi hiérarchique que, en font foi les données ethnologiques en matière

notamment de linguistique, tous les peuples du monde, du présent ou du passé, n’ont pas

jugé nécessaire d’instaurer321. La « naturalisation » du monde procède au demeurant d’une

armature ontologique « globale », ou pourrions-nous dire d’un cosmos, qui se définit par

« une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs

intériorités »322. Autrement dit l’humain, tel que conçu par l’Occident depuis le triomphe

des sciences naturelles, est un « animal » parmi d’autres en regard de sa constitution

anatomique mais se distingue de tous les autres de par son « intériorité pensante »… sa

raison. Il en résulte une humanité s’affichant en discontinuité par rapport à l’ensemble des

vivants et autres entités constituant l’univers vécu (vécu sensoriellement,

psychologiquement, spirituellement); en « l’Un » se trouve l’humanité, en « l’Autre » se

trouve tout le reste, défini et appréhendé à partir de son « défaut » d’humanité,

ontologiquement distingué, réduit, éloigné. Un lien évident s’impose ici avec la thèse

beauvoirienne d’une Altérité ontologique conditionnelle à toute relation inégalitaire ou

[andro]centriste; un lien et, simultanément, une réponse, en la critique que nous fîmes d’un

biais pourtant viriliste inhérent à l’idée de transcendance comme affirmation de l’existence

humaine par et au-delà de l’Autre… Mais parenthèse faite, pour parler de l’animisme

comme d’un schéma où, inversement, « la généralisation de l’intériorité s’impose comme

un moyen d’atténuer l’effet des différences de physicalité »323, Descola évoque cette

absence, dans l’objectivation d’autrui et surtout du monde non-humain, de « discontinuité

radicale de la transcendance » et de ces « ruptures introduites par la mécanisation du

monde » moderne324. Les peuples animistes, nous y reviendrons un peu plus loin,

s’organisent effectivement autour d’un ensemble de pratiques instituées à teneur souvent,

rituelle, qui ont pour effet d’inclure la variété des animaux, plantes et âmes ancestrales à

l’intérieur d’un « nous » vivant plus inclusif, entendons ici plus propre à susciter

substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient

possible de recomposer le système des contrastes initiaux en un dense réseau d’analogies reliant les propriétés

intrinsèques des entités distinguées » (Descola 2006 : 280). 321 Descola, P. op. cit., p.57. 322 Ibid., p.242. 323 Ib., p.280. 324 Ib., p.117-118.

Page 192: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

183

l’appartenance à une collectivité au spectre relationnel élargi et fondée sur l’atténuation des

différences.

En référence à l’idée de « culture morale » que, conséquemment, nous formulons

pour faire état des schémas ontologiques descoliens, nous préciserons que ce dernier s’y

réfère lui-même comme au fait d’une « condition morale commune », sur fond de laquelle

les humains s’efforcent de « distinguer le soi du non-soi » 325 parmi la communauté des

existants qu’ils appréhendent. Quant à cette fois la notion de culture (épistémique,

ontologique) que nous appliquerons à notre conception du care comme ensemble intégré de

sens et de pratiques relationnels, Descola y fait encore écho lorsqu’il entrevoit de distinguer

ce qu’il appelle un « collectif », par distinction avec la notion de culture définie dans les

termes plus classiquement anthropologiques et circonscrits d’un « ensemble ethnique » :

[l]es frontières d’un collectif sont […] avant tout par la prévalence en son sein d’un schème

de relations spécifiques, l’unité qui en résulte n’étant pas nécessairement homologue à des

découpages habituels en ethnies, tribus, groupes linguistiques, etc. »326. C’est à cette

conception en outre élargie, « générique » de la culture que nous nous référons en présence,

et plus précisément comme au fait d’un cadre holistique éthiquement délimité, c’est-à-dire

caractérisé par un certain type de relations ou de rapport à l’idée de relation (non par

l’ensemble démographiquement plus ou moins étendu et indéfini des traditions en lien avec

la subsistance, la langue ou autre élément de folklore). Puis, nous poursuivons en formulant

le lien suivant en ce qui a trait à la portée éthique des analyses descoliennes : à la question

de « comment rendre compte de l’articulation de ce qu’on a disjoint ? »327 que pose Patrick

G. Berthier (en référence à Descola), le naturalisme extrait de la raison instrumentale

répond par un dualisme exacerbé, ou autrement dit par la consécration de la rupture

ontologique que porte en elle l’injonction d’objectivité — fondement d’une éthique de

justice; à l’inverse, le cosmos animique s’articule tout entier sur l’interconnexion de ses

subjectivités constituantes, distinctes puisque multiples mais non point irréductibles, c’est-

à-dire flexibles et équivalentes — fondement d’une éthique contextualiste et relationnelle.

Se remarquera aussi, en lien avec cet aspect fondamentalement relationnel de l’ontologie

325 Descola, P. op. cit., p.394. 326 Ibid., p.493. 327 Berthier, G. Patrick. « Sur : Par-delà nature et culture de Philippe Descola, Gallimard, 2005 », So PHI

(blogue), [s.l.], [En ligne], [http://sophi.over-blog.net/article-sur-par-dela-nature-culture-de-philippe-descola-

gallimard-2005-104887839.html], 2007 (page consultée le 10 juillet 2013).

Page 193: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

184

animiste, l’esprit structuraliste marquant en filigrane l’écriture ethnologique de Par-delà

nature et culture :

les caractéristiques attribuées aux entités peuplant le cosmos dépendent moins

d’une définition préalable de leur essence que des positions relatives qu’elles

occupent les unes par rapport aux autres en fonction des exigences de leur

métabolisme, notamment de leur régime alimentaire. L’identité des humains,

vivants et morts, des plantes, des animaux et des esprits est tout entière

relationnelle, et donc sujette à des mutation ou des métamorphoses selon les

points de vue adoptés328.

[Chez les Kuranko de la Sierra Leone, l]a notion de personne, morgoye, ne

définit […] pas une entité singulière et stable, mais procède du degré

d’accomplissement des relations sociales entretenues à tel ou tel moment avec

une pléiade d’identités, de sorte que la qualité de « personne », fonction d’une

position et non d’une substance, peut être imputée selon les circonstance à des

humains, à des animaux, à des génies de la brousse, à des ancêtres, à des plantes

et même à des pierres329.

De cette « plasticité des frontières dans la taxonomie du vivant »330 dont parle la typologie

descolienne en le modèle animiste, s’insinue dans les faits, c’est du moins ce que nous

avançons, une éthique à caractère relationnel. Mon identité – et celle que je reconnais aux

autres en fonction de ma culture ou, plus en amont encore, du grand type cosmologique qui

la fonde – constitue l’espace où transige et en partie se détermine la nature de mes

relations : leur nombre, leur extension ou amplitude dans le temps et dans l’espace, leur

type et leur qualité. À y regarder de près, ne sommes-nous point en présence d’une vision

contextualiste de l’agir moral? Un contextualisme, à vrai dire, élargi dans son sens et dans

l’objet auquel il se rapporte : la contextualité dont il est ici question renvoie à

l’environnement identitaire (ontologique), sorte de déterminant vaste et « primaire » du

comportement moral qui, à la différence du contexte relationnel et délibératif auquel réfère

normalement EC (et autres éthiques issues de la tradition philosophique dominante),

s’enracine dans une totalité culturelle. Celle-ci déborde en sa nature l’idée d’un « moment »

éthique spacio-temporellement circonscrit et impliquant dans leur spécificité un sujet moral

et son objet, ce qui signifie qu’elle met en relation des individus, des « termes » entre

328Descola, P., op. cit., p.29. 329 Ibid., p.51-52. 330 Ib., p.29.

Page 194: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

185

lesquels le lien n’est jamais « fini » ou parfaitement saisissable : si une partie considérable

des motifs formels de l’agir est certainement amenée à la conscience par leur mise en

relation, une autre, celle des significations tacites que la cosmologie génère et interrelie

dans un ensemble infini de petites et grandes « importances », lui échappe. Que ces

considérations tacites soient de l’ordre du religieux, qu’elles consistent en des normes

héritées de la tradition populaire (des « mœurs ») ou qu’elles soient émises par les

exigences physiologiques du milieu habité ou du travail quotidien, elles opèrent sans cesse

et de façon semi-consciente sur des individus libres et rationnels mais au demeurant,

irrévocablement inscrits dans une collectivité de sens aux pratiques instituées. C’est

pourquoi une anthropologie de l’éthique n’est possible, d’observer Raymond Massé et

James Laidlaw, « qu’à condition qu’elle s’affranchisse de deux visions utopiques : « l’idée

qu’agir librement est agir en conformité avec la raison […] et l’idée que la liberté n’est

possible qu’en l’absence des contraintes et de tout rapport de pouvoir »331. Un regard

anthropologique sur les raisons et le contexte de l’agir moral oblige en effet de prendre en

considération l’importance des processus d’enculturation à l’œuvre, mécanismes

structurants se déployant au travers et à l’échelle de la communauté, et donc bien souvent à

l’insu des pouvoirs et consciences individuels. Mais il faudra éviter de rendre « à l’insu »

immédiatement synonyme de « aux dépends ». Un tel lien, en effet, renverrait à l’idée, que

nous voulons précisément modifier, de l’éthique comme espace de réflexivité individuelle

dirigée « contre » le sens commun, ou comme le dirait encore Massé, de l’éthique comme

« espace (toujours limité) de liberté et d’autonomie qui permet aux êtres moraux de

déconstruire les règles de conduite apprises »332. Espace « toujours limité » oui… aux vues

de la Raison pure et universelle. Mais ne doit-on voir dans ces limites que le fait péjoratif

d’une contrainte? Pourquoi ce qui relève de l’apprentissage commun devrait forcément être

déconstruit? Bien sûr la moralité, par définition prescriptive (en partie du moins) et donc

sujette à l’arbitraire, ne peut et ne doit éviter la critique. Or cette critique peut être

collectivement opérée et consentie. Nous le verrons plus loin, l’un des plus importants traits

de la culture est son caractère adaptatif, et il nous apparaît clair que même ce qui relève de

la tradition est sujet à la réflexivité dès lors qu’est consensuellement reconnue la nécessité

331 Laidlaw, James. « For an Anthropology of Ethics and Freedom », Journal of the Royal Anthropological

Institute, vol. 8, 2002, p.323, cité par Massé, R. op. cit., p.28. 332 Ibid.

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186

de « déconstruire », de remplacer certains éléments (règles, valeurs, croyances) devenus

caducs ou socialement nuisibles. La contribution que peut apporter l’ethnologie à l’éthique

se situe en réalité dans le fait de prendre acte de la force déterminante du consensus sur la

subjectivité morale, ou autrement dit de la force morale de l’intersubjectivité. Non que les

théories éthiques ne se soient point intéressées aux facteurs collectifs déterminant l’agir

moral, mais toutes considèrent de façon plus ou moins explicite que ce qui n’est pas saillant

à la conscience individuelle ne relève pas de l’éthique, ou alors s’y confronte de façon

problématique. Si la diversité culturelle est le témoin de l’extraordinaire faculté

d’adaptation des êtres humains, elle est aussi la preuve que la rationalité, pourtant

commune et identique à tous les individus sapiens, n’est jamais dissociable des contextes

qui la font être opérante, jamais complètement « objective » ou désincarnée. Plus encore, et

c’est ce que la grille d’analyse structuraliste vient spécifiquement mettre en valeur, il

semblerait que le raisonnement s’exerce en fonction de paramètres symboliques

profondément structurants, sinon universels du moins standardisés à l’intérieur de quelques

grands écosystèmes culturels. Répertoriées par Descola sans égard aux aires géographiques

ou périodes historiques (certains y verront une lacune, nous y voyons une originalité), ces

« macro ensembles contextuels » sont révélateurs du caractère à la fois stable et plastique

de la pensée humaine telle que balisée par les critères de l’identité relationnelle. Entre

relativisme et universalisme, autrement dit, l’approche descolienne (largement structurale)

est celle qui rallie le mieux les conceptions anthropologique et philosophique de

l’expérience morale, car elle permet de voir en la rationalité, donc en l’éthique, un exercice

culturel (non strictement individuel) et en la culture, un donné aux variables modélisables et

comparables.

La question sous-jacente est donc celle de déterminer où, entre l’individu et le

collectif, se situe le siège de la culture ou pensée abstraite — ou en langage philosophique,

le siège de la raison pratique ou pensée morale. Toujours d’actualité en anthropologie, cette

question gagnerait à être aussi centrale en éthique. Autour de celle-ci, quelque part entre la

psychologie et la sociologie, l’anthropologie a cherché à cerner son objet : la culture, lieu

mitoyen, synthèse de l’expérience à la fois déterminée et autonome, ni identique aux

structures sociales ni réductibles aux structures de la personnalité…

Page 196: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

187

Que l’école structuraliste ait mal vieilli au sein de la tradition ethnologique peut

certes s’expliquer par le fait que cette dernière ait penché en faveur d’une étude largement

relativiste de la diversité, au détriment d’une approche typologique intéressée par

l’identification d’universaux culturels. Mais en s’écartant de la tendance première qu’avait

pris le structuralisme lévi-straussien – une recherche « biologico-déterministe » des

structures (surtout inconscientes) de la psyché universelle –, Descola a su raviver, nous

croyons, la dimension proprement philosophique de l’anthropologie, à savoir cet intérêt

accordé aux humains en tant qu’êtres de raison, divers dans l’expérience tant individuelle

que collective mais ontologiquement, existentiellement mêmes dans leur besoin et capacité

d’objectivation. Chose certaine, la discipline anthropologique est celle qui, d’entre les

sciences humaines, est la plus susceptible de reporter l’étude des institutions et des groupes

(approche macro) sur celle de l’individu (approche micro) tout en conservant une

perspective holistique, c’est-à-dire en restant prudente face aux hypothèses déterministes,

fixistes ou « atomisantes » (dont se réclameront par exemple les tenants de la psychologie)

entourant le comportement social. François Laplantine l’exprime en ces termes :

Le mode de connaissance anthropologique, c’est ce qui le distingue de la

sociologie, est résolument micrologique. Il appelle une extrême attention à ce

qui se forme, se déforme, se transforme dans les moindres recoins de la

sensibilité, de la croyance et de ses mises en scène333.

Entre individualité et socialité, entre nature et culture, entre conscience et inconscient,

raisonnement et expérience, intellect et affects, subjectivité et objectivité… N’est-ce pas là

la place, le rôle médiateur que serait légitimée d’occuper la perspective anthropologique au

sein du grand projet philosophique? À l’instar de Descola, nous revendiquons cette

rencontre et souhaitons démontrer données ethnologiques à l’appui qu’il est, qu’il fut

possible de dépasser la dualité dans les représentations du monde. Même s’il ne les étudie

pas sous un angle spécifiquement éthique, les modes d’identification/relation recensés par

Descola sont bien ultimement des « horizons moraux », car ils concernent la façon qu’ont

les humains de considérer les autres et de s’y lier, dans le respect et la reconnaissance de

leur communauté d’appartenance. Rechercher la voie du care pourrait ainsi vouloir dire

333 Laplantine, François. « Penser anthropologiquement la religion », Anthropologie et sociétés, vol. 27, n°1,

2003, p.30.

Page 197: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

188

embrasser l’un ou plusieurs de ces horizons symboliques se distinguant du naturalisme

occidental, ou en d’autres mots extraire ce qui, des cultures plus relationnelles que la nôtre,

serait le plus à même de nous rejoindre, de nous inspirer puis, ultimement, de nous

transformer. Nous voudrons en somme, pour user du langage descolien, éviter de fonder le

monde dans un dualisme ontologique insurmontable (à la manière du rationalisme

moderniste) et chercher, plutôt, à faire sens des discontinuités en en disloquant le jeu par

une diversité de moyens culturels, de telle sorte que nous puissions parvenir à imprégner

nos imaginaires et nos pratiques d’une continuité habitable.

Page 198: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

189

4.2 De l’éthique à la culture

Pour en arriver à la présente étape qui consiste à défendre une conception culturelle

du principe relationnel, nous avons emprunté un parcours qui visait à soulever les enjeux

théoriques du care conçu comme différence et bouleversement paradigmatique : enjeux

féministes touchant à l’articulation entre éthique et politique au sein de la carology; enjeux

philosophiques soulevés par l’arrimage délicat entre praxis et idéologie; enjeux

symboliques que déterre une conception radicale du patriarcat et de la pensée dualiste;

enjeux, enfin, identitaires et normatifs propres aux schémas relationnels, découlant du

rapport entre ontologie, pensée objective/symbolique et vie sociale que serait apte à

discerner une certaine forme d’anthropologie structurale. Ensemble, ces enjeux ont permis

de problématiser le care autour d’une question centrale, celle de l’extrême complexité et

multitude des champs analytiques le traversant, et de la nécessité congruente d’élargir le

terrain de son étude et de son applicabilité. Or dans quelle mesure, ou plutôt dans quel

esprit souhaitons-nous étendre le répertoire conceptuel de la carology? Comme Tronto,

nous pensons qu’il est primordial de déplacer les frontières morales qui contiennent

sociopolitiquement le care. Cependant, nous avons mentionné qu’un tel déplacement des

frontières du care ne pourrait s’opérer véritablement que sous la forme d’un retournement

radical, ce qui signifie sous l’effet d’une critique profonde agissant à remuer les fondements

de son amputation originelle (celle de la pensée, de l’axiologie relationnelle). En nous

intéressant à la thèse descolienne, nous nous sommes engagés sur la voie d’un

désenclavement disciplinaire de la question relationnelle, à savoir un traitement

anthropologique des facteurs déterminant (certains préféreront dire « orientant ») l’agir en

société ou, plus essentiellement encore, déterminant le rapport à l’altérité, aux altérités et

différences face auxquelles l’humain objective le monde et s’objective lui-même.

Au terme de la démarche, nous l’énonçons de façon implicite depuis un moment

déjà, c’est donc vers le concept de culture que viennent affluer, s’entrelacer l’ensemble de

nos préoccupations : la culture comme espace de rencontre de tous les enjeux relationnels,

que ceux-ci soient de l’ordre du pouvoir, du genre, de la connaissance, de la normativité, de

l’institutionnel, du symbolique, des pratiques ou du besoin d’adaptation. L’effort de

problématisation ayant conduit au constat d’une nécessaire extension de l’idée du care

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190

comme dispositif éthique à celle d’une culture relationnelle, s’impose en dernière instance

un travail de définition, d’identification des composantes propres à celle-ci.

Mais avant, et pour éviter les confusions, quelques précisions entourant ladite

ouverture du care à l’horizon théorique de l’anthropologie. Avec justesse, d’aucuns

mentionneront que cette dernière, jadis, fut maladroite vis-à-vis des questions éthiques, « se

repliant généralement, au nom du relativisme, sur une défense quasi inconditionnelle des

morales locales et une dénonciation de ce qu’elle percevait comme des impérialismes

éthiques. » Cependant aujourd’hui, « le relativisme radical fait progressivement place à une

analyse plus sensible des conditions du respect de pratiques contestées »334. Fut aussi

considérée par certains comme un obstacle à une anthropologie de la morale, la vieille

tradition durkheimienne qui tend à réduire la morale à un trait composant ou traversant tous

les faits sociaux (religieux, familiaux, économiques, etc.), empêchant ainsi que celle-ci soit

saisie en tant que véritable objet d’étude anthropologique335. Sur cette remarque, hormis la

très grande justesse liée au fait de ne point vouloir la réduction de l’éthique au social, nous

estimons pour notre part qu’une touche d’analyse « à la durkheimienne » peut s’avérer de

circonstance dans le traitement théorique des enjeux propres au care et même à l’éthique au

sens large, voire servir de pont entre les lectures anthropologique et philosophique du care,

de la culture de care vue comme un enchevêtrement de phénomènes humains

sociohistoriquement, moralement, épistémologiquement circonscrits et intégrés. Plus

spécifiquement, ce que nous chercherons à voir est ce qui, au sein des institutions sociales

mais plus largement encore, de la cosmologie, entre les interstices des relations de tout type

qu’entretiennent les humains (avec différents types d’entités, dans différents types de

contextes), se joue de moral et d’éthique. C’est donc dans le sens d’une analyse holistique,

si caractéristique de la tradition anthropologique (et considérablement aussi de la tradition

sociologique), des situations et enjeux relationnels en la culture que nous travaillerons.

334 Massé, R. op. cit., , p.8. 335 Ibid., p.9.

Page 200: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

191

4.2.1 Culture relationnelle : éléments d’analyse et de définition

Nous venons de le dire, sont nombreuses pour ne pas dire infinies les dimensions de

l’expérience humaine qui renvoient à ce qu’on appelle la « culture ». Mais énumérer même

exhaustivement la liste de ces dimensions ne suffirait pas à définir la catégorie culturelle,

comme d’ailleurs le caractère holiste de la culture ne suffit pas à la distinguer de la notion

similaire de « société ». Affirmer que le care puisse être conçu de façon holistique telle une

« culture » implique de mobiliser celle-ci en tant que concept, soit en en dégageant les

caractéristiques et fonctions, non de s’intéresser uniquement aux champs à travers lesquels

elle s’exprime, elle se manifeste (par exemple l’économie, le religieux, le politique, etc.).

Avant, donc, de nous avancer sur une définition de la « culture relationnelle » proprement

dite, voyons un peu ce qu’il faut entendre par « culture » au sens générique du terme.

Comme ses ramifications conceptuelles, les définitions qui furent proposées du

concept de culture sont certainement innombrables. Prenons par exemple celle qu’en

donnait Edward B. Tylor en 1871, qui aux dires du Dictionnaire de l’anthropologie et de

d’ethnologie (2008) aurait conservé une valeur canonique : « ensemble complexe incluant

les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute

disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société »336. Or cette définition, et c’est

pour mettre en lumière ce fait que nous la citons, n’expose a priori rien (ou presque) qu’un

ensemble de « domaines » propres au système, de dimensions inférées à partir du concept

de culture qui, encore et à nos yeux, n’ont que peu de valeur définitoire. À l’inverse, la

définition que donne le sociologue337 Guy Rocher de la culture nous semblera beaucoup

plus complète, dès lors qu’elle se sert de ses principales caractéristiques et composantes

comme éléments définitoires : « ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir

plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes,

servent d’une manière à la fois objective et symbolique à constituer ces personnes en une

336 Izard, Michel. « Culture — Le problème », dans Bonte, P. et M. Izard. op. cit., p.190. 337 Bien qu’elles ne s’intéressent point de la même façon à l’origine de la culture ou à sa diversité, ou encore

qu’elles n’accordent pas au concept la même centralité dans l’étude des faits sociaux, la sociologie et

l’anthropologie n’ont point de définition véritablement distincte de la culture. Il ne nous semble donc pas

inconvenable de citer un sociologue en regard de cette définition.

Page 201: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

192

collectivité particulière et distincte »338. Lorsqu’on la décompose, la définition met en

lumière d’importants éléments (relevés par nous en italique). D’abord, le fait que la culture

renvoie tant aux domaines de la pratique qu’à ceux de l’intellect et de l’affect (son caractère

holistique). Ensuite ses caractéristiques ou dimensions spécifiques339, à savoir que celle-ci :

1) est acquise et se transmet par enculturation (éducation); 2) est partagée par les membres

d’un groupe plus ou moins circonscrit; 3) repose sur des symboles; 4) consiste en un

ensemble intégré (dimensions, caractéristiques et champs d’expression de la culture sont

« organiquement » interreliés, sont interdépendants). Puis enfin, ce dernier élément n’étant

toutefois pas relevé par la définition de Rocher; 5) la culture se transforme, est changeante.

Une partie de la discussion restante pour ce chapitre sera consacrée à une

exploration approfondie, en lien avec nos préoccupations à l’égard du dispositif relationnel,

des deuxième et troisième caractéristiques de la culture (elle est partagée par les membres

d’un collectif et repose sur l’usage de symboles). Ceci pour les raisons suivantes : parmi les

différents fils conducteurs de notre réflexion à l’endroit du care, deux éléments critiques se

sont avérés dominants. Il s’agit, dans un premier temps, du problème de l’individualisme en

éthique, ou plus justement de l’idée selon laquelle chaque individu dispose de la faculté de

juger librement et objectivement de la valeur morale attribuable à ses actes et décisions, en

vertu de sa raison. Au fondement de la rationalité pratique, cette idée renvoie à ce qu’est

précisément venue remuer l’éthique du care, en mettant en lumière le caractère vulnérable

et interdépendant des individus ainsi que leur inscription dans un réseau de connexions

affectant leur autonomie autant que leur « liberté » à raisonner impartialement et via un

recours à l’abstraction principielle. Derrière cette critique inhérente à la carology, nous

défendons une conception revue de l’éthique selon laquelle l’expérience morale, réflexivité

critique incluse, n’est point strictement individuelle mais intersubjectivement produite,

c’est-à-dire conduite et alimentée par l’intériorisation d’un ensemble de références

collectivement consacrées et partagées donnant aux jugements individuels une valeur

signifiante, et ce faisant opératoire. Second élément clef de la rupture paradigmatique

338 Rocher, Guy (1970), cité dans Gaudet, Édithe. Relations Interculturelles. Comprendre pour mieux

intervenir, Montréal, Modulo, 2005. 339 Les caractéristiques et fonctions de la culture que nous retenons pour notre présentation correspondent à la

synthèse didactique faite par William A. Haviland et reprise par Louis Roy et Nadine Trudeau, dans Peuples

et cultures. Une introduction à l’anthropologie sociale et culturelle, Montréal, Modulo, 2013, chapitre 3.

Page 202: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

193

induite par EC, la question charnière des limites de la rationalité pratique dans l’exercice de

la vie morale. Nous avons abordé déjà le rôle des affects dans le processus de la

délibération morale (chapitre trois); nous voudrons ici mettre l’accent sur le débat opposant

quête de vérité et quête de sens dans la détermination de choix conscients en matière

existentielle et morale. Comme la controverse entourant le rôle de la nature et de la culture

dans le développement des comportements humains, ce débat est destiné à demeurer central

en anthropologie (et pourrait gagner davantage le terrain de l’éthique) car il force à faire la

distinction entre qui est et « devrait être » admis au sein des modes de connaissance

humains, entre ce qui « fonctionne » du point de vue logique ou alors du point de vue de

l’expérience et de la représentation symbolique, entre épistémologie renvoyant à la

connaissance pure et sagesse pratique… Bref, rechercher le sens du care doit passer par une

exploration des formes symboliques motivant et orientant « efficacement » l’agir moral en

direction de formes identitaires et relationnelles favorisant le souci, le soin et l’inclusion de

la différence — différence en les autres de quelque nature qu’ils soient, et dans la plus large

mesure qui soit. Quant à cet élément fondamental en éthique qu’est le rapport à l’altérité,

rapport que Philippe Descola nous invite judicieusement à considérer tel un enjeu

ontologique – qui et comment sont les autres par rapport à moi?, qui sont ces autres

suffisamment près de qui je suis dans la grande configuration du cosmos, ceux que je

considère et/ou dont je dépends suffisamment pour qu’ils méritent que je m’en soucie? –, il

sera finalement abordé sous l’angle à nos yeux le plus négligé par EC (négligé à vrai dire

par l’éthique en général) du rapport aux êtres non-humains. D’un tel traitement de la

question relationnelle en dehors des balises anthropocentriques et logocentriques découlera

alors, entre autres, l’affirmation selon laquelle un potentiel « opératoire » doit être reconnu

aux vecteurs potentiellement « faux » mais néanmoins universels (et donc

anthropologiquement représentatifs) de l’expérience relationnelle que sont les mécanismes

institués du croire — par exemple la spiritualité animiste, la mythologie, le rituel. Une

déduction en amenant une autre, il ressortira de cette proposition – non conventionnelle

nous l’admettrons – d’un possible et efficient lien « métaphysique » aux « autres absolus »

(que sont autant les inconnus [humains] que les êtres appartenant aux règnes animal,

végétal et surnaturel), une réponse au moins partielle à la critique du localisme adressée à

Page 203: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

194

EC (dont nous avons traité dans la portion première de notre thèse consacrée aux débats

internes à la carology).

Mais complétons pour tout de suite notre définition du concept de culture, de

manière rappelons-le à bien cerner l’esprit de ce que nous définirons par la suite comme la

« culture relationnelle ». Après les caractéristiques, voici ce que l’on peut considérer

comme les principales fonctions de la culture : 1) fonction adaptative (face à

l’environnement tant naturel que… culturel et face aux changements que ces

environnements imposent); 2) fonction de cohésion, d’équilibre et de continuité (dans les

relations sociales constituant un groupe) et; 3) fonction signifiante (la culture comme

créatrice de sens face à la vie, la souffrance, la mort et l’inconnu, de même que comme

expression dans l’art et le langage). Quels liens sont à faire, maintenant, entre ces fonctions

de la culture et la défense d’une conception « dans l’éthique et dans la culture » du principe

relationnel? Plusieurs, et qui d’ailleurs se recoupent bien avec notre examen des

caractéristiques de la culture tout juste relevées.

La première fonction (la culture est adaptative) nous rappelle d’abord, à l’instar de

Kropotkine qui voyait en l’entraide un mécanisme évolutif fondamental et non point

seulement « palliatif » aux inclinations antisociales des êtres vivants, qu’il est nécessaire de

collaborer pour survivre. Ceci implique un partage de pratiques et de ressources naturelles

et/ou symboliques (ex. : le langage) communes aux membres d’un même groupe. La

culture, réservoir de ces ressources acquises et partagées que sont les connaissances, permet

ainsi l’adaptation au milieu par sa transformation et son exploitation (et non l’adaptation

par sélection naturelle), mais elle est aussi adaptative au sens où elle permet la cohabitation

harmonieuse avec les êtres du milieu naturel qu’elle est d’emblée, paradoxalement, toujours

susceptible d’objectiver dans l’altérité et donc d’instrumentaliser. Autrement dit, si la

pensée abstraite (à l’origine de l’infinie adaptabilité de sapiens) se trouve être la source des

violences symboliques engendrées par le rapport hiérarchisé de l’humain à la nature, elle

est aussi ce qui rend exclusif à l’humain la capacité de se soucier des autres (y compris

ceux de la nature) parce qu’il est objectivement « bien » et donc significatif de le faire, non

pas seulement par instinct ou réflexe de survie individuel. L’altruisme, le sentiment moral

Page 204: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

195

sont des formes culturelles d’adaptation aux… formes culturelles de l’immoralité, elle-

même expression de la pensée dualiste… en la culture. Le principe relationnel équivaudrait

en ce sens, s’il nous est permis de l’exprimer ainsi, au principe « auto-adaptatif » de la

culture, il serait en soi la condition de possibilité de la pensée morale que renferme (autant

que son contraire) la pensée abstraite.

Enfin, un lien évident est à faire entre le contextualisme propre aux conduites

altruistes basées sur le care et l’inévitable contextualité des conduites d’adaptation. Le

phénomène adaptatif ne peut de fait se comprendre en dehors de la contextualité des

milieux qui génèrent lesdites exigences d’adaptation. Ces milieux étant par définition

divers, dans le temps et dans l’espace mais plus encore peut-être, si l’on voit en le milieu

culturel le contexte dominant la plasticité des comportements humains, dans l’ethos

relationnel qu’ils habitent (Descola parlerait d’environnement ontologique), s’en suit que la

morale, si bonne et nécessaire elle est pour l’humanité, se doit d’être contextualiste340

puisque ne peut être bon pour la vie ce qui ne lui est point adaptatif.

Le caractère changeant de la culture (l’une de ses cinq caractéristiques) étant bien

sûr le corollaire de sa fonction adaptative, l’on s’interrogera ensuite sur les facteurs de

transformation culturelle ayant à voir avec l’adaptation morale, ou autrement dit ayant à

voir avec la qualité des liens interpersonnels dont dépend l’entretien de la vie autant que de

la paix. Selon les différentes théories anthropologiques et philosophiques de l’évolution des

sociétés, les cultures se transforment normalement soit : via une nécessité d’adaptation au

milieu naturel (écologie culturelle); via l’emprunt culturel qu’occasionne le contact entre

les groupes humains (diffusionnisme); pour être plus fonctionnelle et répondre à de

nouveaux besoins (fonctionnalisme); en réponse aux interactions sociales émergeant des

conditions matérielles d’existence (marxisme ou matérialisme historique) ou enfin; parce

que les idéologies, à travers lesquelles s’exprime de façon saillante la force structurante de

la pensée humaine, infléchissent plus que tout autre facteur adaptatif sur les modes

institutionnels d’organisation sociale et matérielle (structuralisme). Par-delà leurs

différences, si l’on expose chacune de ces lectures à l’idée selon laquelle l’humanité est

sans cesse (et plus que jamais aujourd’hui) confrontée à l’« urgence adaptative » de faire

340 Elle doit trouver son adéquation dans le contexte naturel et culturel qui autorise son déploiement, comme

le mythe en lequel est capital ce « rapport d’adéquation à la réalité » (Bidou, P. loc. cit.).

Page 205: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

196

face aux désordres relationnels que sa propre condition culturelle341 engendre, toutes, à

l’exception peut-être de l’écologie culturelle, sont à même d’offrir une analyse pertinente

des moteurs et objets moraux de la transformation culturelle. Par contre tel que nous

l’avons à maintes reprises relevé, il y a fort à envisager que le « cœur » de l’immoralité (de

la violence, des inégalités sociales, de l’individualisme outrancier, de l’indifférence, de la

domination) soit à situer dans les structures oppositionnelles de la pensée et du régime

patriarcal, ce qui explique (toujours pour ce qui est d’expliquer l’évolution morale des

cultures) que nous accordions une attention particulière au défi structuraliste. Nous sommes

conscients qu’ici s’exprime un certain paradoxe. En effet, quelle logique y aurait-il à

chercher la clef de l’évolution morale des sociétés du côté des structures profondes de la

pensée, si, telles que nous les décrivons, celles-ci s’apparentent à l’élément le plus

moralement… contraignant de la culture? Parce que rien, de notre point de vue, ne peut

surpasser en force et en longévité l’effet produit par une motivation consciente de l’esprit

au changement (par la force des idées), et que pour qu’une transformation culturelle aussi

radicale que celle à laquelle nous en appelons s’opère – que la rupture paradigmatique du

care agisse jusque dans notre intellect profond – il faudra infiniment plus que des

motivations issues de la contrainte (ex. : contraintes écologiques, acculturation imposée); il

faudra qu’une volonté proprement morale, qu’un questionnement critique à l’endroit de nos

valeurs (notre culture morale) soient posés, en soient à l’origine342. Nous entendons par

volonté morale cette dimension réflexive, « raffinée » et engagée de l’expression, du

développement culturel – la morale n’existe pas hors de la culture – touchant à la recherche

341 Condition, explicitons-le encore, articulée autour de la spécificité de l’espèce humaine en la pensée

rationnelle, elle-même génératrice d’un rapport au monde originellement (mais non irrévocablement) dualiste

puisque enraciné dans un ensemble de représentations binaires inspirées par l’ordonnement naturel des

éléments monde vécu (ex : mâle/femelle, production/reproduction, jour/nuit, soleil/lune, chaud/froid,

haut/bas, etc.). Mettant plus que tout en opposition hiérarchique les termes de la nature et de la culture ainsi

que ceux du masculin et du féminin, ces évocations hiérarchiques introduites dans la « nature » humaine par

la culture engendrent l’apparition du pouvoir basé sur la supériorité qui, à son tour, impacte sur l’horizontalité

des relations humaines, bref affecte négativement l’équilibre moral celles-ci. 342 Andrée Mathieu évoque à ce titre la force de la démarche créatrice, par distinction avec la démarche

« réactionnaire », qui fait en sorte qu’une solution à un problème émerge « de l’intérieur » plutôt que de

l’extérieur et vient ainsi aborder une problème en profondeur, dans toute sa complexité, plutôt que de

simplement (et dans l’éphémère) s’en « débarrasser ». Ce type de recherche de solution aurait la particularité

de générer particulièrement bien l’apprentissage (« Le changement durable », Encyclopédie de l’Agora, [En

ligne], [s.l.], [http://agora.qc.ca/documents/organisation_apprenante--

le_changement_durable_par_andree_mathieu], 2012 (page consultée le 21 juillet 2013).

Page 206: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

197

tant individuelle que collective des conditions normatives et pratiques propres à un meilleur

vivre-ensemble. L’UNESCO l’énonce ainsi :

la culture donne à l'homme la capacité de réflexion sur lui-même. C'est elle qui

fait de nous des êtres spécifiquement humains, rationnels, critiques et

éthiquement engagés. C'est par elle que nous discernons des valeurs et

effectuons des choix. C'est par elle que l'homme s'exprime, prend conscience de

lui-même, se reconnaît comme un projet inachevé, remet en question ses

propres réalisations, recherche inlassablement de nouvelles significations et

crée des œuvres qui le transcendent343.

La culture a donc fonction morale, elle porte et donne substance à la volonté, à la voix

relationnelle. La culture ayant aussi fonction symbolique, elle doit pouvoir favoriser la

formation de cette volonté en permettant que se développe une idéation positive du principe

relationnel, menant éventuellement à son élection consciente. Au fond, ce n’est bien qu’à

une « couche » spécifique de l’infrastructure de la pensée symbolique que le structuralisme

s’intéresse – la plus profonde et la plus structurante ceci étant – mais il y a bien entendu

beaucoup plus à explorer, à exploiter à des fins morales que ces unités « minimales et

stables », et qui plus est largement inconscientes de la pensée abstraite. D’abord rappelons

que celles-ci sont stables mais non statiques ou insurmontables, en fait foi la diversité

culturelle des pratiques morales dans le monde qui, dans les faits, ne peut être que la

traduction de l’incroyable capacité des humains à l’interprétation, soit au maniement des

formes symboliques élémentaires. Cela dit, le structuralisme nous interpelle à la base sur

l’existence de certains traits constants estompant par-ci par-là les aspérités de la diversité

culturelle. Les structures patriarcales pourraient être la plus importante parmi ces

constantes, et le seul fait de leur attribuer un important effet structurant – négatif de

surcroît, c’est-à-dire immoral – sur notre devenir moral oblige à ce qu’elles deviennent la

cible privilégiée d’un travail de remaniement critique.

De plus, l’ethnologie est venue mettre en lumière l’immense pouvoir d’influence

qu’ont les mécanismes éducatifs de transmission de la culture sur le développement

identitaire et comportemental des individus autant que des groupes. Encore une

caractéristique de la culture, sa dimension acquise/transmise, qui suggère au contexte

343 Extrait de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, Conférence mondiale sur les politiques

culturelles Mexico City, 26 juillet-6 août 1982.

Page 207: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

198

culturel un rôle majeur dans l’activation de motivations éthiques éventuellement propres à

révolutionner la configuration morale de nos sociétés. L’éducation, c’est bien connu, passe

par l’explication répétée, l’incitation à l’imitation, la création de situations types rendant

propice et signifiant l’apprentissage344… et nous ajouterions par un certain travail de

conviction. En psychologie, on parlera des « scripts comportementaux » pour illustrer de

quelle façon l’expérience ou le conditionnement (clés de l’apprentissage) produisent des

références que l’inconscient emmagasine et auxquelles l’individu, en situation de

délibération (morale ou autre), a recours sous forme de réflexe. De ces « représentations

typiques de l’action qu’il est possible d’entreprendre dans une situation donnée et bien

répertoriée »345, Nicolas Guéguen parle comme de véritables « clés pour l’agir altruiste ».

Plus tôt dans notre discussion (chapitre trois) nous avons parlé de recherches ayant

démontré que chez les femmes, comparativement à chez les hommes, la corrélation entre le

désir d’obtenir du pouvoir et les motivations antisociales (en un mot le « pouvoir sur » et

non « de ») était excessivement rare. Nous avons aussi mentionné que l’explication la plus

simple et probante à apporter à ce fait se situait dans l’exposition constante des femmes aux

pratiques de soin que suscite le contact rapproché avec la vulnérabilité des autres. Ces

situations appelant à la sollicitude constituent, à vrai dire, un « entrainement » à la

sollicitude, au sens où elles permettent la création de ces scripts comportementaux

favorisant l’altruisme — nous dirons en fait outillant globalement l’agir moral. Saurons-

nous créer les situations d’apprentissage propres à générer les scripts du comportement

relationnel chez tous les humains, peu importe leur genre? C’est là le défi. Or ce défi

apparaît d’autant plus grand, ou plus original dans un sens, dès lors qu’est admis le fait que

ce que l’on choisit d’enseigner n’est que très rarement déterminé de façon individuelle ou

autonome. L’on transmet toujours ce que l’on nous a d’abord transmis, et même la sélection

différentielle de valeurs, pratiques et idées particulières qu’effectuent les individus en

fonction de leur expérience personnelle (la classe socioéconomique occupée, la formation

académique, les expériences de voyage, les rencontres significatives, etc.) n’est jamais

encore le fait d’un apprentissage purement individuel et détaché du contexte socioculturel.

La culture n’est certes point monolithique, elle comprend des sous-cultures parmi lesquelles

344 Tous mécanismes d’apprentissage œuvrant à l’intérieur de ces espaces privilégiés d’enculturation que sont

les institutions de la famille, de la religion et, dans la plupart des sociétés contemporaines, de l’école. 345 Guéguen, Nicolas. « Les clés de l’altruisme », Cerveau et Psycho, nº 10, juin-septembre 2005, p.21.

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199

l’individu est libre de « choisir » en fonction de sa situation et via des choix rationnels,

mais celui-ci ne l’est jamais de s’en extraire complètement. Margaret Mead a bien

démontré que la « personnalité » des individus relève en grande partie de la personnalité

sociale (cultural patterns346) dont tout groupe entend imprégner ses membres par le biais de

l’éducation347. Nous y revenons encore, alors qu’une conception traditionnelle de l’éthique

verrait en celle-ci le mécanisme destiné à éclater ce « carcan », une conception culturelle et

plus « collective » de celle-ci (la nôtre) reconnaîtrait que ledit carcan remplit une fonction

essentielle : assurer la cohésion, l’équilibre et la continuité des relations sociales en

favorisant le rassemblement autour de références communes, le plus souvent édifiées et

entretenues pour le bien du plus nombreux en le groupe et dans un contexte adaptatif

donné.

Considération étant faite de tous ces liens unissant les enjeux de l’éthique

relationnelle à la matrice culturelle, mobilisons à présent nos catégories d’analyse à

l’endroit d’une définition du concept élargi de « culture relationnelle ». Ce concept devant

servir à désigner le care sous un angle qui parvienne mieux à éclairer l’étendue de ses

potentialités que n’a su le faire jusqu’à maintenant la littérature de la carology,

commençons par nous ramener en mémoire la définition phare qu’en donnait Tronto :

[le care peut être considéré comme] une activité générique qui comprend tout

ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de

sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend

nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous

cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie348.

Puis, ajoutons-y les éléments suivants (en gras) : nous suggérons de voir en le care un

concept moral paradigmatique des modes d’être et de faire inhérents à la culture

relationnelle. Système organisé de sens, de valeurs et de pratiques collectivement

valorisées et entretenues, la culture relationnelle met en scène un ensemble de

comportements visant à maintenir, perpétuer et réparer notre monde de sorte que nous

346 Coming of Age in Samoa (1928), qui fait l’étude de la formation des conduites sociales en fonction des

statuts reliés à l’âge dans les îles Samoa, constitue le principal ouvrage en faisant état. 347 Cela dit dans un rapport plus ou moins strict, c’est-à-dire en fonction, beaucoup, de la culture de droit et

avec elle, du degré d’individualisme en vigueur dans les sociétés. 348 Tronto, J. (2009) op. cit., p.143.

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puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nos

« intériorités » respectives ainsi que ceux de l’ensemble des êtres avec qui nous

partageons notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier, dans un

esprit de continuité et d’horizontalité, en un réseau complexe et signifiant en soutien à

la vie.

Pour énoncer en une phrase simple l’élément de nouveauté que renferme cette

définition du care, nous dirions que le paradigme éthique auquel il renvoie ne peut se

déployer dans toute sa force et ampleur qu’en référence à une conception des relations

comme cosmologiquement imprégnées et étendues. La cosmologie ou « vision du monde »

qui sous-tend nos actions autant que nos conceptions de nous-mêmes et des autres est

effectivement ce par quoi le care et ses objets (le care ou à vrai dire toute référence morale)

acquièrent une valeur de sens, cette valeur étant à nos yeux essentielle au développement

d’une éthique incarnée, c’est-à-dire ancrée dans les multiples dimensions de l’expérience

vécue (intersubjective, symbolique, contextuelle) et ce faisant, susceptible d’une véritable

appropriation collective ou institutionnalisation.

Articulée par nous à partir mais non strictement autour du care, cette conception

« anthropologico-philosophique » des relations et de l’enjeu moral qu’elles renferment

s’adresse bien à l’éthique dans son statut global. C’est pourquoi dans ce qui suit, tel que

nous l’avions annoncé et sur fond, toujours, d’une défense de l’éthique relationnelle, nous

voudrons insister sur la pertinence théorique d’élargir l’étude des motivations et objets de

l’éthique à la sphère combinée du symbolique et du collectif non-humain, bref à ces

facteurs de considération et d’influence du raisonnement éthique n’ayant point toujours

d’extension claire dans la sphère objective de la rationalité. De cette intention, il fut fait

mention jusqu’à maintenant comme du désir de départir l’éthique du care d’une part de ses

biais logocentriste (ou « rationalocentriste ») et anthropocentriste.

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201

4.2.2 L’éthique comme expérience symbolique collective

Tous les discours sages l’ont énoncé d’une manière ou d’une autre, la présence de

l’individu en ce monde n’est rien sans celle des autres qui l’accompagnent et au regard

desquels il trouve sa définition, sa « raison d’être ». On ne peut être au monde sans être en

relation, au travers de ce « réseau des liens de parenté, de solidarité et d’allégeance [sans

lequel] l’ego s’évanouit, faute de pouvoir exister par lui-même dans l’intelligence réflexive

de sa singularité »349. Cette citation de Descola nous retient sur le terrain de l’ethnologie

qui, avec la sociologie surtout, est venue démontrer mieux que toutes autres sciences

l’importance de cette conscience ou « sentiment » du tout collectif dans la formation des

identités sociales, des subjectivités morales et du caractère efficient des institutions qui les

façonnent. Et qui dit collectivité, nous l’avons relevé, dit en même temps système de

significations partagées, liant en un tout cohérent (ou nivelant plus ou moins parfaitement

les différences ontologiques, selon le langage descolien) la panoplie disparate des êtres et

des choses peuplant le monde. Tout collectif humain étant complexe, plus le réseau des

significations le traversant favorisera l’usage d’un langage commun et accessible au plus

grand nombre, plus la toile des relations le constituant sera solide et inclusive. S’identifier à

un tout et y obtenir reconnaissance, voilà en outre ce que signifie appartenir à une

« communauté de sens ».

Nous avons défendu aussi que pour être fonctionnels et adaptatifs en différents

contextes, les modes identitaires et relationnels (ceux dont parle Descola par exemple) se

doivent d’être flexibles. En effet, si limités en nombre sont les modèles ontologiques

d’ensemble auxquels ils renvoient (quatre selon lui), la diversité des objets culturels et des

configurations particulières à laquelle ils donnent lieu est quant à elle fulgurante, preuve

que la rationalisation des choses du monde ne se produit point partout de façon identique,

n’est point partout génératrice de cette nomenclature naturaliste à laquelle nous

(Occidentaux) référons comme à un canon de vérité universelle. L’animal par exemple, qui

suivant l’illustration descolienne se présente objectivement à l’esprit naturaliste telle une

entité correspondante à l’humain en sa constitution vivante et organique mais séparée de lui

349 Descola, P. op. cit., p.49.

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202

en sa qualité « intérieure » d’être non rationnel (en sa non humanité), ne « symbolise » que

bien peu, ne re-présente souvent essentiellement que ce qu’il n’est point (humain) à nos

yeux. Chez les Achuars d’Amazonie, par contraste, un peu comme dans la notion kuranko

de morgoye (« personne ») évoquée un peu plus haut, le seul fait d’entretenir une relation

avec une entité du monde animal fait en sorte que, de « contenant » ou substance organique

perçue (signifiant) celle-ci devienne aussi « contenu » (signifié), en d’autres termes

symbole, « signe portant un sens »… celui de « personnage » étant pourvu de quelque

« humanité » puisque se rapprochant en quelque trait de l’humain (par un comportement,

un habitat, une alimentation similaire, etc.). Ainsi le kamo, « principe d’existence revêtu

d’apparences diverses, en opposition à la notion occidentale de « personne » qui suppose

une conscience de soi particularisée et un corps nettement circonscrit dans l’espace […] se

définit non par une clôture, mais par les relations qui le constituent »350. Aussi nous

apparaît-il juste de constater que, toute noble soit-elle, la recherche de Vérité sur laquelle se

fonde la connaissance instrumentale, et avec elle la non négociabilité de la démonstration

logico-empirique, est venue réduire l’action évocatrice, hautement utile en certains

contextes, de l’imagination symbolique plus caractéristique des peuples non modernes.

Comment, en effet, l’« humanité » d’un animal saurait-elle être empiriquement démontrée ?

Et que signifie au juste « humanité » en regard d’une existence naturelle a priori non-

humaine? À ces questions, la pensée naturaliste ne peut tolérer de réponse « métaphysique

», vague ou fluctuante. Non que celle-ci ne soit point génératrice de symboles (tout système

de pensée l’est par définition) mais au demeurant, ne sont admis et mobilisés à des fins

pratiques, au sein d’un système de vérité naturaliste, que les symboles qui génèrent des

clôtures sémantiques tranchées, que ceux, en d’autres mots, qui renvoient à des réalités

observables et circonscrites (une « personne », une « bête »… non une « âme »); ou encore,

que les symboles pouvant renvoyer à des idées relativement vastes mais qu’il importe au

demeurant de savoir « protégées » de l’interprétation — le système de sens naturaliste

tolèrera mal, par exemple, que le sens des mots « masculin » et « féminin » soit désormais

remis en cause par les tenants des gender studies. Autrement dit, la symbolique propre à la

pensée moderne et occidentale n’admet point ou difficilement qu’un sens puisse être

350 Ibid.

Page 212: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

203

extensible : la réalité naturelle est fragmentable et la nature de chaque fragment peut, doit

être fixée. Le « désenchantement du monde » était, serait une fatalité, une réalité.

Pourtant, l’on peut vivre bien et « comprendre » en dehors d’une expérience

strictement rationnelle. L’on peut penser un animal telle une personne sans pour autant

chercher à savoir si cet animal est « véritablement » ou non une personne. L’on peut laisser

« parler » ou agir sur nos motivations une image (ex. : si j’évite de nuire à un animal auquel

je m’identifie ainsi qu’à son habitat, celui-ci me protégera en retour351) sans souhaiter à tout

prix mesurer son niveau d’adéquation avec la réalité empirique (matérielle). Il en est ainsi

parce que cette image éveille en nous des émotions rassurantes, parce qu’elle fait

fonctionner notre monde à travers la contextualité de notre expérience relationnelle, elle-

même vécue et entérinée par d’autres personnes se rapportant à une même vision organisée

du monde (un même contexte cosmologique), interagissant avec des entités semblables et

suivant un même « esprit pratique ». Mais il en est ainsi également, et peut-être surtout,

parce que ne peut être « systémiquement fonctionnelle » une vision du monde qui

favoriserait l’indifférence, une vision qui en somme admettrait que soit exclu du système

l’un ou l’autre des éléments le constituant. En admettant qu’un animal puisse être habité

d’un principe spirituel propre, nous lui adressons un rapport de « personne à personne »

qui, serait-il même fondé sur l’hostilité (il pourra aussi l’être sur l’amitié, sur l’alliance, sur

la séduction, etc.)352 qu’il n’en renverrait pas moins à une forme d’attention rendant

improbable voire impossible son rejet, et en celui-ci la rupture relationnelle qu’entraînerait

à l’inverse un déni d’existence. Plus un système de sens génère de « personnes » dignes de

notre attention, de notre care, plus il multiplie aussi les connexions possibles – ainsi que les

dispositifs culturels (normatifs, rituels) destinés à les maintenir en en stabilisant la forme –

et plus, ultimement, il est susceptible de fonctionner harmonieusement. En effet, n’est-il

point plus « utile » de penser l’animal telle une personne que telle une entité détachée de

nous par nature, démunie d’esprit, d’affects et surtout de subjectivité? D’un point de vue

moral, nous répondons oui. Descola s’exprime aussi dans ce sens, en référence aux sociétés

animistes :

351 Cette croyance est appelée « totémisme individuel ». 352 Ib. p.178.

Page 213: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

204

Chaque individu serait ainsi conscient de n’être qu’un élément d’un réseau

complexe d’interactions se déployant non seulement dans la sphère sociale,

mais aussi dans la totalité d’un univers tendant à la stabilité, c’est-à-dire dont

les ressources et les limites sont finies. Cela donne à tous des responsabilités

d’ordre éthique, notamment de ne pas perturber l’équilibre général de ce

système fragile et de ne jamais utiliser d’énergie sans la restituer par divers

types d’opérations rituelles353.

Mais l’objection la plus attendue à cette vision « fonctionnaliste » du dispositif

symbolique animique consistera bien sûr à dire qu’une croyance n’est effective que tant et

aussi longtemps qu’elle n’est point réfutée. Certes vraie d’un point de vue scientifique, il se

pourrait que cette affirmation le soit sensiblement moins en regard de l’éthique. Bien

qu’orientée vers la recherche d’une Vérité propre à éclairer et édifier nos conceptions du

Bien – ce que l’on considérera comme « véritable » sera en outre sujet à interprétation –,

l’éthique n’a point ultimement de visée « explicative » quant aux lois naturelles régissant le

monde, elle concerne l’étude des moyens devant assurer la qualité du vivre-ensemble au

sein des organisations humaines. Or le raisonnement, l’expérience et l’apprentissage au sein

d’une organisation vaste, soit au sein de réseaux complexes interreliant des subjectivités

nombreuses et orientées vers des buts communs, n’opèrent pas de la même façon qu’en

situation de délibération circonscrite à quelques individus personnellement concernés, mis

en relation ponctuellement et autour d’intérêts spécifiques (et souvent éphémères).

Différents auteurs se sont exprimés en ce sens. Andrée Mathieu par exemple, dans un

article traitant des principes du changement durable, illustre comment un système de

valeurs simples354 mais partagées peut contribuer à rendre une organisation complexe

« intelligente », plus apte à générer des changements structurants et persistants dans le

temps qu’une organisation qui fonctionne sur la base d’une résolution de problèmes

immédiate. Se référant à Francisco Varela (1994) selon qui le caractère efficient d’une

organisation (une entreprise par exemple) est moins dû à sa capacité à résoudre des

problèmes qu’à « l’habileté de ses membres à créer un « univers de significations

353 Ib., p.31. 354 L’auteure se rapporte à trois principes issus du care : prendre soin de soi, prendre soin des autres et

prendre soin de l’environnement occupé.

Page 214: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

205

partagées » »355, elle entend démontrer que « l’acte cognitif n’est pas le simple reflet d’une

réalité objective », que celui-ci implique l’écoute et l’accueil de points de vue issus des

subjectivités environnantes, en contact avec d’autres dimensions objectives de la réalité et

dès lors, interprète la réalité à la lumière de ceux-ci. D’aucuns répliqueront à ceci que

l’éthique telle que conçue par la tradition dominante correspond précisément à un exercice

de dialogue visant à dégager de la réflexion commune un point de vue critique individuel.

Mais ce à quoi Mathieu et nous-mêmes nous référons en présence n’est pas tant le « fait

objectif » de la moralité attestée de certains actes et principes que l’idée de moralité

« pressentie » ou « implicitement entérinée » du fait de la persistance et jouissance de

certains actes et principes dans l’expérience collective. L’appel à la tradition pouvant être

considéré comme un sophisme en matière d’argumentation logique, il est aux vues de

l’anthropologie l’expression sensible d’un désir d’enracinement dans une culture publique

commune, culture ne pouvant exister qu’en fonction d’une diversité intégrée et rendue

intelligible par-delà ses contradictions. Ce n’est donc point seulement ce qui est « utile et

vrai » à court terme (et rigoureusement mesurable en l’occurrence) qui donnera à une

organisation complexe sa substance vitale, mais ce qui est important pour tous qui

parviendra à émerger, à l’emporter par le consensus – Mathieu évoque un consensus « sur

le type d’information que les membres de l’organisation choisiront de remarquer, sur

l’information par laquelle ils se laisseront déranger et qu’ils laisseront les déranger »356 –

sur la multitude des perceptions individuellement informées et nécessairement incomplètes

de la réalité organisationnelle (au demeurant complexe, multifactorielle et changeante).

L’on se retrouve face à ce « passage de l’utile vers l’important » dont parlait

Vanessa Nurock en référence à EC… « La valeur attachée à un processus régulateur donné

dépend de la valeur accordée à ce qu'il préserve »357 nous dit encore Mathieu. Sentons-nous

interpellés : d’un point de vue moral autant qu’en vertu des caractéristiques et fonctions

dont procède la culture, il nous semblera en effet important de souhaiter préserver en les

[re]valorisant certains de ces mécanismes relationnels relevant de la « croyance

355 Mathieu, A. op. cit., s’appuyant sur Maturana, Humberto R. et Francisco J. Valera. L’arbre de la connaissance

: racines biologiques de la compréhension humaine, Paris, Éditions Addison-Wesley, 1994. 356 Ibid. 357 Ib.

Page 215: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

206

imaginaire » mais universellement répandus et persistants (par ex. : la croyance animiste

pour certains, ou pour d’autres le « réflexe ésotérique » selon lequel tout être possède une

« âme » ou un « esprit », bref une intériorité apte à ressentir et le rendant par conséquent

digne de respect), puisqu’ils constituent peut-être l’ultime pièce motrice d’un ensemble de

dispositifs culturels permettant que se développe chez les membres de notre espèce une

appartenance pleine et profonde, symboliquement enracinée dans la conscience, à un

« monde commun ». Paolo Enrique Martins évoque en ce sens les « fondements

symboliques de la vie associative » ou « pactes fondateurs des solidarités culturelles,

sociales et politiques »358 se retrouvant à la base, notamment, des systèmes de don et de

contre-don que pratiquent nombre de collectifs humains (de la famille aux groupes

d’entraide et d’intérêt, en passant par le village) en dehors d’une logique exclusivement

instrumentale. Fut mentionné précédemment le fait que donner comme se soucier, dans un

esprit de réciprocité, ne saurait être compris que comme un acte usuel découlant des

exigences pratiques de l’échange économique. Empruntons à présent les termes de Martins

et soutenons qu’il faut y voir autrement, en amont ou en aval de l’agir pratique, le fait d’une

« expressivité propre à l’agir humain, tant dans sa vie matérielle, pulsionnelle, onirique que

politique359. L’acte de donner, dit à son tour Catherine Dessinges, « révèle une conduite

cadrée qui témoigne d’une posture significative dans un (micro)monde commun »360. Ainsi,

l’institutionnalisation des valeurs de care à laquelle nous convie Tronto – pour une

démocratisation des pratiques de soin autant que pour l’édification d’une démocratie

véritable puisque inclusive – n’est-elle peut-être envisageable qu’au terme d’un processus

stratégique visant à inclure au nombre de nos préoccupations éthiques la question de

l’expression symbolique et affective de la vie publique. Pour la justesse des mots de

Martins, et en accord aussi avec cette intention qui nous anime toujours d’une critique à

l’endroit des paramètres individualiste et rationaliste de l’éthique occidentale, nous laissons

à ce dernier le soin de clore cette section, à travers l’extrait suivant :

358 Martins, Paolo Enrique. « Démocratie participative et fondements symboliques de la vie associative »,

Revue du Mauss — L’amour des autres. Care, compassion et humanisme, n° 32, second semestre 2008, p.266. 359 Ibid., p.268. 360 Dessinges, Catherine. « Émotion, collectif et lien social : vers une approche sociologique du don

humanitaire », Revue du Mauss — L’amour des autres. Care, compassion et humanisme, n° 32, second

semestre 2008, p.211.

Page 216: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

207

La valorisation de la dimension socio-anthropologique « du monde de la vie »

– qui est en dernière instance celle du symbolisme – dans les nouvelles

formes d’action publique inspirées par les pratiques associatives constitue

ainsi une tâche centrale pour la discussion actuelle sur la démocratie. Bien

que les discussions sur la rationalité délibérative soient importantes pour

comprendre le fonctionnement des règles démocratiques, elles restent

limitées. Elles se révèlent incapables d’expliquer pourquoi le phénomène de

participation institutionnelle doit se fonder nécessairement sur une exigence

préliminaire de reconnaissance [Honneth, 2003 ; Ricoeur. 2004], de

circulation de dons [Caillé, 2000 ; Godbout, 2007] ou d’ontologies morales

qui articulent représentations du vivre-ensemble et droits à la dignité [Taylor,

2005, p.25]. Ce n’est en effet que dans un second temps, après que les

membres du groupe ou de la communauté se soient rendus visibles les uns

aux autres par la reconnaissance et le don, que peuvent émerger des

mécanismes de réciprocité mutuelle, des classifications administratives, des

systèmes de valeurs, des règles de conduite et de délibération, et enfin des

systèmes juridiques et formels361.

4.2.3 L’éthique comme expérience relationnelle totale, incluant le souci pour les

êtres non-humains

Dans sa thèse fondatrice d’une théorie éthique du care, Nel Noddings mettait au

second plan les considérations morales à l’endroit des animaux et des végétaux, jugeant

pour l’heure que, s’il était bien entendu indiqué d’agir de telle sorte que soit limitée la

souffrance des animaux, il n’était point « rentable » de consacrer une attention aussi

rigoureuse aux implications éthiques de nos rapports soignants avec d’autres entités que

celles appelant à l’essentiel, au plus « important » de notre engagement relationnel

quotidien, les humains. Cette posture de départ, sinon anthropocentriste, du moins

« philosophiquement concentrée » sur la question de l’éthique humaine, ne fut point

maintenue au sein de la carology; nombreuses ont été les publications, récemment surtout,

à prendre appui sur le concept de care pour enrichir la réflexion éthique à l’endroit du

rapport unissant l’humanité et le monde animal. À l’instar de ces auteurs comme de la thèse

écoféministe, nous souhaitons porter une attention non point périphérique mais centrale aux

enjeux moraux, théoriques et pratiques que renferme notre rapport à la nature, à ce monde

361 Martins, P. E. op. cit., p.267-268.

Page 217: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

208

que nous habitons et qui s’étend bien au-delà de notre seule humanité. Ce monde, est-il

nécessaire de nous le rappeler chaque jour, est celui duquel nous dépendons et dont

l’équilibre échoit à notre entière responsabilité, étant admis que les moyens dont nous

disposons en tant qu’espèce pour agir sur celui-ci sont sans commune mesure avec ceux

dont disposent les autres acteurs de la planète. Notre objectif, cependant, n’est pas de faire

de l’éthique proprement ou uniquement animale (à laquelle on réfère communément

comme à de l’éthique « environnementale ») mais plutôt d’articuler les enjeux d’une

éthique des relations entre l’humain et le non-humain à ceux de l’éthique au sens large, que

notre thèse invite à considérer sous un angle radical et holistique. Explicitement, ce que cet

angle insinue est une inscription des enjeux de l’éthique au sein d’un continuum théorique

et expérientiel faisant converger : motivations et objets de considération éthiques

diversifiés; approches anthropologique et philosophique des structures de la pensée

symbolique et de leurs impacts sur les structures relationnelles; extension du débat

care/justice à une analyse critique des archétypes de la dualité patriarcale que sont les

oppositions symboliques nature/culture et féminin/masculin puis, ultimement (et

corrélativement); analyse critique des schémas culturels et moraux encourant aux biais

androcentriste, anthropocentriste et rationalocentriste de la modernité occidentale. Point

d’éthique véritablement relationnelle, autrement dit, sans une prise en considération

conjointe de tous ces enjeux et sans le travail de décloisonnement disciplinaire et

conceptuel que celle-ci exige.

Relations naturelles, médiations surnaturelles

Tout comme Descola, nous estimons qu’une leçon d’humilité est à tirer de ce

rapport spirituel et écologique qu’entretenaient plusieurs sociétés traditionnelles avec le

monde naturel, rapport qui avait pour particularité de ne point, justement, « naturaliser » ni

plus ni moins que la totalité du vivant non-humain en le marquant d’une différence

impénétrable par rapport à nous. L’anthropologie appelle à considérer ces sociétés tels des

« écosystèmes relationnels », mus et maintenus par les rouages du savoir autant que du

croire (par l’expérience rationnelle autant que métaphysique) et abritant, nous le percevons

ainsi, des trésors de cultures morales. Par la richesse d’un travail combinant philosophie et

Page 218: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

209

anthropologie, recension/typologie de données ethnographiques et analyse structurale,

Descola a su émettre des interprétations uniques quant à la légitimité ou « intelligence » des

sociétés animistes. Nous entendons, encore dans cette section, continuer de nous y

intéresser. Il faut préciser cependant que le modèle « animique » auquel celui-ci se réfère

comme à un schéma ontologique n’est point en tout synonyme du concept d’« animisme »,

celui-ci renvoyant à un système particulier de croyances religieuses. Mais cette distinction

faite quant aux termes, les sociétés animiques que décrit l’auteur le sont tout d’abord sur la

base de leurs croyances animistes, et c’est bien sur l’élément religieux que nous nous

concentrerons à présent, en suggérant l’idée d’une médiation facilitée entre l’humain et le

non-humain naturel par un système de relations instituées au non-humain surnaturel (âmes

et esprits peuplant les éléments de la nature de même qu’esprits ancestraux) — ce qui

contribue, ici, à associer le dispositif religieux (tout particulièrement animiste) à un objet

autant qu’à un moyen du comportement éthique. L’ensemble des sociétés totémiques étant

pareillement animistes en matière de croyances religieuses, nous ne ferons pas, en outre, la

distinction entre celles-ci et les autres ontologies non naturalistes (dans nos références à

Descola), pour la raison évoquée plus haut d’une correspondance suffisante entre notre

intention de distinguer entre « cultures relationnelles » et « non-relationnelles » et la

distinction ontologique la plus marquée qu’opère le modèle descolien entre cultures

naturalistes et animiques (situés aux deux « pôles » du spectre de la diversité ontologico-

culturelle).

Commençons par mettre en relief notre intérêt pour les cultures morales animiques

par rapport aux paramètres de l’éthique environnementale, en nous aidant de la distinction

qu’effectue Descola entre éthiques dites « extensionnistes » et « holistes ». Symbolisées à

travers les écrits de Peter Signer et de Tom Regan, les premières « proposent d’étendre à

une gamme plus ou moins ample de non-humains le bénéfice de la considération morale

jadis attachée aux seuls humains » alors que les secondes, dont John Baid Callicott

constitue une importante figure théorique, choisissent plutôt de mettre l’accent « sur la

responsabilité des humains dans la préservation de l’équilibre des communautés

écosystémiques envisagé comme un impératif en soi, c’est-à-dire indépendamment du

Page 219: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

210

statut et du devenir des entités qui composent ces communautés »362. Les éthiques

extensionnistes sont anthropocentriques et individualistes sur le fond (surtout chez Regan)

car elles croient qu’un être digne de notre considération ne l’est qu’en ce qu’il revêt les

propriétés « intentionnelles » d’un agent moral (une forme plus ou moins développée de

raison consciente dont ne seraient munis que les primates supérieurs ainsi que quelques

autres mammifères), propriétés lui conférant une autonomie d’action et par conséquent, un

« droit » à la liberté autant qu’à la vie363. Par contraste, les éthiques holistes échappent à la

tendance d’un « spécisme » orienté sur les propriétés imputables aux espèces et individus

particuliers364, et met plutôt l’accent sur la nécessité de prendre soin de toutes les formes de

vie en raison du rôle unique et non interchangeable que chacune de celles-ci possède au

sein du réseau complexe des relations fragiles et interdépendantes que constitue la

communauté terrestre. Cette conception holiste du rapport au vivant (et aux autres de façon

générale) est en propre celle des sociétés animistes, mais elle est aussi celle que suggérait

précisément EC en suppléant aux éthiques utilitaristes et principielles. Mais un élément de

plus que ce parallèle entre éthiques holistes, éthique du care et animisme intervient, qui

nous vient de Descola lui-même : le fait qu’une partie au moins des raisons faisant en sorte

que nous nous unissions plus ou moins profondément et respectueusement aux autres soit

certainement imputable à ce que nous considérons être ces autres. Une approche holistique

de l’éthique environnementale a sans aucun doute le mérite de doter les systèmes vivants et

non uniquement les individus y figurant d’une valeur propre (une valeur écologique), mais

elle fait l’économie d’une étude des processus susceptibles de rendre possible et efficiente

la pensée écologique elle-même. Ce qui fait l’originalité du schéma descolien, c’est qu’il

vient rendre patent le lien opératoire qui se tient entre le souci que nous daignons

développer pour les autres et la représentation ontologique que nous nous en faisons. Si le

dispositif religieux « fonctionne » souvent d’un point de vue relationnel, c’est parce qu’il

est ce qui « crée » l’âme de ceux qui n’ont point les capacités langagières d’en expliciter la

forme et le contenu, il est ce par quoi l’on se représente l’existence de l’autre non-humain

et par conséquent, ce par quoi l’on arrive à substantifier, à sacraliser notre relation à lui.

Dans ce sens, la pensée magique par laquelle se laisse bercer le croyant animiste n’est point

362 Descola, P. op. cit., p.269. 363 Ibid., p.271. 364 Ib.

Page 220: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

211

renvoi à la « connaissance empirique » de l’autre (connaissance de sa valeur utilitaire, des

attributs « humains » de son comportement, de son degré de conscience, de sa capacité à

souffrir ou à aimer, de son « droit » à nous opposer résistance) mais bien à sa considération

en tant que sujet relationnel, en tant que coexistant au sein d’un environnement

communément vécu et habité. En voici deux exemples, tirés des pratiques animistes de

sociétés amérindiennes traditionnelles :

L’incantation magique n’est pas opératoire parce qu’elle serait performative,

parce qu’elle accomplirait ou rendrait possible aux yeux de celui qui la chante

le résultat qu’elle suggère. Elle est opératoire en ce qu’elle contribue à

caractériser, et donc à rendre effective, la relation qui s’établit à un moment

donné entre un certain homme et un certain animal : elle rappelle les liens

existant entre le chasseur et les membres de l’espèce, elle qualifie ces liens dans

le langage de la parenté. Elle souligne la connivence entre les parties en

présence. En somme, elle sélectionne dans les attributs de l’un et de l’autre

ceux qui donneront à leur face-à-face une plus grande réalité existentielle365.

Les femmes achuar ne « produisent » pas les plantes qu’elles cultivent, elles ont

avec elles un commerce de personne à personne, s’adressant à chacune pour

toucher son âme et ainsi se la concilier, favoriser sa croissance et l’aider dans

les écueils de la vie, tout comme le fait une mère avec ses enfants366.

Revenons-y : un véritable projet éthique doit être en mesure de postuler les moyens

devant éventuellement permettre l’application dans le réel des principes qu’il défend. Or

pour agir dans la cohérence et obtenir la reconnaissance d’autrui, ce qui revient à dire pour

agir de façon significative, il faut un contexte favorisant la compréhension des raisons nous

poussant à agir. Qu’est-on susceptible de comprendre des autres lorsque l’on croit

implicitement que ceux-ci n’ont rien à nous apprendre? Peut-on réellement ne « savoir »

des autres que ce qu’ils sont de « moins » par rapport à nous, et malgré tout entretenir à leur

égard une relation « signifiante »? Le contexte dualiste/naturaliste dans lequel nous,

Occidentaux, appréhendons et traitons le non-humain incite à répondre négativement à cette

question. Fut-il ésotérique, le savoir sur le monde qu’offre le prisme religieux contient

« des prémisses partagées par tous [et] n’en structure pas moins la conception que les

365 Ib., p126. 366 Ib., p.443.

Page 221: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

212

profanes se font de leur environnement et la manière dont ils interagissent avec lui »367.

Fut-il mythologique, le savoir concernant l’origine et les principes organisateurs du monde

que les contes récités aux enfants viennent inculquer par le biais du « croire » mais aussi de

l’interprétation personnelle368, n’en renvoie pas moins à un ensemble d’outils favorisant la

vie en société et la gestion écologique, dont moult sociétés traditionnelles ont tôt fait de

constater la valeur éducative et morale. De la question épistémique dépend donc en partie la

question morale, c’est ce dont nous tenterons de faire la démonstration à travers le prochain

(et dernier) chapitre consacré à la philosophie autochtone. Mais cela dit, s’ils ont tous en

commun de fournir à l’existence humaine une vision sensible et sensée (davantage

qu’« objective ») de ces altérités et dimensions inconnues du monde laborieusement

accessibles à la conscience, ne croyons pas toutefois que tous les systèmes religieux sont

équivalents quant à leur capacité à forger des écosystèmes relationnels. Dans notre chapitre

trois, nous avons mentionné que les vertus chrétiennes de charité et d’amour des autres en

l’amour de Dieu et pour Lui reposaient pour une bonne part sur un principe d’adoration

divine, et qu’elles avaient à cet égard plus (ou du moins autant) à voir avec la quête

individualiste salutaire qu’avec une forme de sollicitude ou d’expérience compassionnelle

pour et dans le monde (terrestre). Dieu étant par définition transcendant et non immanent

au monde, peut s’en déduire qu’une relation au surnaturel théiste ne sera pas aussi

favorable qu’une relation animiste à la création d’un sentiment vaste de coexistence et de

sacralité face à la communauté des vivants. En faisant de chacun de nos objets de care des

sujets relationnels (du confrère humain à la plante cultivée, de la rivière à la tortue y

vivant), l’animisme élargit le contexte de nos sollicitudes et responsabilités à une multitude

infinie de « dyades relationnelles », par contraste avec la mystique intimiste que restreint à

l’unicité d’une relation individuelle l’adoration d’un dieu unique et transcendant. Mais

l’animisme, comme d’ailleurs aussi l’analogisme, rend également plus propice que le

367 Ib., p.26. 368 L’éducation morale par le mythe partage avec la nouvelle vague des sciences de l’éducation (en Occident

et dans la foulée du courant postmoderne) cette conception du savoir comme quelque chose de construit sur

une base largement personnelle, élaboré à partir de matériaux « brut » que l’apprenant saisit et façonne en

fonction de ses intérêts, préoccupations et besoins particuliers. Suivant cette approche, la rétention et

l’appropriation des connaissances par un individu dépend de la capacité qu’ont celles-ci à réfléchir son

contexte, sa situation particulière, ou autrement dit du sens que celui-ci parvient à y trouver en l’y déposant

lui-même. Procédant de l’image, de la métaphore, de la caricature et de la contradiction, le récit mythologique

se prête fabuleusement bien à ce type d’apprentissage « autonome » et émergeant de l’expérience (un

traitement approfondi de cette question figure dans le prochain chapitre consacré à la pensée autochtone).

Page 222: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

213

monothéisme chrétien [naturaliste] la création d’un contexte relationnel horizontal, c’est-à-

dire non structuré sur une base hiérarchique — comme c’est le cas entre le Dieu

miséricordieux et l’humain pécheur, puis entre ce dernier et le non-humain. En effet, se

trouve à la base même du christianisme cette fracturation du monde en deux ensembles

distincts et potentiellement adverses d’existants, que sont l’humanité faite « à l’image de

Dieu » et tous les autres objets plus « ordinaires » de Sa création. Dans La Genèse au sens

littéral, dit Descola, « saint Augustin avait déjà souligné que, seul dans la création,

l’homme forme un genre unique par opposition à la pluralité des espèces animales »369.

Hors de cette logique hiérarchisante, émergera du schéma analogique – que Descola associe

notamment aux sagesses orientales –, par exemple, le couple symbolique du yin et du yang,

représentation de l’équilibre et expression « logique de la relation mutuelle sans début ni fin

qui exclut toute extériorité fondatrice, toute nécessité d’un agent »370. Sans trop nous

étendre sur la question, remarquons donc au moins ceci : si l’éthique est bien cette aptitude

que détient un individu à poser une réflexion critique autant sur l’ensemble des normes que

lui impose son contexte extérieur que sur l’étendue de sa propre liberté d’action face à

d’autres sujets libres et pensants, il y a certainement de l’éthique à trouver dans ce rapport

intersubjectif que bâtit en l’interprétant chaque humain avec les entités naturelles et

surnaturelles peuplant son quotidien371 (système ontologique et religieux

animiste/animique), de même que dans la référence aux grands principes régulateurs du

cosmos que mobilisent certaines philosophies anciennes telles que le taoïsme et le

confucianisme372 afin de rappeler l’humain tant à l’humilité de sa condition qu’au pouvoir

particulier que lui confère celle-ci face au maintien du monde dans ses éléments et

mouvements (système ontologique analogique).

369 Ib., p.105. 370 Ib., p.442. 371 Un chasseur, par exemple, associera un événement malheureux récemment survenu à la faute morale qu’il

a commise de ne point partager équitablement son dernier butin de chasse. Interprété telle une sanction

perpétrée par l’esprit de l’animal chassé ou alors par celui d’un ancêtre mécontent d’une telle attitude, cet

événement, en la « voix » levée de l’ancêtre ou de l’animal, servira à rappeler à l’homme son rôle et ses

devoirs au sein de sa communauté ainsi que face à la faune. « Aux yeux et à la conscience » de ces derniers,

l’homme rectifie son geste par quelque compensation humble et généreuse et ainsi purifie sa propre

conscience. 372 Avec la symbolique du yin et du yang, pensons également aux vertus du ren et du li dont nous avons traité

dans le chapitre trois.

Page 223: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

214

Il peut sembler particulier que nous revendiquions l’exercice d’un genre

d’« humanisation »373 du non-humain comme mécanisme opératoire du care à l’égard de ce

dernier. Mais il s’agit bien pourtant d’une façon simple et efficace, la seule peut-être, de se

représenter la plus grande des différences, celle résidant en les autres non-humains, sans

céder même un tant soit peu au réflexe de leur exclusion voire de leur mépris, et d’alors

parvenir à « nouer avec eux des relations fondées sur des normes communes de

conduite »374. Étendre au non-humain l’intension de penser « l’autre comme soi-même »375,

fut-elle formulée par un abandon du raisonnement déductif au registre des inférences

imaginaires, n’est-ce pas là la meilleure façon « d’oublier » un instant tout le pouvoir

(potentiellement destructeur) que nous détenons sur lui? Les sociétés nord-amérindiennes

considéraient qu’un animal tué n’était jamais que pure proie, que le « perdant » d’une lutte

à armes toujours inégales mais bien plutôt un confrère, un être conscient de sa valeur vitale

et ayant accepté de se livrer au chasseur dans un sentiment de générosité après avoir

dignement livré combat. De sorte que le « remerciement » d’un tel geste sacrificiel exigeait

du chasseur diverses opérations rituelles qui, à des années-lumières du contexte moderne

dans lequel s’effectue l’abattage industriel (ou même la chasse sportive), permettait de

donner sens et si l’on peut dire… douceur à l’acte de tuer, faisait en sorte de le rendre

supportable d’un point de vue relationnel.

Pourrions-nous revenir à cette manière horizontale et « adoucie » d’user de notre

pouvoir à l’endroit des plus vulnérables? En fait, la véritable question est peut-être plutôt

de savoir si nous admettrons notre besoin criant d’y parvenir, d’une quelconque façon qui

serait admissible à notre esprit. Surmonter la violence en l’humanité, réenchanter son

environnement, doter de valeur symbolique et rituelle ses institutions et pratiques

quotidiennes… voilà certainement, fut-il inconscient et silencieux, le vœu le plus latent de

bien des humains d’aujourd’hui. Alors que les féministes rêvent d’un monde débarrassé des

pulsions virilistes et remis de sa blessure patriarcale, les spirituels, les exclus du pouvoir,

373 Descola (2006 : 355) parle d’une forme d’« anthropogénisme » (se représenter l’autre à l’image de

l’humain) inhérent à l’animisme, par distinction avec l’anthropocentrisme propre au naturalisme (prendre

l’humain comme référence pour catégoriser les entités du réel ainsi que comme mesure étalon de la dignité

morale). 374 Descola, P. ibid. 375 Pour évoquer encore l’expression de Paul Ricœur, mais cette fois en en inversant le sens (Soi-même comme

un autre, Seuil, 1990).

Page 224: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

215

les déçus de la science et de son incessant appel au progrès rêvent de démanteler en partie

le culte de la Raison instrumentale. De plus en plus nombreux et néanmoins conscients de

la validité fondée des savoirs modernes, ils aspirent à ne plus être qu’« experts

ou exécutants », bref à ne plus être que simples « usagers » d’un monde sans mystères et

devenu en plusieurs aspects inhabitable. En référence au phénomène actuel de

recrudescence des sagesses et cultes anciens376 au sein des sociétés occidentales, Frédéric

Lenoir évoque une « poussée de mysticisme » illustrant le « paradoxe de l’ultramodernité

qui tente de renouer avec les formes les plus archaïques du sacré : un sacré qui s’éprouve

plus qu’il ne se « fait » »377. Dans un même ordre d’idées, François Laplantine fait une série

de remarques éclairantes et particulièrement alignées sur notre propos : d’abord sur le fait

grandissant de « l’insatisfaction d’un modèle universaliste [auquel] beaucoup réagissent en

pluralisant les médiations du sacré »; sur une seconde insatisfaction, ensuite, celle « d’une

logique de la séparation de l’homme et de la nature » à laquelle vient s’opposer une

revendication à caractère écologique « qui s’exprime notamment dans l’idée que l’homme

appartient à une totalité plus vaste, laquelle ne pourrait être religieusement appréhendée que

par des spiritualités cosmiques et non plus historiques »; puis enfin, sur « l’émergence

d’une sensibilité diffuse, caractérisée par un certain nombre de refus et d’aspirations et

notamment le rejet d’un modèle monothéiste et patriarcal qui apparaît à beaucoup comme

répressif, et auquel sont opposées des valeurs de diversification des instances du sacré ainsi

que le désir de réintégration dans la culture d’une symbolique ostensiblement féminine »378.

À plusieurs reprises au cours de cette thèse, c’est dans un sens similaire à ce que Laplantine

apporte que nous avons insisté sur l’importance de relier le problème du patriarcat aux

autres systèmes de hiérarchisation symbolique induits par le dualisme de la pensée

[rationnelle]. Que ce dernier soit à l’origine de l’exclusion/infériorisation de la nature par

rapport à la culture humaine, du principe d’immanence par rapport à celui de transcendance

(notamment divine), de l’expérience subjective et affective par rapport au raisonnement

objectif ou alors de ce dernier par rapport au principe relationnel lui-même, il est clair à nos

376 Identifié aux côtés du syncrétisme comme l’un des phénomènes saillants du « religieux contemporain »,

plusieurs études ont mis en évidence le regain d’intérêt en Occident pour les paganismes, les cultes

polythéistes divers, les spiritualisés amérindiennes ainsi que les philosophies et religions asiatiques telles que

le bouddhisme et le taoïsme. 377 Lenoir, Frédéric. « Sur les traces du sacré », Le monde des religions, janvier-février 2012, nº 51, p.5. 378 Laplantine, F. op. cit., p.17.

Page 225: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

216

yeux qu’aucun registre de l’expérience humaine n’y échappe vraiment. C’est pourquoi nous

avons étendu notre réflexion sur les limites structurelles de la culture du care jusqu’à la

question de l’opposition épistémologique entre systèmes de sens rationnel et religieux (que

nous approfondirons encore dans le suivant chapitre), et pourquoi aussi il nous apparaît que

ce que Gilligan désigna un jour comme la « voix différente » doit être désormais

appréhendé à travers toute la déclinaison des modes relationnels que l’expérience humaine

est susceptible d’opposer au paradigme dualiste de la modernité patriarcale, sans cette

discrimination habituelle quant aux catégories désignées pour la réflexion philosophique et

morale. En somme, c’est tout le contexte de déploiement du sentiment et de l’agir

relationnels que nous élargissons à la matrice culturelle — avec un accent mis sur le champ

symbolique et institutionnel des systèmes de sens et de croyances. Voyons à présent quels

pourraient être les impacts d’un tel choix théorique sur le débat entourant les prétendues

limites du contextualisme moral associé à EC.

Éléments de réponse à la critique du localisme

Tel qu’il le fut souligné dans notre chapitre d’ouverture consacré aux grands enjeux

théoriques de la carology, le débat opposant contextualisme et universalisme en philosophie

morale demeure l’un des plus fragilisants pour EC car il appuie et sur le sujet

problématique de la place des émotions dans l’éthique (raison /vs sentiment; subjectivité /vs

objectivité) et sur celui du « localisme » (l’éthique au sein de relations de proximité /vs

relations éloignées). Un premier élément de réponse à cette critique dite du localisme fut

formulé implicitement lorsque nous mîmes en lumière le rôle incontournable des émotions

dans le déclenchement de tout processus de délibération morale, moment équivalant à

l’étape première du care qu’est l’attention (care about) et correspondant au sentiment de

sollicitude. Nous venions ainsi invalider, d’une manière semblable à ce qu’avait soutenu

Noddings dans A Response (1990), l’affirmation voulant qu’un motif basé sur un sentiment

moral renvoie nécessairement (et tel un problème) aux relations de proximité, car peu

importe que le contexte éveillant ledit sentiment en soit un de proximité ou d’éloignement,

en somme peu importe le domaine de référence motivant l’agir moral (même le domaine

principiel) celui-ci doit agir à la base à stimuler l’une ou l’autre de ces émotions similaires

Page 226: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

217

« premières » associées au care (sentiment compassionnel, empathique, sympathique) et

desquelles nous avons convenu qu’aucun raisonnement moral ne pouvait faire l’économie.

Entre les choix moraux motivés « par le cœur » et ceux motivés « par la raison », il y aurait

en quelque sorte un faux débat… L’un des plus fameux cas de figure renvoyant à

l’engagement moral face aux « distant others », que l’on réfère à la littérature de Noddings

elle-même ou aux images ayant le plus communément investi la conscience morale des

individus issus de sociétés favorisées, est sans doute le problème des enfants souffrant de la

faim en Afrique. Ce cas peut nous aider, ici, à illustrer notre propos : voilà que nous

imaginons des enfants souffrants dont nous nous sommes fait la représentation via les

campagnes publicitaires de Vision mondiale ou autres organismes internationaux à vocation

caritative; ces enfants nous sont inconnus tout comme leur communauté d’appartenance,

mais leur image dans notre souvenir et notre conscience est ravivée en diverses

circonstances; bien sûr nous donnerons aux œuvres caritatives, ajusterons nos habitudes de

consommation ou partirons en mission auprès d’un organisme de coopération internationale

parce que nous savons que ces enfants existent et souffrent, non parce que cette souffrance

nous interpelle dans nos sens avec la saillance, avec la douleur d’une scène injuste dont

nous serions susceptibles de faire l’expérience immédiate; mais comment alors

« provoquer » cette douleur, stimulus de la conscience morale et moteur de l’engagement,

sans une disposition certaine à « l’affliction partagée », sans un désir [plus ou moins

naturellement, plus ou moins laborieusement] nourri à porter attention aux signes de

l’injustice mondiale, nombreux mais néanmoins si subtils et si facilement fugitifs à la

conscience?; nous saurons d’abord, nous souviendrons ensuite et sentirons à la fois, nous

souffrirons enfin et dès lors, nous nous engagerons par désir de mettre fin à cette souffrance

partagée. Aussi par moments, ce besoin de briser l’indifférence face à la souffrance

lointaine nous poussera à manifester notre solidarité « à la mesure de nos moyens » : nous

observerons une minute de silence lors de la Journée de la paix, nous porterons des rubans

blancs, nous écrirons des lettres ouvertes ou nous réunirons lors de la Marche mondiale des

femmes, nous prierons… Car voilà, une autre raison nous pousse encore à vouloir nous

extirper de ce débat (sentiments/raison, care/justice), aux dimensions exagérées, raison que

nous sommes à présent à même d’évoquer clairement : si le sentiment de sollicitude prend

appui dans des contextes divers qui, nous l’admettrons volontiers sans néanmoins penser

Page 227: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

218

qu’il y a là quelque « problème », seront d’autant plus stimulants d’un point de vue moral

qu’ils seront rapprochés dans l’espace et dans le temps, le care comme concept, comme

paradigme de l’être et de l’agir moral ne se limite pas à un type de raisonnement que

mobilise l’individu dans une situation relationnelle spécifique, non plus à un geste ou acte

processuel applicable à des contextes délimitables d’un point de vue spacio-temporel (tel

que l’a essentiellement formulé la carology et tout particulièrement Tronto, ou en fait tel

qu’est généralement susceptible d’en discuter l’éthique issue de la tradition dominante); le

care est une posture dans le monde renvoyant à une multitude de dispositifs culturels

favorisant la relation au détriment de la séparation ou de la discontinuité (physique,

ontologique, épistémologique), le care est une contre-culture morale survivant à

l’architecture dualiste et patriarcale du monde et contenant la clef de sa subversion.

Mais par-delà les paramètres définitoires du concept de care, et pour rester

cohérents avec notre affirmation selon laquelle une véritable théorie éthique doit faire

sienne la question « technique » d’une évaluation des moyens permettant son application,

voici comment il est quand même possible d’envisager la culture globale et intégrée du

care comme un ensemble de moyens favorisant le déploiement du comportement

relationnel par-delà la relation dyadique et « partiale ». Dans la proximité autant que dans la

distance, la cosmologie ou culture relationnelle peut opérer car elle constitue un réservoir

de références symboliques partagées auquel les individus vont puiser par le biais de

l’imaginaire, au travers d’une sorte de « conscience collective » se déployant en

soubassement d’une multitude de relations implicites ou « latentes » et prenant en quelque

sorte le relais de l’expérience sensorielle immédiate. Noddings rejetait l’idée indéfinie et à

caractère quelque peu « cosmique » de l’Amour universel. Toute la philosophie morale

[occidentale] depuis Kant, rejette cette idée. Nous défendons pour notre part une conception

anthropologique de celle-ci, ce qui signifie que nous en affirmons « l’existence » en tant

que phénomène humain; par contraste avec la « preuve du divin » qu’entend fournir la

théologie, une approche anthropologique admettra qu’une (ou des) entité métaphysique

puisse « exister » au même titre que tout ce dont il est fait l’expérience existe… à travers

cette expérience même379. En ce sens, la spiritualité animiste nous est apparue être un bon

379 Il s’agit là du sens que l’anthropologie donne à la notion de « phénoménologie ».

Page 228: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

219

exemple de ce type d’expérience relationnelle que l’humain actualise dans un rapport au

sacré qu’il construit et interprète quotidiennement (un genre d’herméneutique), en réponse

à tout ce qui de son environnement appelle à son attention, à son soin. Peu importe que les

esprits des arbres et des animaux existent dans l’absolu, le fait d’y croire permet aux êtres

humains d’appréhender ces derniers dans la relation (dans l’intersubjectivité) plutôt que

dans la distance (dans l’objectivation). Toujours dans le champ du religieux, peut être

considérée comme un moyen de plus pour la relation éthique par-delà l’intérêt des relations

immédiates la conception non point linéaire mais cyclique de l’univers que défendent la

plupart des traditions mythologiques, ceci au sens où elle incite l’être humain à se

positionner humblement ainsi que de façon responsable face aux ensembles interreliés de la

nature, de même que face aux générations passées et futures (ce sujet également fera l’objet

de plus amples développements dans le chapitre cinq). En somme, tel un canal de liaison à

l’autre le plus absolu – l’autre le plus différent, loin ou invisible, le plus difficilement

représentable dans l’immédiateté de la vie sensorielle, qu’il soit d’ailleurs humain ou non-

humain –, la pensée mythique ou religieuse s’insinue tel un champ expérientiel agissant à

contre-courant des réflexes non-relationnels que génèrent les formes conscientes et

inconscientes de la pensée dualiste — et à plus forte raison le schéma ontologique

naturaliste.

Mais le religieux n’est certes qu’un exemple parmi la multitude des mécanismes

relationnels que la culture institue via aussi les champs du politique, de l’économie ou

encore de la parenté380. En faire l’étude, toutefois, élargirait à outrance le mandat que nous

nous sommes donné, à savoir démontrer qu’il est possible voire nécessaire de ne plus

380 Ont été abondamment documentées par l’anthropologie quantité d’autres pratiques et institutions

traditionnelles favorisant des relations étendues et, corrélativement, faisant état d’une vision plus horizontale

et intégrée du monde humain et non humain : modes de subsistance écologiques fondés sur le

(semi)nomadisme, sur la collecte ou la culture extensive plutôt que sur la production et l’exploitation

intensive des sols, et excluant ce faisant l’accumulation individuelle de surplus ou encore la consommation de

type ostentatoire; systèmes d’échange dits « de réciprocité généralisée » fondés sur le partage, la coopération

et le don et favorisant une circulation économique de type « ample et flexible » (excluant les calculs rigoureux

quant à la valeur et au moment de retour des biens et services échangés); systèmes de parenté instituant la

famille élargie (plutôt que nucléaire) ainsi que la filiation lignagère (plutôt qu’une filiation de type «

parentèle » se limitant aux descendants et membres ascendants d’une lignée vivante); systèmes politiques non

centralisés (tels que les bandes) ou alors favorisant un exercice « diffus » du pouvoir (tels que les tribus);

systèmes culturels de maintien de l’ordre favorisant les justices dites « réparatrices » (plutôt que

« punitives »), favorisant une réinsertion/réhabilitation des contrevenants au sein du groupe et impliquant une

participation de la communauté dans la gestion des conflits individuels; etc.

Page 229: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

220

concevoir le care uniquement comme un dispositif éthique applicable au raisonnement

objectif individuel, libre et autonome. N’est point non plus de notre ressort, en outre,

d’investiguer sur les composantes « neuropsychiques » possiblement associées au

fonctionnement de la pensée irrationnelle (religieuse, ésotérique, mythique, spirituelle).

Seront plutôt portés à notre intérêt, dans le chapitre suivant portant sur le savoir autochtone,

les mécanismes épistémologiques par lesquels celle-ci est effectivement susceptible, dans

certaines circonstances où cela s’avère moralement pertinent sinon nécessaire, de parvenir à

« supplanter » l’action de la logique de distanciation objective au sein des processus

psychologiques (émotifs, identitaires, symboliques) sous-tendant la création de nos

« scripts comportementaux relationnels ». Retenons donc, pour l’heure, essentiellement

ceci : qu’une vision du care comme « culture » appelle à une conception extensible de la

contextualité sous-jacente à tout agir moral. Nous dépendons dans les faits de trop d’êtres

dans le monde pour prétendre que nous ne nous soucions réellement que de ceux que nous

côtoyons dans l’immédiat, et il est moralement indiqué de reconnaître que ces êtres ne sont

ni strictement humains, ni accessibles à la conscience que par les seuls chemins de la

perception sensorielle et de l’objectivation rationnelle. Dans une conception à laquelle nous

adhérons, André Caillé propose d’appeler le politico-religieux « le système d’alliance

généralisé avec les vivants, les défunts ou les descendants, et les entités invisibles par

lequel une sociétés se pense elle-même et s’institue en définissant ses frontières spatiales et

symboliques »381. Cet espace politico-religieux est en vérité celui de la culture relationnelle,

de cet ensemble cohérent de dispositifs symboliques configurés de manière à favoriser la

gestion concertée du sens et du pouvoir et duquel la modernité a cherché, jusqu’à ce jour

mais sans jamais y parvenir complètement, à se dissocier. Sur ceci et pour une dernière fois,

puisons aux mots évocateurs de Par-delà nature et culture :

La situation est en train de changer, fort heureusement, et il est désormais

difficile de faire comme si les non-humains n’étaient pas partout au cœur de la

vie sociale […] l’analyse des interactions entre les habitants du monde ne peut

plus se cantonner au seul secteur des institutions régissant la vie des hommes,

comme si ce que l’on décrétait extérieur à eux n’était qu’un conglomérat

anomique d’objets en attente de sens et d’utilité. Bien des sociétés dites

381 Caillé, André. « Vers une théorie de l’action et du sujet. Éléments d’une théorie anti-utilitariste de l’action

III », Revue du Mauss — L’amour des autres. Care, compassion et humanisme, n° 32, second semestre 2008,

p.75.

Page 230: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

221

« primitives » nous invitent à un tel dépassement, elles qui n’ont jamais songé

que les frontières de l’humanité s’arrêtaient aux portes de l’espèce humaine,

elles qui n’hésitent pas à inviter dans le concert de leur vie sociale les plus

modestes plantes, les plus insignifiants animaux. L’anthropologie est donc

confrontée à un défi formidable : soit disparaître avec une forme épuisée

d’humanisme, soit se métamorphoser en repensant son domaine et ses outils de

manière à inclure dans son objet bien plus que l’anthropos, toute cette

collectivité des existants liée à lui et reléguée à présent dans une fonction

d’entourage382.

Au fond, c’est à un projet d’ordre éthique qu’il faut associer le vœu de Descola de faire de

l’anthropologie une science à la fois tournée vers l’anthropos et détournée de celui-ci, ou

plus précisément détournée de son exclusivité en tant qu’objet de savoir et catégorie

existentielle. Un projet, à notre avis, s’adressant de manière équivalente à l’éthique du care.

Mais terminons notre discussion entourant les limites (réelles ou irréelles) du

contextualisme en éthique avec un élément de nuance. Un contexte relationnel culturel et

symbolique n’a point, il est vrai, les limites d’action sur le raisonnement moral que

détiendrait le contexte relationnel traditionnellement décrit par EC, c’est-à-dire une

situation de soin mettant en scène un nombre plus ou moins limité d’entités individuelles et

avec elles, leurs intérêts et particularités idiosyncrasiques383. Mais en même temps, penser

le monde et ses relations constituantes à travers la catégorie de culture exige de faire le

deuil d’une conception parfaitement uniforme et universelle des motifs, objets et formes

« valables » du raisonnement éthique. Si certains substrats de la pensée morale peuvent et

doivent effectivement faire l’objet d’une reconnaissance universelle (ex : (ré)actualisation

382 Descola, P. op. cit., p.15. 383 Effectivement, si le problème du localisme attribué aux éthiques contextualistes trouve une voie de

résolution dans l’analyse anthropologique des mécanismes relationnels collectifs et culturels (notamment

religieux), il demeure que la question du dilemme moral individuel face à des inconnus (Noddings y référera

comme aux Distant Others) demeure soustrait au débat care/justice. Si, tel que nous l’avons illustré dans la

section consacrée à Noddings, il faut reconnaître qu’un acte moral engagé envers des êtres inconnus ou

géographiquement distants doit avant toute chose s’enraciner dans une attention forgée à même l’affect et la

sensibilité « naturelle » que l’on reconnaît à la sollicitude ou care about, il demeure que la distance, dans bien

des cas, rend à propos sinon nécessaire le recours aux abstractions principielles permettant d’atteindre à un

acte moral « plus grand que soi ». Sans glisser vers une posture ouvertement « mitoyenne » entre care et

Justice (un peu comme l’entendait au préalable Gilligan) ou encore vers ce que serait une réduction d’EC à

l’état de « complément » théorique, Noddings finira par pencher, dans l’un de ses plus récents écrits intitulé

Maternal Factor. Two Paths to Morality (Berkeley, University of California Press, 2010, p.89-98) et abordant

le problème du localisme, du côté d’une approche de la justice orientée par le care.

Page 231: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

222

de figures d’autorité féminines pour modéliser la conduite morale; (re)valorisation de

formes symboliques « spirituellement ressenties » d’union avec le non-humain naturel et

surnaturel; (ré)appropriation du sens et non strictement de la « vérité » attribuable aux

objets et valeurs à la base des systèmes normatifs), il demeure que toute culture du care se

forme et s’entretient à partir des héritages… culturels (institutionnels, historiques) que

chaque groupe humain manie de façon distinctive.

Mais bien entendu, il ne faut pas croire que la philosophie [morale] soit réductible à

un conglomérat de mœurs, de mécanismes institutionnels et de procédés symboliques

inconscients qu’aménagent dans la diversité les traditions et sagesses culturelles. La

perspective féministe, par exemple, constitue peut-être celui des héritages de la pensée

philosophique moderne que les cultures du monde ont le plus intérêt à intégrer — à intégrer

au régime de sens et de pratiques patriarcales qui, bien que dans des dimensions inégales,

les caractérise toutes. Et dans les faits, nous ne saurions rattacher la grille d’analyse

féministe à d’autres paramètres que ceux relevant du modèle rationaliste, à savoir un

examen logique des conditions concourant à l’infériorisation universelle des femmes

appuyé sur un recours à des catégories conceptuelles également revendiquées comme

universelles et objectives — telles que le patriarcat lui-même ou encore, la misogynie

instituée autour d’axiomes de hiérarchisation stables tels que public/privé,

production/reproduction, nature/culture, transcendance/immanence, etc. Le refus de

relativisme propre à la pensée philosophique est incontestablement nécessaire au

raffinement des systèmes culturels de production du sens moral — qui renvoient pour une

bonne part aux divers types de conception, d’organisation et d’exercice du pouvoir. Mais il

demeure à nos yeux que la plus grande et impérative des injonctions morales est celle qui

invite à faire de l’évaluation de l’efficacité réelle des structures relationnelles (de

l’efficacité des mécanismes culturels propres à former et à maintenir des réseaux stables et

véritablement inclusifs – par-delà les biais centristes – de connexion, d’entraide, de

solidarité et de soin) le premier critère d’évaluation des cultures morales. À la lumière de ce

critère, seront alors appelées à être conservées ou revalorisées certaines formes, oui,

« irrationnelles » mais incontestablement fonctionnelles d’intériorisation et de mise en

œuvre de la culture du care.

Page 232: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

223

En résumé, ayons en tête que les modalités pratiques et symboliques du care sont et

demeureront multiples car elles prennent appui dans des contextes variables, aussi

« macros » soient-ils384. L’éthique, comme la culture, ne peut s’extraire entièrement du

postulat contextualiste et demeure inassimilable dans l’absolu au projet universaliste d’une

Justice établie sur les bases uniformes de la Raison instrumentale. La Différence

s’exprimant dans le care équivaut en propre, entre autres choses, à la reconnaissance et à

l’inclusion des différences en le monde.

384 Certainement plus macros que ne l’a prétendu l’anthropologie culturaliste à travers le recours intransigeant

au postulat relativiste. Le modèle descolien d’une typologie d’inspiration structuraliste des cultures en

fonction de quatre grands schémas ontologiques nous a en retour paru être une façon intéressante, à mi-

chemin entre le relativisme et l’universalisme, de penser alternativement et de manière conjointe la diversité

et la continuité des cultures morales.

Page 233: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

224

Conclusion

C’est ainsi que se voit complétée notre démarche théorique visant à défendre une

conception radicale, holistique et intégrée des enjeux du care dans le féminisme, de ceux du

féminisme dans la lutte politique et symbolique contre les formes dualistes de la pensée

humaine (contre le patriarcat) puis ultimement, de ceux de l’éthique dans l’étude

anthropologique des potentialités morales que renferme la diversité des systèmes de sens

culturels. Dans une perspective synthétique, notre parcours a consisté à rassembler sur un

même horizon intellectuel un ensemble de considérations éthiques, féministes et

scientifiques susceptibles de par leur convergence d’enrichir notre saisie théorique et

pratique du care. Nous espérons qu’il soit parvenu à démontrer qu’en dépit de sa

« longueur d’avance » en philosophie morale, l’éthique du care telle qu’énoncée par la

multitude des théoricien-nes féministes depuis une quarantaine d’années gagnerait à

s’ouvrir, à transcender sa qualité de théorie éthique systématique et à s’inspirer d’autres

éléments de culture et de littérature allant dans son sens. Nous avons la conviction que

d’autres « voix différentes » que celle du groupe social des femmes revêtent une valeur

heuristique pour notre appropriation du care en tant que matériau moral à portée

« révolutionnaire », et c’est ce que le présent chapitre, à travers surtout l’œuvre de Philippe

Descola, a cherché à revendiquer.

Mais démonstration faite de l’importance morale de jeter un regard extérieur

intéressé sur d’autres cultures que la nôtre, voilà qu’il nous apparaît conséquent de franchir

le pas suivant, et de nous projeter à l’intérieur même de l’un de ces univers culturels pour

en tirer quelques constats philosophiques. Alors qu’une référence à Descola nous a servi à

exemplifier ce que pourrait être un regard anthropologique occidental posé sur d’autres

cultures et focalisé de telle sorte qu’il puisse en révéler la substance éthique, quels

apprentissages pourrions-nous tirer d’une démonstration philosophique non occidentale (ou

du moins dégagée en grande partie des a priori rationalistes) de la valeur morale attribuable

aux catégories et modalités du vivre-ensemble au sein d’un type particulier de société

traditionnelle? Avec donc pour objectif d’approfondir, de démontrer par l’exemple la

cohérence et le « réalisme » des liens conceptuels fondant notre thèse, nous choisissons

Page 234: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

225

d’aller en quête de ces apprentissages, et de nous consacrer en dernière instance à une revue

des contenus éthiques, spirituels et, surtout, épistémologiques de la philosophie autochtone

— et à travers elle bien sûr, des cultures autochtones. Nous estimons qu’un intérêt porté à la

pensée holistique propre aux sociétés autochtones traditionnelles, en soi « pré » modernes

et de tradition non occidentale, peut non seulement permettre de combattre

l’anthropocentrisme en éthique – en orientant, répétons-le, notre agir moral vers la nature

humaine et non humaine, présente et future, physique et métaphysique – mais peut aussi

nous forcer, ce qui en philosophie morale est plus rare, à prendre la mesure historique de sa

possibilité : puiser à même le travail philosophique et la mémoire des autochtones un

ensemble de ressources morales et culturelles autres ayant été éprouvées historiquement,

ayant « fonctionné » en société. Mais aussi, notre intérêt pour l’éthique autochtone

s’expliquera par le fait que celle-ci trouve écho dans l’éthique féministe. Un écho

s’insinuant dans l’analogie suivante : là où le care en la « voix des femmes » se voit

ostracisé par et au profit de l’histoire patriarcale, le care à l’intérieur des cultures

traditionnelles ainsi que tous les individus et groupes qui s’y consacrent hors des

paradigmes de la Raison universelle se trouvent à être ostracisés par et au profit de la

pensée moderne. De cet autre parallèle effectué entre deux grands paradigmes d’oppression

radicale – le premier étant associé à ce que nous avons appelé la « dialectique patriarcale »,

expression d’un rapport d’infériorisation invariablement et simultanément attribuable aux

principes féminin (/vs masculin) et relationnel (/vs dualiste) – se dégagera un enjeu, un

projet commun : celui d’une (re)constitution, d’un renforcement et d’une préservation de

l’idéal relationnel entendu comme conception de la vie culturellement valorisée et prisée.

Celui, en somme, d’un care mis en œuvre de manière globale, prioritaire, « spontanée » et

libre… Au tour à présent des philosophes autochtones de nous parler « d’une autre voix »,

de nous parler du care.

Page 235: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

226

CHAPITRE 5

Pensée autochtone : une modélisation de l’éthique et de la

culture relationnelles385

Introduction

En poursuivant l’objectif de penser le care à travers les catégories de

l’anthropologie, nous avons dégagé le fait suivant : qu’au travers des multiples relations

qu’ils engagent et entretiennent, les humains sont à la recherche de sens. Le sens est produit

et reconduit via différents mécanismes qui, eux-mêmes, constituent la base de toute

tradition. Ainsi le sens du monde, qu’il soit relationnel ou individualiste, linéaire ou

cyclique, sera puisé à même le symbole, raconté à travers le discours ou le mythe, performé

à travers le rituel… Pour développer davantage cette importante question du sens, dans une

approche philosophique rejoignant d’une part nos préoccupations anthropologiques et,

d’autre part, le volet jusqu’à maintenant peu exploré de l’épistémologie que sous-entend

l’évocation de la pensée relationnelle, voilà que nous suggérons d’illustrer celle-ci à travers

un exemple. Celui-ci doit consister en un exposé approfondi du registre, des composantes et

du fonctionnement de la pensée holistique et « circulaire »386 mise de l’avant par de

nombreux philosophes autochtones contemporains. Classée au rang des « sagesses », la

philosophie amérindienne387 renvoie à davantage qu’une éthique au sens académique du

terme. Il s’agit d’un système de sens dont les paramètres éthiques, épistémologiques et

spirituels – « pré » ou « post » modernes et de tradition non occidentale – revêtent une

valeur heuristique pour notre conception du care en tant que matériau moral à portée

385 Outre quelques éléments figurant en introduction et en conclusion de ce chapitre, le contenu de celui-ci

correspond dans sa quasi intégralité à celui d’un article dont je suis l’auteure, et dont voici la référence : « Le

savoir-sagesse des sociétés traditionnelles : éléments d’éthique et d’épistémologie autochtones », dans

Castelnerac, Benoît et Syliane Malinowsky (dir.). Sagesse et bonheur : études de philosophie morale, Paris,

Hermann, 2013, p.93-112. 386 Cette expression, empruntée à Georges Sioui (1994), sert à distinguer la vision du monde autochtone

(cyclique, communautaire, relationnelle) de la pensée linéaire occidentale (axée sur le progrès et l’individu). 387 Bien que nous ayons fait le choix de nous intéresser aux écrits, la plupart très récents, d’auteurs

amérindiens publiant à titre de philosophes ou de spécialistes des études autochtones, nous reconnaissons

l’existence ainsi que le potentiel d’influence d’autres ensembles philosophiques caractérisés par une approche

relationnelle et un recours à la tradition pour fonder la morale (ex. : les sagesses orientales).

Page 236: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

227

holistique ou même révolutionnaire. Située au fondement de sociétés radicalement

différentes de la nôtre (moins centralisées, moins dualisantes, moins patriarcales), de

cultures relationnelles cosmologiquement intégrées et, en ce sens, plus « complètement

autres » encore que la voix spécifique du care en la personne des femmes et à travers le

travail de soin, la perspective autochtone sur le monde et sur la morale sera notre point

d’ancrage pour une réflexion entourant les bases essentiellement épistémologiques de la

culture relationnelle. Sans lien explicite avec les débats entourant le care ou même avec le

féminisme, mais en contrepartie forte de ces « ressources alternatives » nécessaires à une

conceptualisation du care comme expérience potentiellement comprise dans le registre du

symbolique et de l’idéologico-religieux – non strictement dans celui de la morale et

difficilement dans celui du politique –, la conception philosophique388 du monde que nous

offrent des auteurs tels que Vine Deloria, Georges Sioui ou encore Georges Tinker

constituera pour notre usage la plus riche des références.

Alors que l’ensemble de la thèse, jusqu’ici, aura essentiellement servi à revendiquer

des paramètres nouveaux pour une institutionnalisation (via l’enculturation) et une

reconceptualisation du care, cette dernière section consistera en une modélisation, à la fois

anthropologique et philosophique, desdits paramètres. À concevoir comme un supplément

d’analyse, ou en outre comme une étape visant à finaliser la démonstration de notre thèse,

elle servira à tracer les contours de la société relationnelle telle qu’il nous est tenu de

l’envisager, c’est-à-dire dans un rapport à l’éthique et à l’épistémologie complètement

renouvelé. Ce dernier champ (épistémologique), tout particulièrement, servira d’axe

exploratoire dans ce parcours théorique que nous effectuerons au cœur de l’éthique

autochtone, entendue comme savoir-sagesse dans la tradition et retenue comme un

exemple, parmi d’autres possibles d’un type de savoir et d’expérience au monde plus

« holistitiquement relationnel » que ne le seraient ceux issus de la philosophie dominante

— depuis surtout l’avènement de la modernité. Nous avons de fait convenu que la

meilleure façon d’illustrer par quelle radicalité se fondent les systèmes de sens, de valeurs

et de pratiques à la base des cultures morales, était d’investiguer du côté des savoirs (ou

388 Souvent, les auteurs amérindiens juxtaposent les considérations philosophiques et politiques. Bien que

d’importants enjeux politiques soient aujourd’hui au cœur du travail de nombre d’intellectuels autochtones,

nous nous intéresserons exclusivement aux écrits portant sur les fondements culturels, éthiques et

épistémologiques de la pensée autochtone. Les justifications de ce choix seront fournies clairement en temps

et lieux.

Page 237: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

228

mécanismes de production et de validation du sens) qui fondent les références, les traditions

et les sphères d’autorité d’une société.

Ce chapitre suggère donc un compte-rendu multidimensionnel, en quatre étapes, de

la littérature portant sur le savoir autochtone. Après un certain nombre de précisions quant

aux enjeux politiques inhérents à la philosophie autochtone (première section), il couvrira

tour à tour les questions : du statut du savoir autochtone en contexte culturel traditionnel

(autorité, fonctions et canaux de transmission); de l’épistémologie et des quelques traits

distinctifs au système et aux pratiques de sens autochtones; et enfin de l’éthique comme

dimension constitutive du savoir dans les cultures traditionnelles à caractère relationnel.

Page 238: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

229

5.1 Un domaine d’étude délicat

S’intéresser au savoir autochtone dans un contexte académique occidental soulève

le doute de manière quasi systématique quant à la pertinence, voire la possibilité d’une

entreprise impliquant la validation d’un système non fondé sur les catégories de

l’objectivité et de la logique rationnelle. Sans nécessairement opter pour une approche

offensive ou militante, il est néanmoins clair qu’aucun travail de compréhension,

d’investigation ou d’élucidation des philosophies et systèmes de croyances autochtones

comme autant de dispositions valides et face à la connaissance « vraie », ne peut être

entrepris sans une ouverture préalable à la différence, aussi radicale et confrontante soit-

elle. Au-delà de l’ouverture anthropologique ou du stricte relativisme culturel, l’intérêt

(occidental) porté aux cultures scientifique et philosophique des sociétés autochtones

traditionnelles implique, en un mot, que nous revisitions de manière critique notre propre

posture épistémologique. Un tel travail d’exploration et de mise en valeur des particularités

du savoir autochtone oblige, par ailleurs, à un exercice « comparatif » opposant celui-ci aux

paradigmes épistémologique, éthique et ontologique de la culture occidentale. Bien que

cette perspective comparative ne tienne pas lieu d’objectif (implicite ou explicite), elle

s’avère incontournable puisqu’elle légitime et supporte l’idée même d’une mise en

perspective de « la pensée autochtone » en tant que système, donc la présomption qu’un

système, quel qu’il soit, existe aux côtés et en fonction d’autres systèmes qui contribuent à

en distinguer la composition et à en marquer les frontières. Chose certaine, se rapporter au

savoir autochtone en n’ayant pour balise et principe épistémologiques que la question de la

vérité, ou encore celle de la « croyance vraie justifiée » (justified true belief ) par sa mise en

évidence objective, correspond à convoiter un objet épistémique dont on nie

(paradoxalement) l’existence. Cet objet réside dans la possibilité d’un savoir en tant que

sagesse, c’est-à-dire revendiqué, déterminé et sanctionné à l’intersection du soi et de

l’autre, du sujet et de l’objet, de la « communauté épistémique » et de la « communauté de

croyances ». C’est en ce sens que la connaissance perçue et reconnue dans l’autorité d’une

tradition et d’un mode de vie constitue à la fois la source et le test final de la « vérité » du

savoir autochtone.

Page 239: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

230

On se rend rapidement compte, au contact de la jeune et riche littérature portant sur

la philosophie et la science autochtones, de l’importance de soustraire de celles-ci

l’intention d’une investigation strictement épistémologique. Malgré la diversité des

approches en philosophie autochtone ainsi qu’entre les cultures qui en constituent le

« matériau d’étude », un consensus semble régner, dans les productions académiques

amérindiennes, quant à l’importance d’aborder le savoir autochtone tel un continuum

cognitif et expérientiel empêchant le cloisonnement des domaines de l’épistémologie, de

l’éthique, de la spiritualité et de la pratique (même si chacun de ces domaines peut

néanmoins faire l’objet d’une attention ciblée). Par cette approche holistique, on nous

somme de reconnaître que l’épistémologie elle-même, en tant que science, demeure un

produit de la culture occidentale.

C’est à travers la décolonisation et la revalorisation des pratiques et modes de vie

traditionnels que les peuples autochtones du monde entier se sont graduellement outillés

dans la lutte pour la défense de leurs droits. Revendications territoriales, batailles sur le

terrain du droit constitutionnel, retour au traditionalisme, travaux de recherche, bref, toute

une culture du leadership et du militantisme qui a fait en sorte de politiser, judiciariser et

intellectualiser le savoir autochtone à travers notamment la voix de ses

« experts médiateurs ». En effet, ceux que le philosophe amérindien Dale Turner appelle les

« word warriors »389, ces expertes juristes agissant à titre d’interlocuteurs (autochtones) de

l’État et de la société nationale, auraient pour tâche de forger une philosophie autochtone

critique, articulée pour sa compréhension par les Occidentaux et dédiée à la défense des

communautés. Nombreux sont d’ailleurs les auteurs amérindiens, hommes et femmes,

philosophes et autres, à défendre l’idée qu’aucune pensée authentiquement autochtone ne

peut s’exprimer autrement qu’à travers un discours articulé par et pour ceux qui en sont les

héritiers. Plus qu’une simple tendance dans les publications amérindiennes, l’appel lancé

par une majorité de ces intellectuels à la formation de ce qu’Anne Water appelle une

389 Turner, Dale A. This Is Not a Peace Pipe : Towards a Critical Indigenous Philosophy, Toronto, University

of Toronto Press, 2006.

Page 240: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

231

culture académique « insurrectionnelle »390 incite aujourd’hui à la prudence toute personne

non autochtone qui, en plus d’y apposer un regard « externe », voudrait puiser dans le

corpus de savoir traditionnel des sociétés précolombiennes l’inspiration d’une réflexion

philosophique « neutre » sur le plan politique, universaliste dans sa portée ou, éthiquement

parlant, « substantive »391 plus qu’appliquée.

Ceci dit, que la philosophie autochtone puisse s’avérer « utile pour tous » doit

demeurer une idée défendable. Ce qu’il faut seulement garder à l’esprit est la valeur

primordiale de toute prise de position suggérant l’autonomisation, l’affirmation et

l’amélioration des conditions de vie des sociétés autochtones (en d’autres termes leur

empowerment), ainsi que de tout travail cherchant à rendre compte de ce que celles-ci ont

véritablement été, sont présentement et aspirent à (re)devenir. En tant que revue

exploratoire ou disons « généraliste » de la littérature portant sur le savoir autochtone,

l’approche que nous suggérons ici se trouve donc à assumer un certain nombre de risques :

d’abord celui d’un discours faisant l’économie (du moins pour une partie) de la question

politique ― c’est-à-dire une approche qui choisit de ne pas mettre à l’avant-plan la question

de la lutte politique et identitaire, même si, à la lumière des innombrables défis auxquels

font actuellement face les communautés autochtones de tous horizons, son importance

capitale est d’emblée reconnue; celui, ensuite, de mettre l’accent sur les ressemblances

entre les diverses cultures autochtones à l’inverse, par exemple, d’un intérêt pour une

philosophie amérindienne non dissoute dans une uniforme et prétendument abstraite

« autochtonie »; enfin, celui de la valorisation d’une culture éthique et épistémologique

traditionnelle dans un contexte moderne (post-colonisation) rendant difficile son

actualisation ou sa revitalisation, tant chez les peuples autochtones que parmi les non

autochtones qui souhaitent s’en inspirer. Conscients de ces quelques fragilités sur le plan

théorique et politique, nous choisissons néanmoins, intéressés que nous sommes par les

savoirs et systèmes moraux traditionnels (plus spécifiquement par les savoirs autochtones

390 Waters, Anne. « That Alchemical Bering Strait Theory : America’s Indigenous Nations and Informal

Logic Courses », dans Waters, Anne (dir.). American Indian Thought. Philosophical Essays, Malden/ Oxford/

Victoria, Blackwell Publishing, 2004, p.82. 391 Entendre par « éthique substantive » l’un des trois grands secteurs théoriques associés à l’éthique

contemporaine, qui comprennent, outre les théories tournées vers l’énonciation et l’élucidation d’une

« substance morale », la métaéthique et l’éthique appliquée, (en référence à la typologie établie par Ludivine

Thiaw-Po-Une (dir.) dans Questions d’éthique contemporaine, Paris, Stock, 2006, p.20-33.).

Page 241: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

232

et, dans le cadre du présent compte-rendu, par la pensée amérindienne) d’effectuer ce

parcours exploratoire et quelque peu œcuménique à travers les multiples paysages de la

pensée holistique autochtone, convaincus que nous sommes de l’utilité d’offrir un modèle

ouvert et « généralement saisissable » à ceux et celles, intellectuels et scientifiques

occidentaux, qui ont le souci de l’autocritique.

Page 242: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

233

5.2 Savoir, culture et tradition

On consent généralement à voir dans le savoir autochtone un système de croyances

cherchant à donner un sens – représenter, rendre compte – au monde vécu davantage qu’à

démontrer les règles et vérités objectives dont ce monde serait le « produit dérivé ».

Ensemble d’expertises techniques et théoriques liées à la subsistance, à la médecine, à l’art

et à la spiritualité, il s’agit d’un savoir dont la tradition est bien plus que la source ou le

point d’ancrage : la culture traditionnelle chez les peuples autochtones constitue l’espace de

validation du savoir en même temps que sa condition de possibilité, de sorte que parler de

« savoir traditionnel » revient ni plus ni moins qu’à énoncer un pléonasme. On considère,

en d’autres termes, que n’est « su » que ce dont la tradition peut s’avérer être la

manifestation et le relais.

Transmis oralement, le savoir autochtone a pour véhicules privilégiés les mythes et

les contes, manières singulières et hautement symboliques de raconter le sens du monde.

Combinés aux apprentissages entourant le mode de subsistance et à la pratique spirituelle,

c’est-à-dire aux rites en tant qu’expériences collectives du sacré, les mythes constituent ce

que Brian Burkhart appelle des « meaning-shaping principles of action »392, des

mécanismes cognitifs créant de l’ordre et permettant « d’établir la grande hiérarchie des

faits » (référant par « faits » aux choses, aux valeurs, aux événements) et « de séparer

l’accidentel du trivial et de l’essentiel, de transformer en absolu la relativité éphémère du

contingent »393. L’objectif n’étant point, en cette dernière étape de notre thèse, d’effectuer

une analyse anthropologique de la structure des mythes mais bien plutôt d’en considérer le

rôle didactique (d’un point de vue moral et relationnel) ainsi que la teneur épistémique,

c’est donc surtout de la manière dont se formule et se perçoit l’information contenue dans

le mythe dont il doit être question, ainsi que des procédés par lesquels celle-ci arrive à faire

autorité et à se constituer en savoir. Il s’agit en somme de voir comment la valeur de vérité

du mythe (ou de tout autre récit à caractère didactique) est appropriée et consacrée.

392 Yazzie Brian, Burkhart. « What Coyote and Thales Can Teach Us : an Outline of American Indian

Epistemology », dans Waters, A. op. cit., p.17. L’on peut certainement effectuer un rapprochement entre cette

notion de Burkhart et le concept psychologique de « scripts comportementaux » évoqué dans le chapitre

précédent. 393 Gosselin, Paul. Des catégories de religion et de science : essai d’épistémologie anthropologique, thèse de

doctorat, Québec, Presses de l’Université Laval, 1986, p.98.

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234

Une des différences les plus marquées entre les récits mythiques amérindiens et les

mythes et contes occidentaux (par exemple les contes pour enfants) concerne l’organisation

des événements et des faits : alors que les contes occidentaux s’élaborent sur une base

linéaire et plutôt progressive, les contes amérindiens ont une structure à première vue

chaotique et font davantage usage de la métaphore pour exprimer des idées à contenu

moralement évocateur394. En plus de transmettre de l’information « dissimulée » à travers

une couche de symboles et d’événements à la trame non fermement constituée, les histoires

amérindiennes se trouvent à formuler « par la négative » les éléments d’apprentissage : le

personnage du coyote, dont la présence est récurrente dans les mythes amérindiens et qui

fait figure de « mauvais philosophe », vient par ses réflexions rusées et ses actes de

délinquance représenter l’acte à ne pas faire, vient dévoiler le versant creux d’une vérité à

constituer. Les erreurs du coyote sont autant d’éléments de « non philosophie », de mauvais

exemples voulant attirer la moquerie sur celui ou celle qui agit en inadéquation par rapport

au monde ― en ne respectant pas les limites et les cycles de la nature, en cherchant à

capturer et retenir sous forme de connaissance fixe ce qui ne peut se capter qu’à travers

l’expérience du temps continu, en agissant de manière à maximiser l’intérêt individuel au

détriment de la communauté, etc.395. Enfin, le conte autochtone fournit un espace

imaginaire davantage propice au questionnement qu’aux réponses et à la résolution

d’impasses. Ces trois traits caractéristiques des contes et mythes autochtones révèlent un

rapport spécifique à l’autorité du savoir oralement, traditionnellement et métaphoriquement

constitué, où l’individu en apprentissage joue un rôle de premier plan.

Il est généralement admis que les sociétés traditionnelles ne valorisent pas la remise

en cause du savoir transmis, que le savoir traditionnel, en outre, n’acquiert pas son statut en

vertu de sa réfutabilité. En fait, la flexibilité des « contenus véridiques » véhiculés pas les

mythes et les enseignements des personnes aînées favorise, voire exige, une

individualisation du savoir qui s’exprime à travers l’« autonomie relationnelle »396 de la

personne en situation d’apprentissage. À l’instar du respect porté à l’endroit de la sagesse

394 Bock, Tonia. « A Consideration of Culture in Moral Theme Comprehension : Comparing Native and

European American Students », Journal of Moral Education (University of St. Thomas), vol. 35, nº 1, mars

2006, p.72. 395 Y. Burkhart, B. op. cit., 15-16. 396 Cette expression, employée telle quelle dans la littérature philosophique autochtone et semblant aux

premiers abords paradoxale, sert dans les faits à pointer, avec nous le reconnaîtrons quelque audace, le

caractère relativement illusoire de l’idée d’autonomie individuelle.

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235

acquise et démontrée des aîné-e-s, le savoir issu de la tradition orale amérindienne (qu’il

soit pratique ou religieux) ne doit pas, à la manière cartésienne, répondre pour se constituer

au prérequis du doute397. Comme l’exprime un jeune Indien Keres, « [y]ou don’t ask

questions when you grow up. You watch and listen and wait, and the answer will come to

you. It is yours then, not like learning in school »398. Dans une perspective de

perception/validation du savoir dans sa forme préréflexive et tacite (élément

d’épistémologie autochtone dont il sera plus amplement question un peu plus loin), la

logique cartésienne de re-connaissance – quand le questionnement critique précède

l’affirmation – vient s’inverser, ouvrant l’espace pour une connaissance où l’engagement et

la confiance constituent les éléments initiateurs et « pré validés » de l’entreprise

cognitive399. Entre les postures enseignante et apprenante, entre l’autorité du savoir énoncé

et celle du savoir incorporé et renégocié à l’échelle individuelle, un équilibre qu’on pourrait

croire impossible prend place. Il peut en effet sembler étrange de constater l’importance

qu’accordaient les sociétés autochtones traditionnelles, si fermement consacrées dans leur

relation à la communauté, aux principes d’autonomie et de non-interférence. Cette

ambiguïté apparente se dissipe toutefois à la lumière du concept de société ou culture

relationnelle que revendique notre thèse, comme aussi à la lumière de la distinction, plus

d’une fois relevée dans les publications autochtones, entre les notions d’« individualisme »

et d’« individualité ». La société relationnelle apparaît telle un espace de co-naissance où le

soi se déploie dans l’unicité mais en relation avec l’autre, et où la communauté ne se

présente pas telle une « unité » au sein de laquelle les parties individuelles se verraient être

subsumées, comme l’explique Helmut Wautischer :

[…] individuality is valued more in relational societies than in Western

individualism […] Western individualism is based on atomism combined with

the notion of an essential human nature, and thus the Western notion of self de-

emphasizes the individual in favour of a common essential nature. Each of us,

as an atom, has a particular personality, but what is valuable about us – and

what is definitive about us – is not our individuality, but our commonness, the

essential nature that all of us share an which, in turn, must be respected by all

people. Rationality has often been thought to define this nature, and rationality

is universal, hence, what is most special about us as humans, and what is most

397 En l’occurence doute cartésien. 398 Gill, H. Jerry. « Knowledge, Power, and Freedom : Native American and Western Epistemological

Paradigms », Philosophy Today, vol. 4, nº 43, hiver 1999, p.427. 399 Ibid., p.434-435.

Page 245: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

236

valuable about us as human, is a universal capacity […] By contrast, in a

relational culture, at least in the Aboriginal culture, where persons are defined

by their relationships – and each individual even in the same family might be

expected to have a unique set of relationships – each person will be viewed as

unique […] Aboriginal form of autonomy does not result from a universal

capacity of reason and atomism, but from one’s individuality and relationships

by developing the uniqueness […] found in a set of totemic relationships400.

En somme, c’est dans un rapport à la fois poreux et strict à l’autorité des

enseignements traditionnels que l’individu relationnel (ici autochtone) se positionne en tant

qu’agent épistémique. Les vérités du monde, qu’elles soient ou non empiriquement

observables, se mesurent à l’ampleur du processus signifiant qu’elles génèrent pour chaque

sujet de savoir. Ni explicites ni objectivées, elles sont admises en amont d’une volonté

organisatrice et hiérarchisante du savoir, conformément à la vision du monde des peuples

chasseurs-cueilleurs qui n’admettent de hiérarchie stricte ni entre les humains, ni entre

ceux-ci et la nature ou les êtres surnaturels, ni, du reste, entre les idées.

400 Hoyt L. Edge. « Individuality in a Relational Culture. A Comparative Study », dans Wautischer, Helmut

(dir.). Tribal Epistemologies. Essays in the Philosophy of Anthropology, Aldershot/ Brookfield/ Sydney/

Singapore, Ashgate, 1999, p.37-38.

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237

5.3 Une épistémologie distincte

Plusieurs spécialistes, en anthropologie comme en philosophie, ont jugé bon

d’étudier le savoir autochtone comme un élément de culture, c’est-à-dire d’aborder ses

différentes composantes comme autant d’éléments faisant état des valeurs et de la structure

des rapports sociaux en vigueur dans les sociétés traditionnelles. Avant d’avancer sur le

terrain d’une analyse spécifiquement épistémologique, nous proposons de mettre en

lumière, à travers divers angles philosophiques, quelques-uns de ces éléments qui

caractérisent le savoir dans ce que certains appellent les sociétés à « pensée circulaire »401

― terme employé pour désigner le mode cyclique, non linéaire et non hiérarchique sur

lequel se fondent les cultures autochtones.

Prenant forme au sein de sociétés d’autosubsistance la plupart du temps nomades,

politiquement non centralisées et sans propriété privée instituée, le savoir autochtone se

situe nécessairement en marge des paradigmes de la science moderne. Cette dernière, nous

en avons fait plus d’une fois l’observation, considère en effet l’individu libre et rationnel

comme le dépositaire de la connaissance, l’humain comme le plus évolué des êtres et la

connaissance elle-même comme un instrument de contrôle des éléments de la nature. Aussi,

on reconnaîtra de manière assez unanime que les caractères communautaire, écologique et

pragmatique du mode de vie autochtone constituent l’essentiel de sa « différence » par

rapport à celui que préconise la culture occidentale largement dénaturée, progressiste et

individualiste. Mais encore, et d’un point de vue général, c’est à travers une attitude non

discriminatoire face à la subjectivité du savoir que la pensée autochtone affichera sa

spécificité par rapport à la pensée occidentale moderne.

Dans un univers philosophique relationnel, « comprendre » s’inscrit en tant que

conséquence des relations telles qu’établies et discernées par le sujet social. Comme

l’indique de manière imagée Rudolph Ryser, « the personal self is the collective self as the

upstream waters are to the full river below »402. Éminemment collectives, les visées de la

connaissance autochtone dépassent la pure élucidation ou contemplation individuelle

401 Sioui, Georges. Les Wendat. Une civilisation méconnue, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994. 402 Ryser, Rudolph (1998 : 1-2), cité dans Wautischer H. op. cit., p.4.

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238

devant une vérité « se donnant à voir ». À l’inverse des exercices rationnels de la

philosophie occidentale généralement caractérisée par un langage dense, plutôt abstrait et

ouvrant sur un potentiel peu élevé d’intégration via l’institutionnalisation, le savoir-sagesse

des sociétés traditionnelles se veut accessible aux masses et fort de la cohérence, ou l’on

peut dire de « l’efficacité idéologico-normative » des systèmes religieux ou philosophies à

consonance spirituelle (ex. : confucianisme et taoïsme)403. Surpassant l’intérêt théorique,

les buts épistémiques collectifs ont de plus une valeur souvent instrumentale. En effet,

envisager le savoir traditionnel de manière non sommative, c’est-à-dire supposer que celui-

ci soit à l’échelle de la communauté plus que la somme des connaissances de ses membres,

revient, au sens où l’entend Alvin Goldman (1999), à se tourner vers des considérations

pragmatiques404. On se demandera alors, non pas « pourquoi ce groupe a-t-il besoin de cette

connaissance ? » mais bien « pourquoi ce groupe a-t-il besoin que telle information

spécifique soit considérée comme une connaissance ? ». L’utilité publique du savoir

traditionnel n’est pas, au sens de l’utilitarisme moderne, un critère de sélection, en regard

des besoins du contexte, des informations valides parmi celles que suggère et révèle la

science; le pragmatisme épistémologique de la science autochtone – le fait que le savoir soit

utile d’un point de vue pratique et collectif – voit dans l’utilité et le potentiel

socioculturellement signifiant d’une information son critère de vérité autant que sa

possibilité d’émergence, davantage qu’un facteur devant servir à sa

qualification/disqualification dans un contexte précis. Ceci ne signifie pas que les besoins

du contexte ne jouent aucun rôle dans la détermination de sa validité, au contraire. Ce qui,

en fait, est à comprendre de la contextualité du savoir autochtone est que celle-ci ne

consiste pas en un instrument de mesure (du savoir) mais bien en la mesure elle-même, ou

pour mieux dire qu’elle en constitue la manifestation, l’existence immédiate405.

403 Gosselin, P., op. cit., 101. 404 Goldman, Alvin (1999), rapporté dans Fallis, Don. « Collective Epistemic Goals », Social Epistemology,

vol. 21, nº 3, juillet-septembre 2007, p.267-268. 405 Nécessairement situé dans le temps et dans l’espace, implicitement consenti et réfléchi dans l’expérience,

le savoir autochtone s’exprime à travers une philosophie empruntant à bien des égards au langage de la

phénoménologie. Comme l’a fait remarquer Husserl, la philosophie occidentale aurait dès ses débuts perdu de

vue qui nous, en tant qu’humains, sommes, en oubliant de considérer la multiplicité des intentionnalités

particulières (face aux phénomènes à connaître) qui sont autant de manifestations d’un monde immanent et

pré-donné à l’expérience humaine (Burkhart, Y. B., op. cit., p.23-24). Une théorie du savoir, dans la

perspective phénoménologique, ne peut faire fi de la relation entre l’objet (de savoir) appréhendé et

l’intentionnalité subjective, bref, de la valeur expérientielle des processus rationnels. C’est dans cette optique

qu’on peut parler de savoir incorporé ou « vécu », savoir qui, comme l’indique encore Brian Burkhart, «

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239

Une autre précaution s’impose quant au fait de mettre en parallèle la pragmatique

culturelle et scientifique des sociétés autochtones traditionnelles et le pragmatisme en tant

que secteur de la philosophie américaine contemporaine, en vertu duquel tout élément de

subjectivité, bien que témoignant de la rationalité pratique, demeure un « contaminant » de

l’entreprise rationnelle tant qu’il n’est point extrait de la croyance et du cadre sensoriel406.

Ce que l’on constate du côté des différents systèmes philosophiques autochtones, c’est que

bien que plusieurs niveaux de connaissance soient possibles et nommément distingués par

le langage, une « unité du savoir » s’impose néanmoins qui empêche sa dislocation en un

ensemble de principes internes/subjectifs et externes/objectifs. Prenons l’exemple de la

métaphysique maorie, conformément à laquelle toute chose possède un corps (tinana), un

soi immatériel (wairua), une place respectant l’ordre « divin » (mauri) et une

caractéristique vitale (hau). Trois mots servent à désigner la notion de savoir, soit :

matauranga, qui signifie essentiellement savoir au sens commun, fiable et informé;

mohiotanga, qui ressemble au premier mais qui s’acquiert par l’exercice spécifique des

facultés intelligentes et par la familiarité; et enfin wananga, qui désigne le savoir

[w]hatever we call it […], is not improved by adding abstract propositional form and is not capable of being

justified in the foundational sense and seems to need no such justification » (Ibid., p.20). Toutefois, si

l’épistémologie autochtone entretient certaines affinités avec la phénoménologie continentale (en ce qui a trait

à la dimension incarnée des processus de connaissance), elle s’en écarte à l’endroit précis de l’épochè, cette

« suspension de la conscience » dans notre relation aux choses du monde qu’Husserl croyait nécessaire à la

saisie brute des phénomènes dans leur forme « pré-subjective ». Selon Burkhart toujours, « [i]n American

Indian philosophy, there is no phenomenological attitude as such. In American Indian philosophy, we must

maintain our connectedness, we must maintain our relations, and never abandon them in search of

understanding, but rather find understanding through them » (Ib., p.25). Par contraste avec la thèse

descolienne, nous serions donc en présence d’une phénoménologie de type « perceptuelle-relationnelle » plus

qu’ontologique — entre les modèles de Burkhart et de Descola, nous hésiterions cependant à identifier une

véritable contradiction, car même en accordant priorité aux schémas ontologico-identitaires par rapport aux

schémas relationnels (comme le fait ce dernier), nous pouvons encore considérer qu’aucune démarche

d’identification/distinction (à/de l’autre) ne peut être engagée sans l’expression première d’une volonté

relationnelle. Au cours de notre thèse, il fut implicitement question de celle-ci dans nos références à la

sollicitude ou sentiment premier du care about, que nous avons affirmé être ce qui permettait avant toute

chose que soit considéré l’autre en tant qu’existant digne d’attention; ensuite seulement, pourra advenir

l’exercice visant à penser/caractériser/classifier sa nature ou condition existentielle (l’identification), puis

enfin celui visant à s’y lier de manière concrète en fonction des propriétés dont il aura au préalable été imputé

(la relation). De bout en bout, le schéma de la connaissance [de l’autre et en l’autre] demeure ici relationnel :

les relations au monde mettant en scène la subjectivité essentielle de celui-ci – l’expérience d’un monde

conçu et appréhendé dans la relation, par les relations – constituent précisément le noyau de la philosophie

autochtone, non sa « faiblesse » ou l’élément dont il conviendrait de prendre conscience d’abord pour mieux

être en mesure de le suspendre ensuite… 406 Roberts, Mere Roma et Peter R. Wills. « Understanding Maori Epistemology. A Scientific Perspective »,

dans Wautischer, H. op. cit., p.49.

Page 249: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

240

« surnaturel » ou ésotérique, activateur des pouvoirs ancestraux407. Puis, comme une sorte

de « principe holistique » du savoir, on retrouve en superposé le paradigme

épistémologique du whakapapa. Roma Roberts et Peter Wills expliquent de quelle manière

ces différentes « couches » de savoir viennent se superposer les unes sur les autres et

former un système extrêmement différent de celui dans lequel s’insère la logique

occidentale, différent mais non moins cohérent :

[Wakapapa is a] conception of the whole of reality as a continuous unfolding of

vital generative process, rather than as mechanical occurrences within inert

material substance…. it is the relationship between knowledge (as wananga or

matauranga) and whakapapa that provides the ‘flesh’ on the epistemological

‘bones’. One is not complete without the other. Whakapapa provides the

information that enables knowledge to be situated; on this, in ever developing

layers of meaning, is applied matauranga (in the sense of ‘everyday

knowledge’) and/or wananga (esoteric knowledge). Collectively, these layers

of meaning and understanding form an ‘epistemological whakapapa’ or

knowledge paradigm. It is the understanding of, and explication of the

relationship between them that leads to wisdom408.

[…] tribal cultures like the Maori of Aoteoroa feel no need of unifying the

plurality of experience through the formal exercise of logical argument. All the

particulars of differentiated experience are taken to be anchored to physical

reality by virtue of their momentary temporal instantiation, rather than through

the manifestation of mathematical relationships between quantities that must be

forced into consciousness by application of abstract reasoning. In Maori

epistemology, the anchoring of experience in the unity of physical reality is

guaranteed by the successive layers of whakapapa409.

On comprend, avec une catégorie épistémologique telle que le whakapapa maori, qu’il est

possible et même convenable, pour certains peuples, d’envisager un savoir-synthèse (nous

disons bien synthèse, non pas unitaire ou homogène) grâce auquel on puisse obtenir un

produit globalement signifiant même lorsque chaque unité qui le constitue n’a pas au

demeurant été « prouvée » empiriquement. Pour reprendre les termes de Gregory Cajete,

l’orientation matérielle, mytho-religieuse, cognitive et émotionnelle d’un peuple est en

quelque sorte une « carte » de sa géographie multidimensionnelle que ses membres portent

dans leur esprit et transmettent de génération en génération410. Ce sont ces multiples replis

407 Ibid. 408 Ibid., p.50. 409 Ib., p.59. 410 Cajete, Gregory. « Philosophy of Native Science », dans Waters, A. op. cit., p.6.

Page 250: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

241

du savoir qui le font être total dans le temps, le lieu et surtout dans l’être qui le génère par

l’action combinée de ses perceptions et de sa créativité. Cette totalité se capture et se

renégocie à chaque instant, de telle sorte que le vrai ne se rencontre ni ne se fixe jamais

dans une quelconque « finitude » : la vérité, en philosophie autochtone, est spectre et

continuum.

Maintenant, si l’on se rapproche des termes disons plus conventionnels de

l’épistémologie, c’est-à-dire si l’on tente de laisser de côté les questions de culture et de

cosmologie pour se tourner de manière plus formelle vers la structure du savoir autochtone,

on remarque, et sans grande surprise, ceci : que tous les éléments relevés par la littérature

(sur le sujet) pour tenter de délimiter les frontières d’une épistémologie proprement

autochtone continuent d’être liés, de manière plus ou moins directe, à des considérations

d’ordre anthropologique en ce qui a trait à la culture expérientielle et holistique du sens

dans les sociétés autochtones précolombiennes. Il y a là, nous permettrons-nous de

remarquer, une attitude philosophique éclairée — et en ce qui concerne précisément la

philosophie autochtone, une attitude conséquente : un regard qui nous informe une fois de

plus sur la nécessité de lier nos réflexions sur le savoir, quel qu’il soit, au cadre culturel qui

en assure les bases, la texture et la continuité. Aussi, attardons-nous un peu sur quelques-

uns de ces « éléments d’épistémologie autochtone ».

Comme premier élément parmi ceux le plus souvent mentionnés dans la littérature

philosophique amérindienne (encore dans une perspective comparative avec les catégories

de l’épistémologie occidentale), on retrouve le caractère non propositionnel des

enseignements traditionnels. Le terme « non propositionnel » signifie que le prédicat de

connaissance, davantage « occurent » que « dispositionnel »411, n’en appelle point à une

disposition objective de l’agent épistémique face aux informations qui, sous la forme de

faits observables, lui seraient « proposées » par le monde extérieur. L’idée de « proposition

vraie », en l’épistémologie autochtone (du moins en référence à un certain corpus de textes,

récents et essentiellement amérindiens) serait à transposer dans celle de « vérité

411 Potter, K. H. « Does Indian Epistemology Concern Justified True Belief? », Journal of Indian Philosophy

Dordrecht, vol. 12, 1984, p.310.

Page 251: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

242

occurente », c’est-à-dire d’information ne requérant pas de passer par le crible de la raison

pour être re-connue si au demeurant elle prend forme dans une expérience signifiante (« pré

rationnelle »), de quelque ordre que ce soit. Un parallèle est à faire, ici, avec la conception

indienne (relative à l’Inde) du savoir qui identifie du terme pramã toute croyance avérée

vertu d’une conscience perceptuelle (davantage que conceptuelle) la faisant être « déjà dans

l’action », déjà posée en tant qu’« alternative qui fonctionne » plutôt qu’en tant que dis-

position à agir412.

Cette distinction faite au niveau de la forme, on se retrouve de manière quasi

obligée en inadéquation par rapport à l’ensemble des théories en épistémologie

contemporaine (encore une fois occidentale). Prenons par exemple le fondationalisme,

selon lequel une croyance vraie justifiée (justified true belief ou JTB) l’est si et seulement si

elle repose sur une autre croyance justifiée, ou sur une série de croyances se justifiant à

rebours jusqu’à ce que soit atteinte une « base solide », une fondation supportant de

manière incontestable la véracité de ce JTB : on peut alors, mais alors seulement,

estampiller celle-ci du sceau de la connaissance. Or, l’idée de justification a posteriori étant

d’emblée questionnée par l’épistémologie autochtone – car est « juste » ce qui est ressenti

et incarné, ainsi que ce qui se sanctionne par l’autorité d’une tradition de toute façon souple

et en constante évolution –, on peut difficilement imaginer que le savoir, dans cette optique,

soit à situer dans une quelconque « vérité fondationnelle ». Même chose pour

l’invariantisme, qui considère que ni les conditions de vérité, ni la signification du prédicat

de savoir ne peuvent varier en fonction d’un contexte particulier, ce qui implique qu’aucune

conception du savoir comme continuum et expérience multiforme ne puisse jamais être

prise au sérieux. Maintenant le contextualisme, toujours dans la gamme des écoles se

rapportant à l’épistémologie occidentale actuelle et avec laquelle, on pourrait croire,

l’épistémologie autochtone entretient quelque affinité, se bute encore au problème,

finalement général, de l’objectivité : si le contexte peut faire varier les standards

épistémiques en usage (qu’ils soient perceptuels, encyclopédiques ou logiques) et par le fait

même les conditions de vérité d’une attribution de connaissance, l’atteinte d’une vérité

parfaitement objective dont l’acceptabilité aura été fixée par un standard rationnel demeure

le seul objectif valide ― le recours à un standard servant précisément à soustraire du

412 Ibid., p.310-313.

Page 252: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

243

contexte tout danger de subjectivité. Il convient de le répéter, aucune « vérité » qui ne soit

en dernier lieu signifiante, ou mieux pertinente d’un point de vue social et culturel, ne peut

être tenue pour telle par l’agent épistémique qui se réclame du savoir holistique autochtone.

Entre standard et tradition, c’est à l’écart déjà mentionné entre quête de vérité et quête de

sens qu’on se heurte… Qu’on soit du côté des enjeux touchant les facultés (cognitives,

sensorielles) ou de celui touchant aux attitudes propositionnelles, autrement dit qu’on

s’intéresse aux sources ou aux conditions d’assertion de la connaissance, on demeure, en

épistémologie occidentale, en quête de certitude. Ce que nous disent les Autochtones, c’est

que l’atteinte de cette certitude est à payer au prix d’un renoncement à l’apprentissage et à

l’épanouissement via l’intégrité de l’expérience humaine (cognitive, émotionnelle,

spirituelle, corporelle et affective). Même non « justifiée » empiriquement ou

rationnellement, toute croyance représentée et interprétée subjectivement peut, de leur point

de vue, renfermer un pouvoir explicatif, peut permettre une compréhension ou encore

parfaire une sagesse413.

Troisièmement, les épistémologies autochtone et occidentale se distinguent quant au

type de conscience devant présider à la constitution d’un savoir. Clairement internaliste, le

paradigme épistémologique autochtone s’enracine dans une conscience « potentielle »414

face aux éléments signifiants alors que l’externalisme, plus conventionnel en épistémologie

occidentale, s’attache à l’idée d’une conscience « effective »415 à l’affût d’éléments

probants. Les cultures amérindiennes qui, par exemple, accordent une valeur de savoir aux

visions du chaman ou encore aux révélations contenues dans les rêves et les transes

rituelles, voient dans le subconscient une source valide d’informations. Mais entre le

subconscient et l’exercice de la rationalité conceptuelle, d’autres niveaux de conscience

s’interposent qui, s’ils prévalent épistémologiquement, viendront délimiter de manière

distincte les pourtours de ce que l’on conçoit comme relevant du « savoir ». Richard

Sorenson, dans un article s’interrogeant sur la nature de la conscience chez les peuples

413 Notons ici qu’une réflexion vraiment approfondie sur l’incommensurabilité (présumée) des perspectives

épistémologiques tant occidentale qu’autochtone impliquerait que soit aussi fait un examen des approches

cohérentiste et naturaliste (sans référence ici à la terminologie descolienne), tâche qui, bien que certainement

en lien avec les objectifs du présent examen, en excèderait néanmoins l’ambition. 414 Fallis, Don. op. cit., p.272. 415 Ibid.

Page 253: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

244

indigènes d’avant la conquête, parle de « conscience liminale » pour définir la posture

épistémique à la base des interactions humaines qui formaient l’essentiel de la création et

du partage de sens dans ces communautés. Suivant ses descriptions, ces interactions étaient

aussi spontanées et omniprésentes qu’authentiques et sensuelles, fondant une sorte de

« coordination affective » en fonction de laquelle ressentir et comprendre s’affichaient tels

des phénomènes issus d’une même culture relationnelle, d’une même profondeur

expérimentale. Pour emprunter ses mots, « ‘tactile-talk’ was ‘affect-talk’, and ‘affect-talk’

was ‘truth-talk’ »416 :

[…] liminal awareness was the principle focus of mentality in the preconquest

cultures contacted, whereas a supraliminal type that focuses logic on symbolic

entities is the dominant form in postconquest societies. […] This concept,

though abstract, provides a useful term. In the real life of these preconquest

people, feeling and awareness are focused on at-the-moment, point-blanck

sensory experience – as if the nub of life lay within that complex flux of

collective sentient immediacy. Into that flux individuals thrust their inner

thoughts and aspirations for all to see, appreciate, and relate to. This unabashed

open honesty is the foundation on which their highly honed integrative empathy

and rapport become possible. […] Only when awareness shifted from liminal to

supraliminal did the notion of ‘correctness’ become a matter of concern […]

They used rhetoric and logic argumentatively with reference to norms,

precedents, and agreements to gain and maintain dignity, status, and position. It

was an altogether different world from that of the preconquest era where people

freely spread their interests, feelings, and delights out for all to see and grasp as

they lurched toward whatever delightful patterns of response they found

attractive417.

Une dernière considération, assez rapprochée de la notion de conscience liminale,

est à faire quant au type de conscience que sous-entend un système de croyances fondé

dans l’expérience, la tradition orale et la sagesse pratique. Il s’agit de celle, importante à

notre sens, qui touche la notion de savoir tacite et qui fut abordée en profondeur par

Micheal Polanyi dans un ouvrage de 1969 intitulé Knowing and Being. Nous nous y

référerons pour notre part à travers les analyses de Jerry Gill, qui se rapporte à Polanyi dans

un article qu’il consacre à l’épistémologie amérindienne418.

416

Sorenson, Richard. « Preconquest Consciousnes », dans Wautischer H. op. cit., p.97. 417 Ibid. p.82. 418 Gill, H. J. op. cit., p. 423-438.

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245

Polanyi distingue d’abord ce qu’il appelle la conscience focale (quand on dirige

notre attention sur certains facteurs) de la conscience subsidiaire (quand on est conscient

d’un facteur sur lequel on ne porte pourtant pas notre attention, ce qui implique que l’on

sache à la base plus que ce que l’on ne peut prétendre savoir). À cette première distinction,

il en rattache une autre qui s’établit entre activité conceptuelle et activité corporelle puis,

joignant les deux, il obtient une troisième distinction, celle entre savoir explicite et savoir

tacite. À la différence du premier qui s’ouvre et se referme sur le paradigme de l’objectivité

(et de même se cantonne, généralement, au registre de l’explicite), le second implique et

reconnaît des catégories que l’on qualifie généralement de subjectives, soit les aptitudes

verbales et corporelles, les intuitions, les jugements de valeur et l’imagination. Portés à

l’expérience par la conscience subsidiaire, ces différents items de sens se réunissent pour

former une totalité vécue, une unité signifiante qui prendra alors la forme d’un concept,

d’une qualité ou d’une personne419. C’est ce que Polanyi appelle les « actes d’intégration

cognitive » et qu’il distingue de la logique inférentielle. Identifiant celle dernière à un

procédé argumentatif « retraçable » – l’inférence consistant dans le passage des données à

la conclusion en passant par la prémisse, processus d’évolution d’une idée dont on peut en

tout temps remonter et refaire les étapes –, il la compare au savoir tacite qui, en vertu de ces

totalités contingentes que sont les « actes intégrateurs », ne peut se défaire et se refaire de la

sorte en suivant une série d’« étapes »420. Selon Polanyi, c’est dans cette dimension

immédiate (non latente ou indéterminée sur le plan temporel) et tacite de l’expérience

signifiante que se trouverait la base du savoir. Gill prend le relais de son hypothèse en

rattachant la conception du savoir comme fondamentalement tacite au paradigme de

l’épistémologie amérindienne :

Turning now to the question of the basis of knowledge, Polanyi’s perspective

substantiates and elaborates the Native American paradigm as over against the

modern Western approach by insisting that the basis of epistemic activity is not

some self-evident truth or bed-rock perceptual « given », but implicit trust in

both the possibility of knowledge and our human cognitive capacities and

powers to actualize it. This trust functions not so much as a foundation for the

acquisition and development of knowledge, but as the axis around which these

activities revolve. This axis is, to be sure, tethered to the projects and purposes

419 Ibid., p.430-431. 420 Ib., p.431.

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246

of those who seek to gain and implement knowledge, and as such it neither can

be given nor needs any further justification421.

La dimension tacite et immédiate du savoir autochtone étant relevée, il serait néanmoins

réducteur, ou même un peu cavalier de prétendre que celui-ci a tout de tacite et absolument

rien d’explicite. Ce qu’il convient en réalité de remarquer est plutôt un écart entre

l’épistémologie occidentale et l’épistémologie autochtone quant à l’importance à accorder à

cette base tacite et pragmatique de nos connaissances. Et au final, si l’on admet que le

savoir incarné par la tradition autochtone s’articule d’abord et avant tout autour d’une

valorisation [tacite] des impératifs pragmatiques et collectifs que génère l’environnement

naturel et social, on se trouve dans un sens à devoir considérer le savoir dans sa dimension

adaptative et en tant que finalité. On se retrouve face à l’impératif d’arrimer le

développement du savoir aux nécessités du vivre-ensemble, ou en d’autres termes, face à la

question de l’éthique.

421 Ib., p.434.

Page 256: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

247

5.4 Un fondement éthique

En présentant le savoir traditionnel autochtone comme l’expression d’une culture

dite relationnelle, ce que plusieurs auteur-e-s autochtones ainsi que nous-même nous

trouvons à énoncer est la nature implicitement éthique de ce savoir, ou en d’autres termes le

fait que celui-ci doive être abordé en tenant compte de la synchronicité de ses éléments

éthique et épistémologique. Objet et valeur, de même que « comprendre » et « valoriser »

chemineraient pour ainsi dire côte à côte, le long d’un même axe définitoire. Permettons-

nous de citer une fois de plus Roberts et Wills, qui nous rappellent que la vision du monde

autochtone – qu’ils qualifient de « transformative » plus qu’« acquisitive »422 – a pour but «

not simply to provide ‘neutral’ or unbiased information that individuals are then free to

interpret and use as they see fit. Instead it seeks to impart those values that provide the

moral and ethical guidelines for the entire society, and thereby keep the world intact »423. Il

faut voir la pensée autochtone comme une entreprise sociocognitive préoccupée moins par

l’établissement de règles logiques ou encore de normes devant servir à gouverner le

raisonnement, que par « the development of contextually relevant explanatory (expounded

as narratives), and by means of these, the inculcation of culturally defined values and rules

of conduct »424. Les cérémonies traditionnelles, par exemple, ont d’une part pour fonction

de générer, performer, reconduire et transformer le savoir spirituel et d’autre part, de

rappeler aux acteurs sociaux leur responsabilité dans leurs relations à la vie (humaine et non

humaine). En tant que diverses mises en scène de cette relation au monde, les cérémonies

rituelles viennent restaurer l’équilibre et cultiver le rapport créatif des humains à la

nature425. C’est pourquoi la spiritualité (au fait l’ensemble du savoir métaphysique), en

philosophie autochtone, n’est non seulement pas disqualifiée en tant que dispositif de

croyances « irrationnelles » mais occupe même une place privilégiée : la « vérité »

convoitée est en effet celle devant permettre de signifier et de comprendre davantage que

celle servant à prédire et à contrôler426.

422 Roberts, M. R. et P. R. Wills. op. cit., p.66. 423 Ibid., p.65. 424 Ib., p.66. 425 Cajete, G. op. cit., p.54. 426 Ibid. p.52.

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248

Deux propositions théoriques (parmi certainement plusieurs autres) peuvent ici

servir à inspirer l’idée suivant laquelle le savoir, même en tant que phénomène

éminemment cognitif, puisse se comprendre en référence au dispositif éthique et ce, au

niveau le plus élémentaire de sa constitution ― en d’autres termes, l’idée que le critère de

moralité correspondrait à une de ses conditions de possibilité. D’abord la proposition de

John DuFour qui soutient qu’une croyance acquiert le statut de connaissance en vertu de

son « caractère méritoire », et ce à deux niveaux : le niveau épistémique, qui renvoie à ce

qu’il appelle le « content merit » d’une attribution de connaissance – ou « truth-relevant

merit », qui peut être déterminé par un processus d’inférence logique – et le niveau éthique,

qui correspond pour sa part au « state merit » de cette même attribution427. Nous ne

surprendrons pas en affirmant que c’est sur le second niveau de mérite que nous souhaitons

attirer l’attention. Il concerne l’état dans lequel on se trouve en tant que croyant-

e/apprenant-e et se sanctionne par l’acceptabilité morale de la manière dont on arrive à

savoir. Il s’agit ni plus ni moins que d’une exigence de validation éthique des éléments de

justification épistémiques. Faisant notamment le lien avec l’épistémologie contextualiste

(lien d’affinité mais non d’équivalence, précisons), DuFour soutient que ces deux types de

mérite interagissent entre eux et que c’est à l’intérieur même de nos pratiques signifiantes

(qu’il appelle « belief practices ») qu’on peut en déterminer l’atteinte, de sorte que « the

various features of the relevant context of implementation of a belief practice, by analogy,

determines the standards for what counts as ethically acceptable of legitimate

understanding or belief »428. Les cultures autochtones, en fait, seraient particulièrement

riches de ces pratiques de sens moralement constituées et sanctionnées.

Une seconde proposition est celle qu’énonce Linda Zagzebski quant à la pertinence,

voire la nécessité de lier l’éthique au savoir, c’est-à-dire au problème de sa valorisation.

Selon elle, il devrait pouvoir être possible de parler de connaissance sans lier à la manière

traditionnelle la croyance à sa justification rationnelle (le savoir en tant que JTB), ceci en

acceptant de considérer le savoir comme un « acte de vertu ». Elle prétend que l’acte de

croire ne peut être possible sans l’existence préalable de motivations, et que ces

427 Dufour, John. « Ethics and Understanding », dans Waters, A. op. cit., p.35-36. 428 Ibid., p.40.

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249

motivations, en tant que composantes de la vertu intellectuelle, sont de nature volontaire

mais non nécessairement intentionnelle, c’est-à-dire qu’elles mettent essentiellement en

œuvre des actes pour lesquels on récoltera soit le crédit, soit le blâme. En faisant ainsi

relever la croyance de la volonté davantage que de l’intentionnalité, Zagzebski fait

remarquer que pour s’avancer dans la quête de la vérité (pour caresser l’intention de

connaître) il faut au moins, et à prime abord, être motivé par le désir de valoriser la vérité.

Il s’en suit que « [t]here is, therefore, a moral motive to have knowledge. The value that

converts true believing into knowing is a condition for the moral value of acts that depend

upon the belief »429. Ainsi relevé le caractère motivé du savoir, ce qu’il convient ensuite de

reconnaître est l’interrelation qui prévaut entre les aspects désirable et valorisable d’une

connaissance, puis ultimement le critère moral auquel doit répondre toute prétention à la

vérité :

There are no important ‘truths’, if a truth is a true proposition, since

propositions are not important in themselves, and if truth is a property of

propositions, truth is not what is important. Instead, it is the state of truly

believing the proposition that is important430.

Zagzebski comme DuFour nous font en somme remarquer, à leur manière, que toute

croyance prend forme dans un acte motivé (par la volonté de mérite ou de vertu) face au

désir de savoir, et qu’il est illusoire de croire que cette motivation puisse être parfaitement

objective ou détachée du contexte moral qui la transperce et, au fond, l’active pratiquement.

S’il en était autrement, il serait impensable, cognitivement parlant, qu’une volonté de savoir

puisse être réprimée à sa base, ce qui est pourtant le cas chaque fois qu’une croyance que

nous savons questionnable d’un point de vue rationnel nous pousse néanmoins à agir. La

tradition aristotélicienne, dont Zagzebski s’inspire vraisemblablement, avait déjà énoncé ce

lien inaliénable entre vertu intellectuelle et vertu morale, cette adéquation nécessaire entre

bien et vérité qui fait être au raisonnement pratique ce que les relations sont à la vie.

Maintenant, si l’héritage de la sagesse antique s’est soldé en Occident par une tradition

philosophique s’éloignant progressivement de l’injonction morale – en mettant, de manière

toujours plus accentuée, les éléments du monde « au service » de la raison, autrement dit en

429 Zagzebski, Linda. « The Search for the Source of Epistemic Good », Metaphilosophy, vol. 34, nos 1/2,

janvier 2003, p.19. 430 Ibid., p.21.

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250

accentuant cette distance séparant le sujet rationnel de l’objet qu’il convoite –, c’est à

l’inverse, si on veut, en gardant la raison au service du monde que la sagesse autochtone

s’est développée et maintenue. Et peu importe quelle en fut la raison, ce qu’il nous faut

admettre et peut-être saluer est le fait, dûment évocateur, que les sociétés autochtones

traditionnelles n’ont pas payé la vérité au prix d’une distanciation de l’être face au monde

qui l’engendre et le nourrit.

Bouclons le tout par un constat : la connaissance est parmi les phénomènes humains

celui dont la structure, les fonctions et les mécanismes sont probablement les plus

complexes, mais aussi, et c’est ce que dévoilent les travaux en philosophie autochtone, les

plus divers. Y a-t-il une seule manière « vraie » d’appréhender le savoir? Semble-t-il que

non, si l’on accepte de concevoir que même objectivement justifiée, une croyance « vraie »

ne l’est qu’en vertu d’une valorisation… de l’objectivité. En abordant de front des

questions touchant à la culture (traditionnelle), à l’épistémologie et à l’éthique, ce dernier

chapitre s’est trouvé à exprimer l’un des éléments les plus fondamentaux de notre thèse et

en même temps, ce qui semble être une des pierres angulaires des réflexions académiques

les plus diverses à l’égard du savoir autochtone : une volonté manifeste d’étudier le savoir à

travers l’idée d’une totalité signifiante, d’une expérience du monde et au monde. Ce qui

ressort de cette posture visiblement consensuelle sur le plan théorique (au sein des

productions intellectuelles autochtones), c’est qu’il n’est point approprié de continuer

d’aborder de manière cloisonnée, c’est-à-dire en dissociant épistémologie et éthique, les

conceptions traditionnelles du sens et de la vérité. Et bien qu’il soit toujours un peu risqué,

d’un point de vue anthropologique, de tenter de comprendre les cultures à travers certains

de leurs archétypes ou encore en les comparant et les opposant entre elles, il demeure que

certaines considérations quant à la « spécificité » des cultures autochtones traditionnelles,

toutes autant qu’elles sont, font en quelque sorte consensus. L’une d’entre elles concerne

l’absence, ou du moins l’importance réduite qu’accordaient à l’individualisme ces

« sociétés relationnelles » d’avant l’ère de la colonisation. Si la culture relationnelle a

longtemps permis – et pourrait, qui sait, encore permettre aujourd’hui si l’on acceptait de la

[re]prendre au sérieux – aux humains de maintenir un rapport à la nature fondé sur

l’équilibre et la réciprocité, c’est aussi dans le rapport à la connaissance qu’elle s’exprimait

Page 260: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

251

et parvenait à s’imposer : une croyance, pour être vraie, devait générer un pouvoir pour la

vie individuelle et collective, devait faire acte de vie dans un ensemble de relations

signifiantes. C’est en ce sens que Vine Deloria vient rappeler la distinction fondamentale

entre la conception éthique occidentale du droit et celle, autochtone, d’une éthique globale

– et relationnelle – de la responsabilité431 face aux politiques de constitution, de validation

et d’usage de la vérité. Conscients d’être nous-mêmes davantage intéressés et interpellés

par cette tradition (épistémologique et éthique) qu’issus de celle-ci, nous défendons

néanmoins la conviction qu’il est désormais possible et souhaitable, pour nous Occidentaux

autant que pour quiconque, de questionner « l’efficacité signifiante » autant que la validité

conceptuelle d’impératifs philosophiques tels que la distanciation et la justification

objectives, si l’on veut continuer de dire que le savoir favorise la vie, le vivre-ensemble et

le bonheur humains… Ou, s’il nous est permis de nous exprimer ainsi, si l’on veut

continuer de croire que le savoir tel qu’embrassé par la raison moderne vaut autant (ou à

vrai dire plus...) que celui entretenu par les sagesses traditionnelles.

431 Deloria, Vine. « Philosophy and the Tribal People », dans Waters, A. op. cit., p.10.

Page 261: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

252

Conclusion

Une fois exprimé notre intérêt pour la pensée autochtone, nous voudrons conclure

en ramenant à la surface le lien sous-entendu entre celle-ci et l’éthique du care, sujet

principal de notre thèse. Considérons cela comme un fait notoire : la manière dont les

sociétés autochtones traditionnelles vivaient, géraient les conflits et l’exploitation des

ressources naturelles, entraient en relation, appréhendaient la différence interpersonnelle et

interspécifique, la manière, bref, avec laquelle elles concevaient le juste, le vrai et le bon,

relevait à n’en point douter du sens implicite et global que nous avons tenté par cette thèse

d’attribuer au care. Elles relevaient, en définitive, d’une éthique du care telle qu’il nous a

semblé approprié et prometteur de la concevoir, c’est-à-dire comme un ensemble culturel.

Une culture, un système interrelationnel soutenu par : une conception cyclique, flexible,

symbolique et non anthropocentrique du monde; intégrée par une expérience du care

nécessairement collective (mais non nécessairement politique, au sens où le présentait

Tronto), élargie aux domaines de la métaphysique (le souci des ancêtres, des générations à

venir, des esprits et forces de la nature) et portée par l’intuition, la confiance et la croyance;

caractérisée, enfin, par quelque chose se situant autant du côté du croire que du savoir, du

sens que de la valeur (de vérité, de bien). À l’instar de ce modèle culturel, osons donc

appréhender le care comme un mode de vie assimilable et susceptible de réinvention,

capable d’initier à d’immenses transformations sur le plan des relations éthiques et sociales.

En consentant à inclure dans son champ d’influence les questions relatives à l’identité et à

la spiritualité, choisissons de le voir telle une réalité non point simplement éthique mais

anthropologique, comme un phénomène humain s’exprimant dans la diversité et au-delà de

certaines contradiction perceptibles par la raison. Ainsi seulement parviendrons-nous,

certes et toujours en nous maintenant au congruent des réformes et de l’analyse féministes,

à embrasser entièrement et originalement l’horizon théorique sur lequel s’enracine et à la

fois se projette le paradigme, le projet relationnel.

Page 262: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

253

CONCLUSION

Nombreux sont les espaces philosophiques nous permettant d’envisager l’éthique

comme tributaire de la force, de l’authenticité et de la quotidienneté de nos relations, de

même que comme le fait d’un soin pratiqué à l’endroit des autres non par calcul ou par

intérêt mais bien en réponse aux besoins exprimés par ces autres. Tout en assumant les

risques432 d’une argumentation forgée à même le principe de médiation théorique, notre

thèse a voulu investir ces espaces dans un esprit de synthèse, d’ouverture et de

convergence, avec pour but explicite de dégager un portrait multidimensionnel et extensif

de ce qui pourrait être désigné comme une « philosophie à perspective relationnelle ». Au

nombre de ceux-ci, sont apparus en saillance : l’éthique du care (ou carology); le

féminisme radical avec pour figures privilégiées l’écoféminisme et la théorie beauvoirienne

du patriarcat en l’Altérité [existentielle] féminine; l’anthropologie abordée principalement

sous l’angle du structuralisme et véhiculée par l’étude (encore radicale) de Françoise

Héritier sur les formes originelles de la symbolique patriarcale, ainsi que par la thèse

descolienne des schémas ontologiques culturels; puis finalement, les domaines de l’éthique

et de l’épistémologie [relationnelles] observés du point de vue de la philosophie

autochtone. À la base de cette rencontre théorique, un constat : dans la carology réside un

éveil de la philosophie dominante à autre chose; cet autre chose surpasse en implications

théoriques les délimitations actuelles d’EC mais plus largement encore, de la discipline

éthique, et sollicite ce faisant une prise en considération sérieuse de tous ces « patrimoines

relationnels » autres, s’offrant sous des formes culturelles diverses à notre mémoire, à notre

imagination et à notre analyse. Mais pour en venir à suggérer que le traitement théorique du

care doive désormais s’appuyer sur une perspective holistique sous-entendant un certain

désenclavement disciplinaire et conceptuel (en référence surtout au postulat du rationalisme

en éthique), il nous a fallu partir d’une analyse radicale des enjeux symboliques et

politiques inhérents à l’énonciation de cette voix « différente ». Le parcours emprunté a

consisté en une révision d’ensemble des paramètres d’incursion du principe relationnel au

sein de la pensée morale et philosophique. Sous une forme syllogistique, celle-ci s’est vu

relier la prémisse féministe du patriarcat à celle, à caractère structuraliste, d’un biais

432 Risques de controverse, de dispersion, de superficialité, de non conventionalité…

Page 263: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

254

dualiste prévalant au développement « primaire » de toute pensée rationnelle et

symbolique. Elle a ensuite débouché sur le constat suivant lequel toute pensée ou

philosophie véritablement morale ne peut être envisagée qu’à travers une sortie du

complexe structurant de sens et de valeurs andro, anthropo et logocentristes433 affectant la

condition humaine en sa vision et expérience des autres dans le monde.

S’imbriquant et se confirmant mutuellement entre elles, deux hypothèses de fond se

sont ainsi graduellement formulées en écho aux débats soulevés par et au sein de l’éthique

du care. La première invitait à un enclavement réciproque des perspectives radicale et

différentialiste prenant place au sein des débats internes à la carology et à la théorie

féministe, unissant ainsi au sein d’un rapport de simultanéité et d’interdépendance les

enjeux respectifs de l’une et de l’autre. De la rupture paradigmatique introduite par le care

féminin vient en d’autres mots dépendre la valeur morale des propositions féministes,

comme dépend d’une critique radicale du patriarcat, en retour, la cohérence du paradigme

relationnel en éthique. À la seconde hypothèse correspondait comme telle notre thèse.

Celle-ci consistait à déduire de la prémisse voyant en le patriarcat un régime symbolique

radicalement (originellement) et universellement ancré une conception tout aussi

universaliste et symboliquement enracinée du care, ce qui revenait à inscrire le régime de

ses potentialités (et aussi paradoxalement de ses limites) aussi bien dans le registre du

normatif que dans celui de la sémantique : un système vaste de valeurs et de sens

relationnels. Ramifié de la sorte, le concept de care face auquel nous nous retrouvions

venait alors prendre la forme de ce qui pourrait s’appeler (ou de ce qui en d’autres

situations serait décrit comme) une culture. Inscrite et/ou inscriptible dans le monde via un

rapport d’opposition dialectique à la culture symbolique patriarcale, la culture symbolique

relationnelle se présente ipso facto comme une [contre]culture morale dont la priorisation

au sein des institutions et régimes de pensée humains équivaudrait en somme à un

renversement du patriarcat, ou pour l’exprimer en référence explicite au mouvement

dialectique, équivaudrait à la synthèse réalisée des facultés morales propres à l’humanité

pensante — une humanité se réalisant et se transformant en fonction de la pensée abstraite,

433 Complexe, du reste, plus ou moins intact dépendant des cultures.

Page 264: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

255

non à l’inverse « prise » dans une hypothétique détermination « naturelle » et

insurmontable de ses structures cognitives dualistes.

Puisant d’abord au registre spécifique des controverses associées à EC (notamment

le débat opposant Noddings et Tronto sur l’enjeu politique derrière la question de la morale

genrée, débat ayant occupé l’essentiel de notre premier chapitre), nos diverses propositions

théoriques se sont développées de sorte à y revenir ponctuellement, stratégiquement et en

même temps, de manière à s’en dégager graduellement. Progressant ainsi au sein d’une

démarche théorique se déployant en deux grands volets, nos discussions sur le care ont en

première étape (deuxième et troisième chapitres) été relayées par : une réflexion féministe

mettant d’une part en relief les limites d’une conception politique démunie d’idéalisme, par

trop pragmatique et surtout dégenrée du care, et critiquant d’autre part les limites (voire des

dangers) d’une éthique théorisée à même les formes symboliques de la modernité

patriarcale; puis en seconde étape (quatrième et cinquième chapitres), une réflexion

anthropologico-philosophique portant sur les contraintes aussi bien morales que logiques

d’un cantonnement de l’éthique aux domaines de la Raison (critique du biais logocentriste)

et de l’existence strictement humaine (critique du biais anthropocentriste). Mention faite de

ces quelques traits configurant la trame générale de notre argumentation, revoyons

maintenant avec plus de détails les principaux positionnements théoriques en fonction

desquels nous avons décliné de notre raisonnement.

Tout d’abord, nous avons dit opter pour une éthique du care située à mi-chemin

entre les deux « pôles » théoriques que constituent les approches de Nel Noddings et de

Joan Tronto, mais avec un penchant affirmé pour l’éthique de Noddings. Nous estimons en

effet que cette dernière, même si elle s’avère moins « perspicace » que le modèle de Tronto

face à l’élément politique (féministe), a justement l’avantage de bousculer quelques a priori

de la tradition féministe dominante, en contribuant à dégager un portrait à la fois audacieux

et réaliste du spectre affectif, intuitif et pratique que constitue le « déjà là » du care dans

nos vies. Cette culture du soin « déjà dans le monde » est bien celle des femmes, elle est

celle du complexe à la fois puissant et fragile des savoirs-être et savoirs-faire relationnels

que privilégie universellement – et qui à la fois incombent à – la culture féminine. Face au

Page 265: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

256

dilemme de la différence qui se pose à toute réflexion féministe (la différence féminine est-

elle négligée dans sa valeur de réalité et conséquemment dans sa valeur morale ou, à

l’inverse, est-elle le fruit d’une extrapolation patriarcale visant à justifier l’exploitation des

femmes à partir de leur différentiation?), la posture de Noddings équivaut dans les faits à

une valorisation de la différence féminine dans sa dimension autant réelle qu’idéale, elle-

même fondée sur la valorisation concurrente d’une version relationnelle du pouvoir et

puisée à même la vulnérabilité du monde.

Cette vision de Noddings à laquelle nous adhérons conduit à un positionnement

spécifique au sein des réflexions portant sur la place de l’idéalisme en éthique. À cet égard,

nous concevrons ainsi qu’il est justifiable, si l’on veut permettre au paradigme relationnel

de déployer toute sa potentialité, de le saisir dans sa portée idéaliste, au risque même, peut-

être, d’y percevoir des éléments d’« utopie ». Accepter de reconnaître le care dans sa

trivialité, c’est-à-dire comme une évidence, une réalité à mobiliser davantage que comme

un « possible » à construire, c’est déjà énoncer un idéal. Que l’on aille chercher sa

substance au cœur des sagesses traditionnelles non occidentales (ce qui correspondrait à

énoncer une « utopie restauratrice ») ou parmi l’axiologie des valeurs associées à la culture

féminine (« utopie féministe » d’une société pré/post patriarcale), le care, pourtant à la base

de la survie depuis des siècles, demeure un donné [pré]historique radicalement nié, bafoué.

En d’autres termes, la tradition philosophique dominante n’est pas en mesure d’imaginer ce

que serait la société idéale du care, sinon à travers une perspective rationnelle déjà biaisée

en sa défaveur et soucieuse de relever ses innombrables limites. Parmi ces limites, les

écueils politiques de la morale genrée, le « piège » de la différence et de la vulnérabilité…

Le fait de déborder le cadre de la Raison universelle (occidentale, moderne) pour éviter ces

écueils et enfin penser le care sans œillères, signifie forcément, de notre avis, faire un pas

du côté de l’idéalisme. En ce sens donc, penser la société du care constitue à la fois une

aventure et un risque philosophique.

C’est aussi beaucoup à l’endroit du débat concernant la place des émotions en

éthique que notre positionnement en faveur de Noddings vient jouer. À ce débat, est associé

ce que plusieurs ont identifié comme un « problème » inhérent à l’éthique contextualiste,

soit la difficulté à concevoir que des relations à distance puissent susciter un engagement

Page 266: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

257

émotionnel. Notre position face à cette question s’est avérée hybride : dans un premier

temps, nous reconnaissons la nécessité d’un traitement théorique du care permettant de

dépasser l’exigence de proximité relationnelle qu’avait d’abord soutenue la thèse de

Noddings. Ceci nous place au même endroit que Tronto pour ce qui est de la volonté

d’étendre les paramètres d’action du care à la sphère publique, et pour ce qui est aussi de la

nécessité, qui en découle, de prendre conscience des dynamiques politiques encore

susceptibles, aujourd’hui, d’entraver sa voie et de le réduire à sa dimension instrumentale.

À l’instar de Tronto donc, nous partons de la considération suivant laquelle le care peut être

abordé dans des termes contextualistes mais non nécessairement « localistes ». Et puis dans

un second temps, nous estimons que ce qui tient lieu de « contexte » dans la motivation à

agir moralement, doit faire l’objet d’une redéfinition : le care peut détenir une portée

publique et en même temps conserver un fondement affectif, si et seulement si est reconnue

la valeur opératoire des mécanismes culturels (souvent symboliques, parfois

« ésotériques ») œuvrant à la création d’un sentiment [altruiste, relationnel] collectif. Si et

seulement si, également, est admis que le care processuel (culminant dans le soin concret

octroyé à autrui sous forme de pratique) constitue une version seulement, valide et

extrêmement pertinente mais non point unique, du mode d’être et de faire relationnel —

que nous attribuons aussi, pour notre part, à un type générique de rapport au monde, à un

éthos culturellement articulé et habité. C’est bien ce que notre thèse a voulu proposer :

concevoir la dispense et la distribution du soin dans les termes d’une réciprocité

généralisée, c’est-à-dire tel un ensemble de relations impliquant la circulation sociale et

symbolique du care, non uniquement son échange à l’intérieur de relations plus ou moins

circonscrites dans l’espace et le temps. Non plus à l’intérieur de relations entre humains; le

non-humain, qu’il soit naturel ou surnaturel, qu’il ait ou non fait l’objet d’une rencontre

« personnelle », peut être apte à susciter notre attention et notre soin dès lors qu’il se

décline à nos yeux sous une forme existentielle valable — en « continuité ontologique » par

rapport à nous, dirait Philippe Descola. Et à ce titre, aucun autre facteur motivationnel

(moral) que la croyance en cette valeur fondamentale des « autres les plus autres », ne peut

intervenir. La raison ne peut suffire à élargir les dimensions de la communauté morale, ni

par le fait même à susciter une extension du sentiment et de l’agir relationnel par-delà

l’humanité.

Page 267: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

258

Mais sans même référer au dispositif religieux, il nous a d’emblée semblé erroné de

voir dans les sentiments d’attachement et d’empathie, caractéristiques du raisonnement

moral contextualisé, le seul fait d’une attention immédiate n’opérant que dans la proximité

sociale et géographique. Nous anticipons en effet que, même déployé au sein de la sphère

publique, même mis en œuvre à travers des institutions réformées et départies d’une part de

leurs standards sexistes, le care ne saura toujours être activé et intériorisé (appris/transmis)

qu’à partir des sentiments. De sorte que nous n’associons point, ultimement, la corrélation

entre sentiments moraux et contextualisme éthique à un problème. Aussi le « problème du

localisme » étant, du moins conceptuellement, un effet périphérique de la tendance visant à

maintenir à l’écart l’un de l’autre les termes de l’éthique et du politique aussi bien que ceux

de la raison et de l’émotion, y répondre reviendra encore à se positionner ou non en faveur

du modèle « sentimentaliste » de Noddings. Et nous le réitérons, celle-ci (ainsi que d’autres

auteur-e-s s’inscrivant dans le sillage de son travail) énonce l’essentiel d’une théorie

éthique fondée sur la notion de care : le soin conçu comme quelque chose de senti,

d’immédiat et/ou de latent qui au demeurant serait « en nous », inspiré par la concrétude de

nos émotions à l’égard des autres et facile à mettre en œuvre. Ainsi malgré notre rejet

assumé (et en accord avec Tronto) d’une approche strictement « privée » d’EC, nous

maintenons que la « topique du sentiment »434 n’est point à proscrire dans nos efforts pour

faire du care un élément plus central de nos vies. De trop politiser le rapport à la souffrance

et aux besoins des autres – le fait d’amoindrir la valeur morale et opératoire des sentiments

compassionnels, à la manière de Tronto – risquerait au final, nous en avons le sentiment,

sinon de « pervertir » la réflexion morale mais disons à tout le moins de masquer la force

avec laquelle le care arrive à s’extirper de la vulnérabilité, arrive à se constituer, en fait, à

même celle-ci. Enfin aussi, nous hésitons à considérer comme stratégique le fait d’ériger au

centre de la plate-forme éthique du care des catégories et des impératifs d’ordre politique,

certes féministes mais qui, à y regarder de près, appartiennent à un agenda de priorités

sinon contraire, du moins périphérique à celui de la philosophie morale. Car plus qu’un

appel à la coordination des impératifs éthique et politique (objectif que nous entérinons par

ailleurs, même si au demeurant nous donnons priorité à l’éthique), il semble que ce que

434 Paperman, Patricia. « Pour un monde sans pitié », Revue du Mauss — L’amour des autres. Care,

compassion et humanitarisme, nº 32, 2008, p.176.

Page 268: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

259

Tronto revendique soit quasiment un alignement de l’axe éthique sur celui, déterminant et

premier, du politique.

Mais d’aucuns signaleront par ailleurs que si le topique du sentiment s’avère si

dérangeant pour Tronto – et sa critique, il est vrai, l’ébranle sérieusement –, c’est

notamment parce qu’il participe d’une éthique associée à un genre. Or face à la critique de

« l’ingrédient de genre » en éthique, nous répondons par la posture suivante : il n’y a pas

lieu d’y voir outre mesure le fait d’un élément compromettant, pour la simple raison qu’il

est difficile de croire que l’on puisse, dans les sociétés qui sont toujours les nôtres, défaire

le care de son effigie féminine dans un rapport typique. Admettons qu’il n’est pour

l’instant ni possible, ni même souhaitable de dégenrer le care en voulant le dévulnérabiliser

à tout prix, et qu’il serait de fait bien hasardeux de penser que nous puissions nous passer

des femmes (surtout) comme modèles pour l’intériorisation des valeurs et l’apprentissage

pratique du care. Ainsi au final, bien que nous reconnaissions qu’il faille combattre les

inégalités à l’origine de la stigmatisation sexuelle, nous affirmons qu’il est tout aussi juste

et prudent de promouvoir le potentiel émulateur du care féminin, et d’y voir le fait d’un

« idéaltype » inspirant en matière de conduite altruiste, sociale, morale... En d’autres mots,

et autrement que ne le stipulerait Tronto, acceptons de concevoir que nos espaces citoyens

et décisionnels gagneraient à être investis par davantage de femmes telles qu’elles sont : des

outsiders ayant à proposer une conception de la vie publique et privée différente, différente

mais souhaitable pour toutes et pour tous. Avec les risques que cela comprend, par souci de

miser sur des modèles aussi simples et réalistes qu’« iconiques » et inspirants, osons voir

dans le care historiquement et typiquement féminin un modèle à privilégier

universellement, et aux côtés duquel la référence impartiale à des règles et principes

abstraits intervient à titre de « supplément ». Dans la distance comme dans la proximité,

restons en somme conscients que le care dispose d’une portée et d’une malléabilité qui le

font être plus adéquat que le jugement [rationnel] impartial et détaché.

Il s’agirait donc là d’un des principaux apports de notre thèse aux débats théoriques

issus de la carology : penser le care au-delà du privé ne doit pas nécessairement dire en

faire l’objet d’une « politique ». Ce que nous disons, c’est qu’une « politique du care »

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260

consiste dans les faits à militer en faveur de l’émancipation des femmes sensiblement plus

qu’en faveur de la valeur éthique du care. Or notre intérêt pour le care se formule à

l’inverse. Ceci parce que nous assumons que le care doive continuer de s’exprimer, pour un

temps encore, à travers certaines de ses fragilités et « contradictions » constituantes, surtout

celles relatives aux enjeux du genre et des privilèges sociaux (ex. : les aspects sacrificiel,

caritatif et essentialiste du care). Nous croyons, en d’autres termes, qu’il est plus important

et stratégique de mettre l’accent sur les promesses du care que sur ses écueils, ce qui ne

signifie pas pour autant que nous devions ignorer ces derniers. Tout bien considéré, un care

« excessif », sacrificiel et parfois stigmatisé sur le plan du genre (ou à d’autres niveaux du

social) sera toujours moins « dommageable » pour les relations qu’un rationalisme

impartial par trop individualiste et négligeant de mobiliser l’acte de soin dans la plus

immédiate et engagée de ses formes.

Ainsi donc, nous nous réclamons d’une morale de la Différence à la fois projetée

dans l’idéal et inspirée de « modèles vivants », c’est-à-dire de femmes (surtout) et

d’hommes tel-le-s qu’ils/elles sont et pour ce qu’ils/elles sont, dans leur force et dans leur

vulnérabilité, dans leur capacité et dans leur besoin de sollicitude. La « morale des

femmes » doit pouvoir transcender la frontière privé/public sans combattre la subjectivité

affective. Un peu paradoxalement, et pourtant nécessairement… elle doit viser le

rapprochement des « genres moraux » en informant une nouvelle culture relationnelle,

d’inspiration féminine mais destinée (aussi) à l’humanité masculine à travers une éducation

universelle au care.

En voyant dans la sollicitude la pierre angulaire d’une éthique prometteuse et non

simplement un produit historique dérivé de l’exploitation (l’oppression des care-givers en

le patriarcat), bref en y voyant le fait d’un savoir-être/faire qui s’acquiert, se choisit et se

préserve, on se retrouve devant la nécessité d’enraciner le care culturellement, ce qui

revient à dire la nécessité de le situer dans l’Histoire — et oser alors, peut-être, refaire par

lui l’Histoire. C’est à cet endroit qu’apparaît dans toute sa saillance l’importance, mais

aussi le paradoxe du féminisme radical. À ce paradoxe, notre thèse a dû se mesurer d’une

façon bien particulière, qui transparaît notamment dans la lecture que nous avons offerte de

la thèse beauvoirienne du Deuxième sexe. Consistant en une recension des formes

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261

patriarcales culturellement (symboliquement, institutionnellement) et universellement

inscrites dans l’Histoire (dans toute l’histoire), cette thèse a bien démontré le fait suivant :

les femmes n’ont jamais pu enraciner leur subjectivité dans l’Histoire autrement que

comme « deuxième » élément du monde, autrement que comme Altérité ontologique,

existentielle. Pourtant, elles ne sont point réduites à cette altérité à tout jamais : « on ne naît

pas femme, on le devient » dit la célèbre phrase. À première vue, la thèse de Beauvoir

pourrait sembler s’opposer à la nôtre en ce qui a trait à la détermination des origines et de la

nature de la « différence féminine », mais cela n’est en réalité qu’à demi vrai. De Beauvoir

adopte un point de vue radical lorsque, comme nous, elle situe l’articulation de cette

différence au fondement de tous les rapports de pouvoir et aux origines les plus lointaines

de l’Histoire435 — elle rejette l’idée d’une période d’« égalité archaïque » ou d’un

« matriarcat originel » à l’aube de l’humanité. Elle refuse ensuite d’y voir le fait inéluctable

d’une « nature » quelconque, et par conséquent non plus, le fait d’une réalité proprement

humaine mais récupérée aux fins de la domination masculine et devant faire l’objet d’une

réappropriation par les femmes (notre conception); pour elle, « altérité » est synonyme

d’exclusion et d’oppression. Si donc en ceci elle n’est point, comme nous,

« différentialiste » dans sa lecture, le sera-t-elle un tant soit peu au moins, là où… au même

titre que nous, elle s’intéresse à la condition des femmes à travers la radicalité de leur

différence436. Il est vrai que De Beauvoir, à l’instar d’ailleurs du plus gros de la tradition

féministe (occidentale), critique la différentiation/stigmatisation sexuelle pour ses effets de

violence et de mépris envers les femmes. Mais ce qu’a montré l’éthique du care, c’est aussi

l’apport à l’humanité de la différence féminine, en dépit des limites et mensonges qu’elle

contient. Si celle-ci n’avait point été moralement bénéfique à l’histoire de l’humanité, elle

ne s’y serait point maintenue de bout en bout. Car non seulement la different voice (en le

care essentiellement féminin) a de tous temps permis l’expression [étouffée] d’une forme

435 L’auteure ne remonte point cependant à la préhistoire. Françoise Héritier ira plus loin en rattachant,

comme nous l’avons fait aussi, la structuration du monde sur le modèle patriarcal aux origines de la pensée

humaine. 436 Si Simone de Beauvoir abhorre une analyse différentialiste « à son insu », c’est bien entendu à nos yeux et

en comparaison, surtout, avec d’autres traditions féministes (libérale surtout) qui, sauf l’attention portée au

piège de la maternité, s’intéresseront essentiellement à ce que les femmes « n’ont point » (ex. : des droits) et

non à ce qu’elles ont de distinctif d’un point de vue existentiel. Mais nous gardons bien à l’esprit que cet

exercice « typologique » demeure approximatif en regard du Deuxième sexe, cette thèse étant a priori

consacrée à une théorie existentialiste de la condition féminine et non (ou seulement par extension) à une

théorisation générale du féminisme radical.

Page 271: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

262

relationnelle de pouvoir – un « pouvoir de » qu’il nous reste aujourd’hui à reconnaître, à

comprendre et à valoriser –, mais il nous faut de plus reconnaître que l’histoire ne s’édifie

pas qu’à partir des faits et rapports de pouvoir; l’histoire de l’humanité est aussi celle d’une

série de motivations sociales, de manifestations solidaires, de choix moraux… Mais dans

tous les cas, ce que révèle le travail de théorisation du patriarcat de Simone de Beauvoir,

c’est l’incroyable défi que représente toute forme de révolution féministe, étant posée la

nature symbolique, universelle et hautement archaïque de l’oppression non point des

femmes seulement, mais du principe Féminin dans son sens générique. À la lumière de ce

fait, notre propre travail a consisté à arrimer cette conception radicale du projet féministe à

celle d’une révolution morale par le care, dialectiquement opposée aux formes dualistes

[non relationnelles] de l’immoralité patriarcale et donc, tout aussi radicalement formulée —

orientée vers les formes archétypales de la violence et de l’exclusion. Et en suggérant une

façon de surmonter le paradoxe du féminisme radical, c’est aussi, simultanément, la

possibilité de surmonter (en y répondant) le dilemme de la différence que nous avons

démontrée.

Dilemmes et paradoxes de l’approche radicale figurent aussi au centre de l’analyse

écoféministe. Autrement que dans une critique existentialiste du Féminin dans l’Altérité,

celle-ci entend situer l’origine de l’oppression féminine dans l’équivalence symbolique des

principes féminin et naturel. Soucieux que nous étions d’élargir le champ analytique des

objets du care, nous a semblé des plus pertinents un recours à la genèse écoféministe du

patriarcat et de l’érosion historique de la réciprocité entre humains et nature non humaine.

En fait, les raisons de notre recours à l’écoféminisme sont à situer dans l’intérêt que nous

portons aux conditions profondes – aux conditions radicalement inscrites ou inscriptibles

dans l’humanité – de réalisation de la société du care. Dans une perspective d’abord

triviale, il va sans dire que la crise environnementale que traverse notre époque ne peut que

venir cautionner une approche théorique comme l’écoféminisme, qui quand on y regarde de

près, cherche (indirectement) à relever l’importance cruciale de solliciter la catégorie du

care pour sauver la planète… Mais aussi, et en ce qui nous concerne surtout,

l’écoféminisme rappelle l’importance de prendre position, ou au moins de poursuivre la

réflexion à l’endroit du débat nature/culture qui, aujourd’hui (et en études féministes tout

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263

particulièrement), reste entier. En proposant une généalogie du dualisme

andro/anthropocentriste caractéristique de nos sociétés modernes, l’écoféminisme ouvre

une brèche des plus intéressantes dans le traitement de cette question. Également radicale,

la lecture qu’il suggère des origines de l’oppression et de la violence nous pousse à

remarquer que si la réciprocité bienveillante entre humains et nature fut bafouée en sa base

et à l’endroit même où fut bafouée la Féminité, c’est dire que cette dernière, en sa qualité

de bienveillance « naturelle », ne s’est jamais pleinement réalisée et déployée. C’est dire,

en d’autres mots, que la culture relationnelle (en l’occurrence féminine) n’a jamais eu la

portée ni surtout l’autorité qu’elle aurait pu avoir si elle n’avait pas été l’objet d’une

disqualification radicale dans l’Histoire. Ceci porté à la conscience, on en vient à considérer

la chose suivante : qu’il serait grand temps de tenter une véritable avancée culturelle du

care, pour et par toute l’humanité (féminine et masculine). L’écoféminisme rend alors

possible l’élaboration d’un idéal éthique (notre « utopie du care »?) dans des termes

« essentialistes » mais non sexistes, en permettant à l’affinité conceptuelle entre nature et

genre féminin d’agir à titre non de soutien, mais bien de remède au patriarcat. En plus d’y

voir une certaine réponse au refus catégorique d’essentialisme chez Simone de Beauvoir,

nous en tirons la conclusion que le défi du care doit être abordé sous cet angle, pour sortir

d’une analyse strictement politique de la « défaite » du care et de l’oppression sous toutes

ses formes.

Aussi l’écoféminisme, avec ses multiples ramifications conceptuelles, nous reporte

au cœur de deux autres débats d’importance pour l’éthique féministe, et par extension pour

l’éthique du care. Celui, premièrement, opposant l’unité à la diversité dans la lutte pour la

constitution d’une communauté morale inclusive. Ce rapport controversé entre unité et

diversité rejoint par analogie celui qui oppose ou cherche à harmoniser contextualisme et

universalisme en éthique. Face à ce premier point de tension conceptuelle, l’écoféminisme

s’avère inspirant là où il revendique non son dénouement mais plutôt son apprivoisement,

sa canalisation au travers d’une diversité d’expériences respectant de fait l’unicité et l’unité,

l’autonomie et l’interdépendance des formes du vivant. Deuxième débat mis en perspective,

la question, déjà abordée un peu plus haut, de savoir s’il est justifié de faire de l’éthique sur

le mode « idéaliste » lorsqu’on constate que l’état réel du monde nous tire inlassablement

du côté d’une prise en main des inégalités et contraintes politiques. Encore là,

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264

l’écoféminisme fait figure d’exemple en ralliant ces deux volets de l’entreprise morale : une

théorie prolongée dans l’action; un essentialisme moral (à l’endroit du couple féminin-

nature) au service d’un activisme pacifiste; puis le projet d’un ordre pré/post patriarcal

porté à l’expérience par la valorisation spontanée d’une réflexivité féminine.

L’écoféminisme constitue donc un des exemples les plus parlants de la possibilité d’un

empowerment féminin (et ultimement humain) via la voie traditionnelle féminine, via la

« voix différente »...

Mais il n’est point suffisant, nous avons dit, pour penser et réaliser le

désenclavement de la pensée humaine des formes dualistes andro et anthropocentriques.

Pour s’arracher à la violence du patriarcat envers les femmes et la nature, s’avère en plus

nécessaire une prise en compte des catégories de la pensée relationnelle jusqu’à maintenant

inexplorées par la tradition philosophique occidentale. Ces catégories, nous avons convenu

de les situer du côté des formes « cosmiques », « mystiques » ou « religieuses » de la

pensée symbolique, bref dans le champ, normalement proscrit par la philosophie, de

« l’irrationnel ». Une critique entière et véritablement radicale des fondements ou

« pièges » de l’immoralité doit, en définitive, s’adresser non seulement aux biais

androcentriste et anthropocentriste de la pensée morale, mais aussi et ultimement à son

biais logocentriste.

C’est à ce pas précisément franchi entre les catégories de l’analyse philosophique

traditionnelle et celles d’une analyse ouverte sur les formes et mécanismes divers de la

pensée relationnelle, que correspond en principe notre thèse d’une vision du care comme

« culture ». En définissant le concept de culture, nous avons illustré le caractère non

strictement « réfléchi » des formes de vie et d’organisation humaines, et mis l’accent sur le

fait que les « choix » moraux s’effectuent en fonction d’une multitude infinie de facteurs

motivationnels très souvent collectifs et inconscients (tacitement entérinés), mais surtout

que ceux-ci ne peuvent se penser en l’absence du cadre global, symbolique et pratique à

l’intérieur duquel se formule leur caractère adaptatif. Face à l’idée alors formulée d’un care

conçu comme « culture morale hautement adaptative » pour l’humanité – considérant

l’inscription radicale du dualisme patriarcal dans la pensée humaine –, une analyse

anthropologique devenait incontournable. Un important bloc d’analyse fut alors consacré à

Page 274: Care et f©minisme au c“ur d'un projet de transformation culturelle

265

la théorie typologique (et largement structuraliste) des schémas ontologiques de Philippe

Descola, qui devait nous servir à illustrer la difficulté de penser les relations humaines en

dehors du cadre cosmologique leur conférant un sens, et ce faisant en dehors des schémas

identitaires de distinction/équivalence sous-entendus dans tout rapport sujet/objet… dans

tout rapport aux autres et à l’Autre (humain et non-humain). Avec cet auteur, nous avons

mis de l’avant l’importance de répertorier, de manière scientifique et empirique, les « items

moraux » enfermés dans la diversité culturelle et tout particulièrement, peut-être, dans ces

systèmes de sens irrationnels autorisant la tenue de relations « réelles et personnalisées »

(de personne à personne) entre les humains et tous les autres êtres du monde vivant et

même non vivant (ex. : l’animisme). Contre la vision objective et « naturaliste » du monde

que nous connaissons, l’anthropologie fournit un ensemble de données sur les « autres » qui

offrent à penser la morale sous un angle holistique, intéressé par la globalité des contextes

interrelationnels ainsi que par le caractère efficient et fonctionnel (puisque moins cantonné

dans un rapport conflictuel à la différence) des systèmes culturels pré-modernes.

Et finalement, pour parfaire et accentuer la crédibilité de notre critique du

rationalisme en éthique, nous avons choisi d’investiguer du côté d’une philosophie inspirée

d’une de ces pensées « traditionnelles », non-occidentale et non moderne dans sa

formulation, soit la philosophie autochtone. Sous l’angle primordial de l’épistémologie,

celle-ci devait nous permettre d’interroger d’une manière à nouveau philosophique mais

cette fois nouvelle, en marge des conventions, la logique régissant le lien entre savoir et

agir moral, entre Bien et Vérité. Nous avons d’abord constaté que plusieurs des débats

cruciaux relevés par notre thèse se retrouvaient aussi au cœur des efforts actuels de

théorisation de la pensée autochtone. Par exemple, les intellectuels autochtones sont

aujourd’hui partagés entre l’impératif de la lutte constitutionnelle – articulée dans le

langage du droit occidental – pour les droits des communautés et, de l’autre côté, l’intention

de formuler une appréciation philosophique archétypique, voire « idéalisée » de la sagesse

des anciens. Le débat nature/culture, aussi, y occupe une place singulière en ceci qu’il se

voit être « évacué » au profit d’une référence tacite à l’équilibre des relations entre humains

et nature non humaine.

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266

Mais la familiarité de la pensée autochtone avec ces débats ne suffit pas à expliquer

notre choix d’y avoir référé de manière sérieuse, et dans l’esprit qui était le nôtre d’un

élargissement des paramètres d’appréciation philosophique du concept de care. Dans le fait

de passer de l’écoféminisme à la philosophie autochtone, nous voyions en réalité l’avantage

suivant : alors que l’écoféminisme promeut une voix différente mais en demeurant sur le

terrain de l’analyse de genre, la pensée autochtone ouvre la voie à une perspective

relationnelle couvrant tous les aspects de la vie sociale et culturelle tout en déjouant le

caractère dualiste que retrouve dans la modernité le biais objectiviste-rationaliste. Celle-ci

nous apparut être une voie prometteuse pour une reformulation au moins théorique des

paramètres épistémologiques du projet relationnel, en raison de tous ces éléments la

caractérisant en tant que sagesse davantage qu’en tant qu’éthique (au sens académique du

terme, un « domaine » de la recherche philosophique). À travers elle, c’est à un ensemble

d’expériences appartenant au registre de l’idéologico-religieux que nous nous sommes

intéressés, ou autrement dit à toutes ces composantes de l’expérience relationnelle qui, dans

la recherche de sens qu’accompagne toute pratique décisionnelle et communicationnelle

(individuelle et collective, en société comme face à l’environnement et aux entités

surnaturelles), sollicitent un rapport au croire et à l’identitaire qui surpasse en importance

(ou en spontanéité) le rapport à la vérité tel qu’institué par la modernité scientifique. Pas

forcément (bien que souvent) « religieux » mais plutôt rattachés à l’expérience spirituelle et

métaphysique de la communitas437, ces espaces de sens indubitablement collectifs que sont

le mythe et le rituel de même que la référence éducative au cycle (comme schéma

relationnel total) attribuent au care davantage encore que le fait d’une pratique et d’une

disposition : ils l’instituent dans sa valeur d’autorité. Nous avons signalé l’importance de

l’élément tacite dans les processus d’acquisition et de consécration de la connaissance

437 Dans The Ritual Process. Structure and Anti-Structure (New York, Aldine de Gruyter, 1969), Victor

Turner explique que face à la société organisée en classes, hiérarchisée et remplie de tensions (nous dirions

traversée par les dualismes), le sentiment de vivre-ensemble « pur » que permettrait l’expérience de la

communitas (spontanée, existentielle) lors d’un rite de passage (lorsque l’acquisition d’un nouveau statut

dépend tout entière de la séparation/réintégration du groupe, lorsque tous les membres d’un groupe se

joignent pour vivre momentanément une expérience rituelle commune et solidaire, par-delà leurs disparités et

différends) serait en soi la manifestation d’une contre-culture, de « l’anti-structure » sociale. Chez Émile

Durkheim, l’équivalent de la communitas turnerienne est le concept d’« effervescence collective », qui du

reste renvoie à une conception extrêmement similaire de la religion où l’expérience commune du sacré, la

constitution de la « communauté de croyance », se voit être la plus fondamentale des manifestations du social

(Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 1912).

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267

autochtone, avec en filigrane l’idée de réceptivité face au sens culturellement hérité et

consenti, l’idée selon laquelle ce qui lie les êtres dans la cosmologie des sociétés

traditionnelles constitue ce qui est vrai, ce qu’il importe qu’il soit vrai. C’est au sens global

et intégré de la culture que le care, dans l’univers autochtone précolombien, arrivait à

s’imposer aux devants des exigences de la raison.

Certes, en prônant la pertinence d’une éthique relationnelle consentie par le biais de

l’identification et du croire collectifs, nous n’avons pas voulu nier le rôle de la raison dans

la constitution d’un idéal éthique à l’échelle institutionnelle. Plutôt, nous avons tenté

d’illustrer le fait que la croyance – non la démonstration empirique à partir d’éléments

probants – en l’humanité bienveillante et interdépendante (la société du care) peut avoir

une portée effective plus grande, dans certaines circonstances et face à certaines exigences,

sur la constitution et le maintien de relations respectueuses et égalitaires. Nous avons voulu

poser la question de l’efficacité normative du dispositif spirituel dans l’élaboration d’une

communauté morale solide et durable. Et pour une part de notre réflexion, nous avons

cherché à aborder à nouveaux frais la question posée par des siècles de philosophie :

« l’amour est-il possible et pensable hors de la religion? »438. Le procès effectué par la

modernité de « dénaturalisation des règles, des modèles culturels, et de désacralisation de

toutes les figures d’autorité ou de transcendance »439 a-t-il abouti positivement? Ou en des

mots qui se rapprochent davantage de notre propre investigation, élever le care à l’échelle

normative sans le recours confiant et « dévolu » à des espaces d’absolu (ésotériques,

imaginaires, idéologiques) est-il possible? Certains, plusieurs en fait, verront dans cette

question une dangereuse incursion sur le terrain du dogmatisme… Or ce n’est point à Dieu

que nous référions, lorsque nous avons énoncé l’efficacité morale des mécanismes socio-

identitaires des sociétés mythologiques; c’est à la force d’un univers sacré dissimulé dans

toutes les dimensions de l’expérience humaine sans discrimination ni hiérarchisation des

items de sens vécus. En rappelant la nature cyclique de toute vie et en faisant siéger l’être

humain à titre d’égal par rapport à toutes les autres entités du vivant, la cosmologie

autochtone en appelait bel et bien à un « amour universel ». Sauf qu’à la différence des

cosmologies monothéistes et de la pensée philosophique occidentale, elle était bâtie sur des

438 Caillé, Alain et Philippe Chanial, présentation de Revue du Mauss — L’amour des autres. Care,

compassion et humanisme, n° 32, second semestre 2008, p.13. 439 Bonny, Y. op. cit., p.161.

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268

axiomes ouverts et synchronisée aux exigences pratiques du réel – elle s’apparentait aux

modes de la vie quotidienne –, ce qui lui conférait une valeur adaptative et démocratique :

accessible à tous puisque constituée et transmise sans privilège dogmatique (sinon qu’à

travers la reconnaissance et le respect de l’expérience des anciens), elle était moins propice

aux dualismes et aux biais centristes. Ainsi, l’ensemble des rapports hiérarchisés qui à

travers l’histoire occidentale (ou pour le dire de manière plus juste à travers l’histoire des

sociétés sédentaires, urbanisées et centralisées sur le plan politique) ont contribué à entraver

la voie du care, entendant ici les rapports entre hommes et femmes, entre peuples, entre

classes, entre humains et nature non humaine, ces rapports, disons-nous, ont recouvert chez

les sociétés traditionnelles non centralisées davantage d’équilibre et de réciprocité. Ces

cultures, en un mot, seraient parvenues à échapper à certaines apories du pouvoir.

La reconquête de ces voies, si l’on peut dire « oubliées et bannies » du care consiste

donc à n’en point douter en un projet de révolution culturelle. De dire, par ailleurs, que ce

projet revêt une certaine démesure serait pour nous un constat admissible. Mais la théorie

morale n’est-elle point familière à ce genre d’ambition? Doit-on « crier » à l’utopie et ne

voir, dans le fait de s’inspirer de structures sociétaires et morales ayant existé pour des

millions d’humains durant des millénaires… que le fait d’une démarche aussi hasardeuse

qu’idéologique? Encore faudrait-il, pour s’en tenir à ce point de vue, ne retenir que la

signification péjorative de la démarche utopique. Or les utopies correspondent, à bien y

regarder, à ces moments de l’histoire qui ont vu l’humain tenter l’idéal. Et qu’est-ce que la

société du care sinon qu’une utopie moderne? À quoi se bute irrémédiablement le care

dans la « société inclusive » de Tronto sinon qu’à ces tares du pouvoir qui, toutes, sont pour

partie au moins dérivées des schématisations naturalistes et hiérarchisantes – non

inclusives, non horizontales – propres au complexe de sens de la science et de la rationalité

modernes? En osant nous inspirer de la pensée symbolique et circulaire propre aux

systèmes de sens traditionnels, ce que nous « risquons » à vrai dire est une percée hors des

frontières de la vérité fixée dans le dogme, une exploration du vrai et du bon guidée par la

diversité et l’authenticité des expériences du monde sensible. L’utopique, tel que le dépeint

Ernst Bloch, est situé dans l’immédiat et cherche à médiatiser, à clarifier et combler

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269

« l’Être-là » dans l’atteinte d’un bonheur adéquat, l’atteinte du « Foyer identitaire »440.

Bloch soutient au reste que « [l]’attente, l’espérance, l’intention dirigée vers la possibilité

non encore devenue constituent non seulement une propriété fondamentale de la conscience

humaine, mais aussi, à condition d’être rectifiées et saisies dans leur aspect concret, une

détermination fondamentale au sein même de la réalité objective tout entière ». Suivant

cette vision, « [c]’est la fonction utopique qui guide tous les mouvements de libération »441.

Nous entérinons : il nous faut ouvrir la voie à la valorisation de nouvelles représentations

profanes et sacrées de cette « société du don perdue ». Nous disons « nouvelles

représentations », car il va sans dire que s’inspirer des cultures morales traditionnelles ne

peut ni ne doit vouloir dire réadhérer au côté par trop rigide et « cadré » souvent attribuable

aux institutions et modes de vie d’avant la modernité (occidentale tout particulièrement).

Nos moyens devront être scrupuleusement déterminés, formulés hors du dogme religieux et

surmonter les pièges d’un traditionalisme excessivement fixiste, intrusif ou autoritaire.

Mais dans tous les cas, ultimement et forcément, ils devront faire en sorte que naissent de

nouvelles formes d’être et de vivre-ensemble plus signifiantes, plus inclusives. Retournons

aux mots de Paulo H. Martins, concernant l’esprit de réciprocité attribuable au don et

rejoignant, en tout et partout, l’esprit du care tel que nous le saisissons :

La culture du don contribue […] de nos jours à recréer des obligations

collectives à partir de la valorisation d’expériences de libération de l’imaginaire

collectif et individuel [Gaudelier, 2004] et de l’émergence d’un moi expressif

qui échappe à l’instrumentalisation pour révéler une orientation morale et

expressive [Taylor, 2005]. Dans ce nouveau contexte, le symbolisme se révèle

plus efficace pour signifier de nouveaux sentiments et motivations collectifs

tournés vers l’association442 […] La compréhension du social comme

symbolisme permet ainsi de dépasser les modèles théoriques dichotomiques et

linéaires pour saisir les parties en interaction à partir d’une totalité préréflexive,

sous la forme d’une synthèse première qui opère comme un ciment affectif et

significatif443.

Accepter de nous identifier au care et de croire en lui comme en un dispositif qui,

au même titre (et encore plus) que le don chrétien « regorge de puissance »444, c’est donc

440 Bloch, Ernst. Le Principe Espérance, tome 1, Paris, Gallimard, 1976, p.26. 441 Ibid., p.14-15. 442 Ibid. 443 Ib., p.270. 444 Ib., p.14.

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reconnaître qu’il doive… « avoir raison de la Raison » au moins pour ce qui est de sa

dimension dualiste, colonisatrice et détachée du sentiment. Le défi correspond en somme à

mobiliser les plus utiles, consensuelles et inclusives de nos catégories philosophiques

modernes pour (re)créer les « conditions gagnantes » de ces modèles sociétaires autres qui,

sans être parfaitement harmonieux, étaient/sont néanmoins en quête de sens plus que de

contrôle, respectueux des cycles plus que dirigés vers le progrès, basés sur des mécanismes

davantage relationnels qu’oppositionnels et stratifiants puis, tournés vers le pragmatisme et

la confiance plus que vers la « vérité absolue » et le règne (paradoxal) du doute…

Comment y arriver dans la pratique… dès lors que l’on constate le dérangement

épistémologique et normatif que cela représente? C’est bien là le sujet que notre thèse

appelle plus que tout autre au prolongement. Nous avons dit ne pouvoir raisonnablement

suggérer de « sortie en règle de la modernité » puis en même temps, souhaiter que la

philosophie ainsi que les sciences humaines ou sciences de l’éducation cherchent

alternative du côté d’autres conceptions des relations humaines que celles étant familières

au cadre de pensée de la modernité occidentale. Il est certes évident que tout changement en

profondeur de paradigme culturel représente un défi de taille, surtout si celui-ci implique un

bousculement épistémologique invitant à ce que se côtoient différents schèmes

comportementaux a priori incompatibles. Mais une incompatibilité perceptible sur le plan

épistémologique (philosophique) l’est-elle nécessairement sur le plan de l’expérience

subjective? Voilà la question que notre thèse a voulu poser. Et à ce titre, Jean Declos note

judicieusement que « l’histoire du dualisme occidental nous a pourtant révélé sa dramatique

impasse face à une compréhension véritable des problématiques humaines […] Distinction

ne signifie pas opposition : pour une même réalité s’offrent divers angles de vue, et des

outils de langage qui transcrivent les différents regards »445. Aussi devrons-nous, pour

donner à la morale « toutes ses chances », nous « placer dans une position épistémologique

critique fondamentale, cherchant à étudier l’humain se constituant dans son unité comme

être non divisé et non divisible »446. Aussi rappelons que notre recherche s’est

principalement donnée pour tâche de pointer un ensemble de problèmes philosophiques

445 Declos, Jean. L’anthropologie spirituelle. Jalons pour une nouvelle approche théologique, Sherbrooke,

Médiaspaul, 2001, p.6-7. 446 Ibid., p.7.

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271

inhérents à la conception de l’éthique comme exercice rationnel autonome, détaché des

affects et de la singularité des contextes rendant cet exercice nécessaire, signifiant et dès

lors opérant. Cette conception de l’éthique est celle de la modernité, c’est pourquoi la

Raison instrumentale en la Modernité fut cernée par nous en tant que problème (moral)

devant être circonscrit et éventuellement investi, malgré qu’il ne faille bien sûr limiter

celle-ci à un problème ni, en outre, prétendre qu’une solution pleinement philosophique

audit problème soit pleinement possible ou à tout le moins facilement, rapidement

envisageable. Prétendre qu’il faille nous intéresser philosophiquement et scientifiquement à

la manière dont la pensée religieuse arrive effectivement à générer l’acte moral ne peut, ne

doit vouloir dire fonder la vie morale dans la foi. Ce qu’il faut est évaluer la façon dont le

croire, parallèlement au savoir arrive en certains moments et contextes spécifiques à

outiller l’humain face aux culs-de-sac de la Raison, face aux limites de sa propre

conscience. S’il est difficile d’imaginer pour le moment quels pourraient être ces

mécanismes contemporains de « liaison cosmique » à l’Autre, aux autres à l’extérieur d’un

cadre religieux dogmatique rejetant la prévalence du postulat rationnel, retenons au moins

qu’un intérêt honnête porté sur l’humain en tant qu’être moral ne peut faire l’économie

complète d’une réflexion sur les mécanismes fondamentalement anthropologiques de ce

qu’on appelle la « pensée religieuse ». Celle-ci, il est vrai, n’a plus la portée ni la forme

institutionnelle de jadis, comme également toutes les sociétés contemporaines s’avèrent,

pratiquement, plus populeuses (propices au conflit), urbaines (détachées de la nature),

centralisées et bureaucratiques (sociétés de droit orientées par exemple sur le marché et

l’éducation institutionnelle) que ne l’étaient les société dites traditionnelles. Il s’avère donc

évident qu’une invitation à problématiser puis à solutionner les « erreurs » de la modernité

ne peut être accueillie qu’à condition que soient formulés les termes d’une réforme à faire

« de l’intérieur ». Similaire à notre démarche élaborée sur la base d’une intention d’abord

critique puis se prolongeant dans un appel à la réforme, à la mutation de certaines de nos

valeurs modernes, la thèse dite de la « postmodernité » peut être appréhendée dans des

termes semblables. D’une manière très juste et, pour notre propos, très éclairante, Michel

Freitag affirmera ainsi que « si la transition de la tradition à la modernité a été accomplie

de front, c’est-à-dire ici ouvertement, dans un affrontement idéologique et politique qui

s’est progressivement globalisé et systématisé, le passage de la modernité à la

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postmodernité s’opère maintenant essentiellement par en dedans, de manière en même

temps rampante et proliférante, comme par métastases »447.

Aussi, au nombre des éventuelles contributions à notre étude que nous estimons

souhaitables, surtout en ce qui a trait à son applicabilité dans le contexte actuel, nous

envisagerons en priorité les domaines de l’éducation et de la psychologie du développement

moral : investiguer, par exemple, la manière qu’ont les enfants d’intérioriser la vision

cosmologique qu’on leur transmet, et vérifier comment une éducation contrastée par

rapport à leur milieu d’appartenance (par exemple occidental) peut néanmoins arriver à

s’imposer et à motiver autrement leurs comportements relationnels, leurs raisonnements

moraux (si nous avons fait démonstration des effets moraux structurants associés aux

contes amérindiens, rien n’empêche de rechercher aussi parmi les contes occidentaux cette

part d’héritage moral « traditionnel » faisant contrepoids au cadre rationaliste moderne);

étudier les effets potentiels, sur le développement encore une fois du raisonnement éthique

et des capacités relationnelles chez les enfants, d’initiatives éducatives448 misant sur

l’ouverture à la différence et basées sur une approche objective mais néanmoins non

disqualifiante de la pensée religieuse et surtout, des enseignements moraux qu’elle rend

possibles (pensons au cours d’éthique et culture religieuse que le Québec a intégré à son

système d’éducation officiel); évaluer, possiblement aussi, le potentiel d’influence que

revêt la cohabitation interculturelle propre à nos sociétés modernes, en regard des différents

systèmes de valeurs et de pensée que celle-ci oblige à considérer; enfin favoriser la

synthèse d’études cherchant à établir, suivant divers angles et objectifs disciplinaires, des

corrélations entre apprentissage moral et intégration de ces « nouveaux milieux de vie » ou

« cultures citoyennes » alternatives associant engagement écologique et sortie de

l’individualisme (modes de consommation axés sur la « simplicité volontaire », modèles de

447 Freitag, M., op. cit., p.73-74. 448 Toutes diversifiées étant ses méthodes, ses orientations théoriques ou pratiques, la voie éducative s’avère

centrale dans l’élaboration d’un projet de société fondé sur le care. Plusieurs ouvrages de Nel Noddings ont

été consacrés à cette question. Dans « Character Education and Community » (chapitre 1 de The Construction

of Children’s Character, Chicago, University of Chicago Press, p.1-16, 1997) par exemple, elle identifie le

rôle que doit à nouveau parvenir à jouer l’héritage communautaire dans l’éducation morale des enfants.

S’intéressant à diverses histoires (contes, récits biographiques) représentatifs des traditions tant libérale que

communautarienne, elle y discute la capacité des professeurs à s’inspirer de l’une comme de l’autre pour

éduquer au care. Pour résumer une partie de son propos (très succinctement, nous reconnaîtrons), une

éducation morale incarnée et culturellement cohérente ne pourrait faire fi des éléments de sagesse que

véhicule sa tradition, ni du fait que les individus ont la capacité autant que le devoir de développer, par ceux-

ci, leur souci des autres en développant en premier lieu leur appartenance à une communauté morale.

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cohabitation solidaires et maisons bigénérationnelles, initiatives d’économie coopérative et

solidaire, nouvelles approches éducatives fondées sur l’expérimentation des savoirs et la

reprise de contact avec la nature, comme le modèle de Rudolf Steiner, etc.).

Considérant ensuite le nombre et l’étendue des propositions « mitoyennes » que

nous avons avancées sur la base d’un principe de convergence théorique, surtout en matière

de théorie féministe, il serait certainement approprié d’examiner plus en profondeur dans

quelle mesure chacun des champs théoriques mobilisés est susceptible de réagir à un

nouveau type d’usage, d’extension ou d’interprétation de ses catégories respectives. Par

exemple, une conception du patriarcat comme celle que nous avons avancée,

inconditionnellement liée au féminisme radical et suggérant une approche plus symbolique

que matérialiste, plus anthropologique qu’historiciste de ses structures (celles-ci sont à

situer aux sources mêmes de l’humanité, de l’anthropos et avec lui, de la formation de la

pensée abstraite) oblige-t-elle à unifier les analyses structurale et féministe? Nous en avons

l’intuition, mais n’avons point voulu nous prononcer officiellement en faveur de cette

hypothèse, considérant la nature extrêmement vaste, complexe mais aussi, faut-il le

souligner, relativement indéfinie de ces grandes perspectives théoriques (plus que

« théories » singulières) que l’on fait correspondre au structuralisme et au féminisme

radical. Autre important croisement conceptuel effectué par nous et qui gagnerait à faire

l’objet de plus amples débats, l’ajout systématique des clivages opposant care et dualisme

et par extension raison et émotion, au couplage des oppositions nature/culture et

féminin/masculin déjà effectué par l’écoféminisme. Dans quelle mesure les écoféministes

seraient-elles promptes à admettre cette logique « fusionnelle » des formes oppositionnelles

découlant de l’armature symbolique patriarcale, et par conséquent à reconnaître

unanimement qu’un agenda moral, surpassant la lutte à la violence envers les femmes et la

nature leur est dédié? Enfin, si l’on poursuit le syllogisme, serait-il admissible de

considérer que seul un féminisme radical puisant à toute la logique des formes

oppositionnelles patriarcales (et donc reconnaissant la teneur patriarcale de l’opposition

nature/culture ou humain/non-humain) serait valide, ce qui impliquerait de faire de

l’écoféminisme le parangon théorique du féminisme radical? Nous avons déjà avancé

l’audacieuse hypothèse d’un arrimage nécessaire des enjeux de la carology à ceux du

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274

féminisme radical, et vice versa, dans une optique de cohérence morale renvoyant

réciproquement à l’un et l’autre des systèmes théoriques. Laissons à d’autres le soin de

revoir les configurations internes du féminisme radical…

Encore plusieurs autres, parmi nos postures critiques incitant au débat mais n’étant

point pour autant négligeables dans l’articulation de notre thèse, bénéficieraient assurément

de ce que l’intérêt ainsi que le cadre théorique s’y adressant soient considérablement

élargis. Pensons au clivage généralement admis comme insurmontable entre conceptions

universalistes et contextualistes de l’éthique, que nous remettons en question au point de

suggérer une vision du care arrimant contextualisme (au regard des motifs, moyens et

objets de l’éthique) et structuralisme (au regard des « biais universels » de la pensée

[im]morale)… Qu’en penseraient les [rares] théoricien-ne-s contemporains du

structuralisme? Les psychologues du développement moral? Les opposants les plus fervents

de l’approche déterministe en anthropologie comme en philosophie morale? Certainement,

aussi, qu’une investigation à propos de la réceptivité et de l’influence que sont encore

susceptibles d’obtenir, au sein de la philosophie contemporaine (féministe, morale), les

théories idéalistes et utopistes, s’inscrirait en continuité avec notre thèse… Mais au

demeurant, la plus importante d’entre ces questions « litigieuses » que nous avons

abordées, est à n’en point douter la critique de la rationalité en éthique. Le postulat de la

raison ayant fait l’objet de plus de thèses, études critiques et essais de définition dans

l’histoire de la philosophie qu’il n’est possible de l’imaginer, nous ne nous formaliserons

pas à identifier quels seraient les auteurs ou œuvres canoniques les plus à même d’enrichir

(ou à défaut de confronter) notre propre examen critique à son endroit. Contentons-nous de

mentionner que nous sommes conscients des ramifications et controverses philosophiques

que celui-ci génère, et que pour cette raison précise, en fait, il nous semble que de plus

nombreux champs de la théorie éthique gagneraient à s’y investir également, sérieusement.

À travers cette thèse, ce ne sera donc point quelque auteur, définition singulière ou

« éthique appliquée » du care que nous aurons défendu, mais bien un propos philosophique

général fondé sur une critique, celle du caractère problématique d’une appréciation

« classique » ou sectorisée des enjeux de la philosophie morale dominante : dès que l’on

consent à intégrer une perspective féministe à l’éthique, l’on assume qu’une part importante

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275

de son répertoire théorique soit affectée par la rupture et le besoin d’ouverture. Point

d’éthique sans féminisme, point de féminisme sans une part de valorisation des formes

archétypales de l’expérience féminine, et point ultimement de « révolution morale »

(quelques en soient les prémisses ou le « secret ») sans un enchevêtrement des catégories

propres à l’étude de la pensée morale et de celles propres à l’étude empirique de la moralité

comme expérience vécue, comme phénomène humain et culturel. Une problématisation

particulière des enjeux du care nous aura menés non tant à une remise en cause du concept

lui-même, qu’à une révision du cadre à l’intérieur duquel ces enjeux se déploient : un cadre

culturel, embrassant à la manière d’un continuum les éléments éthiques, épistémologiques

et politiques configurateurs de l’existence relationnelle. Même si fragile et toujours

suspecte aux yeux de plus d’un, même si à mille lieues d’être élevée – ou ramenée – en

qualité de paradigme dominant au sein des sociétés actuelles et à venir, cette voix

différente de la morale, des femmes, des « seconds » et des « autres » mérite plus que

jamais que nous lui prêtions oreille… que nous lui fassions confiance. À l’instar de

Françoise Héritier invoquant l’irrévocable nécessité d’une libération de l’humanité en

l’abolition du patriarcat, nous revendiquons l’importance de « croire en l’efficacité des

gestes, des actes et des symboles pour [y] parvenir dans le tréfonds des esprits, même si ce

changement, pour être universel, doit prendre quelques milliers d’années »449.

449 Héritier, Françoise, Féminin/Masculin II : Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002, p.394.

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