CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET...

4
CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET ÉDUCATION ESSAIS DE PÉRIODISATIONS 1936-1981 PAR J.-P. CLEMENT - F. GAST - M. HERR - B. MICHON - A. RAUCH Dans la mémoire collective des Fran- çais, le gouvernement de Front popu- laire en Juillet 36 a réglementé les principes des congés payés pour tous. Concrètement, ces premières mesures sont illustrées par les départs des trains vers de nouveaux lieux, la création d'espaces de loisirs, la découverte des plaisirs de vacances. Objectivement, ces premières vacances ne sont pas aussi partagées que les clichés de propagande le laisseraient supposer. Ces mesures, aussi démocratiques qu'elles puissent sembler se heurtent à plusieurs types de résistances. Employés et ouvriers, aux- quels ces mesures sont destinées en priorité, ne sont pas « initiés » aux vacances. Les ouvriers massivement, ne partagent pas cette morale des plaisirs de soi. Se pose un problème à la fois culturel et éthique. ... Nature, forêt ou montagne : lieux de recul et d'Initiation... 38 Revue EP.S n°224 Juillet-Août 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Transcript of CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET...

Page 1: CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET ÉDUCATIONuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70224...le fond le rôle et le public des colonies de vacances, ils s'en prendront rapidement

CAPEPS - AGREGATION

LOISIRS ET ÉDUCATION ESSAIS DE PÉRIODISATIONS 1936-1981

PAR J.-P. CLEMENT - F. GAST - M. HERR - B. MICHON - A. RAUCH

Dans la mémoire collective des Fran­çais, le gouvernement de Front popu­laire en Juil let 36 a réglementé les principes des congés payés pour tous. Concrètement, ces premières mesures sont illustrées par les départs des trains vers de nouveaux lieux, la création d'espaces de loisirs, la découverte des plaisirs de vacances. Objectivement, ces premières vacances ne sont pas aussi partagées que les clichés de propagande le laisseraient supposer. Ces mesures, aussi démocratiques qu'elles puissent sembler se heurtent à plusieurs types de résistances. Employés et ouvriers, aux­quels ces mesures sont destinées en priorité, ne sont pas « initiés » aux vacances. Les ouvriers massivement, ne partagent pas cette morale des plaisirs de soi. S e pose un problème à la fois culturel et éthique.

... Nature, forêt ou montagne : lieux de recul et d'Initiation...

38 Revue EP.S n°224 Juillet-Août 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 2: CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET ÉDUCATIONuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70224...le fond le rôle et le public des colonies de vacances, ils s'en prendront rapidement

Les lieux de vacances restent pour beau­coup de Français, ceux de la « campa­gne ». Retour aux sources et non par re­cherche d'aventures ni découverte de nou­veaux paysages. Ces mesures se heurtent ensuite à des imaginaires : les loisirs sont associés aux rythmes des cérémonies et des commémorations. La campagne, ses tra­vaux champêtres, ses arbres de fruits, bref un environnement qui nourrit et où se consacrent des rythmes familiaux. Le « départ » pour les vacances suppose enfin une capacité de se « représenter » cette rupture, la concevoir, donc la prépa­rer : financièrement, d 'abord, intellectuel­lement ensuite (où et comment se rendre en vacances). La migration des vacances manque autant de structures que de repré­sentations. Phénomène profondément géographique et politique, en ce sens qu'il affecte directement les rapports entre l 'homme et l 'espace, et modifie chaque été la répartition de la population. Les loisirs transforment, de façon constante cette fois, les formes d'organisation et les paysages des régions de vacances. Ultime interrogation : comment le système éducatif a-t-il transformé les habitus, quel a été son concours pour élaborer une culture des loisirs, quelles résistances a-t-il opposé à cette transformation profonde de la société française ? Plus particulière­ment, comment l 'éducation physique a-t-elle été « imprégnée » par ces nouveaux objectifs culturels de l 'enseignement, quel­les formules a-t-elle autorisées, lesquelles a-t-elle favorisées et, surtout, en quoi la conception de ses enseignants a-t-elle in­fléchi le rapport à la nature ?

CULTIVER LE NATUREL 1936-1950

Trois remarques peuvent contribuer à si­tuer cette première phase.

• La culture du naturel associe la décou­verte de la campagne, mais aussi de la montagne et de la mer à la vie familiale. Recréer les liens avec la nature, c'est res­souder ceux avec la famille éloignée des grands parents, oncles et tantes « restés » à la campagne. La famille est moralement étroitement associée à la nature. Les enra­cinements perdus sont à redécouvrir et à cultiver. Pour beaucoup d'ouvriers et d 'employés ce regard « en arrière » rétablit des équilibres, redonne une racine. Les « activités » des vacances seront celles de la vie agricole, éventuellement la construction d 'un nid hors de la ville. Bref, est ici considéré le rapport historique de la ville (de l 'urbain) avec la nature.

• Simultanément, se développent les ac­tions de propagande en faveur des mou­vements de jeunes - scoutisme, auberges de jeunesse, associations de jeunesse etc., Laïques ou confessionnels, ces mouve­ments cultivent des idéologies, se fondent sur l'idée qu 'un homme nouveau est à créer, qu 'une émancipation à l'égard de la famille est à élaborer, que des relations de convivialité entre jeunes sont à créer. La

nature, la forêt ou la montagne, deviennent des lieux qui permettent le recul et l'initia­tion. La méditation et la découverte y occupent une part essentielle. Apprentis­sages de jeux, de gestes, de chants construisent de nouvelles sociabilités et les associent à des rituels. On y travaille l'ini­tiative et la solidarité.

• Militants enfin ces mouvements organi­sés de jeunesse vont faire des loisirs les lieux et les moments où l'on doit s 'appro­prier de nouveaux modes de vie et de savoir. Les C E M E A jouent dans ce do­maine un rôle exemplaire. Renouvelant sur le fond le rôle et le public des colonies de vacances, ils s'en prendront rapidement aux loisirs dans leur ensemble. Leur rôle sera déterminant pour développer le théâ­

tre populaire, la musique pour tous, créer des ateliers artistiques, à la portée du plus grand nombre. Leurs assises politiques renforcent leur action et leur pénétration dans le tissu social. Avignon, son théâtre, son « animation » en sera sans doute la forme la plus spectaculaire.

A la lumière de ces trois tableaux, on peut interpréter la signification et la valeur des doctrines qui traversent l 'éducation physi­que à pareille époque. Le succès de la « méthode naturelle », son moralisme, son rapport « travailleur » à la nature, le dé­vouement à des « valeurs », la critique du progrès et du confort doivent permettre de mieux la situer dans ce paysage culturel. Parallèlement, le caractère « artificiel » des sports reste à expliquer. Il est intéres-

... Le plaisir de soi et le désir de bien-être...

EPS N° 224 JUILLET-AOUT 1990 39 Revue EP.S n°224 Juillet-Août 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 3: CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET ÉDUCATIONuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70224...le fond le rôle et le public des colonies de vacances, ils s'en prendront rapidement

CAPEPS - AGREGATION sant de noter que la FSGT cultivera, pour ainsi dire, de front, l 'initiation aux sports et l 'endoctrinement politique. Elle sera à la fois en pointe dans cette initiative, mais aussi en conflit avec d'autres forces politi­ques agissant dans le champ social des loisirs. Les doctrines de l 'éducation physi­que traduisent, à leur manière, ce conflit. Quant au souci du corps, l 'éducation phy­sique le travaille dans l 'abstraction de la bonne « constitution physique » : le main­tien et la gymnastique fonctionnelle doi­vent tenir la distance. Autant de projets qui sont à situer dans les politiques scolaires d 'une période et leurs priorités.

LOISIRS ET PLAISIRS DE SOI (1950-1963) Les années 50 marquent sans doute une première rupture. Si le développement nouveau des moyens de transport - on pense à la commercialisation massive de la 4 cv Renault , la découverte esthétique de la 2 cv décapotable et de sa « mécanique pour tous » - joue un rôle considérable dans la formalisation de l'« évasion », c'est sans doute le Club Méditerranée qui illus­tre le mieux les nouvelles formules du culte de soi.

• Paradoxalement, les loisirs qu 'une pro­pagande massive avait écartés de l'oisiveté ne découvrent que dans un second temps les vertus du plaisir de soi et le désir du bien-être. Au Club, on apporte sa brosse à dents, « nous ferons le reste ». De fait, c'est la découverte de la consommation de loi­sirs qui est ici en cause. L'organisme de loisirs livre un produit et son usage. Les années 50 et 60 seront marquées par la découverte de la consom­mation de loisirs. Cette puissante publicité atteint sans doute davantage les esprits qu'elle ne bouleverse, dans un premier temps du moins, les mœurs. L'examen un peu attentif du trafic des loisirs durant cette période permet de s'en rendre compte. Mais le grand slogan de 1968 : « sous les pavés, la plage » tra­duira, à sa façon, qu 'une pénétration cultu­relle s'est produite. Il s'agit maintenant moins d 'un retour aux sources, ou d 'une élaboration idéologique de la démocratisa­tion des loisirs bourgeois que de la conquête massive de la consommation. A cet effet, il a fallu travailler les mentali­tés, transformer les comportements en agissant sur les prestations, en aménageant les prix, en ciblant les publics, en créant des incitations à la consommation. Bref, tout un travail qui remue la société fran­çaise dans ses rythmes et ses habitudes. Mais un travail qui ne peut s'expliquer sans tenir compte de l ' importance que vont occuper dans cette population ce qu'il est convenu d'appeler les « classes moyen­nes ».

• Parallèlement, la notion même de culture se transforme. Ignorer la tragédie du Cid était grave, ne pas savoir nager le devient. Les pratiques sportives font leur entrée dans le patrimoine culturel français,

au-delà des clivages politiques eux-mêmes. Les « activités » des clubs sportifs, la na­ture de la prestation, avec ses degrés et ses niveaux l'illustrent à leur façon. La crois­sance des effectifs dans le mouvement fédéral sportif en est un autre témoignage : il s'agit d 'apprendre des techniques du corps qui font progressivement partie de la culture. Se pose le problème de ces appro­priations culturelles. Quel a pu être le rôle des institutions dans ce domaine ? Deux observations. L'école a sans doute plus résisté qu'elle n'y paraît. Dans un premier temps (jusqu'à la fin des années 50), elle demeure attachée à ses anciens objectifs. La politique de la 5 e Ré­publique marquera sur ce plan une nou­velle politique des sports. Ses lois-pro­grammes l'actualiseront. Mais par ailleurs, ce sont les Clubs et leurs fédérations qui pénètreront durant cette période le tissu social et transformeront les « goûts spor­tifs ». Il reste à définir ce qu 'on appelle alors le sport de masse. Dernière remarque. La grande migration des vacances demeure relativement ab­sente des préoccupations scolaires. Pren­dre des loisirs n 'apparaî t pas comme une mission de l'institution scolaire. Les pro­grammes scolaires restent fixés à des objec­tifs classiques. Lorsque la grande explo­sion de la démographie scolaire se fera, dès le début des années 60, pédagogues et administrateurs resteront désemparés de­vant une « demande » qu'ils ont appelée de toute leur force, sans avoir préparé les transformations nécessaires. A croire qu'ils demeuraient sourds à leur propre revendi­cation !

LOISIRS ET INDIVIDUALISMES : DES ANNÉES 60 AUX ANNÉES 80

• Dès le début des années 60 un certain nombre d'indicateurs révèlent une trans­formation profonde des sociabilités de la jeunesse. Simultanément, un premier tas­sement dans la croissance des effectifs des licenciés du mouvement sportif fédéral est à noter. Si les chiffres continuent d'aug­menter, c'est grâce à la poussée des « fémi­nines » ; les effectifs garçons et jeunes gens ne connaissent plus la poussée des années précédentes. Deuxième indicateur : « Le temps des copains » n'est pas seule­ment le slogan d 'une émission radio, c'est aussi le signe d 'une convivialité informelle naissante. Moins de structures, moins d'engage­ments, moins de hiérarchies : « salut les copains » est l 'expression d 'une émancipa­tion à l'égard des organisations de jeu­nesse, du mouvement sportif, des loisirs structurés. C'est aussi le signe de loisirs fondés sur la rencontre présente et moins tendus vers le projet de progresser. • Dans le même temps, les propositions de loisirs se sont considérablement démul­tipliées et renforcées. On consomme plus de temps libre, selon des formules plus individualisées, en vertu de projets à de­mandes plus personnalisées. Bref, un

contexte qui fait éclater les anciennes structures, finalement inaptes à répondre à cette diversité et surtout à l'évolution ra­pide des modes et des « demandes ». Simultanément l'évolution des budgets de loisirs se transforme en profondeur, quan­titativement, mais aussi par chapitres. Les comportements eux-mêmes marquent cette adaptat ion au marché : le « produit » loisir est estimé, évalué, discuté. Moins de pro­pagandes, plus de marketing ; moins d'idéologies, plus de références à la qualité du produit évalué en plaisirs. Moins de nostalgies aussi et plus de découvertes et

40 Revue EP.S n°224 Juillet-Août 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

Page 4: CAPEPS - AGREGATION LOISIRS ET ÉDUCATIONuv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70224...le fond le rôle et le public des colonies de vacances, ils s'en prendront rapidement

d'aventures ; bref, le dépaysement comme raison d'être des loisirs. Respirer ailleurs pour mieux souffler ; moins de repos et plus d'extravagances. • Le système éducatif réagit de différentes façons à cette transformation de la vie sociale. D 'une part, il cherche à s 'adapter à des rythmes. Ceux qu'ils proposent (ac­croissement de la durée du « week-end », importance croissante des congés d'hiver et de printemps au détriment des vacances d'été) montrent que l'école s 'adapte à la loi du marché. Mais elle se réclame pour ce faire des « besoins » de l'enfant. Curieuse

idéologie. Par ailleurs, l 'éducation physi­que s'oriente lentement vers le projet d'établissement : moins de programmes nationaux, plus d'initiatives locales, moins d'activités sportives programmées par ca­lendriers nationaux, plus de place aux possibilités locales et aux initiatives des pédagogues. Enfin, la relation de l 'éduca­tion physique et du tourisme, entendu au sens de découverte de « l 'étranger » est à renforcer : le tiers-temps, le 10%, les PAE etc., traduisent ces orientations. Mais les statuts ne suivent pas ; le problème des loisirs pose une difficulté à l'institution

scolaire. D 'une certaine façon, elle ne s'y rend que contrainte par l 'absentéisme, comme s'il lui manquait un projet propre dans ce domaine .

C O N C L U S I O N

Voilà quelques grands traits qui permettent de situer des évolutions majeures, ou qui nous paraissent telles aujourd 'hui . Des interprétations, nourries par les enquêtes des sociologues et des économistes, sont sans doute à envisager. Ce qui est présenté ici reste une trame de discussion. (1)

Université de Strasbourg II : Jean-Paul Clément

Maître de conférences Francis Gast

Responsable départemental cinéma Michel Herr

Assistant agrégé d 'EPS Bernard Michon

Maître de conférences André Rauch

Professeur

PHOTOS : ROGER VIOLLET

B I B L I O G R A P H I E

B O L T A N S K I (L.) - Les cadres, Paris, éd. de Minui t , 1982. B O U R D I E U (P.) - La distinction, Critique sociale du jugement, Paris, éd. de Minui t , 1979. CROZIER (M.) - Le monde des employés de bureau, Paris, Seuil, 1965. H E R P I N (N.) - La consommation des Français, Paris. La Découverte, 1988. 1RLINGER (P.), L O U V E A U (C.), M E T O U D I (M.) - Les pratiques sportives des Français, Paris, INSEP, 1988. K N A F O U (R.) - Les stations intégrées de sports d'hiver dans les Alpes françaises, Paris, Masson, 1978. POCIELLO (C.) (Dir.) Sports et société, Paris. Vigot, 1981. PROST (A.) - Histoire de l'enseignement en France, A. Col l in , 1968. R A U C H (A.) - Vacances et pratiques corporelles. La naissance des morales du dépaysement, Paris, PUF 1988. TOFFLER (A.) - La troisième vague, Paris. Denoël, 1984. V E B L E N (T.) - Théorie de la classe de loisir. Paris, Gallimard.1970 Y O N N E T (P.) - Jeux, modes et masses, Paris, Gal l i ­mard. 1986.

- Les vacances, un rêve, un produit, un miroir, in revue Autrement - Janvier 1990, n° 111. - Actes du Colloque de Strasbourg. Sciences Sociales et Sports, Strasbourg UFR STAPS, 1988. - STAPS n° Spéciaux préparation Ecrit I du CAPEPS. Clermont-Ferrand, 1987 et 1988. - Travaux et recherches de l ' INSEP, n° 6 et 8, Paris, INSEP. - Le nouvel âge du sport, in revue Esprit - Avr i l 1987.

( l ) Ce texte a été élaboré, dans le cadre de la préparation au CAPEPS et à l'agrégation d'EPS, pour présenter un film vidéo de 55 minutes. (Quali­tés : Umatic, VHS PAL, SECAM Couleurs). Le film, suivi d'annexes, est distribué par le Centre de Recherches Européennes en Education Corpo­relle (CREEC).

Pour toute commande, écrire à : CREEC UFR - STAPS Université de Strasbourg I I 226. rue Descartes 67000 STRASBOURG Tél. : 88 41 74 70 Prix : 180 F (Port compris)

...Moins de nostalgies plus de découvertes et d'aventures.

EPS N° 224 - JUILLET-AOUT 1990 4 1 Revue EP.S n°224 Juillet-Août 1990 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé