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Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM)Laboratoire Recherche et Etudes sur les Choix Industriels, Technologiques et Scientifiques (RECITS)90 010 Belfort cedex.Responsable scientifique : Robert BELOT Tel : 33 (0)3 84 58 32 37Fax : 33 (0)3 84 58 31 78Courriel : [email protected]édacteur en chef : Laurent HEYBERGERCourriel : [email protected]

Ce laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales s’inscrit dans une volonté de renforcer la dimension « Humanités « de l’UTBM, tant au niveau de l’enseignement que celui de la recherche.Il a pour vocation de développer la dimension humaniste de la formation de l’ingénieur, notamment par une démarche d’aide à la compréhension de la complexité des phénomènes technologiques par leurs implications économiques et sociales.Sa démarche consiste :. à penser la technologie comme un fait social et culturel,. à penser ce fait dans sa complexité et sa contextualité,. à situer le phénomène à l’intersection de l’économie, du politique et du scientifique.

Les axes de recherche retenus en rapport avec les compétences apportées par les enseignants-chercheurs sont :. politiques industrielles : logiques, acteurs, territoires, innovation.. histoire et mémoire des entreprises, patrimoine.. représentations de la technique.

Cahiers de RECITS : ISSN 1769-9592Rédaction : université de technologie de Belfort-MontbéliardUTBM, site de Sevenans, rue du château, 90 010 Belfort cedexCarine BourgeoisTel : 33 (0)3 84 58 35 58

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Recitscahiers den° 5

Recherches sur les choix industriels, technologiques etscientifiques de l’université de technologie

de Belfort-Montbéliard (UTBM)

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4 C. de ReCits 5, 2007

cette revue est celle du laboratoire Recits (Recherches sur les choix industriels, technologiques et

scientifiques) de l’université de technologiede Belfort-Montbéliard (UTBM)

N° 5, 2007.

• Responsable scientifique : Robert Belot

• Rédacteur en chef : Laurent Heyberger

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Sommaire

Partie I - Mémoire et histoire ..................................................................................................... 9

François JequierLes mémoires inégales à l’assaut de l’histoire : quels enjeux ................. 11

Partie II - Entreprises en Franche-Comté ................................................................ 53

Manuel BrunIndustrialisation et logements ouvriers dansle territoire de Belfort du XiXe siècle à 1940 ................................................................... 55

Christian FavreLa colonie suisse de Franche-Comté :histoire d’une migration frontalière, de la Grande Dépressionà la veille de la Seconde Guerre mondiale ........................................................................ 77

Nathalie PelierLire l’histoire d’une entreprise à travers ses logotypes :l’exemple d’Alstom, de 1879 à 2007 ........................................................................................... 97

Robert Belot, Pierre LamardCommuniquer, convaincre, unifier :la communication interne à Peugeot-Sochaux (1912-2007) ....................... 113

Michel GodardL’état patrimonial de la société civile des Houillères de Ronchampentre 1854 et 1860. Approche contextualisée et critique ................................. 139

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Sommaire, 2007

Partie III - Création, invention, diffusion ............................................................. 173

Vincent DrayLa diffusion internationale des technologies.La construction des échanges techniques franco-américains :sources, interdépendances et influences de 1914 à 1940 ................................ 175

Benoît HumblotBrevetabilité de l’invention : les mérites du secret bien tempéré ...... 199

Joëlle Forest, Michel FaucheuxExpliquer l’inexplicable. Sciences de la conception et créativité ....... 211

Jean-Pierre MicaëlliÉvaluateurs et créatifs, deux tribus en guerre ? ......................................................... 223

Partie IV - Capital humain : formation, entretien etdéformation ............................................................................................................................................................ 237

Laurent HeybergerUne révolution industrielle, deux révolutions des corps.Les effets contrastés de l’industrialisation sur les niveaux de viebiologiques à Mulhouse et Belfort (1796-1940) ........................................................... 239

François SoulardLa mise en place des formations intermédiairesen chimie appliquée au XIXe siècle en France :de Jean-Antoine Chaptal à Victor Duruy (1800-1869) ....................................... 263

Matthieu Bunel, Richard Duhautois, Lucie GonzalesEffets de court terme des restructurations sur l’emploi :une analyse sur données françaises à partirdes fichiers de modifications de structure ......................................................................... 271

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Partie V - Cinéma et histoire : Villes et liberté ......................................... 301

Jérôme BimbenetLa Kermesse héroïque, ou la liberté gagnée par les femmes ........................... 305

Pauline PeretzLa liberté entrevue dans The Immigrant de Chaplin etdans les Récits d’Ellis Island de Perec et Bober .............................................................. 325

Jacques RougerieLa Commune, de Peter Watkins .......................................................................................................... 337

Francesca LeonardiVille et corruption : le cinéma italien enquête.Main basse sur la ville (1963) et En quête d’État (1998) .......................................... 351

Partie VI - Laboratoire RECITS (UTBM) ...................................................................... 373

Le laboratoire RECITS et ses membres(titulaires, doctorants, membres associés) ......................................................................... 353

Colloque « Images et industries » (Belfort, mai 2008) ....................................... 409

Un livre sur Marc Seguin par Michel Cotte ..................................................................... 411

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histoireMémoire et

Partie I

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Mémoires inégales, 11-51

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Les mémoires inégales à l’assaut de l’histoire :quels enjeux ?François Jequier

« Nous sommes entrés dans l’ère des lieux de mémoire » titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica-tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier-

re Nora, qui débuta en 1984 sous le titre générique Les Lieux de mémoire1.Tout, dans le domaine historique et culturel est devenu prétexte à cé-

lébrations, commémorations et autres manifestations mémorielles, dont l’ampleur peut se mesurer à l’aune des annuaires des célébrations natio-nales publiés par la délégation aux célébrations nationales du ministère de la Culture et de la communication2.

En l’an 2000 encore, Jacques Le Goff constatait que « l’histoire récente a lancé la mémoire à l’assaut de l’histoire »3. Mais ce triomphe de la mé-moire, qui pourrait tourner à « la tyrannie de la mémoire » pour certains4, s’effectue parfois au détriment de l’histoire comme nous allons tenter de le montrer en en soulignant les enjeux.

Pour éviter les malentendus classiques issus de la polysémie des mots, précisons le sens des termes utilisés. L’histoire est un terme ambigu en ce sens qu’il désigne aussi bien ce qui est arrivé dans le passé, soit la « réalité

1 Jean-Pierre Rioux, Nous sommes entrés dans l’ère des lieux de mémoire, in L’Histoire, N° 165, avril 1993, p. 80 ; Pierre Nora, Les lieux de mémoire. Paris, Gallimard, 1997, 3 tomes. (Première édition en 1984-1988).

2 Célébrations nationales 2005. Paris, Direction des Archives de France, 2004, 293 p. Pour le ministre de la culture Jean-Jacques Aillagon : « Battre le rappel de la mémoire est un service public », in Célébrations nationales 2003, p. 3.

3 Jacques le Goff, L’histoire, in Université de tous les savoirs sous la direction, vol.3, Qu’est ce que la société ? Paris Odile Jacob, 2000, p. 76.

4 Philippe Joutard, La tyrannie de la mémoire, in L’Histoire, n° 221, mai 1998, p. 98.

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historique » que le récit de ce qui est arrivé, soit l’histoire comme connais-sance du passé. Comme l’a souligné Raymond Aron à maintes reprises, la « réalité historique » est en elle-même (dans l’absolu) inaccessible5. Nous n’en avons qu’une connaissance indirecte à travers la masse des archi-ves et des témoignages, dont le genre, la nature et le volume changent en fonction des périodes et des domaines envisagés. C’est cette matière première que l’on nomme communément les sources de l’historien prises dans leur sens le plus large, du hiéroglyphe aux derniers blogs, qui sont à la base, qui permettent l’élaboration, la construction de ce récit résultant des questions que l’historien pose au passé. En d’autres termes, il n’y a pas d’histoire, il n’y a que des historiens.

Mais surtout comme le rappelle Lucien Febvre, il n’y a pas de recher-che historique sans hypothèse préalable et ces hypothèses de départ ne sont jamais neutres ou innocentes même si elles sont rarement précisées de manière claire et explicite par les producteurs de récits historiques que sont ces historiens qui écrivent l’histoire6. L’histoire restera toujours une connaissance construite et incomplète de cette « réalité historique » (le passé) que les historiens ne cessent de reconstruire, de relire et de réinter-préter7. Il n’y a pas de vérités définitives en histoire ce qui explique pour-quoi chaque génération croit pouvoir réécrire des pages entières d’histoire comme l’a bien montré l’ampleur des oppositions touchant le rôle de la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale lors de l’affaire dite des fonds en déshérence, qui mit bien en évidence ces conflits épistémologiques en-tre histoire et mémoire nationales8.

Le terme de mémoire s’impose par sa complexité vu qu’il contient plusieurs éléments différents qui ressortent de sa définition : faculté de conserver et de rappeler des états de conscience passés et ce qui s’y trouve associé. Voltaire l’a déjà souligné : « ce qui touche le cœur se grave dans la

5 Raymond Aron, Dimensions de la conscience historique. Paris, Plon 1961, 339 p.et Leçons sur l’histoire. Cours du Collège de France. Paris, Éditions de Fallois, 1989, 460 p.

6 Lucien Febvre, Combats pour L’histoire. Paris, Armand Colin, 1953, 458 p. et Pour une histoire à part entière. Paris, SEVPEN, 1962, 859 p.

7 Pierre Assouline, Comment ils écrivent l’histoire … in L’Histoire, N° 39, novembre 1981, p. 90-108 ; Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire. Paris, Le Seuil, 1996, 344 p. ; Gérard Noiriel, Sur le « crise » de L’histoire. Paris, Belin, 1996, 348 p.

8 Commission indépendante d’experts suisse Seconde Guerre Mondiale, La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre Mondiale. Rapport final. Zürich, Pendo, 2002, 569 p. Les conditions de la survie. La Suisse, la Deuxième Guerre Mondiale et la crise des années 90 sous la direction de Jean-Philippe Chenaux. Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 2002, 350 p. ; Philippe Marguerat, L’économie suisse entre l’Axe et les Alliés, 1939-1945. Neuchâtel, Éditions Alphil, 2006, 197 p. Un bon résumé des controverses par Pietro Boschetti, Les Suisses et les nazis. Le rapport Bergier pour tous. Genève, Éditions zoé, 2004, 189 p.

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mémoire », citation qui met bien en évidence la composante affective de la mémoire, notion qui ne simplifie guère les questions d’interprétations de toutes les commémorations comme celles de la fin de la Seconde Guerre mondiale ou les soixante ans de la libération des camps d’Auschwitz9. De nombreux travaux scientifiques sur la mémoire individuelle ont montré l’évolution de cette mémoire avec :

- ses constructions que l’on peut comparer avec celles de l’histoire-récit mentionnées ci-dessus- ses oublis (sans oubli, il n’y aurait pas de mémoire possible)10.- ses blocages, silences, amnésies plus ou moins conscientes jusqu’au scotome des psychiatres.- ses réaménagements dus parfois aux lectures historiques ou à la vision d’un film documentaire ou de fiction- enfin, ses propensions à enfouir dans l’inconscient les souvenirs qui font mal, qui blessent l’entourage, qui brouillent l’image que chacun de ces témoins se font de leur rôle, comparable à tout ce qui tourne autour des secrets de famille.

Chaque individu a un rapport intime et personnel avec sa mémoire comme le fait ressortir la diversité des récits de vie si à la mode de nos jours11. Le passage de l’individu au collectif ne simplifie guère la com-préhension du phénomène. La mémoire collective serait toute ce qu’une société veut retenir de son passé, particulièrement ses mythes, légendes et autres croyances. La mémoire collective idéalise le passé qui devient paré de toutes les vertus gommant ainsi les tensions sociales dans une vision unanimiste. La mémoire collective enveloppe les mémoires individuelles mais ne se confond pas avec elles ; selon Maurice Halbwachs, elle évolue selon ses lois propres12. Ce précurseur rappelle encore que nous avons ten-dance à projeter notre mémoire individuelle (ou autobiographique) dans

9 Académie universelle des cultures, Pourquoi se souvenir ? Forum international Mémoire et Histoire. Paris, Grasset, 1999, 316 p. ; Antoine Bosshard, Quel devoir de mémoire ? in Le Temps 24 janvier 2005, p. 14 qui recense l’ouvrage d’Annette Wieviorka, Auschwitz, 60 ans après. Paris, Laffont, 2005, 281 p.

10 Philippe Joutard, Le devoir d’oubli, in L’Histoire, N° 311, juillet-août 2006, p. 109 ; Paul Ricoeur, La mémoire, l’his-toire, l’oubli. Paris Le Seuil, 2000, 681 p. Joël Candau, Anthropologie de la mémoire. Paris, PUF, 1996, 128 p. et Jacques Le Goff, Histoire et mémoire. Paris, Gallimard, 1988, 409 p.

11 Daniel Bertaux, Les récits de vie. Perspective ethnosociologique. Paris Nathan Université, 1997, 128 p. ; Gaston Pineau et Jean-Louis Le Grand, Les histoires de vie. Paris, PUF, 1993, 127 p. ; Les récits de vie, in Sciences Humaines N° 102, février 2000, p. 21-37.

12 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire. Paris, Albin Michel 1994, 370 p. (Première édition publiée chez Alcan en 1925). La mémoire collective. Paris, Albin Michel, 1997, 297 p. (1950 PUF).

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la mémoire collective en généralisant à outrance notre vécu personnel, ce qui dans les débats gêne toute vue d’ensemble.

Comme l’histoire (récit historique), la mémoire collective est aussi le résultat d’une construction, elle ne se forme pas d’elle-même, et ensuite elle s’autoalimente en se cramponnant à ses repères construits que sont les souvenirs, les lectures, les conversations, la presse et autres images com-me les films documentaires sans oublier les manuels d’histoire qui durent rarement plus d’une générations13. Enfin, cette mémoire collective, comme l’histoire-récit, n’est jamais neutre ; elle est toujours teintée d’idéologie ou pour le dire autrement elle est marquée par l’esprit du temps (Zeitgeist) et elle se nourrit de concepts divers comme le communisme, le fascisme, le nazisme, l’impérialisme, le colonialisme, le libéralisme jusqu’à l’alter-mondialisme d’aujourd’hui et j’en passe tous ces concepts ayant toujours leur contraire dans une vision manichéenne du passé où le bien et le mal, le juste et l’injuste s’opposent de manière aussi simpliste que caricaturale, espaces et périodes confondus. Depuis quelques années les règlements de comptes tant mémoriels qu’historiques fleurissent dans d’imposants « li-vres noirs » qui revisitent, réinterprètent et surtout accusent sans nuances le communisme14, le colonialisme15 et jusqu’à la psychanalyse16.

La mémoire collective peut encore être sciemment instrumentalisée comme l’ont si bien démontré l’historien américain Peter Novick dans son analyse caustique de L’Holocauste dans la vie américaine17 et Norman Finkels-tein à qui l’on doit l’expression d’« industrie de l’Holocauste »18. ces deux auteurs américains fustigent le Congrès juif mondial de ternir la mémoire

13 Étienne Hofmann, Peut-on encore croire les manuels d’histoire ? in Allez Savoir : Le magazine de l’université de Lausanne, N° 8, mai 1997, p. 28-33. Stéphanie Krapoth, Visions comparées des manuels scolaires en France et en Allemagne, in Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, N° 93, octobre-décembre 2004, p. 45-62. Raoul Girar-det, Du concept de génération à la notion de contemporanéité, in Revue d’histoire moderne et contemporaine, avril-juin 1983, p. 257-270.

14 Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression. Paris, Robert Laffont, 1997, 846 p. Du passé faisons table rase : Histoire et mémoire du communisme en Europe sous la direction de Stéphane Courtois. Paris, Robert Laffont, 2002, 576 p. Pierre Rigoulot et Ilios Yannakakis, Un pavé dans L’histoire. Le débat français sur le livre noir du communisme. Paris, Robert Laffont, 1998, 225 p.

15 Le livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, sous la direction de Marc Ferro. Paris, Robert Laffont, 2003, 844 p.

16 Le livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud, sous la direction de Catherine Mayer. Paris, les Éditions des arènes, 832 p.

17 Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine. Paris, Gallimard, 2001 (1999), 434 p.18 Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur la souffrance des Juifs. Paris, La Fabrique édi-

tions, 2001 (2000), 157 p.

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juive en utilisant sans vergogne morale et culpabilité pour extorquer des fonds à de nombreux pays, dont la Suisse en fit une cruelle expérience19.

Réactiver une mémoire collective pour en obtenir des réparations son-nantes et trébuchantes risque de déboucher sur des pratiques quelque peu surprenantes comme l’ont montré certains débats récents sur la re-connaissance de la culpabilité des Acteurs-États dans des domaines aussi divers que l’esclavage20, la colonisation, les génocides, les faits de guerre comme les bombardements des villes durant la Seconde Guerre mondia-le, le travail forcé, les guerres coloniales de la France en Indochine, puis en Algérie21 et, enfin ces expressions de haine de la Suisse, apparues lors de l’affaire des fonds en déshérence comme si la génération née après la guerre avait des comptes à régler avec celle qui l’avait vécue et assumée. Bel exemple d’opposition entre mémoire et histoire à réécrire.

Enfin qu’est-ce qui est digne de mémoire ? Quels sont ou seront les évène-ments et les personnes retenus pour alimenter la mémoire collective ? Quels choix sur quels critères ? Ce type de questions va donner lieu à de profondes controverses où nous retrouverons des enjeux de sociétés sans oublier les aspects financiers appelés à sous-tendre ces manifestations mémorielles.

Prenons pour commencer l’exemple des génocides en déplorant les abus de langages de plus en plus courant dans la presse quotidienne :

« Mais il n’y aura pas de génocide de la culture du textile. De même qu’il n’y a pas eu de génocide de la culture de la ferblanterie par les plom-biers polonais, ni de génocide de la culture de la salle de bain par les car-releurs de Ravenne et de Naples »22.

L’élimination des Indiens des continents américains couvre un demi millénaire. Les Espagnols dès le XVIe siècle, les colons nord-américains en-suite, massacrèrent et infectèrent sans état d’âme, à part quelques rares ex-ceptions, des millions d’autochtones allant jusqu’à éradiquer des civilisa-tions entières. Les faits sont connus, les controverses actuelles portent sur

19 Marc-André Charguéraud, La Suisse lynchée par l’Amérique. Lettre ouverte au juge fédéral Korman 1998-2004. Genève, Labor et Fides, 2005, 256 p. et La Suisse présumée coupable. Lausanne, l’Age d’homme, 2001, 158 p.

20 L’historien français Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur d’une belle synthèse Les traites négrières. Essai d’histoire globale. Paris, Gallimard, 2004, 470 p. est assigné en justice par un collectif des Antilles-Guyane-Réunion qui lui reproche d’avoir relativisé la nature du trafic des esclaves qu’il refuse de considérer comme un génocide. Cf. Lorette Coen, L’histoire prise en otage, in Le Temps – Samedi culturel 24 décembre 2005 pleine page.

21 Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie : une histoire apaisée. Paris, Le Seuil, 2005, 449 p. (orientation biblio-graphique p. 407-436). André Nouschi, L’Algérie amère 1914-1994. Paris, Éditions de la maison des sciences de l’homme, 1995, 349 p. et Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises. Essai. Paris, Belin, 2005, 447 p.

22 Joëlle Kuntz, La couturière chinoise, in Le Temps, 28 septembre 2005, p. 4.

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le nombre d’Indiens vivant avant l’arrivée des Européens. Pour Philippe Jacquin « À la veille de l’invasion, une soixantaine de millions d’Indiens se partagent le continent américain »23.

L’inauguration officielle, le 21 septembre 2004, du National Museum of the America Indian sur le Mall à Washington marque la réconciliation en-tre les nations indiennes et les Américains. Son directeur, Richard West, un Indien cheyenne, éduqué à Stanford, se veut le représentant de cette « reconnaissance tant attendue et l’affirmation justifiée des vastes contri-butions culturelles des communautés indiennes à ce que nous appelons la civilisation américaine »24.

Les deux visites que j’ai effectuées dans ce musée en février, puis en août 2005, m’ont laissé perplexe. L’histoire tragique des Indiens décimés après l’arrivée de l’homme blanc est à peine évoquée en filigrane. Pour Richard West, directeur de ce musée : « Ce n’est pas un mémorial, c’est le musée de nos vies »25. L’orientation anthropologique est clairement affir-mée, les Indiens sont à la base de la culture américaine, les États-Unis leur doivent tout ou presque si l’on en juge selon une publication récente26. Les cultures vivrières, le rapport à la nature (les Indiens vont-ils devenir les pères de l’écologie moderne ?), la sagesse due à leur simplicité ressort de ces portraits de vie présentés dans les différentes sections de ce superbe espace qui a tout de même coûté 214 millions de dollars, dont 119 alloués par le Congrès. Quatre à six millions de visiteurs sont attendus chaque an-née. Dans vingt ans, la mémoire américaine sera « lavée » de ces fâcheux massacres que certains auteurs ont osé comparer à un génocide. La pré-diction de Richard West se concrétisera : « Pendant très longtemps, nous (les Indiens) avons été considérés comme les autres aux États-Unis. Nous faisons désormais partie du nous collectif »27. et dans la section Making History, j’ai relevé la phrase suivante bien mise en exergue : « But Indians were almost never the authors of these histories ». Et que dire de la mémoire indienne invitée à se fondre dans le « politiquement correct américain » : l’enjeu est atteint ou en passe de l’être : les perspectives anthropologiques et ethnologiques, tournées vers le présent et l’avenir, mettent l’histoire en

23 Philippe Jacquin, Le massacre des Indiens, in L’Histoire, N° 146, juillet-août 1991, p. 120.24 Les Indiens d’Amérique vont enfin avoir leur musée national à Washington, in La Liberté, 23 janvier 2004, p. 39.25 Philippe Gélie, Le musée des Indiens ouvre à Washington, in Le Figaro, 23 septembre 2004, p. 4.26 American Indian Contributions to the World…15000 Years of Inventions and Innovations by Emory Dean Keoke

and Kay Marie Porterfield. New-York Checkmark Books, 2003, XIV + 384 p.27 La Liberté, 23 janvier 2004, interview précédant l’inauguration du musée.

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marge avec comme objectif de reconstruire l’identité indienne pour mieux l’insérer dans la grande nation américaine. Ainsi la bonne conscience amé-ricaine instrumentalise la mémoire indienne et celle du pays tout entier.

Après les Indiens, les Noirs.Les récents débats sur l’esclavage et ses mémoires s’inscrivent, eux

aussi, dans notre thématique. Les titres provocateurs se succèdent :- Bordeaux - Nantes ou la mémoire honteuse de l’esclavage28

- La traite a-t-elle fait le malheur de l’Afrique ?29

Même la Suisse est touchée par ses vagues d’accusation. La presse donne un large écho aux travaux du professeur Bouda Etemad et de son équipe de l’université de Lausanne qui opposent pour la première fois un sérieux démenti au mythe d’une Suisse qui n’aurait pas trempé dans la traite des Noirs30 :

- Les bons Suisses qui trempèrent dans le commerce d’esclaves (La Liberté ? 14 janvier 2004, - p. 1).- Dans le sillage des négriers suisses - Découverte d’un pan d’histoire nationale (Le Temps, 31 janvier 2004, p. 13)- Juteux trafic d’esclaves pour les Suisses (Le Temps ,16 avril 2005 - p. 46).

Les bateaux suisses portent des noms sans équivoque : « Le Pays de Vaud », « La Ville de Lausanne » et même « L’Helvétie ». Pascal Fleury résume bien les enjeux de cette « découverte » historique qui touche les grandes familles aristocratiques de Suisse romande, en particulier les Neu-châtelois, dont les descendants n’apprécient guère de voir leur patronyme associé à cet odieux trafic31.

En France, la pression mémorielle de diverses associations s’autopro-clamant « descendants d’esclaves » semble avoir atteint l’un de ses buts en contraignant Jacques Chirac, dont les années de présidence ont été mar-quées par de nombreux actes publics de repentance nationale (contrai-rement à son prédécesseur François Mitterrand) a décidé que, dès 2006,

28 François Dufay, Bordeaux-Nantes ou la mémoire honteuse de l’esclavage, in L’Histoire, N° 301, septembre 2005, p.26-27.

29 Sylvie Brunel, La traite a-t-elle fait le malheur de l’Afrique ? in L’Histoire, N°280, octobre 2003, p. 78-79.30 Thomas David, Bouda Etemad, Janick Marina Schaufelbuehl, La Suisse et l’esclavage des noirs. Lausanne, Anti-

podes et Société d’histoire de la Suisse romande, 2004, 182 p. et compte-rendu d’André Noushi, in Revue Suisse d’Histoire 2, 2006, p. 218-222.

31 Pascal Fleury, Ils étaient Suisses, mais aussi négriers, in La Liberté, 14 janvier 2004, p. 8 pleine page.

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chaque 10 mai la France aurait sa journée commémorative de l’esclavage « afin d’intégrer dans l’histoire nationale la mémoire longtemps refoulée de la traite des Noirs ».

Cinq ans auparavant, le 21 mai 2001, l’Assemblée Nationale promul-guait la Loi Taubira qui reconnaissait « la traite négrière et l’esclavage comme un crime contre l’humanité » ce qui amena l’historien Jean-Pierre Rioux au commentaire suivant :

« Cette loi exige que non seulement la mémoire des esclaves mais « l’honneur de leurs descendants » soient défendus, ce qui légitime et légalise pour la première fois l’étrange principe du malheur héréditaire. Cette frénésie législative fait hélas référence à plus grave, qui dépasse les questions de mémoire : notre démocratie d’émotion et de compassion sanctuarise à tout hasard des bouts d’histoire disjoints, des bribes de passé en charpie, pour apaiser des porteurs de mémoire qui la mettent au défi et la provoquent impunément »32.

Le droit à la mémoire est revendiqué, car il fait recette médiatique ; l’esclavage est souvent évoqué par les intellectuels et les élus des terri-toires d’outre mer comme justifiant un droit moral à être entendu, une reconnaissance de crimes impunis que les « descendants d’esclave » s’ap-proprient en reprenant une idée fallacieuse que leurs origines, leur déra-cinement imposé les élèvent dans l’échelle morale et qu’ils méritent enfin d’être reconnus comme victimes par délégation33.

Mais de quelle mémoire s’agit-il ?

Le cas des Antillais, dont nombre sont issus à la fois de mères esclaves et de pères propriétaires de plantations confine à l’absurde mémoriel et au dédoublement de la personnalité. Françoise Chandernagor, juriste de formation, membre du Conseil d’État de 1969 à 1994, historienne et ro-mancière, instruit l’affaire de cette nouvelle appellation :

« Descendants d’esclaves : c’est une catégorie qu’aucune autre loi, aucun règlement, n’a définie ; on voit actuellement des Français, fils d’immigrés

32 Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire. Comment un pays démissionne de son histoire. Paris, Perrin, 2006, p. 176 et René Rémond, Quand l’État se mêle de L’histoire. Entretiens avec François Azouvi. Paris, Stock, 2006, 109 p.

33 Les victimes, des oubliés de L’histoire. Actes du colloque de Dijon 7-8 octobre 1999 sous la direction de Benoît Garnot. Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, 535 p. Cf. Christine Lamarre, Victime, victimes, essai sur les usages d’un mot, p. 31-40.

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africains, se dire « descendants d’esclaves », alors que leurs ancêtres n’ont pas pu, à l’évidence, être victimes de la « traite négrière transatlantique ».

Ne parlons pas du fait que certains « descendants d’esclaves » peuvent descendre aussi d’esclavagistes : sans même parler des viols, les liaisons nombreuses entre les colons et leurs esclaves ont provoqué métissage et croisement des sangs. Je songe, par exemple, au général Dumas, père de l’écrivain Alexandre Dumas : le général était le fils d’une esclave et du maître de cette esclave, le marquis Davy de la Pailleterie, qui a fini par l’affranchir. Alexandre Dumas est donc à la fois descendant d’esclave et descendant d’esclavagiste ! »34.

Face à ces surenchères mémorielles fortes de leurs armatures juridiques souvent obtenues au détriment de l’histoire, l’historien peut-il encore se demande : de quelles traites et de quelles mémoires s’agit-il ?

L’approche historique valide ces questions. Les traites négrières, il y en eut en effet pluseiurs, ont été trop souvent occultées, sinon réduites à une seule d’entre elles. Olivier Pétré-Grenouilleau, dont les travaux font autorité en la matière, regrette que ces traites négrières soient devenues un enjeu politique avant même d’être érigées en objet historique. Il es-time qu’il est dangereux de les analyser à travers le prisme des rapports nord-sud. Il s’élève contre les détournements d’une histoire complexe en partie occultée. La plupart des études se focalisent sur la traite négrière du commerce triangulaire en cherchant à mettre en évidence les méfaits des pays colonisateurs, dont on salit la mémoire pour blanchir celle des Noirs, victimisés à souhait.

Le bel essai de synthèse d’Olivier Pétré-Grenouilleau, paru en 2004 fait voler en éclats les clichés persistants en la matière35. Il n’y eut pas une, mais trois principales filières de traites négrières :

- de 1450 à 1867, les grandes nations européennes ont déporté et ven-du environ onze millions d’africains destinés aux marchés d’esclaves des Amériques du nord et surtout du sud

34 Françoise Chandernagor, Laissons les historiens faire leur métier, in L’Histoire, N° 306, février 2006, p. 82 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, Les identités traumatiques. Traites, esclavage, colonisation, in Le Débat, N° 136, septembre-octobre 2005, p. 93-107 ; Les enjeux de la mémoire, esclavage, marronnage, commémorations, in Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, N° 89, 2002, 144 p. ; La traite esclavagiste, son histoire, sa mémoire, ses effets, in Cahiers des Anneaux de la Mémoire. Nantes, 1999, 332 p. Françoise Chandernagor, descendante d’esclaves, a réussi à établir sa filiation après de longues et patientes recherches résumées dans une mise au point parue dans L’Histoire, N° 280, octobre 2003, p. 63.

35 Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale. Paris, Gallimard, 2004, 474 p.

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- depuis le VIIe siècle, avec l’expansion de l’empire musulman jusqu’aux années 1920, les traites orientales ont conduit à la dépor-tation d’environ dix-sept millions d’esclaves noirs ou d’autres per-sonnes de pays soumis36. Un million de chrétiens blancs aurait subi le joug arabe37. - les traites internes à l’Afrique destinées à alimenter en captifs les sociétés esclavagistes de l’Afrique noire pré-coloniale auraient réduit près de quatorze millions de personnes en esclavage ; ce qui veut dire que sans la complicité active des noirs eux-mêmes, jamais ces diffé-rentes traites n’auraient connu un pareil développement durant des siècles38.

Il est admis aujourd’hui au-delà des occultations récurrentes que « le système de l’esclavage modelait les sociétés africaines avant l’arrivée des Européens »39.

Cette mise au point soulève quelques questions :- pourquoi la morale du politiquement correct ne fustige-t-elle que les négriers blancs ?- pourquoi de ces trois filières de traites négrières les biens pensants ne retienne-ils que la plus faible numériquement avec la plus courte durée ?- de quelles mémoires s’agit-il ? Celle des noirs déportés et vendus ou celle des noirs qui organisèrent et entretinrent de trafic en Afrique durant des siècles avec de substantiels profits ?

Comme si les noirs et les musulmans n’avaient aucune responsabi-lité dans ces trafics d’êtres humains d’ailleurs parfaitement admis aux différentes époques de leur développement avant leur interdiction. En-fin, comment expliquer cette indifférence polie des opinions publiques oc-

36 Jacques Heers, Les négriers en terre d’Islam : la première traite des noirs VIIe siècle-XVIe siècle. Paris, Perrin, 2003 , 313 p. ; François Renault et Serge Daget, Les traites négrières en Afrique. Paris, Karthala, 1985, 238 p.

37 Robert C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans. L’esclavage blanc en Méditerranée (1500-1803). Paris, Jacqueline Chambon, 2006, 336 p.

38 Elikia M’Bokolo, Quand les États africains contribuaient à la traite, in Pages d’histoire occultée. Manière de voir, N° 82, Le Monde diplomatique, août-septembre 2005, p. 32-35.

39 Nicolas Bancel, Pascale Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale. Paris, Hachette Littératures, 2006, p.144.

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cidentales devant l’expansion de l’esclavage moderne selon les études de l’Organisation internationale des migrations40.

Pour la petite histoire, aussi triste et ridicule que cela fut, un « collectif des filles et fils d’Africains déportés » porta plainte en 2005 contre l’his-torien Pétré-Grenouilleau en vertu de la loi Taubira lui reprochant « une apologie du crime contre l’humanité » pour avoir osé affirmer dans un entretien en juin 2005 publié par le Journal du Dimanche que « l’esclavage s’était étendu sur treize siècles et que les traites négrières ne furent pas des génocides, car elles n’avaient pas pour but d’exterminer un peuple », mais bel et bien de vendre ces hommes et ces femmes pour s’enrichir, principe basique de toutes les filières. Cette plainte déclencha une vive réaction de la corporation des historiens français qui se mirent à pétitionner pour défendre la liberté de la recherche historique41.

L’Assemblée nationale qui bas sa coulpe avec résignation, portant sa croix de repentance ne cesse de voter des lois mémorielles qui soulèvent des vagues d’opposition42. L’histoire est prise en otage par ces conflits po-litisés à outrance avec d’importants relais médiatiques. Dans leur « Plai-doyer pour une histoire libre »43 une vingtaine des plus grands historiens français rappellent que « dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement, ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique » et leur pétition de-mande l’abrogation de toutes les dispositions législatives qui ont restreint la liberté de l’historien. Boris Thiollay, auteur d’un article suggestif intitulé « Esclavage, colonisation : la mémoire à vif » paru dans L’Express du 22 septembre 2005 conclut en ces termes :

« Commémorer donc, mais aussi enseigner. L’histoire comme remède aux turbulences de la mémoire. La connaissance plus que l’émotion », mais devant l’ampleur des débats, quelques mois plus tard, il va jusqu’à proposer :

« À quand une trêve dans la guerre des mémoires qui cherchent peu à peu à annexer le terrain de la recherche historique »44. Tous ces débats aca-

40 Samuel Gardaz, Cri d’alarme contre l’esclavage moderne, in Le Temps 17 septembre 2005, p. 7 ; Maurice Lengel-lé-Tardy, L’esclavage moderne. Paris, PUF, 1999, 128 p.

41 Claude Liauzu et Gilles Manceron, La colonisation, la loi et L’histoire, Paris, Syllepse, 2006, 183 p. Une imposante bibliographie précédée d’une chronologie détaillée de ces dérives conflictuelles entre histoire et mémoires est donnée par Jean-Pierre Rioux, La France perd la mémoire, op. cit., p. 187-222.

42 Faut-il abroger les lois mémorielles ? Deux historiens (Jean-Pierre Azéma et Gérard Noiriel) face à face, in L’Express, 2 février 2006, p. 86-89.

43 La révolte des historiens, in Le Figaro Littéraire, jeudi 22 décembre2005, p. 1 et 3.44 Boris Thiollay, Une journée pour mémoire, in L’Express, 5 janvier 2006, p. 91.

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démiques, politiques, mémoriels et médiatiques autour de l’esclavage des XVIIIe et XiXe siècles perdent de leur pertinence face à la souffrance réelle et actuelle des dizaines de millions de personnes qui peuplent le monde glauque de l’esclavage moderne et du travail forcé45. En juin 2006, Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, dénonce à Genève, devant la conférence internationale du travail, les conditions de travail dans les pays du Golfe. Les Émirats construisent leur prospérité sur le travail forcé46. Qui s’en soucie !

Comme les blancs ne sont plus concernés et que ce sont des arabes qui exploitent des Asiatiques, la pression mémorielle disparaît. Comment expliquer ce désintérêt ? Les travaux sur la part prépondérante du monde musulman dans les traites négrières ont été marginalisés dans la plupart des recherches historiques, car son ampleur risque, comparaison à l’ap-pui, de minimiser la traite pratiquée par les Européens, qui furent loin d’avoir inventé ce trafic, dont ils ne furent que les suiveurs qui utilisè-rent les réseaux existants animés par des esclavagistes noirs. Pourquoi les responsabilités des colons européens sont-elles les seules à être mises en exergue ? Xavier Pellegrini propose une réponse qui s’inscrit dans notre thématique :

« Même si aucune loi ne stipule quelle doit être l’histoire des traites né-grières, toute lecture doit servir, pour le bien-pensant, à nourrir la culpabi-lité de l’homme blanc. Celle-ci ne fait pas de doute. »47.

La colonisation, après l’esclavage, apparaît aussi comme un exemple d’anthologie de ces assauts de mémoires inégales. Quelques titres d’étu-des récentes résument bien les enjeux :

- l’héritage colonial : un trou de mémoire ?- la mémoire serait-elle l’histoire du pauvre ? La mémoire serait-elle en passe de devenir la seule façon pour les dominés, d’aborder le passé, leur passé ?48.

45 Esclavage encore aujourd’hui . Dossier de l’Express, 4 mai 2006, p. 22-34 et Esclavage moderne ou modernité de l’esclavage, in Cahiers d’études africaines, N° 179-180, 2006. Nelly Schmidt, Combats pour une abolition inachevée, in L’Histoire, N° 180, octobre 2003, p. 70-77.

46 Hasni Abidi, Esclavage à huis clos dans les monarchies du Golfe, in Le Temps, 9 juin 2006, P. 17. L’auteur est directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen.

47 Xavier Pellegrini, Esclaves blancs, in Le Temps, 10 juin 2006, p. 48, compte-rendu de divers ouvrages sur l’escla-vage, dont l’étude de Robert C. Davis, Esclaves chrétiens, maîtres musulmans…op.cit. Cf. aussi Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers Monde, culpabilité, haine de soi. Paris, Le Seuil, 1983, 316 p. et La tyrannie de la pénitence, essai sur le masochisme occidental. Paris, Grasset, 2006, 259 p.

48 Ibid.

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- violence et colonisation. Pour en finir avec les guerres de mémoire49.

La colonisation, avec son cortège d’héroïsme et d’horreurs est le passé commun de toutes les sociétés, dominantes ou dominées, qu’elle a im-pliquées. Mais leurs mémoires divergent profondément du simple fait que l’histoire est presque toujours écrite par les vainqueurs qui retiennent rarement les manifestations mémorielles des vaincus. Un seul titre suffit pour la vision héroïque : Jean Charbonneau, Du soleil et de la gloire : la gran-diose épopée de nos contingents coloniaux, paru en 2002 et pour la vision des horreurs : Mike Davis, Génocides tropicaux, catastrophes naturelles et famines coloniales 1870-1900 - Aux origines du sous-développement, publié en 2003. Chaque année de nombreux travaux d’inégales valeurs alimentent le dé-bat qui reste d’actualité à en juger la place qu’il occupe dans les médias. Le sous-titre du Livre noir du colonialisme est à lui seul tout un programme : De l’extermination à la repentance50. Après des décennies de justification, sinon de glorification de l’épopée coloniale s’ouvre l’ère de l’expiation avec ses recherches de coupables et ses grands tirages sur les responsabilités qui débouchent inévitablement sur des demandes de réparations en espèces sonnantes et trébuchantes. Ces débats français sur les mémoires colonia-les viennent de prendre une nouvelle dimension avec l’adoption de la loi Mekachera, le 23 février 2005, par l’Assemblée nationale, qui porte sur la reconnaissance « de l’œuvre accomplie par la France au Maghreb, en Indochine et dans les colonies françaises ». Son article 4 exige que les pro-grammes scolaires enseignent désormais « le rôle positif de la présence française outre-mer »51. Les vagues de protestations contre la « loi scé-lérate » sont largement relayées par les médias52. Le 13 décembre 2005, dix-neuf historiens lancent un appel aux politiciens sous le nom de Liberté pour l’histoire, fondent une association éponyme et cosignent une péti-tion demandant l’abrogation des quatre lois mémorielles promulguées en France de 1990 à 200553. L’académicien René Rémond, historien de renom,

49 Études coordonnées par Claude Liauzu. Paris, Syllepse , 2003, 215 p.50 Le livre noir sur le colonialisme op.cit., et la colonisation en procès, in L’Histoire, N° 302, octobre 2005, p. 38-89.

La définition de la repentance mérite d’être prise lato sensu : Souvenir douloureux, regret de ses fautes, de ses pêchés. Battre sa coulpe, faire son mea culpa. Vif regret d’une faute accompagné d’un désir d’expiation, de réparation.

51 Claude Liauzu et Gilles Manceron, La colonisation, la loi et L’histoire, op. cit., donnent en annexe les textes des lois relatifs à la mémoire et à L’histoire de 1880 à 2005.

52 Non à la loi scélérate : entretiens avec Claude Liauzu, in L’Histoire, N° 302, octobre 2005, p. 52-53.53 L’appel des 19 est publié par L’Histoire, N° 306, février 2006, p. 79. De 19 les signatures passeront à 444 le 9 jan-

vier 2006.

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qui préside cette nouvelle association, précise que ces articles de loi sont « indignes d’un régime démocratique » et qu’il serait souhaitable que le parlement ne se mêle plus de dire la vérité en histoire54.

Face aux fronts des oppositions de plus en plus médiatisées venant de divers milieux politiques, académiques et culturels, le président Jacques Chirac fait enterrer cet article 4 de la loi du 23 février 2005, contre l’avis de son propre parti, et dans la foulée, pour calmer le jeu des mémoires offen-sées, il retient la date du 10 mai comme jour commémoratif de l’abolition de l’esclavage55.

La guerre des mémoires a déjà débordé les frontières de l’hexagone, les anciens pays colonisés donnent de la voix. « L’Algérie a piqué une crise coloniale » titre le journal La Liberté du 8 juin 2005. Le ministre algérien de la communication, Boudjemaa Haichour connait ses classiques :

« La France doit reconnaître ses crimes de guerre pour laver sa conscien-ce devant l’histoire. Elle est interpellée pour sauver l’honneur de sa culture des droits de l’homme56.

Venant d’un pays qui laissent massacrer ses citoyens dans une guerre civile larvée, à raison de dix à quinze mille chaque année depuis plus de dix ans, tout sexe confondu avec les enfants en prime, cette déclaration publique est à peine déplacée, mais elle est répercutée par les médias in-ternationaux. Un jour peut-être, les mémoires des familles des victimes se feront entendre pour autant que le régime en place le tolère ! La question mérite d’être posée si on l’insère dans la perspective d’une mémoire qui serait la seule façon pour les dominés et les victimes d’aborder le passé, leur passé exprimé par les vaincus contre toute instrumentalisation de la part des vainqueurs. Dans sa chronique intitulée Les poisons de la mémoire, Jacques Julliard constate que « les débats actuels sur les pages sombres de notre passé sont en train de devenir malsains. Ils sont le symptôme d’un effilochage du tissu national. Moral, mémoire, histoire : la confusion gran-dit chaque jour car l’histoire n’est pas la morale. La projection des normes

54 René Rémond, Quand l’État se mêle de L’histoire. Entretiens avec François Azouvi. Paris, Stock, 2006, 109 p.55 Boris Thiollay, Une journée pour mémoire op.cit., et Partager la mémoire de l’esclavage, texte du discours du

Président Jacques Chirac du 30 janvier 2006 in Colonies un débat français, in Le Monde, Hors-série, 2, mai-juin 2006, p. 52. Le discours avait été publié par le Monde du 31 janvier 2006.

56 Le Temps, 11 mai 2005 à l’occasion des soixante ans de la fin de la Seconde Guerre Mondiale et des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata dans l’est algérien par les troupes françaises après le soulèvement des nationa-listes algériens. Sophie Malexis et Simon Roger, Massacres du Constantinois de 1945. Le double mensonge des images, in Le Monde, Hors-série 2, mai-juin 2006, p. 72-73. Jean-Louis Planche, Sétif 1945 : histoire d’un massacre annoncé. Paris, Perrin, 2006, 280 p.

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éthiques du présent sur les évènements passés est un non-sens historique, une régression intellectuelle, une aberration scientifique tout droit dérivée du « politiquement correct » en vogue dans certaines universités améri-caines »57.

De la colonisation à la décolonisation il n’y a qu’un pas trop vite franchi vu la complexité et la diversité de tous ces processus qui amenè-rent ces nombreuses régions du monde à découvrir les heurs et malheurs de cette lente marche vers l’indépendance. Les guerres mémorielles seront d’autant plus vives qu’elles couvrent ces cinquante dernières années et que les anciens colonisés, dont les élites intellectuelles ont été souvent for-mées dans les grandes universités américaines, déconstruisent les clichés et les mythes de leurs anciens maitres58.

L’essai de synthèse d’André Nouschi, Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises59, l’un des rares historiens français à maîtriser la langue arabe, né en Algérie, fin connaisseur du monde arabe et des fonds d’archives du Maghreb, dresse un bilan sans complaisance de cette longue histoire contrastée, polluée par d’incessantes polémiques et d’abyssaux ressentiments qui ne facilitent guère la compréhension de ce « passé colo-nial français qui ne passe pas » pour reprendre le titre d’Henry Rousso60.

Insérons ici, brièvement, une page d’égo-histoire. En été 1963, quand je zonais à Hassi Messaoud au cœur du Sahara en passe de devenir algérien, nous lisions Les damnés de la terre de Frantz Fanon trop tôt disparu en 1961 à trente-six ans ; Paul Bairoch venait de publier Révolution industrielle et sous-développement faisant naître de nouveaux espoirs dans l’avenir éco-nomique de ces pays qui avaient conquis leur indépendance parfois les

57 Jacques Julliard, Les poisons de la mémoire, in le Nouvel Observateur, 22 décembre 2005, p. 41.58 Un bon aperçu de la question : Vies et mort du tiers-monde 1955-2006, in Manière de voir 87, Le Monde Diplo-

matique, juin-juillet 2006, 98 p. et Polémiques sur L’histoire coloniale in Manière de voir 58, Le Monde Diploma-tique, juillet-août 2001, 98 p. ; La colonisation en procès op.ci., Gary Wilder, « Impenser » L’histoire de France. Les études coloniales hors de la perspectives de l’identité nationale, in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, N° 96-97, octobre-décembre 2005, p. 91-119 version anglo-saxonne qui tranche heureusement avec les pers-pectives franco-françaises. Sur la situation des débats il y a une vingtaine d’années, Bouda Etemad, Grandeur et vicissitudes du débat colonial. Tendances récentes de L’histoire de la colonisation, in Revue du Tiers Monde, N°112, octobre-décembre 1987, p. 793-812.

59 André Nouschi, Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises. Essai. Paris, Belin, 2005, 447 p. 60 Henry Rousso et Éric Conan, Vichy, un passé qui ne passe pas. Paris, Fayard, 1994.

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armes au poing61. Fidel Castro, né en 1927, venait d’avoir trente-six ans ; au pouvoir depuis quatre ans, il faisait encore rêver les intellectuels engagés qui se devaient de faire le pèlerinage à Cuba comme Jean-Paul Sartre.

Le professeur Jean Meynaud, venu de Paris pour enseigner la science politique à l’École des sciences sociales et politiques de l’université de Lausanne, incluait les pays du tiers monde dans ses cours et séminaires qui faisaient salle comble. De futurs dirigeants africains furent en partie formés à Lausanne dans les années soixante. Notre génération, née durant la seconde guerre mondiale, a suivi avec intérêt les péripéties des déco-lonisations, vite bercée par les grandes messes et les débats idéologiques des tiers mondistes, nous avons sincèrement cru que ces pays devenus indépendants allaient avoir leur chance62. Des milliers de coopérants ont œuvré des années durant en Afrique animés par une sincère et profonde solidarité.

- comment ces années d’espoir vont-elles se situer dans nos mémoi-res et dans celles des Africains après ces décennies de désillusions ?- que d’espoirs déçus devant ces pays à peine libérés, dont certains vont sombrer dans des dictatures ubuesques, hélas ô combien san-guinaires, comme celle d’Idi Amin Dada en Ouganda, de 1971 à 1979, qui apparaît comme une sinistre page d’anthologie63 !- les Africains ne cessent de combattre l’afro-pessimisme64.- que de rêve brisés par ces incapacités chroniques à tout développement économique dans ces pays minés par la corruption et l’absence de toute notion d’intérêt général et public alors que le continent africain a reçu à peu près l’équivalent d’une vingtaine de plans Marshall65.

61 Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Paris, Maspéro, 1961 avec une préface de Jean-Paul Sartre. Paul Bairoch, Révolution industrielle et sous-développement. Paris, SEDES, 1963, 360 p. Les deux ouvrages connaîtront de nombreuses rééditions.

62 Les approches anthropologiques, ethnologiques et sociologiques se succédaient. Le nativisme, cette forme particulière de nationalisme propre aux pays du tiers-monde a été mise en exergue par Wilhelm E. Muehl-mann, Messianismes révolutionnaires du tiers-monde. Paris, Gallimard, 1968, 389 p. (Première édition en alle-mand en 1961). Suivront les travaux français de Georges Balandier et René Dumont.

63 Frank Tenaille, Les 56 Afriques – Guide politique. Paris, Maspéro, 1979, 2 vol., Hélène d’Almeida Topor. L’Afrique au XXe siècle. Paris, Colin, 1993, 363 p. Afrique : les raisons d’un abandon, in Le Figaro Littéraire 21 février 2002, p. 1,3,5.

64 Ahmadou Kourouma, il faut combattre l’afro-pessimisme, in Le Figaro Littéraire 21 février 2002, p. 5. À compa-rer avec l’implacable constat de Stephen Smith. Nécrologie pourquoi l’Afrique meurt ? Paris, Calamann Lévy, 2003.

65 Ram Etwareea, Aider l’Afrique ? La question qui dérange, in Le Temps, 31 octobre 2006, p. 28.

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La longévité de Fidel Castro semble montrer que le totalitarisme de gauche défie le temps, et pourtant le « lider maximo » ne fait plus illusions depuis des lustres, la révolution cubaine a tourné à la dictature au grand dam des intellectuels engagés qui sacralisèrent si longtemps cette flambée d’espoirs.

Les critiques du régime cubain se multiplient en révélant à quel point derrière le pseudo-romantisme de la révolution se cache une réalité bru-tale de l’un des derniers bastions du communisme pur et dur qu’un récent livre noir dénonce sans complaisance66. L’exemple cubain illustre particu-lièrement bien notre thématique à travers les questions suivantes :

- quelle est et sera la place de cette si longue myopie politique et de ces complaisances doctrinales qui servirent et soutinrent cette dicta-ture de gauche dans les mémoires des militants ?- comment ces conflits mémoriaux entre l’utopie révolutionnaire et la réalité politique s’articuleront-ils ?- comment justifier ce que l’on a publié dans le feu de l’action ?

La relecture des textes contemporains des évènements passe mal ou plutôt elle révèle la sincérité et l’ampleur des illusions qui risquent de disparaître de certaines mémoires. La comparaison avec l’URSS vient im-médiatement à l’esprit, les prises de conscience s’étalent dans le temps67.

Les guerres mémorielles en pleine gestation sont promises à un bel avenir dans l’arène des relations internationales du fait que ces mémoires instrumentalisées de part et d’autre représentent des enjeux de taille dans ce choc récurrent des idéologies où la morale domine, ce qui donne le cliché suivant : la gauche accuse, lance des anathèmes et cherche des cou-pables ; la droite se crispe sur la tradition, se repent, expie et finalement paye des réparations.

66 Cuba le livre noir. Documents réunis et présentés par Reporters sans frontières. Paris, La Découverte, 2004, 222 p. Volker Skierka, Fidel Castro « El Commandante ». Paris, Alvik, 2004, 543 p. Jacobo Machover, Cuba to-talitarisme tropical. Paris, Buchet-Chastel, 2004, 164 p. Alain Ammar et al.,Cuba nostra. Les secrets d’État de Fidel Castro. Paris, Plon, 2005, 425 p. Krzysztof Pomian, Totalitarisme, in Vingtième siècle. Revue d’histoire, N° 47, juillet-septembre 1995, p. 4-23.

67 1959 Castro prend le pouvoir : cette année là dans le journal Le Monde. Paris, Le Seuil, 1999, 255 p. Claude Julien, La révolution cubaine. Paris, Julliard, 1961, 279 p. Soulignons la lucidité prophétique de Claude Julien qui pose déjà la question cruciale : « (Castro) a-t-il renversé Batista pour installer dans son île une autre dictature ? » (4e de couverture) Jeannine Verdès-Leroux, La lune et le caudillo, le rêve des intellectuels et le régime cubain (1959-1971). Paris, Gallimard, 1989 et Christian Jelen, L’aveuglement, les socialistes et la naissance du mythe soviétique. Paris, Flammarion, 1984, 282 p.

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À qui la faute ? Ces nouvelles perspectives risquent d’enliser débats et controverses. L’accusation permanente adressée aux anciens pays coloni-sateurs va alimenter ces guerres mémorielles qui vont s’engluer dans les méandres de la morale, hâtivement rebaptisée éthique, et autres bonnes consciences que Pascal Bruckner a présentées avec humour dans son essai Le sanglot de l’homme blanc. Tiers monde, culpabilité, haine de soi, publié aux éditions du Seuil en 198368. Les thèmes qu’il développe n’ont rien perdu de leur actualité un quart de siècle plus tard ; en pleine guerre mémorielle franco-française le même auteur s’attaque au coupable imaginaire : « Le remord est un mélange de bonne volonté et de mauvaise foi : désir sincère de refermer les vieilles plaies, envie secrète de se mettre hors jeu. Vient un moment où la culpabilité morale, métaphysique permet de se dérober à toute responsabilité politique réelle. La dette envers les morts l’emporte sur le devoir envers les vivants. La repentance crée des gens qui s’excu-sent des délits anciens pour se défausser des crimes présents »69.

Dans ces confrontations de mémoires, en particulier dans leurs modes d’expressions, la haine de soi, sentiment si répandu parmi les intellectuels bourgeois, occupe une place importante qu’André Glucksmann a tenté de cerner récemment en dénonçant cette culture de l’excuse qui n’a qu’un but : justifier l’injustifiable70.

Lors de l’affaire dite des fonds en déshérence qui ranima la guerre des mémoires helvétiques, j’ai été frappé par cette haine de la Suisse et de ses élites exprimée par certains milieux et relayée par les médias. Et que pen-ser de cette haine du monde des affaires, des banques et des industriels accusés de tous les maux par ces redresseurs de tort, nés pour la plupart après la Seconde Guerre mondiale, appelant à la vindicte publique et au grand repentir71. Les mémoires comme la lecture de l’histoire changent au fil des générations comme l’a si bien souligné Raoul Girardet72. Pour sa part, André Lasserre n’a pas manqué d’inscrire les controverses autour

68 La vision africaine de cette problématique est donnée par Ahmadou Kourouma, Monné : outrages et défis. Paris, Le Seuil, 1990, 289 p. et Léonora Miano, L’intérieur de la nuit. Paris, Plon, 2005, 210 p.

69 Pascal Bruckner, La tyrannie de la pénitence. Essai sur le masochisme occidental, op. cit., p.119. Cf. aussi Étienne Barilier, La chute dans le bien. Genève, Éditions Zoé, 2006, 179 p.

70 André Glucksmann, Le discours de la haine. Paris, Plon , 2004, 235 p. et Günther Anders, La haine à l’état d’anti-quité. Paris, Rivages, 2006, 96 p. (Première édition en allemand en 1956).

71 Pierre Hazan, Le mal suisse. Paris, Stock, 1998, 288 p. La thèse de la repentance a donné lieu à des essais récents : Daniel Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale. Paris, Flammarion, 2006, 232 p. et Paul-François Paoli, Nous ne sommes pas coupables, assez de repentances. Paris, La Table ronde, 2006, 168 p.

72 Raoul Girardet, Du concept de génération à la notion de contemporanéité, op. cit.

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du rapport Bergier dans un conflit de générations en l’insérant dans les re-lations conflictuelles entre la mémoire et l’histoire73. Enfin, pour François Furet : « Cette haine de la bourgeoisie court tout au long du XIXe siècle avant de trouver son point d’orgue à notre époque, puisque la bourgeoi-sie sous ses différents noms, constitue pour Lénine et pour Hitler le bouc émissaire des malheurs du monde »74.

Est-il nécessaire de rappeler que cette haine de soi, ce mépris de l’autre, ce rejet du père, tous ces sentiments ambigus, ambivalents, nourrissent les revendications de ces oppositions mémorielles, ce qui nous ramène à la composante affective de la mémoire si finement mise en exergue par Maurice Halbwachs75.

Le XIXe siècle n’est pas en reste dans ces conflits entre mémoiresiné-gales et histoires. Les massacres et génocides occupent une place majeure dans ces débats où les enjeux ne sont pas toujours clairs, quand ils ne ser-vent pas des visées électorales.

L’Arménie s’impose comme un exemple marquant de surenchère mé-morielle avec des enjeux politiques majeurs qui touchent l’entrée probable de la Turquie dans la Communauté européenne. Depuis l’affaire Bernard Lewis (1993-1994) chercheur de Princeton, mondialement connu pour ses travaux sur l’islam, qui s’était permis de discuter la version arménienne des massacres (génocide pour les Arméniens) de la population civile ar-ménienne lors des déportations organisées par l’Empire ottoman en 1915 en refusant de les considérer comme un génocide, la pression mémorielle arménienne prit une dimension internationale après que le professeur américain ait été poursuivi devant les tribunaux français par différentes associations de la diaspora arménienne76.

Depuis une bonne douzaine d’années, les mémoires arméniennes et turques sont de nouveau mobilisées par des pays étrangers aux faits incri-

73 André Lasserre, Le rapport Bergier et le conflit des générations, in Le Temps, 21 février 2000, p. 12 pleine page. Pietro Boschetti, Les Suisses et les Nazis. Le rapport Bergier pour tous. Genève, Éditions Zoé, 2004, 189 p.

74 François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle. Paris, Robert Laffont, 1995, p.20.

75 Maurice Halbwachs, op. cit., cf. note 12 et Marie-Claire Lavabre, Maurice Halbwachs et la sociologie de la mé-moire, in Raison Présente, N° 128, 1998, p. 47-56.

76 Daniel Bermond, L’affaire Bernard Lewis, in L’Histoire, N° 187, avril 1995, p. 38-39 et Madeleine Rebérioux, Les Arméniens, le juge et l’historien, in L’Histoire, N° 192, octobre 1995, p. 98. Comité de défense de la cause armé-nienne, L’actualité du génocide des Arméniens. Paris, Edipol, 1999, 500 p.

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minés, la Suisse notamment, qui voient leurs députés respectifs prendre publiquement position dans ces débats : les batailles verbales ne portent pas sur le sens des évènements de 1915, mais sur leur qualification : mas-sacres ou génocide ?

Les faits sont admis, les chiffres, soit le nombre de morts, varient selon les versions turques (de 300 à 500 000 morts) ou les versions arméniennes (de 800 000 à 1,5 million). Ces écarts allant du simple au quintuple ap-paraissent comme des phénomènes récurrents dans l’examen de tous les massacres et génocides77. À la lecture de ces chiffres donnés hors contexte, il semble légitime de se demander pourquoi les controverses se focalisent sur la seule année 1915 alors que la plupart des études sérieuses datent de 1894 le début du processus génocidaire dont les victimes se situent dans une fourchette de 2 à 300 000 de 1894 à 1896 et pourquoi ne pas mention-ner les 300 000 morts dus aux années de la terreur stalinienne, et par souci d’équité mémorielle pourquoi ne pas esquisser des comparaisons avec ces « peuples rayés de l’histoire » des régions voisines, dont les mémoires n’ont, pour l’instant, aucun relais médiatique78.

En France, d’historique la question terminologique (massacres ou géno-cide ?) est devenue juridique ; les historiens de tous bords sont convoqués comme témoins, l’histoire se dit et s’écrit dans les prétoires. Et les députés français pour des raisons électoralistes, tous partis confondus, n’ont pas arrangé les données des futurs débats en promulguant, le 29 janvier 2001, à l’unanimité, leur loi sur la question, dont l’article unique a le mérite de la brièveté sans avoir celui de la clarté : « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 »79.

Françoise Chandernagor, juriste et historienne, s’étonne de la brièveté de cette loi qui ne dit pas qui est le criminel et ne désigne même pas le lieu du crime, elle l’explique par des particularités constitutionnelles : « Les dé-

77 Le massacre objet d’histoire, sous la direction de David El Kenz. Paris, Gallimard, 2005, 557 p. Guy Richard, L’histoire inhumaine. Massacres et génocides des origines à nos jours. Paris, Armand Colin, 1992, 480 p. Roland Breton, L’ethnopolitique. Paris, PUF, 1995, 128 p. Les génocides dans L’histoire, in Manière de voir 76 Le Monde Diplomatique, août-septembre 2004, 98 p. Yves Ternon. L’état criminel. Les génocides au XXe siècle. Paris, Le Seuil, 1995, 449 p. Yves Ternon, Les Arméniens. Histoire d’un génocide. Paris, Le Seuil, 1996, 442 p.

78 Claude Mutafian, Un aperçu sur le génocide des Arméniens. Comité pour la commémoration du 24 avril 1915. Paris, 1995, 31 p. et Éric Hoesli, À la conquête du Caucase. Épopée géopolitique et guerres d’influence. Paris, Édi-tions des Syrtes, 2006, p. 452 ss Des peuples rayés de L’histoire.

79 Olivier Masseret, La reconnaissance par le parlement français du génocide arménien de 1915, in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N° 73, janvier-mars 2002, p. 139-155.

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putés qui ont voté ce curieux texte – voté à l’unanimité comme pour toutes ces lois « mémorielles » expliquent aujourd’hui qu’ils voulaient faire un geste, donner un signe. Oui, mais une loi, ce n’est pas un geste, ce n’est pas une motion de sympathie : c’est une machine juridique et judiciaire. En fait, ce que voudraient les parlementaires, c’est pouvoir voter des « résolu-tions » comme sous la IVe République, faire, en somme, des « déclarations » comme peuvent en faire les ministres ou le président de la République. Mais la constitution de 1958 le leur interdit. Alors, ils font des lois là ou, en effet, un vœu, un discours, un acte symbolique auraient suffi. »80.

Lors des débats de mai 2006 à l’Assemblée nationale, son président Jean-Louis Debré a rappelé que le « rôle de la loi n’est pas d’écrire l’histoire » en-core moins celle des pays étrangers81. Les enjeux de ces luttes mémorielles restent d’une brûlante actualité. La diaspora arménienne (environ 500 000 en France sur les 700 000 Arméniens vivant en Europe) se heurte à la mon-tée du nationalisme (la presse parle parfois de néo-nationalisme) turc avivé par ces reconnaissances politiques étrangères du génocide arménien consi-dérées comme une condamnation morale de la Turquie « rattrapée par l’his-toire, son histoire ». Les soixante-dix millions de Turcs (expatriés exclus) ont encore du mal à regarder leur passé. Pour le professeur turc Ahmet Insel : « La société turque a été forgée par une vision amnésique de sa propre his-toire. Notre mémoire a été nourrie de récits de déportations et d’exactions perpétrées par les Arméniens à l’encontre des Turcs. La mémoire des souf-frances arméniennes, elle, n’est transmise que par la diaspora. Il est donc facile d’assimiler cette révélation à une agression étrangère »82.

Le journaliste turc, d’origine arménienne, Hrant Dink, assassiné le 19 janvier 2007 par un jeune fanatique pour ses prises de position touchant le génocide arménien, soulignait un élément clé de ce débat turco- arménien :

« Il est faux de dire que les Turcs niaient la vérité. En fait, ils l’igno-raient ; c’est notre mission de le faire apparaître avec patience et pruden-ce »83. Aux historiens de jouer !

80 Françoise Chandernagor, Laissons les historiens faire leur métier, in L’Histoire, N°306, février 2006, p. 83.81 Boris Thiollay, Surenchère mémorielle, in L’Express, 18 mai 2006, p. 84.82 Jean-Michel Demetz avec Nukte V. Ortaq, Turquie : le dépit amoureux, in L’Express, 1er mars 2001, p. 33.83 Jean-Michel Demetz avec Nukte Ortaq, Turquie la mémoire retrouvée, in L’Express, 29 septembre 2005, p. 70 et

des mêmes auteurs, L’Arménien que les Turcs pleurent, in L’Express, 25 janvier 2007, p. 60-62.

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Cette opinion doit être prise en considération si l’on songe aux diffi-cultés qu’ont rencontrées les Suisses, il y a dix ans, lors des affaires dites des fonds en déshérence, qui leur révéla une partie du rôle de leur pays durant la Seconde Guerre mondiale. Et que dire de la France qui est loin d’avoir assimilé les années du gouvernement de Vichy de même que celles de la guerre d’Algérie84. Avant de statuer sur l’histoire des pays étrangers, il est souhaitable d’avoir assimilé son propre passé85. Nommons la réalité aussi crue soit-elle : Pour Fikret Adanir, professeur turc à l’université de Bochum en Allemagne : « Je comprends que le gouvernement turc refuse de reconnaître le génocide arménien par crainte de voir poser sa respon-sabilité juridique et financière »86. Derrière cette lutte politique autour de la terminologie à appliquer aux déportations meurtrières des populations arméniennes en 1915 dans l’empire ottoman se profile la notion de dom-mage qui obligerait selon les cas le responsable à le réparer. Pour l’histo-rien que je suis, les réparations financières polluent les mémoires les plus pures et j’aimerais bien en savoir un peu plus sur les lobbies qui instru-mentalisent tous ces mouvements mémoriels.

Le nombre et la diversité des ouvrages parus en 2005, quatre-vingt-dix ans après le génocide du peuple arménien, prouvent la vigueur de la mémoire de la diaspora qui entretient la flamme donnant tout son sens au titre de l’article de Christian Makarian : « Arménie : contre l’oubli » où il rend compte de la richesse des informations d’une demie douzaine d’étu-des qui ouvrent de nouvelles perspectives historiques87. Quel contraste avec le référent historique officiel, établi déjà à la fin des années 1920, qui fonde l’incapacité actuelle des gouvernements turcs successifs à regarder le génocide arménien autrement qu’un tabou88. Le jour où les Turcs seront capables de briser le carcan de l’histoire officielle, les Arméniens pourront commencer ce lent cheminement vers l’oubli liant amnistie et amnésie qui sont parfois des passages obligés pour réconcilier des peuples divisés89.

84 Henry Rousso, La hantise du passé. Paris, Textuel, 1998, 143 p. 85 Jacques Heers, L’histoire assassinée. Les pièges de la mémoire. Versailles, Éditions de Paris, 2006, 269 p.86 Turquie la mémoire retrouvée, art. cit, p. 70 et Vahé Ter Minassian, La plainte des Arméniens américains contre

la compagnie d’assurances New York Life, in L’Express, 12 avril 2001, p. 31.87 Christian Makarian, Arménie : contre l’oubli, in L’Express, 25 avril 2005, p. 112.88 Tanar Akcam, Genèse d’une histoire officielle : le tabou du génocide arménien, in Le Monde Diplomatique,

juillet 2001, p. 20-21 repris et développé trois ans plus tard sous le titre : La Turquie hantée par le génocide arménien, in Le Monde Diplomatique, août-septembre 2004, p. 67-70.

89 Philippe Joutard, Le devoir d’oubli, in L’Histoire, N° 311, juillet-août 2006, p. 109.

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Une vingtaine d’années à peine sépare le génocide arménien de celui de l’Ukraine. Que s’est-il passé en Ukraine dix ans avant les débuts de l’Holocauste ?

La problématique du dossier de séminaire de l’un de mes étudiants commençait ainsi : « En 1932-1933, il y eut une famine-génocide en Ukrai-ne qui fit environ six millions de morts : qui d’entre nous, avant de suivre ce séminaire sur les massacres et génocides au XXe siècle, en connaissait l’existence ?90. Comment expliquer cette méconnaissance d’une telle tragé-die humaine ?

Staline a tout fait pour cacher cette famine sciemment organisée tant dans son propre pays qu’à l’étranger et il y est parvenu avec la complicité de nombreux sympathisants à la grande cause du communisme soviéti-que91. Le journaliste américain Walter Duranty obtint même le prestigieux prix Pulitzer pour avoir réussi à nier toute existence de famine en URSS en écrivant en août 1933 dans la presse new-yorkaise :

« Toutes les informations publiées à ce jour sur la famine en Russie sont une exagération ou font partie d’une propagande malhonnête »92.

Le mensonge soviétique a tenu plus d’un demi-siècle, tous les témoi-gnages ont été étouffés. Les premiers travaux scientifiques datent de la fin des années quatre-vingt et leur visibilité s’inscrit dans cette profonde re-mise en cause de notre vision de l’URSS depuis la chute du mur de Berlin en automne 198993.

90 Stéphane May et Alexandre Vergère, Le génocide ukrainien II. Dossier de séminaire du 20 mars 2001, p. 10 (Sec-tion d’histoire de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne). Olivier de Laroussilhe, L’Ukraine. Paris, PUF, 1998, p. 62.

91 Nicolas Werth, Comment Staline a affamé l’Ukraine ? in L’Histoire, N° 188, mai 1995, p. 78-84. Miron Dolot, L’Holocauste masqué. Ukraine 1929-1933. Paris, Ramsya, 1986, 333p.

92 Fabrice Rousselot, Le pulitzer amer du New York Times, in La Liberté, 5 novembre 2003, p. 43 Sur Walter Duranty, cf. Robert Conquest, La grande terreur, les purges staliniennes des années trente… Paris, Robert Laffont, 1995, p. 344..

93 Robert Conquest, La grande terreur…op.cit., IIIe partie La terreur par la famine. Tauger Mark B. The 1932 Harvest and the Famine of 1933, in Slavic Review 50, N° 1, Spring 1991, p. 70-89 ; Lynne Viola, La famine de 1932-1933 en Union soviétique, in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N° 88, octobre-décembre 2005, p. 5-22 ; Laurent Rucker, L’Ukraine affamée par Staline, in Le Monde Diplomatique, août-septembre 2004, p. 44-46 cite les principales études en précisant les diverses prises de position de l’historiographie ; Zbigniev Kowalewski, L’Ukraine : réveil d’un peuple, reprise d’une mémoire, in Hérodote, revue de géographie et d’histoire, N° 54-55, juillet-décembre 1989, p. 99-138.

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L’enjeu a été atteint : la mémoire collective de cette famine enfin re-cueillie par Georges Sokoloff n’est pas sortie des frontières du glacis sovié-tique de même que cette page d’histoire94.

Les méfaits, les crimes du communisme (tous pays et système confon-dus) sortent de l’ombre malgré une défense désespérée des croyants purs et durs qui refusent de voir leur univers idéologique s’effondrer et qui ont toujours nié toute remise en cause de ces « idéaux généreux de la grande famille communiste » selon la formule de Charles Fiterman, ancien minis-tre communiste du gouvernement de François Mitterrand, interviewé par Pascal Décaillet dans l’émission Forum en septembre 200595. L’avocat polo-nais, Raphael Lemkin, à qui l’on doit le néologisme de génocide, écrivait peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale :

« La famine en Ukraine fut un acte délibéré de génocide, approxima-tivement du même ordre d’amplitude que le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale, à la fois par le nombre de victimes et par la souffrance humaine qu’elle engendra »96.

Des millions de morts qui n’ont ni la même place, ni la même densité dans nos mémoires que les martyres d’Holocauste ou les déportés arméniens.

Y-aurait-il un « bon et un mauvais usage de la mémoire » comme le suggère Tavetan Todorov ?97.

Le terme ukrainien Holodomor définit cette extermination par la faim du peuple ukrainien que certains historiens n’hésitent plus à qualifier de génocide alors que d’autres minimisent les victimes qui n’auraient suc-combé qu’à une disette malencontreuse. Si la réalité de la famine n’est plus guère contestée, même par les Russes, le principal débat concerne la qualification de génocide comme pour le cas arménien. Les Ukrainiens,

94 1933 l’année noire. Témoignages sur la famine en Ukraine, présentés par Georges Sokoloff. Paris, Albin Michel, 2000, 491 p. (Bibliographie p. 52-54). Au congrès de 1934, en pleine terreur, juste après le génocide ukrainien, Staline déclarait : « La vie, chez nous, camarades est devenue plus gaie, plus heureuse » cité par Alain Besan-çon, Fluctuations de l’historiographie de la Russie, in Peut-on faire confiance aux historiens ?, sous la direction de Jean Tulard. Paris, PUF, 2006, p. 354.

95 Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression. Paris, Robert Laffont, 1997, 846 p. Pierre Rigoulot, Ilios Yannakakis, Un pavé dans L’histoire. Le débat français sur le livre noir du communisme. Paris, Robert Laffont, 1998, 225 p. La fin du communisme et les nouveaux défis de l’historien, in Institut européen de l’Université de Genève. Cahiers de la Faculté des Lettres 1999-2000, p.61-64.

96 Cité par Stéphane May et Alexandre Vergère, op. cit., p. 10 et les controverses suscitées cf. David El Kenz, Le massacre objet d’histoire, op. cit., Présentation p. 7-23 ; Jacques Sémelin, Du massacre au processus génocidaire, in Revue internationale des sciences sociales, N° 174, décembre 2002, p. 483-491.

97 Tzvetan Todorov, Du bon et du mauvais usage de la mémoire, in Le Monde Diplomatique, août-septembre 2004, p. 90-93.

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libérés de la tutelle soviétique depuis leur indépendance, cherchent à faire reconnaître cette page sinistre de leur histoire. Un projet de loi destiné à perpétuer la mémoire des victimes de la famine a été déposé au parlement en novembre 2006, dont le texte prévoit de punir quiconque contesterait le caractère génocidaire de cette famine98. Le débat a pris une dimension in-ternationale depuis que le représentant de l’Ukraine a demandé à la barre de l’ONU à ce que tous les états condamnent l’Holodomor et le reconnais-sent comme génocide contre le peuple ukrainien. Et Benoît Hopkin de préciser :

« Une dizaine de pays, la plupart abritant une forte communauté ukrai-nienne comme les États-Unis, le Canada ou l’Australie, ont aujourd’hui reconnu ce caractère génocidaire. La France, qui aime tant légiférer sur l’histoire, ne fait pas partie de la liste »99.

Comme pour l’Arménie, l’exploitation politique de cette famine-géno-cide ne facilite guère le travail des historiens confrontés à ce long tabou qui a pesé sur ces événements beaucoup moins documentés que le cas ar-ménien. Mais l’ouverture des archives soviétiques devrait permettre une meilleure connaissance de ces années noires. Les enjeux de ces différen-ces de traitement touchent la validité, la crédibilité et la survie de deux grandes conceptions génériques du mode de pensée de nos sociétés : le communisme ou L’utopie au pouvoir avec toutes ses chapelles, les gauches plurielles100, et le libéralisme, devenu depuis peu de temps le néo-libé-ralisme avec la même diversité dans ses différentes tendances et autres orientations doctrinales101. Les avatars de ces deux systèmes de pensée opposés l’un à l’autre avec leurs ramifications propres couvrent la période qui nous sépare des révolutions américaines et françaises soit de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Depuis la désagrégation de l’URSS, les gauches serrent les rangs pour tenter de sauver les grands idéaux trahis et déna-

98 Benoît Hopquin, Le tabou de l’ « holodomor » ukrainien, in Le Monde, 25 novembre 2006, p. 3. Sur les contro-verses touchant l’utilisation du mot génocide, cf. Alain Besançon, Le malheur du siècle. Sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah. Paris, Fayard, 1998, p. 125.

99 Benoît Hopquin, op.cit.100 Michel Heller, Aleksander Nekrich, L’utopie au pouvoir. Histoire de l’URSS de 1917 à nos jours. Paris, Calmann-

lévy, 1982, 658 p. Philippe Raynaud, L’extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution. Paris, Les éditions Autrement, 2006, 2003 p. Les débats autour de cet ouvrage furent publiés sous forme da quatre articles dans la revue Le Débat, N° 142, novembre-décembre 2006.

101 Charles Tavel, L’essence du libéralisme moderne. Une affaire d’état d’esprit. Hauterive, Gilles Attinger, 1992, 335 p. Nicolas Baverez, Le libéralisme et l’esprit du XXIe siècle, in Le Point. Hors-série N° 12, janvier-février 2007, p. 7-11. Numéro spécial consacré aux textes fondamentaux du libéralisme. Pascal Salin, Libéralisme. Paris, Odile Jacob, 2000, 506 p.

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turés par des hommes comme Staline ou Mao-Tsé-Toung considérés par les puristes comme de fâcheux incidents de parcours qui ne sauraient re-mettre en cause les fondements doctrinaux102. Les luttes idéologiques, où chaque camp compte ses champions, ses écoles et ses canaux de diffusion, animent les débats et autres controverses des sciences humaines depuis des décennies, dont la neutralité et l’objectivité revendiquées de part et d’autre, ne sont que des façades et ne trompent que les naïfs et les inno-cents. Alain Besançon dans un texte saisissant explique les mécanismes de pensée qui brident le militant de tout bord :

« L’état psychique du militant se distingue par l’investissement fa-natique dans le système. La vision centrale réorganise tout le champ intellectuel et perceptif, jusque dans la périphérie. Le langage en est transformé. Il ne sert plus à communiquer ou à exprimer, mais à masquer la solution de continuité entre le système et la réalité. Il est chargé du rôle magique de plier la réalité à la vision du monde. Il est un langage liturgique, dont chaque formule indique l’adhésion du locuteur au système, et somme l’interlocuteur d’y adhérer. Les mots signalétiques sont donc des menaces et le figures d’un pouvoir. On ne peut rester intelligent sous l’idéologie »103.

C’est dans ce contexte de dialogues de sourds, d’hémiplégie intellec-tuelle que depuis quelques années les « mémoires lancées à l’assaut de l’histoire » jouent un rôle de plus en plus marquant dans ces affrontements où l’accusation et surtout la désignation des coupables s’imposent comme les seules hypothèses de recherches crédibles. Le temps de la repentance, la recherche de la faute, le retour de la culpabilité et les réparations à payer par les responsables aux victimes sont devenus les thèmes dominants104.

Le « devoir de mémoire » devient un sujet majeur dont la force média-tique provoque parfois des malentendus ou des contresens dès l’instant

102 Michel Winock, Les crimes du communisme : un sujet tabou, in L’Histoire N° 250, janvier 2001, p. 18-19 ; cent millions de mort ? Les crimes du communisme titre la revue L’Histoire dans son numéro spécial 247 d’octobre 2000 ; Moshe Lewin, Pourquoi l’Union soviétique fascina le monde, in Combats pour L’histoire. Le Monde Di-plomatique, juillet-août 1998, p. 13-17.

103 Alain Besançon, Le malheur du siècle op.cit., p.41. En 1930, déjà, Ortega y Gasset écrivait La révolte des masses : « Être de gauche ou de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un im-bécile : toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale » et j’ajouterai d’hémiplégie intellectuelle.

104 François Ewald, La faute, le retour de la culpabilité, in Magazine Littéraire, N° 367, juillet-août 1998, p.17 et Marc Lambron, le temps de la repentance, in Magazine Littéraire, op.cit., p. 18-20. Jean-Pierre Rioux mentionne une « catégorie inconnue de L’histoire : la culpabilité collective, éternelle et imprescriptible, in Devoir de mémoire, devoir d’intelligence, in Vingtième siècle. Revue d’histoire, N° 73, janvier-mars 2002, p.162 et du même auteur sur le même thème, La France perd la mémoire, op. cit., p. 117.

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où « la mémoire tend à se substituer à l’histoire dans l’opinion publique et le monde politique »105. Jean-Pierre Roux cherche à esquisser l’histoire so-ciale de ce « devoir de mémoire » avec toutes ses émotions rétrospectives, intimement liée à « la fonction sociale du témoin, porteur d’authenticité, d’identité, de vérité et donc d’histoire, dont Annette Wieviorka a fait l’ana-lyse et dont elle date l’émergence en 1961 avec le procès Eichmann »106.

Dans ce contexte de conflits mémoriels, l’histoire devient « un combat à mener » pour défendre « les vraies valeurs » menacées par les clercs emportés par leurs passions politiques107, Quel avenir pour la mémoire de la Shoah ? titre le journal Le Monde du 15 juin 2006. Dans la thématique des « mémoire inégales à l’assaut de l’histoire », l’extermination des juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale occupe une place centrale ; c’est la référence autour de laquelle tout part et tout converge. Son his-toire et celle des ses mémoires plurielles ont donné lieu à une abondante littérature, des travaux scientifiques sans cesse renouvelés et surtout des débats sur l’unicité de la Shoah dont la diversité et l’intensité ont marqué ces dernières décennies108.

L’évolution de la terminologie en reflète une partie : déportations 109, exterminations, solution finale110, génocide111, holocauste112 et maintenant la Shoah, mot issu de la langue liturgique des communautés anéanties

105 Philippe Joutard, la tyrannie de la mémoire, in L’Histoire, N° 221, mai 1998, p. 98 ; Olivier Laleu, L’invention du « devoir de mémoire » in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N° 69, janvier-mars 2001, p. 83-94. Paul Ricoeur conteste cette expression « parce que le devoir de mémoire est aujourd’hui volontiers convoqué dans le des-sein de court-circuiter le travail critique de L’histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle commu-nauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l’humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l’équité. C’est pourquoi je propose de dire travail de mémoire et non devoir de mémoire « L’écriture de L’histoire et la représentation du passé, in Annales HSS, N° 4, juillet-août 2000, p.736.

106 Jean-Pierre Rioux , Devoir de mémoire, devoir d’intelligence, op. cit., p. 157-167. Annette Wieviorka, L’ère du té-moin. Paris, Plon, 1998.

107 Julien Benda, La trahison des clercs. Paris, J-J Pauvert, 1965,218 p. (première édition 1927 chez Bernard Grasset). Pour Antoine Prost, « La ruine des grandes idéologies qui constitue sans doute un progrès de la lucidité poli-tique, laisse nos contemporains désemparés » in Douze leçons sur L’histoire, op. cit., p. 305. Et il ajoute encore une note personnelle : « Appartenant à une génération plus jeune et n’ayant jamais été communiste, je ne me sens pas tenus aux mêmes révisions déchirantes et je ne vois pas de raison de renier des convictions sim-plement et fermement républicaines. Je ne vois pas non plus en quoi le fait de s’être trompé hier autorise à donner des leçons aujourd’hui » p.297 note 12.

108 Dan Michman, Pour une historiographie de la Shoah : conceptualisation, terminologie, définitions et problè-mes fondamentaux. Paris, In press, 2001, 350p. Alain Besançon, Le malheur du siècle op. cit.

109 Annette Wieviorka, Déportation et génocide entre mémoire et oubli. Paris, Plon, 1992, 506 p.110 La politique nazie d’extermination sous la direction de François Bédarida. Paris ? Albin Michel, 1989, 332 p.111 Arno J. Mayer, La « solution finale » dans L’histoire. Paris, La Découverte, 1990, 566 p.112 Georges Bensoussan, Génocide pour mémoire. Des racines du désastre aux questions d’aujourd’hui. Paris, Édi-

tions du Félin, 1989,262 p.

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signifiant la catastrophe, la tempête, la destruction et la désolation113. Les colloques internationaux, les mémoriaux de l’Holocauste se comptent par dizaines et ils abritent pour la plupart des centres de documentation juive contemporaine, les revues et les centres de recherches universitaires riva-lisent en publiant des études originales dans des domaines de plus en plus pointus : en France, La revue d’histoire de la Shoah – le monde juif réunit dans ses comités français, anglais, canadiens, allemands et israéliens dont les travaux font autorité.

Pour Élie Wiesel, né en 1928, rescapé d’Auschwitz, prix Nobel de la paix en 1986, auteur d’une œuvre maîtresse traduite dans le monde entier, la Shoah est « la tragédie la mieux documentée de l’histoire »114. Il ne craint pas que la mémoire ne s’altère en perdant ses témoins directs, dont il est le re-présentant le plus médiatique qualifié « d’infatigable passeur de mémoire ». Pour Alain Finkielkraut : « Les temps ont changé depuis l’époque où il fal-lait brandir contre l’oubli le devoir de mémoire. La mémoire a vaincu »115.

Comme toutes les mémoires, celle de la Shoah est mise en cause. Ses détracteurs que Pierre Vidal-Naquet nommait « les assassins de la mé-moire »116 ne cessent de distiller leurs thèses délirantes en tentant de semer le doute dans les esprits avec, parfois, un accueil surprenant de la part de certains médias. La montée d’un nouvel antisémitisme et les critiques ré-currentes de la politique d’Israël au Proche-Orient ne sont pas étrangères à ces attaques sournoises qui cherchent à dénaturer la mémoire juive. Est-il nécessaire de rappeler que les mémoires, quelles qu’elles soient, bien qu’elles se réfèrent au passé, se vivent toujours au présent de même que l’histoire est toujours fille de son temps117.

Ces dernières années, les usages du « devoir de mémoire » ravivèrent les débats. Simone Veil, née en 1927, elle aussi rescapée des camps nazis, sem-ble prendre ses distances avec une trop grande insistance sur la mémoire :

113 Michel Marrus, L’Holocauste dans l’histoire. Paris, Flammarion, 1994, 336 p. Bibliographie p.325-334.114 Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah. Paris, PUF, 1996, p.4 ; Annette Wieviorka, Comment la Shoah est en-

trée dans L’histoire, in L’Histoire, N°294, janvier 2005, p. 48-53 ; Serge Klarsfeld, La Shoah en France. Paris, Fayard, 2001, 4 vol.

115 L’entretien. Élie Wiesel : nous n’avons pas tiré les leçons du XXe siècle, in L’Express 15 juin 2006, p. 120-123.116 Alain Finkielkraut et les amis douteux de la mémoire, in Le Temps 19 juin 2000, p.10.117 Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire. Un « Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme.

Paris, La Découverte, 1987, 232 p. Négationnisme et révisionnisme, in Relations internationales, N° 65, prin-temps 1991 ; Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France. Paris, le Seuil, 2000, 700 p.

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« Nous ne parlons plus de « devoir de mémoire ». La mémoire ap-partient aux familles. Nous n’avons pas le droit de faire porter ce fardeau aux jeunes générations. Ce qu’on peut souhaiter, c’est que la transmission passe par l’enseignement de l’histoire »118.

La banalisation du « devoir de mémoire » revendiqué par des mouve-ments tous azimuts relayés par les médias friands de toutes ces émotions rétrospectives irrita les historiens :

« Dès 1989, Alfred Grosser puis Tzvetan Todorov, Henry Rousso et Éric Conan, ou enfin Georges Bensoussan dénoncent vivement la place et l’usage de la mémoire de la Shoah dans la société française actuelle. Le « devoir de mémoire » est ainsi assimilé à une « nouvelle religion civique »119 privilégiant l’émotion, sans véritable contenu, inefficace sur le plan politique »120.

Le contraste avec la famine – génocide des Ukrainiens orchestré par Staline dix ans avant, est saisissant : des millions de morts de part et d’autre qui n’ont pas le même statut : les Ukrainiens auraient été éliminés par un génocide de classe, les juifs par un génocide de race, subtilité terminolo-gique suscitant encore d’abondants débats121. L’extermination des Ukrai-niens a été couverte par une chape de plomb et de silence par l’URSS, les premiers travaux scientifiques commencent à être publiés et traduits et la mémoire ukrainienne a du mal à sortir de l’oubli institutionnalisé. Comme si les exactions mortifères d’un totalitarisme de gauche avaient moins de droit à la visibilité et surtout à la reconnaissance !

L’extermination des juifs par les nazis a connu un tout autre traite-ment ; son histoire est connue, ses archives répertoriées dans des centres de documentation reconnues sur le plan international et sa mémoire a pu

118 Jean Leduc, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures. Paris, Le Seuil, 1999, 332p. Temps mémoriel et temps historique, p. 83-88. François Jequier, Le temps de l’historien, in Groupe de Montheron, Des hommes de sciences aux prises avec le temps. Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 1992, p. 103-112.

119 Le Monde, 15 juin 2006, p.3 ; Raul Hilberg, La politique de la mémoire. Paris, Gallimard, 1996, 224 p. ; Annette Wieviorka, Auschwitz 60 ans après. Paris, Robert Laffont, 2005, 281 p.

120 Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire. Paris Éditions Mille et une nuits, 1998, p.13.

121 Olivier Lalieu, L’invention du « devoir de mémoire », op. cit., p. 83.

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s’exprimer dans le monde entier a tel point qu’elle alla jusqu’à susciter des réserves sur son usage parfois abusif122.

Bel exemple de mémoires inégales. Des millions de morts face à l’his-toire qui n’ont pas la même densité, la même visibilité, la même recon-naissance mémorielle. Face à ces tragédies les intellectuels de tous bords glosent encore sur leur statut : génocides de classe, de race ou massacres de masse123.

Cette thématique offre un nouveau chantier de recherches riches en controverses où vont s’affronter les représentations de tous ces passés en constantes relectures.

Y-a-t-il un devoir de mémoire pour ces millions de mort qui n’ont pas encore d’existence affirmée dans les mémoires collectives du XIXe siècle ? Les dizaines de millions de victimes du goulag soviétique, des camps chinois et des terreurs successives organisées par les leaders communistes de par le monde seront-ils voués à l’oubli ?

Les camps de concentration, de déportation, de travail forcé, sinon d’extermination ont poussé comme des champignons vénéneux sous tous les régimes totalitaires, mais curieusement leur dénombrement et l’entre-tien de leur mémoire n’ont pas reçu la même attention, le même traite-ment des deux côtés de l’échiquier politique : on sacralise d’une part et on minimalise d’autre part 124.

En Russie (ex URSS), quelques rares associations pour la défense de la mémoire sont apparues timidement, sans moyen de se faire connaître et surtout reconnaître par les autorités et l’opinion publique comme l’Asso-ciation internationale Mémorial ( ???). Anne Applebaum vient de recons-tituer minutieusement l’histoire de l’univers concentrationnaire soviéti-que en démontant le mécanisme implacable qui en a permis la si longue existence quasi clandestine échappant à tout curiosité, ou presque, des opinions publiques125.

122 Stéphane Courtois, Le génocide de classe : définitions, description, comparaison, in Les Cahiers de la Shoah, N° 6, 2002 et Jacques Sémelin, Du massacre au processus génocidaire, op. cit., p. 483-491.

123 Tsvetan Todorov, Les abus de la mémoire. Paris, Arléa, 1998, 61 p. Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américai-ne. Paris, Gallimard, 2001, 434 p. ; Norman G. Finkelstein, L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs. Paris, La fabrique éditions, 2000 157 p.

124 Yves Ternon, Le sens des mots. De mal en pis, in Parler des camps, penser les génocides, textes réunis par Cathe-rine Coquio. Paris, Albin Michel, 1999, p. 97-110.

125 Parler des camps, penser les génocides op. cit., et Joël Kotek et Pierre Rigoulot, Le siècle des camps : détention, concentration, extermination : cent ans de mal radical. Paris, Lattès, 2000, 805 p.

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Tomas Kizny, photographe polonais, a consacré une quinzaine d’années à dresser le premier grand inventaire iconographique des espaces du gou-lag ; comblant ainsi une lacune majeure dans ce déséquilibre des percep-tions où l’image joue un rôle majeur dans la constitution des mémoires126. Pour le président de la commission russe de réhabilitation, A. Iakolev : « La société russe est indifférente aux crimes du passé tant les gens sont nom-breux a y avoir trempé »127. Pas de devoir de mémoire, mais le refoulement d’un passé sinistre qu ternit l’image de la toute puissance du régime so-viétique qui fit trembler le monde et suscita d’insondables illusions. Pour Anne Applebaum, le temps du repentir est loin de se préciser, il n’est pas à l’ordre du jour. Il faudrait multiplir les expositions comme celle du mu-sée d’ethnographie de Genève consacrée au « Goulag, le peuple des zeks » dont le remarquable catalogue va s’imposer comme un bel instrument de travail pour pénétrer dans cet univers de l’enfermement128.

La Chine ouvre des perspectives de recherches sans fin. Les dirigeants du parti communiste chinois savent que la maîtrise du pouvoir repose en partie sur le contrôle de l’histoire et de l’instrumentalisation de la mémoi-re collective comme ils l’ont appris de leurs voisins soviétiques. Il y a une quarantaine d’année, la révolution culturelle chinoise provoquait des mil-lions de morts129. Le pouvoir impose une amnésie nationale sur ces évè-nements qui firent tant fantasmer les maoïstes occidentaux. Le massacre des étudiants sur la place T’ien an men dans la nuit du 3 au 4 juin 1989 par l’armée appelée en renfort avec ses tanks aura droit au même traitement. Ce silence institutionnalisé va-t-il finir par effacer toute trace de cette ten-tative de rébellion dans la mémoire collective chinoise ? Un évènement de cette importance gommé de l’histoire officielle durant des décennies peut-il survivre dans les mémoires d’une génération à l’autre ?

Beaux chantiers de recherches sur les mémoires inégales : occultation, ignorance, désintérêt peut-être et parfois nostalgie pour les Chinois du XXie siècle confrontés sans toujours le savoir à une désinformation offi-cielle. Le parti communiste chinois ne tolérant aucune commémoration

126 Anne Applebaum, Goulag une histoire. Paris, Grasset, 2005 (2003), 718 p. Christian Jelen, L’aveuglement. Les socialistes et la naissance du mythe soviétique. Paris, Flammarion, 1984, 282 p. ; Sophie Coeuré, La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique 1917-1939. Paris, Le Seuil, 1999, 364 p.

127 Tomas Kizny, Goulag… Paris, Balland/Acropole, 2003, 496 p.128 François Gachoud, L’horreur qui venait du froid, in La Liberté, 14 janvier 2006, p. 32.129 Goulag, le peuple des zeks sous la direction de Geneviève Piron, Musée d’ethnographie, 2004, 159 p.

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pouvant déranger les versions officialisées, les bribes de souvenirs et les rumeurs amènent certains à idéaliser la période en adhérant à une mé-moire factice reconnue. Les biographies critiques récentes de Philip Short en 1999, de Jung Chang et son mari l’historien britannique Jon Halliday en 2005 sur Mao Tsé-Toung descendent enfin le grand timonier de son piédestal en décortiquant son règne mortifère jusqu’à l’écoeurement. Mais ces travaux ne sont pas accessibles en Chine, le barrage de la langue limi-tant leur diffusion130. Le culte de Mao Tsé-Toung n’est pas mort en Chine. Trente ans après sa disparition, il fait encore l’objet d’une vénération am-bigüe soigneusement entretenue. À l’heure où le pays glisse vers un capi-talisme autoritaire, triomphant et effréné, le régime communiste entretient l’image du père de la Nation ; mais il maintient en même temps un tabou sur son héritage et ses crimes contre le peuple chinois.

- comment les mémoires vont-elles intégrer ces évolutions ?- quels pans entiers de l’histoire chinoise vont-ils sombrer dans l’oubli ?- pourquoi cet homme, aujourd’hui mis à nu, a-t-il autant fasciné le reste du monde.- pourquoi la révolution culturelle chinoise eut-elle un éco en Occident ?

Beaux chantier de recherches en perspective !

Le Cambodge a subi l’un des grands génocides de la seconde moitié du XXe siècle ; Pol Pot et ses Khmers rouges ont exterminé 1,7 million de personnes, soit le quart de la population entre le 17 avril 1975 et le 7 jan-vier 1979. Au début des massacres, le régime d’extrême-gauche bénéficia de la complaisance des médias. Le journal parisien Le Monde désinforma ses lecteurs en opposant un doute systématique aux rumeurs les plus ef-frayantes qui se révélèrent rapidement fondées, pratique qui porta préju-dice à la crédibilité du journal qui dut prestement rectifier. Bel exemple de désinformation que Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard analysèrent à chaud en 1979 déjà131.

130 Jung Chang et Jon Halliday, Mao. L’histoire inconnue. Paris, Gallimard 2006 (2005), p. 545. La lecture en pa-rallèle des analyses contemporaines de la révolution culturelle met en évidence la nécessité du recul pour comprendre les évènements. Cf. Fernand Gigon, Vie et mort de la révolution culturelle. Paris, Flammarion, 1969, 290 p. et Jean Esmein, La révolution culturelle chinoise. Paris, Le Seuil, 1970, 348 p.

131 Philip Short, Mao Tsé-Toung. Paris, Fayard, 2005 (1999), 673 p., Alain Besançon, Mao dévoilé. Sur le commu-nisme, la tyrannie et la Chine, in Commentaire, N° 116, Hiver 2006-2007, p. 923-929.

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Les origines et le développement de cette tragédie sont analysés dans une littérature abondante d’inégale valeur, des documentaires, des films et d’importants témoignages ne permettent pas de mettre en doute ce gé-nocide132. Depuis une dizaine d’années, des querelles de procédures na-tionales et internationales, dénoncées par les ONG font obstacle au procès des Khmers rouges. Le financement de ce nouveau tribunal international serait à l’origine de ces blocages133. Les plaies de ce génocide qui a décimé toute une génération ne sont pas refermées et le seront d’autant plus diffi-cilement que plusieurs membres du gouvernement actuel sont d’anciens commandants khmers rouges. Ce procès, toujours en suspens en 2007, va déboucher sur un tortueux travail de mémoire près de trente ans après les évènements en offrant, semble-t-il, peu de places aux victimes134. en plus ce devoir de mémoire va toucher une population, dont la moitié est née après ces évènements tragiques. Cette population a-t-elle cette soif de justice dont parlent les médias européens135 ?

Les jeunes Cambodgiens n’ont qu’une connaissance vague de la pé-riode des Khmers rouges dont toute référence a été supprimée des ma-nuels scolaires après les Accords de Paris en 1991. Dans quelle mesure la mémoire collective des Cambodgiens va-t-elle être instrumentalisée par un procès interminable orchestré en partie par des juges étrangers ? Pour le survivant Ong Thong Hoeung, représentant de l’opposition cambod-gienne auprès de l’Union européenne : « Personne ne peut se soustraire au « devoir de mémoire. Il nous appartient aujourd’hui de rechercher la justice, qui n’est pas une forme de vengeance mais l’unique moyen d’ar-rêter le cycle de l’impunité issu du génocide. Seul un tribunal digne de ce nom, c’est-à-dire international, est en mesure de répondre aux aspirations des victimes »136.

Ce devoir de mémoire est convoqué après toutes les catastrophes hu-manitaires quelles que soient leurs dénominations. Les facteurs déclen-cheurs changent, mais l’engrenage et les thématiques se ressemblent étran-

132 Jean-Noël Jeanneney et Jacques Julliard, Le Monde de Beuve-Méry ou le métier d’Alceste. Paris, Le Seuil, 1979, p.289.

133 Philip Short, Pol Pot anatomie d’un cauchemar. Paris, Denoël, 2007, 604 p. ; François Bizot. Le portail. Paris, La Table ronde, 2000, 397 p.

134 Sylvaine Pasquier, Khmers rouges : le prix de la mémoire, in L’Express, 5 janvier 2006, p. 84 ; Christine Chaumeau, Le Cambodge malade de ses juges, in L’Expres, 30 mai 2005, p. 38-40.

135 Arnaud Dubus, Les Cambodgiens se préparent à juger les Khmers rouges en oubliant les victimes, in Le Temps, 29 juin 2006, p. 6.

136 Arnaud Dubus, Les Cambodgiens ont soif de justice pour guérir d’une violence indicible, in Le Temps, 16 avril 2005, p. 6.

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gement : au Biafra à la fin des année soixante, au Cambodge, au Rwanda au printemps 1994, dans les Balkans durant les années 1990 et au Darfour actuellement.

Aucun verdict d’un quelconque tribunal international créé après les évènements n’a, pour l’instant, pu enrayer ces processus mortifères de masse. Une terrible constatation s’impose : les génocides, les massacres ou déplacements de population par centaines de milliers ainsi que l’es-clavage n’ont pas disparu, ils semblent toujours faire partie du destin, de l’avenir de nos sociétés qui les condamnent, surtout après qu’ils se soient passés, en orchestrant alors le Devoir de mémoire perspective troublante pour l’historien polonais Krzysztof Pomian, responsable du musée de la Mémoire à Bruxelles qui rappelle que « la commémoration est toujours placée sous le signe du jamais plus ! » 137.

Il est temps de conclure en reprenant quelques questions :

- pourquoi les mémoires sont-elles si fiables, si facilement manipula-bles ?- quels enjeux se cachent derrière ces inégalités de traitement entre - les mémoires sacralisées et les mémoires occultées ?comment lier l’apport des mémoires à la recherche historique ou comment atteindre l’adéquation de l’histoire et de la mémoire ?

Le constat sévère de Régine Robin souligne les dangers de toute instru-mentalisation de la mémoire :

« Nous vivons dans un monde obsédé par le passé. Les discours de la mémoire forment aujourd’hui une immense cacophonie, pleine de bruit, de fureur, de clameurs et de controverses. Où que l’on se tourne, un passé commémoré ou haï, célébré ou occulté, raconté, transformé, voire inventé, est saisi dans les mailles du présent » 138.

Ses propos caractérisent bien les débats contemporains sur les relations tendues entre histoire et mémoire accentuée par les controverses suscitées par les lois mémorielles françaises.

137 Ong Thong Hoeung, les complices de Pol Pot doivent être jugés, in L’Express, 30 octobre 2003, p. 68-71.138 Joëlle Kuntz, Mémoires : victoire et défaites, in Le Temps, 3 octobre 2005, p. 15.

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La meilleure synthèse de la question date de 1984. Rendons hommage à l’œuvre majeure de Pierre Nora qui débute par une mise au point qui répond à nos questions :

« Mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours portée par des grou-pes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie, inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les utilisations et manipulations, suscep-tible de longues latences et de soudaines revitalisations. L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confor-tent ; elle se nourrit de souvenir flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts écrans, censure ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire, comme Halbwachs l’a fait, qu’il y a autant de mémoires que de groupes ; qu’elle est, par nature, multiple et démultipliée, collective, plurielle et individualisée. L’histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses. La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.

Au cœur de l’histoire, travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l’histoire, dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. L’histoire est délégitimation du passé vécu »139.

Plus de vingt ans avant les guerres mémorielles franco-françaises du début du XXIe siècle, l’essentiel des enjeux avait été clairement précisé.

Depuis quelques années la mémoire s’est invitée, s’est imposée dans les débats historiques bénéficiant d’un effet de mode issu de la vogue plus ancienne de l’histoire orale et des récits de vie :

139 Régine Robin, La mémoire saturée. Paris, Stock, 2003, p. 17.

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« Mémoire collective, devoir de la mémoire, travail de la mémoire, abus de la mémoire, etc. À la limite, on ne parle plus que de cela, on n’écrit que sur ce sujet. Quand il n’est pas directement question de « mémoire », c’est la commémoration qui vient au premier plan de l’actualité, le patrimoine, les « journées du patrimoine », toutes les formes de muséification du pas-sé. Le passé vient nous visiter en permanence, à l’échelle mondiale »140.

Cette tendance semble rendre plus vivante toute approche du passé. L’histoire et les mémoires sont complémentaires, elles se nourrissent l’une l’autre tout en s’opposant même si elles ne sont pas sur le même plan comme le rappelle Henry Rousso dans son essai suggestif sur La hantise du passé en 1998 :

« Notre époque est prise de fascination pour le passé. Cette tendance désordonnée conduit à une confusion essentielle entre histoire et mémoire. La mémoire rend le passé présent, mais de façon immédiate et sélective ; l’histoire, elle, permet d’appréhender la distance qui nous sépare du passé en soulignant les changements intervenus »141. François Bédarida reprend ce thème dans une contribution récente intitulée La mémoire contre l’histoire en précisant que « la mémoire a pour objectif la fidélité, l’histoire, la vé-rité »142. Nous savons tous que la vérité est un vœu de l’esprit en histoire, connaissance du passé, du fait que les récits produits par les historiens « de ce qui s’est passé » seront toujours marqués par leur subjectivité, mais ce qui compte le plus c’est de ne jamais cesser de la chercher. La vérité historique dépend étroitement de celui qui la produit ; pour Henri-Irénée Marrou, l’histoire est inséparable de l’historien.

- qu’en-est-il de la vérité mémorielle ?- comment vérifier la fiabilité d’une mémoire tant individuelle que collective ?- quel est le rôle, l’influence du temps et de l’entourage sur les choix mémoriels ?

140 Pierre Nora, Entre histoire et mémoire, in Les lieux de mémoire. Paris, Gallimard, 1997, t.I, p. 24-25 (Première édition en 1984).

141 Régine Robin, op. cit., p. 16.142 Henry Rousso, La hantise du passé. Paris, Textuel, 1998, p. 5.

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- comment éviter que ce que l’on croit devienne plus important que ce qui est vrai143 ?

Toutes ces questions doivent faire partie de toute approche historique contemporaine utilisant les témoignages dont la fiabilité doit être traitée avec la même rigueur méthodique que les sources classiques.

Un dernier exemple de mémoires inégales concerne la différence de densité mémorielle des morts. Chaque année la tragédie humaine de la Shoah est rappelée dans le monde entier à juste titre. Chaque année il meurt plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants à cause d’ac-cidents du travail sous l’indifférence générale. Depuis des années les ac-cidents du travail tuent deux fois plus que les guerres sans troubler les consciences144.

Cela laisse songeur : Cela nous ramène à la question : Qu’est-ce qui est digne de mémoire ? Régine Robin convoque l’histoire, la sociologie, la littérature pour décrire les mécanismes de la mémoire collective oscillant entre oubli, falsification et sacralisation. Dans son livre majeur La mémoire saturée, elle analyse les rouages de muséification, d’occultation, de mani-pulation, qui sont à l’œuvre dans le traitement du passé.L’esprit critique allié à une bonne formation en sciences humaines devrait permettre de déconstruire l’argumentaire de toute désinformation.

La mémoire est-elle l’alliée de l’histoire ? Telle est la question que pose Martine Verlhac en introduction d’un colloque réunissant historiens et philosophes autour du thème Histoire et Mémoire à Grenoble en 1998 : « Ceux qui se tiennent dans le cercle enchanté de la mémoire peuvent nier le travail de l’historien ou vouloir l’inféoder à la mémoire. Le philo-sophe sait que les hommes d’une époque donnée projettent sur l’histoire leurs préoccupations, lesquelles sont plus ou moins bornées, à court terme ou encore plus ou moins idéologiques. C’est pourquoi la mémoire qu’ils proposent et les commémorations qu’ils organisent peuvent bien, tout en exprimant apparemment une déférence à l’égard des études historiques

143 François Bédarida, la mémoire contre L’histoire, in Histoire, critique et responsabilité. Paris, IHTP, Bruxelles, Com-plexe, 2003, p. 259. Le numéro 128 du quatrième trimestre 1998 de la revue Raison Présente porte comme titre « Mémoire et Histoire : un procès réciproque ». Une demi-douzaine d’articles ouvre des perspectives intéres-santes.

144 La question est posée par Olivier Pétré-Grenouilleau dans un article percutant, Les identités traumatiques. Traites, esclavage, colonisation, in Le Débat, N° 136, septembre-octobre 2005, p. 93-107.

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et de leur rôle, être une façon sournoise, même si elle n’est pas forcément délibérée, de soumettre l’histoire à des motifs discutables »145.

Rudolf von Thadden, moins sévère que Martine Verlhac, propose une approche nuancée de cette relation entre histoire et mémoire en acceptant que « deux présentations différentes d’un évènement puissent coexister sans que l’histoire y perde son fond de vérité. Étant donné que les faits historiques ne se conçoivent pas sans être perçus, leur perception est tout aussi importante que leur facticité. Il est illusoire de chercher des faits en dehors de leur perception »146 et il illustre ses propos en prenant l’exemple de l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle qui a une histoire et deux mémoires : celle de l’Est et celle de l’Ouest.

Pour ma part, ayant œuvré activement dans diverses commémorations, je réponds positivement à la question de Martine Verlhac. La mémoire et l’histoire sont indissociables, consubstantielles en histoire contemporaine, plus précisément ce que l’on nomme l’histoire du temps présent ou his-toire immédiate147. Les témoignages complètent et enrichissent l’apport des archives, mais leur traitement diffère. L’historien doit maîtriser toutes ces approches, l’oral, l’écrit et le monde des images pour faire son miel.

L’histoire ne cesse de se remettre en cause, les meilleures études vieillis-sent plus ou moins bien, Jean Tulard et François Monnier ont chacun pu-blié, l’un en 1991, l’autre en 2006, leurs réflexions sur L’obsolescence des œuvres historiques148. Chaque génération d’historiens renouvelle l’inven-taire des questions fondant leur discipline. Les champions du mémoriel devraient faire de même, car comme le dit l’historien polonais Bronislaw Geremek, récemment élu à la présidence de la fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne : « Une mémoire sur laquelle on ne réfléchit pas n’est pas une mémoire »149.

145 Manuel Simon Velasco, 1,2 million de morts par an : les accidents de travail tuent deux fois plus que les guerres, in Le Temps, 30 avril 2001, p. 11.

146 Histoire et Mémoire, Coordonné par Martine Verlhac, Grenoble, Centre régional de documentation pédagogi-que, 1998, p.9-10. Cf. aussi Mémoire et Histoire in Revue de métaphysique et de morale, N° 1, janvier-mars 1998 et La tribune psychanalytique, n° 3, 2001 consacre son numéro à mémoire et histoire.

147 Rudolf von Thadden, Une histoire, deux mémoires, in In Dubis Libertas. Mélanges d’histoire offerts au profes-seur Rémy Scheurer. Hauterive, Gilles Attinger, 1999, p. 439-443.

148 Écrire L’histoire du temps présent. En hommage à François Bédarida. Paris, IHTP, 1993, 417 p. ; Jean-François Sou-let, L’histoire immédiate. Paris, PUF, 1994, 128 p. ; Benoît Verhaegen, Introduction à L’histoire immédiate. Gem-bloux, Duculot, 1974, 200 p.

149 Jean Tulard, De l’obsolescence des œuvres historiques, in L’Année sociologique 1991, p. 193-201 ; François Mon-nier, l’Obsolescence des œuvres historiques, in Peut-on faire confiance aux historiens ?, sous la direction de Jean Tulard. Paris, PUF, 2006, p. 263-278.

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Pour Hélène Wallenborn, le témoin semble être devenu le relais in-dispensable, le passage obligé pour la mémoire et les commémorations faisant ainsi concurrence à une transmission plus critique du passé, de l’histoire, celle produite par les historiens de métier150. Cette inflation de la « parole des gens », qui se développa dans la dernière décennie du XXe siècle, est parfois expliquée comme le retour refoulé après l’évènement traumatique thème repris par la revue Tribune psychanalytique dans son numéro consacré à l’histoire et à la mémoire151.

Pour reprendre la problématique de notre introduction, si « l’histoire récente a lancé la mémoire à l’assaut de l’histoire »152, le présent n’a pas à réécrire le passé. Pour Jacques Le Goff : « Une des tâches principales de la critique historique doit être pour les historiens de repérer, d’analyser, de se défaire de cette pression que le présent exerce sur eux pour mieux lire le passé »153.

Antoine Prost termine ses Douze leçons sur l’histoire en enfonçant le même clou avec des recommandations sans concession :

« Le défi que les historiens doivent désormais relever est de transfor-mer en histoire la demande de mémoires de leurs contemporains. C’est en fonction de la vie qu’il faut interroger la mort, disait fortement Lucien Febvre154. On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un évènement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il faut faire comprendre comment et pourquoi les choses arrivent. On découvre alors des complexités incompatibles avec le mani-chéisme purificateur de la commémoration. On entre surtout dans l’ordre du raisonnement, qui est autre que celui des sentiments, et plus encore des bons sentiments. La mémoire se justifie à ses propres yeux d’être morale-ment et politiquement correcte, et elle tire sa force des sentiments qu’elle mobilise. L’histoire exige des raisons et des preuves. C’est pourquoi l’his-toire ne doit pas se mettre au service de la mémoire, elle doit certes accep-ter la demande de mémoire, mais pour la transformer en histoire. Si nous

150 L’historien et le politique. Entretiens avec Bronislaw Geremek recueillis par Juan Carlos Vidal. Montricher (Suisse) Les Éditions Noir sur Blanc, 1999, 172 p.

151 Hélène Wallenborn, L’historien, la parole des gens et l’écriture de L’histoire. Le témoignage à l’aube du XXIe siècle. Bruxelles, Éditions Labor, 2006, 200 p.

152 Histoire et Mémoire, in Tribune psychanalytique, op. cit., La couverture titre mémoire histoire et la page de titre intérieur inverse les deux termes.

153 Cf. note 3, p. 76.154 Id. p.68.

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voulons êtres les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire »155.

Le mot de la fin revient au philosophe français Paul Ricœur qui vient de nous quitter à 92 ans en mai 2005 et à qui l’on doit une somme intitulée La mémoire, l’histoire l’oubli, dont la lecture, certes, aride pour un historien, ne devrait pas cacher la profondeur156. Dans une importante contribution précédant l’opus magnum, dont le titre couvre largement la problématique de notre dernière leçon : Histoire et mémoire. L’écriture de l’histoire et la repré-sentation du passé, il prenait position en écrivant :

« Reste ainsi ouverte la question de la compétition entre la mémoire et l’histoire dans la représentation du passé. À la mémoire reste l’avantage de la reconnaissance du passé comme ayant été quoique n’étant plus ; à l’histoire revient le pouvoir d’élargir le regard dans l’espace et dans le temps, la force de la critique dans l’ordre du témoignage, de l’explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte et, plus que tout, l’exercice de l’équité à l’égard des revendications concurrentes des mé-moires blessées et parfois aveugles au malheur des autres. Entre le vœu de fidélité de la mémoire et le pacte de vérité en histoire, l’ordre de priorité est indécidable. Seul est habilité à trancher le débat le lecteur et dans le lecteur le citoyen »157.

La profondeur de cette réflexion humaniste devrait calmer le jeu des mémoires concurrentes ou des concurrences mémorielles et leur opposi-tion aux approches historiques que Paul Ricoeur évoque d’une manière toute personnelle :

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mé-moire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des com-mémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués »158.

155 Lucien Febvre, Vers une autre histoire (1949) in Combats pour L’histoire. Paris, Armand Colin, 1965, p. 437.156 Antoine Prost, Douze leçons sur L’histoire. Paris, Le Seuil, 1996, p. 305-306 ; Antoine Prost, Comment L’histoire

fait-elle l’historien ? in Vingtième Siècle, Revue d’histoire, N° 65, janvier-mars 2000, p. 3-12. Marcel Gauchet reprend cette thématique du rapport déficient que la démocratie entretien avec sa propre histoire, in La condi-tion politique. Paris, Gallimard, 2005, 559 p.

157 Paul Ricœur, La mémoire, L’histoire, l’oubli. Paris, Le Seuil, 2000, 681 p. ; Les historiens et le travail de mémoire I Autour de la Mémoire, L’histoire, l’oubli de Paul Ricoeur, in Esprit. Revue Internationale, N°s. 266-267, août-sep-tembre 2000, p. 16-87. L’histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur publié sous la direction de Bertrand Müller. Lausanne, Payot, 2005, 220 p.

158 Paul Ricœur, L’écriture de L’histoire et la représentation du passé, in Annales HSS, N°4, juillet-août 2000, p. 747 et Olivier Mongin, Les discordances de L’histoire et de la mémoire, in Esprit, op. cit., p. 6-15.

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Pour ma part, la mémoire comme l’écriture de l’histoire comportent un engagement personnel, une manière de vivre individuellement et collec-tivement par mon enseignement la responsabilité de la tâche qui m’a été confiée.

L’histoire, les mémoires et leur rôle respectif à une meilleure connais-sance du passé restent d’une brûlante actualité d’autant plus que leurs champs d’investigation et leurs chantiers de recherche se renouvellent sans cesse.

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Entreprises

Partie II

enFranche-Comté

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Industrialisation et logements ouvriersdans le Territoire de Belfort, du XIXe siècle à 1940.

Manuel Brun

IntroductionLe département du Territoire de Belfort naît officiellement à la paru-

tion au Journal officiel du 25 février 1922, d’un décret fixant à la troisième classe le rang de la préfecture de Belfort. Le département, constitué dans les faits après la défaite de 1871, était alors consacré, sans aucune base légale. Il peut paraître arbitraire de choisir ce découpage récent comme base géographique. Cependant, d’une part trois bassins d’emploi y sont clairement identifiables dès le XVIIIe siècle et d’autre part, les bornes chro-nologiques éclairent ce parti pris au regard des conséquences induites. La partie du Haut-Rhin restée française après 1870, voit son industrialisation profondément modifiée après la mise en application du traité de Francfort. Le Nord, où règne l’industrie textile, et le Sud, consacré à la métallurgie, poursuivent leur développement. Le centre voit l’ouverture, notamment, d’une succursale de la SACM, et de Dollfuss Mieg et Cie, connaissant une transformation sans précédent1. Ces trois bassins d’emploi forment un tout, au regard de l’histoire particulière du département. La construction de logements se développe principalement entre 1864 et le début de la Seconde Guerre mondiale.

Au XIXe siècle, les activités, métallurgiques, mécaniques et textiles ma-joritairement, connaissent un développement régulier, qui s’accompagne de la nécessité d’attirer la main-d’œuvre et de la fixer sur place en logeant les ouvriers. L’habitat peut prendre une forme collective, dans un premier

1 Georges Schouler, « Contribution à l’histoire de l’industrie du Territoire de Belfort : l’industrie avant la guerre de 1870-1871 et les conséquences commerciales et industrielles du traité de Francfort dans le Territoire de Bel-fort », Belfort, Bulletin de la Société Belfortaine d’Émulation, article en deux parties, dans les bulletins 1972-73, pages 73 à 99 et 1974-1975, pages 33 à 56.

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temps. Le sud du Territoire de Belfort constitue un premier bassin d’em-ploi qui se caractérise par la précocité des besoins spécifiques en logement pour l’ensemble du personnel.

Les nouvelles frontières ont fortement transformé l’urbanisme de la ville de Belfort par l’apparition de nouveaux quartiers, autour des usines. Il y a là un second bassin d’emploi, qui s’adapte en permanence aux nou-velles possibilités offertes par les lois de 18942, 19123 et de 19284.

Le nord du Territoire de Belfort connaît une industrialisation moins dense, concentrée sur certains points et dominée par le textile. Le mode de construction de logement, principalement collectif indique une spécificité dans la gestion des questions sociales, en partie due à la main-d’œuvre déjà présente sur place.

Les sources de cette étude sont les archives des entreprises Tournesac et Alsthom, déposées aux archives départementales du Territoire de Belfort. Une enquête, menée sur le terrain, a permis de recueillir des témoignages et de compléter les données sur les constructions de la base Mérimée du ministère de la Culture5.

Dans l’accompagnement du développement industriel, il s’agit de cerner les stratégies et conditions matérielles et humaines d’implantation de ces ci-tés, d’en dresser une typologie tant sur le plan architectural que conceptuel, enfin d’en mesurer les impacts démographiques et sociaux. Cette approche particulière de vivre l’industrie, celle de l’habitat, de ses influences et ses en-jeux culturels recouvre à la fois la situation de l’emploi et de l’industrie et les conditions de logements dans une localisation et une période données.

L’échelle choisie, celle du département, implique qu’il ne s’agit ici que d’une première approche, préparatoire à des travaux plus importants, qui pourront apporter un éclairage sur le mode de vie dans ces habitats ouvriers, les relations entre la sphère professionnelle et la sphère privée, la continuité familiale, tant dans l’habitat qu’à l’usine. Toutes ces questions ne sont qu’esquissées ici.

Quel est l’impact visible de l’industrialisation sur l’urbanisme et la démographie des communes concernées ? Peut-on distinguer, dans l’es-

2 Loi Siegfried, intervention sur la production de logements destinés aux travailleurs. Il s’agit de l’apparition d’une politique de logement avec mise en place d’un cadre institutionnel.

3 Loi mettant en place les offices communaux d’HBM.4 Loi Loucheur.5 Raphaël Favereaux Architecture et Industrie du Territoire de Belfort, collection Images du Patrimoine, Mae édi-

teurs, 2004, 76 pages. L’adresse Internet à consulter est la suivante http://www.culture.gouv.fr/documentation/memoire/LISTES/merimee/patrimoine_industriel.html

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Logements ouvriers, 55-75

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pace et le temps, des logiques différentes de construction de logements ouvriers ?

Le pays sous-vosgien, des mines aux fibres

Mutation industrielle au XVIIIe siècle.Le nord du Territoire de Belfort a connu une industrialisation très pré-

coce, avec l’exploitation de mines polymétalliques, qui a donné naissance aux communes de Giromagny, Lepuix-Gy et Auxelles6. Le pic de produc-tion des mines est atteint dès le XVIe siècle, époque au cours de laquelle el-les donnent le plus d’emploi et ont un rendement important. Au cours du XVIIe siècle, une exploitation méthodique, voire scientifique se poursuit avec succès, même si les résultats ne sont plus aussi intéressants ni aussi faciles à obtenir, l’emploi d’un personnel minier important se poursuit. Les filons, situés sur différents villages, sont exploités par les habitants, incités à diversifier leurs revenus par la pauvreté des terres. L’appel à une main-d’œuvre extérieure n’est pas nécessaire.

Au cours du XVIIIe siècle, le minerai atteint sa phase finale d’exploi-tation, caractérisée par une perte de rendement exponentielle. L’eau blan-chissante et la pauvreté des terres induit alors une nouvelle spécialisation agricole puis industrielle. Les paysans filent et tissent chez eux du chan-vre, du lin et marginalement de la laine, matières premières qu’ils produi-sent eux-mêmes sur quelques arpents de terre nommés Chenevières. Les fermes de cette période disposent du matériel nécessaire pour casser les fibres naturelles et pour filer. Le tissu est vendu localement ou sert à des utilisations familiales7.

Nous n’avons pas observé d’initiative locale pour la création d’une entreprise. Nous avançons, pour l’expliquer, une hypothèse que nous n’avons pu vérifier, le manque de capitaux. En effet, quelques initiatives de tisserands, installant plusieurs métiers chez eux pour y faire travailler des voisins, indiquent que l’esprit d’entreprise était présent. Cependant, comme le souligne George Schouler8, à cette période, l’activité agricole est toujours prioritaire et le travail du fil, peut être abandonné pour une tache

6 Philippe Lesmann, Parmi les anciennes mines de Lepuis-Gy, Giromagny et Auxelles, Belfort, Société Belfortaine d’Émulation bulletin 1940-1946, pages 79 à 90.

7 François Demeusy « Les débuts du textile à Lepuix-Gy », La Vôge n° 2, novembre 1988, pages 18 à 22. P. 18 : « Dans les inventaires de biens familiaux dressés lors des partages, ou après décès, nous retrouvons toute la gamme des produits et outils de cette activité textile ».

8 Idem

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plus urgente dans les champs. Le lin reste très utilisé jusqu’à la mode des indiennes, qui va reléguer les fibres locales au second plan, au profit du co-ton. Cette main-d’œuvre du XVIIIe siècle, est disséminée dans les différents villages et s’applique à l’ensemble de la famille, sans distinction de sexe, ni d’âge. Les habitants travaillent indépendamment les uns des autres, même si les donneurs d’ordre sont de plus en plus souvent les mêmes. Dès le mi-lieu du XVIIIe siècle, la famille Boigeol d’Héricourt fait transporter dans le Rosemont les fils de sa fabrique. Mulhouse n’est pas en reste, avec le travail fourni par la maison Koechlin. Ce travail opportun permet à la vallée de subsister sans se dépeupler. Les particuliers qui tissent pour leur propre compte trouvent facilement à écouler leur production.Concentration progressive des moyens de production

Charles-Christophe Boigeol fait construire une filature mécanique de trois étages, à Giromagny, opérationnelle en 18139. Il y a une concentration du travail dans la fabrique, qui correspond à un transfert d’activité et non à une hausse. La population ouvrière n’augmente pas. En 1822, sur les 151 personnes employées par Boigeol, 74 sont des hommes et 77 des femmes qui sont presque tous originaires de Giromagny. En 1825, la société rompt avec Héricourt et le siège social d’une nouvelle société : Boigeol-Herr est basé à Giromagny, devenu Boigeol-Japy en 1833.

C’est Ferdinand Boigeol, fils du précédent, qui réalise la concentration verticale et horizontale des moyens de production dans le secteur textile, dans le Rosemont. En apportant ses capitaux et le savoir faire industriel, il bouleverse le bassin d’emploi, sans avoir recours à un apport de main-d’œuvre extérieur important. Tout ne se passe pas sans heurts, car le tra-vail salarié, dans une fabrique, est parfois considéré comme une aliénation, en obligeant à abandonner le travail à domicile. La main-d’œuvre locale, abondante, peu chère et travailleuse, a des soubresauts. Les troubles ap-parus, à Giromagny et à Lepuix-Gy, lors de la mécanisation du tissage, montrent la résistance des ouvriers.

En 1836, les services fiscaux indiquent que l’usine Boigeol-Japy compte une filature mécanique de 10 000 broches, un tissage mécanique de 43 mé-tiers et un tissage à bras de 57 métiers. Cette année là, les effectifs de la société Boigeol-Japy s’établissent à 663 ouvriers. Ils évoluent en 1850 à 761, puis à 1 579 en 186210, soit une progression importante, mais toujours essen-

9 François Liebelin La première filature de Giromagny, La Vôge n° 32 de janvier 2004, p. 3 à 15.10 Chiffres cités par François Liebelin, idem.

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tiellement par une concentration de l’activité. Boigeol-Japy étend son ac-tivité sur de nombreuses communes du secteur. Cela lui permet de dis-poser, dans chacun des villages, de personnel pour lequel il n’a pas à se soucier de la question du logement.

Sous l’impulsion de Ferdinand Boigeol, la concurrence mulhousien-ne s’éteint au rythme des rachats de tissage à bras et des différentes pro-priétés ayant un accès à la Savoureu-se. À sa mort, le 24 décembre 1866, la société Boigeol-Japy dispose d’un quasi monopole dans le tissage et la filature du Rosemont.

L’hégémonie de l’entreprise est mise à mal par la guerre de 1870-71. Des firmes de la partie de l’Alsace devenue allemande, s’implantent dans les environs de Giromagny. Hart-mann de Munster installe un tissage mécanique en 1875 à Rougegoutte et Zeller Frères, d’Oberbruck, installant un tissage en 1879 et une filature en 1892, à Etueffont. Ces difficultés exogènes sont complétées par un éclate-ment de la société après la mort de Suzanne, née Japy, veuve de Ferdinand Boigeol, survenue le 28 décembre 1873. La concurrence nouvelle boule-verse le paysage industriel et les besoins de logements.Concurrence et logements, une évolution concomitante

La population de Giromagny augmente, à la fin du XIXe siècle. elle passe de 3 007 habitants en 1872 à 3 156 en 1881 puis à 3 558 en 1886. L’em-ploi s’est diversifié avec l’arrivée de fonctionnaires et de militaires, dans une ville devenue frontalière. Les besoins de logements augmentent en conséquence, grâce à deux initiatives. Tout d’abord, l’office départemental construit des HBM entre l’usine et le logement patronal d’Ernest Boigeol. Ce dernier, construit un logement ouvrier collectif en même temps que sa filature dite des Prés-Heyd, entre 1904 et 1906.

L’immeuble ouvrier est constitué de deux rectangles collés. Le plus grand, dans l’axe de la rue de l’usine, avec 8 travées et le second, per-pendiculaire comptant 5 travées, avec une entrée centrale. Ce bâtiment est construit en dehors de l’enceinte, même si la proximité est indéniable.

Au tissage du Pont à Lepuix-Gy,des logements collectifs sont construits dans l’enceinte de l’usine© Manuel Brun

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L’ensemble abrite actuellement cinq logements, dont quatre de cinq pièces plus une cuisine, une salle de bain et des WC et un cinquième, dans la par-tie perpendiculaire, de six pièces avec cuisine, salle de bain et WC11.

Cet exemple de construction de logements ouvriers à Giromagny, est accompagné d’autres, dans la même commune ou à Lepuix-Gy. Parmi les

rares constructions neuves, se trouvent les cités Briot, à Lepuix-Gy, composées de trois groupes de quatre maisons jumelles à deux entrées, dans les rues de la Charrière, des Fouillotes et de la Noie. Elles ont été construites par le tissage Briot. Ces maisons sont bâties sur deux niveaux, avec un étage de comble, dans des rues qui ne sont proches ni l’une de l’autre ni de l’usine. El-les étaient complétées par des immeubles existants achetés par Briot. La situation est iden-tique à Giromagny.

Le premier critère d’implan-tation d’une usine nouvelle est

la présence d’énergie hydraulique. C’est le cas à Anjoutey, Etueffont et Saint-Germain-le-Châtelet. C’est dans l’ancien moulin de cette dernière commune, qu’en 1861, Nathan et Moïse Bumsel, de Belfort, implantent un tissage mécanique de coton et font construire quelques maisons pour les ouvriers. Après quelques péripéties, dans la propriété du capital12, l’usine est rattachée aux tissages Schwob d’Héricourt en Haute-Saône en 1900. Un logement ouvrier est construit par André Schwob en 1906 et un se-cond, sur le même modèle en 1926, la Grande Guerre n’ayant pas modifié l’activité du tissage. Le premier immeuble compte quatre appartements et le second cinq. Un service de ramassage en camionnette est organisé pour ceux qui ne sont pas logés au village. L’usine ferme le 1er avril 1935,

11 Il est vraisemblable que le bâtiment était divisé différemment pour loger des ouvriers. De même, les sanitai-res dans chaque appartement ne fait pas partie des standards de construction de la première moitié du XXe siècle, même s’ils se développent.

12 Bernard Groboillot « Le tissage de Saint Germain le Chatelet », La Vôge n° 1, p.11 à 15.

La cité Saint-Pierre à Giromagny est un exemple des logements construits après le

retour de la concurrence dans le Rosemont© Manuel Brun

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au plus fort de la grande crise, car les établissements Schwob rationalisent leur production en supprimant les petites uni-tés de fabrication. Le destin du tissage de Saint-Germain-le-Chatelet montre la fragilité des usines éloignées des centres de décisions.

La polyvalence industrielle de Belfort

Un contexte démographique et économique favorableLe traité de Francfort,

renforce la position militai-rement stratégique de Bel-fort et est directement lié au développement indus-triel de la ville de Belfort13. Jusqu’alors, cette dernière, hormis les forges et le four-neau, qui se situaient en dehors des remparts, ne disposait d’aucun établis-sement industriel ni de personnel qualifié et dis-ponible.

13 La transformation d’un espace géographique, suite à la signature du traité de Francort le 10 mai 1871, n’est pas spécifique à la région de Belfort. Nicolas Binet, Sidérurgie et production de l’habitat en Lorraine, transformation d’une industrie et évolution des politiques du logement des entreprises 1845-1980, thèse de troisième cycle, juin 1980, université de Paris I Panthéon Sorbonne, 302 pages, indique qu’il en est de même pour le bassin de Briey.

Le tissage de Saint-Germain-le-Châtelet utilise de nombreuses solutions pour disposer de personnel en nombre suffisant.© Manuel Brun

Les logements des forges correspondent à une tradition des métiers de la métallurgie..

© Manuel Brun

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Toutefois, la ville dispose d’un atout de choix, avec des infrastructu-res de transport particulièrement développées, avec le canal du Rhône au Rhin d’une part, les voies ferrées Strasbourg-Méditerranée et Bâle-Paris d’autre part. Des embranchements raccordent les usines à cette dernière et en font un axe majeur de développement économique.

L’essor démographique de la ville de Belfort est très important dans le dernier quart du XiXe siècle. Sur les 128 000 alsaciens et lorrains qui ont opté pour la nationalité française, 16 700 étaient originaires de Haute Alsace, parmi lesquelles 10 347 se sont établies dans le département, ma-joritairement dans la ville de Belfort14. Le taux de progression annuel de la population passe de 2,2 % en moyenne dans la période 1856-1872 à 13 % en moyenne entre 1872 et 1901. La population civile de Belfort augmente de 8 030 habitants en 1872 à 32 567 en 1901. L’immigration en est la princi-pale raison, avec deux effets. À court terme et directement, la population augmente. Entre 1872 et 1911, la ville connaît entre 21 000 et 22 000 instal-lations. À moyen terme ensuite, car beaucoup des migrants sont en âge de procréer15 et font augmenter la natalité. L’accroissement annuel naturel se situe toujours au dessus de 220 personnes et atteints des pics à 900 person-nes. La main-d’œuvre disponible pour les usines est donc jeune et abon-dante. Les créations d’entreprises ont également contribué à l’arrivée dans la ville d’habitants des communes de la campagne avoisinante. Le bassin de recrutement se trouve concentré par ce petit exode rural. Le problème du logement se pose alors de manière importante. De 1901 à 1911, le ryth-me annuel de progression de la population est de 1,9 %.

La Première Guerre mondiale marque un léger recul de la population, qui s’explique par un solde naturel très légèrement positif, voir négatif, phénomène qui se reproduit au cours du second conflit mondial. Le redé-ploiement de la SACM sur les sites de Mulhouse et Graffenstaden, après la guerre n’affecte pas directement la population de la ville de Belfort qui reste stable entre 1911 et 1921.

Dans la période suivante, la population n’augmente plus de manière aussi importante, en moyenne de 1 % par an entre 1921 et 1936. Cepen-dant, ces chiffres sont à étudier avec prudence, compte tenu du départ

14 Le décompte a été fait par les autorités et publié en 1885. Alfred Wahl, L’option et l’émigration des Alsaciens-Lorrains (1871-1872), Paris, Ophrys, 1974, revient en détail sur cette partie de l’après guerre.

15 L’obligation de faire un service militaire au sein de l’armée allemande a poussé de nombreux jeunes alsaciens à l’exode.

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d’un nombre important de militaires. Suite au retour de l’Alsace à la Fran-ce, Belfort n’a plus le même rôle stratégique de première ligne.L’action conjointe des collectivités locales et du tissu économique

À Belfort, le député Jean-Baptiste Saget fonde, dès 191216, e foyer, une société coopérative d’HBM. À partir de 1919, plusieurs textes législatifs codifient et simplifient les conditions de construction, de location et de vente des logements sociaux17. L’Office Départemental des HBM est créé en janvier 1921. Il marque la volonté politique de développer le logement social. Jean-Baptiste Saget en est le premier président, avec son successeur en 1926, Edmond Miellet, ils mènent une politique forte de construction. La loi Loucheur du 13 juillet 1928 propose un programme quinquennal prévoyant la construction de 40 000 maisons à bon marché par an, grâce à des avances de l’État à taux réduit18. À Belfort, la loi permet d’augmenter le nombre de maison du lotissement sous le Mont.

Le contexte économique fluctuant agit sur les projets de logements. Les deux périodes principales de constructions se situent entre 1880 et 1914, ainsi qu’entre 1918 et 1931, avec une fin correspondant aux premiers sou-bresauts de la crise. Le bassin d’emploi de Belfort est le plus dynamique, tant en volume de construction que pour l’utilisation des lois nouvelles en matière de logements sociaux et d’urbanisme mais ne suffit pas à lo-ger l’ensemble des nouveaux ouvriers. La plupart louent un logement aux conditions difficiles d’un marché en pénurie. Certains font personnelle-ment construire une maison. C’est le cas par exemple à Danjoutin, où des ouvriers de la câblerie Stein, ont construit des maisons, à proximité de l’usine, dans des champs qu’un agriculteur a divisé et vendu de gré à gré, sans concertation avec la commune. Une rue privée a été créée pour desservir les maisons. Les chemins de fer ont également bâti des loge-ments pour leurs employés, à Danjoutin et Bavilliers, sur le modèle des cités ouvrières. Les terrains sont choisis au plus près des lieux de travail. Les usines de plus petite taille, à Belfort ou dans les communes périphéri-ques, construisent des logements qui ne constituent pas une cité ouvrière eu sens strict. Ce sont en général des maisons ou de petits immeubles à côté de l’usine. Le confort offert, dans ces nouvelles constructions, est

16 Année du vote de la loi Bonnevay, qui créée les Offices Publics d’Habitation à Bon Marché et permet aux col-lectivités d’aider à la construction d’HBM.

17 Susanna Magri, Politique du logement et besoins en main-d’œuvre, Centre de Sociologie Urbaine, 1972, 178 pages.

18 Le plafond des avances de l’État est fixé à 90 % du coût total et le taux d’intérêt est de 2 %.

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beaucoup plus élevé que celui des campagnes ou mêmes des immeubles anciens de centre ville. Des équipements publics, tel le marché des Vosges à Belfort, sont ajoutés aux nouveaux quartiers qui sortent de terre.

La construction patronale de logements est un investissement industriel pour la stabilité du personnel qui a préoccupé très tôt certains patrons phi-lanthropiques, parmi lesquels Messieurs Dollfus et Koechlin à Mulhouse19. Ces derniers ont confié à l’ingénieur Muller dès 1836 la construction d’une cité ouvrière, dont le modèle sera repris pour la construction de la cité al-sacienne de la SACM à Belfort.Un cas particulier, la SACM

La SACM, née en 1872 de la fusion des établissements André Koechlin et Cie de Mulhouse et la Société de Graffenstaden achète, début 1879, 50 hectares le long de la voie ferrée Belfort-Paris et construit une usine. L’ef-fectif augmentant très rapidement, de 35 ouvriers en décembre 1879 à 900 en 1887, la SACM doit faire face au logement de ses ouvriers. L’ensemble des constructions est baptisé cité Alsacienne.

19 Stéphane Jonas, Le Mulhouse industriel. Un siècle d’histoire urbaine, 1740-1848, l’Harmattan, collection villes et entreprises, 1994, 2 tomes, 271 et 221 pages.

La filature de laine peignée Schwartz et Cie construit des logements ouvriers en 1923-1924.

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Une première cité est construite entre 1880 et 1885. Elle compte 46 bâ-timents, situés dans un périmètre délimité par les avenues André Koe-chlin et Charles Goerich. Des buanderies seront construites dans cette cité en 192220. Dès 1885, une harmonie est créée pour le personnel. En 1888, la chorale La Concordia est créée. En 1897, l’effectif est passé à 1 800 personnes, soit un doublement en dix ans et atteint 6 700 personnes à la veille de la Première Guerre mondiale. Après le retour de l’Alsace à la France, la fabrication est redéployée à Mulhouse, Graffenstaden et Clichy. Suite à ce transfert, l’effectif, qui avait atteint 8 800 ouvriers en 1921, des-cend à 6 000 en 1931 puis 3 500 en 1935, au plus fort de la Grande Crise.

L’entreprise acquiert vers 1920 un hôtel particulier, converti en maternité21. À la même époque, est créée La Goutte de lait, pour l’al-laitement et la consultation médicale des enfants, ap-provisionnée par une ferme modèle de 60 vaches. Une garderie d’enfants est éga-lement mise à la disposition du personnel.

20 Les buanderies ont été construites par l’entrepreneur Tournesac dont les archives sont déposées aux Archives départementales du Territoire de Belfort. Nous ne disposons pas d’autres détails sur cet ensemble détruit dans les années 60. À sa place, des immeubles collectifs ont été construits.

21 Il s’agit de la maternité les berceaux, faubourg de Montbéliard, qui abrite aujourd’hui une maison de retrai-te.

Plan de la cité alsacienne SACM construite par l’entreprise de BTP Tournesac.Archives départementales 90, cote 38 J 440.

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De 1923 à 1924, un lot de maisons est construit par Tournesac, entre-preneur habituel de la société. Le cahier des charges de mars 1923, entre la SACM et Tournesac précise qu’il s’agit de la « construction d’un groupe de 12 maisons ouvrières collectives à quatre logements chacune, sur des terrains limités au nord par l’avenue André Koechlin et à l’est par la rue Voltaire »22.

Des rapports réguliers, deux par mois de l’entrepreneur au directeur des usines pré-cise l’avancement. Le confort dans ces maisons collectives est bon, comme le précise le cahier des charges « L’instal-lation d’eau comprendra une prise complète à faire sur rue avec vanne d’arrêt par grou-pe de quatre habitations (…) Raccordement sur évier avec un robinet de prise d’eau (…) L’installation de gaz com-prendra également une prise complète à faire sur rue sur nouvelles canalisations (…) une prise pour réchaud avec robinet porte caoutchouc par cuisine »23.

Un projet de 1924, modifié en 1926, concerne un lot baptisé « nouvel-les cités », comprenant seize immeubles à six logements et deux maisons jumelles, entre la rue de Masevaux et l’avenue de Lorraine. Neuf maisons d’employés, baptisés villas dans les documents de l’entrepreneur, sont construites de 1924 à 1925 avenue d’Alsace.

La SACM dispose également de caisses de secours et participe activement à la construction des HBM.

22 Début du cahier des charges de Tournesac pour la construction des logements SACM. Le contrat complet est en annexe. Archives Départementales du Territoire de Belfort, fond Tournesac 38 J433 à 436 et 440-441, pour les travaux concernant la SACM.

23 Archives Départementales du Territoire de Belfort, fond Tournesac, idem.

Élévation d’un immeuble ouvrier,cité alsacienne SACM.

Archives départementales 90, cote 38 J 434.

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Les industries du Sud

Forges et Fourneaux jusqu’au Second EmpireChâtenois-les-Forges et le groupe de Grandvillars, Morvillars et Méziré

sont nés industriellement avec la sidérurgie et la métallurgie. Les origines de la forge de Grandvillars et du fourneau de Châtenois les forges sont proches. Toutefois, l’aspect capitalistique et la taille des entreprises sont différents. La spécificité des activités métallurgique nécessite la présence constante d’ouvriers, car certains processus doivent être réalisés en conti-nue24. Pour cette raison, le logement des ouvriers est primordial.

La forge de Grandvillars est fondée en 1674 par Gaspard Barbaud. Elle est alors alimentée par le fourneau de Florimont dont l’existence remonte également à la seconde moitié du XVIIe siècle et qui appartient également à Gaspard Barbaud. À la fin du XVIIIe siècle, 30 logements sont répertoriés

24 Cette construction précoce d’un logement pour les ouvriers est répandue dans le milieu des forges. C’est éga-lement le cas aux forges Audincourt. François Lassus, Les forges de Chagey et d’Audincourt, article parut dans Le Pays de Montbéliard du Wurtemberg à la France, 1793.

Plan des cités Blanche et Migeon à Grandvillars.Archives départementales 90, cote 38 J 446.

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à Morvillars et 36 logements à Grandvillars25. La Révolution française mo-difie sensiblement le devenir de Grandvillars et Méziré. En l’an V (1797), les usines de Méziré sont affermées pour neuf ans à Jean-Baptiste Dominé et Jean-Baptiste Migeon. Après un mariage, le règlement de deux hérita-ges et plusieurs appellations successives, la société en commandite simple Viellard-Migeon et Cie est baptisée en 1856. À cette date, les quatre établisse-ments de Méziré, Morvillars et Grandvillars emploient 1 300 ouvriers.

Dès les années 1840, Juvénal Viellard intervient de plus en plus, tant dans le domaine public, pour la réalisation d’infrastructures, tels des rou-tes ou le chemin de fer et prend en charge une part plus importante de la vie de ses ouvriers. Des mesures sociales sont prises en 1848, une boulan-gerie est construite en 1849 et créée une société de secours mutuel en 1853. Pierre Lamard précise que dans un premier temps, ces mesures ont été prises volontairement, sans revendication des ouvriers ni « programme préétabli, mais selon un processus continu dont l’élargissement épouse le développement et surtout la bonne santé de l’entreprise »26 .

À Châtenois-les-Forges, le minerai de fer est exploité à partir du XVIIe siècle. La vocation industrielle du site est attestée en 1655, avec un fourneau en reconstruction. Un haut fourneau, construit sur place, est daté de 1771. La production est alors de deux gueuses de fonte par jour, en-voyées ensuite à la forge de Belfort27. Lors de la vente des biens nationaux, en l’an V, c’est une forge de Châtenois qui est évoquée et vendue à Jean-François Viellard et Christophe Antonin. Quatre logements ouvriers sont indiqués dans l’État des usines28. Ils sont toujours mentionnés en 1833, au moment de la vente par Juvénal Viellard, du fourneau à la Compagnie des forges d’Audincourt. Le fer est exploité jusqu’en 1856. Les installations ne sont pas détruites immédiatement car deux patouillets et un bocard sont encore mentionnés en 1860.Le parallèle logement-industrie après 1870

Dans le dernier tiers du XIXe siècle, Viellard-Migeon et Cie augmente for-tement sa productivité en vendant des produits finis. L’entreprise construit ses cités ouvrières entre 1878 et 1922. Les mêmes architectures se retrou-vent d’une cité et même d’une commune à l’autre. C’est à Grandvillars

25 Pierre Lamard, De la Forge à la société holding, Viellard-Migeon et Cie, 1796-1996, Polytechnica, 1996, 289 pages. P. 25, tableau de l’État des usines.

26 Idem, p. 6627 Nous ne disposons pas de chiffre plus précis sur la production de Châtenois-les-Forges.28 Tableau réalisé par Pierre Lamard, De la Forge… p. 43

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que l’emprise spatiale est la plus importante, au cœur de la commune, tout comme les usines. La forge de Morvillars (à Méziré) étant située en retrait, la cité l’est également, entre le canal de fuite et la rivière l’Allaine. La dispo-sition est la même à Morvillars pour la cité du Pâquis. L’entreprise dispose d’un personnel peu revendicatif et hermétique aux perturbations sociales, dont la vie est réglée par l’entreprise du début (l’école) à la fin (prise en charge des obsèques). Toutefois, la concurrence à l’embauche avec Japy Frères29 a beaucoup joué par la suite, Gérard Noiriel indique même, pour le bassin de Longwy, qu’il s’agit d’un moteur puissant du paternalisme30. D’autres dispositifs sont également mis en place, mais le logement conser-ve une place très importante pour les familles qui en bénéficient.

À Chatenois, les usines sont achetées, en 1867, par Vermot et Lehmann. L’essor de l’automobile, à la fin du XIXe siècle, permet de diversifier la fabrication vers les essieux estampés et les ressorts de suspension. Huit maisons mitoyennes sont réalisées, à cinq minutes de l’usine, rue Antoine Marré et autant rue Jeanne d’Arc, dans les années 189031. Elles sont com-posées d’un rez-de-chaussée comprenant la cuisine, d’un étage avec deux pièces et de combles32. Une arrière-cour pouvait éventuellement servir de jardin. S’y ajoutent vingt-six logements ouvriers supplémentaires rue de la République, en 1917-1918. Ces maisons sont identiques aux quinze qui ont été construites à côté de l’usine, rue du commandant Prince. Deux im-meubles existent à l’entrée de l’usine, l’une avec un plan en U, l’autre rec-tangulaire33. Vingt-quatre nouveaux logements sont construits, toujours à la même période, rue Antoine Marre, dans quatre bâtiments. Rue de Lattre de Tassigny, quatre immeubles de quatre logements ont été construits vers 1910, comme logement ouvrier, pour l’usine Vermot. « La vie à la Prusse était solidaire, nous allions dans les fermes pour la nourriture, nous orga-nisions des fêtes dans le quartier. », indique une ancienne habitante qui a travaillé à l’usine Vermot dans l’entre-deux-guerres. Le développement de

29 Fonds VMC, dossier n° 74, retraites, mars 1924, cité par Pierre Lamard, De la Forge… note 186 p. 267 : « Messieurs Japy vont organiser pour leur personnel une caisse de retraite, obligatoire… Nous serons alors conduits à faire quelque chose dans ce sens. Il faut étudier la question dès maintenant pour ne pas être pris au dépourvu et risquer d’établir une organisation présentant des lacunes ».

30 Gérard Noiriel, Longwy, immigrés et prolétaires, (1880-1980), Paris, Presse Universitaires de France, 1984, 396 pa-ges.

31 Les riverains ont fourni cette information.32 La visite d’une maison a permis de constater qu’aujourd’hui les combles ont été aménagés mais ne l’étaient

pas à l’origine.33 Nous n’avons pas pu définir la date de construction, ni le nombre de logements que ces bâtiments pouvaient

abriter à l’origine.

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l’usine a eu un impact sur l’urbanisme et la démographie, avec la construc-tion de 112 logements. Une école libre de filles et une autre de garçons ont été construites dans la commune.

La taille des entreprises explique la différence d’échelle mais le prin-cipe de location des logements était le même. La présence des industriels dans les conseils municipaux est un point commun.Le cas particulier de Japy

À la fin de l’Ancien Régime, Frédéric Japy avait implanté à Beaucourt une fabrique d’ébauche de montre utilisant les premières machines-outils au sein de laquelle des familles complètes sont employables. L’intérêt de les loger apparaît évident, pour les fixer géographiquement. L’augmenta-tion du nombre d’ouvrier chez Japy, dès la fin du XVIIIe siècle, s’accom-pagne d’une augmentation parallèle de la population de la commune de Beaucourt. Dès l’origine, Japy réalise des investissements sociaux prenant en compte tous les aspects de la vie des ouvriers.

Après la révolution de 1848, la doctrine patronale se résume en deux mots, ordre et épargne, et favorise la propriété du logement pour limi-ter l’agitation ouvrière. Des avances sont accordées aux ouvriers pour construire et des sociétés immobilières sont créées à partir de 1864.

Les cités ouvrières de Beaucourt sont le produit d’une réflexion poussée, inédite dans le département. L’individualisme y est développé par la construc-tion de maisons particulières et de leur jardin. Les deux cités construites en 1864 sont éloignées pour ne pas créer de grands quartiers ouvriers. Dans le même temps, Japy Frères développe les œuvres sociales, créé deux coopéra-tives et subventionne les sociétés de loisirs. Cependant, la paix sociale est mise à mal par la sélection croissante des ouvriers bénéficiaires des aides et l’utilisation du salaire comme variable d’ajustement. L’objectif de contrôler les ouvriers par la propriété n’a pas empêché à une majorité du personnel d’être écarté de ce processus, en raison d’une sélection drastique. La grève de 1899 montre les limites de l’idéologie mise en œuvre.

Le plan des maisons de la première cité ouvrière avec jardin construite par Japy Frères, en 1864, révèle la présence d’un atelier au rez-de-chaussée, indiquant la survivance du travail à domicile. Le contrôle de la direction est complet sur toutes les étapes de la conception à la réalisation des cités.Les maisons sont vendues à prix coûtant soit 2 000 francs. Elles sont payées par des retenues mensuelles sur les salaires qui s’étalent entre 5 et 11 ans. En 1864, sont construites vingt maisons à la cité Pierre Japy et vingt-deux à la cité du temple. La cité Pierre Japy, première en date, est la seule pour

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laquelle une caserne de seize logements, située rue des bouleaux, a été construite. Les maisons sont disposées en quinconce, préfigurant le mo-dèle présenté en 1867 à l’exposition universelle. La cité du temple présente une disposition un peu différente, avec des vis-à-vis entre maisons, mais une architecture similaire.

Après les grèves de 189934, la fuite des meilleurs ouvriers vers l’indus-trie automobile, plus rémunératrice incite à poursuivre la construction de cités ouvrières.

34 Il existe une grande concurrence entre les entreprises pour disposer du personnel le plus qualifié. La première usine automobile du Pays de Montbéliard offre des salaires supérieurs à l’horlogerie. Mémoire de maîtrise de Manuel Brun, La gestion du personnel de l’usine automobile Peugeot d’Audincourt entre 1896 et 1931, Mémoire de maîtrise sous la direction de Michel Hau, université Marc Bloch, Strasbourg, 1999, 158 pages.

Extrait du dossier sur la cité Pierre Japytiré de la base de données Mérimée

du ministère de la Culture.

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Conclusion

Fragmentation du territoireLa construction de logements ouvriers, dans le Territoire de Belfort, du

XiXe siècle à 1940, est contrastée dans l’espace et le temps.Le déterminisme géographique35 a joué un rôle clé dans le développement

industriel, par l’exploitation puis l’épuisement de ressources minières en-tre les XIVe et XiXe siècles. La reconversion progressive des hommes et des structures de production s’est différenciée entre le nord et le sud, se-lon l’époque et, à nouveau, les ressources naturelles disponibles. Il s’agit d’une première rupture dans l’industrialisation du Territoire de Belfort.

La sectorisation fixe les bassins d’emplois, jusqu’au traité de Francfort. Le développement des transports collectifs, concomitant avec le besoin impérieux de personnel dans les grandes industries de Belfort et du Pays de Montbéliard, a libéré les ouvriers de l’attachement géographique très prégnant jusqu’alors. Ce développement de la concurrence existe non seu-lement à l’embauche, mais aussi pour la fabrication. D’autres changements s’opèrent, dans le domaine de la législation sur le logement social et vers un système économique protectionniste. La conséquence de la guerre de 1870-1871, n’est pas simplement l’arrivée de nouvelles industries à Belfort, mais bien une nouvelle rupture dans l’évolution de l’industrie de l’ensem-ble du Territoire de Belfort, pour des raisons tant exogènes qu’internes.

Une troisième rupture est directement liée au retour à la France des territoires perdus en Alsace et en Lorraine, après la Grande Guerre. La raison qui avait incité des industries alsaciennes à installer des succursa-les à Belfort n’existant plus, un certain nombre quitte le département, ou restructurent leurs activités entre les différents sites.

La dernière rupture observée, est liée à la grande crise économique de 1935-1937, au Front Populaire et aux grèves de 1936. L’importance de ces dernières a été soulignée par Marc Bloch36. Le rapport entre ouvriers et pa-

35 Jean-Marc Olivier, utilise la notion de déterminisme géographique pour la révolution industrielle du Pays de Montbéliard : Jean-Marc Olivier, Les origines de la révolution industrielle dans le pays de Montbéliard, le déter-minisme géographique, tome 2 Pauvreté des terres et spécialisation pastorale, Montbéliard, éditions Atelier du Patrimoine, 1999, 22 pages

36 Marc Bloch, L’étrange défaite, témoignage écrit en 1940, Gallimard, collection Folio histoire, Paris, 1990, 326 pages. P.197. « On saurait difficilement exagérer l’émoi que, dans les rangs des classes aisées, même parmi les hommes, en apparence plus libres d’esprit, provoqua, en 1936, l’avènement du Front Populaire. Quiconque avait quatre sous crut sentir passer le vent du désastre et l’épouvante des ménagères dépassa, s’il était possi-ble, celle de leurs époux. (…) Une longue fente, séparant en deux blocs les groupes sociaux, se trouva, du jour au lendemain, tracée dans l’épaisseur de la société française »

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tronat change, même dans des villes aussi paisibles que Châtenois-les-For-ges. Pour le cas de Japy à Beaucourt, le lien entre difficultés économiques et changement de stratégie sociale apparaît clairement.

La politique de logement ouvrier est consécutive à la stratégie sociale mise en place, dans ce cadre législatif et cet environnement économique. La cohérence du département apparaît plus clairement, par la mise en perspective des difficultés exogènes rencontrées par le nord et le sud et qui, par certains aspects, présentent des analogies. La construction de lo-gement est principalement consécutive à une pénurie de main-d’œuvre. Le caractère idéologique apparaissant dans certains cas, alors mis en avant pour justifier la politique de logement, n’efface en aucun cas les raisons pragmatiques qui conduisent à procurer un toit aux ouvriers. En revan-che, elle infléchit directement le mode de mise à disposition, par la loca-tion ou la vente des logements.

Il apparaît clairement aujourd’hui que les différences entre le nord et le sud, correspondent plus à des adaptations pragmatiques à l’environne-ment local, qu’à des objectifs différents. De même, le logement des ouvriers s’il influe directement sur la stabilité du personnel ne peut, à lui seul, as-surer la paix sociale, comme l’illustrent les cas, opposés sur ce point, Japy Frères et Viellard-Migeon et Cie.

L’implication des entreprises, dans la construction des quartiers HBM est importante à Belfort et a également existé à Giromagny. Elle est le fruit de la situation de concurrence à l’embauche, qui incite à s’unir autour de la puissance publique, pour répondre au problème du logement. À Beau-court ou Grandvillars, l’entreprise unique, dont les dirigeants se confon-dent avec les élus, n’a pas donné lieu à l’utilisation de nouvelles lois aux propositions financières pourtant intéressantes.

Du XIXe siècle à 1940, l’industrie du Territoire de Belfort et les loge-ments ouvriers ont profondément changé. La tendance va de la location vers la propriété, du collectif vers l’individuel et de la construction par des entreprises, vers la participation toujours plus importante des pouvoirs publics. L’urbanisme a beaucoup évolué également, avec la mise en œuvre de plans pour le développement urbain. Les villes ont été transformées par la création de réseaux d’adduction d’eau potable, de collecte d’eau usée et de gaz. La mise en place de l’éclairage public et la création d’équi-pements publics ont également contribué à valoriser les villes par rapport aux campagnes.

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Des glissements chronologiquesLa question du logement ouvrier s’est révélée dans toute sa complexi-

té. Les réponses apportés par les dirigeants d’entreprise en quête de main-d’œuvre sont très diverses et liées à l’histoire des trois bassins d’emplois.

Il existe une hétérogénéité des initiatives, au fil du temps. Des bâtiments existants peuvent être achetés pour être utilisés en logements, comme c’est le cas à Beaucourt, avec Japy au début du XIXe siècle ou à Lepuix-Gy, avec Briot, un siècle plus tard. Contrairement à cette première solution, la construction de cités ouvrières ou de casernes ne souffre pas l’improvi-sation. Elle témoigne de la stratégie sociale de l’entreprise, dont l’objectif prioritaire est de stabiliser le personnel, de préférence sur plusieurs gé-nérations. Là encore, plusieurs solutions sont possibles. Une construction entièrement privée, comme c’est le cas dans le sud du département ou une concomitance des initiatives privées et publiques, par la mise en applica-tion des lois sur le logement social qui se multiplient sous la Troisième République. Dans la première moitié du XXe siècle, les initiatives privées et publiques se mêlent de plus en plus. Aujourd’hui, l’habitat ouvrier est fondu dans un espace urbain prégnant et sa forme individuelle a souvent été travestie par des modifications, tant du plan que de l’élévation des maisons. Les habitats collectifs, aujourd’hui propriété de la collectivité ou d’une copropriété, ont mieux conservé leur caractère originel. Ce n’est ce-pendant pas toujours le cas, comme en témoigne les lucarnes et balcons ajoutés à la caserne d’Anjoutey. À ce jour, les habitants conservent mieux la mémoire ouvrière, à travers plusieurs générations, que l’architecture.

Néanmoins, sur la période étudiée, une évolution est visible. D’une initiative individuelle à l’origine, elle tend vers des stratégies collectives, impliquant les pouvoirs publics. C’est le cas à Belfort avec la SACM et l’Office Public des HBM. C’est le cas aussi à Beaucourt, Grandvillars ou encore Châtenois les Forges, par le biais de la présence des industriels à la tête des conseils municipaux. Cette deuxième solution, permet un aména-gement également concerté de l’espace urbain, mais avec moins d’imagi-nation dans le montage financier. Trois logiques se distinguent nettement, dans les trois bassins d’emploi du Territoire de Belfort. Au nord, l’existence simultanée, pendant tout le XIX et une partie du XX siècle, d’une agricul-ture importante et de l’industrie, permet un va et vient du personnel local de l’une à l’autre, ne rendant pas nécessaire la construction de logements jusqu’au développement de la concurrence et de nouveaux standards de confort. Au sud, en raison d’une industrialisation précoce et à croissance

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rapide, plusieurs variables existent pour les logements. Sur la localisa-tion, c’est-à-dire la concentration ou la dispersion dans la commune, sur le choix de les vendre ou de louer et enfin, sur le caractère collectif ou in-dividuel. Belfort enfin, sans industrie ou presque avant la guerre de 1870, répond à la logique des grandes entreprises. La SACM implante à Belfort, à une échelle réduite, le modèle pionnier des cités ouvrières mulhousien-nes. Le caractère conjoint des initiatives publiques et privées montre toute sa force, avec la construction de logements HBM en grand nombre. Les entreprises bénéficient de l’action volontaire d’hommes politiques en fa-veur du logement social. Le glissement entre cités ouvrières et cité HBM, est parfaitement perceptible et analysable à Belfort. L’action publique se substitue progressivement, dans la ville, à l’action privée, traduisant par-faitement l’esprit et la lettre des nouvelles lois sur le logement.

L’industrie et le potentiel qu’elle valorise, en terme de force de travail et d’aménagement du territoire ne se sont dévoilés que partiellement. Une recherche détaillée sur le processus d’industrialisation du Territoire de Belfort, apporterait d’autres éclairages sur la réalité des clivages existants entre le nord et le sud du département.

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La colonie suisse de Franche-Comté :histoire d’une migration frontalière,de la Grande Dépression à la veille

de la Seconde Guerre mondiale

Christian Favre

« Les enquêtes se multiplient, et les Suisses interpellés s’étonnent d’être tutoyés par les agents et, lorsqu’ils se décla-rent Suisses allemands, d’être traités de « sales boches » n’ayant qu’à rentrer par les voies les plus rapides en Allemagne »1.

« À l’étranger, ils ont, par leur labeur et leurs qualités mo-rales, bien mérité la reconnaissance de la patrie. Ils ont contri-bué à répandre notre bon renom. À leur façon, ils ont été dans tous les domaines, depuis le plus célèbre jusqu’au plus hum-ble, depuis le directeur d’usine jusqu’à l’ouvrier de campa-gne, des sortes d’ambassadeurs de notre pays. C’est sur eux que l’on a pu nous juger »2.

« Ils », ce sont les ressortissants helvétiques qui, depuis plus de trois siècles, ont quitté le sol natal pour s’établir au delà de la frontière, dans les villes et campagnes de Franche-Comté. Considérés parfois comme les représentants d’un certain idéal national par leurs compatriotes restés au pays, la plupart d’entre eux réussissent leur implantation, avant que la Grande Crise des années 1930 ne vienne ébranler les fondations comple-xes et souvent friables de leur intégration. Si les différentes étapes qui ja-lonnent leur vécu spécifique de la Seconde Guerre mondiale font l’objet

1 Note de la direction politique du Département des affaires étrangères suite à une démarche de la légation suisse à Paris, le 24.6.1938, CADN, UI, 1486 : « Projet d’accord franco-suisse sur la main d’œuvre frontalière ».

2 Le Pays, le 18.6.1940 (quotidien conservateur, Porrentruy).

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de notre thèse de doctorat3, notre intention consiste ici à exposer les condi-tions dans lesquelles les Suisses prennent progressivement pied au delà de l’Arc jurassien. Notre analyse cherche à mettre en évidence les spécificités d’une colonie aux visages culturels et socioprofessionnels multiples, ainsi que la nature de son enracinement dans les départements limitrophes à la Suisse. Enfin, il s’agit de questionner la qualité de son assimilation à la société comtoise, tout d’abord jusqu’à la fin des années 1920, puis dans le contexte de crise des années 1930, quand les nuages de guerre arrivés de Berlin brouillent le difficile équilibre des communautés.

Les acteurs peu connus d’une immigration réussie

Marquée par les crises massives qui accompagnent les premières dé-cennies d’une société industrielle en construction, la Suisse du dernier tiers du XiXe siècle connaît une forte émigration. Pour fuir le marasme ambiant et trouver des ouvertures à un avenir qui semble sans espoir sur le sol national, nombreux choisissent le chemin incertain de l’exil. Bien que les départs vers des horizons lointains comme le Canada, le Brésil ou l’Argentine ne sont pas rares4, la France constitue la destination privilégiée des Suisses, et plus particulièrement les régions frontalières. Plusieurs gé-nérations successives traversent ainsi l’Arc jurassien et rejoignent leurs compatriotes horlogers et fromagers, établis en Franche-Comté depuis la fin du XVIIIe siècle5.

Si une proportion importante de cette nouvelle vague de migrants a quitté la Suisse pour s’engager comme manœuvres sur les grands chan-tiers mis sur pied dans la France de la IIIe République (ouvrages militaires, voie de communication, etc.), la majorité est composée de travailleurs agri-coles. En situation d’échec dans des campagnes helvétiques mises à mal

3 Dans le cadre d’un projet du Fonds national suisse pour la recherche scientifique (FNS) consacré aux relations frontalières autour de l’Arc jurassien durant de la Seconde Guerre mondiale, Christian Favre s’intéresse à l’évo-lution des relations frontalières et au vécu quotidien des populations riveraines durant le conflit. Centrée sur une analyse des représentations, sa thèse cherche notamment à éclairer les parcours peu connus des Suisses de Franche-Comté et des Français établis en Suisse durant la période. Il travaille sous la co-direction des pro-fesseurs Francis Python (Université de Fribourg, Suisse) et Robert Belot (Université de technologie de Belfort - Montbéliard).

4 Lire l’étude passionnante et très complète de Arlettaz, Gerald et Sylvia : La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933), Lausanne, Antipodes, 2004.

5 Pour en savoir plus sur l’histoire des régions franco-suisses traversées par l’Arc Jurassien, consulter Daumas, Jean-Claude, et Tissot, Laurent (dirs) : L’Arc jurassien. Histoire d’un espace transfrontalier, Maé-Erti Éditeurs – Éditions Cabédita, 2004.

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par l’industrialisation et la chute des prix, ils sont rapidement accueillis au sein des zones rurales comtoises, où l’on se sert du processus migra-toire pour peupler une terre en manque d’agriculteurs6. Afin d’encourager l’émigration volontaire, qui s’avère être un remède de plomb au chômage affectant durement la Suisse, mais aussi pour faire face aux besoins crois-sants d’une colonie en pleine essor, le Conseil fédéral décide d’ouvrir un Consulat à Besançon en 1874. Il devient rapidement le troisième poste di-plomatique suisse en France après ceux de Paris et de Lyon7.

Parallèlement, alors que les difficultés économiques accentuent les ré-flexes protectionnistes, de nombreux industriels helvétiques s’établissent dans les années 1890 en Franche-Comté. Pour maintenir leur présence sur le marché français, fortement remise en question par le relèvement des droits douanes imposé par Paris, ils choisissent de délocaliser une partie de leur production au delà de la frontière8. Ces migrations industrielles ont une double conséquence : elles permettent non seulement l’essor specta-culaire de villes limitrophes comme Delle9 ou Pontarlier10, qui compte plus de 10 % de ressortissants helvétiques dans les années 1920, mais drainent également des contingents importants de Suisses, cadres et ouvriers, qui intègrent le quotidien des faubourgs de la région frontalière, en particulier dans le Territoire de Belfort et le canton de Montbéliard11. Bien que la pré-sence helvétique dans le tissu économique comtois est alors importante dans la petite mécanique ou l’industrie alimentaire, son domaine de pré-dilection reste le monde de la montre. Plusieurs générations successives d’horlogers, originaires le plus souvent de la région neuchâteloise voisine, ont ainsi grandement contribué à l’essor de l’industrie locale, apportant une main-d’œuvre qualifiée aux manufactures et ateliers ayant progressi-

6 Différents facteurs expliquent la sous-occupation des campagnes françaises, dont le transfert toujours plus fréquent des travailleurs agricoles vers les centres industriels naissants ainsi que vers la fonction publique, en pleine expansion. La plupart des Suisses exilés en France sont alors engagés comme fermiers ou métayers dans des exploitations agricoles.

7 Perrudet, Édouard : « La colonie suisse de Franche-Comté », in La Revue économique franco-suisse, édition de mai 1940.

8 Daveau, Suzanne : Les régions frontalières de la montagne jurassienne. Étude de géographie humaine, Institut des études rhodaniennes de l’Université de Lyon, Trévoux, 1959, p. 475.

9 Notons que les 4 principales entreprises de Delle, le Fil isolé moderne, la Diélectrique, la Société industrielle et la Thécla ont toutes été crées par des Suisses.

10 Citons les entreprises suisses Gurtner, Nestlé, Dubied (filiale de l’entreprise mère à Couvet) ou encore les fro-magers industriels Gerber.

11 Pour plus de détails sur le tissu économique comtois et son développement à partir du XVIIIe, consulter L’Arc jurassien. Histoire d’un espace transfrontalier, op. cit., ou Boichard, Jean (dir.) : Le Jura de la montagne à l’hom-me, Toulouse, Pirvat – Lausanne, Payot, 1986.

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vement pris pied à Besançon, à Morteau ou sur le plateau de Maîche. Au fil des générations, cette émulation a donné vie à un important trafic fron-talier. Mais en 1914, le processus migratoire est brusquement interrompu par le déclenchement des hostilités et durant quatre années, la frontière reprend sa fonction symbolique de barrière.

Au lendemain de la Grande Guerre, le déclin des zones rurales françai-ses s’est dangereusement accentué. Alors que de (trop) nombreux paysans sont tombés dans les tranchées, des solutions sont élaborées à Paris pour palier à l’exode rural et à la sous-occupation des domaines qui en découle. Pour revivifier des campagnes dont la morosité inquiète, l’immigration d’agriculteurs étrangers est vivement encouragée12. L’opération rencontre un écho immédiat à Berne, qui y voit une solution idéale aux difficultés de la paysannerie helvétique, déjà sur-productive13. C’est dans ce contex-te particulièrement favorable que plusieurs centaines de familles suisses s’installent dès le début des années 1920 à proximité de leur terre natale, en Franche-Comté. Deuxième communauté étrangère après les Italiens, la colonie suisse repose alors sur près de 30 000 membres14, soit près de 4 % de la population comtoise. Dans les régions frontalières du Doubs, où le 2/3 des migrants helvétiques se sont établis, mais aussi du Jura et du Territoire de Belfort, ainsi qu’en Haute-Saône, l’immigration helvétique atteint son apogée15.

Alors que les premières vagues d’émigrants venus de Suisse étaient en majorité employés comme fromagers dans des coopératives ou comme ouvriers agricoles, l’accès à la propriété est facilité aux nouveaux arri-

12 De 1901 à 1930, alors que la proportion d’agriculteurs français ne cesse de baisser, le nombre d’étrangers recru-tés dans le domaine agricole triple, et passe de 80 000 à 250 000. Noiriel, Gérard : « L’immigration étrangère dans le monde rural pendant l’entre-deux-guerres », in Études rurales, n° 135/136 : « Être étranger à la campa-gne », Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1994.

13 Note sur les relations franco-suisses en matière de séjour et d’établissement des étrangers, non daté, Berne, Archives fédérales (désormais AF), E 7170 (A), -/1, vol. 24 : « Auswanderung nach Frankreich 1945-1948 ».

14 Selon un chiffre publié dans l’édition de 1929 de La Gazette Helvétique, qui paraît de 1927 à 1930. Consultable à Besançon aux Archives départementales du Doubs (désormais ADD), sous la côte 44 PR.

15 Au lendemain de la Grande Guerre, l’immigration en France se concentre sur les régions frontalières ; les Suis-ses s’établissent ainsi en très grande majorité en Haute-Savoie et en Franche-Comté. Notons que les Suisses sont bien moins présents sur le reste du territoire français, où ils sont constamment devancés par les Polonais, les Belges et les Espagnols. Lire Schor, Ralph : L’opinion française et les étrangers 1919-1939, Publications de la Sorbonne, Paris, 1985.

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vants16. Grâce aux capitaux d’encouragement reçus de Berne, ils ouvrent une fromagerie ou reprennent des exploitations laissées en friche, souvent en mauvais état, et donc peu onéreuses. Au prix d’un travail acharné et d’une abnégation peu commune, mise tantôt au bénéfice de l’identité pro-testante d’une grande majorité d’entre eux, tantôt au crédit de la volonté tenace de pas gâcher la nouvelle chance qui leur est offerte, la plupart des Suisse réussissent leur implantation en France et font fructifier leurs terres. Au cours des années 1920, ce processus se matérialise autour de la figure du fromager. Celui-ci devient le symbole de la présence suisse en Franche-Comté.

Arrivés des cantons de Saint-Gall, de Lucerne, de Fribourg, et surtout de Berne, les fromagers suisses s’imposent rapidement dans ce domaine clé de l’agriculture comtoise17. Formés en trop grand nombre en Suisse, l’immigration constitue pour eux autant une manière de sortir de la crise que d’actionner le levier de l’ascension sociale. La tâche de ces nouveaux migrants est en outre facilitée par la pré-existence d’un réseau de froma-gers suisses établis de longue date dans les départements frontaliers. Di-rigeants des petites coopératives, aussi nommées « fruitières », ils placent les nouveaux venus à la tête d’exploitations qui, au gré de leur réussite, permettent l’établissement de nouveaux compatriotes, à travers une en-treprise migratoire qui se nourrit d’elle même18. Enfin, la nature des terres et du bétail qui paît en Franche-Comté est particulièrement propice à l’éta-blissement des fromagers helvétiques, qui y rencontrent des conditions naturelles tout à fait similaires à celles de la Suisse.

Grâce à leur compétences, ces derniers apportent rapidement une im-pulsion importante aux campagnes comtoises : le gruyère et l’emmental nécessitant des quantités importantes de lait de qualité, les Suisses par-

16 Assurément, le fait de pouvoir accéder à la propriété semble être une des motivations principale poussant les Suisses à migrer. À la fin des années 1920, plus de 60 % des personnes engagées dans l’agriculture en France sont propriétaires, situation à laquelle n’accèdent toutefois que 13 % d’étrangers ; avec 23 % de propriétaires, les Suisses ont une position privilégiée. Source : Noiriel, Gérard : « L’immigration étrangère dans le monde rural pendant l’entre-deux-guerres », op. cit.

17 Daveau, Suzannne : Les régions frontalières de la montagne jurassienne, op. cit., ou encore l’article de Miéville-Ott, Valérie, et Droz, Yvan, « L’agriculture jurassienne », in L’Arc jurassien. Histoire d’un espace transfrontalier, op. cit. Notons qu’au cours des entretiens effectués avec des témoins de l’époque, l’association Suisse = fromager est constamment apparue comme une évidence. De part la spécificité de leur position, ceux-ci sont alors bien plus visibles que les autres Suisses résidant en Franche-Comté, comme par exemple les horlogers ou les ouvriers de fabrique.

18 Delfosse, Claire : « Le savoir-faire des fromagers suisses de la France de l’Est (1850-1950) », in Études rurales, n° 135/136, op. cit.

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viennent à stimuler les agriculteurs autochtones, qui trouvent chez ces nouveaux arrivants un débouché sûr à l’écoulement de leur production. Les fermiers suisses établis depuis peu dans les régions limitrophes pro-fitent eux aussi de cette évolution ; s’appuyant sur leur maîtrise de l’éle-vage, ils développent des exploitations agricoles dont la taille devient vite supérieure à la superficie moyenne de celle des Français19. en 1935, dans le département du Doubs, premier producteur de fromage en France, 349 fromageries sont répertoriées, pour un ensemble de 700 fromagers ; 362 sont de nationalité helvétique20. Cette « prise de pouvoir » est toutefois re-lativement bien vécue par leurs concurrents locaux. Même si la spécificité des liens qui unissent le fromager à son réseau de fournisseurs engendre un rapport de domination (l’éleveur étant dépendant du fromager pour écouler son lait), les tensions sont rares quand les affaires prospèrent. Les Comtois ne peuvent que constater l’augmentation importante de la pro-duction – autant en volume qu’en qualité – apportée par les Suisses et leur savoir-faire, ainsi que les plus-values incontestables dont ils bénéficient à leur tour.

Une colonie aux visages multiples,ou les différentes manières d’être Suisse en Franche-Comté

Chercher à évaluer l’intégration de la colonie Suisse à la société com-toise jusqu’à la grande crise de 1929 implique de questionner avant tout l’unité de la communauté. En effet, sa constitution progressive ne doit pas être considérée comme le résultat d’un processus global, mais comme la succession d’une multitude d’initiatives individuelles, lesquelles illustrent la diversité des parcours présentés par les migrants21.

19 Delfosse, Claire, idem. Lire aussi Leu Stéphanie : « Les Suisses en France. Un exemple de « transmigrants » à l’époque de la création des références identitaires nationales ? », in Traverse, n° 1/2005, « Transnationalisme et migration », Zurich, Chronos, 2005.

20 Delfosse, Claire : « Le savoir-faire des fromagers suisses de la France de l’Est (1850-1950) », op. cit. et Rapport du consul de Suisse à Besançon à la légation suisse à Paris - 4e trimestre 1936, le 11.12.1936, AF, E 2200.106, -/2, vol. 3 : « Rapports économiques à la légation, 1936-1939 ».

21 Pour en savoir plus sur l’émigration suisse au début du siècle et les remous politiques qu’elle provoque, lire notamment l’excellent article de Gerald Arlettaz : « La Nouvelle Société Helvétique et les Suisses de l’étranger 1914-1924 », in Étude et Sources, n°28 : « Les Suisses de l’étranger au XXe siècle », Berne, 2002.

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Bien qu’une typologie professionnelle précise des ressortissants helvé-tiques de Franche-Comté ne soit guère possible22, nous sommes en mesure de mettre en évidence un certain nombre de tendances. Il faut avant tout rappeler que, dans les périodes de difficultés économiques, de nombreux travailleurs non qualifiés, le plus souvent originaires des cantons limitro-phes et du Tessin23, passent la frontière avec une seule obsession : trouver un emploi. Très mobiles, ils se déplacent d’une région à l’autre de Franche-Comté, au gré de l’évolution conjoncturelle, et prennent le travail qu’on leur offre, quel que soit le domaine d’activité24. D’autres migrants helvé-tiques, recherchés pour leurs compétences spécifiques (autant dans le do-maine industriel, horloger, qu’agricole), s’engagent dans des secteurs où une main-d’œuvre qualifiée est demandée. Leur localisation dépend dès lors du tissu économique des départements : dans le Territoire de Belfort, les résidants helvétiques sont majoritairement engagés dans les industries locales, ou sont enregistrés comme employés, artisans ou commerçants, cadres dans les entreprises ou actifs dans les professions libérales. Seuls 13 % d’entre eux sont catégorisés comme « travailleurs agricoles »25. en Haute-Saône, 2/3 des Suisses sont répertoriés dans la petite industrie et les mines, le reste étant composé essentiellement d’agriculteurs (élevage) et de fromagers26. L’ancrage rural de la colonie est le plus marqué sans doute dans le département du Jura, où 50 % des Suisses sont recensés comme travailleurs agricoles, contre 30 % seulement de travailleurs in-dustriels ou artisans, répartis entre les centres urbains de Salins, Dôle,

22 Regroupées essentiellement dans les séries M des archives départementales, les données disponibles concer-nant la population étrangère aux départements sont très maigres et souvent incomplètes, quand elles ne sont pas inexistantes comme dans le Doubs ! En outre, l’analyse est singulièrement compliquée par la nature des données fournies, laquelle varie sans cesse et rend toute catégorisation très aléatoire.

23 Lire Leu, Stéphanie : « Les Suisses en Haute-Marne 1880-1939 », op. cit. À l’instar de G. Noiriel et de C. Delfosse, l’excellent article de S. Leu s’appuie notamment sur les très riches enquêtes effectuée à la fin des années 1930 sur les campagnes françaises par les géographes français Mauco et Demeugeon, dont Documents pour servir à l’étude des étrangers dans l’agriculture françaises, Paris, Hermann, 1939.

24 On retrouve plusieurs de ces parcours débridés dans les archives départementales (séries M), notamment dans les dossiers relatifs au renouvellement des cartes d’identités.

25 Archives départementales du Territoire de Belfort, à Belfort (désormais ADTB), 19W251 : « Étrangers et popula-tion, 1836-1960) », et ADTB, 33E (dépôt de Delle), n°23 : « Cartes d’identité des Suisses (1827-1945) ».

26 Archives départementales de la Haute-Saône à Vesoul (désormais ADHS), 28M47 : « Statistique des étrangers 1926-1940 ». Notons qu’une partie importante de la communauté suisse réside dans les villages voisins de Bel-fort et de Montbéliard, dont le périmètre industriel s’étend sur l’est de la Haute-Saône, et notamment à Héri-court, où réside la plus importante concentration helvétique du département. Les fromagers suisses se sont quant à eux établis sur ces terres selon le principe de chain migration. Arrivés avant la Grande Guerre dans les régions frontalières du Doubs ou du Jura, ils ont ensuite émigrés vers des terres situées plus à l’intérieur du pays, grâce aux encouragements de leurs compatriotes déjà installés. Leu, Stéphanie : « Les Suisses de Haute-Marne 1880-1939 », op. cit.

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Saint-Claude et Morez27. Dans le Doubs, l’absence de chiffres nous oblige à des estimations, corroborées toutefois par la consultation des très nom-breux dossiers relatant le parcours des Suisses du département durant la Seconde Guerre mondiale. Au delà des nombreux horlogers émigrés dans les régions frontalières dès le XVIIIe et des ouvriers qui offrirent leurs services dans les usines de Pontarlier ou de la grande industrie du pays de Montbéliard, ainsi que des quelques entrepreneurs qui réussirent à se forger des positions de choix au cœur du tissu économique régional28, les Suisses résidant dans le Doubs sont en majorité fromagers ou actifs dans le domaine agricole.

Arrivés principalement des cantons de Berne (50 %), de Fribourg (15 %), de Vaud (10 %) et de Neuchâtel (10 %), les migrants helvétiques forment les différentes pièces d’une communauté nationale aux contours socioculturels très variés, dans lesquels les identités cantonales et confes-sionnelles ne fonctionnent guère comme des éléments unificateurs29. Au fil de leur établissement en Franche-Comté, quelques Suisses manifestent toutefois le désir de se rassembler et créent, dans les régions où la colo-nie est la plus représentée, une petite douzaine de cercles et des sociétés helvétiques. Dans le contexte d’affirmation des identités nationales de la fin du XIXe siècle, une première série d’entre elle voit le jour à Besançon, Morez, Montbéliard, Morteau et Saint-Claude. La seconde vague apparaît suite à la Première Guerre mondiale, dans le sillage de l’activité bouillon-nante et nationaliste de la Nouvelle Société Helvétique30. Totalement ab-sentes des régions rurales, les sociétés suisses regroupent une majorité très nette de citadins et semblent être le plus souvent réservées à une certaine élite, comme le confirme les buts visés par la plupart d’entre elles. Si une partie non négligeable de leurs activités est d’ordre récréatif et cherche à resserrer les liens entre les différents membres de la colonie (chants, bals, causeries de différentes natures sur la Suisse, à l’exception notoire – ancrée

27 Archives départementales du Jura à Lons-le-Saunier (désormais ADJ), 247W691 : « Associations d’étrangers 1945-1949 ».

28 Notons entre autres Gottfried Graf à Dôle, Jules Gurtner à Pontarlier, François Miserez, Henri Perrenoud et Robert Quartier à Besançon ou Maurice Gender à Morteau.

29 Perrudet, Édouard : « La colonie suisse de Franche-Comté », in La Revue économique franco-suisse, édition de mai 1940. Notons que les 15% restant sont composés essentiellement d’alémaniques, originaires principale-ment de Lucerne, de Thurgovie et de St-Gall. En outre, d’éventuelles données sur l’origine linguistique des mi-grants n’existant pas, il n’est pas aisé de distinguer la proportion des nombreux Bernois émigrés des régions frontalières voisines (actuel canton de Jura) de celle originaire de l’Emmental et de l’Oberland, qui migrèrent eux-aussi en masse en France voisine.

30 Pontarlier, Delle, Belfort, Fesche-le-Châtel, Ornans et Dôle.

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dans les statuts – des sujets religieux ou politiques), les sociétés helvéti-ques fonctionnent avant tout comme des mutuelles de réassurance pour leurs adhérents les plus fortunés. Dans un esprit de charité paternaliste plutôt que de travail social, ceux-ci développent également des activités philanthropiques et fournissent des aides diverses à leurs compatriotes tombés dans le besoin, quand ceux-ci en font la demande.

Il semble malgré tout que les sociétés suisses ont fonctionné de ma-nière très individualisées et sont restées très discrètes au niveau régio-nal : aucun document, ni dans les archives départementales françaises, ni dans les archives du consulat suisse de Besançon, ne relate un événement quelconque les mettant en évidence. À la fin des années 1920, alors que la présence helvétique en Franche-Comté n’a jamais été autant importante, une 10e de sociétés suisses seulement sont en activité. À titre comparatif, signalons qu’en Suisse romande, à la même époque, la colonie française repose quant à elle sur près de 100 sociétés et cercles français divers31 ! Il est en outre symptomatique de constater que la plus ancienne société suisse de Franche-Comté, crée en 1883 à Morez, reste inconnue du consul jusqu’en 192232. Comptant, pour la plupart, seulement quelques dizaines de membres actifs33, l’impact de ces cercles et sociétés sur la colonie, autant comme facteur d’unité que d’intégration, doit être relativisé. La notion de « colonie suisse » mérite elle aussi d’être questionnée, tant l’esprit de corps des Suisses de Franche-Comté semble ténu, mis à part peut être au niveau local, dans des villes comme Montbéliard, Morteau ou Pontarlier, ou la présence helvétique est particulièrement marquée.

Représentant officiel de la Confédération et de ses ressortissants en Franche-Comté, le Consulat suisse de Besançon est la seule autorité qui donne une véritable visibilité à la colonie34. si les nouveaux arrivants sont tenus, selon le protocole, de s’y annoncer dès leur arrivée en France, nom-breux sont pourtant ceux qui ignorent son existence, notamment parmi

31 Plattner, Titus : Les sociétés françaises comme relais culturels et économiques en Suisse entre 1906 et 1920, sémi-naire de IIIe année, Université de Fribourg, 1999-2000. Notons que la colonie française en Suisse compte alors près de 50 000 membres, dont 1/5 réside à Genève.

32 Consulter les très maigres dossier relatifs aux sociétés helvétiques dans les fonds du consulat suisse de Be-sançon, AF, E 2200.106, -/1, vol. 27 : « Colonies suisses ».

33 Idem.34 Notons que l’étude de La Gazette helvétique s’est avérée très décevante. Cantonnée dans l’évocation mythifiée

de la mère patrie, elle très discrète sur la colonie suisse de Franche-Comté et ses diverses sociétés. Interrom-pue suite à la crise de 1929, la publication ne sera jamais relancée. Source : ADD, cote 44 PR.

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les descendants des premières générations de migrants35. Pour d’autres, certes minoritaires, cet oubli est volontaire et directement lié aux condi-tions, parfois déchirantes, dans lesquelles leur émigration s’est accomplie. Il témoigne du caractère parfois un peu fruste de certains ressortissants helvétiques et de leur méfiance des autorités, ainsi que de leur volonté de s’isoler dans les campagnes comtoises et de couper tout contact avec la terre natale qu’ils ont quitté36.

La fragilité des liens noués par les différents membres de la colonie et le manque d’unité qui semble la caractériser complique l’analyse de l’intégration des ressortissants helvétiques à la société comtoise. Celle-ci dépend de différents facteurs, et tout d’abord de leur identité socioprofes-sionnelle. On constate ainsi que les émigrants d’origine ouvrière ont pour principal objectif de se fondre dans la vie locale, tout particulièrement quand l’emploi se fait rare. Si certains cultivent une certaine nostalgie par rapport à la Suisse et considèrent la proximité de la frontière comme une manière de garder un lien intime avec la mère patrie, d’autres ont tournés la page. Dès la fin des années 1920, la seconde génération de migrants helvétiques fournit de nombreux candidats à la naturalisation, principale-ment toutefois dans les villes et les agglomérations. Au cœur des campa-gnes comtoises, où bon nombre de Suisses vivent de manière solitaire et entretiennent peu de contacts non-professionnels avec les communautés locales, le constat est inversé. Les métiers agricoles et la fromagerie étant des occupations peu touchées par la modernisation, ceux-ci évoquent sans cesse le pays et ses traditions : selon S. Leu, les Suisses choisissent ainsi de « s’ancrer dans leurs origines pour mieux s’intégrer »37. Le phénomène est particulièrement prononcé chez les fromagers, dont la spécificité helvéti-

35 Bien des Suisses de Franche-Comté s’adressent pour la première fois au consulat au courant des années 1930, afin de régulariser leur situation quand la carte d’identité devient obligatoire en France. D’autre attendent le déclenchement de l’invasion allemande en mai 1940 pour solliciter des « lettres de protection » auprès du consulat, espérant que leur qualité de neutre les protège des éventuelles exactions et autres réquisitions opérées par la Wehrmacht.

36 Analyse de Jean Buhler, qui a côtoyé plusieurs Suisses de Franche-Comté à la fin des années 1930. Entretien avec l’auteur, septembre 2005. Selon S. Leu, les cas de Suisses qui refusent de s’annoncer au consulat pour échapper à leurs obligations militaires ne sont pas rares ! In : « Les Suisses de Haute-Marne 1880-1939 », op. cit., p. 236.

37 Leu, Stéphanie : « Les Suisses de Haute-Marne 1880-1939 », op. cit., p. 245. Delfosse relate quant à elle les pro-pos d’un émigré Suisse de première génération, dont la formule résume à elle seule les limites d’un processus d’intégration qui jamais ne glisse vers l’assimilation : « Si je changeais de nationalité, je serais un mauvais Suisse, et avec un mauvais Suisse, on ne peut pas faire un bon Français » … in : « Le savoir-faire des fromagers suisses de la France de l’Est (1850-1950) », op. cit., p. 142.

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que se transforme en une sorte de marque de fabrique, garantie de surcroît par la qualité de leur production38.

Ce repli identitaire constitue, dans certains cas, un obstacle à l’intégra-tion : la volonté opiniâtre des Suisses à faire fructifier le moindre lopin de terre, leur austérité et leur acharnement au travail, leur obstination à envoyer leurs fils apprendre le métier de fromager ou d’agriculteur dans les écoles helvétiques, de continuer à parler le dialecte alémanique, ou leur manque de volonté à se mêler à la vie des villages, de participer aux bals, de fêter le 14 juillet avec leurs voisins français, leur a souvent porté préjudice, en particulier lors des périodes de tensions avec l’Allemagne39. en outre, la confession réformée de la majorité des émigrés suisses a souvent constitué un frein à leur intégration, en particulier dans les campagnes très conser-vatrices du Haut-Doubs et du Jura. En dehors du Pays de Montbéliard, essentiellement protestant, on pose un regard non exempt de méfiance sur ces « parpaillots » bernois, vaudois et neuchâtelois qui, dans la région fron-talière, n’hésitent pas à se rendre dans les paroisses des communes suisses voisines pour assister aux cérémonies religieuses40. Selon l’écrivain J. Bu-hler, « ils ont gardé l’odeur suspecte des gens venus d’ailleurs »41…

Les années qui précèdent le grand choc de 1929 sont toutefois symbole de prospérité pour la majorité des ressortissants Suisses de Franche-Com-té. De manière générale, ils sont appréciés pour les apports divers qu’ils fournissent à l’économie régionale, mais aussi pour leur relative discré-tion. Celle-ci s’illustre autant par leur volonté de ne pas s’immiscer dans les questions politiques locales42 que par l’absence de grosses concentra-tions communautaires, lesquelles donnent parfois lieu à des démonstra-

38 Leu, Stéphanie : « Les Suisses en France », op. cit., p. 87.39 Delfosse, Claire, « Le savoir-faire des fromagers suisses de la France de l’Est (1850-1950) », op. cit.40 Lire Daveau, Suzanne : Les régions frontalières de la montagne jurassienne, op. cit. et Python, Francis : « Traverser

ou dépasser les frontières ? Le facteur confessionnel ou interconfessionnel dans les passages », in Belot, Robert (dir.) : Guerres et frontières. La frontière franco-suisse durant la Seconde Guerre mondiale, Éditions Alphil – La-vuzelle, 2006.

41 Entretien avec l’auteur, septembre 2005. 42 Attachés à leur neutralité, les Suisses semblent s’abstenir de toute activité politique. Quand l’un d’entre eux

enfreint cette règle d’or – qui figure dans les statuts de toutes les sociétés suisses de Franche-Comté – il est rapidement rappelé à l’ordre par le consul. Ce cas de figure s’est présenté notamment à Belfort, durant les journées troublées de juin-juillet 1936 précédant l’avènement du Front Populaire. Consulter les fonds du consulat suisse de Besançon, AF, E 2200.106, -/2, vol. 3 : « Événements politiques et autre survenus en France (1936-1938) ».

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tions exacerbées du sentiment national, comme elles sont constatées au sein de la colonie italienne notamment43.

La colonie helvétique face à la Grande Crise,ou le début des années sombres

La crise de 1929 et la phase de récession mémorable qu’elle provoque touche de plein fouet le tissu économique comtois et la colonie suisse qui y réside. Bien que les campagnes soient affectées de manière moins brutale que les centres industriels, le chômage et la misère sont partout présents. Corollaire immédiat : l’émigration helvétique en Franche-Comté chute de manière drastique, d’autant qu’un contrat de travail est désormais exigé des candidats44. À l’image d’un réflexe malsain, la crise et les nombreux conflits sociaux qu’elle génère réveille la mécanique nationaliste. Elle fait des étrangers des cibles faciles, sur lesquelles se focalisent rivalités et ja-lousies. Alors que les ressortissants helvétiques ont souvent pu compter sur la proximité immédiate de leur pays d’origine ou sur la reconnaissance implicite d’une certaine identité frontalière pour faciliter leur intégration aux communautés locales, ils sont accusés de voler le travail des Français et pris – en particulier dans les milieux ouvriers – dans un courant de xénophobie généralisé, au même titre que les Polonais, les Italiens ou les Belges.

La tension est telle qu’en janvier 1932, le consul de Suisse à Besançon, visiblement inquiet quant au sort de ses compatriotes, est contraint d’in-tervenir auprès des préfets de Franche-Comté : « La crise économique qui, malheureusement, tend à s’aggraver dans les départements constituant mon arrondissement consulaire et, peut-être aussi, la conduite inexcusable de quelques Suisses isolés, parait avoir suscité, parmi certaines couches de la population indigène, une animosité dont nombre de mes administrés qui n’y sont pour rien subissent les conséquences. C’est ainsi qu’il ne se passe plus un jour sans que je reçoive, à ce sujet, des plaintes provoquées par le fait que des Suisses inoffensifs auraient été publiquement traités de

43 Delfosse, Claire : « Le savoir-faire des fromagers suisses de la France de l’Est (1850-1950) », op. cit. 44 Leu, Stéphanie : « Les Suisses de Haute-Marne 1880-1960 », op. cit.

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« boches » ou de « sales Suisses qui mangent le pain des Français et qui n’on qu’à rentrer chez eux » »45.

Parallèlement, l’adoption par les autorités françaises d’un certain nom-bre de mesures visant à privilégier la main-d’œuvre nationale ferme pro-gressivement le marché du travail aux étrangers46. La situation est particu-lièrement critique dans les régions frontalières où les entreprises établies à Pontarlier, Delle ou Morteau emploient parfois jusqu’à 30 % d’allogènes, dont une grande majorité de ressortissants helvétiques47. Bien qu’en 1935, un accord entre les autorités fédérales et le Ministère français du travail garantit aux Suisses établis depuis plus de cinq ans en France un renouvel-lement facilité de leur cartes de travailleurs, plusieurs dizaines d’entre eux perdent leur emploi quand des quotas limitant la main-d’œuvre étrangère sont édictés48. Suivant les conseils reçus du consul de Suisse à Besançon, quelques ressortissants helvétiques anticipent ces mesures restrictives et demandent leur naturalisation49.

Or si dans la seconde moitié des années 1930, la reprise des affaires, notamment dans l’horlogerie, confère une certaine aisance à plusieurs membres de la communauté, cette dernière, à l’instar de la population locale, s’est appauvrie. Les sociétés suisses de bienfaisance prodiguent alors des secours divers à leurs compatriotes les plus démunis par la cri-

45 Lettre du consul de Suisse de Besançon au préfet du Doubs, le 11.1.1932, AF, E2200.106, -/2, vol. 3 : « Attitude de la population à l’égard des Suisses (1932-1942) ».

46 Dès 1931, les cartes d’identités indiquent la profession du titulaire ; celui-ci ne peut dès lors plus s’engager dans un autre domaine professionnel sans obtenir une nouvelle carte. Ce système pénalise durement les étrangers, qui peinent obtenir le renouvellement de leurs documents. Pour plus de détails, notamment sur la loi du 10.8.1932, consulter : AF, E 2200.106, -/2, vol. 3 : « Législation française – réglementation de l’emploi et de séjour des étrangers en France 1932-1938 ».

47 Notons par exemple qu’à Pontarlier, l’entreprise Nestlé emploie 30 % d’étrangers en 1934, dont 15 % de Suisses ; à Delle, les 4 principales entreprises engagent 22 % d’étrangers, dont plus de la moitié sont Suisses. Con-sulter : AF, E 2200.106, -/2, vol. 3, op. cit.

48 Arrangement franco-suisse du 25.7.1935, AF, E 2200.106, -/2, vol. 3, op. cit.. Notons qu’à partir de 1936, des quotas établis par secteurs professionnels limitent l’emploi des étrangers. Ceux-ci ne doivent pas – dans certains domaines – excéder le 10 % du personnel total.

49 Les recommandations du consul de Suisse sont adressées aux ressortissants helvétiques par le biais des em-ployeurs sommés de réduire leur personnel étranger, comme Nestlé à Pontarlier ou Klaus à Morteau. Selon le consul, cette solution devrait être privilégiée par ses compatriotes mariés à des Françaises ou ayant des en-fants double-nationaux. Lettre du consul de Besançon à Maurice Gender (dir. administratif des Chocolats Klaus à Morteau), le 16.1.1936, AF, E 2200.106, -/2, vol. 3, op. cit. Notons que la dégradation des relations internation-ales dans la seconde moitié des années 1930 et les replis identitaires qu’elle provoque tend plutôt à freiner les naturalisations. Le phénomène est d’autant plus marqué pour les Suisses, dont la nationalité et la neutralité qui lui est attachée devrait leur éviter d’aller au front en cas de conflit.

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se50. Mais la plupart d’entre eux, mis dans l’impossibilité de renouveler leurs documents après avoir été congédiés, sont contraints de rentrer au pays, accentuant par leur départ le caractère agricole et alémanique de la colonie51. À la vieille de la guerre, elle ne repose plus que sur 16 000 membres, alors qu’ils étaient encore le double à la fin des années 192052 ! Bien que les archives soient très fragmentaires sur la question, le contrô-le serré dont les étrangers ont fait l’objet durant les années 1930 fournit quelques indications chiffrées nous permettant de situer les Suisses établis dans les différents départements de Franche-Comté, selon la répartition suivante : 1600 en Haute-Saône, 1500 dans le Territoire de Belfort, 1300 dans le Jura et surtout plus de 11 000 d’entre eux dans le département du Doubs, dont près de 2000 à Besançon53. Si les Suisses sont présents sur l’ensemble du territoire comtois, la majorité d’entre eux réside à proximité immédiate de la frontière franco-suisse, à l’intérieur d’un espace courant de Belfort à Saint-Claude, en passant par le Pays de Montbéliard, les pla-teaux du Haut-Doubs (Maîche, Charquemont, le Russey, Morteau) et les villes de Pontarlier et de Morez54. Afin d’assurer au mieux les intérêts de ses compatriotes, le Consul de Suisse consolide son réseau d’hommes de confiance (à Belfort, Delle, Montbéliard, Vesoul, Dôle et Ornans) et de cor-respondants (à Morteau, Villers-le-Lac, Indevillers et Arbois), actifs dans

50 À Beaucourt, dans la banlieue industrielle de Montbéliard, une société suisse à caractère exclusivement philanthropique est crée en 1936, alors que la Société suisse de Delle, qui était tombée dans l’inaction, est réactivée en 1937. À l’instar de la plupart des autres sociétés suisses de Franche-Comté, elles sont subvention-nées par la Confédération, qui cherche aussi à freiner le retour en Suisse de ses exilés. Sans ressources, ceux-ci y seraient des chômeurs en puissance, qui ne manqueraient dès lors pas, selon les autorités, de venir gonfler les rangs socialistes… Source : AF, E 2200.106, -/2, vol. 3, op. cit.

51 Idem. Les rapport trimestriels font état de dizaines de cas liés au non renouvellement des cartes d’identités (et donc de travailleurs), ou mettant en avant des conflits liés au travail. Notons que dans la plupart des cas, le non renouvellement de ces documents est sanctionné par l’expulsion. Il n’est pas rare que la peine soit ac-compagnée d’une amende et d’un mois de prison.

52 Perrudet, Édouard : « La colonie suisse de Franche-Comté », op. cit. 53 Sources : ADTB, 4M521 : « Recensement des étrangers (1927-1939) » ; ADHS, 28M47, op. cit. ; ADJ, M608 (1937),

M601 (1938) et M608/31 (1940) : « État numérique des étrangers par commune », ainsi que Lettre du consul de Suisse à Besançon au Département politique fédéral (désormais DPF), le 4.7.1940, AF, E 2200.106, -/2, vol. 4 : « Occupation allemande, rapports 1940-1942 ». Notons que le Pays de Gex, sous la responsabilité du consul de suisse à Besançon dès l’été 1940 et l’édification de la ligne de démarcation, compte à lui seul plus de 1600 Suisses. Ce chiffre rappelle que la colonie suisse (essentiellement des agriculteurs et des fromagers) y est très présente, compte tenu de la taille très modeste de ce territoire. Source : Archives départementales de l’Ain à Bourg en Bresse (désormais ADA), 2Z68 : « Recensement des étrangers (1934-1952).

54 Le nord-est de la Franche-Comté, regroupant le Territoire de Belfort et le Pays de Montbéliard, qui compte 3200 Suisses en 1938, regroupe à lui seul plus de 4700 ressortissants helvétiques. Pontarlier quant à elle re-cense plus de 2000 suisses en 1928 – donc sans doute plus de 1000 à la veille de la guerre, alors que plus de 600 résident dans la région frontalière du Haut-Jura. Consulter: ADD, 1Z889 : « Renseignement généraux » ; ADJ, M601, op. cit., et Daveau, Suzanne : Les régions frontalières de la montagne jurassienne, op. cit.

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les régions de l’arrondissement où les intérêts helvétiques sont les plus représentés55. Car si dès 1937, les tensions liées à la crise tendent à s’at-ténuer, l’intégration de la colonie se complique au fur et à mesure que la situation internationale se dégrade. Et l’arrivée précipitée d’une nouvelle vague de migrants agricoles, majoritairement d’origine alémanique, ne va rien arranger…

« Les colons de l’OFIAMT56 », ou la migration explosived’agriculteurs helvétiques dans les régions frontalièresde Franche-Comté

En 1935, malgré les sérieuses difficultés qui pèsent sur le quotidien des Suisses de Franche-Comté, le Conseil fédéral choisit de relancer l’émigra-tion agricole en France voisine. Or il semble que la réalité du terrain ne soit pas véritablement prise en considération par Berne, cherchant avant tout à remédier aux problèmes endémiques de la paysannerie helvétique57. Dès le mois d’août 1935, l’OFIAMT est ainsi chargé de recruter des candidats et obtient un crédit de 50 000 francs pour financer l’ensemble du projet, qui connaît un écho d’autant plus favorable qu’il est extrêmement bien reçu à Paris58. Alors que la France limite la main- d’œuvre étrangère à sa portion congrue dans les secteurs secondaires et tertiaires, elle l’accueille à bras ouverts dans l’agriculture, où elle est considérée comme un palliatif efficace à l’exode rural affectant durement ses campagnes. Faisant suite à une ordonnance du 14.12.1936 du Conseil fédéral, clarifiant notamment les crédits accordés aux émigrants, les aptitudes requises ou encore le fi-

55 Notons qu’ils dirigent pour la plupart les sociétés suisses de leur région et sont à la tête d’entreprises locales. Citons notamment W. Scheidegger à Pontarlier (directeur des fromageries industrielles Gerber), Alphonse Dreier à Delle (directeur commercial de la Dielélectrique et du Fil isolé moderne), E. Reitzel à Belfort (en fonc-tion jusqu’en 12.1941, avant d’être remplacé par Robert d’Orelli, de la société suisse de Belfort ; Reitzel est pro-priétaire d’une entreprise d’emballages), Charles Apothéloz à Dôle (directeur des Ets. Graf ) ou Marcel Sagne à Vesoul (président de la section « Est » de la Chambre de commerce suisse en France).

56 Office fédéral de l’industrie, des arts, des métiers et du travail, dépendant du Département fédéral de l’économie publique.

57 Note sur les relations franco-suisses en matière de séjour et d’établissement des étrangers, non daté, AF, E 7170 (A), -/1, vol. 24, op. cit. Confronté au durcissement de la situation européenne, ainsi qu’aux succès mitigés rencontrés par les tentatives d’implantions dans les pays d’outre-mer, l’OFIAMT estime que la France est le seul pays pouvant encore être pris en compte pour la colonisation agricole. Quatre années avant le début du conflit, on considère sans doute que les quelques difficultés rencontrées par les Suisses en Franche-Comté sont mineures et qu’elles vont rapidement s’estomper, notamment grâce à la reprise conjoncturelle annon-cée ; l’occasion de procurer des terres à des paysans ou à des fromagers qui, en Suisse, n’auraient jamais eu l’occasion d’être indépendants, semble alors trop belle pour être gâchée.

58 Idem.

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nancement global de l’opération59, la Commission interministérielle per-manente de l’immigration, dépendant du ministère français de l’Intérieur, est chargée dès l’hiver 1937 de faciliter les formalités d’établissement des colons suisses et de leurs familles60. Ceux-ci sont alors introduits en France voisine par les soins de l’Association suisse de colonisation intérieure et d’agriculture industrielle, dont les hommes de confiance s’activent déjà afin de trouver les terres libres – le plus souvent abandonnées – sur les-quelles les Suisses pourront s’installer, avant de les assister dans les pre-mières étapes de leur implantation61.

Bien que les sources soient fragmentaires, on peut considérer que de 1937 à 1939, plus de 200 familles suisses émigrent en France62. Si la majo-rité d’entre elles se dirigent vers la Haute-Savoie, plusieurs dizaines choi-sissent de s’établir dans les départements voisins du Jura, du Doubs, du Territoire de Belfort, de la Haute-Saône et de l’Ain. L’opération rencontre un soutien considérable en Suisse, comme en témoigne le renouvellement à deux reprises du crédit de 1 million de francs accordé une première fois par les Chambres fédérales en 1936. Il permet aux colons de bénéficier d’un pécule de départ censé financer les investissements nécessités par le lancement d’une exploitation agricole63. Mis au bénéfice d’un régime de faveur, ils obtiennent le droit de s’établir sans posséder de contrat de

59 Une copie de l’ordonnance reçue de Suisse est versée au dossier consacré à la main-d’œuvre étrangère du fond 10M34 des ADHS. Il a été communiqué le 31.5.1939 au préfet de la Haute-Saône par le Ministre du travail.

60 Ces instructions sont rappelées dans une lettre du ministère de l’Intérieur aux préfets des départements con-cernés (Haute-Saône, Territoire de Belfort, Doubs, Jura, Ain, Haute-Savoie, Isère, etc.), le 4.4.1939, consultable notamment aux ADA, 2Z70 : « Surveillance et contrôle des étrangers (expulsions et refoulements) – délivrance des cartes d’identités ».

61 Note sur les relations franco-suisses en matière de séjour et d’établissement des étrangers, non daté, AF, E 7170 (A), -/1, vol. 24, op. cit. Ces hommes de confiance sont : Hubert-Roger Chavannes (domicilié en Ajoie, il est direc-teur de l’école d’Agriculture de Courmelon ; il est responsable des colons suisses à destination du Haut-Rhin, du Territoire de Belfort et du Doubs), Fritz Baumgartner (responsable pour la Haute-Saône et la Haute-Marne, est d’origine bernoise et domicilié à Trémoncourt par Vénisey dans le département) et Fritz Fuess (responsable pour l’Ain et le Jura, bernois également, dirige une fromagerie industrielle à Annemasse).

62 Après avoir effectué des recherches considérables, les archives de l’Association suisse de colonisation inté-rieure et d’agriculture industrielle demeurent, à notre grand regret, introuvables… Notre estimation s’appuie toutefois sur le croisement de différentes sources valables, dont la fameuse « Note sur les relations franco-suisses en matière de séjour et d’établissement des étrangers », qui fait état de 253 familles suisses émigrées essentiellement en France de 1936 à 1940. L’article détaillé consacré à « L’émigration suisse en France » du Journal Français, publié le 29.4.1939, recense l’exode de 167 familles suisses entre 1937 et 1938. Enfin, notons que S. Daveau ne fournit pas d’informations utiles sur les chiffres, mais nous renseigne sur les destinations. Lire Les régions frontalières de la montagne jurassienne, op. cit,. p. 180-181.

63 Le crédit accordé se monte en fait à 2 millions de francs ; le million restant est destiné aux colons suisses d’outre-mer. Notons qui si les frais de transport et d’installation sont pris en charge par la Confédération, les prêts accordés doivent être, à terme, remboursés par les colons. Note sur les relations franco-suisses en matière de séjour et d’établissement des étrangers, non daté, AF, E 7170 (A), -/1, vol. 24, op. cit.

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travail ni de carte d’identité de travailleurs, documents pourtant symbo-liques du resserrement de la législation française au courant des années 1930 quant à l’emploi des étrangers.

Mais tout n’est pas si simple. Si le projet bénéficie d’un appui enthou-siaste à Berne et à Paris, il connaît une toute autre résonance dans les cam-pagnes limitrophes, où la population locale ne voit guère d’un bon oeil cette soudaine affluence d’agriculteurs étrangers, installés de surcroît à grands coups de subventions gouvernementales. Rapidement, les colons helvétiques fraîchement débarqués sont victimes d’incidents mineurs et de vexations diverses, que la Légation suisse à Paris rapporte en avril 1939 au ministère de l’Intérieur. Celui-ci intervient alors auprès des préfets des départements concernés pour leur rappeler que ces implantations repo-sent sur une base légale et que les différends rencontrés doivent à tout prix être « aplanis »64. Face à la méfiance et à l’incompréhension provoquée par cette émigration65, le ministre du Travail est contraint de s’adresser lui-aussi aux préfets, qu’il cherche avant tout à rassurer. Soulignant que le projet présente toutes les garanties professionnelles, morales et écono-miques, il insiste sur la nécessité, au vu des circonstances actuelles, « de faciliter dans toute la mesure du possible l’immigration et l’installation des métayers et fermiers suisses partout ou il s’avère impossible de fixer des fermiers et métayers français »66.

Malgré ces interventions, l’opération se déroule dans un climat détes-table. Les rapports du commissariat de police de Belfort, chargé d’inspec-ter les colons suisses à Delle dès leur entrée en France, sont très instructifs sur le sujet : alors que M. Chavannes, chargé par l’OFIAMT d’encadrer les Suisses établis dans le Haut-Rhin, le Doubs et le Territoire de Belfort, est constamment décrié et considéré comme le principal responsable de cet exode malvenu, les agriculteurs helvétiques sont méprisés, leurs capacités sans cesse remises en question et les moyens techniques et financiers dont

64 Lettre du ministre de l’Intérieur aux préfets du Doubs, du Haut-Rhin, du Territoire de Belfort, etc., le 4.4.1939, consultable aux ADTB, 4M547 : « Fermiers suisses : instructions, correspondances et demande de renseigne-ments (1939) ».

65 Dans une lettre adressée à son homologue du Doubs le 31.5.1939, le préfet du Territoire de Belfort informe qu’il exige désormais des fermiers suisses désireux de venir s’établir sur son territoire « la production d’un extrait du casier judiciaire et d’un certificat médical attestant que tous les membres de la famille sont sains, robustes et exemptés de tares ou d’infirmités congénitales » ! Source : idem.

66 Lettre du ministre du Travail aux préfets du Doubs, du Haut-Rhin, du Territoire de Belfort, etc., le 31.5.1939, consultable aux ADHS, 10M34 : « Main-d’œuvre étrangère : correspondance entre le ministre du Travail et le préfet (1919-1940) ».

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ils disposent provoquent de fortes jalousies67. Au delà de ces considéra-tions évocatrices, il est frappant de constater que bon nombre de colons suisses sont d’origine alémanique. Or il semble que l’OFIAMT n’ai pas hé-sité un instant à les envoyer dans les régions frontalières françaises durant le printemps 1939, alors que la tension internationale est à son comble, que la haine de l’Allemagne s’y manifeste avec une intensité redoublée et que dans bien des cas, le simple fait d’être germanophone suffit pour y être suspecté d’espionnage68 ! C’est donc dans un contexte particulièrement électrique que s’inscrit l’exode des derniers migrants suisses en Franche-Comté avant la guerre. Bien que leur établissement ne fasse que combler des places laissées vacantes, il soulève d’autant plus de méfiance que le nombre d’agriculteurs quittant leurs terres pour aller s’engager dans les usines est en constante augmentation et préoccupe sérieusement les auto-rités locales69. Enfin, si cet épisode illustre lui aussi la détérioration des relations frontalières, il complexifie encore un peu le cadre général dans lequel va s’inscrire le quotidien de la colonie suisse de Franche-Comté durant la guerre.

Au delà des quelques dizaines d’agriculteurs helvétiques parachu-tés dans les régions frontalières à la fin des années 1930, la constitution progressive de la colonie suisse de Franche-Comté connaît deux phases distinctes. Dès la Grande Dépression, les premiers migrants quittent une Suisse durement marquée par la crise et franchissent la frontière en quête de nouveaux horizons. Sans se détacher complètement des caractères spé-cifiques qui constituent leur identité nationale, leur démarche vise l’as-similation. Bénéficiant du boom économique de la fin du XIXe siècle, ils s’intègrent sans grandes difficultés dans les agglomérations industrielles de la région, ainsi que sur des terres déjà marquées par un exode rural conséquent. Si le mouvement est interrompu par la Grande Guerre, il re-prend dès le début des années 1920, mais cette fois-ci sous le strict contrôle de Berne et de Paris, qui comptent se servir du processus migratoire pour

67 Consulter en particulier les rapports relatifs aux familles Stadler, Hugli, Gerber ou encore Thomann. Source : ADTB, 4M547 : « Fermiers suisses, rapports de police ».

68 Cette problématique spécifique fait l’objet d’un des sous-chapitres de notre thèse. Signalons qu’entre 1938 et 1939, 56 Suisses sont inculpés d’espionnage par les tribunaux de Belfort et de Besançon et condamnés à de lourdes peines de prison.

69 Rapport du consul de Suisse à Besançon à la légation suisse à Paris - 2e trimestre 1938, le 1.7.1938, AF, E 2200.106, -/2, vol. 3, « Rapports économiques à la légation ».

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résoudre les problèmes endémiques de leurs agricultures respectives. Le concept est séduisant : pour les agriculteurs et les fromagers helvétiques en surnombre sur le marché national, l’occasion est belle pour accéder à la propriété. L’opération est également très intéressante pour les autori-tés françaises, qui comblent ainsi en partie l’inquiétante sous-occupation de leurs campagnes. Cette nouvelle génération de migrants, comptant de nombreux alémaniques dans ses rangs, est composées d’individus armés d’une rare abnégation. Déterminés à ne pas gâcher la seconde chance qui leur est offerte, ils font rapidement fructifier leurs terres et prennent une position dominante dans les campagnes comtoises. Installés dans les ré-gions frontalières, ils gardent un contact étroit avec la mère patrie et ne manifestent pas, contrairement à leurs prédécesseurs, une grande volon-té d’intégration. Toutefois, si les conflits sont rares en période de haute conjoncture, la situation se dégrade brusquement dès la Grande Crise des années 1930. De nombreux Suisses, particulièrement dans les villes, per-dent leurs emplois et sont contraints de rentrer au pays. La colonie s’ap-pauvrit et diminue de moitié. Or pour beaucoup, les problèmes ne font que commencer.

Dans la seconde moitié des années 1930, marquées par un climat social particulièrement rude ainsi que par la dégradation des relations interna-tionales, la tension devient palpable dans les régions frontalières. Plus que jamais, les étrangers y deviennent un objet de méfiance, même quand ils affichent une solidarité inconditionnelle avec la France70. La situation se complique aussi pour les Suisses, en particulier quand ils sont d’origine alémanique. Désormais assimilés à des « boches » et fréquemment soup-çonnés d’intelligence avec l’ennemi, ce n’est guère leur nationalité qui dé-range, mais plutôt les aspects germaniques que leur culture véhicule. Dès lors, les menaces de guerre lancées par un Reich au visage de plus en plus menaçant viennent se greffer aux difficultés engendrées par la crise pour fissurer chaque jour davantage les bases diverses sur lesquelles repose leur intégration. Dans une France encore sous le choc de la Grande Guerre, la neutralité suisse est de surcroît souvent mal comprise. Elle représente un élément de division supplémentaire reproché aux ressortissants helvéti-

70 Schor, Ralph : L’opinion française et les étrangers 1919-1939, op. cit.

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ques, accusés de profiter de la Terre de France, sans accepter toutefois d’en payer le prix71.

Dès septembre 1939 et les premiers mois d’attente de la « drôle de guerre », leur quotidien va être marqué par ces divisions et poursuivre sa dégradation, avant que l’Occupation allemande achève de bouleverser les cadres parfois fragiles de la société d’avant-guerre. L’heure de la revanche sonne alors pour plusieurs ressortissants helvétiques, qui profitent de l’oc-casion pour gravir quelques marches sur l’échelle sociale du microcosme régional. Leur chute n’en sera que plus brutale à la Libération72 …

71 Sur ce sujet, les propos de S. Leu, qui s’est intéressée aux Suisses établis en Haute-Marne durant l’entre-deux-guerres, sont particulièrement éclairants. Elle remarque notamment que l’attitude de nombreux Suisses, re-fusant de s’immatriculer auprès du consulat pour échapper à leurs obligations militaires, provoque de vives réactions parmi leurs voisins français, très marqués par le sens du devoir militaire. La Grande Guerre, à laquelle les Suisses n’ont pas participé, forme alors une premier élément de rupture entre les migrants helvétiques et les autochtones : « Les Français n’étaient pas portés vers les Suisses par ce même « élan sentimental » que celui qui les guidait vers les Belges, qui avaient combattu dans les mêmes tranchées. L’armée est alors considérée, dans ces lieux proches des combats, comme l’institution ultime formatrice de la citoyenneté ; elle marque l’entrée dans une même communauté de sang ». S. Leu poursuit par un exemple pour le moins révé-lateur, relatant l’expérience du fils d’un Suisse émigré en Haute-Marne, lequel n’a été considéré comme « bon Français » par ses amis uniquement après avoir pris part à la guerre d’Algérie. In Leu, Stéphanie : « Les Suisses en Haute-Marne 1880-1939 », in Études et Sources, op. cit., p. 236-237.

72 Ces différentes problématiques sont traitées en détail dans notre thèse de doctorat.

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Lire l’histoire d’une entreprise à travers ses logotypes :l’exemple d’Alstom, de 1879 à 2007

Nathalie Pelier

Depuis une quinzaine d’années, la notion de patrimoine indus-triel se développe. Certaines entreprises se sont lancées dans des démarches de valorisation de leur histoire, comme Peugeot,

qui possède son propre musée et y expose de nombreuses productions. À travers le titre de différentes publications internes, ALSTOM a émis l’idée que ses logotypes narraient sa propre histoire. Cependant, ALSTOM qui a considérablement fait évoluer ses logos et s’apprête à le faire de nou-veau, se trouve face à une dynamique contradictoire : désireuse de faire intégrer un nouveau logo, elle se trouve dans l’obligation de faire oublier les autres. Tout élément de l’entreprise peut-il être un objet d’histoire et bénéficier d’une valorisation ?

En décembre 1997, Alcatel Alsthom1 et General Electric Company ven-dent en bourse 52 % du capital de GEC ALSTHOM2 : la « nouvelle » en-treprise s’appellera toujours « ALSTHOM » mais s’écrira sans H. Un nou-veau logo (ill. 1) est créé. Fidèle à la tradition des anciennes « signatures » de la société, il est resté textuel et se compose d’une police de caractères spécialement conçue pour ALSTOM, l’« Alstom ». Quelque chose de plus spécial encore a infiltré le nouveau logo : il s’agit du « pulse », le O stylisé qui rappelle notamment, de manière assez moderne, une roue de turbine (ill. 1 et 27).

1 Alcatel avait été absorbé en 1966 par la CGE. 2 En 2001, Alcatel cède ses parts (24 %) dans Alstom.

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natahlie Pelier, 2007

Le travail spécifique apporté à une lettre en particulier dans les logo-types d’ALSTOM n’est pas vraiment une première. Le A, dans le modèle de 1976 (ill. 2), a été doublé et ligaturé avec son jumeau puis inscrit dans une flèche stylisée. Dès 1961 (ill. 3), il avait carrément constitué une lettre à part. Ce A insiste sur la première lettre du mot ALSTHOM, qui est aussi la première lettre de notre l’alphabet, comme si, en véritable manager vir-tuel, le logo voulait rappeler aux salariés de l’entreprise qu’ils devaient toujours faire d’elle la « première » de son secteur. Dans une publication interne rédigée en Anglais et diffusée en 19673, le A4 devient d’ailleurs une lettrine, une lettre placée en tout début de paragraphe et plus « grosse » que les autres.

Actuellement, le logo d’ALSTOM est resté le même qu’en 1998, mais une nouvelle charte graphique a été adoptée le 22 janvier 2007 et, à terme, ALSTOM envisage de se séparer de ses A, L, S, T et M au profit du seul O. Le travail sur la lettre O prend ici toute son originalité et se différencie tout à fait du travail qui a pu être apporté sur le A précédemment cité. L’en-treprise voudrait être immédiatement reconnaissable avec son O tout nu. Le « pulse » a déjà commencé à s’afficher seul sur les documents les plus récents d’ALSTOM et un marquage spécifique sur certains des nouveaux trains produits par la société est actuellement à l’étude. Cependant, même si le O bien rouge du logotype se détache nettement des autres lettres, bleues, l’assimilation généralisée du « pulse » auprès des collaborateurs et du public, ne pourra se faire à la même allure que celle du flambant neuf Train à Grande Vitesse5.

ALSTOM est accompagnée depuis 1872 de logotypes qui ont évolué à travers le temps mais qui, dans l’ensemble, ont toujours été typographi-ques. Ils appartiennent à la famille des logotypes plutôt « à lire »6 qu’« à

3 Document conservé au siège d’ALSTOM à Levallois-Perret.4 En Anglais, le mot « a » est un article dont l’équivalent français est « un » ou « une ».5 ALSTOM soigne tout particulièrement sa communication : le 3 avril 2007, en collaboration avec la Société

Nationale des Chemins de Fer et Réseau Ferré de France, ALSTOM a permis au Train Grande Vitesse de franchir un nouveau record. En 1990, il avait atteint les 515,3 Km/h ; en ce printemps, c’est une allure de 574, 8 Km/h qui est restée indiquée, un peu plus d’une minute, sur les chronomètres des équipes techniques et des huissiers. L’événement a été mis en valeur sous une forte couverture médiatique.

6 Le typologue Christian DELORME, dans son ouvrage Le logo (éditions d’Organisation, 1999, 91 p.) distingue les logos « à lire », c’est-à-dire constitués de signes alphanumériques et les logos « à voir », constitués d’un visuel iconographique. Il existe également des logos mixtes, à la fois « à lire et à voir ». Le logo d’ALSTHOM en 1940 (ill. 4) est mixte : il est à la fois « à lire » et « à voir », avec son azuré vertical inséré sur le fond d’un disque et sectionné en son milieu par le nom « ALSTHOM » écrit en majuscules.

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voir »7. Ils sont en effet dépourvus de visuel iconographique spécifique ex-ceptés la flèche stylisée dans laquelle est inséré un double A (pour « ALS-THOM ATLANTIQUE » dans le logo de 1976, ill. 2 et 6)) et le triangle pointé vers le bas des logos de 1991 et 1995 (ill. 5 et 6). Entouré des lettres A, L, S, T et M, le pulse se lit comme un O… mais n’évoque pas forcé-ment un O sans ses accompagnatrices. Isolé, il n’est d’ailleurs pas un O du tout… mais bel et bien un « pulse », comme on l’appelle chez ALSTOM : il n’est pas une lettre de notre alphabet mais une forme circulaire abstraite8 qui renvoie à une tradition bien différente de logotypes, plutôt « à voir » qu’ « à lire ». Le logotype auquel aspire ALSTOM pour son avenir tranche nettement par rapport à ceux qui l’auront précédé. Même s’il est assez lyrique, il fait songer à certaines créations du « style graphique internatio-nal »9 qui a petit à petit fait évoluer la morphologie générale des logoty-pes : le style figuratif des créations antérieures à 1939-1945 va être aban-donné au profit d’une plus forte stylisation, voire à l’abstraction totale, à la recherche de l’effet graphique pur, et si possible, géométrique. Certains logotypes sont si abstraits que, s’il est tout à fait facile de procéder à leur description physique, il est au contraire bien difficile, au premier regard, d’en déterminer le sens. C’est par exemple le cas des quatre carrés du lo-gotype des huiles Lesieur créé en 1947.

Que nous donne à voir le pulse ? Accompagné des autres lettres qui composent la formule « ALSTOM », il est en quelque sorte contextualisé :

7 Sur certains documents, les logotypes ALST(H)OM peuvent être associés à ceux des filiales du groupe et pré-senter un visuel iconographique spécifique, comme la flamme de Stein Industrie dans le papier à en-tête de l’entreprise.

8 Cette forme circulaire a une facture moderne, mais renvoie toutefois au disque originel présent dans les deux monogrammes datant de 1879 (ill. 7 et 8) et qui appartiennent à la SACM, Société Alsacienne de Con-struction Mécanique. Il s’agit de la première dénomination d’ALSTOM. Le disque de 1879 refait son apparition en 1940(ill. 4) (après avoir disparu depuis 1928) dans un logo qui laissera en héritage aux futurs modèles d’ALSTHOM un double sous-lignage rouge ou orangé (ill. 5, 6, 9, 10, 11, 12). L’épaisseur des lignes a connu dif-férentes variantes, plus ou moins élégantes. Le sous-lignage est abandonné en 1998, connaît un soubresaut en 1999 (ill. 13), et semble finalement transcendé dans le tracé du pulse. Il existe une curieuse similitude entre le logotype d’ALSTOM en 1940 et celui de la société RATEAU (date ?, ill. 14). Il s’agit d’une entreprise née en 1903 et notamment productrice d’accumulateurs de vapeur. Elle était installée à La Courneuve sur le site actuel d’ALSTOM avant d’être vendue dans le courant des années 1970. Dans les deux visuels, on peut remarquer et un disque, et un azuré vertical. Certains personnels d’ALSTOM à La Courneuve utilisent encore le nom de Rateau pour désigner ALSTOM.

9 Le « style graphique international » naît en Suisse après la Seconde Guerre mondiale. En 1939-1945 en Europe, les recherches typographiques dans les écoles d’art sont interrompues. La Suisse,

non concernée par la guerre, continue ses investigations et développe le « Style Suisse » ou « Style Graphique International », surnommé ainsi en raison de son rayonnement international. Il s’appuie sur une typogra-phie « nouvelle » et cherche à présenter des informations complexes sous une forme structurée et unifiée. Les logotypes tendent à une abstraction accrue ; on travaille beaucoup sur le contraste du noir avec le blanc ; les signes linéaires ont un tracé d’épaisseur constante.

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le nom de l’entreprise auquel il se réfère est précisé donc il est évident de l’associer à ALSTOM, ses turbines, son travail sur l’énergie, la force mo-trice, …. Cependant, sans ses collaboratrices appelées à disparaître dans un futur indéterminé, le pulse est simplement une spirale à un seul tour, irrégulière, fermée et ponctuée par une sorte d’apostrophe : il est a priori difficile d’en dégager une signification particulière. Il n’évoque ALSTOM que si on se rappelle l’avoir déjà vu entre « ALST » et « M ».

Contrairement à l’hypothèse que l’on est facilement tenté d’avoir, le retrait du H en 1998 n’a pas constitué une sorte de phase préparatoire au retrait à venir des autres lettres : il a été retiré, d’après ALST(H)OM, pour faciliter la prononciation du nom de la société « partout où l’on parle an-glais »10. Or, le retrait de la fameuse lettre semble avoir été vécu comme une véritable faute d’orthographe, voire une faute tout court faite à l’en-contre du patrimoine linguistique et entrepreneurial national. En 2001, l’association Avenir de la langue française sort sa hache de guerre et en assène un coup à Pierre Bilger, alors président d’ALST(H)OM : le prix de la « Carpette Anglaise » lui est attribué. Il a amputé le logotype de l’en-treprise d’un septième de sa graphie. La réaction épidermique de cette association est tout à fait surprenante : le « THOM » d’ALSTHOM n’est pas totalement français. Il est donc surprenant qu’ALST(H)OM soit vécu comme un nom bien francophone, auquel il ne faut en quelque sorte pas toucher. Il correspond à la contraction de la première syllabe du deuxième mot de « Société ALSacienne de Construction Mécanique » et de la pre-mière syllabe de THOMSON-HOUSTON11, société franco-américaine spé-cialisée en équipements de traction électrique. En 1928, les deux entités fondent une filiale commune, à laquelle il faut trouver un nom qui « sonne bien » et qui ne soit pas trop long : ALSTHOM… avec un H est née.

L’entreprise possédait un logotype depuis longtemps : la Société Alsa-cienne de Construction Mécanique, première dénomination de l’entreprise (qui est donc en gestation dès 1872) avait déjà son monogramme12 dans les

10 ALSTOM, dont le siège est situé dans la ville française de Levallois-Perret (Île-de-France) prétend avoir une « langue officielle » qui est l’anglais…

11 En 1879, Elihu THOMSON et E. J. HOUSTON créent aux États-Unis la THOMSON-HOUSTON ELECTRIC COMPANY, concurrente des entreprises qu’EDISSON avait fondées et rassemblées sous le nom d’EDISSON GENERAL ELEC-TRIC COMPANY. En 1892, ces deux entités fusionnent pour devenir la General Electric Company, « GE », qu’il ne faut pas confondre avec l’anglaise GEC, General Electric Company plc (renommée Marconi plc en 1999).

12 « Monogramme », du Grec « monos », « unique » et « gramma », « lettre », signifie « un seul trait » ou « d’un seul trait ».

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années 1870 (ill. 7 et 8). Il s’agit d’un visuel (ill. 7) qui réunit en les entrela-çant sur un disque noir cerné de blanc un S, un A, un C, un M. Au premier coup d’œil, il est difficile de lire ces quatre caractères typographiques : il s’agit de l’un des logotypes d’ALSTOM qui, paradoxalement, est le moins « à lire » même s’il est presque totalement dépourvu de signes autres que des lettres. Cette illisibilité relative est presque le propre des monogram-mes, autrefois utilisés comme signatures par les rois13. Les monogrammes ont également servi de marques de fabrication pour les marchands qui n’étaient pas autorisés à porter un blason. Généralement, ces monogram-mes étaient accompagnés d’un emblème. Le monogramme, qui a une his-toire très ancienne, n’a pas encore totalement fait ses adieux au logotype : des marques comme Yves Saint-Laurent, qui a confié à Cassandre le soin de dessiner son logo en 1962, et Vuitton par exemple, utilisent toujours un monogramme. Même la prestigieuse multinationale « GE » a un pseudo-monogramme comme logo !

Le logotype de la SACM se situe tout à fait dans le ton des logotypes et marques de fabrique du dernier quart du XIXe siècle, si on le compare à ceux de l’entreprise allemande AEG (Compagnie Générale d’Électricité, ill. 5) en 1886, ou la Compagnie (belge) des Wagons-Lits en 1876 (ill. 16). Elles aussi possèdent un monogramme, plus baroque que celui de la SACM.

Le tout premier logotype lié à ALSTOM a connu l’année même de sa création une variante, plus lisible en raison de la suppression des em-pattements14 des lettres (ill. 8). Il est remarquable que cette variante ait été conçue aussi rapidement : malgré les apparences inhérentes au gen-re-même du monogramme, l’entreprise devait avoir un certain souci de lisibilité. L’ajout, entre deux (curieuses) étoiles15, de la mention « Belfort » sur la partie inférieure du disque est surprenante : l’entreprise a-t-elle éprouvé un besoin particulier de « revendiquer » son appartenance à un

13 Les personnes qui ne savaient ni lire ni écrire mais réussissaient à mémoriser un tracé spécifique pour leurs initiales ont également eu recours aux monogrammes.

14 L’empattement d’une lettre désigne la terminaison de ses « jambages ». L’empattement est le premier élé-ment par lequel on identifie un caractère.

15 Quelle est la raison de la présence de ces deux étoiles ?

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territoire16 ? Le retrait du H semble s’inscrire (lui aussi) dans un souci de lisibilité… auditive et visuelle : au sein d’ALSTOM siège, certains cadres de sensibilité anglaise estiment que le H, entre « ALST » et « M », est « mo-che » … et que le logotype est « plus équilibré » sans sa maudite lettre17. À la fin des années 1870, on a retiré des empattements de lettres ; à la fin des années 1990, on a retiré une lettre entière.

En 1928, le logo (ill. 17) de l’entreprise, qui est donc la contraction de deux noms de sociétés différentes, va entrer dans la catégorie des exem-ples « types » de logo dits « d’abréviation ». Presque par nature, les logos d’ALSTOM tiennent davantage du mot que de l’image. Un « mot-valise » a même été créé : les personnes qui travaillent pour cette entreprise ne sont pas des salariés comme tout le monde… mais des « ALSTHommes ». Le jeu de mots ne peut plus se faire de la même manière sans le H. Cette poétisation du mot ALSTHOM est un marqueur de l’attachement des uns et des autres à l’entreprise ; elle témoigne également du fait que le nom « propre » d’ALSTHOM a pleinement été intégré dans le vocabulaire du patrimoine entrepreneurial national.

Les logotypes « alstomiens » sont plus proches des mots que des ima-ges : dans son affiche ALSTHOM la main d’œuvre électrodomestique (1931, ill. 18) Cassandre semble ne rien avoir trouvé de mieux pour repré-senter l’entreprise qu’utiliser directement le nom de celle-ci, présenté en toutes lettres… Il y a certes bien une image dans cette affiche, mais il s’agit d’une main alimentée en énergie par un fil électrique : le visuel est donc assez redondant par rapport au texte et, si la composition de la création de Cassandre n’était pas aussi remarquablement équilibrée, on pourrait trou-ver l’affiche assez pauvre. La main est presque anecdotique et simplement illustrative. Ici, le mot ALS.THOM, qui se présente exactement comme le logotype de l’entreprise au même moment (même s’il est positionné en

16 Suite à la victoire de la Prusse dans le conflit de 1870, l’Alsace et la Lorraine n’appartiennent plus à la France. Le département du Territoire de Belfort, qui faisait jusqu’à présent partie de l’Alsace française et qui a tenu tête à l’assaillant germanique durant le célèbre Siège de Belfort, devient indépendant de l’Alsace et reste français. Certaines entreprises anciennement françaises mais installées sur les nouvelles terres prussiennes vont se trouver en difficultés : côté prussien, on leur refuse l’entrée sur le marché national ; côté français, on évite de travailler avec une société appartenant à l’ennemi d’hier. L’installation d’ALSTHOM (anciennement Société Al-sacienne de Construction Mécanique) à Belfort va naître dans ce contexte. Les deux entreprises grand-mères d’ALSTHOM, AKC et Graffenstaden installées en Alsace « allemande » vont déménager à Belfort, territoire français. Elles fusionnent en 1872 dans une nouvelle entreprise, la fameuse SACM.

17 Source : interview avec Elaine WEST (senior manager, brand and international), au siège d’ALSTOM, le 29 mars 2007.

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oblique) semble avoir une force visuelle suffisante pour que l’affiche ait pu se passer d’une « véritable » image.

L’émergence du pulse comme logo dépourvu de lettres marque donc une véritable rupture dans la tradition visuelle de l’entreprise. Elle était inéluctable. Depuis ses débuts, ALSTOM s’est considérablement dévelop-pée et est actuellement riche de 60000 collaborateurs. Elle est d’autre part présente dans 70 pays : ses logos « à lire » ne font réellement sens que pour les lecteurs de l’alphabet Latin ! Le recours à un signe autre que des lettres pour figurer ALSTOM est davantage fédérateur pour les salariés, les actionnaires et les publics qui ne sont pas forcément français ni euro-péens. Le développement du pulse n’est pas éloigné du phénomène de la mondialisation.

En France, le mot ALST(H)OM semble si fort que certaines de ses let-tres ont été prétexte à poésie : le retrait du fameux H, soixante-dix ans après l’émergence du nom « ALSTHOM » et huit ans après la fameuse amputation typographique, a inspiré le titre d’un spectacle du metteur en scène Benoît Lambert. Ils nous ont enlevé le H a été créé à Belfort, berceau d’ALSTOM, en automne 2006. À travers un décor minimaliste constitué de vestiaires métalliques assez minces, la scénographie évoque les bar-res de la lettre majuscule, que des ouvriers, anéantis par les changements identitaires de l’entreprise (liés à la vente en bourse de 52 % du capital de GEC-ALSTHOM en 1997), vont faire évoluer dans l’espace. Ils nous ont enlevé le H est une formule poétique qu’il ne faut pas prendre au premier degré : ce n’est pas vraiment la « faute d’orthographe » qui a perturbé les salariés… mais les changements structurels de la société, cristallisés der-rière Feu le H disparu.

Un monogramme de sept lettres pour figurer ALSTHOM serait proba-blement totalement illisible et le nouveau logo de la société, en 1928 (ill. 17), va être totalement différent du visuel SACM… tout en restant par ailleurs un logotype fait de lettres exclusivement. Le disque des monogrammes initiaux est supprimé, les lettres ne se chevauchent plus : sans la moindre fioriture, si ce n’est un point entre ALS et THOM, le logo d’ALSTHOM arbore simplement ses épaisses majuscules sans empattement. L’œil est seulement discrètement attiré par la barre un peu haute du H (et qui sera ultérieurement rabaissée). Le logo est d’une extrême sobriété : le recours à une couleur pour le lettrage, le vert, ne sera adopté qu’en 1976 (ill. 2).

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Le rouge du sous-lignage arrive quant à lui en 1978 (ill. 9), année durant laquelle l’entreprise revient à un noir plus classique avant de choisir, en 1980 (ill. 10) et pour cinq années, un vert sombre. En 1998 (ill. 1), les lettres deviennent bleues ; le rouge du sous-lignage, qui disparaît, se concentre dans le O… qui n’en est plus vraiment un. Le fameux « pulse » donne une impulsion visuelle toute particulière à la nouvelle ALST(H)OM.

Après 1931 l’entreprise semble se soucier de nouveau de parfaire sa lisibilité graphique et apporte une modification à son logo de 1928. Elle supprime le pseudo divertissement graphique qu’est le point entre ALS et THOM (ill. 19). Le logo devient si sobre (presque austère) qu’en le regar-dant, on perd presque l’impression de voir un logo. On ne voit presque plus un logo, mais un simple mot… Avec la suppression de ce fameux point, on perd surtout de vue l’histoire du nom d’ALSTHOM, qui marie, comme on l’a déjà indiqué, deux noms. Il faut vraiment connaître l’his-toire de l’entreprise pour savoir que ses logotypes (sauf le pulse) sont en réalité constitués de deux parties distinctes, réunies ultérieurement.

Imposer des modifications sur le logo d’une structure ne peut pas se faire à toute vitesse : des « bruits »18 viennent régulièrement parasiter les efforts entrepris pour faire intégrer les données nouvelles. Pour les faire accepter, on procède par exemple à des rappels multiples sur l’existence d’une charte graphique théoriquement inviolable et on diffuse une in-formation relative à la bonne utilisation graphique des logos. Les bruits peuvent être d’origine tout à fait différente : ils peuvent être totalement involontaires, liés à un manque de connaissance des règles graphiques et typographiques. Ou bien, ils peuvent avoir une portée beaucoup plus profonde : le détournement volontaire d’un logotype impulsé par les sa-lariés d’une entreprise peut constituer un touchant témoignage sur leurs revendications. En 2003, un remarquable visuel (ill. 20) détournant le logo d’ALSTOM et utilisé dans le cadre d’une pétition a été diffusé et expé-dié en grand nombre à Romano Prodi, alors Président de la Commission Européenne. Les « ALSTHOMMES » et leurs sympathisants souhaitaient voir accepter un montage financier destiné à éviter le démantèlement de la société. Le visuel reprend le logo de l’entreprise… et y ajoute, en toute liberté, le lion de Bartholdi, si cher aux habitants de Belfort… ainsi que les

18 Sur les marchepieds des TGV antérieurs à 1998 et toujours en circulation, on peut encore lire ALSTHOM avec un H gravé sur une plaque de métal gris plus ou moins clair. Pour encore bien des Français, ALSTOM s’écrit avec un H.

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wagons d’un train positionnés dans une très belle ligne fuyante. Dans cer-tains cas, et paradoxalement, la « mauvaise » utilisation d’un logotype est presque « bon » signe : par attachement à une structure, on se réapproprie en quelque sorte son identité graphique… quitte à la déformer. Ce n’est pas parce que l’on a « abîmé » l’identité visuelle d’une structure que l’on a cherché à nuire à son image.

L’existence de ces bruits semble si naturelle qu’ALSTOM elle-même a carrément intégré dans son intranet une sorte de mode d’emploi… qui n’éprouve aucun scrupule à montrer, à des fins pédagogiques, quelques exemples de mauvaise utilisation de son dernier logo ! À l’heure où le TGV vient de pulvériser son dernier record de vitesse, le « logo-motif » (ill. 20), constitué d’une locomotive fumante positionnée juste au-dessus du mot ALSTOM est particulièrement amusant. Les deux pulses utilisés comme roues donnent une allure naïve et assez touchante à cette réinterprétation, qui est probablement l’œuvre d’un ou de plusieurs ouvriers affectés à un atelier de production d’éléments liés à la fabrication de trains. Il ne s’agit que d’une partie seulement de l’activité d’ALSTOM. Tandis que le « bon » logo avec son pulse bien placé correspond en quelque sorte au discours officiel et lisse d’ALSTOM sur elle-même, cette création véhicule la repré-sentation sensible, personnelle (voire égocentrique) que des ALSTHOM-mes se font de « leur » entreprise. Elle n’est pas à prendre au pied de la lettre. La cheminée de train fumante est en parfait décalage avec le degré de technicité actuel d’ALSTOM. Les créateurs de ce visuel ne pensent cer-tainement pas que « leur » entreprise produit du matériel dépassé mais sont probablement amoureux de leur travail au point d’avoir éprouvé le besoin graphique de l’inscrire dans une filiation avec des productions du passé. C’est une certaine notion d’ « amour du métier » qu’il faut décoder ici. Il ne s’agit pas d’un discours réaliste. L’auteur ou les auteurs de ce visuel ont fait appel à un vieux « teuf-teuf » comme quelquefois à l’âge adulte, nous éprouvons l’impérieux besoin de nous raccrocher à des ima-ges choisies de notre enfance.

Les impératifs stratégiques liés à la nécessité de changer ou moderniser un logo sont susceptibles de placer une structure devant un problème : fai-re intégrer un nouveau logo, c’est faire oublier les anciens… donc prendre le risque de faire oublier une partie au moins de l’identité d’un organisme. Il est logique qu’une entreprise soit tentée d’effacer des esprits une image qui la renverrait à quelque chose de dévalorisant à ses yeux. En 1973, un

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curieux visuel (ill. 26) est apparu : il s’agit d’une sorte de zoom sur un outillage industriel ancien, l’enclume et le traditionnel chaudron dont coule le nom moins traditionnel métal brûlant. Aujourd’hui, il desservi-rait tout à fait ALSTOM qui est bien loin de ces technologies « d’un autre âge ». Cette création a été reproduite dans Les Marques françaises : 150 ans de graphisme, 1824-197419 et sans autre légende que « Minerais et construc-tions métalliques (…) Alsthom SA, 1973, Paris ». Aucun des membres d’ALSTOM interrogés pour cette étude ne connaît cette image, conservée aux archives de l’INPI à Compiègne. Il semble assez peu probable qu’il s’agisse d’une « marque » officielle car, il y a trente-quatre ans, pour une entreprise du gabarit d’ALSTOM, le recours à l’image de l’enclume et du chaudron dans le but de s’auto représenter avait déjà quelque chose de dépassé. Même s’il ressemble un peu à un logo, ce visuel est probable-ment davantage le résultat d’une production « à l’interne », sûrement née du coup de crayon d’un ouvrier puis portée par un groupe d’ouvriers20. Il est totalement décalé mais en le regardant, on a le sentiment troublant d’entendre la parole de l’ouvrier plutôt que celle de la personne « mo-rale » qu’est l’entreprise. Ce visuel des années 1970 est certes une image « vieillie » de l’industrie, mais surtout pas une image sotte. Elle renseigne sur le contexte général de la décennie qui l’a vue naître : on sait que les années 1970 se sont avérées assez riches en revendications ouvrières.

L’oubli de visuels anciens ou vieillis présente un certain risque pour l’entreprise et le public : la SNCF a fait changer son logotype il n’y a pas si longtemps et a probablement eu raison de le faire… mais ne serait-ce pas dommage que le grand public et / ou les membres de la SNCF ignorent ou oublient par exemple l’existence de cette création (ill. 22) du graphiste Maximilien Vox (1894-1974) ? Ici, une fois de plus, il a prouvé (en ayant réussi à insérer habilement « SNF » dans le « C » du sigle) sa maîtrise de la typographie21. Comment faire inculquer une identité nouvelle sans renier son passé ? Cela pose la question plus globale de la valorisation du patrimoine graphique des entreprises… qui ne saurait être limité aux seu-les compositions de graphistes particulièrement célèbres, comme Maximi-

19 AMIOT, Édith (historienne) et AZIZOLLAH, Jean-Louis (philosophe de la communication).- Marques françaises : 150 ans de graphisme, 1824-1974 (Les) : Historicom éditions, 1990, 415 p.

L’ouvrage est notamment consultable à la bibliothèque de l’INPI, à Paris.20 Un groupe de cadres ne s’auto représenterait pas avec l’enclume comme attribut. 21 C’est à Maximilien Vox que l’on doit la classification des lettres en 9 « grandes familles ». Son classement a été

adopté en 1955.

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lien Vox. Les créations placées sous l’ombre de l’anonymat devraient elles aussi avoir leur mot à dire.

Comment une entreprise peut-elle valoriser son patrimoine graphi-que sans trop remettre sur le devant de la scène les visuels dont elle juge qu’ils ne sont plus opportuns ?22 L’exemple de la Société Générale est assez intéressant : le logo actuel de la banque, ainsi que l’ancien, sont insérés sur le site internet de l’entreprise, avec quelques paragraphes explicatifs. Toutes les entreprises n’observent pas une démarche similaire. Dans diffé-rentes publications internes23 des années 1980, 1990 et 2000, ALST(H)OM a amorcé l’idée que ses logotypes pouvaient être vecteurs de sa propre histoire : certaines pages présentent en effet une collection plus ou moins complète des logotypes de l’entreprise, accompagnée des titres « Les si-gles au travers de l’histoire de la société » ou « L’histoire d’ALSTOM par ses logos ».

Cela montre qu’ALSTOM a conscience24 de posséder un patrimoine gra-phique. Cependant, la compréhension des documents à travers lesquels elle l’esquisse est aléatoire : comment le lecteur peut-il deviner l’histoire d’ALS(H)OM en regardant simplement ses logotypes qui ne reçoivent aucune parole ajoutée ? A priori, les logos d’ALSTOM ne semblent rien dire d’autre d’ALSTOM qu’ALSTOM s’appelle ALSTOM : c’est écrit en (presque) toutes lettres... L’histoire de cette entreprise par ses logos semble entièrement à dresser25 : un cadre a déploré que les collections de logos d’ALSTOM mises en scène dans les publications internes précédemment évoquées ne présentaient pas, d’après lui, tous les logotypes du groupe et ne pouvaient donc pas constituer, à eux seuls, L’histoire (exhaustive) de l’entreprise. Les logotypes de structures qui ont appartenu à ALSTOM même temporairement et même de manière partielle sont quelquefois des

22 Pour certains spectateurs aujourd’hui, le logo de Maximilien Vox pourrait rendre un peu trop central le « FN » placé à l’intérieur du C…

23 Dont « ABI » n° 152 ( janvier / février 1990). Document conservé aux Archives Départementales du Territoire de Belfort.

24 Dans le rapport d’activité de 1991, Pierre SUARD expose une certaine conscience de l’existence plastique des logos de la société et déclare, à propos de la nouvelle dénomination de 1991 (Alcatel Alsthom Compagnie Générale d’Électricité, abrégée en Alcatel Alsthom) : « Cette nouvelle raison sociale exprime la véritable iden-tité industrielle de notre groupe, et le logo commun à toutes les filiales, renforce son unité ». Source : Prodi-marques, la revue des marques.- Janvier 1993, p. 40.

25 Les archives graphiques semblent assez peu nombreuses ou assez anarchiques : au siège d’ALSTOM à Leval-lois-Perret, la quantité de documents consultables (essentiellement des livres et peu de sources d’une autre nature) semble assez mince.

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trésors graphiques… comme ce logo (ill. 23) des Chantiers de l’Atlantique. Il joue sur des espaces « en réserve » et semble directement inspiré de la célèbre affiche réalisée par Cassandre en 1935 (ill. 24) pour le paquebot Normandie.

Dans une publication interne de 1985, un article titré « Signé ALS-THOM »26 indique aux membres de l’entreprise qu’ « il est normal que (le) logotype, c’est-à-dire la façon d’écrire (le) nom (d’ALSTHOM) change » lorsque Alsthom change de dénomination. Le mot savant de logotype puis son abréviation27 sont proposés au lecteur avec une définition rapi-de : un logo est « une signature (…), le drapeau d’une société, une marque distinctive que l’on reconnaît immédiatement car elle est toujours identi-que ». Il est précisé qu’ « (…) il est important que chacun signe ALSTHOM toujours de la même façon ». L’auteur de ce texte assez court (2 colonnes de 22 et 17 lignes) signale également qu’ « (…) une charte de style (est) élaborée, afin de définir rigoureusement tous les usages qui peuvent être faits du logo, en passant en revue les normes graphiques et leurs applica-tions ». Puis sont disposées en vrac sous les yeux du lecteur cinq reproduc-tions d’anciens logos de l’entreprise. Il est précisé qu’il s’agit des « plus caractéristiques de la vie de (…) l’entreprise ». Mais ces choix ne sont pas explicités et le lecteur membre d’ALSTHOM se trouve finalement face à des logotypes, datés certes, mais pour lesquels il ne peut pas plus saisir les subtilités historiques que les subtilités graphiques : les cinq « signatures », ne sont après tout, pour les personnes qui n’ont aucune connaissance en typographie (et elles sont extrêmement nombreuses puisque la typogra-phie est une discipline rarement enseignée), qu’un banal assemblage de lettres. À propos de la banalité du lettrage, le peintre Georges Mathieu a fait remarquer à juste titre : « Curieux destin que celui des créateurs de caractères qui cachent, sous la lisibilité banale, des trésors, des secrets, des audaces, des raffinements qui ne sont perçus que par une infime mino-rité »28. Le dessin d’un caractère n’est pas un geste naturel et spontané : le fameux O rouge qui se distingue nettement entre les autres lettres, bleues,

26 Inter7 n° 28. 27 Le mot « logotype » vient du grec « logos », langage, discours. Les logos constituent en quelque sorte le « lo-

gos », synthétique, des organisations ou institutions qu’ils représentent, leur discours sur elles-mêmes. Dans l’imprimerie de Gütenberg, un « type » désignait initialement un caractère en bois ou en plomb gravé au poin-çon. En typographie, le mot logotype désigne un ensemble de signes typographiques indissociables, gravés et fondus en un seul bloc. L’abréviation « logo » a d’abord émergé dans les milieux professionnels anglais et français avant d’intégrer le vocabulaire de chacun.

28 Excoffon Conseil (auteur et éditeur).- Excoffon : 1986, p. 82.

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Logos Alstom, 97-112

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 109

d’Alstom a été dessiné selon des courbes et un axe précis, calculés avec rigueur, comme le rappelle cette étude préparatoire (ill. 25). Il est un peu dommage qu’ALSTOM se montre si avare de commentaires sur l’intérêt graphique de ses logotypes : actuellement, l’intranet donne bien à lire aux salariés la charte graphique de leur entreprise, mais une charte graphique est un document technique, froid, qui ne dit rien des choix plus sensibles qui ont guidé le graphiste et le commanditaire du logo.

Les auteurs d’Histoire d’Alsthom à Belfort, de la SACM à Gec Alsthom29, ont fait commencer certains chapitres de leur ouvrage par des logos de la société. Ces « citations » interviennent en illustrations d’évènements suite auxquels l’entreprise a changé de logo. En ce sens, elles ne sont pas to-talement gratuites… mais elles restent curieuses. Elles semblent en effet purement décoratives, voire anecdotiques : les logos apparaissent sous forme d’empreintes de couleurs bleu-gris sous les pavés textuels du livre. Ces couleurs ne sont pas celles des « vrais » logotypes de la société. Par ailleurs, ces « faux » logos sont présentés sans aucun commentaire parti-culier, comme si leur morphologie n’avait aucun intérêt ou comme si, au contraire, l’intérêt de leur morphologie allait tellement de lui-même que le présenter ou le rappeler au lecteur, fut-ce en quelques lignes, était vain. Fait exception le logo mis en scène page 58. À propos du logotype de 1928 en effet, les auteurs émettent un commentaire : « (…) Plus tard (à une date postérieure à 1931) la suppression du point (entre ALS et THOM) mar-quera l’intégration réussie des deux sociétés » (la Société Alsacienne de Construction Mécanique et la Compagnie Française pour l’exploitation des procédés THOMSON-HOUSTON). Cette remarque semble appartenir au domaine de l’interprétation idéalisée : sur quel cahier des charges ou sur quelles notes de travail30 les auteurs d’Histoire d’Alsthom à Belfort (…) peu-vent-ils affirmer que l’intention du « modernisateur » du logo de 1928 et/ou son commanditaire avaient pour intention de « marquer une intégration réussie » ? C’est presque le contraire que narre le nouveau logo : il ne « mar-que » pas vraiment, il enlève au contraire la marque d’une alliance, comme si l’union initiale de la SACM et de la Compagnie Française pour l’exploi-tation des procédés THOMSON-HOUSTON méritait d’être effacée.

29 Histoire d’Alsthom à Belfort, de la SACM à Gec Alsthom.- Conception et réalisation : Grand Bleu, Mulhouse. 1996, préface de Pierre Bilger. Les auteurs de l’ouvrage sont des « anciens » de la société.

30 Sources éventuelles non identifiées, non retrouvées.

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natahlie Pelier, 2007

Les logotypes ne donnent pas forcément ni systématiquement un éclai-rage fort sur la vie et l’histoire d’une entreprise. Quelquefois au contraire, ce sont la vie et l’histoire de l’entreprise qui éclairent la compréhension du ou de ses logotypes… Le logotype est censé permettre une identification rapide : presque par définition, il ne peut pas tout dire tout de suite de l’entreprise dont il porte en quelque sorte les couleurs. C’est précisément dans cette inattendue incertitude sur les possibilités réelles du logo et de l’entreprise à s’éclairer l’un l’autre que réside tout l’intérêt d’une étude sur les liens entre une entreprise et son ou ses logotypes. Les logos peuvent donc tout à fait constituer un objet d’histoire, mais dans une certaine me-sure. La valorisation des logotypes des structures encore en exercice reste plus problématique que celles des organismes morts : une société peut être tentée de « valoriser » ses logos dans un souci plus ou moins marqué d’apologie de sa propre culture d’entreprise. Valoriser tout en restant ob-jectif n’est pas un exercice facile ! La valorisation d’éléments graphiques ayant appartenu à des entreprises qui n’existent plus est bien différente : par définition, elle ne peut être commandée par l’entreprise elle-même. Un exemple ? Le Musée d’Histoire de la Ville de Marseille vient de com-manditer la restauration de l’enseigne d’une structure qui n’est plus, les Savonneries de la Méditerranée. Elles sont constituées de différentes en-treprises, qui possèdent chacune leur logo, une tour, un pigeon voyageur et un camélia. L’enseigne est une mosaïque du XIXe siècle, qui porte sur les côtés deux de ces « logos ». La stratégie de « valorisation » qui va suivre cette restauration sera à découvrir dans quelques semaines.

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Logos Alstom, 97-112

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 111

Ill. 1 - 1998 Ill. 2 - 1976 Ill. 3 - 1961

Ill. 4 - 1940 Ill. 5 - 1991 Ill. 6 - 1995

Ill. 7 - 1879 Ill. 8 - 1879 Ill. 9 - 1978 Ill. 10 - 1980

Ill. 11 - 1985 Ill. 12- 1989 Ill. 13 - 1999

Ill. 14 Ill. 15 Ill. 16

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112 C. de ReCits 5, 2007

natahlie Pelier, 2007

Ill. 17- 1928

Ill. 18

Ill. 19 - année 1930

Ill. 20 Ill. 21

Ill. 22 Ill. 23 Ill. 24

Ill. 25 Ill. 26

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 113

Culture d’entreprise et stratégie communicationnelle : le modèle Peugeot*

Robert Belot et Pierre Lamard

Pionnier de la communication dans l’entreprisePeugeot, entreprise pionnière de la construction automobile française,

créée par une famille qui conserve toujours une partie du pouvoir au sein de PSA Peugeot-Citroën, est un modèle très particulier de stratégie communica-tionnelle, modèle qui laisse transparaître une certaine culture d’entreprise.

Produire en masse, mobiliser une communauté de travailleurs qui at-teindra jusqu’à 40 000 individus, exige la mise en place d’une communica-tion. Travailler ensemble, c’est aussi provoquer un vouloir vivre ensemble. Il faut créer du lien pour que chaque partie, même la plus modeste, puisse connaître le tout. Il faut que l’individu se reconnaisse dans une entité com-mune et se sente impliqué dans un projet collectif, porté par des valeurs et une culture. Pour cela, il convient d’informer les gens sur la marche de l’entreprise. Informer, pour communiquer, pour unifier, pour convaincre. Une dimension d’autant plus impérative que l’entreprise se développe et que les effectifs augmentent.

Il s’agira ici de la communication institutionnelle. Bien sûr, d’autres formes et réseaux d’information existent (sans même parler des réseaux informels) à l’intérieur de chaque usine, ou à travers les syndicats, le Co-mité d’établissement ou les amicales. La préhistoire de la communication : Le Bulletin des Usines Peugeot

C’est en 1918 qu’est créé le premier organe de liaison interne : le Bul-letin des Usines Peugeot. L’entreprise est pionnière dans ce domaine. Seul

* Les deux auteurs viennent de publier : Peugeot à Sochaux. Des hommes, une usine, un territoire.- Paris.- Lavau-zelle.- juin 2007.- 372 p.

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robert Belot et Pierre laMard, 2007

Berliet l’a devancée en créant, en 1916, L’Effort ! L’idée en revient à Ernest Mattern, le puissant directeur technique des usines du Doubs. Ce qu’il vise, confie-t-il dans son mémoire de décembre 1941, c’est « développer

les initiatives et ouvrir les esprits aux idées nouvelles ».

Mattern, le rédacteur en chef de cette première publication, « inspi-rant, choisissant ou rédigeant les ar-ticles », s’intéresse d’abord à la maî-trise. ce Bulletin ne sera distribué qu’à partir du niveau de chef d’équi-pe. Il s’agit donc d’une approche technique et didactique. Quelques exemples : traitement thermique des aciers, interchangeabilité des pièces, dispositifs d’usinage, etc.

Les allusions à l’actualité sont ra-rissimes. Le numéro du 18 décembre 1918 ne peut pas ne pas évoquer l’ar-mistice. C’est l’occasion de rappe-ler la philosophie de l’entreprise et de ses dirigeants. Cette philosophie repose sur la revendication d’un pa-triotisme qui se veut intransigeant et l’acceptation de la « guerre économi-que » au service de l’idéal collectif qu’est la prospérité :

Cet éditorial est l’occasion de consacrer les trois valeurs fondatrices que l’entreprise ne cessera de défendre jusqu’à aujourd’hui et qui constituent son fonds de roulement politique.

« Il faut plus que jamais rester unis, plus intimement encore, car la lutte continue. C’est notre bonheur qui est en jeu. Qu’est-ce donc que la lutte économique si ce n’est la volonté et les forces des peuples dirigés vers une prospérité plus grande et plus juste ? »

Bulletin des Usines n° 1

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 115

D’abord, l’exigence du travail, sans quoi le pays ne peut qu’aller au dé-clin. « L’âme » de la « lutte économique », c’est le travail qui crée la richesse et qui maintient le rang de la France, contre l’Allemagne notamment.

Ensuite, la « solidarité », thème récurrent du discours « peugeotiste ». La solidarité nationale, que la guerre a su cristalliser, est le modèle que l’entreprise doit adopter. Chaque partie conditionne le tout, chaque in-dividu engage le collectif : « Coupable est celui qui s’attarde à sa tâche, car tous souffriront à cause de lui ; lorsqu’une cellule ne fonctionne plus, l’organisme tout entier ne tarde à être atteint. » Au moment où les luttes sociales prennent de l’ampleur, il n’est pas inutile de rappeler que la « coo-pération de toutes les classes » est un gage de réussite.

Enfin, l’efficacité. La guerre a provoqué des changements de méthodes dont il faut tirer parti pour la production de paix (qui est une production de « guerre économique »). Le succès dépendra de « l’intelligente organi-sation » des moyens de production.

Outre les articles purement techniques, on trouve dans ce bulletin des résumés d’articles ou de livres théoriques sur l’organisation de la produc-tion qui sont censés incarner ces valeurs.

Le modèle américain (culturel et organisationnel) est revendiqué com-me un absolu. Et il restera jusqu’à une époque très récente le cœur de la culture Peugeot. On cite longuement Charles Schwab, le grand industriel américain qui a été directeur de la construction navale des États-Unis pen-dant la Grande Guerre. Un symbole bien américain des « leaders sortis du rang » et qui ont réussi, sans être des « prodiges », parce qu’ils ont su tra-vailler plus que ce qui leur était demandé. L’organisation scientifique des usines et la pensée de Taylor sont présentées comme la clé cette modernité que Sochaux entend s’approprier ; le Bulletin publie un article de Bertrand Thompson, ancien collaborateur de Taylor. La rédaction fait peu cas du monde extérieur, sauf quand il s’agit d’annoncer que Ford va construire une voiture pour 250 dollars (1 250 francs).

La vie intérieure des usines occupe une place très modeste. Il y faut un événement majeur, comme, le 22 septembre 1919, l’annonce que sera poursuivie l’application de la journée de 8 heures instaurée le 1er juin 1919. Cette nouvelle est présentée comme un « événement social ». Mais c’est l’occasion pour réaffirmer l’exigence de « rendement » (on ne parle pas alors de productivité) : « Le travail que nous demandons doit gagner en intensité ce qu’il perd en durée ; que pendant nos 8 heures de labeur nous donnions joyeusement toutes nos forces et toute notre attention au travail. L’oisiveté est un crime. »

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robert Belot et Pierre laMard, 2007

Du Trait d’Union à PlanèteC’est à partir du 15 octobre 1929 que l’ensemble du personnel des usi-

nes du groupe Peugeot (autos, cycles, outillage, quincaillerie) sera destina-taire d’un périodique gratuit qui prendra le nom de Trait d’Union Peugeot. Il est officiellement « l’organe mensuel des établissements Peugeot dans le

département du Doubs ». L’ingénieur génial a tou-

jours souhaité avoir un dia-logue direct avec ses colla-borateurs et demandé à ses directeurs de faire de même. en 1939, il innove en utilisant « la très moderne invention du haut-parleur » pour par-ler à son personnel. Par grou-pes de 700 personnes réunies dans le nouveau réfectoire de l’Emboutissage, décoré par les amusantes caricatures de Popol, il arrive ainsi à toucher

les 14 000 membres de l’usine ! Rappel des grands principes, présentation des objectifs, le tout sur fond d’anecdotes et de confidences. Tous sont frappés par « sa franchise un peu rude » et par « son accent de sympathie avec envers les tra-vailleurs et leurs difficultés ».

La parution du Trait d’Union est inter-rompue en septembre 1942. Lui succède une petite brochure de 4 pages à carac-tère social, Communications, contrôlé par le service central de coordination et son directeur, Pierre Sire.

Trait d’Union n° 2

Communications, 31 décembre 1942

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 117

En mai 1945 paraît Contacts, en un seul exemplaire… Quelques mois après lui succède Avis, qui est inséré dans les enveloppes de paie. Il faut attendre avril 1946 pour qu’un lien régulier et sûr soit institué pour les usi-nes Sochaux-Montbéliard. Ce sera le Courrier des usines. Un changement important intervient au cours de l’année 1955 : ce journal devient magazi-ne, avec papier glacé. Le Courrier des usines devient Courrier des automobiles Peugeot le 1er janvier 1960.

Il disparaît le 13 février 1970 pour laisser naître le « JIP » (Journal d’in-formation du personnel Peugeot). Il s’agit d’un journal et non plus d’un magazine, de format quotidien, dont la confection est confiée à une société extérieure. Sa périodicité (la quinzaine) conduit certains à penser qu’il vise à se substituer à la prose syndicale comme source d’informations.

Le « JIP » entend promouvoir une information très factuelle, très pratique et très locale: les primes, les salaires, la nouvelle présentation des feuilles de paie, l’indemnité de triplage, la prime d’horaire décalé le samedi matin, les modifications statutaires, la garantie maladie, l’extension de la Carrosserie, les travailleurs marocains, les prêts à la construction destinés au personnel, le résultat de l’élection des délégués au Comité d’établissement etc.

JIP, n° 1

Le Courrier des usines,mars 1956

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robert Belot et Pierre laMard, 2007

C’est en octobre 1999 que le journal redevient magazine avec Planète. Cette appellation n’est pas propre à Sochaux : il y a Planète Sochaux et il y a Planète Groupe.

L’activité du site peut apparaître également à travers les publications destinées à des catégories spécifiques : cadres (Liaisons Cadres, puis Actuel

Cadres) ou commerciaux (le PV puis Peugeot-Vendeurs).

Elle est présente (mais de moins en moins au fil des ans…) dans les organes du groupe : avant Planète Groupe, il y a Peugeot-Revue, de 1923 à 1934 (« paraît tous les mois et est adressée à tous les propriétaires de véhicules Peugeot ») ; puis Le Bul-letin des Usines (« Peugeot et Com-pagnie »), mensuel social destiné au personnel Peugeot, de 1946 à 1972 ; Vite et Loin (« courrier des auto-mobiles Peugeot ») de 1971 à 1981 ; Peugeot Magazine, à partir de 1981. Désormais, il faut accepter que le groupe valorise les autres sites.

Créer du lien socialLes directions ont toujours conçu le journal de l’usine comme un fac-

teur de cohésion tout autant qu’un outil d’information. De propagande diront certains. Cette exigence d’un lien est particulièrement forte en un temps où le développement des effectifs ne permet plus l’établissement de rapports personnels avec la haute hiérarchie et une circulation de l’in-formation fluide :

Peugeot-Revue n° 1

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Cette publication correspondant au retour dans le Pays de Montbéliard d’Ernest Mattern, il est clair que le Trait d’Union participe de cette volonté de renforcer le processus d’unification et de spécialisation des sites et des usines. Il y a aussi certainement, après les événements sociaux du Front populaire, le souci de ne pas laisser les syndicats se constituer en uniques médiateurs et pourvoyeurs d’informations.

Mais cette publication entend surtout être le reflet et l’instrument, adapté aux temps nouveaux, des valeurs fondatrices de la « Maison Peu-geot depuis cinq générations », comme le dit le numéro un. C’est-à-dire « l’union nécessaire, la bonne entente entre patrons, employés, ouvriers », et la recherche de la « prospérité » à travers la « justice » et « l’humanité ». On retrouve effectivement, dans ce souci d’un liant entre les salariés, l’hu-manisme qui traverse, comme un invariant, l’esprit de la famille Peugeot et l’éthique protestante d’une aventure industrielle.

L’éditorial du premier numéro exprime cette volonté de contrebalancer les effets négatifs, sur le plan de la cohésion sociale, que pourraient avoir la production de masse et le travail parcellisé. La « belle et utile solida-rité » pourrait ne pas résister à l’obligation qui est désormais faite aux travailleurs de concentrer leur attention « sur une besogne souvent in-fime », besogne qui risque de lui faire perdre « le juste orgueil de l’œuvre grandiose dont il est l’un des artisans ».

Mattern souhaite que les ouvriers se sentent partie prenante de l’aven-ture et s’ouvrent sur sa finalité : « Dans ce magazine, en dehors des ques-tions générales, on s’efforcera d’intéresser les ouvriers à la marche de notre industrie et de notre maison. Il faut effacer chez le travailleur l’impression qu’il est un numéro. Il faut, au contraire, chaque fois qu’on le peut, lui donner l’impression qu’il est un collaborateur que l’on tient à mettre au courant de nos difficultés comme de nos succès. »

« Les dirigeants des différentes usines estiment en effet que la col-laboration qui a toujours existé entre eux et tous les membres du per-sonnel est le premier facteur de la prospérité des usines du groupe : de cette prospérité résulte le bien-être de chacun. Mais si les contacts directs avec les dirigeants étaient fréquents et faciles quand les usines n’occupaient que peu de monde, ils sont malheureusement plus diffici-les à établir aujourd’hui à cause de l’extension qu’elles ont prise. »

Le Trait d’Union, septembre-octobre 1937

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robert Belot et Pierre laMard, 2007

Cette volonté de créer du lien social se traduit par l’importance de la place accordée à l’action sociale de l’entreprise. Un numéro spécial d’août 1935 du Trait d’Union évoque la création d’un « secrétariat social » qui aura son siège à Sochaux. La raison : il faut que le « patron » moderne, accaparé par mille soucis, puisse avoir « un contact permanent avec la masse laborieuse de l’usine ». Il s’agit de « renouer le lien d’autrefois », de « conseiller » et d’aider les membres du personnel ayant besoin d’un « appui ». C’est la mise en œuvre de cette solidarité tant proclamée. Un miroir de l’individu et du collectif

Le journal d’entreprise est conçu comme un miroir de ceux qui y tra-vaillent et comme le signe extérieur d’une « communauté de travail ».

Celles et ceux qui font l’entreprise au quotidien, les décideurs comme les cadres et les exécutants, doivent sortir de l’anonymat. On montre des visages. Visages individuels ou en groupes. Dans le premier numéro du Trait d’Union, un grand édito énonce le credo de l’entreprise (« Produi-re ») mais il est flanqué d’une photo où l’on voit « quelques vétérans des Automobiles Peugeot toujours solides au poste », comme Émile Pheulpin,

chef d’atelier à la Carrosse-rie, 41 ans de service. Parfois, on jette un projecteur sur un groupe. Comme la maîtrise des ateliers de peinture et d’assemblage de caisses. On regarde les travailleurs au travail et on visite des usines. On évoque des destins, lors des départs en retraite ou des décès.

Un miroir de l’individu pour mieux prendre conscien-ce du collectif et montrer la direction où les efforts doi-vent converger.

Portrait de l’équipe Carroserie, 1929

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 121

Au final, Le Trait d’Union a pour mission de recréer du collectif et de l’orgueil dans un nouveau monde du travail guetté par les risques de dés-humanisation liés au travail « en miettes » de la production en série et à la massification de l’entreprise.

Tous les journaux et magazines qui succéderont au Trait d’Union seront habités par le même souci et répondront au même schéma décliné en de nombreuses allégories : on compare l’usine à un vaisseau, à un orchestre, à une équipe de football, à un corps humain, à une grande famille. En 1956, un éditorial du Courrier des Usines, intitulé « La Cordée », reprend ce thème de l’entreprise comme entité cohésive forgée par une solidarité nécessaire qui doit transcender les éléments les plus divers :

Chaque événement qui engage la nation avive la conscience patrioti-que de l’entreprise et sert de prétexte pour réactualiser et métaphoriser le thème de la solidarité et de l’unité. Avec, en filigrane, la volonté de contre-battre la thèse de la lutte des classes. Ainsi, en septembre 1938, quand les Français se trouvent de nouveau mobilisés, le directeur du Départe-ment social se plaît à rappeler que des hommes vont se rencontrer et vivre ensemble alors qu’ils « se croyaient absolument différents, étrangers les uns aux autres, incapables de se comprendre », alors qu’ils « se croyaient même hostiles de métier, de classe, de partis ».

Le message subliminal : ce qui se passe à l’échelon de la France se passe aussi à l’échelon d’une entreprise, car celle-ci est en guerre économique permanente. C’est le sens explicite du discours de Robert Peugeot au sa-lon de l’automobile de l’automne 1938 :

« La cordée a pour elle d’avoir le même but et de l’atteindre. Le plus rapide y règle sa marche sur le plus lent. Ce dernier lui-même se hâte pour suivre le train. Le but une fois atteint est à chacun en même temps qu’à tous. Mais la cordée suppose un lien, celui qui retient lorsqu’il y a dévissage, glissage, chute, danger. Tous les travailleurs Peugeot for-ment une immense cordée dont aucun lien ne doit se rompre.

Acceptons de marcher en cordée et tendons le lien s’il se relâche. »

« Depuis trop longtemps, on laisse prêcher chez nous la lutte des classes et la guerre civile. Il faut refaire bien vite l’unité de la nation et rendre à la France une âme nationale. »

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robert Belot et Pierre laMard, 2007

Pendant la guerre de 1939-1940, le Trait d’Union publie les photos des prisonniers de guerre et des extraits de lettres. Pendant la guerre d’Algé-rie, le Courrier des usines publie de même photos et messages des appelés.

L’idée, c’est que les membres d’une entreprise comme Peugeot ne sont jamais seuls.

Se montrer, se connaîtreIl s’agit aussi d’informer pour rendre le travailleur conscient des enjeux

qui traversent la vie de l’entreprise. Informer sur l’entreprise et sur l’envi-ronnement de l’entreprise.

Le journal a une double fonction : ouvrir les usines sur l’extérieur et ouvrir les travailleurs sur les réalités de leur environnement local et extérieur.

D’ailleurs, c’est à partir du début des années 1930 que Mattern encou-rage les visites des usines de Sochaux-Montbéliard. Chaque semaine, le jeudi après-midi, deux autobus partent de la Place Dorian à Montbéliard, s’arrêtent place de la gare et conduisent les visiteurs aux usines où une vi-site leur est offerte, moyennant six francs. Ce montant est versé à la caisse de secours mutuel du personnel.

Cette tradition va à l’encontre d’un préjugé largement répandu selon quoi les usines Peugeot aimeraient à cultiver le secret. Tradition respec-tée encore aujourd’hui avec les journées portes ouvertes, « Mécafête » qui

« Lettre du Front », Le Trait d’Union, Janvier 1940

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 123

draine des milliers de visiteurs, l’opération « À vélo au Pays des Autos ! », qui invite les familles à venir découvrir le site en randonnée.

Les communicants l’ont bien compris : montrer l’entreprise, c’est per-mettre à un territoire de se l’approprier. C’est une source de fierté pour ceux qui y travaillent.

Dès l’origine, le Trait d’Union relate les grands événements des usines Peugeot. À partir du printemps 1930, une série de reportages traite de la question simple et difficile : « Pourquoi cette immense usine ? » : « Quand, des hauteurs de la Chaux, on contemple dans la plaine le vaste quadri-latère où surgissent des constructions si diverses de forme, de hauteur, d’aspect général et dont certaines sont d’une invraisemblable étendue, on demeure déconcerté. On cherche sans la trouver la pensée inspiratrice de cet ensemble énorme et incohérent. Orgueilleuse fantaisie ? Crise aiguë d’américanisme ? Autre chose ? On hésite, on ne sait pas… »

Au cours des années 1955 et 1956, le journal de l’entreprise fait entrer son lecteur au cœur du laboratoire de Sochaux, des usines de fonderie, du service incendie, du service d’entretien des fluides ou du service médical.

Le 13 février 1970, le « JIP », dans son premier numéro, explique que sa mission est de faire en sorte que « chaque membre du personnel des automobiles Peugeot sente vivre la société dont il fait partie ». Pour cela, il entend produire l’information la plus complète et la plus réactive possible sur les choix de l’entreprise : « Chacun pourra ainsi mieux comprendre ce qui se passe autour de lui. »

Une identité dans l’action

L’entreprise dans son époqueLes thèmes d’actualité concernent bien sûr tout

d’abord l’état du groupe et les ventes de voitures. En avril 1937, un point est fait sur le sujet suivant : « Quels sont les bénéfices et où vont-ils ? » En septem-bre 1952, le Courrier des usines consacre pas moins de quatre pages au bilan de l’année 1951, agrémentées de dessins et graphiques qui permettent une appro-che très pédagogique. Le « JIP » excelle dans ce type de présentation.

L’ augmentation des salaires en 1970 vue par le « JIP »

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Mais des sujets plus généraux sont abordés. L’automobile, le fisc et les charges sociales sont des thèmes récurrents. La situation de l’industrie française est régulièrement évoquée.

Ainsi, en février 1952, le Courrier des usines commente la fermeture de Salmson, intervenant après celle de Talbot. Une certaine presse de l’époque déplore ces faillites de l’industrie de luxe et brocarde Peugeot, Citroën et Renault qui font de la série et de la fabrication « à la va vite ». Le journal de Sochaux se défend et considère que la fabrication en grande série a la « même valeur que la fabrication au compte gouttes ». Cette valeur est fon-dée sur les contrôles et la qualité. D’où ce rappel à l’ordre aux travailleurs :

Et sous le texte apparaît le lion, flanqué de la célèbre devise : « La qua-lité qu’on ne discute pas ». La qualité Peugeot sera un thème fondateur de la communication de l’entreprise.

Des « coups d’œil » sur les pays étrangers apparaissent régulièrement. en 1939, le Trait d’Union montre le développement industriel d’une in-quiétante Allemagne. D’où la présence de la seule voiture étrangère ja-mais montrée dans le journal : la voiture du peuple (« Coccinelle ») conçue par Ferdinand Porsche.

« Travailleurs de nos usines, si vous voulez que nos voitures conti-nuent à être populaires, malgré les charges écrasantes auxquelles nous avons à faire face, il vous appartient d’apporter tous vos soins à votre tâche si humble soit-elle, car votre prospérité est liée à la qualité et par conséquent au succès de nos voitures. Et si nous voulons vivre, il est nécessaire que nos voitures soient meilleures que les autres. »

« La future voiture populaire allemande Force et Joie »,Le Trait d’Union,janvier 1939

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Un gros travail de pédagogie est fourni à partir de 1957 (traité de Rome) pour que le personnel comprenne les enjeux et les risques du Marché Com-mun Européen et de la libération des échanges. Un sujet qui préoccupe la direction. Celle-ci a conscience que la construction automobile française va perdre la « protection efficace » que constituent les taxes et le contin-gentement, ce qui fait qu’elle n’affronte la concurrence étrangère que sur les marchés extérieurs. Au départ, elle a bien du mal à savoir si c’est un « souci » ou un « espoir ». Puis, elle comprend que industrie française est restée trop longtemps « comme un boxeur qui s’est trop longtemps éloi-gné de la compétition ».

À partir de 1960, le Courrier des automobiles Peugeot consacre une page entière à « L’Europe ».

Les valeurs de « la Maison »Les journaux de l’entreprise ont aussi pour mission de diffuser les va-

leurs de « la Maison ». Parmi les valeurs affichées, le sens de la concorde, la recherche de l’équilibre, le goût de la tempérance. Autrement dit, la collaboration interclassiste.

L’actualité apparaît, mais toujours, discrètement, comme l’occasion de faire passer un message et de justifier une politique. Difficile de ne pas reconnaître une allusion au Front Populaire dans le numéro spécial de l’automne 1937 : « Dans cette période troublée, où bien des gens cherchent

« Les entreprises devant le Marché Commun »,Le Courrier des usines, décembre 1958 »

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à exciter les passions en faisant des promesses qui ne peuvent que satisfai-re les uns au détriment des autres, Peugeot a cherché un heureux équilibre à donner à chacun sans sacrifier les intérêts de personne. »

Cet « heureux équilibre » est l’arme des Peugeot pour faire en sorte que les relations sociales de l’entreprise ne soient pas vécues sur un mode conflictuel. D’où le thème, récurrent, de la valorisation des progrès à la fois économiques et sociaux réalisés par la communauté et qui sont cen-sés rejaillir sur chaque membre de cette communauté, quel que soit son rang. Au moment du Front Populaire, le journal vante les résultats de sa politique.

Dans les années 1930, Peugeot explique que la grande partie de ses bé-néfices est réinvesti dans l’outillage des usines, ce qui permet d’accroître leur puissance de production et d’améliorer la précision et la qualité des produits. Ceci, « pour le plus grand bien de tous ». Car la modernisation constante des machines permet de soutenir la lutte contre les concurrents mieux outillés. Elle permet aussi d’alléger la pénibilité du travail humain. De plus, une bonne organisation de la production permet d’éliminer « l’ar-bitraire et la tyrannie possible d’un contremaître ».

L’intérêt bien compris des travailleurs, martèle le Trait d’Union, est de ne pas dissocier leur destin de celui de l’entreprise. Le credo Peugeot appa-raît parfaitement dans la conclusion du numéro spécial de l’automne 1937, célébrant le vingt-cinquième anniversaire de la création de Sochaux :

« Peugeot a réussi :• à donner du travail à un personnel de plus en plus nombreux• à payer des salaires individuels de plus en plus élevés, non seule-

ment en francs mais en valeur d’achat• à s’acquitter régulièrement de toutes ses obligations envers l’État

« malgré l’augmentation vraiment vertigineuse de ces charges qui re-présentent le tiers du prix de chaque voiture vendue »

• à développer les œuvres sociales, les initiatives étant venues de la Direction « de bien loin en avance sur les obligations provenant des lois ou même de l’opinion publique »

• à procurer à sa clientèle des voitures toujours en progrès à des prix de plus en plus bas ;

• à assurer à ses prêteurs une rémunération raisonnable. »

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Mais la célébration du progrès va de pair avec la valorisation du travail et de la « conscience professionnelle », deux thèmes qu’on retrouve dans toutes les générations de journaux peugeotistes. « La vertu du travail », titre d’un éditorial de février 1938, est la vertu suprême sur laquelle repose la prospérité de l’entreprise. C’est un « bien » et non pas une contrainte, qui permet l’accomplissement du « devoir d’homme ». C’est donc aussi le sens de la vie, et l’instrument de la promotion sociale.

Promotion sociale et promotion morale. Le Trait d’Union comme le Courrier des usines, aiment à situer les enjeux sur le plan moral. En juin 1951, un éditorial de ce dernier s’intitule : « Conscience tout court ». Exer-cice de déploration sur la « masse amorale » qui aurait perdu « ce grand sentiment de l’honneur professionnel » et qui expliquerait la « crise ». Une crise « d’ordre moral » dont la jeunesse serait la victime : « La jeune gé-nération, pressée de jouir, tirée au dehors par mille choses, insoucieuse, vidée des grandes traditions, bâcle aisément ce qu’elle fait. » Neutralité politique ?

Neutralité et respect de l’opinion de tout un chacun : telle est la poli-tique affichée de la Maison. « Il fuira avec soin la politique et la polémi-que », annonce le premier numéro. Cette neutralité est rappelée en dé-cembre 1937 par le directeur du Département Social, J. Guérin-Desjardin : « …nous restons loyalement neutres et farouchement indépendants ». Et d’expliquer : « Après tout, si vous êtes blessé ou malade, il n’y a pas, pour vous soigner, de la teinture d’iode protestante et de l’eau oxygénée catho-lique, de l’alcool camphré communiste, et des comprimés PSF. Les outils du médecin ne comprennent ni la faucille ni le marteau ! Mais d’autre part, les coiffes des infirmières ne sont pas des cagoules !!! »

Cette neutralité n’interdit pas Peugeot de revendiquer une identité ré-publicaine et un esprit patriotique. Le civisme et le rejet des extrémismes

« Il faut de toute nécessité que la diminution du nombre des heures de travail soit compensée non seulement par les progrès du machinis-me et des méthodes de travail, mais aussi par un effort énergique du peuple des travailleurs soutenu par le sentiment que son propre intérêt ne se peut séparer de celui des entreprises. […] Nous sommes persua-dés que tous auront à cœur, au lieu de s’épuiser dans des luttes stériles, de collaborer sans arrière-pensée, en se rappelant que tous à la Maison Peugeot, du plus petit au plus grand, travaillent à la même œuvre pour la prospérité commune. »

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font partie du patrimoine génétique de l’entreprise. Un éditorial de 1932 explique que « la vraie figure de la France, c’est la paix de la justice, la Paix par le Droit », et qu’il « ne faut pas qu’on la défigure ».

Dès septembre 1933, Le Trait d’Union s’alarme des progrès du nazisme en Allemagne : « On y écrase de mépris, on y traite avec la dernière brutalité tous ceux qui n’appartiennent pas à la race germanique appelée à dominer le monde, tous les “non-ayrens“, comme disent leurs savants. Voilà qui nous promettrait de beaux jours, à nous qui n’avons pas la chance d’avoir le crâne fait comme eux, si jamais nous tombions sous leur coupe ! »

En 1936, un éditorial du Trait d’Union rappelle les exigences du « devoir électoral ».

La politique n’est pas regardée comme une chose malfaisante. François Peugeot est élu aux législatives du printemps 1936, alors qu’il était déjà maire et conseiller général d’Hérimoncourt. Malgré une étiquette ambi-guë, et des positions favorables au progrès social et aux libertés syndicales, il réussit à regrouper ceux qui rejettent « le front socialo-communiste ».

Justement, le Trait d’Union ne pouvait pas ne pas évoquer les occupa-tions d’usines de juin 1936. D’autant que le ministre de l’Intérieur en per-sonne, Roger Salengro, était venu à Montbéliard le 23 juillet pour favoriser le rapprochement des points de vue. C’est chose faite dans l’édition d’août, mais de manière distanciée. « Nous désirons en parler avec calme, sans parti pris, et d’une manière tout à fait objective. » La direction a un juge-ment globalement « négatif » sur ces événements qui n’auront pas permis d’accroître « la cohésion pourtant nécessaire entre gens d’un même pays et entre artisans d’une même œuvre ». La grève n’a pas été intense : elle a duré du 21 au 24 juillet. Le sens du dialogue et des concessions a prévalu. Pragmatique, elle déplore particulièrement la baisse de la production et la perte de salaires pour les ouvriers (2 millions de francs), perte qui aura un contrecoup sur le commerce local, qui « représente environ 500 000 francs par jour pour le seul groupe Peugeot ».

Assez habilement, la direction appelle à la modération en se référant aux paroles que le même Roger Salengro a prononcées : « La classe ouvriè-re doit comprendre que tout n’est pas permis et que tout n’est pas possi-ble ; il faut qu’elle se garde de toute exagération, qu’elle donne l’exemple de la patience et de la maturité politique. » Suivent deux pages complètes qui reproduisent le contrat collectif de travail entre la Chambre syndicale des industries métallurgiques, métalliques et mécaniques du Territoire de Belfort et des régions limitrophes, et les syndicats ouvriers de la métallur-

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gie du Territoire de Belfort et de l’arrondissement de Montbéliard (CGT, syndicats chrétiens et syndicats professionnels).

Les acquis sociaux du Front populaire ne sont pas remis en cause sans examen. On estime même qu’il y a des mesures positives : contrat collec-tif, semaine de 40 heures, relèvement des salaires, vacances payées. Mais on déplore l’augmentation des charges que ces mesures provoqueront.

La naissance du nazisme heurte le républicanisme de Peugeot. Sa presse ne le cache pas. En 1940, le Trait d’Union consacre un supplé-ment de quatre pages très documentées sur le nazisme, qui sont une charge contre lui. Le racisme y est moqué, le nationalisme condamné.

L’avènement du régime de Vichy (1940-1945) est reçu favorablement par la direction de Peugeot. Le Trait d’Union manifeste un soutien explicite. C’est peut-être le moment le plus explicitement politique de l’histoire de Peugeot. Comme l’ensemble des Français, au dé-but de ce régime, on croit que le maréchal Pétain peut sauver ce qui reste de la France. Il ne s’agit nullement d’apporter son soutien à la politique de collaboration ou aux mesures d’exclusion. Le journal du groupe se félicite de la Charte du travail, qui vise à réconcilier travail et capital, dans le droit fil de l’esprit de concilia-tion qui marque la culture sochalienne.

Les mensonges d’HitlerLe Trait d’Union,

supplément au numéro de mai 1940.

L’année 1941 placée sous les auspices du maréchal Pétain

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En juin 1942, le Trait d’Union affiche en exergue de sa première page une citation du préambule de la Charte du travail : « L’expérience a mon-tré que partout où des hommes de bonne foi se réunissent pour une ex-plication loyale et franche, les oppositions s’atténuent, les malentendus se dissipent, l’accord s’établit dans l’estime d’abord, dans l’amitié ensuite. » Le paternalisme vichyste trouvait à Sochaux un écho favorable. L’illusion tragique du pétainisme sera levée en novembre 1942, avec l’invasion de la zone non-occupée. Et la presse collaborationniste stigmatisera le fait « que l’esprit du juif Blum a profondément pénétré parmi les cadres supérieurs de cette importante usine ».

Le Courrier des usines, le nouvel organe d’information d’après la Libé-ration, se saisit de ce jugement pour inviter les lecteurs à se rendre compte que, « une fois de plus », il y eut « manque de chaleur des relations en-tre les directions Peugeot et les services allemands ». Et de consacrer de nombreux papiers évoquant les actes de résistance, les actes de sabotage dans l’usine, les arrestations de cadres ou d’ouvriers, les attributions de médailles de la Résistance.

Pourtant, le Courrier des usines marque un changement : les prises de po-sition par rapport aux grands enjeux politiques ne sont plus de mise. Même pendant la guerre d’Algérie, où le journal se contente de publier des photos d’ouvriers partis à l’armée. Même pendant les événements de mai 68. Divertir et entretenir l’esprit de famille

Si Peugeot est souvent présentée comme une « seconde famille » pour ceux qui y travaillent, la vraie famille des travailleurs fait l’objet de tou-

tes les attentions. tant il est vrai qu’une vie privée équilibrée est gage de stabilité et d’efficacité.

Les familles, nombreuses de préférence, ont souvent droit à leur portrait photographique.

« Une belle famille »Le Trait d’Union, juin 1931.

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Des rubriques régulières sont consacrées aux ménagères et mè-res de famille. Comment laver les lainages ? Comment élever son enfant ? Comment moucher bébé ? Des informations sur les RAVI aident à acheter au plus près de ses besoins et de ses moyens. Les conseils sur l’entretien de la mai-son sont nombreux, de l’électricité au nettoyage du linoléum.

Les loisirs des adultes font l’objet d’une attention soutenue, dès l’origine. Jusqu’à la guerre, on parle bricolage, clapier, jardin. On sait tout sur les soins à apporter aux rosiers en juin, la manière de se pro-curer des vers de terre ou de sauver les pommes de terre de la gelée. Le cinéma fait son apparition tardivement.

Les colonies de vacances font toujours l’objet de longs reportages, de même que les premiers congés payés.

Une place toute particulière est accordée aux résultats sportifs, qu’il s’agisse, naturellement, de l’équipe professionnelle du FC Sochaux ou de toutes les autres équipes d’amateurs constitués par les travailleurs du site.

« Football inter usines »,Le Trait d’Union, 1939

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La page « secrétariat social » livre des informations précieuses en matiè-re de prévention des accidents du travail et de droits pratiques, mais aussi pour tout ce qui concerne ce qu’on appelait alors les « œuvres sociales ».

Une dimension culturelle est présente. Au départ, il s’agit de brèves présentations historiques de villes et de villages de la région. On trouve des contes (souvent très mièvres…), des nouvelles, des mots « amusants ». Le Courrier des usines innove en consacrant deux pages aux arts.

Tout ce qui concerne les loisirs a disparu dans Planète Sochaux parce que le bulletin du Comité d’établissement y pourvoie de manière très dy-namique. Aujourd’hui, La Lettre du CE, éditée bimestriellement à 17 000 exemplaires, fournit aux salariés et à leur famille une information très dense sur les activités sociales et culturelles.Prévenir

Dès les premiers numéros de la presse Peugeot, l’accent est mis sur la prévention.

Prévention des accidents à la maison.Prévention des accidents sur le lieu de travail. En 1950, des concours de

sécurité seront organisés, confiés au Comité d’hygiène et de sécurité. On publie les noms et les photos des heureux gagnants.

Au départ, il s’agit de slogans et de cas très concrets. Comment s’y prendre devant un étau-limeur, par exemple.

Ensuite, on publie des études plus complètes, statistiques à l’appui. Lorsque le Courrier des usines évoque en 1951 la sécurité des yeux, il expli-

que en juillet de cette année que : - le nombre d’ouvriers blessés aux yeux est de 89 ;- ceux qui ont dû arrêter le travail sont 23 ; - le nombre de journées de travail perdues est de 145 ; - le coût de ces accidents se monte à 197 842 F. En 1956, ce même journal publie les chiffres nationaux

de 1953 des conséquences « d’une maladie trop souvent mortelle et qu’on pourrait appeler imprudence ». Les ac-cidents du travail, en France auraient provoqué 2 000 dé-cès, plus de 60 000 blessures graves, près d’un million de blessures plus légères ayant entraîné un arrêt de travail. Ces accidents coûtent 60 milliards par an à la Sécurité So-ciale qui indemnise 23 millions et demi de journées chô-mées : « C’est comme si on immobilisait pour une année

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entière plus de 80 000 ouvriers, l’effectif approxi-matif de cinq entreprises comme la nôtre. »

La lutte contre l’abus des « boissons alcooliques et fermentées », comme on disait dans les années 1930, fait l’objet de campagnes répétées. Il n’est pas inutile de rappeler que la famille Peugeot a joué un rôle décisif dans la diffusion de la Croix Bleue en France. En décembre 1940, on peut lire :

La propreté dans l’atelier est un thème fré-quent.

L’héritage et la modernitéPeugeot, entreprise familiale enracinée dans l’histoire, mais condam-

née à s’adapter et à innover sans cesse comme toute entreprise, est une tension permanente entre le passé et l’avenir, les valeurs traditionnelles et l’obligation de la modernité.

En toile de fond, on trouve une volonté de valoriser le progrès et la technique qui y conduit.

« Jeunes gens, craignez l’alcool, souvenez-vous que tous les champions sportifs olympi-ques s’en abstiennent. »

Courrier des usines : « Atelier propre »

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Les rapports entre l’homme et la machine sont souvent évoqués pour dénoncer la thèse selon laquelle la machine aliénerait l’homme et tuerait la fierté du travailleur en le réduisant au rôle de manœuvre. Le travail est toujours valorisé, mais aussi la capacité des hommes à s’adapter à ses évo-lutions. En juin 1935, dans un éditorial-manifeste (« La machine crée-t-elle le chômage ? »), la ligne que ne cessera de défendre la direction jusqu’à aujourd’hui est parfaitement résumée : « En réalité, l’histoire démontre que l’invention des machines et le progrès technique ont pour résultat, non d’engendrer le chômage et la misère, mais de fournir des emplois à un nombre croissant de travailleurs, tout en augmentant leur bien-être. »

Dans la presse de l’entreprise, on aime à vanter les mérites des nou-velles machines « ultra modernes » et les méthodes américaines. Ainsi, le Courrier des usines consacre un dossier à la « simplification du travail » et présente, en novembre 1951, la création d’un Bureau des suggestions. On salue les prouesses de la technologie nationale. En 1959, le Courier des usi-nes, soucieux de contrecarrer ceux qui « dénigrent sans cesse la France », lance une série d’enquêtes sur « les grandeurs de la technique française ». On y apprend, entre bien d’autres choses, que le réseau aérien le plus éten-du du monde est celui d’Air France, que le calculateur électronique le plus rapide est français, que le plus grand port pétrolier est français, que la plus longue artère gazière est française, que le plus grand barrage du continent

africain est français, que ce sont les Français qui ont atteint la plus grande profondeur des eaux etc.

Un ouvrier de la Fonderie écrit au Cour-rier des usines : « Devant l’état de misère d’un certain nombre d’habitants de la terre et même de Français, ne croyez-vous pas qu’on était plus heureux au bon vieux temps ? » Le journal réplique à ce nostalgique par un long argumentaire sur la nécessité du « progrès scientifique ». Sa conclusion : « Nous avons eu l’an dernier (1950) 568 000 décès ; si le taux de notre mortalité avait été le même qu’en 1801, nous en aurions compté 1 160 000, soit 592 000 de plus. Êtes-vous certain que vous, votre femme ou un de vos enfants n’auriez pas été un de ces 592 000 ? »

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Cet hymne au progrès technique est directement lié à un article central du catéchisme productiviste : être compétitif exige de réduire les coûts de fabrication, d’augmenter la productivité, d’innover et de renforcer la qualité. Antienne intemporelle et toujours déjà actuelle ! En février 2007, le nouveau patron de PSA, Christian Streiff, reprend à son compte ce polyp-tyque de la réussite qu’un Mattern avait déjà imaginé.

La prise en compte des questions d’environnement, et donc des méfaits de la voiture sur l’environnement, sera tardive. L’entreprise et la « grandeur du pays »

Dans l’imaginaire collectif, l’automobile est l’emblème de la vitesse, de la technique, de la modernité. Le discours Peugeot veut aussi convaincre que l’auto est utile et bienfaisante. C’est un objet « au service de la na-tion », tente de convaincre le Courrier des usines. L’auto assurerait l’équi-libre démographique en freinant l’exode rural ; c’est un instrument fiscal « qui rapporte beaucoup d’impôts » et des devises ; les routes sont entrete-nues aux frais des automobilistes…

Mais la culture Peugeot veut que l’essence de Peugeot excède toujours son existence technique, économique et commerciale. Les membres diri-geants de la famille aiment à rappeler que le présent de l’entreprise s’ins-crit dans un temps long. Patrimoine et développement durable. Le musée de l’Aventure Peugeot témoigne de cet esprit.

L’entreprise ne se conçoit pas non plus hors d’un univers de valeurs. C’est ce que rappelle Robert Peugeot au Salon de l’Automobile de

1935 :

Ce qui fait la puissance de cette société, insiste Robert Peugeot, c’est « la confiance, l’idéal commun, l’esprit d’équipe ». C’est aussi l’accepta-tion de l’histoire et la revendication d’une identité. D’où, et à toutes les

« Comme la France, nous avons traversé des heures difficiles et, si nous avons pu rétablir notre situation, c’est parce que nos principes in-dustriels étaient bons et solides. Ces principes qui ont fait la force de notre maison dans le passé et qui assurent son avenir, ne pourraient-ils s’appliquer à l’ensemble de notre cher pays ? Ce pays magnifique, que d’aucuns cherchent à diviser ou à jeter vers de dangereuses aventures, ne pourrait-il retrouver l’équilibre et la santé dans le travail, l’honnêteté et l’union ? »

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époques, la mise en récit de la saga Peugeot, née au XVIIIe siècle, au temps de la domination des princes de Wurtemberg.

C’est par ce lien intime et profond avec l’Histoire que la société Peu-geot a le sentiment d’être plus que la société Peugeot. Elle entend être un exemple à méditer et à suivre, un atout pour la France.

En 1924, Peugeot-Revue consacre un long historique à la marque. Dans la première partie (« Une grande famille d’industriels »), l’auteur explique que s’il était ministre de l’Instruction publique, il modifierait les program-mes d’histoire. Au lieu de bourrer la tête des jeunes avec des batailles, des mots héroïques et des noms de maîtresses de rois, il faudrait évoquer l’im-portance des « questions économiques » et saluer le rôle des entreprises dans la grandeur de la France : « La grandeur de notre pays, la prospérité de certaines de nos provinces sont dues à l’initiative, à l’intelligence et au travail opiniâtre de braves artisans qui auraient droit, plus que les favori-tes de nos rois, à voir leurs noms dans les manuels d’histoire. »

Il faudra des dizaines d’années avant que ce vœu s’inscrive un peu dans la réalité.Persistance d’une culture d’entreprise

Aujourd’hui, Planète Sochaux se présente comme un magazine de belle qualité, sur papier glacé, d’environ 16 pages. Les textes sont beaucoup moins longs que ceux des journaux qui l’ont précédé, mais plus percutants.

L’image y domine. Avec des photos qui permettent d’identifier et de valoriser une équipe, un homme ou une femme, une fonction. Des por-traits, avec interviews, permettent de mieux appréhender des métiers.

Un dossier thématique de quatre pages permet d’approfondir une question transversale. Par exemple le handicap et l’égalité des chances.

Le directeur du site signe l’éditorial. Sa vision est panoramique. Mais il a naturellement tendance à vanter, comme Denis Duchesne en novembre 2006, les très riches heures du site historique et « le grand livre des succès sochaliens » qui va être agrémenté d’une nouvelle page : celle de la « T7 » (nom de code pour la 308).

La direction de la communication du Centre de production de Sochaux a une mission redoutable : comment valoriser l’image d’un site qui est à la fois lieu de mémoire et laboratoire de la modernité ? Comment concilier le fort attachement identitaire des salariés avec l’appartenance à un grand groupe où Peugeot n’est plus seul ?

Un journal d’entreprise, confie-t-il, n’a plus la fonction qu’il avait avant l’ère d’Internet. D’abord, il existe des journaux d’unité : Fondeur Info, Le

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Communication Peugeot-sochaux, 113-137

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 137

Câble du Mécano, etc. Ensuite, la communication passe par d’autres mé-diums. Outre intranet, qui touche tous les niveaux de la maîtrise, la prati-que de « la ligne arrêtée » permet une communication orale et un échange au sein de chaque usine.

De l’éditorial du numéro 29, citons le passage suivant : « L’enracine-ment de notre culture Qualité nous aide, ainsi que les valeurs de travail et d’ouverture au dialogue qui sont les nôtres. Il faut nous en souvenir, c’est en travaillant ensemble, entreprise, partenaires sociaux, management, col-laborateurs, que nous consolidons l’avenir. »

On croirait lire le Trait d’Union ! Comme quoi, une culture d’entreprise est un patrimoine commun qui survit au temps, aux modes et aux hommes !

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 139

L’état patrimonial de la société civile des Houillèresde Ronchamp entre 1854 et 1860

Approche contextualisée et critiqueMichel Godard

Le contexteLe 10 mai 1854 la société civile Demandre, Bezanson et compagnie au

terme de sa douzième année d’existence réalise une fusion absorption avec la société fille qui vient d’être crée, la société civile des houillières de Ronchamp.

La société civile Demandre Bezanson est l’héritière de la société civile d’Andlau, Dollfus Mieg et compagnie. Persuadés que le gisement houiller est épuisé, les administrateurs de d’Andlau Dolfus-Mieg et compagnie mettent en licitation ses actifs en décembre 1841. Le montant estimé est de 369 633,60 francs.

Dès la première adjudication, le 06 avril 1842, cette somme est notable-ment dépassée. Une proposition de 446 000 francs est faite. Deux acqué-reurs potentiels, Messieurs Patret et Demandre surenchérissent derechef1.

La mise de Charles Demandre est la plus forte. Il est déclaré adjudica-taire définitif pour la somme de 530 000 francs.

1 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 8.

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140 C. de ReCits 5, 2007

Michel Godard, 2007

Estimation de la valeur de la mine en 1859 par Aubin Émile Descos2

Intitulé des éléments de calcul Montants

Valeur atteinte par l’adjudication de Charles Demandre 530 000

Frais de licitation et annexes estimés 38 400

Total payé par Charles Demandre 568 400

Mise à prix des immobilisations de la société Dolfus d’An-dlau 369 600

Valeur estimée de la mine 198 800

Durant la décade 1854 - 1864 le bassin minier de Ronchamp Champagney est en plein essor. Cette période le marque définitivement de son empreinte.

Le marché houiller est porteur. Les quantités annuelles consommées sont en forte croissance. Le site minier peut y faire face, la houille est pré-sente en abondance.

Mais pour aller la chercher il faut foncer3 de plus en plus profondé-ment. Les investissements à réaliser sont financièrement de plus en plus lourds. L’histoire du petit bassin minier est, en réduction, la réplique exac-te de ce qui se vit sur tout le continent européen : la constitution et le développement du capitalisme.

À peine constituée, la société civile des houillères de Ronchamp est donc dans une phase de croissance rapide. Il n’est pas encore question de fusionner avec la compagnie des houillères d’Eboulet et de Champagney sa voisine et concurrente. Ce sera chose faite en 1867.

Il lui faut en outre finir d’aménager les infrastructures existantes et se constituer le fonds de roulement correspondant à son chiffre d’affaires.

Charles Demandre associe à nouveau les Alsaciens à l’exploitation du bassin. Les Schlumberger, Dollfus Mieg, Koechlin, Kestner, Lehr, de Sandoz réapparaissent en tant qu’associés. Le capital est porté à 5 000 000 de francs.

Il sait que des besoins en capitaux vont rapidement se faire sentir. Si importantes soient-elles, les ressources des nouveaux actionnaires n’en ont pas moins leurs limites. Il envisage de transformer la société civile en société anonyme. L’accès au marché des capitaux lui en serait facilité.

2 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 9.3 Creuser un puits.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 141

Elle doit obtenir l’autorisation de l’administration, sa tutélaire autorité. Pour ce faire, la société civile doit présenter, à l’entrée du cercle restreint des sociétés anonymes, un carton d’invitation irréprochable ; surface pa-trimoniale suffisante, références financières, espérance d’un avenir long et fructueux.

Hippolyte Dieu, préfet de la Haute-Saône, reçoit à la fin de 1854 une demande de transformation, appuyée par une pétition en date du 31 dé-cembre 1854 des industriels mulhousiens. Il commande un rapport destiné à éclairer sa décision à l’ingénieur ordinaire des mines, Monsieur Descos et à l’ingénieur en chef, Monsieur Drouot.

L’administration fait attendre sa réponse quatre ans et huit mois. C’est long, trop long. Elle n’a pas à se justifier.

Charles Demandre, fort de l’appui des membres du conseil d’adminis-tration attend cette transformation. La liste des signataires de la demande est consignée dans le rapport.

Liste des membres du conseil d’administration signatairesde la demande de transformation en société anonyme4

N° Nom Prénom Fonction politique ou administrative Activité Résidence

1 Demandre Jules PropriétaireNégociant Briaucourt

2 Demandre charles Membre du conseil général Maître de forges La Chaudeau

Aillevillers*

3 Bezanson Joseph Filateur Breuches**

4 Dollfus Jean manufacturier mulhouse

5 steinbach Jean Jules manufacturier mulhouse

6 Doll charles Emmanuel Ancien sous-préfet Directeur des

houillères Ronchamp

4 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 2.

* Localités situées dans la vallée vosgienne de la Semouse à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Ronchamp.** Localité située à l’ouest de Luxeuil-les-Bains, petite station thermale vosgienne du nord de la Franche-Comté.

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Michel Godard, 2007

Les deux groupes d’hommes qui se partagent l’appropriation du char-bon de Ronchamp, les Comtois et les Alsaciens, se retrouvent côte à côte, unis par leurs intérêts communs. Les Demandre et Bezanson font partie du premier. Les Dollfus et Steinbach du second. Ils ont besoin du charbon pour faire tourner les machines de leurs entreprises. Charles Emmanuel Doll n’est que le rouage administratif qui leur sert de courroie de transmission.

« 8 août 1859, demande en société anonyme, rapport de l’Ingénieur ordi-naire des Mines du Département suivi de l’avis de l’Ingénieur en chef »5.

C’est ainsi que commence sans ambiguïté les mémoires de Messieurs Descos et Drouot. Ils rédigent chacun le leur. Celui de Monsieur Descos est revisité et complété par Monsieur Drouot.

Ce faisant, ils prennent en plein milieu du XIXe siècle la photographie chiffrée d’une petite compagnie houillère. Mais les contours du paysage sont flous puisque le temps de pose, beaucoup trop long, avoisine les 5 ans. La comptabilité exige l’instantané.

En arrière plan, on y perçoit le phénomène d’acquisition du capital. Un chiffre d’affaires génère une marge. Elle permet la distribution de di-videndes. Ils rémunèrent les capitaux investis. Un supplément de rému-nération en permet l’accumulation. Ce mécanisme générateur est toujours d’actualité.

Émile Aubin Descos s’attelle prioritairement à faire un inventaire détaillé des immobilisations acquises ou crées par la société civiles des houillères de Ronchamp.

Les emplois immobilisés et le fonds de roulement

La valorisation des immobilisations de la société civileIl fait donc une estimation chiffrée des propriétés foncières, des bâti-

ments et constructions, des équipages, du matériel technique et industriel, et des immobilisations en cours.

5 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, page de garde. Photocopie de la page de garde en annexe n° 3.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 143

Les propriétés foncièresLes propriétés foncières se composent de terrains non boisés et de forêts.

Tableau récapitulatif des propriétés foncières de la société civile desHouillères de Ronchamp en 18596

Elles sont situées en majorité sur les communes d’exploitation.Les terrains de Thann et de Mulhouse servent de lieu de stockage de la

houille. Aucune indication de surface n’est précisée. Ils ne sont pas négli-geables en valeur.

La valeur totale de ce patrimoine foncier proposée par Aubin Émile Descos est de 432 676,50 francs.Les bâtiments et constructions

L’estimation en a été entreprise par Monsieur Bossey, prédécesseur de Monsieur Descos. Il fait une estimation de la surface de toiture en distin-guant les constructions affectées aux puits et les constructions d’habita-tion

6 Chevanel est un lieudit situé entre les deux communes de Ronchamp et Champagney.

Nature de la pro-

priété

Localisation Superficies Valorisation %

CommunesLieudit ou références

Unitaires sous-total

Unitaire sous total % %ha a ca ha A ca

1 terrain Ronchamp 14 05 76 104 769,50 40,17

2 terrain Champagney 08 41 08 69 674,60 26,71

3 terrain thann 5 100,00 1,95

4 terrain mulhouse 23 46 84 81 258,40 260 802,50 31,17 60,27

5 Forêt Ronchamp N° 263 44 64

6 Forêt Champagney

Nouveau chevanel N°22 59 49 10

7 Forêt Champagney

Ancien chevanel N° 22 bis 10 45 20 114 58 30 171 874,00 39,73

total 138 05 14 138 05 14 432 676,50 100,00 100,00

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144 C. de ReCits 5, 2007

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Répartition de la surface construite des constructions de lasociété civile des houillères de Ronchamp en 18597

Éléments de toiture Superficie estimée %

Superficie couverte affectée aux bâtiments 2 ha 45 a 87,50

Superficie couverte affectée aux puits 0 ha 35 a 12,50

Superficie totale 2 ha 80 a 100,00

Cette superficie est multipliée par un prix unitaire moyen au mètre carré. Il n’est ni justifié, ni expliqué.

7 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 6.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 145

Valorisation des bâtiments de la société desHouillères de Ronchamp en 18598

N° Désignation de l’immobilisation Montant estimé %

1 Hameau de la Houillère

215 400,00 84,37

2 Maison de gérance

3 maison du directeur

4 Maison de l’ingénieur

5 Logements divers des employés

6 Cantine magasin et ateliers

7 Chambre du puits Saint-Charles 5 000,00 1,95

8 Bâtiment de la machine Meyer 10 000,00 3,91

9 Lampisterie et salle d’attente 600,00 0,23

10 Chambre du puits Saint-Joseph 20 000,00 7,83

11 Bâtiment des machines du puits 7 4 000,00 1,56

12 Habitation du garde 300,00 0,15

Total 255 300,00 100,00

Les constructions à usage d’habitation représentent la part la plus im-portante en valeur du patrimoine immobilier, directeur, ingénieurs, et une partie des employés sont logés.Les équipages

En 1859, le chemin de fer Paris Bâle est en cours de construction. Le transport de la houille s’effectue, pour peu de temps encore, par véhicule hippomobile, soit de Ronchamp à Montbéliard jusqu’au canal du Rhône au Rhin, soit directement chez les clients. Il est sous-traité à des voituriers indépendants.

Néanmoins, les Houillères de Ronchamp possèdent des chevaux.

8 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 7.

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Au 30 avril 1856, il faut compter« 13 chevaux dont 4 achetés l’année précédente par la nouvelle société,

attachés au service de la mine et figurant dans l’inventaire pour la somme de 6 300 francs. »9.

L’évaluation des équipages, chevaux et voitures est le suivant :

Équipages possédés par la société civile desHouillères de Ronchamp en 185910

Poste estimé Montant

Chevaux de la société Demandre Bezanson (9) 3 800,00

Chevaux achetés par la nouvelle société (4) 2 500,00

Voitures 3 606,75

Total 9 906,75

Récapitulatif des valeurs immobilisées non techniques appartenantà la société civile des Houillères de Ronchamp en 185911

Article du rapport Dénomination des biens Montant estimé %

Article 1er terrains nus 259 802,50 37,28

Article 2 Forêts 171 874,00 24,66

Article 3 Bâtiments 255 300,00 36,63

Article 4 Équipages 9 906,75 1,43

Totaux 696 883,25 100,00

Les biens fonciers se répartissent globalement par tiers dans la totalité de la valeur des biens immobilisés, en terrains, forêts, bâtiments.

9 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 8.10 Ibidem, p 9.11 Ibidem, p 8.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 147

Les installations du puits 7, de Saint-Charles et du puits Saint-JosephÉmile Aubin Descos reprend les données comptables qui lui sont four-

nies par la société des houillères de Ronchamp pour aboutir au chiffrage de l’investissement effectué dans les trois puits en fonctionnement.

Les infrastructures minières sont constituées par le puits et les installa-tions qui permettent l’extraction, l’exhaure et l’aérage et, au fond, les ga-leries de roulage et le matériel de transport de la houille depuis les tailles jusqu’au pied de puits.

Le puits 7 a une section rectangulaire de 3,20 x 1,70 mètres. Sa profon-deur est de 180 mètres.

Le puits Saint-Charles est sensiblement de même section, 4,00 x 1,70 mètres à la profondeur de 300 mètres. Il se prolonge par un plan incliné calé sur le pendage12 du gisement en direction du sud. Il abrite une « ma-chine à taquets », système mécanique de remontée de la houille jusqu’au pied de puits.

Le puits Saint-Joseph se situe un peu plus au sud. Il est destiné à secon-der le puits Saint-Charles sur lequel repose pratiquement toute l’activité de la société.

Il existe en sous-sol 13 000 mètres de galeries de roulage. Elles sont boi-sées avec des cadres espacés de 0,50 mètres. Chaque bois d’étai doit être renouvelé tous les trois ans.

La houille est convoyée de son lieu d’extraction jusqu’au pied de puits, grâce à des wagonnets en fer. Ils circulent sur les 13700 mètres de voie ferrée intérieure.

Monsieur Descos chiffre le total de ces infrastructures de la manière suivante.

12 Orientation de la déclivité d’un gisement minier.

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Michel Godard, 2007

Récapitulatif partiel des postes de valeurs immobilisées constituées par les puits 7, Saint Joseph, Saint Charles en 1859

par la société civile des Houillères de Ronchamp13

Chapitre Montant %

Chapitre II Saint-Charles 355 248, 05 57,68

Chapitre III Puits 7 et Saint-Joseph 260 641,65 42,32

Total 615889,70 100,00

Estimation des galeries et des voies de roulage du puits Saint Charles en 185914

Postes Quantités PU Montant en (francs) %

traverses et coins 13944 m 0,75 10 458,00 12,55

Rails(8366M à 11,70 kg le m) 97882 kg 0,43 42 089,25 50,54

Platines en fonte pour changement de voie (160 à 89 kg l’unité) 14240 kg 0,22 3 132,80 3,77

Têtes de chemin (312 à 51 kg l’unité) 15912 kg 0,32 5 091,85 6,12

Madriers en chêne pour cuvelage* 9000 2,50 22 500,00 27,02

Total 83 271,90 100,00

*Soutènements des parois d’un puits. En 1860, Ils sont constitués de madriers en sapin ou en chêne.

13 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 22. 14 Ibidem, p 25.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 149

Estimation des aménagements, installations techniques, matériels etoutillages industriels, ouvrages d’infrastructures de la société civile en 185915

Poste Montant % % par puits

Puits 7 175 000,00 15,67 15,67

Puits Saint-Charles 291 258,11 26,08

64,69Dépendances intérieures 172 866,90 15,48

Plan incliné 258 395,36 23,13

Puits Saint Joseph 219 187,62 19,64 19,64

Total 1 116 707,99 100,00

Les immobilisations en coursL’effort d’investissement se poursuit sans discontinuer. Le poste des

immobilisations en cours regroupe les dépenses effectuées dans les tra-vaux d’agrandissement et de recherches entrepris par la nouvelle socié-té. Ils nécessitent en outre l’acquisition de terrains sur les communes de Champagney, Ronchamp et Clairegoutte.

15 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 26.

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150 C. de ReCits 5, 2007

Michel Godard, 2007

Acquisitions de terrains par la société civile desHouillères de Ronchamp en 1859

Immobilisations en cours de réalisation

Commune Superficie Prixd’acquisition Répartition Montant %

Ronchamp 1ha6a70ca 12 009,95 Saint-Joseph 7 802,25 13,40

Champagney 4ha61a30ca 38 398,40 saint-Barbe 10 551,60 18,12

Saint-Pauline 11 943,55 20,51

saint-Jean 13 360,95 22,95

Espérance 1 625,30 2,80

Sondage d’ Eboulet 788,05 1,36

8 bâtiments,logements ouvriers 4 336,65 7,45

clairegoutte 1ha63a80ca 7 806,50 Briqueterie et carrière 7 806,50 13,41

Total 58 214,85 58 214,85 100,00

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 151

Investissements en matériel et travaux pour lesexercices comptables 1854/1855 et 1855/185616

Exercice comptable Montant de l’investissement %

1854/1855 435 383,56 43,02

1855/1856 576 446,81 56,98

Total 1 012 830,37 100,00

À la fin des années 1850, la société civile des houillères de Ronchamp fonce quatre puits, Saint-Pauline, Sainte-Barbe, Saint-Jean17 et Espérance18. Elle effectue un sondage à Eboulet19.

Elle construit 8 logements ouvriers. Comme elle a besoin de matériaux de construction, elle met en place une briqueterie et commence à exploiter une carrière à Clairegoutte20.

De 1854 à 1856 soit sur environ trois ans, elle investit 1 000 000 de francs, soit 20 % de son capital nominal. À ce rythme, il est évident qu’elle a un besoin de capitaux à long terme pour se financer.

Le pivot central de l’exploitation de cette période est le puits Saint-Charles. Avec ses dépendances et son plan incliné, il représente les deux tiers des dépenses d’investissement consacrées aux infrastructures d’accès au charbon.

Ainsi donc, le récapitulatif de l’ensemble des postes permet de se faire une idée de l’actif immobilisé de la mine :

16 ADHS 19 J 1, p 27.17 Ces trois puits sont foncés en limite sud de concession.18 Le puits de l’Espérance se situe hors concession.19 Hameau faisant partie de la commune de Champagney. Il se situe en limite sud de la concession de la société

civile des houillères de Ronchamp.20 Commune située à 6 kilomètres au sud ouest de Ronchamp (cf annexe 4). La société civile des houillères de

Ronchamp a besoin de briques pour construire les bâtiments de surface (locaux à usage industriel et loge-ments du personnel) et surtout murailler certaines parties, situées en terrain friable, des galeries qui relient les puits, ou les séparer longitudinalement pour assurer l’aérage.

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152 C. de ReCits 5, 2007

Michel Godard, 2007

Récapitulatif des postes d’immobilisations de la société civile desHouillères de Ronchamp en 1859 dans le rapport Descos Drouot21 22

N° Descriptif du poste Montantpartiel

Montanttotal % NT % T % EC % G

Nt 1 Propriétés foncières 432 676,50 61,94

Nt 2 Bâtiments etconstructions 255 300,00 36,63

Nt 3 Équipages 9 906,75 697 883,25 1,43 19,47

t 4 saint charles 355 248, 05 19,56

t 5 Puits 7 et Saint-Joseph 260 641,65 14,35

t 6 Galeries et roulage 83 271,90 4,59

t 7 installations techni-ques des puits 1 116 707,99 1 815 869.59 61,50 50,65

ec 8 Acquisitions de terrains 58 214,85 5,44

ec 9 Investissements en matériel et travaux 1 012 830,37 1 071 045,22 94,56 29,88

Total 3 584 798,06 100,00 100,00 100,00 100,00

L’effort d’investissement représente 1/3 des immobilisations totalesLes valeurs immobilisées à valeur vénale certaine forment un peu plus

du quart du patrimoine immobilisé en 1859. Le reste est investi pour pou-voir s’approprier la houille.

21 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 23.22 NT non technique, T technique, EC en cours.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 153

L’estimation du fonds de roulementÉmile Aubin Descos estime que le fonds de roulement de la société est

en 1859 de 174 000 francs. Il n’est pas possible de justifier ce montant. Les documents qui lui ont permis de l’établir ont disparu. Seul un test de plau-sibilité peut être tenté en croisant la somme annoncée avec les données suivantes fournies en fin de rapport par l’ingénieur en chef Drouot.

Produits bruts de la mine et revenus nets imposables de 1850 à 185823

AnnéesRevenus nets fixés

définitivement pourla redevance

proportionnelle

Quantités de houille en quin-taux métriques

Produits bruts totaux

De l’exercice

de laredevance

Des produits

Prix du quintal métrique de

houille

Chiffre d’affaires

1850 1849 425 757,53 563 144 1,492 840 210,00

1851 1850 318 709,71 673 310 1,392 937 247,52

1852 1851 9 018,52 554 768 1,405 779 449,04

1853 1852 80 780,11 445 321 1,616 719 638,74

1854 1853 Néant 618 342 1,628 1 006 660,78

1855 1854 Néant 608 232 1,645 1 000 541,64

1856 1855 Néant 590 955 1,854 1 095 630,57

1857 1856 Néant 557 207 1,999 1 113 856,80

1858 1857 30 081,00 458 274 2,177 997 662,50

Total 5 069 553 15,208 8 490 897,59

Moyenne 563 284 1,690 943 433,06

Sur une période de 9 ans entre 1850 et 1859 le chiffre d’affaires moyen de la société civile est de 943 000 francs 24. Le fonds de roulement an-noncé25 est de 18,45 %26 de cette moyenne, soit environ 66 jours d’activité de la société27.

23 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 42.24 943 433,15 francs.25 174 000 francs.26 174 000/943 000= 0,1845.27 0,1845 x 360=66,42 jours.

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Michel Godard, 2007

Ce délai représente, dans le cycle financier qu’il effectue, le temps de récupération des capitaux avancés par la société28.

Durant cette période, elle doit assurer le paiement de ses fournisseurs, de ses salariés, la reconstitution de son stock de houille.

Généralement le nombre de jours de rotation du fonds de roulement se situe entre 60 et 90 jours. Il ne semble donc pas déraisonnable d’en accep-ter la fiabilité.

Au 30 avril 1859 en avalisant le chiffrage de Descos, l’ensemble des emplois se situe donc à la hauteur de 3 760 000 francs29

Les ressources

La structure du capitalQuels capitaux financent ces immobilisations ? Le dernier et 6° chapitre

du rapport y est consacré.

Structure du capital au 30 avril 1856 de la société civile des Houillères de Ronchamp30

N° Structure du capital Montant Observations

1 Apport de la société Demandre Bezanson 2 800 000,00 560 parts sociales de

5000 francs

2 Souscription des associés nou-veaux 2 200 000,00

440 parts sociales à libérer au fur et à mesure des besoins

3Parts sociales créées mais gardées momentanément par la société

600 000,00

120 parts sociales à lasouche à souscrireultérieurement.Leur émission est reportée au 1er février 1858

Total 5 600 000,00

28 Ces capitaux lui permettent de financer son cycle de production, de l’extraction de la houille dans les tailles à son paiement par le client.

29 mmobilisations : 3 584 798,06 ; fonds de roulement : 174 000,00 soit 3 758 798,06 arrondi à 3 760 000,00.30 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p. 29.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 155

Le capital se compose de 1 120 parts sociales de 5 000 francs.560 représentent les apports de la société Demandre Bezanson. Elles

sont émises, souscrites et totalement libérées.440 autres sont émises. Elles sont souscrites et partiellement libérées

par les nouveaux associés alsaciens.120 restent à la souche. Elles ne sont pas émises. Elles peuvent l’être si

le besoin en ressources se fait sentir.La société a absorbé 4 663 000,00 francs31 de ressources sous for-

me de fonds propres. Elle dispose en principe encore d’une masse de 937 000,00 francs32 utilisables.

Les réserves de la société

Évolution du poste de réserves durant la période d’élaboration du rapport33

Exercices Montant %

Réserve initiale (estimée par différence) 188 796,32 35,98

Dotation 1857/1858 148 567,78 28,31

Dotation 1858/1859 187 292,48 35,71

Poste de réserve au 30 avril 1859 524 656,58 100,00

La situation patrimoniale de la société civile est saine.

Un compte de résultat type sommaireElle l’est d’autant plus, que l’exploitation permet de dégager un ré-

sultat positif appréciable, ainsi que le montre le compte de résultat sché-matique que propose Émile Aubin Descos. Il part de l’hypothèse d’une exploitation de 60 000 tonnes annuelles. Elle correspond à peu près au chiffre atteint en 1859.

31 2 800 000 apportés par la société Demandre Bezanson et 1 863 000 apportés par les nouveaux associés.32 337 000 francs libérables et 600 000 de parts sociales à la souche.33 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p. 24.

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Un prix de marché de la houille à 2,080 francs et un prix de revient de la tonne extraite à 1,454 francs permettent de dégager une marge nette, avant affectation des résultats, confortable de 30 % du chiffre d’affaires.

Elle autorise la rémunération des capitaux à hauteur d’environ 6 % tout en respectant l’obligation de se constituer un fonds de réserves.

Estimation des marges nettes à dégager et de leur affectationen dividendes et réserves en 185934

Postes Bases de calcul*

Valeur unitaire Montant Observa-

tions % %

Prix de vente 600 000,00 2,080 1 248 000,00

Les prix de la houille sont en aug-mentation constante depuis 1854

100,00

Prix de revient 600 000,00 1,454 872 400,00 69,90

Résultats nets bruts avant dividendes 600 000,00 0,626 375 600,00 30,10

Intérêts et dividendes sur le nouveau fonds social

5 500 000,00 0,0612 336 700,00 89,65

Augmentation annuelle du fonds de réserve

38 900,00Article 52 des statuts de 1854

10,35

Total des bénéfices à affecter 375 600,00 100,00

*Les Quantités extraites prévisionnelles sont en quintaux métriques.

Ainsi donc, malgré l’augmentation de capital de 500 000,00 francs la société est à même, en produisant 600 000 quintaux par an de faire face à ces exigences de dividendes et de constitution de réserves.

Mais ce que veulent les dirigeants de la société, c’est la transformation en société anonyme. Ils pensent probablement qu’ils auront ainsi un ac-cès plus aisé au marché des capitaux. Combien d’espérance de vie a-t-elle cette future société anonyme, compte tenu de l’état actuel de l’exploitation du bassin minier ?

34 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p 27.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 157

Pour répondre à cette question, Messieurs Descos et Drouot complè-tent leurs rapports par une partie prospective.

Les perspectives d’avenirLe court terme est aisément décelable et chiffrable. En revanche, en rai-

son des zones d’ombre qui entourent, entre autres, la structure du bassin, la conjoncture économique et l’évolution de la demande de houille, discer-ner le long terme est un exercice hautement périlleux.

Les deux ingénieurs s’y livrent cependant sans hésitation apparente.Le court terme

La société civile est en train de bâtir des infrastructures. Ils constituent les investissements en cours à terminer. Ils vont être le socle de l’exploita-tion des deux décennies suivantes. Les investissements en cours à terminer

En surface la ligne Paris-Mulhouse passe au milieu du bassin. Une gare houillère est en cours de réalisation. Deux embranchements sont en construction pour la relier aux puits en exploitation Saint-Charles et Saint-Joseph. L’aménagement sud de la concession se poursuit en fonçant deux puits ; Sainte-Barbe et Sainte-Pauline. À Eboulet, un sondage est en phase terminale de réalisation.

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Michel Godard, 2007

Estimation des investissements à réaliser au momentde la rédaction du rapport (1859)35

Poste d’investissement en cours Montant estimé Observa-tions %

travaux de surface

Sondage d’Eboulet 9 000,00 2,10

Embranchement de chemin de fer 125 000,00

67 000 figu-rent déjà à l’inventaire

29,30

total des travaux de surface 134 000,00

Puits de mines sainte-Barbe etSaint-Pauline 292 740,00 68,60

Total 426 740,00 100,00

Montant figurant déjà aux postes d’immobilisations 67 000,00

Emplois nets à financer 359 740,00

« La houille doit être trouvée au puits Sainte Barbe à 260 mè-tres puisqu’il se situe dans le prolongement sud du puits Saint Charles. Le puits Saint Pauline soit avoir une profondeur de 300 mètres en tenant compte de l’inclinaison de 19° de la couche de charbon. En admettant que l’agencement par mètre courant coûte 2 170 francs pour le premier puits où jusqu’à présent le travail a été gêné par l’affluence des eaux et le second à 925 francs, l’achèvement de ces deux puits absorberait 292 740 francs. »36

D’après les deux ingénieurs, le montant des emplois restant à réali-ser pour assurer la cohérence d’exploitation du bassin est de 839 740,00 francs.

35 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p. 30.36 ADHS 19 J 1, Rapport Descos Drouot, p. 25.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 159

Besoins de trésorerie supplémentaire pour mener à bien les travauxrestant à effectuer et assurer le fonds de roulement37

Estimation Montant %

Immobilisations en cours 359 740,00 42,83

Machines d’extraction à installer 100 000,00 11,90

Besoins en fonds de roulement 350 000,00 41,67

Dépenses imprévues 30 000,00 3,60

total 839 740,00 100,00

Reliquat disponible sur les 440 actions des 2 dernières séries 337 366,10 40,17

Besoin de trésorerie à combler 502 373,90 59,83

Le poste des besoins en fonds de roulement est constitué par un montant double de celui requis en 185938. En effet, avec le doublement des puits Saint-Charles et Saint-Joseph par les puits en cours de fonçage : Sainte-Barbe et Sainte-Pauline les ingénieurs prévoient un doublement de la capacité d’ex-traction. De 60 000 tonnes annuelles extraites, elle devrait passer à 120 000 tonnes. Tous les deux appuient leurs prospectives sur ce chiffre.

Les perspectives commerciales sont favorablesLa société civile des Houillères de Ronchamp soutient avec avantage la

concurrence des houilles de Sarrebruck et de Saône et Loire même si« Le tiers du combustible employé dans les établissements industriels

(35000 Quintaux métriques) provient de Sarrebruck et de Saône et Loire. »39

37 ADHS 19 J 1, rapport Descos Drouot, p. 27.38 174 000 francs.39 ADHS 19 J 1, rapport Descos Drouot, p. 25.

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Michel Godard, 2007

La zone de chalandise des houillères de Ronchamp est essentiellement tournée vers l’est. Elle se compose, à une soixantaine de kilomètres, de la région sous vosgienne de Mulhouse, délimitée par l’arc Guebwiller, Thann, Altkirch et plus proche du bassin minier, par la zone inscrite dans le triangle Héricourt, Montbéliard, Belfort, distante d’une trentaine de ki-lomètres seulement.

Les houilles de la Loire et de la Saône et Loire remontent jusqu’à Mulhouse par le canal du Rhône au Rhin. Le transport fluvial leur permet de venir concurrencer la houille de Ronchamp

Il en est de même pour celles de la Sarre. Elles arrivent, elles aussi, par voie fluviale jusqu’en Alsace du sud, par le canal de la Sarre puis la partie nord du canal du Rhône au Rhin.

Malgré tout, Ronchamp couvre les deux tiers du marché local.En indiçant sur leurs moyennes respectives les quantités extraites, les

prix de vente et les chiffres d’affaires réalisés entre 1850 et 1859 il appa-raît clairement que le moteur de la progression du chiffre d’affaires est l’augmentation des prix de vente unitaires. Leur trend est constamment ascendant durant toute la période. Le marché est demandeur.

Évolution des quantités, prix unitaires, chiffre d’affaires entre 1849 et 185740

40 Graphique élaboré à partir des données contenues dans le tableau « Produits bruts de la mine et revenus nets imposables de 1850 à 1858 » (p. 14).

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 161

Les réserves de houille sont imprécises mais appréciablesLa puissance du bassin au fur et à mesure que l’extraction va vers le

sud ne fait qu’augmenter. Quelles sont ses limites ? Quelle est l’allure du gîte ? Quelle épaisseur moyenne ont les couches ? Il n’est possible de ré-pondre à ces questions que par approximations.

Émile Aubin Descos troque les outils de gestion et comptabilité contre la chaîne d’arpenteur. Il devient géomètre voire même géologue.

Au grand sud-ouest, au Magny, un soulèvement Nord-sud interrompt la couche carbonifère. Les limites est de la couche carbonifère se situent entre les villages de Chagey et Chenebier41.

Aux environs de Champagney un sondage effectué par un teinturier de Lure en 1840 est passé directement du grès rouge aux terrains de tran-sition42 sans rencontrer le charbon. Plus à l’est les terrains houillers dispa-raissent entre le grès rouge et les grès bigarrés à la limite des maisons les plus occidentales du bourg.

Pour Monsieur Drouot le gisement de Ronchamp Champagney a la même orientation nord-est sud-ouest que les terrains houillers de l’est de la France et de la Prusse rhénane.

« Le gîte houiller de Ronchamp Champagney se trouve (donc) enfermé dans un pli des terrains orientés à peu près du nord est au sud ouest. »43

À l’est, le sondage dit « des ingénieurs », du côté d’Errevet 44, arrêté le 31 mars 1858 à la profondeur de 600 mètres dans les schistes du terrain de transition semble indiquer qu’il n’y a plus de houille au sud-est du village de Champagney.

« Après avoir traversé au-dessous des grès rouges des schistes et des grès qui paraissent appartenir au terrain houiller. »45

Il a montré qu’il n’y avait pas de combustible exploitable à l’est en di-rection de Belfort.

41 Communes situées à une quinzaine de kilomètres au sud-est de Ronchamp.42 Couche géologique parfaitement identifiée en dessous de laquelle il n’y a pas de houille.43 ADHS 19 J 1, rapport Descos Drouot, p. 41.44 Commune située à une douzaine de kilomètres de Ronchamp à l’est, en direction de Belfort.45 ADHS 19 J 1, rapport Descos Drouot, p. 42.

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L’existence d’un gîte au sud-est n’est donc pas démontrée. L’arrêt du fonçage des puits Saint Jean et de l’Espérance, situé en dehors de la conces-sion, est donc une mesure de prudence.

À l’ouest en direction de Lure l’étendue du gisement ne peut être préci-sée avec certitude. L’existence d’un second grand soulèvement46 n’est pas prouvée suffisamment.

L’allure du gîte dépend de la configuration du terrain de transition. En effet, c’est lui qui supporte le gisement houiller, les couches exploitables. Suivant que le terrain de transition est régulier ou faillé les couches carbo-nifères le seront aussi. Au besoin elles disparaissent lorsqu’il se présente sous forme de soulèvement.

Allure estimée des couches en fonction des puits

Lieux Nombre de couches

1re couche 2e couche 3e couche

Mini Maxi Mini Maxi Mini Maxi

Puits 3 et 4 2 1,30 2,00 0,20 1,30

Puits 6 et 7 3 1,00 2,96 1,00 1,87 1,30 1,30

saint-charles3 dont les

extrêmes seules exploitables

2,80 3,61

Saint-Joseph 1

Bien qu’ils discernent les contours du bassin, en réalité, les deux ingé-nieurs sont dans l’impossibilité de déterminer avec une précision suffi-sante le cubage de houille restant à extraire. En plus de l’incertitude des limites exactes du bassin, les inconnues sont nombreuses, puissance des couches, allure du terrain de transition, importance des stériles47.

46 Relèvement des terrains de transition. Il interrompt la continuité de la couche de houille.47 Impuretés minérales, incluses dans les couches ou en limite de taille, et extraites en même temps que la

houille.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 163

L’avenir lointain : la durée de vie de la société minièreAlors, pourquoi, dans ces conditions, se risquer à l’estimation de la

durée de vie de la société minière ?Parce que l’exploitation de la houille comme toute extraction de ma-

tière minérale non renouvelable implique un amortissement du capital. Le capitaliste n’accepte de se risquer que s’il récupère son investissement. Il ne peut le faire en fin d’exploitation puisque l’objet de son investissement a disparu. Il faut donc que tout au long de la vie de l’entreprise son capital soit progressivement remboursé. Cet amortissement doit se faire sur une durée de vie prévisible correspondant si possible à la durée d’exploitation jusqu’à épuisement du gisement. Il implique de rémunérer le capital in-vesti à un taux supérieur à celui pratiqué sur le marché financier.

Les deux ingénieurs sont d’accord sur la méthode à utiliser, pas sur les résultats. Il leur faut estimer la capacité totale du gisement de la concession. Une simple division de celle-ci par les 120 000 tonnes annuelles d’extrac-tion prévue doit leur permettre de prédire l’espérance de vie de la société.

Émile Aubin Descos prend pour puissance moyenne, la moyenne des puissances observées aux puits 7, Saint Charles et Saint Joseph soit 3,25 mètres. Il retranche 0,60 mètres pour tenir compte des lots de schistes interposés.

En partant de la superficie de la concession soit 1 152 000 mètres carrés, il en déduit qu’il reste à exploiter 116 568 200 hectolitres. La densité de la houille de Ronchamp est de 1,33 ce qui donne 87 645 263 quintaux métri-ques, 8,7 millions de tonnes, à exploiter. Selon cette estimation, la durée de vie de la société devrait donc être de 73 ans48.

L’ingénieur en chef quant à lui reprend l’estimation de superficie en surface faite par l’ingénieur ordinaire. L’inclinaison du gîte est de 19 de-grés, ce qui conduit à multiplier ce résultat par 1,0649 pour obtenir la su-perficie réelle du gîte. Elle est donc de 1 221 120 mètres carrés.

Il révise à la baisse, soit 2,65 mètres, la puissance moyenne de houille extractible. Combinée avec une densité de 1,33, et avec 1/3 de stériles non utilisables, elle le conduit au chiffre de 28 692 249 quintaux de houille en réserve dans le sous-sol de la concession.

48 8 700 000/120 000=72,5 arrondi à 73.49 cos 19°=0,94552, 1/cos 19°=1/0,94552=1,0576 arrondi à 1,06.

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Michel Godard, 2007

Avec la même moyenne estimée qu’Émile Aubin Descos, soit une ex-traction annuelle double du rythme actuel : 1 200 000 quintaux, la durée de l’extraction estimée n’est plus que de 24 ans.

24 ans ou 73 ans, il faut trancher. Un moyen terme est adopté : 50 ans50. Cette durée de vie estimée permet de déterminer un taux moyen de rému-nération des capitaux investis.

En pratique, celui que doit servir la société à son capital se compose donc de deux parties, le taux moyen de rémunération des capitaux sur le marché financier et un taux supplémentaire d’amortissement. Le taux du marché financier est de 5 %. Le taux de rémunération d’amortissement peut être calculé de deux manières. Les résultats obtenus diffèrent selon l’une ou l’autre.

La première consiste à prélever à chaque exercice comptable, durant la durée de vie estimée de l’entreprise sur les bénéfices réalisés, avant distri-bution des dividendes, un montant calculé à partir d’un taux fixe. Sur une durée de vie de 50 ans ce taux est de 2 %51.

Le taux de rémunération moyen des capitaux passe alors à 7 %. Les résultats de la société civile ne lui permettent pas de l’atteindre.

En outre, en pratiquant des distributions de dividendes élevés elle ris-que d’obérer ses capacités d’investissement, menace sa gestion, et met en danger sa trésorerie.

La seconde manière, plus financière, soulage son effort en se servant de l’effet de levier produit par le taux moyen de rémunération des capitaux investis pendant la durée de vie de l’entreprise.

Ainsi, un capitaliste qui investit une unité monétaire dans une entre-prise minière percevra durant la durée de sa participation un dividende dont le montant se compose d’un intérêt correspondant à la rémunération du marché financier, augmenté d’un supplément tel que, placé à ce taux d’intérêt du marché, le capitaliste retrouve en fin d’exploitation le capital qu’il a engagé.

Cette démarche consiste donc à déterminer l’annuité à placer chaque année pendant 50 ans au taux de 5 % pour obtenir en fin de placement un capital de 1 franc. Le capitaliste touchant chaque année cette rémunéra-tion supplémentaire et les replaçant à 5 % retrouve ainsi le capital investi.

Elle est adoptée par Émile Aubin Descos.

50 D’après ces prévisions, le gîte minier aurait donc dû être épuisé aux alentours de 1910. Les houillères de Ron-champ cesseront leur activité en 1958.

51 1/50.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 165

Le coefficient multiplicateur est donc donné par la formule ((1+t)n-1)/t52

Au taux de 5 % pendant 50 ans le coefficient à appliquer est 209,347 99653

Le supplément d’intérêt annuel est donc 1/209,347 996 soit 4,77 ‰, chiffre auquel arrive Descos.

Le taux plancher rémunérant et amortissant le capital est donc de 5,48 %.

Conclusion : transformation en société anonyme ou non ?Le 18 juillet 1859 Émile Aubin Descos conclut que l’exploitation des

Houillères de Ronchamp constitue une entreprise sérieuse.La majeure partie des capitaux est engagée et les bénéfices sont capa-

bles de payer annuellement un intérêt de 5% des fonds avancés ainsi que l’amortissement des mines pendant la durée de la société.

Il n’y a donc a priori aucun obstacle, ni technique, ni de gestion, ni de ressources pour empêcher la transformation de la société civile en société anonyme.

Monsieur Drouot, quant à lui, estime que l’on retirera encore des quan-tités remarquables en contrebas du puits Saint Joseph. Un sondage au sud ouest du hameau d’Eboulet indique que le gîte a toute sa puissance. Il pense aussi qu’il existe encore de la houille à l’est du puits Saint Barbe, c’est à dire en limite sud de concession.

« En résumé, quoique nous ne regardions pas la quantité de houille actuellement mise à découvert comme aussi grande que celle calculée par Monsieur l’ingénieur ordinaire, nous estimons que l’exploitation des mi-nes de Ronchamp et Champagney dont la concession a été régularisée par l’ordonnance du 5 mai 1830 constitue une entreprise sérieuse qui peut être l’objet d’une société anonyme. »54

Malgré tout, une sorte de réticence perce sous les propos de l’ingénieur Drouot. C’est un oui, mais du bout du porte-plume.

« Les actions de la société anonyme ne devront être émises qu’après qu’il aura été justifié par tous titres nécessaires que les biens immobiliers apportés sont francs et quittes et libres de tous privilèges hypothèques et

52 n=nombre d’annuités, t= taux..53 Tables financières et statistiques, mémentos Foucher, Pascal Falguières, édition Foucher septembre 2000.54 ADHS 19 J 1, rapport de l’ingénieur en chef Drouot à Chaumont le 08 août 1859, p. 43.

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charges quelconques autres que les redevances assises sur les mines en exécution de la loi. »55

Par ces quatre lignes, Drouot signale l’obstacle contre lequel vient se fracasser le rêve de transformation en société anonyme de Charles Demandre.

Que s’est il passé pour en arriver là ?Depuis le 14 juin 1842 Charles Demandre et son associé Bezanson sont

titulaires du droit de concession et propriétaires des immobilisations de la société d’Andlau Dollfus Mieg et compagnie, par adjudication publique sous contrôle judiciaire.

Charles Demandre paye les associés de la société licitée. Il fait virer le montant de ce qu’il doit en 1842, par Messieurs Martelet et Courcelle respectivement banquiers à Vesoul et à Lure à Maître Coutherut notaire à Lure.

Paiements effectués par les banquiers de Ch. Demandrepour honorer son acquisition de 184256

N° Date Montant perçu Banquier

1 15 juillet 1842 109 205,87 martelet

2 14 octobre. 1842 134 708,33 courcelle

3 14 février 1842 136 916,66 courcelle

4 14 juin 1843 139 125,00 courcelle

Total 519 955,86

55 ADHS 19 J 1, rapport Descos Drouot, p 43.56 ADHS 19 J 2, Attestation de JB Coutherut du 05 novembre 1853.

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

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Maître Coutherut reçoit les fonds et les utilise pour payer les associés de la société d’Andlau Dollfus. Il demande quittance à chacun, tout au moins peut-on le supposer de la part d’un notaire.

Que fait-il alors de ces quittances ? Les perd-t-il, comme le laisse sup-poser par lettre Monsieur Cardez avoué à Lure à Charles Emmanuel Doll le 17 août 185457 ou les fait-il parvenir à Charles Demandre qui les égare ? Il est impossible de le savoir. Les quittances sont sous seing privé, pour éviter de payer les droits de timbre des actes enregistrés et ayant date certaine.

Charles Demandre ne peut pas prouver que les sommes versées ont bien eues comme destinataires les associés de la société d’Andlau.

L’administration ainsi que le notaire rédacteur du projet de société ano-nyme, maître Claudon veulent un titre juridique irréfutable attestant la libération de la dette. Malgré tous ses efforts, Charles Demandre ne peut le fournir.

Pour une question de preuve, apparemment secondaire le projet de transformation ne se réalise pas.

Prétexte ou obstacle de fond de la part de l’administration préfecto-rale ? Il est impossible de trancher.

Quoi qu’il en soit, au regard de l’Administration, la conséquence suit inéluctablement, elle ne donne pas son accord. Elle s’enferme dans un mu-tisme obstiné.

Elle prodigue cependant ses conseils, mais prudente jusqu’à en être timorée elle ne veut donner aucune garantie aux futurs actionnaires.

« Le fonds social sera divisé en un certain nombre d’actions ou parts sans aucune désignation de la somme représentée par chacune de ces ac-tions attendu que l’administration ne peut donner aux acquéreurs de ces actions aucune garantie à cet égard puisqu’il entre comme élément dans l’estimation qui en a été faite la valeur des gîtes concédés et celle de tra-vaux de recherches dont l’appréciation est impossible. »58

Il faut, évidemment, que chaque action porte le montant nominal du capital qu’elle représente. Il n’a rien à voir avec le cours qui lui, fluctue en fonction de la loi libérale de l’offre et de la demande.

57 ADHS 19 J 2, modification du régime des sociétés.58 ADHS 19 J 1, rapport de l’ingénieur en chef Drouot à Chaumont le 08 août 1859, p 43.

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Ce que Monsieur Drouot veut signifier c’est que l’administration ne peut garantir ce cours. Cela va sans dire.

En 1859 la société française ne s’est pas encore dotée des outils et des techniques légaux et financiers assurant un garde-fou contre les abus de la spéculation. Le monde de la finance est réservé à quelques spécialistes. Dans les mentalités du plus grand nombre des Français, la valeur sûre par excellence reste la propriété foncière.

La transformation aura lieu cependant… mais soixante ans plus tard.Le 3 mai 1919, en effet, une assemblée générale extraordinaire de la

société civile des houillères de Ronchamp en décide ainsi.Entre temps la loi du 24 juillet 1867 encadre légalement les statuts de

chaque type de sociétés et formalise les appels de capitaux auprès du grand public.

Annexe 1

localisation du bassin minier de ronchamp en France

Paris

RONCHAMPBelfort

Strasbourg

Bâle

BerneBesançonDijon

SUISSEFRANCE

ALLEMAGNE

Annexe 1

Localisation du bassin minier de Ronchamp

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

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Annexe 2

Situation régionale du bassin minier de ronchamp, au nord de la Franche-Comté

RONCHAMPBelfort

Vesoul

Besançon

Montbéliard

SUISSE

(25)

(39)

(70)

(90)

Annexe 2

Situation régionale du bassin minier de Ronchamp, au nord de la Franche-Comté

Annexe 3Page de garde du rapport descos drouot (adHS 19 J 1)

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Annexe 4Plan de la partie ouest des concessions du bassin minier de ronchamp

Source : Léon Poussigue, Houillères de Ronchamp, Notes Historiques sur les Houillères de Ronchamp.Société générale d’imprimerie, Mulhouse, 1924

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Patrimoine Houillères Ronchamp, 139-171

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Annexe 5

Plan de la partie est des concessions du bassin minier de ronchamp

Source : Léon Poussigue, Houillères de Ronchamp, Notes Historiques sur les Houillères de Ronchamp.Société générale d’imprimerie, Mulhouse, 1924

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Création

Partie III

inventiondiffusion

Temps

DétailsIntensité

Temps

DétailsIntensité

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Échanges techniques franco-américains, 175-197

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La diffusion internationale des technologiesLa construction des échanges techniques franco-américains :

sources, interdépendances et influences de 1914 à 1940

Vincent Dray

cet article analyse les relations techniques entre la France et les États-Unis de 1914 à 1940. Plus que sur les aspects sectoriels et sur les stades de transmission des techniques1, notre analyse des

processus de diffusion des technologies insiste davantage sur la composi-tion des réseaux d’échanges techniciens et sur les moyens institutionnels et professionnels développés par les deux pays dans le cadre de relations bilatérales volontaristes et organisées dès la Première Guerre mondiale2. Ces relations répondent à des perspectives parfois contradictoires mais aussi convergentes et coopératives et elles évoluent dans le sillage des changements techniques. Notre démarche est une tentative de contextua-lisation et de mise en système des processus de transferts technologiques. Ces relations ont su et pu utiliser la multiplication de canaux de diffusion de plus en plus modernes et efficaces. Elles se sont organisées en mul-tipliant les disponibilités nationales (missions, échanges universitaires), les institutions publiques et privées, (entreprises privées, États, centres de recherche nationaux), les organisations scientifico-culturelles (expositions nationales et universelles, congrès scientifiques et industriels mondiaux), les institutions internationales. L’organisation des échanges techniques

1 Ces aspects sont développés dans notre thèse de doctorat en cours d’achèvement.2 Sur les transferts de technologies et les processus de diffusion des technologies, C. Frischtak, N. Rosenberg,

International technology transfer : concepts, measures and comparisons, New York, Praeger, 1985 ; Technology transfer and business enterprise, D. J. Jeremy (ed.), Aldershot, Hants, England, Brookfield, USA, 1994. ; The transfer of international technology : Europe, Japan and the USA on the twentieth century, D. J. Jeremy (ed.), Aldershot, Hants, England, Brookfield, USA, 1992.

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accompagne les enjeux que font naître les bénéfices et « avantages techno-logiques ».

en 1950, l’Association des Ingénieurs-docteurs de France, avec la coopé-ration des ingénieurs français aux États-Unis, publie un ouvrage portant sur les relations entre les ingénieurs français et américains3. Ce document est contemporain de la vague des missions de productivité françaises aux États-Unis. Mais il présente des personnages, à l’image d’un Ernest Mer-cier, d’un Émile Brylinski ou de professeurs d’universités françaises, qui avaient cherché à développer des relations avec les milieux techniciens américains dès la fin de la Première Guerre mondiale, au moment où la France se lança dans une grande entreprise de modernisation.

En 1917, l’ingénieur inventeur Edwing Armstrong, diplômé de l’uni-versité de Columbia4, incorporé pendant la guerre dans l’U.S. Signal Corps, posa devant la Tour Eiffel pour une photographie avec un professeur de physique, Henri Abraham, directeur du Laboratoire de Physique à l’ École Normale Supérieure et un savant militaire spécialiste des transmissions, le Général Gustave Ferrié. Cette photographie illustre l’effort de guerre fran-çais dans le domaine des communications5. En réalité, notre interprétation en fait une composition photographique qui montre la volonté des cadres scientifiques et techniques français de participer aux évolutions techni-ques contemporaines.

Il existe des relations sophistiquées et organisées dès 1916, ce que révè-lent les rapports de mission publiés, les rapports annuels des universités et les archives d’entreprises. Il convient de s’interroger sur la nature même des relations bilatérales entre la France et les États-Unis. Si cette période caractérise la première phase d’un processus plus large de transfert de technologies, ces derniers doivent reposer sur l’existence de réciprocités économiques et techniques, sur des trajectoires compatibles entraînant l’investissement technique. D’autant que les hommes cherchent à établir des répondants mutuels basés sur des similitudes institutionnelles et pro-fessionnelles. Nous sommes conduits à interroger les sources de conver-gence ou, au contraire, de divergence entre les deux pays. La dissimilitude

3 New York Public Library (NYPL), Association des ingénieurs-docteurs de France, Book of Friendship: Franco-American engineers’relations, Published under the auspices of the Association des Ingénieurs-Docteurs de France, with the cooperation and the patronage of the French engineers in the United States, 1950.

4 T. Hughes, American Genesis: A Century of Invention and Technological Enthusiasm, 1870-1970, New York, Vicking, 1989, p. 140.

5 P. Griset, « La radio et l’effort de guerre français pendant la Première Guerre mondiale », Histoire de l’armement en France, Acte du colloque du 19 novembre 1993, CHEar, 1993.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 177

des moyens du développement entre les États-Unis et la France peut-elle expliquer l’aspect incomplet des transferts, ou bien ces derniers ne sont-ils qu’affaire d’adaptations nationales ponctuelles comme le soulignent nombres d’études ?

Les canaux de diffusion agissent par l’intermédiaire des agents tech-niciens de l’État (hauts-fonctionnaires en poste à l’étranger, ingénieurs) et des entreprises. Dans l’introduction des aspects scientifiques nécessai-res à l’évolution des dispositifs techniques modernes, le rôle des élites techniciennes est de faire évoluer un environnement socio-technique afin d’établir une cohérence entre les systèmes ; d’un autre côté, c’est dans les mouvements du changement technique que se dessinent les « écarts tech-nologiques ».

Vue d’ensemble sur la diffusion internationale des technologiesLa guerre favorisa la construction d’échanges franco-américains à ca-

ractère techniques et scientifiques que dévoilent les sources françaises et américaines. Les recoupements et les comparaisons révèlent le caractère organisé des relations. Du côté français, l’élaboration d’outils statistiques est suivie de missions techniques envoyées aux États-Unis. Elles sont pré-parées par les ministères de l’Armement, du Commerce et des Travaux Pu-blics. Les ministères techniciens mirent sur pied un programme national de réforme industrielle qui entendait engager une réorganisation globale de l’industrie française6. À partir de 1917, les importations de machines-outils et autres outillages américains contribuèrent à la réalisation d’une production de masse et standardisée dans les usines de construction mé-canique reconverties à l’économie de guerre7. La France se situe dans une optique de ré-industrialisation du pays et procède d’une orientation tech-nique de son industrie à une échelle nationale jamais encore envisagée.

Leur puissance industrielle grandissante impose aux États-Unis de se tourner davantage vers l’international afin de développer des marchés à l’exportation et créer ainsi des pôles d’échanges économiques permettant d’absorber la grande production et de perpétuer l’essor industriel8. La

6 R. F. Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France: modernisation et dirigisme au XXe siècle, traduit de l’Anglais par André Charpentier, Paris, Gallimard, chapitre 2 ; P. Fridenson, M. Ribérioux, « Albert Thomas, pivot du réfor-misme français », Le Mouvement Social, avril-juin 1974, p.85-98.

7 G. Hatry, Renault usines de guerre, 1914-1918, Paris, Éditions Lafourcade, 1978.8 M. Wilkins, The maturing of multinational enterprise : American business abroad from 1914 to 1970, Cambridge,

Mass., Harvard University Press, 1974.

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présence américaine est illustrée dès 1916 par des missions industrielles envoyées en France et qui rassemblent de nombreux manufacturiers et ingénieurs influents. Ils se regroupent autour de l’American Manufactu-rers Export Association (AMEA)9. La présence américaine se traduit aussi par une volonté de renforcer les échanges universitaires et scientifiques. Cette conjugaison des intérêts économiques, techniques et scientifiques reflète le développement du partenariat entre les élites techniciennes amé-ricaines10. À peine remarquée en France, la création en 1916 du National Research Council (NRC) symbolise cette coopération scientifique et indus-trielle reflétée aussi dans les stratégies internationales.

Les relations franco-américaines qui se mettent en place pendant la guer-re impliquent la France dans un processus de diffusion international des technologies. Dans le secteur de l’électricité, la création de la Compagnie Générale d’Électricité (CGE) en 1898 répondit au désir des entrepreneurs de participer aux enjeux internationaux de l’industrie électrique11. La voie des entreprises avait été tentée avant la guerre pour introduire des systè-mes d’organisation de la production comme le soulignent les correspon-dances que Louis Renault et Marcel Michelin entretinrent avec Frederick W. Taylor12. Dès 1915, les missions techniques françaises sont en revanche coordonnées par l’État. Le caractère centralisé des décisions témoigne d’un consensus technicien qui ouvre le pays à une perception internationale des grandes questions contemporaines de la production industrielle.

Un paradoxe doit être souligné. La France est le pays qui avant 1914 et dans l’entre-deux-guerres importe et achète le plus de technologies étran-gères, allemandes, suisses et de plus en plus américaines. Avant 1914, l’in-fluence américaine dans le secteur de l’électricité existait par la cession et l’emploi stratégique des brevets13. Dans le secteur de la machine-outil, l’influence s’exerça par des investissements directs, ou des prises de parti-

9 NYPL, Manuscripts and Archives, American Industrial Commission to France, American Industrial Commission to France records, Collection consists of printed report, 1916, of the American Industrial Commission to France and scrapbook of materials collected by William Wallace Nichols, including letters, reports, ephemera, arti-facts, and photographs relating to the visit of the Commission to France.

10 D. F. Noble, America By Design, Science, Technology And The Rise Of Corporate Capitalism, Oxford University Press, 1977.

11 J. Marseille (dir.), Alcatel Alsthom, Histoire de la Compagnie Générale d’Électricité, Paris, Larousse, 1992, p. 17.12 A. Moutet, « Les origines du système taylor en France : le point de vue du patronat ( 1907-1914) », Le Mouvement

social, octobre-décembre 1975.13 A. Broder, « La multinationalisation de l’industrie électrique française, 1880-1931, causes et pratiques d’une

dépendance », Annales, Économies Société, Civilisation, 1985, n° 5, pp. 1020-1042.

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cipation. Après la guerre, la domination américaine accentue cette dépen-dance. Néanmoins, les États-Unis n’avaient guère entretenu de relations techniques avec la France. Cela s’explique par les différences de nature structurelles qui séparent les deux pays du point de vue de leur évolu-tion industrielle et technique. Au XIXe siècle, l’Angleterre et l’Allemagne avaient au contraire entretenu des relations techniques réciproques avec les États-Unis. Cela est remarquable avec l’influence qu’exerça le secteur de la machine-outil américain en Allemagne dégageant les sociétés pionnières, à l’instar de la société Loewe, d’une perspective d’imitation de machines étrangères et favorisant ainsi l’émergence d’une industrie mécanique na-tionale14. Il faut aussi souligner l’influence des institutions allemandes sur les États-Unis dans le domaine de la recherche industrielle avec à la base une réforme universitaire américaine influencée par le modèle allemand15. Des pays européens, la France reste celui qui offre le moins d’éléments de comparaison industriels avec les États-Unis ; cette remarque nous conduit à nous interroger sur les incompatibilités entre les deux pays, sur l’adapta-tion et donc sur les moyens utilisés pour contourner des incompatibilités qui ne sont pas uniquement sectorielles et techniques.

L’analyse des transferts de technologies pose une question incontour-nable : ces échanges technologiques doivent exercer à terme une action sur les capacités d’innovation. Aussi, les choix et les besoins doivent être accompagnés d’une politique d’innovation permettant aux technologies d’évoluer dans une dynamique autonome et endogène et pouvant faire émerger des innovations nationales. Bien souvent, les approches sectoriel-les et « technologiques » tendent à internaliser les transferts de technolo-gies. D’autres part, les échecs sont souvent imputés aux héritages indus-triels nationaux et aux poids de « spécificités sectorielles ».

Trois approches contextualistes peuvent s’associer à l’analyse des pro-cessus de transferts de technologies.

En premier lieu, rappelons que dans la période de l’entre-deux-guer-res, il n’y a pas de supériorité des niveaux de développement techniques et scientifique des États-Unis sur l’Europe. Le tableau est même parfois inversé si l’on considère l’importance de la grande chimie allemande et

14 André Garanger, « Les machines-outils“, in Maurice Daumas, Histoire générale des techniques, t.5, Les tech-niques de la civilisation industrielle, Paris, PUF, 1979, pp.112-15.

15 D’autre part, le National Research Council s’inspira, du point de vue de l’organisation et de la gestion des activités de recherche, du Physikalisch Technishe Reichsanstalt devenu après 1918 le Max Plank Gesellschast ; Voir David Cahan, An Institute For an Empire, The Physikalisch-Technische Reichsanstalt, 1871-1918, New York, Cambridge University Press, 1989, p 3.

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les premiers pas en Europe du moteur à réaction. Ce panorama général est illustré par la répartition entre l’Allemagne, l’Angleterre, la France et les USA des Prix Nobel de physique et de chimie obtenus durant la période. Les États-Unis occupent le seuil le plus bas jusque dans les années 1930, période à laquelle ils dépassent seulement la France16. Pour les techniciens français de l’entre-deux-guerres, les éléments techniques dont disposent les Américains sont « loin d’être parfaits », « pas d’ingéniosité inébranla-ble ayant pris une avance fulgurante ».

Deuxièmement, une approche globale et contextualiste : les transferts de technologies sont analysés à travers l’essor des relations internationa-les techniques et scientifiques. Avec le développement de l’information technique et industrielle, on peut dire que le système technique qui se met en place en 1914 s’accompagne du développement d’outils et d’échanges sophistiqués. Cette internationalisation des échanges techniques intéresse les questions concernant les capacités d’innovation, définies comme une aptitude à « tirer profit des technologies disponibles »17 ; et quand des tech-nologies atteignent leur limite dans un pays, « elle font face à des techni-ques en développement dans d’autres pays »18. La capacité d’innovation devient la capacité à tirer profit des technologies disponibles à l’extérieur.

Les changements techniques génèrent des standardisations et des normalisations dans des secteurs précocement internationalisés, comme l’électricité, les industries du pétrole, les courants faibles. C’est dans ce cadre que se développèrent les organismes internationaux. Ils eurent tout d’abord un caractère national, à l’instar du Standard Committee de l’Ameri-can Institute of Electrical Engineers (AIEE), puis international comme l’U.S National Committee of the International Electrotechnical Commission (iec). L’U.S National Committee était le comité national qui représentait les États-Unis au sein de l’IEC. L’idée d’une institution internationale électrotechni-que fut lancée en 1904 par le Standard Committe de l’AIEE au Congrès Élec-trotechnique de Saint-Louis. À l’échelle internationale, l’IEC était chargée de faciliter et simplifier le commerce international dans le domaine de l’industrie électrique. Selon ces pratiques, les associations d’ingénieurs

16 R. R. Nelson, G. Wright, « The Rise and Fall of American Technological Leardership : The Post War Era in Histori-cal Perspective“, Journal Of Economic Literature, Vol.30, No.4. (dec., 1992), p.1941 (graphisme : cumulative Nobel Prize in Physics and Chemistry, 1901-1990) ; Jean Jacques Salomon, « L’Europe et les écarts technologiques », Annuaire Européen, vol 16, 1968 pp.94-129.

17 J.-J. Salomon, « La capacité d’innovation », dans, Entre l’État et le marché : l’économie française des années 1880 à nos jours, M. Lévy-Leboyer et J. C. Casanova (dir.), Paris, Gallimard, 1991, pp 15-58.

18 B. Gille (dir.), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, 1978.

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électriciens ou les organismes nationaux pouvaient être représentés sur des plates formes mondiales au sein des congrès techniques internatio-naux comme celui qui se déroula à Bruxelles en avril 192019. Dans les re-lations bilatérales, ces organismes développent des contacts en direction des sections des pays avec lesquels ils échangent des projets industriels. D’autre part, les entreprises entretiennent très tôt des relations avec ces or-ganismes. L’ingénieur David B.Rushmore, du Mining and Power dpt de la General Electric Company (GEC) entretint une correspondance avec C.O. Mailloux, ingénieur français aux États-Unis et Président de l’U.S National Committee of the International Electrotechnical Commission. Une correspon-dance entre C.O.Mailloux et Émile Brylinski, président du Comité Électro-technique Français montre l’existence de relations difficiles entre la France et les comités internationaux20.

Le développement des relations internationales techniques et scientifi-ques se traduit par la multiplication des conférences mondiales, un canal fondamental pour les transferts de connaissances. En 1921, eut lieu à Pa-ris la première Conférence internationale des grands réseaux électriques (CIGRÉ). Une conférence mondiale de l’énergie se tint aux États-Unis et fut l’occasion d’une étude française sur les moyens techniques américains concernant la construction des chaudières21. En 1937, se tint à Paris le Se-cond congrès mondial du pétrole22. Aussi, il s’agit moins d’un transfert de technologies internalisé qu’une intégration de la France au processus de diffusion international des technologies. C’est dans les tentatives d’inté-grer ces réseaux que se développèrent des « systèmes » socio-techniques modernes faisant émerger les outils et les répondants institutionnels de l’organisation internationale des professions.

En troisième analyse, l’étude des relations techniques internationales doit prendre en compte l’existence d’un processus que l’on qualifiera d’in-tégral par opposition à un processus discontinu et décomposé. Il associe, dans la transmission des technologies, l’acquisition technique et scien-tifique tout à la fois. Le développement d’une technique n’est possible

19 Massachusetts Institute of Technology (MIT) Archives, MC328 (file 5), Report of the American Delegates to the Meetings of the Advisory Committees of the International Electrotechnical Commission at Brussels, March 27 th to April 1 st, 1920.

20 MIT Archives, MC328 (file 14), Lettre de C.O. Mailloux en Français à Émile Brylinski, Président du « Comité Élec-trotechnique Français », 25 mars et 28 mars 1918.

21 Ch. Stein, « Quelques chaufferies modernes aux États-Unis », Bulletin de la Société des Ingénieurs Civils, 1937, pp. 90-129.

22 « Les raffineries françaises de pétrole », La Revue Pétrolifère, n° spécial, juin 1937, introduction.

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que dans la mesure où les connaissances scientifiques sont acquises. Cette option donne un rôle fondamental aux instituts d’enseignement techni-que supérieur et aux organismes chargés de centraliser et surtout d’insti-tutionnaliser la recherche. Dans les évolutions de l’industrie moderne et dans les transferts de technologies, ces institutions sont amenées à établir des connexions entre les différentes phases d’introduction des technolo-gies : la réception, l’absorption et l’adaptation, cette dernière phase pou-vant établir une technologie différente sinon au moins égale à celle du pays initiateur23. Les institutions, chapotées en France par l’État, jouent un rôle de transmission dans la création de structures de réception ou la transformation des structures d’accueil préexistantes.

Les canaux et les organes de diffusionQui sont les agents de diffusion du progrès ? Quels réseaux actionnent

les leviers des relations industrielles et universitaires? Les réseaux de cha-que pays peuvent-ils entrer en contact ? Une première remarque : en Fran-ce, les initiatives sont prises par l’État, qui délègue le travail d’observation et de réception à des fonctionnaires de l’État. Les répondants américains sont révélés par des initiatives privées industrielles, universitaires et de la recherche. Les interdépendances techniques et économiques

Les perspectives commerciales des États-Unis d’un côté, les choix tech-niques nationaux de la France de l’autre, traduisent les attentes des pays, mais aussi, et en fonction de différences industrielles révélées dans les échanges, leur dépendance réciproque.

Le regard français vers les États-Unis s’explique par le fait que la France pense trouver aux USA les moyens de son développement. Les techniques permettant de faire fonctionner des machines résistantes et puissantes et d’appliquer des procédés et des systèmes sont nécessaires aux programmes de développement industriel. Ils intéressent les diverses applications liées à la construction d’un réseaux national d’alimentation en électricité. Ces technologies sont nécessaires pour répondre à la question énergétique.

La dépendance américaine se traduit par la réponse à apporter aux né-cessités de développer, face à la concurrence, des outils de contrôle com-merciaux et technologiques. Alors que l’industrie américaine est en plein

23 M. Wilkins, « The Role of Private Business in the international Diffusion of Technology », Journal of Economic History, XXXIV, March, 1974, p. 188.

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essor, le marché national est dépendant de son étroitesse quantitative et en attente d’un plus large marché de consommation. L’industrie américaine est dépendante de ses innovations et de ses capacités à diversifier ses fa-brications. La diversification des produits est la priorité des firmes, une conséquence du développement rapide de l’industrie, d’où l’importance politique de stratégies de recherche développées par les firmes et long-temps analysées par les spécialistes des entreprises24. Les États-Unis sont non seulement dépendants de leur premier objectif qui consiste à trouver des marchés à l’exportation mais aussi des structures de production des pays non-initiateurs25 à commencer par leur capacité à fabriquer des pro-duits nouveaux exportables et par leur capacité à absorber les produits industriels américains, à terme d’en assurer la fabrication.

Les travaux des experts américains sur la France, intéressant les domai-nes de l’économie de la science et de la technique, reflètent une inquiétude face à la puissance commerciale et industrielle de l’Allemagne. Pour les experts, cette dernière repose sur une capacité d’innovation dont l’origine provient de la qualité de l’enseignement technique et commercial26. Le constat américain souligne, tout en énonçant le prestige scientifique et les capacités d’innovation des ingénieurs français, que la France s’est faite distancée dans les domaines des sciences industrielles appliquées. Les canaux industriels et techniciens : la difficile convergence

Les choix techniques de la France traduisent une politique volontariste qui répond à la continuité des acquis réalisés dans certaines filières tech-nologiques. Les missions qui émanent des différents ministères portent sur les dispositifs technologiques et les complexes industrialo-techniques construits avant et pendant la guerre aux États-Unis. Ces missions, or-ganisées dès la guerre, constituent les vecteurs d’une première phase de transferts de technologies. Dans les applications électrotechniques, nous pouvons citer la mission de 1918 organisée par le ministère des Travaux publics concernant les évolutions de la traction électrique et relative aux

24 A. D. Chandler Jr, Organisation et performance des entreprises, tome 1, Les USA, 1880-1948, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1993.

25 J. H. Dunning, Multinationals, technology and competitiveness, London, Boston, Unwin Hyman, 1988.26 F. E. Farrington, Commercial Education In Germany, New York, The Macmillan, 1914.

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choix des courants et tensions, un débat technique important en France27. Cette mission fit l’objet de rapports complets sur les techniques employées au États-Unis28 et en Angleterre. Le travail des ingénieurs, dans plusieurs secteurs, intéresse l’intégration de filières techniques dans l’industrie fran-çaise. Les ouvrages et études rédigés par les ingénieurs et les professeurs d’instituts techniques comportent régulièrement un état de l’évolution de l’industrie américaine. À l’étude publiée en 1920 sur la traction électrique aux États-Unis fait suite une nouvelle étude sur les évolutions jusqu’en 192629. L’Encyclopédie d’Électricité Industrielle dirigée par André Eugène Blondel et publiée régulièrement depuis 1921 comporte des comparaisons avec les progrès réalisés aux États-Unis. Dans le domaine de l’hydroélec-tricité, le système outdoor, c’est-à-dire la disposition des appareils en exté-rieur, en évolution depuis 1918 aux États-Unis, est suivi dans ses diverses applications par les ingénieurs français30. L’ouvrage rédigé en 1925 par Maurice Altmayer et Léon Guillet sur la métallurgie du cuivre et les pro-cédés électrolytiques est le fruit des observations d’une mission de 1919 réalisée aux États-Unis et comporte une importante bibliographie anglo-saxonne ainsi que de nombreux plans d’usines américaines31. Les traités scientifiques et industriels constituent des sources de première importance pour l’étude des transferts de technologies.

L’année 1922 voit la fondation du Mouvement Polytechnicien France Étran-ger et la création du Bulletin du groupe Polytechnicien France Amérique dont l’organe est la revue X Information. En outre, les conférences s’organisent sous l’impulsion d’organismes ou de groupements comme la Société Natio-nale d’encouragement à l’industrie ou la Maison des Nations Américaines. Les voyages sont organisés par la Confédération Générale de la production fran-çaise ou par la Compagnie Générale Transatlantique. Cette documentation est

27 Ch. Bouneau, « La contribution des technologies étrangères à l’électrification ferroviaire de la France, 1890-1940 », Histoire, Économie, Société (HES), 1993, n°4, p. 553-572 ; Ch. Bouneau, « Transport en commun et électrification », dans Histoire de l’électricité en France, t. 2, L’interconnexion et le marché, 1919-1946 publ. par l’Association pour l’histoire de l’électricité en France, sous la dir. de M. Lévy-Leboyer et H. Morsel. Paris, Fayard, 1994, pp. 1150-1156.

28 M. Japiot, ingénieur en chef adjoint du matériel et de la traction des Chemins de Fer PLM et A. Ferrand, in-génieur principal à l’Office Central d’Études de matériel de chemin de fer, « La traction électrique aux États-Unis », Annales des Mines, octobre 1920 à mars 1921.

29 M. Japiot, « La traction électrique aux États-Unis entre 1920 et 1926 », XII 5 153 suite 242 (1927 t. 2), Les Annales des Mines,1927. Cette étude confirme par ailleurs « l’opportunité des décisions » prises en 1920 concernant le choix du type courant.

30 Mais le système n’est pas pour autant en application dans les usines hydroélectriques. Voir Ch. L. Duval, Les usines Hydroélectriques, Paris, J.B.Baillière et fils, 1925, pp. 205-271 et 295.

31 M. Altmayer, L. Guillet, Métallurgie du cuivre et alliages du cuivre, Paris, J.B.Baillière, 1925.

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complétée par les bulletins et organes associés à cette entreprise : ainsi, le Bulletin de la Confédération Générale de la production française qui paraît dans l’Expansion Économique. Dans le numéro de l’Expansion économique d’avril 1933 on peut lire que la Commission Générale d’Organisation Scientifique du Travail prépara une dixième mission d’étude d’organisation industrielle aux États-Unis. Les industriels et ingénieurs américains se mettent à la disposi-tion des français pour toutes les informations techniques et économiques. Les initiateurs de ces missions, à l’instar d’un Jean Milhaud, les envisagent pour chaque secteur, la mécanique, l’automobile, l’aviation, la chimie, les grands magasins, le pétrole, la distribution électrique, la papeterie.

L’initiative de missions techniques provient des entreprises. Ce sont par exemple les nombreuses missions organisées par les établissements de Wendel32, par Saint Gobain, avec le rôle fondamental d’un Eugène Gen-til33. On doit aussi souligner les missions organisées par la Banque de Paris et des Pays-Bas (BPPB). Si le voyage du président de la banque, Horace Finaly, qui visite les usines et des installations de la Standard Oil en mai-juin 1921, répond à celui de ses concurrents britanniques34 il doit aussi être perçu comme une appréciation des outils industriels américains35. mais c’est dans le cadre du Service Technique que la BPPB met en place des mis-sions d’études. Dans le domaine du pétrole, deux Polytechniciens spécia-listes du gros matériel de construction mécanique réalisent deux études en juillet 1925 sur le raffinage, les procédés d’extraction, les outils employés et l’aménagement des champs pétrolifères américains36. Ces rapports dé-taillés sont le résultat des visites effectuées par ces ingénieurs sur le lieu des installations.

Les patrons vont chercher aux États-Unis des machines industrielles de haute technologie. Lors de son voyage en 1923, où il s’entoure de techni-

32 Sur l’investissement technique des firmes à capital familial, Harold James, Family Capitalism, Wendels, Ha-niels, Falcks, and the Continental European Model, Chapitre 7, Cambridge, London, The Belknap Press and Har-vard University Press, 2006. Pour les missions de Wendel, V. Dray, « Les voies de la modernisation. Technologie américaine et industrie française : 1914-1930 », dans, Des économies et des hommes, Mélanges offerts à Albert Broder, F. Bourillon, Ph. Boutry, A. Encrevé, B. Touchelay, (textes réunis pas), Institut Jean Baptiste Say, Université Paris XII Val de Marne, Édition Brière, 2006, p. 266.

33 J.-P. Daviet, Un destin international. La compagnie de Saint Gobain de 1830 à 1939, Paris, Édition des archives contemporaines, 1988, pp. 385-388 et 402.

34 E. Bussière, Horace Finaly: banquier, Paris, Fayard, 1989.35 La Standard Oil, par l’action de son président, Alfred C. Bedford, et par le biais de ses bénéfices technologiques

joue un rôle technique et économique de plus en plus important en France. Les pourparlers entre la Standard Oil et la BPPB aboutirent en septembre 1920 à la création de la Standard Franco-américaine.

36 Archives Historiques BNP/Paribas, Bouteloup, A. de Boulard., Note sur les méthodes de forage et d’exploitation employées aux États-Unis, 18 p. ; A. de Boulard, L’industrie du pétrole aux États-Unis, 67 p.

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ciens, André Citroën fait le choix des machines de la société Budd, fabri-cant du « tout acier » de Philadelphie37. On peut aussi rappeler le voyage du polytechnicien Jacques Breguet (octobre 1925). Il représente l’industrie aéronautique française au concours d’aviation de New York et visite des usines de construction ; l’aviation, un secteur phare et innovant de l’indus-trie française. De ses observations aux États-Unis l’industriel rapporte : « je n’y ai rien appris de nouveau et n’ai été frappé par rien de véritable-ment particulier au point de vue technique »38.

Les perspectives américaines traduisent dès le départ une volonté d’en-gendrer des marchés et d’implanter les firmes sur les marchés européens.

Les États-Unis avaient les capacités industrielles et les moyens com-merciaux de fournir à l’Europe l’équipement nécessaire à la modernisa-tion des usines de guerre et à l’élaboration des programmes de reconstruc-tion et rénovation industrielle39. Après la mission de 1916, le président de l’AMEA, William Wallace Nichols (Allis Chalmers), présente ses conclu-sions sur l’industrie française. Il insiste sur la nécessité d’établir un com-merce fondé sur une réciprocité d’intérêt. Mais cela suppose la possibilité de fabriquer des produits échangeables. Il constate une industrie qui n’est pas préparée à la fabrication en grandes série ; enfin, la faiblesse de l’équi-pement industriel. En réponse, il voudrait voir s’établir une coopération technique entre les ingénieurs des deux pays. La France n’apparaît pas comme un concurrent sérieux sur les marchés internationaux. Ce man-que de prestige auprès des États-Unis est ressenti par les ingénieurs et industriels français. La France ne semble pas être perçue comme un pays industriel, tout au moins au sens donné à ce mot lorsque qu’il est appliqué à l’Allemagne et à l’Angleterre. C’est de cette manière qu’en 1922 la vision comparative du Général G.E. Tripp, président du conseil d’administration de la Westinghouse Electric and Manufacturing Company de Pittsburgh, est interprété par les ingénieurs français du Mouvement Polytechnicien, France Étranger40.

37 S. Schweitzer, Des engrenages à la chaîne, les usines Citroën 1915-1935, Lyon, Presses Universitaires de France, 1989, p.18.

38 J. Breguet, Impressions sur l’Amérique, X information, mars 1926, p.180-183.39 « Machine-tool Trade in Germany, France, Switzerland, Italy and the United Kingdom », Bureau of Foreign and

Domestic Commerce of the Department of Commerce, bull. n°26, 1916.40 Archive de l’École Polytechnique, H. de Verchère, « La situation européenne vue par un businessman améric-

ain », X Information, Bulletin du Groupe polytechnicien France-Amérique, mai 1922. Le Général Tripp se trou-vait en Europe en 1922, il visite les Sociétés européennes associées Westinghouse Electric, ce qui le conduit à étudier les situations économiques et industrielles des pays visités.

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À partir du milieu des années 1920, avec la reprise relative du com-merce international, on assiste à une augmentation des activités des fir-mes sur les marchés étrangers. À cette époque est créée la revue franco-américaine, Foreign Trade, par l’American Chamber of Commerce in France. La revue devient la voix des ambassadeurs américains et a pour mission de développer le commerce entre les deux pays. De nombreuses études sont publiées sur les conditions des marchés français. Cette plate-forme de l’investissement américain est aussi celle de l’ouverture des canaux de diffusion des technologies.

Dans cette revue, écrivent aussi des professeurs d’universités et des économistes, ce qui montre que la présence technico-scientifique américai-ne agit sur tous les leviers de l’économie industrielle. C’est d’ailleurs sous les auspices d’un professeur du département de recherche en science so-ciale de Columbia, Carlton Joseph Huntley Hayes, qu’est publiée en 1929 et en huit volumes une étude économique et sociale sur la France d’après guerre et des années 1920. Le volume portant sur l’évolution industrielle est rédigé par William Ogburn, sociologue de l’Université de Chicago et spécialiste des technologies41, et William Jaffé42 de l’université de Columbia qui présenta, à la Sorbonne, sa thèse sur Thorstein Veblen43. Les auteurs, analysant les grandes performances industrielles de la France d’après-guerre, concluent à l’absence de « révolution industrielle », à l’idée que le développement français s’opère dans la continuité en s’accrochant aux structures héritées du passé. Cela est moins un indicateur de retard que la marque des différents cycles d’évolutions industrielles que connaissent les deux pays. C’est aussi un indicateur des divergences nationales quant à l’interprétation du progrès et des processus de développement.

La vision américaine s’accompagne d’un point de vue sur les techni-ques. Thomas Butts, trade commissioner en France au début des années 1930 explique combien la France reste dépendante des importations amé-ricaines en machines de plus en plus spécialisée, ce en raison d’un non-développement des méthodes modernes de production et de l’étroitesse

41 Sur William. F. Ogburn voir le récent ouvrage de D. E. Nye, Technology Matters, Question to live With, The MIT Press, Cambridge Massachusetts, London, 2006, p. 26.

42 W. F. Ogburn, W. Jaffé, The Economic Development Of Post-War France, a Survey Of Production, New York, Co-lumbia University Press, 1929.

43 W. Jaffé, Les théories économiques et sociales de Thorstein Veblen, contribution à l’histoire des doctrines écono-miques aux États-Unis, Paris, M. Giard, 1924.

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du marché44. Son point de vue reste à mesurer, mais on comprend dès lors son constat : les constructeurs français n’ont pas tiré profit de la présence de dispositifs américains dans l’industrie française et non pas fait évoluer une technologie à partir de ce terrain d’expérience.

L’implantation des firmes répond à des bénéfices technologiques. En 1929, une étude sur les activités des firmes américaines en France est publiée dans Foreign Trade45. 3 000 firmes américaines et établissements rattachés à des maisons-mères américaines sont présentent en France46 dont Kodak47, General Motors, Mac Cormick, Frigidaire, E.W. Bliss Company of Brooklyn. Si les firmes se trouvaient de plus en plus entre les mains d’un personnel français et étaient conduites par des institutions nationales, les accumula-tions technologiques restaient dépendantes des savoir-faire des maisons-mères ou des firmes qui faisaient autorité dans certaines branches. La Com-pagnie Internationale des Machines agricoles, créée en 1905, importait vers 1930 le matériel de l’International Harverster Company of America.

Les industriels américains qui se rendent en France sont des hommes influents. À l’image d’un Alfred Cotton Bedford, président de la Fédéra-tion Internationale des Chambres de Commerces et représentant de la Standard Oil, ils participent aux règlements financiers de la guerre et organisent les marchés commerciaux grâce aux avantages techniques dont disposent les firmes. Gerard Swope fut jusqu’en janvier 1919 le président de la Western Electric, puis il passa au service de la GEC. Il créa l’International Gene-ral Electric Company (IGEC) chargée de représenter les intérêts de GEC à l’étranger48. Il se rend en Europe pour le renouvellement des accords avec les maisons associées aux brevets Edison. Il est soutenu par Owen D. Young, président de la GEC et délégué à la commission des Réparations. Comme le soulignent les témoignages oraux de Gerard Swope sur les en-jeux technologiques, il fallut sauvegarder la maîtrise des brevets face à la

44 T. Butts, « Guide for American Business in France », U.S. Department of Commerce, Bureau Of Foreign And Do-mestic Commerce, n° 115, United States Government Printing Office, Washington, 1931, pp. 8-10

45 A. W. Wilson, « Americans doing Business in France », Foreign Trade, juin 1929, pp.33-42.46 H. Bonin, « Equipment goods and mass brands American business spreading modernity into France »? Strate-

gies, identity and perception (from the 1940s to the 1980s), Helsinki Congress of the International Economic History Association, 21-25 august 2006: Session 93.

47 « American Enterprise in France : Kodak », Foreign Trade, juin 1927, pp. 418-419 ; M. Rémond, F. Sauteron, Histoire d’une aventure. Kodak-Pathé Vincennes, 1896-1927-1986, Kodak, 1986.

48 M. Wilkins, The maturing of multinational enterprise…op. cit., p.35.

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concurrence émergente49. En 1921, la GEC conduit la Compagnie Fran-çaise pour l’exploitation des procédés Thomson Houston (CFTH)50 et le CGE à regrouper leurs exploitations (fabrications de lampes) afin de créer la Compagnie des Lampes51. La condition première impose l’usage des brevets Edison. Le CGE rejoignait un mouvement international de partage des marchés et des exploitations technologiques. C’est pour la compagnie américaine un moyen de contrôler l’évolution des filières technologiques52. L’IGEC favorisa d’autre part la concentration des entreprises électrotech-niques. C’est ainsi qu’en France fut formée l’Alsthom53.

Les industriels et ingénieurs américains qui participent à la diffusion des technologies sont en liaison avec les universités, à l’image d’un John Joseph Carty. Président de l’International Telephone and Telegraph(ITT)54 et aussi membre actif du NRC, il souligne l’importance de la recherche industrielle et de son financement55.Les canaux scientifiques : la recherche des répondants

La France entretient des relations avec l’université de Columbia dont les archives conservent la correspondance entre le célèbre Président de l’université, Nicholas Murray Butler et l’Ambassadeur de France à Washington, Jean-Jules Jusserand56. Dès la guerre, le ministère français du Commerce s’intéresse à l’instruction donnée dans les branches industriel-les et commerciales de l’université américaine57.

Les relations entre l’université de Columbia et l’université de Paris se perpétuent dans le cadre d’une démarche multidisciplinaire de profes-seurs américains qui se regroupent au sein de The Society For American Fel-

49 Columbia University, Archival/Manuscript Material, Reminiscences of Gerard Swope, Oral History, 1955, Mis-cellaneous papers relating to the oral history ; D.G. Loth, Swope of G.E., The Story of Gerard Swope and General Electric in American Business, New York, Simon, and Schuster, 1958.

50 Sur la CFTH voir M. Lévy-Leboyer, P. Fridenson, V. Rostas, Thomson’s first century, Jouy-en-Josas, Campus Thomson, 1995.

51 A. Broder, « La multinationalisation de l’industrie électrique française…op. cit. ; Sur la Compagnie Générale d’Électricité voir la thèse récente de Y. Bouvier, La Compagnie Générale d’Électricité : un grand groupe d’élec-tricité et l’État. Technologies, hommes et marchés, 1898-1992, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris IV, 2005.

52 P. Lanthier, « L’IGEC et l’organisation mondiale de l’industrie électrotechnique dans l’entre-deux-guerres », dans D. Barjot (éd.), Vues nouvelles sur les cartels internationaux » (1880-1980), Éditions du Lys, Caen, 1994.

53 F. Caron, Les deux Révolutions industrielles, Albin Michel, 1997, p. 175.54 T. Hughes, American Genesis…op. cit., chapitre 4.55 J. J. Carty, « Science and Busines », Reprint and Circular series of the National Research Council, n° 55, Cleveland,

Ohio, 1924, 8 p.56 Columbia University Archives, New York City, Paper, J.J. Jusserand.57 Columbia University Archives, Lettre de Jusserand à Nicholas Murray Butler, 24 may 1915.

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lowship in French Universities et qui sont à l’origine d’une publication por-tant sur l’enseignement en France58. Les buts affirmés de l’étude consistent à « rendre hommage » à la science française. Mais en réalité, analysée dans son ensemble, l’étude américaine dresse un état des lieux, section par sec-tion, du rôle de la science française dans son histoire et la part qu’elle occupe dans le monde à la lumière des progrès scientifiques et techniques contemporains.

Du point de vue institutionnel, l’objectif consiste à établir des contacts durables et des liens entre les instituts techniques universitaires améri-cains et les institutions françaises dans lesquelles se développent les scien-ces industrielles. En 1917, est créé l’American University Union in Europe qui allait devenir une division continentale avec comme centres Londres et Paris. En 1920, 400 étudiants américains étaient présents en France, 5584 en 1929, 2400 en 1933-1934 (le chiffre s’effondrant en raison de la crise et de la chute du dollar)59. Les organismes internationaux jouent un rôle de plus en plus important dans les coopérations intellectuelles mondiales. Le Bureau International de l’Enseignement Technique est institué en 1931 à l’initiative du Congrès International de l’Enseignement Technique qui se tint à Paris. Il a pour mission de coordonner les efforts des nations en vue de l’organisation du développement et du perfectionnement de l’ensei-gnement technique60.

C’est au lendemain de la Première Guerre mondiale que des relations techniques se développèrent, faisant participer les Grandes Écoles aux échanges. L’école Polytechnique envoie des étudiants en stage dans les entreprises américaines61. Jacques Philibert Pierre d’Harcourt effectua un stage à la GEC de 1920 à 1924 ; il fut par la suite chargé d’électrifier les chemins de fer du Maroc. En 1930, il fut directeur de la Société Générale d’Électricité et en 1934 de la société Inter-Paris qui avait la gestion du ré-seau souterrain électrique62.

58 J.H.Wigmore (ed.) and The Society For American Fellowships in French University, Science and Learning in France, Chicago, R .R. Donnelley and Sons Company, 1917.

59 Library of Congress, Institute of International Education, The American University Union in Europe, New York City, Bulletin, 17 th ser., no.4, 46 p.

60 NYPL, International Bureau of Technical Education, Paris, Bureau international de l’enseignement technique, statut, Paris, Bureau International de l’enseignement technique, 1932.

61 V. Dray, La vision réciproque de la modernité économique, technique et scientifique entre la France et les États-Unis, mémoire de DEA, Université de Paris Val de Marne, 1999, pp. 115-117; Archives de l’Écoles Polytechnique, carton 2/3, titre II admission 3. Projet de missions d’études aux États-Unis organisé par le Comité French He-roes Lafayette Memorial Fund en faveur des élèves sortant de l’École Polytechnique.

62 Archives de l’École Polytechnique, dossiers élèves.

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Entre les institutions éducatives, on assiste au développement de rela-tions de plus en plus orientées vers les branches liées aux sciences indus-trielles. Les archives et les rapports annuels des universités américaines (Columbia, Harvard) celles du Massachusetts of Technology, soulignent l’exis-tence d’échanges scientifiques et techniques. Des accords furent conclus en 1919 entre le ministère français de l’Éducation et les administrations de sept universités de la côte-est. Ces accords favorisèrent des relations avec des universités françaises, des instituts techniques indépendants et des Grande Écoles, en particulier l’École Centrale des Arts et Manufactures63. Arthur Edwin Kennelly, professeur d’électricité appliquée à l’Université d’Harvard, inventeur réputé, membre du NRC et Dugald Caleb Jackson, professeur d’électricité appliquée, sont membres du comité qui coordonne les échanges franco-américains. Il s’agissait d’un plan d’échange de pro-fesseurs, spécifiquement de professeurs des sciences appliquées et de tech-nologies64. Kennelly se rendit en France durant l’année 1921-1922 ; il pré-senta ses travaux dans les écoles d’ingénieurs et les universités65. Du côté français, le métallurgiste scientifique Jean Cavalier, recteur de l’université de Toulouse, professeur de métallurgie et de Géologie66 fut désigné par le Gouvernement français en vue de visiter les universités américaines et de participer à des conférences. Deux aspects sont à souligner : le caractère technique porté par les sections technologiques des universités américai-nes; le caractère organisé et institutionnalisé d’échanges développés par des organismes de nature nationale et internationale. C’est en effet dans ce cadre que peuvent réellement jouer les influences des organismes tech-niques. Les accords avaient été menés du côté américain par l’Institute of International Education et par l’AIEE.

Quels répondants les deux pays trouvent-ils respectivement dans ces échanges? Le prestige des instituts techniques et l’orientation « technologi-que » des ingénieurs industriels français est une raison suffisante pour que le Gouvernement sollicite des Grande Écoles d’enseignement technique leur participation aux échanges. Les seuls cadres professionnels qui envi-sagent les programmes et les missions sont des ingénieurs qui proviennent des écoles techniques. Les Grandes Écoles sont les institutions éducatives

63 MIT Archives, Annual Report, TC1, années 1919-1920, 1921.64 Columbia University Archives, Annual Report, Dean of the School Engineering, june 30 1921, 1922, pp. 122-123.65 MIT Archives, Annual Report of the President, dean and treasurer, Department of Electrical Engineering, p. 68,

1922; MIT Archives, Arthur E. Kennelly, op.cit.66 MIT Archives, Annual Report, TC1, années 1920-1921, 1922; Harvard University Archives, Annual Report, 1921-

1922.

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qui ont le plus de liens avec l’industrie. Les rapports des universités améri-caines soulignent clairement que, de leur initiative, les membres de l’École Centrale des Arts et Manufactures invitèrent les professeurs du MIT à enga-ger des échanges d’instructeurs et professeurs dans les domaines de l’élec-tricité appliquée. Mais les seuls répondants institutionnels que trouvent les professeurs américains du point de vue des enseignements sont dans les universités, tandis que du point de vue du partenariat avec l’industrie les éléments de comparaison se situent dans les instituts techniques et les Grandes Écoles. Les initiatives françaises d’accompagnement des trans-formations industrielles par des apports scientifiques et des transferts de connaissances existent, mais c’est néanmoins l’aspect théorique, plus que l’association science et industrie, qui l’emporte dans les échanges, les rela-tions entre les instituts techniques américains et les institutions françaises tendant à ne se développer que dans un cadre inter-universitaire. Dans les années 1930, les Français se rendant aux États-Unis sont des universitai-res, par exemple des professeurs de géographie physiques de l’université de Grenoble67. Il y a donc à la base une incompatibilité institutionnelle qui réduit les possibilités d’un partenariat professionnel et industriel à long terme et donc d’une coopération technologique.

Les professeurs américains de sciences appliquées étaient donc inté-grés aux enjeux économiques et techniques des relations internationales et participaient à la diffusion d’une vision moderne de la science et du progrès. C’est dans ce cadre que se développèrent les études comparati-ves. Ces études, encore peu nombreuses avant le milieu des années 1920, firent émerger une réflexion sur les systèmes éducatifs, américains et étrangers. Les comparative studies se développeront au sein du Bureau Of Education dans les années 1920 et 193068 et dans les milieux universitaires. William E. Wickenden, directeur de Investigation of Engineering Education, publie une étude comparative en 1929 sur les systèmes d’enseignement technique portant sur la France, les États-Unis, l’Allemagne et l’Angle-terre69. Ces sources montrent que les professeurs cherchent à étudier les institutions éducatives techniques étrangères afin de mesurer les progrès des pratiques d’enseignement et les possibilités d’échanges et de trans-ferts de connaissances. Mais les terminologies présentent quelques dif-

67 Harvard University Archives, Annual Report, 1934-1935.68 National Administration Record Group (NARA) R.G. 12, ( Record of the Office of the Education), Records of the

Division of International Education, James F. Abel files.69 W. E. Wickenden, « A Comparative Study of Engineering Education in the United, States and in Europe », The

Society for the Promotion of Engineering Education, June 1929.

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ficultés pour les experts. Le terme « Engineering Education » est utilisé de manière approximative aux États-Unis et n’a pas d’équivalent direct dans la terminologie européenne. En Angleterre, le terme désignait l’éducation spécialisée concernant les machines-outils. Sur le continent, l’équivalent du terme « Engineering Education » est « Technical Education », terme qui désignait la formation technique dans toutes les branches. Les différences sont néanmoins soulignées par les experts. Kennelly rédigea un rapport portant sur l’enseignement technique français qu’il publia dans Enginee-ring Education et dans le bulletin du MIT: « In France, the idea of “ap-plied science“ throws emphasis on the word science. In America, it throws emphasis on the word applied. The optimum desideratum probably lies between the two »70. Les incompatibilités reposent aussi sur des cultures et des pratiques techniques nationales.

Du point de vue des professeurs américains, la technologie industrielle ne peut aller sans une acquisition préalable et une assimilation des enjeux scientifiques qui soutiennent l’industrie. C’est d’autre part dans le contact établi entre les institutions d’enseignement que peuvent se diffuser les idées et les pratiques américaines en matière de recherche industrielle pour laquelle la France apparaît, dans les études des experts du NRC, comme le parent pauvre de l’Europe71.

L’influence des professeurs américains passa par ce type de relations professionnelles et par des publications en français d’ouvrages de profes-seurs. Mais dans les manuels de cours ne figurent que très peu de citations d’ouvrages américains. En revanche, l’ouvrage de Kennelly, The Applica-tion of Hyperbolic Function, traduit en français dès 192272, est cité dans plu-sieurs ouvrages de professeurs d’instituts. Les professeurs des Schools of Engineering, alors qu’ils constituent les piliers des progrès de la recherche industrielle, sont peu connus en France. Pourtant, le développement de la recherche est en France un véritable débat posé par les ingénieurs scien-tifiques73. Il faut ajouter que la figure mécanicienne et emblématique du

70 A. E. Kennelly, « On the Educational Engineering in France“, Publication of the MIT, Electrical Engineering De-partment, Research, Division Bulletin, n° 32, 1923, p.113.

71 Archives du National Research Council, Maurice Holland, Director of Engineering and Industrial National Re-search Council, Research In Europe, A Comparative Study Of the National And Industrial Organization, Paper Presented before a meeting of the Division of Engineering and Industrial Research of the National Research Council, Friday, November 21 1924 at the University Club New York, 1924, 36 p.

72 A. E. Kennelly, Les applications élémentaires des fonctions hyperboliques à la science de l’ingénieur électricien, Gauthier-Villars et Cie, Paris, 1922.

73 M. Letté, Henri Le Chatelier, (1850-1936) ou la science appliquée à l’industrie, Rennes, Presses universitaires, 2004.

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développement technique américain est, du point de vue français, celle de Frederick W.Taylor. Néanmoins, les relations scientifiques et universitai-res constituent les premiers pas d’une influence continue des États-Unis vers les instituts d’enseignement français. Mais le caractère éclaté de ces échanges est à l’image du débat français de l’époque sur les relations entre la science et l’industrie.

Les relations entre les États-Unis et la France sont traversées par un double mouvement. L’investissement technique passe par une voie in-ternationale qui correspond aux perspectives commerciales et technolo-giques américaines et par une voie nationale du transfert que traduit les choix techniques de la France. Ces derniers répondent à l’ambition forte-ment ancrée chez les élites techniciennes françaises de conduire le pays vers l’indépendance technologique.

Dans les cycles techniques : quelle voie d’adaptation ?La« culture technique » de l’ingénieur électricien était portée par une

conception machiniste74 qui joua considérablement sur l’idée que les adaptations techniques pouvaient associer, dans l’ancien et le neuf, des systèmes différents. Cette conception empirique tendait à occulter les évo-lutions des cheminements techniques. Ces derniers étaient visibles dans les grands complexes technico-industriels que réalisaient les Américains : ils reposaient sur l’intégration des techniques et des unités mécaniques à des dispositifs d’ensemble. Les archives d’entreprises françaises montrent des juxtapositions de machines et systèmes techniques. La discontinuité de l’application technique est un terrain d’analyse pour constater le re-tard que prit la modernisation dès 1919. Les processus de développement technique issus des transferts de technologies montrent des adaptations par « paquet » et non « entières ». Seules les projets neufs qui n’étaient pas encombrés d’investissements antérieurs purent s’établir dans une cer-taine continuité et intégrer des éléments compatibles et modulables. Ces projets, à l’instar de la construction de la centrale de Gennevilliers, purent aussi intégrer aux unités mécaniques les travaux scientifiques les plus ré-cents et profiter, dans ce cas précis, des travaux réalisés par les ingénieurs du laboratoire de recherche de la GEC75.

74 Voir G. Ramunni, « L’évolution scientifique et technique », dans Histoire de l’électricité…op. cit., en particulier pp. 414-452.

75 E. Mercier, « L’Union d’Électricité et la Centrale de Gennevilliers », éd. par La Revue Industrielle, 1922, texte imprimé, cartes et plans, 49 pages.

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Des liens techniques importants se développent avec les États-Unis dans les applications industrielles liées aux industries du pétrole. Les États-Unis prirent parmi les pays producteurs une forte avance dans l’ap-plication du cracking et du raffinage76. En France, il s’écoula une dizaine d’années depuis les acquisitions jusqu’à la mise en route des premières raffineries modernes (1933). Ici, et à l’inverse de ce que l’on observe dans l’électricité, les transferts de technologies n’ont reposé sur pratiquement aucune expérience préalable importante. Mais, à l’instar de Charles Ber-thelot, la France disposa de nombreux savants. Cette industrie fit émerger des inventeurs (Conrad Schlumberger, Eugène Houdry) dont les procédés profitèrent à l’investissement international77 et, faute de financement en France, à l’industrie pétrolière américaine dont les progrès des nouvelles méthodes de traitements des combustibles liquides, grâce à l’hydrogéna-tion, étaient importants à la fin des années 193078. En France, les tindus-triels investis dans cette industrie, à l’image d’un Ernest Mercier, tentent de développer l’innovation dans ce secteur tout en profitant des avancées techniques étrangères et des expériences d’autres branches innovantes. Le directeur de l’office National des Combustibles liquides, Louis Pineau, créé rapidement l’École Nationale Supérieure du Pétrole et des Combustibles liquides de Strasbourg79. Il présente les recherches théoriques appliquées comme la source de nouveaux progrès dans l’industrie du pétrole80.

Dix ans après la guerre, les secteurs se trouvent toujours dans la diffi-culté d’un déséquilibre technologique entre ce qu’il est possible de déve-lopper en France et les moyens propres. En 1928, à l’époque de la grande fusion Thomson/Alsacienne de Construction Mécanique, le rattachement aux brevets américains est toujours aussi important. Dans l’industrie pé-trolière, la construction des grandes raffineries modernes ne peut se faire

76 F. Caron, Les deux Révolutions… op. cit., p.254.77 M. Wilkins a travaillé sur les archives Schlumberger, M. Wilkins, The History of Foreign investment in the United

States, 1914-1945, Cambridge, Harvard University Press, 2004.78 Ces acquis technologiques procèdent en partie de cessions de brevets résultant des accords de non-concur-

rence et des clauses techniques concluent en 1927 entre la Standard-Oil américaine et le cartel de la grande chimie allemande, IG Farben, qui développait des recherches et des brevets sur l’hydrogénation. Voir, Mira Wilkins, The History of Foreign investment in the United States, 1914-1945, op.cit. ; Nous développons ce point dans notre thèse de doctorat : V. Dray, Dans les mouvements de la modernité. Interdépendances et influences technologiques entre les États-Unis et la France et de 1914 au milieu des années 1930, thèse de doctorat d’his-toire (en cours d’achèvement), université Paris XII Val-de-Marne, chapitre 14.

79 G. Lévi, Éléments de la Technique du Pétrole, (recherche et exploitation), préface de L. Pineau, Édition de la Re-vue, 1926.

80 L. Pineau, « Le pétrole, matière première de l’industrie et de la science chimique », comptes rendus du 8e Congrès de chimie industrielle, Chimie et Industrie, 1929.

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sans le concours d’un apport technique américain. Pour le gros équipement, comme les chaudières, les moteurs, les moyens de transport, la France fait appel à des sociétés françaises (Babcock & Wilcox81, Compagnie de Fives Lille, Société Rateau). Concernant le matériel de raffinage, qui nécessitait des installations modernes, les principaux types d’appareils perfection-nés étaient brevetés et leur adaptation ne fut possible qu’en consentant au paiement de redevances importantes. Le procédé de cracking Dubbs, mis en application en 1922 par la Standard Oil, groupait à lui seul 1 200 brevets. Les appareils de cracking et leurs accessoires, le matériel pour trai-tement de lubrifiant n’existaient pas en France82. La construction des raffi-neries a reposé sur une importante collaboration entre les entreprises et les ingénieurs français et pour une très grande partie sur l’assistance techni-que des compagnies américaines implantées ou non en France. Par exem-ple les unités de distillation de la raffinerie de Normandie sont confiées aux Établissements Schneider qui s’assurent le concours technique de la compagnie Arthur G. Mc Kee de Cleveland83. Les filiales des entreprises américaines fournissent une partie importante du matériel84.

Concernant les secteurs dans lesquels la France montrait une certaine avance, comme l’aviation et l’automobile, les entreprises américaines réa-lisent un grand progrès avec le développement de nouvelles filières. C’est ainsi que les ingénieurs français peuvent constater le progrès de l’aviation commerciale et le développement des innovations (train d’atterrissage, pi-lotage automatique)85. Il en était de même dans l’aviation militaires dont les progrès en équipements électroniques sont remarqués par les ingé-nieurs et les attachés militaires à la fin des années 1930, quand la France commande des Curtis aux États-Unis86. À la fin des années 1930, l’indus-trie française est en marge des innovations américaines mais aussi euro-péennes. Est-ce dû à l’insuffisance d’une coopération technologique ?

81 L’activité de la Société Française des Constructions Babcock & Wilcox repose sur l’exploitation de brevets amé-ricains concernant la construction des chaudières.

82 « Étude sur l’introduction du raffinage du pétrole en France », Bulletin de la Société des Ingénieurs Civils, 1929.83 « Raffineries de Normandie et de Provence », La Revue Pétrolifères, N° spécial, Août 1936.84 Les flexibles pour hydrocarbure sont fournis par Goodrich-Colombes.85 M. Franck, Ingénieur en chef de l’Aéronautique, « Le pilotage automatique des avions », La Technique moderne,

15 novembre 1937, tome XXIX, N° 22. 86 SHAA, 2 B 102, Équipement du Glenn Matin 167, Washington, 10 02 1936, Par les ingénieurs Germaix et Brunet,

11 p. ; pour un inventaire plus détaillé des sources voir, V.Dray, La vision réciproque…op. cit.

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L’analyse ouvre sur une perspective qui tend à faire du transfert de technologies un moyen du développement dans la continuité. L’influence américaine en France est déjà importante avant 1914. Elle est portée en-suite par les ingénieurs des promotions des années 1930 qui participeront aux missions de productivité d’après-guerre. Ce processus est visible s’il est analysé à la lumière des cycles d’innovation qui définissent les rela-tions techniques et font émerger des liens de dépendance réciproques et des décalages technologiques. Il l’est d’autant plus si l’on considère le se-cond aspect qui préside aux échanges techniques : le lien entre transferts de technologies, internationalisation des échanges et multinationalisation des techniques.

Dans ce cadre, l’approche institutionnelle est fondamentale car elle montre que les initiatives répondent à l’organisation mondiale des profes-sions (industrie des lampes, raffinage du pétrole) et aux stratégies inter-nationales qui président à l’organisation des marchés et conduisent à des coopérations technologiques devenues incontournables dans un contexte où les transferts de connaissances s’accélèrent et dépendent des capacités d’« appropriation technique »87. Mais l’analyse des relations franco-amé-ricaines met en lumière des initiatives séparées, traversées par une voie internationale (multinationales) et une voie nationale des transferts de technologies que plus qui se succéder se confondent et évoluent en paral-lèle. Cette situation provient au départ d’une difficulté pour les deux pays à trouver et à faire émerger des répondants institutionnels (État, entrepri-ses) et culturels. Les différences entre les pays sont au départ moins tech-niques et sectorielles qu’elles n’y paraissent. Elles sont surtout marquées par le cadrage industriel opéré par les institutions. L’absence de coopéra-tion technologique qui place la France en retrait de l’innovation traduit d’une part la faible interaction entre acquisitions technologiques et réali-sations industrielles et d’autre part l’absence, dans des secteurs porteurs, d’intermédiaires pouvant assurer l’application des technologies. C’est un des aspects essentiels des décalages technologiques franco-américains.

87 Circulations techniques, en amont de l’innovation : hommes, objets et idées en mouvement, M. Cotte (dir.), Séminaire 2002-2003 du laboratoire RECITS (Recherches et études sur les choix industriels, technologiques et scientifiques) de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard, Besançon : Presses universitaires de Franche-Comté, université de technologie de Belfort-Montbéliard, 2004.

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Brevetabilité de l’invention :les mérites du secret bien tempéré

Benoît Humblot

« Pour pouvoir être brevetée, l’invention doit avoir été tenue se-crète ; c’est la garantie de sa nouveauté. Si l’on y regarde bien ce-pendant, le secret dont il s’agit ici consiste moins en une possession unique de la connaissance inventive (même si cela est l’hypothèse privilégiée) qu’en une connaissance non circulante et qui peut avoir été développée de manière cloisonnée par plusieurs inventeurs, en même temps ou successivement. Dans cette dernière configuration, le secret est en quelque sorte intrinsèquement relatif car pluriel. Nous savons que le droit défavorise ces irruptions multiples et ja-louses de l’invention en accordant le droit de brevet au premier dé-posant ; il est en effet dans l’intérêt de la société que la connaissance nouvelle soit publiquement diffusée le plus rapidement possible. Pour autant, le secret cloisonné n’est pas le secret partagé et la défa-veur faite au premier contraste – nous allons le voir – avec la tempé-rance dont profite le second ».

Le droit de la propriété intellectuelle regroupe plusieurs corps de règles rassemblés par le législateur au sein d’un « code de la propriété intellec-tuelle »1. D’un premier abord, on pourra trouver quelque peu hétéroclite cet assemblage de dispositions légales relatives à des choses aussi diver-ses que les œuvres artistiques, les inventions industrielles, les marques ou encore les dessins et les modèles. Il est pourtant plusieurs dénominateurs

1 Loi n° 92-597 du 1er juillet 1992

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communs à ces éléments qui assurent une forte cohérence à l’ensemble. Tout d’abord, tant le droit d’auteur que le droit des marques ou celui des brevets (ou encore celui des dessins et des modèles) ont pour finalité d’or-ganiser la réservation par un droit de propriété, d’entités de nature im-matérielle. Par ailleurs, toutes ces législations ont, à un moment ou à un autre, à traiter du secret des éléments dont elles proposent la réservation. Entités immatérielles avons nous dit ; il faut en effet bien percevoir que l’objet de la réservation privative est ici immatériel dans son essence (à la différence de l’objet du droit de propriété sur les meubles corporels ou les immeubles). Ce n’est cependant pas dire que l’élément réservé ne nécessi-te pas le secours d’une matérialité quelconque pour pouvoir être exprimé, véhiculé. Pour autant, ce n’est pas l’encre sur le papier qui sera réservée par un droit de propriété intellectuelle mais bel et bien (le cas échéant) l’entité immatérielle à laquelle elle permet d’accéder, qu’elle transmet. Autrement dit, les droits de propriété intellectuelle appréhendent tou-jours une « information », laquelle information peut être véhiculée par des supports particulièrement polymorphes. Bien sûr, les informations dont il s’agit sont d’utilités extrêmement variées et la segmentation de la matière en différents « droits » témoigne de cette variété et l’organise. À cet égard, le droit des brevets prend en charge la réservation d’informations de na-ture technique, utiles à l’industrie, alors que le droit d’auteur (tout comme celui des dessins et des modèles) s’intéresse à des ensembles informatifs relevant du domaine de l’esthétique, du sensible. Le droit des marques réserve quant à lui des signes distinctifs, c’est-à-dire renseignant sur un produit ou un service et l’individualisant.

L’entité intellectuelle, qu’elle soit dénommée « œuvre de l’esprit », « in-vention », ou « marque de fabrique », est susceptible d’être diffusée plus ou moins largement dans le public. Cette diffusion peut être retardée, empê-chée, limitée, etc. ; le droit de la propriété intellectuelle (dans ses différentes branches) n’est pas neutre à cet égard ; il impose parfois la « rétention » de l’information, son maintien ou sa mise au secret. S’ouvre alors la question du « discours » sur le secret, puisque – chose il est vrai curieuse – notre société tend à imposer la justification de la non révélation de l’information alors que sa diffusion se clame avec la force de l’évidence et constitue un mérite pour le corps de règles qui la permet. Ainsi, lorsqu’une norme in-tervient pour contraindre la circulation de l’information, elle est accompa-gnée, de manière immédiate ou plus ou moins sous-jacente, d’un arsenal justificatif, explicatif, qui expose les raisons et l’utilité de cette interven-

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tion. L’exemple du droit des brevets est particulièrement révélateur : le législateur fait du secret de l’invention une condition de sa brevetabilité, non sans nuances toutefois, qui témoignent de l’imbrication et de la diver-sité des enjeux qui entourent la diffusion de la connaissance.

Du secret absolu…L’une des conditions de fond de la brevetabilité est la nouveauté de

l’invention au moment du dépôt de la demande de brevet2. Le qualifica-tif employé – invention nouvelle – ne doit pas faire illusion car en réalité l’invention nouvelle… peut être ancienne ; comprenons que l’exigence ne porte pas en quelque sorte sur la « fraîcheur absolue » de l’invention à pei-ne sortie de l’esprit de son auteur, mais sur le secret qui doit encore l’en-tourer3. Force de l’interprétation, la condition de nouveauté se comprend donc comme étant une condition de secret ; n’est pas brevetable, l’inven-tion qui n’est pas secrète au moment d’accomplir les formalités qui doi-vent en permettre la réservation privative : « la loi française n’apporte la récompense du brevet qu’à celui qui apporte un secret non encore dévoilé au moment où il dépose sa demande de brevet »4 ; « le terme nouveauté ne doit pas être pris, en matière de brevet, dans son sens vulgaire. Une inven-tion peut être nouvelle quoique n’étant pas récente, par exemple, si elle a été conservée secrète pendant de nombreuses années »5.

La solution retenue par le droit français est celle dite de la « nouveauté absolue » ; donc du secret absolu. L’invention ne sera brevetable que si elle est absolument secrète au moment du dépôt, le secret s’appréciant sans li-mite dans le temps, ni dans l’espace : « Le système suivi en cette matière par

2 Article L.611-10 1 CPI : « Sont brevetables les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et suscep-tible d’application industrielle ” ; article L.611-11 al.1 et 2 : “ Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique. L’état de la technique est constitué par tout ce qui a été rendu accessible au public avant la date de dépôt de la demande de brevet par une description écrite ou orale, un usage ou tout autre moyen ».

3 « Il résulte de ce qui précède que la loi n’a fixé aucun délai fatal pour solliciter et obtenir un brevet d’invention. Tant que l’inventeur a tenu son invention secrète, il n’en a point fait une propriété publique. Il a pu en faire personnellement usage, et il n’est écrit nulle part dans la loi que celui que celui qui a inventé un procédé se prive, par l’emploi qu’il en a fait pendant un temps quelconque, du droit de s’en faire garantir la jouissance exclusive, s’il a par ailleurs conservé son secret. On objectera vainement que l’article 1er de la loi parle des inventions nouvelles, et que l’invention n’est plus nouvelle quand il y a longtemps que l’auteur la possède au moment ou l’on réclame le brevet », E. Blanc, Traité de la contrefaçon et de sa poursuite en justice, Paris 1838, pp. 43 et 44.

4 Paul Roubier, Le droit de la propriété industrielle, Paris 1952, T1, n° 26, p.111.5 Louis André, Traité des brevets d’invention et de la contrefaçon industrielle, T1, Bruxelles, Paris, 1899, n° 141,

p. 125.

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le droit français a été appelé système de la nouveauté absolue. Le législateur s’est montré en effet rigoureux : toutes les fois que l’invention était déjà connue publiquement, soit par une description qui en aurait été faite dans un ouvrage ou dans un périodique, soit par une utilisation qui en aurait été faite dans une industrie, on pourra invoquer cette antériorité, comme une des causes de nullité du brevet. Il n’y a aucune limite dans le temps, car la description peut avoir été faite dans un ouvrage datant de plusieurs siècles. Et il n’y a non plus aucune limite d’espace, car l’utilisation industrielle peut être invoquée comme antériorité, en quelque point du monde qu’elle se soit produite »6. La levée du secret par l’inventeur lui-même est aussi destructri-ce de la nouveauté et empêche toute délivrance du brevet. Cette solution de rigueur n’est pas universelle et nombre de systèmes juridiques ont connu – voire connaissent encore7 – des solutions fondées sur la nouveauté « rela-tive ». Le secret de l’invention, dans de tels systèmes, ne doit être attesté que dans le territoire de validité du brevet demandé ; une antériorité lointaine ne peut donc pas être opposée à « l’inventeur »8.

Les motivations de l’exigence de secret absolu – qui est aujourd’hui la norme dans l’essentiel des systèmes juridiques – reposent sur des fon-dements tout à la fois souterrains et anciens9. L’une des finalités du droit des brevets est d’encourager la créativité et cette ambition est contraire à la pratique des « brevets d’importation » qui consiste à breveter ici ce qui

6 Paul Roubier, ibid.7 « La nouveauté s’apprécie donc tantôt en fonction de l’art antérieur aux États-Unis, tantôt en fonction de

l’art antérieur à travers le monde, ce qui n’a pas toujours été le cas puisque la première loi américaine sur les brevets ne prévoyait pas de traitement différent en fonction de l’origine géographique de l’antériorité. Si une telle discrimination entre les sources a pu un temps être justifiée par la difficulté à se procurer des informa-tions dans les pays étrangers et la capacité à vérifier ces informations, les conditions actuelles de circulation de l’information et d’authentification de celle-ci rendent le texte légal anachronique », Stanislas Roux-Vaillard, Les jurisprudences françaises et américaines comparées en matière de conditions de brevetabilité, Presses uni-versitaires de Strasbourg, 2003, p.149.

8 Ainsi, pour exemple, de l’article 4 de la loi fédérale suisse du 21 juin 1907 (désormais réformée) : « Ne sera pas réputée nouvelle l’invention qui, avant le dépôt de la demande, aura été divulguée en Suisse ou exposée, par des écrits ou des dessins, dans des publications se trouvant en Suisse, de manière à pouvoir être exécutée par les hommes du métier » ; voir : Le droit des brevets, Paris 1990, J . Foyer, M. Vivant, pp. 139 et s.

9 Plus en surface, l’habitude, associée à une certaine forme superficielle de bon sens, commande de trouver « normal » que l’invention ne puisse être réservée privativement que lorsqu’elle est nouvelle, et quoi de plus « normal » encore de considérer qu’elle sera nouvelle dès lors qu’elle est assurément secrète. D’ailleurs, la psychologie spontanée de l’inventeur (amplifiée par un atavisme toujours latent de propriétaire terrien) lui enjoint de garder son invention enfermée dans le secret de peur « qu’on la lui vole ». Cet instinct là, peine toujours à croire les dispositions légales du droit d’auteur qui accordent le bénéfice de la propriété sur l’œuvre dès sa création, sans formalité à accomplir ni redevance à payer.

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existe ailleurs10. En cela la nouveauté absolue s’alimente du secret absolu pour garantir que l’invention brevetée résulte bien d’un investissement créatif et non de la reprise pour le tout d’une connaissance déjà diffusée. En somme, l’intérêt de la société est sauf, si en échange d’un droit priva-tif elle acquiert une connaissance vraiment nouvelle et le parfait secret de cette connaissance est la garantie de sa parfaite nouveauté. Cette ar-gumentation est à proprement parler essentielle puisqu’elle est celle du chevalier de Boufflers11 dans son rapport du 30 décembre 1790, fondateur de la loi sur les brevets d’invention : « Voici donc, si je ne me trompe pas, à quoi peut se réduire le premier contrat entre l’inventeur et la société. L’inventeur désire qu’on le laisse jouir paisiblement d’une chose qui vient de lui, et qui est à lui : et la preuve qu’il en offre, c’est qu’elle n’est connue que de lui ; il demande pour cela qu’on interdise d’avance à tout autre de s’en emparer quand il l’aura fait connaître, et ce n’est qu’à cette première condition qu’il manifestera ce qu’il appelle sa découverte. Or, cette pre-mière proposition, ainsi que la condition qu’on y attache, est essentielle-ment juste, et le corps social ne peut s’y refuser, car l’exposé de l’inventeur est vrai ou faux : dans le premier cas, la société a quelque chose à gagner ; dans le second, elle n’a rien à perdre »12.

De prime abord cependant, l’exigence de secret absolu ne favorise pas – et même empêche – la libre et rapide diffusion des idées techniques. On peut en effet imaginer que l’inventeur soit enclin à garder le secret de son invention aussi longtemps que possible (avec l’idée de la perfectionner par exemple) et qu’il ne choisisse enfin la voie du brevet qu’à l’aube de sa commercialisation certaine. Ainsi, la masse des inventions imparfai-tes, non commercialisables, etc. – et pourtant utile par les étapes qu’elles constituent ou les échecs qu’elles enseignent – ne serait jamais connue du public. Le droit des brevets défavorise de telles attitudes en prévoyant –

10 La solution du brevet d’importation comportait des inconvénients majeurs : « La concession d’un brevet d’im-portation était accordée au premier venu ; c’était, en quelque sorte, une véritable course au clocher, dans la-quelle l’inventeur arrivait souvent le dernier. Il suffisait qu’un individu eût pris un brevet à l’étranger pour que d’autres, ayant une connaissance même imparfaite de l’invention, vinssent prendre, en Belgique, un brevet d’importation sans l’intervention de l’inventeur », Jules Vilain, Guide pratique des inventeurs brevetés, Bruxel-les 1863, n° 22, p. 26.

11 C’est donc à l’académicien auteur de contes libertins que revient la paternité du droit des brevets d’invention.12 « Rapport fait à l’assemblée nationale par M. de Boufflers au nom du comité d’agriculture et de commerce,

dans la séance du jeudi au soir 30 décembre 1790, sur la propriété des auteurs de nouvelles découvertes et inventions en tout genre d’industrie », voir p. 5.

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en cas de pluralité d’inventeurs13 – que le bénéficiaire du brevet ne sera pas le premier inventeur mais le déposant le plus rapide14 ; l’article L.611-6 al. 2 est explicite à cet égard : « Si plusieurs personnes ont réalisé l’in-vention indépendamment l’une de l’autre, le droit au titre de propriété industrielle appartient à celle qui justifie de la date de dépôt la plus an-cienne ». Roubier expose, mieux que quiconque, les mérites de ce choix : « Le législateur, dans la théorie des brevets d’invention, a pour objectif principal de provoquer la divulgation des secrets de fabrique. Il désire que ces secrets ne disparaissent pas avec celui qui les exploite, et, en échange de la révélation publique de ces secrets, il accorde la récompense du bre-vet. Dans ces conditions, il est clair que cette récompense doit aller à celui qui, le premier, a réclamé le brevet, car c’est celui-là qui a mis fin au secret. Dans cette manière de voir, le législateur est guidé plutôt par un objectif de progrès et d’utilité générale que par une pensée de justice individuelle : qu’importe celui qui le premier a fait la découverte, s’il a voulu la garder à l’état de secret pour sa seule industrie ? D’autre part, on allègue que les questions de priorité et de paternité inventive pourraient être très diffi-ciles à résoudre, si l’on donnait le droit au premier inventeur. Les inven-tions industrielles n’ont pas, dit-on, un caractère personnel aussi accusé que les créations artistiques ; des problèmes assez faciles à résoudre dans le domaine littéraire ou artistique pourraient rapidement prendre un as-pect insoluble en matière industrielle, où des tentatives convergentes dans une même direction sont souvent faites en même temps dans plusieurs maisons concurrentes »15. Ainsi, le secret comporte-t-il un risque pour le détenteur de la connaissance dès lors que le droit des brevets récompense le déposant le plus rapide ; un équilibre subtil est donc en place qui ex-

13 « Il y a beaucoup d’exemples susceptibles d’illustrer ce phénomène de génération d’une invention à des mo-ments très voisins et en des lieux différents, parfois très éloignés. Nous donnerons seulement quelques exem-ples typiques. 1 – Rappelons tout d’abord, le cas célèbre de l’invention qui fut au point de départ du téléphone. On se souvient que Graham Bel et Gray ont déposé le même jour aux U.S.A. un brevet revendiquant cette même invention. 2 – De nos jours en France et en Grande-Bretagne le même phénomène s’est produit à une journée d’intervalle pour une invention relative à la télévision en couleurs », Alain Casalonga, Naissance et évolution des créations industrielles et scientifiques, LGDJ, Paris 1980, p. 4.

14 « L’invention prend souvent naissance au sein d’une même entreprise, dans un laboratoire ou dans un centre de recherche, et il est parfois très difficile de connaître le ou les inventeurs qui sont à l’origine de l’invention. En France, comme dans la majorité des pays à l’exception de certains comme les U.S.A., le problème est résolu en partie seulement, par une disposition juridique qui donne en fait, sinon en droit, le droit au brevet au premier déposant et non au premier inventeur. Nous avons évité ainsi, dans notre pays, les dangers et les difficultés de la procédure d’interférence bien connue des spécialistes du droit américain des brevets. Mais cette procédure a aussi des avantages dans la mesure où elle peut restaurer dans ses droits le véritable et premier inventeur », Naissance et évolution des créations industrielles et scientifiques, Alain Casalonga, Naissance et évolution des créations industrielles et scientifiques, Paris 1980, p. 7.

15 Paul Roubier, ibid., T2, Paris 1954, n° 30, p. 123.

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ploite les mérites du secret – instrument de garantie de la nouveauté de l’invention et de la créativité de l’inventeur – tout en atténuant ses effets négatifs, à savoir l’incitation à ne pas divulguer qui résulterait d’une ré-compense du premier inventeur et non du premier déposant. Raffinement supplémentaire, il faut observer une mesure d’atténuation… de la mesure d’atténuation. En effet l’inconvénient d’accorder le cas échéant le brevet à un inventeur qui n’est que second en date, est réduit par le « droit de pos-session personnelle antérieure » ; ce droit est établi par l’article L.613-7 : « Toute personne qui, de bonne foi, à la date de dépôt ou de priorité d’un brevet, était, sur le territoire où le présent livre est applicable, en posses-sion de l’invention objet du brevet a le droit, à titre personnel, d’exploiter l’invention malgré l’existence du brevet (…) » ; les intérêts de l’inventeur peu diligent sont ainsi sauvegardés16.

… au secret relatifPour pouvoir être brevetée, l’invention doit avoir été tenue secrè-

te ; c’est la garantie de sa nouveauté. Si l’on y regarde bien cependant, le secret dont il s’agit ici consiste moins en une possession unique de la connaissance inventive (même si cela est l’hypothèse privilégiée) qu’en une connaissance non circulante et qui peut avoir été développée de ma-nière cloisonnée par plusieurs inventeurs, en même temps ou successi-vement. Dans cette dernière configuration, le secret est en quelque sorte intrinsèquement relatif car pluriel. Nous savons que le droit défavorise ces irruptions multiples et jalouses de l’invention en accordant le droit de brevet au premier déposant ; il est en effet dans l’intérêt de la société que la connaissance nouvelle soit publiquement diffusée le plus rapidement possible. Pour autant, le secret cloisonné n’est pas le secret partagé et la défaveur faite au premier contraste – nous allons le voir – avec la tempé-rance dont profite le second.

D’aussi loin qu’elle vienne – ou d’aussi près… lorsque le divulgateur est l’inventeur –, il faut que l’antériorité soit accessible au public pour être destructrice de la nouveauté ; il faut donc que le secret ait été en mesure d’être levé publiquement en un temps et en un lieu certains (voir l’article

16 Notons que la « récompense » est acquise que cet inventeur soit, ou non, le premier en date à avoir réalisé l’invention puisque le droit de possession personnelle antérieure récompense – en forme de « lot de consola-tion » – tous les possesseurs de l’invention avant la date du dépôt de la demande.

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L.611-11 CPI)17. On mesure alors que le secret – qualifié d’absolu – peut, dans une certaine mesure, n’être que relatif, puisqu’une diffusion de la connaissance est possible dès lors qu’elle est faite en direction d’un audi-toire qui n’est cependant pas un public… ou tout le moins qui n’est pas « le public » exigé par le droit des brevets18. En vérité, la sauvegarde du secret est moins affaire de nombre que de qualité ; à cet égard, la révélation – et même la simple possibilité de cette révélation – à une seule personne apte à comprendre l’invention vaut divulgation19, alors que la diffusion à un public fourni mais ayant fait vœux de confidentialité ou étant fonction-nellement tenu à la confidentialité (ainsi de salariés, mais encore d’agents

17 « Il en résulte que notre jurisprudence a pu reconnaître le caractère d’antériorité, sans distinction, à tous les faits qui ont pu entraîner une publicité de l’invention suffisante pour que celle-ci puisse être exécutée. Ce peut être une pratique industrielle de l’invention, exercée publiquement, c’est-à-dire au grand jour, de telle manière que tout le monde ait pu la connaître, même si peu de personnes l’ont connue en fait. Ce peut être une des-cription de l’invention faite d’une manière publique, contenue par exemple dans un brevet ou encore dans un livre, ou un article de journal ou de revue, que tout le monde aura pu connaître, même si peu de personnes ont lu cette description ; on considère même en France que la description n’aurait pas besoin de se présenter dans un imprimé, et qu’il peut y avoir eu description orale, si la condition de publicité est remplie, comme ce serait le cas pour une description faîte dans un cours d’enseignement public », P. Roubier, ibid., T2, Paris 1954, p. 143.

18 « Le public est le nombre. Il n’est pas le tout. Mais quel nombre est-il ? Les amateurs de théâtre seront peut-être enclins plus que d’autres à se poser la question, qui savent qu’il est des publics ; celui de la couturière n’est pas celui de la générale, non plus celui de la première. La réponse peut prendre un tour plaisant. Témoin ces décisions du Tribunal fédéral suisse qui veulent, l’une, que la livraison de neuf voitures automobiles ne suffise pas à divulguer au public une invention ayant pour objet un radiateur composé de lamelles ondulées (TF 29 juin 1932, RD, 58.II.279, JT, 1933,I,474), l’autre, que la vente de dix coussins chauffants constitue une divulgation au public d’une invention ayant pour objet un régulateur de température pour appareils électriques (TF 22 déc.1942, RD, 68.II.393, JT, 1943,I,311) », J. Foyer, M. Vivant, Le droit des brevets, p. 146.

19 Ainsi, par exemple : « il a été jugé que la remise à un tiers client d’un prototype d‘une invention avant le dépôt de la demande de brevet constituait une divulgation au motif que la remise n’avait pas été faite à titre confi-dentiel et secret, mais à titre commercial(CA Lyon, 10 janvier 1973, Ann. 1974.106). En revanche, l’installation dans des locaux industriels n’appartenant pas à l’inventeur d’un prototype, en vue de la mise au point de l’invention ne constitue pas un acte de divulgation de celle-ci, dès lors qu’il a été relevé que les essais n’ont pas été publiés, seul le personnel de l’entreprise ayant eu accès à l’invention (Cass. com., 26 novembre 1971, D. 1972, somm. 63) . Il a été décidé dans le même sens que les essais d’un appareil dans l’enceinte libre d’une entreprise tierce, accessible aux clients de celle-ci, et dont les murs étaient d’une hauteur inférieure à celle de l’appareil, constituait une divulgation (Cass. com., 22 mai 1973, PIBD 1974, 3, 77). Les juges n’ont pas eu à constater que les témoins étrangers éventuels étaient aptes à reproduire l’invention dès lors que le mécanisme de l’invention se révélait à la seule vue de tout indiscret et rendait l’exécution possible par un homme de l’art. Une solution identique a été retenue pour une machine agricole dont la démonstration avait été faite devant plusieurs agriculteurs qui n’étaient pas tenus au secret (CA Amiens, 25 mai 1967, Ann. 1968, 74) », A. Chavanne, J.J. Burst, Droit de la propriété industrielle, Paris 1998, n°42, p. 44.

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nécessaires à l’essai ou à la démonstration), ne réalise pas la divulgation20. Le secret qui nous occupe peut donc être un secret partagé – et pourquoi pas assez largement – dès lors qu’il demeure privé (ou plus exactement qu’il n’est pas public) ; à cet égard, les accords de confidentialité sont le moyen de diffuser le secret sans le rendre public pour autant. Plus encore, l’invention peut avoir été exploitée pendant un temps plus ou moins long et être restée secrète parce que non publique ; alors, elle sera brevetable (encore faut-il notamment que le secret de l’invention ne soit pas trahi par la diffusion des objets auxquels elle s’applique). Ajoutons encore que – de manière plus expresse – le législateur exonère de toute conséquence néfaste sur la brevetabilité, les présentations de l’invention « dans une exposition officielle ou officiellement reconnue au sens de la convention révisée concernant les expositions internationales signée à Paris le 22 no-vembre 1928 »21. Le droit des brevets approuve même que l’inventeur puisse, avant le dépôt, transmettre sa connaissance et accorder à un tiers le droit de déposer à sa place un brevet sur l’invention qu’il a réalisée22. Dans une telle hypothèse la tolérance qui permet la circulation privée (non publique) de l’information bénéficie à l’ayant cause de l’inventeur.

On observe ainsi que le droit des brevets ménage des « espaces », des « respirations » qui atténuent la rigueur de l’exigence de nouveauté abso-lue, de secret absolu ; l’indexation du secret sur la non accessibilité publi-que de la connaissance est le moyen principal de ces tempéraments. De tels tempéraments sont motivés par l’intérêt de la société, dans la mesure où ils permettent à l’inventeur de tester son invention auprès de personnes qualifiées ou au moyens d’essais « grandeur nature » : « Il y a essai de l’ob-jet, lorsque l’inventeur n’étant pas, ou ne se croyant pas encore arrivé au point de perfection qu’il veut atteindre, cherche à faire mieux. De tels es-sais n’enlèvent pas à l’invention son caractère de nouveauté. Nous dirons

20 Ainsi, par exemple : « Il a été admis que l’inventeur d’un appareil pour le sciage et l’abattage du bois n’avait pas divulgué son invention, en essayant son appareil en présence de l’acquéreur éventuel du brevet et de fonctionnaires de l’administration forestière et d’homme de peine. Les personnes mises au contact de l’in-vention avaient été choisies en raison de de leurs fonctions , il s’agissait de personnes nécessaires à la dé-monstration envisagée (CA Dijon, 11 décembre 1936, Ann., 1936. 123). (…) N’ont pas été considérés comme des divulgations, des essais relatifs à une invention dès lors que cette invention a été communiquée uniquement aux personnes qui sont les agents nécessaires des expériences requises ; des patients et le médecin sont des agents nécessaires (...) (CA Paris, 26 octobre 1988, PIBD 1989, III, 71) », A. Chavanne, J.J. Burst, Droit de la propriété industrielle, Paris 1998, n°42, pp. 44 à 46.

21 Voir article L.611-13 b) CPI22 Article L.611-6 al. 1 CPI : « Le droit au titre de propriété industrielle mentionné à l’article L.611-1 appartient à

l’inventeur ou à son ayant cause ».

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même qu’il doivent être encouragés et protégés ; ainsi le veut l’intérêt de l’inventeur et plus encore, peut-être, l’intérêt de la société, qui, si les essais étaient prohibés, se trouverait exposée à donner sa protection en retour d’une création peut-être neuve et utile, mais souvent incomplète (…) »23.

On en vient, au travers de ces atténuations, à s’interroger sur la perti-nence du principe lui-même qui veut que la condition de secret s’appli-que aussi aux agissements du breveté. On comprend que la société ait un intérêt à ne récompenser que les inventions nouvelles et que leur secret au moment du dépôt de la demande d’enregistrement soit le moyen de s’assurer de leur nouveauté. On pourrait cependant imaginer que l’inven-teur soit admis à breveter sa connaissance alors même qu’il l’a diffusée pendant un temps (à supposer que dans un tel système on choisisse de récompenser le « véritable inventeur » et non le déposant le plus rapi-de). On pourrait même supposer cela favorable aux intérêts de la société puisque la connaissance pourrait devenir circulante sans attendre l’épui-sement des délais inévitables de réflexion, de préparation et de réalisation de la procédure de dépôt. C’est cependant sans compter avec l’intérêt des tiers et notamment des concurrents qui seraient dans l’expectative, dans l’impossibilité de savoir si l’inventeur se décidera – et quand – à breveter. Ce serait placer l’inventeur dans une situation de monopole de fait par le risque même du monopole de droit auquel il pourrait prétendre à tout moment. Il est donc satisfaisant d’exiger que l’inventeur ait gardé son in-vention secrète et de considérer que s’il choisit de la divulguer, c’est qu’il entend l’abandonner au public et à ses concurrents.

Le secret agite les imaginations et la convoitise et le législateur a du pré-voir l’hypothèse du « secret volé », celle de la divulgation frauduleuse, car contraire à la volonté de l’inventeur et imposée à lui par force ou par mali-ce. Ainsi, la divulgation de l’invention n’est pas prise en compte lorsqu’elle résulte « d’un abus évident à l’égard de l’inventeur ou de son prédécesseur en droit »24 ; encore faut-il que la divulgation abusive ait lieu dans les six

23 Étienne Blanc, Traité de la contrefaçon en tous genres et de sa poursuite en justice, Paris, 1855, pp. 471 et 472.24 « Or, s’il est bien une chose qui n’est pas évidente, c’est la notion d’évidence, transformée du moins en concept

juridique. Un auteur comme M. Pedrazzini a même fait valoir que les deux notions d’évidence et d’abus étaient normatives ou, si l’on préfère, participaient d’un jugement de valeur. En vérité, le maniement de ce deux concepts n’est pas, malgré ce, d’une difficulté redoutable. Ils ne sont ni l’un ni l’autre étrangers à l’univers du juriste français. Dans le contexte, le mot abus renvoie essentiellement à l’idée de faute. Le mot évident évoque cette “ évidence ” dont on a dit que la juridiction des référés était le juge, une situation dans laquelle le fait évoqué n’est pas sérieusement contestable, où la contestation éventuelle ne peut pas résister à l’examen sans recherche approfondies », Jean foyer, Michel Vivant, Droit des brevets, Paris 1990, p.149.

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mois précédant la date de dépôt de la demande de brevet (article L.611-13 CPI). Comprenons que le « rachat » de la levée abusive du secret n’est ad-mis que si l’inventeur dépose une demande de brevet dans les six mois de la divulgation frauduleuse. Cette disposition est assez subtile en ce qu’elle concilie au mieux l’intérêt général et l’intérêt particulier. L’inventeur pour-ra breveter, mais il doit le faire rapidement ; il n’aurait pas été souhaitable qu’il ne puisse pas breveter du fait d’agissements qui ne lui sont pas impu-tables25 ou – excès inverse – qu’il puisse breveter au moment de son choix ; ce qui, là encore, l’aurait placé dans une situation de monopole de fait en raison de l’éventualité d’un monopole de droit à venir26.

L’une des ambitions principales du droit des brevets étant de favoriser tout à la fois l’émergence du savoir technique et sa circulation, on aurait pu imaginer une ardeur constante des législateurs successifs pour combattre le secret des inventions sous toutes ses formes. Non seulement il n’en est rien, mais encore le secret est-il encouragé voire même protégé ; du moins jusqu’au dépôt de la demande d’enregistrement du brevet. C’est qu’à bien y regarder, le maintien initial d’un secret tout à la fois ferme et tempéré, favorise et garanti – le moment venu – la diffusion d’une connaissance aboutie et nouvelle. En associant divulgation et récompense par la pro-

25 Quoique cela ait été suggéré sous l’empire de la législation ancienne : « Si un inventeur, au lieu de se faire bre-veter, préfère une exploitation clandestine et que, pendant le cours de cette exploitation, son secret soit frau-duleusement divulgué, il ne peut plus dès lors être breveté, et si le brevet a été pris postérieurement à cette divulgation, il est radicalement nul. L’inventeur ne peut s’en prendre qu’à lui d’avoir préféré la clandestinité de sa fabrication à la protection légale. Il n’a pas voulu livrer son secret à la société, en échange de la protection qu’elle lui promettait, la société ne lui doit rien, et sa découverte est tombée dans le domaine public », Étienne Blanc, ibid., Paris 1855, p. 474.

26 Ajoutons que le législateur offre des garanties de maintien du secret, fournissant ainsi à l’inventeur des moyens pour maintenir son invention secrète jusqu’à la date de dépôt de la demande d’enregistrement. La principale mesure répressive (et donc dissuasive) consiste en la criminalisation de la divulgation d’un secret de fabrique ; étant entendu qu’un tel secret suppose des « (…) moyens de fabrication qui ne sont pas à l’usage de tous, et qui, pour ce motif d’ailleurs, représentent une valeur marchande » (P. Roubier, Droit de la propriété industrielle, T2, Paris 1954, p. 370). La limite de ce texte réside dans son champ d’application, qui ne couvre que les agissements faits dans cadre d’une entreprise par un salarié (Article L.621-1 CPI : « Les peines frappant la violation des secrets de fabrique sont prévues à l’article L. 152-7 du code du travail ci-après reproduit : art. L.152-7 – Le fait, par tout directeur ou salarié d’une entreprise où il est employé, de révéler ou de tenter de révéler un secret de fabrique est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Le tri-bunal peut également prononcer, à titre complémentaire, pour une durée de cinq ans au plus, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille prévus par l’article 131-6 du code pénal »). On peut ajouter qu’au delà du terrain pénal, les règles de la responsabilité civile permettent tout à la fois la réparation des agissements fautifs et dommageables et – par une certaine prévision qu’elles offrent – un effet dissuasif bien réel à l’égard de quiconque voudrait diffuser la connaissance maintenue secrète.

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priété (sans sous-estimer la valeur symboliquement honorifique du titre délivré), le droit des brevets offre une illustration exemplaire de l’usage qui peut être fait du secret… pour finalement promouvoir et diffuser la connaissance.

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Science de la conception et créativité : expliquer l’inexplicable

Joëlle Forest et Michel Faucheux

IntroductionLa création a toujours été, dans notre tradition culturelle, associée au

mystère et à l’inexplicable. On peut même avancer que, par delà un réduc-tionnisme scientiste naïf, le schème de l’inexplicable, via les thématiques de l’incomplétude, de l’indétermination, voire la notion même de modèle, lorsqu’elle se substitue à l’idée de théorie, affecte désormais les sciences elles-mêmes, à commencer par la physique.

S’il a été salutaire d’abandonner un modèle étroit d’une raison qui aurait réponse à tout et servirait à empiler les connaissances jusqu’à l’ex-tinction finale de tout inconnu, ne peut-on néanmoins affiner notre des-cription de la rationalité et tenter de cerner plus avant le processus de création, trop souvent rangé du côté de la non-raison, de l’intuition, de l’inexplicable, pour tout dire et sa relation à la science ?

Ne peut-on définir et modéliser ce qui apparaît comme l’essence de la création, c’est-à-dire la créativité, et se demander si celle-ci n’est pas à l’œuvre dans la science elle-même ? Plus précisément, comment les scien-ces de l’artificiel peuvent-elles intégrer la question de l’inexplicable et renouveler la question plus générale de la créativité ? Ou si l’on préfère, comment dépasser la métaphysique pour repenser la science, en l’articu-lant à un paradigme différent de la rationalité ?

La Création et l’inexplicableIl y a de l’indicible dans la création qui dans la tradition métaphysi-

que occidentale est de l’ordre du transcendant. Dieu lui-même ne se mon-tre que de dos car la vérité est de l’ordre de la révélation. Comme l’écrit

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Joëlle ForeSt et Michel FauCHeux, 2007

A. Abecassis, « YHWH ne montre que son dos » est écrit dans la Torah, comme si l’homme ou le prophète était condamné à courir après YHWH et à n’apercevoir que les traces de son passage. » (Abecassis, 1976)

La création ne se raconte qu’à travers le détour de la parabole et du mythe. La création ne s’approche qu’à travers un message de type sym-bolique. Nous sommes les héritiers d’un message métaphysique de l’écart et de la trace (où se loge l’indicible, le mystère) qui détermine l’expérience du sens et influence les théories de l’art et la littérature. « Là où nous lisons vraiment, là où l’expérience doit être celle du sens, nous faisons comme si le texte incarnait une présence réelle d’un être signifiant. Cette présence réelle, comme dans une icône, comme dans la métaphore réalisée du pain et du vin consacrés, est finalement irréductible à toute articulation formel-le, à toute déconstruction analytique, à toute paraphrase. » (Steiner, 1988).

De fait, l’art s’est posé la question de son rapport au réel et a fait l’expé-rience de cette ligne de faille qui le sépare d’une présence tout en la raccro-chant à elle, ce qui n’est pas surprenant car dans la tradition occidentale il prend en charge la question métaphysique de l’altérité et du rapport au réel. L’art, la littérature sont de l’ordre de la traque : ils traquent le sens, la forme, le mot essaient de dire le monde en un jeu subtil de fuite et de sai-sie. Ils sont une création inspirés par la Création première, Verbe, Logos.

Il faut cependant aller plus loin dans l’analyse : nous sommes les hé-ritiers d’une révolution de l’esprit qui rompt le contrat qui liait sous la forme de la trace ou du voilement le mot et la chose, la pensée et le réel, le logos et le monde.

Comme l’écrit G. Steiner, « ma conviction profonde est que ce contrat est rompu pour la première fois de manière fondamentale et conséquente dans la culture et dans la conscience spéculative de l’Europe, de l’Europe centrale et de la Russie, pendant les décennies qui vont des années 1870 aux années 1930. C’est cette rupture de l’alliance entre mot et monde qui constitue une des très rares révolutions authentiques de l’esprit dans l’his-toire de l’Occident et qui définit la modernité elle-même. » (Steiner, 1991).

Mallarmé énonce pour la première fois un divorce entre le langage et le référent, Rimbaud déconstruit le sujet : « Je est un autre ». Le jeu de la mimesis qui était celui traditionnel de la pensée est définitivement rompu. L’Alliance entre l’homme et Dieu, le langage et le monde est brisée.

Ainsi s’ouvre une sémantique de l’absence qui vient radicalement se substituer à la sémantique de l’altérité qui la précédait et résume le forma-lisme artistique du XXe siècle. L’art cesse peu à peu de se vouloir création

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inspirée par la Création première, dissoute désormais dans une irréducti-ble absence.

Conception et inexplicableCette sémantique de l’absence affecte la science du XXe siècle elle-même

qui progresse désormais sur fond d’indétermination et d’inexplicabilité. « Regardez les sciences mathématiques et naturelles. Elles aussi se fondent sur cette distinction. La physique subatomique, la cosmologie des trous noirs, peuvent progresser en dépit de, ou plutôt dans les jeux de lumière du principe de l’indétermination et du fait que nos observations «dissol-vent» les phénomènes observés. Les mathématiques et la logique mathé-matique peuvent s’accommoder de leurs jeux purs et élégants, même si elles savent, depuis Gödel, qu’on ne peut jamais démontrer qu’un système axiomatique est pleinement cohérent à l’intérieur même de ses propres règles et postulats» (Steiner, 1991).

Plus largement, à un niveau plus épistémologique, la science se pense désormais plus comme modélisation que comme théorie (c’est-à-dire au sens étymologique :contemplation des phénomènes, voire d’une présen-ce fût-elle reculée dans une altérité.). La modélisation postule une fugiti-vité du réel, un manque irréductible que ne pourront jamais rattraper les constructions de l’esprit.

Précisément, l’ère contemporaine de l’épilogue (selon l’expression de G. Steiner), de l’après-Logos est celle des constructions de l’esprit qui im-posent leur ordre au monde, voire imposent leur monde lui-même. Dans la pensée contemporaine, pour le dire autrement, la construction la fabri-cation, la conception se substitue à la création.

Comme l’a déjà montré M. Heidegger, la modernité s’annonce lors-que le monde n’est plus créé mais « image conçue » (Heidegger, 1962). Et « l’époque des conceptions du monde » où l’homme conçoit le monde dans lequel il vit ou imagine de vivre (plutôt que d’hériter d’un monde créé qui le précède) relève d’une ère plus large dans laquelle nous nous trouvons toujours qui est celle de la conception.

De fait, l’ingénierie, la conception d’artefacts est le vecteur de « l’épo-que des conceptions du monde » qu’elle a précisément pour fonction d’aider à concevoir et le paradigme de l’ère où nous nous mouvons. Cette remarque devrait permettre en outre de repenser notre façon de catégori-ser l’histoire en la divisant en périodes. On peut avancer l’hypothèse que la relation technique de l’homme au monde, qu’il en hérite ou le conçoive

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à travers la conception d’artefacts, peut permettre de distinguer les princi-pales époques de l’Histoire. La technique est l’élément d’une archéologie de l’Histoire. Ce changement de paradigme s’il est métaphysique, l’hom-me étant allé au bout de la dissolution de Dieu, est aussi épistémologique. Notre monde est gouverné par une logique d’ingénieur et non plus par une logique de Créateur.

Cette logique paradigmatique d’ingénieur pose, on le verra, la ques-tion de la relation de l’homme à sa technique.

On peut avancer, en effet, que la coupure réel/logos, homme/parole prend aussi appui sur la révolution de la technique qui lui est contempo-raine. À la faveur de la révolution industrielle, celle-ci, dès lors qu’elle vise à la puissance, vient en rupture avec l’homme dont elle n’est plus le sim-ple prolongement. La rupture des mots et des choses est aussi une rupture de la technique, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où le langage est élément de la technique et où la technique engage le langage pour se dire, se penser, s’imposer, se fabriquer.

L’ère de l’épilogue ouvre l’époque de la conception tandis que celle du logos fut l’époque de la Création. Elle impose en tous les cas, d’abord, un modèle d’appréhension du monde qui est celui de la construction, de la conception artificialiste, d’où n’est pas absente la créativité, l’expression créatrice s’étant désormais substitué à l’acte créateur, tout comme le ra-tionnel à l’inexplicable et le devenir à l’intemporalité.

À l’ère de la conception, nous sommes en effet entrés dans une histo-ricité où l’individu conçoit son destin, c’est-à-dire aussi une époque du devenir et du processus qui affecte notre conception rationnelle du monde (politique, mais aussi technique et scientifique).

L’époque de la conception (Faucheux, 2001) a succédé à celle de la créa-tion, ce qui oblige à donner un statut paradigmatique (et non pas seule-ment explicatif et descriptif) à l’artificialisme tout comme à redessiner et décrire à nouveau la cartographie de nos savoirs et de leur métaphysique.

L’une des voies serait de sortir de la métaphysique, au sens que Hei-degger donnait à cette expression, et à sortir de l’opposition création/conception pour abandonner le jeu abstrait des catégories et penser en termes de processus. En quoi, par exemple, le processus de créativité tra-vaille-t-il celui de conception ?

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Conception et processus de créativitéLes travaux récents sur la conception montrent qu’il est impossible de

dissocier une théorie de la conception d’une théorie de la créativité.En effet, parce que la capacité à concevoir de nouveaux produits peut

être une source d’avantages compétitifs pour l’entreprise et la genèse d’idées une étape du processus d’innovation : « all designing is iterative, using creativity and compromise to move from a field of possibilities to one unique solution » (Roy, Wield, 1986), la conception réactualise la question de la créativité (Micaelli, Forest, 2003)1.

Un rapide survey de la littérature consacrée à la conception conduit rapidement à constater qu’il n’existe pas une définition unique de la créa-tivité. S’appuyant sur les définitions de J. Heap « creativity is the synthesis of new ideas and concepts by the radical restructuring and re-association of exis-ting ones whereas innovation is the implementation of the result of creativity » (Heap,1989) et celle de D. Gurteen « creativity as the generation of ideas » (Gurteen, 1998), R. McAdam and J. McClelland, proposent par exemple de définir la créativité comme l’étape de génération d’idée qui serait l’étape amont du processus d’innovation (McAdam, McClelland, 2002), V. Krys-sanov , H. Tamaki et S. Kitamura la définisse quant à eux comme « a cogni-tive process that generates solutions to a task, which are novel or unconventionnal and satisfy certain requirements » (Kryssanov , Tamaki, Kitamura, 2001).

Au delà de cette diversité on peut néanmoins constater que la créativité n’est plus considérée en termes de résultat mais en termes de processus. Ce glissement peut sembler trivial pourtant il n’en est rien car, accepter de considérer la créativité comme un processus conduit :

- à rejeter l’idée d’une action qui ne part pas de rien (Joas, 99), qui serait impulsive, ou résulterait d’aptitudes exceptionnelles, propres aux rares génies capables d’imaginer la totalité du monde de façon intuitive, sans suivre aucun des canons de la raison2.

- à souligner le rôle et la place de l’intention. L’artificialiste met effecti-vement en avant l’intention du concepteur qui édicte les premières pres-criptions stratégiques qui initieront la transition, puis celles des concep-

1 Dans Artificialisme : introduction à une théorie de la conception, nous avons souligné que l’une des particu-larités de l’action du concepteur est sa créativité ce qui met en exergue l’ambiguïté des lois d’évolution des artefacts.

2 L’histoire de la recherche sur la créativité permet en effet de constater que le concept de génie associé chez les grecs à un pouvoir mystique (Platon fait référence aux muses comme source d’inspiration) a perduré jusqu’au 18è siècle, siècle qui le sort enfin de sa connotation surnaturelle tout en le présentant comme venant de nulle part et étant ce faisant exempt de tout projet de formation (Albert, Runco, 2005 :22).

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teurs dépendants, qui manifestent toutefois leur créativité et orientent de ce fait le processus. L’Artificialiste privilégie donc une vision téléologique et proactive de la dynamique technique. La brutalité d’une transition dé-pend non d’une cause première structurelle, mais intentionnelle, comme l’a montré le prodigieux développement des innovations durant la secon-de guerre mondiale (Micaelli, Forest, 2003).

- à intégrer le temps et, ce faisant, passer au paradigme de la tempora-lité.

Si considérer la créativité en termes de processus est une condition nécessaire à l’élaboration d’une théorie de la créativité, elle est non suf-fisante. Encore faut-il éviter de tomber dans le travers des conceptions instrumentales de la créativité (représentées notamment par De Bono et Osborn) qui ne s’intéressent pas à la théorie mais sont essentiellement cen-trées sur la pratique.

Parmi les travaux qui cherchent à rendre compte de la créativité, attar-dons nous quelques instants sur ceux de R. Lester et M. Piore d’une part et ceux d’A. Hatchuel et B. Weil de l’autre.

R. Lester et M. Piore ont en effet mis en exergue le fait que l’innovation est le résultat de deux processus à la fois complémentaires et en gran-de partie antinomiques, à savoir : un processus analytique qui relève de la résolution de problème et un processus interprétatif qui relève de la créativité3. Ils ont constaté lors de leurs entretiens que si les ingénieurs, managers ou designers abordaient volontiers le processus analytique ils s’attardaient fort peu sur le second restant relativement évasif, ce qui on le conçoit aisément pose problème dès lors que l’on se situe en termes de formation : comment enseigner la créativité en effet si celle ci fait figure de boite noire ?

Les auteurs ont donc cherché à aller plus loin et ont modélisé le proces-sus interprétatif comme le processus qui engage des conversations, crée des espaces d’interprétation à même de faire émerger des possibles4.

De leur coté A. Hatchuel et B. Weil affirment que la créativité est in-telligible pour peu que l’on considère une théorie de la conception, en l’occurrence la théorie C-K, où C représente l’espace des concepts et K

3 Les auteurs soulignent les risques pour une entreprise mais aussi pour une nation qu’il y aurait à se focaliser sur le seul processus analytique ce qui les conduit à affirmer qu’il est nécessaire qu’existent des politiques publiques qui protègent les espaces interprétatifs. À noter que l’on rejoint ce faisant le débat sur la recherche publique.

4 Ces espaces d’interprétations allant de pair avec un espace de confiance, on perçoit dores et déjà la difficulté à les susciter et les préserver dans un contexte où l’intelligence économique est le maître mot.

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celui des connaissances Hatchuel, Weil, 2002). Ils appellent « capacité d’expansion5 » cette aptitude du processus de conception à générer du nouveau via un raisonnement qui débute par une disjonction K-C qui fait naître un concept et s’achève par une conjonction C-K qui transforme un concept en connaissance6. Partant de là, la théorie de la conception C-K permet de distinguer deux formes extrêmes d’innovation : les innovations conceptuelles (une grande expansion conceptuelle sans grande expansion de connaissances) et les innovations faussement applicatives (une grande expansion de connaissance sans grande expansion conceptuelles)7, ce qui renforce le point de vue de V. Kryssanov, H. Tamaki et S. Kitamura qui af-firmaient qu’une « théorie de la créativité c’est une théorie de la transfor-mation de l’espace des concepts » (Kryssanov, Tamaki, Kitamura, 2001).

Ces travaux on le perçoit aisément refusent catégoriquement de consi-dérer la créativité comme appartenant au domaine de l’inexplicable. Pour autant, il nous semble important de souligner que, bien que renvoyant selon nous à deux moments distincts de créativité, tous deux introduisent une rupture par rapport au précédent paradigme, rupture fondée sur la métaphore cosmologique8.

Penser la créativité De ce qui précède, il ressort que, si le moment et la brutalité de l’inno-

vation dépendent de l’intention du concepteur, sa forme et son ampleur dépendent, quant à elles, de la créativité dudit concepteur, créativité dont le résultat demeure impensable a priori (Zreik, 95). Que le lecteur ne se méprenne pas sur le sens de notre propos. Affirmer que la créativité est un processus qui peut être modélisé ne signifie aucunement que l’on puisse

5 L’expansion est une notion K-relative c’est à dire fonction des connaissances d’un concepteur, voire d’une en-treprise.

6 La théorie C-K postule ainsi que, sans connaissance, il n’y a pas d’expansion de concepts possible et que, sans concepts, nous sommes condamnés à explorer indéfiniment des objets dont la définition ne change jamais.

7 Armand. Hatchuel porte un regard critique sur la notion de créativité, qui parce qu’elle a souvent été considé-rée du point de vue des innovations conceptuelles a été associée à l’inexplicable et à la figure emblématique de l’inventeur de génie, et quand elle a été présentée comme une application logique de la science disparait. Selon lui, « ces deux dérives expliquent les difficultés récurrentes des théoriciens de la créativité, ou plutôt la faiblesse théorique de cette notion. Soit on identifie la créativité au premier cas et on néglige l’expansion des connaissances, soit on l’identifie au second et on croit qu’elle n’a pas vraiment d’intérêt.» (Hatchuel, 2002).

8 En effet, la théorie C-K est un cadre théorique intéressant pour les travaux qui portent sur l’innovation et les connaissances en ce qu’elle permet de comprendre comment émergent des connaissances et comment ces connaissances vont en retour conditionner le développement nouveaux produits. En d’autres termes elle ne se contente pas de poser l’existence d’externalités de connaissances pour expliquer la relation innovation croissance et de discuter leur mode de diffusion, et d’absorption.

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en prédire le résultat final. La créativité conçue dans une logique de pro-cessus devient moins un signe d’inexplicable qu’un élément dynamique, un facteur de turbulence et d’émergence.

Pour autant, il demeure néanmoins quelques lignes d’interrogation.La première tient à la capacité de ces modèles à intégrer la co-évolution,

de l’espace du problème et des solutions, caractéristique des problèmes de conception (Maher et al. 1996, Dorst, Cross, 2001).

La seconde concerne les fondements de la disjonction K-C. D’où provient-elle ? Est ce par conversation comme le suggèrent R. Lester et M. Piore, ce qui sous entendrait l’existence de mécanisme communs à ces différents moments quand bien même le moteur et les matériaux seraient distincts.

Enfin, ces modèles de la créativité issus de la conception, n’occultent-il pas, parce que, fondés sur la métaphore cosmologique d’un univers en expansion, de nécessaires moments (séquences) de réduction comme sem-blent l’indiquer V. Kryssanov, H. Tamaki et S. Kitamura qui affirment que « One of the designer’s most important function is, however to synthetize, to create new things » ( Kryssanov, Tamaki, Kitamura 2001)9.

Pour le dire autrement, une théorie du processus de créativité ne sup-pose t-elle pas de combiner à la fois l’expansion et la convergence, l’ordre et le désordre10 et, ce faisant, de passer de la métaphore cosmologique sans convergence à celle d’un big bang déclenchant l’expansion de l’univers qui mène à un big crunch où l’univers finit par se rassembler, se contracter sur lui-même moins pour disparaître que pour engendrer une nouvelle forme en rassemblant des formes éparses ou anciennes ?

Cette question est d’autant plus importante qu’elle fonde une épistémolo-gie de l’invention, entendons par là de ce que l’on conçoit et qui n’existe pas encore, ou ce que d’autres qualifient d’épistémologie de l’imprévisible. Ac-cepter l’idée selon laquelle la créativité n’est pas incompréhensible et mon-trer comment elle peut être comprise milite pour le développement d’une science de la conception voire une science des techniques et nous invite à repenser la notion même de synthèse à partir des travaux d’H. Simon.

En effet, selon H. Simon « Que l’on parle de « synthèse » ou « d’arti-fice » on est, dans les deux cas, dans le domaine de l’ingénierie. « Synthé-

9 The dynamics of the interaction of divergent and convergent thinking establishes the canonical dynamics of the creative process (V. Kryssanov, 2001)

10 Selon H. Simon les objets artificiels sont synthétisés par l’homme. La synthèse signifie, que l’artefact intègre des composants nombreux et hétérogènes. Le concepteur doit alors imaginer et réaliser un artefact cohérent, en recourant souvent à des solutions originales.

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tique » n’est-il pas souvent utilisé dans le sens plus large de « conçu » ou « composé » ? Nous parlons en général « d’ingénierie » lorsque nous consi-dérons les « synthèses » et plutôt de « sciences » lorsque nous considérons les « analyses ». Les objets artificiels conçus pour posséder a priori certai-nes propriétés constituent l’objectif central de l’activité et de l’expertise en ingénierie, l’ingénieur est concerné par la façon dont les objets devraient être, afin d’atteindre leurs buts et de fonctionner. » (Simon, 2004), ce qui le conduit à affirmer « les objets artificiels sont synthétisés par les être hu-mains » (Simon, 2004).

Si l’artifice, selon H. Simon, est une synthèse, si la conception est de l’ordre de la composition, du lien d’éléments composites, on peut se de-mander précisément si la dynamique du processus de créativité ne tient pas à une logique de la convergence.

La créativité, parce qu’elle combine, à la manière de certains modèles cos-mologiques, expansion et contraction, dissémination de concepts, ouvertu-re de formes et contraction, ne permet-elle pas la réduction à une forme qui synthétise des éléments épars, et, ce faisant, engendre de la nouveauté ?

On peut se demander si cette faculté de synthèse n’est pas à l’œuvre dans la mètis grecque, raison transverse et oblique, concentrant les oppo-sés, dévalorisée au profit d’une raison platonicienne qui tranche entre le réel et l’idée, l’être et le non-être et fonde, relayée par la raison classifica-toire cartésienne de notre savoir académique (Faucheux, Forest, 2007).

Elle est aussi sans doute à l’œuvre dans « la réduction en art », prati-quée au XVIe siècle qui vise à rassembler des questions dispersées, confu-ses et profuses, à les mettre en ordre, les éclaircir, dans un exposé bref et à diffuser par écrit le résultat de ce travail, afin de donner à tout un chacun le moyen d’atteindre le meilleur en facilitant ses choix. »11 (Vérin, 2002).

Elle n’est pas étrangère, enfin, à la tentative contemporaine de prati-quer une rationalité complexe qui lie les concepts opposés et tisse un ré-seau de sens.

11 H. Vérin, « Généalogie de la réduction en art : aux sources de la rationalité moderne » in Colloque de Cerisy, Les nouvelles raisons du savoir, Éditions de l’Aube, 2002, p.30

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L’ère de la conceptionLa cosmologie nous a appris que l’univers, issu du Big Bang est emporté

dans l’expansion d’un devenir (d’où la métaphore de l’expansion utilisée par A. Hatchuel). L’artificialisme postule le devenir de l’artefact engagé dans la dynamique d’un processus de conception. Ce changement de pa-radigme déplace nos catégories de compréhension. Plutôt que constater le hiatus entre création et objet créé et d’identifier celui-ci à un inexplicable, il s’agit désormais d’accompagner rationnellement le processus, de l’iden-tifier en tant que tel, d’en décrire le mouvement et les étapes, de penser l’émergence de techniques qui, elles-mêmes, comme si elles se modelaient sur ce nouveau paradigme, engagent le mouvement et la vitesse. Bref, de substituer la créativité à la création.

En outre, le statut de l’artefact se trouve métaphysiquement déplacé. Conçu plutôt que créé, produit d’un processus de conception, il est concep-tion lui-même, comme s’il était moins le résultat d’une activité rationnelle que traversé par le processus lui-même, élément et source de créativité.

Il y a un tournant de la pensée à cet égard que constitue dans les années 1940 l’invention de la cybernétique où prend sens et place l’artificialisme. Au XXe siècle sans doute à la faveur de la cybernétique qui alimente in-tellectuellement l’artificialisme, le statut de l’artefact et de la technique a changé.

L’artificialisme annonce l’irruption de l’objet dans la pensée, non com-me élément de réalité mais comme vecteur producteur de réalité. Nous appartenons à un monde où la place métaphysique de l’objet a profondé-ment changé. L’objet est conception lui-même de réalité. Le réel est dans la chose conçue.

L’artificialisme n’érige-t-il pas, en effet, l’artefact moins en objet de mo-délisation qu’en figure de réalité qui déplace, dépasse la coupure pensée/réel ? L’objet devient ainsi source, processus de réalité et non plus élément de réalité. Cette distinction prend tout son sens dans la réalité virtuelle produite par la technique par exemple.

L’artificialisme renouvelle la question du réalisme : si l’artefact produit aussi de la réalité, c’est toute la question de la relation entre conception et création qui se trouve déplacée et renouvelée l’antique question méta-physique où prend sens le dogme de l’inexplicable : « pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »

La question est donc désormais : comment décrire la conception d’un artefact qui nous conçoit déjà nous-mêmes, par lequel est déjà conçue,

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se conçoit la réalité ? Comment décrire la conception d’un objet à partir d’une logique d’engendrement et de processus, si désormais, « au lieu d’un homme qui se prend pour l’origine absolue du discours et de l’action sur les choses, mais en réalité coupé d’elles (…), ce sont les choses qui par-lent et agissent à travers nous comme d’autres systèmes bien que de façon différente et peut-être plus perfectionnée. » (Atlan, 1986).

ConclusionNe nous trompons pas sur l’enjeu de notre réflexion : il ne s’agit pas de

sortir de la métaphysique, au sens que Heidegger donnait à cette expres-sion. Il s’agit pour nous de renouer avec une forme de rationalité.

Penser la créativité à travers une logique de processus conduit à re-penser la question de l’art, de la littérature tout comme celle de la science elle-même (les sciences de l’artificiel en l’occurrence).

À bien des égards, nous sommes héritiers d’une représentation pla-tonicienne de la science qui se définit par la mesure, l’éternité de l’être et l’immuabilité de la loi et congédie hors du champ de la rationalité scienti-fique, le mouvement, le processus, l’émergence, l’imprévu, la créativité.

Cette intelligence refoulée par l’histoire, hors du champ de reconnais-sance institutionnelle de l’Université, les Grecs la nommèrent mètis. Il s’agit pour nous, de la réinscrire au grand jour à travers une réflexion sur la manière dont les sciences de l’artificiel peuvent prendre en compte la problématique métaphysique et artistique de l’inexplicable. Il s’agit pour nous de nous interroger sur ce que pourrait être une science de l’ingé-nieux, de l’ingenium (et non pas seulement de l’ingénieur), bâtisseuse de questions transversales, de « cohérences aventureuses » selon l’expression de R. Caillois et ouverte à l’imprévu. En nous interrogeant sur la possibi-lité rationnelle de définir, voire de modéliser la créativité, nous défendons la possibilité d’édifier une « science créative » (et non pas créatrice, mais mettant en jeu la créativité), dont nous sommes persuadés qu’elle est né-cessaire à la formation des ingénieurs, trop exclusivement héritière d’une formation académique, platonicienne, jouant sur la compartimentation disciplinaire et l’opposition des savoirs.

L’enjeu est épistémologique : il s’agit de réévaluer le paradigme d’une rationalité qui trouve toute sa place dans la littérature comme dans les sciences de l’artificiel. L’enjeu est pédagogique : quelle tâche, plus néces-saire, en effet, que de former des ingénieurs qui sachent se dépouiller des oripeaux de l’expertise qui les pousse à recourir à des solutions apprises,

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toutes faites, pour prendre en compte les enjeux globaux, transversaux, inédits, de ce réel mouvant, émergent, qui est devenu le nôtre.

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Évaluateurs et créatifs, deux tribus en guerre ?Jean-Pierre Micaëlli

il ne fait aucun doute que l’évaluation de performance (pour résu-mer : l’évaluation) est une activité qui gagne en importance. De nos jours, elle concerne des domaines aussi variés que l’éducation,

son champ d’origine (Tyler, 1947), la gestion d’entreprise, la déontologie, l’éthique, la politique publique, etc. Ainsi, comme le mentionne sur son site internet la Société Française d’Évaluation (2007), évaluer une telle poli-tique revient à « […] juger de [son…] effet au regard de critères préalable-ment explicités et sur la base d’informations rassemblées et analysées à cet effet. L’évaluation doit permettre la compréhension d’ensemble de la poli-tique étudiée, l’appréciation globale de ses effets et du degré d’atteinte de ses objectifs et enfin la pertinence et l’efficacité des ressources mobilisées pour sa mise en œuvre. Les conditions dans lesquelles se réalise l’évalua-tion doivent permettre de répondre à la double exigence d’une expertise indépendante, à savoir : un regard extérieur porté sur la politique évaluée, une prise en compte équitable des points de vue de ses décideurs ».

L’exigence qu’il y a, dans une démocratie moderne, à évaluer les effets de décisions politiques explique pourquoi est parfois porté sur l’évalua-tion un jugement favorable. Elle apparaîtrait même à certains à ce point légitime que s’y « […] dérober […] est une attitude suspecte, qui dissimu-lerait un pacte inavouable avec l’obscurantisme ou l’intention coupable de protéger un secret sur la médiocrité, éventuellement sur la fraude » (Déjours, 1997:9). L’évaluation aurait acquis une importance telle qu’elle se trouverait être le passage obligé pour qui entend rendre compte de ses actes à l’égard d’autrui (Heilbrunn, 2004:9), qu’il soit citoyen, parlementai-re, usager, donateur, employeur, supérieur hiérarchique, client, financeur,

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actionnaire, etc. Pourtant, et c’est un paradoxe, reconnaître l’importance de l’évaluation (Jacot, Micaëlli, 2001:27) ne conduit pas à en admettre le caractère créatif. Malgré la difficulté qu’il y a à évaluer des choses aussi complexes que les effets d’une politique nationale, la diversité des cas dans lesquels l’évaluation est menée, la variété des acteurs et des outils qu’elle requiert, la variété de ses résultats, il est rare d’associer spontané-ment le qualificatif de “créative” au substantif “évaluation”. L’évaluation reste perçue comme une chose simple, triviale, sans intérêt théorique. Par un singulier renversement, de positive lorsqu’elle est associée aux activi-tés artistiques, culturelles, scientifiques ou techniques (Deforge, 1990:33 ; Joas, 1999:83 ; Bonnardel, 2006:13), l’acception du mot “créativité” devient négative lorsqu’elle concerne une activité pourtant socialement de plus en plus importante.

Faut-il pour autant croire que les évaluateurs et les créatifs formeraient deux tribus en guerre ? Nous voudrions montrer, dans ce court article, que le fait de changer notre regard sur l’évaluation permet de voir ce qui, en elle, est créatif. Pour ce faire, deux idées clefs seront exposées. La pre-mière est que loin de reposer sur une conduite réflexe, l’évaluation doit être pensée comme une activité. La seconde est que, pour mener à bien son activité, l’évaluateur doit mener une véritable conception évaluative, donc s’engager dans une activité créative par essence.

Au préalable, changer notre regard sur l’évaluationQuelle est la nature de l’évaluation ?Pour certains auteurs, dits naturalistes, il s’agit ni plus ni moins qu’une

conduite réflexe. Évaluer, c’est éprouver une émotion primaire et manifes-ter un comportement immédiat. En conséquence de quoi, pour évaluer, il n’est nul besoin d’avoir une pensée abstraite, d’utiliser ou de développer des outils : ressentir les choses en situation suffit.

D’autres auteurs, dits « traditionalistes » (Micaëlli, Forest, 2003:9), af-firment, quant à eux, qu’évaluer, c’est ressentir une émotion secondaire, c’est-à-dire un préjugement tacite (Dewey, 2004:13), acquis inconsciem-ment lors de la socialisation de l’individu, et dont le contenu reprend l’hé-ritage bénéfique de la tradition (Hayek, 1953:59). Là encore, l’évaluation ne requiert ni pensée abstraite, puisque ressentir les choses suffit, ni outil particulier, car la tradition bien inculquée et assimilée pourvoit à tout ce qui est nécessaire pour bien agir.

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Enfin, pour les auteurs « technocentriques » (Micaëlli, Fougè-res, 2007:25), évaluer, c’est réguler (Lorino, 1989:45 ; Bouquin, 1997:25). En conséquence de quoi, pour bien évaluer, il faut disposer d’un bon modèle comportemental du système évalué (ou cible), d’informations de qualité et de règles de régulation aussi véloces qu’effectives.

Ces trois approches, naturaliste, traditionaliste et technocentrique, nous empêchent de penser l’évaluation comme créative. Pour le naturalis-te, hormis une réponse adaptative nouvelle, produite aléatoirement com-me une mutation, on voit mal ce qui, chez l’évaluateur émotif, est créatif. Pour le traditionaliste, l’idée même de créativité est inconvenante. Ce qui importe pour bien agir, c’est de respecter la norme héritée de la tradition, non l’invention et la mise en œuvre de nouvelles choses supposées a priori comme dommageables (Joas, 1999:13 ; Hirschman, 1991:22). Pour l’auteur technocentrique, enfin, une véritable et bonne évaluation se traduit par le fait que la cible respecte la consigne. De ce fait, le focus n’est pas mis sur l’évaluateur à proprement dit, sur son aptitude à définir de nouveaux objectifs, d’imaginer de nouveaux systèmes d’information ou règles, mais sur la régulation en boucle fermée d’un système quelconque.

Vouloir identifier ce qui, dans l’évaluation, la rend créative, suppose donc de ne pas nous satisfaire de ces trois théories. Il convient de por-ter un nouveau regard sur elle. Pour cela, il est possible de l’envisager comme une conduite spécifiquement humaine, intelligente, de haut ni-veau, ce que les psychologues appellent, suite aux travaux pionniers de Lev Vygotski (1896-1934) : une « activité » (деятельность). L’hypothèse que nous posons alors sur l’évaluation est dite « anthropocentrique » (Micaëlli, Fougères, 2007:18). De la sorte, le nombre de théories évaluatives en lice passe de trois à quatre.

Aux origines de l’activitéLev Vygotski forgea le concept d’activité dans les années 1920, lors

d’une décennie reconnue aujourd’hui par les psychologues comme « pro-digieuse » (Moro, Schneuwly, 1997:1). Les psychologues d’alors cher-chaient à fonder leur science naissante en s’interrogeant sur son objet. Ce-lui-ci était-il le comportement, comme l’énonçait à la fin du dix-neuvième siècle la réflexologie de Pavlov (1849-1936) et, à sa suite, le comportemen-talisme (Vygotski, 1999:191) ? S’agissait-il au contraire d’un objet interne – l’émotion, la sensation, le percept (qualia), l’essence associée à ce percept,

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etc. – accessible de ce fait non par l’étude expérimentale d’un comporte-ment, mais par introspection ?

Pour Vygotski, les objectivistes et les subjectives posaient mal la ques-tion de l’objet de la psychologie. Ils partageaient une même approche de la réalité psychique, qui est celle du dualisme (Dennett, 1993:51). Or, à suivre le psychologue russe, cette posture était insatisfaisante. Pour l’exprimer en termes contemporains, le dualisme subjectiviste s’avérait incapable d’expliciter les fondements neurophysiologiques (Edelman, 2004:20) et évolutifs (Fodor, 2000:46) des fonctions cognitives à la base de condui-tes humaines supérieures. Le dualisme objectiviste, quant à lui, se trou-vait singulièrement démuni pour expliquer certaines manifestations de la conscience (Vygotski, 2003:68), comme les actes de langage, la création et l’utilisation d’outils, la compréhension d’œuvres d’art, le débat autour de valeurs sociales (Vygotski, 2005:298), etc., alors même que tous ces phé-nomènes caractérisent en première expérience les conduites humaines ju-gées supérieures.

Pour dépasser le dualisme, il fallait être capable d’intégrer les distinc-tions établies. Pour ce faire, Vygotski puisa dans son immense culture philosophique et psychologique (Newman, Holzman, 1993:5 ; Bronc-kart, 2002:37 ; Vergnaud, 2000:5). Il reprit notamment de Spinoza (1632-1677) deux idées clefs, à savoir le monisme (une dualité de phénomènes observables ne signifie pas une dualité d’essence ou de cause) (Vygots-ki, 2003:70), et l’hypothèse selon laquelle la pensée se manifeste sur un mode concret et se révèle par la pratique. Combinant le monisme spino-zien à d’autres théories, dont le marxisme, Vygotski émit l’hypothèse que l’objet de la psychologie ne pouvait se réduire à un atome cognitif : une règle réflexe, pour les objectivistes (si tel stimulus externe de telle intensité alors telle réponse, innée ou acquise) ou une qualia, pour les subjectivistes (Vygotski, 1999:248). Il s’agissait en fait d’un système, même si, bien sûr, il n’utilise pas ce terme qui a gagné en importante bien après son décès. « Les processus psychiques constituent une unité complexe, structurelle et fonctionnelle orientée vers une solution du problème posé. Ils sont coor-donnés, et au cours de l’activité, définis par l’instrument ; ils forment ainsi un nouveau complexe : l’acte instrumental » affirme-t-il (Vygotski, cité dans : Moro, Schneuwly, 1997:2).

Le concept vygostkien d’activité ne fut guère reconnu en son temps. Vygotski mourut à 38 ans de tuberculose. Sa position au sein de l’esta-blishment psychologique russe fut des plus ambigües. Son inspiration marxienne lui donna quelque importance (Newman, Holzman, 1993:6,

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Vergnaud, 2000:8), mais la mention incessante que son éclectisme poussa à faire aux psychologues occidentaux, de Freud (1856-1939) à Piaget (1896-1980), lui valut un ostracisme de presque un demi-siècle (Rivière, 1990:144 ; Newman, Holzman, 1993:10). Qui plus est, la diffusion de son œuvre dans les pays occidentaux fut tardive, puisqu’elle date des années 1960 (Rivière, 1990:25 ; Newman, Holzman, 1993:6 ; Theureau, 2006:79). Com-ble de malchance, elle s’appuya sur des traductions approximatives (Ver-gnaud, 2004:5) ! De la sorte, les psychologues pragmatistes de la deuxième génération (Dewey, 1989:251), les théoriciens institutionnalistes (Com-mons, 1989:105 ; Bazzoli, Dutraive, 2006:135), les premiers cognitivistes (Vergnaud, 2004:82 ; Tiberghien, 2002:76), les sociologues fonctionnalistes (Parsons, 1965:8), voire les fondateurs de l’ergonomie cognitive (Darse, Falzon, Munduteguy, 2004:195), ne purent bénéficier des heuristiques et apports vygotskiens. Et ce, selon les cas, malgré une proximité d’objet, de concept ou de méthode évidente (Newman, Holzman, 1993:10).

Évaluer, une activitéIl y a activité si au moins deux conditions sont remplies. Tout d’abord,

ce qui motive la conduite d’un individu (sujet) ou d’un collectif (« acting unit ») (Parsons, 1965:4), est un problème identifiable. De plus, pour abou-tir à une solution (Simon, 1997:139), cet acteur identifié manifeste une re-lativement longue séquence d’actes variés. Dans le cas spécifique de l’éva-luation, ajoutons qu’il s’agit là d’une activité professionnelle, réalisée par des communautés d’évaluateurs comme celles des auditeurs, des analys-tes, des contrôleurs de gestion, des concepteurs, des qualiticiens, des chif-freurs, des enseignants, etc. On comprend aisément que pour décrire ce qu’ils font, dire qu’ils éprouvent une émotion, qu’ils mettent en œuvre des préjugements tacites, comme nous le faisons en appliquant au quotidien des règles de civilité, ou qu’ils se contentent de mesurer un écart entre un objectif et un résultat (Jacot, 1990:64) ne suffit pas.

En synthétisant et en systématisant les propos de Vygotski, l’activité évaluative présente les traits, ou le paradigme, suivants.

L’activité est le fait d’un acteur central, l’évaluateur, qui produit des ré-sultats, dits évaluatifs, à destination d’acteurs périphériques : destinataires, prescripteurs, normalisateurs, etc. Connaissant ces résultats, on peut re-monter à son auteur. Ce qui constitue l’hypothèse d’agentivité. Cette agen-tivité est fonctionnelle. L’évaluation est une activité sociale, répondant à une fonction reconnue par une société donnée (Searle, 1999:121), qui est, se-

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lon nous, d’améliorer le contrôle d’un acte donné (Jacot, Micaëlli, 2001:28). Cet acte peut être une opération (la proportion de bonnes pièces faites par une machine, par exemple), une interaction (suivi pédagogique de l’élève par l’enseignant), ou une « transaction » (Commons, 1989:84) : achat ou vente, prêt, réglement, jugement, ordre hiérarchique, norme profession-nelle (« soft law ») (Chiappelo, Medjad, 2007:48), etc.

L’activité est située (Schütz, 1987:187 ; Céfaï, 1998:41 ; Theu-reau, 2006:115). Il n’est pas possible, pour la comprendre ou la modéliser, de dissocier l’acteur central, à savoir l’évaluateur, de son environnement externe. Celui-ci comprend des tiers visés par ses interactions ou transac-tions, ainsi que des objets visés par ses opérations. En ce sens, la démarche phénoménologique est utile pour guider notre compréhension de l’activité (Céfaï, 1998:41 ; Theureau, 2006:61). Toutefois, parce qu’elle se focalise sur les activités quotidiennes « non problématiques » (Dreyfus, 1990:109), fai-tes de façon routinière, elle peut s’avérer un « obstacle épistémologique » (Bachelard, 1954:55) lorsqu’il s’agit de saisir des activités problématiques comme l’évaluation.

L’activité est orientée. Elle a une finalité, un motif, une orientation, un objectif, une motivation (Léontieff, 1984:87), etc. Dans le cas de l’activité évaluative, ce motif est la résolution d’un problème fonctionnel, l’apport d’un service à un destinataire, qui se traduisent sous forme de contraintes, d’exigences fonctionnelles, etc.

L’activité lie dimension cognitive (le savoir et le croire (Walliser, 2000:7)) et dimension comportementale (le faire, le produire). De la sorte, forma-liser l’activité suppose de prendre en compte non seulement des modali-tés épistémiques (croire, savoir, etc.), mais aussi déontiques (devoir, pou-voir, etc.), pratiques (produire, utiliser, etc.) ou transactionnelles (imposer, négocier, etc.).

L’activité suppose un acteur capable de manifester une conduite non pas erratique et répétitive, mais méthodique (Rescher, 2005:2) et riche. Cel-le-ci comprend des actes nombreux et variés, réalisés selon des modalités elles aussi nombreuses et variées (routinières vs tâtonnantes, réactives vs anticipatives, etc.). Ces actes peuvent être anticipés et structurés temporel-lement, c’est-à-dire séquencés, et ce, sur une durée parfois longue. Du fait de cette durée, ils s’ajustent, dans le cours de l’activité professionnelle, aux transformations de la situation. Le fait de les réaliser permet à l’acteur de développer sa compétence.

L’activité est digressive. Le fait de la réaliser permet à l’acteur de se construire et de disposer d’une « expérience » (Peirce, 1940:261 ; Ja-

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mes, 1977:129 ; Dewey, 1989:28 ; Theureau, 2006:72) à partir de laquelle donner sens à ce qui est su, explorer des activités connexes et enrichir, en retour, l’activité initiale (Léontieff, 1984:89). Par exemple, en un siècle d’existence, le contrôle de gestion est passé d’une activité comptable et « d’intendance » (Gibert, 1998:15) d’estimation du coût direct à un do-maine large, tenant compte non seulement du coût, mais de la performan-ce globale de l’entreprise (Jacot, Micaëlli, 1996:18), prenant en compte la modélisation d’entreprise, le développement de systèmes d’information, l’analyse du cadre transactionnel dans lequel prend place le contrôle, etc. (Lorino, 1989:117 ; Mévellec, 1990:13 ; Bouquin, 1997).

L’activité est proactive. Certains actes de l’évaluation visent l’agencement global de la situation, notamment les actes d’organisation (Simon, 1997:40 ; Forest, 2006:40). La figure en illustre un, qui montre l’utilisation coopéra-tive d’un « espace proxémique de coopération » (Benchekroum, 2000:35) par un groupe d’évaluateurs chargés, dans le cadre d’une formation, de proposer des indicateurs de qualité associés au cursus suivi.

L’activité est instrumentée. Ou, ce qui est synonyme, dans l’évaluation prévaut une « situation d’activité instrumentée » (Rabardel, 1995:74), voi-re une « situation d’activité collective instrumentée » (Rabardel, 1995:75), comme le montre l’exemple de la photographie précédente. L’évaluation étant une activité complexe, les outils de l’évaluateur sont symboliques, logiciels (Simon, 1977:44), et ne se réduisent pas aux proto-outils ani-maux ou aux objets simples de notre vie quotidienne (Lorino, 1995:67 ; Moro, Schneuwly, 1997:3). Nous pouvons les réunir dans un même en-semble, appelé « système d’évaluation de la performance » (Micaëlli, Fo-rest, 2003:161). Celui-ci comprend tous les signes utiles pour permettre à l’évaluateur de situer ce qu’il fait, de façon locale ou générale, de codifier les procédures suivies, de définir et d’agencer les « évaluants » (Micaëlli,

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Forest, 2003:170), c’est-à-dire ses concepts évaluatifs (objectifs, indica-teurs, critères, etc.), imaginés, et de coupler l’ensemble avec des modèles de la cible, un système d’information (la comptabilité, par exemple) et des règles de métier grâce auxquelles le qualifier. Le système d’évaluation de la performance peut avoir différents usages, tels qu’aider une évaluation courante, faciliter les retours de pratique, former de futurs évaluateurs, spécifier des applications informatiques, justifier ce qui est fait auprès de tiers, etc.

Le fait que l’évaluation soit instrumentée par un outil symbolique est l’une des voies principales d’accès à la créativité évaluative. Une hypo-thèse peut être faite, qui est la suivante : parce qu’il ne dispose pas ins-tantanément et sans effort de l’outil évaluatif parfaitement adapté aux particularités de la situation courante, l’évaluateur devra en concevoir un, donc engager et mener à bien une activité reconnue comme créative par nature (Simon, 1997:121 ; Micaëlli, Forest 2003:84 ; Bonnardel, 2006:29). Il devra imaginer un système d’évaluation de la performance, proposer des concepts évaluatifs, expliciter ses fonctions, créer une architecture, déve-lopper des modules, valider par l’usage sa pertinence fonctionnelle, etc.

La créativité évaluativeAvant d’en détailler le contenu, il convient de noter que parler de créati-

vité d’évaluative ne relève aucunement d’une bien pauvre « métaphysique d’artiste » (Beaune, 1998:250). La créativité présenterait alors un caractère génial, ineffable, qui la rendrait rétive à toute observation, modélisation ou instrumentation (Fischer, Nakakoji, 1997:22 ; Joas, 1999:83 ; Lubart, 2003:5 ; Amabile, Barsade, Mueller, Staw, 2005:367 ; Bonnardel, 2006:18). En fait, pour ce qui nous concerne, la créativité dont il s’agit relève de ce que le technologue français Yves Deforge appelait la « créativité de produit ». Dans celle-ci « […] des concepteurs et/ou des producteurs appliquent des processus formalisés, sans affectivité » (Deforge, 1990:33). Ces processus peuvent être organisés (Perez-Freije, Enkel, 2007:15). Des méthodes utiles peuvent être identifiées et utilisées. Il peut s’agir de l’analyse morphologi-que, de TRIZ, des cartes cognitives (mind mapping), etc. (Perrin, 2001:63). De la sorte, la créativité évaluative peut être ordinaire, voire banale. Il s’agit d’une créativité démocratique, et non aristocratique.

Pour s’en tenir à une typologie didactique, la conception évaluative est créative en un triple sens, qui renvoie à un ensemble de conditions dont

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la conjonction permettrait de discriminer l’activité créative de celle qui ne l’est pas.

Le premier concerne l’énonciation du problème de la conception éva-luative. Ce sont les « contraintes prescrites » (Forest, 1999:60), qui, de par leurs caractéristiques, peut inciter l’évaluateur à s’engager dans un chemi-nement créatif. Ainsi, l’énonciation du problème est-elle ouverte ou non ? Comprend-elle de nombreuses variables interdépendantes ? Renvoie-t-el-le à des classes de solutions existantes ou non ? Y-a-t’il des contradictions majeures ? Etc. Ainsi, un problème d’évaluation de performance globale (Barraux, 1997:88), tenant compte de critères en termes de coût et de va-leur, de court terme et de long terme, etc., ouvre potentiellement la créati-vité de l’évaluateur.

Le deuxième sens est processuel (créativité de processus), la concep-tion évaluative étant supposée suivre un cheminement tortueux, du type de ceux peints ou dessinés par l’artiste expressionniste abstrait Terry Win-ters. De façon générale, l’activité créative « […] est confronté[e] à des obs-tacles inattendus : certains buts se révèlent inaccessibles ; d’autres encore sont accessibles, mais contestés par d’autres sujets agissants. Autant de circonstances dans lesquelles la façon d’agir habituelle entre en crise, et où les situations d’action doivent être déterminées à nouveau et autrement […] Chaque situation […] présente un horizon de possibilités pratiques, et c’est cet horizon qui, dans les moments de crise, doit être redéployé […] agir ne signifie pas poursuivre des fins clairement identifiées, ni ap-pliquer des normes établies, et la créativité ne consiste pas davantage à savoir écarter les obstacles rencontrés sur les voies prescrites […] la créa-tivité apparaît plutôt comme une ouverture à de nouvelles façons d’agir » (Joas, 1999:143).

Le troisième concerne l’artefact prototypé à l’issue de la conception évaluative. Il relève d’une créativité de résultat. Celle-ci prend différentes formes :

- d’abord productive. Sans conception du système d’évaluation de la performance, celui-ci ne peut exister. Supposer qu’existerait, dans les lim-bes, dans l’éther le plus pur ou à l’origine des temps, une idée de coût complet, une comptabilité par activité, un « tableau de bord équilibré » (Norton, Kaplan, 1992:87), etc., n’a tout simplement aucun sens. Pour re-prendre des termes dus à Thorstein Veblen (1857-1929), cette facette de la créativité évaluative résulte de « l’instinct producteur » (« workmanship instinct ») (Veblen, 1898 ; Commons, 1989:660) ;

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- ensuite originale. Le résultat de la conception évaluative courante peut être nouveau, imprévisible, original, avant-gardiste, contre-cultu-rel, et pourtant, au final, satisfaisant (Lubart, 2003:10 ; Amabile, Barsade, Mueller, Staw, 2005:367 ; Bonnardel, 2006:21). Voire préférable et de plus de valeur (Simon, Newell, Shaw, 1979:145) que ceux avec lesquels il entre en compétition. Ainsi, le concept « d’outil convivial » proposé par Ivan Illich (1926-2002) au début des années 1970 pouvait, du fait de son ca-ractère critique, paraître comme bien utopique (Illich, 1973:44). Pourtant, l’offre actuelle de logiciels à la fois orientés utilisateur et dédiés à un usage communautaire (Feenberg, 2004), les blogs par exemple, donne une réalité technique à un concept contre-culturel, qui, au final, ne s’est pas avéré si utopique que ça.

- variée, si l’artefact élargit la gamme des solutions possibles. Par exem-ple, on constate depuis un siècle une surabondance de méthodes d’es-timation des coûts. Voire, pour ne s’en tenir qu’à l’une d’entre elles, en vogue depuis la fin des années 1980, à savoir la comptabilité à base d’ac-tivité (ABC, Activity Based Cost), la diversité des architectures comptables proposées autour de cette configuration (Gosselin, Mévellec, 2003:92) ;

- fondatrice, s’il ouvre une « lignée technique » (Simondon, 2004:40) qui stabilise au cours du temps les familles de solutions habituelles pour l’évaluateur. Pour illustrer ce qu’est une lignée évaluative, il est possible de retracer la dynamique du concept évaluatif de productivité. Celui-ci est passé du stade originel d’évaluant défini en rapport au rendement agricole, à celui d’évaluant défini par rapport au rendement mécanique (productivité physique du travail, par exemple), puis à la fonction de pro-duction (productivité globale des facteurs). La productivité est devenue à ce point routinière qu’elle sert de référent pour conceptualiser l’efficacité (Jacot, Micaëlli, 1996:28 ; Knœdler, 1997:1018).

Pour résumer nos propos, la créativité évaluative se veut donc à la fois une créativité d’énonciation, de processus et de résultat. Même si cela est hors du champ de cet article, notons qu’une cinquième acception de la créativité évaluative pourrait être admise. Elle ne relève pas d’une créati-vité de conception, mais d’usage. L’évaluation est alors créative au sens où des outils évaluatifs standard peuvent être appropriés, voire détournés, par leurs utilisateurs, selon des modalités locales particulières (Bourgi-gnon, Mallerret, Nørreklit, 2002:8).

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ConclusionCe court article a voulu réconcilier deux tribus qu’on pourrait croire en

guerre, à savoir celle des évaluateurs et celles des créatifs. Pour trouver un terrain de conciliation possible, il faut d’abord changer notre point de vue sur l’évaluation. Celle-ci ne peut être réduite à un comportement émotif réflexe, à une activité routinière ou à une régulation en boucle fermée. L’évaluation doit être pensée comme une conduite humaine complexe, de haut niveau, comme une activité (Vygotski). En tant que telle, elle pré-sente différents attributs, dont l’un importe tout particulièrement. Pour mener à bien son activité, l’évaluateur doit non seulement utiliser un outil symbolique appelé système d’évaluation de la performance, mais aussi le concevoir. Or, il nous apparaît évident que la conception est créative par nature, si bien que, par transitivité, et pour autant qu’est admise l’absence de goulet entre l’activité principale (l’évaluation) et l’activité induite (la conception), l’évaluation l’est aussi. La créativité évaluative se veut donc à la fois une créativité d’énonciation du problème de conception, de pro-cessus et de résultat (production, originalité, variété, fertilité, etc.). Cette forme de créativité n’étant pas abordée avec des lorgnettes romantiques, il est admis qu’elle repose non seulement sur les qualités personnelles, mais aussi sur l’utilisation d’environnements propices, de méthodes ou d’outils, notamment collaboratifs, dédiés. Il appartient donc à celui qui entend instrumenter l’activité de l’évaluateur de ne pas s’en tenir à lui ap-porter et lui prescrire des normes, mais à le faire se penser comme créatif à part entière.

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Capital humain :

Partie IV

formationentretien etdéformation

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Deux révolutions des corps, 239-262

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Une révolution industrielle, deux révolutions des corps.Les effets contrastés de l’industrialisation sur les niveaux

de vie biologiques à Mulhouse et Belfort (1796-1940)

Laurent Heyberger

Introduction : la « nouvelle histoire anthropométrique »origines et débats

Beaucoup connaissent les travaux de l’équipe d’Emmanuel Le Roy Ladurie des années 1970, à l’époque ou « l’historien et l’ordinateur » étaient appelés à former un couple d’avenir. L’histoire de la « longue du-rée », quantitative et sérielle, autrement dit la cliométrie, tenait alors le de-vant de la scène. Après la reconstitution des grandes séries d’indices clas-siques de l’économie dans les années 19601, les années 1970 ont marqué un intérêt croissant pour les indices plus écologiques et alternatifs : c’est ainsi qu’il faut comprendre les premières études sur l’histoire du climat et sur l’anthropologie des conscrits2. Ainsi, aux années de l’industrialisation triomphante des Trente Glorieuses et à une approche quelque peu techno-

1 On pense notamment aux travaux de Jean Fourastié, de Jean-Claude Toutain ou de Jean Marczewski à l’ISEA (actuel ISMEA) qui constituèrent des séries longues sur les salaires, les prix et la consommation alimentaire des Français.

2 Pour l’anthropologie, voir E. Le Roy Ladurie, N. Bernageau, Y. Pasquet, « Le conscrit et l’ordinateur. Perspectives de recherche sur les archives militaires du XIXe siècle français », dans Studi Storici, 10, 1969, p. 260-308,E. Le Roy Ladurie, N. Bernageau, « Étude sur un contingent militaire (1868) : mobilité géographique, délinquance et stature, mise en rapport avec d’autres aspects de la situation des conscrits », dans Annales de démogra-phie historique, 1971, p. 311-337, version reproduite dans E. Le Roy Ladurie, Le Territoire de l’historien, Paris, 1973 ; J.-P. Aron, P. Dumont, E. Le Roy Ladurie, Anthropologie du conscrit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement de l’armée (1819-1826). Présentation cartographique, Paris, 1972 ; E. Le Roy Ladurie, A. Zysberg, « Anthropologie des conscrits français (1868-1887) », dans Ethnologie française, 9, 1979, p. 47-68 ; E. Le Roy Ladurie, M. Demonet, « Alphabétisation et stature : un tableau comparé », dans Annales Économies Sociétés Civilisations, 35, 1980, p. 1329-1332. Signalons enfin la thèse de Guy Soudjian (sous la direction de Le Roy Ladurie), La Population parisienne à la fin du Second-Empire d’après les archives du recrutement militaire, Paris I, 1978 qui sera prochainement publiée dans une version fortement remaniée par l’auteur.

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cratique, « scientiste »3 et optimiste de l’histoire économique et sociale suc-cède une période de questionnement et de doute sur la voie moderne de l’industrialisation, sur la société de consommation, mais aussi, dans le do-maine historique, sur la validité des indices retenus. Dans les années 1970, les problèmes écologiques commençaient à préoccuper le public, le club de Rome publiait son rapport Halte à la croissance alors que René Dumont représentait pour la première fois l’écologie politique à une élection pré-sidentielle. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les travaux de l’équipe de Ladurie sur le climat et l’anthropologie historique des Français.

Si l’étude pionnière sur le climat est actuellement remise à l’honneur en raison de l’attrait médiatique que la question suscite, réchauffement cli-matique oblige, l’autre versant de ces études, l’histoire anthropologique, ne rencontre pas le même succès. Pourtant cette partie du champ discipli-naire connaît un renouveau à tout le moins comparable à celui de l’histoire du climat4. De plus, l’histoire anthropologique, devenue depuis histoire anthropométrique, répond aux mêmes inquiétudes de la société actuelle, à savoir les conséquences humaines (et naturelles) de la révolution indus-trielle. Cependant, il faut bien admettre qu’en la matière l’histoire anthro-pométrique reste peu connue en France. Cela tient notamment au fait que l’histoire anthropologique n’a pas fait école dans ce pays.

3 Notons toutefois que dans le contexte postmoderne actuel, toute histoire quantitative est soupçonnée de scientisme, le mot tendant à devenir implicitement synonyme de naïveté et de simplisme dans le vieux débat opposant réalisme et idéalisme (Voir notamment Alain Desrosières, La Politique des grands nombres, Histoire de la raison statistique, Paris 1993 et 2002, passim et pour une (re)mise en question de nos propres travaux Jean-Luc Mayaud, « éditorial », Ruralia, 16-17, 2005, varia, [en ligne], mis en ligne le 19 juillet 2006. URL : http://ruralia.revues.org/document1065.html). L’adjectif devient bien sûr un qualificatif peu enviable, qui n’est pas d’ailleurs sans caricaturer les postures intellectuelles des historiens de la fin du XIXe siècle, parfois moins « scientistes » que l’on a bien voulu le dire (voir Antoine Prost, Douze Leçons sur l’histoire, Le Seuil, Paris, 1996, p. 64-66.)

4 Voir notamment J. Komlos (sous la direction de), Stature, Living Standards, and Economic Development. Essays in Anthropometric History, Chicago, 1994; du même auteur : The biological standard of living in Europe and America, 1700-1900: studies in anthropometric history, Aldershot, 1995; The biological standard of living on three continents, further explorations in anthropometric history, Boulder, 1995; « De l’importance de l’histoire anthropométrique », dans Annales de démographie historique, 1995, p. 211-223 ; « Shrinking in a Growing Eco-nomy? The Mystery of Physical Stature during the Industrial Revolution », dans Journal of Economic History, 58, 1998, p. 779-802; « Histoire anthropométrique: bilan de deux décennies de recherche », dans Cahiers de l’ISMEA, Économies et Sociétés, Série histoire économique quantitative, AF 29, 2003, p. 1-24 ; du même et de J. Baten : « Looking Backward and Looking Forward. Anthropometric Research and the Development of Social Science History », dans Social Science History, 28, 2, été 2004, p. 191-210; R. H. Steckel, « Strategic Ideas in the Rise of the New Anthropometric History and their Implications for Interdisciplinary Research », dans Journal of Economic History, 58, 1998, p. 804-821; du même auteur : The backbone of history, health and nutrition in the Western Hemisphere, Cambridge (USA), 2002; R. W. Fogel, The Escape from Hunger and Premature Death, 1700-2100. Europe, America and the Third World, Cambridge (USA), 2004. Signalons également la tenue des colloques internationaux Economics and Human Biology (depuis 2002), ainsi que la création de la revue épo-nyme principalement dédiée à l’histoire anthropométrique (2003).

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En revanche, elle s’est considérablement développée aux États-Unis d’Amérique, dans le monde anglo-saxon puis dans le monde entier depuis les années 1980. Au départ, ce sont les mêmes questionnements qu’évoqués précédemment pour le cas français qui invitent les chercheurs étatsuniens à se pencher sur la stature des humains durant la révolution industrielle. C’est donc davantage un air du temps commun que des contacts acadé-miques qui expliquent l’émergence contemporaine des préoccupations anthropologiques et anthropométriques en France et aux États-Unis à la fin des années 19705. Dans ce dernier pays, c’est le prix Nobel d’économie (1993) Robert Fogel qui a su comprendre tout l’intérêt que pouvait revêtir l’anthropométrie. Au tournant des années 1970-1980, alors que l’anthro-pométrie ne sera plus désormais que l’objet de quelques passages dans les thèses et écrits français6, l’histoire anthropométrique prend son envol outre-Atlantique.

Elle constitue depuis une branche de la New Economic History étatsu-nienne (Nouvelle Histoire Économique). Cette dernière constitue en quel-que sorte le point d’aboutissement et de non retour du processus d’éloi-gnement progressif entre histoire sociale et histoire économique, devenue histoire économétrique. Dans cette dernière, l’histoire est perçue à travers des modèles économétriques qui assèchent en quelque sorte l’histoire so-ciale : un grand nombre d’enjeux sociaux et culturels sont évacués des analyses de la New Economic History, car ils deviennent des « scories » non quantifiables.

Le type d’approche proposée par la New Economic History peut donc, dans une certaine mesure et à juste titre, faire l’objet de critiques d’autant

5 Voir notamment S. Engerman, « Personal Reflections on the 1982 Special Anthropometric Issue of Social Scien-ce History », dans Social Science History, 28, 2, été 2004, p. 345-349; ainsi que R. Floud, « The Origins of Anthro-pometric History… »; loc. cit., p. 337-343. C’est en effet le numéro special de Social Science History de 1982 qui marque la percée de l’histoire anthropométrique au sein de la communauté historienne anglo-saxonne. Les travaux fondateurs sont : R. H. Steckel, « Slave Height Profiles from Coastwise Manifests », dans Explorations in Economic History, 16, 1979, p. 363-380; J. Komlos, Nutrition and economic development in the eighteenth-cen-tury Habsburg monarchy. An anthropometric history, Princeton, 1989; R. Floud, A. Gregory, K. Wachter, Height, health and history. Nutritional status in the United Kingdom, 1750-1980, Cambridge, 1990, réimpression Cam-bridge, 2004. Pour une présentation critique de l’école française et de son absence de réelle postérité, voir R. H. Steckel, « Strategic Ideas… », loc. cit., p. 805, 809 et 817.

6 Voir par exemple A. Corbin, Archaïsme et modernité…, op. cit., p. 101-105 ; A. Armengaud, « chapitre II Le rôle de la démographie », dans Histoire économique et sociale de la France. Tome III : l’avènement de l’ère industrielle (1789-1880), vol. 1, dir. F. Braudel, E. Labrousse, Paris, 1976, p. 203-205 ; Y. Lequin, Les ouvriers de la régions lyonnaise (1848-1914). 1. La formation de la classe ouvrière régionale, Lyon, 1977, p. 434-437 et t. 2. Les intérêts de classe et la république, Lyon, 1977, p. 1-3 et 42-43 ; P. Guillaume, Histoire sociale de la France au XXe siècle, Paris, 1993, p. 52 ; J.-M. Boehler, Une Société rurale en milieu rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648-1789), t. 2, 19952, p. 1777-1780 ; P. Boulanger, Géographie historique de la conscription et des conscrits en France de 1914 à 1922, d’après les comptes rendus sur le recrutement de l’armée, atelier de reproduction des thèses, Lille, 1998, p. 482-499.

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plus vives dans le milieu historique français que les rangs de l’histoire quantitative sont clairsemés et que ceux de l’histoire sociale et culturel-le sont fournis. Si l’histoire anthropométrique, sous la forme de la New Anthropometric History, a davantage rencontré le succès aux États-Unis d’Amérique, c’est donc sans doute que le contexte culturel s’y prêtait da-vantage. En effet, la modélisation des phénomènes sociaux est née dans ce pays au cours de la guerre froide7. Pour mener à bien ce conflit, les milieux académiques et militaires étatsuniens ont particulièrement développé les modélisations apparues lors de la Seconde Guerre mondiale pour gérer au mieux les armées et les stocks. L’Europe en général et la France en par-ticulier n’ont pas eu les mêmes impératifs après 1945 : pour ces pays il ne s’agit pas de gérer la guerre froide, mais de suivre, d’assister les États-Unis dans ce conflit. Aussi le milieu des sciences humaines européen s’est montré beaucoup moins perméable que son homologue étatsunien à la culture de la modélisation. Par cette parenthèse d’histoire externaliste des sciences nous entendons montrer que nous sommes conscient que comme tout discours scientifique, la modélisation est un discours construit, une constitution et non une reconstitution de la réalité, ou à tout le moins une reconstitution non dégagée de toute influence. Le discours statistique, pas plus qu’un autre discours historique, n’est neutre.

Ces remarques préliminaires nous paraissent nécessaires car notre ap-proche a pu susciter la réserve d’un historien français défendant l’histoire sociale qualitative. Ainsi, Jean-Luc Mayaud a pu écrire à notre propos : « si l’on peut être d’accord avec l’auteur sur l’intérêt d’un critère physiologi-que pour évaluer l’état sanitaire d’une population, c’est autre chose que de s’en servir pour parler de « développement », notamment dans une lecture sociale fondée sur les taxinomies « professionnelles » livrées par les sources. La déqualification systématique des critères de l’analyse so-ciologique au profit d’indicateurs cliniques n’est pas seulement un risque de dérive scientiste, c’est aussi une réduction inacceptable de ce que porte de considérations morales la notion même de développement. Un salaire n’est pas seulement, et sans doute pas en premier lieu, un moyen de sur-vie biologique : c’est aussi le signe d’une insertion dans un jeu social, la reconnaissance d’un statut, d’une compétence, etc. Et jamais une courbe de tailles ne nous permettra de comprendre la rationalité des comporte-

7 Pour ce passage, voir Les Sciences pour la guerre 1940-1960, sous la direction d’Amy Dahan et de Dominique Pestre, Paris, EHESS, 2004, passim.

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ments sociaux »8. Nous ne pouvons qu’adhérer à la dernière phrase de l’auteur et il n’a jamais été question pour nous de réduire le jeu des com-portements sociaux à une courbe, mais bien plutôt d’éclairer si possible la lecture d’une courbe par le jeu de ces derniers.

En effet, notre ambition, affirmée dès la première page d’introduction de notre thèse et réaffirmée ici, est d’essayer de concilier approche sérielle, quantitative et approche sociale et culturelle, qualitative9. sans doute le format -somme toute réduit- imposé pour la publication de notre posi-tion de thèse, position discutée par Jean-Luc Mayaud, nous a-t-il amené à trop insister sur les résultats et pas assez sur leur contextualisation sociale. En effet, nous refusons de prononcer trop vite le divorce entre histoire sociale et histoire quantitative. Nous n’avons pas non plus la prétention d’affirmer que la stature moyenne constitue l’alpha et l’oméga de l’étude historique des niveaux de vie et -notre sujet d’étude s’y prête particulière-ment !- nous nous faisons volontiers en la matière les adeptes de Bernard de Chartres : « Nani gigantium humeri insidentes… ». En effet, comme nous l’expliquerons plus loin, l’histoire anthropométrique constitue une appro-che complémentaire mais non contradictoire des indices classiques des ni-veaux de vie tels que salaires réels, revenus ou consommation alimentaire. Il n’est pas question ici de renier les apports des travaux antérieurs et de faire table rase du passé.

D’autre part, s’il n’est bien évidemment pas question de réduire le pro-blème des niveaux de vie au seul indice anthropométrique, il n’est pas question non plus de considérer les indices classiques de niveau de vie tels que les salaires pour leur unique intérêt quantitatif. Disons plutôt que de même que l’histoire sociale s’intéresse peu à la quantification de l’histoire de la révolution industrielle, de même la cliométrie s’intéresse peu à l’his-toire sociale qualitative. Il n’y a là rien d’extraordinaire dans le contexte général actuel de spécialisation croissante des sciences, phénomène qui touche les sciences exactes mais aussi les sciences humaines. C’est là l’une des conséquences de « l’histoire en miettes ».

Le même objet peut donc être abordé différemment par deux écoles historiques sans pour autant que l’une ou l’autre approche ait plus de lé-gitimité ou de morale, même si nous rappelons ici que, très théorique-

8 Jean-Luc Mayaud, loc. cit.9 Voir Laurent Heyberger, La Révolution des corps. Décroissance et croissance staturale des habitants des villes et

des campagnes en France, 1780-1940, Belfort, UTBM, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2005, p. 15-16.

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ment, le critère de la morale ne constitue pas un élément de validation du discours scientifique. Il n’est cependant pas exclu que la conception que nous nous faisons l’un et l’autre de la morale soit identique. Nous retenons donc comme valide le critère de la morale. Notons alors encore une fois qu’il n’a jamais été question pour nous de remettre en question la légitimité d’une approche qualitative des salaires et nous avons souvent interrogé –pas assez peut-être pour un observateur extérieur ?- dans nos propos la « taxinomie professionnelle », ou plutôt socioprofessionnelle livrée par nos sources. Bien évidemment, notre approche en la matière n’est pas aussi pointue que pourrait l’être celle d’un spécialiste de la po-ly-activité rurale du XIXe siècle. Cependant il ne nous semble pas avoir adopté une lecture « scientiste » de nos sources et nous l’avons exprimé à plusieurs reprises dans notre thèse : les mots « cultivateur » ou « ouvrier » sont bien sûr trop vagues pour rendre compte des multiples situations qui se cachent derrière eux. D’autre part les évolutions dégagées s’expliquent en partie par des facteurs non quantifiables (le chômage rural durant la Grande Dépression) ou qui le sont difficilement (la disparition de la mi-cropropriété des salariés agricoles à la même époque).

Mais alors quelle attitude adopter ? Ne pas relever les informations sur la profession des conscrits et s’exposer alors de la part des historiens quantitativistes au reproche de négliger la dimension socioprofessionnelle dans nos modèles ? Ou s’atteler à la tache titanesque d’une histoire totale qui prendrait en compte à la fois une approche leplaysienne de rencon-tres prosopographiques et une approche labroussienne d’étude des gran-des tendances générales et des moyennes ? Cette seconde hypothèse était d’autant plus difficilement réalisable que nous avions fait le choix de la longue durée : une partie seulement des 298 000 dossiers individuels dé-pouillés aurait pu faire l’objet d’un tel traitement et alors l’exploitation quantitative n’était plus possible, faute d’effectifs suffisants.

Si le développement ne peut se résumer à une courbe d’évolution de la stature, l’indice anthropométrique n’en constitue pas moins un indicateur de qualité des niveaux de vie. En effet, il est très fortement corrélé au taux de mortalité infantile et il paraît hasardeux de remettre en cause le lien, même partiel, qui existe entre développement humain et taux de mortalité infantile. Nous rappelons d’ailleurs que ce dernier est l’un des éléments constituant l’IDH, ou Indice de Développement Humain, précisément mis en place par l’ONU dans les années 1990 pour se prémunir des analyses trop « scientistes » basées sur le PIB ou le revenu par habitant. Ces derniè-res avaient en effet tendance à donner une image idéalisée des niveaux de

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vie dans des dictatures où certes le PIB par habitant ou les salaires moyens pouvaient être élevés mais où l’absence de démocratie sociale créait des inégalités fortes mais non mesurées par les indices classiques de niveau de vie. L’IDH, pas plus que la stature, actuellement utilisée par l’OMS dans ses études des populations du Sud, ne nous paraissent constituer des ap-proches immorales des niveaux de vie10. Peut-être la présentation de taux de mortalité infantile calculés selon la profession des parents paraîtrait moins immorale qu’une stature moyenne calculée par profession ? Il nous semble qu’ici l’étiquette de New Anthropometric History agit comme un re-poussoir, alors que les mêmes études présentées comme partie intégrante de la démographie historique susciteraient peut-être moins de réserve. Notre objet d’investigation, les niveaux de vie, est construit, au même titre que l’objet d’étude de l’histoire sociale qualitative. La différence entre les deux approches est que nous ne construisons pas le même objet à partir de sources éventuellement identiques.

En effet, le but premier de l’histoire anthropométrique est d’apporter une contribution au vieux débat sur les coûts humains de la révolution industrielle. Disons tout de suite que dans les très grandes lignes la New Anthropometric History vient remettre en question la thèse libérale d’une première industrialisation sans coût humain majeur pour les populations européennes et étatsunienne. C’est dans cette perspective que l’étude du cas spécifique de Mulhouse et de Belfort prend tout son intérêt11.

Les espaces étudiés : deux villes industriellesalsaciennes aux destins croisés

Le but de cette étude est d’analyser différentes voies d’industrialisation et d’urbanisation dans la France du XIXe siècle afin d’éclairer le paradoxe français d’une industrialisation – au sens large de phénomène global de modernisation – sans baisse de la stature moyenne nationale. La crois-sance urbaine sans industrialisation, sur le modèle français, est-elle pré-férable à l’industrialisation associée aux grandes fabriques urbaines, sur le modèle anglais ? L’industrialisation intensive mais tardive, associée à

10 OMS, série des rapports techniques, 854, Utilisation et interprétation de l’anthropométrie. Rapport d’un comité OMS d’experts, Genève, 1995. Notons au passage que par cette référence onusienne nous ne cherchons pas à nous donner une caution morale et humaniste: l’OMS classait encore il y a peu l’homosexualité comme une maladie.

11 Pour plus de détails sur les principes de l’histoire anthropométrique, voir Laurent Heyberger, Santé et développement économique en France au XIXe siècle. Essai d’histoire anthropométrique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 21-35.

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l’urbanisation à une époque où le milieu urbain devient plus un atout qu’un handicap, est-elle préférable à ce dernier modèle ?

L’Alsace, l’une des premières régions industrielles de France au XIXe siècle avec le Nord-Pas-de-Calais, offre la possibilité d’un élément de ré-ponse12. En effet, pour répondre à la dernière question, le cas mulhousien peut être abordé. Mulhouse se développe au rythme anglais, en même temps que les villes anglaises : les capitaines d’industrie mulhousiens du XiXe siècle n’appelaient-ils pas leur ville le « Manchester français » ? D’autre part, pour répondre à la dernière question, l’exemple de Belfort peut être étudié : en effet, la ville s’industrialise à un rythme soutenu grâce aux en-treprises haut-rhinoises et majoritairement mulhousiennes qui viennent s’installer à Belfort après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne. Belfort constitue en quelque sorte un greffon industriel de mulhouse dans la seule terre alsacienne restée française après 1871. Les mêmes industries, caractéristiques de la première révolution industrielle (textile, principale-ment avec DMC et mécanique, surtout avec la future SACM), entraînent-elles la même évolution du niveau de vie biologique dans deux villes de la même région mais à des époques différentes ? La guerre de 1870-1871 offre ici l’opportunité d’une réponse quasi unique en son genre13. L’enquête an-thropométrique ainsi entreprise a nécessité la constitution d’une base de données renfermant 48 851 dossiers individuels de conscrits, dont 12 422 concernent Belfort. Les conscrits mulhousiens et belfortains inclus dans l’enquête sont nés entre 1796 (classe 1816) et 1920 (classe 1940)14.

12 Sur l’industrialisation de l’Alsace, voir Michel Hau, L’Industrialisation de l’Alsace (1803-1939), Strasbourg, 1987.13 Pour une première comparaison par l’histoire anthropométrique des cas mulhousien et belfortain au XXe

siècle, voir L. Heyberger, « Industrialisation, migration et niveau de vie biologique de la jeunesse masculine : Belfort et Mulhouse dans l’entre-deux-guerres », dans Cahiers de RECITS, 4, 2006, p. 113-131.

14 Les sources utilisées pour Mulhouse sont présentées dans Laurent Heyberger, La Révolution des corps. Décrois-sance et croissance staturale des habitants des villes et des campagnes en France, 1780-1940, Belfort, Strasbourg, 2005, p. 115-130 ; les cotes sont cités aux p. 676 à 678. Les sources utilisées pour Belfort sont de même nature que celles exploitées pour la Seine-et-Marne et la Haute-Vienne, présentées en détail dans la même référence que précédemment. Les cotes utilisées pour Belfort sont : Archives départementales du Haut-Rhin (désormais ADHR), listes du contingent départemental, classes 1816 à 1827, 1 R 464 à 1 R 475, listes du tirage au sort, classes 1827 à 1836, 1 R 339 à 1 R 342, 1 R 345, 348, 351, 354, 358, 361 ; Archives Municipales de Belfort (désormais AMB), listes de recensement ou équivalent, classes 1836 à 1910 et 1935 à 1940, 1H suivi de l’année ; Archives départe-mentales du Territoire de Belfort (désormais ADTB), listes de recensement, classes 1911 à 1934, 1R 52 à 1 R 58.

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La croissance démographique de Mulhouse et Belfortau XIXe siècle : des villes d’immigrés

Avant la coupure du traité de Francfort, Mulhouse connaît une crois-sance démographique très sensible, passant de l’indice 100 en 1800 à l’in-dice 977 au recensement de 1866, alors que Belfort ne passe dans le même temps que de l’indice 100 à l’indice 191. En revanche, après 1871, Belfort connaît une croissance soutenue, sans pour autant égaler les rythmes du Manchester français : on passe de l’indice 182 en 1872 à l’indice 895 en 1911 (voir graphique 1).

L’exploitation des registres de la conscription permet de préciser les modalités de ces croissances urbaines, même si en la matière ces sources ne sont pas idoines15. Ainsi, Mulhouse est une ville relativement fermée au début du XIXe siècle : la très grande majorité des conscrits toisés (plus de 80 %) sont nés dans la ville alsacienne, alors que l’activité marchande et de négoce est encore très présente parmi les conscrits toisés (voir graphique 2). Ces indicateurs laissent entrevoir une ville aux activités encore tradition-nelles, davantage tournée vers le capitalisme marchand que vers la grande industrie et au développement démographique encore très modeste.

En revanche, la proportion de néo-citadins atteint un maximum sécu-laire dès la décennie 1830, frôlant les 70 %. Avec le développement consi-dérable de l’industrie, les ruraux viennent massivement s’engager dans les fabriques mulhousiennes : la ville mérite bien alors le nom de « ville aux cent cheminées ». C’est à ce moment très critique de l’industrialisation qu’a lieu la célèbre enquête de Louis-René Villermé sur les (dures) condi-tions de travail des ouvriers dans les manufactures textiles16.

Passées ces heures « glorieuses » pour le capitalisme « sauvage » et dramatiques pour les populations ouvrières, la proportion de conscrits mulhousiens nés à Mulhouse augmente lentement et régulièrement tout

15 Les sources conscriptionnelles introduisent des biais qui leur sont propres. Ainsi, elles nous renseignent sur une population âgée de vingt ans révolus, soit une population particulièrement mobile, compte tenu des cy-cles de vie. Les sources pourraient donc avoir tendance à exagérer l’ampleur des mouvements migratoires, qui sont moins importants dans la population totale. Néanmoins, les dispositions légales relatives à la conscrip-tion et les habitus du XIXe siècle sont tels que l’on pourrait plutôt envisager que les sources sous-enregistrent les nouveaux venus à la ville : le domicile légal de ces derniers est souvent situé à la campagne et l’examen du conscrit se déroule alors hors de la ville (comme en témoigne l’exemple des maçons limousins, voir L. Heyber-ger, La Révolution des corps…, passim). De plus, par définition, les jeunes étrangers sont absents des registres, ce qui pose problème dans une région attractive, proche de deux pays (Bade-Wurtemberg et Suisse) au niveau de vie alors relativement bas. (cette dernière remarque vaut surtout pour Mulhouse avant 1871).

16 Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840, réédition, Paris, 1971.

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au long du Second Empire. On assiste alors à la naissance d’une popula-tion ouvrière d’origine et de culture véritablement urbaines.

La guerre de 1870-1871 vient marquer un coup d’arrêt à ce processus. L’afflux de populations allemandes et la fuite des jeunes Mulhousiens pa-triotes causée par l’Annexion font baisser la proportion de conscrits nés à Mulhouse dans les années 1870, avant qu’une population de Mulhousiens de souche ne se développe considérablement à la fin du XIXe siècle. La Première Guerre mondiale vient une dernière fois remettre en question l’évolution dégagée, mais cette fois-ci c’est l’expulsion des « Vieux-Alle-mands » et l’afflux des Français « de l’intérieur » qui expliquent la relati-vement faible proportion de conscrits d’origine mulhousienne au début des années 1920.

La croissance urbaine de Belfort ne répond pas à la même chronologie. La rupture se situe ici très nettement après 1870 (graphique 2). Avant cette date, la ville est encore de taille modeste (voir graphique 1) et la très gran-de majorité des Belfortains (entre 60 et 80 %) sont nés intra muros : Belfort n’est alors qu’une petite ville de province, sous-préfecture du Haut-Rhin corsetée par les murailles héritées de Vauban. Si les Belfortains sont alors plus grands que les Mulhousiens, c’est bien parce qu’ils habitent dans un canton rural alors que les Mulhousiens rencontrent les difficultés propres aux citadins de la première révolution industrielle (graphique 3)17.

Par la suite, les données annuelles des sources militaires permettent d’enregistrer en temps réel l’afflux massif des Haut-rhinois à Belfort, là où les recensements de population ne permettent que des photographies quinquennales (graphiques 1 et 4). L’effondrement impressionnant de la part des conscrits nés à Belfort après 1870 s’explique en effet par l’arrivée des optants haut-rhinois, principalement originaires de Mulhouse (gra-phiques 2 et 4). Toutefois, la nature des sources utilisées ici doit amener à interpréter ces résultats avec précaution. En effet, comme il a été pré-cisé précédemment, la population des conscrits n’est pas représentative de la totalité de la population optante, il existe un biais lié à l’âge. Aussi grand que soit le traumatisme géopolitique de 1870-1871, celui-ci n’a pas provoqué le même afflux suivant que l’on considère la population d’âge conscriptionnel ou la population totale du Haut-Rhin. En effet, les jeu-nes gens âgés de vingt ans sont beaucoup plus nombreux à fuir à Bel-fort que l’ensemble que la population alsacienne pour deux raisons. Tout d’abord ils possèdent moins d’attaches familiales, immobilières ou plus

17 H0 pour la corrélation du graphique 3 : 0,016 %.

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généralement matérielles que leurs aînés. Ensuite, ils tentent d’autant plus d’échapper au nouveau service militaire allemand que les populations des marches de l’Est constituent depuis la Révolution et l’Empire des patrio-tes particulièrement ardents et appréciés de l’armée française. L’impor-tance de l’afflux alsacien se lit encore à travers l’augmentation sensible et très nette de la proportion des conscrits nés à Belfort à partir de la classe 1890 : ce sont là bien évidemment les premiers enfants des Alsaciens nés dans l’exil belfortain, après 1870 (graphique 2). Enfin, la décomposition de l’échantillon belfortain par catégories socioprofessionnelles confirme la tendance générale dégagée pour la période postérieure à 1870, à savoir la naissance d’une ville à dominante industrielle et militaire et la disparition des fonctions traditionnelles, notamment commerciales18.

Globalement, au-delà de l’apport massif de Haut-rhinois, la période 1870-1914 se caractérise par une lente et régulière croissance de la part des Belfortains nés dans la ville d’examen. Tout comme pour Mulhouse sous le Second Empire, on assiste alors à la formation d’une population ouvrière d’origine véritablement citadine.

Ainsi, si la croissance urbaine de Mulhouse est sur le long terme plus ample que celle de Belfort (aussi bien en valeur absolue19 qu’en proportion [graphique 1]), l’urbanisation belfortaine semble plus dramatique d’un point de vue qualitatif : Belfort est bien plus une ville industrielle d’immi-grés que Mulhouse (voir graphiques 2 et 4). Dans ce contexte, comment évolue le niveau de nutrition nette dans les deux villes sur le long terme ?

Mulhouse : une industrialisation à l’anglaiseDans le cas mulhousien, la tendance générale est à la diminution de la

stature moyenne, des années de naissance 1790 à la décennie 1850 (voir graphique 5)20. Les conscrits mulhousiens perdent ainsi environ deux cen-timètres, ce qui constitue une baisse sensible : les Mulhousiens, de nette-ment plus grands que la moyenne nationale en début de période sont en dessous de celle-ci au milieu du XIXe siècle21. Globalement, cette baisse ne

18 Voir graphiques A à G en annexe.19 Voir Laurent Heyberger, loc. cit., p. 117.20 Les graphiques présentés ici donnent des résultats sous forme de moyennes décennales. Pour la méthodolo-

gie statistique suivie, voir Laurent Heyberger, « Toward an Anthropometric History of Provincial France, 1780-1920 », dans Economics and Human Biology, à paraître en 2007 (version préliminaire consultable en version doi : 10.1016/j.ehb.2007.04.003). La seule différence de méthodologie est qu’ici, l’occupation des conscrits n’a pas été incluse dans la constante des régressions.

21 Pour plus de détails sur le cas mulhousien, voir Laurent Heyberger, La Révolution des corps…, op. cit., p. 236-259.

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s’explique pas par l’afflux de pauvres ruraux venus chercher un emploi dans la grande ville industrielle alors en pleine croissance démographi-que. La perte de stature se déroule par ailleurs au cours d’une période où la modification de la structure socioprofessionnelle de la ville est plutôt favorable à son élévation, grâce à la naissance puis au développement de l’industrie mécanique. Enfin, à profession identique, les conscrits nés à Mulhouse sont alors en moyenne plus petits que les conscrits nés dans les campagnes alsaciennes et venus par la suite à Mulhouse. Ainsi, il semble bien qu’in fine la perte staturale des Mulhousiens durant la première ré-volution industrielle s’explique avant tout par de mauvaises conditions hygiéniques et sanitaires et par le travail infantile, soit par des facteurs affectant les dépenses du corps en énergie, davantage que par des facteurs affectant les apports au corps en énergie.

En résumé, il semble que le niveau de nutrition nette dans le Man-chester français suive l’évolution contemporaine de nombreuses villes an-glaises. Néanmoins, la perte de stature à Mulhouse est beaucoup moins importante que celle que l’on peut observer dans d’autres pays en voie d’industrialisation à la même époque. La première industrialisation a donc des conséquences dramatiques pour les ouvriers mulhousiens, mais moins graves que celles qu’une industrialisation à l’anglaise aurait laissé attendre. Après le nadir du milieu du siècle, la stature des Mulhousiens se rétablit puis atteint au début du XXe siècle des sommets jusqu’alors inégalés. Les effets de structures au sein de la population active jouent alors en faveur de l’élévation de la stature moyenne, puisque les fonctions tertiaires qualifiées associées à l’industrie se multiplient. Ce phénomène concerne notamment les étudiants, dont beaucoup suivent des cours dans les établissements de génie industriel fondés à l’initiative des patrons mul-housiens.

Belfort : crise d’ancien régime puis succès de l’industrialisationLe niveau de nutrition nette à Belfort connaît globalement les mêmes

inflexions que la courbe mulhousienne, mais pour des raisons toutes diffé-rentes, conformément à ce qui a été dit sur l’histoire industrielle et urbaine des deux villes (graphique 5). La stature moyenne est tout d’abord en dé-but de période nettement supérieure à la moyenne nationale, confirmant l’ancrage de l’Alsace dans la France développée du nord de la fameuse ligne Saint-Malo-Genève, mise en évidence pour la première fois par

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Adolphe d’Angeville22. Contrairement aux Mulhousiens, les Belfortains restent d’ailleurs en permanence au-dessus de la moyenne nationale, et ce de 1796 à 1920 (graphique 5). Au-delà de phénomènes cycliques nette-ment identifiables pour les décennies 1800 à 1850, on peut avancer que le niveau de vie biologique des Belfortains avant le séisme de 1870 décline entre la décennie 1810 et la décennie 184023. On peut évoquer l’existence d’une crise majeure, puisque la perte est de l’ordre de trois centimètres en trente ans24. Il existe donc bien à Belfort comme à Mulhouse une menace de crise, voire une crise malthusienne25. Cependant, dans le cas mulhou-sien, l’origine de ce malaise se trouve dans l’industrialisation galopante de la ville, alors que dans le cas belfortain, on assiste à une crise anthropomé-trique (et démographique ?26) d’ancien régime, en l’absence de moderni-sation du tissu industriel et urbain de la ville. Il conviendrait de confirmer cette chronologie par d’autres sources que les registres de la conscription et par d’autres indices que la stature moyenne.

Le choc géopolitique de 1870-71, qui induit bientôt un choc démogra-phique et industriel, ne provoque pas, contre toute attente, d’évolution dramatique du niveau de vie biologique à Belfort. La décennie de nais-sance 1850-1859 (classes 1870-1879) marque même un léger rebond de la stature. La décennie suivante enregistre certes une légère baisse du niveau de nutrition nette, alors que la tendance est à la hausse à Mulhouse, mais cela n’est rien ou presque en comparaison des baisses successives et sen-sibles que les Belfortains ont connues dans la première moitié du siècle. Surtout, la courbe quasi plate des années de naissance 1850 à 1879 (an-

22 Adolphe d’Angeville, Essai sur la statistique de la population française considérée sous quelques-uns de ses rap-ports physiques et moraux, Bourg-en-Bresse, 1837, réédition, La Haye, 1969. La valeur très basse de la décennie 1800 est à considérer très prudemment, compte tenu du faible effectif qui lui est associé (60 conscrits pour les cohortes de naissance 1796 à 1806, contre 226 pour les cohortes de la décennie suivante [1807 à 1818]).

23 Sur les phénomènes cycliques en histoire anthropométrique, voir notamment Ulrich Woitek, « Height cycles in the 18th and 19th centuries », dans Economics and Human Biology, 1, 2003, p. 243-257 ainsi que Ulrich Woitek et Jean-Pascal Bassino, « Cycles économiques, anomalies climatiques et cycles de la stature à l’échelle régionale au Japon, 1892-1937 » (« Business Cycles, Climate Anomalies and Regional Height Cycles in Japan, 1892-1937 »), communication à la troisième conférence internationale d’Économie et de biologie humaine, Strasbourg, juin, 2006, à paraître dans Economics and Human Biology, résumé français à paraître dans Histoire, économie et Société.

24 Contrairement à la décennie 1796-1806, les effectifs associés aux différentes valeurs sont ici importants : 254 pour les cohortes de naissance 1822-1829 ; 315 pour les cohortes 1830-1839 ; et 321 pour 1840-1849.

25 Dans le cas belfortain, pour que la crise soit effective, il conviendrait de connaître l’évolution de l’espérance de vie ainsi que celle du taux de mortalité et de la croissance naturelle. Néanmoins, à considérer la forte cor-rélation qui existe généralement en histoire anthropométrique entre stature moyenne et taux de mortalité infantile, on peut avancer que les conditions de vie se détériorent à Belfort pour les conscrits examinés entre la Restauration et le Second Empire (classes des décennies 1810 à 1860).

26 Voir note précédente.

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nées d’examen 1870-1899) montre que la ville de Belfort, alors en pleine expansion anarchique, a pu absorber un afflux considérable de nouveaux arrivants sans crise majeure du niveau de malnutrition chronique. On est donc loin de la baisse sensible à l’anglaise qu’avait connue Mulhouse dans la première moitié du XIXe siècle. De plus, la stagnation (ou plutôt le main-tien) de la stature moyenne ne doit rien à l’immigration massive des Haut-rhinois, comme le montre la décomposition du trend belfortain en Belfor-tains d’origine et néo-Belfortains (graphique 6)27. Au contraire, l’apport haut-rhinois contribue alors plutôt au maintien de la stature, alors que les Belfortains d’origine connaissent une baisse d’environ un centimètre de la stature moyenne. Au-delà de cette observation ponctuelle, la décomposi-tion du trend belfortain par lieu de naissance ne montre donc pas de diffé-rence sensible entre les deux groupes sur l’ensemble de la période, comme c’était d’ailleurs le cas pour Mulhouse. Il semble donc que, dans deux cas au moins, les arrivées massives d’immigrés dans les villes industrielles en forte croissance démographique ne provoquent pas directement de baisse de la stature moyenne lors de la première révolution industrielle.

D’autre part, dans le cas de Belfort, l’explosion de la ville hors du ca-dre urbain hérité de Vauban n’a pas nui au niveau de vie biologique des citadins. L’industrialisation de la ville, qui repose principalement sur les mêmes activités qu’à Mulhouse (textile et mécanique), n’a donc pas les mêmes conséquences sur les niveaux de nutrition nette que dans le Manchester français. Il faut voir là les effets bénéfiques de la révolution ferroviaire, qui permet dès les débuts de l’industrialisation belfortaine de ravitailler la ville en pleine croissance démographique. D’autre part, mal-gré le caractère anarchique du développement urbain à Belfort jusqu’à la fin du XIXe siècle28, les connaissances médicales, sanitaires, hygiéniques et prophylactiques issues de la révolution pasteurienne ont peut-être permis à la croissance belfortaine de se dérouler dans de meilleures conditions que dans le cas de Mulhouse. Enfin, l’industrialisation de Belfort se dé-roule au cours d’une période d’élévation générale des salaires réels dans le secteur de l’industrie, ce qui n’était pas le cas de Mulhouse dans la pre-mière moitié du siècle. Ainsi, l’industrialisation de la ville s’accompagne

27 Belfortains d’origine : conscrits nés et toisés à Belfort ; néo-Belfortains : conscrits nés hors de Belfort et exami-nés à Belfort. Ici encore, les valeurs très faibles de la décennie 1800 sont à prendre avec beaucoup de précau-tion, étant donnés les faibles effectifs associés aux valeurs respectives.

28 Voir l’article de Manuel Brun dans le présent numéro et ADTB, Service éducatif, fascicule 8, L’Évolution urbaine de Belfort et les équipements culturels de 1871 à 1982, (par Marie-Antoinette Vacelet), Belfort, 1983, première partie : « 1871-1919 : l’essor désordonné ».

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de l’apparition d’ouvriers relativement peu payés et à la stature modeste, mais aussi de métiers plus qualifiés et liés à l’industrie, qui participent au processus d’élévation générale de la stature moyenne de par la propor-tion grandissante qu’ils prennent dans la structure de la population active belfortaine29. La stature étant un indice synthétique de niveau de vie, c’est tout l’éventail des facteurs explicatifs exposés auparavant qu’il convient d’évoquer afin d’expliquer l’industrialisation réussie de Belfort, sans qu’il soit possible d’en favoriser l’un plus que l’autre.

Conclusion : industrialisation, urbanisation et niveau de vie :des liens complexes à explorer

Belfort semble donc constituer un cas particulier dans la France du XIXe siècle. Tout d’abord, la ville ne connaît pas de voie douce du développement dans la première moitié du siècle, contrairement à la moyenne nationale. Pourtant, la ville est bien plus représentative que Mulhouse d’un pays qui s’urbanise modestement et reste avant tout artisanal bien plus qu’ouvrier. Ensuite, la ville connaît un boom industriel et urbain suite au traumatisme de 1870-1871, sans commune mesure avec l’essor, réel mais moindre, de l’industrie moderne dans l’ensemble du pays. Néanmoins, l’évolution du niveau de vie belfortain suit alors dans les grandes lignes la moyenne na-tionale. D’autre part, elle se distingue de l’évolution mulhousienne des années 1800-1850, alors même que Mulhouse s’est développée grâce aux mêmes activités que Belfort. Il faut donc voir dans cette différence ma-jeure entre les deux villes les effets bénéfiques des facteurs propres à la société du dernier tiers du XIXe siècle, notamment l’existence d’un réseau ferré étendu, de relativement bonnes conditions d’hygiène et de salubri-té, des salaires réels en hausse pour les ouvriers de l’industrie. Au-delà de ces considérations anthropométriques, les registres de la conscription permettent de mettre en évidence de manière particulièrement nette la dépendance de Belfort pour son développement économique et démogra-phique vis-à-vis de Mulhouse. Le destin des deux villes est fortement lié après 1870, tant la complémentarité de leurs évolutions démographiques est forte.

D’autre part, à considérer l’ensemble des résultats, il semble que, la France a eu la chance de s’industrialiser sans s’urbaniser durant la pre-mière révolution industrielle, comme en témoigne les industrialisations

29 Voir annexes H et I.

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contrastées de Mulhouse et de Belfort. Celle-ci a le privilège de se dévelop-per au cours d’une période où le cadre urbain est moins hostile au niveau de nutrition nette que lors de l’industrialisation du Manchester français. Cependant, il n’est pas évident que le Belfort d’ancien régime économique ait connu une urbanisation plus « douce » que le Mulhouse de la même époque qui vit au rythme anglais. L’absence de développement économi-que sur le « modèle » anglais de la grande unité de production et de l’ur-banisation massive ne signifie pas nécessairement le maintien du niveau de vie biologique.

Enfin, l’examen des cas belfortain comme mulhousien amène à remet-tre en question la corrélation positive dégagée par David Weir à l’échelle départementale entre urbanisation et haute stature. En effet, à l’échelle des données individuelles, la ville semble constituer au cours de la première moitié du XIXe siècle un milieu de plus en plus hostile aux hautes statures, alors que le niveau de nutrition nette se maintient dans les campagnes30. Il se pourrait donc que la corrélation quelque peu iconoclaste mise en évidence par David Weir pour la France ne soit en définitive qu’un effet d’optique, causé par l’analyse de départements, unités statistiques trop grandes31. Ce dernier point demande des confirmations qui ne se limitent pas à l’étude de deux villes de la même région. C’est là l’un des prochains chantiers de l’histoire anthropométrique en France.

30 Laurent Heyberger, La Révolution des corps…, op. cit., p. 195-286.31 Mais aussi à l’utilisation de valeurs logarithmiques pour l’urbanisation.

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Graphique 1

(sources : Jean-Pierre Kintz, Paroisses et communes de France. Haut-Rhin. Territoire de Belfort, Paris, 1977, p. 358-359 et 560-561.)

Graphique 2

(sources : voir note 14)

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Graphique 3

(sources : Archives départementales du Bas-Rhin et ADHR, séries R, listes de tirage au sort ; séries M, recensements de la population)

Graphique 4

(sources : voir note 14)

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Graphique 5

(sources : voir note 14 et pour la France : David R. Weis, « Economic Welfare and Physical Well-Being in France, 1750-1990 », dans Health and Welfare during Industrialization, dir. Richard H. Steckel et Raderick Floud, Chicago, 1997, p. 191.

Graphique 6

(sources : voir note 14)

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Annexes(sources des annexes : voir note 14)

Annexe A

Annexe B32

32 « autres » signifie différent des catégories des annexe A, C, D, E, F et G.

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Annexe C

Annexe D

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Annexe E

Annexe F

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Annexe G

Annexe H (Belfort)33

33 Par ordre d’apparition, des plus petits aux plus grands : serrur. : serrurier ; journ. : journalier ; ajust. : ajusteur ; menuis. : menuisier ; empl. com. : employé de commerce ; cult. : cultivateur ; empl. : employé ; élect. : électricien ; dessinat. : dessinateur ; étud. : étudiant.

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Annexe I (Belfort)34

34 Dans le même ordre que précédemment : méca. : mécanicien ; élec. : électricien ; empl. bur. : employé de bu-reau.

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La mise en place des formations intermédiairesen chimie appliquée au XIXe siècle en France :de Jean-Antoine Chaptal à Victor Duruy (1800-1869)

François Soulard

Dès le début du XIXe siècle, la question de la formation de « tech-niciens » pour l’industrie chimique naissante faisait débat. Elle repose sur les conceptions libérales et encyclopédistes héritées

du XVIIIe siècle et dont J.-A. Chaptal fut l’un des promoteurs. D’autre part, l’historiographie est particulièrement féconde sur la formation de person-nels pour l’industrie en chimie à la fin du XIXe siècle. Quid de ce qui se passe en France entre les deux extrémités du XIXe siècle sur la formation de personnels qualifiés pour l’industrie chimique ?

Prenant le pari historiographique d’aborder le sujet tant d’un point de vue d’historien des sciences et des techniques que d’historien de l’édu-cation, nous nous sommes avancés sur le terrain semblant très nouveau qu’est celui de l’histoire de la formation des « ouvriers et des manufactu-riers » de la chimie en France au XIXe siècle.

L’exemple de Rouen devait nous mettre sur la piste des grandes vil-les manufacturières de l’industrie textile. Cette industrie ayant de forts besoins en produits chimiques, cela nous a conduits à élargir nos recher-ches aux bassins industriels de Rouen, Lyon, Marseille, Mulhouse, Lille et Nantes. C’est par une histoire de la territorialisation de l’industrie françai-se, restant encore largement à faire, que l’on pourrait mettre en évidence les effets de la présence ou de l’absence d’institutions scientifiques.

Ce critère s’est alors révélé comme étant des plus pertinents. Pourtant, cette approche nous a amenés à constater de façon assez récurrente la fai-ble représentativité du monde industriel, du moins en tant que tel, dans la

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mise en place des différentes formations en chimie sur la période étudiée. Nous avons été régulièrement amenés à élargir nos recherches sur des questions d’histoire de l’éducation.

La longue période historique traitée, l’interpénétration de probléma-tiques politiques, scientifiques, économiques et sociales et le « tropisme » national ou parisien de l’historiographie de l’éducation sur le sujet étudié nous ont obligés à nous donner quelques repères sur l’histoire générale de la période étudiée.

Finalement, la meilleure compréhension des enjeux que pouvaient re-présenter au niveau local et au niveau national la mise en place des forma-tions en chimie appliquée nous a permis de dégager plusieurs probléma-tiques. C’est là l’un des exercices les plus difficiles lorsque l’on entrouvre la porte d’un vaste champ d’investigation nouveau : on soulève plus de nouvelles questions que l’on ne répond à celles de départ.

Nous nous attacherons donc à répondre à deux grandes problémati-ques :

- Quelle définition peut-on donner à la « la chimie appliquée » en Fran-ce au XiXe siècle dans un contexte général des « sciences utiles » ?

- Au regard de cette définition et en replaçant les initiatives locales de formations en chimie dans une perspective plus large, quelles ont été les influences réciproques de ces deux mouvements sur l’institutionnalisa-tion en France d’un enseignement dit « intermédiaire » ?

En premier lieu, il convient de définir ce qu’était la chimie appliquée en France sur la période 1800-1869. Longtemps appelée « chimie appliquée aux arts », la « chimie appliquée » deviendra « chimie industrielle » au cours de la période étudiée. Ces changements de dénomination ne sont pas sans quelque influence sur la façon dont l’historien des sciences doit se pencher sur le sujet. Les spécialistes des procédés et de leur industriali-sation voient leur domaine défini (souvent par les autres chimistes) com-me une application à l’industrie de résultats produits en amont par ceux qui sont censés faire de la recherche plus fondamentale. Si cette vision des choses est celle qui prévaut en Europe pour le XXe siècle et la fin du XIXe siècle, ce n’était pas encore le cas sur la période étudiée. Elle était encore en construction. Robert Fox a montré que, durant le XIXe siècle, cet aspect des relations de subordination entre science et applications est une rhéto-rique sensée faire exister et faire reconnaître une spécialité académique et

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ses professeurs : la « chimie pure »1. Cette bataille à la fois conceptuelle et institutionnelle s’appuie, dans le contexte français, sur la volonté de cer-tains savants de donner à la chimie les caractères d’une science positive en en effaçant tout les aspects empiriques et utilitaristes.

L’histoire des institutions scientifiques du XXe siècle sert souvent à comprendre comment peuvent se combiner diverses formes de « deman-des sociales » : celles des industriels, en matière de formation autant que de recherche ; celles des étudiants ; celle des chercheurs et enseignants eux-mêmes ; celle des pouvoirs publics. Nous avons donc utilisé l’histoire de la « chimie appliquée » comme une sorte d’analyseur des formes d’ar-rangements ayant existé en France au XIXe siècle entre les différentes com-posantes sociales.

Dans une première partie, nous montrons que J.-A. Chaptal, partisan des libéraux du XIXe siècle, a légué un message à ses continuateurs : l’ins-truction étant un facteur de progrès, il devient indispensable de former un nouveau type de travailleur capable de maîtriser des notions scientifiques pour s’adapter aux changements techniques. On sera rapidement étonné de constater que le monde industriel n’apparaît que modestement dans notre travail. Ceci est pourtant conforme à ce qui est observé par les his-toriens de l’éducation. Et on peut ainsi se demander si un objectif majeur du début de la période n’est pas - au moins autant que de transmettre des notions de chimie - de préparer les esprits au changement potentiel plus qu’à donner à tous les moyen d’être eux-mêmes les initiateurs de ce changement.

Les questions qu’il convient alors de se poser sont celles-ci :L’industrie avait-elle des besoins exprimés de formation ? Et quels fu-

rent les impacts de cette main-d’œuvre qualifiée sur l’évolution des in-dustries locales ?

En fait, la première question présuppose l’existence de besoins réels et qualifiés de la part des industriels. Or, sur la période étudiée, il n’existe que très peu de structures institutionnelles qui puissent nous apporter des réponses, la part des industriels dans les systèmes locaux d’action publi-que est difficile à repérer. Seule Mulhouse a vu se créer très tôt une Société industrielle2.

1 Fox, Robert. Science, Industry and the Social Order in Post-Revolutionary France. Aldershot (G.B.) ; Brookfield (Vt.) : Variorum, 1995.

2 La Société chimique de Paris voit le jour en 1857, mais la section de Chimie industrielle n’est créée qu’en 1888 ; la Société industrielle de Rouen naît en 1872 ; la Société Industrielle du Nord naît en 1873 ; la Société Industrielle de l’Est en 1883.

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S’appuyer sur les cas exceptionnels des Chaptal, Thenard, Kuhlmann... ne doit pas faire oublier leur qualité d’« industriel-savant ». Jusque dans le milieu des années 1860, un industriel de la chimie est plus souvent à la tête d’une petite structure dans laquelle il est lui-même négociant, chimiste et manufacturier.

Dans ces conditions, les sources où nous avons cherché l’expression de besoins pour l’industrie sont les Sociétés savantes ouvertes sur le monde économique comme la Société d’Encouragement pour l’Industrie Natio-nale, la Société Libre d’Émulation du Commerce et de l’Industrie à Rouen et les comptes-rendus des expositions nationales et universelles. Mais ce ne sont pas tant des lieux propres aux industriels et à la défense de leurs intérêts que des lieux de sociabilité d’une élite, qu’elle soit politique, sa-vante ou économique.

Dans ces sources, nous n’avons pas trouvé de façon explicite la de-mande des industriels en matière de « techniciens » de la chimie. Ceux-ci n’apparaissent que dans le cas de Mulhouse. Pour Lyon, à titre d’exemple, la Chambre de Commerce et d’Industrie ne s’intéresse à l’école La Marti-nière qu’à partir du milieu des années 1850 soit presque 25 ans après sa création. Et encore, ce n’est que pour y donner quelques bourses à des élèves méritants et organiser la visite à Paris de l’exposition nationale de 1855.

Finalement, ces besoins existaient-ils vraiment ? Il est raisonnable de présumer que non. Alors pourquoi l’essai de panorama des formations en chimie appliquée que nous dressons dans nos deuxième et troisième par-ties fait apparaître le dynamisme de ces créations et leur certaine péren-nité ? La réponse se trouve selon nous dans le concept de « chimie utile ».

Sur la période qui nous occupe, la « chimie appliquée » défendue par les différents auteurs que nous avons rencontrés prolonge jusque loin dans le XiXe siècle des conceptions héritées du siècle des lumières. Dans le contexte général de « science utile » au XIXe siècle, il nous fallait définir ce que nous appellerons la « chimie utile ».

Nous le savons, l’histoire des sciences en France est largement influen-cée par l’héritage français d’un siècle marqué par le prosélytisme des po-sitivistes. Cette influence se terminera par la prédominance politique, in-tellectuelle et philosophique de « l’humanisme moderne ».

Pourtant, nous montrons dans notre troisième partie que la chimie ap-pliquée est largement acquise à la doctrine Empiriste et développe comme démarche scientifique la méthode expérimentale, notamment par la pré-valence d’exercices de manipulations d’analyses chimiques. On doit aussi

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noter la forte corrélation avec les milieux favorables à l’économie politi-que d’un Jean-Baptiste Say ou d’un Auguste Blanqui. Cela nous a amenés à comprendre l’« utilité » de la chimie appliquée plutôt au travers de l’uti-litarisme d’un John Stuard Mill plutôt que l’altruisme d’Auguste Comte.

Dans le concept de « chimie utile », la diffusion des connaissances scien-tifiques ne répond pas à un besoin exprimé de formation pour l’industrie, mais bien à la volonté de développer l’économie a priori.

En conclusion sur cet aspect de la demande industrielle en matière de formations, nous pensons que la mise en place des formations intermédiai-res en chimie est, pour faire une analogie avec la doctrine de l’« économie de l’offre » de Jean-Baptiste Say, une « formation par l’offre » supposant le développement économique de l’industrie chimique par des besoins à priori en main-d’œuvre qualifiée.

Notre travail de recensement des différentes initiatives locales de for-mations en chimie appliquée en France nous a permis de faire un essai de synthèse et d’en retirer les principales caractéristiques communes. Ce tra-vail ne fut pas facile car les sources disparates disponibles ne se recoupent pas toutes, les contenus d’enseignements ne sont pas toujours disponibles de façon directe et les fortes implications locales ne permettent pas de dé-gager de lignes communes claires.

Ces initiatives paraissent à première vue isolées de par l’absence évi-dente d’école « modèle », au contraire de ce qui est connu pour les en-seignements de mécanique3. Si à chaque création d’école de chimie il est fait référence aux différentes initiatives prises dans d’autres villes, à aucun moment une expérience extérieure n’est prise comme modèle. Il s’agit toujours de développer l’instruction scientifique selon des modali-tés originales. Alors que la seule politique du ministère du Commerce et de l’Industrie se restreint au rôle tout à fait libéral d’encouragement des initiatives particulières, les industriels ne se saisissent pas entièrement de cette possibilité qui leur est donnée. La mise en place de formations en chimie appliquée ne se fait que par la volonté de municipalités fortes de donner à priori à l’industrie des personnels formés, soit en détournant des institutions de leurs objectifs originels (collège de Mulhouse et E.P.S. de Nantes), soit en s’appuyant sur les cours publics existants (Rouen, Nantes ou Lille). Dans tous ces cas, il nous semble que ces créations sont encore la

3 Savoie, Philippe. « L’enseignement technique industriel en France : l’influence des écoles d’arts et métiers » In Bodé, Gérard et Marchand, Philippe (dir.). Formation professionnelle et apprentissage (XVIIIe-XXe siècles), Actes du colloque international L’histoire de la formation technique et professionnelle en Europe du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle (Villeneuve d’Ascq, 18-20 janvier 2001). Paris-Lille : INRP-Revue du Nord, 2003. pp. 129-141.

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partie visible de la volonté d’une élite de promouvoir la « science utile » à travers son aspect éducatif.

Cela nous amène à un autre point de notre démonstration et au cœur de la problématique de l’enseignement intermédiaire en France au XIXe siècle. À qui s’adressaient ces enseignements ?

C’est une question à laquelle il est extrêmement difficile de répondre, soit que l’on manque de sources (le cas du CNAM est bien connu), soit qu’un dépouillement systématique de celles-ci n’a pas encore été entrepris (Mulhouse et Lyon).

Il est néanmoins possible d’avancer quelques hypothèses à la lectu-re du public ciblé par ces institutions. La grande peur du XIXe siècle est celle du « déclassement » ; elle doit être reliée aux conclusions de Serge Chassagne qui note le fort taux d’endotechnie dans le milieu des indien-neurs. Il nous paraît donc peu hasardeux de soutenir que ces formations sont essentiellement destinées aux fils de contremaîtres, chefs d’ateliers ou chefs de fabrique et petits entrepreneurs. Les exemples de quelques élè-ves distingués de l’école de Chimie de Mulhouse, mais aussi de certains « Martins », confirment que ces formations étaient destinées à la classe « intermédiaire » en construction à cette période.

On pourra objecter facilement que cette notion de « classe intermédiai-re » est extrêmement problématique car elle recoupe des réalités sociales hétérogènes qui évoluent fortement au cours de la période étudiée. Mais pour ce qui est de l’industrie chimique il n’est bien sûr jamais question de former les manœuvres, mais un ensemble de professions mal définies qui gravitent autour du métier de « coloriste » dans le cas de la teinture.

C’est à cette « classe » que s’adressait Chaptal en 1801 : « l’instruction publique doit avoir pour but principal de donner à chacun les connais-sances nécessaires pour remplir convenablement les fonctions auxquelles il est appelé dans la société »4. Et ce n’est pas à d’autres que l’enseignement secondaire spécial s’adressera en 1865 : « [il s’agit d’]élever chacun dans sa condition : l’ouvrier des champs et des villes par l’école primaire ; l’indus-triel, le négociant et l’agriculteur, par le collège spécial ; le magistrat, le savant, le lettré, par le lycée classique »5.

Dans notre quatrième partie, nous montrons qu’il faudra presque soixante ans pour que les enseignements en chimie appliquée trouvent

4 chaptal, Jean-Antoine. Rapport et projet de loi sur l’instruction publique... Paris : Déterville, an IX-1801. p. 20.5 duruy, Victor. Discours prononcé par Son Exc. M. le ministre de l’Instruction publique, le 15 octobre 1866, à l’inau-

guration du lycée d’enseignement secondaire spécial de Mont-de-Marsan. Rennes : impr. de Oberthur, [1866].

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une concrétisation institutionnelle dans l’enseignement secondaire spécial de Victor Duruy. En effet, après des décennies où ce type de formation est laissé très libéralement à l’initiative des communes, le débat place l’ensei-gnement intermédiaire sur le terrain de l’enseignement des sciences dans le secondaire.

L’historiographie n’a retenu des conclusions de la grande Enquête de la Commission de l’enseignement professionnel de 1863-1865 que ce qui per-mettait d’éclairer les débats qui se poursuivront sous la IIIe République entre les partisans de l’Enseignement Technique et ceux de l’Enseignement Primaire Supérieur. Pourtant, selon nous, cette enquête avait largement été investie par les partisans d’un enseignement secondaire professionnalisé dont les principaux zélateurs étaient les acteurs des formations en chimie appliquée. Ils ont trouvé là les moyens d’exprimer enfin et de faire recon-naître leurs compétences en matière d’enseignement intermédiaire ; ce que leurs institutions dispensaient en fait essentiellement. Elles étaient desti-nées à une partie de la population qui ne trouvait pas dans l’enseignement secondaire classique les contenus de formation souhaités mais qui avaient les moyens et la volonté de prolonger des études post-élémentaires.

De plus, toutes les formations en chimie appliquée avaient fini, au fur et à mesure de leur évolution, par admettre quelques formes pédagogi-ques communes. L’enseignement y était essentiellement inductif et à fort caractère expérimental. Lorsque les moyens financiers le permettaient, les formes scolarisées de cet enseignement plaçaient au cœur de leur pédago-gie les exercices de manipulations chimiques, souvent orientées vers les travaux d’analyse. Cette façon de procéder reprenait la tentative avortée de l’enseignement des Écoles Centrales de l’an III et puisait ses sources dans l’esprit encyclopédiste du XVIIIe siècle.

Nous avons montré que la diffusion des réponses originales données localement en matière d’enseignement intermédiaire trouvera écho au sein du ministère de l’instruction publique dans l’enseignement secondaire spé-cial de Victor Duruy. Dans les localités où préexistaient des formations en chimie, cette forme institutionnalisée d’enseignement intermédiaire sera largement investie par les acteurs de la chimie appliquée et les exemples Mulhousien et surtout Lillois seront érigés en « modèles ».

En relisant les débats sur l’enseignement intermédiaire au XIXe siècle et en y apportant le point de vue des « chimistes », nous espérons renouve-ler l’intérêt pour le projet de Victor Duruy. Son œuvre eut pour principal défaut, sous la IIIe République, d’être fille d’un Second Empire libéral et autoritaire et de porter, jusque très récemment selon des critères partiaux,

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la tare originelle de n’avoir été ni proprement secondaire, ni franchement technique.

Pour conclure, nous dirons finalement que la mise en place des forma-tions intermédiaires en chimie appliquée relève, selon nous, de la conver-gence de quatre facteurs :

- Une « demande sociale » des industriels qui serait en fait à propre-ment parler une « offre sociale » à destination des industriels. Elle prend pour base la doctrine utilitariste largement majoritaire dans le milieu des élites de la chimie appliquée.

- Cette « offre sociale » est à associer aux débats conceptuels et insti-tutionnels autour de la « chimie utile ». Une partie des enseignants-cher-cheurs souhaite trouver par cet intermédiaire une utilité sociale et éco-nomique autant qu’une reconnaissance académique de leur discipline scientifique.

- On doit y adjoindre la « demande sociale » des élèves ou plutôt celle de leurs familles, même si cette notion est largement critiquée en histoire de l’éducation. Disons plutôt, qu’il existait une corrélation entre l’« offre sociale de formation » et le public visé des manufacturiers, contremaître ou de chefs d’ateliers qui aspiraient à la création pour leurs fils d’un ensei-gnement post-élémentaire qui ne soit pas « classique ».

- Enfin les pouvoirs publics qui souhaitent donner une réponse politi-que à la problématique des enseignements « intermédiaires » tout en pro-tégeant un ordre social établi en maintenant dans leur milieu d’origine les élèves concernés.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 271

Effets de court terme des restructurations sur l’emploi : une analyse sur données françaises à partirdes fichiers de modifications de structure

Matthieu Bunel Richard Duhautois

Lucie Gonzalez

Les restructurations se définissent de manière très générale com-me l’ensemble des modifications substantielles de l’organisation des entreprises destinées à améliorer leur compétitivité. Elles

intègrent les opérations de regroupement, de prise de contrôle par trans-ferts d’actifs (fusion, fusion-absorption, fusion absorption, scission, ces-sion partielle d’actif), d’acquisition par prise de participation financière (contrôle d’une minorité de blocage, rachat de 50 % ou de 100 % des ac-tions), et d’outsourcing (recours aux intérimaires, externalisations des acti-vités et développement de réseaux de fournisseurs).

Ces changements et les réallocations d’emplois qui leurs sont associées sont un mouvement qui caractérisent structurellement l’activité économi-que. Ils sont identifiés depuis longtemps par les économistes à travers le concept de « destruction créatrice » de Schumpeter notamment, et apparais-sent par vagues (Andrade, Mitchell et Stafford, 2001). Cependant, depuis la fin des années quatre-vingt dix, ils semblent toucher plus fréquemment l’ensemble des pays industrialisés. D’après Aglietta et Rebérioux (2004), les restructurations sont l’une des caractéristiques du « capitalisme financier » moderne impulsées par la déréglementation financière, les technologies de l’information et de la communication et la mondialisation.

Quel est l’impact d’une restructuration sur la performance ex post des entreprises ? Cette analyse peut s’effectuer de deux façons différentes.

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Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

L’approche financière consiste à examiner l’évolution de la valeur bour-sière des entreprises ayant fait l’objet d’une restructuration alors que l’analyse économique porte sur l’évolution de variables de performance économique et notamment l’impact des restructurations sur l’emploi.

Pour étudier la première dimension, l’Université de Chicago a consti-tué une base exhaustive sur les opérations de fusions et acquisitions (F&A) de 1960 à aujourd’hui pour l’ensemble des entreprises cotées sur la place de New-York. Un grand nombre de travaux qui s’appuient sur cette base semblent indiquer que ces fusions, qui sont très rarement hostiles, accrois-sent à court terme la valeur actionnariale des entreprises mais l’effet sur le long terme est beaucoup plus incertain (voir Andrade, Mitchell et Stafford (2001) pour une synthèse de ces travaux et Dickerson, Gibson et Tsakala-tos (1997) pour une analyse complémentaire sur données anglaises).

La littérature économique portant sur l’analyse économique est moins riche. Les travaux de Brown et Medoff (1988), sur données états-uniennes, ceux de Conyon et al. (2001, 2002) sur données anglaises; ceux de Degorre et Reynaud (2003) ou de Margolis (2003, 2006), sur données françaises, sont les plus notables. Globalement leurs résultats semblent contredire l’opinion générale du public sur l’effet systématiquement négatif des F&A sur l’emploi.

Cet article s’inscrit dans la lignée de cette seconde catégorie de travaux et vise à estimer un effet de court terme, i.e. un an après, des fusions et acquisitions (F&A dans la suite) sur l’emploi. L’objectif est de comparer la situation des entreprises prenant part aux F&A et celle des entreprises qui sont épargnées par ce phénomène. La constitution d’un échantillon repré-sentatif permettant d’éclairer cette question est délicate puisque rares sont les entreprises qui connaissent ce type d’événement.

Afin de résoudre ce problème, un tirage par stratification endogène à la Lerman et Manski (1977) est proposé permettant de conserver l’ensemble des entreprises affectées par une restructuration et de constituer un échan-tillon d’entreprises témoins n’ayant pas connu un tel changement.

Pour ce faire, les données issues des fichiers modifications de structure (MDST), des fichiers liaisons financières (Lifi) et des fichiers du système unifié de statistiques d’entreprise (Suse) sont retenus sur la période 1997 à 2000. Ces données constituées par l’Insee permettent de disposer d’infor-mations sur les caractéristiques des entreprises, leur situation comptable et financière, leur appartenance à un groupe et l’existence de F&A. Nous nous concentrons ainsi sur l’étude des F&A : les opérations de regroupe-ment et d’outsourcing ne sont pas traitées dans cet article.

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Les résultats obtenus à l’aide d’un modèle de sélection sur les inob-servables indiquent qu’à court terme les entreprises ayant bénéficié des restructurations ont vu leur effectif augmenter très fortement et significa-tivement. En revanche, lorsque la situation globale des entreprises, c’est-à-dire celle des entreprises cédantes et bénéficiaires, est prise en compte les restructurations affectent très légèrement et négativement le volume d’emploi à court terme.

L’organisation de l’article est la suivante. La première section propose une revue de la littérature des analyses théoriques et empiriques portant sur les effets des F&A. La section 2 précise les données mobilisées et iden-tifie les caractéristiques relatives des entreprises cédantes et bénéficiaires. La section 3 présente la méthodologie économétrique et les résultats obte-nus de l’effet net des F&A sur l’emploi.

Revue de la littérature des analyses théoriquesGlobalement les analyses théoriques issues des approches financières,

managériales et d’économie industrielle appréhendent les restructurations comme un mécanisme de régulation de l’entreprise qui devrait déboucher sur une amélioration des performances boursières, organisationnelles et productives (point 1.1). Toutefois, les évaluations ex post des restructura-tions ont tendance à relativiser cette conclusion (point 1.2). Les analyses théoriques

Il existe une littérature théorique abondante en finance et gestion d’en-treprises ainsi qu’en économie industrielle analysant les raisons qui pré-sident au développement des restructurations et notamment des fusions et acquisitions. Ces analyses se concentrent sur quatre points principaux : i) la performance financière de l’entreprise ; ii) la recherche de pouvoir de marché ; iii) la gestion et le contrôle de l’équipe dirigeante ; iv) l’efficacité productive (économies d’échelle, d’envergure et diversification de l’acti-vité).

Performances financièresD’un point de vue financier, les restructurations peuvent conduire à

une modification de la valeur financière d’une entreprise (Coutinet et Sa-got-Duvauroux, 2003). En modifiant le rapport entre capital propre et en-dettement et en jouant sur la fiscalité, les F&A peuvent être l’occasion de modifier le partage de la valeur créée par l’entreprise entre ses différents participants (dirigeants, salariés et actionnaires).

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Par exemple, l’arbitrage entre financer la restructuration par fonds pro-pres ou par endettement n’est pas neutre sur la rentabilité que peuvent en retirer les actionnaires. Puisque la charge de la dette n’est pas liée au résul-tat d’exploitation, plus le niveau d’endettement est important, plus les ac-tionnaires s’enrichiront si le bénéfice attendu de l’entreprise est important. Le niveau d’endettement associé aux restructurations peut également être fixé pour bénéficier d’économie d’impôt. Toutefois, un endettement ex-cessif accroît le risque de faillite de l’entreprise. C’est pourquoi, la théorie financière met en évidence un niveau d’endettement optimal que les F&A permettent d’atteindre.

Restructuration et pouvoir de marché Les F&A sont également l’occasion de renforcer la situation des en-

treprises sur un marché, par élimination des concurrents (concentration horizontale) ou par la maîtrise de l’ensemble d’une filière de production et de distribution d’un produit (concentration verticale). Toutefois, les théo-riciens des « marchés contestables » (Baumol, Panzar et Willing, 1982) ont mis en évidence que le nombre de participants sur un marché n’indique pas la capacité à modifier les prix proposés. C’est davantage l’existence de barrières à l’entrée sur le marché qui procure un pouvoir monopolistique à l’entreprise. Les F&A permettent dans certaines situations d’accroître les coûts d’entrée de concurrents potentiels. Les travaux de Tirole (1993) montrent à l’aide d’un modèle de type « proie prédateur » que dans un secteur oligopolistique, les F&A peuvent être utilisées pour éviter aux en-treprises d’être des proies futures. Compte, Jenny et Rey (2002) à l’aide de la théorie des jeux soulignent que la menace d’une acquisition peut être utilisée au sein d’un cartel comme représailles lorsqu’un des membres du cartel a une attitude non coopérative.

Contrôle de l’équipe dirigeante La littérature de la théorie de l’agence (Jensen et Meckling, 1976 ; Mil-

grom et Roberts, 2000) analyse l’entreprise comme un nœud de contrats. Cette organisation est ainsi composée d’acteurs susceptibles d’avoir des intérêts divergents. Dans ce cadre, ces travaux théoriques identifient les moyens pour faire converger ces intérêts et accroître l’efficacité de l’entre-prise dans un contexte d’information imparfaite. Les restructurations et les F&A sont des instruments parmi d’autres qui participent à la sélection, à la régulation et au contrôle de ces organisations.

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Si les décisions managériales ne sont pas optimales pour les action-naires, un investisseur extérieur peut décider de prendre le contrôle de la firme, de remplacer les managers par des agents plus compétents et d’améliorer ainsi l’efficacité de l’entreprise. Théoriquement, les entrepri-ses ayant fait l’objet d’une acquisition devraient voir leurs performances s’accroître.

Cette conception de l’entreprise correspond au modèle actionnarial associé aux pays anglo-saxons. La mauvaise gestion d’une entreprise se traduit par une sous-évaluation des actions par rapport au potentiel de la firme. Les entreprises mal gérées sont alors la cible d’acquéreurs exter-nes.

Efficacité productiveLes travaux d’économie industrielle mettent en évidence plusieurs élé-

ments qui sont à l’origine de l’amélioration de l’efficacité productive des firmes consécutive aux restructurations. Ces dernières sont l’occasion :

- de dégager des économies de dimension (économies d’échelle, éco-nomies de gamme et économies de réseau) en réduisant le coût moyen de production et en bénéficiant de complémentarité entre différentes produc-tions (Baumol, Panzar et Willing, 1982) ;

- de pénétrer plus facilement des marchés étrangers dans le cadre de F&A transfrontalières par l’acquisition d’information stratégique et le contournement des barrières tarifaires et non tarifaires (Tyson, 1992) ;

- de contrôler les filières d’approvisionnement et de ventes par l’in-ternalisation des coûts de transaction, c’est à dire les coûts de négocia-tion, de rédaction et de contrôle des contrats ainsi que les coûts associés à d’éventuels conflits entre les parties contractantes (Williamson, 1985 ; Teece, 1986) ;

- d’acquérir des nouvelles compétences ou de nouvelles technologies sans devoir financer les dépenses de recherche et développement et/ou de formation de la main-d’œuvre ;

- de se concentrer sur le cœur de son activité tout en maintenant des activités secondaires qui peuvent devenir essentielles dans un cadre de développement dynamique de la firme (Nelson et Winter, 1982).

Rupture des contrats implicitesLes F&A hostiles peuvent également conduire à un transfert de rente

des partenaires de l’entreprise (salariés, fournisseurs ou clients) vers les

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Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

actionnaires grâce à la rupture de contrats implicites préexistants (Shleifer et Summers, 1988).

Fama et Jensen (1983) et Williamson (1985) soulignent que les entrepri-ses, considérées comme des nœuds de contrats, sont incitées à s’engager dans des relations de long terme avec leurs partenaires afin de les inci-ter à investir en capital humain spécifique. Pour ce faire, ils sont incités à passer des contrats implicites. Toutefois, Shleifer et Summers (1988) sou-lignent qu’il peut exister un conflit d’intérêts a posteriori sur le respect de ces contrats implicites entre les actionnaires (« shareholders ») d’une part, et l’équipe dirigeante et les autres parties prenante de l’entreprise (« sta-keholders »), d’autre part. Dans certaines situations respecter ces contrats devient un handicap pour les actionnaires. L’équipe dirigeante en place ne peut pas pour autant pour des raisons de réputation rompre ces contrats. Dans ce cas, les actionnaires peuvent être incités à remplacer l’équipe di-rigeante et ne plus respecter les contrats implicites qui liaient la direction avec les salariés ou les fournisseurs. En effet, la nouvelle équipe dirigeante n’ayant pas participé à la conclusion de ces contrats n’est plus tenue de les respecter. Cette opération de hold-up permet de transférer des salariés vers les actionnaires une partie de la rente provenant de la relation entre ces différentes parties. Comme le note Shleifer et Summers (1988), seules les fusions hostiles permettent de mettre en place ce type de stratégie. Cette modélisation permet de comprendre pourquoi lors de fusion et acquisi-tion, c’est essentiellement l’entreprise cédante qui bénéficie d’une hausse de sa valeur actionnariale. Les évaluations ex post des conséquences des restructurations

Les études empiriques, analysant les conséquences des restructura-tions, ne semblent pas mettre en évidence une amélioration significative et systématique des performances de court et de long terme.

Les résultats diffèrent selon que l’on analyse les entreprises absorbées ou les entreprises qui sont à l’origine de la F&A ou lorsque l’on étudie les effets de restructurations réactives (en réponse à un déclin des per-formances économiques) ou proactives (en vue d’accroître l’efficacité de l’entreprise).

La majorité de ces études, le plus souvent sur données états-uniennes, se concentrent sur l’évaluation financière et l’impact sur la richesse des actionnaires et sur la valeur boursière des restructurations et des F&A. Plusieurs études estiment les conséquences de ces mutations organisa-tionnelles et financières sur la rentabilité de long terme et sur l’emploi.

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Impacts sur la valeur boursière de l’entreprise etsur la productivité et la rentabilité de long termeL’efficacité des restructurations est le plus souvent appréciée à partir

de l’évolution des cours boursiers. La base exhaustive des F&A réalisées par les entreprises cotées sur la place de New-York constituée par les cher-cheurs de l’Université de Chicago de 1960 à aujourd’hui a été largement mobilisée pour diagnostiquer les effets de ce changement (Andrade, Mit-chell et stafford, 2001).

Les mises en garde contre la « malédiction du vaincu » ou la « malédic-tion du vainqueur » indiquent que la valorisation boursière des F&A n’est pas garantie (Weston et Weaver, 2001). Le processus de surenchère conduit parfois à acquérir la firme à une valeur supérieure à la valeur moyenne estimée par le marché. Par ailleurs, les moyens de défenses utilisés par les entreprises cibles peuvent également réduire la profitabilité de ce type d’opération (parachutes dorés).

Il existe relativement peu d’études sur l’impact de l’efficacité produc-tive des entreprises ayant fait l’objet de restructurations. Aux États-Unis, les rares études existantes ont mené à la conclusion que le rendement des entreprises ayant fait l’objet d’une acquisition demeure au mieux inchan-gé par la suite et, qu’en règle générale, il décroît (Ravenscraft et Scherer, 1987 et 1989 ; Hall, 1988 ; Lichtenberg, 1992).

Sur données françaises, Degorre et Reynaud (2003) mettent en éviden-ce que les réductions d’effectif se concentrent dans les sociétés ayant des performances médiocres et sont suivies par un redressement important de leur rentabilité économique. Toutefois, lorsque l’on tient compte du biais de sélectivité, l’effet positif sur les performances se trouve atténué.

Globalement, les effets bénéfiques des réductions d’effectifs font l’ob-jet d’une grande incertitude. Les recherches empiriques soulignent que les réductions d’effectifs pourraient tout aussi bien avoir des effets posi-tifs que négatifs sur les performances économiques des firmes. Les effets négatifs sont liés à la combinaison de divers mécanismes: coûts induits (indemnités de licenciement), la dégradation de la productivité du travail imputable à la désorganisation du processus productif ou à la moindre motivation des salariés ou encore à l’accroissement du turnover.

Le rapprochement de deux entreprises ayant une organisation, une culture d’entreprise, une politique de rémunération ou encore une pri-se de risque qui diffèrent ne conduit pas au résultat attendu. L’existence de conflits, de comportements opportunistes ou de faible investissement

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peut réduire les gains des synergies anticipées entre les deux entités qui fusionnent.

Impact sur l’emploi et les salairesIl existe plusieurs travaux sur données américaines sur les effets du

downsizing c’est-à-dire les stratégies destinées à améliorer les profits des entreprises à travers une réduction de l’effectif. La plupart de ces évalua-tions empiriques se basent sur des études de cas et conduisent à des résul-tats statistiquement non significatifs (voir Degorre et Reynaud, 2003).

L’analyse de Brown et Medoff (1988) porte sur un échantillon de plus 16 000 restructurations sur la période 1978 et 1984 issu d’une base de données trimestrielles, quasi-exhaustive, de près de 200 000 entreprises portant sur l’État du Michigan. Ils distinguent trois catégories de restruc-turations : les achats d’entreprises sans transfert d’actif et deux types de fusions avec transfert d’actif. Ces deux catégories de fusions se distin-guent par l’ampleur des transferts d’effectif. Pour la première, moins de 50 % de la variation de l’effectif de l’entreprise cédante se retrouve dans la variation de l’entreprise bénéficiaire. Pour la seconde, ce seuil est su-périeur à 50 %. Cette dernière catégorie correspond selon les auteurs à de « véritables F&A ». Seules 15 % des fusions, analysées par ces auteurs, appartiennent à cette catégorie.

Brown et Medoff (1988) observent qu’il existe des écarts importants concernant l’effet des F&A sur l’emploi et les salaires pour les différentes catégories de restructuration. Pour les « véritables F&A » sont associées un accroissement d’environ 2 % de l’emploi total et une baisse d’environ 4 % des salaires. Alors que pour les autres fusions l’effet sur l’emploi est de -5 % et de +5 % pour les salaires. Lorsque l’on prend en compte l’impact sur l’emploi pour l’ensemble des fusions, l’effet est négatif mais de faible ampleur.

Les travaux de Conyon, Girma, Thompson et Wright, (2002) analysent l’impact de plusieurs catégories de F&A observées dans l’économie an-glaise sur la période 1967 à 1996. Les résultats obtenus soulignent que tou-tes les F&A ont un effet significativement négatif sur l’emploi. Toutefois, l’ampleur de cet effet varie selon que ces fusions sont intra-sectorielles (ef-fet sur l’emploi de -19 %) ou inter-sectorielles (effet sur l’emploi de -8 %). La baisse des effectifs est également plus importante pour les entreprises dont l’effectif est inférieur à celui de l’effectif médian. En revanche, il ne semble pas exister de différences significatives entre les fusions hostiles ou amicales.

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Il existe relativement peu d’études analysant les effets des restructurations et des F&A sur l’emploi mobilisant des données françaises. Les plus notables sont les travaux de Margolis (2003, 2006) et Degorre et Reynaud (2003).

Margolis (2003) considère le rôle de la politique de rémunération et des pratiques en matière de gestions des ressources humaines des entrepri-ses cédantes et acquéreuses lors de F&A. Il précise la nature des salariés qui restent avec l’entreprise absorbée ou reconstituée. Sans surprise les facteurs individuels des salariés sont importants dans le choix des em-ployeurs : ceux qui restent avec la nouvelle entité sont les salariés dont les caractéristiques sont les plus valorisables sur le marché du travail.

Degorre et Reynaud (2003) caractérisent la nature et l’ampleur des réduc-tions d’emplois en fonction du type de stratégie de l’entreprise visant, soit à augmenter les résultats financiers (dans un but de downsizing), soit à limiter les pertes (dans un but de survivre). Ils tentent ensuite de vérifier ex post les effets de ces réductions sur les performances des entreprises. Les résultats de cette étude montre que les réductions d’effectifs sont le fait d’entreprises en difficulté (donc sans doute dans un but de survivre) et que ces réductions ont souvent un rôle positif sur les performances des entreprises.

Cet article s’inscrit dans la lignée de ces derniers travaux et vise à ca-ractériser les entreprises touchées par des opérations de restructuration ou de F&A puis d’étudier l’impact de ce choc sur l’évolution de l’emploi.

Caractéristiques des entreprises cédantes etbénéficiaires des fusions et acquisitions

Les entreprises qui sont affectées par une F&A possèdent des caracté-ristiques bien spécifiques. Toutefois, à l’exception de l’analyse de Margo-lis (2006), peu d’études sur données françaises représentatives permettent de quantifier ces différences. L’objectif de cette section est d’exposer les éléments structurels (taille, secteur, localisation géographique et appar-tenance à un groupe) et les éléments comptables et financiers (taux de marge, productivité apparente du travail, taux d’endettement) propres aux entreprises cédantes et bénéficiaires de restructuration à l’aide d’un échantillon représentatif.

Les données utilisées sont issues des fichiers de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) portant sur les modifications de structure des entreprises. La présentation de ces données et leur appa-riement avec les fichiers Suse et Lifi est tout d’abord proposé (point 2.1). Les statistiques descriptives sont ensuite présentées (point 2.2) avant de

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préciser « toutes choses égales par ailleurs » les caractéristiques relatives des entreprises cédantes et acquéreuses (point 2.3). Les données mobilisées

Les fichiers des MDST (modifications de structure) recensent les en-treprises qui effectuent des fusions ou des acquisitions. Ils sont exhaustifs pour les entreprises de 20 salariés et plus et dont l’actif est supérieur à 1,2 million d’euros. Ces fichiers précisent l’évolution des effectifs des en-treprises cédantes et bénéficiaires. La période retenue, 1997-2000, se carac-térise par un nombre relativement important de restructurations. Près de 8 000 F&A sont répertoriées affectant plus de 13 000 entreprises, soit plus de 3 000 par an. À titre de comparaison, seulement 1 400 sont comptabili-sées en 1995 et 580 en 1990. Comme une même entreprise peut être affectée par plusieurs fusions ou acquisitions au cours d’une même période (no-tamment pour les entreprises bénéficiaires des restructurations), la base initiale est composée de 7 400 entreprises cédantes et 5 700 bénéficiaires (voir tableau 1). Sur la période, plus de 90 % des entreprises bénéficiaires et cédantes ont participé à une seule F&A. Dans 25 % des cas, les entrepri-ses bénéficiaires ont réalisé une opération de F&A avec deux entreprises cédantes et plus. Ainsi, les F&A sont un événement rare, elles affectent moins de 3 % des entreprises, et dont la récurrence est faible.

Toutefois cette source administrative contient relativement peu d’in-formations sur les caractéristiques des entreprises qui ont connu des res-tructurations. Pour pouvoir étudier plus en détails le profil des entreprises cédantes et bénéficiaires de restructurations, leurs performances économi-ques et financières (chiffre d’affaires, valeur ajoutée, taux de rentabilité, taux de marge) et les conséquences de ce changement sur l’emploi, il est nécessaire d’apparier le fichier MDST avec d’autres sources statistiques. L’encadré 1 présente les données complémentaires mobilisées issues des fichiers Suse (Système unifié de la statistique d’entreprise) et Lifi (liaisons fi-nancières).

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Tableau 1 : Les restructurations observées en 1997 et 2000total Cédantes Bénéficiaires

Nombre d’opérations de fusions et acquisitions 8 258 8 258* 6 359

Nombre d’entreprises 13 272 7480 5 791

Nombres d’entreprises appariées au fichier Suse 11 737 7 363 4 374

Taux d’appariement avec Suse 88,4 % 98,4 % 75,5 %

1998 3 567 1 981 1 586

1999 3 929 2 252 1 677

2000 3 036 1 938 1 098

% d’entreprises dont l’effectif avant la restructuration est nul - 23 % 46 %

Nombre de fusions et acquisitions retenues dans l’échantillon final 5 434 3 105 2 319

1997 1 029 586 443

1998 1 233 694 539

1999 1 424 800 624

2000 1 738 1 025 713

Nombre d’entreprises de l’échantillon 5 111 3 055 2 147

Sources : MDST – LIFI – Suse* À l’instar de Margolis (2006), les entreprises à la fois cédantes et bénéficiaires sur la période n’ont pas été retenues dans l’analyse. 214 entreprises sont dans cette situation.

L’appariement des différentes bases permet d’obtenir des données d’entreprises qui rassemblent des informations sur les caractéristiques de l’entreprise (taille, secteur, appartenance à un groupe, localisation géogra-phique), ses performances économiques (chiffres d’affaires, valeur ajou-tée), et l’existence de fusions et acquisitions.

Le taux d’appariement entre ces différentes sources est relativement important (88 %) mais il est plus faible pour les entreprises bénéficiaires (75 %) que pour les entreprises cédantes (98 %). Cet écart s’explique par l’existence d’un nombre important d’entreprises bénéficiaires dont l’effectif est nul ou très faible avant la restructuration ainsi qu’à des restructurations qui conduisent à la création de nouvelles entités qui n’existaient pas aupa-ravant (générant la création d’un nouvel identifiant entreprise SIREN).

Ces différents cas ne sont pas retenus dans notre échantillon, car ils ne relèvent pas d’un processus de F&A entre deux entités mais correspon-dent davantage à un changement interne et le plus souvent administratif.

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Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

C’est pourquoi, l’échantillon final ne porte que sur 5 400 F&A affectant 5 100 entreprises, pour lesquelles une information précise sur la situation un an avant et un an après ce changement est disponible. Statistiques descriptives

Les graphiques 1a, 1b et 2 présentent la structure par taille et par sec-teur des entreprises touchées par une fusion ou une acquisition. Les entre-prises appartenant au groupe « témoin » correspondent à l’ensemble des entreprises non présentes dans les fichiers MDST sur la période 1997-2000 et dont l’effectif est d’au moins 20 salariés (voir infra pour plus de détail sur la constitution de l’échantillon « témoin »).

Encadré 1 : Présentation des données complémentaires mobiliséesLes fichiers SUSE (système unifié de statistiques d’entreprises) réper-

torient l’ensemble des entreprises imposées aux bénéfices industriels et commerciaux (BIC) et aux bénéfices non commerciaux (BNC) dont le chif-fre d’affaires annuel est supérieur à 70 000 euros (Insee, 1995). Ils permet-tent de bénéficier de données longitudinales sur les caractéristiques gé-nérales de l’entreprise (activité, code juridique, localisation, appartenance à un groupe, indice de concentration industrielle) et sur leurs résultats (chiffre d’affaires, valeur ajoutée, production, immobilisations corporelles, excédent brut d’exploitation).

L’enquête LIFI (liaisons financières) recense les relations patrimoniales entre les entreprises françaises. Elle existe depuis 1979 pour les groupes privés et depuis 1984 pour les groupes publics. Chaque observation des fichiers LIFI décrit un lien entre deux sociétés, l’une dite société « amont » (celle qui détient), l’autre société « aval » (celle qui est détenue). C’est une enquête à seuils ;les entreprises interrogées vérifient au moins l’un des critères suivants : avoir un chiffre d’affaires supérieur à 60 millions d’euros, un effectif salarié de plus de 500 salariés, être contrôlée direc-tement par une entreprise étrangère, avoir un montant de participation supérieur à 1,2 millions d’euros. De plus, on interroge (l’année t) toutes les entreprises qui étaient tête de groupe lors de la vague précédente d’en-quête (l’année t-1).

Les graphiques 1a et 1b montrent que les grandes entreprises (de 250 à 500 salariés) et les très grandes entreprises (de plus 500 salariés) sont largement surreprésentées parmi les entreprises qui se restructurent. C’est

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davantage le cas pour les bénéficiaires que pour les cédantes. L’effectif des premières est deux fois supérieur aux secondes.

La restructuration conduit souvent à la disparition des entreprises cé-dantes, puisque dans 70 % des cas, leur effectif est nul après la restructu-ration.

D’un point de vue sectoriel, les entreprises industrielles sont surrepré-sentées notamment celles du secteur des biens intermédiaires. Inverse-ment, les entreprises de service (à l’exception des services aux entreprises) et de commerce et réparation sont sous-représentées (graphique 2).

Lorsque les caractéristiques des entreprises cédantes et bénéficiaires d’une même F&A sont comparées, il apparaît que l’entreprise bénéficiaire n’est pas systématiquement de plus grande taille, et ne dispose pas d’une meilleure situation comptable ou financière.

Les entreprises bénéficiaires sont de plus petite taille dans 31 % des cas, ont des taux de marge plus faible dans 53 % des cas et un niveau d’endet-tement plus élevé dans 53 % des cas.

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Graphique 1 : Répartition par taille des entreprises bénéficiaires et cédantes avant et après une restructuration

avant la restructuration

Sources : MDST – LIFI – Suse

après la restructuration

Sources : MDST – LIFI – Suse

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Graphique 2 : Répartition par secteur des entreprises bénéficiantde la restructuration

Sources : MDST – LIFI – Suse

En outre, les restructurations ne semblent pas conduire à une réalloca-tion sectorielle de l’activité puisque la structure des cédantes et celle des bénéficiaires sont relativement proches. Si, pour 43 % des F&A le secteur de l’entreprise bénéficiaire et cédante diffèrent en NAF600, ce pourcentage n’est plus que de 26 % lorsque la classification en 36 secteurs est retenue. Un constat identique est réalisé sur données américaines (Andrade, Mit-chell et stafford, 2001).

Concernant la localisation géographique, les F&A se concentrent très largement en région parisienne (40 %). Ce résultat s’explique, entres autres, par une répartition sectorielle particulière des fusions et acquisi-tions et par une forte proportion d’entreprises appartenant à un groupe parmi celles qui se restructurent. En effet, les stratégies de groupe sont un des vecteurs importants des mécanismes de F&A. D’après le graphique 3, sur l’ensemble des restructurations observées moins de 17 % sont réalisées par des entreprises indépendantes qui n’appartiennent pas à des groupes. Notons que les entreprises cédantes sont des entreprises qui appartiennent nettement moins souvent à un groupe que les bénéficiaires (19 % contre 77 %). Ainsi, le processus de fusion et acquisition renforce très fortement

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la place des groupes dans l’économie française. Lorsque les bénéficiaires et les cédantes appartiennent toutes deux à un groupe, les F&A sont plus souvent de type intragroupe (13 %) qu’intergroupe (3 %)1.

Tableau 2 : Indicateurs économiques des entreprises cédantes et bénéficiaires

Cédantes Bénéficiaires Écart

Chiffre d’affaires médian 58 737 133 997 128 %

Valeur ajoutée (va) médiane 17 097 37 373 119 %

effectif 52 111 113 %

masse salariale / effectif 374 394 5 %

Productivité apparente du travail (va/effectif) 295 312 6 %

Taux de marge (ebe/va) 16,1 % 15,9 % -1 %

Profit positif (excédent brut d’exploitation strictement positif) 77,5 % 79,1 % 2 %

Besoin en fond de roulement 3 323 7 627 130 %

Niveau d’endettement (Dette / actif brut) 8,3 % 9,9 % 19 %

Niveau d’endettement nul 6,8 % 4,4 % -36 %

Concentration sectorielle (Indice d’herfindahl) 1,3 % 1,6 % 16 %

Sources : MDST – LIFI – Suse

Le tableau 2 présente la situation financière et comptable des entreprises cédantes et bénéficiaires des F&A. Les écarts observés en termes de chiffre d’affaires ou de valeur ajoutée s’expliquent en grande partie par un effet taille. En revanche, les entreprises cédantes ne semblent pas être caractéri-sées par un niveau d’endettement, un taux de marge ou un besoin en fonds de roulements structurellement différent de ceux des entreprises bénéficiai-res. L’analyse « toutes choses égales par ailleurs » proposée dans le point suivant permet de préciser l’influence de ces différentes caractéristiques.

1 Ces F&A intragroupe sont contrôlées par le législateur puisque la jurisprudence française en cas de Fusion –Acquisition d’après l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 5 avril 1995 stipule que « la sup-pression ou la modification substantielle du contrat de travail est examinée au niveau de l’entreprise, les difficultés économiques doivent être appréciées au regard du secteur d’activité du groupe ». C’est notamment le cas lorsque les difficultés économiques sont invoquées pour justifier une procédure de licenciement économique.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 287

Analyse économétrique simpleLa section précédente a permis de souligner qu’il existe des différen-

ces importantes entre les entreprises bénéficiaires et cédantes des restruc-turations notamment en terme d’appartenance à un groupe et de taille. L’analyse économétrique réalisée à l’aide d’un modèle Probit univarié porte sur l’ensemble des entreprises ayant connu une F&A, soit en tant qu’entreprise acquéreuse, soit comme cédante. Cette modélisation permet de spécifier les caractéristiques des entreprises qui affectent la probabi-lité d’appartenir à la première catégorie d’entreprises relativement à la seconde. Les résultats obtenus sont rapidement commentés

Les coefficients associés aux variables de taille, secteur et d’appartenan-ce à un groupe sont significatifs et du signe attendu. L’existence d’un taux de marge élevé ou d’un niveau d’endettement important affecte négative-ment la probabilité d’être une entreprise acquéreuse lors d’une F&A. En revanche, le niveau de la productivité apparente du travail, c’est-à-dire le rapport entre la valeur ajoutée et l’effectif de l’entreprise, n’affecte pas de manière significative cette probabilité. L’effet du degré concurrentiel, me-suré par l’indice d’Herfindhal, des entreprises acquéreuses diffère selon le secteur d’activité. Dans les secteurs non industriels, cet indice affecte positivement la probabilité d’être une entreprise acquéreuse relativement à une entreprise cédante, alors que son influence dans l’industrie n’est pas significatif (les coefficients -0,795 et 0,743 s’annulent).

Ainsi, ce n’est pas la mauvaise santé économique ou financière qui ca-ractérise les entreprises cédantes mais davantage leur petite taille, leur indépendance à l’égard des groupes et leur faible concentration sectorielle (hors secteur industriel)2.

L’effet sur l’emploi des restructurationsQuel est l’effet des restructurations sur l’emploi ? Ces changements

sont-ils destructeurs d’emplois comme se le représente l’opinion publi-que ? Ou permettent-ils une meilleure allocation de l’emploi entre les en-treprises ? L’objectif de cette section est d’estimer les effets nets des F&A sur le volume d’emploi à court terme, i.e. un an après.

2 Cette étude ne prend pas en compte les caractéristiques de la main-d’œuvre. L’omission de ces variables af-fecte vraisemblablement peu nos résultats d’après l’étude de Margolis (2006). Ce dernier en s’appuyant sur des données employeur salarié soulignent que peu de variables sur les salaires et sur la structure de la main-d’œuvre permettent de différencier les entreprises cédantes et acquéreuses.

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Sur la période 1997 à 2000, l’évolution de l’effectif total des entreprises cédantes et bénéficiaires est la suivante : 400 000 emplois ont été perdus dans les entreprises cédantes et 340 000 emplois ont été créés dans les en-treprises bénéficiaires. Le différentiel est donc négatif de près de -65 000. Notons que les données mobilisées ne permettent pas d’analyser l’évolu-tion du risque de chômage pour les salariés issus des entreprises cédantes et bénéficiaires. Les emplois créés et détruits ne concernent pas nécessaire-ment ni les mêmes individus, ni les mêmes types de poste3. en outre, cette analyse brute ne tient pas compte, ni des caractéristiques particulières des entreprises, ni des effets de la conjoncture sur l’emploi.

Tableau 3 : Effet sur l’emploi à court terme des restructurations

Somme des cédantes Bénéficiaires Bénéficiaires +

cédantes Témoins

Effectif total des entreprises avant la restructuration 104 533,9 622 87,8

Effectif total des entreprises après la restructuration 236 380,2 602 85,3

Taux de croissance (moyenne géométrique) -55,9 % +35,9 % 9,4 % 8,3 %

effet brut -409 860 +345 364 -64 496 -

Nombre observations 3 105 2 247 2 247 9 117

Sources : MDST – LIFI – Suse

Pour contrôler l’influence des caractéristiques observables et inobser-vables des entreprises sur la probabilité de connaître une F&A, un échan-tillon témoin est construit (point 3.1). Un modèle de sélection sur les inob-servables est ensuite proposé pour estimer un effet net sur l’emploi (points 3.2 et 3.3). Les données mobilisées couvrent une période trop courte pour pouvoir contrôler de manière satisfaisante l’effet conjoncture. En effet, la période 1997-2000 se caractérise par un fort dynamisme de la croissance économique et des créations d’emplois. Les effets nets observés en début de cycle seraient peut-être différents de ceux observés en fin de cycle.

3 Pour préciser le rôle des restructurations dans le processus de réallocation des emplois, l’accès aux données Dads est nécessaire (Margolis, 2006).

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Connaître une restructuration une analyse par stratification endogèneLa principale difficulté technique associée à l’évaluation des effets des

restructurations sur l’emploi provient de l’endogénéité et de la simultanéi-té des variables étudiées. Les déterminants observables (taille, secteur, ca-ractéristiques du secteur d’activité, performances passées de l’entreprise) et inobservables (qualité du management ou climat social dans l’entreprise par exemple), qui expliquent la situation de l’entreprise à l’égard des res-tructurations, peuvent également influencer ses choix en termes d’emploi.

Ainsi, pour évaluer l’effet propre des F&A, il est nécessaire de tenir compte de ce biais. Il existe plusieurs approches économétriques pour te-nir compte de cet effet de sélection développées dans la littérature pour l’évaluation des politiques publiques (Rubin, 1974 ; Heckman, Lalonde et Smith, 1999 ; Dehejia et Wahba, 1999) et appliquées sur données françai-ses (Crépon et Iung, 1999 ; Janod et Saint-Martin, 2004 ; Bunel et Jugnot, 2003 ; Brodaty et al., 2004). Toutes ces techniques s’appuient sur une com-paraison entre des entreprises affectées par un traitement (par exemple une mesure de formation, un contrat de travail aidé ou subventionné, un changement organisationnel ou le passage à 35 heures) et des entreprises issues d’un échantillon témoin qui ne le sont pas.

Les estimations traditionnelles s’appuient sur des échantillons dont les observations sont obtenues par tirage aléatoire. Les choix sont dans un second temps comptabilisés et analysés. Or l’estimation de la probabilité pour une entreprise d’être affectée par une F&A, réalisée par exemple à l’aide d’un modèle Probit univarié, à partir d’un échantillon aléatoire est problématique puisque moins de 2 % des entreprises ont connu ce type de restructuration. L’introduction d’une constante comme variable explicative permet de prédire à elle seule l’absence de restructuration. Un tel modèle permet d’« expliquer » parfaitement 98 % des choix observés. Or, ce mo-dèle n’apporte aucun élément d’information permettant de caractériser les restructurations. Mobiliser un modèle Probit univarié simple en mobilisant l’intégralité de la base Suse et Mdst n’est de fait pas opératoire.

Pour faire face à ce problème, Lerman et Manski (1977) proposent une méthode économétrique spécifique : la stratification endogène (« choice based sampling »). Cette technique vise à sur-représenter dans l’échantillon les entreprises dont la situation est peu fréquente dans la population pa-rent mais dont on souhaite étudier les caractéristiques. Les estimations sont ensuite réalisées à l’aide de pseudo-fonction de vraisemblance (wei-ghted endogenous sampling maximum likelihood).

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Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

La technique du choice based sampling consiste à tirer arbitrairement un nombre d’observations caractérisées par un même choix. Dans un second temps, les spécificités des individus ou des entreprises ayant fait ce choix sont étudiées. Cette seconde technique particulièrement utilisée pour étudier les choix de modes de transport, peut s’appliquer à toute étude portant sur les événements rares. Toutefois, elle n’est utilisable que si la proportion d’individus effectuant les différents choix étudiés est connue a priori.

La méthode du choice based sampling s’applique particulièrement bien à notre échantillon puisque les données mobilisées sont exhaustives pour les entreprises de 20 salariés et plus caractérisées par un actif de plus de 1,2 millions d’euros. Ainsi, les proportions de F&A dans la population pa-rent et dans l’échantillon retenu par stratification endogène sont parfaite-ment connues. Afin de prendre en compte les différences observées selon les secteurs et les tranches d’effectif salariés 12 strates ont été retenues pour calculer ces proportions. Notons p1 et p0 les proportions d’entrepri-ses qui connaissent des restructurations dans l’échantillon et P1 et P0 ces proportions pour l’ensemble de la population. Les valeurs prises par ces variables sont présentées dans l’encadré 2.

soit la variable R qui prend la valeur 1 si l’entreprise est bénéficiaire de la restructuration au cours de la période 1997 à 2000 et 0 sinon. Cette variable est déterminée par la variable latente R* fonction de variables explicatives observables Z et de variables inobservables v. On note :

avec (1)

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 291

Encadré 2 : Construction de l’échantillon témoinLes F&A sont un événement rare. Elles sont observées pour moins de 2 %

des entreprises de 20 salariés et plus. Il existe toutefois des différences im-portantes selon la taille et l’appartenance sectorielles des entreprises. Cette proportion est nettement plus élevée pour les entreprises de grande taille et les entreprises des services. Elle est notamment de près de 10 % pour les entreprises de 500 salariés et plus contre 0,6 % pour les moins de 50 salariés et un écart de 0,5 point de pourcentage est observé entre les entreprises des services et celles des autres secteurs d’activité.

Part des entreprises bénéficiaires de F&A pour l’ensemble des entreprises

De 20 à 49 sala-

riés

50 à 249 salariés

250 à 499 salariés

500 salariés et plus Total

Industrie 0,6 % 1,5 % 3,9 % 8,5 % 1,3 %Construction et commerce 0,4 % 1,5 % 6,1 % 14,6 % 0,9 %

Services 0,8 % 1,5 % 4,7 % 9,8 % 1,6 %Total 0,6 % 1,5 % 4,6 % 9,9 % 1,2 %

Sources : MDST – LIFI – Suse - Champ : entreprises d’au moins 20 salariés.

Afin d’accroître cette proportion et pouvoir étudier les caractéristiques des entreprises qui connaissent des F&A, un échantillon d’entreprises té-moins n’ayant pas connu de restructuration sur la période 1997 à 2001 est constitué.

Ce sous-échantillon est fixé subjectivement à 9 000 entreprises. La stra-tification exogène par taille (4 strates), par secteur d’activité (par naf85) et par localisation géographique (2 strates) est utilisée pour tirer ces entrepri-ses. Cette technique permet de garantir une plus grande représentativité du tissu économique français. Lors de la constitution de cet échantillon, les éta-blissements retenus ont été tirés de manière aléatoire dans chaque strate.

La proportion d’entreprises touchées par des F&A dans l’échantillon final constitué des entreprises ayant connu une F&A et des entreprises de l’échan-tillon témoin est en moyenne de 37 %. Dans cet échantillon obtenu par stra-tification endogène, on retrouve des différences importantes selon la taille et le secteur d’activité. Le tableau ci-dessous présente ces différences.

ésentati

…/…

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292 C. de ReCits 5, 2007

Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

Part des entreprises bénéficiaires de F&A pour l’échantillon stratifié

De 20 à 49 salariés

50 à 249 salariés

250 à 499 salariés

500 salariés et plus Total

Industrie 11,7 % 23,6 % 44,2 % 64,4 % 21,6 %Construction et commerce 8,1 % 22,7 % 58,1 % 80,5 % 16,2 %

Services 14,3 % 22,7 % 47,4 % 71,4 % 23,8 %Total 10,9 % 23,1 % 48,2 % 70,1 % 20,3 %

Sources : MDST – LIFI – Suse - Champ : entreprises d’au moins 20 salariés.

Les valeurs prises par p1, p0, P1 et P0 pour les entreprises appartenant au secteur industriel et dont l’effectif est inférieur à 50 salariés sont les suivan-tes : p1 = 11,7 % , p0 = 88,3 % P1 = 0,6 % et P0 = 99,4 %

Dans ce cas, la pondération prend la valeur 0,05 (0,6 %/11,7 %) pour les entreprises qui connaissent des F&A et 1,126 (99,4 %/88,3 %) pour les autres.

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Tableau 4 : Caractéristiques des entreprises bénéficiaires relativementaux entreprises n’ayant pas connu pas de restructuration

(modèle weighted endogenous sampling maximum likelihood)

modèle 1 modèle 2

Coefficient STD Coefficient STD

constante -4,063*** 0,240 -3,152*** 0,329

Taille et secteur

Industrie agroalimentaire 0,061 0,060 0,134** 0,064

Industrie biens de consommation et automobile -0,141*** 0,061 -0,182*** 0,078

Industrie biens d’équipement 0,150*** 0,059 0,150** 0,068

Industrie de biens intermédiaires et Énergie 0,007 0,045 0,009 0,052

construction 0,033 0,060 0,034 0,070

Commerce et réparation

Transport -0,097* 0,061 -0,119* 0,066

Activités immobilières -0,497*** 0,145 -0,351* 0,179

Activités financières -0,085 0,096 0,038 0,099

Services aux entreprises 0,103** 0,049 -0,011 0,060

Services à la personne -0,122* 0,071 -0,191*** 0,072

effectif / 10000 (taille) 6,074*** 1,151 15,306*** 1,411

taille2 -6,397*** 2,133 -16,426*** 2,124

Taille*industrie -1,972*** 0,861 -2,681*** 1,115

Autres caractéristiques

Localisation sur Paris 0,169*** 0,033 0,147*** 0,040

Appartenance à un groupe (groupe) 0,490*** 0,032 0,558*** 0,034

Société cotée ou versant des dividendes (cote) -0,134*** 0,038 -0,139*** 0,039

Groupe*cote 0,120*** 0,053 0,084 0,062

Année considérée

1997 -0,104*** 0,041 -0,107* 0,050

1998 -0,018 0,038 0,006 0,042

1999 -0,009 0,040 -0,007 0,049

2000

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294 C. de ReCits 5, 2007

Matthieu Bunel, richard duHautoiS et lucie GonzaleS, 2007

Indice de concentration sectorielle

Indice d’Herfindhal -1,159*** 0,439 -1,602*** 0,639

Indice d’Herfindhal* industrie 1,264*** 0,522 1,334* 0,742

Situation comptable et financière

Entreprise dont l’Ebe est positif -0,097** 0,045 -0,134*** 0,052

Taux de marge (ebe/va) -0,114 0,134 -0,052 0,200

Log de la productivité apparente du travail 0,067* 0,041 0,297*** 0,071

Besoin en fonds de roulement -0,044 0,036 -0,065* 0,042

Niveau d’endettement est nul -0,036 0,064 -0,794*** 0,102

Log du niveau d’endettement (Dette / actif total brut)

0,021*** 0,0080,068*** 0,011

Log(actif total brut) 0,119*** 0,019 -0,078*** 0,021

Nb d’observations 11 364 11 364

Log- vraisemblance -769 -763

Pseudo-R2 16,7 % 23,5 %

Test de Wald 1 352*** 1 173***

Sources : MDST – LIFI – Suse

Remarques : Les variables explicatives portant sur la situation comptable et financière du modèle 1 portent uniquement sur la situation des entreprises bénéficiaires. Pour le modèle 2, ces variables correspondent à la somme des résultats de l’entreprise bénéficiaires et de (ou des) l’entreprises cédantes.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 295

La fonction de vraisemblance pondérée par la stratification endogène s’écrit alors :

(2)

Avec et

Les résultats obtenus à l’aide de cette méthode sont présentés dans le tableau 4. Deux estimations sont successivement réalisées. La première compare les caractéristiques des entreprises bénéficiaires à celles des en-treprises témoins (colonnes 2 et 3). La seconde porte sur les caractéristiques moyennes des entreprises bénéficiaires et cédantes participant à la même F&A (colonnes 4 et 5). Commentons, rapidement les résultats obtenus.

Le nombre de restructurations a été significativement plus important en fin de période qu’en début. L’effectif total de l’entreprise affecte posi-tivement mais de manière non linéaire la probabilité de bénéficier d’une F&A. L’effet est positif pour les entreprises de moins de 5 000 salariés et négatif ensuite. Les entreprises issues des services aux particuliers, de la construction et du secteur immobilier sont significativement sous-repré-sentées alors que celles issues des services aux entreprises et de l’industrie des biens d’équipement sont surreprésentées.

L’appartenance à un groupe influence très fortement et significative-ment la probabilité de connaître une restructuration. En revanche, être coté en Bourse ou verser des dividendes n’affectent pas cette situation.

La concentration sectorielle affecte significativement la probabilité de bénéficier d’une restructuration. L’influence de l’indice d’Herfindhal est positive dans l’industrie mais négative dans les autres secteurs.

L’analyse des variables financières et comptables indique que les en-treprises qui bénéficient d’une restructuration sont globalement moins endettées, disposent d’un taux de marge plus faible. En revanche, leur productivité apparente du travail est significativement plus élevée.Effet net sur l’emploi : présentation de la stratégie économétrique

Il apparaît que les entreprises qui bénéficient de restructuration voient leur effectif augmenter très significativement à court terme. Lors d’une

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F&A les entreprises bénéficiaires ont tendance à absorber une large partie de l’effectif des entreprises cédantes. L’écart naïf brut est de 28 points de pourcentage du taux d’évolution de l’emploi un an après la F&A (voir tableau 5).

Pour tenir compte de l’influence des caractéristiques observables des entreprises bénéficiaires des restructurations et des corrélations sur les inobservables affectant simultanément l’évolution de l’emploi et la pro-babilité de connaître une restructuration, un modèle de sélection sur les inobservables est utilisé. Dans ce cas, l’effet net estimé est nettement plus important. Il est égal à plus de 90 points de pourcentage. Cet écart pro-vient du fait que les grandes entreprises appartenant à un groupe issues de l’échantillon témoin ont vu leur effectif augmenter moins que les autres. Or, ces caractéristiques affectent positivement la probabilité de connaître des F&A.

Tableau 5 : Estimation d’un effet net sur l’emploi

Écart naïf MCO EstimateurDD

Entreprises bénéficiaires

Coefficients estimés

35,9 % (restructurées)

8,3 % (sans restructuration)

0,624*** (0,018)

92,4 %(restructurées)

2,8 %(sans restructuration)

Effet sur l’emploi en point de croissance +28 +85 +91

Entreprises bénéficiaires et cédantes

Coefficients estimés

9,4 %(restructurées)

8,3 % (sans restructuration)

-0,033***(0,008)

0,5 %(restructurées)

2,8 %(sans restructuration)

Effet sur l’emploi en point de croissance +1 - 3 -3

Sources : MDST – LIFI – Suse

Toutefois, pour analyser l’impact global sur l’emploi de ce type de res-tructuration, il est nécessaire de prendre en compte simultanément la si-tuation des entreprises bénéficiaires et celles des entreprises cédantes. Les entreprises cédantes ont vu leur effectif fortement diminué puisque 70 % d’entre elles ont totalement disparu et que les autres ont connu une forte baisse de leur effectif. L’évolution brute moyenne est de -55 % un an après ce choc.

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Restructuration de l’emploi, 271-299

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 297

L’évolution globale de l’emploi est calculée en agrégeant l’effectif de l’entreprise bénéficiaire et celui de ou des entreprises cédantes avant et après la restructuration. L’effet global semble indiquer une augmentation positive de l’emploi de l’ordre de 9 %. Toutefois, lorsque l’effet de sélec-tion est pris en compte ainsi que d’effet de corrélation sur les inobserva-bles, l’effet est légèrement négatif de l’ordre de 3 points de croissance.

ConclusionPeu d’analyses sur données françaises étudient l’influence des restruc-

turations sur l’emploi. La constitution d’un échantillon représentatif est délicate puisque peu d’entreprises connaissent ce type d’événement. Afin de résoudre ce problème, un tirage par stratification endogène est proposé permettant de conserver l’ensemble des entreprises ayant connu une fu-sion-acquisition sur la période 1997-2000 et de constituer un échantillon d’entreprises « témoins », n’ayant pas connu un tel changement. Les ré-sultats obtenus à l’aide d’un modèle de sélection sur les inobservables in-diquent qu’à court terme (un an après l’opération de F&A) les entreprises ayant bénéficié des restructurations ont vu leur effectif augmenter très for-tement et significativement. En revanche, lorsque la situation globale des entreprises est prise en compte, c’est-à-dire celle des entreprises cédantes et des bénéficiaires, les fusions-acquisitions affectent très légèrement et négativement le volume d’emploi un an après l’opération.

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Cinéma et histoire :

Partie V

Villes etliberté

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Kermesse héroïque, 305-323

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 303

Cinéma et histoire« La ville : triomphe de la liberté ? »

Dans le cadre du Festival international du film Entre Vues de Belfort, RECITS anime depuis trois ans un colloque « cinéma et histoire ». L’œuvre cinématographique y est considérée non

pour le rapport qu’elle entretient avec la réalité, passée ou présente, qu’el-le décrit, mais en tant que témoignage de son temps. La représentation du passé devient elle-même objet historique et renseigne sur les sociétés qui conçoivent et regardent les films. Les actes des deux premiers collo-ques ont été publiés dans la collection « Sciences humaines et technolo-gie » (Résistances européennes. Une mémoire cinématographique, UTBM, 2005 et Frontières en images. Une mémoire cinématographique, UTBM, 2006). Avec le 700e anniversaire de la charte de franchise de la ville de Belfort, l’édition 2006 de « cinéma et histoire » s’est penchée sur l’image ambivalente de la ville : lieu de liberté, de libération, de résistance et de combat, mais aussi de tension entre démocratie et liberté individuelle, jusqu’à l’aliénation et la violence destructrice.

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Kermesse héroïque, 305-323

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 305

La Kermesse héroïqueou la liberté gagnée des femmes

Jérôme Bimbenet

« Femmes ! Puisque les hommes sont nettement au-dessous de la situation, remplaçons les ! (…) Nous nous sommes trop longtemps laissé faire. Nous avons accepté la domi-

nation des hommes parce que nos mères et les mères de nos mères la su-bissaient déjà (…) Donnons à la Flandre entière l’exemple d’une cité que les femmes auront sauvé de la ruine et du déshonneur par leur énergie, leur décision et leur courage. »

La harangue de Françoise Rosay aux femmes de la cité de Boom est l’un des moments clés de La Kermesse héroïque. Elle résume assez bien le titre de cette contribution et s’inscrit tout à fait dans l’approche envisagée par les organisateurs du colloque cette année. De plus, l’appel lancé ici par le personnage interprété par Françoise Rosay semble présager celui qu’elle lancera sur les ondes radiophoniques quelques années plus tard, en des termes bien plus virulents, pour encourager les femmes alleman-des à se soulever contre Hitler.

Le film décline ainsi dès le début les questions qui encadrent ce travail : La Kermesse héroïque est-il un film historique ? La Kermesse héroïque est-il le miroir de son temps, celui de la France des années 1930 et peut-il ainsi être considéré comme prémonitoire de l’attitude diversifiée des Français face à l’invasion allemande ?

En outre, si le film se montre dans un premier temps fidèle à l’intitulé du colloque, il est en revanche rétif à toute approche unique. Au-delà de l’aspect purement historique, sa polysémie encourage des approches ré-flexives diverses, tant du point de vue de son analyse intrinsèque, de sa

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réception publique et critique que de sa postérité. Tous ces points seront abordés après avoir dans un premier temps évoqué celui qui a réalisé cette œuvre majeure du cinéma français des années 1930, Jacques Feyder.

Jacques Feyder, cinéaste oubliéJacques Feyder, de son vrai nom Jacques Frédérix, est né le 21 juillet 1885

à Ixelles dans la banlieue de Bruxelles. Il fut d’abord comédien (1910) puis devint cinéaste pendant la Première Guerre mondiale. Très rapidement, il s’imposa comme un des cinéastes majeurs des années 20 grâce surtout à son adaptation en 1921 du roman de Pierre Benoît, L’Atlantide, publié deux ans auparavant. Ce film apparaît comme le précurseur de la mode coloniale et exotique dont le cinéma français sera friand par la suite. Il fait un triomphe, ce qui permet à son metteur en scène d’enchaîner désormais les œuvres majeures.

Devenu français en 1928, Jacques Feyder s’embarque pour Hollywood après avoir réalisé Les Nouveaux messieurs dans lequel il engage un jeune journaliste pour l’assister, Marcel Carné. Il est le premier réalisateur hexa-gonal à tourner à Hollywood et ce ne fut pas pour y faire de la figura-tion. En effet, il dirige le dernier film muet de Greta Garbo, The Kiss ainsi que son premier film parlant Anna Christie, version allemande du film de Clarence Brown. Il tourne également deux films avec la star masculine de l’époque, Ramon Novarro (l’acteur de Ben Hur). À son retour en France, il enchaîne les succès : Le Grand jeu ou Pension mimosas et devient « l’un des réalisateurs français les plus admirés de son vivant »1. Un réalisateur auquel il convient d’associer son épouse Françoise Rosay. Après l’apogée que représente La Kermesse héroïque en 1935, la carrière de Jacques Feyder ralentit. Il ne tournera plus que quatre films dont un avec Marlene Dietrich (Le Chevalier sans armures, 1937) et avec michèle morgan (La Loi du nord, 1942 qui sort dans une version censurée par Vichy sous le titre La Piste du nord)

Il meurt en 1948 en Suisse où il s’était réfugié pendant l’Occupation avec sa femme. Dès l’année suivante, sa mémoire et son œuvre sont célébrées à travers l’hommage que lui rendent tous ceux qui ont travaillé avec lui par la publication d’un ouvrage « Jacques Feyder ou le cinéma concret »2.

1 Jean A. Gili et Michel Marie, « Avant propos », Jacques Feyder, 1895 revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma, hors série, octobre 1998, p. 3

2 Comité national Jacques Feyder, Bruxelles, 1949

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Il est bon de rappeler que ce cinéaste un peu oublié aujourd’hui est à l’origine de la carrière de ses confrères René Clair ou Marcel Carné, de son épouse Françoise Rosay, des acteurs Alfred Adam, André Luguet, Albert Préjean, Gaby Morlay, Pierre Larquey, Pierre Richard Wilm. Il a donné son premier grand rôle à Simone Signoret, a fait tourné Luis Bunuel, a collabo-ré avec Paul Émile Victor. De par son style fluide et élégant, son succès et son influence, il est l’un des fondamentaux du cinéma français. Pourquoi dès lors un tel oubli ? Ses films auraient-ils vieilli ? Jacques Feyder fut sur-tout l’une des victimes du « cinéma français de qualité » décrié par la Nou-velle Vague, bien qu’il fut l’un des précurseurs du « réalisme poétique » porté au sommet par son ancien assistant Marcel Carné qu’il encouragea à tourner son premier film Jenny. On lui a reproché de ne pas avoir de style bien défini et des sujets trop « disparates » (Barthélémy Amengual), donc d’être dans la diversité. Il a eu du mal à trouver sa place dans la posté-rité des années 30 où brillèrent des cinéastes tels que les déjà cités Marcel Carné et René Clair mais aussi Julien Duvivier, Jean Grémillon ou bien sûr Jean Renoir. Des années 1930 qui donnèrent tant de chefs d’œuvres au cinéma français : La belle équipe, Hôtel du nord, Quai des brumes, Les enfants du paradis, Les visiteurs du soir, Le jour se lève, Drôle de drame, La Marseillaise, La grande illusion, La règle du jeu, Pépé le moko, La Bandera, la Bête humaine ou Remorques. Seul un film de Feyder a résisté, La Kermesse héroïque.

Il y a pourtant chez Feyder une vision personnelle du monde. Amen-gual le rappelle : « Son univers est défini par quelques traits constants : l’importance vitale de la femme, la difficulté d’aimer, d’être soi, de vivre en conformité avec ce qu’on croit, l’emprise toute bourgeoise de l’argent, le sentiment aigu de la complexité, l’ambiguïté des êtres et des existen-ces, la prison qu’on peut dire ‘pirandelienne’ de la subjectivité »3. Quant au style, on y retrouve l’élégance et la virtuosité alliées à des innovations techniques et une maestria dans la direction des acteurs, toujours très na-turels. Cela ne fait peut-être pas un vrai style cinématographique mais une sensation reconnaissable, une impression, une patte finalement, la « Fey-der touch ».

3 Barthélémy Amengual, « La kermesse héroïque », (dir) Jean A. Gili et Michel Marie, Jacques Feyder, op.cit., pp.167-172, p.167

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La Kermesse héroïque

Origine et conception du filmDès 1925, Jacques Feyder avait eu l’idée « d’aller respirer l’air de la mer

du nord »4 et souhaitait raconter une histoire traditionnelle en costumes. Charles Spaak, scénariste belge et frère de l’un des promoteurs de la future Communauté européenne, écrivit alors une nouvelle intitulée « Les 6 bour-geois d’Alost » destinée à devenir un film muet. Frédéric Sojcher note à ce propos qu’il est intéressant « de souligner que le cinéaste quand il a la nos-talgie de son pays d’origine pense à la Flandre plutôt qu’à Bruxelles ou à la Wallonie. C’est sans doute que la Flandre se prête plus à l’exploitation ci-nématographique ou en tout cas à l’exploration d’un film d’époque »5. son choix se porte sur une farce qui aurait comme cadre la période de la Flandre mythique. Feyder précisera ensuite à Spaak qu’il voulait faire un film « en Belgique, à l’époque des grands peintres, disons Louis XIII avec un rôle de ménagère et beaucoup d’enfants pour Françoise Rosay »6. L’Action fran-çaise pensa d’ailleurs au moment de la sortie de La Kermesse héroïque que l’histoire contée était empruntée à de vieilles chroniques flamandes, ce qui semble assez plausible. Il ne s’agit pas alors pour Feyder de faire un film historique, mais un film en costumes, à l’ambition clairement esthétique. L’histoire n’est en fait qu’un prétexte à la critique savoureuse d’une classe sociale que Feyder connaissait bien, la haute bourgeoisie, ceux que l’on ap-pellerait aujourd’hui les nouveaux riches. Une classe dont il veut démonter le mécanisme à travers le grain de sable qui va venir tout faire déraper, et ce dans une farce, un film comique, une parodie qui permet aussi de désa-morcer la critique car Feyder n’était pas un cinéaste militant mais plutôt un portraitiste. Rappelons qu’il avait auparavant effectué la même démarche avec les hommes politiques dans Les Nouveaux messieurs.

Cette ambition affichée de critique de la bourgeoisie était d’emblée cou-plée avec l’ambition esthétique. Il souhaitait retrouver l’esprit des maîtres flamands. Le film serait donc pictural, avec des scènes directement inspi-rées des tableaux des peintres flamands, pour n’en citer que deux exem-ples parmi les plus connus : Le repas de noces de Bruegel et la reconstitu-tion d’un festin d’après Jordaens. Notons d’ailleurs que le jeune héros du

4 Frédéric Sojcher, « Belgitude et Européanité dans l’œuvre de Jacques Feyder », pp.33-44, p.385 Ibidem6 Françoise Rosay, La Traversée d’une vie, Paris, éd. Robert Laffont, 1974, p.198

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film est un peintre nommé Bruegel qui pourrait bien être le petit-fils du grand Bruegel. La posture esthétique du film est donc assumée également par ce clin d’œil à l’histoire.

Des critiques reprocheront d’ailleurs à Feyder une certaine statique dans la réalisation, une propension à ralentir l’action pour laisser admirer une scène conçue comme une toile. Le film entier est conçu comme une succession de tableaux aux effets souvent édifiants car il s’agit aussi de donner à voir sur le XVIe siècle. Ainsi le magistral travelling qui précède la séquence de la réunion des échevins suit Alfred Adam de sa boutique de boucher à l’hôtel de ville et dévoile le petit monde foisonnant et grouillant des rues de la ville : une sociabilité explose en parfaite osmose avec le projet esthétique du réalisateur. Feyder « adapte » la peinture flamande et rend ainsi un vibrant hommage à l’art pictural flamand des Van Eyck, Rembrandt, Bruegel, Jordaens. Rares sont les films qui par la suite tente-ront cette approche. Un film récent mérite de s’inscrire dans la postérité de La Kermesse héroïque par son aspect pictural et son hommage à la peinture flamande, en l’occurrence celle de Vermeer, La Jeune fille à la perle, de Peter Webber, dont l’action se déroule cependant plus tard.

Conscient de la réussite du film, Feyder écrira : « je reste malgré tout satisfait que La Kermesse héroïque demeure le plus grand effort qui ait été réalisé pour vulgariser et diffuser, à travers le monde, l’art prestigieux des grands peintres de mon pays natal »7.

La Kermesse héroïque s’inscrit dans une tradition du film belge : l’espiè-glerie. Dans les années 1930 en effet, les sous-genres régionaux font florès. Ainsi, comme il y avait des films marseillais, il y avait des films belges. Ac-cent bruxellois et bonne humeur forcenée de rigueur, à l’exemple des gen-tilles pochades de Gaston Schoukens, dont l’action se déroulait la plupart du temps dans des foires. Même de loin, La Kermesse héroïque se rattache donc à cette tradition de la farce belge.

Charles Spaak précise cependant que si La Kermesse héroïque est une far-ce énorme, elle est « beaucoup moins gaie qu’il n’y paraît. Elle fut conçue dans une époque où les alliés retentissaient encore de leur victoire de 1918. Il n’était question partout que de chauvinisme, que d’héroïsme militaire.

7 Jacques Feyder, « Souvenirs d’un cinéaste » in Jacques Feyder et Françoise Rosay, Le cinéma notre métier, Paris, éd. Skira, 1944, p.44

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Feyder n’avait pas l’esprit conformiste. Par réaction, il situa dans les an-nées les plus tragiques de l’histoire de son pays, une farce où ces fameux espagnols éleveurs de bûchers et tortionnaires, se montraient les plus ga-lants hommes du monde, quand les belges – dont César a bien voulu dire qu’ils étaient les plus valeureux guerriers du monde –, se cachaient dans leurs lits à l’approche de l’ennemi. Feyder ne croyait pas les individus ca-pables de grands sentiments durables, ne pensait pas non plus que toute une nation put être héroïque tous les jours de son histoire (…) les belges ne sont mêlés à tout ça que pour des raisons purement décoratives. L’histoire eut été tout aussi valable en France pendant la guerre de 100 ans, en Alle-magne sous Napoléon, en Angleterre lors des grandes invasions »8.

Feyder présentait d’ailleurs le sujet du film de manière lapidaire :« En 16109, un ambassadeur des Provinces-Unies traverse les Pays-Bas

avec sa suite et comme les chemins ne sont pas sûrs, avec son escorte, c'est-à-dire 24 piquiers et 24 arquebusiers. Pas un de plus. Le bourgmes-tre d’une petite bourgade, se souvenant des excès de la soldatesque est pris de panique et décide de faire le mort pour éviter d’héberger le diplo-mate. Madame la bourgmestre, révoltée par cette couardise, galvanise les femmes et organise pour l’ambassadeur et sa suite une réception triom-phale ; elle arrive, par la même occasion à marier sa fille selon son propre choix»10.

La nouvelle de Spaak devint un scénario. Le projet fut refusé par plu-sieurs productions au motif que le sujet n’était pas assez excitant et que « les femmes portant collerettes manquent de sex appeal »11. C’est finale-ment la société allemande Tobis qui, à l’instigation de Georges Loureau son représentant en France, accepta le film. Il fallait donc le réaliser en deux versions, française et allemande, une pratique très courante dans les années 1930. La Kermesse héroïque devint donc une production fran-co-allemande et s’inscrivit dans le large corpus des œuvres issues de la coopération cinématographique entre les deux pays. Rappelons que cette

8 Charles Spaak, « Hommage à Jacques Feyder », Jacques Feyder, op.cit., p.181, publié d’abord dans Jacques Feyder ou le cinéma concret, op.cit.

9 En fait, 1616. Une erreur qui indique bien que le sujet du film importait plus pour Feyder qu’une parfaite exac-titude historique

10 Cité par Charles Ford, Jacques Feyder, Paris, éd. Seghers, Cinéma d’aujourd’hui, 1973, p.5811 Françoise Rosay, op.cit. p. 198

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coopération (pour ne pas écrire collaboration) ne s’achèvera qu’à la décla-ration de guerre le 2 septembre 193912.Tournage du film

Le 27 juillet 1935, jour de la Saint Jacques, est donné le premier tour de manivelle aux studios d’Épinay où a été construite une ville artificielle sous la direction de Lazare Meerson, chef décorateur. Celui-ci a « pris pour modèle les gravures flamandes et les tableaux authentiques »13 et a recons-titué aussi parfaitement que possible la petite ville de Boom, avec l’aide de 150 menuisiers et maçons. Les maisons sont à l’échelle ¾ afin de mieux actionner la caméra et de donner plus de stature aux personnages ainsi grandis. La grand’place a une superficie de 1 200 mètres carré, un canal a même été creusé et traverse l’ensemble du décor. Seule la séquence de l’avancée des troupes espagnoles dans les plaines flamandes a été tournée en extérieur.

Sur l’immense plateau d’Épinay, se côtoient certains jours plus de 400 figurants, tous en costumes d’époque. « Toute la figuration a revêtu des costumes dessinés d’après documents d’époque par G.K Benda, 400 types de costumes, tous en couleurs »14 ce que confirmera plus tard Françoise Rosay : tous les costumes étaient faits sur mesure et évitaient l’anachro-nisme. Le costumier, Georges K. Benda, qui connaissait parfaitement la période, travaillait sous le contrôle du Conservateur du Musée du Louvre, Charles Sterling. « Même les figurantes portaient des corsets (une a été renvoyée car elle a refusé d’en porter), les femmes subissaient le costume, le port altier, le port arrière »15. Tous les accessoires étaient reconstitués, y compris la vaisselle.

L’ampleur du film généra bien avant son tournage de nombreux ar-ticles et reportages dans la presse spécialisée. On pouvait y suivre pas à pas la construction des décors, la fabrication des costumes, les répétitions des acteurs. Ceux-ci, fort nombreux, ne dédaignaient pas d’accorder des entretiens et d’expliquer l’événement que n’allait pas manquer d’être ce grand film en costumes. Son budget était l’un des plus élevés des années 1930 et sa médiatisation fut à la hauteur des enjeux. Rappelons ici que

12 Tout au moins sous cette forme…13 Pour Vous, 11 juillet 1935, p. 1214 Pour Vous, 17 octobre 1935, p.1115 Françoise Rosay, op.cit.

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l’attente suscitée par une intense publicité (on dirait alors propagande) autour d’un film n’est pas un fait nouveau, ce procédé est consécutif de l’invention du cinéma.

Chaque séquence était d’abord tournée par l’équipe française du film puis on changeait les acteurs, la mise en place technique restait la même et on refaisait la scène en allemand. Seule Françoise Rosay enchaînait les deux séquences car elle parlait couramment allemand. Elle a raconté dans ses souvenirs la différence de jeu et de perception d’une scène à l’autre selon la langue. Ainsi dans la version française, Jean Murat était-il tout en charme et assez effacé, ce qui permettait à Françoise Rosay de prendre l’avantage et de paraître une maîtresse femme. Dans la version alleman-de, l’acteur Paul Hartmann avait plus de personnalité et Françoise Rosay, mise en position d’infériorité, redevenait simple femme. Dans la version allemande toujours, lorsqu’elle harangue les femmes du haut du balcon de la mairie, elle raconte s’être inspiré des discours d’Hitler, dans la ges-tuelle et dans la prononciation de l’allemand, en roulant les R. La vision simultanée des deux versions serait à n’en point douter édifiante. Sortie du film et réception en France

La Kermesse héroïque sortit le 1er décembre 1935 au cinéma Marignan sur les Champs-Élysées, au soir d’une avant-première prestigieuse qui réunis-sait le tout Paris. Le succès fut immédiat. La critique française fut générale-ment bonne qui reconnut les qualités esthétiques du film, l’interprétation remarquable de certains acteurs, Françoise Rosay en tête. En revanche, l’appréciation fut plus mitigée pour Jean Murat. Contrairement à ce qui a pu être écrit a posteriori, le film ne suscita pas de polémique lors de sa sortie française. Il y eut quasi-unanimité de la critique et du public. Dans un premier temps, le film fut reçu comme un simple divertissement, un « divertissement somptueux, peut-être trop somptueux » comme l’écrira plus tard Jean-Pierre Jeancolas16.

En 8 semaines, La Kermesse héroïque bat tous les records de la salle, tou-tes les séances sont complètes. En France, selon la revue corporative Ci-nématographie française17, au 10 janvier, soit après 7 semaines, le film est sorti dans 9 autres salles et a réalisé plus de 1 million de F de recettes, ce qui est un record pour l’époque.

16 Le cinéma des français, 15 ans d’années 30, Paris, éd. Nouveau Monde, 2005, pp. 29-4417 N° 898, 18 janvier 36

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Le film obtient le Grand prix du cinéma français, devant le favori, Veillées d’armes, car selon Maurice Bessy, « le jury s’est incliné devant la beauté pure » de La Kermesse héroïque, une « œuvre d’artiste dont s’honore grandement le cinéma français »18. Pour exacerber la curiosité, les encarts publicitaires dans la presse avaient présenté le film comme un : « Film héroïco-comique, d’une verve incessante, inspiré des grands maîtres de la peinture flamande, La Kermesse héroïque fait revivre la prodigieuse époque de la domination des Flandres par les Espagnols au début du XVIIe siècle. C’est la première fois que l’art et l’histoire, la reconstitution d’une veille entière, le recrutement d’armées de figurants, tous les moyens matériels dont dispose le cinéma moderne sont mis au service de galantes et joyeuses aventures »19.

L’accent fut mis sur l’importance exceptionnelle de la production, l’as-pect historique, galant et joyeux du film, l’esthétisme des grands maîtres flamands. Ces trois axes se retrouvent dans presque toutes les critiques qui s’extasient devant la reconstitution de la ville et l’abondance des décors et des costumes. Pour François Vinneuil alias Lucien Rebatet dans l’Action française c’est « un spectacle avant tout plastique (…) un enchantement vi-suel bien rare au cinéma (…) la belle surprise c’est que les musées par la vo-lonté de M. Feyder soient descendus dans la rue (M. Feyder) est allé beau-coup plus loin que le pittoresque d’époque, il est arrivé à suggérer jusqu’à la facture des chefs d’œuvres. (…) il ne s’est pas contenté de promener des acteurs plus ou moins bien grimés parmi de soigneuses reconstitutions. Il a pétri tous ses comédiens, tous ses figurants de l’esprit d’un Franz Hals, d’un Rubens. Il est arrivé au prodigieux résultat de faire descendre leurs personnages de vieux cadres d’ébène et de chêne sculpté sans rien leur ôter de l’aisance avec laquelle ils y furent jadis fixés (…) La Kermesse héroïque est authentique d’un bout à l’autre. Rien qui sente moins que la kermesse la boutique d’antiquités. Le film ne cesse pas d’être pictural. Le mouvement est continu, la caméra surprenante d’agilité, d’ubiquité »20.

André Lang décrit le film comme une « admirable peinture mouvante, un troublant hommage quasiment miraculeux : celui que l’art mécani-que du XXe siècle rend au glorieux art flamand des commencements du

18 « La Kermesse héroïque obtient le Grand Prix du cinéma français », Cinémonde, 26 décembre 35, N° 375, p. 967

19 Paris Soir, 30 novembre 35, p.820 « La Kermesse héroïque », L’Action française, 6 décembre 1935, p.5.

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XVIIe siècle »21 et René Bard comme « le plus riche recueil d’estampes vi-vantes que le cinéma nous ait offert »22. Sorti pour les fêtes de fin d’année, La Kermesse héroïque déclenche l’enthousiasme de René Jeanne heureux de « voir s’animer devant nous les toiles des grands et des petits maîtres flamands… tout cela constitue un très beau jouet pour grands enfants en cette saison de Noël et du Jour de l’An… »23.

C’est donc l’ aspect esthétique qui attire d’abord l’attention des criti-ques. L’analyse cinématographique vient ensuite. Le film révèle le classi-cisme de sa forme : il respecte la règle des trois unités. Unité de temps (une journée et une nuit, 24 heures), unité de lieu (Boom), unité d’action (une seule histoire dans la continuité) Ce cadre sert une histoire truculente à laquelle la majorité des critiques français sont sensibles comme en témoi-gnent ces quelques exemples :

« Un film splendide et divertissant » (Le Figaro, 8 décembre, p. 7).« Un très beau film plein d’esprit et d’élégance, de verve et de malice,

de luxe et d’éclat. Un film d’artiste qui ne plaira pas seulement aux intellec-tuels mais à la foule » (René Lehmann, L’Intransigeant, 5 décembre, p. 9).

« Voilà un sommet du cinéma » (Maurice Bessy, Cinémonde, 12 décem-bre, n° 373).

« Jacques Feyder vient de nous donner son chef-d’œuvre » (Émile Vuillermoz, Le Temps).

« Ce film mérite de connaître le grand succès et il le connaîtra. » (René Jeanne, Petit Journal).

Il aura effectivement un grand succès.

Si l’accueil en France fut favorable, le film suscita des polémiques et des incidents en Belgique et aux Pays-Bas. Réception et perception à l’étranger

Lors de la première de La Kermesse héroïque à Anvers, les Flamingants ont vigoureusement protesté. Aux vociférations se mêlèrent bientôt du poil à gratter et des rats. De nombreux spectateurs furent expulsés. « C’était un film qui prêtait à imagination » dira plus tard Françoise Rosay tandis que Jacques Feyder écrira dans ses souvenirs : « Projection interrompue plu-sieurs fois chaque soir, à Amsterdam comme à Anvers, clameurs sauva-

21 « La Kermesse héroïque », Pour Vous, 5 décembre 1935 p.622 « La Kermesse héroïque », Gringoire, 13 décembre, p.21 23 « La Kermesse héroïque », Le Petit Journal, 6 décembre 1935, p.7

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ges, combattues par des applaudissements d’autant plus effrénés, boules puantes, lâchers de rats, destruction des fauteuils, 38 arrestations à Anvers, charges de gendarmes, 27 arrestations à Amsterdam, service de police ren-forcé à Bruxelles, interdiction à Bruges, manifestations à Gand… »24.

En fait, il n’y a pas eu autant de manifestations que cela mais el-les étaient bruyantes. Les Flamingants troubles fête sombrèrent dans la Collaboration durant la guerre. La Cinématographie française du 22 fé-vrier 1936 rappelle que leur idéologie s’alimente à l’hitlérisme et que La Kermesse héroïque fut bien victime de cabales. L’objet divertissant est de-venu enjeu politique au cœur d’une lutte d’influence et d’une tentative de déstabilisation des autorités belges et néerlandaises. La presse française réagit en dénonçant l’attitude fascisante des flamingants. Il est vrai que certains avaient pu voir dans le film une posture peu reluisante des édiles flamandes, oblitérant l’aspect parodique de l’histoire. Le film fut interdit dans plusieurs villes de Belgique dont Anvers et Gand.

La version allemande, Die klugen frauen, est présentée au Kapitol de Berlin le 16 janvier 1936. L’ambassadeur de France, André François-Pon-cet, était anxieux car il pensait (ils étaient nombreux dans ce cas) que les Allemands percevraient le film comme un rappel de l’occupation de la Ruhr par les armées françaises quelques années plus tôt. Jacques Feyder va même plus loin : « Il (l’ambassadeur) craignait que le public allemand ne vît dans ce film une allusion à l’occupation de la Ruhr par les troupes noires ( !) »25. Le soir de la présentation, François-Poncet présente Jacques Feyder et Françoise Rosay à Goebbels : « Monsieur le Ministre, c’est un petit film, c’est une petite histoire. » Goebbels lui coupe la parole : « Je sais, c’est un très beau film, je l’ai vu cet après-midi»26.Et « Berlin fit à l’ouvrage un accueil triomphal »27.

La Kermesse héroïque connut une carrière internationale, parfois hou-leuse comme l’indique sa condamnation par la National legion of decency lors de sa sortie américaine. Le film n’en obtint pas moins de nombreux prix. Il fut nommé à la Coupe Mussolini du Festival de Venise 1936 où Jacques Feyder obtint la récompense de meilleur metteur en scène pour la version alle-

24 Jacques Feyder, « Souvenirs d’un cinéaste », op.cit., pp. 42-4325 Ibidem, p. 4226 Françoise Rosay, op.cit.27 Jacques Feyder, « Souvenirs d’un cinéaste », op.cit.

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mande. Après le Grand prix du cinéma français en 1935, il fut également meilleur film étranger au National Board of review, aux États-Unis en 1936, meilleur film étranger au New York Film Critics Circle awards en 1937 et meilleur film étranger au Kinema Junpo Awards au Japon en 1938.

Il fut d’autre part le second film de cinéma à être diffusé à la BBC le 7 octobre 1938.

Repris en salles en France en 1951, il n’est plus guère diffusé à la télé-vision.

Axes de réflexion

La Kermesse héroïque est-il un film historique ?Dans un entretien à Cinémonde (14 novembre, N°369, pp. 844-845),

Françoise Rosay met les choses au point : « La Kermesse héroïque n’est pas à proprement parler un film historique mais un film d’époque. Feyder en réalisant cette farce truculente a tenu avant tout à situer son sujet »28.

Jacques Feyder n’avait pas l’ambition de réaliser un film historique mais d’inscrire une histoire dans un contexte historique, ce qui est fort différent puisque dans ce cas la véracité des faits cesse d’être une préoccupation. En revanche, le contexte choisi invite au respect de la vraisemblance des décors et des costumes. On peut d’ailleurs présenter La Kermesse héroïque comme un film en costumes, comme on disait naguère. Toutefois, et là est l’intérêt de la question posée, le contexte choisi par Feyder n’est pas neutre et il apparaît une véritable collusion entre le personnage de fiction joué par Jean Murat et le véritable duc d’Olivarès dont le portrait à cheval peint par Velazquez a servi de modèle au costume du rôle. Feyder a-t-il appelé son personnage « Olivarès » sciemment ? On peut le supposer, qui amène ainsi une certaine crédibilité « historique » dans l’action. Le vrai duc d’Olivarès était un grand d’Espagne, Premier ministre très autoritaire de Philippe IV, dont l’un des faits d’armes fut d’avoir réactivé la guerre contre les Provin-ces-Unies en 1621, annulant la trêve dont profite encore en 1616 la ville de Boom. Il n’est pas certain que le vrai duc d’Olivarès ait jamais pénétré aux Pays-Bas espagnols mais il est troublant de constater la rencontre à travers ce personnage entre la réalité historique et la fiction historique. La Kermesse héroïque utilise l’histoire. Évoquons donc l’histoire.

28 Hélène Amsler, « Dans le village de Boon (sic) va s’ouvrir la Kermesse héroïque », Cinémonde, 14 novembre 1935, n° 369, pp. 844-845

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La date tout d’abord : 1616. C’est l’année de la mort de Shakespeare et de Cervantès. Rien de plus quant à l’évènementiel.

Le lieu : Boom. La ville existe-t-elle ? La prospérité montrée par le film est-elle historiquement plausible ?

Boom est une petite ville située dans la banlieue d’Anvers, à quelques pas de l’autoroute, sur le fleuve Rupel. Boom fut d’abord une étape sur le chemin d’Anvers, un lieu de rencontre sous un grand arbre qui donna son nom à l’endroit : « paroisse de l’arbre anonyme », « de parochie van de naemenloose boome », cité dès 1309. C’est l’incendie d’Anvers en 1546 qui favorise l’essor de la cité. En effet, celle-ci est sise sur une épaisse couche d’argile facile à extraire et s’est spécialisée dans la fabrique de briques. Après 1546, la loi interdit la reconstruction de maisons en bois et Boom connaît un développement important de l’exportation de ces briques, faci-lité grâce au fleuve navigable et à la proximité du canal de Willebroek. Le transport des briques s’effectue depuis le port où fut également construit un chantier naval. Le nom de la ville devient définitif en 1663.

L’action de La Kermesse héroïque prend place en plein essor d’une ville dont la nouvelle prospérité s’oppose de fait au déclin d’Anvers. Un déclin qui avait débuté avec l’incendie et qui se poursuivra inexorablement à la suite de la création des Provinces-Unies et de la suprématie du port d’Amsterdam. Anvers perd en effet plus de 60 % de sa population au dé-but du XVIIe siècle. C’est la revanche de la petite ville de banlieue sur la capitale économique du siècle précédent. Le film montre très bien la prospérité de ces « nouveaux riches » qui font comme les autres, la scène du portrait des échevins au début du film est à cet égard significative, le modèle est celui de la réussite de la grande ville. On voit que le boucher ou le poissonnier appartiennent à l’élite sociale de la ville et qu’ils siégent au conseil municipal. Toute la ville bruisse de cette récente prospérité à la-quelle elle va s’accrocher. Par cet aspect social et économique, Feyder fait œuvre sinon d’historien, du moins d’observateur d’un petit monde villa-geois en devenir. Outre le contexte spécifique de la ville de Boom, il faut envisager plus globalement le contexte général dans les Flandres en ce début de XVIIe siècle. Une histoire généralement méconnue des Français.

Rappelons en les faits saillants.

Au XVIe siècle, la région appartient à l’Espagne. Charles Quint avait hé-rité de l’empereur Maximilien son grand père onze provinces de l’Artois à

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la Hollande, il en ajouta six durant son règne. Les 17 provinces passèrent ensuite à Philippe II. Détail intéressant, ce sont des femmes qui ont di-rectement gouverné ces provinces jusqu’en 1567 (Marguerite d’Autriche, Marie de Hongrie, Marguerite de Parme). En 1568, éclate ce que l’on nom-mera la « révolte des gueux », une révolte de toutes les provinces contre l’occupation espagnole. Cette guerre va durer 80 ans, on l’appelle donc aussi « guerre de 80 ans ». La révolte est menée par Guillaume le Taci-turne et s’attaque aux symboles catholiques. Les 7 provinces du nord des Pays-Bas espagnols sont calvinistes et veulent s’émanciper de la tutelle ibérique. En répression, Philippe II envoie le duc d’Albe qui fit régner la terreur (épisode mythique de la mort d’Egmont, personnage que Feyder a d’ailleurs interprété au début de sa carrière). La guerre en continue de plus belle. Anvers est la place forte des gueux. En 1579 les 7 provinces du nord, calvinistes, font sécession (Union d’Utrecht) et répudient en 1581, par l’Acte de La Haye, l’autorité de Philippe II d’Espagne. Les provinces catholiques du sud sont reconquises par les Espagnols.

Il s’agit là fondamentalement d’une guerre de religion qui s’insère entre la déflagration française des années précédentes et la Guerre de 30 ans qui ensanglantera l’Europe quelques années plus tard. Les Provinces-Unies nouvellement fondées continuent leur lutte contre une Espagne qui ne les reconnaît pas.

En 1609, à l’instigation de la France, est signée une trêve qui durera douze ans. Les Provinces-Unies sont reconnues officiellement par l’Espa-gne en 1648 (traité de Munster au sein des Traités de Westphalie). Les Pays-Bas espagnols passent alors sous domination de la maison d’Autriche en 1713 (traité d’Utrecht). Il faut attendre les conséquences de la Révolution française pour la proclamation des états de Belgique en 1790.

On le voit, c’est dans une histoire complexe et mouvementée que s’in-sèrent l’année 1616 et la croissance de Boom. L’action se déroule durant la trêve, ce qui favorise un peu plus la croissance, les Espagnols n’exerçant plus à ce moment une forte pression financière. Pourtant, le passage des troupes espagnoles provoque la panique car la mémoire des horreurs pas-sées est encore présente. Le sac d’Anvers bien sûr mais aussi les exactions des troupes du duc d’Albe, quarante ans auparavant.

C’est au cœur de ce traumatisme que se situe la scène fracture du film, qui semble hors de propos dans une comédie, une scène réaliste d’une rare violence. Il s’agit d’une séquence qui montre ce qui pourrait arriver

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si les Espagnols mettent Boom à feu et à sang. Il ne s’agit pas de souvenirs personnels car le sac d’Anvers avait eu lieu 40 ans plus tôt. Cette scène est au conditionnel. Gilles Jacob évoquait à son sujet un emploi « remarqua-ble et intéressant du conditionnel au cinéma »29.

Ainsi, la prospérité de Boom est fragile et personne n’est prêt à la voir remis en cause. La prospérité a entraîné une liberté dont on sent le souffle dans le film, à moins que ce ne soit la liberté due à l’effondrement d’Anvers qui n’ait engendré la prospérité ? Quoi qu’il en soit, Boom prend son essor en s’affranchissant de la métropole Anvers, se constituant ainsi une bour-geoisie marchande dont la réussite rejaillit sur l’ensemble de la population.

Mais cette réussite a un coût, elle engendre une certaine paresse, une certaine indolence qui ne sied guère à l’esprit du temps. La milice ne sait pas tirer, les échevins ont peur, le bourgmestre vit dans l’oisiveté et l’in-souciance. Tandis que les hommes palabrent dans l’illusion d’un pouvoir qui s’évanouit, les femmes maintiennent le quotidien et s’immiscent peu à peu au cœur du dispositif décisionnel. L’arrivée de la troupe rompt l’iso-nomie et chacun est prêt à toutes les concessions pour préserver la liberté et la prospérité chèrement acquises. La tranquillité et le confort ne peu-vent être remis en cause par l’intrusion d’un élément exogène, l’Espagnol. Alors on temporise, on lui trouve des points communs, on fraternise, on s’offre, on l’intègre, on le fait sien, on le digère. Le « on » ici, ce sont les femmes. Elles nous renvoient directement au titre de cet article « la liberté gagnée par les femmes ». Les femmes prennent donc en main la défense et l’honneur de la ville devant la déchéance et la lâcheté masculine. Il n’est guère surprenant qu’elles confisquent momentanément le pouvoir pour affronter l’Espagnol dès lors que les hommes se cachent. La ville devient une cité des femmes, les soldats espagnols s’en étonnent : « Rien que des femmes aux fenêtres, l’étrange ville ! »

Comment les critiques de l’époque ont-ils perçus cette approche pour le moins originale de la défense de la ville ?

René Jeanne évoque la « bonne humeur gaillarde » du film et rappelle que les Espagnols qui sont « autrement séduisants et fringants que les bons bourgeois de Boom font la conquête de ces dames et durant la nuit d’innombrables couples se forment qui n’ont pas été unis en des liens légaux…»30. Pierre Wolff va plus loin

29 Philippe Rocher, « L’amour se vit et ne se montre pas, La Kermesse héroïque », ww.critikat.com/article.php?id_article=194).

30 « La Kermesse héroïque », Le Petit Journal, 6 décembre 1935, p. 7

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« Et c’est la débauche : chaque femme choisit son Espagnol, Cornélia prend le duc et grâce à son infidélité, sa fille se mariera selon ses vœux »31.

Rien de très choquant au fond, peut-on alors créditer La Kermesse hé-roïque d’un message féministe ? La « prise de pouvoir » des femmes n’est qu’un épiphénomène temporaire, les choses rentrent dans l’ordre à la fin par la grâce même de celles qui avaient provoqué le dérèglement. La sub-version est passagère, il ne s’agit pas de révolution féministe, le film tend seulement vers un féminisme de bon aloi où les femmes reprennent vite leurs places derrière leurs maris, après avoir quand même donné libre cours à leurs fantasmes.

Les femmes ont profité de la présence des troupes espagnoles pour s’accorder un espace de liberté. Le rêve n’aura duré qu’une nuit. En sau-vegardant la liberté de Boom, les femmes ont pu s’insérer dans l’interstice momentané laissé vacant par l’absence des maris. Quand Maurice Bessy écrit « Madame la bourgmestre était féministe avant la lettre »32, il n’évo-que sans doute pas les luttes fondamentales menées par les suffragettes ou les revendications françaises encore timides. Certes, le discours de Fran-çoise Rosay peut apparaître comme « féministe avant la lettre ». Mais l’at-titude naïve de certaines femmes et la scène d’accueil des Espagnols où les oies précèdent les femmes dans une démarche comparable laissent percer l’ironie de la situation.

L’humanité décrite par Feyder n’est pas tendre, des hommes arrivis-tes, veules et lâches ; des femmes tentées par leur libido qui ne vont pas au bout de leur prise de pouvoir. Ce qui en 1616 n’était pas concevable. Qu’en est-il en 1935 ? Il faudra attendre l’année suivante pour que le Front populaire nomme trois femmes au gouvernement. Des femmes qui toute-fois ne votent pas. L’Assemblée nationale donnera six fois son accord pour attribuer le droit de vote aux femmes, dont une fois le 1er mars 1935 et la dernière fois en 1936. Mais le Sénat n’inscrira jamais la loi à son ordre du jour et les femmes devront attendre la fin de la guerre.

La Kermesse héroïque miroir de son temps ?Au-delà du divertissement, La Kermesse héroïque peut apparaître com-

me un reflet de la société française des années 1930. Le cinéma est toujours

31 « La Kermesse héroïque au Marignan », Paris soir, 7 décembre1935, p. 1132 Cinémonde, 14 novembre 1935.

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le miroir de son temps, d’autant plus que Feyder souhaitait saisir la haute bourgeoisie de son époque à travers une histoire du passé. Un procédé assez courant dans le 7e art. Que peut-on ainsi déceler dans les images et l’histoire qui sont proposées ici ?

Deux options semblent s’offrir aux bourgeois pour conserver le bon-heur et la prospérité.

- Pour les hommes, la lâcheté, le renoncement, l’effacement devant le danger potentiel, amplifié par une hystérie collective consécuti-ve de la rumeur, de la remémoration lointaine d’événements dra-matiques. Les hommes sont sensés se défendre et défendre la ville par les armes. Ils sont ridicules et en ont oublié le fonctionnement, comme le montre non sans moquerie la première scène du film. Le confort amollit jusqu’à la volonté, ils sont indignes de leurs respon-sabilités, pleutres et ne sont au pouvoir que parce qu’ils sont des hommes. Que montre alors Feyder, les Pays-Bas espagnols de 1616 ou la France de 1935 endormie sur ses lauriers ?Le réalisateur assumait clairement son choix d’aller à contre courant de l’ambiance dominante, teintée de chauvinisme, de pacifisme et du souvenir la Grande Guerre. Malgré les troubles politiques d’un régime instable, la France avait gagné en confort, jetant un voile pu-dique sur les événements allemands pour échapper à la moindre implication, à la moindre complication d’ordre militaire. Opposé au triomphalisme ambiant, Feyder avait senti à l’évidence que la paix était malade. Il a également toujours admis vouloir dénoncer la bourgeoisie. En évoquant celle de 1616, nul doute qu’il ne pense à celle de 1935, à la passivité, à la mollesse, rejoignant d’ailleurs le discours de la droite extrême (et d’autres) sur la décadence.

- Pour les femmes, la solution passe par l’intégration de l’Autre dans le corps social, fut-ce momentanément. Ce qui n’est pas sans ambi-guïté puisque les femmes frustrées de La Kermesse héroïque ne se font guère prier pour se jeter dans les bras des exotiques Espagnols et tenter d’assouvir leurs fantasmes derrière le « sacrifice » salvateur de la cité. La lâcheté et le manque de virilité vont de pair, ce que les femmes signifient clairement à leurs maris par leur attirance envers les beaux hommes du sud, jeunes, vainqueurs, portant uniformes et magnant si bien les armes (au contraire de la milice locale).

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Ainsi, si la lâcheté et le renoncement ne sauvent rien, la collaboration – fut-elle passagère – permet la sauvegarde de l’intégrité de la ville. Pour combien de temps ? Que se passera-t-il lors du passage d’une autre colon-ne quand la trêve sera rompue ? Aucune des deux options montrées par le film ne paraît être la meilleure. En fait, Feyder a réalisé un film pacifiste à son corps défendant, c’est pour cela qu’il fut perçu plus tard comme munichois. La Kermesse héroïque était représentatif d’un esprit d’esprit et témoignait de la mentalité de son temps. Il a dénoncé un pouvoir politi-que déficient. Certains ont pu penser qu’il incitait au renoncement face à l’ennemi. Ainsi Henri Janson qui dès 1936 qualifie le film de « nazi », lais-sant toute possibilité à une éventuelle invasion allemande33. il est vrai que quelques dialogues peuvent prêter à confusion et annoncer voir prôner la collaboration. Ainsi quand l’aubergiste se laisse convaincre par sa femme de recevoir les Espagnols donne-t-il la consigne à son personnel d’être « bien poli avec l’envahisseur » avant d’admettre, satisfait que « il n’y a que l’armée, n’importe quelle armée pour faire marcher le commerce. »

Une attitude de soumission d’autant plus marquée qu’elle est générée par la peur alors que les Espagnols n’ont à l’évidence aucune intention belliqueuse. Leur victoire est d’autant plus éclatante qu’ils n’ont finale-ment guère concédé au petit matin (la ville sera exonérée de taxes pendant un an) alors qu’ils ont cueilli les avantages et les bénéfices du renoncement de Boom. La paix est à ce prix, un vil prix pour une paix somme toute bien fragile. En ce sens, le film préfigure le renoncement munichois trois ans plus tard, ce que Janson avait pressenti. Mais Feyder ne peut être accusé d’une quelconque collusion avec l’ennemi (son attitude ultérieure démon-tre le contraire), il est simplement un artiste sensible à l’état d’esprit de son temps et les lapsus de la société, chers à Marc Ferro, transparaissent au travers des images et des dialogues du film. En ce sens, le film est le reflet de son temps.

ConclusionNaguère souvent diffusé à la télévision, La Kermesse héroïque n’est

même pas édité en DVD en France. Pourtant, comme le disait Cocteau, « le film a gagné sa cause en appel » et a su dépasser les vicissitudes de sa sortie. Il faut quand même rectifier une légende, Feyder et bien d’autres

33 Il reviendra sur ses propos dans Cinémonde le 9 juin 1948.

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ont écrit que les critiques françaises avaient été peu favorables au film. Hors à la lecture d’un grand nombre d’entre elles, cela apparaît faux. Il y a certes ici et là des réserves, quant à l’interprétation d’un ou l’autre des acteurs, quant à la minceur de l’intrigue ou parfois quant à la statique de certaines scènes qui doivent évoquer des tableaux. Mais l’ensemble de la critique est très favorable, généralement très positive, admirative de l’as-pect esthétique et de la reconstitution historique. Le film fut minoré après la disparition de Jacques Feyder. Il devenait difficile de faire le poids face aux classiques de Carné, Renoir, Clair ou Duvivier. Au-delà des quelques réserves qui paraissent aujourd’hui injustifiées, le film mérite la reconnais-sance. Sa projection lors du festival Entre Vues a déclenché des salves de rires et des applaudissements. Les spectateurs ont remarqué la modernité de la mise en scène et du propos, plutôt subversif et assez osé pour l’épo-que. Il apparaît ainsi que La Kermesse héroïque était un film en avance sur son temps. Il faut donc le revoir aujourd’hui détaché de toutes les contin-gences contextuelles des années 30 et l’apprécier comme le chef-d’œuvre fastueux de son auteur, une superbe comédie qui a traversé l’histoire du cinéma et dont la pertinence est toujours actuelle.

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La liberté entrevue dans The Immigrant de Chaplinet dans les Récits d’Ellis Island de Perec et Bober

Pauline Peretz

Au cinéma, New York fait rarement figure de ville de la liberté. Pour ceux qui y vivent, elle est généralement source d’épreuves, à moins d’être un lieu de transgression et de débauche. Pour ceux

qui, pleins d’espoirs, s’y rendent, elle ne reste que brièvement la métropole aux rues pavées d’or dont rêvaient les immigrants à la fin du XIXe siècle. The Immigrant de Charlie Chaplin et les Récits d’Ellis Island de Georges Perec et Robert Bober tentent pourtant de saisir le moment fugitif où New York, vue du bateau, fait encore figure de promesse, même si s’y annoncent déjà l’aliénation et la déception dont les immigrants font vite l’expérience une fois traversée Ellis Island. Ce lieu, par lequel ont transité 12 millions de mi-grants entre 1892 et 1954, espace intermédiaire entre la traversée en bateau et l’arrivée sur le sol américain, dit déjà beaucoup de New York. Car, ville cosmopolite par excellence, construite par des vagues successives de mi-grants, elle est irrémédiablement marquée par la mémoire de cette « usine à faire des Américains » (G. Perec), aujourd’hui entretenue par le Musée de l’immigration créée en 1990. De même, l’ombre d’Ellis Island, toujours vi-sible depuis le bas de la ville lorsqu’on regarde en direction du New Jersey, continue de planer sur New York. Comme l’a écrit Jérome Charyn dans Mé-tropolis, les sirènes d’Ellis Island résonnent encore sur Manhattan : « Voilà ce qu’est New York, un hurlement dans la tête, un grand bavardage de voix, comme la chanson d’une sirène, les sirènes d’Ellis Island »1.

1 Charyn Jerome, Metropolis. New York comme mythe, marché et pays magique, Paris, Éditions Métropolis, 2000, p. 39

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Ces deux films, une fiction et un documentaire, proposent deux lec-tures très différentes du processus au terme duquel les immigrants sont autorisés à fouler le sol américain et à atteindre la ville censée incarner la liberté : burlesque dans le cas de Chaplin, réflexive et douloureuse dans celui de Perec et Bober. Ces deux films sont également porteurs de deux visions fondamentalement différentes d’Ellis Island, le premier la considé-rant comme une porte d’entrée vers les États-Unis, le second comme une antichambre filtrante.

The Immigrant (à tort traduit par L’Émigrant en français : le film ignore pourtant totalement le départ d’Europe !) propose un regard tendre et iro-nique sur l’arrivée en Amérique d’un greenhorn et sur les déboires qu’il rencontre dans sa nouvelle vie new-yorkaise. S’il manifeste une sympathie évidente pour les immigrants, tout en tournant en ridicule leur mue mala-droite en Américains véritables, il ne prend pas directement parti dans le débat qui oppose alors violemment les nativistes et les partisans de la libre immigration. Datant de 1917, le film est en effet tourné dans un contex-te fort propice aux premiers : cette année-là, les défenseurs du contrôle obtiennent l’adoption du Literacy Test qui vise à refouler les migrants les moins qualifiés – de fait ceux issus d’Europe méridionale et orientale –, première étape d’une refermeture des portes de l’Amérique qui aura lieu en 1921 et 1924 avec l’adoption des lois sur les quotas. On retrouve dans The Immigrant le personnage de little tramp, qui a fait sa première appa-rition sous les traits de Chaplin dans Kid Auto Races at Venice en 1914. Ce personnage qui essaie d’agir avec dignité et conformément à l’étiquette en dépit de son évident statut de marginal a déjà acquis une certaine popula-rité en 1917. Dans The Immigrant, son rôle consiste à faire rire les ouvriers et les immigrants : à travers le miroir grossissant que leur tend Chaplin, ceux-ci se retrouvent tels qu’ils sont arrivés aux États-Unis dans ce green-horn mal dégrossi, tout en s’enorgueillant de la distance qui les sépare désormais de ces migrants certes touchants, mais aussi pathétiques.

Réalisés bien après la fermeture d’Ellis Island en 1954, les Récits offrent la perspective réflexive et critique de deux Français d’origine juive polo-naise, Bober et Perec, sur les conditions dans lesquels des millions d’immi-grants ont pu entrer aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. en 1979, ils invi-tent à une méditation sur un lieu longtemps abandonné et livré au pillage, un lieu où règne désormais la désolation malgré sa classification comme monument historique par le président Lyndon Johnson en 1965. En sui-vant une visite organisée par un ranger, la première partie (« Traces ») de ce documentaire s’interroge sur l’attraction que continue d’exercer Ellis

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Island sur les enfants et petits-enfants d’immigrés. Pour les deux auteurs, dont les parents et grands-parents auraient pu immigrer aux États-Unis au lieu d’aller en France où certains d’entre eux ont été raflés avant de finir dans les camps nazis, ce lieu est également prétexte à l’écriture d’« une autobiographie probable »2. 

En dépit d’ambitions et de points de vue radicalement différents, ces films retracent tous deux les étapes, perçues comme dérisoires par l’un tragiques par l’autre, par lesquelles, jusqu’en 1924, un Européen peut devenir un Américain. Suivons, en compagnie de little tramp et du ran-ger d’Ellis Island, le périple qui conduit les immigrants de la haute mer à Manhattan, et qui constitue la trame narrative de ces deux films.

Les hommes et les femmes qui arrivent aux États-Unis par Ellis Island ont pour la plupart été chassés d’Europe centrale et orientale par la misè-re, la famine ou l’oppression politique, raciale et religieuse. Mais, contrai-rement à l’idée qu’une longue tradition historiographique a contribué à populariser3, ils ne sont pas tous des paysans mal dégrossis. Ainsi, les tra-vaux de John Bodnar ont établi qu’ils ont déjà eu, avant d’arriver en Amé-rique, une première expérience du capitalisme (à travers un travail dans la grande industrie ou l’utilisation des nouveaux moyens de transports) et qu’ils ne sont pas ces individus issus d’un monde pré-industriel et archaï-que, dont l’existence serait restée placée sous le sceau de la tradition. Ils se sont souvent déjà éloignés de la religion et ont, pour nombre d’entre eux, déjà embrassé le radicalisme politique4.

Dans les deux œuvres cinématographiques, pourtant, les immigrants apparaissent comme des ruraux encore marqués par le poids des préju-gés religieux et, à plusieurs reprises, comme les porteurs d’une idéologie hostile au progrès. Dans The Immigrant, l’aspect extérieure des migrants effectuant le voyage les place indiscutablement du côté de la tradition : les hommes portent le chapeau, melon pour little tramp de style turc pour d’autres passagers, et sont pour la plupart encore barbus, les femmes gar-dent les cheveux couverts et, pour celles d’entre elles qui sont veuves, res-tent habillées de noir. À la même époque, la littérature donne des arrivants une image très similaire : les retrouvailles à Ellis Island ou à Battery Park

2 Huglo Marie-Pascale, « Mémoire de la disparition : Récits d’Ellis Island, l’album », Protée, Revue internationale de théories et de pratiques sémiotiques, vol. 32, printemps 2004.

3 Voir par exemple Handlin Oscar, The Uprooted, Boston, Little, Brown, 1953.4 Bodnar John, The Transplanted : A History of Immigrants in Urban America, Bloomington, Indiana University

Press, 1985.

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sont l’occasion pour celui qui a devancé sa famille en Amérique de tourner en ridicule l’accoutrement et les traditions de ceux qui le rejoignent. Ainsi, chez Abraham Cahan, Yekl, « le fiancé importé », suscite les moqueries de la plus grande partie de sa future belle-famille. L’effroi des arrivants face aux transformations de ceux qu’ils retrouvent à New York donne aussi matière à des scènes cocasses : dans L’or de la terre promise de Henry Roth, la mère de famille ne reconnaît plus son mari venu la chercher avec son enfant au bateau, parce qu’il a coupé sa barbe et troqué ses habits noirs traditionnels pour une tenue américaine !

Soixante-dix ans plus tard, les Récits d’Ellis Island perpétuent cette idée d’une différence fondamentale entre l’avant et l’après, entre l’émigrant de l’Ancien Monde et l’immigrant du Nouveau. Certaines des photographies réalisées à la fin du XIXe siècle par Lewis Hine à Ellis Island et filmées par les auteurs véhiculent l’image de migrants ruraux désarçonnés par la bureaucratie moderne – mais on y voit aussi des migrants qui, ayant voyagé en première classe, ont revêtu des habits soignés avant d’accoster. L’insistance de Bober et Perec sur la rupture que constitue l’arrivée à Ellis Island alimente également le mythe de l’Ancien Monde. L’accoutrement du migrant et ce qui nous est dit de sa crainte le placent indiscutablement du côté du passé. Ce n’est qu’une fois traversé le sas d’Ellis Island que l’immigrant devient autre, une fois son nouveau nom adopté (Appletree, Applebaum ou Appelberg !). Cette description quelque peu inexacte des migrants est peut-être à comprendre, avec Hasia Diner, comme une forme de complaisance des nouveaux Américains et de leurs descendants ou sympathisants – historiens, écrivains ou cinéastes – à l’égard de leur suc-cès : en augmentant la distance existant entre les greenhorns et eux-mêmes, ils peuvent contempler avec encore plus de fierté le chemin parcouru et les obstacles surmontés depuis la traversée sur le bateau5.

À la fin du XIXe siècle, cette traversée de l’Atlantique d’une durée de dix jours se fait dans des conditions d’insalubrité et de promiscuité qui peu-vent avoir raison de la santé des migrants, surtout de ceux qui voyagent en troisième classe, agglutinés dans l’entrepont ou serrés à fond de cale. Dans The Immigrant, la salle à manger du bateau est tout à fait correcte, mais la nourriture y est rare. Le bateau ne cessant de tanguer, les passagers voyageant sur le pont sont malades lorsqu’ils ne sont pas écrasés par leurs voisins catapultés sous l’effet de la houle. Dans les Récits d’Ellis Island, les

5 Diner Hasia, Lower East Side Memories. A Jewish Place in America, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2000.

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visages hagards des immigrants à leur arrivée, photographiés par Hine ou par d’autres, suggèrent l’extrême dureté de la traversée. Douloureuse, celle-ci l’est aussi parce qu’elle est nécessairement un moment de doute. Les questions se bousculent alors dans l’esprit des migrants déracinés : la décision d’émigrer était-elle la bonne ? Que va-t-on trouver à New York si l’administration américaine autorise l’entrée ? Va-t-on reconnaître les siens ? Cette inquiétude est quelquefois oubliée le temps des jeux et de la détente. Dans The Immigrant, l’insouciance semble régner parmi des passagers obnubilés par la séduction, la pêche ou le gain au jeu, et sans cesse distraits par la danse, la musique ou le corps à corps censé régler les contentieux.

La dureté de la traversée accentue, par contraste, la magie de l’appari-tion de Manhattan. Dans la scène devenue mémorable de The Immigrant dans laquelle les transplantés découvrent la Statue de la liberté, leur regard émerveillé et plein d’espoir devant cet avant-poste de New York, symbole du « golden land », est éloquent. Il donne tout son sens à la mission de protectrice « des exilés » que la poétesse Emma Lazarus a voulu conférer à la Statue, encerclée par les flots sur son îlot de Bedloe’s Island, dans son poème « The New Colossus ». Le spectateur pense immédiatement à la scène d’arrivée tout aussi émouvante qu’a donné à voir cinquante ans plus tard Elia Kazan dans America, America ! Lors de l’ouverture des Récits d’Ellis Island, la caméra se détourne du visage des immigrants et, au lieu de nous montrer les émotions qui les animent, nous donne à voir l’incroyable panorama offert à leur regard. La caméra effectue un travel-ling du skyline de Manhattan (on voit le quartier financier dominé par le World Trade Center aujourd’hui disparu, là où les immigrants voyaient une ville dominée par la pointe du clocher de Trinity Church) aux installa-tions d’Ellis Island, vers lesquelles la caméra comme le bateau sur laquelle elle est installée est rejetée : la ville entrevue est aussitôt refusée ; les forma-lités d’immigration doivent préalablement être accomplies.

Les deux films proposent des visions diamétralement opposées de ce passage obligé. Depuis 1892, Ellis Island remplace Castle Garden comme lieu d’accueil et de sélection des immigrants aux États-Unis. Les capacités de cet ancien fort situé à Manhattan sont devenues insuffisantes pour ac-cueillir et contrôler 5 000 personnes par jour. Les formalités ont donc lieu jusqu’en 1924 à bord de cette île située au large de Manhattan, sur laquelle des bâtiments de taille massive ont été construits à dessein. Dans The Im-

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migrant, le passage en Amérique n’est qu’une simple formalité. Le contrôle des papiers a d’ailleurs lieu de manière expéditive sur le bateau et non sur l’île. Or, dans les faits, seuls les immigrants qui ont suffisamment d’argent pour voyager en première ou en deuxième classe sont inspectés à bord par un médecin et un officier d’état civil avant de pouvoir débarquer6. De manière totalement irréaliste, il suffit à little tramp et à ses compagnons de traverser la ligne de séparation momentanément établie par les em-ployés de l’immigration pour avoir le droit de fouler le sol américain. Charlie Chaplin propose ici une vision très légère du rite de passage qui fait de l’immigrant un New-yorkais. La scène où le héros donne un coup de pied sur l’arrière-train de l’employé d’immigration est totalement in-vraisemblable. Lors de la chasse aux sorcières du maccarthisme, elle sera d’ailleurs utilisée comme preuve de l’anti-américanisme de Chaplin. Pro-ductrice d’un comique reposant sur l’écart entre la solennité de la fonction de l’employé et le traitement qui lui est infligé par un migrant irrévéren-cieux, cette scène a pourtant pour unique but de dédramatiser un moment particulièrement redouté par les immigrants.

Tandis que Chaplin considère Ellis Island comme une simple porte vers l’Amérique, Bober et Perec y voient un filtre puissant et aléatoire :

… mais ce n’était pas encore l’Amérique :seulement un prolongement du bateau,un débris de la vieille Europeoù rien encore n’était acquis,où ceux qui étaient partisn’étaient pas encore arrivés,où ceux qui avaient tout quittén’avaient encore rien obtenuet où il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre,en espérant que tout se passerait bien7

Et lorsque Chaplin décide de rire, Perec et Bober font le choix d’accen-tuer la dimension dramatique. Le passage par Ellis Island est l’équivalent d’un Jugement dernier scellant le sort des migrants. Pour Perec, c’est là que se décide leur avenir, c’est à partir de là que sont tracés deux chemins

6 Wallace Mike, « The Ellis Island Immigration Museum », Journal of American History, vol. 78 n°3, p. 1023-1032 ; Wilkes Stephen, Ellis Island : Ghosts of Freedom, W.W. Norton, 2006 ; Sandler Martin, Island Of Hope : The Jour-ney To America and The Ellis Island Experience, Scholastic Nonfiction, 2004.

7 Perec Georges et Bober Robert, Récits d’Ellis Island. Histoires d’errance et d’espoir, Paris, P.O.L avec l’INA 1980, p. 48.

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existentiels dont l’auteur peut rétrospectivement reconstruire l’issue : l’en-trée aux États-Unis suivie d’une éventuelle ascension sociale, ou le ren-voi en Europe et une fin très vraisemblable dans les camps de la mort de Hitler une quarantaine d’années plus tard :

mais pour chacun de ceux qui défilaientdevant les docteurs et les officiers d’état civil,ce qui était en jeu était vital :ils avaient renoncé à leur passé et à leur histoire,ils avaient tout abandonné pour tenter de venir vivreici une vie qu’on ne leur avait pas donné le droit devivre dans leur pays natalet ils étaient désormais en face de l’inexorable8

Perec donne donc tout son sens au surnom d’île des pleurs ou « island of tears » qu’a acquis Ellis Island parmi les migrants. Pourtant, de 1880 à 1924, seuls 2 % de ceux qui se présentent à New York - quand même 250 000 personnes - sont refoulés. Le refus demeure donc l’exception et n’est pas, contrairement à ce que laisse entendre Perec, une alternative fort probable – ce constat ne revient évidemment pas à remettre en cause le caractère extrêmement douloureux et injuste du refus. Jusqu’à l’adoption des lois des quotas de 1921-24 en effet, ce n’est pas tant le nombre que les qualités des migrants qui veulent entrer aux États-Unis qui préoccupent les Américains. À Ellis Island, les employés des services d’immigration s’assurent que les migrants respectent bien les conditions fixées par le gouvernement fédéral avant d’autoriser l’entrée des étrangers. Certes, le contrôle se renforce au fur et à mesure que les critères d’entrée se multi-plient et se précisent : bonne santé, capacité à travailler - afin d’éviter que les migrants ne deviennent une charge publique -, convictions politiques - les anarchistes sont rejetés à partir de 1891 -, ne pas avoir déjà un em-ploi aux États-Unis - la loi de 1885, adoptée sous la pression de syndi-cats opposés à la concurrence de la main d’œuvre étrangère, l’interdit. La multiplication de ces critères conduit à la mise en place d’une puissante et tatillonne bureaucratie dans les ports d’arrivée américains mais aussi dans l’administration des compagnies de ferries très incitées à anticiper la sélection - les frais du retour sont en effet à leur charge !

À Ellis Island, les formalités durent, dans la majorité des cas, de 3 à 5 heures, le temps de vérifier que le migrant ne présente aucune des caracté-

8 Perec Georges et Bober Robert, op. cit., p. 52.

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ristiques qui pourraient justifier son rejet. Si sa santé est fragile, il peut être remarqué par les employés de l’immigration au moment où il gravit les marches du grand escalier qui le conduit vers « Great Hall ». L’un d’entre eux inscrit alors à la craie sur son par-dessus la lettre initiale de la maladie qui semble l’affliger – qu’il l’ait depuis l’Europe ou qu’il l’ait contractée pendant la traversée. L’immigrant est conduit vers une visite médicale poussée, dont l’issue est bien souvent le refoulement. Pour tous les autres, les formalités comprennent une inspection médicale standard et le pas-sage devant un inspecteur et un interprète (une fonction qu’a exercée le jeune Fiorello La Guardia, maire mythique de New York à l’époque du New Deal), qui décident ou non de l’entrée après avoir posé à l’immigrant une série de 29 questions. Quand le passage est problématique, un tam-pon « special inquiry » est apposé sur la feuille du candidat, qui est alors convoqué devant une commission de trois inspecteurs pour un interroga-toire plus poussé.

De ce processus de sélection qui n’a finalement fait que relativement peu de victimes, Perec ne retient que l’injustice et l’inhumanité. Pour ren-dre compte de ce processus, il cède longuement la parole à l’institution en la personne du guide. Il est particulièrement frappant que le discours de l’institution, tel qu’il nous est restitué dans le film, soit aussi critique de la politique d’immigration des États-Unis – il faut préciser quand même que depuis 1965, les États-Unis ont rouvert leurs portes, en particulier aux im-migrants venant d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. En effet, le ranger insiste tout particulièrement sur l’inhumanité de la sélection, comme s’il cherchait à provoquer l’empathie des visiteurs, très nombreux à être en-fants ou petits-enfants d’immigrants. De son discours, les auteurs ne sem-blent avoir retenu que les nombreuses anecdotes à charge, celles mettant tout particulièrement en cause l’arbitraire du processus de tri. L’histoire tristement ironique de l’immigrant qui s’est inoculé le trachome pour se faire réformer en Europe mais qui se voit refuser l’entrée aux États-Unis précisément pour cette raison ou celle, à l’issue au heureuse contraire, de l’immigrant sur le manteau duquel est tracée une croix avant qu’il n’ait la présence d’esprit de l’effacer nous confortent en effet dans la conviction que la sélection des hommes et des femmes qui souhaitent à tout prix entrer en Amérique n’est pas le résultat de l’application de critères ration-nels, mais celui d’un processus arbitraire. Ellis Island est d’autant plus étroitement associé dans le film à l’injustice de l’administration américai-ne qu’il nous est rappelé que l’île a été utilisée entre 1924 et 1954 comme prison pour les individus soupçonnés d’activités anti-américaines.

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Ce règne de l’aléatoire rend particulièrement difficile de dire l’expé-rience d’Ellis Island. Perec ne pense parvenir à la saisir que dans l’accumu-lation : dans la juxtaposition des photos anciennes, dans la litanie née de l’énumération des noms – de pays, des ports de départ, des compagnies, des bateaux –, mais aussi dans la répétition des anecdotes constitutives du folklore de l’île savamment entretenu par les rangers. La narration de ces anecdotes donne lieu aux moments les plus savoureux du film – ainsi celle du vieux Juif russe auquel un passager plaisantin a conseillé de prétendre s’appeler Rockefeller mais qui, une fois devant les autorités de l’île, oublie ce nom talisman et se voit à la place attribuer celui de Sean Ferguson pour avoir laissé échapper en yiddish schon vergessen (« j’ai oublié »)9.

Le caractère indicible d’Ellis Island semble être pour Perec une des si-milarités existant entre l’île et les camps de la mort nazis. Si ce rapproche-ment n’est jamais explicite, l’analogie affleure dans les images et dans le texte qui les accompagne. Ainsi, les plans de la grande salle d’Ellis Island où les immigrants sont parqués en attendant leur tour évoquent les places d’appel et de tri des camps de concentration. L’insistance visuelle sur la ruine des bâtiments en 1978 renforce l’analogie avec les camps tels qu’ils ont été photographiés à leur libération. Perec garde également en tête que les deux lieux ont eu en commun certaines fonctions – le comptage, la sélection – et ont partagé le goût de l’ordre et de la bureaucratie moderne. Dans les deux cas encore, le sort des individus, bien qu’incomparable, a été placé dans les mains d’experts aux pouvoirs exorbitants, qui ont dé-terminé si ceux-ci pouvaient aller plus loin – entrer aux États-Unis dans le premier cas, survivre dans le second. Si l’analogie n’est que sous-jacente, le rapprochement est indéniablement à l’esprit de Perec. Dès le début du film, il affirme en effet que c’est en tant que Juif qu’il est attiré par Ellis Is-land. S’il a évidemment conscience que tous les immigrants aux États-Unis sont loin d’avoir été juifs, il ne peut s’empêcher de mêler à sa réflexion sur Ellis Island le souvenir des Juifs exterminés pas les nazis : l’entrée en Amé-rique reste pour lui l’envers du génocide puisque l’exil les a sauvés de la destruction qui les attendait en Europe10.

La vision d’Ellis Island comme alternative à un destin tragique en Eu-rope ou, au minimum, comme échappatoire à la misère et à la persécu-

9 Bertharion Jacques-Denis, « Des Lieux aux non-lieux : de la rue Vilin à Ellis Island », Le Cabinet d’amateur, n° 5, juin 1997.

10 Huglo, Marie-Pascale, ibid.

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tion, explique l’attirance que l’île exerce sur les Américains depuis son ouverture aux visiteurs et sa transformation en musée en 1990. L’objet des Récits est aussi de réfléchir à cette attirance. Si Ellis Island s’est imposée comme lieu de mémoire et de pèlerinage, c’est surtout parce qu’elle mar-que symboliquement la rupture avec l’identité passée, avec l’Europe que l’on laisse derrière soi : « ce qui fut pour les uns un lieu d’épreuves et d’incertitudes est devenu pour les autres un lieu de mémoire, un des lieux autour duquel s’articule la relation qui les unit à leur histoire », analyse Perec dans le livre qui accompagne le film. Bien qu’Ellis Island soit le lieu où commencèrent à s’effacer les traits du passé, c’est paradoxalement vers elle que les Américains se tournent pour se remémorer ce qu’ils étaient ou ce que leurs parents ou grands-parents étaient avant de devenir amé-ricains. Ainsi Madame Kakis, le seul témoin interviewé par Perec dans la seconde partie (« Témoignages ») à accepter de revenir sur les lieux, voit dans Ellis Island, vide alors qu’elle l’a connue bondée, un cimetière : « on dirait que c’est hanté maintenant ». Quant aux visiteurs que la première partie nous incitent à suivre, ils communient dans la prise de conscience de leur ascendance :

ce n’est pas pour apprendre quelque chose qu’ils sont venus,mais pour retrouver quelque chose,partager quelque chose qui leur appartient en propre,une trace ineffaçable de l’histoirequelque chose qui fait partie de leur mémoire communeet qui a façonné au plus profond la conscience qu’ilsont d’être américains11.

Si Perec partage la fascination des visiteurs pour cette « usine à faire des Américains », il se méfie de la sacralisation d’Ellis Island et du pro-cessus mémoriel par lequel on insiste d’autant plus sur la misère passée et le danger de l’immigration qu’ils permettent de célébrer, par contraste, la libération et la réussite dans le Nouveau Monde. Pour Perec et Bober, l’Amérique fut indéniablement un refuge, mais elle ne sut pas toujours te-nir ses promesses. À la fin de la première partie, tandis que la caméra pos-tée comme en ouverture sur le bateau se rapproche à nouveau du terminal de Battery Park dans la compagnie fictive des émigrants nouvellement devenus immigrants, la voix de Perec assène une réalité moins idyllique :

11 Perec Georges et Bober Robert, op. cit., p. 50.

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les immigrants qui débarquaient pourla première fois à Battery Park ne tardaient pas à s’apercevoir que ce qu’on leur avait raconté de la merveilleuse Amérique n’était pas tout à fait exact12

Il suggère ainsi que l’Amérique n’a pas toujours été ce pays du lait et du miel imaginé par les Européens déracinés et que, pour nombre des immigrants qui ont réussi à passer à travers les mailles de la bureaucra-tie américaine, la Liberté n’a peut-être été qu’entrevue, le temps d’une manœuvre dans la baie de New York.

12 Perec, Bober, op. cit., p. 69.

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La Commune, 337-349

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La Commune de Peter WatkinsJacques Rougerie

mon propos n’est pas ici de faire un quelconque.éloge du film La Commune de Peter Watkins. Il se défend fort bien tout seul. Je voudrais seulement poser à son propos une question qui

me semble trop rarement, ou mal abordée. Ce film « raconte » (je mets aussitôt ici des guillemets) une histoire : l’histoire, dramatique, d’une in-surrection parisienne du XIXe siècle, ce geste dont les Parisiens sont cou-tumiers depuis 1789, tous les vingt ans à peu près : juillet 1830, février et juin 1848, mars 1871.

Je remarque l’incapacité où se sont trouvés les critiques à nommer « cette chose » comme disent certains d’entre eux, qu’est l’œuvre de Peter Watkins. Un « drôle d’objet » ; une reconstitution documentaire ; un documentaire fictionnalisé ; fiction documentée, une fiction qui déroute, fiction historique, fiction du réel, fiction inspirée du réel. Docu-fiction, avait plu à Watkins lui-même, mais ne me semble pas davantage convaincant.

Bref, une expérience rare, « ovni dans le paysage audiovisuel ». De surcroît un film politique, polémique ; « Political, polemical, uncompromi-sing, and uncommercial ». Du cinéma « engagé », donc hautement suspect de falsification, et de surcroît « marxiste » (aujourd’hui une injure suprême au sein de la communauté des historiens), ainsi que l’a écrit un malveillant critique du Monde, en toute ignorance de la pensée si complexe de Marx sur la démocratie. Pourquoi pas d’ailleurs plutôt anarchiste ou « libertai-re », terme qui précisément apparaît dans le vocabulaire politique peu avant la Commune. De toute façon Peter Watkins plaide véhémentement coupable dans les deux cas : « Je ne considère pas que mes films puissent

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entrer dans les catégories de « fiction » et de « documentaire » - mais ce sont plutôt des tentatives de remise en question de ces genres ! ». Et il en rajoute aussitôt, disant son intention de mettre délibérément en question les problèmes de neutralité, d’objectivité « dont les médias actuels sont si friands ».

Je sais combien est majeure pour Peter Watkins la question de la forme. On connaît sa critique de la « monoforme », cette manière hachée, « fré-nétique », de découper l’information en petits bouts, en staccato, caméra toujours en mouvement : formatage manipulateur qui n’a rien à voir avec la communication. D’où « l’urgence qu’il y a à trouver un type de proces-sus collectif qui puisse surmonter la relation hiérarchique imposée par les médias envers le public. » Question, je me contente pour le moment de le souligner, en somme déjà de démocratie.

On ne saurait séparer forme et contenu. Il me paraît pourtant que dans les nombreux débats critiques sur le film, on a toujours privilégié la ques-tion de la forme, au détriment du contenu, qui vaut tout de même la peine qu’on s’y intéresse. Historien de métier, nullement compétent en matière de technique cinématographique, c’est sur ce second registre que j’entends me placer ici.

« La Commune » est, pardon, me paraît être, très simplement, aussi un film d’histoire : j’entends clairement par là un travail historien, une œuvre d’histoire.

C’est une question délicate que de dire ce que c’est qu’un travail d’his-torien, une œuvre d’histoire, et plus généralement l’Histoire elle-même : de surcroît s’agissant non d’une œuvre inscrite sur papier, mais de « cette chose » qui s’inscrit sur une pellicule et se projette sur un écran. Je vou-drais apporter très, trop brièvement, mes arguments.

Sans offenser, je l’espère, personne, je soulignerai d’abord que c’est en à mes yeux le premier vrai film qui ait été réalisé sur la Commune. On a eu des œuvres de commémoration, voire de quasi-propagande. On a eu des allégories (réussies, mais combien engagées, ce qui ne gène en ce cas personne, comme la Nouvelle Babylone), des récits documentaires expli-quant pédagogiquement la Commune, illustrés par des images, d’ailleurs toujours les mêmes, que chacun se réappropriait à sa façon (La Commune de 1871 de Cécile Clairval). Portant souvent sur seulement un aspect de

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l’insurrection : la répression (Une journée au Luxembourg, de Jean Baronnet), la Semaine sanglante, tel héros (Rossel, Dombrovsky). Il en est auxquels j’ai participé, il en est que j’apprécie tout spécialement (L’Année terrible de Claude Santelli). Il n’en est aucun que je puisse comparer en posture et en stature avec l’œuvre de Peter Watkins.

Œuvre d’histoire ! Je laisse ici volontiers de côté le travail seulement « réaliste » du film ; décors, costumes, les bourgeoises versaillaises à l’om-brelle (l’image est connue de celles qui insultaient les insurgés prisonniers arrivant à Versailles), les femmes « en cheveux » (ce qui est alors immo-ral) de l’Union des femmes, l’organisation originale des femmes pendant l’insurrection ; le parler limousin, picard, ou auvergnat de tels insurgés (qui rappelle heureusement le monde extrêmement divers et mêlé qu’est alors celui de l’immigration parisienne récente : il y a probablement 60 000 Picards dans la capitale, il y arrive annuellement 30 000 Creusois). Pas de flonflons musicaux dérangeants mais des Communards chantant « Bu-vons à l’indépendance du monde » de Pierre Dupont (non une Interna-tionale, anachronique, certes immédiatement postérieure à l’insurrection, dans une très belle première version, mais mise en musique par Degeyter seulement en 1888. Dirai-je même que je regrette que Watkins ait sacrifié à des convenances inutiles en accompagnant son générique de fin de cette bluette pâle et sans force qu’est le Temps de Cerises (de 1867) ? On s’atten-drit sur le triste sort des insurgés : n’est-ce pas atténuer la force d’un film qui s’attache justement à éviter toute impression de fausse compassion. À m’inquiéter seulement au « réalisme » de la réalisation, il me faudrait no-ter une erreur apparemment grossière, dès les premiers panneaux. Paris populaire ne s’éclairait plus à la chandelle, mais à la bougie ; à la décharge de Peter Watkins, candle en anglais signifie d’abord bougie. Somme toute, tout ceci est aspect de surface (pas pour autant superficiel), dont use com-munément tout documentaire

Je soulignerai en revanche l’importance du choix d’un arrondissement parisien, le XIe populaire. C’est probablement le plus représentatif du Pa-ris-peuples d’alors, et c’est heureusement celui pour lequel il existe une documentation spécialement abondante. Alain Dalotel, qui a été principal conseiller historique du film, y avait autrefois consacré sous ma direction un travail approfondi, mais jamais publié ; c’est chose faite, puisque le film y puise et en use abondamment.

Mais surtout, choisir un fragment populaire de Paris, c’est se donner le moyen de s’abstraire d’un aspect déformant de la réalité ; ce qui se passe en haut, à l’Hôtel de Ville où siègent les élus de la Commune), pour s’in-

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téresser à ce qui s’est passé tout en bas. C’est ce que, en réaction à des images de 1871 trop convenues, avec d’autres historiens, j’ai moi-même voulu faire. L’histoire d’une révolution populaire ne peut se réduire à celle de ses « gérants », comme les nomment si bien les sociologues, maîtres toujours infidèles.

Nous avons là un cinéma clairement, carrément engagé, une histoire engagée. Ce qui revient à poser la vilaine question de l’objectivité et de la subjectivité. Vaste débat en histoire qui, s’il ne pouvait être résolu, in-terdirait tout bonnement aux historiens de travailler correctement. Et, je viens de le souligner, l’intention de Watkins était de mettre délibérément en question ces problèmes de neutralité, d’objectivité qu’on se pose si sou-vent, et trop souvent maladroitement, à propos de tout documentaire fil-mique. Chacun sait bien que rien ne saurait jamais être « neutre ».

Paul Ricœur, philosophe qui s’est longuement attardé sur le problème du statut, scientifique ou non, de l’Histoire, et sur sa possible véracité, ob-serve et analyse la « tension constante » qui existe dans le travail historien entre une objectivité qui ne peut jamais être qu’incomplète et une subjec-tivité qui ne parvient jamais à s’effacer vraiment.

La « subjectivité » est partiale, engagée. Mais elle intervient toujours, ne serait-ce que dans le choix même du sujet. L’historien procède à un « jugement d’importance » qui ne saurait en aucune façon être « pur ». Si je me suis orienté sur l’étude de 1871, c’était probablement d’abord pour des raisons d’un engagement politique qui ne serait plus le mien aujourd’hui ; ce qui ne m’interdit pas de continuer.

On choisit un événement, mieux vaut dire de ce qui fait événement. L’événement est un fait qui a une « portée ». « Un événement n’est pas ce qu’on peut voir ou savoir de lui, mais ce qu’il devient » dit Michel de Certeau. L’événement constitue une rupture, toujours inattendue, dans le cours ordinaire des choses, qu’il vient souvent dramatiquement briser.

La Commune, faut-il le rappeler, est un fait tout de même surprenant, qu’on pourrait juger à la limite absurde : le projet d’ériger une République « démocratique et sociale », et seulement de Paris, au sein d’une France profondément conservatrice, qui le restera, qui va écrire longtemps une Histoire où une telle insurrection ne saurait avoir de place et de sens, par-ce qu’elle ne peut être « raisonnablement » comprise. Ne serait-ce que par cette contradiction apparemment majeure: c’est une insurrection républi-caine contre une République installée, d’autant plus déraisonnablement

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que cette République est alors extrêmement fragile. C’est là pourquoi il y a eu cette marginalisation historique évidente de l’événement de 1871, pour ne pas dire trou de mémoire, trou d’histoire.

Le choix, qui est inévitablement subjectif, nécessairement impur, exige aussitôt d’être épuré. C’est alors qu’on entre dans l’opération historienne. Grosso modo, je crois que tous les historiens en seraient aujourd’hui d’ac-cord, c’est une triple démarche qui est indispensable à la recherche, on ne peut pas dire de « la vérité », qui ne saurait jamais être restituée, mais de la véracité, de la véridicité historiques.

D’abord la collecte des documents, dont le témoignage, conjectural, doit être soumis à une critique sévère pour avoir le statut de preuve.

Bien sûr, tout auteur de « documentaire » se renseigne auprès des spé-cialistes du sujet qu’il a choisi : l’entretien dure en général – je parle d’ex-périence- quelques heures.

Peter Watkins a fait travailler une équipe de recherche pendant plus d’un an. Il a voulu que ses acteurs aient une solide connaissance de l’his-toire de la Commune, tout particulièrement du sujet dont ils allaient être appelés à présenter, à représenter un aspect devant la caméra. Ne prenons pas la chose à la légère.

J’avais l’habitude – comme tous ceux qu’on vient consulter pour un documentaire historique - que ceux qui voulaient travailler sur 1871 vien-nent me demander ce qu’il était bon de faire, et sur ce que, doctement, je pensais de la Commune, comme le représentant d’une histoire en somme pleinement achevée. Mais lorsque Watkins m’envoyait ses deux assistan-tes, ce n’était pas pour me demander « la vérité » ou ma vérité sur la Com-mune ; seulement et très précisément où il était possible de trouver et de consulter les meilleures sources, et les plus complètes. Pas de confiance immédiate aux « doctes » ! Une telle politique du soupçon est une qua-lité proprement historienne. Et pour mentionner ce qui est plus qu’un détail, reconnaissons qu’il a fallu une bonne dose d’érudition au sein de cette équipe pour aller dénicher la riche correspondance Delaroche-Tal-bot, oubliée des spécialistes, qui permet de camper le personnage d’une grande bourgeoise parisienne pendant l’insurrection. Il y avait aussi des bourgeois qui vivaient et jugeaient dans la capitale : le personnage de Ma-dame Talbot est une réussite remarquable, et neuve

« Conseiller historique » est en ce qui me concerne un hommage fort inexact. Je puis raisonnablement supposer que l’équipe de travail de

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P. Watkins connaissait mes positions, qui sont aussi, à peu près, celles d’Alain Dalotel, en moins révolutionnaire, qu’accepte en les nuançant Robert Tombs, sensiblement plus conservateur ici que je ne suis ; qu’elle en avait pesé prudemment, suspicieusement l’importance. Tout au plus avons-nous pu être dans une faible mesure des « garants », je n’oserai dire de la « scientificité » du travail de Peter Watkins, mais de son caractère do-cumenté, suffisamment critique, et, dans une certaine mesure de la mise en sens de l’événement de 1871 qui, tout en s’appuyant sur les récents travaux, reste l’œuvre propre de Watkins.

Car, après la phase documentaire, nécessaire mais nullement suffisante, vient dans la démarche historique la phase dite « explicative/compréhen-sive », soit la recherche du, ou d’un mode d’enchaînement entre les faits rassemblés, en quête du, ou d’un « sens » de l’événement La question de la mise en sens, de l’angle de la prise de vue est toujours essentielle. Peter Watkins n’a pas cherché à « raconter », à représenter tout ce qui s’est passé dans le Paris de 1871, toute l’histoire de la Commune, si complexe en dépit de sa brièveté. Watkins a choisi, et ce n’est pas, un hasard, un question-nement troublant sur la nature de la démocratie, qui est en effet le vaste problème que pose – aujourd’hui du moins - la Commune.

Ce n’est pas un hasard si la réalisation du film se situe dans la der-nière année de la décennie 1990. Dans cette décennie apparaît clairement aux historiens, et plus largement à l’opinion publique – c’est ce que fit voir le mouvement rebelle de novembre-décembre1995, mais la suspicion remontait à longtemps - la crise de la politique, du politique, de la dé-mocratie sous sa forme représentative, le sentiment de l’existence d’une classe, voire d’une caste politique En 2007, c’est devenu une évidence ba-nale. J’ajoute que c’est très précisément cette ambiance des années 90 qui m’a fait apparaître 1871 sous un jour que je n’avais pas vraiment encore aperçu.

Dans cette décennie 1990, le problème a été abordé « conceptuelle-ment » dans les livres de Pierre Rosanvallon, qui questionne ce qu’est la ci-toyenneté en démocratie, et plus généralement la démocratie. Son premier ouvrage, le Sacre du Citoyen est de 1992 ; Le Peuple introuvable histoire de la représentation démocratique en France suit en 1998. Il l’achève sur ce constat bien connu maintenant ; il y a « malaise dans la démocratie », « démocratie imparfaite », et le mot est faible.

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Les analyses de Rosanvallon sont extrêmement neuves et de grande importance, bien qu’il faille constater un étrange trou de mémoire chez cet auteur. Ce qui se passa en 1871 n’a droit chez lui qu’à quelques lignes hâtives. Et, contrairement à ce qu’il avance, le peuple n’est pas toujours introuvable que cela en histoire.

Je crois, et la me proposition semble assez généralement acceptée, qu’on ne saurait comprendre 1871 autrement que dans le fil droit de l’histoire populaire insurrectionnelle, depuis 1791/2, en passant par Juin 1848.

Le communard révolté, (tout comme l’insurgé de juin 1848), veut être pleinement « citoyen ». Citoyen travailleur, et surtout alors en armes : en ces temps, l’affirmation de la citoyenneté ne va pas sans l’arme, jadis la pique du sans-culotte, en 1848 et 1871 le fusil du garde national. Il exige qu’on aille jusqu’au bout de la logique de la « souveraineté du Peuple » tant de fois affirmée, jamais réalisée. Les insurgés du premier XIXe siècle réclament une « vraie » République : ils disent plutôt une « bonne » Ré-publique. Sociale, elle procurera à tous le mieux-être et le bonheur. Elle réalisera politiquement la vraie démocratie, qui assure vraiment les droits des gouvernés, avec, s’il le faut contre leurs gouvernants. Être son propre souverain : dans le Paris de1871 c’est – utopiquement peut-être – s’auto-administrer, vivre le politique comme on dit alors « autonomiquement ». S’affirme, de manière bien sûr désordonnée, une volonté de participation politique immédiate, dans l’exercice quotidien par ceux d’en bas de leur petit pouvoir local, au club, dans leur bout de quartier, au sein des com-missions qui dirigent chaque arrondissement. Soit, ce qu’on nommait, assez mal peut-être, sous la Révolution, démocratie directe ; depuis 1850 on parle de « gouvernement direct de la République ». Claude Lefort a souligné de la nature profondément« libertaire » de l’idée de démocratie. L’insurrection communaliste, comme les autres insurrections parisiennes, peut-être vue aussi et sans doute d’abord comme un « questionnement de la démocratie ».

Peter Watkins a choisi clairement ce point de vue. Ce qu’il « montre », c’est ce questionnement populaire, confus, tâtonnant, contradictoire ; il évoque le conflit entre les « gérants » de la Révolution, membres lointains de la Commune à l’Hôtel de Ville, mais aussi chefs militaires d’une Garde nationale sans discipline, et des hommes et des femmes en insurrection, en bas ; tout en bas. On appelle en effet cela, de manière simplette, l’his-toire vue d’en bas.

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Les acteurs parlent de « donner un sens à la citoyenneté » ; ne « être dans le moule », dans (dirait Rosanvallon) la démocratie du « consensus » ; de « réfléchir à de nouvelles formes », comme la révocabilité des élus : pas de délégation des pouvoirs aux technocrates, ici de la Révolution. L’asso-ciation ouvrière est expliquée – en termes simples mais remarquablement justes historiquement - par l’ouvrier picard, un « sans travail ».

Tout cela sonne, spontanément, exactement comme le propos de tel in-surgé de juin 1848, qui pourrait être repris par un homme de 1871. Inter-rogé lors de son procès sur le sens qu’il donne à la formule « République démocratique et sociale, il précise qu’il entend : « par démocratique que tous les citoyens soient électeurs et par sociale qu’il soit permis à tous les citoyens de s’associer pour le travail ». Suffrage universel réel, et contrôlé, plus la revendication du droit au travail, de l’organisation du travail, bref de la vraie liberté, la vraie égalité, d’une démocratie vraie.

Vient enfin l’étape finale, la mise en intrigue, la mise en forme scriptu-raire (ou en images) ou représentation, les deux étapes, recherche du sens, puis mise en intrigue, étant difficilement séparables.

J’ai ici l’impression désagréable de faire un cours sur ce qu’est l’His-toire ; mais toute œuvre d’histoire est aussi un « montage » à la manière cinématographique, pour « faire sens ».

Nullement spécialiste, je le répète, je n’entends pas discuter ici de la question de la critique de la « monoforme », qui pourtant se rattache étroi-tement au problème de la « démocratisation » réelle de la représentation. Je préfère souligner qu’on en revient très précisément au problème de l’ob-jectivité. Une œuvre d’histoire permet-elle de représenter, reconstituer le réel, bref atteindre la « vérité ». La réponse est évidemment non, et qu’en réalité, le problème doit être formulé autrement.

Le discours historien déclare son ambition, sa prétention, dit Ricœur, de représenter « en vérité » le passé. Le philosophe utilise ici le néologisme « représentance », traduction libre de l’intraduisible allemand Darstellung : l’acte de proposer à voir, la monstration. C’est d’une certaine façon une « représentation », mais Ricœur entend aussitôt l’en distinguer. L’idée de représentation, à la mode en histoire aujourd’hui est utile, mais le terme présente bien des dangers. Quand on dit, et on l’a fait récemment, que tout en histoire est représentation, on pourrait bien entendre qu’au fond tout n’est que représentation, que rien n’a été réalité.

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Le terme de « représentance » dit à la fois l’intention qu’a l’historien d’atteindre l’événement et le caractère forcément approximatif de sa mise en écriture. On n’a qu’« une équivalence des réalités », une « médiation imparfaite » « L’idée de représentance, dit Ricœur, est alors la moins mau-vaise manière de rendre hommage à une démarche reconstructive seule disponible au service de la vérité en histoire. » Car aucune approche ne saurait être considérée comme définitive ; il y a possibilité de fausseté, en tout cas et plutôt d’inachèvement. L’histoire présente, « le statut du mo-ment de la remémoration », est toujours « sous le signe du soupçon ». La vérité reste en suspens, toujours contestable (elle doit être contestée pour avancer, par rectifications), toujours réinterrogée par de nouveaux questionnements toujours en cours de réécriture. L’événement est tou-jours susceptible d’une nouvelle lecture, qui ne rejette pas pour autant les acquis, qui sont bien acquis, mais élargit la grille d’interprétation, ouvrant d’autres perspectives plus vastes, plus compréhensives.

Il ne s’agit pas de faire revivre, si réalistement que ce soit le passé, de tenter cette « résurrection » que voulait Michelet. Le passé est bien passé. Il s’agit de comprendre les « raisons » de ce qui s’est produit, du moins de le tenter.

Que fait d’autre Watkins ? Il n’impose pas, il n’assène pas de sens. Le spectateur n’est pas un « citoyen passif ». Il est appelé à réfléchir, à se sen-tir partie du débat, à prendre parti, mis qu’il est en situation de dégager lui-même le sens de ce qu’il voit en conjuguant les informations qu’on lui offre : scènes et images, cartons à la Brecht, explicatifs ou qui situent le moment. Ils font effet de distanciation pour donner l’occasion, le temps au spectateur d’exercer sa réflexion critique.

Toute œuvre d’histoire n’est qu’une équivalence inachevée. Watkins lui-même a posé dans un entretien la question à ses spectateurs. Jusqu’à quel point le film représente-t-il selon vous, leur demande-t-il, la réalité de ce qui est arrivé en 1871 ? Y a-t-il « manipulation » ? Une autre forme de (re)présen-tation est-elle selon vous possible ? Voyez-vous une relation entre les événe-ments de 1871 et la situation sociale actuelle. Ai-je réussi dans mon projet ? Le spectateur a parfaitement, comme tout lecteur d’une œuvre historique, le droit, voire le devoir, après juste réflexion, de douter. Et s’il n’en est pas d’accord, de le faire savoir à la seule condition de proposer mieux.

Problème connexe.Tout se dit dans un rapport étroit, fortement ap-puyé, entre passé et présent. On a crié au dérapage, à l’anachronisme. La télévision en 1871, quel scandale ! Probablement pas plus que la présence

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troublante d’une voix off, celle d’un auteur qui prétend bien inutilement se cacher

Anachronisme ! Il est parfois nécessaire, et justifiable en histoire ? Ni-cole Loraux, grande historienne de l’Antiquité grecque a écrit un « Éloge de l’anachronisme », volontairement paradoxal : « Je réfléchirai sur la mé-thode qui consiste à aller vers le passé avec des questions du présent pour revenir vers le présent, lesté de ce que l’on a compris du passé » […] « à condition que ce soit en toute connaissance de cause et en choisissant les modalités de l’opération ».

Marc Bloch évoquait déjà clairement en 1940, dans son Apologie pour l’Histoire, ce problème du rapport passé/présent. « Consciemment ou non, c’est toujours à nos expériences quotidiennes que, pour les nuancer, là où il se doit, de teintes nouvelles, nous empruntons en dernière analyse les éléments qui nous servent à reconstituer le passé : les noms mêmes dont nous usons afin de caractériser les états d’âme disparus, les formes socia-les évanouies, quel sens auraient-ils pour nous si nous n’avions d’abord vu vivre des hommes ? À cette imprégnation instinctive, mieux vaut cent fois substituer une observation volontaire et contrôlée. » Ce que reprend Ricœur, de manière beaucoup plus précise : « L’historien a pour tâche de traduire, de nommer ce qui n’est plus, ce qui fut autre, en des termes contemporains. Il se heurte là à une impossible adéquation parfaite entre sa langue et son objet et cela le contraint à un effort d’imagination pour assurer le transfert nécessaire dans un autre présent que le sien et faire en sorte qu’il soit lisible par ses contemporains. »

C’est bien ici le problème. Nous osons parler de ce qui s’est passé en 1871 – il y a bien plus d’un siècle – en notre langue contemporaine, nous le voyons forcément avec des yeux d’aujourd’hui ? Il y a à coup sûr prise de risque dans l’usage de l’anachronisme, mais la superposition des temps, en effet de miroir, peut être payante, à la fois du point de vue de l’intel-ligence du problème, et pédagogiquement : l’anachronisme est de toute façon profondément inscrit dans l’opération historienne.

C’est un risque ici pleinement assumé ; bien pis, voulu par Watkins. « La Commune traite non seulement des événements de 1871, mais aussi du combat mené par de nombreuses personnes contre les problèmes sociaux et économiques croissants causés par le processus de mondialisation. »

Ses personnages, dit-il, « ne sont pas des acteurs traditionnels inter-prétant un script ; ils se montrent tels qu’ils sont - citoyens de la France de 1999 - recréant certains épisodes de la Commune de Paris, développant

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leurs propres réactions à ces événements et aux liens existant entre ces derniers et l’état de la société contemporaine. » Ses acteurs (deux tiers de non professionnels) ont la parole, ils sont réellement des co-auteurs et des interprètes » du film.

Watkins met en scène des Algériens, actifs dans cette histoire. Selon une forte probabilité, il n’y en a pas eu, sauf une exception, aux côtés des Communards, bons partisans républicains de la politique coloniale, tout autant qu’ils étaient fort peu féministes. Dérapage ? si l’on veut. Mais on a là aussi bien une information historique inattendue : le rappel de l’insur-rection kabyle de El Mokrani. Elle débute très exactement le 16 mars 1871 (et la Commune le 18) ; elle a touché un tiers au moins du territoire algé-rien et ne s’achèvera, elle, que le 20 janvier 1872. Combats et répression ont fait des dizaines de milliers de victimes algériennes (on dit 60.00). Ses chefs sont condamnés à la déportation en Nouvelle-Calédonie, où ils ont pu retrouver des communards. Peu d’historiens (et seulement depuis 2000) ont fait ce parallèle. Il y a lieu à tout le moins d’y réfléchir, de rappe-ler que Versailles avait au même moment sur les bras deux guerres inté-rieures, deux répressions. Et ce d’autant qu’on a pu parlé imprudemment autrefois de Communes à Alger, à Constantine en avril 1871 : ce n’étaient en réalité que de courtes rébellions de colons républicains, hostiles aux partisans de la politique arabe des bureaux militaires de l’Empire qui mé-nageaient trop à leurs yeux les intérêts des indigènes. mais avant toute chose, Watkins y voit la forte possibilité de rapprocher, de comparer des exclusions, d’en faire vraiment saisir le sens. Les mots seuls, on le sent bien ici, les meilleurs discours, quel que soit le talent de l’historien dont ils sont l’unique moyen d’expression, n’y peuvent suffire.

J’oserai risquer une remarque qu’on pourra trouver impertinente. L’his-toire dominante est, on le sait aujourd’hui, mais les historiens ont mis long-temps à reconnaître – l’histoire des vainqueurs : peu sont ceux qui la trou-vaient partiale, ou précisément, anachronique. Ne serait-ce que pour secouer un peu l’arbre de la connaissance, pour faire l’histoire oubliée des vaincus condamné au silence des sources, pourquoi ne seraient-ce pas des oubliés, des exclus d’aujourd’hui qui auraient le droit prendre la parole et d’exprimer le problème, à charge, à peine bien entendu d’être contestés et contredits ?

Petite note enfin pour moquer un peu notre travail d’historiens : Watkins s’est trouvé affronté lui aussi à ces petits écueils qui ont été les

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nôtres en cette fin des années 1990. Je voudrais ne blesser aucune suscep-tibilité et qu’on prenne ma remarque avec le sourire.

Les actrices qui interprètent les femmes de l’ « Union des Femmes » ont exigé que leur longue discussion de groupe soit filmée et reproduite en totalité, avec toutes les participantes. Watkins a accepté, semble-t-il, bon gré mal gré. Les femmes de 1871 occupent une large place dans le film. N’est-elle pas quelque peu excessive ?

C’est qu’on négligeait autrefois le rôle des femmes dans l’insurrection, comme dans toute insurrection. Il était devenu indispensable de mieux le mettre historiquement en valeur, mais par réaction n’y a-t-on depuis un peu trop insisté ; peut-être l’a-t-on « sur valorisé. Deux historiennes amé-ricaines – féminisme oblige – ont consacré récemment deux livres de res-pectable épaisseur aux seules femmes de la Commune. À braquer pleins feux sur le rôle – qui fut important - des femmes de l’Union des Femmes (une poignée en vérité) dans la brève tentative d’organisation du travail esquissée par la Commission du Travail et de l’échange, ministère du Tra-vail de 1871, on risque d’oublier la beaucoup plus large perspective de la Commission : émanciper dans leur travail hommes et femmes. Sans parler de ce fait qu’on ne saurait occulter, que les Communards, comme autrefois les sans-culottes, étaient de solides « masculinistes », pour ne pas dire vul-gairement d’affreux machos, et que leurs femmes, ont su en 1871, nous en avons les preuves qu’utilise le film, le leur faire sentir. C’est un point sur lequel le film n’insiste pas, pudiquement. D’un autre côté, il est exact que le projet d’organisation du travail proposé par l’Union des femmes est le plus élaboré, le plus clair.

Un dernier mot sur la mise en forme, la « monstration », la « représen-tance » cinématographique. Le film n’est pas une « reconstitution ». Si l’or-dre chronologique dont ne peut se passer l’historien est respecté, les faits se présentent sous la forme de récits multiples, de prises de vues fragmen-taires, parfois contradictoires. Mais cela parvient à faire une remarquable unité. C’est un procédé typique d’historien que de multiplier les regards pour obtenir, difficilement, une vue d’ensemble. Quel immense avantage enfin que celui du cinéaste quand il s’agit de représenter une foule, une in-surrection, la violence populaire : ce que l’historien ne parviendra jamais à faire que médiocrement avec ses pauvres mots.

Je regardais encore il y a peu un débat de septembre 2000, tenu à l’École normale supérieure, qui rassemblait trois cinéastes devant un public d’élè-

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ves de l’école sur Histoire et fiction. On y parlait de la Controverse de Valla-dolid, fiction si réussie que plusieurs apprentis historiens croient à sa « réa-lité » ; du Retour de Martin Guerre, qui, associant pour l’écriture du scénario l’éminente historienne Natalie Zemon Davis et Jean-Claude Carrrière, aurait pu être l’occasion de traiter ce problème que j’essaie d’évoquer ici. J’y ai trouvé intérêt, mais en aucune façon d’analyse qui me convainque quant aux rapports entre Histoire et « réalisation » (cette fois je mets des guillemets) cinématographique. Mon approche est tout autre que celle des participants à ce débat que je voyais, pour leur travail propre, « se servir » volontiers de l’histoire. Je n’ai pas aperçu en revanche en quoi vraiment ils la servaient, autrement que dans le but d’en faire un objet distrayant, ce qu’elle ne saurait être seulement, en aucun cas.

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Ville et corruption : le cinéma italien enquête Main basse sur la ville (1963) En quête d’État (1998)

Francesca Leonardi

Main basse sur la ville (Le mani sulla città, 1963) de Francesco Rosi et En quête d’État (Prove di Stato, 1998) de Leonardo Di Cos-tanzo sont deux films qu’à première vue tout sépare. Appar-

tenant à des genres différents, ces deux longs métrages naissent dans des contextes - historique, de production et d’usage - très éloignés. Film de fiction engagé, Main basse sur la ville voit le jour à la veille du premier gouver-nement italien de centre-gauche, bénéficie d’un financement important, décroche le Lion d’or au festival de Venise de 1963 et connaît une large distribution, en Italie et à l’étranger. Alors que En quête d’État, réalisé en-viron trente-cinq ans plus tard dans l’Italie de la 2e République, est un documentaire de création à petit budget, destiné à une circulation plus confidentielle.

Pourtant, certains éléments importants rapprochent ces deux films. Tout d’abord le lieu. L’action de Main basse sur la ville se déroule à Naples et celle de En quête d’État dans une ville de sa proche banlieue, Ercolano. De plus, les réalisateurs sont tous deux originaires de cette région. Rosi est né à Naples en 1922, Di Costanzo, à Ischia1 en 1958. Enfin, ces longs métra-ges ont en commun le sujet et les protagonistes. Les deux films traitent de la vie politique municipale et leurs personnages principaux sont des poli-ticiens. Les tensions entre démocratie et corruption, entre État de droit et

1 Île située au nord du golfe de Naples et rattachée à sa province. Leonardo Di Costanzo étudie et travaille ensuite à Naples.

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pratiques clientélistes dans la ville, fournissent ainsi le noyau thématique et la matière de réflexion des deux oeuvres.

La représentation du couple « politicien/ville » a été abordée par Hacè-ne Belmessous, journaliste et chercheur spécialiste des questions urbaines, dans une notice de l’encyclopédie La ville au cinéma2. Belmessous y évoque rapidement quatre longs métrages, dont Main basse sur la ville, qui mon-trent les dérives du pouvoir municipal dans des systèmes démocratiques : connivences entre politiciens, entrepreneurs (ou autres micropouvoirs) et médias3. Si la corruption n’est pas le seul aspect abordé par les films met-tant en scène le pouvoir à l’échelle locale, la représentation des dégénéres-cences de la démocratie reste visiblement la thématique récurrente.

Nous allons donc nous pencher sur Main basse sur la ville et En quête d’État afin de mettre en regard deux figurations du binôme ville/corrup-tion réalisées à deux moments historiques successifs et concernant une même région, Naples et sa banlieue. Nous nous attacherons à démontrer que le film de fiction de Francesco Rosi et le documentaire de Leonardo Di Costanzo présentent deux regards très différents mais complémentai-res sur la corruption et la polis. Alors que le premier s’attache à dénoncer les abus d’une classe politique corrompue à travers un cas de spéculation immobilière, le deuxième met en scène les conflits entre un maire, qui veut rétablir l’État de droit, et ses administrés, habitués à un rapport clientéliste avec le pouvoir. Les deux longs métrages nous apparaîtrons ainsi comme deux réflexions par images qui permettent de cerner des questions cru-ciales concernant les disfonctionnements de la démocratie en Italie. Pour notre travail nous nous basons sur l’analyse des films aussi bien que sur l’étude de leur genèse et de leur réception.

2 Hacène Belmessous, « Politicien », in Thierry Jousse, Thierry Paquot (dir.), La ville au cinéma, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, 2005, pp. 262-264.

3 Les autres trois films abordés par Hacène Belmessous sont : Monsieur Smith au Sénat (Mr. Smith Goes to Washington, Frank Capra, 1939) où l’honnête Mr. Smith essaye de s’opposer à une loi qui sert les intérêts d’un richissime promoteur immobilier soutenu par les politiciens et les médias ; Un homme dans la foule (A Face in the Crowd, Elia Kazan, 1957), qui s’attache à montrer les connivences entre la télévision et la politique, ainsi que l’utilisation de la culture de masse (un chanteur folk) pour manipuler les masses ; Les Illusions tranquil-les (Gilles Blais, 1984) documentaire canadien désenchanté, qui montre une campagne électorale à Le Bic, le village natal du réalisateur.

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Main basse sur la ville Genèse : un film sur Naples

Main basse sur la ville porte sur la spéculation immobilière à Naples et sur les abus de pouvoir qui la rendent possible. Cependant, cette oeuvre n’est pas conçue dès le départ comme un film sur la corruption. D’après le témoignage de Francesco Rosi, à l’origine du projet il y a simplement son désir de réaliser un long métrage sur la ville parthénopéenne, dont il est originaire4. Le cinéaste a quitté Naples après la guerre, en 1946, à vingt-quatre ans, pour se rendre à Milan et puis à Rome, où il commence à travailler dans le cinéma comme assistant réalisateur et scénariste5. Rosi revient à Naples pour tourner son premier long métrage, Le défi (La sfida, 1958), l’histoire de l’ascension d’un jeune camorriste6 qui opère dans le marché des fruits et légumes. Mais son deuxième film, Profession : magliari (I magliari, 1959), l’amène à Hambourg pour raconter les activités plus ou moins licites des immigrés italiens. Il tourne ensuite en Sicile Salvatore Giu-liano (1961), film-enquête qui le consacre au niveau international comme cinéaste à la fois engagé et représentatif du renouvellement du langage cinématographique au début des années soixante.

Pour son quatrième long métrage, Rosi désire ainsi retourner filmer sa ville et il associe rapidement à ce projet son ami d’enfance et écrivain

4 Sur la genèse de Main basse sur la ville, voir : Francesco Rosi, « L’homme de Naples », propos transcris par Mi-chel Cournot, L’Express, 7 novembre 1963 ; Michel Ciment, Le dossier Rosi, Paris, Ramsay, 1987 (1er ed. 1976), p. 129 ; Jean A. Gili, Francesco Rosi, Cinéma et pouvoir, Paris, Éd. du Cerf, 1976, p. 158 ; Jean A. Gili (dir.), Francesco Rosi, coll. “Études cinématographiques”, Paris – Caen, Lettres Modernes – Minrard, 2001, p. 38 ; Francesco Rosi, « Una città un film », lectio doctoralis prononçée à l’occasion de l’attribution de la Laurea Honoris Causa in Pianificazione Territoriale, Urbanistica & Ambientale de la part de l’Université Mediterranea de Reggio Calabria, 27 janvier 2005, pp. 9-12 (texte disponible en ligne sur le site de l’Université de Reggio Calabria) ; « Conversation à trois », Francesco Rosi et Raffaele La Capria interrogés par Michel Ciment, 1992, Arte (reproduite dans l’édition DVD de Mains Basse sur la ville, Éditions Montparnasse, 2005). En 2003, à l’occasion du 40e anniversaire de Main basse sur la ville, deux nouveaux ouvrages sur le film ont été publié : Francesco Rosi et al., Le mani sulla città. Diario napoletano, Mantova, Circolo del Cinema, 2004, qui reproduit le scénario du film, et Francesco Rosi. Mani sulla città, numéro dirigé par Enrico Costa de la revue Cinemacittà. a. I, n° 1-4, 2003-2004.

5 Francesco Rosi travaille comme assistant réalisateur pour Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni, Raffaello Matarazzo, etc. Sur la biographie et l’oeuvre de Francesco Rosi, consulter, outre les ouvrages de référence de Michel Ciment et Jean A. Gili cités dans la note précédente, les volumes italiens suivants : Francesco Bolzoni, I film di Francesco Rosi, Roma, Gremese, 1986 et Anton Giulio Mancino, Sandro Zambetti, Francesco Rosi, Milano, il Castoro, 1998. Pour une ample et récente bibliographie, voir Aldo Tassone, Gabriele Rizza, Chiara Tognolotti, La sfida della verità. Il cinema di Francesco Rosi, Firenze, Aida, 2005.

6 Affilié à la camorra, la mafia napolitaine.

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Raffaele La Capria, lui aussi napolitain parti vivre à Rome7. La spécula-tion immobilière s’impose progressivement comme le thème principal de l’oeuvre en chantier. Le changement du tissu urbain de la grande ville méridionale est, au début des années 1960, un phénomène macroscopi-quement visible. Naples, la plus ancienne grande capitale d’Italie8, a été l’une des villes italiennes les plus endommagées par les bombardements pendant la deuxième guerre mondiale. Dans l’après-guerre elle connaît un processus de modernisation et un développement urbanistique chao-tique et massif. Le professeur d’architecture Alfonso Gambardella affir-me que « les dégâts causés par la guerre sont malheureusement peu de choses comparés au massacre produit par l’activité de construction des années cinquante »9. Le deuxième roman de Raffaele La Capria, Blessé à mort (Ferito a morte, 1961), évoque déjà de manière critique le « flot de constructions nouvelles », « toutes semblables », qui métamorphosent le visage de la ville10. Quant à Francesco Rosi, dans un entretien publié par l’Express à la sortie de Main basse sur la ville en France, en novembre 1963, il décrit la gestation du sujet de la manière suivante : « Je continue à marcher dans Naples, à la recherche de mon film, et je constate à vue d’oeil que [...], Naples vit, Naples se transforme violemment, irrésistiblement, par le changement de ses maisons, de ses immeubles. Une Naples de bâtiments neufs est en train de dévorer l’autre [...] Pourquoi Naples change-t-elle de maisons ? [...] Quelle est la vie de ce changement ? »11 Le cinéaste et le scénariste se proposent donc d’enquêter sur les dynamiques, les mécanis-mes, le visage caché de cette mutation urbanistique qui se déploie sous les yeux de tous.

Préalablement à l’écriture du scénario, Francesco Rosi et Raffaele La Capria se documentent minutieusement. Raffaele La Capria évoque la

7 Né en 1922, comme Francesco Rosi, Raffaele La Capria sera le scénariste de quatre autres films de l’ami cinéaste : la Belle et le Cavalier (C’era una volta, 1967), les Hommes contre (Uomini contro, 1970), le Christ s’est arrêté à Eboli (Cristo si è fermato a Eboli, 1979), Journal napolitain (Diario napoletano, 1992). Sur le rapport entre l’écrivain et le cinéaste ainsi que sur les souvenirs de La Capria concernant la genèse de Main basse sur la ville, voir l’entretien entre La Capria et Gili publié dans Jean A. Gili, op. cit., pp. 174 -191 ; voir aussi Raffaele La Capria, « Rosi, le mani sulla città », in Napolitan graffiti. Come eravamo, Milano, Rizzoli, 1998, pp. 209-sqq. et Raffaele La Capria, « Le film qu’il faut avoir vu », in Arts, 8 novembre 1963.

8 Au seizième siècle, sous la domination espagnole, Naples était la deuxième capitale en Europe après Paris.9 « [...] purtroppo ben poca cosa sono stati i danni procurati dalla guerra, se confrontati con lo scempio prodotto

dall’attività edilizia degli anni Cinquanta », Alfonso Gambardella, « Il disegno della città », in Giuseppe Galasso (dir.), Napoli, Roma-Bari, Laterza, 1987, p. 31.

10 Raffaele La Capria, Blessé à mort, Paris, Le Seuil, 1963, p. 179, 181, cité par Jean A. Gili, « L’orgueil d’être napolitain. Naples dans l’oeuvre de Francesco Rosi », in Jean A. Gili (dir.), op. cit., p. 74.

11 Francesco Rosi, « L’homme de Naples », art. cit.

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préparation du scénario comme « un travail proche d’une enquête journa-listique ou policière »12. Pendant plusieurs mois, le cinéaste et le réalisateur s’entretiennent avec les différents protagonistes du changement urbanis-tique de Naples. Ils rencontrent les habitants des quartiers populaires du centre historique, dont les maisons sont progressivement démolies, les entrepreneurs, les architectes, les urbanistes et les ingénieurs. Parmi ces derniers, ils fréquentent l’ingénieur communiste Luigi Cosenza qui, dès la fin de guerre, se bat vainement pour un développement urbanistique ra-tionnel et planifié en Campanie. De plus, ils lisent régulièrement la presse locale, se rendent dans les bureaux de la mairie13 et assistent aux séances du conseil municipal de Naples, dont ils se procurent les procès-verbaux14. Cette volonté de connaissance va de pair avec une attitude engagée. Plus tard, Raffaele La Carpia écrira à ce sujet : « À l’époque, Rosi et moi, nous croyions que le fait de dénoncer les mécanismes politiques, administratifs et sociaux de la spéculation à travers un film, signifiait la combattre et peut-être, à défaut de l’éliminer, au moins la réduire. Le cinéma nous pa-ressait l’arme la plus efficace pour atteindre ce but »15.

La genèse de Main basse sur la ville se situe d’ailleurs à un moment his-torique d’ouverture et de transformation pour l’Italie. Le pays, en plein boom économique, vit une accélération des changements sociaux (migra-tions du Sud vers le Nord et des campagnes vers les villes, passage d’une société paysanne à la civilisation de consommation) qui s’accompagne d’un élargissement progressif de la base du système politique. La Démo-cratie chrétienne (DC), parti du centre catholique qui gouvernait l’Italie depuis 1948, grâce à des alliances de centre-droite, annonce, en début de l’année 1962, sa disponibilité à une ouverture vers le Parti socialiste italien

12 « [...] con un lavoro simile a quello di un’inchiesta giornalistica o poliziesca che Rosi ed io abbiamo costruito il soggetto di Mani sulla città », Raffaele La Capria, « Rosi, le mani sulla città », op. cit., p. 211.

13 Raffaele La Capria se souvient : « nous sommes entrés dans les bureaux de l’administration municipale avec des fausses demandes, nous avons épluché les archives, nous avons contrôlé les plans régoulateurs, discuté avec les chefs de service et avec les employés même de l’épaisseur d’une plume et des couleurs acquaréllés utilisés pour dessiner les plans », « siamo entrati con finte richieste negli uffici dell’amministrazione comuna-le, abbiamo spulciato archivi, controllato mappe di piani regolatori, discusso con capi ufficio e con impiegati perfino dello spessore di un pennino o dei colori acqurellati che servono per disegnare le mappe», Raffaele La Capria, ibidem.

14 La comparaison d’un de ces procès verbaux conservés par Rosi avec la première séance du conseil municipal mise en scène dans le film, montre clairement à quel point les scénaristes s’en sont inspirés : qu’il s’agisse des sujets abordés ou bien des argumentations et du langage utilisés. « Débat au conseil municipal de Naples », in Michel Ciment, op. cit., pp. 342-345.

15 « Credevamo allora, Rosi ed io, che denunciare attraverso un film i meccanismi politici, amministrativi e sociali del-la speculazione significasse combatterla e forse, se non eliminarla, almeno attenuarla. Il cinema ci pareva l’arma più efficace per raggiungere questo scopo », Raffaele La Capria, « Rosi, le mani sulla città », op. cit., p. 209.

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(PSI), qui, en 1963, prend pour la première fois part au gouvernement. L’annonce de cet élargissement à gauche a d’ailleurs lieu lors du congrès démocrate-chrétien qui se tient précisément à Naples, en janvier 1962, et auquel Rosi et La Capria assistent. Rosi se souvient : « J’y allais tous les jours, et dans ma tête commençait à prendre forme le projet qui, d’un côté, aurait dû exprimer notre indignation face à la spéculation immobilière dé-ferlante, de l’autre, l’espoir dans les projets politiques du moment, dans les nouvelles alliances, qui auraient pu, comme je le pensais personnellement, favoriser l’émergence de réformes, auxquelles j’ai toujours cru16 ». En ef-fet, pendant l’année 1962, nombre de réformes et de projets de loi voient le jour. Certains d’entre eux concernent le bâtiment et le développement urbanistique : une loi du mois d’avril 1962 favorise le développement des logements sociaux et, en juillet, un important projet de loi sur la planifica-tion urbanistique a pour but de combattre la spéculation foncière17. C’est dans ce contexte de changement politique et sociale que s’inscrit la genèse de Main basse sur la ville.

La version définitive du scénario est terminée le 31 janvier 196318. Outre Rosi et La Capria, participent à sa rédaction, Enzo Provenzale, directeur de production et Enzo Forcella, journaliste politique, que Rosi se souvient avoir connu à Naples, lors du congrès de la Démocratie Chrétienne19. Le film est produit par Lionello Santi (Galatea Film), socialiste et ancien résis-tant, qui soutient fortement la démarche artistique engagée du cinéaste20. Le tournage se fait en décors naturels21 et en studio, avec des acteurs non professionnels pour la plupart. La première projection publique de Main

16 « Io ci andavo ogni giorno, e nella testa cominciava a prendere forma il progetto che da una parte avrebbe dovuto riflettere la nostra indignazione nei confronti della dilagante speculazione edilizia, e dall’altra la spe-ranza nella progettualità politica del momento, nelle nuove alleanze dalle quali personalmente mi aspettavo che potesse nascere quella spinta ad attuare le riforme, nella quali ho sempre creduto », Francesco Rosi, « Una città un film », op. cit., p. 10.

17 Nous nous réferons à la loi du 18 avril 1962 n° 167, Disposition pour favoriser l’acquisition de terrains pour les logements économiques et populaires, et au projet de loi présenté par le démocrate chrétien réformiste Fio-rentino Sullo. Le projet de réforme de Sullo rencontre une opposition très forte de la part de l’industrie du bâtiment. Il ne sera jamais approuvé. Carlo Ginsborg, Storia d’Italia dal dopoguerra a oggi. Società e politica 1943-1988, Torino, Einaudi, 1988, pp. 368-369.

18 Alberto Cattini, « La miseria della politica. Conflitti d’interesse – conflitti di moralità », in Franceso Rosi et al., Le mani sulla città. Diario napoletano, op. cit., p. 9.

19 Jean A. Gili (dir.), op. cit., p. 38 ; Francesco Rosi, « Una città un film », art. cit., p. 10. 20 Sur Lionello Santi et la Galatea Film voir Simone Venturini, Galatea s.p.a. 1925-1965. Storia di una casa di produ-

zione cinematografica, Associazione Italiana per la Ricerca di storia del cinema, Rome, 2001.21 Pour un reportage sur le tournage voir John Francis Lane, « A Neapolitan Eisenstein », Films and Filming, vol. 9,

n° 11, août 1963, pp. 51-53.

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basse sur la ville a lieu au festival de Venise, début septembre 1963, et le film soulève la polémique.Une enquête sur la corruption du pouvoir dans la ville

Le récit de Main basse sur la ville se déroule sur une courte période qui précède et qui suit les élections municipales à Naples. La narration est centrée sur les activités du personnage Edoardo Nottola (Rod Steiger), conseiller municipal de droite et entrepreneur en bâtiment, dont l’ambi-tion est d’être nommé adjoint à l’urbanisme, afin de servir au mieux ses propres intérêts. Mais l’effondrement d’un vieil immeuble du centre his-torique, situé près du chantier d’une de ses sociétés, entraîne la création d’une commission municipale d’enquête et risque de perturber ses plans.

La protagoniste du quatrième long métrage de Rosi est, d’une certaine manière, la ville elle même, qui nous est montrée à la fois comme capitale en cours de mutation urbanistique sauvage et lieu d’un pouvoir corrom-pu, les deux aspects étant fortement liés. Si la ville en question est Naples, les deux aspects que nous venons de mentionner sont tout aussi embléma-tiques de l’évolution de nombre d’autres capitales modernes22.

La représentation de Naples comme grande métropole en expansion se démarque de l’image pittoresque de la capitale du Sud établie par la tradition iconographique. Naples, surreprésentée par les peintres paysa-gistes dès le dix-huitième siècle, est, au cinéma, la ville italienne la plus filmée après Rome23. Les images qui reviennent le plus souvent sont les vues de sa magnifique baie, l’incomparable silhouette du Vésuve, le soleil, la gaîté des gens du peuple, etc. Cependant, dans Main basse sur la ville on entrevoit à peine le Vésuve24 et la baie est toujours filmée depuis la ville, avec des tours en premier plan. Quant aux gens du peuple, dont la vitalité était évoquée comme « L’or de Naples » (L’oro di Napoli, 1954) dans le film

22 « Le problème de la spéculation immobilière est un problème qui concerne toutes les villes. J’ai senti qu’en recherchant un moyen de connaissance sur ce qu’est la vie apparente d’une ville et ce sur ce qu’est la vie ca-chée de cette même ville, on pouvait traiter non seulement de Naples mais aussi du monde entier » affirme Francesco Rosi dans « Naples entre la raison et la passion », propos recueillies par Jean A. Gili, in Cités-Cinés, Paris, La Grande Halle/La Villette et Édition Ramsay, 1987, p. 91.

23 Sur la représentation de Naples au cinéma voir Giuliana Bruno, « Naples », in Thierry Jousse, Thierry Paquot (dir.), op. cit., 492-499, qui commence avec un panorama sur l’histoire visuelle de la ville à partir du seizième siècle. Sur ce sujet consulter également Adriano Aprà, Jean A. Gili (dir.)., Naples et le cinéma, Paris, Centres Geor-ges Pompidou/Fabbri Editori, 1994, et Oreste Sacchielli, « Naples et le cinéma », in Cahiers de la MRSH-Caen, n° spécial, novembre 2005, pp. 61-69. Pour la période plus récente, voir Camille Gendrault, Images et imaginaires de Naples dans le cinéma italien de 1980 à 1998, thèse de doctorat sous la direction de Jean A. Gili, Université Panthéon Sorbonne - Paris I, 2003.

24 On entrevoit le Vésuve dans la séquence où un leader de la droite, Maglione, quitte la terrasse avec piscine de sa maison.

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de Vittorio De Sica, sont à peine présents dans celui de Rosi. Dans Main basse sur la ville, ce sont les immeubles qui représentent le métal précieux. « Ça c’est de l’or aujourd’hui » s’exclame Nottola, dans la première sé-quence du film, en pointant des nouveaux bâtiments25. Ainsi, pendant les génériques de début et de fin, défilent des prises de vue aériennes d’une jungle urbaine, avec des immeubles à perte de vue, des tours et des bar-res. Pas de soleil, un noir et blanc granuleux. Nous remarquons que cette représentation de Naples, loin du folklore et en cours de modernisation accélérée et sauvage, rend la ville emblématique d’autres métropoles en expansion. D’ailleurs, il n’est pas anodin de relever que le nom de Naples n’est prononcé que deux fois au cours du film26. il faut aussi souligner que cette ville moderne est identifiée, d’une certaine manière, au personnage de Nottola. Dans la première séquence du film, lors d’un panoramique ho-rizontal qui balaye les nouvelles constructions, les mains du constructeur entrent dans le cadre en premier plan en se superposant aux bâtiments. Au cours du long métrage, la silhouette de l’entrepreneur se superpose sur des vues de Naples à plusieurs reprises. Dans son bureau, au der-nier étage d’un gratte-ciel, la ville apparaît sous toutes les formes : vue à travers des grandes baies vitrées, sous forme de maquette des nouveaux quartiers, de photographies géantes ou de plan topographique qui recou-vre le mur derrière le bureau. Le ville est à la fois la proie et la créature de Nottola, la matière sur laquelle il opère et celle qu’il transforme. L’en-trepreneur, interprété par l’acteur américain formé à l’Actor Studio, Rod Steiger, que Rosi voulait absolument pour ce rôle27, incarne la quête du gain à tout prix, le conflit d’intérêt et la main mise sur la ville, tout en re-présentant aussi le dynamisme et la modernité.

La ville est au centre de Main basse sur la ville également comme lieu du pouvoir. La mairie, siège du pouvoir municipal, est un des lieux princi-paux de l’action, avec sa salle du conseil municipal reconstituée en studio, reproduisant la salle du conseil du Palazzo San Giacomo à Naples28. Les domiciles ou les lieux de travail des dirigeants sont également très pré-

25 Le thème de « l’or de la ville » dans L’or de Naples et Main basse sur la ville est proposé par Manuela, “Hands Over the City: cinema as political indictement and social commitement”, in Carlo Testa (dir.), Poet of civic cou-rage. The Films of Francesco Rosi, Wiltshire, Flicks Books, 1996, p. 47.

26 Le nom de Naples est prononcé par un ami politique de Nottola, pendant les travaux de la commission mu-nicipale, au moment où il évoque le sous-sol accidenté de la ville qui aurait causé l’effondrement du vieil immeuble. Ensuite, le conseiller de gauche mentionne le nom de Naples, lors de l’expulsion des habitants de l’immeuble à côté de celui qui s’est écroulé, en affirmant que 40 % des bâtiments de la ville sont fissurés.

27 Simone Venturini, op. cit., p. 129.28 Témoignage de Enzo Provenzale, Jean A. Gili, op. cit., p. 209.

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sents : l’on y discute de l’avenir de la cité. Comme l’écrit l’historien du cinéma Jean A. Gili dans Cinéma et pouvoir : « Le protagoniste apparent du film, c’est Nottola, mais le protagoniste sous-jacent c’est le pouvoir dans une grande ville »29. Le long métrage met notamment en scène les différen-tes facettes de la corruption du pouvoir politique municipal. Tout d’abord, il montre les connivences entre politiciens et entrepreneurs. L’entrepre-neur obtient que des terrains agricoles où il envisage de construire soient urbanisés aux frais de l’État, bien que le plan régulateur ne le prévoit pas, et cela afin d’y réaliser des plus-values faramineuses. « Aujourd’hui, cette terre vaut 300, 500, 1 000 lires le mètre carré. Mais, demain, ce même mètre carré peut valoir 70 000 lires et même davantage. Cela ne dépend que de nous. Cinq mille pour cent de bénéfices. [...] Il suffit que nous obtenions de la ville qu’elle amène ici les rues, les égouts, l’eau, le gaz, l’électrici-té, le téléphone... »30 explique Nottola, dans la première séquence, à ses amis politiques. Le film évoque aussi les mécanismes de la spéculation qui concernent le centre historique de la ville. L’enquête municipale sur l’écroulement du vieil immeuble révèle ainsi que Nottola obtient de la mairie des permis de construction en un temps record, qu’il achète à la ville des terrains déclarés d’utilité publique et qu’il arrive à faire expulser par ordonnance municipale les habitants des vieilles maisons qu’il veut détruire pour en construire des nouvelles. Le long métrage nous montre également que la commission d’enquête, constituée pour plus de la moitié par des alliés de l’entrepreneur, ne causera aucun tort à Nottola. Cepen-dant, l’importance donnée à l’affaire par la presse contrarie l’entrepreneur et amène ses amis politiques de droite à lui suggérer de ne pas se présenter aux élections municipales. Le promoteur décide à ce moment de rejoin-dre le centre, qui l’accepte dans ses rangs car les voix qu’il apportera lui permettront de gagner les élections. Les alliances politiques décrites dans Main basse sur la ville se construisent sur la base des intérêts personnels loin de l’intérêt général. Signalons que cet épisode s’inspire également de la vie politique napolitaine. Jusqu’au début des années soixante, la vie locale a été dominée par le maire monarchiste Achille Lauro, richissime armateur qui avait fait sa fortune sous le fascisme. Ce n’est qu’en octobre 1962 que la Démocratie chrétienne obtient la mairie de Naples, grâce au passage dans

29 Ibidem, p. 56. 30 « [...] questa è zona agricola, quanto la puoi pagare oggi 300, 500, 1000 lire al metro quadrato. Ma domani

questa terra, questo stesso metro quadrato ne può valere 60, 70 mila, pure di più. Tutto dipende da noi. Il 5 000 per cento di profitto. [...] Noi dobbiamo solo fare in modo che il comune porti qui le strade, le fogne, l’acqua il gas, la luce e il telefono ».

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ses rangs de conseillers monarchistes31. Dans le film, les partis politiques en lice à Naples ne sont jamais nommés. Ils sont identifiés exclusivement avec les mots génériques de « droite », « centre » et « gauche ». Ce choix est probablement dû à la nécessité de se protéger d’éventuelles accusations pour diffamation. Pourtant, il pourrait aussi s’expliquer par une volonté de généraliser le discours sur la corruption, suggérant qu’elle ne se limite pas à la réalité locale napolitaine.

Enfin, Main basse sur la ville évoque les rapports clientélistes de certains élus de la majorité avec leurs électeurs. Si les candidats sont démocra-tiquement élus, ils obtiennent le consentement en échange d’argent, de faveurs, de travail. Les expulsés sont payés pour partir sans trop protester, bien qu’aucun nouveau logement ne leur soit promis. Nottola rappelle qu’il a acheté ses voix « une par une, ruelle par ruelle ». Lors d’une sé-quence dans un petit restaurant populaire, l’entrepreneur rencontre des intermédiaires en contact avec la population la plus démunie, afin de sa-voir s’il peut toujours conter sur ses électeurs. Il faut remarquer qu’ici, le film évoque aussi, sans la nommer, la camorra, la mafia napolitaine, dont l’une des activités était de gérer « le marché des voix »32.

Ce que le long métrage de Rosi condamne, ce ne sont pas seulement ces actes de corruption, mais aussi, et surtout, la corruption de la démocratie elle-même. « Voyez comme on fait la démocratie », s’exclame le maire en s’adressant à un conseiller de l’opposition, après avoir distribué des billets à des femmes indigentes venues se plaindre à la mairie. La démocratie qui émerge dans Main basse sur la ville est loin du pouvoir du peuple (de-mos kratos) selon l’étymologie du terme. Le pouvoir nous apparaît plutôt comme une sorte d’oligarchie bâtie sur l’argent et les rapports de force. La classe politique au pouvoir nous est montrée comme coupable de cette perversion du système.

Le film évoque également une opposition à ce système. Elle est incar-née par le conseiller municipal de gauche, De Vita, interprété par un acteur non professionnel, Carlo Fermariello, dans la vraie vie élu communiste et

31 Luigi Mascilli Migliorini, « La vita amministrativa e politica », in Giuseppe Galasso (dir.), Napoli, op. cit., pp. 212-226. Sur l’histoire politique de Naples, voir également les ouvrages du politologue anglais Percy Allum, Il potere a Napoli, fine di un lungo dopoguerra, Napoli, L’Ancora, 2001 et Potere e società a Napoli nel dopoguerra, Torino, Einaudi, 1975 ; voir aussi Antonio Ghirelli, Napoli dalla guerra a Bassolino, 1943-1998, Napoli, Simone, 1998.

32 Sur la camorra voir Gigi Di Fiore, La camorra e le sue storie: la criminalità organizzata a Napoli dalle origini alle ultime “guerre”, Turin, UTET, 2005, et Isaia Sales, La camorra, le camorre, Rome, Editori Riuniti, 1993.

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secrétaire de la chambre de travail de Naples33. Lors des séances du conseil municipal, des réunions de la commission d’enquête, la caméra le filme en train de dénoncer inlassablement les méthodes peu orthodoxes des partis majoritaires. L’élu se bat contre les abus de pouvoir, pour le respect de la loi, pour une moralisation de la vie politique. Au cours des travaux de la commission, il trouve un allié en la personne d’un conseiller du cen-tre, Balsamo, médecin et directeur d’un hôpital, qui se révolte contre les malversations aux dépens du bien commun dévoilées par l’enquête sur l’écroulement du vieil immeuble. Il est important de remarquer que ces deux personnages positifs, dont Rosi partage pourtant les idées progres-sistes, n’ont pas toujours le beau rôle dans le film. Dans l’unique séquence où Nottola et De Vita se retrouvent face à face, dans l’un des nouveaux appartements construits par l’entrepreneur, celui-ci vante les bienfaits des conforts offerts par la modernité. L’argumentaire de De Vita, qui s’y op-pose en invoquant la loi et la justice sociale, paraît moins convainquant, d’autant plus qu’il est filmé coincé dans un angle de la pièce. Il en va de même pour la rencontre entre Balsamo et le leader du parti du centre, De Angelis, auquel le premier annonce que, suite à l’entrée de Nottola dans le parti, il ne veut plus y rester. Ce sera De Angelis, incarnation de la quintes-sence du politicien rusé et manipulateur, interprété par l’acteur de théâtre Salvo Randone, qui aura le dernier mot en affirmant : « en politique il n’y a qu’un seul grave pêché : être battu ».

La fin du film est pessimiste, aucun happy end ne console le specta-teur. Après les résultats des élections, gagnées par le parti du centre, et la nomination de Nottola comme adjoint à l’urbanisme, De Vita fait sa der-nière harangue. Il affirme que les choses sont en train de changer et que le peuple est en train de prendre conscience. Mais la dernière séquence mon-tre l’inauguration des travaux publics sur les terrains de Nottola. Rien ne change. Pourtant cette fin pessimiste est également destinée à secouer le spectateur, en lui montrant le mode de fonctionnement d’un système cor-rompu qu’il a le pouvoir de changer démocratiquement. En 1963, Rosi af-firme que « l’opposition ne dispose, en dernière analyse, que d’une arme : faire prendre [...] conscience [au plus démunis] des fautes qu’ils ne doivent pas commettre à l’intérieur du système démocratique, puisque ce système est aujourd’hui le leur. [...] L’art du cinéma est maintenant assez adulte

33 Carlo Fermariello était d’ailleurs le fils de Gennaro Fermariello, deuxième maire de Naples après la Libération, antifasciste et membre du Partito d’azione (parti d’orientation républicaine et socialiste modérée). Gennaro Fermariello avait chargé de rédiger un plan régulateur pour la ville l’ingénieur Luigi Cosenza, que Rosi et La Capria rencontrent lors du travail de documentation pour Main basse sur la ville.

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pour faire prendre conscience à un public du vrai fonctionnement d’un système »34. La représentation sans concessions d’un système corrompu coexiste avec l’aspiration au changement. Une attitude où l’on retrouve « le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté »35 propres au cinéma de Francesco Rosi.

Main basse sur la ville aspire à toucher un grand nombre de spectateurs. En 1963, le cinéaste affirme : « [c’]est un film que j’ai voulu construire très rationnellement, et pourtant, je dois aussi m’adresser émotionnellement au public »36. Ainsi, le long métrage, que le cinéaste a souvent défini de « théorème » - en signifiant sa volonté de démontrer les lois qui régissent la spéculation et la corruption dans la ville -, ne manque pas de moments spectaculaires, tel l’écroulement du vieil l’immeuble filmé avec sept camé-ras37. La narration, très dense et parfois elliptique, est fortement structurée et l’enchaînement des événements répond rigoureusement au principe de cause-effet. Le rythme est serré et tendu, la caméra mobile. La bande-son du compositeur Gianni Piccioni joue sur des accords dissonants. Avec le thème du générique, « des accents dans le genre 007 nous introduisent dans une série de complots, luttes et intérêts qui n’on rien à envier à ceux des agents secrets »38, remarque le critique de cinéma italien Eramnno Co-muzio. En 1963, l’Express affirme que le film « captive comme une Série noire »39 et Jean A. Gili le définit comme un « thriller politique »40.

Mais quel a été l’impact de ce film engagé et tendu ? Certes, il est dif-ficile d’évaluer s’il a contribué à la prise de conscience des plus démunis. Les données quantitatives ne sont pas trop éloquentes. Main basse sur la ville totalise un peu plus 300 millions de lires de recettes, ce qui représente un score honorable mais loin des grands succès de box office de l’année41.

34 Francesco Rosi, « L’homme de Naples », art. cit.35 Célèbre phrase du penseur politique communiste Antonio Gramsci, utilisée par Michel Ciment comme titre

d’un de ses essais sur Francesco Rosi. Michel Ciment, op. cit.36 Ibidem, p. 136. 37 Francesco Rosi, « Una città un film », art. cit., p. 12.38 « [...] quegli accenti alla 007 ci introducono in una serie di complotti, di lotte e di interessi che non hanno

niente da invidiare a quelli degli agenti segreti », Ermanno Comuzio, « Quando diventa esemplare il rapporto regista-compositore. La musica di Piccioni nei film di Rosi », in Sebastiano Gesù (dir.), Francesco Rosi, Catania, Acicatena, Incontri con il cinema, 1991, p. 69.

39 L’Express, 7 novembre 1963.40 Jean A. Gili, « Mani sulla città », in Enciclopedia del cinema. Dizionario critico dei film, Istituto della enciclopedia

italiana Treccani, 2004, p. 406.41 Recettes au 30 juin 1965, source : Gianni Rondolino (dir.), Catalogo Bolaffi del cinema italiano. Tutti i film italiani

del dopoguerra, 1945-1965, Torino, Bolaffi, 1967.

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Ce qui est certain, c’est que le quatrième long métrage de Rosi souleva la polémique. Déjà, à la Mostra de Venise, quand le film reçoit le Lion d’or, le public est divisé. Ceux qui se sentent visés l’attaquent violemment. L’an-cien maire de Naples, Achille Lauro, dans un discours au conseil munici-pal, affirme qu’il s’agit d’un « travail cinématographique qui [...] relève du dénigrement, et pourtant lèse le renom et le prestige de notre ville, et qui ne fait que servir de propagande à un parti bien désigné »42. Quant aux architectes et constructeurs italiens, ils ne manquent pas de critiquer le film à leur tour, comme l’évoque Bruno Zevi, dans le compte rendu d’un débat organisé par l’Institut national d’architecture43. Main basse sur la ville a un large écho dans la presse quotidienne et dans les hebdomadai-res culturels et politiques. Accusé par les périodiques de droite de propa-gande, il est parmi les films les plus appréciés par les intellectuels, comme le montre une enquête publiée par Cinema Nuovo44. La presse cinémato-graphique se montre pourtant partagée. Les reproches portent soit sur les aspects formels – une construction narrative jugée moins innovante que celle de Salvatore Giuliano – soit sur des questions politiques – discours limité à la dénonciation et à l’aspiration à un bon gouvernement sans re-mise en cause du système. Ses défenseurs apprécient le propos engagé, la complexité et l’attention portée aux questions formelles. À l’étranger, le quatrième long métrage de Rosi, perçu comme un film qui explique les dynamiques de la spéculation dans les grandes villes occidentales, reçoit des critiques toujours élogieuses45. Dans les années suivantes, en Italie, le film sera régulièrement cité dans les ouvrages d’historiens, architectes et urbanistes pour décrire la situation politique et urbanistique à Naples dans les années 50-6046. Le titre italien (Le Mani sulla città) est devenu une expression courante, et le film n’a pas cessé de circuler dans le cadre de projections-débats sur l’urbanisme, le droit au logement ou la corruption

42 Discours d’Achille Lauro au conseil municipal de Naples, 7 octobre 1963, reproduit in Michel Ciment, Dossier Rosi, op. cit., pp. 366-367.

43 Bruno Zevi, « Lo speculatore si confessa ridendo », L’Espresso, 3 novembre 1963. 44 Cinema Nuovo, a. XIII, n° 168, mars-avril, 1964, pp. 88-99.45 En France, nombre des journalistes citent ainsi l’affaire Pouillon, qui avait explosé en 1961, suite à laquelle

l’architecte français Fernand Pouillon est arrêté et condamné pour abus de biens sociaux. À Cuba on considère que le film exprime la corruption des pays non encore passés au socialisme.

46 Parmi les nombreux exemples, citons l’histoire de Naples de Ermanno Corsi, Napoli contemporanea, Napoli, Esi, 1995, dont le chapitre sur l’urbanistique à l’époque du maire Achille Lauro est intitulé « Le mani sulla città », pp. 41-49 ; citons aussi l’article de Alfonso Gambardella sur l’urbanisme à Naples avec un paragraphe intitulé « La rapina del territorio: le mani sulla città, razionalismo e speculazione » (Le pillage du territoire, le mani sulla città, rationalisme et spéculation), où l’historien de l’architecture affirme que le pillage du territoire est documenté de manière excellente par le film de Francesco Rosi (Alfonso Gambardella, op. cit., pp. 31-33).

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du pouvoir47. Main basse sur la ville est ainsi devenu une oeuvre incon-tournable pour comprendre la spéculation immobilière et la corruption du pouvoir en Italie et ailleurs. La longévité et l’efficacité du film résidant autant dans la rigueur de la documentation et de l’interprétation des faits, que dans la qualité de son écriture visuelle48.

En quête d’État, avec un langage cinématographique et une démarche d’enquête très différents, nous paraît comme une mise en image égale-ment très riche du binôme ville et corruption en Italie.

En quête d’ÉtatBien que très éloigné de Main basse sur la ville, le documentaire de créa-

tion En quête d’État pourrait être perçu, dans une certaine mesure, comme un deuxième volet de celui-ci. En effet, alors que le long métrage de Rosi met en scène une classe politique corrompue, celui de Di Costanzo s’inté-resse aux conflits entre un maire, qui veut rétablir le respect de la Loi, et ses administrés, qui sont habitués à un rapport clientéliste avec les élus. Si le film de Rosi dénonce prioritairement les fautes de ceux qui ont le pouvoir – politique et économique -, le documentaire de Di Costanzo fait émerger également les responsabilités d’une population qui n’a pas la no-tion d’État de droit et qui trouve souvent son compte dans un système où règne le favoritisme et le non respect des règles. Un documentaire pour témoigner de l’après Mani pulite

La maire protagoniste du film de Leonardo Di Costanzo est Luisa Bossa, démocrate de gauche49, élue en décembre 1995 dans une commune de la proche banlieue de Naples, Ercolano. Cependant, En quête d’État n’est pas

47 À ce sujet on lira l’article de l’architecte Giorgio Conti qui évoque son expérience de spectateur du film de Rosi : « Le mani sulla città : immaginari collettivi e memoria storica », in Cinemacittà, op. cit., pp. 246-254.

48 L’historien du cinéma italien Gian Piero Brunetta considère que : « Les films de Rosi son destinés à constituer des sources historiques, non moins importantes que les rapports des commissions anitmafia [...]par rapport à d’autres oeuvres de dénonciation sociale ou politique ces films continueront à parler, à garder leur charge d’actualité grâce à la grande qualité de l’écriture visuelle, au sens du rythme, à la capacité de valoriser les dons des acteurs et au parfait mélange d’éthique, passion civile et maîtrise du moyen cinématographique », « I film di Rosi sono destinati sempre più a costituire fonti storiche, non meno significative dei rapporti delle commissioni antimafia. [...] rispetto ad altre opere di denuncia sociale o politiche questi film continueranno a parlare, a mantenere la loro carica d’attualità per la forte qualità della scrittura visiva, per il senso del ritmo, la capacità di valorizzare le doti attoriali e la perfetta miscela di etica, passione civile e dominio del mezzo cinematografico », Gian Piero Brunetta, Guida alla storia del cinema italiano, 1905-2003, Torino, Einaudi, 2003, p. 221.

49 Le Parti démocratique de la gauche (Partito Democratico della Sinistra, PDS) a été créé, en 1991, du Parti co-muniste italien (PCI) dissou. En 1998, le PDS se fond avec d’autres forces de la gauche et devient le parti des Démocrate de gauches (Democratici di sinistra, DS).

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né comme un documentaire sur Luisa Bossa, ni sur Ercolano. À l’origine du film, il y a plutôt l’envie du cinéaste de raconter un moment historique : l’ébullition qui a suivi l’opération Mani pulite (mains propres)50. En Italie, à partir de 1992, plusieurs enquêtes et procès ont démontré la corruption de nombreux hommes politiques et industriels et ont bouleversé le paysage politique et institutionnel : les deux partis les plus compromis - la Démo-cratie chrétienne et le Parti socialiste italien - sont dissous et les ancien-nes élites politiques renvoyées51. Ce renouvellement de la classe politique concerne évidemment aussi les réalités locales. Donc, si à l’origine du film de Rosi il y a une ville, à l’origine de En quête d’État il s’agit d’un moment historique. Néanmoins, le documentariste désire filmer ce moment dans un lieu bien précis, celui qu’il connaît le plus, la province de Naples.

Pour Di Costanzo, il s’agit aussi d’un retour vers ses lieux d’origine. Diplômé en histoire des religions à Naples, le cinéaste vit depuis 1986 en-tre la ville parthénopéenne et Paris52. C’est dans la capitale française qu’il s’est initié au cinéma du réel en fréquentant les Ateliers Varan - centre de formation à la réalisation de documentaires qui se situe dans le sillage du cinéma direct53 - dont il va bientôt intégrer l’équipe pédagogique. Une expérience vécue dans le cadre des activités du centre marque d’ailleurs profondément le genèse de En quête d’État. En 1994, Di Costanzo anime avec le réalisateur Rithy Panh un stage des Ateliers Varan à Phnom Penh, au Cambodge. À cette occasion, le documentariste italien est frappé par le rôle que le cambodgien Panh s’attribue, en tant que cinéaste, dans la reconstruction de l’identité collective de son pays après l’époque des kh-mers rouges. Di Costanzo estime que le cinéma de son collègue « était une sorte d’analyse collective [...] un témoin des évolutions, des trans-

50 Il est intéressant de signaler que l’expression mani pulite est présente dans une séquence célèbre de Main basse sur la ville. Lors du conseil municipal, la gauche accuse la droite d’avoir les mains sales et les élus visés réagissent en soulevant leurs mains et en s’écriant que leurs mains sont propres.

51 Sur Mani pulite voir deux ouvrages publiés pour les dix ans du déclanchement de l’opération : le volume des journalistes Gianni Barbacetto, Peter Gomez, Marco Travaglio, Mani Pulite. La vera storia, Editori Riuniti, 2002, et ce celui du philosophe politique Vittorio Bufacchi, L’Italia contesa : dieci anni di lotta politica da Mani pulite a Berlusconi, Roma Carocci, 2002. La synthèse proposé par l’historien Paul Ginsborg est également utile L’Italia del tempo presente. Famiglia, società civile, Stato. 1980-1996, Torino, Einaudi, 1998, p. 471-563.

52 Les informations sur la biographie de Leonardo Di Costanzo présentes dans cet article proviennent de mul-tiples sources : l’entretien téléphonique entre Leonardo Di Costanzo et Francesca Leonardi, Naples-Paris, 10 mai 2007 ; le volume sur le cinéma documentaire, Marco Bertozzi (dir.), L’idea documentaria. Altri sguardi dal cinema italiano, Torino, Lindau, 2003, p. 375 ; les fiches biographiques publiées dans les catalogues des nom-breux festivals qui ont sélectionné les films du cinéaste.

53 Sur les Ateliers Varan on peut lire l’article de Ludovic Lamant, « Les Ateliers Varan ont 25 ans », Cahiers du cinéma, n° 624, juin 2007, p. 44.

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Francesca leonardi, 2007

formations de la société »54. Il découvre aussi que les dynamiques, néces-sairement conflictuelles, dans lesquelles se débat une société en cours de changement, présentent des potentialités cinématographiques remarqua-bles. Une fois rentré, Di Costanzo se souvient avoir commencé à travailler au projet de En quête d’État dans cet esprit : « Je pensais que ce moment [le bouleversement causé par l’opération Mani pulite] – outre le fait qu’il fallait le raconter – était une période de passions et de conflits, et donc intéressante sur le plan cinématographique »55.

Une des premières étapes de la préparation de En quête d’État56 est la re-cherche d’un maire à travers lequel représenter cette période de transfor-mations. Il est intéressant de remarquer que parmi les personnes auxquel-les Di Costanzo pense pour son film, il y a Carlo Fermariello. Conseiller municipal communiste à Naples à l’époque du film de Rosi – dans lequel il interprète son propre rôle et incarne la volonté de faire respecter la Loi - il devient maire de Vico Equense, au sud de Naples, en juin 1996. Suite à des problèmes de santé, il ne sera pas le protagoniste de En quête d’État57. Le choix se porte finalement sur Luisa Bossa que le cinéaste connaît per-sonnellement depuis quelques années. Le film est produit par une mai-son de production française, spécialisée dans le cinéma documentaire, Les Films d’Ici, et le producteur et cinéaste Richard Copans en est le produc-teur délégué58. Leonardo Di Costanzo filme à Ercolano pendant plus d’un an, avec une caméra légère, assisté de Mariangela Barbanente59 avant de procéder au montage en France. En 1999, le documentaire est diffusé en France par Arte et l’année suivante en Italie, par la chaîne publique RAI 3. Il est projeté en salle lors de nombreux festivals internationaux spécialisés, où il reçoit également des nombreux prix.

54 « [...] era una specie di analisi collettiva [...] un testimone delle evoluzioni, delle trasformazioni della società », « L’incertezza dello sguardo. Conversazione tra Leonardo Di Costanzo e Chiara Malta », in Marco Bertozzi (dir.), op. cit., p. 160.

55 « [...] io pensavo che questo momento – oltre al fatto che si dovesse raccontarlo – fosse un periodo di passioni e conflitti e quindi di momenti cinematografici interessanti », Ibidem.

56 En fait, rentré en Italie, Di Costanzo tourne d’abord Viva l’Italia (1994), documentaire réalisé à la veille des élec-tions législatives qui donne la parole aux habitants d’un quartier populaire de Naples afin qu’ils s’expriment sur la situation politique, notamment sur l’affirmation du parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia. Laura Buffoni, « L’altro paese. Il documentario politico nell’era berlusconiana », in Franco Montini (dir.), Il cinema del reale : il documentario, la novità di un genere antico, Roma, FAC , 2006, p. 31.

57 Carlo Fermariello va mourir peu après, en janvier 1997. Une biographie de Carlo Fermariello est disponible sur e site internet des démocrates de gauche de Vico Equense : http://www.dsvico.it/i.asp

58 Pour une monographie sur Les Films d’Ici voir Luciano Barisone (dir.), Les Films d’Ici. Histoire de produire. Que-stioni di produzione, Effatà, Cantalupa (Turin), 2004.

59 Mariangela Barbanente, née à Bari en 1968, scénariste et réalisatrice, a travaillé en France pour Les films d’Ici.

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Les conflits entre deux conceptions du pouvoir En quête d’État est centré sur les rencontres, souvent enflammées, entre

Luisa Bossa et ses administrés lors des permanences à la mairie, et suit l’évolution de deux dossiers principaux : l’attribution de logements so-ciaux et le problème des taxis illégaux60.

La mairie est un des lieux principaux de l’action, qu’il s’agisse du bu-reau du maire, de la salle du conseil municipal, des escaliers et des cou-loirs de l’immeuble. Les quelques séquences d’extérieurs sont strictement liées au déploiement du récit : les rues où travaillent les taxis illégaux, les sites des logements qui doivent être attribués. Bien qu’Ercolano soit connue surtout pour son site archéologique romain, aucune image touris-tique n’est montrée61. Le massif du Vésuve apparaît juste de temps à autre, dominant la ville qui surgit à ses pieds.

Parmi les lieux de l’action que nous venons d’évoquer, le bureau du maire occupe une place centrale. C’est ici que Luisa Bossa reçoit ses ad-ministrés. Comme l’explique Di Costanzo, le bureau devient : « un lieu où se décrivent et se racontent deux manières de concevoir la politique : d’un côté la vision traditionnelle du népotisme et du piston, de l’autre la volonté de changer »62. Le conflit entre ces deux visions est au coeur du documentaire. Au début du film, nous entendons la voix over du réali-sateur rapporter ces mots du maire : « Une des premières choses que j’ai fait en tant que maire, a été d’acheter un drapeau italien et de le mettre dans mon bureau. Et ce n’est pas par un excès de nationalisme, mais pour montrer qu’ici, maintenant, il y a l’État. Vivre avec des lois qui sont les mêmes pour tous est encore considéré comme une abstraction ». Ainsi, lors des permanences à la mairie, nous voyons un vieux monsieur qui de-mande un travail pour son fils, une vielle dame qui voudrait être dispen-sée d’impôts sur les déchets, un jeune homme au chômage qui demande qu’on lui enlève une amande des Chemins de fer. Les citoyens d’Ercolano paraissent ne pas distinguer ce qui est du domaine du maire et ce qui ne l’est pas. Le maire répète inlassablement : « Je ne peux rien faire. Ce n’est

60 En quête d’État, à l’instar de nombreux documentaires, existe en deux versions : une de 54 minutes destinée à la diffusion télévisuelle et intitulée Luisa en quête d’État, l’autre de 84 minutes présentée dans les festivals. Notre analyse se base sur la version longue.

61 L’antique Herculanum a été submergée par la lave lors de l’éruption du Vésuve, en 79 après J.C., et redécouverte au XVIIIe siècle.

62 « [...] un luogo dove si descrivevano e si raccontavano due modi di intendere la politica: da un lato quella tradizionale, del nepotismo della raccomandazione, dall’altro la volontà di cambiare », Entretien téléphonique entre Leonardo Di Costanzo et Francesca Leonardi, cit. Voir aussi Catherine Bizern, « Seul compte le corps du filmeur. Leonardo Di Costanzo, ou un cinéma direct exemplaire », in Les Lettres françaises, 6 mai 2006, p. 6.

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plus comme avant », « Le bon vieux temps des magouilles est fini ». Luisa Bossa se fait un point d’honneur à mettre en place un système transparent pour attribuer les logements HLM aux familles qui ont perdu leur maison lors du tremblement de terre de 198063. mais ceux qui en sont exclus ne manquent pas de contester ses décisions. Les résistances au changement viennent justement des citoyens qui ont peur de perdre le confort d’un système sans règles, des gens dont la mentalité a été forgée dans un systè-me clientéliste, où règnent la corruption et la loi du plus fort. Pour autant, Leonardo Di Costanzo considère que : « dans les années quatre-vingt on a pensé, de manière superficielle, qu’il aurait suffi de changer les politiciens voleurs qui géraient le pouvoir pour que tout fonctionne. Mais la crise était beaucoup plus profonde »64. En effet, comme l’explique l’historien Paul Ginsborg : « Il a été toujours trop facile d’attribuer les carences d’un État où d’une société à ceux qui gouvernent. La force de la démocratie d’un pays ne dépend pas seulement de la capacité et de l’intégrité de sa classe dirigeante, mais aussi de la culture de ses familles, et de l’énergie de ses citoyens »65.

Les pratiques illégales présentées dans En quête d’État sont essentiel-lement les passe-droits et l’exercice sans licence (chauffeurs de minibus, vendeurs aux puces). Cependant, En quête d’État évoque aussi une activité criminelle bien plus violente et structurée, celle de la camorra. Le carton de texte initial nous informe que, avant l’élection de Luisa Bossa, la ville a été administrée pendant deux ans par des délégués de la Préfecture, suite à la dissolution du conseil municipal pour infiltration camorriste. En 1990, l’un de ses prédécesseurs a été tué pendant la campagne électorale, proba-blement par l’organisation criminelle. Au cours du film, la voix narrative annonce que Luisa Bossa a demandé un renforcement des forces de l’ordre pour combattre le commerce de la drogue, géré par la camorra, et expli-que que les principaux chefs ont été arrêtés ainsi que des policiers accusés de corruption. Nous apprenons aussi que le maire reçoit des menaces de mort et que les délits de l’organisation criminelle s’enchaînent. La camorra

63 Le séisme du 23 novembre 1980, connu comme tremblement de terre de l’Irpinia (Campanie), fut extrême-ment puissant (magnitude sept de l’échelle de Richter). Il frappa la Campanie, la Basilicata et les Pouilles. Suite au séisme, des fonds spéciaux furent attribués aux régions sinistrées. Mais la reconstruction fut très lente et partielle, vraisemblablement à cause de la mauvaise administration et de la main mise de la camorra.

64 Entretien téléphonique entre Leonardo Di Costanzo et Francesca Leonardi, cit. 65 « Tuttavia, è sempre stato fin troppo facile attribuire ai governanti le carenze di uno Stato o di una società. In

ultima analisi, la forza della democrazia di un Paese non dipende solo dalla capacità e dalla integrità della sua classe dirigente, ma anche dalla cultura delle sue famiglie, e dall’energia dei suoi cittadini ». Paul Ginsborg, L’Italia del tempo presente, op. cit., p. 563.

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entre, d’une certaine manière, dans le bureau du maire, avec Giorgina, dont l’un des fils, camorriste, a été exécuté par un clan rival. La caméra filme la femme se présentant comme une « assassine » et affirmant qu’elle n’hésiterait pas à sauter à la gorge du carabinier qui oserait importuner son fils, chauffeur sans licence. Cet épisode pourrait suggérer qu’il y a un lien entre les petites prévarications et le crime organisé, tous étant le fruit d’une même mentalité insouciante des règles de la démocratie.

Néanmoins, c’est dans un tissu social extrêmement dégradé, dans une ville avec un taux de chômage d’environ 70 %, qu’ont lieu les tensions entre le maire et ses concitoyens. L’impossibilité de pouvoir travailler di-gnement représente un des obstacles majeurs à l’affirmation d’une men-talité démocratique. Ainsi, l’affrontement ne se réduit pas uniquement à l’opposition entre deux conceptions du rapport au pouvoir, l’une légali-taire et l’autre clientéliste. Les citoyens d’Ercolano expriment aussi des besoins réels et l’application de la Loi, souvent, ne permet pas de répondre à ces besoins. L’attribution des logements HLM, réalisée certes de manière transparente, est loin de pouvoir reloger tous les sinistrés. Les chauffeurs illégaux qui voudraient régulariser leur situation souvent ne le peuvent pas, en raison du manque de licences, et ceux qui ont un casier judiciaire en sont exclus. Le film devient ainsi également une réflexion sur les limites et les contradictions de la démocratie, sur les paradoxes d’un système qui devrait être au service du peuple mais n’est pas toujours à même d’assu-rer la survie des ses citoyens. Dans la première partie du film, le maire se montre souple par rapport à un certain type d’illégalité : « l’économie pa-rallèle dans nos régions peine à être régularisée pour différentes raisons, qui vont des licences commerciales aux problèmes structuraux. Nous ne voulons pas donner le coup de grâce à ces activités. Car nous connaissons les problèmes de survie économique » dit-elle lors d’une réunion. Mais vers la fin du film, elle évoque une phrase de Andrea Cozzolino, secré-taire provincial PDS, qui aurait proclamé : « Il faut appliquer les règles. La justice sociale ne paye plus ». Le documentaire suggère ainsi que le maire prend progressivement conscience d’une incompatibilité entre règles et justices sociales, et opte pour les règles.

D’ailleurs, bien que En quête d’État soit fortement lié à une réalité locale, celle de la province de Naples, il exprime des phénomènes qui se manifes-tent également ailleurs. Di Costanzo considère que c’est le fait de travailler en s’adressant aussi à un public étranger « qui [le] force à reconduire ces réalités particulières à leur essence [...] afin qu’elles soient immédiatement

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compréhensibles partout »66. Ainsi, il se souvient avoir apprécié qu’après une projection de En quête d’État dans la banlieue parisienne, Jack Ralite, alors maire communiste d’Aubervilliers se soit retrouvé dans le film. Bien qu’à Aubervilliers, il n’y ait pas de taxis illégaux, l’élu français aurait dit au cinéaste avoir également rencontré des difficultés à gouverner à cause des contradictions entre l’application de la loi et la satisfaction des besoins de ses citoyens67.

En ce qui concerne la mise en scène, Di Costanzo, dans la lignée des Ateliers Varan et du cinéma direct68, conçoit un cinéma documentaire dont les principes sont, d’un côté, de donner la parole aux protagonistes, et de l’autre, de s’interroger sur sa propre méthode et sur le rôle du cinéaste. La réflexion sur les conséquences que les choix de réalisation ont sur le sens de la narration et sur la construction du point de vue sont au coeur de cette démarche. En quête d’État commence avec une démarche subjective : alors que défilent les images du paysage filmé d’un train qui se dirige à Ercolano, la voix over du réalisateur nous raconte à la première personne comment il a connu Luisa Bossa. Pourtant, sa présence s’éclipse immé-diatement après - bien qu’il rentre de temps en temps dans la représenta-tion comme voix narrative – afin de laisser la parole à ses protagonistes. Comme son objectif est de montrer les rapports tendus entre Luisa Bossa et ses administrés, le cinéaste fait le choix de maintenir une distance par rapport aux personnes qu’il filme. Il s’efforce aussi ne pas privilégier l’une ou les autres en leur accordant un espace équivalent dans les cadrages. Enfin, ses personnages ne sont jamais filmés seuls face à la caméra lors d’entretiens, mais toujours montrés en situation. Il s’agit, d’un côté, de mi-nimiser l’impact de la caméra sur leur comportement, de l’autre, de per-mettre au spectateur de prendre des distances par rapport aux discours des protagonistes, pour qu’il puisse ainsi élaborer son point de vue. En quête d’État, n’est pas un film démonstratif, militant, il ne veut pas nous dévoiler une vérité. Le documentaire garde une attitude ouverte. Il est clair que le cinéaste partage globalement le point de vue de Luisa Bossa (et c’est avec les mots de la maire, rapportées par le cinéaste, que le film

66 « Perché siano comprensibili altrove, immediatamente comprensibili ovunque, devi ridurre queste realtà par-ticolari all’essenza », « L’incertezza dello sguardo. Conversazione tra Leonardo Di Costanzo e Chiara Malta », op. cit., p. 168.

67 Entretien téléphonique entre Leonardo Di Costanzo et Francesca Leonardi, cit. ; « L’incertezza dello sguardo. Conversazione tra Leonardo Di Costanzo e Chiara Malta », op. cit., p. 168.

68 Sur le cinéma direct voir l’ouvrage de référence de Gilles Marsolais, L’aventure du cinéma direct revisitée, Les 400 coups, Laval (Québec), 1997 ; voir aussi les articles de Jean-Louis Comolli, «Le détour par le direct», in Cahiers du Cinéma, n° 209, février 1969, p. 48-53, et n° 211, avril 1969, p. 40-45.

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s’ouvre et se referme). Pourtant, comme l’a souligné le critique de cinéma Luca Mosso « l’opération discursive dans laquelle Leonardo Di Costanzo a ancré son film réfute des conclusions hâtives et offre aux spectateurs des éléments de réflexion profonde »69.

En 1998, dans la même année où Di Costanzo termine son film, l’histo-rien Paul Ginsborg, en tentant un bilan provisoire de la période de Mani pulite écrit : « il est difficile d’échapper à la conclusion que nombre de ques-tions sur la démocratie italienne, soulevées en 1992-1993, n’ont reçu qu’une réponse partielle, s’il en ont reçu une »70. Né du désir de réaliser un film sur l’après Mani pulite, En quête d’État en montre un bilan problématique. L’ar-rivée au pouvoir de dirigeants non corrompus, désireux de faire respecter les règles de la démocratie, n’implique pas d’emblée un « assainissement » de la société. Des citoyens s’opposent au changement, ils restent accrochés aux pratiques clientélaires et aux favoritismes, d’autant plus que l’appli-cation des lois ne garantit pas la survie des habitants. Le long métrage de Di Costanzo présente ainsi les paradoxes de la démocratie.

ConclusionL’étude de Main basse sur la ville et En quête d’État permet de mettre en

perspective deux figurations du thème ville et corruption réalisées dans la même région et séparées par trente cinq ans. Apparentant à des époques et à des genres différents, les deux longs métrages présentent deux écri-tures cinématographiques très éloignées. Aussi, s’il s’agit dans les deux cas de films politiques - tous deux sont des films citoyens et ont comme sujet la politique - le positionnement de leurs auteurs n’est pas moins loin-tain. Le film de Rosi montre une attitude essentiellement démonstrative et objective : il se propose d’expliquer comment fonctionne la spécula-tion immobilière et pourquoi elle va à l’encontre de l’intérêt général. Bien qu’il soit fasciné par le personnage négatif de Nottola et par la modernité qu’il incarne, le message véhiculé par le film n’est pas ambigu. Quant au documentaire de Di Costanzo, il paraît moins didactique et présente une approche plus subjective et ouverte. Le cinéaste s’y exprime à la première personne et n’émet pas de jugement univoque sur la réalité et les person-

69 Luca Mosso, « Prove di Stato. Scheda critica », in Luciano Barisone (dir.), op. cit., p. 216.70 « [...] è difficile sfuggire alla conclusione che molte delle questioni sollevate intorno alla democrazia italiana

nel 1992-1993 abbiano ricevuto una riposta solo parziale, ammesso che l’abbiano ricevuta”, Paul Ginsborg, L’Italia del tempo presente, op. cit., p. 561.

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nages qu’il filme. Il s’intéresse d’avantage à les mettre en scène et à leur donner la parole. Au spectateur de se faire son opinion et de juger.

Les deux films naissent pourtant d’une même aspiration à comprendre la réalité politique et sociale qui leur est contemporaine. Réalisés par des cinéastes émigrés qui reviennent sur leurs lieux d’origine, le film de fic-tion de Rosi et le documentaire de Di Costanzo partagent aussi un regard qui est dedans et dehors en même temps. Les deux réalisateurs sont inti-mement proches du contexte qu’ils abordent tout étant à même de pren-dre du recul et à faire ressortir l’essence des réalités qu’ils montrent. Main basse sur la ville et En quête d’État offrent ainsi, à travers une enquête sur la vie politique et la corruption dans la province de Naples, des représen-tations complexes du difficile cheminement de la démocratie en Italie. Ils fournissent aussi une réflexion plus générale sur un système politique, la démocratie, et sur ses failles.

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Laboratoire

Partie VI

Recits

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 375

Présentation de RECITS

Le laboratoire de sciences humaines RECITS, acronyme de « Recherche sur les Choix Industriels, Technologiques et Scientifiques » (EA n°3897), œuvre au sein d’une université de technologie (UTBM, Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, formation d’ingénieurs). À la créa-tion de l’UTBM (1998), RECITS est « jeune équipe » et organise dès 1999 le 26e symposium de l’International Committee for the History of Tech-nology (ICOHTEC). Les actes ont été publiés dans un ouvrage intitulé La Technologie au risque de l’histoire (Berg, UTBM, 2000). RECITS est devenu équipe d’accueil en 2004.

RECITS est l’un des rares laboratoires de sciences humaines à caractère interdisciplinaire existant dans une école d’ingénieurs en France, établis-sant ainsi un lien entre deux mondes traditionnellement opposés : l’uni-versité et la technique. Il comporte des enseignants-chercheurs (15, dont 3 professeurs des universités) en droit, économie, gestion, histoire contem-poraine, histoire des techniques, philosophie et sociologie.

RECITS vise à réinscrire la science et la technique dans la culture, à mettre en perspective notre monde hyper technicisé grâce aux sciences humaines et sociales. Les axes de recherche pour le programme quadrien-nal 2008-2011 se définissent ainsi :

Axe 1 : Technique et sociétéThème 1 : représentation et imaginaire de la technique (XiXe XXie siècles)Thème 2 : mémoire, territoire et patrimoine

Axe 2 : Territoire, innovation et stratégie d’acteursThème 1 : industrialisation et désindustrialisation : vers de nouvelles approches historiquesThème 2 : création de connaissances et dynamiques territorialesThème 3 : évaluation des stratégies d’acteurs publics et privés : politiques publiques, réseaux formels et informels.

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Membres de RECITS

Membres titulairesRobert BelotFonctions : professeur des universités, directeur du laboratoire RECITSSection CNU : 22Thèmes de recherche (mots clés) : Représentations sociales de la technique ; conflits contemporains et changements politiques ; renseignement ; mémoire et patrimoine.Key words : Social perception of technology in 19th Century & 20th Century ; contemporary wars and innovations ; history of intelligence ; memory and Heritage.Adresse électronique : [email protected]

Matthieu BunelFonctions : maître de conférencesSection CNU : 5Thèmes de recherche (mots clés) : Économie publique ; économie du travail ; économie de la famille ; organisation du travail ; économétrie.Key words : Public economics ; Labor and demographic economics ; Industrial organization ; Econometrics.Adresse électronique : [email protected]

Olivier DembinskiFonctions : maître de conférencesSection CNU : 19Thèmes de recherche (mots clés) : santé, métiers de la relation.Key words : health, profession of the relation.Adresse électronique : [email protected]

Marina Gasnier Fonctions : maître de conférencesSection CNU : 22 et 72Thèmes de recherche (mots clés) : réhabilitation et valorisation du patrimoine industriel -matériel et immatériel- ; architecture industrielle ; histoire des techniques ; espaces et territoires industriels ; processus de patrimonialisation.

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Laboratoire ReCits, 375-383

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 377

Key words : industrial heritage rehabilitation; industrial architecture; technological history; industrial areas; patrimonialization process.Adresse électronique: [email protected]

Alexandre HerléaFonctions : professeur des universités, responsables des relations internationales de l’UTBMSection CNU : 72Thèmes de recherche (mots clés) : histoire des moyens de production d’énergie, histoire des machines-outils, relations science-technique, changement technique, transfert de technologie et globalisation.Key words : History of the means of energy production ; history of machine-tools ; science-technology relationships ; technological changes ; technology transfer and globalisation.Adresse électronique : [email protected]

Laurent HeybergerFonctions : maître de conférencesSection CNU : 22Thèmes de recherche (mots clés) : industrialisation et niveau de vie ; développement économique régional ; histoire anthropométrique ; histoire de l’alimentation et de la nutrition ; représentations de la technique ; histoire des sciences (médecine et anthropologie physique).Key words : industrialization and standard of living; regional economic development; anthropometric history; food and nutrition history; technology and its social perceptions; science history (medicine and physical anthropology).Adresse électronique : [email protected]

Caroline HusslerFonctions : maître de conférencesSection CNU : 6Thèmes de recherche (mots clés) : économie de la science et de l’innovation; dynamique des territoires; perception des risques technologiques; réseaux d’acteurs.Key words : economics of science and innovation; regional dynamics; risk perception; technological networks.Adresse électronique : [email protected]

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laboratoire reCitS, 2007

Pierre LamardFonctions : professeur des universités, directeur du département Humanités de l’UTBMSection CNU : 72Thèmes de recherche (mots clés) : entreprise, industrialisation, formation, territoire, patrimoine, technique, technologies.Key words : enterprise, industrialization, technological training, territory, technological heritage, technology.Adresse électronique : [email protected]

Jean-Pierre Micaëlli Fonctions : maître de conférencesSection CNU : 6Thèmes de recherche (mots clés) : développement de concepts, de méthodes et d’outils dédiés à l’évaluation assistée par ordinateur (EVAO) ; activité (théorie de) ; conception ; collecticiel ; évaluation ; performance.Key words : activity, design, CSCW, evaluation, performance, Systems theory.Adresse électronique : [email protected]

Fabienne PicardFonctions : maître de ConférencesSection CNU : 5Thème de recherche (mots clés) : Economie de l’innovation et des brevets, Management de la Connaissance, Dynamique Industrielle et Territoriale.Key words : Knowledge Management, Innovation, Spatial Dynamics.Adresse électronique : [email protected]

Nathalie Rodet-KroichviliFonctions : maître de conférencesSection CNU : 5Thèmes de recherche (mots clés) : dynamique institutionnelle des économies post-socialistes ; redistribution des activités productives et de recherche au niveau international (et notamment des PECO, Pays d’Europe Centrale et Orientale) ; mutations dans l’industrie automobile ; analyse économique des compétences ; proximité et territoire.Key words : institutional dynamics of post-socialist economies, productive and research activities relocation at an international level ; changes in the automobile industry ; economic study of organizational capabilities ; proximity and territory.Adresse électronique : [email protected]

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 379

Mathieu TriclotFonctions : maître de conférencesSection CNU : 17Thèmes de recherche (mots clés) : Cybernétique, Information, Communication, Informatique, Automates.Key words : Cybernetics, Information, Communication, Computers, Automata.Adresse électronique : [email protected]

Membres associésMichel Cotte Fonctions : Professeur émériteSection CNU : 72Thèmes de recherche (mots clés) : histoire des ingénieurs au XIXe siècle ; histoire de l’innovation ; diffusion des idées techniques ; gestion des connaissances techniques anciennes par les outils contemporains ; maquettes numériques de patrimoine ; conseil en patrimoine technique et industriel.Key words : History of the engineers (19th C); History of innovation; Transfer of technical ideas; Ancien technical knowledge management with the today tools; Patrimonial digital scale-models; Advisor in Technical Heritage and patrimonial sites.

Christine GambaFonctions : Maître de conférencesSection CNU : 19Thèmes de recherche (mots clés) : Travail ; formation, emploi et dynamique du changement.Key words : Work; training; employment and transformation dynamics.

Gilbert KarpmanThèmes de recherche (mots clefs) : Messages chiffrés, cryptogramme, Balzac, histoire, Recherche sur le passage chiffré de “La physiologie du mariage” de Balzac (avec Samuel Deniaud), Recherche sur les messages chiffrés sans accord préalable entre correspondants (avec exemples historiques).

Klaus-Peter SickFonctions : enseignant-chercheur au Centre Marc Bloch de BerlinThème de recherche : crise du libéralisme ; crise de la représentation politique ; rapports société civile-Etat ; histoire des idées en relations internationales : théorie de l’interdépendance ; géopolitique ; histoire des classes moyennes et de leur représentation au niveau politique : petite et moyenne industrie ; commerce et artisanat.

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380 C. de ReCits 5, 2007

laboratoire reCitS, 2007

Key words : crisis of liberalism ; crisis of political representation ; relationship civil society-state ; history of ideas in I.R. : interdependence theory ; geopolitics ; history of the lower middle class and its political representation: small industry, shopkeepers, artisans.

DoctorantsFlorin AbagiuTitre provisoire de la thèse : « La production, la distribution et l’utilisation de l’énergie électrique en Roumanie de la fin du XIXe siècle à 1990 ».

Cécile AguillaumeTitre provisoire de la thèse : « La science à la rencontre du temps : l’Observatoire de Besançon ».

Sébastien BiehlerTitre provisoire de la thèse : « stratégies d’innovation des entreprises et politiques publiques locales ». / « Strategies of innovation of companies and local public politics (policies) ». Mots clés : stratégies ; politiques ; innovations ; développement.Key words : strategies ; politics ; innovations, development.

Manuel BrunTitre provisoire de la thèse : « Un bassin économique en désindustrialisation ? Le Territoire de Belfort (1975-2005). Contexte économique, logique de territoire, stratégies d’entreprise »/ « Desindustrialisation in an economical area ? The Territoire de Belfort (1975-2005). Economical context, territorial logicals, industrial strategy ».Mots clefs : désindustrialisation, territoire, crise, logique publique, stratégie.Key words : desindustrialisation, territory, crisis, public logical, strategy.

Jean-Michel Cacheux-LevasseurTitre provisoire de la thèse : « Stratégies et prospectives: l’industrie automobile de chaque côté du Rhin 1975-début XXIe siècle » / « Strategies and futorologies : automobile industry comparing the French with the German experience from 1975 to the beginning of the 21th century ».Mots clés : industrie ; automobile ; stratégies et prospective ; France ; Allemagne.Key words : Industry ; automobile ; strategies and futurologies ; France ; Germany.

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Laboratoire ReCits, 375-383

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 381

Olivier DelmasTitre provisoire de la thèse : « L’ambassade de France en Suisse de 1939 à 1945 ».

Stanislas d’EyramesTitre provisoire de la thèse : « L’évolution du processus de décision à l’exportation pour les PME-PMI : 1980-2004 ».

Christian FavreTitre provisoire de la thèse : « Une frontière entre la guerre et la paix. Les échanges au quotidien dans l’Arc jurassien durant la Seconde Guerre mondiale (1937-1945) »/ « A border between peace and war. The dayly exchanges around the Jurassic Arc during the Second World War (1937-1945) ».Mots clés: frontière, migrations, passages, contrebande, représentations, épuration.Key words: border, migrations, crossings, smuggling, representations, purges.

Francesco GarufoTitre provisoire de la thèse : « Immigration et horlogerie : politique d’engagement, recrutement et intégration des travailleurs étrangers dans une industrie nationale (1930-1980) » / « Immigration and Watch Industry : Recruitement policies and Integration of Foreign Workers in a National Industry (1930-1980). »Mots clefs : migrations, horlogerie, arc jurassien, frontaliers, organisations professionnelles, marché du travail.Key words : Migrations, Watch Industry, Arc Jurassien, Cross-border Commuters, Trade Association and Trade Union, Organizations, Labour Market.

C. O. GhiocTitre provisoire de la thèse : « Le développement de la balistique en Roumanie du XVIe au XXe siècle ».

Michel GodardTitre provisoire de la thèse : « enjeux et impacts de l’exploitation des mines de Ronchamps (XIXe-XXe siècles) ».

Gabriel KennelTitre provisoire de la thèse : « la politique de la France à l’égard des enfants victimes de la guerre en Allemagne Occupée (1945-1955) »/ « French policy concerning children victims of war in occupied Germany (1945-1955) ».Mots-clefs : enfants, Seconde Guerre Mondiale, après-guerre, Allemagne, France, réfugiés, déplacés, victimes de la guerre.Key-words : children, World War II, post-war, Germany, France, refugees, displaced persons, victims of War.

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382 C. de ReCits 5, 2007

laboratoire reCitS, 2007

Maude LigierTitre provisoire de la thèse : « Nicolas Schöffer (1912-1992) : monographie et catalogue raisonné de l’œuvre sculpté (1948-1975). Quand l’objet sculpté rejoint l’échange médiatique » / « Nicolas Schöffer (1912-1992) : monograph and catalogue raisonné of his sculpted works. When the sculpted work becomes part of the language of cultural communication ».Mots clefs : Nicolas Schöffer ; art et technologie ; cybernétique ; interface technologique ; oeuvre ouverte.Key words : Nicolas Schöffer ; art and technology ; cybernetic ; numerical interface in art ; the audience confronted with a participation system.

Pompiliu ManeaTitre provisoire de la thèse : « L’évolution de l’appareillage d’imagerie médicale en Roumanie depuis les rayons X jusqu’à nos jours. Les retombés au niveau du système de santé ».

Nathalie PelierTitre provisoire de la thèse : « Éléments pour une histoire des métiers de la création publicitaire : les concepteurs-rédacteurs face à leur images et à eux-mêmes » / « History of the professions of the French advertising creation : copywriters facing themselves and their image ».

Mattia PiattiniTitre provisoire de la thèse : « Les effets et l’impact de la guerre dans l’après-guerre autour de l’Arc jurassien (1945-1950). Entre histoire et mémoire(s) » / « The effects and the impact of WWII during the post-war around the region of the “Arc jurassien” (1945-1950). Between history and memory/memories ».Mots clefs: Après-guerre, frontière, représentations, histoire, mémoire, épuration.Keu words : Post-war, border, representations, history, memory, purges.

François PonTitre provisoire de la thèse : « Histoire d’un échec industriel : l’entreprise Bull à Belfort ».

Christian RosseTitre provisoire de la thèse : « Les échanges de l’ombre. Les passages de la frontière franco-suisse de l’Arc jurassien par les services de renseignement suisses et alliés durant la Seconde Guerre mondiale » / « Underground Exchanges. Crossings by Swiss and Allied Intelligence Services of the franco-Swiss Border along the Jura Mountains during World War II ».Mots clés : frontière, renseignement, Seconde Guerre mondiale, Suisse, France,

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Laboratoire ReCits, 375-383

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 383

passage.Key words : border, intelligence, WWII, Switzerland, France, crossing.

Horia SaclaTitre provisoire de la thèse : « Naissance et développement de l’aviation et de l’industrie aéronautique en Roumanie dans la première moitié du XXe siècle (1900-1950) ».

Olivier SchmittTitre provisoire de la thèse : « Évaluation et perception de la collaboration industrielle franco-allemande. L’exemple de l’Alsthom – Belfort. 1940-1944 ». / « Evaluation and perception of the French-German Industrial cooperation. The example of Alsthom –Belfort 1940-1944. »Mots clés : Seconde Guerre mondiale ; Occupation ; histoire des entreprises ; collaboration industrielle ; main-d’œuvre ; niveau de vie ; production.Key words : Second World War; Occupation; history of firm; industrial cooperation; labour force; standard of living; production.

Thomas VuillemotTitre provisoire de la thèse : « Histoire et mémoires d’une politique de déculturation : l’occupation japonaise en Corée. » / « History and memories of an authoritarian linguistic and cultural policy: the Japanese occupation in Korea. »Mots clés : Corée, histoire et mémoires, colonisation japonaise, politique linguistique, déculturation, résistance civile.Key-words: Korea, history and memories, Japanese occupation in Korea, linguistic and cultural policy, resistance of the Korean people.

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 385

Liste des auteurs, 385-386

Liste des auteurs

Robert Belot : professeur des universités en histoire contemporaine. Direc-teur du laboratoire RECITS/UTBM.

Jérôme Bimbenet : docteur en histoire, spécialiste du cinéma, enseignant chargé de cours à l’IUFM de Paris.

Manuel Brun : doctorant en histoire contemporaine, laboratoire RECITS/UTBM.

Matthieu Bunel : maître de conférences en économie, laboratoire RECITS/UTBM.

Vincent Dray : doctorant en histoire contemporaine, université Paris XII Val de Marne.

Richard Duhautois : attaché de l’INSEE, centre d’études de l’emploi, Crest, université de Marne-la-Vallée.

Michel Faucheux : maître de conférences en littérature française, Centre des humanités, laboratoire STOICA/INSA de Lyon.Christian Favre : doctorant en co-tutelle auprès de l’université de Fribourg (prof. F. Python) et de l’UTBM (prof. R. Belot).

Joëlle Forest : maître de conférences en économie, centre des humani-tés, laboratoire STOICA/INSA de LyonMichel Godard : doctorant en histoire contemporaine, laboratoire RE-CITS/UTBMLucie Gonzales : attaché de l’INSEE, Direction de l’animation de la re-cherche, des études et des statistiques du Ministère de l’Emploi, de la Cohésion Sociale et du Logement (Dares).Laurent Heyberger : maître de conférences en histoire contemporaine, laboratoire RECITS/UTBM.

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386 C. de ReCits 5, 2007

laboratoire reCitS, 2007

Benoît Humblot : docteur en droit, enseignant-chercheur contractuel, laboratoire RECITS/UTBM.François Jéquier : professeur ordinaire en histoire contemporaine, uni-versité de Lausanne.Pierre Lamard : professeur des universités en histoire des sciences et des techniques, laboratoire RECITS/UTBM.Francesca Leonardi : doctorante en études cinématographies et audiovi-suelles à l’université de la Sorbonne nouvelle - Paris 3, lectrice d’italien à l’université de Bourgogne.

Jean-Pierre Micaëlli : maître de conférences en sciences de gestion, la-boratoire RECITS/UTBM.Nathalie Pelier : doctorante en histoire sociale et culturelle, Recits/UTBM.Pauline Peretz : docteur en histoire, spécialiste des Etats-Unis, rattachée à l’UMR 8168, Centre d’études nord-américaines, Ecole des hautes étu-des en sciences sociales.Jacques Rougerie : professeur émérite des universités en histoire contemporaine, université Paris VII.François Soulard : professeur de lycée professionnel au LP La Chauvinière de Nantes ; docteur en Histoire des sciences et des techniques accueilli au centre F. Viète (université de Nantes).

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 387

RésumésRobert Belot et Pierre Lamard

RésuméPeugeot a été l’une des premières entreprises françaises à prendre au sérieux

la communication interne et à publier un journal de qualité. Cette politique est contemporaine de la création du site de Sochaux, au moment où l’entreprise a choisi, sous l’égide de l’ingénieur Ernest Mattern, de se lancer sur la voie des mé-thodes de production américaines.

Face au travail de plus en plus parcellisé, les dirigeants ont compris qu’il fal-lait créer du lien pour que chaque partie, même la plus modeste, puisse connaître le tout, pour que l’individu se reconnaisse dans une entité commune et se sente impliqué dans un projet collectif, porté par des valeurs et une culture. Pour cela, il convenait d’informer les gens sur la marche de l’entreprise. Informer, pour com-muniquer, pour unifier, mais aussi pour mieux maîtriser. Une dimension d’autant plus impérative que l’entreprise se développe, se complexifie, et que les effectifs croissent.

Il est proposé ici d’étudier la communication institutionnelle de Peugeot à So-chaux, l’évolution du langage et des messages de l’entreprise de 1918 à nos jours à travers le support papier, pour tenter de dévoiler une sorte de référentiel culturel qui résisterait aux changements et aux époques.

Mots clésHistoire automobile, Communication, Culture d’entreprise.

AbstractPeugeot was one of the first companies in France to take internal communication se-

riously and to publish a high-quality in-house newsletter. This policy was established at the same time as the founding of the Sochaux industrial site, at a moment when the com-pany, under the aegis of engineer Ernest Mattern, made the choice of adopting American production methods.

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388 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

Faced with production processes that were increasingly broken down into individual operations, Peugeot’s managers realized that it was crucial to create links so that each sec-tion, no matter how modest, would be able to grasp the whole, thus enabling the individual worker to identify with a shared entity and to feel implicated in a collective project infor-med by a specific culture and values. To do so, the logical step was to inform people about the company’s progress. To inform, in order to better communicate, to encourage unity, but also to achieve better control. This was all the more imperative insofar as the firm was developing, becoming more complex, and the workforce was increasing.

We propose to study Peugeot’s institutional communication at the Sochaux site, to analyze the evolution of both its language and its message from 1918 until the present day, based on its newsletters, and to try to reveal a kind of cultural system of reference which would resist change and transcend eras.

Key wordsHistory of the automobile, Communication, Corporate culture.

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 389

Jérôme Bimbenet

RésuméTourné en 1935 par Jacques Feyder, La Kermesse héroïque reflète les certitudes et

les angoisses de la société de son époque à travers le comportement de la bourgeoi-sie d’une petite ville flamande en 1616. Le passage d’un régiment espagnol révèle les fantasmes, les espoirs ou les lâchetés des uns et des autres devant l’attitude à tenir face à l’ennemi. Les hommes se cachent, les femmes reçoivent les Espagnols et sauvent la ville d’un pillage supposé. Résister ou collaborer ? La bivalence du film et sa dérision ont pu troubler quatre ans avant la Seconde guerre mondiale.

Mots clésVille, bourgeoisie, liberté, lâcheté, femmes, résistance, collaboration

Abstract“La Kermesse héroique” (« Carnival in Flanders ») filmed in 1935 by Jacques Feyder,

reflects the certainties and anguishes of the society of that time, through the behaviour of the bourgeoisie in a little Flemish town in 1616. The arrival of a Spanish regiment in the town reveals the phantasms, hopes and cowardices of one or the other, concerning their attitudes towards the enemy. The men hide, the women receive the Spanish soldiers and save the town from a supposed sack. Resistance or collaboration? The bivalence of the film and its derisiveness may have been disturbing for the audiences, four years before World War Two.

Key-wordsTown (city), bourgeoisie, freedom, cowardices, women, resistance, collaboration

Page 390: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

390 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

Manuel Brun

RésuméIl n’y a pas d’uniformité dans la construction de logements ouvriers pen-

dant l’industrialisation. Les forges par exemple ont comme tradition de loger les ouvriers et l’on constate également des différences géographiques. Pendant le XiXe siècle il y avait suffisamment d’habitants dans le Nord pour travailler dans les usines. Il a été nécessaire très tôt au sud de construire des logements pour les ouvriers. La défaite de la France en 1871 et les lois successives de la troisième république sur le logement ont impacté fortement le développement de Belfort et déplacé le centre économique du département.

Mots clésIndustrialisation, logements ouvriers, législation, ressources.

AbstractThere was not a single way of building accommodations for workers during the in-

dustrialization. Iron works for example has a tradition to lodge workers and there was a geographical difference. During the nine-teen’s century, there was enough native to work in factories in the north. It was early necessary in the south to build accommodations for workers. French’s defeat in 1871 and the successive laws of the Third Republic on housing problem have impacted the development of Belfort and moved the economic centre of the department.

Key wordsIndustrialization, workers accommodations, legislation, means.

Page 391: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 391

Matthieu Bunel, Richard Duhautois et Lucie Gonzales

RésuméÀ partir de données françaises issues d’enquêtes et de sources administratives,

cet article étudie l’influence d’un certain type de restructuration, les fusions et acquisitions, sur l’emploi. Dans ce but sont mobilisés pour la période 1997-2000 : les données issues du fichier des modifications de structure (fichier MDST), de l’enquête sur les liaisons financières entre entreprises (enquête Lifi) et les fichiers Suse (Système unifié statistiques d’entreprise). Pour pallier les inconvénients liés à la faible part des entreprises participant aux opérations de fusion-acquisition et constituer un échantillon représentatif d’entreprises se restructurant, on re-court à une stratification endogène. Les résultats obtenus à l’aide d’un modèle de sélection sur les inobservables indiquent qu’à court terme les entreprises ayant bénéficié des restructurations ont vu leur effectif augmenter très fortement et si-gnificativement. En revanche, lorsque la situation globale des entreprises est prise en compte, c’est-à-dire à la fois celle des entreprises cédantes et des entreprises bénéficiaires, les restructurations affectent très légèrement et négativement le vo-lume d’emploi à cour terme.

Mots clésFusion et acquisitions, effet sur l’emploi, stratification endogène, modèle de sélec-tion sur les inobservables.

AbstractThe aim of this paper is to investigate the impact of takeovers on employment by using

French data from MDST Survey) available over the 1997 to 2000 period. We merged three enterprise databases (MDST, LIFI and Suse) to provide a sample where firms’ characte-ristics, the involvement in takeover activity and financial links between firms are availa-ble. A takeover is a rare event. To build a representative sample a choice based sampling technique is used. Then, we estimated the short term effect of takeovers on employment by using a selection regression model. The results indicate that mergers and acquisitions have a positive impact on acquiring firms’ employment. However, when both acquiring and acquired firms’ situation is taken into account the short run employment effect is small and negative.

Key wordsMergers and Acquisitions, employment effect, choice based sampling

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392 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

Vincent Dray

RésuméCet article analyse les voies par lesquelles la diffusion internationale des tech-

nologies a influencé le développement industriel français. Une perspective com-parative examine les relations technologiques entre les Etats-Unis et la France de 1914 à 1940, en prenant en compte la concurrence et les interdépendances entre les pays. La Première Guerre mondiale favorise la construction de relations in-dustrielles et technologiques. Ces relations sont portées durant la période de l’en-tre-deux-guerres par la multinationalisation des intérêts technologiques et par les politiques industrielles de la France. La comparaison des sources, françaises et américaines, révèle le caractère moderne des canaux de diffusion. L’analyse des transferts de technologies est concentrée sur les capacités technologiques nationa-les qui transforment les environnements sociotechniques modernes et qui condui-sent la recherche scientifique et technique vers l’innovation industrielle.

Mots clésTechnologie, influence, interdépendance, Etats-Unis, industrie française, industrie de pointe, industrie lourde, innovation, modernisation, Deuxième Révolution In-dustrielles, université, congrès international, multinationale, Progrès technique, transferts de technologies, diffusion internationale des technologies, institution-nalisation (science), ingénieur civil, ingénieur électricien, technicien.

AbstractThis paper examines some ways in which the international diffusion of technology has

affected the French industrial development. The attempt takes a comparative perspective and examines the technological relationships between the United States and France from 1914 to 1940, taking into account competition and interdependencies. The First World War supports the construction of industrial and technological relations. These relations evolve, during the inter-war period, through the multinationalisation of technological interests and french industrial policies. The comparison between french and american archives reveals the modern character of channels of diffusion. Finaly, the analysis of technology transferts is concentrated on the national technological capacities that transform modern «sociotech-nic» environments, leading scientific and technological research toward innovation.

Page 393: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 393

Key wordsTechnology, influence, interdependence, The United States, French industry, advanced technology industry, heavy industry, innovation, modernization, Second Industrial Re-volution, university, international congress, multinational (company), technical progress, technology transferts, international diffusion of technologies, institutionnalization (scien-ce), civil engineer, electrical engineer, technician.

Page 394: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

394 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

Michel Faucheux et Joëlle Forest

RésuméSi dans la tradition occidentale la création est associée à l’inexplicable, nous

faisons dans cet article l’hypothèse que l’on peut définir et modéliser la créati-vité c’est-à-dire l’essence de la création. Ainsi, nous tentons de préciser comment les sciences de l’artificiel peuvent intégrer la question de la créativité en pensant celle-ci comme processus d’émergence. Celui-ci s’appuie sur une forme de ratio-nalité particulière, la /mètis/, qui a été refoulée hors du périmètre de la science classique qui vise les essences et l’immuable et se trouve réhabilitée par les scien-ces de l’artificiel.

Mots clésCréation, créativité, conception, science de l’artificiel, inexplicable, _mètis_.

AbstractIf in the western tradition creation is associated with the inexplicable, in this article,

we make the hypothesis that it is possible to define and model the creativity that is the “es-sence” of creation. So, we will try to clarify how the sciences of the artificial can question creativity as a result of an emergence process. This process refers to a particular form of rationality, the /mètis/ which is not considered by classical science which still focused on the essence and the unchanging. On the opposite this form of rationality is restored by the sciences of the artificial.

Key words

Creation, creativity, design, sciences of the artificial, _mètis_.

Page 395: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 395

Christian Favre

RésuméDans le dernier quart du XIXe siècle, la Suisse est un pays d’émigration. A

proximité des frontières nationales, la Franche-Comté est une des terres privilé-giée des migrants helvétiques, qu’ils soient horlogers, agriculteurs ou fromagers. Au lendemain de la Grande Guerre, le processus est encore amplifié par Berne et Paris. Pour les autorités fédérales, il s’agit avant tout de garantir à ses paysans les opportunités que le marché national, déjà saturé, ne peut plus leur offrir. Pour le gouvernement français, la colonisation agricole apparaît comme une solution précieuse à la sous occupation de ses campagnes, dont la capacité de production a encore été affaiblie par la guerre. A la veille de la Grande Crise des années 1930, la colonie suisse de Franche-Comté repose sur plus de 30 000 personnes, également réparties entre les contrées rurales situées à proximité immédiate de la frontière et les cités de Belfort, de Montbéliard, et de Besançon. Aussi, le parcours des Helvè-tes au sein des terres comtoises est une histoire de l’intégration. Si celle-ci ne pose guère problème dans les villes, elle s’avère plus délicate dans les campagnes, ou la culture alémanique de la plupart des migrants helvétiques provoque bien des crispations. Il faut toutefois attendre que la Grande Crise déploie ses effets pour que les premières anicroches se muent en conflits ouverts. Prise dans les méandres du marasme ambiant, la colonie diminue de moitié quand des lois protectionnis-tes limitent de manière drastique la main-d’œuvre étrangère, en particulier dans les départements frontaliers. Alors que la guerre approche à grands pas, le voisin Suisse, quand son accent trahit de manière trop franche sa germanité, est la cible de critiques acerbes. Le raccourci le plus fréquent est aussi le plus révélateur : le Suisse est un « boche », donc le Suisse est un espion… C’est pourtant le moment que choisissent Berne et Paris pour relancer la colonisation agricole en Franche-Comté. Dès l’hiver 1938/1939, plusieurs dizaines d’agriculteurs helvétiques, sou-vent originaires des régions bernoises de l’Oberland et de l’Emmental, passent la frontière avec l’ensemble de leurs biens, un soutien financier non négligeable reçu de Berne et les yeux plein d’espoir. Mais l’accueil est glacial. Sans surprise, leur in-tégration vire au cauchemar, à tel point que les préfets sont contraints d’intervenir pour calmer l’effervescence provoquée par cette nouvelle migration. C’est dans ce contexte difficile que la guerre éclate. Bientôt, les Allemands seront au contrôle du pays, et chercheront des appuis dans les campagnes de France…

Mots clésMigration, Suisse, Franche-Comté, intégration, Crise des années 1930, étrangers à la campagne.

Page 396: Cahiers du laboratoire RECITS (UTBM) · titrait Jean-Pierre Rioux, en 1993, pour saluer la publica- tion des derniers volumes de l’œuvre magistrale de Pier- re Nora, qui débuta

396 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

AbstractAt the end of the nineteenth century, Switzerland was a land of emigration. Close

from the national borders, the Franche-Comté was one of the favorite destinations of the Swiss watchmakers, farmers or cheese-makers leaving the country. This process has been strongly developed after First World War by Bern and Paris. For the Swiss, it meant providing properties to farmers who would have no chance to establish themselves on a national market where very few opportunities were open. For the French, welcoming Swiss farmers meant helping a countryside deeply damaged by the war. Before 1930’s economical crisis, more than 30 000 Swiss people lived in Franche-Comté. Their story is also one of integration. If the process wasn’t too tricky for those who lived in the cities of Besançon, Belfort, Montbéliard or Pontarlier, the task was much more complicated for those living on the countryside, where the German culture of most of them restrained many relationships. During the thirties, the economical crisis and the new legislations for foreign workers voted in Paris, particularly hard on the border regions, put an end at the Swiss migration. As conflicts between French and foreigners became frequent, many Swiss decided to leave. 15 000 of them stayed in Franche-Comté until Second World War. But the situation didn’t get better. For the German speaking ones of them, it event got worst. Much worst. After Munich and the numerous provocations of the Nazis, making clear that war would soon be back on European soil, many of the Swiss German citizens established in the countryside of Franche-Comté were looked at as spies, and rejected from the neighbors. At the same time, Bern and Paris decided to go on a further migration program, helping Swiss farmer to establish in Franche-Comté again. Coming mostly from Swiss-German regions, they hardly spoke a word of French. Their integration totally failed. A few months later, the Germans occupied the country, and started to look for people who they could lean on. From that point, another story begins for the Swiss colony…

Key wordsMigration, Switzerland, Franche-Comté, 1930’s economical crisis, strangers on the country side.

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 397

Michel Godard

RésuméLe charbon de Ronchamp a été exploité de 1750 à 1958. Il a alimenté les machi-

nes à vapeur des fabriques mulhousiennes de tissus durant tout le dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième. Entre 1854 et 1860 la société prend son essor. Deux ingénieurs des mines établissent chacun un rapport durant cette pé-riode charnière. Ils permettent de se faire une idée chiffrée de l’accumulation ca-pitalistique indispensable à ce capitalisme naissant.

Mots clésMulhouse, Ronchamp, charbon, houille, mine, XIXe siècle.

AbstractCoal-mines in Ronchamp have been worked between 1750 and 1958. Coal was used for

the steam engines in the cloth factories in Mulhouse during the whole of the 19th century and the first half of the 20th. Between 1854 and 1860, the company started soaring. Two coal-mining engineers each wrote a report during this turning-point period. These allowed to have a precise idea of the accumulated capital that was necessary to this growing capi-talism.

Key wordsMulhouse, Ronchamp, coal, coal-pits, coal mines, 19th century.

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398 C. de ReCits 5, 2007

laboratoire reCitS, 2007

Laurent Heyberger

RésuméLa stature moyenne des conscrits est ici considérée comme un indice de nu-

trition nette ou encore comme un niveau de vie biologique. La comparaison de cet indice à Belfort et Mulhouse, deux villes alsaciennes développées grâce à la révolution industrielle, permet de cerner les conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation dans deux contextes historiques différents. Si les évolutions de la stature sont synchrones dans les deux villes-diminution dans la première moi-tié du XIXe siècle puis augmentation jusqu’au début du XXe siècle-, cela s’expli-que par un faisceau de facteurs différents. Ainsi, l’industrialisation mulhousienne s’est faite plus tôt et plus péniblement qu’à Belfort à une époque où les villes sont des milieux défavorables au niveau de nutrition nette. Malgré une industrialisa-tion et une urbanisation soudaines après le choc de 1870, les Belfortains n’ont pas connu ces difficultés car le contexte de la seconde révolution industrielle leur est plus favorable.

Mots clésIndustrialisation, urbanisation, migration, niveau de vie, nutrition nette, stature, histoire anthropométrique, Belfort, Mulhouse, Alsace.

AbstractMean height of conscripts is here considered as an index of net nutrition or a biological

standard of living. We compare this index in Belfort and Mulhouse, two Alsatians towns developed thanks to the industrial revolution. This enables us to observe the consequences of industrialization and urbanization in two different historical contexts. The evolutions of stature are synchronic in both towns –decrease in the first half of 19th century, then increase until the beginning of the 20th century- but this can be explained by different fac-tors. Thus, the industrialization of Mulhouse occurred sooner and more painfully than in Belfort, at a time where towns were unfavorable milieu to net nutrition increase. In spite of the sudden industrialization and urbanization that occurred after the 1870-1871 war, the inhabitants of Belfort didn’t have the same difficulties because the context of the second industrial revolution was more favorable to them.

Key wordsIndustrialization, urbanization, migration, standard of living, net nutrition, stature, an-thropometric history, Belfort, Mulhouse, Alsace.

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 399

Benoît Humblot

RésuméL’une des ambitions principales du droit des brevets étant de favoriser tout à la

fois l’émergence du savoir technique et sa circulation, on aurait pu imaginer une ardeur constante des législateurs successifs pour combattre le secret des inventions sous toutes ses formes. Non seulement il n’en est rien, mais encore le secret est-il encouragé voire même protégé ; du moins jusqu’au dépôt de la demande d’en-registrement du brevet. C’est qu’à bien y regarder, le maintien initial d’un secret tout à la fois ferme et tempéré, favorise et garanti – le moment venu – la diffusion d’une connaissance aboutie et nouvelle. En associant divulgation et récompense par la propriété (sans sous-estimer la valeur symboliquement honorifique du titre délivré), le droit des brevets offre une illustration exemplaire de l’usage qui peut être fait du secret… pour finalement promouvoir et diffuser la connaissance.

Mots clésDroit des brevets, Secret, Conditions de brevetabilité, Circulation des idées techniques.

AbstractAs one of the main goals of patent rights is to encourage both the emergence of techni-

cal knowledge and the free flow of ideas, we could suppose that, over the years, legislators would have done everything possible in order to battle the many facets of industrial se-crecy. Not only has this not come about, but industrial secrecy is encouraged and even pro-tected, at least until the filing of the patent application. But if we take a closer look, we can see that the initial maintenance of a secret which is both firm and moderate, in fact fosters and guarantees – at the right moment – the free flow of a fully conceived and innovative idea. By combining disclosure and reward through property (without underestimating the symbolically honorary value of the title deed), patent rights offer an exemplary illustration of the use that can be made of secrecy… to ultimately promote and spread knowledge.

Key wordsPatent rights, secrecy, conditions of patentability, free flow of technological ideas.

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400 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

François Jéquier

RésuméL’histoire – en tant que récit scientifique – et la mémoire collective – en tant

qu’objet construit par un groupe ethnique, religieux ou social – entretiennent des rapports complexes aux enjeux pluriels. L’avènement de la démocratie d’émotion et de compassion auquel nous assistons actuellement s’accompagne du vote de lois mémorielles qui remettent en cause le travail d’historien. A l’ère de l’expia-tion, l’histoire s’écrit de plus en plus dans les prétoires. La mémoire exerce des pressions variables sur les Etats suivant des enjeux de société, des considérations politiques et financières aux origines parfois obscures. Les mémoires deviennent soit sacralisées et saturées, soit falsifiées et occultées. Entre ces deux types de mémoires inégales, et confronté au « devoir de mémoire », l’historien doit plus qu’auparavant affirmer son devoir d’histoire : exigence de compréhension dépas-sionnée du passé, de mise en perspective et d’esprit critique.

Mots clésHistoire, mémoire, génocide, Shoa, communisme, traites négrières, esclavage, co-lonialisme, démocratie, lois mémorielles, Afrique, Algérie, Allemagne, Arménie, Cambodge, Chine, Etats-Unis, France, Russie, Suisse, Turquie, Ukraine, URSS.

AbstractHistory – as a scientific account – and the collective memory – as an object created by

an ethnic, religious or social group – maintain a complex relationship involving multiple issues. The advent of the democracy of emotion and compassion that we are experiencing today has been accompanied by the voting of commemorative laws that call into question the role of the historian. In an era of atonement, history is increasingly being written in the law courts. Memory exerts diverse pressures on governments, depending on the issues at stake in society as well as on political and financial considerations stemming from occasionally obscure origins. These memorials or commemorations tend to be either sacred and overbearing, or falsified and obscure. Caught between these two unequal types of memorial, and confronted with the « duty of memory », the historian, more than ever before, must assert his duty to history : the necessity for a dispassionate comprehension of the past, the placing of events into perspective, and a critical point of view.

Key wordsHistory, memory, genocide, the Shoa, Communism, slave trade, slavery, colonialism, de-mocracy, commemorative laws, Africa, Algeria, Armenia, Cambodia, China, France, Ger-many, Russia, Switzerland, Turkey, Ukraine, the United States, USSR.

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 401

Francesca Leonardi

RésuméMain basse sur la ville (Le mani sulla città, 1963), de Francesco Rosi et En quête

d’Etat (Prove di Stato, 1998), de Leonardo Di Costanzo présentent deux figurations stimulantes du thème ville et corruption. Les deux films, réalisés dans la région de Naples, appartiennent à des genres différents (l’un est un film de fiction engagé, l’autre un documentaire de création) et naissent dans des contextes - historique, de production et d’usage - très éloignés. Ils offrent pourtant deux représentations com-plexes et complémentaires du difficile cheminement de la démocratie en Italie.

Mots clésCinéma politique, documentaire, cinéma italien, ville au cinéma, histoire italien-ne, Naples, corruption, démocratie.

AbstractHands over the City (Le mani sulla città, 1963), by Francesco Rosi, and trials of

state (Prove di Stato, 1998), by Leonardo Di Costanzo present two stimulating figura-tions of the theme “city and corruption”. The two movies, both filmed in Naples region, belong to different genres (the first is a fiction and political film, the second a documentary of creation) and are born in dissimilar contexts: historical, of production and of use. They nevertheless offer two complex and complementary representations of the difficult advance of Italian democracy.

Key wordsPolitical cinema, documentary, Italian cinema, city in cinema, Italian history, Naples, corruption, democracy.

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résumés, 2007

Jean-Pierre Micaëlli

RésuméL’évaluation peut être définie comme une activité dont la fonction est d’ap-

porter à un acteur social (enseignant, manager, concepteur d’un produit, quali-ticien, financeur, élu, etc.) des éléments pour mieux contrôler les actes dont il est responsable. A ce titre, l’évaluation intervient dans de nombreux cas, selon des modalités variées. Pourtant, malgré cela, elle est souvent vue comme une activité triviale, machinale : la figure de l’évaluateur se trouvant définitivement opposée à celle du créateur ou de l’acteur créatif. Une telle vision des choses est discutable et peut être redéfinie, pour autant qu’au moins deux postulats soient admis concer-nant l’évaluation. Le premier, dit anthropocentrique, stipule que l’évaluation peut être pensée comme une activité, c’est à dire une conduite à la fois intentionnelle, projective, complexe et productive. Le second postulat, dit artficialiste, affirme la chose suivante : pour mener à bien son activité, l’évaluateur doit non seulement utiliser des outils, mais aussi les concevoir. Ou, pour le dire autrement : pas d’éva-luation sans conception. Reconnaître la place de la conception, activité par nature créative, dans l’évaluation nous permet, pas transitivité, de donner à celle-ci le même attribut.

Mots-clésActivité (théorie de), conception, évaluation.

AbstractEvaluating is a process which provides a service that is necessary for a variety of social

activities which involve a large number of people. Indeed, we evaluate when we teach, manage a company, recruit an employee, grant a loan, design a product, improve a bu-siness process, appraise the effects of public policy, etc. However, in spite of its growing importance, the evaluation process is in a paradoxical position. Despite the problems that evaluation raises, be they ethical, political, conceptual, methodological, or practical, des-pite the diversity of situations in which the process is carried out, the variety of requirers, receivers, and actors (evaluators) that it implies, the procedures they follow, the tools they design, produce and use, and the results they reach, we rarely link the adjective “creative” to the noun “evaluation”. Evaluation is still seen by many people as something that is simple, trivial and mechanical. In other words, evaluators and creative peoples are seen as two tribes on war. Two postulates help us to approach the question of evaluation in such

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 403

a way that the idea of creativity will be perceived as one of its intrinsic properties. The first of these, the anthropocentric premise, affirms that evaluation is a specifically human, high-level and intelligent behavior, what psychologists call, in accordance with the pionee-ring research of Lev Vygotski (1896-1934), an “activity”. The second premise, known as artificialist, is developed from the following idea. Because evaluators do not immediately and effortlessly possess a tool that is perfectly adapted to the particularities of the given situation, they have to design one, in other words, to begin and then carry out an activity which we can recognize as being naturally creative. Therefore, the concept of evaluation is inseparable from that of design.

Key wordsActivity, design, evaluation.

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résumés, 2007

Nathalie Pelier

RésuméLes logos d’ALSTOM sont majoritairement typographiques. Or, l’entreprise

s’apprête d’une part à utiliser un logotype qui ne sera plus « en lettres » (le « pul-se », un faux O) et prétend d’autre part que l’ensemble de ses logos sont porteurs de sa propre histoire. Pour imposer son nouveau visuel, elle doit faire oublier les autres. Cette démarche semble incompatible avec l’histoire qui, précisément, n’ « oublie » pas ou tente de ne pas oublier. Cette situation est source de question-nements sur la notion de patrimoine entrepreneurial.

Mots clésLogo(type), Alstom/Alsthom, patrimoine, histoire, typographie.

AbstractGenerally, ALSTOM’s logos are made up of letters. But the firm is going to use a new

typographic mark, the « pulse », a special « O », wich is not a real letter. In order to impose the pulse, ALSTOM has to make to forget the others logos. It seems incompatible with the history : history doesn’t want to forget ! This situation is a source of questions about the notion of cultural heritage in enterprise.

Key wordsLogo, Alstom/Alsthom, heritage, history, typography.

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Résumés, 387-408

Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 405

Pauline Peretz

RésuméThe Immigrant de Chaplin et les Récits d’Ellis Island de Perec et Bober proposent

tous deux de suivre ceux qui entrèrent en Amérique à la grande époque de l’im-migration, du bateau à la terre ferme. S’ils ont en commun de présenter une image simplifiée, peut-être inexacte des migrants, ces deux films proposent deux lectu-res extrêmement différentes du processus au terme duquel ceux-ci sont autorisés à atteindre la ville censée incarner la liberté : burlesque dans le cas de Chaplin, ré-flexive et douloureuse dans celui de Perec et Bober. Les deux films sont également porteurs de deux visions fondamentalement différentes d’Ellis Island, le premier la considérant comme une porte d’entrée des Etats-Unis, le second comme une antichambre filtrante. Perec invite en outre à une réflexion sur la mémoire d’Ellis Island vue comme alternative à un destin tragique en Europe, qui explique la fas-cination que l’île continue d’exercer aujourd’hui.

Mots clésAmérique, Ellis Island, immigration, mémoire.

AbstractChaplin’s Immigrant and Perec and Bober’s Récits d’Ellis Island both invite the

audience to follow those who entered the United States at the height of immigration, from the boat they sailed on to the American soil. Though both give a simplified, maybe even inaccurate, picture of the immigrants, they offer different interpretations of the process through which they managed to reach the city that was, in their eyes, standing for freedom: burlesque in Chaplin’s case, reflective and painful in Perec and Bober’s. Both films convey specific visions of Ellis Island: for Chaplin, it is an open gate to the US, for Perec and Bober a filtering waiting room. Interestingly, Perec also entices the audience to consider Ellis Island as an alternative to a tragic fate in Europe, a perspective that explains the fascinat-ing power it still has today.

Key wordsAmerica, Ellis Island, immigration, memory.

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résumés, 2007

Jacques Rougerie

RésuméLes hommes de cinéma se servent volontiers de l’histoire, trop souvent sans

rigueur, quelquefois avec bonheur. Il est en revanche extrêmement rare qu’ils met-tent leur talent au service de l’histoire. C’est ce qu’a réussi remarquablement Peter Watkins avec La Commune de Paris 1871, œuvre tout autant d’historien que de ci-néaste. Il n’est pas question ici de mesurer, de jauger son talent, mais de souligner combien son film est un travail d’historien, accompli selon les règles sévères du métier : recherche originale et rigoureuse de la documentation, choix du sens, nul-lement arbitraire mais imposé par celle-ci, et enfin mise en forme : soit toutes les opérations successives auxquelles se livre un historien. Histoire certes « engagée » comme en ont pu en faire reproche certains : elle met en parallèle problèmes d’hier et problèmes d’aujourd’hui, pour un questionnement de la démocratie. C’est l’une des interrogations majeures soulevées récemment par les historiens « de métier » qui pratiquent de leur côté, consciemment ou non, ce parallèle. Bref, le premier vrai film qui ait été réalisé sur la Commune, sans dogmatisme ni didactisme. Nous dit-il « LA vérité » sur la Commune ? L’historien (ici le cinéaste), propose, en toute rigueur, ce que les spécialistes nomment, après le philosophe Paul Ricœur, une « représentance » : la plus « véridique » interprétation possible en fonction de nos connaissances présentes. Il n’impose pas un sens ; le lecteur (ici le spectateur) ne peut être passif ; il est contraint de réfléchir, de se sentir partie du débat, pour acquiescer, ou non, à charge dès lors pour lui de mieux faire.

Mots clésParis, Commune, réalisme, objectivité, Darstellung, sources, engagement politi-que, démocratie, insurrection, anachronisme.

AbstractFilmmakers are eager to use history, all too often negligently, occasionally with good

results. It is extremely rare, however, that they put their talent at the service of history. This is what Peter Watkins has remarkably succeeded in doing with his La Commune de Paris 1871 (The Paris Commune, 1871), a film which is as much that of a historian as of a filmmaker. We will not be concerned here with measuring or judging his talent, but rather with highlighting to what extent his film is the work of a historian, carried out according to the strict rules of the profession : original and rigorous research concerning

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Université de technologie de Belfort-Montbéliard - 2007 407

the documentation, a choice of meaning that is in no way arbitrary but imposed by the documents themselves, and lastly, the presentation - in other words, all the successive operations undertaken by a historian. Admittedly, this history is also a “militant” one, for which it has been reproached by some : the film makes a parallel between the problems of yesterday and those of today, for an assessment of democracy. This is one of the major issues raised recently by “professional” historians who, consciously or not, put this same parallel into practice. In short, this is the first veritable film made about the Commune that is neither dogmatic nor didactic. Does it tell us “THE truth” about the Commune? The historian (here, the filmmaker), offers, with great rigor, what specialists call, after the philosopher Paul Ricoeur, a “représentance”: the most “truthful” interpretation possible based on our present knowledge. The film does not impose a meaning; the readers (here, the spectators) cannot be passive, but are forced to think, to feel implicated by the debate, in order to approve, or disapprove, with the implicit corollary that, if they are dissatisfied, they try to do better.

Key wordsParis, the Commune, realism, objectiveness, Darstellung, data, political commitment, democraty, insurrection, anachronism.

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408 C. de ReCits 5, 2007

résumés, 2007

François Soulard

RésuméCette thèse est un essai de synthèse des différentes créations de formations

intermédiaires en chimie appliquée au XIXe siècle en prenant le pari historiogra-phique d’aborder le sujet tant d’un point de vue d’historien des sciences et des techniques que de l’historien de l’éducation. En montrant les différences existant entre l’enseignement de la chimie appliquée et celui de la chimie « des Facultés », ce travail cherche à définir ce qu’étaient au XIXe siècle la chimie appliquée et ses modes de diffusion. En articulant la réflexion entre le local et le national, ce travail tente aussi de comprendre les hésitations des instances publiques au sujet de la définition d’un enseignement « intermédiaire » dont l’aboutissement serait l’ensei-gnement secondaire spécial de Victor Duruy.

Mots clésChimie – Étude et enseignement – France – XIXe siècle ; Enseignement profession-nel – France – Histoire – XIXe siècle ; Enseignement technique – France – Histoire – XiXe siècle ; Écoles professionnelles – France – Histoire – XIXe siècle.

AbstractThis thesis aims at synthetizing the experiments with intermediate vocational ins-

truction in applied chemistry in the 19th century in France. Historiographically staking on tackling the subject from a historian of sciences and techniques as well as a historian of education point of view. By showing the differences existing between teaching applied chemistry and chemistry “of Faculties”, this work aims at defining what were chemistry and its mode of diffusion during the 19th century. Articulating the reflexion in local and national aeras, this work also undertakes to reveal the public authorities’ hesitations about defining “intermediate education” whose one result would be Victor Duruy’s enseigne-ment secondaire spécial.

Key wordsChemistry – Study and teaching – France – History - 19th century ; Technical education - France - History - 19th century ; Vocational education - France – History - 19th century.

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Annonce de colloque

Le laboratoire RECITS (UTBM) organise un colloque en partenariat avec les Archives départementales du Territoire de Belfort (Conseil Géné-ral), l’université Jean Monnet (Saint-Étienne) et l’université de Neuchâtel sur le thème :

« Images et industries »en mai 2008.

Il s’agira d’étudier les représentations iconographiques de l’industrie aux XiXe et XXe siècles, notamment à travers la manière dont les entrepri-ses se représentent elles-mêmes. Les propositions de communication sont à envoyer à [email protected]

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Marc Seguin, Ingénieur et entrepreneurde la révolution industrielle

La France fut, dans les années 1820-1830, un pays émergent, un jeune dra-gon de l’industrie naissante. Elle se plaçait alors dans les traces, mais aussi en compétition avec le leader incontestable de l’époque : la Grande-Bre-tagne. Celle-ci venait de créer ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la révolution industrielle et elle dominait le monde après sa victoire sur les armées napoléoniennes.

Quels sont les hommes, les techniques et les entreprises qui ont effec-tivement relevé ce défi de l’industrialisation ? L’enquête historique sur les réalisations de Marc Seguin et de ses frères nous entraîne loin des cli-chés un peu convenus de l’histoire institutionnelle des sciences ou d’une histoire industrielle purement hexagonale. Fort proches de leurs célèbres homologues d’outre-Manche, ces premiers ingénieurs civils français nous plongent au cœur de l’action, au contact direct des échanges techniques internationaux, des choix de l’entreprise, de ses raisons économiques et sociales. C’est probablement une autre histoire des techniques et de l’in-dustrie que révèle cette étude de cas, permise par la qualité des archives des entreprises Seguin. L’adaptation innovante d’idées venues de l’exté-rieur, puis leur intégration dans les savoir-faire techniques régionaux sont au cœur du processus d’industrialisation, tout comme le financement et les stratégies de chacun. Il s’agit d’une série d’aventures industrielles pas-sées au crible de l’histoire, qui nous entraîne de la mécanisation drapière à la conception des ponts suspendus, de l’invention du câble à la mise au point de la chaudière tubulaire, des premiers bateaux remontant le Rhône à la création du chemin de fer de Lyon à Saint-Étienne et à ses premières locomotives. Comme beaucoup des réalisations des frères Seguin, cette li-gne ferroviaire resta longtemps méconnue alors qu’elle est contemporaine du mythique Liverpool – Manchester britannique…

michel Cotte est professeur d’histoire des techniques à l’université de Nantes ; il a obtenu la mention spéciale du prix Roberval grand public en 2003 pour son ouvrage : Le canal du Midi, « Merveille de l’Europe ».[À paraître au PU Rennes, fin 2007]

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Pour connaître les autres publicationsdu Pôle éditorial multimédia

de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard (UTBM)

voir le catalogue et les nouveautés sur le site UTBM :

www.utbm.fr → onglet L’UTBM → Editions multimédiasou : http://pem.utbm.fr

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Université de Technologie de Belfort-Montbéliard (UTBM)Site de Sevenans, rue du château.

90010 Belfort cedexTél : 03 84 58 32 73

Directeur de Publication :Pascal Fournier (Président UTBM)

Coordinateur de la publication :Yves-Claude Lequin - [email protected]

Maquettage texte et couverture :Atelier Gaia, Elisabeth Fuhrer - [email protected]

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Achevé d’imprimeren novembre 2007

à l’imprimerie Metthez (Montbéliard)

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Note aux contributeurs

Procédure de soumission

Les manuscrits seront adressés à la rédaction ([email protected]) avec a) les coordonnées complètes de leurs auteurs (adresse, courriel et téléphone),b) leur fonctions c) leur institution de rattachement, d) un résumé (200 mots maximum) accompagné de sa traduction en anglais e) dix mots clés maximum (français et anglais).

Le nombre maximal de caractères est de 40 000 (espaces compris). Pour chaque ouvrage cité, La bibliographie devra inclure nom et prénom de l’auteur, titre, éditeur, date et lieu de l’édition (cf normes AFNOR).

Si le texte comprend des documents à reproduire tels que tableaux, graphiques, images, etc., l’auteur veillera à signaler l’emplacement désiré pour chacun d’eux et à leur appel dans le texte ainsi qu’à la mention systématique des titres, légendes et sources.

Illustrations : Les graphiques et cartes réalisés à partir de logiciels doivent être transmis de préférence sur disquette ou CD-Rom (format jpeg, 300 DPI de préférence). Tout autre document remis sous forme de papier doit être un original prêt à la repro-duction et exempt de toute souillure ou de collage.

Les graphiques seront fournis accompagnés du tableau Excel d’origine. Les images photographiques sont traitées de préférence à partir de positifs (ti-

rage brillant) bien contrastés. La taille maximale des éléments graphiques est de 13,2 x 18 cm.

Droits d’auteur : L’auteur s’engage à fournir une contribution originale.Si l’auteur utilise un document ayant déjà paru dans une autre publication, il fournira les droits de reproduction ainsi que la (les) éventuelle(s) mention(s) à indiquer.

Coordination éditoriale : Yves-Claude Lequin, UTBM33 (0)3 84 58 32 73, [email protected]

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Cahiers de RECITSn° 5 - 2007

de BelFort-MontBÉliard90010 Belfort cedex - tél. +33 (0)3 84 58 30 00 - Fax +33 (0)3 84 58 30 30 -

Création, invention, diffusion

Capital humain :formation, entretien etdéformation

Cinéma et histoire :villes et liberté

entreprises en Franche-Comté

Mémoire et histoire

Temps

DétailsIntensité

Temps

DétailsIntensité

iSSn 1769-9592