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    Les universaux dans le commentairedu Pseudo-Raban à l’ Isagoge ( P3 ) :

    entre Boèce et la théoriede l’essence matérielle

    Julie BrumbergUMR 8584 / CNRS

    Dans l’introduction à son édition du commentaire à l’ Isagoge appelé P3 1, Yukio Iwakuma a proposé d’attribuer à Guillaume deChampeaux2 la version initiale ou standard3 de ce texte, précédem-ment attribué au Pseudo-Raban4 . Cette version appartiendrait à une

    première phase de l’enseignement du maître. Elle se situerait avant1108, date de la dispute entre Guillaume de Champeaux et le jeuneAbélard. Durant ce fameux épisode, relaté par l’ Historia calamitatum ,

    1. Dans la classification des commentaires logiques de la première moitié duXIIe siècle mise au point par John Marenbon, voir Marenbon, 1993a, p. 102,réimprimé dans Marenbon, 2000, avec une attribution à Guillaume de Champeauxdans les additions au catalogue (p. 131).

    2. Voir Iwakuma, 2008, p. 49-52. En l’absence de témoignage externe sur la doctrinede Guillaume de Champeaux à propos de l’ Isagoge de Porphyre, les arguments de

    Yukio Iwakuma sont essentiellement littéraires et philologiques, fondés sur lacomparaison avec d’autres œuvres qu’il avait précédemment attribuées àGuillaume (C8 et H11 ).

    3. Sur les trois versions de P3 , la version standard, et les versions révisées présentesdans les manuscrits A (Assise, Bibl. Comunale, 573) et P (Paris, BnF, lat. 13368),voir l’introduction de Yukio Iwakuma à son édition (2008, p. 48). Il s’agit d’étatsdu texte probablement plus tardifs, peut-être dus à des élèves du commentateurinitial, qui contiennent des leçons différentes de la version standard, maisindépendantes l’une de l’autre, ainsi que des ajouts, également indépendants. Nousconcentrons notre étude sur la version standard de P3 , tout en prenant appui surcertains ajouts des manuscrits A et P .

    4. Ce étude a été élaborée dans le cadre du projet « Arts du langage et théologie autournant desXIe et XIIe siècles », dirigé par Irène Rosier-Catach. Je la remercie,ainsi que Yukio Iwakuma, John Marenbon, Christopher Martin et ChristopheErismann, qui ont discuté les premières versions de ce travail.

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    le maître aurait été contraint par l’élève à abandonner sa théorie sur lesuniversaux, connue sous de nom de « théorie de l’essence matérielle »(dorénavant notée TEM)5. John Marenbon a récemment exposé sesdoutes sur l’idée que Guillaume soit l’auteur du commentaire, et mêmesur la pertinence d’une telle recherche d’attribution pour ce type detextes6. Dans une autre étude, il considère qu’il y a bien dans P3 l’affirmation d’un réalisme du type de la TEM7, tandis que YukioIwakuma pense que Guillaume, auteur de P3 , n’avait pas encore à cetteépoque de théorie des universaux, époque à laquelle appartientégalement la version standard deC8 8. Le maître suivait simplementl’exégèse de Boèce9. Il aurait été ultérieurement poussé à professer unréalisme explicite sous le feu des objections d’Abélard10. Indépen-damment des problèmes d’attribution, les deux spécialistes divergentdonc sur la question du contenu doctrinal de P3 . S’agit-il d’une simplerépétition du second commentaire de Boèce à l’ Isagoge , contient-il uneTEM, ou démontre-t-il une autre théorie des universaux ?

    Nous proposons d’examiner à nouveaux frais cette question, tout enconservant à l’esprit que la détermination du contenu doctrinal d’untexte ne suffit pas à elle seule pour trancher la question, historique, dela démarche philosophique que son auteur entendait défendre explici-tement11. Il est possible que l’auteur de P3 se soit, de fait, écarté doc-trinalement de Boèce sans qu’il ait considéré lui-même qu’il opéraitune véritable inflexion de la pensée du commentateur, l’ambiguïtéfondamentale de la doctrine du philosophe latin autorisant un très large panel de positions sur les universaux12. Nous aboutissons à la

    5. Yukio Iwakuma propose de la dater des années 1100, c’est-à-dire d’une époque oùGuillaume de Champeaux n’aurait pas encore été en contact avec la pratique d’uneexégèsein voce , contact dont témoignent au contraire les versions ultérieures de

    P3 (Iwakuma, 2008, p. 54 et Marenbon, 2004, p. 33).

    6. Voir Marenbon, 2008b, p. 77.7. Il pensait alors qu’il y avait de bonnes raisons d’attribuer P3 à Guillaume, voirMarenbon, 2004, p. 32-33.

    8. Un commentaire auxCatégories , associé à P3 (avec un commentaire au Perihermeneias , H11 ), du fait, notamment, d’une forme exégétique et d’un prologuesemblables. Ce commentaire est lui aussi représenté dans plusieurs manuscrits, etattribué à Guillaume de Champeaux par Yukio Iwakuma, voir Iwakuma, 2008, p. 50-52 pour une présentation synthétique de ses arguments.

    9. Iwakuma, 2008, p. 50 (absence d’une véritable TEM dans P3 ), et p. 51(dépendance à l’égard de Boèce).

    10. Iwakuma, 2008, p. 55.11. Une discussion très constructive avec Yukio Iwakuma a permis de bien souligner

    la distinction entre ces deux approches du problème, qui rend nos lectures en partiecompatibles, et je le remercie pour cette suggestion.

    12. Comme l’a souligné Libera, 1999, p. 280.

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    conclusion que P3 contient un réalisme à la fois différent de la TEM etmoins spécifique qu’elle, un réalisme qui suit davantage l’exégèse deBoèce, non sans lui faire subir des inflexions doctrinales majeures.

    1. P3 ET BOÈCE

    L’influence fondamentale du commentaire de Boèce sur P3 estavérée et facile à constater grâce au système de repérage proposé parYukio Iwakuma dans son édition (où toutes les citations implicites deBoèce sont en italiques). Afin de clarifier le propos, il est donc utile derappeler brièvement la manière dont Boèce répond au questionnaire dePorphyre, et de la comparer à la position de l’auteur de P3 , en retenantdeux points cruciaux : la question du statut des genres et des espèces etcelle de l’individuation. Ces éléments nous permettront de tenter denous prononcer sur la nature du réalisme effectivement professé par

    P3 , et sur sa relation avec la TEM.

    1.1. Boèce

    Si l’on veut résumer très succinctement la théorie du sujet unique,qui constitue la réponse boécienne au questionnaire de Porphyre, on peut dire que l’espèce/ similitudo est universelle en tant qu’elle estsaisie par l’intellect, et singulière et sensible en tant qu’elle est dans lesindividus. Il y a un sujet unique pour l’universalité et pour la singu-larité, d’où une forme d’« indifférence ». L’espèce peut être penséeautrement qu’elle n’est, c’est-à-dire séparément des individus sanslesquels elle ne peut subsister : il suffit d’opérer une abstraction parrapport aux éléments individualisant qui s’associent à elle du fait deson inhérence dans tel individu, sur le modèle d’une abstraction

    « mathématique » dont le philosophe latin trouve le modèle chezAlexandre d’Aphrodise13. La théorie de lacogitatio collecta vient enoutre expliquer la manière dont l’intellect accède à l’universel par unethéorie de l’induction à partir d’une saisie des ressemblances. Celle-cia un fondement ontologique, car la similitude est essentielle entre lesindividus rassemblés sous une espèce : les individus ne diffèrent que par une collection unique de propriétés accidentelles.

    On peut souligner deux éléments de variation importants pour toutethéorie qui distingue deux « états » de l’espèce, selon qu’elle est

    13. Sur ces thèmes, voir Libera, 1999, p. 228.

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    universelle en tant qu’elle est conçue et incorporelle, ou selon qu’elleest singulière et corporelle en tant qu’elle est dans les individus. Le premier touche la différence entre Boèce et Alexandre d’Aphrodise,comme le souligne Alain de Libera, et concerne le fait que, chezAlexandre, l’essence n’est pas « indifférente » à l’universalité et à lasingularité. Le philosophe grec insiste sur le fait qu’elle exige, pourêtre, l’inhérence dans un singulier au moins, de sorte qu’il n’y a pas desymétrie entre universalité et singularité14. Le second point est sous- jacent au premier, puisque là où Alexandre parle d’essence ou denature, Boèce parle d’espèce et de similitudo , de sorte qu’il y a d’em- blée une forte ambiguïté : la notion d’espèce inclut par définition celled’universalité (l’homme en tant qu’espèce est un prédicable universel)et celle de similitudo implique l’existence d’un trait commun entre plu-sieurs individus. Il en résulte que ce dont on doit expliquer l’univer-salité (grâce à la saisie opérée par un intellect doué d’abstraction) estd’emblée présenté comme universel chez Boèce15. Bien qu’il nousinvite à reconnaître dans la notion de similitudo celle de naturealexandrinienne (ce qui est le seul moyen d’avoir une lecture cohérentede certains passages), Alain de Libera souligne cette hésitation fonda-mentale16. On reste cependant au niveau de l’ambiguïté, et Boèce nedit jamais que l’espèce a un mode d’existence propre en dehors de sonêtre pensé et de son être dans les individus, et il dit encore moins quel’espèce pourrait avoir un mode d’être propre en tant qu’universel – cequ’affirme au contraire P3 , en dépit de son particularisme ontologique,comme nous le verrons.

    Un autre critère de différenciation entre les diverses lectures de lathéorie boécienne du sujet unique est la question de l’individuation.Celle-ci est-elle :

    1. Le fruit de la particularisation d’une espèce qui n’existait pas enacte avant son inhérence dans un individu, et qui n’existe quedans l’individu, mais complètement particularisée ? Dans ce casil n’y a d’universel qu’en pensée.

    2. Le fruit de l’adjonction d’accidents particularisants à une espèceuniverselle en elle-même (i.e. sans cette adjonction) qui

    14. « Il est de la nature de l’essence d’être réalisée dans un individu », Libera, 1999, p. 142.

    15. Nous évoquons plus loin l’infléchissement opéré par la TEM sur la théorie du sujetunique, sur lequel Alain de Libera a insisté (voirinfra notes 23 et 27). On voit quela théorie boécienne prête en quelque sorte le flanc à un tel infléchissement endésignant l’essence ou la nature alexandrinienne comme un universel.

    16. Voir Libera, 1999, p. 278.

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    subsisterait comme telle, à l’état d’universel, dans l’individusous son « manteau » d’accidents, bien qu’elle ne puisse existersans lui ? Il y aurait alors un universelin re .

    Dans le premier cas, l’individuation produite par l’inhérence del’espèce qui devient à la fois individuelle et existante en acte par ce processus suffit-elle à l’individuation ? Deux options se présentent :l’acquisition des accidents individuels est-elle cette particularisationmême (1.1), ou bien ce qui accompagne la particularisation « essen-tielle » de l’espèce (1.2) ? Dans le second cas (1.2), il n’y a pas à pro- prement parler d’individuation par les accidents, mais une natureessentielle individuelle (l’humanité particularisée, cette humanité, pourchaque individu) et la prise en compte des accidents ne donnerait quedes critères pour discerner les individus les uns des autres (elle auraitune valeur purement épistémologique). On trouve ce type de théoriedans le second traité édité par Judith Dijs, laSententia secundummagister R , daté des années 112017. Dans le premier cas (1.1), il yaurait une individuation de l’espèce par les accidents, cette indivi-duation étant en quelque sorte « totale », ne laissant absolument passubsister l’espèce comme universelle dans l’individu sous quelqueforme que ce soit.

    Dans la position (2) en revanche, l’espèce universelle est simple-ment particularisée par adjonction des accidents particularisants tout endemeurant en elle-même universelle. Elle acquiert la subsistance parson inhérence dans les individus sans perdre son universalité, bien quece ne soit pas en tant qu’universelle, mais en tant qu’individualisée,qu’elle subsiste. Mais des questions se posent quant à la nature de cettesubsistance qui n’est pas seulement en pensée, mais bien dans laréalité, notamment celle de l’existence en acte de l’universel dans lesindividus. Le texte de Boèce ne permet pas de savoir comment il auraitrépondu clairement à ces alternatives. Ces questions sont en revanchenettement posées dans P3 .

    1.2. Le problème des universaux dans P3

    Il convient donc de se demander à propos de P3 quelles relations setissent entre universalité, particularité, espèce et existence. Il s’agit decomprendre la nature du particularisme ontologique professé par P3 etla mesure dans laquelle il est compatible avec un réalisme del’universel. Il faut également déterminer quelle théorie de l’indivi-

    17. Dijs, 1990.

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    duation est développée dans notre texte. Nous souhaitons montrer que,contrairement à ce qu’affirme Yukio Iwakuma, P3 n’est pas unesimple répétition de Boèce, et que le traité développe une exégèsecomplexe, par-delà le rapprochement proposé par John Marenbon entre

    P3 et la TEM.

    Le statut des genres et des espèces et la question du particularismeontologique

    P3 répond à plusieurs reprises à la question de la nature ontologiquedes universaux. Dans la continuité de l’héritage néo-platonicien et boécien, il en traite à propos de la question de l’intention de l’ Isagoge dans le prologue, et, de nouveau, lors de la réponse au questionnaire dePorphyre. Il aborde encore une fois les mêmes thèmes à propos del’intention du traité dans le commentaire du chapitre de l’ Isagoge consacré au genre.

    À propos de l’intention de l’ Isagoge , P3 affirme que le traité portesur les cinq « choses » (res ) en conformité avec la tradition latine del’ouvrage de Porphyre. On peut concevoir cette chose selon son être propre ou bien selon la relation qu’elle a à quelque chose d’autre.L’animal, l’homme, la rationalité, la capacité à rire ou la blancheur peuvent être considérés en eux-mêmes, ou bien en relation avec « leursindividus », c’est-à-dire en tant que prédicables universels, respecti-vement en tant que genre, espèce, différence, propre, accident.L’argument de la suppression, selon lequel l’animal pourrait être penséen dépit de la destruction de toutes ses espèces, vaut pour l’animal ensoi, et non pour l’animal en tant que genre (éd. Iwakuma, 2008, p. 61),car il ne peut être « prédicable de plusieurs » s’il n’y a plus d’individuset d’espèces dont il puisse se prédiquer.

    Ce thème est abordé de nouveau, de manière plus approfondie, àl’intérieur du chapitre sur le genre (éd. Iwakuma, 2008, p. 95-96).L’auteur s’interroge sur le fait de savoir quel est sujet de la définitiondu genre : « ce qui est prédicable de plusieursin quid … »). Est-ce (1)la chose qui reçoit la généricité ( generalitas ), (2) la généricité elle-même ou (3) le son vocal (vox) ? Les trois solutions sont rejetées. Laréponse (1) est impossible car « prédicable de plusieursin quid … »n’est pas la définition de l’animal, laquelle est « substance corporelleanimée sensible » ; la réponse (2) l’est également car la généricitéappartient à la catégorie de la relation (une catégorie accidentelle ne peut être ce qui est prédiquéin quid ) ; il en est de même de la

    réponse (3) parce que le traité ne porte pas sur lavox sans relation auxchoses. La solution retenue consiste à distinguer de nouveau entre

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    l’animal comme tel (selon sonesse proprium ) et l’animal commegenre. C’est ce dernier qui reçoit la définition « ce qui est prédicable de plusieursin quid … » : il ne s’agit donc ni du mot « animal », ni de lachose animale, ni de la généricité, mais de la chose en tant qu’elle estqualifiée par la généricité du fait de sa comparaison avec d’autreschoses, les individus.

    P3 précise en outre que la prédicabilité de plusieursin quid , quidéfinit le genre comme prédicable commun, est une « propriétéextrinsèque » (extrinseca proprietas , éd. Iwakuma, 2008, p. 96) pourl’animal en tant que tel (dans sonesse proprium ). On est assez prochede l’idée que l’universalité de prédication (généricité, spécificité) estaccidentelle à la chose universelle, l’animal dans son être propre. Lamanière dont l’animal est une « chose universelle (res universalis ) »,individuée et actualisée par son inhérence dans les individus, doit doncmanifestement être distinguée de l’universalité de prédication18,laquelle définit l’animal comme genre, prédicable universel. L’animalest saisi dans son universalité de prédication par un processusd’abstraction.

    Dans la réponse au questionnaire de Porphyre, P3 reprend, dansl’ensemble, la position de Boèce. Pour bien faire comprendre le principe alexandrinien selon lequel on peut concevoir quelque choseautrement qu’il est, sans se retrouver avec un concept vide, P3 utilisedeux vocables différents pour la séparation ontologique ( separare ) et pour la distinction épistémologique (distinguere ) (éd. Iwakuma, 2008, p. 78). L’intellect distingue ce qui ne peut être séparé et, ce faisant, pense la ligne comme si elle existait en soi (indépendamment descorps) et offre au regard sa nature simple.

    En appliquant ce principe aux universaux (éd. Iwakuma, 2008, p. 79 sq .), P3 interprète la théorie du sujet unique de l’universalité etde la singularité en disant que la même espèce, qui tient son existence

    du fait qu’elle est individualisée, une fois les accidents enlevés, estconsidérée dans sa simplicité et sa pureté. Elle est ainsi universelle, enétant la même que celle qui est dans l’individu. Rien n’interdit en droit,selon la nature (in natura ), qu’il y ait une telle chose (i. e. pure, simpleet universelle), mais, dans les faits (in effectu ), cette chose universellene fait pas partie de ce qui existe en acte. Il en résulte que l’intellectqui la saisit comme telle la saisit autrement qu’elle n’existe en acte.

    18. À penser probablement comme la nature « communicable » de Boèce, distinguéede l’universel obtenu par abstraction, sur le modèle de la distinction entre le com-mun, la nature ou l’essence communicable et l’universel, attribut accidentel àl’égard de cette essence.

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    C’est la raison pour laquelle on dit que les espèces et les genres en tantqu’ils sont universels ne sont rien, et que rien n’existeessentialiter ,i. e. en acte, dans la réalité, si ce n’est les individus :

    Les genres et les espèces en tant qu’ils sont des universaux sont dits n’êtrerien (nihil dicuntur esse ), car ils ne se rencontrent jamais à l’état pur. Rienn’existe essentiellement (essentaliter ) en dehors des individus. Il faut doncdire que les genres et les espèces subsistent en quelque façon en ce qu’ilssont dans les individus, mais, en tant qu’ils sont des genres et des espèces,ils sont seulement conçus et non étants19.Ici essentialiter s’oppose nettement àin natura , comme ce qui

    existe en fait. Dans l’ensemble, le vocabulaire de l’essence (essen-taliter ), de l’existence (existere , esse ) et de la subsistance ( subsistere )désigne clairement l’existence en acte et s’oppose à ce qui pourraitexister en droit, selon la nature20.

    P3 donne une explication au fait que les genres et les espècesn’existent pas dans leur pureté et leur universalité en acte, explicationqui est liée à la théorie de l’individuation. La raison en est qu’il n’y a pas d’existence actuelle d’une chose sans ses accidents (éd. Iwakuma,2008, p. 79). Cet argument est probablement fondé sur le commentairedes Catégories de Boèce (qui ne fait que reprendre un point classiquede l’exégèse néo-platonicienne) concernant la relation de dépendance

    ontologique entre les substances et les accidents21

    . Si le lieu, qui est unaccident, est toujours dans une substance, Socrate est à son tourtoujours en acte dans un lieu – même s’il n’est pas pour autant ontolo-giquement dépendant de l’accident, car il peut changer de lieu. Pourque l’argument soit complet, il faudrait faire un lien précis entreindividuation, actualisation et possession des accidents, lien qui estquelque peu sous-entendu dans la version commune de P3 , mais bienexplicité par les ajouts du manuscrit de Paris22. Parce qu’il n’y a pas

    19. « Itaque genera et species inquantum sunt universalia nihil dicuntur esse, quianusquam pura inveniuntur. Nulla enim essentialiter existunt nisi sola individua.Dicendum est igitur genera et species quodam modo in hoc quod individua suntsubsistere, in eo vero quod genera et species sunt tantum intelligi et non esse », éd.Iwakuma, 2008, p. 80.

    20. Ce n’est pas du tout le sens deessentia dans la TEM. C’était une des raisonsinvoquées initialement par Yukio Iwakuma pour attribuer P3 à Pseudo-Raban, et lesituer à une date bien antérieure, en amont de l’introduction par Anselme duvocabulaire de l’essence dans un sens dérivé de l’« esse hominem », voirIwakuma, 2008, p. 53.

    21. Cf. Boèce, In cat ., PL 64, col. 173 A-B. 22. « Accidentibus illis per quae habet existere […] accidentia illa per quae habet esse

    actuale », éd. Iwakuma, 2008, p. 79. Nous mentionnons ici cette version car nous pensons qu’elle ne porte pas là une doctrine différente de celle de la versionstandard, mais lui donne simplement une formulation plus explicite.

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    de substance en acte sans accidents, et parce que l’espèce est indivi-dualisée et actualisée par la possession des accidents, elle ne peutexister en acte sans les accidents.

    Le fait que, selon la nature, la chose universelle qu’est l’espèce pourrait exister semble cohérente avec l’idée du début du commentaire,sur l’intention de l’ Isagoge , selon laquelle on peut considérer l’animalselon « son être propre » (i. e. indépendamment de sa relation auxindividus dont il se prédique). Cette thèse donne un infléchissement àla théorie du sujet unique de Boèce, dans laquelle l’espèce ne subsisteen tant qu’universelle que dans la mesure où elle est pensée (abstraite) par l’intellect, et n’a pas droit à une existence selon la nature (innatura ), qui coïnciderait avec son être propre.

    Il est intéressant de comparer les passages concernant la distinctiond’un « être propre » et d’« être par rapport à autre chose » de l’animal,et les passages précédemment évoqués, qui répondent au questionnairede Porphyre en différenciant l’espèce en tant que chose universelleconçue par l’intellect comme distincte des individus, et l’espèce en tantqu’elle existe, singularisée, dans les individus.

    Il faudrait considérer dans cette perspective quatre « états » del’animal, tels qu’ils apparaissent au fil du commentaire :

    a. l’animal pris selon son être propre, dans sa pureté, qui est unechose universelle (mais pas un prédicable universel) ;

    b. l’animal comme incorporel, fruit de l’abstraction de l’intellect,qui le considère indépendamment de son inhérence dans lesindividus ;

    c. l’animal considéré dans sa relation aux individus comme genre,i. e. comme prédicable universel ;

    d. l’animal individualisé dans Socrate par l’adjonction desaccidents, lequel a une existence en acte que les autres « états »n’ont pas.

    Il y aurait une coïncidence probable à voir entre l’animal comme genre(i. e. comme prédicable universel) (= c) et l’animal comme incorporelet universel conçu par l’intellect indépendamment de son inhérencedans les individus (= d), puisque l’animal en tant que pensé et incor- porel est précisément l’animal en tant que genre selon Boèce. La diffi-culté semble être la relation aux individus, affirmée dans un cas et« abstraite » dans l’autre, mais cette différence ne paraît pas insurmon-table, puisqu’on peut très bien concevoir ce qui est en relation avec lesindividus indépendamment de cette relation, le cas de l’animal dansson «esse proprium », dans son animalité, étant complètement diffé-

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    rent, car sans aucune relation aux individus. Il faudrait donc simple-ment distinguer :

    a. l’animal comme chose universelle dans sonesse proprium ,l’objet de la définition essentielle, qui ne peut exister en acte puisqu’aucune substance ne peut exister en acte sans accidents ;

    b. l’animal comme genre, i. e. dans sa relation de prédicabilité auxindividus mais saisi indépendamment des individus danslesquels il inhère par ailleurs ;

    c. l’animal dans Socrate, individualisé et actualisé par lesaccidents.

    La saisie de l’animal comme genre est le résultat de la restauration

    par la pensée de l’animal dans son universalité initiale, en amont deson individuation, par un processus de dépouillement (denudatio ).

    La théorie de l’individuation

    L’interprétation que P3 donne de la thèse du sujet unique est quel’espèce individualisée dans Socrate est la même que celle qui est

    pensée dans sa pureté comme universelle. Boèce dit qu’une mêmechose est universelle dans la pensée et singulière dans l’individu, cequi ne revient pas du tout au même23. On est donc dans une indivi-duation de type (2), puisque l’espèce existe en tant qu’universelle dans23. Rappelons la manière dont Alain de Libera formule l’infléchissement de la théorie

    du sujet unique opéré par Guillaume de Champeaux : « Il n’y a pas à proprement parler un sujet unique de l’universalité et de la particularité : c’est l’universel lui-même qui est pris tantôt comme subsistant dans sa nature propre, tantôt commesingularisé dans les particuliers […] Il n’y a pas une « chose » qui serait tantôt prise comme universelle, tantôt comme particulière en étant en soi ni l’une nil’autre, c’est à l’universel qu’il arrive quelque chose, à savoir les formae adve-nientes , qui lui confèrent la subsistance ou permanence actuelle », Libera, 1999, p. 494. L’infléchissement de la théorie du sujet unique qu’on trouve dans P3

    correspond bien à l’analyse d’Alain de Libera, mais il faut rappeler que P3 nereconnaît aucune forme d’existence en acte à l’universel pris en lui-même, séparé-ment des individus, raison pour laquelle il affirme que les universaux en tantqu’universaux ne sont rien. Irène Rosier-Catach a bien souligné la différence qu’ily a sur ce point entre la TEM telle qu’elle la lit dans lesGlosulae , et P3 , justementdu fait que le commentaire logique adjoint à l’infléchissement de la théorie boécienne du sujet unique la thèse que les universaux en tant qu’universaux nesont rien : « P3 affirme la même idée [i. e. l’infléchissement de la théorie du sujetunique dans lesGlosulae ], en des termes un peu différents, en disant que l’uni-versel qui existe individué par les accidents dans la réalité estla même chose quecelle qui est considérée « pure et nue » une fois qu’on a ôté les accidents […] Parailleurs on trouve une précision qu’on ne trouve pas dans lesGlosulae , à savoirque les universaux, les genres et les espèces n’existent de faiten acte que dans lesindividus, que pour cette raison on peut dire qu’ « ils ne sont rien » (nihil essedicuntur ) », Rosier-Catach, 2008a, p. 171.

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    l’individu, bien qu’elle ne puisse exister en acte, ouessentialiter ,indépendamment des individus. L’espèce dans l’individu estindividualisée seulement dans le sens où lui est adjointe une collectionindividualisante d’accidents sans laquelle elle serait la même quel’espèce universelle : il n’y a pas une humanité par individu. La thèsede l’individuation par les accidents est constante dans P3 .

    Reste une difficulté, pointée par Yukio Iwakuma (1996), à proposd’un passage où P3 entend expliquer la théorie du sujet unique del’universalité et de la singularité selon Boèce :

    Boèce veut nous faire comprendre ici que l’individu, l’espèce et le genrene sont qu’une seule et même chose, et que les universaux ne sont pasdans les individus comme quelque chose de divers (quoddam diversum ),comme certains le disent, mais que l’espèce n’est rien d’autre que le genreinformé et que l’individu n’est rien d’autre que l’espèce informée : autre-ment il n’aurait pas dit que l’universalité et la singularité adviennent aumême sujet24.Yukio Iwakuma insiste sur la première phrase et l’interprète en un

    sens qui semble proche de ce qu’on trouvera dans la « seconde »théorie de la collection, celle des statuts, puisqu’il comprend quel’espèce n’est rien d’autre que l’individu lui-même, c’est-à-dire quenous avons trois éléments identifiés à l’individu lui-même. En ce cas, il

    n’y aurait pas dans P3 un universelin re , l’espèce étant complètement particularisée par son inhérence dans les individus. En même tempsqu’elle acquiert l’existence en acte, elle perdrait son universalité (cequi revient à une théorie de l’individuation par les accidents de type1.2). Il en résulterait qu’il serait contradictoire de dire que l’hommedans Socrate est identique à Socrate et que l’homme dans Platon estidentique à Platon, tout en affirmant qu’il y a une même substancecommune à tous les individus sous son manteau d’accidents (= indivi-duation de type2) 25.

    24. « Hic innuit nobis Boethius quod eadem res est et individuum et species et genus,et non esse universalia in individuis quasi quoddam diversum, ut quidam dicunt,sed speciem nihil aliud esse quam genus formatum, et individuum nihil aliud essequam speciem formatam; aliter autem non diceretur universalitas et singularitaseidem subiecto accidere », éd. Iwakuma, 2008, p. 81.

    25. Iwakuma, 1996, p. 121-122.

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    Son propos revient finalement à considérer que l’affirmation d’unréalisme de l’universel (qui existein re ) et celle d’un particularismeontologique26 ne peuvent être compatibles27.

    Il faut souligner que cette lecture du texte de P3 n’est pas la seule possible, et que l’affirmationconjointe d’un universelin re et d’un particularisme ontologique est considérée, dans la plupart desreconstitutions qui ont été proposées de la TEM, non pas comme un point difficile auquel la théorie serait confrontée, mais comme uningrédient principal de ce réalisme. Nous y revenons plus loin28.L’interprétation de Yukio Iwakuma ne va pas de soi puisqu’il est dit, àla fin du passage cité, non pas que l’espèce est identique à l’individu,mais que l’espèceinformée est identique à l’individu, une nuancefondamentale. Si la différence entre les individus est portée par lesformes qui viennent déterminer pour chaque individu la même espèce,la théorie n’est pas contradictoire. Il peut y avoir une même espècedans tous les individus ; cette même espèce,informée par unecollection d’accidents propre à chaque individu, est, en tant qu’espèceinformée, à chaque fois, identique à chacun des individus. Cette lectureest parfaitement conforme avec le reste de la doctrine des universauxque nous avons observée dans P3 . Elle indique qu’il y a bien un

    26. Nous tentons de nous prononcer, en conclusion du § 2.2, sur le sens qu’il convientde donner au particularisme ontologique présent dans P3 et dans la TEM : il s’agitd’un particularisme en un sens faible, qui affirme seulement que seuls les individusexistent en acte séparément, et non pas que tout ce qui existe est individuel, desorte qu’il ne peut y avoir des universauxin re .

    27. Dans un article consacré à Jean Scot Érigène et aux antécédents de la TEM,Christophe Erismann a rejeté l’idée, avancée par Yukio Iwakuma (Iwakuma, 1996, p. 130) selon laquelle l’auteur de P3 , alors identifié à Pseudo-Raban, était un desmaîtres anciens sur lesquels s’appuyaient les défenseurs de la TEM (d’après letémoignage du TQG). Christophe Erismann se fonde pour cela sur l’affirmation par P3 d’un particularisme ontologique net : rien n’existeessentialiter si ce n’est

    les individus. Il voit de ce fait dans ce texte une « version boécienne standard du principe du sujet unique, alors que Guillaume de Champeaux opère… une transfor-mation radicale de ce principe », Erismann 2002a, p. 34. Nous avons tenté demontrer que P3 opère également une transformation de la théorie du sujet uniquede Boèce, dans le sens d’un réalisme beaucoup plus prononcé, puisqu’il n’y a pas à proprement parler un même sujet, tantôt universel, tantôt singulier, mais un univer-sel qui tantôt s’individualise par les accidents, tantôt est pensé tel qu’il est vérita- blement, c’est-à-dire comme universel. Pour autant, cet infléchissement de la théo-rie boécienne du sujet unique ne suffit pas en soi pour voir dans P3 l’affirmationd’une TEM, car d’autres critères doivent être pris en compte. Enfin, nous allonstenter de montrer que l’affirmation d’une forme de particularisme ontologique, dumoment qu’il s’agit un particularisme « faible », n’est pas incompatible avec unréalisme tel que la TEM ou tel que celui professé par P3 (voir infra la conclusiondu présent exposé).

    28. Voir infra § 2.1

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    universelin re dans P3 , c’est-à-dire une même espèce dans chacun desindividus, qui est actualisée en étant dans les individus, et informée pardifférents accidents à chaque fois.

    Reste à rendre raison de la formulation de la première phrase : « legenre, l’espèce et l’individu sont une seule et même chose (eadem resest et individuum et species et genus ) ». On est tenté de minorer sonimportance, en disant que c’est une formule que l’auteur de P3 se sentobligé de concéder pour faire droit à la théorie du sujet unique deBoèce, mais qu’il adhère en réalité à sa reformulation en termes de

    species informata . Cela paraît d’autant plus probable qu’on peut diffi-cilement identifier un genre et l’une de ses espèces dans l’arbre dePorphyre, à moins qu’il ne s’agisse du genre informé par les diffé-rences diviseuses. On peut penser que l’affirmation de l’identité del’individu, du genre, et de l’espèce vise surtout à rejeter une formeextrême de réalisme dans lequel l’espèce existerait en acte en tantqu’universelle à l’intérieur de chaque individu, comme une réalitésubsistante à l’intérieur d’une autre réalité subsistante, à la manière des poupées russes, comme quelque chose de réellement autre (quoddamdiversum ). Il nous semble en effet qu’un tel réalisme est incompatibleavec la position de P3 , comme nous allons tenter de le montrer à lasuite.

    2. P3 ET LA THÉORIE DE L’ESSENCE MATÉRIELLE

    2.1. La TEM

    La documentation dont on dispose pour comprendre la TEM estseulement indirecte, et plus au moins fiable, puisqu’elle dépend del’honnêteté intellectuelle de ses détracteurs : Abélard dans l’ Historiacalamitatum 29, dans le Super Porphyrium de la Logica ingredien-

    29. Dorénavant HC : « Erat autem in ea sententia de communitate universalium, uteamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse astrueret individuis,quorum quidem nulla esset in essentia diversitas sed sola multitudineaccidentiumvarietas », Historia calamitatum , éd. Monfrin, p. 65, 85-88. Nous soulignons. Lestextes que nous citons ont été rassemblés, traduits et analysés lors de séances detravail commun avec Irène Rosier-Catach sur les sources et les « ingrédients » dela TEM et d’autres réalismes de cette époque. Je la remercie pour leséclaircissements importants que ces séances m’ont apportés.

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    tibus 30 et dans la Logica nostrorum petitioni sociorum 31, l’auteur duTractatus « Quoniam generali » 32, et celui du De generibus et

    30. Dorénavant LI : « Quidam enim itarem universalem accipiunt, ut in rebus diversisab invicem per formas eandem essentialiter substantiam collocent, quae singu-larium, in quibus est,materialis sit essentia et in se ipsa una, tantum per formasinferiorum sit diversa. Quas quidam formas si separari contingeret, nulla penitusdifferentia rerum esset, quae formarum tantum diversitate ab invicem distant, cumsit penitus eadem essentialiter materia . Verbi gratia in singulis hominibus numerodifferentibus eadem est hominis substantia, quae hic Plato per haec accidentia fit,ibi Socrates per illa […] Similiter et in singulis animalibus specie differentibusunam et eadem essentialiter animalis substantiam ponunt, quam per diversarumdifferentiarum susceptionem in diversas species trahunt, veluti si ex hac cera modostatuam hominis, modo bovis faciam diversas eidem penitus essentiae manentiformas aptando. Hoc tamen refert quod eodem tempore cera eadem statuas nonconstituit, sicut in universali conceditur, quod scilicet universale ita communeBoethius dicit,ut eodem tempore idem totum sit in diversis, quorum substantiammaterialiter constituat et cum in se sit universale, idem per advenientes formas

    singulare fit, quibusnaturaliter in se subsistit etabsque eis nullatenus actualiter permanet , universale quidem in natura singulare vero actu et incorporeum quidemet insensibilein simplicitate universalitatis suae intelligitur , corporeum vero atque

    sensibile idem per accidentia in actu subsistit et eadem teste Boethio et subsistuntsingularia et intelliguntur universalia »,Super Porphyrium , Logica ingredientibus , p. 10.17-11.9. Nous soulignons.

    31. Dorénavant LNPS : « Non nulli enim ponunt decem res diversas esse naturalitersecundum decem praedicamentorum vel generalissimorum distinctionem, cumvidelicet ita dicantres esse universales , hoc est naturaliter communicabiles pluri- bus, quodeandem rem essentialiter in pluribus esse ponunt, ut eadem quae est inhac re, essentialiter sit in illa, diversis tamen formis affecta . Verbi gratia ut animal,natura scilicet substantia animata sensibilis, ita est in Socrate et brunello et in aliis,quod eadem quae est in Socrate et per advenientes formas affecta est Socrates, etessentialiter tota est in brunello ita, quod Socrates nullo modo a brunello inessentia diversus est, sed in formis, cumeadem essentia penitus materialiter aliisformis in isto, aliis formis in illo sit occupata. Quibus illud Porphyrii consentirevidetur, scilicet : participatione speciei plures homines unus, unus autem etcommunis plures. Et iuxta hanc sententiam praedicari de pluribustale est, ac si diceremus : idem essentialiter ita inesse aliquibus rebus, per formasoppositas diversificatis, ut singulis essentialiter vel adiacenter conveniat », Logica

    nostrorum petitioni sociorum , éd. Geyer, p. 515. 14-31. Nous soulignons. Lestextes d’Abélard se distinguent nettement de P3 dans leur usage deessentialiter ,qui est du côté la subsistance selon la nature et qui s’oppose à l’existence en acte ;dans P3 l’existenceessentialiter désigne l’existence en acte des individus et desuniversaux en tant qu’ils sont individués par leur inhérence dans les individus, ets’oppose à la subsistance selon la nature des universaux en tant que tels. Enrevanche l’existencein natura de l’universel s’oppose dans les deux cas àl’existence en acte (actu ).

    32. Ou Anonymi tractatus de generali et speciali statu rerum universalium (ca 1220),attribué à Gauthier de Mortagne et dorénavant noté TQG : « (§2) Est autem antiquasententia et quasi antiquis erroribus inveterata, quod unumquodque genusnatu-raliter praeiacet suis inferioribus, cui naturaliter praeiacenti superveniunt formae quaedam, quae redigunt ipsam generalem naturam ad inferiora ; sicut in animaligenere videre possumus quod in natura praeiacet, cui superveniunt hae differentiae,rationale et irrationale, mortale et immortale, quae animal dividunt et ipsum divi-

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    speciebus 33, pour citer les sources principales. On trouve égalementdes échos de cette théorie dans lesGlosulae super Priscianum , commel’a montré récemment Irène Rosier-Catach34. La restitution de cettethéorie dépend également de l’attribution des œuvres à Guillaume de

    sum specificant ; nec tamen quaelibet dividunt vel constituunt, quippe oppositaedividunt, cohaerentes constituunt ; quod per se quilibet perspicere poterit. (§3)Quemadmodum autem animal estuna res naturaliter praeiacens ante suscep-tionem accidentium , sic eadem natura animalis , si omnia accidentia per quaeinferioratur ab ea separentur, una et eadem quae prius ante susceptionemaccidentium remanere posset. Ideo dico “posset” quia, nisi prorsus desipiant, nonconcedunt actu remanere animal destructis omnibus accidentibus quibus infe-rioratur. Si enim rationale et irrationale etc. quae accidunt animali destruerentur,necessario quodlibet individuum animalis destrueretur ; quod si fieret, nec animalactu remaneret, cum dicat Aristoteles : “Destructis primis substantiis, impossibileest aliquid aliorum remanere”. Cum autem, ut supra dictum est, animal sit unaessentia naturalis , est etiam materia omnium suorum inferiorum, eteademessentia tota et essentialiter in singulis suis inferioribus existit . §4. Sunt qui autemalii qui non concedunt in hac sententia antiqua eandem rem actualem esse inSocrate et in Platone »,Tractatus « Quoniam generali » , éd. Dijs, 1990, p. 93-94. Nous soulignons. Ce témoignage apporte deux éléments à souligner. D’abordl’affirmation de l’existence en acte des universaux dans les individus (à la fin du passage cité), ce qui confirme la présence de la thèse 7’ dans la TEM, ou du moinsdans certaines formulations de celle-ci. L’autre point à souligner est l’affirmationnette du fait que le genre est antérieur aux formes qui lui adviennent, de sorte quecelles-ci en sont des accidents. Le substrat des accidents est nécessairementantérieur à ceux-ci, comme le texte cité le souligne nettement à propos du genreanimal. Cela confirme la présence explicite de la thèse 3 dans la TEM, que l’onobserve également dans les témoignages d’Abélard. Ce dernier utilise le verbe

    suspicere pour parler de la relation entre le genre et les différences diviseuses, orce vocable est réservé à la relation entre un substrat et ses accidents, suivantl’autorité de Boèce : « On parle de recevoir ( suscipere ) quelque chose à propos deschoses extrinsèques et extérieures à la substance de ce qui est constitué », In Cat .,

    PL 64, col. 200C-D. Abélard parle en outre des « accidents » pour les formes engénéral, qu’il s’agisse des propriétés individuelles ou des différences diviseuses.

    33. Attribué à Joscelin de Soissons et dorénavant noté TGS : « Alii vero quasdamessentias universales fingunt quas in singulis individuis totas essentialiter essecredunt… Homo quaedam species est,res una essentialiter , cui adveniunt formae

    quaedam et efficiunt Socratem : illameamdem essentialiter eodem modo informantformae facientes Platonem et caetera individua hominis ; nec aliquid est in Socrate, praeter illas formas informantes illam materiam ad faciendum Socratem, quin illudidem eodem tempore in Platone informatum sit formis Platonis. Et hoc intelliguntde singulis speciebus ad individua et de generibus ad species. Quod si ita est, quis potest solvere quin Socrates eodem tempore Romae sit et Athenae ? Ubi enimSocrates est, et homo universalis ibi est, secundum totam suam quantitateminformatus Socratitate. Quicquid enim res universalis suscipit, tota sui quantitateretinet. Si ergo res universalis, tota Socratitate affecta,eodem tempore et Romaeest in Platone tota, impossibile est quin ibi etiam eodem tempore sit Socratitas,quae totam illam essentiam continebat. Ubicumque autem Socratitas est in homine,ibi Socrates est ; Socrates enim homo Socraticus est. Quid contra hoc dicere possit,rationabile ingenium non habet », De generibus et speciebus , éd. V. Cousin, 1936, p. 513-514. Nous soulignons.

    34. Rosier-Catach, 2008a.

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    Champeaux, comme c’est le cas précisément pour P3 . Différentesdescriptions du contenu doctrinal de la TEM ont été proposées,notamment par John Marenbon35, Alain de Libera36, et Peter King37,chacun dans une perspective propre à leur objet d’étude. Pour plus declarté, nous offrons notre propre reconstitution, inspirée des différentesétudes existantes, mais davantage détaillée pour les besoins de la présente démonstration. Voici les traits principaux que nous avonsretenus :

    1. Le genre est la matière des espèces comme l’espèce est lamatière des individus (LI, LNPS, TQG, DGS).

    35. Comme on l’a vu, John Marenbon pense que P3 , dans sa version standard, soutientune TEM – Anselme professant une version lâche de cette théorie (Marenbon,2004, p. 32-33). Voici les thèses principales qu’il lit dans P3 : 1. Tous les individusd’une espèce ont une essence réelle en commun. 2. Le genre est la matière etl’espèce est un genre informé, de même l’individu est une espèce informée par destraits accidentels. 3. Par un processus mental de « dépouillement » (denudatio ), on peut ainsi « déshabiller » l’individu de ses formes, et obtenir l’espèce, et il en estde même pour l’espèce par rapport au genre. Bien qu’il cite un texte qui va dans cesens, John Marenbon ne souligne pas une thèse importante, déjà mentionnée, selonlaquelle les genres et les espèces en tant qu’universels ne sont rien («nihil dicunturesse ») et que seuls les individus existent en acte. Il s’agit du particularismeontologique que nous avons évoqué précédemment. John Marenbon ne mentionne pas un autre élément de la TEM que nous voyons figurer dans d’autres recons-titutions : le caractère accidentel non seulement des propriétés individuelles maisaussi des différences spécifiques, de sorte que différences spécifiques et accidentssemblent mis sur le même plan dans cette théorie, qui les appelle tous les deux« formes ». De fait, John Marenbon lit la TEM dans P3 qui, comme nous leverrons ne contient précisément pas cette idée.

    36. Il retient : 1. L’analogie matière/forme pour le genre, les espèces et les individus ;la thèse de l’individuation par les accidents et l’identité des individus si les formessont supprimées. 2. Le caractère accidentel des formes, y compris les différences par rapport au genre. 3. L’impossibilité pour le genre d’exister en acte si les

    différences sont supprimées du fait que les universaux n’existent en acte que dansles individus. Alain de Libera insiste sur l’importance du caractère accidentel desdifférences et des accidents individuels (critère no 2) puisqu’il en fait le traitspécifique du réalisme défendu par la TEM (Libera, 1999, p. 318).

    37. Il propose les trois critères suivants : 1. L’essence matérielle (genre ou espèce) estun universel boécien qui est tout entier en chacun ; elle est leur matière. 2. Elle estcontractée par l’addition de formes accidentelles (cela vaut pour les différences ou pour les accidents individuels) 3. Les individus sont des composés d’un point devue métaphysique, à partir de l’essence matérielle et des accidents individuels(King, 2004, p. 66-67). On voit que, comme chez Alain de Libera, l’idée que lesdifférences sont des accidents au même titre que les propriétés individuelles estsoulignée. Une autre idée est mise en relief : le caractère composite des individus,sur lequel Abélard va fonder une part importante de sa critique. En revanche,comme chez John Marenbon, il n’est pas fait mention de l’impossibilité pourl’universel d’exister en dehors des individus.

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    2. La notion de « forme » décrit les différences spécifiques commeles propriétés accidentelles individuelles (LI, LNPS, TQG,DGS).

    3. Les formes qui s’ajoutent à la matière sont accidentelles, ycompris les différences spécifiques (LI*38, LNPS*, TQG).

    4. Il y a une seule et même substance, toute entière, en mêmetemps, identique et inchangée par les formes qui s’y ajoutent (=l’espèce/le genre), dans chacun des individus, uneresuniversalis (HC, LI, LNPS, TQG, DGS).

    5. Cette substance commune est une essence matérielle (LI, LNPS,TQG).

    6. L’individuation se fait par les accidents (HC), et il y a identitédes individus si les formes sont supprimées (LI, LNPS, TQG,DGS).

    7. Les genres et les espèces existent dans les individus en tantqu’universels, sans pouvoir exister en acte indépendamment desindividus (LI, TQG).

    7’. Les genres et les espèces existenten acte dans les individus entant qu’universels, sans pouvoir exister en acte indépendammentdes individus (TQG)39.

    8. Seuls les individus existent en acte (LI, TQG)40.

    38. Nous signalons par des astérisques le fait que cette thèse est présente de manièremoins explicite dans les textes d’Abélard mentionnés que dans le TQG (voir supra les textes des notes 31 et 32).

    39. Aucune des descriptions précédemment mentionnées n’insiste sur le problème del’existence en acte des genres et des espèces dans les individus, un thème qui est pourtant bien présent dans nos sources, directement (dans le TQG), etindirectement, car il sert de levier aux critiques contre la TEM. Nous revenons plusloin sur les sources permettant d’envisager l’intégration de cette thèse dans la TEM(voirinfra notes 51 à 53).

    40. Comme on l’a vu plus haut (note 35) John Marenbon intègre dans sa description de

    la TEM une thèse portant sur la théorie de l’abstraction permettant de saisirl’universel indépendamment des individus. Irène Rosier-Catach aborde égalementce thème puisqu’il est présent dans lesGlosulae , tout en soulignant la différencequ’il y a entre un modèle « mathématique » de l’abstraction, suivi par P3 (avec levocabulaire de ladenudatio ), et un modèle inductif, fondé sur la saisie de la

    similitudo , suivi par lesGlosulae (Rosier-Catach, 2008a, p. 171-172). Ce thème estcependant absent des autres descriptions discutées ici, et ce n’est pas anodin, puisque Peter King et Alain de Libera s’appuient sur les témoignages d’Abélard,du TQG et du TGS, qui n’abordent pas cette question directement. Elle est enrevanche bien détaillée par P3 . Bien que cette manière de concevoir l’abstractionde l’universel soit parfaitement cohérente avec la TEM, et, bien que, autant qu’on puisse en juger, elle ait probablement été acceptée par ses tenants, commedécoulant de l’exégèse de Boèce, nous nous abstenons, pour des raisons méthodo-logiques, de la citer ici dans la mesure où elle n’est présente explicitement quedans P3 parmi les témoignages habituellement retenus.

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    Pour tenter d’apporter une réponse détaillée et précise à la questionde savoir si P3 admet ou non la TEM, il faut différencier parmi cesthèses celles qui appartiennent à l’héritage commun de l’ Isagoge ,celles qui sont déjà présentes chez Boèce, celles qui peuvent appartenirà diverses formes de réalisme des universaux, et, enfin, celles qui sont propres à la TEM.

    L’idée que les genres et les espèces sont tout entiers en chacun desindividus (= thèse 4) se retrouve chez Boèce. C’est un trait récurrent detout réalisme de l’universel immanent. L’idée que l’universel puisseêtre pensé (comme universel indépendamment des individus)autrement qu’il n’est (subsistant dans les individus) est également untrait de l’exégèse boécienne qu’il reprend à Alexandre d’Aphrodise.On la retrouve, exprimée de manière plus radicale, et pour son seulversant ontologique, dans la thèse 7. La thèse 8 peut également êtreconsidérée comme découlant de ce versant ontologique de la théoriedu sujet unique. La théorie de l’individuation par les accidents (thèse6) est également commune à Boèce et à tout réalisme. Toutes les thèsesattribuées directement à Boèce ou dérivées de ses positions peuventêtre considérées comme appartenant au « pot commun » de toutréalisme alto-médiéval.

    L’idée que le genre soit la matière et les différences spécifiques desformes, et la comparaison avec une statue qui reçoit une forme sontdéjà présentes dans l’ Isagoge 41, mais les notions de forme et dematière ne sont pas utilisées pour décrire le rapport entre l’individu,l’espèce et les propriétés qui distinguent les individus, contrairement àce qu’on trouve dans la thèse 1.

    Concernant la thèse 3, il y a une différence à faire entre ceux quimettent sur le même plan les différences spécifiques et les différencesindividuelles, comme le fait la TEM, et ceux qui distinguent bien lesdeux cas, du fait précisément du caractère accidentel des propriétés qui

    s’ajoutent à l’espèce. Abélard se fait l’écho de cette conception del’arbre de Porphyre parmi les tenants de l’individuation par lesaccidents. Il affirme que les réalistes qu’il a entrepris de critiquer précisent que les accidents informent les individus, mais pas demanière substantielle, contrairement à ce qu’on observe dans le cas desdifférences par rapport au genre :

    Il faut noter que, à partir de ce passage, où [Porphyre] dit que les individussont constitués de propriétés, certains se convainquent qu’ainsi les indivi-dus sont produits par les accidents, comme l’espèce par les différences, si

    41. Isagoge , éd. Busse, p. 11.15-18, trad. française Libera et Segonds, p. 13.

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    ce n’est que les différences informent de manière substantielle ( substan-tialiter informant ), mais pas les accidents. Et non seulement ils font desindividus des accidents , mais ils veulent de plus qu’on comprenne(intelligi ) [ces accidents] dans le nom individuel

    42

    .Cette distinction entre une information substantielle et une infor-

    mation non substantielle ne peut être, selon nous, le fait des tenants dela TEM, dans laquelle les formes spécifiques et individuelles sontconsidérées comme accidentelles au même titre, sans distinction,comme nous le verrons plus loin. Cette lecture de l’arbre de Porphyreest conforme à l’enseignement du philosophe grec et à l’exégèse deBoèce. Porphyre marque en effet une césure nette entre le cas desgenres et des espèces intermédiaires, et celui de l’espèce spécialissime par rapport aux individus. L’espèce n’est pas divisée par les individus,les différences individuelles ne sont pas substantielles (sous peine defaire de l’espèce un genre), l’espèce dernière est le tout dans ses parties, les individus, tandis que le genre est tout de ses parties, lesespèces qui lui sont inférieures dans l’arbre de Porphyre43. La lectureque Boèce fait de l’ Isagoge ne fait qu’accentuer cette césure, car :

    1. Il désigne clairement les propriétés individuelles comme desaccidents44 ;

    2. Il insiste sur la non division de l’espèce par les différencesaccidentelles individuelles ;3. Il affirme nettement que si l’espèce est toute la substance desindividus (puisque les propriétés qui lui sont attachées en propresont des accidents qui n’ajoutent rien à sa substance), le genren’est pas toute la substance des espèces, car il faut ajouter desdifférences spécifiques pour obtenir une espèce45.

    Il n’est pas question d’admettre un isomorphisme dans ladescription de l’arbre de Porphyre entre les différences spécifiques(substantielles) et les différences individuelles (accidentelles), commel’affirme la thèse 3 de la TEM (conjointement avec la thèse 1). Ladifférence entre deux conceptions de la division qui s’opèrent au long

    42. Super Porphyrium , Logica ingredientibus , p. 63.31-36. Il s’agit là d’un passagedifférent de celui habituellement cité dans les reconstitutions de la TEM, où ladistinction entre information substantielle et non substantielle n’est pas présente. Ilnous semble, pour les raisons invoquées précédemment, que le réalisme qui faitcette distinction ne peut être identifié à la TEM.

    43. Sur tout ceci voir Isagoge , éd. Busse, p. 5.8-17 et p. 7.20-8.2, trad. française Liberaet Segonds, p. 6-7 et 9.

    44. Voir In Porph., editio secunda , éd. Brandt, p. 235.8-236.6.45. Voir In Porph. , editio secunda , éd. Brandt, p. 215.11-216.2.

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    de l’arbre de Porphyre peut être illustrée par les deux schémassuivants46 :

    RELATIONS INTERNES À L’ARBRE DE PORPHYRE(BOÈCE)

    Genre suprême SUBSTANCEMatière

    Différence diviseuseCORPORELLEDifférence constitutive

    Rend autre, fait exister, embrasse,est antérieure, entraîne la suppression

    FormeGenre intermédiaire/espèce

    SUBSTANCE CORPORELLE Principe, divisé, différencié, rendu autre, Matière Entraîne la suppression, Est tout de ses parties

    […]

    Différence diviseuseMORTELLEDifférence constitutiveForme

    ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Espèce dernière

    SUBSTANCE CORPORELLE ANIMÉE Non différenciée, non divisée SENSIBLE RATIONNELLEMORTELLETout dans ses parties = HOMME [absence de différence diviseuse]

    individus

    PLATON SOCRATE CICÉRON […]( HOMME, + A 47) ( HOMME, + B ) ( HOMME , + C )

    46. Nous avons déjà fait figurer ces deux schémas dans Brumberg-Chaumont, 2008, p. 82-83.

    47. Les lettres représentent une collection unique d’accidents.

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    RELATIONS INTERNES À L’ARBRE DE PORPHYRE SELON LA TEM

    SUBSTANCEMatière

    ANIMÉEForme

    […]

    SUBSTANCE48, CORPORELLE ANIMÉE SENSIBLE= ANIMALMatière

    Collection MORTELLE/RATIONNELLEForme (accidentelle à l’égard du genre)

    SUBSTANCE, CORPORELLE ANIMÉE SENSIBLE MORTELLE RATIONNELLE= HOMMEmatière

    Collection d’accidents A Collection d’accidents B Collection d’accidents CForme Forme Forme

    PLATON SOCRATE CICÉRON(substance, animée sensible… (Substance animée sensible… (Substance animée sensible… philosophe, athénien…) Chauve, maître de Platon…) rhéteur, affublé d’un poireau…)

    […]

    Les thèses spécifiques à la TEM semblent donc résider dans l’usageuniforme des notions de « formes » et de « matière », tant pour le genreet l’espèce que pour l’espèce spécialissime et ses individus (thèses 1 et2), et dans le fait de considérer que ces formes sont dans tous les cas

    48. Le fait de mettre une virgule après le mot « substance » vise à souligner le fait quela substance reste la même, identique, tout au long de l’arbre de Porphyre dans lamesure où les différences qui s’y ajoutent demeurent accidentelles par rapport àelle.

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    accidentelles (thèse 3). Spécifique est également l’emploi de la notiond’« essence matérielle » (thèse 5).

    Une ambiguïté demeure quant au mode d’existence des universauxdans les individus. Il s’agit de savoir si les universaux non seulementexistent en tant qu’universaux dans les individus (thèse 7), maisexistenten acte en tant qu’universaux dans les individus (thèse 7’) –sans pouvoir, en tout état de cause, exister en acte séparément des indi-vidus. Comme on l’a vu, la thèse 7’ est explicitement formulée dans ladescription de la TEM fournie par le TQG49. Elle apparaît égalementdans les critiques que plusieurs textes formulent à l’encontre de laTEM. Ces critiques concernent essentiellement l’impossibilité pourune même substance d’être simultanément en acte dans deux lieuxdifférents (comme l’homme dans Socrate à Rome et dans Platon àAthènes) : on le voit dans la description critique que le DGS donne dela TEM50. Un passage du TQG va également dans le même sens51.Une autre version de cette critique consiste à montrer que l’universelne peut être en acte simultanément le substrat de deux propriétéscontraires, comme l’animal dans Socrate et Brunellus : on la retrouvechez Abélard52, et dans un passage du TQG53. Comme on va le voir,cette même problématique est présente dans P3 , implicitement dans laversion standard du commentaire, et explicitement dans la version dumanuscrit de Paris

    54. Ces critiques et le témoignage du TQG laissent

    49. Voir supra note 32.50. Voir supra note 33.51. « Qui hanc sententiam tenent, singulare Dei priuilegium attribuunt asino. Quippe

    asinus, illa res uniuersalis,existit in diuersis locis uno et eodem tempore, scilicethic et Romae, sicut Deus »,Tractatus « Quoniam generali » , éd. Dijs, 1990, p. 96.

    52. « Supposons en effet qu’un [être], essentiellement le même, bien que revêtu deformes diverses,existe (consistat ) dans des sujets singuliers : il faut alors que la[chose] qui est affectée par ces formes-ci soit celle qui est revêtue de celles-là ; par

    exemple, que l’animal informé par la rationalité soit l’animal informé parl’irrationalité, donc que l’animal rationnel soit l’animal irrationnel : voici donc descontraires existant ensemble dans le même sujet », Abélard,Super Porphyrium ,

    Logica ingredientibus , p. 11.11-16 (trad. française dans Libera, 1999, p. 320). Surce dernier thème dans la Logica ingredientibus , voir Libera 1999, p. 321 sq .

    53. « (§ 17) Item opponitur. Animal, genus est suficiens fundamentum et irrationalitatis. Et ita opportet quod illud genus actu sustinet illaaccidentia ; alioquin non est sufficiens fundamentum… ». La suite du texteexplique que le genre ne peut être le substrat en acte des différences contraires,qu’il soit considéré dans sa pureté (car il ne serait plus « pur », ou bien seraitsubstrat des accidents en tant qu’il ne serait « rien (nihil ) », du fait qu’il est pris entant qu’universel, ce qui est impossible), ni en tant qu’« informé », car alors il ne pourrait subsister si la différence qui l’informe était détruite, ce qui est le signequ’il ne peut en être le substrat (TQG, éd. Dijs, 1990, p. 100-101).

    54. Voir infra , § 2.2.

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    fortement penser que, dans la TEM, l’universel existe bien en acte entant qu’universel dans les individus, existence en acte qu’il ne peutconserver en dehors d’eux, mais qu’il possède bien en eux. Nousaurions donc affaire à un système de poupées russes, où une choseuniverselle existant en acte existerait à l’intérieur d’une substanceindividuelle, selon une existence cependant « parasitaire » à l’égard decette dernière – car seuls les individus existent en acte séparément. Ilnous semble que Peter King suggère précisément cette idée encomptant le caractère composite de l’individu parmi les thèsesfondamentales de la TEM55. Seule l’adoption de cette thèse précise permet notamment de comprendre les attaques d’Abélard contre l’idéequ’une même substance (le genre) puisse exister dans deux individusd’espèces différentes (Socrate, Brunellus) de sorte qu’il soit le substratsimultané de deux propriétés contraires (rationnel, irrationnel)56. Lathèse 7’, plus forte que la thèse 7 serait donc caractéristique de laTEM.

    2.2. P3 soutient-il la TEM ?

    Nous pensons que P3 ne soutient ni la thèse 1, ni la thèse 3, ni lathèse 5, ni la thèse 7’, soit aucune des thèses qui font la spécificité dela TEM par rapport à d’autres formes de réalisme. Nous reprenonsd’abord chacune des thèses de la TEM clairement absentes ou présentes dans P3 , puis, dans les cas où il n’a pas de rejet explicite,nous tentons de montrer que si certaines thèses fondamentales de laTEM ne sont pas explicitement refusées par la version standard P3 ,elles sont, selon nous, incompatibles avec d’autres traits exégétiquesnettement affirmés par P3 .

    On peut lire dans P3 la thèse 2, concernant l’usage uniforme de lanotion de forme pour les propriétés individuelles et les différences

    spécifiques, mais pas la thèse 1, car il n’y a pas d’usage de la notion dematière à propos du rapport entre l’espèce dernière et les individus.Contrairement à ce qu’affirme Yukio Iwakuma (2008, p. 53), P3 ne dit jamais que l’espèce est la matière des accidents individualisants, àl’instar du genre, matière des différences spécifiques. La notion deforme est bien utilisée pour les accidents individuels, mais celle dematière ne l’est jamais pour l’espèce. C’est ce qu’on observe dans le

    55. Voir supra note 37.56. Car le fait d’être le substrat seulement en puissance de deux propriétés contraires

    n’a jamais posé de problème, comme on le verra dans la suite de l’exposé : cette possibilité est affirmée par Porphyre, et par Boèce à sa suite.

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    passage de l’ Isagoge sur la comparaison entre le genre et la statue, passage qui est discuté par P3 en conformité avec la doctrine dePorphyre (éd. Iwakuma, p. 158). En ce sens, P3 est tout simplementfidèle à la tradition porphyrienne. Nous revenons plus en détail surcette question (voirinfra § 2.2).

    Concernant l’absence de la thèse 5, les spécialistes s’accordent pourdire que le vocabulaire de l’essence n’est pas utilisé par P3 dans lemême sens que la TEM. Nous l’avons effectivement constaté précé-demment (§ 1.2) avec l’emploi du termeessentialiter . D’autre part,nous avons vu que la notion de « matière » n’était pas utilisée pourl’espèce comme elle l’est pour le genre : il n’y a donc pas d’« essencematérielle » commune dans P3 .

    À propos de la thèse 3, nous pensons qu’il convient d’attribuerl’arbre de Boèce à l’auteur de la version standard de P3 (et aussi, nousle verrons à celui des ajouts du manuscrit d’Assise)57. D’autre part, ilnous semble que les réalistes visés par Abélard dans le passage cité plus haut soutiennent une théorie de l’individuation davantage confor-me à celle de P3 qu’à la TEM. P3 ne soutient donc pas la thèse 358.

    La thèse 7’ est également absente de P3 , et nous souhaitons montrerque la doctrine des universaux contenue dans P3 lui est hostile, puisque P3 soutient que les universaux ne peuvent exister en acte dansles individus que dans la mesure où ils sont « informés », de sorte queseuls les individus existent en acte. Les universaux en tantqu’universaux n’ont droit qu’à une existence selon la nature.

    En revanche P3 contient pratiquement tous les ingrédients non spé-cifiques de la TEM : l’individuation par les accidents (thèse 6), l’iden-tité substantielle de tous les individus en chacun desquels une natureuniverselle existe toute entière, l’existence d’une substance commune àtous les individus distincts uniquement par les accidents, (thèse 4),l’existence indépendante en acte des seuls individus (thèses 7 et 8).

    La conclusion qui s’impose est alors que P3 ne contient pas unréalisme aussi spécifique que celui de la TEM, mais une forme deréalisme que nous appellerions volontiers « néo-boécien », en ce qu’ildécoule davantage d’une inflexion de la réponse boécienne auquestionnaire de Porphyre.

    Trois points restent à justifier dans le détail afin de défendre cetteanalyse du réalisme de P3 , dans la mesure où la version standard de P3

    57. Voir infra , § 2.2.58. Cette thèse est absente de la reconstitution que John Marenbon a proposée de la

    TEM (voir supra note 35) ; cela s’explique précisément par le fait qu’il fonde sareconstitution sur une lecture de P3 .

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    ne rejette explicitement ni la thèse 1, ni la thèse 3, ni la thèse 7’. Ladoctrine de P3 est-elle véritablement incompatible avec la conceptiondes différences spécifiques comme des accidents, à l’instar des propriétés individuelles (= thèse 3) ? En quoi le rejet de cette mise àniveau est-il lié à l’absence d’usage de la notion de matière pourl’espèce par rapport aux propriétés individuelles (= thèse 1) ? Ladoctrine de P3 implique-t-elle le rejet de l’existence en acte desuniversaux comme universaux dans les individus (= thèse 7’) ?

    L’espèce n’est pas la matière des individus et les différences spécifiques ne sont pas des accidents

    Nous avons souligné le fait que, dans la version standard de P3 , lerapport forme/matière était strictement réservé à la relation des genreset des espèces intermédiaires, à l’exclusion de la relation entre l’espècedernière et les individus. Les propriétés individuelles sont bienappelées « formes » à l’instar des différences spécifiques, maisl’espèce spécialissime n’est jamais la matière des individus. Cetélément nous semble avoir des conséquences philosophiques majeures,car il est lié au refus des deux autres thèses de la TEM : le caractèreaccidentel des différences spécifiques (thèse 3) et l’existence en actedes universaux dans les individus (thèse 7’).

    La version du manuscrit d’Assise, qui reflète probablement lesvariantes apportées par des élèves de l’auteur de la version standard de

    P3 , analyse très explicitement ces enjeux. L’auteur d’un des ajouts dumanuscrit A s’interroge sur ce que peut être le substrat des accidentsindividualisants, sachant que cela ne peut être l’individu lui-même : ilserait en ce cas antérieur à ce qui le constitue, ce qui ne peut êtreadmis. La seule réponse possible est que ce substrat est l’espèce, ce quiimplique de remettre en cause le principe de Porphyre selon lequel les

    accidents « communs »,i. e. les accidents ordinaires (à l’exclusion des propres et des inséparables) arrivent primordialement aux individus, etsecondairement aux espèces. Ce principe ne s’applique qu’auxaccidents complètement extrinsèques, aux « accidents de la vie », etnon aux accidents naturels qui adviennent à l’espèce à la sortie duventre maternel pour former tel ou tel individu59. Cette discussion estl’occasion d’une mise au point sur la notion de matière, appliquée àl’espèce :

    59. Nous avons analysé plus en détail cette discussion dans un autre article consacré àla question du substrat des accidents constitutifs, voir Brumberg-Chaumont, 2008.

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    Parmi les accidents, certains accidents sont naturels, c’est-à-dire qu’ilsadviennent à la naissance ; ils adhèrent à la chose universelle elle-même etils l’informent pour produire la substance première, de même que lesdifférences qui adviennent au genre l’informent pour produire l’espèce,àceci près que les différences substantielles concernent l’être substantiel del’homme, tandis que les accidents ne concernent pas le socle de l’essencede cet homme. Bien plutôt son espèce, l’homme, est tout l’être substantielde l’individu, et elle n’est pas sa matière universelle comme certains le

    pensent, car cet homme n’a pas de différences substantielles, alors qu’ilen aurait si l’homme était sa matière, car là où il y a une matièreuniverselle il faut qu’il y ait des différences substantielles pour constituerquelque chose. Les accidents de cette sorte, qui arrivent à la naissance, ont principalement comme substrat les substances secondes, auxquelles ilsadhèrent de sorte que la chose qui, antérieurement, était pure, estindividuée en étant informée par ces accidents, comme la blancheur ou lacamusité du nez, dont on ne peut dire qu’ils ont principalement commesubstrat les substances premières.

    D’autres ne sont pas naturels et adviennent après la naissance ; ilstrouvent une substance première déjà produite par les accidents naturels,comme on vient de le dire, comme la [position] assise, la marche, la[compétence] en grammaire, en dialectique, etc., et ils ont sans aucundoute pour substrat la substance première60.Pour l’auteur de ces ajouts, le fait de dire que l’espèce est la matière

    des accidents individuels comme le genre l’est pour les différencesspécifiques est parfaitement solidaire de l’idée, qu’il rejette trèsnettement, selon laquelle les propriétés individuelles opéreraient uneconstitution substantielle de l’individu en différenciant l’espèce, àl’instar des différences diviseuses du genre et constitutives de

    60. « Accidentia alia sunt naturalia, scilicet in nativitate advenientia, quae ipsi reiuniversali adhaerent et informant eam ad hoc ut fiat prima substantia, sicuti

    differentiae advenientes generi genus informant ad hoc ut fiat species; excepto hocquod substantiales differentiae de substantiali esse hominis sunt, accidentia veronon sunt de massa essentiae huius hominis, immo homo sua species est eiindividuo totum substantiale esse, et non est eius materia universalis ut quibusdamvidebatur, quia hic homo non habet substantiales differentias, quod esset si homoesset eius materia, quia ubicumque est materia universalis, ibi oportet essedifferentias substantiales ad aliquid constituendum ; et huiusmodi accidentia, quaein nativitate sunt, principaliter fundantur in (mss primis) substantiis,quibus adhaerent ad hoc quod illa res quae prius pura est per informationemillorum accidentium individuetur, sicuti albedo et nasi curvitas non potest diciquod principaliter in primis substantiis fundetur. Alia etiam sunt accidentia nonnaturalia, scilicet advenientia post nativitatem, quae inveniunt substantiam iamfactam primam per naturalia, ut supradictum est, ut sessio et ambulatio etgrammatica et dialectica et cetera huiusmodi, quae procul dubio in primasubstantia principaliter fundantur », éd. Iwakuma, 2008, p. 171.

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    l’espèce61. Cette lecture de l’arbre de Porphyre est en contradiction patente avec la doctrine du philosophe grec et de Boèce, qui marquentune nette différence entre le niveau des espèces spécialissimes et celuides genres et des espèces intermédiaires, comme nous l’avons vu précédemment62. Le fait que la version du manuscrit A rejette l’identi-fication de l’espèce à la matière des différences individuelles ne nousrenseigne pas directement sur la position de l’auteur de P3 au momentoù il enseignait la version standard de P3 . Elle nous éclaire cependantsur une certaine conception de la cohérence interne que certains élèvesse faisaient de l’enseignement de leur maître, conception qui noussemble justifiée. Ces élèves rejettent l’idée que l’espèce puisse être lamatière des individus sur desquidam , qui, eux, l’adoptent. On peut sedemander s’il s’agit d’autres élèves, qui ont une vision différente dudéveloppement qu’il convient de donner à l’enseignement du maître,ou, plus spécifiquement, s’il s’agit des défenseurs de la TEM. L’usageuniforme de la notion de « matière » tout au long de l’arbre dePorphyre est en effet solidaire de la mise à niveau des différencesspécifiques et des propriétés individuelles comme autant d’accidents,un trait fondamental de la TEM. Là encore, comme le suggère l’arbre précédemment attribué conjointement à Boèce et à P3 , notre auteur aune conception des divisions internes de l’arbre de Porphyreincompatible avec cette doctrine.Afin de défendre plus avant l’idée que la doctrine des universaux de

    P3 est incompatible avec la mise à niveau des différences spécifiqueset des propriétés individuelles sous la notion d’accident, il convientcependant de préciser davantage le sens dans lequel une propriété peutêtre dite « accidentelle ».

    D’un point de vue ontologique, où les notions de substance etd’accident ne sont pas relatives, les différences spécifiques sont des

    61. Cette critique paraît un peu paradoxale car aucun partisan de la TEM ne voudraadmettre que les propriétés individuelles de Socrate sont constitutives de sasubstance. Il s’agit plutôt d’un raisonnement par l’absurde où l’auteur des ajouts part d’une thèse de la TEM (la mise à niveau des différences et des propriétésindividuelles), et d’une thèse qu’il prête à la TEM, bien qu’elle ne lui appartienne pas (l’idée que les différences soient constitutives de la substance de l’espèce) pourattribuer aux propriétés accidentelles (au motif qu’elles sont mises sur le même plan que les différences) le fait d’être constitutives de la substance de l’individu, cequi ne peut être admis.

    62. La version portée par le manuscrit P admet, en une seule occurrence que le genreetl’espèce puissent être la matière des individus (éd. Iwakuma, 2008, p. 186), dansun passage où, précisément, elle admet sans exception la thèse de Porphyre selonlaquelle les accidents communs adviennent premièrement aux individus. On voit làdeux approches divergentes dans l’interprétation de l’enseignement du maître.

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    accidents, dans la mesure où l’ontologie desCatégories ne reconnaîtque deux types généraux d’êtres : les substances et ce qui est dedans,les accidents. Si la différence spécifique a besoin d’être dans quelquechose pour exister, ce qui est le cas, puisqu’elle est une partie de lasubstance, alors elle n’est pas une substance et elle est donc un acci-dent. P3 considère bien les différences spécifiques, d’un point de vueontologique, comme des accidents (éd. Iwakuma, 2008, p. 151-152),mais cela ne veut pas dire que, d’un point de vue logique, la différencespécifique appartient à ce dont elle est une partie de manière acci-dentelle : la différence est pour P3 , comme pour Boèce, une qualitésubstantielle (éd. Iwakuma, 2008, p. 136).

    D’un point de vue logique, les notions de substance et d’accidentssont en revanche relatives (au sujet de prédication)63. Ce que défend laTEM n’est pas la thèse banale selon laquelle les différences adviennentau genre comme des accidents de celui-ci en tant que genre, car cettethèse dérive directement de la solution que Porphyre64 (suivi parBoèce) donne au problème de l’existence simultanée de deux propriétés contraires dans une même substance : les deux différencesdiviseuses « rationnel » et « irrationnel » dans le genre « animal ». Legenre n’est en effet pas constitué d’elles (ce ne sont pas ses différencesconstitutives, mais ses différences diviseuses), mais il doit en quelquesorte les précontenir, autrement la division du genre en ses différentesespèces serait arbitraire. Tout cela est admis sans réserve par P3 , ycompris l’idée que les différences puissent être accidentelles au genredans la mesure où il les possèdent en puissance en tant que genre. Enrevanche P3 ne fait pas des différences spécifiques les accidents dugenre à l’intérieur du composé qu’il forme avec elles une fois divisé ,contrairement à ce qu’on observe dans la TEM. La formule employéedans le texte précédemment cité par la version du manuscrit A estassez éclairante sur ce point : « les différences substantielles concer-

    nent l’être substantiel de l’homme, tandis que les accidents ne concer-nent pas le socle de l’essence de cet homme ». Les différences spéci-fiques, comme différences diviseuses, restent bien « accidentelles » àl’égard du genre qui leur est antérieur et qui est leur substrat, mais ellesdeviennent constitutives de ce genre une fois celui-ci rendu « autre »

    63. « Chaud » est un accident de l’homme, mais une propriété substantielle du feu, parexemple. De même une différence spécifique est substantielle à l’égard de l’espècedont elle est une différence constitutive et accidentelle à l’égard du genre dont elleest diviseuse.

    64. Cf Isagoge , éd. Busse, p. 11.1-8, trad. Libera et Segonds, 1998, p. 13.

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    par les différences,i. e. une fois celui-ci divisé en telle ou telle espèce :« rationnel » est constitutif de cet animal qu’est l’homme.

    Notre texte insiste bien, dans la définition de l’espèce spécialissime,sur le fait que celle-ci n’a qu’une seule relation, c’est-à-dire une seulerelation de division, celle qu’elle entretient avec le genre supérieur,mais qu’elle n’en a pas avec les individus. Ceux-ci ne la divisent aucu-nement, de sorte que l’espèce et l’individu ne sont pas des notionsrelatives. Ce sont des types, engageant la nature même de la réalité, quicomporte effectivement des individus appartenant à des espèces,indépendamment des arbres de Porphyre que nous construisons ou neconstruisons pas. Ce n’est pas une question de point de vue. L’animalest genre par rapport à l’homme, mais espèce par rapport à lasubstance ; la rationalité est accidentelle au genre animal, mais essen-tielle à l’espèce d’homme comme différence constitutive, mais l’hom-me, qui est espèce du genre, est absolument l’espèce (en un autre sensd’« espèce ») de l’individu qui lui appartient65. La raison en est quel’être substantiel n’est pas impliqué dans la relation de l’espèce àl’individu. Les différences « communes » et « propres » (versus « les plus propres »,i. e. les différences spécifiques) – auxquelles fait appella théorie de l’individuation (comme la blancheur, la camusité, etc.) –ne forment pas la substance : « elles n’informent aucunement lasubstance ni ne produisent [quelque chose] d’autre (nullius substan-tiam formant nec faciunt aliud ) » (éd. Iwakuma, 2008, p. 143). La propriété (ou la collection de propriétés) qui s’ajoute à l’espèce estaccidentelle par rapport à cette espèce, qui lui est antérieure et lui sertde substrat, maiselle demeure également accidentelle à l’égard du toutainsi formé , « cet homme », de sorte qu’elle n’est substantielle ouconstitutive sous aucun aspect. Le fait d’être chauve, un des traits quidifférencient Socrate des autres hommes, n’est pas constitutif de celui-ci dans ce qui le fait être la substance qu’il est.

    65. Éd. Iwakuma, 2008, p. 122, contrairement aux genres et aux espèces intermédiaires(p. 106). Il s’agit dans ce passage de répondre à une objection selon laquellePorphyre (et P3 ) aurait tort de dire que l’espèce n’a qu’une seule relation (avec cequi lui est supérieur) car elle en a une aussi avec les individus dont elle estl’espèce : « hic agit Porphyrius de habitudine secundum relationem ; ipsa vero spe-cies unam habet tantum, scilicet ad superiora, habitudinem secundum relationem(genus enim et species relativa sunt) ad individua vero nullam habet habitudinemsecundum relationem (species enim et indivudua relativa non sunt) … Species nonhabet duas habitudines secundum quas diversa