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DES DINOSAURES AU PAYS DU NET TEMPS D’ARRÊT LECTURES Pascale Gustin Temps d’Arrêt: Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance. Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à partager des lec- tures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes… Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance Secrétariat général Ministère de la Communauté française Bd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles [email protected] Pascale Gustin, psychologue et thérapeute d’enfants, entraîne le lecteur dans un voyage fantastique en territoires virtuels. La révolution technolo- gique actuelle modifie radicalement notre rapport au monde et notre construction identitaire. L’auteur propose d’analyser les effets d’un tel environnement sur le déve- loppement de l’enfant. L’analyse s’ouvre sur quatre axes: le rapport de la technique à la pensée, son rapport à la nature via le travail de la culture, le rapport de la vitesse à l’espace et enfin, celui du corps à la machine. De même qu’Obélix est tombé dans la potion magique quand il était petit, l’enfant arrive au monde au diapason de cette poussée technologique. Si l’enfant en a incontestablement la maîtrise technique, l’adulte a sans doute pour mission d’être un « passeur de sens » afin de ramener cet uni- vers virtuel aux conditions nécessaires à l’éducation et au vivre ensemble. www.yapaka.be

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DES DINOSAURES AU PAYS DU NET

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de la petite enfance.

Une invitation à marquer une pause dans la course du quotidien, à partager des lec-

tures en équipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Coordination de l’aide aux victimes de maltraitanceSecrétariat général

Ministère de la Communauté françaiseBd Léopold II, 44 – 1080 Bruxelles

[email protected]

Pascale Gustin, psychologue et thérapeute d’enfants, entraîne le lecteur

dans un voyage fantastique en territoires virtuels. La révolution technolo-

gique actuelle modifie radicalement notre rapport au monde et notre

construction identitaire.

L’auteur propose d’analyser les effets d’un tel environnement sur le déve-

loppement de l’enfant. L’analyse s’ouvre sur quatre axes: le rapport de la

technique à la pensée, son rapport à la nature via le travail de la culture,

le rapport de la vitesse à l’espace et enfin, celui du corps à la machine.

De même qu’Obélix est tombé dans la potion magique quand il était petit,

l’enfant arrive au monde au diapason de cette poussée technologique.

Si l’enfant en a incontestablement la maîtrise technique, l’adulte a sans

doute pour mission d’être un «passeur de sens» afin de ramener cet uni-

vers virtuel aux conditions nécessaires à l’éducation et au vivre ensemble.

www.yapaka.be

Des dinosaures au pays du Net

Pascale Gustin

Des dinosaures au pays du Net1

«L’élément non humain de l’environnement

de l’homme forme l’un des constituants les

plus fondamentaux de la vie psychique.

Je suis convaincu que l’individu

sent consciemment ou inconsciemment

une parenté avec le non humain qui

l’entoure, que cette parenté revêt une

importance transcendante pour l’existence,

et que comme bien d’autres données

essentielles, elle est une source de

sentiments ambivalents chez l’individu,

qui, s’il s’efforce de fermer les yeux

sur la force de ce lien, risque de

compromettre sa santé psychique.»

H. Searles2

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction générale de l’aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE), la collection Temps d’Arrêt est édi-tée par la Coordination de l’Aide aux Victimes de Maltraitance.Chaque livret est édité à 10.000 exemplaires et diffusé gratuite-ment auprès des institutions de la Communauté française activesdans le domaine de l’enfance et de la jeunesse. Les textes sontégalement disponibles sur le site Internet www.yapaka.be

Comité de pilotage :Comité de pilotage: Jacqueline Bourdouxhe, Nathalie Ferrard,Gérard Hansen, Françoise Hoornaert, Roger Lonfils, Cindy Russo,Reine Vander Linden, Nicole Vanopdenbosch, Jean-PierreWattier, Dominique Werbrouck.

Coordination : Vincent Magos assisté de Diane Huppert, Philippe Jadin etClaire-Anne Sevrin.

Avec le soutien de la Ministre de la Santé, del’Enfance et de l’Aide à la jeunesse de la Commu-nauté française.

Éditeur responsable: Henry Ingberg – Ministère de la Communauté fran-çaise – 44, boulevard Léopold II – 1080 Bruxelles. Avril 2006

1 Pascale Gustin est psychologue, psychothérapeute.2 Searles H., L’environnement non humain, Gallimard, Paris, 1960 (1986

trad. franç.), p. 27.

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Les thérapeutes d’enfants, des dinosaures

au pays du Net?

Il y a des livres qui vous tombent littéralementdans la main, croisant la déambulation de votrepensée, là où vous vous trouvez. Ainsi lorsque j’aibuté sur ce texte de Searles, je m’interrogeais jus-tement sur l’influence des technologies modernessur notre vie psychique et sur notre manière d’ha-biter les lieux où nous vivons. Depuis une dizained’années, le zapping de tous les écrans confon-dus (vidéo, gsm, console, ordinateur, appareilnumérique) m’amenait à mesurer combien l’ordi-nateur avait fini par s’installer comme un objetincontournable dans le quotidien des familles. Jesavais que la propagation des informations via leNet et les stimulations sensorielles suscitées par lafréquentation quotidienne de ces écrans ne pou-vaient plus être passées sous silence. J’y étaisconfrontée en tant que parent, le rapport de mesenfants aux écrans et à la vitesse m’étant déjàapparu comme une expérience radicalementétrangère à celle de ma génération. Et pourtant,j’entendais rarement mes patients évoquer leurrelation à l’ordinateur. Il a fallu que je sois directe-ment sollicitée sur ce sujet par trois jeunespatients pour que j’y prête vraiment attention. Àcette époque, tandis qu’un pédiatre m’avait adres-sé un enfant pour une addiction à l’ordinateur etqu’un enfant sourd m’avait demandé d’utiliser lecourrier électronique dans sa thérapie, un autrejeune patient m’avait proposé de poursuivre sesséances par MSN et webcam durant les longsmois où il était immobilisé. Ces trois rencontresquasi simultanées m’amenèrent à chercherquelque trace d’intérêt partagé pour le sujet par

le patient. Comme ce fut le cas avec Mme Leeloo,le psychanalyste peut alors jouer un rôle de «pas-seur» en permettant de mettre en sens des élé-ments bruts rendus accessibles grâce à ces nou-veaux supports.

Plusieurs questions techniques s’ouvraient à moi.Des thérapeutes d’enfants pourraient-ils exercerune telle fonction? Y seraient-ils à présent sollici-tés par leurs jeunes patients? Sont-ils seulementattentifs au rapport qu’entretient l’enfant avec cesnouvelles technologies? Sont-ils, eux-mêmes,capables de manipuler ces nouveaux supports?L’idée m’est alors venue de réaliser un mini son-dage auprès de collègues et d’élargir ma réflexiondans le cadre d’un groupe de recherche.3

Une quarantaine de thérapeutes d’enfants a ainsiaccepté de me répondre via un questionnaire por-tant sur leur ouverture à ces questions dans leurpratique clinique et sur leur usage personnel deces technologies. Leurs réponses montrent queces cliniciens oscillent entre une position tantôtaccueillante, tantôt sceptique, voire hostile àl’égard de ces questions. Ils y formulent des com-mentaires qui nous mettent au travail quant austatut des écrits. Ces thérapeutes y font faci-lement une équivalence entre mail et courrier.Annabelle Klein dit pourtant que s’il y a lien entremail et courrier ou entre «chat» et groupe de dis-cussion, ces liens ne sont pas des équivalences.4

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mes collègues. J’ai donc tendu l’oreille dans nosséminaires. Rien, le grand silence. Côté librairie, sila littérature regorgeait de textes à visée éducati-ve, peu de textes exploraient le lien entre la viepsychique, la pratique psychothérapeutique etces nouvelles technologies. Je m’étonnais dumanque de curiosité des « psys » à l’égard de cesmédias nouvellement introduits dans notre envi-ronnement culturel.

Je découvris alors un article dans lequel un psy-chologue faisait le récit de sa première expérimen-tation du Net en psychothérapie. Ainsi, SylvainMissonnier nous raconte-t-il comment il y fut intro-duit par l’une de ses patientes, une certaine MmeLeeloo. Jusque là, ce clinicien fréquentait le Netpour sa recherche scientifique et pour communi-quer avec ses amis et collègues. Il ne relevaitqu’épisodiquement sa boîte de message. C’estdonc avec grande surprise qu’il vit cette patienteutiliser son adresse électronique. Jamais encore, iln’avait été sollicité de la sorte et au début de cettepsychothérapie, il semblait bien loin du subtilusage fait par sa patiente du numérique. Difficilede rivaliser effectivement avec Mme Leeloo que laprofession de designer de mode a rendue expertedans l’art d’habiller des enfants virtuels en imagesde synthèse! Ne se contentant pas de confirmerles rendez-vous par mail, Mme Leeloo ponctuel’intervalle des séances par l’envoi de dancingbabies, ces petites stars virtuelles en couche-culotte tirées d’un programme d’animation en 3D,matériel qui ne tarde pas d’alimenter la consulta-tion. Sylvain Missonnier nous dit comment il vaexplorer la formalisation inhérente à ce média en laissant sa patiente utiliser ce nouveau vecteurde communication. Il nous montre que ce médias’avère être un moyen d’accès aux conflits psy-chiques et que des manifestations de l’inconscientpeuvent émerger au travers de son utilisation par

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3 Ce petit groupe de cliniciens et d’enseignants s’est réuni à l’initiative etsous la direction du Professeur Jean-Yves Hayez entre 2000 et 2005dans le cadre d’une recherche sur la santé mentale et la psychopatho-logie des mineurs d’âge dans les multimédias et leur accompagnementpar les adultes. (Unité de recherches cliniques psychiatriques de l’UCL).

4 Voir les travaux d’Annabelle Klein sur les homepages et la mise en récitvia les chats. Elle s’intéresse à Internet comme laboratoire de commu-nication identitaire.

ligne, initiant par là un nouveau rapport de l’oral àl’écrit, une écoute au travers des silences,espaces et respiration du texte.

Partant de l’hypothèse que ces technologiesmodifient notre appréhension du monde, je souhaiterais élargir la réflexion vers ce qui peutintéresser les conditions d’éducation de l’humain.Comme pour les dancing babies, les images ani-mées offrent, en effet, de nouveaux supports à lareprésentation dans un environnement où la vites-se de transformation est devenue fulgurante. Ellesmodifient non seulement notre rapport à l’écriture,aux images et à la vitesse mais également notrerapport à l’autre et à notre identité. Je vous invite-rai donc à suivre l’invitation de Searles enessayant d’envisager les effets d’un tel environne-ment technologique sur les modalités d’exercicede l’intime et de l’être ensemble ainsi que sur lerapport au temps et à la pensée.

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Cependant, aucun des thérapeutes ne sembleavoir examiné la particularité de ces écrits, ni avoirenvisagé que leur usage puisse ouvrir à unedimension inconsciente. Un second type de com-mentaires nous met également au travail quant àla question du lien social tissé au travers de latoile. Là encore, les rapports du jeune à ses pairset à cet espace monde qui s’ouvre à lui par le biaisdu Net semblent peu considérés par les cliniciens.Ceux-ci y prêtent très peu attention tandis qu’ilsrestent très centrés sur les relations de l’enfantavec sa famille. Et au sein même de la famille,aucun clinicien n’envisage spontanément le pouvoir d’influence des aînés sur les cadets en l’absence des parents. On sait pourtant que cesont eux qui initient les plus jeunes à la fréquenta-tion du Net, dont les sites gores et porno. Cesréflexions nous amènent à nous questionner surles modalités modernes du contact, de l’expres-sion de l’intime et de l’être ensemble dans cettenouvelle forme d’espace public, de troisième lieumoderne que peut être la toile numérique, lieud’expérimentation censé échapper au contrôledes adultes et où se développent peut-être denouvelles formes de lien social et de mise en récit. Cette enquête dévoile la relation ambiguë nouéepar les thérapeutes interrogés avec ces nouveauxoutils de communication. Mais on peut se deman-der si le fait de considérer ces technologies commede simples outils de communication ne nousempêche pas de voir combien les modalités delangage et de communication de l’intime changentavec l’introduction de ces techniques de l’immé-diateté. Tout comme la photographie fut totale-ment subversive à son époque, ici le «chat» bou-leverse les catégories du langage écrit et oral.Nous devrions peut-être considérer ces courriersélectroniques, «chat», blogs avec davantage decuriosité; on voit ainsi en Belgique les servicesd’écoute de Télé Accueil s’ouvrir aux appels en

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séquences de gestes techniques audacieux quiagissent sur cette évolution et conduisent inexora-blement à des manifestations artistiques, sacréeset langagières.

Il montre que les innovations techniques témoi-gnent d’aptitudes à l’invention et à la prévision etqu’elles reflètent la vie spirituelle des sociétéshumaines. Ces techniques rendent compte d’unprogrès de l’intelligence et des connaissances.Elles manifestent l’emprise de l’homme sur lemonde par des procédés non anatomiques,témoignant, au fil de leur élaboration, d’un bascu-lement progressif du biologique au culturel. Jepropose de suivre ce paléontologue lorsqu’il sedemande pourquoi l’homme quitte un jour la forêt,environnement auquel il était adapté, pour gagnerl’environnement non protecteur de la savane. Pourpréserver sa survie dans ce nouvel environne-ment, il va devoir faire preuve d’imagination etinventer de nouvelles techniques, dont celle de lachasse qui sera déterminante pour l’évolution dessociétés. Ces techniques signent qu’un travail dela pensée est à l’œuvre bien avant l’apparition dulangage. L’invention du propulseur, une espèce delance qui servait à la chasse aux animaux vivanten troupeaux évoluant en paysage ouvert, en estun bel exemple. Cette arme utilisait en effet le prin-cipe du levier pour démultiplier la force du braslors du lancer en mouvement de rotation arrêté.5

Son usage démontre donc que la maîtrise techno-logique de la distance et du temps combinés étaitdéjà acquise il y a 20 mille ans, faisant de cet outilune invention que je trouve aussi incroyable pourl’époque que celle de l’ordinateur! Dès le paléoli-thique ancien, apparaissent également des tracesde sensibilité métaphysique. En lien direct avec

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Des machines et des hommes

Searles nous parle du rapport de parenté del’homme avec son environnement non humain etde l’importante transcendante de celui-ci pour sonexistence. Nous savons que depuis l’origine del’humanité la technologie permet la maîtrise del’environnement non humain et l’extension de sonterritoire. Nous savons que cette poussée techno-logique est constante et que, même si des résis-tances ne manquent pas de surgir à son encontre,on arrête difficilement le progrès. J’ai donc trouvééclairant de mettre en perspective cette pousséetechnologique selon quatre axes: le rapport de latechnique à la pensée puis à la nature via le travailde la culture, le rapport de la vitesse à l’espace etenfin celui du corps à la machine.

«Le geste et la parole»

C’est sous ce titre qu’André Leroi-Gourhan a trai-té du développement de la technique et du langa-ge dans une perspective paléontologique et eth-nologique. Selon lui, les révolutions techniquesentraînent des transformations profondes del’homme à la fois biologiques et comportemen-tales, individuelles et collectives et elles marquentdes étapes distinctes de l’histoire de l’humanité.Sa thèse invite à penser que l’humanité change unpeu d’espèce à chaque fois qu’elle change à lafois d’outils et d’institutions. Plus près de nous, unchercheur belge, Marcel Otte s’intéresse égale-ment aux liens entre l’activité manuelle et la nais-sance de la pensée. Ce paléontologue observe les

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5 Otte M., Les origines de la pensée-Archéologie de la conscience,Mardaga, Sprimont, 2001, p. 43-56.

Si je prends le temps de partager avec vous lesobservations de cet archéologue, c’est que jeconsidère qu’il existe bien une parenté dedémarche entre l’invention du propulseur, l’explo-ration spatiale et la création de la toile numérique.

Dans cette perspective d’extension du territoire et de mise en tension constante du lien nature/cul-ture, cette histoire nous invite à considérer quel’outil – c’est-à-dire la technique – occupe un rôleprépondérant.

Le paysage, entre nature et culture

Avec la conquête spatiale, cette extension du territoire s’est considérablement accrue, tout enrétrécissant la vision que nous pouvions avoir de notre monde géographique. Nous sommesaujourd’hui en mesure de regarder de très loinl’entièreté de la surface de notre planète et celle-cinous apparaît dès lors autant fantastique que fra-gile et limitée. Les très belles images prises parsatellite montrent à quel point les activitéshumaines modèlent la planète. Le paysage yapparaît comme un territoire qui n’a rien de natu-rel ; c’est une réalité matérielle façonnée par lesactivités humaines et toujours sujette au change-ment. Bien que peu d’entre nous y prête attentionet en ai conscience, le paysage montre la domes-tication de la nature par la technique, celle-civariant selon l’organisation du temps et de l’espa-ce propre à chaque période historique.

Ainsi un géographe écrit-il au début du sièclepassé que l’homme inscrit son passage par desempreintes qui transforment le sol, ce qui fait direau paysagiste J. Brinckerhoff Jackson cette belle

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l’apparition de la chasse, on constate l’apparitiondes sépultures, forme la plus évidente du surgis-sement d’une pensée métaphysique. En distin-guant le corps humain de la condition animale eten ne le vouant pas à disparaître au profit d’autresespèces ou de la régénération naturelle, les sépul-tures préservent le sort collectif des humains.L’organisation des sépultures révèle alors la volon-té d’affranchissement de l’homme vis-à-vis desforces naturelles.

Toutes ces innovations signent l’émergence d’ac-tions symboliques qui se développent bien avantl’apparition du langage articulé et qui attestent del’existence d’une pensée et d’une organisationsymbolique. Un niveau de maîtrise techniquesemble permettre l’appropriation d’un nouvelobjet et de là l’extension du territoire. Et àchaque étape s’enclenche un pas irréversible.L’émergence des sépultures sera ainsi impos-sible à abandonner dès lors qu’avec la chassel’homme a éprouvé la nécessité de différencierson corps de la chair de l’animal tué. L’étapeacquise est alors défiée, poussée par la nécessitéd’un pas de plus. De l’introduction de trophées dechasse dans les sépultures, on passe à celle decollections d’objets rassemblés selon des critèresesthétiques puis à la représentation graphiqued’animaux sous forme de traces rupestres. EtMarcel Otte de dire que « l’univers technique seglisse comme un voile au contact entre la nature etla culture (…) Comme si en se dépouillant desaspects anatomiques, la bête humaine était pous-sée à aller vers la culture, comme si la nature del’homme était de remettre sans cesse en questionles limites de sa propre culture».6

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6 Conférence donnée à Bruxelles par M. Otte le 22/11/03 à l’AssociationFreudienne de Belgique.

expériences infantiles mobiliseront toute sarecherche intellectuelle. Elles l’amèneront à croiserles domaines de l’architecture, de l’urbanisme et de l’art de la guerre dans sa réflexion sur lesliens entre l’avenir de la ville et le développementtechnologique. Car selon lui, l’évolution des tech-niques de guerre, de communication et d’échangeest toujours en lien avec la maîtrise du territoire:ce territoire n’aurait d’existence que par les tech-niques de transport et de communication, il seraitconstruit par elles. Et Virilio de penser que la tech-nique actuelle de transfert de l’information rend leterritoire incertain. Du fait de son hyper rapidité, ellele menace en tant qu’étendue et en tant que durée,définissant une forme d’espace-temps qui n’a plusrien à voir avec la vitesse initiale du vivant. Ce phi-losophe affirme ainsi que les technologies de lavitesse de la lumière polluent ce qu’il appelle l’espace monde (à entendre comme l’espace réel,comme la grandeur nature). Mais cette techniquemoderne qui fait perdre le terroir recompose unautre territoire qui ouvre à une nouvelle manièred’habiter l’espace et la vitesse: le territoire du vir-tuel (le temps-monde). Le véritable centre de la villen’y est plus un espace réel mais il devient virtuel,sorte d’hyper centre à la fois nulle part et partout.

Une telle organisation différente du territoire auraitnotamment l’effet d’inverser le rapport ancestral duproche et du lointain. «Mon voisin de palier est monennemi parce qu’il pue, m’emmerde, alors quecelui que je vois à la télé, que j’entends au télépho-ne, ne me gène pas; je débranche quand je veux»,écrit-il. Le lointain autrefois ennemi deviendrait nondangereux, débranchable tandis que le parent ouproche (qui était autrefois l’allié contre le lointain)deviendrait l’ennemi. C’est la fin du monde exté-rieur au sens de ce qui se tient en dehors de moi.L’homme d’Internet, ce serait l’homme planète: unhomme de la compression temporelle, en puissan-

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formule : «Le paysage est comme un vêtementd’humanité jeté sur le sol».7

Manteau pour le paysagiste, voile pour l’archéo-logue, cette idée du tissu semble servir de méta-phore pour couvrir de l’expérience humaine lanudité du monde. Mais ce vêtement d’humanitédiffère selon les lieux et les époques, et c’est celaqui fait la diversité culturelle des paysages. Vousconnaissez ainsi ces expressions obsolètes; «Tousles chemins mènent à Rome» ou «Paris est la villedes Lumières». Effectivement, il y eu une époqueoù tous les chemins menaient à Rome car l’orga-nisation politique en avait ainsi décidé. Cette orga-nisation des moyens de circulation devait en effetgarantir un pouvoir fort centralisé. Aujourd’hui,d’autres organisations sociopolitiques sont àl’œuvre. Avec le développement des autoroutesde l’information, tous les chemins ne mènent bienentendu plus à Rome et Paris n’est plus la ville desLumières. L’organisation du territoire physique sefait bien différente, plus aléatoire tandis que, parailleurs, nous circulons sur des routes virtuelles.

De la vitesse et de l’espace

Cette extension du territoire déborde donc au-jourd’hui du territoire géographique, question surlaquelle travaille Paul Virilio. Cet architecte/philo-sophe dit avoir fait deux expériences majeuresdurant la seconde guerre mondiale; celle de l’éva-nouissement, lorsqu’une nuit de bombardement arayé de la carte toute une partie de Nantes, et cellede la vitesse lorsqu’il fut saisi par l’incroyablevitesse de déplacement des chars allemands. Ces

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7 Propos de J. Brunhes (La géographie humaine, F. Alcan, Paris, 1912, p.84) repris par J. Brinckerhoff Jackson.

Atlan, la fabrique des êtres vivants, voire humains,ne semble plus du ressort de la légende et de lamagie mais relève de l’actualité des laboratoiresqui réalisent une multitude d’expériences recons-tituant des procédures virtuelles se rapprochantde celles qui régissent le vivant. En évoquant cesexpériences, J-Cl. Guillebaud nous propose «demesurer le chemin effectué vers ces marges où lavie et la machine paraissent se rejoindre».9 Danscertains cas, il s’agit de simuler ou reconstituer la vie, comme c’est le cas dans la création dessystèmes de neurones informatiques virtuels quiévoluent de manière aléatoire et autonome. Dansd’autres, il est question d’imbriquer la machine àl’intérieur de l’homme, le mythe étant alors le«cyborg», homme-machine ayant incorporé desextensions électroniques ou informatiques: lesappareillages allant de la greffe d’appareils sup-pléant certains organes (pacemaker, implantcochléaire) jusqu’à l’implantation d’implants dansle cortex, voire au projet de fabrication d’un œilartificiel. Ou encore, s’agit-il d’ajouter de nouvellesfonctions à l’organisme vivant: comme dans le«wearcomp», ordinateur vêtement ou dans lespuces électroniques implantées sous la peau.Toutes ces figures virtuelles, actualisables par latechnique, ne sont pas sans évoquer le cinémaaméricain contemporain dont les séries Terminatoret Matrix m’apparaissent emblématiques. Homme-machine ou machine humanisée, il me semble quenous ne sommes pas loin non plus du mythe deFrankenstein. Faut-il rappeler que Mary Shelleyécrivit cette histoire en pleine période romantique,une époque bouleversée par d’importants chan-gements sociaux et d’incroyables progrès tech-nologiques, une époque qui revisitait l’héritageantique à l’aune de l’ère industrielle. Le docteur

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ce télé-présent, un homme qui identifie son corpsau monde.8

Paul Virilio nous rappelle ainsi que nous n’habitonspas seulement la surface de la terre mais que noushabitons également la vitesse. Cette précision queje trouve essentielle se retrouve dans la référenceque je fais au paysage. On peut y voir commentl’homme manipule les processus naturels. À accé-lérer ou retarder le temps cosmique, il finit parimposer son propre rythme au vivant. Bien qu’ilme paraisse important de rappeler que ce détour-nement des cycles de croissance n’est pas propreà notre époque, la vitesse à laquelle s’opèrent cesdétournements semble par contre un fait totale-ment neuf. Tenir compte de ce soudain dépasse-ment de la vitesse du vivant me paraît nécessaireen ce moment où de puissants développementstechnologiques ont pour effet, non seulement l’ini-tialisation du phénomène de la mondialisation etde standardisation des environnements, maiségalement l’industrialisation du vivant.

L’homme machine et l’industrialisation du vivant

Car cette mondialisation qui a aujourd’hui poureffet la réduction très nette des paysages urbains,l’abolition des diversités de productions humaineset des espèces vise également la tentative d’in-dustrialisation du vivant au travers du génie géné-tique. La bioculture est effectivement devenuel’entrée en culture de tous les vivants dont mêmeles embryons humains. Comme le pointe Henri

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8 Voir «Vitesse, guerre et vidéo», entretien de Paul Virilio avec FrançoisEwald, in Magazine Littéraire, n°337, 1995, pp. 96-103. et «Entretien»avec Christophe Grauwin, in Lire, déc. 1999. 9 Guillebaud J. Cl., Le principe d’humanité, Seuil, Paris, 2001, pp. 71-99.

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graphe travaille sur les mouvements de répétitionet de rupture. Des bouts de corps (mains, pieds,regards) sont à peine entrés en contact, avec unetelle intensité, que déjà le corps du danseur estparti, projeté ailleurs dans sa course endiablée.Ses danseurs, A. T. De Keersmaeker ne cesse deles faire courir sur une musique de Miles Davistandis qu’en toile de fond sont projetées en boucledes images en noir et blanc de l’oscillation aléa-toire d’un pont. Ce pont bercé quotidiennementpar le vent avait pris une forme sinusoïdale éton-nante et ondulait sous les bourrasques jusqu’aujour où, inopinément, il se brisa. C’est cette scènequi nous est restituée en toile de fond. Il y a le ryth-me des oscillations du pont, puis vient le momentoù il se fracasse dans la rivière Tacoma. Les dan-seurs tombent alors précipités au sol sur lesimages d’automobiles et de passants qui glissentdans le vide ouvert par la rupture. Cette chorégra-phie illustre merveilleusement bien l’éclatement dela linéarité de l’espace et du temps.

Nous retrouvons également ce double mouvementcontingent – mobilité et rupture – dans l’organisa-tion des familles. Il m’arrive de penser combien lalabilité des structures familiales et leur grandediversité de formes introduisent également davan-tage de mobilité dans la définition identitaire(appartenances plurielles, jeu sur le rang dans lesfratries selon les différents lieux de la famille recom-posée) et dans la perception des rythmes (d’untempo familial à un autre). Ainsi habiter ne signifieplus «demeurer» et la maison, lorsqu’elle est bâtie,est souvent conçue pour ne résister qu’à une seulegénération. De même avoir une famille est sujet àde multiples transformations; ruptures et recompo-sitions familiales devenant la règle d’organisationdes familles avec les risques de rupture et d’erran-ce qu’on connaît. L’identité sexuelle, les différencesde genres féminin et masculin sont également

Frankenstein n’avait-il pas été poussé à mettre sadécouverte du processus d’émergence de la vieau service de la création artificielle d’un être horsdu commun, être dont il ne cessera de question-ner la monstruosité virtuelle et le statut hybrided’homme/bête/machine. Le roman s’avère trèscontemporain à une époque où médecins et bio-logistes planchent sur le clonage humain et sur lesconditions de fabrication d’un utérus artificiel.

En touchant à la reproduction du vivant hors du corps humain et hors rapport sexuel, cesrecherches technologiques me semblent égale-ment toucher au territoire du corps, au lien entrecorps et identité, entre corps et machine. Ce rapport à l’identité et au corps serait d’ailleurs en pleine mouvance. Selon Serge Tisseron, lesenfants, habitués à la télévision comme com-pagne de leurs premiers biberons, pris en photosde manière récurrente durant toute l’enfance,savent que leur identité n’est plus directement liéeà cette image. Du moins, doit-elle être détachéedes représentations visuelles statiques. L’identiténe serait plus fixe mais s’ancrerait davantage dansdes perceptions cinesthésiques ayant à voir avecla durée et avec le rythme. Les réflexions appor-tées par Fernando Geberovich à propos du balletcontemporain vont dans ce même sens. Cetauteur relève avec justesse que le corps du dan-seur ne se déplace plus aujourd’hui autour d’unpoint unique et central inscrit dans son corps,point structurel duquel émanent tous les mouve-ments et par lequel passent tous les axes. Il sedéplace plutôt en perpétuel mouvement et mena-ce de déséquilibre, comme si le ballet contempo-rain réassignait au corps un nombre infini decentres à partir duquel le mouvement pouvaitnaître. J’en prendrai pour illustration le travaild’Anne Térésa De Keersmaeker. En 2004, dansson Bitches Brew-Tacoma Narrows, la choré-

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Un nouveau modèle métaphorique de notre

rapport au monde

Ce que je tente de cerner ici, c’est combien la maî-trise et l’extension du territoire ont toujours été aucœur de la recherche humaine. Comme nous lemontre le paléontologue Marcel Otte, les séquen-ces de gestes techniques audacieux conduisent àdes actions symboliques, puis au langage. Et ellesparticipent à la construction d’une certaineconception du monde qui évolue au fil des décou-vertes technologiques.

Formatage informatique, systèmesaléatoires et «effet papillon»

Ainsi, de la métaphore du potier empruntée à laBible, à une conception de l’univers créé par legrand horloger suite à l’invention de la micromécanique, chaque invention technique produitun modèle descriptif de la réalité, modèle histo-rique provisoire confondu à la vérité du moment.12

Il me semble que la métaphore actuelle s’inspirede l’informatique, devenue technologie définis-sante de l’homme. L’idée de l’existence d’un ordi-nateur central dont le programmateur serait orga-nisateur du monde s’infiltre dans l’imaginaire cul-turel. Notre langage se trouve également empreintd’une sémantique nouvelle. N’entendons-nouspas nos proches dire qu’ils vont disjoncter, mettre

considérablement bousculées, notamment parl’accession des femmes à la contraception chi-mique et, je le crois également, par les recherchesactuelles en procréation assistée. Il n’est alors pasétonnant qu’on joue si largement avec des identitésd’emprunt. En nous connectant au Net, noussommes ainsi invités à nous créer une identitéd’emprunt, un avatar.10 Il me paraît intéressant derelever que ce mot, emprunté au sanscrit, signifie àl’origine: « incarnation, descente (d’un dieu) surterre».11 L’internaute se ferait-il donc démiurge?Chercherait-il ainsi, sans trop savoir ce qu’il fait, àéchapper à la souffrance et aux limitationshumaines; thème romantique dont Mary Shelleyfit le sujet de son Frankenstein?

10 Marcotte J.F., Les rapports sociaux sur Internet; analyse sociologiquedes relations sociales dans le virtuel, www.espritcritique.org, octobre2001, n°10.

11 Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 1992,p. 149. 12 Guillebaud, Le principe…, op. cit., p. 98.

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espèces autrefois séparées par les barrières natu-relles et ceci contribue à la perspective d’un conti-nent unique.

Comment cette métaphore oriente-t-elle doncnotre rapport au monde? Comment nous mène-t-elle à habiter cet espace-temps où la référence àl’espace devient celle d’un lieu virtuel, non locali-sable et où la référence au temps devient celle del’ultrarapide, une vitesse qui déborde totalementcelle du vivant?

Cette question du changement du territoire n’estpas sans lien avec la pensée humaine et le devenirde l’humanité car, dans un tel modèle qui fait placeà l’effet papillon, la notion de chute ou d’accidentsemble prendre une importance considérable.

«Ce qui change brusquement»

Deux acceptions du mot accident sont donnéespar le dictionnaire historique de la langue françai-se. Le premier sens est celui «d’un événementsoudain qui entraîne des dégâts», définition quirejoint l’approche qu’en fait Paul Virilio. «Tout cequi va marcher va aussi dérailler », nous dit-il, fai-sant de l’accident un fait inévitable, inhérent auxinventions technologiques et ne pouvant être paréque dans l’après-coup. Part d’ombre de l’inven-tion, l’accident doit être analysé pour que le pro-grès technologique s’inscrive dans la culture. PourVirilio, l’actuelle puissance de la technique dou-blée du rapport au virtuel nous amènerait à passerd’accidents localisés à la possibilité d’un accidenttotal, un accident qui concernerait la totalité del’espace et du temps. L’accident ne résiderait plusdans de la tôle froissée, comme dans le déraille-ment d’un train, mais surviendrait dans l’écologie

à la corbeille telle partie de l’héritage familial, qu’ilszappent leur collègue, qu’ils sont virtuellementséparés de leur conjoint ou encore qu’ils ne sontpas formatés pour répondre aux attentes de lasociété? Il me semble qu’une conception systé-mique du monde s’est aussi imposée. Celle-ci meten avant les idées d’imprévisibilité, d’instabilité etd’interconnexions des sous-systèmes humains.«L’effet papillon», dont la formule imagée ditqu’«Un battement d’aile d’un papillon en Corrèzepeut provoquer un ouragan en Californie», en estcertainement une métaphore Il s’agit de cettedécouverte faite dans les années 60 par le météo-rologue E. Lorenz – à savoir qu’une infime variationd’un élément peut s’amplifier progressivement jus-qu’à provoquer des changements énormes au boutd’un certain temps ou à l’autre bout de la planète.Thème sous-jacent à différents films récentscomme Le fabuleux destin d’Amélie Poulain ou La mécanique des fluides, cette notion d’effetpapillon s’est maintenant étendue aux systèmeshumains. Elle signifie que d’infimes changementsde comportement, insignifiants au départ, peuventdéclencher des bouleversements à grande échelle.Les transformations sociales seraient ainsi davan-tage liées à des actions individuelles qu’à desphénomènes de masse du fait de la transmission,de la liaison et de l’amplification immédiate grâceau Net d’événements auparavant isolés mais éga-lement du fait de la redéfinition considérable desnormes et valeurs que vivent nos sociétés en cedébut de troisième millénaire. En matière de pay-sages, le paysagiste passionnant qu’est GillesClément montre lui aussi l’importance de laconnexion immédiate d’un geste proche avec ungeste lointain. La nouveauté historique que consti-tuent l’intensité et la rapidité des déplacementshumains a une incidence directe sur l’évolutiondes paysages et des écosystèmes. En se dépla-çant vite et loin, l’homme déplace rapidement des

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des délais, autrement dit, de cette “grandeur nature” d’un écosystème tout aussi indispensableà la vie que les nourritures terrestres», il dénoncela mondialisation comme la fin du monde, lacontraction tellurique des distances de temps etde pensée. Il nous condamne à l’incarcérationgéophysique par la compression temporelle desdélais du transport et des transmissions instanta-nées. Marcel Otte n’est guère plus optimiste. Luiqui écrit pourtant que l’homme ne recherche nul-lement le milieu qui lui convient, mais que son ima-gination lui permet de défier désormais tous lesmilieux par l’adaptation culturelle se montre bienpessimiste quant à l’avenir de l’humanité. Insistantsur le fait que l’indice d’une évolution a toujoursété la séparation, il relève que cet indice tend radi-calement à disparaître. Il nous dit que la terre estronde et qu’on en a fait le tour, que l’informationdémultipliée, le bruit et le non renouvellement desgènes signent la disparition biologique commeespèce liée à l’effondrement de tout espoir méta-physique, de toute recherche de transcendance…

Faut-il donc que le territoire ne soit pas «un» etqu’il comporte des ruptures pour régénérer unmouvement d’emprise technique? Faut-il quesubsiste un horizon inconnu pour pousser l’hom-me à transgresser sa fonction biologique? Lafonction démiurgique serait-t-elle en panne à cemoment où, après la conquête des terres loin-taines et exotiques, le génie génétique entendcoloniser le vivant ? Nous faudrait-il alors méditer,comme ces deux chercheurs semblent nous lesuggérer, la recommandation du sage instituteurde Marcel Pagnol qui invite ses élèves à ne pascourir pour que la cour de récréation leur paraisseplus grande !?

Le second sens du mot accident apporte une noteplus optimiste. L’accident y serait «ce qui change

des distances et de l’espacement à autrui. Le chô-mage lié au télétravail, une guerre biologique, uncrash boursier, le terrorisme à grande échellepourraient être des accidents généralisés. Je medemande parfois si les enfants ne nous parlentpas de la possibilité d’un tel accident généralisélorsqu’ils nous interrogent sur les possibilités depréservation de la planète et nous questionnent,simultanément, sur les raisons de l’extinction desdinosaures, ces fameuses créatures qui incarnenttout à la fois le début et la fin du processus évolu-tif. Baignés depuis peu dans un flux continu d’in-formations pessimistes quant à l’avenir de la pla-nète, les enfants nous parlent de l’impact de l’en-vironnement technique sur leur vie future, de lafonte des glaciers et de la disparition proche desours polaires, de la pollution, des ouragans etinondations imprévisibles suscités par les change-ments climatiques, de la disparition des espèceset de la possibilité pour la vie de poursuivre mal-gré tout son chemin. Ils nous parlent égalementdes motifs qui peuvent pousser leurs parents àl’avortement ou à la sélection embryonnairelorsque leurs parents les mettent au courant dèsleur jeune âge des méthodes de procréation médi-calement assistée qui ont présidé à leur propreexistence ou de l’interruption de grossesse réali-sée sur un puîné malformé. À l’époque de monenfance, le danger résidait dans l’usage fait del’arme atomique par les deux grandes puissancesmondiales. Actuellement, c’est l’activité humainede chaque individu qui semble menacer d’acci-dent total le devenir planétaire. Le danger est enchacun de nous.

Faut-il pour autant recourir à une vision catastro-phique du monde et s’attendre à un accidentgénéralisé? Lorsque Virilio écrit «Après l’écologieverte, vient le temps d’une écologie grise, celle quidevra tenir compte de la pollution des distances,

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Quelles sont les questions conséquentes pour nous de cet accident de terrain?

Sur ces accidents de terrains tels que je les ai bali-sés, quelles questions pouvons-nous bien nousposer, nous qui nous intéressons au monde del’enfance et à la transmission? De nombreusesquestions ne manquent pas de surgir…

Quelle expérience archaïque du temps et desrythmes peut avoir un enfant lorsqu’il baigne dansun tel contexte environnemental – lorsque à deuxans, il peut être maître déjà de la télécommande etqu’à 4 ans, il sait arrêter le défilement de la bandevidéo ou zapper sur la partie qui l’intéresse dansun CD? Comment l’enfant peut-il faire l’expérien-ce du silence et de la solitude lorsque son environ-nement précoce le sollicite par tous les canauxsensoriels particulièrement les champs visuel etacoustique? Quel lien y voir avec les assuétu-des, l’hyperkinésie et les troubles de l’attentionrencontrés de manière exponentielle ces derniè-res années ?

Comment les générations actuelles d’enfants peu-vent-elles concevoir la frontière entre le vivant etl’inerte, entre l’homme et la machine, entre envi-ronnement naturel et virtuel quand leurs jeux etles technologies les amènent à jouer davantageavec cette frontière et que la réalité tangiblebrouille les catégories?

Comment peuvent-ils concevoir ce qu’est «pen-ser », ce qu’est l’intelligence quand on ne cessed’avancer dans la mise au point d’intelligence arti-ficielle, lorsqu’ils parlent à leur machine comme àun partenaire doté d’une intelligence autonome?

brusquement, comme dans accident de terrain».Les recherches évoquées montrent que ledéploiement des outils informatiques et des nou-veaux médias ne pose pas qu’une simple questionde technique. Ils sont la conséquence et refletd’une société devenue mondiale du fait de l’accé-lération de la vitesse d’information, de la labilitédes structures sociales et des valeurs. Ils dénotentdes modifications fondamentales dans la manièredont le rapport à l’espace, au temps et à l’identitése construisent au travers d’objets condensant unnouveau rapport métaphorique à la réalité. Lesressources naturelles en voie d’épuisement, l’aug-mentation de la population mondiale, les territoiresles plus reculés ayant révélé leurs secrets; toutcela nous mène à un changement de terrain. Lacréation des mondes virtuels, de même que l’ex-ploration spatiale, ouvrent alors à une extensiondu territoire, au-delà de la planète terre, au-delà dela grandeur nature et de la vitesse du vivant, versun territoire neuf, non sans danger mais suscep-tible de pousser à l’invention. Le lieu du Net pour-rait ainsi être considéré comme un nouveaumonde à conquérir, le monde virtuel venant recu-ler les frontières du monde connu. Comme je l’aidéjà fait observer, on voit comment le monde vir-tuel peut être considéré comme une zone en fricheoù se créent de nouvelles formes de communica-tion, où s’expérimentent de nouveaux moyens dereprésentation et où les technologies modernespeuvent être mises au service de la préservationde la diversité.

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Un monde imaginaire

Il me semble que nous avons à nous pencher surde telles questions. Elles me paraissent fonda-mentales pour la vie psychique dans la mesure oùelles mettent en jeu notre rapport au réel, l’émer-gence de notre pensée et son lien avec la dimen-sion imaginaire.

Le réel et son double, l’inquiétante étrangeté

Dans L’inquiétante étrangeté, Freud s’intéresse autravers de sa lecture du conte d’Hoffmann«L’homme au sable», à la question du réel et deson double ainsi qu’à la confrontation à l’étran-gement inquiétant.13 «L’étrangement inquiétantsurgirait-il lorsque l’inanimé pousse trop loin saressemblance avec le vivant?», se demande-t-ilavant d’y répondre par la négative. Ainsi ayantdécrit le rapport de l’enfant avec l’inanimé au tra-vers de ses jeux et avec ses poupées, Freudconclut que l’inquiétante étrangeté n’a plusaucune prise pour quiconque a liquidé en lui radi-calement et définitivement les convictions ani-mistes. Il différencie alors l’inquiétante étrangetéprovenant de ces convictions animistes del’étrangement inquiétant qui remonte au «depuisdéjà longtemps familier ». Cet étrangementinquiétant émane selon lui des complexes infan-tiles. Ici, c’est la réalité psychique qui compte, laréalité matérielle n’entre pas en ligne de compte.Dans le conte d’Hoffmann, Freud rattache ainsi le

Comment concevoir le rapport à l’identité quandla technique permet de se voir à l’écran, se fairefigurer comme double en mouvement, de changerde tête ou de parties du corps et de vivre des viesparallèles sous des identités virtuelles? Comment l’enfant peut-il faire usage de la struc-ture grammaticale et lexicale de la langue lorsqu’ilest baigné dans un environnement où les imagessont devenues prédominantes et où l’on se tient àun usage fonctionnel de la langue? À quels nou-veaux rapports entre langue orale et langue écriteva-il contribuer en maniant les possibilités de récitqu’offrent ces nouveaux médias?

À quelle transcendance ouvre cette ambiance cul-turelle où tout s’offre dans l’immédiateté et selonune logique du désir centrée sur les biens deconsommation et le plaisir immédiat? Voyons lapublicité pour la Gamecube qui nous intime dejouer après avoir montré de manière saisissantecombien, la vie est si rapide de la naissance à latombe! Vers quel horizon l’enfant peut-il tournerses espoirs et vœux de réalisation dans un mondeoù s’annoncent changement climatique, surpopu-lation et carence des ressources naturelles?

13 Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, folio-essais, Paris, (éd. De 1985), p. 210-263.

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tion «perdre les yeux ou en être privé» reste sour-ce d’angoisse majeure.

Inflation de l’image: pixels et représentation mentale

De regarder, il est éminemment question aujour-d’hui. Le monde déborde d’images diffusées parle biais d’un environnement physique qui chercheà les rendre de plus en plus attractives. On sait eneffet, que de la qualité de la lumière diffusée,dépendent l’attention et la malléabilité des specta-teurs. Tout y est affaire de pixels, ce « picture ele-ment» qui est le plus petit élément constituant uneimage et qui sert à en mesurer la taille et la réso-lution. Commercialement, tout est fait pour rendrela télévision plus attractive, c’est-à-dire plus bril-lante. La luminosité, la brillance sont bien plusimportantes que les contenus. Ceci n’est affaireque de pixels, de rythme et d’orientation de lalumière : celle-ci doit maintenant envelopper lespectateur. Ces caractéristiques techniquescontribuent au caractère hypnotique de la télévi-sion et de l’ordinateur. Les commerciaux en tirentprofit dans une société où les écrans sont omni-présents et où chacun allume puis zappe, zappeet éteint, avant de rallumer et de reprendre laboucle. L’hospitalisation massive d’enfants suite àune série Pokemon a mené Luc Mariot à réaliserune recherche sur ce sujet.14 Il nous parle ainsi despixels: «La lumière, cela vous rentre dans le corps,cela vous enveloppe, surtout la lumière directecomme celle de l’ordinateur, cela crée des effetsde déprivation sensorielle qui rendent l’esprit plusmalléable, plus passif». Cela soumet effective-

sentiment d’étrangeté à un complexe infantile, àl’angoisse infantile effroyable de perdre les yeux.Nous pourrions dire cela autrement en disant quele caractère traumatique de l’image consiste àdéborder l’appareil psychique, révélant une repré-sentation qui y a été encryptée dans l’enfance.L’image réelle vient alors faire effraction dans l’ap-pareil psychique, le débordant en renvoyant à unereprésentation déjà présente bien que masquée.Le texte de Freud se poursuit par un commentairesur l’inquiétante étrangeté de la fiction, de l’imagi-nation et la création littéraire. Il y relie l’étrange-ment inquiétant au pouvoir angoissant de cer-taines œuvres de fiction. Selon lui, nous pourrionssans problème suivre un écrivain qui ouvre claire-ment à des convictions animistes. «Les réalisa-tions de désirs, les forces occultes, la toute-puis-sance des pensées, l’animation de l’inanimé quisont courants dans le conte, ne peuvent y produi-re aucun effet d’inquiétante étrangeté», écrit-il.Mais il est un autre cas, celui où l’écrivain se placeapparemment sur le terrain de la réalité communemais entraîne cependant le lecteur sur un terrainqui va favoriser le retour du refoulé. Freud insistesur la manière dont notre vie psychique subit alorsl’effet du milieu physique et la malléabilité particu-lière que le lecteur présente face à l’écrivain qui,animé d’une telle intention, joue de sa techniquelittéraire pour parvenir à cette fin.Ce commentaire nous intéresse pour les jeuxvidéos et autres processus de représentation virtuelle. De la fiction littéraire aux productionsnumériques, un tel pas technologique a bienentendu été franchi que le texte de Freud paraîtquelque peu désuet. Notre réalité familière aujour-d’hui composée d’artefacts nous amène à côtoyerquotidiennement la dimension virtuelle. Toutefois,la malléabilité du psychisme humain aux œuvresvirtuelles laisse entière la question du regard,regard dont Freud nous dit combien la représenta-

14 Le tube, documentaire réalisé en 2002 par le journaliste Luc Mariot etle cinéaste Peter Entell.

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sous les auspices d’un jeu télévisuel du style duMaillon faible ! La référence à ces pixels, on la rencontre aussi dans ces situations fréquentesd’enfants envoyés en psychothérapie pour déficitd’attention. Des parents nous disent d’eux qu’ilsne peuvent rien entreprendre sans avoir télévisionou vidéo allumée, qu’ils sont incapables de sup-porter le silence, d’agir en l’absence de stimuliauditifs et visuels. Des familles évoquent encore lepartage impossible des supports médiatiquesentre les différents membres de la famille; télévi-sions, consoles ou ordinateurs sont démultipliésafin de ne frustrer personne, que nul ne soitconfronté ni au partage, ni à l’ennui. Il y a aussi cesenfants de deux ou trois ans qui sont devenus lesrois de la télécommande, régnant en tyran sur laprogrammation télévisuelle de la maisonnée. Cesévocations montrent l’omniprésence des écransdans l’univers quotidien des familles et leur attrac-tion très précoce sur les enfants. La plupart desnourrissons voient la luminosité desdits écrans serefléter dans le regard captivé de leur mère oubriller de mille feux dans la pièce de séjour, lors-qu’ils ne leur sont pas tout simplement offertscomme nounou cathodique.

Outre le pouvoir hypnotique des pixels et leurcapacité à nous scotcher, je voudrais égalementévoquer la question du rythme des imagesactuelles. Une de leurs particularités est de ne paslaisser le temps au spectateur de confronter lesimages à ses images internes, à son savoir et àses représentations; d’où un effet de mise en sus-pens de la fonction de jugement et de l’activité depensée intellectuelle mais aussi de l’élaborationpsychique des excitations. La télé tire en rafale,nous dit Paul Denis et l’image déverse d’un seulcoup tous les éléments porteurs d’information.Elle s’offre à la perception dans un temps extrê-mement court et provoque ainsi un saisissement

ment dès le plus jeune âge les enfants à ce som-meil où les rêves sont fournis.

Dans les années 80, avant l’entrée dans l’Internetdomestique, je réalisais des guidances sur man-dat judiciaire au domicile des familles. La télévi-sion y fonctionnait souvent à plein tube. Je mesouviens d’un téléviseur diffusant Alien sous leregard médusé d’un enfant de quatre ans; visagetuméfié et yeux pochés, sa mère s’entretenaitavec nous de la violence conjugale qui l’amenait àse barricader chez elle avec son enfant. Autre sou-venir : celui de ce nourrisson de cinq mois penduau sein, passant de la contemplation du visage desa mère à l’écran auquel sont rivés ses yeux tan-dis qu’elle nous parle en suivant un quelconqueDallas. À l’hôpital, je relèverai également cette pra-tique courante de bébés laissés seuls en chambrepédiatrique face aux Walt Disney, la télé nounoupalliant l’absence de visite parentale. Ou encorecet autre phénomène auquel j’assiste dans montravail en maternité : celui de femmes accouchéesqui vivent en permanence avec la télévision allu-mée, recevant la visite des soignants sans sedébrancher de ce tube cathodique. D’autresmères, à la carrière professionnelle bien établie, ne peuvent aujourd’hui renoncer à apporter enmaternité leur ordinateur et téléphone portables,partagées parfois entre la fascination exercée parleur bébé et la nécessité de rester branchées surle monde extérieur durant leurs trois jours d’hospi-talisation. Enfin, une collègue belge, psychologuedans une maternité, m’a rapporté une observationrelative à la récente introduction de la télévision ensalle de travail : anesthésiste et parturiente inter-rompant leur colloque préliminaire à la naissancedu bébé pour regarder l’issue d’un jeu télévisuel.L’usage de cette télévision en salle de travail estune innovation pour le moins surprenante. J’ose àpeine imaginer la naissance d’un enfant se passer

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les processus secondaires. C’est donc davantageen terme d’excitation que de représentation queles images actuelles risquent d’affecter sa vie psy-chique. Et l’on peut se demander comment cettecharge interfère avec le développement de la nar-rativité et des capacités de symbolisation.

Des mots et des images: narrativité, fracture sociale et parole fonctionnalisée

Or à propos de la narrativité, Bernard Golse disaitrécemment que la capacité de se raconter semblejustement l’antidote au trauma. Mais il s’empres-sait de nous rappeler combien cette capacité d’organiser un récit reste très dépendante de laqualité des interactions précoces où « l’adulteraconte le bébé» à partir de ses propres expé-riences archaïques. Il y a là une narrativité très pré-cocement à l’œuvre. Pierra Aulagnier nous a bienmontré l’importance de ce premier chapitre auquell’histoire de l’enfant vient s’arrimer, chapitre qui nepeut lui être narré que par l’adulte qui l’a connubébé et qui se rapporte à la question du désir.Dans la clinique périnatale, nous voyons mainte-nant, au travers de ce qui se passe autour desimages échographiques et des effets de parolequ’elles produisent, combien la période prénataleest partie intégrante de ce premier chapitre fonda-teur. Et je ne peux m’empêcher de penser que sil’ouverture à la narrativité est affaire du désir de lamère (de se faire l’interprète de son bébé), cettemère subit également les effets du milieu cultureldans lequel elle s’est construite elle-même et desreprésentations sociales dans lesquelles elle necesse d’évoluer, là où les progrès des techniquesmédicales peuvent produire des effets inattendus.

particulier qui peut avoir un effet traumatique.Pour ce psychiatre, le trauma apparaît comme ladésorganisation provoquée par une excitation quele psychisme ne peut intégrer. Avec de tels pro-pos, ce clinicien questionne l’excès d’imagesassénées en place d’une parole adressée surmesure à l’enfant, d’une parole consciente de lanécessité de ne pas déborder l’appareil psy-chique. Il laisse entrevoir que cette excitation peutcependant avoir valeur organisatrice lorsque l’in-vestissement de l’image répond à une nécessité,comme celle de se rassurer devant l’absence. Onretrouve ici la thèse de Serge Tisseron pour quil’image, en premier écran de la pensée, est consti-tuée d’un ensemble de participations sensorielles,émotives et de motricité. Tisseron affirme qu’ilexiste des formes de symbolisations préalables àla symbolisation verbale. Elles passent par desimpressions et états du corps que le travail surl’image permet d’analyser, à condition toutefoisque ces états puissent être médiatés dans letransfert. Paul Denis dénonce cependant le risquede débordement pulsionnel lorsque la vie socialen’est décryptée qu’en utilisant les codes stéréoty-pés simplifiés de l’espace télévisuel et médiatique.Le risque est celui de la fétichisation, celle-ci étantle fait du «spectateur qui investit l’image pour elle-même et non comme l’élément particulier d’unensemble, mais aussi le fait de l’émetteur d’imagequi vise seulement à provoquer par elle chez lespectateur, l’excitation ou la sensation et nonl’émotion ou la pensée».15

Il y a une certaine forme de violence pour l’enfantd’être laissé seul face à l’écran dans les premierstemps de sa vie car la charge d’excitation affecteen effet en premier lieu sa sensorialité sans viser

15 Denis P., L’image n’a pas de loi, in Nés avec la télé, ESF, Paris, 1999,pp. 91-96.

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Dardenne. Lorsque la précarité de la vie est l’étatde fait quotidien depuis plusieurs générations etsigne une exclusion sociale qui semble irréduc-tible, comment accéder au trésor de la langue? Larecherche menée par Tisseron sur la violence de latélévision a ainsi eu le mérite de nous rendre atten-tifs à la plus grande vulnérabilité aux images desenfants démunis dans les processus de symboli-sation. Ce psychiatre dégage en effet des pistespour aider ces enfants à s’y repérer en recourantjustement aux technologies de l’information quimettent en jeu l’action et le rythme avant la paro-le. Il montre comment, pour des sujets qui ne peu-vent disposer du langage comme premier moyende symbolisation, les états du corps peuvent êtreinterprétés comme des prémisses d’équivalentssymboliques. Au fond, peut-être s’agit-il de repé-rer ces sortes d’actions symboliques dont parlaitM. Otte, actions symboliques introduites par lerecours à la technique et qui sont des préalablesindispensables à une symbolisation langagière.

Au-delà des questions radicales que pose cettefracture sociale, nous pouvons nous demander demanière plus générale si ce recours à la richessede la langue risque d’être effectivement entamédans une culture où l’image est prédominante etoù la communication se standardise autour d’unevisée utilitaire. Des enseignants pointent que lesenfants lisent comme ils zappent, ne comprennentpas toujours le sens des mots, qu’ils ont des diffi-cultés à synthétiser les informations et à accéderau vocabulaire abstrait.17 D’un côté, on constateainsi un excès de stimulations sensorielles, del’autre, une perte du recours à la langue pour éla-borer lesdites stimulations.

Je reviendrai plus tard sur les effets du milieu surles interactions précoces. Mais avant cela, je tiensà ouvrir une parenthèse à propos de la fracturesociale que connaît notre société. À travailler dansdes zones géographiques bien équipées en offresde soin, on oublie que cette narrativité est aussiaffaire de milieu socio-économique. Le récit s’ap-puie sur la richesse de la langue, sur la possibilitéd’avoir accès à une certaine structure syntaxiqueet lexicale et sur des références culturelles. Ceciimplique, si pas d’accéder à une certaine scolari-sation, du moins d’être sorti de la lutte pour la sur-vie. Le film belge de Patric Jean est sur ce pointterrifiant. Il montre combien la fracture sociale estaussi cuisante dans certaines zones de Walloniefin des années 1990 que dans les années trente.Dans cette région du Borinage où il tourne 60 ansaprès Henri Storck, il semble n’y avoir aucungain.16 Ce film m’a projetée dans le quotidien d’unhôpital où j’ai eu l’occasion d’exercer en Wallonie.Dans cette région sinistrée sur le plan économiqueet en équipement socio sanitaire, accompagnerune femme à mener une grossesse au plus prèsdu terme des 9 mois relevait encore de l’exploit etla naissance d’un bébé en bonne santé était déjàgage de succès. L’enseignement d’un pédiatrecomme Maurice Titran nous était alors précieux.Ce pédiatre qui a travaillé avec des populationsdites vulnérables de la région de Roubaix nous ainvités à placer nos approches pluridisciplinairesau plus près de la réalité de vie des bébés et deleurs familles, permettant ainsi pour certainesfamilles des gains sociaux et psychiques d’unegénération à l’autre. C’est le même pari que parta-geaient les équipes avec lesquelles j’ai eu le plaisir de travailler dans ces lieux de vie donttémoigne l’univers cinématographique des frères

16 Les enfants du Borinage-Lettre à Henri Storck ( 1999), de Patric Jean etMisère au Borinage ( 1933) de Henri Stork et Joris Ivens.

17 Voir La Libre Belgique du 20/21 avril 2002, Ils lisent comme ils zappent,entretien de Joan Marblier avec Michèle Lamensch, enquête sur lesperformances scolaires dans la maîtrise du français.

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marquée par les tragiques rapts d’enfants.

Dans une note de bas de page de L’inquiétanteétrangeté, Freud questionne la force et l’origine del’inquiétante étrangeté du silence, de la solitude,de l’obscurité, circonstances auxquelles s’attachechez la plupart des humains une angoisse infantilequi ne s’éteint jamais tout à fait. Il est intéressantd’examiner cela sous l’angle de la modernité oùl’environnement est particulièrement saturé de«contacts» et où subsistent peu d’espacesexempts d’images ou de sollicitations auditives. Ilnous reste peu d’opportunité pour faire l’expé-rience du silence et de la solitude. Face à cesexpériences, sources d’angoisse, le slogan«Toujours ensemble, jamais seul» tombe à pic et le développement des télécommunicationss’avère efficace pour masquer l’angoisse que lesespaces vides ne manquent pas de susciter ennous. Le slogan de la même société de téléphoniene propose-t-il pas en 2005 de recharger 30 minu-tes pour la vie, utilisant l’image du nourrisson ausein comme métaphore de ladite recharge vitali-sante? Et au salon e-cultu-refair d’Amsterdam del’automne 2003, ne pouvait-on pas découvrir denouveaux objets interactifs susceptibles de gom-mer les distances en branchant les individusmême lorsqu’ils vivent dans des lieux éloignés?Ainsi, dans la maison de demain, Monsieur peutsentir un léger frémissement à Berlin lorsque sacompagne qui habite à Londres passe le long dumur de la maison. Il peut être obligé de s’asseoir àdroite du canapé parce que la place «est occu-pée» à gauche, marquée de la présence virtuellede sa compagne. Sa cuisine, équipée d’un projec-teur, peut projeter sur sa table les objets que sapartenaire a placés sur la sienne à des kilomètresde là. Ou encore, ses chaussures se mettent à tré-pigner dans le hall de la maison dès que son trainest presque arrivé à destination.

Je dois encore évoquer ici le pouvoir d’intentionde ceux qui programment les fenêtres cyberné-tiques et télévisuelles qui s’imposent à l’ensemblede la population mondiale. Je doute que leurintention veille à laisser place à la narrativité deceux qui en subissent l’influence. Ceci était pour-tant le cas du conte dont le dispositif ancestraloffrait, lui, la possibilité à l’auditeur de donner ducorps et de la représentation à ses fantasmes et àses craintes. Henri de Caevel l’évoque bien lors-qu’il dit que dans le conte, « l’interprétation dudiseur prête place pour l’interprétation de l’audi-teur qui peut prêter ses propres mots dans lesespaces de silence, qui peut prêter ses propresimages aux mots entendus».18 A contrario, écrasépar la force du son et de l’image, l’enfant nesemble pouvoir qu’induire des variantes de l’orga-nisation images et mots telle qu’elles ont été pro-grammées par l’auteur sans pouvoir inventer etsouvent sans avoir la possibilité d’importerd’autres mots et images engrammés dans sapropre mémoire humaine.

«Altijd samen, nooit alleen…Toujours ensemble, jamais seul!»

En 2004, le slogan d’une importante société demobilophonie percutait massivement notre espa-ce urbain par ce message publicitaire. «Ne pasperdre des yeux», « l’avoir à l’œil», « la tenir duregard», «être la prunelle de mes yeux»: autantd’expressions disent l’importance du regard dansle lien à l’autre, tant dans sa dimension d’attache-ment, d’investissement que de contrôle. LaBelgique, faut-il le rappeler, est restée longtemps

18 de Caevel H., Entre les mots et les images, l’espace du virtuel, La lettredu Grape, n°22, décembre 1995, pp. 15-22

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vivons, l’image déréalisant le monde des conflitset des désirs sous couvert de les illustrer – commesi l’image s’universalisant produisait un mondesans différence.20

Une première fenêtre sur le monde:naissance de la représentation

Comment ces circonstances modernes affectent-elles la naissance de la représentation chez lenourrisson? Comment colorent-elles les condi-tions d’émergence du sujet lorsqu’il tourne sonregard vers le monde? Comment l’expérience dela rencontre et la présence de l’Autre, la mère enl’occurrence, est-elle enveloppée par la particula-rité de cet environnement? C’est vers ces ques-tions que nous dirige à présent notre voyage.

Le regard de la mère

Ce premier écran pour la pensée passe par leregard de la mère, phénomène qui reste tout à faitparticulier à l’espèce humaine. Par «regard», j’en-tends néanmoins quelque chose qui déborde dupur registre visuel bien que celui-ci reste prédo-minant: le regard, l’olfaction, la voix, le portageaccompagnent le nourrisson dans son contactavec la réalité au travers également des macrorythmes et micro rythmes répétitifs qui scandent etcolorent la manière dont il est soigné. La personnequi s’occupe du nourrisson va le porter, le manipu-ler, lui présenter les objets du monde qui l’entoure,initiant avec lui des échanges visuels, vocaux et

Quand le registre du visuel s’impose

À cette possibilité de connexion permanente,s’ajoute la possibilité d’être branché visuellementavec ses proches. Je pense au développementdes systèmes de télé vigilance où les itinérairesdes ados peuvent être contrôlés par gsm et à laprochaine localisation par puce pour tout un cha-cun qui le souhaitera. Des parents peuvent déjàsuivre en direct par webcam les évolutions de leurbambin en crèche et contrôler par-là les agisse-ments des nounous – projet qui a fait récemmentdébat en Belgique. Et, last but not least, grâce auNet, des bébés hospitalisés en néonatologie peu-vent être observés par leur parent tout au long deleur séjour en couveuse. L’image du fœtus s’im-pose également dès la vie anténatale depuis ledéveloppement massif des échographies. Faitrécent, la presse belge révèle l’utilisation «d’écho-clip», des échographies qui ne relèvent plus duregistre médical mais d’un studio privé de photos.Dites artistiques, elles permettent de visionner surDVD une quinzaine de minutes d’images en troisdimensions de son futur bébé.19

Ce registre du visuel s’impose, et avec lui l’oppor-tunité d’être ensemble de manière permanentepuisqu’il s’agit d’être vu dès la conception oupresque et d’être accueilli et bercé dans la pré-sence et la luminosité des pixels. La publicité d’unautre opérateur de téléphonie ne représente-t-ellepas un fœtus déjà branché in utéro par téléphoneportable? Alors, les images ne finissent-elles paspar être bien plus vivantes que les gens? RolandBarthes nous le suggère tout en évoquant l’uni-vers imaginaire généralisé dans lequel nous

19 Voir La Libre Belgique du 14/15 août 2004, Le fœtus dans son premierrôle d’acteur, par Laurence Dardenne, Rubrique Signes-Mutation, p.56.

20 Barthes R., La chambre claire-notes sur la photographie, Gallimard/Leseuil, coll. Cahiers du cinéma, Paris, 1980, p.181.

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sation qu’elle entretient avec un tiers? Il me sem-blerait intéressant d’observer cela à un momentoù l’attractivité des écrans et leur omniprésencene peuvent qu’intervenir dans les interactions dujeune enfant avec ses parents.

Il arrive d’ailleurs que l’écran puisse jouer le rôle del’élément tiers dans la relation mère-bébé. Ainsidans la consultation thérapeutique avec un jeuneenfant, il m’est apparu que la télévision avait per-mis de médiatiser dès la naissance la relation de lamère à son nourrisson, leur permettant d’éviter, enl’absence d’un autre tiers efficace, les conséquen-ces dramatiques auxquels auraient pu conduire laviolence des fantasmes maternels.

Le paysage, la fenêtre qui s’ouvreau-delà du berceau

Encore une fois, la notion de paysage semble pro-pice pour tenter de faire percevoir le rapport aumonde du jeune enfant. Daniel Stern utilised’ailleurs des termes dérivés du terme anglais« landscape» pour décrire ce que nous croyonsêtre le rapport au monde du nourrisson. Il proposele terme «weatherscape» pour qualifier l’environ-nement premier dans lequel est plongé le bébé àla naissance. C’est dans cette sorte de climat-paysage, d’ambiance que ses perceptions vontpeu à peu s’unifier. L’enfant se découvre ensuitecentre d’un «worldscape» lorsqu’il réalise qu’il est le centre du monde et possède un monde inté-rieur partageable avec quelqu’un d’autre. Enfin, ilentre dans les «paysages psychiques» lorsqu’ildécouvre le monde des intentions, des senti-ments, des pensées et souvenirs. Dans le premiertemps de ce «monde paysage», la texture du por-tage est sans doute essentielle. Le contact visuel

corporels au travers desquels des émotions se par-tagent dans une danse interactive que Daniel Sterndécrit comme un véritable voyage affectif qui mèneà l’interactivité puis aux paysages psychiques avecleurs désirs, sentiments et pensées. Toutes cesexpériences précoces demandent disponibilité etattention. Car c’est à partir de ce «regard» empreintde présence attentive que la mère permet au nour-risson d’organiser à minima les sensations corpo-relles qui le traversent. En nommant à l’enfant leséprouvés qui sont avant tout les siens – ceux de lamère –, elle lui permet d’unifier peu à peu les partiesde son corps et de s’éprouver, au fil du temps,comme une personne distincte.

De nombreuses recherches ont porté sur l’impor-tance de la qualité de ce regard. Les observationsfilmées de Still Face ont permis de comprendrecomment les nourrissons se désorganisent etcherchent à se réorganiser dans l’interaction avecleur mère déprimée ou inattentive. D’autres obser-vations plus récentes s’intéressent à la triadepère/mère/bébé. Elles cherchent à saisir la maniè-re dont l’enfant réagit au face à face avec le pèreen présence de la mère ainsi qu’aux effets immé-diats produits sur lui par le spectacle de l’interac-tion joyeuse du couple parental.21 Ne pourrions-nous pas nous interroger également sur la qualitédu regard maternel, c’est-à-dire de la «texture» desa présence émotionnelle contenante lorsque sonattention est captée par un environnement visuelattractif ? Ce regard de la mère scotchée à l’écran,aurait-il un autre pouvoir que celui exercé par leregard vide de la mère déprimée? Serait-il équiva-lent de celui d’une mère qui regarde par la fenêtreentre-ouverte le paysage qui s’ouvre à elle? Ouencore du regard de la mère animée par la conver-

21 De telles expériences ont été communiquées à une journée de laWaihm, le 4/12/2003 à Lille, par Mme Fivaz.

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travers de l’ambiance qui s’en dégage la couleurdes interactions précoces à la mère. Car l’ambian-ce, l’atmosphère affective qui colorent l’environne-ment physique ont également été prises dans leregard de la mère qui en porte l’expressivité. Sansdoute, est-ce à cette forme d’empreinte que faitréférence Roland Barthes lorsqu’il évoque le«désir d’habitation» qui peut nous saisir face à unpaysage de prédilection, là où tout se passecomme si vous étiez sûr d’y avoir été ou de devoiry aller. De ce paysage fantasmatique «déjà connubien qu’oublié», Barthes ne nous dit-il pas qu’ilpeut éveiller la Mère nullement inquiétante?

Être présent à l’événement

Encore faut-il pouvoir s’exposer au paysage, s’of-frir à lui dans une certaine disponibilité intérieure,d’où peut naître une certaine forme de pensée.

Dans un congrès de la Waihm à Lille en 2003, unepsychanalyste rapportait ainsi cette belle observa-tion faite à l’hôpital à un moment où elle n’avaitrien à faire. Attirée par les pleurs d’un bébé encouveuse, elle s’arrête auprès de lui mais elle neparvient pas à le calmer. Tout à coup, le voilà quis’apaise sans qu’elle ait le sentiment d’y être pourquoi que ce soit. Elle observe alors qu’il regardequelque chose fixement. Cherchant à percevoir ceque peut bien regarder ce bébé, elle s’aperçoitqu’il a capté le reflet de son propre visage dans lavitre du lit, se réorganisant de lui-même autour decette perception. Cette recherche menée par cebébé pour se réorganiser, de même que l’obser-vation qui en a été faite, ne me semblent avoir étépossibles que parce qu’il y a eu un temps où il n’y avait rien à faire, un temps où être présent àl’événement.

y prend de plus en plus d’importance. Et il est certain que la tonalité affective des interactionsvisuelles, corporelles et langagières dont l’enfantfait l’expérience avec sa mère qualifie l’ambianceaffective au travers de laquelle le monde glisse en lui.

Je crois qu’il existe aussi un second écran, déca-lé du regard de la mère. Je pense à l’expériencetrès précoce que fait l’enfant de cette autre fenêtreouverte sur le monde, celle du paysage. Ce pay-sage, il le voit de son lit où il est laissé seul, dansles intervalles où la présence maternelle fait placeà l’absence. Quand le visage fait défaut, la fenêtrede la chambre n’est-elle pas essentielle commeinvitation au fantasme? Ce paysage est aussi celuique lui offre son parent lorsqu’il l’installe de maniè-re répétée face au spectacle du monde ambiant.Cette fenêtre, je pense que chacun de nous peutêtre amené à la revisiter un jour dans le décoursd’une cure psychanalytique. Qu’elle ouvre sur unpaysage urbain, sur un trop plein de senteurs, surun paysage à la Spilliaert ou à la Rick Wouters, surle scintillement en plein écran d’un fleuve – commej’ai eu l’occasion de le voir de manière saisissantedans la chambre d’un nourrisson habitant en bordde Meuse –, cette autre fenêtre me semble à la foispoint de fixité réunissant l’enfant dans ses percep-tions et point d’ouverture vers l’horizon. Elle ouvreà des couleurs, des rythmes, une certaine brillan-ce ou mattitude, des odeurs et sonorités particu-lières. Ces expériences faites par le nourrissondans sa radicale solitude me semblent essen-tielles. Je crois que ces premières empreintesmarquant de manière indélébile l’appareil psy-chique en ce moment naissant, de la mêmemanière que le choix de la palette de couleursoriente dès l’esquisse l’expressivité du tableau.

Et sans doute, le paysage de la réalité rejoint-il au

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Images et narration

Ainsi, images et narration se nouent. Et dans unesociété où règne le pouvoir de l’image, perdre lelien et le sens de la narration peut être aussiangoissant que de perdre les yeux.

C’est autour de ce thème que Wim Wenders arti-cule le scénario de son film Until the end of theworld. Une femme ethnologue, devenue aveugle(Jeanne Moreau), vit chez des aborigènesd’Australie avec son mari chercheur. Ce dernierinvente une caméra qui enregistre les imagesmentales de celui qui regarde une scène et permetde restituer ensuite ces images à une tierce per-sonne. Le médecin espère ainsi rendre la vue à safemme. Leur fils entreprend donc un long périplequi lui fait traverser le monde entier à un rythmeeffréné pour filmer les lieux et personnes qu’aconnus sa mère. Dès son retour en Australie, ilpartage ses propres images mentales avec samère, lui restituant en quelque sorte la vue en luiprêtant son regard. Cette expérience s’avèrecependant désastreuse pour elle, tant le mondeactuel lui apparaît désenchanté par rapport auximages qu’elle en avait gardées. Voir ce que leslieux et personnes sont devenus est d’une telleviolence qu’elle meurt sous le choc de la ren-contre. Son mari, son fils et la compagne de celui-ci détournent alors l’expérience de son but initial ;ils se passionnent pour l’enregistrement desimages mentales de leurs propres rêves qu’ilsvisionnent ensuite en boucle sur de petitesconsoles portables. Ce dérapage a lieu sur fondd’accident généralisé. Alors que les communi-cations planétaires sont coupées à l’échelle mon-diale et qu’on semble craindre un accident

De telles observations nous amènent à nousdemander comment l’observatrice qu’est égale-ment une mère peut offrir à son enfant les condi-tions de cette gestation si elle vit elle-même dansun espace-temps comprimé par la vitesse. Cetemps de l’événement, ce temps de l’observationavant l’interprétation, ne requièrent-ils pas lanécessité d’un «temps d’arrêt»? Vous savez unpeu comme à l’image de cet espace vide du jeude taquin où la mobilité de l’image et sa recons-truction ne sont possibles que grâce à la présen-ce d’une case vide. De ce temps où une mère peutse laisser surprendre par l’observation, après avoirdû supporter un temps de suspens, temps vide outemps mort selon sa manière de le vivre.

Et cette psychanalyste, Véronique Lemaître, departager ensuite par un récit adressé au bébé cequ’elle venait de vivre avec lui, reprenant alorsdans le fil d’une narration l’expérience qui venaitde se dérouler dans son regard.

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On aimerait davantage de pixels, une plus hautedéfinition de l’image pour capter ce qui se laissedeviner dans l’ambiance de la scène évocatrice dece «quelque chose de déjà vu». Le temps dedécoder les couleurs outremer et jaune, le tempsd’être touché par la lumière, on reconnaît la brillan-ce si typique à Johannes Vermeer et la référenceau tableau de La jeune fille à la perle se fait tout àcoup plus précise. Comme avec la peinture deVermeer qui produit cet effet infinitésimal, onéprouve alors ce même sentiment qui pousse à seglisser dans la scène, à la pénétrer par un détail.22

Mais Wenders garde la scène brouillée. Il nousoblige à la scruter, à la recherche de similitudesavec la toile du peintre, intensément, comme lefont ses rêveurs lorsqu’ils cherchent à saisir lesimages de leur rêve. On aimerait sonder l’imagejusqu’à y repérer le détail qui lui donne toute sadensité et qui fait s’animer le sujet sous la pein-ture. Ici, la caméra filme suffisamment lentementpour que, touché par la scène, le spectateur puis-se la pénétrer et la décoder en laissant venir sespropres représentations.

nucléaire, chacun des protagonistes s’enferme,dans la profondeur du laboratoire installé au fondd’une grotte, dans une lecture complètement toxi-comaniaque de ses propres rêves. Seul le som-meil partagé en un lieu sacré par le fils avec desaborigènes initiés lui permettra de se dégager del’emprise exercée par les images de ses rêves.Parallèlement, sa compagne subira, elle, l’expé-rience ravageuse d’un sevrage brutal sans aucunrecours possible à la collectivité lorsque les pilesde sa console la lâcheront dans la cage métalliquequi l’isole du reste du monde.

Cette fiction illustre bien mon propos. Wenders liece lieu reculé d’Australie, lieu ancestral imaginaire-ment préservé de la mondialisation, à la totalité del’espace monde. Les dérapages qui se produisentdont la menace d’accident nucléaire se fait l’échoévoquent cette nouvelle définition du monde: desincidents isolés peuvent produire un effet impor-tant à l’autre bout du monde. Métaphoriquement,il nous dit comment les images ont aussi bien lepouvoir de nous désespérer, de nous enfermerque celui de nous mettre en lien et nous fairevibrer. Et jouant sur la fermeture/ouverture deslieux (le laboratoire installé dans une grotte où ilss’allongent pour rêver et le lieu rituel où s’allongentcôte à côte les dormeurs pour rêver ensemble), illaisse entendre le rapport inévitable qu’entretientla technologie avec le sacré. Mais ce que montrecette fiction, c’est que perdre le pouvoir narratifpeut être plus terrible que de perdre le regard.C’est ce que Jeanne Moreau semble avoir perdulorsqu’elle doit faire face à la réalité brute de l’ima-ge qui vient percuter de plein fouet ses représen-tations internes. Et pourtant, on aimerait lui rendrece regard, lorsque le cinéaste laisse entrevoir unescène saturée de bleu outremer et de jaune.L’image tressaille, se précise, redevient floue. Oncomprend qu’il s’agit de sa fille et de sa petite fille.

22 Daniel Arasse nous entretient de ce moment du détail et de l’événe-ment en peinture. Il évoque notamment comment la toile de Vermeer,Vue de Delft, a inspiré Proust dans À la recherche du temps perdu.

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complexe d’un traitement sensoriel qui requiert lerecours au trésor de la langue par le biais de laprésence consistante de l’autre et par le biais del’interprétation que celui-ci force sur cette expé-rience sensorielle. L’expérience de satisfaction oud’insatisfaction qui en découle marque le sujetnaissant à vie. Le plaisir de l’interprétation, del’écriture et les jeux sur les signifiants et les formespourront alors être mobilisés ultérieurement. Et siil faut donc du temps pour cela, il faut égalementune fenêtre qui borde et organise la perception. Etc’est cette découpe forcée par la mère sur l’expé-rience sensorielle de l’enfant qui aura valeur d’or-ganisation. Ce faisant, la mère oriente et masquela vue de l’infans sur le monde. Au travers du jeu,elle lui présente également un environnement phy-sique; des lieux, des objets qui l’invitent au pay-sage culturel.

Dans Jeu et réalité, à côté de l’aire de la réalitépsychique personnelle et de l’aire de la réalité phy-sique où vit l’individu, Winnicott distingue une troi-sième aire qu’il nomme «l’aire culturelle». Il parlede cette troisième aire comme d’un espace poten-tiel que tout le monde ne peut pas déployer etauquel tous les enfants ne sont pas nécessai-rement conviés. Il en parle comme d’un prolonge-ment de l’espace transitionnel entre le bébé et lafigure maternelle qui a été capable d’adaptation.Cette aire de jeu s’ouvre à l’enfant qui a pu expé-rimenter confiance et fiabilité au travers de sesexpériences du corps.

Winnicott écrit ceci : «L’espace potentiel entre lebébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entrel’individu et la société ou le monde, dépend del’expérience qui conduit à la confiance. On peut leconsidérer comme sacré pour l’individu dans lamesure où celui-ci fait, dans cet espace même,l’expérience de la vie créatrice». Le bébé, l’enfant,

Jusqu’au bout du monde,le champ de la culture

Du bout du monde parcouru en tous sens et filméà vive allure, on en revient à l’œil qui scrute avecémotion et cherche à décoder le jeu répété despixels sur l’écran. Du lointain, on en revient audétail qui touche et éveille l’émotion. Et cettefenêtre entrouverte par Wenders sur le rêve et lapeinture de Vermeer nous ramène dans lachambre du petit enfant dont la fenêtre découpeun tableau où scintille jour après jour, la même eaudu même fleuve, toujours pareil, toujours chan-geant. Cette fenêtre nous dit cela : il faut du tempspour regarder la toile et pour qu’advienne quelquechose. Il faut du temps pour que de l’observationsurgisse le détail qui unit les perceptions.

De la même manière, il faut de la durée pour quel’enfant se construise une représentation intérieu-re à partir de ce qui s’offre à son regard de maniè-re répétée bien que variable, au-delà de la bordu-re de son lit, comme première fenêtre sur lemonde. Il faut du silence et un certain retrait, encontre-point de la présence maternelle et dumugissement du monde, pour que surgisse lareprésentation. Il faut également que la mère puis-se s’exposer à l’expérience de la présence pleineet de l’absence, ce qui implique pour elle de sup-porter ne rien avoir à faire et de pouvoir jouer, ausens où nous en a parlé Winnicott dans l’espacetransitionnel. Jouer, non au sens du «game» avecses règles et sa structure mais au sens d’un«playing», d’une action en mouvement qui seconstruit dans le plaisir par la présence créatrice.L’expérience psychanalytique nous anime decette certitude que la représentation est le résultat

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La condition humaine

Pour représenter ce processus, j’évoquerai Lacondition humaine, une toile où Magritte peint unefenêtre ouverte sur un paysage. Mais dans l’enca-drement de la fenêtre, on aperçoit un chevalet surlequel est posée une toile qui représente le paysa-ge qu’elle cache justement! La toile fait doncécran au paysage et tend à recomposer dans lapeinture ce qui est caché derrière. Mais est-cebien la réalité? La représentation met ainsi enscène les différents degrés de la réalité qui la com-posent. L’emboîtement des plans géométriques etle principe du «caché derrière» utilisé par Magritterendent compte de l’illusionnisme de la représen-tation. Située dans un intérieur, la peinture poséesur le chevalet se définit par rapport à la fenêtrequi, elle-même, constitue déjà une forme de repré-sentation. L’image dédoublée devient triple puis-qu’elle implique encore le spectateur qui regardeune toile comportant trois niveaux de plans.

J’ai choisi cette toile pour le trompe l’œil qui joueavec les figures de l’objet, avec sa présence etson absence au travers de sa représentation. Cetableau de Magritte m’évoque ce qui peut se pas-ser face à la réalité virtuelle: une virtualisation del’objet où la contiguïté de l’absence et de la pré-sence compose avec une ouverture infinie à desplans différents, des plans qui ouvrent à l’infini jus-qu’au bout du monde jamais atteint de la toilenumérique.

Mais une telle ouverture cybernétique passeaujourd’hui par des cadrages et des compositionsqui semblent culturellement neufs. Aujourd’hui, lireou écrire avec un ordinateur et une connexion à

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l’adolescent, l’adulte peut remplir créativement enjouant dans cette aire infinie de séparation, ce quideviendra ultérieurement l’utilisation heureuse del’héritage culturel.23

23 D.W.Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1971, pp. 132-152.

nous acculturés à ces nouveaux rapports à lavitesse et à l’espace qui orientent pourtant notredestin collectif.

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Internet modifient radicalement le rapport autexte. Aborder le Net nécessite en effet une parti-cipation active du lecteur/écrivant: la vitesse et lenombre de liens possibles simultanés l’obligent àcadrer et à interpréter rapidement l’information. Ilfaut choisir les liens, mettre des fenêtres en réduc-tion, en oublier d’autres. Le processus décisionnelest essentiel pour ne pas s’y perdre et la circula-tion de la pensée passe par l’exploration com-plexe d’un espace multifocal. En matière d’artcontemporain également, le rapport à la matière età la figuration a beaucoup changé avec l’introduc-tion des installations et des arts numériques. Jepense que la toile de Magritte pourrait ainsi êtretransformée en installation. Le public serait invité ày entrer activement, à circuler virtuellement danschaque espace ouvert par une fenêtre, voire à agirsur l’œuvre avec d’autres spectateurs présentsdans un musée à l’autre bout du continent selondes principes d’interactivité.

L’œuvre serait transformée par les manipulationsexercées par le public. Mais pour en arriver là,chaque spectateur n’aura pas échappé à devoirse construire une représentation de lui-même, del’autre et du monde unifiée au travers de la pré-sence réelle d’un parent ou adulte parental. Dansle matériau brut de la perception, une mère aurabordé la représentation de ce futur spectateur, unpeu à la manière dont le peintre ou le photographecadre sa composition, masquant par ce cadragetout un pan de la réalité physique. Et c’est marquéde cette empreinte là que le spectateur pourragoûter à l’œuvre d’art et jouer avec elle.

Quelles fenêtres sur le monde les mères dedemain, immergées dans la virtualisation dumonde, présenteront-elles à leur enfant? Je medemande si nous pouvons en prendre la mesurealors que nous sommes pour beaucoup d’entre-

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Une terre en friche

Cet apport de Winnicott m’a aidée à penser l’aireculturelle comme une terre en friche reliant le des-tin individuel de l’enfant au destin collectif par sesliens à l’environnement humain et non humain.Winnicott évoque bien la responsabilité de ceuxqui ont en charge l’enfant. Il dit qu’il importe queceux qui prennent soin des enfants de tous âgessoient prêts à mettre l’enfant en contact avec leséléments appropriés de l’héritage culturel selon sacapacité individuelle, son âge affectif et son stadede développement. Il dit aussi combien ce quiimporte avant tout, c’est la protection de la rela-tion bébé-mère et bébé-parent au tout premierstade du développement afin que puisse advenircet espace potentiel où grâce à la confiance res-sentie, l’enfant peut jouer créativement.

Notre contexte culturel actuel manquerait-t-il desingrédients nécessaires à garantir cette sécurité?Il manque en tout cas de quiétude temporelle danscette époque de vitesse et de grande impatienceoù le stress a tout envahi. Il me semble aussi man-quer d’une pensée qui accorde du crédit à ladurée.

Comme l’écrit si bien Baudrillard; «Le tempoactuel, celui de l’immédiateté, de l’accélération, dutemps réel, va exactement à l’encontre de l’en-gendrement, de la gestation, du temps de pro-création et d’élevage, de la longue durée en géné-ral qui est celle de l’enfance humaine».24 Peut-être,

est-ce aussi de là que m’est venu cet intérêt pourles jardins et les paysages. Bourré de référencesculturelles, romanesques, historiques, picturales,le jardin est un monument qui joue avec le temps.Sa création, son aménagement et son entretienvéhiculent une conception du temps en prise avecsa finitude. Les jardins médiévaux ou de laRenaissance ne convoquent pas le même rapportà l’espace et au temps que les jardins roman-tiques, que le jardin en mouvement ou que lesactuels jardins publics et de banlieues. GillesClément dénonce l’actuelle absence de préoccu-pation publique pour penser l’environnement pay-sager et l’effet à long terme de ce désintérêt sur le patrimoine naturel et sur le monde humain. Onvoit ainsi des paysages uniformisés par la cultureindustrielle effaçant même la surface de la terre, là où elle se pratique intensivement sous bâcheplastique. C’est vrai qu’on voit aussi se déployerpartout des espaces suburbains standardisés quirognent peu à peu les espaces tampons entre villeet monde rural, développant de nouveaux lieux desocialité autour des nœuds autoroutiers et deszoning commerciaux. C’est vrai que les jardinspublics ne ressemblent pas à grand-chose, sou-vent conçus sur un modèle standard, sans grandeinventivité. C’est vrai qu’il y a de moins en moinsde zones franches préservées du trafic et de l’ur-banisation. Pourtant dans ce moment historiqueoù la communication anéantit la durée, Clémentinsiste sur la nécessité de préserver des zones defriche, ces zones où surtout il ne faut rien faire etoù on puisse observer le travail spontané d’évolu-tion des espèces, où puisse subsister des bar-rières naturelles qui préservent la diversité de cegrand brassage planétaire occasionné par le trafichumain. Ce trésor à préserver dans cet enclos fra-gile et autonome qu’est la planète maintenanttotalement embrassée par l’homme, il l’appelleétonnement « le tiers paysage».

24 Baudrillard J., Le continent noir de l’enfance, in La lettre du Grape,numéro 22 de décembre 1995, p. 12.

j’étais dégagée de toute pesanteur! Je trouved’une effroyable lenteur les films à suspense qui m’avaient tenus en haleine dans mon ado-lescence. Et je suis toute prête à expérimenter desséances avec webcam avec ce petit patientimmobilisé chez lui pour plusieurs mois. Encorefaudrait-il que mes enfants m’initient à l’utilisationde MSN et que j’accepte l’intrusion de la webcamdans mon propre bureau… Peut-être, prise dansl’ambivalence à l’égard de la technique, suis-jealors à l’image des néandertaliens dont nous parleMarcel Otte. J’hésite entre la forêt et la savanelorsque l’évolution de la société humaine pousse àexplorer de nouveaux territoires, virtuels ceux-là. Àce moment, je suis comme l’Oncle Vania du suc-culent récit de Lewis: l’Oncle Vania qui ne deman-de qu’à retourner dans les arbres de la forêt tandisque son proche parent, Edouard, lui vante ladécouverte fabuleuse qu’il vient de faire. Edouard,entreprenant et audacieux, s’avère être un pas-sionné du progrès, une vraie tête brûlée. Confiantet inventif, il n’a de cesse d’explorer son univers etd’y tenter des expériences techniques nouvelles.Oncle Vania est lui un frileux. Réticent et inquiet, ilpropose sans cesse à Edouard de rétrécir lechamp de ses expériences et de sécuriser sonespace de vie. Il vitupère contre les progrès tech-niques qui menacent de les conduire à la fin del’espèce. Je ne résiste pas à vous faire lire un petitpassage de cette fable des temps modernes…

«Oh, j’ai découvert le truc il y a plus d’un mois, ditpère. Vania, tu ne te rends pas compte, c’est untruc fascinant. Absolument fascinant. Avec despossibilités prodigieuses! Ne serait-ce que lechauffage, ce serait déjà un grand pas, mais il y atellement d’autres choses! Je commence seule-ment d’en faire une étude sérieuse. C’est phara-mineux. Tiens, prends la fumée, tout simplement:crois-le ou non, cela asphyxie les mouches et

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Back to the trees, la mort des dinosaures?

Face à mon ordinateur, je dois bien conclure.Grâce aux pixels de mon écran et aux hyper-liensrendus possibles par la grande toile mondiale, jepeux ouvrir des myriades de petites fenêtres.Pourtant, je suis un vrai dinosaure. Je fais partiede cette génération qui a un rapport décalé à l’in-formatique, à la sophistication des machines, à lavitesse des images et à leur pouvoir de transfor-mation du monde. J’ai appris à écrire à la plumetrempée dans cet objet antique qu’est devenul’encrier et, cependant, ma pensée ne peut plus sepasser de la connivence des circuits de mon pc etdu jeu de mes doigts sur le clavier. Je suis pour-tant bien un dinosaure car je continue d’apprécierl’art romantique qui a fait la part si belle au paysa-ge tandis que l’art contemporain, cet art fait d’ins-tallations et d’œuvres «hors cadre», me resteétrange. Aussi étranger que le sont ces soignantslorsqu’ils assistent une naissance en présenced’une émission lobotomisante. Je suis un peudinosaure lorsque je résiste à l’inflation de la pen-sée unique et vilipende l’existence des MacDonnald dans les lointains pays visités, lorsque jeprends soin de menus objets fragiles totalementpérimés du point de vue de l’usage pour les trans-mettre à la génération suivante, dans l’espoirqu’elle en prenne soin. Je me sens anachroniquelorsque je prête plus de noblesse au livre papierqu’au livre électronique. Cependant, je trouve for-midable certains paysages ou décors numériquesainsi que le vertige sensoriel de la vitesse ou lamagie de la transformation corporelle que permet-tent de vivre certains films d’animation: ils actuali-sent enfin mes rêveries enfantines dans lesquelles

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sentation du monde qui tienne compte des nou-velles ouvertures techniques? Comment peut-il sepermettre, dans le travail éducatif ou psychothéra-peutique, d’utiliser les technologies lorsque celles-ci semblent être le premier moyen pour faire naîtrela représentation? Pour y parvenir, il lui faudrapeut-être accepter de considérer comme impor-tantes ces transformations que la techniquehumaine fait subir à la nature. Et peut-être y verra-t-il la continuité d’une évolution, porteuse d’unehumanisation encore plus avancée où l’homme necesse de transgresser la fonction biologique et decouvrir de son empreinte la nature… Telles sontmes questions et réflexions, esquissées commeautant de fenêtres sur ce tableau brossé un peu àla façon de Magritte, laissant à chacun de vous leplaisir d’aller voir ce qui s’y cache!

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chasse les moustiques. Oh, bien sûr, c’est unematière difficile que le feu, et d’un maniement déli-cat. De plus, ça bouffe comme un ogre. Plutôtméchant, avec ça: à la moindre inattention, celavous pique comme le diable. Mais c’est, vois-tu,vraiment quelque chose de neuf. Qui ouvre desperspectives sans fin et de véritables. Un hurle-ment l’interrompit. Oncle Vania dansait, il sautillaitsur un seul pied. (…) Yah! rugit oncle Vania. Çam’a mordu! Ouillouille ! Toi, Edouard, imbécile, nete l’avais-je pas dit? Vous y passerez tous, ellevous mangera tous, ta stupide trouvaill ! Ah! vousvoulez danser sur un volcan vivant! Edouard, j’enai fini avec toi ! Ta saloperie de feu va vous éteindretous, toi et ton espèce, et en un rien de temps,crois-moi! Yah! Je remonte sur mon arbre, cettefois tu as passé les bornes Edouard, et rappelle-toi, le brontosaure aussi avait passé les bornes, oùest-il à présent? Adieu. Back to the trees!»25

Back to the trees! À l’instar de ma petite enquête,il m’arrive de tout débrancher. Par frilosité, parprotection peut-être face à l’inconnu et l’imprévi-sible: fermées ces fenêtres qui ouvrent sur l’infinicybernétique, ces fenêtres que je considère alorscomme « faisant écran» à la représentation,fenêtres chronophages, mangeuses de temps.Fermée mon écoute et mon attention à ce qui se passe dans cet environnement technique enpleine mutation.

Comment un tel dinosaure au Pays du Net peut-ilexplorer ces territoires du virtuel sans céder ni à lacécité, ni au désenchantement, ni encore à lamenace d’un accident généralisé? Commentpeut-il s’aventurer à aller, dans l’espace des ren-contres avec l’enfant, jusqu’au bout d’une repré-

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25 Lewis R., Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud,Pocket, 1990,pp. 17-18.

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Prenons le temps de travailler ensemble.La prévention de la maltraitance est essentiellement menée auquotidien par les intervenants. En appui, la Cellule de coordina-tion de l’aide aux victimes de maltraitance a pour mission desoutenir ce travail à deux niveaux. D’une part, un programme àl’attention des professionnels propose des publications (livretsTemps d’arrêt), conférences, formations pluridisciplinaires etmise à disposition d’outils (magazine Yapaka). D’autre part, desactions de sensibilisation visent le grand public (campagneYapaka: spots tv et radio, magazine, autocollant, carte postale,livre pour enfant…).

L’ensemble de ce programme de prévention de la maltraitanceest le fruit de la collaboration entre plusieurs administrations(Administration générale de l’enseignement et de la recherchescientifique, Direction Générale de l’Aide à la jeunesse, Directiongénérale de la santé et ONE). Diverses associations (Ligue desfamilles, services de santé mentale, plannings familiaux…) y par-ticipent également pour l’un ou l’autre aspect.

Se refusant aux messages d’exclusion, toute la ligne du pro-gramme veut envisager la maltraitance comme issue de situa-tions de souffrance et de difficulté plutôt que de malveillance oude perversion… Dès lors, elle poursuit comme objectifs deredonner confiance aux parents, les encourager, les inviter às’appuyer sur la famille, les amis… et leur rappeler que, si néces-saire, des professionnels sont à leur disposition pour les écouter,les aider dans leur rôle de parents.

Les parents sont également invités à appréhender le décalagequ’il peut exister entre leur monde et celui de leurs enfants. Enprendre conscience, marquer un temps d’arrêt, trouver desmanières de prendre du recul et de partager ses questions estdéjà une première étape pour éviter de basculer vers une situa-tion de maltraitance.

La thématique est à chaque fois reprise dans son contexte et s’ap-puie sur la confiance dans les intervenants et dans les adulteschargés du bien-être de l’enfant. Plutôt que de se focaliser sur lamaltraitance, il s’agit de promouvoir la « bienveillance », laconstruction du lien au sein de la famille et dans l’espace social :tissage permanent où chacun – parent, professionnel ou citoyen –a un rôle à jouer.

Ce livret ainsi que tous les documents du programme sont dis-ponibles sur le site Internet :

www.yapaka.be

Bibliographie

- Arasse D., Le détail, pour une histoire rapprochée de lapeinture, Flammarion, Paris, 1992.

- Aulagnier P., La violence de l’interprétation, PUF, Paris,1975.

- Barthes R., La chambre claire-notes sur la photographie,Gallimard/Le Seuil, – coll. Cahiers du cinéma, Paris, 1980.

- Baudrillard J., Le continent noir de l’enfance, La lettre duGrape, n°22, décembre 1995.

- Brinckerhoff Jackson J., À la découverte du paysage ver-naculaire, Actes sud/ENSP, 1984 (2003 trad. franç.).

- Clément G., Le jardin en mouvement, Sens et Tonka, 2000.- de Caevel H., Entre les mots et les images, l’espace du

virtuel, La lettre du Grape, n°22, décembre 1995.- Denis P., L’image n’a pas de loi, Nés avec la télé, ESF,

Paris, 1999.- Freud S., L’inquiétante étrangeté et autres essais, Galli-

mard, folio-essais, Paris, (éd. De1985). Geberovitch F., Nosatisfaction, Albin Michel, Paris, 2003.

- Guillebaud J.CL., Le principe d’humanité, Seuil, Paris,2001.

- Gustin P., Où vont les bébés qui n’en sont pas vraiment?Destin de fœtus, destin d’humanité, Enfances/Adolescen-ces, n°5 Transmission, 2003/1, De Boeck.

- Lewis R., Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud,Pocket, 1990.

- Marcotte J.F., Les rapports sociaux sur Internet : analysesociologique des relations sociales dans le virtuel,www.espritcritique.org, vol n° 03, Oct. 2003.

- Missonnier S., Dancing Babies et la préface de M.Crivindiffusés sur www.carnetpsy.com.

- Otte M., Les origines de la pensée – Archéologie de laconscience, Pierre Mardaga, Sprimont, 2001.

- Searles H., L’environnement non humain, Gallimard,Paris, 1960 (1986 pour la trad.franç.).

- Stern D., Journal d’un bébé, Calman Levy, Paris, 1992.- Tisseron S., Enfants sous influence – Les écrans rendent-

ils les jeunes violents?, Armand Colin, Paris, 2000… etses nombreuses publications sur le sujet.

- Virilio P., Vitesse, guerre et vidéo, entretien de FrançoisEwald, Magazine Littéraire, n° 337, novembre 1995 etEntretien, par Christophe Grauwin, Lire, décembre 1999.

- Winnicott D.W., Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1971.

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Temps d’Arrêt :

Une collection de textes courts dans le domaine de lapetite enfance. Une invitation à marquer une pausedans la course du quotidien, à partager des lectures enéquipe, à prolonger la réflexion par d’autres textes…

Déjà paru- L’aide aux enfants victimes de maltraitance – Guide à l’usage des

intervenants auprès des enfants et adolescents. Collectif.- Avatars et désarrois de l’enfant-roi. Laurence Gavarini, Jean-

Pierre Lebrun et Françoise Petitot.*- Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une société

démocratique. Edwige Barthélemi, Claire Meersseman et Jean-François Servais.*

- Prévenir les troubles de la relation autour de la naissance. ReineVander Linden et Luc Roegiers.*

- Procès Dutroux; Penser l’émotion. Vincent Magos (dir).- Handicap et maltraitance. Nadine Clerebaut, Véronique Poncelet

et Violaine Van Cutsem.*- Malaise dans la protection de l’enfance: La violence des interve-

nants. Catherine Marneffe.*- Maltraitance et cultures. Ali Aouattah, Georges Devereux,

Christian Dubois, Kouakou Kouassi, Patrick Lurquin, VincentMagos, Marie-Rose Moro.

- Le délinquant sexuel – enjeux cliniques et sociétaux. FrancisMartens, André Ciavaldini, Roland Coutanceau, Loïc Wacqant.

- Ces désirs qui nous font honte. Désirer, souhaiter, agir : le risquede la confusion. Serge Tisseron.*

- Engagement, décision et acte dans le travail avec les familles.Yves Cartuyvels, Françoise Collin, Jean-Pierre Lebrun, Jean DeMunck, Jean-Paul Mugnier, Marie-Jean Sauret.

- Le professionnel, les parents et l’enfant face au remue-ménagede la séparation conjugale.Geneviève Monnoye avec la parti-cipation de Bénédicte Gennart, Philippe Kinoo Patricia Laloire,Françoise Mulkay, Gaëlle Renault.*

- L’enfant face aux médias. Quelle responsabilité sociale et familiale?Dominique Ottavi, Dany-Robert Dufour.*

- Voyage à travers la honte. Serge Tisseron.*- L’avenir de la haine. Jean-Pierre Lebrun.*

*Épuisés mais disponibles sur www.yapaka.be