Brigitte Hatat - Le style et l'objet

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31 Brigitte Hatat Le style et l’objet Ce qui ne se traduit pas, hors l’histoire d’où je parle. J. Lacan Du début à la fin de son enseignement, Lacan n’a pas cessé de reprendre la question du langage, d’en ratisser le champ jusqu’à y produire le trou dont procède le réel. Régulièrement il reviendra sur les trois écrits majeurs de Freud que sont : L’interprétation des rêves (1899), Psychopathologie de la vie quotidienne (1904) et Le mot d’esprit et ses rap- ports avec l’inconscient (1905) « où on ne parle », dit-il dans son Discours de Tokyo en 1971, « que de choses qui sont des mots 1 ». Cette insistance, notons-le, n’est pas sans renvoyer à la difficulté à faire passer dans le dis- cours que le langage, loin d’être un simple outil de communication ou d’ex- pression, est constituant du sujet, de son corps et de son monde. Cinquante ans après « Fonction et champ de la parole et du langage 2 » , un siècle après la découverte de Freud, l’époque actuelle témoignerait plutôt d’un rejet du langage et d’une dégradation des fonctions de la parole. Ceci n’est pas sans conséquences sur le rapport des sujets et du collectif à l’inconscient – l’in- conscient en tant qu’il est effet du langage – et par là même à la psychana- lyse. Freud avait lui-même annoncé que d’avoir été forcé par lui l’incons- cient ne tarderait pas à se refermer. Encore faut-il que soient maintenues les conditions propices à sa réouverture. Dans la presse, depuis quelque temps déjà, certains auteurs s’interro- gent sur la façon qu’ont les jeunes de traiter la langue, via les nouvelles technologies : appauvrissement du vocabulaire, évacuation de la syntaxe, écriture phonétique, etc. renvoyant, selon le linguiste Alain Bentolila, spé- cialiste de l’illettrisme, à un renoncement au détour syntaxique, à une lan- 1. Lacan J., Discours de Tokyo, 21 avril 1971, inédit. 2. Lacan J., Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Ecrits, Seuil.

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    Brigitte Hatat

    Le style et lobjet

    Ce qui ne se traduit pas, hors lhistoire do je parle.

    J. Lacan

    Du dbut la fin de son enseignement, Lacan na pas cess dereprendre la question du langage, den ratisser le champ jusqu y produirele trou dont procde le rel. Rgulirement il reviendra sur les trois critsmajeurs de Freud que sont : Linterprtation des rves (1899),Psychopathologie de la vie quotidienne (1904) et Le mot desprit et ses rap-ports avec linconscient (1905) o on ne parle , dit-il dans son Discoursde Tokyo en 1971, que de choses qui sont des mots 1. Cette insistance,notons-le, nest pas sans renvoyer la difficult faire passer dans le dis-cours que le langage, loin dtre un simple outil de communication ou dex-pression, est constituant du sujet, de son corps et de son monde. Cinquanteans aprs Fonction et champ de la parole et du langage 2 , un sicle aprsla dcouverte de Freud, lpoque actuelle tmoignerait plutt dun rejet dulangage et dune dgradation des fonctions de la parole. Ceci nest pas sansconsquences sur le rapport des sujets et du collectif linconscient lin-conscient en tant quil est effet du langage et par l mme la psychana-lyse. Freud avait lui-mme annonc que davoir t forc par lui lincons-cient ne tarderait pas se refermer. Encore faut-il que soient maintenues lesconditions propices sa rouverture.

    Dans la presse, depuis quelque temps dj, certains auteurs sinterro-gent sur la faon quont les jeunes de traiter la langue, via les nouvellestechnologies : appauvrissement du vocabulaire, vacuation de la syntaxe,criture phontique, etc. renvoyant, selon le linguiste Alain Bentolila, sp-cialiste de lillettrisme, un renoncement au dtour syntaxique, une lan-

    1. Lacan J., Discours de Tokyo, 21 avril 1971, indit.2. Lacan J., Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Ecrits, Seuil.

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    gue de limmdiatet, de la rapidit et de la connivence, le message rduitau minimum ntant destin tre compris que par celui qui on sadresseet qui nous ressemble.

    Alain Finkielkraut, dans une mission consacre la langue, voquaitquant lui le clochardisme expressif qui svit dans les mdias et dnon-ait une profanation gnralise de la langue au nom du social . Et ilajoute : a parle tout le temps, partout, par toutes sortes dappareils, lapart du silence se rduit toujours davantage au profit dun fond sonoreomniprsent et dun incessant babil. Citant une confidence de Flaubert : Jcris, non pas pour le lecteur daujourdhui mais pour tous les lecteursqui pourront se prsenter tant que la langue vivra , il constate que siFlaubert nest pas le premier prendre rendez-vous avec la postrit, il estle premier voquer un avenir post littraire par dfaut de langue. Si le par-ler syntaxique implique un dtour, des temporalits longues, sil plaide pourlaltrit, le renoncement la syntaxe rabat la langue sur un prsent imm-diat, dans une socit sans extriorit, sans Autre. Mme les rcents vne-ments des banlieues ont pu tre interprts comme lexpression dunerage indfinie contre lincapacit se dbrouiller dans la parole .

    Sans entrer plus avant dans ces propos, il me semble quon ne peuttoutefois saccommoder dun constat qui ferait des jeunes les profana-teurs de la langue. De tout temps, les jeunes ont bouscul la langue sanspour autant en menacer ni lusage, ni les fondements. De plus, la languenest pas quelque chose dinerte mais de vivant, elle se transforme. Simenace il y a, ce nest donc pas de ce ct quil convient de la chercher.

    Disons plutt que le discours actuel o domine le tout savoir , le savoir totalit , sans reste donc comme Franoise Josselin le rappelaitdans le Mensuel 3 offre les conditions propices rejeter la faille dans le lan-gage et au retour dans le rel de ce qui est rejet. Car cette faille nest pascontingente mais structurelle, et tient limpossibilit dire vrai du rel, faire concider le mot et la chose :

    Si on croit que table, a veut dire table , dit Lacan, on ne peutplus parler, cest trs simple. Il y a un usage du mot table qui sap-plique tout autre chose qu cette planche avec quatre pieds, et

    3. Josselin Franoise, Mais o est donc passe la plus value ?, Mensuel n12, EPFCL-France,janvier 2006, p.48.

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    cest a qui est essentiel. Il ny a pas un seul mot de la langue quichappe cette rgle que ce quil a lair dindiquer, cest justementa dont il convient de se dtacher pour comprendre ce que cest quelusage de la langue. Ce qui est frappant, cest que ce qui fait sensdans un mot, cest justement troitement li avec ce fait caractristi-que du langage quil nest jamais un dcalque des choses. Cest encela quil fait sens. Si table a un sens cest justement de ne jamaisdsigner purement et simplement la table 4.

    Commentaire que lon peut rapprocher de cette phrase de Lacan en1972 : le signifiant, cest comme le style, [] cest du style quon auraitdj l 5. Ce quil y a dessentiel en effet dans le style nest pas la reprsen-tation des choses mais la qualit des rapports tablis entre des lmentspurement signifiants. Le style quon aurait dj l, le style prt--porter, estcette proprit qua le signifiant de se combiner ou se substituer dautressignifiants. Quant ce que lon nomme couramment le style, il est le rsul-tat dun travail sur ce style dj l. Mais la qualit singulire, inimitable decertains styles implique, au-del du jeu du signifiant, le serrage dun l-ment htrogne, intraduisible dans le signifiant ou dans limage, que Lacannomme objet a. Cest cet objet, qui hante lintervalle signifiant, que cer-tains styles permettraient de ne pas luder et de prsentifier.

    Ne voir dans le langage quune doublure, un dcalque des choses,revient rejeter la dimension darbitraire propre au langage, rejet propice auretour des arbitraires de tous ordres. Dans 1984, Orwell nous donne unefiction de ce que serait un monde o table , justement, dsignerait pure-ment et simplement la table. La novlangue, dont Orwell numre les prin-cipes, est une tentative totalitaire dabolir, par rduction lexicale et syntaxi-que, la polysmie et lambigut de la langue afin den faire un systme closet de rendre impossible toute pense subversive. Tentative totalitaire queLacan lui-mme voque dans lEthique de la psychanalyse en opposant auxlucubrations d'horreurs sadiennes, le dchanement sans motif de plaisirqui nous menace l'chelle collective : Ce ne sont pas des pervers qui ladclencheront mais des bureaucrates, dont il n'y a mme pas savoir s'ilsseront bien ou mal intentionns. Ce sera dclench sur ordre, et cela se per-

    4. Lacan J., Discours de Tokyo, op. cit.5. Lacan J., Du discours psychanalytique, 1972, indit.

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    ptrera selon les rgles, les roues, les chelons, les volonts ployes, abolies,courbes, pour une tche qui perd ici son sens. Cette tche sera la rsorp-tion d'un insondable dchet rendu ici sa dimension constante et dernirepour l'homme. 6

    Si la langue unienne est celle qui impose une lecture univoquedu signifiant, elle ne peut le faire qu rejeter lordre signifiant lui-mme.En effet, toute tentative dabolir lcart, de rsorber ce reste qui choit entrele mot et la chose, mais aussi entre le mot et le mot (celui-ci ntant jamaisidentique lui-mme) se heurte la structure du signifiant, le signifiantrenvoyant non la chose mais un autre signifiant. Ce renvoi de signifianten signifiant est certes la condition du sens, mais un sens qui renvoie tou-jours un autre sens, qui nen finit pas de glisser, de fuir, au-del du peude sens que cristallise la langue. Aussi loin quon le pousse, le sens choue se boucler sur une vrit dernire. Ce que dmontre le simple usage dudictionnaire.

    La drive du sens, et la qute dune vrit dernire quelle exacerbeet quelle doit, prennent leur vritable porte dans lexprience analyti-que. Et ceci dautant plus que la question du sens est prsente ds lentreen analyse. Lanalysant suppose un savoir lanalyste, un savoir sur le sensde ses symptmes, de ses actes, de ses rves, de ses choix, etc. et mme pluslargement, sur le sens de sa vie . Cette croyance soutient le travail analy-sant et situe lanalyste dans la continuit de la parole et du discours : lana-lysant qui sengage dans lassociation libre produit la suite des S1 que lana-lyste est appel complter par le S2 qui en dlivrerait le sens. Cest l lesens du transfert : Il y a chez le patient ouverture au transfert , dit Lacan, du seul fait quil se met dans la position de savouer dans la parole, etchercher sa vrit au bout, au bout qui est l, dans lanalyste 7.

    La manuvre du transfert suppose que lanalyste ne se fasse pas soli-daire de cette demande. Linterprtation efficace nest pas celle qui nourritle symptme de sens, car nourrir le symptme, le rel, de sens, on nefait que lui donner continuit de subsistance. Cest en tant, au contraire,que quelque chose dans le symbolique se resserre de ce que jai appel le

    6. Lacan J., Sminaire Livre VII, L'thique de la psychanalyse, Seuil, p.273.7. Lacan J., Le Sminaire Livre I, Les crits techniques de Freud, Seuil, p. 306.

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    jeu de mots, lquivoque, lequel comporte labolition du sens, que tout cequi concerne la jouissance, et notamment la jouissance phallique, peut ga-lement se resserrer 8()

    Jeu de mots, quivoque, abolition du sens, serrage, donnent lestyle que doit prendre linterprtation pour ne pas tre celle qui alimentele sens et lude lobjet. Cest pourquoi Lacan, lorsquil reprend linter-prtation comme coupure vraie, reviendra sur les textes de Freud citsplus haut. Cette interprtation qui porte non sur le signifi mais sur lesignifiant (qui en lui-mme ne veut rien dire) conditionne le reprage parle patient dune logique autre que celle de la pense consciente. Ce styledinterprtation qui vise labolition du sens, le cur de non sens quihabite toute signification, nest pas dun maniement facile. Elle procdeen effet contre courant de cette pente comprendre, trouver ce quecela veut dire o lanalysant tente de rintgrer llment incongru dansle circuit de ses reprsentations conscientes, colmater la brche avantdavoir questionn ce qui en a surgi.

    Je marrterai en ce point sur une squence de trois sances dans unecure commence depuis un an, ces trois sances marquant une discontinuitdans la production dun matriel prolifrant o moi-mme je menlisais. Jene parvenais pas user, comme dit Lacan, de lart du bon cuisinier

    Evoquant les conditions qui ont prsid sa naissance, unepatiente rapporte ce qui lui en a t transmis : sa mre voulait un enfant,son pre nen voulait plus mais voulait une maison. Ils se sont mis dac-cord, dit-elle, ils ont eu et lenfant et la maison. Ce que je souligne endisant : un enfant pour une maison. Prcisons que le signifiant maison est un signifiant nud pour cette patiente. la sance suivante, elledit avoir t surprise par cette phrase : un enfant pour une maison, dontla suite simpose alors elle comme une vidence : la maison et moi, cestpareil. Elle voquera ensuite le dpart de cette maison lors du divorce deses parents lorsquelle avait cinq ans, ajoutant quelle y a laiss quelquechose delle, quune part delle la plus vivante, dit-elle est reste danscette maison. la suite de quoi elle ajoute que tout cela ne veut rien dire,

    8. Lacan J., La troisime, 1974, Lettres de l Ecole freudienne, n6.

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    na aucun sens, ce qui rend encore plus nigmatiques lvidence et la satis-faction quelle en prouve. Ce pas de sens lamne alors supposer un senscach, un sens que je dtiendrais et lui refuserais, do un sentiment decolre qui surgit mon gard et quelle rapporte ainsi : pourquoi elle melaisse comme cela, pourquoi elle ne maide pas, pourquoi elle ne me ditpas comment faire. Elle enchane ensuite sur sa dpendance lAutre,dpendance qui langoisse mais quelle prserve. La maison et la dpen-dance, dit-elle, ce sont deux choses o a parle de moi, o je me recon-nais vraiment. Jquivoque : Maison et dpendances ? Surprise, elle sedemande sil ny a pas un lien entre les deux mots, si maison et dpen-dances ne veut pas dire quelque chose dans un usage courant, mais lesens du mot dpendances associ une maison reste f lou et comme ina-dquat. Mme son recours au dictionnaire laissera le sens f lottant, maisredoublera la surprise par lexemple quelle y trouve : Le chteau et sesdpendances , le chteau faisant partie de son roman familial. Sensible ces recoupements signifiants, qui se retrouvent aux diffrents niveauxde la subjectivit (rves, souvenirs, symptme, roman familial, scne dejouissance), mais qui pourtant dfient et mettent mal son exigencede tout comprendre, tout expliquer dans les moindres dtails, elle se sur-prend trouver dans ce jeu des mots, un drle de plaisir . Dsormais,elle va diffrencier deux registres de la parole : celle o elle se raconte,o elle voudrait dcrire tout ce quelle fait, tout ce quelle pense, o lesens fuit et dbouche inluctablement sur un sentiment dimpuissance ;de lautre, celle o les noncs se rduisent, se resserrent autour dun l-ment absent, dun centre vide qui en assure la cohsion et la consistancelogique. Cest dans ce centre quelle identifie, sans pouvoir le nommer,quelque chose qui la regarde, comme une prsence invisible dans unemaison hante . Ce qui nest pas sans renvoyer cette part delle quellea laisse derrire elle dans la maison. ce niveau, ce quelle questionnenest plus : o a me mne ? mais : do a me vient ? o sin-dique la diffrence entre nonc et nonciation.

    Leffet de surprise et dvidence nest pas suffisant en tant que telpour assurer la prise de cette autre logique o les mots se jouent du sujetet parlent son insu. Il y faut un plus, un plus de satisfaction, qui se tra-duit chez cette patiente par ce quelle nomme : un drle de plaisir . Ceplus de plaisir enraye un tant soit peu la jouissance du sens que Lacan crit :jouis-sens, et nest pas sans voquer le plaisir sur lequel Freud sinterroge

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    propos du mot desprit et que Lacan, dans Les formations de linconscient,met en rapport avec une rcupration de lobjet 9.

    Cette autonomie du signifiant, qui dans linconscient travaille toutseul chiffrer la jouissance, porte un coup fatal au sujet cartsien.Impensable donc, pour quiconque entretient lillusion de matriser le lan-gage et lillusion dune matrise du langage sur le rel. Mais dans lexp-rience analytique, faire lpreuve que le langage nest occup que de lui-mme 10, quil ne renvoie aucun objet qui lui prexisterait et dont il seraitla doublure, quil ne traduit pas le rel mais le produit, quil ne mne aucune vrit dernire, pousse loption : ou dnoncer le langage commepur semblant et le rejeter, ou se faire lemploy du langage 11 et en explo-rer la puissance cratrice. Quun analyste puisse sen produire ne se fera qulclairer comme rebus du langage et implique une thique : celle du biendire.

    Je terminerai sur un roman de Claude Simon : La route des Flandres 12

    o la qute de la vrit, qui est en fait une qute de jouissance, se conclutjustement par le rejet du langage. Langage qui est le vritable et mmelunique objet des romans de Claude Simon puisquil en conditionne lagense, le thme, la construction, lnonciation, le style, etc. et donne la cldune uvre qui sans elle peut paratre illisible. Ainsi, dans une interview en1976, il dit ceci :

    Une pingle, un cortge, une ligne dautobus, un complot, untat, un chapitre, nont que, cest--dire ont ceci de commun : unette. Je ne sais pas si cela vous trouble, moi si. Puis, il poursuit :

    9. Lobjet du mot desprit est de nous r voquer la dimension par laquelle le dsir, sinonrattrape, du moins indique, tout ce quil a perdu en cours de route dans ce chemin, savoir,dune part ce quil a laiss de dchets au niveau de la chane mtonymique, et dautre part,ce quil ne ralise pas pleinement au niveau de la mtaphore. Lacan J., Le Sminaire LivreV, Les formations de linconscient, Seuil, Paris 1998, p. 96. Ceci claire comment le style, siltravaille les rapports entre des lments signifiants, est aussi un mode de rcupration delobjet.10. Il y a quelque chose de drle, vrai dire, dans le fait de parler et dcrire. Une justeconversation est un pur jeu de mots. Lerreur risible et toujours tonnante cest que les gensimaginent et croient parler en fonction des choses. Mais le propre du langage, savoir quilest tout uniment occup que de soi-mme, tous lignorent. Cest pourquoi le langage est unsi merveilleux et fcond mystre. NOVALIS, 1798, cit par Simon Claude, Entretien ,1976.11. Josselin Franoise, op. cit. p. 52.12. Simon Claude, La route des Flandres, Les ditions de minuit, collection double , 1986.

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    En recherchant ltymologie du mot tte, je lis que le mot ttevient du latin testa, vase de terre cuite, et plus tard par assimilation :crne, tte, etc. Voyez la quantit dimages, de concepts, derflexions que cette simple tymologie suscite. Pour moi, cela vo-que la vision dune de ces fosses ouvertes par des archologues duMoyen Orient, brle par le soleil, et dans la fosse de terre dess-che, ces ossements entours de dbris de poterie, et parmi cesdbris, une poterie un peu plus grosse, creuse, vide, quun terrassiertend avec prcaution larchologue, et celle-l cest un crnehumain. Et tout de suite, jai cette autre vision : le fossoyeur tendant Hamlet le crne de Yorick, puis le tableau de Delacroix reprsen-tant cette scne, etc. Et il conclut : Voil ce qui moccupe lors-que jcris. [] Le merveilleux, le fantastique, ce nest pas la peinedaller le chercher dans les contes de fes ou dans le bric--brac dessurralistes. Il est l, chaque mot, dans la langue que nous par-lons.

    Autant dire que Claude Simon, sil partage les arguments de son per-sonnage sur le langage, nen tire pas la mme conclusion, lui qui dit que lethme dun roman pourrait tre un simple mot, un simple concept. Dansses romans, les objets, les personnages, les actions ne se matrialisent quedans et partir du langage et entretiennent entre eux des rapports dordrepurement textuel. Les relations de cause effet nont lieu quentre des v-nements crits et non dcrits, dont la seule ralit est celle de lcriture quiles produit. Ce qui est sans rapport dans lespace mesurable ou dans letemps des horloges se trouve rassembl et ordonn dans et par le langage. Les mots, dit-il, fonctionnent la faon de ces lments communs sur les-quels se fait en mathmatiques lintersection de deux ensembles, aprs quoion peut procder leur runion, la runion de tous les lments quilssoient communs ou non communs.

    Divers procds de style conduisent lgarement du lecteur : lon-gueur de la phrase, rduction de la ponctuation, ouverture de longuesparenthses, indtermination et dmultiplication des narrateurs identifiablesseulement dans laprs coup, interaction constante entre temps remmoret temps de la remmoration, fragmentation du rcit, etc. Ce queDllenbach, dans la magnifique analyse quil a faite de La route des Flandres,

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    reprend ainsi : Incapable de matriser un nombre aussi lev de dpendan-ces embotes en raison de la finitude de la mmoire et, bien sr, du retardavec lequel il sen avise, le lecteur est conduit dautant plus efficacement perdre pied et se laisser gagner par le flux verbal qui lemporte, que leroman use dautres stratagmes pour le maintenir dans lerrance 13.

    Mais le plus droutant pour le lecteur tient la construction qui donneau rcit tout entier la structure topologique dune bande de Mbius : un l-ment commun aux diffrents ensembles, et qui ne vaut que dans la langue,permet le passage sans discontinuit dun ensemble narratif un autre. Egar,le lecteur ne saperoit quavec un temps de retard parfois trs long quil estpass dun ensemble narratif un autre sans avoir franchi de bord. Contrainte revenir frquemment sur ses pas, la lecture devient labyrinthique et perd toutrepre. La fiction romanesque, qui fait lessentiel du roman raliste, est icirduite au minimum et tout entire au service du style dont elle reprsente sou-vent une mise en abme. Fragment en lments isols qui sont ensuite conju-gus, combins ou suturs par et dans des constructions de la langue, le rcitperd toute rfrence spatio-temporelle au profit dune construction purementtopologique. Le lieu du rcit se resserre autour du seul espace qui lengendre :celui qui souvre entre les mots, faisant surgir la question de ce qui, ces mots,en assure tant le choix que la cohsion.

    Dans La route des Flandres, le procs que Georges intente au langage,dont il dnonce limpuissance dire le vrai et reprsenter le rel, prendson dpart dune nigme, vritable moteur dune qute identitaire et de lavrit : Comment interprter la mort de Reixach ? Comme un assassinat ?Comme un suicide ? Si lon penche pour la seconde hypothse, le mobileest-il le respect du code militaire de lhonneur ? Le dsespoir davoir perduCorinne ? Le dsir de culpabiliser lauteur de son infortune amoureuse ?Dans un cas comme dans lautre, comment sexpliquer son dernier geste ? [p. 305]

    Vritable picentre du rcit, cette nigme devient lobsession deGeorges qui en chafaude, explore et ressasse inlassablement les multiples

    10. Dllenbach Lucien, Le tissu de mmoire , post face La route des Flandres, op. cit. p.302. Pour le commentaire de La route des Flandres, je mappuie essentiellement sur ce texte.

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    versions. Suivant la trace des indices qui ont pour lui valeur de rel : cho-ses vues, choses entendues, ou darchives : le suicide dun anctre deReixach, lointain parent de Georges, ou le portrait peint de ce mme anc-tre, Georges construit sa propre fiction, fiction qui supple aux lacunes dusavoir et rejoint la construction du fantasme dans lanalyse. Mais cette fic-tion, il lui faut encore la soumettre lpreuve de vrit auprs de la seulepersonne suppose en dtenir la cl : Corinne, la femme de Reixach. En pri-vant Georges de la caution attendue, le mutisme de Corinne prcipite soneffondrement, et ceci dautant plus qu travers Reixach, cest sa proprevrit quil poursuit. Mais sil na fait que poursuivre des mots, et si les motsne sont que des mots, sils ne dsignent rien de rel, quoi bon, diraGeorges, aligner encore des mots et des mots et encore des mots Soldecynique dune qute o la vrit se dvoile dans un ricanement, celui quisort de la bouche du cheval mort rencontr chaque tour du rcit et quen-gloutit peu peu la boue :

    [] lamer ricanement de ses longues dents dcouvertes comme sipar-del la mort il nous narguait prophtique fort dune connais-sance dune exprience que nous ne possdions pas, du dcevantsecret quest la certitude de labsence de tout secret et de tout mys-tre [p.255]

    En ce point o se dvoile linconsistance de lAutre, apparat commesurgissant du centre vide des mots, un objet, une voix :

    la voix de son pre, empreinte de cette tristesse, de cet intraitableet vacillant acharnement se convaincre elle-mme sinon de lutilitou de la vracit de ce quelle disait, du moins de lutilit de la dire,sobstinant pour lui tout seul [] continuant prsent lui parve-nir, non plus travers la pnombre du kiosque dans la stagnante cha-leur daot, de lt pourrissant [] mais slevant maintenant dansles tnbres froides o, invisible, stirait interminablement la longuethorie des chevaux en marche depuis toujours semblait-il : commesi son pre navait jamais cess de parler, Georges attrapant au pas-sage lun des chevaux et sautant dessus, comme sil stait simple-ment lev de son sige, avait enfourch une de ces ombres cheminantdepuis la nuit des temps, le vieil homme continuant parler un fau-teuil vide tandis quil sloignait, disparaissait, la voix solitaire sobs-tinant, porteuse de mots inutiles et vides, luttant pied pied contre

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    cette chose fourmilles que qui remplissait la nuit dautomne, lanoyait, la submergeait la fin sous son majestueux et indiffrent pi-tinement. [p.35]

    Mais au-del de lobjet pathologique, cest lobjet topologique, lob-jet dans sa consistance logique, qui dans La route des Flandres rpond laquestion sur le style. Car lobjet chez Claude Simon, et contrairement Proust, nest jamais retrouver, il est fondamentalement et de tout tempsobjet perdu, et cest reproduire cette perte que lcriture travaille. Ainsi leroman tout entier tend vers ce point dabolition du langage o le signifiantsefface sous le flux verbal, le bruit de lalangue, et touche au rel. Cest celittoral, entre le flux et le reflux, entre le son et le sens, que le style resti-tue :

    Tout ce quil percevait maintenant ctait le bruit, le martlementmonotone et multiple des sabots sur la route se rpercutant, se mul-tipliant (des centaines, des milliers de sabots prsent) au point(comme le crpitement de la pluie) de seffacer, se dtruire lui-mme, engendrant par sa continuit, son uniformit, comme unesorte de silence au deuxime degr, quelque chose de majestueux,monumental : le cheminement mme du temps, cest--dire invisibleimmatriel sans commencement ni fin ni repre [p.28]

    De ce cheval langage qui parfois nous submerge sous son majes-tueux et indiffrent pitinement, il convient de tirer les consquences : onle fera, dit Claude Simon, en explorant les pouvoirs signifiants du motrideau 14, au lieu de spuiser voir ce quil y a derrire le voile, et plu-tt que den rester au stade de la captation imaginaire qui est celui duroman familial, en dcouvrant les liens de parent, non moins fascinants, quiexistent au sein des familles de mots. [p.313]

    Ce qui nest sans doute pas dchoir de ce quon peut aussi attendredune analyse sa fin.

    14. Pour les pouvoirs signifiants du mot rideau , Claude Simon se rfre Lacan. Cf.Lacan J., Propos sur la causalit psychique, Ecrits, Seuil, p.166.