Bric-à-brac man

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BRIC-à-BRAC MAN

description

Roman de Russell H. Greenan - traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet - Gravures de Sarah d'Haeyer - À Boston, Arnold Hopkins est antiquaire. Très regardant sur la qualité des objets qu’il négocie, il l’est moins sur les moyens de se les procurer, quitte à passer des accords avec le diable…

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Titre original : The Bric-a-Brac Man

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduireintégralement ou partiellement

le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions L’Œil d’Oret Jean-Luc andré d’asciano, 2011.97, rue de belleville - 75019 Paris

www.loeildor.com

iSbn : 978-2-913661-40-0

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bric-à-brac manTraduit de l’américain par aurélie Tronchet

l’œil d’orfictions & fantaisies

russel H. GrEEnan

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chapitre 1

Par où commencer ? En voilà, une question piège. Dieu seul sait où naissent tous les drames personnels, et bien que le Très Haut soit supposé être partout, il n’est jamais dans le

coin quand on a besoin de lui.Je rencontrai mon cousin, maurice Fitzjames, par hasard, cet été.

Je venais de garer mon break pourri devant le Harvard club et je trottais sur commonwealth avenue lorsque je le percutai presque. En fait je n’ai eu aucune chance d’éviter ce saligaud.

comme d’habitude il était habillé comme la vedette d’une comédie de mœurs – une veste en tartan, une chemise à motifs cachemire, un pantalon en toile, et des sandales en daim – et, comme d’habitude, il portait ses lunettes de soleil enrobantes qui dissimulaient ses yeux fuyants et ophidiens. Seule entaille à ses habi-tudes : il me souriait. Le connaissant, j’en déduisis qu’il venait juste de dévaliser un pauvre bougre ou d’incendier un orphelinat à seule fin de toucher la prime d’assurance.

– regardez qui voilà, dit-il en se moquant gentiment. mon cousin arnold. comment va la vie ?

Je parvins tout de même en retour à tordre ma bouche en une grimace et je lui répondis : « aussi bien que possible. Je pensais jus-tement t’appeler. »

– J’espère bien. Je n’ai pas eu de nouvelles de toi depuis mars. Où diable est le reste de mon argent ?

– c’est justement à cause de cet argent que tu n’as pas pu me joindre, maurice. Je ne l’ai pas encore. il faut dire que je n’ai pas eu de chance ces derniers temps, une vraie catastrophe. à Pâques j’ai attrapé la grippe asiatique, et puis ensuite je me suis démis une vertèbre en transportant une cuisinière Franklin dans des escaliers de charlestown avec claude Siegfried. J’ai été hors service pendant six semaines. alors le bloc-cylindres de ma Ford s’est fissuré et j’ai dû racheter un moteur complet. Des désastres comme ça peuvent te bousiller le cerveau. J’étais complètement déprimé. J’ai frôlé l’état classique de prostration.

– Oh, c’est vrai, arnold ? Quel dommage ! On a dû te jeter un sort ou quelque chose dans le genre. c’était bien trois cents ? me demanda-t-il alors même qu’il le sût mieux que moi.

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– c’est ça, trois cents. Une bagatelle quand tu les as, mais un trésor inca quand tu ne les as pas.

Le sourire de maurice prit une teinte sardonique.– Les affaires ne peuvent pas être si mauvaises. Une amie à moi

gagne trois billets par semaine rien qu’en tapant des lettres. allez, sois raisonnable. Tu pourrais me payer si tu le voulais vraiment. Écoute, pourquoi ne ferais-tu pas des petits boulots pour moi ? Personne sur le marché ne peut vieillir des meubles comme toi, et personne d’autre ne sait aussi bien imiter le bronze. Tu peux effacer ta dette en quelques jours si tu viens me voir à la boutique de broo-kline. Pourquoi devrais-je engager des étrangers pour ce genre de travail quand mon cousin est le meilleur de la ville ?

– D’accord, maurice, m’obligeai-je à répondre de bon cœur, bien que je n’eusse aucune intention de devenir son homme de main. Je viendrai bientôt, parole d’honneur.

– cette semaine ?– non, ce n’est pas possible. J’ai trop de…– Tu es occupé ? O.K., alors disons la semaine prochaine.

n’oublie pas. Trois cents, ce n’est pas beaucoup, mais c’est une question de principe. Si c’était quelqu’un d’autre, arnold, je serais vraiment en rogne.

– ne t’inquiète pas. Je serai là jeudi ou vendredi, lui promis-je solennellement.

– Super ! dit-il en me tapant dans le dos. J’aurais bien aimé te payer un verre au Eliot, un whisky bien fort pour te protéger des blessures et des maladies, mais je dois filer à beacon Street pour estimer l’héritage d’une douairière.

Le sourire toujours aux lèvres, il se dirigea nonchalamment vers Hereford Street. J’aperçus son coupé Porsche rouge garé au coin de la rue.

maurice et moi étions de simples cousins, mais on aurait juré que nous étions jumeaux, parfaitement identiques. cette forte ressemblance était due au fait que nos pères étaient frères et nos mères étaient sœurs – drôles de circonstances, c’est vrai, mais, quand on y pense, assez naturelles. En plus, nous étions nés à quarante jours de différence, lui le premier. Lorsque nous étions ados, il nous est arrivé de nous refiler des petites amies sans qu’elles s’en aperçoivent. Je profitais plus des imitations que lui, en fait, car maurice et les femmes, c’était de la dynamite.

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Elles tombaient à ses pieds. Le salaud en avait deux fois plus qu’il n’en pouvait supporter. Oui, à part une différence dans la teinte marron de nos yeux et une variation mineure de la forme de nos mâchoires, nous étions des répliques, de véritables sosies. c’est sûrement pour cela que nous ne nous sommes jamais vraiment entendus. nous souffrions du trouble du double. il semble que les gens fonctionnent comme les aimants et nous nous repous-sions comme des pôles identiques.

Enfants, nous nous voyions très souvent car nos mères tenaient une boutique de brocante sur Huntington avenue, là où se trouvait le vieil immeuble mechanics avant qu’ils construisent le centre Prudential. L’endroit était rempli de brûleurs d’encens chinois en laiton, de butoirs de porte en acier, de vases en verre chargés de motifs, et de poteries. à cette époque Oncle maurice, le père de maurice, était à bridgewater où il purgeait une peine pour incendie. il avait une passion douteuse pour les feux à triple foyer, et une nuit il se fit pincer en train d’en allumer un épatant dans un grenier sur neponet avenue. Sans doute était-ce un présage, un aperçu de la suite des événements.

comme ma mère et Tante Edna avaient toutes les deux du bagout, leur commerce tournait bien. Seuls les fouineurs dotés d’une résistance contre-nature pouvaient s’échapper de la boutique les mains vides. Elles se faisaient aussi pas mal d’argent sur les bro-cantes et les puces de province. c’est en les aidant que maurice et moi eûmes notre premier contact avec les affaires. mais après quatre ou cinq ans, Oncle maurice se trancha la gorge avec un tesson de bouteille alors que les gardiens tournaient le dos, et Tante Edna épousa Jack Fitzjames et arrêta de travailler. ma mère, qui était inca-pable de s’occuper seule de la boutique, la vendit à ruth rosenwald et trouva un boulot de secrétariat à Honeywell.

à cette époque, maurice et moi, on se bagarrait souvent et la plupart du temps je perdais d’une bonne longueur. mais il ne se battait pas dans les règles, il se servait de prises de ju-jitsu et de karaté. c’était la différence majeure entre nous, je suppose. il avait une tendance vicelarde alors que j’étais plutôt bon enfant. Tout le monde avait remarqué et les gens parlaient. Une fois j’ai eu un chien que maurice n’aimait pas, un terrier marron et blanc qui répon-dait au nom de croupion, et il a disparu. Un voisin m’apprit que mon cousin avait saucissonné l’animal dans un sac de toile et l’avait

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jeté dans la charles river. bien sûr, maurice a nié en bloc, mais il manquait de conviction.

Toute la famille a disparu aujourd’hui. ma mère est morte il y a huit ans. mon père, c’était en 1945, l’année de ma naissance. il s’est fait tuer à Okinawa, sous les drapeaux. Tante Edna et Oncle Jack sont décédés, eux aussi. maurice et moi sommes les derniers du clan.

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chapitre 2

après ma discussion avec mon cousin ce jour-là, je me rendis chez mme Dunlap. Dans les années cinquante, quand l’im-mobilier était encore accessible, mme Dunlap avait acheté

deux bâtisses sur commonwealth avenue, engagé un entrepreneur afin de détruire quelques murs de brique gênants pour ensuite recon-vertir cette structure unique en un hospice pour vieilles dames, mais attention, pour vieilles dames riches.

c’est un endroit immense – sans rire, quarante pièces – et plein à craquer de meubles intéressants qui ont été amenés par les hôtes de ces lieux. La majorité des résidents vient des grandes maisons des banlieues riches comme Winchester, newton et Wellesley. Évidemment, c’est le mobilier qui m’a attiré dans la charmante retraite de mme Dunlap. Quand les vieilles filles s’étei-gnaient, ce qu’elles faisaient d’ailleurs avec une remarquable régu-larité, les chaises, tables, ottomanes et écritoires, lits à baldaquin et commodes, ces trésors de fantaisie étaient pratiquement toujours laissés à la convenance de la propriétaire, et j’étais le premier homme à qui elle proposait de vendre son butin. Heureusement, mme Dunlap ne s’y connaissait pas en antiquités. Ses prix étaient agréablement raisonnables. Pour moi c’était un plan formidable, un des rares que j’eusse.

De temps en temps, pour faire bonne figure auprès de ma bien-faitrice, je réalisais de petits travaux pour elle comme resserrer les gonds des portes, réparer des fauteuils à bascule, canner des chaises ou rebrancher des lampes, et tout cela pour des sommes dérisoires.

ce jour-là, je venais pour installer de nouveaux cordons à une fenêtre à guillotine. Elle voulait que je m’occupe d’un canapé bancal, mais je n’avais pas de pinces assez grandes, alors je lui promis de repasser dans la semaine.

– mon Dieu ! J’allais oublier, s’écria-t-elle alors que j’étais sur le point de partir. Dolores breen a deux boîtes pleines de statues d’ivoire qu’elle souhaiterait vendre. Seriez-vous intéressé, monsieur Hopkins ?

– Ça se pourrait, lui répondis-je, un rien désinvolte, pour ne pas lui sembler avide. Qui est Dolores breen ?

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– Dolores ? Oh, c’est une vieille amie. Son époux, Jimmy, a fait l’acquisition de ces statues alors qu’il faisait son service. il est mort en novembre dernier. maladie des reins. il a acheté les ivoires quelque part en Extrême-Orient. J’ai dit à Dolores que je vous en parlerais.

Derrière ses lunettes non cerclées, la vieille dame clignait de l’œil comme un hibou, puis elle osa un sourire incertain. Je lui demandai :

– Êtes-vous certaine qu’elles sont en ivoire ?– c’est ce que m’a dit Dolores. après la mort de son mari, elle

était complètement bouleversée. Elle a perdu sept kilos alors qu’il lui avait laissé une assurance-vie de quarante mille dollars. ce n’est pas qu’elle soit dans le besoin, vous comprenez, sa famille possède plusieurs grands restaurants sur la côte nord. Son frère, Vincent, fait de la politique. Je l’ai vu une fois à la télévision. il a son bureau au nouvel hôtel de ville. Japonaises. Les statues sont japonaises.

– Japonaises, répétai-je avec dédain.– Oui, mais Jimmy a toujours clamé que c’étaient de véritables

œuvres d’art… Et mme markov, la dame dont vous avez retapissé le fauteuil au troisième étage, m’a raconté que sa tante avait une col-lection identique, et qu’elle était de grande valeur.

– alors pourquoi votre amie tient-elle à s’en séparer mme D. ?– Elle pense qu’elles sont répugnantes. En fait, elles le sont

vraiment, des lézards, des insectes, des rats, des monstres, des dragons. Et elles sont si réalistes, on a l’impression qu’elles sont vivantes.

Je lui dis que j’irais y jeter un coup d’œil, et elle me donna l’adresse, dans ridge avenue à cambridge, et le numéro de téléphone.

– Voilà, voilà. Une bonne chose de faite. Dites, monsieur Hopkins, connaîtriez-vous une personne de confiance qui serait intéressée par un studio ? Le petit au sous-sol est à nouveau libre. Les Harbach sont retournés en nouvelle-Écosse.

– non, mais si j’entends parler d’un locataire potentiel, je vous passe un coup de fil.

Et je la quittai.En descendant du perron au trottoir, je me sentis soudain aussi

léger qu’une plume. comme il m’arrive parfois quand mon esprit me joue des tours étranges qui sont généralement précédés par une sensation d’apesanteur, je m’arrêtai une seconde en bas des marches, inspirai profondément plusieurs fois, et avançai jusqu’au bord du trottoir où je m’appuyai contre un parcmètre. malgré tout, la sensa-tion de survoler mon corps ne m’avait pas lâché.

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ces attaques sont étranges. à chaque fois, je continue de fonc-tionner de manière parfaitement normale, à part mon esprit qui n’arrive pas à enregistrer ce qui se passe. Les coupures ne durent jamais plus de dix minutes, mais de cette période, il ne me reste jamais le moindre souvenir. Je ne me rappelle rien.

La première fois que cela m’est arrivé, j’étais en train de gratter la peinture du dossier rond d’une chaise Windsor, dans la cuisine de mon ancien appartement sur Hemenway Street, avant mon mariage. J’ai eu l’impression de flotter dans une bulle. à ce moment-là, la pendule du salon a carillonné une fois pour la demie de six heures, et pourtant quand j’ai jeté un coup d’œil à la pendule au-dessus de l’évier quelques secondes plus tard, il était presque sept heures moins vingt. mieux encore, j’avais fini de décaper deux pieds de la chaise alors que je venais juste de me mettre au travail. D’une manière ou d’une autre, mon cerveau avait perdu neuf minutes en cours de route. complètement volatilisées. Depuis j’ai eu deux ou trois transes de ce genre par an.

Troublé, j’ai pris rendez-vous chez les savants de la médecine pour un diagnostic. Un docteur de brookline avenue m’a dit que je souffrais de petit mal, la forme la plus bénigne d’épilepsie, et m’a recommandé d’arrêter le café. mais un autre médecin pensait que j’étais sujet à « l’amnésie spasmodique », qui était, comme il me l’expliqua avec patience, une attaque psychomotrice, ou une brève interruption des divers stimuli électriques qui dirigent ma mémoire. J’eus droit à un troisième avis, d’un psychologue cette fois-ci. il décréta qu’il s’agissait d’un trouble émotionnel lié à la narcolep-sie et au somnambulisme, prenant bien soin d’insister sur le fait que le problème était localisé dans l’amygdala, une région du lobe temporal de mon cerveau. comme mon cas était isolé, personne ne s’en alarma, et cela contribua à me rassurer. Tout de même, j’aurais préféré que cela arrive au voisin.

Je suis neurasthénique, je crois. Le stress et l’angoisse, qui sont mes compagnons quotidiens, déclenchent apparemment ces crises. ce n’est pas tout, mes absences ont des répercussions gênantes. J’oublie des conversations. Une fois j’ai oublié que manny robinson m’avait payé quatre-vingts dollars, et je ne l’aurais jamais cru s’il ne m’avait pas mis le chèque annulé sous le nez.

alors ce fameux jour sur commonwealth avenue, je me suis reposé contre ce parcmètre le temps que ma tête se stabilise un peu,

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et puis j’ai traversé la rue pour aller m’asseoir sur un banc sous les ormes qui bordent l’allée. il m’a fallu quelques minutes pour rede-venir moi-même.

malgré tout, l’épisode m’a mis en garde ; il valait mieux que je lève le pied. La vie que je menais était trop agitée. Je devais cesser de tournoyer comme un dément en train de danser le fandango. Par exemple, à sept heures ce matin-là, j’étais en train de me disputer avec une femme de natick à propos du prix d’un tapis kazakh pour lequel elle avait passé une petite annonce dans le Globe. De là, j’avais filé à Wayland pour voir max Guzman, puis j’étais revenu à charles Street en passant par Sudbury, Watertown Square, cam-bridge, allston et brighton.

courir, courir, toujours courir. J’étais un maniaque – Tom O’bedlam1 en chair et en os. ma gorge était irritée à force d’es-croqueries et de marchandages ; mes os souffraient des transports de meubles ; mes poumons étaient pleins de poussière et de toiles d’araignée ; mes yeux n’en pouvaient plus d’aller fureter dans les coins sombres des granges et des greniers ; mon cerveau était fatigué de compter et d’imaginer de nouveaux argumentaires. Je me tuais à la tâche et pour quoi ? Oui, pour quoi ?

alors que je passais ma journée en revue, je me rendis compte que je n’avais fait que trafiquer de la camelote et acheter des ruines. Un jeté de lit en peau de mouton pelé et un tapis kazakh méchamment usé, deux fers à repasser, un abat-jour en soie, une desserte à thé dont une roue manquait, sept coupes à sorbet hideuses, un plateau ovale en grès, une boîte à cigares pleine de boutons gutta-percha, trois chaises de jardin rouillées, un vase cloisonné et bosselé, des cadres minables, voilà la liste de mes trésors, les précieux objets d’art que j’avais traînés comme un rat de somme par tous les chemins de la nouvelle-angleterre. De la pure folie. En fait je n’avais fait que transporter des monceaux de détritus d’un endroit à un autre.

Et pourtant j’étais un homme ambitieux. Je voulais devenir un nouveau Duveen2 ou Tiffany3. c’est vrai.

1. Tom O’bedlam : héros d’une ballade du xviie siècle et héros prophète d’un clas-sique de science-fiction religieuse.2. Duveen : collectionneur d’art (l869-l939) à l’origine de nombreuses collections américaines.3. Tiffany : (l848-l933) décorateur d’intérieur à la tête d’une verrerie.

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J’espérais ouvrir une galerie somptueuse sur la cinquième avenue à new York, en bas du Plaza. c’était ça, mon rêve. rengane n’avait pas tort lorsqu’il disait :

Vanité insatiable ?C’est pire que d’être complètement fou.

mais au lieu de vendre des peintres hollandais et de l’argenterie anglaise, je marchandais des paniers mexicains et des cendriers en poterie italiens. au lieu de manipuler des Goya, je colportais des gribouillages. Sans aucun doute, les Parques étaient contre moi.

Je soupirai, extirpai mon portefeuille et en évaluai le contenu. ce matin, j’avais quitté la maison avec quarante-trois dollars en poche ; à présent, j’en avais quarante-six, et la journée était finie. Si quelque chose ne se débloquait pas rapidement quelque part, j’allais bientôt pointer à la soupe populaire. Et je m’étonnais d’avoir des vertiges.

Eh bien, pensai-je, les jugements de la fatalité ne sont pas toujours fatals. J’avais encore cette Dolores breen dont mme Dunlap m’avait parlé. Peut-être ses ivoires japonais se révéleraient être de véritables ivoires japonais, et pas des boulettes tripatouillées de cel-luloïd jaune. ce serait une manne tombée du ciel.

alors que je m’attardais sur cette charmante idée, je retrouvai un peu d’optimisme. Pour la première fois de la journée, je remarquai qu’il faisait très doux. Une légère brise chahutait les brins d’herbe, faisait trembler les feuilles des arbres et rafraîchissait la sueur sur mon front. Des rayons de soleil et d’ombre cabriolaient le long du sentier, alors qu’au-dessus de moi une bande de nuages fins s’accro-chait comme de la dentelle fragile à un ciel de velours bleu.

cependant ma contemplation de ces merveilles sylvestres fut interrompue par l’apparition soudaine d’un taxi jaune et bruyant qui s’arrêta juste en face de l’endroit où je me trouvais. Un instant plus tard, la porte de la maison voisine de celle de mme Dunlap s’ouvrit et trois femmes sortirent. Elles semblaient jeunes, je dirais vingt-cinq, trente ans, bien qu’il fût quasiment impossible de porter un jugement correct, car les trois femmes portaient des chapeaux aux voilettes épaisses.

Drôle de tenue pour une après-midi aussi chaude, pensai-je. Elles devaient sûrement se rendre à un enterrement.

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Et le reste de leur accoutrement confirmait cette hypothèse, car même si la coupe était à la mode, leurs habits étaient aussi sombres que des vêtements de deuil. malgré tout, cela ne cachait en rien les silhouettes élancées et les splendides jambes de ces dames.

mes Sœurs, marmonnai-je pour moi seul, les trois Parques, sur-gissant au bon moment pour ressusciter ma chance disparue.

alors qu’elles descendaient l’escalier, la brise capricieuse s’inten-sifia. Elle souleva le voile d’une des femmes et l’envoya balader sur l’arrière du chapeau de feutre noir. La femme leva une main gantée et ramena le voile sur ses yeux. Une seconde plus tard, elles étaient dans le taxi qui s’éloignait avec bruit.

J’étais assis sur le banc, respirant à peine. Le visage sous le voile avait été d’une beauté incroyable. Dans ma poitrine, mon cœur s’emballait.

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