Boyancé - La symbolique funéraire des Romains

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La symbolique funéraire des Romains In: Etudes sur la religion romaine. Rome : École Française de Rome, 1972. pp. 299-307. (Publications de l'École française de Rome, 11) Citer ce document / Cite this document : Boyancé Pierre.La symbolique funéraire des Romains. In: Etudes sur la religion romaine. Rome : École Française de Rome, 1972. pp. 299-307. (Publications de l'École française de Rome, 11) http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1972_ant_11_1_1548

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La symbolique funéraire des RomainsIn: Etudes sur la religion romaine. Rome : École Française de Rome, 1972. pp. 299-307. (Publications de l'Écolefrançaise de Rome, 11)

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Boyancé Pierre.La symbolique funéraire des Romains. In: Etudes sur la religion romaine. Rome : École Française de Rome,1972. pp. 299-307. (Publications de l'École française de Rome, 11)

http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/article/efr_0000-0000_1972_ant_11_1_1548

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LA SYMBOLIQUE FUNÉRAIRE DES ROMAINS*

Des civilisations disparues, une loi assez mélancolique exige que sou- 291 vent ce qui nous est le mieux conservé, ce soient les tombes, et de toutes les formes de l'art, l'art funéraire. Que de peuples ne nous sont guère connus que par ce qu'ils avaient confié à la terre avec leurs morts! Mais, si le monuments ainsi dus à la piété pour les défunts sont nombreux dans l'Antiquité classique, ils sont loin, on le sait, de nous parler toujours un langage clair. Une autre loi, mélancolique, elle aussi, semble avoir voulu que les craintes ou les espérances, les idées dont ils devraient témoigner et auxquelles ils sont pour une part redevables de leur existence ne peuvent plus être déchiffrées par nous, qu'ils ne nous offrent plus trop souvent, selon la belle expression de M. Franz Cumont, qu'« un livre d'images dont le texte est perdu ». Les stèles funéraires de l'At- tique, les vases peints de l'Italie méridionale, les peintures et les urnes de l'Btrurie ont un sens qui est loin de nous être bien connu, et l'on s'en convainc aisément en parcourant les études les plus récentes qu'on leur a consacrées (x).

Mais un cas privilégié, par l'abondance des monuments, par la connaissance que nous avons de l'époque où ils furent conçus et exécutés, est sans doute celui des sarcophages, des peintures et des stucs ornant des tombes aux temps de l'Empire romain, spécialement aux IIIe et IVe siècles.

C'est à leur arracher leur secret que se consacre l'ouvrage magnifique, le grand livre, que M. Fr. Cumont intitule modestement: « Eecherches sur le symbolisme funéraire des Romains » (2). La modestie du titre vient

* BEA, XLV, 1943, p. 291-298. i1) Pour les stèles attiques, cf. P.-L. Couchoud, BA, XVIII, 1923, p. 233,

et, en sens contraire, P. Devambez, Bulletin de correspondance hellénique, LIV, 1930, p. 210 et suiv.; pour les vases peints de l'Italie méridionale, C. Albizzati, Dissert. Pontif. Accad. Bom. di arc, série 2, 1920, p. 147 et suiv.; pour les monuments étrusques, P. Ducati, Le pietre funerarie felsinee, Monumenti dei Lincei, XX, 1912; Van Essen, Did Orphic influence in Etruscan paintings exists Amsterdam, 1927, etc.

(2) Becherches sur le symbolisme funéraire des Bomains {Haut-Commissariat de VEtat français en Syrie et au Liban, Service des Antiquités, Bibliothèque archéologique et historique, XXXV). Paris, Geuthner, 1942; 1 vol. in-4°, iv + 543 pages, XLIV

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de ce que, parmi les thèmes traités par l'art de Eome en ce domaine, quelques-uns seulement ont été retenus; cinq exactement auxquels correspondent cinq chapitres: Les Dioscures symbolisant les deux hémisphères

292 du monde; — Les vents qui traduisent l'idée de l'atmosphère, séjour des âmes désincarnées; — Le symbolisme lunaire; — Les Muses et l'immortalité; — enfin, l'expression artistique du repos des morts. Mais, si l'auteur s'est ainsi volontairement limité à quelques thèmes, d'abord il les a choisis parmi les plus riches. De plus il ne s'est jamais interdit de faire appel aux thèmes voisins et analogues, et c'est en fin de compte, dans son orchestration complexe, presque tout l'art funéraire des Eomains qui nous apparaît. Enfin, et même surtout, il a, dans une ample et magistrale introduction, posé les principes d'une doctrine d'ensemble. Si l'on ajoute que l'illustration vaut le texte, qu'elle nous présente plus d'un document inédit, que des indices copieux et aussi soigneusement faits que ceux des Religions orientales du même auteur permettent de s'orienter rapidement dans cette somme véritable, on se rendra compte de l'intérêt et de l'importance de l'œuvre.

* * *

II y a déjà bien des années que, par de nombreux articles et par son livre After Life in Roman paganism (New Haven, 1922), M. Cumont s'acheminait patiemment vers ces Recherches. En outre, s'inspirant de sa méthode et souvent guidés par ses conseils, d'autres avaient travaillé sur les voies ouvertes par lui, et nous retiendrons seulement, comme l'une des plus récentes et des plus remarquables, l'étude de M. Marrou sur le Μουσικός άνήρ (cf. notre compte-rendu dans cette Revue, 1939, p. 86). M. Cumont, lui-même, se plaît à nous renvoyer au chapitre II de V Apotheosis and Afterlife, où, dès 1905, Mme Strong a fait « la première tentative pour retracer l'histoire de l'allégorie sépulcrale depuis la Grèce jusqu'à Eome ». Une impulsion décisive fut donnée à cette interprétation par la découverte, en 1917, de la basilique de la Porte-Majeure, et notamment par le commentaire de sa décoration par M. Carcopino dans son livre de 1927. Insistons, en effet, sur un point qui n'est pas toujours suffisamment mis en relief: quelle que soit en définitive la destination cultuelle de cet édifice, qu'il soit la salle de réunion d'une secte (c'est la thèse de MM. Cumont et Carcopino), un édifice funéraire (ainsi le veut M. Bendinelli,

planches et 96 figures dans le texte. Depuis, M. Cumont a donné comme une sorte de supplément La stèle du danseur d'Antibes et son décor végétal. Etude sur le symbolisme funéraire des plantes, Paris, Geuthner, 1942, in-4°, 49 p. (cf. Bévue, 1943, p. 174).

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auteur de la publication dans les Mon. antichi), dans les deux hypothèses, toutes les images représentées sont des allusions à l'au-delà, à la mort et à l'apothéose, et ces allusions reposent sur la même symbolique pythago- risante, dont M. Cumont nous formule, plus complètement qu'on ne l'avait encore fait, les idées directrices. En tout état de cause, le travail d'exégèse de M. Carcopino peut être considéré comme définitif.

Il ne faut pas croire, en effet, que toutes ces scènes de la mythologie que nous trouvons dans la basilique et sur les monuments funéraires n'ont pas un sens, un rapport direct avec la mort. Jadis les fantaisies de la symbolique des Creuzer et des Bachofen avaient discrédité toute in- 293 terprétation faite de ce point de vue, et l'on s'en tenait à étudier ces images en elles-mêmes, soit pour les replacer dans l'histoire de l'art et de la technique, soit pour en étudier l'iconographie et les faire contribuer à l'analyse des légendes. M. Cumont montre avec une force singulière comment on ne peut s'en tenir à cette attitude (x), comment la prudence dont elle témoigne finit par être en réalité un refus d'explication: « C'était oublier le fond, pour ne plus s'attacher qu'à la forme, c'était renoncer délibérément à demander à des pierres muettes la cause de leurs rapports avec le monde des morts et la raison d'être de leur destination funéraire . . . Une pareille exégèse n'aperçoit que les arbres et ne voit pas la forêt; elle s'en tient aux seules apparences et ne pénètre pas jusqu'aux réalités qu'elles dissimulent; elle fait abstraction des croyances sur l'au-delà et des sentiments intimes, qui nulle part n'ont dû s'exprimer avec plus de force que dans le décor choisi pour la sépulture de parents défunts ... ».

Mais nous ne pouvons demander à on ne sait quelle divination de nous éclairer sur le sens des représentations. Il est aussi impossible de déchiffrer sans un guide sarcophages et peintures qu'il le serait de vouloir lire à première vue les caractères d'une langue inconnue. Ici un exemple décisif fut donné aux historiens de l'Antiquité par ceux du Moyen-Age. On sait comment nos cathédrales n'ont vraiment livré leur secret que le jour où M. Emile Mâle eut l'idée de recourir aux textes mêmes qui avaient inspiré les artistes et la chance de les découvrir dans le Speculimi de Vincent de Beauvais. M. Cumont rend hommage à ce précédent qui indiquait la méthode à suivre: découvrir dans la littérature des anciens les principes qu'avaient mis en pratique les imagiers.

(x) Citons comme très caractéristique le jugement d'Emile Cahen, auteur de l'article Sarcophagus du Dictionnaire des Antiquités de Daremberg et Saglio, p. 1074, col. 1: «Nous admettons que, si dans certains cas le sujet des reliefs a fait l'objet d'un choix raisonne chez le fabricant comme chez l'acheteur, souvent aussi on s'est plus soucié de son rôle décoratif que de sa signification religieuse ».

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A l'époque où travaillaient les artistes romains, la mythologie n'était plus dans les classes cultivées l'objet d'une foi littérale. Mais elle n'était pas pour autant simple objet de récits aimables comme ceux d'Ovide. Les philosophes avaient découvert le moyen de concilier le scepticisme qu'on éprouvait devant les aventures des dieux et des héros et la piété que l'on ne pouvait se défendre de ressentir pour des traditions venues du fond des âges et si liées à l'histoire des cités et à leurs cultes. Il suffisait d'admettre qu'au delà du sens apparent, si surprenant pour des esprits éclairés et parfois même si scandaleux, se dissimulait un sens profond. Pythagoriciens, stoïciens, néo-platoniciens mirent en pratique cette théorie et sauvèrent ainsi l'Homère que Platon bannissait de sa Eépublique. Il ne faudrait pas croire que ce fût là seulement un artifice de quelques

294 érudits subtils dans le secret des écoles. La méthode symbolique pénétra chez les grammairiens qui dispensaient la culture avec l'explication des poèmes homériques et de Virgile; nous en avons encore la preuve dans les commentaires d'Eustathe, de Servius et de Fulgentius. Ainsi la fable fut rendue morale et livra une révélation parfois métaphysique.

L'art ne pouvait manquer de subir l'influence de cette exégèse. Et à mon sens peut-être pas seulement l'art funéraire. Nous ressaisissons dans les décorations les plus profanes trace d'une symbolique; symbolique, il va de soi, plus simple, moins chargée d'idées, symbolique tout de même. Quand on décore des triclinia de scènes relatives à Bacchus, il est bien évident que l'on songe au symposion et au vin que l'on y boit.

Mais, si l'esprit des Anciens s'habituait ainsi par une sorte de gymnastique constante à demander à la fable un contenu de vérité, un enseignement, nulle part, plus que dans l'art funéraire, il ne devait être enclin à le faire, et les textes sont là pour nous montrer qu'il l'a fait. Le livre de M. Cumont est à cet égard d'une grande richesse. Pour chacun des thèmes retenus par lui, il a groupé d'abord dans une première section tous les passages qui permettent de reconstituer la doctrine. Et ainsi, notons-le en passant, il n'a pas seulement rendu service à l'historien de l'art ou à celui de la religion. Mais celui de la philosophie et de la science lira avec le plus grand fruit, par exemple, ce qui est dit de la doctrine des deux hémisphères; la cosmologie des Anciens y apparaît sous des aspects très souvent ignorés et, pour ma part, j'y ai beaucoup appris. La seconde section de chaque chapitre confronte aux monuments les conceptions qui les éclairent souvent jusque dans les détails.

On constate ainsi que « l'art funéraire des Eomains . . . reste presque entièrement dans la tradition hellénique ». Je ne puis m'empêcher de croire que cela est significatif pour l'origine des idées elles-mêmes. M. Cumont

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le signale: « L'influence profonde que les religions orientales exercèrent sur l'eschatologie ne se manifeste guère dans les motifs adoptés pour l'ornementation des tombeaux ». Mais ne serait-ce pas que l'eschatologie elle- même doit au moins autant en définitive à la Grèce de Pythagore et de Platon qu'à l'Orient?

Au centre de cette eschatologie, il y a la doctrine que « l'âme participe à une immortalité bienheureuse dans la mesure où elle se dégage de ses attaches avec le corps ». Sans doute il a fallu bien des siècles pour qu'une telle foi se répandît à Eome et prît la place des croyances assez imprécises à la survie dans la tombe ou à l'existence des Mânes. Mais on peut estimer qu'à l'époque où nous replace le plus grande nombre de monuments figurés, sa diffusion était considérable. Il faut noter de surcroît qu'il s'agit des « classes instruites, celles pour qui les artistes sculptaient de somptueux tombeaux de marbre ». Celles-là ne croyaient pas à l'Hadès souterrain et à ses supplices, dont l'évocation au théâtre, selon Cicéron, faisait frissonner la foule. Mais leur foi, dans une mesure du reste fort variable, et où l'espé- 295 rance pouvait avoir plus de part que la certitude, était acquise à l'idée d'un séjour céleste réservé aux âmes purifiées. Il s'agit d'un «pythago- risme mêlé de platonisme et de stoïcisme », celui à la connaissance duquel je me suis efforcé de contribuer moi-même par diverses études, auxquelles M. Cumont a bien voulu faire dans son livre le plus bienveillant écho.

Je ne vais point redire ici le détail de tout ce qui est dit si lumineusement par M. Cumont. Mais, puisqu'il a accueilli maintes suggestions faites par moi, je me permettrai de lui en présenter une sur un point qui me semble de quelque importance. Il a notamment donné une adhésion, qui m'est précieuse, à ce que j'avais supposé des rapports entre Eros et l'héroï- sation (!). Un jeu de mots étymologique présenté dans une œuvre qui fut beaucoup lue et méditée, le Gratyle de Platon, a lié l'une aux autres l'image gracieuse de ces enfants ailés, si nombreux sur les sarcophages, et les âmes privilégiées auxquelles dans l'au-delà on a conféré le vieux titre traditionnel de héros. Je voudrais souligner aujourd'hui comment le jeu de mots étymologique a pu être dans l'exégèse des mythes une sorte de principe de méthode particulièrement fécond.

Un de ceux qui nous permettent le mieux de l'entrevoir, c'est, de façon paradoxale, un Juif, Philon d'Alexandrie. M. Cumont ne manque pas de nous le rappeler au passage, « il soumit l'Ancien Testament au

i1) Le sommeil et l'immortalité, dans MEFB, 45, 1928, p. 104, n. 3 {Gratyle, p. 398 d) [Ici, p. 309]. Cf. Cumont, p. 347.

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même traitement que ses maîtres grecs faisaient subir aux poèmes homériques » i1) (et l'on sait que, par des écrivains chrétiens comme Origène et saint Augustin, doctrine et méthode furent transmises au Moyen-Age, en sorte que c'est en définitive à la même origine que remontent le symbolisme de la basilique de la Porte-Majeure et celui de nos cathédrales). Philon se préoccupa de discerner « la valeur secrète de chacune des expressions » de la Bible. Mais comment y est-il parvenu1? C'est en plus d'un cas par des etymologies. Et cet usage de l'étymologie repose lui- même sur une certaine conception des origines du langage.

A plusieurs reprises, Philon nous rappelle que celui-ci est dû à un législateur qui sut, en l'instituant, y renfermer des trésors de sagesse. Dans les Quaestiones in Genesim, IV, 194, il nous déclare que ceux qui établissent les noms sont sans aucun doute des sages, qui font se refléter en eux comme dans un miroir les propriétés des choses. Dans la Vie de Moïse (I, 23), il trouve excellent tel vocable, car « ceux qui fondèrent les noms étaient sages ». Dans les Quaestiones in Genesim (I, 20), il développe plus longuement cette idée que les choses reçoivent une dénomination naturelle quand intervient un homme sage et eminent en science. C'est là le propre du sage seul, bien mieux du premier-né de la terre. C'est pourquoi

296 il convenait que le premier de la race humaine, le roi de tous les êtres nés de la terre (Adam), eût aussi cette dignité. Ailleurs encore, dans les Legum Allego?*., II, 5, il commente Genèse, II, 18 où il reconnaît des réflexions « sur l'imposition des noms ». Et il oppose Moïse aux philosophes de la Grèce. Ceux-ci ont dit qu'étaient sages les premiers qui ont imposé aux choses leurs noms; Moïse s'est bien mieux exprimé qui « d'abord a dit que ce n'était pas à certains des gens d'autrefois, mais au premier homme créé, c'est-à-dire Adam ».

Dans le Be cherubini 17, une distinction est faite entre les noms établis par la foule des autres hommes qui donnent aux choses des appellations qui ne leur conviennent pas et Moïse de qui les dénominations reflètent l'évidence des choses. Hiéroklès (Ve siècle apr. J.-C), dans son

(l) Cumont, p. 10 (cf. p. 186). [L'exégèse allégorique de Philon en ses origines grecques a fait, depuis 1943, l'objet de diverses études ou remarques: H. Leisegang art. Philo dans P. \V., XX, col. 36-39; F. Buffière, Les mythes d'Homère et la pensée grecque, Paris 1956, p. 38, n. 27; J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéochrétiennes, Paris 1958, p. 234 s.; de moi-même, Etudes philonien- nes, dans la BEA, LXXVII, 1963, p. 68 s.; Echo des exégèses de la mythologie grecque chez Philon, dans Philon d'Alexandrie, Lyon, 11-15 septembre 1966 (Colloques nationaux du Centre national de la recherche scientifique), Paris, 1967, p. 169 s.].

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commentaire sur les Vers dorés, distinguera des noms qui ne sont pas le reflet du réel et ceux qui désignent les réalités éternelles et notamment les dieux. Ces derniers, à la différence des autres, correspondent à la vérité et cela parce qu'ils doivent leur institution à un sage. Hiéroklès nous décrit avec une minutie singulière ce qu'a dû être le processus psychologique de l'inspiration chez ce sage. Il y a vraisemblablement une source commune à Philon et à Hiéroklès.

Il est clair dès maintenant que Philon utilise pour son exégèse du judaïsme une théorie grecque sur l'origine du langage. Quelle théorie? Ήοό. point exactement, je crois, comme le dit M. Emile Bréhier (*), celle du Cratyle, où, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs, est adaptée, critiquée, rabaissée à sa juste mesure la théorie pythagoricienne du langage (2), mais bien cette théorie elle-même. La formule dont use Philon est un écho fidèle d'une formule des akousmata pythagoriciens et, si Philon ne mentionne pas le nom de Pythagore, peu avant lui Cicéron avait rappelé dans les Tusculanes celui qui « quod summae sapientiae Pythagorae uisum est, omnibus rebus imposuit nomina » (I, 25, 62) (3). Aussi ne sommes-nous pas surpris de retrouver chez Philon, De Decalogo 5, la même doctrine sur les sages législateurs du langage appliquée à une exégèse du mot de « décade » qui s'expliquerait par le fait de recevoir (δέχεσθαι) et d'avoir fait place en elle à toutes les sortes de nombres et de proportions numériques.

Hiéroklès, dans le texte que nous citions tantôt, se réfère expressément aux pythagoriciens et il développe en les leur attribuant des etymologies de Διός et de Ζήνα. Jamblique nous a conservé un document plus précieux encore, car il remonte au grand historien de la Grande-Grèce, Timée de Tauromenium (4). Il s'agit d'un des discours prononcés par 297 Pythagore à Crotone, au moment où on lui confie la direction de la cité, le discours adressé aux femmes. Pythagore rappelle l'inventeur très sage du langage, un dieu, un démon ou un homme divin, pour analyser ensuite la valeur des noms qui servent à désigner les femmes aux différents

(x) Les idées philosophiques de Philon d'Alexandrie, Paris, 2e éd., 1925, p. 285. (2) La «.doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle, BEG, LIV, 1941, notamment,

p. 172-173. (3) [Je suis revenu sur tout ceci Etudes philo ni enne s, p. 70, s.]. (4) Jamblique, V. P., 56; Diogene Laërce, VIII, 11, attribue un résumé de ce

passage expressément au XIe livre des Histoires de Timée. Sur ces discours attribués à Pythagore, cf. A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne (Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de V 'Université de Liège, XXIX), 1922, p. 39 et suiv.

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âges de leur vie et qui démontrent que la piété est par excellence une vertu de leur sexe: Koré, Nymphe, Mèter, Maia, tous noms de déesses.

On le voit, principes et applications sont les mêmes chez Philon et chez les pythagoriciens. Ajoutons que les uns et les autres s'annexent ou, si l'on veut, récupèrent le Gratyle. Car l'étymologie que Hiéroklès donne «d'après les pythagoriciens» des formes de Ζευς est celle même du Cratyle, et Philon, de son côté, comme le relève M. Bréhier (*), emprunte au Gratyle certaines de ses etymologies. Ceci nous aide à comprendre comment le jeu de mots έ'ρως-ήρως a pu avoir la fortune dont témoigne l'art funéraire des Komains.

Et ceci ne peut-il aussi nous fournir le cas échéant comme un fil conducteur dans l'exégèse des monuments figurés? On a déjà signalé en certains cas comment il y a entre le nom du mort, par exemple, et les scènes ou les objets représentés un véritable calembour: il serait mieux de dire peut-être un jeu de mots étymologique. Ainsi M. Galletier note, d'après G. Gatti et le Dr Vercoutre (2), que « sur la tombe d'Aper sera représenté un sanglier, sur celle d'Arbuscula un arbrisseau, sur celle d'Antalcidas l'image d'Hercule; Dracontius appellera naturellement un dragon, Cal- purnia Felicia une petite chatte, deux petites souris orneront la stèle de Philomusus Mus ». Mais cette faveur du jeu de mots étymologique a pu l'élever parfois au-dessus du simple rébus, tel qu'il semble qu'on le découvre dans les exemples cités par M. Galletier. L'exégèse des noms a servi à pénétrer le sens caché des mythes. J'en verrai un cas fameux dans la représentation si fréquente des amours d'Eros et de Psyché. Certes, il n'est pas impossible qu'à l'origine, dans cette légende célèbre, Psyché ait déjà été l'âme et non une héroïne. Mais je crois que, si on lit, par exemple, le récit d'Apulée, ce sens premier a disparu derrière la fable erotique et familière. Pour l'y retrouver ou pour l'y découvrir, est intervenu le jeu de mots étymologique. Un autre cas, presque aussi connu dans l'art funéraire, est celui de Prométhée, que son nom, comme le remarque M. Cu- mont, identifie avec la Providence (Προμη-Ο·εύς-Προμή·0·εια). Et l'on ne manquerait pas avec un peu d'attention de rassembler d'autres faits comparables.

(x) Loc. laud. (2) Ed. Galletier, Etude sur la poésie funéraire romaine d'après les inscriptions,

Paris, 1922, p. 261, citant G. Gatti, Di una iscrizione sepolcrale con emblema allusivo al nome del defunto, Boi. comunale, 1887, p. 114-121, et le Dr Vercoutre, Sur les jeux de mots chez les Romains, dans la Revue tunisienne, nov. 1920, p. 294.

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Grâce aux principes de méthode posés par lui, le livre de !M. Cumont permettra de résoudre d'autres problèmes encore que ceux qu'il a envisagés 298 et dont nous avons déjà dit qu'ils sont nombreux et importants. Il y aura lieu sans doute aussi d'essayer de préciser la chronologie de l'explication symbolique en ce qui concerne les monuments. Ce que nous constatons surtout aux IIIe et IVe siècles est l'aboutissant de tout un travail antérieur, de même que le néo-platonisme a été préparé par toute l'histoire de la philosophie précédente. Il ne faut pas se dissimuler combien sera délicate cette tâche, et combien l'hypothèse y devra fatalement intervenir. Mais la synthèse de M. Cumont nous aura présenté, avec la clarté parfaite qui est celle de toute son œuvre, le résultat du processus et les moyens de nous orienter dans son déroulement (l).

(x) [On pourra comparer à mon étude celle d'H. I. Marrou, dans JS, 1944, p. 23 s.; p. 77 s. La critique d'A. D. Nock, Sarcophagi and Symbolism, dans AJA,~L, 1946, p. 146 s., inspirée par le positivisme anglo-saxon, comporte une mise au point parfois justifiée et salutaire; elle n'en est pas moins excessive et il serait peu opportun de la suivre avenglément comme le montre fort bien M. Fr. Matz dans Symposion über die antiken Sarkophagreliefs publié dans Archäologischer Anzeiger, IL l, 1971, p. 113 et suiv.].