Bouddhisme et foi bahá’íe - Bahá'í Library Online · doctrine représente le vrai bouddhisme...

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Ian Kluge Bouddhisme et foi bahá’íe Un rapprochement ontologique baha’i

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  • Ian Kluge

    Bouddhismeet

    foi bahá’íeUn rapprochement ontologique

    baha’i

  • Bhuddhism and the Bahá’í WritingsAn Ontological Rapprochement

    Ian Kluge © 2007Traduction : Pierre Spierckel

    Les idées exprimées appartiennent à l’auteuret ne constituent pas une position bahá’íe officielle.

    Éditions bahá’íes France45, rue Pergolèse

    75116 Paris.© Librairie bahá’íe

    [email protected]

    ISBN : 2-912155-83-5Dépôt légal : juin 2011

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    À la mémoire de Rad Gajic (1948 — 2006).

    Le bouddhisme, une des Révélations considérées parla religion bahá’íe comme d’origine divine*, appartientau patrimoine spirituel et religieux de l’humanité. Cettereligion, qui compte environ 379 millions de disciples1

    fait de grands progrès en Amérique du Nord et en Europeoù les centres bouddhistes fleurissent en nombres éton-nants. Grâce, notamment, au chef charismatique du boud-dhisme prasangita, le Dalaï-Lama, le bouddhisme tientle devant de la scène internationale pour sa sagesse spi-rituelle et pour sa participation dans la lutte pour un Tibetlibre.

    Un bahá’í devrait chercher à mieux connaître le boud-dhisme pour au moins quatre raisons. C’est d’abord l’unedes Révélations divines historiques, elle a donc un intérêtintrinsèque. C’est une religion présente en France quenous voulons mieux comprendre. Troisièmement, uneétude du bouddhisme nous fera mieux comprendre l’en-

    * Tous les bouddhistes ne partagent pas cette opinion. La plupart pré-fèrent y voir une spiritualité ou une philosophie.

  • seignement de Bahá’u’lláh qui affirme que toutes les re-ligions n’en forment essentiellement qu’une. Enfin, sinous désirons engager avec les bouddhistes un dialogueintelligent nous devons avoir une connaissance solide deleurs croyances et de la manière dont elles font écho auxnôtres.

    Notre étude comparative du bouddhisme et des Écritsbahá’ís commencera au niveau ontologique puisque c’estle niveau le plus fondamental auquel il est possible d’étu-dier quelque chose. L’ontologie, qui est une branche dela métaphysique2, se préoccupe du sujet de l’être, de ceque veut dire être et de quelle manière les choses sont. Ilest évident, par exemple, que des objets comme un ballonde rugby, la théorie de la relativité d’Einstein et la notionde rouge sont trois différentes sortes de réalités. Elles ontdes manières d’exister différentes et différentes relationsavec le monde. Nous ne les traitons pas de la même ma-nière parce que, inconsciemment le plus souvent, nouspratiquons une analyse ontologique qui nous dit que sil’on peut envoyer un ballon (ou une chaise !) dans desbuts, on ne pourra pas y envoyer la théorie d’Einstein oula notion de rouge. C’est un exemple d’ontologie conven-tionnelle, pratique, quotidienne. Plus sérieusement, l’on-tologie s’occupe de questions telles que : Qu’est-cequ’être? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?ou de quoi parlons-nous quand nous parlons d’unechose?

    Aussi absconses que ces questions puissent paraître,

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  • tous les systèmes philosophiques les traitent, d’une ma-nière directe ou indirecte, autant les religions que lascience. Par exemple, si nous posons la question : Qu’est-ce que cette fleur ? nous recevrons différentes réponsesbasées sur différentes ontologies. Un scientifique répon-dra qu’au final c’est un agrégat auto-organisé d’atomesdont les composants interagissent entre eux d’une cer-taine manière et que c’est un produit de l’évolution. Unbouddhiste madhyamaka répondra que c’est un agrégatqui existe par convention, le produit d’une coproductionconditionnée, qui, au final, est vide. Un juif, un chrétien,un musulman ou un bahá’í pourront répondre qu’en der-nière analyse c’est une création divine. Toutes ces ré-ponses sont basées sur des ontologies différentes quant àce qui existe : des êtres physiques, un Dieu ainsi que samanière d’agir. Autrement dit, ces réponses contiennenttoutes une ontologie implicite.

    Explicitement ou implicitement l’ontologie, présentedans tout système d’idées, fonctionne comme une consti-tution politique : c’est le cadre philosophique de réfé-rence dans lequel les idées prennent un sens et contrelequel elles ne peuvent aller. C’est le contexte qui déter-mine si une idée est valable ou non. Si une idée va à l’en-contre de son cadre ontologique de référence, on seretrouve avec des problèmes de cohérence logique, ce quiprovoque toutes sortes de problèmes dans le systèmed’idées donné. Par exemple, introduire le concept d’unDieu participant actif dans l’ontologie matérialiste et po-

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    sitiviste de la science actuelle permettrait de répondre àdes questions scientifiques en termes de volonté divine,ce qui ne convient pas aux critères scientifiques : renou-velable, mesurable, prévisible et testable. Introduire unDieu participant dans l’ontologie scientifique créeraittoutes sortes de problèmes de cohérence parce que ceconcept contredit le but d’une explication par des moyensphysiques mesurables. La constitution ontologique de lascience ne permet pas l’usage d’un tel concept.

    De même, chaque religion possède une ontologie quiest le fondement de son identité et, en conséquence, labase de ses différences avec les autres religions. Il s’en-suit que si nous voulons étudier sérieusement ce que deuxreligions ont de semblable, il nous faut comparer leursontologies respectives. Sans étudier son ontologie il estimpossible d’arriver à la compréhension philosophiqued’une religion.

    Pourtant, avant de nous lancer dans cette exploration,il nous faut attirer l’attention sur le fait que contrairementà l’impression donnée par de nombreux ouvrages popu-laires, il n’y a pas une et une seule voix bouddhiste, ycompris sur certaines questions ontologiques fondamen-tales. Par exemple, le concept si souvent cité de vacuitéest interprété d’au moins trois manières logiquement in-compatibles. Même le célèbre anatman, la doctrine del’impersonnalité, est sujet à diverses interprétations etl’on connaît au moins un important sutra mahayana, leMahaparinirvana qui affirme clairement l’existence d’un

  • soi. Il ne nous revient pas, évidemment, de décider quelledoctrine représente le vrai bouddhisme ; laissons lesbouddhistes en discuter entre eux. Tout ce que nous pou-vons faire c’est d’indiquer et d’explorer les similaritésontologiques qui existent dans le cadre de l’ontologiebouddhiste. Pour ce faire, nous étudierons les sujets sui-vants : l’anicca (l’impermanence), la fugacité, la copro-duction conditionnée, Dieu, le nirvana, le trikaya et leconcept de Manifestations, la vacuité, l’anatman (l’im-personnalité ou non-soi) et la réincarnation.

    Anicca

    En toute logique, le principe ontologique fondamentaldu bouddhisme est le concept de l’anicca, c’est-à-direl’impermanence universelle, la fugacité de toute chose.Dans les mots du Bouddha :

    Impermanentes sont toutes chosesElles apparaissent et disparaissent, c’est leur na-

    ture,Elles viennent à l’être puis meurent,La libération est pour elles le bonheur suprême3.

    L’impermanence est confirmée par la coproductionconditionnée qui dit que tout être influencé ou condi-tionné par d’autres êtres, c’est-à-dire tout ce qui existe,connaît nécessairement un cycle au cours duquel il vientà l’existence puis en sort. Ce cycle est constitutif de l’être.

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  • Anicca concerne absolument tout ce qui existe et pas seu-lement les choses matérielles. Il nous concerne person-nellement dans notre esprit, nos pensées, nos émotions,nos idées, notre conscience, toutes les conditions hu-maines et tous les états, humains ou non. En d’autresmots, rien n’est éternel. Éviter à la fois l’éternalisme ainsique son opposé l’annihilationisme, croire que rien ne peutêtre inconditionné et permanent est un thème fondateurde la philosophie bouddhiste4. Selon Mangala R. Chin-chore, l’anicca, ou impermanence, est le concept de basede l’ontologie bouddhiste5 : les bouddhistes cherchent àsoutenir sans compromis la primauté du devenir surl’étant6. L’auteur ajoute : De plus, l’affirmation que seulle devenir est ce qui compte est assez forte… pour rendrecompte d’une manière satisfaisante de la nature du réelet/ou de l’humain7. Autrement dit, une compréhensionapprofondie du devenir nous aidera à expliquer le mondenaturel et notre propre identité.

    La raison pour laquelle on accepte le statut fondateurd’anicca se trouve dans la première des quatre nobles vé-rités qui nous dit que toute existence est dukka, traduit soitpar souffrance, soit par insatisfaction. C’est ce qui nouspousse à chercher refuge en Bouddha afin d’atteindre lesalut ultime en nous libérant du changement. Les chosesne nous donnent pas satisfaction et nous font souffrir parceque nous ne voyons pas et nous n’acceptons pas qu’ellesne durent pas ce qui conduit à toutes les difficultés causéespar l’avidité ou par les tentatives d’empêcher le change-

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  • ment. On comprend maintenant pourquoi la doctrined’anicca se trouve non seulement à la base de l’ontologiebouddhiste mais aussi à la base de ses enseignements mo-raux. Méditer sur l’impermanence est un aspect essentielde la pratique contemplative bouddhiste.

    Anicca dans les Écrits bahá’ís

    Les Écrits bahá’ís s’accommodent sans problème dela doctrine de l’anicca ou, impermanence universelle.‘Abdu’l-Bahá nous rappelle que :

    …rien de ce qui existe ne reste dans un état derepos, c’est-à-dire que toutes les choses sont en mou-vement ; toute chose est, soit en train de croître, soiten train de décroître ; toute chose, ou bien vient de lanon-existence vers la vie, ou bien va de la vie vers lanon-existence. Ainsi cette fleur, cette jacinthe, estd’abord venue de la non-existence à la vie et maintenantelle va de la vie à la non-existence. On appelle cemouvement, mouvement essentiel, c’est-à-dire naturel ;il est inséparable de l’être, car il est sa nature fatale,comme la nature fatale du feu est de consumer.

    Il est donc établi que ce mouvement est nécessaireà l’existence ; il consiste à croître, ou à décroître.8

    En étudiant ce passage on remarque d’abord sa naturecatégorique indiquée par des mots comme : rien, tout,toutes choses, nécessaire, essentiel. Autrement dit, le phé-

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  • nomène décrit est applicable à toute chose sans excep-tion, qu’elle soit naturelle ou artificielle. On remarque en-suite l’affirmation péremptoire que non seulement toutest en mouvement mais que le mouvement est nécessaireà l’existence. De plus, les notions de mouvement ne selimitent pas à un changement d’endroit physique ; lapreuve en est la référence à la croissance et au déclin quiimpliquent des changements d’augmentation, de com-plexification, d’actualisation, de transformation, de ré-ception, d’action causale, de synthèse, de catalyse, dedécomposition et de mort. Encore plus important,‘Abdu’l-Bahá affirme : Soit tout va de la non-existencevers la vie ou de la vie à la non-existence. Ce changementest un mouvement essentiel, c’est-à-dire l’attribut essen-tiel d’une chose pour qu’elle soit. On voit par là que lesÉcrits bahá’ís s’accordent avec l’ontologie bouddhistesur la question d’anicca, l’impermanence comme élé-ment constitutif de toute existence. Bahá’u’lláh affirmeque nous devrions :

    …tenir pour transitoire et pur néant toutes chosesautres que Dieu, objet de toute adoration9, et considérerchacun de nous comme une ombre fugace10 et notretemps sur terre comme d'un instant fugitif11.

    Doctrine de la fugacité

    Ayant montré que le bouddhisme et la religion bahá’íe

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  • s’accordent sur l’universelle impermanence du mondephénoménal, il est important d’explorer jusqu’où va cetaccord. Va-t-il par exemple jusqu’à inclure la doctrinede la fugacité sous une forme ou une autre de ses déve-loppements historiques12 ? Dit autrement, les Écritsbahá’ís acceptent-ils l’idée que dans le monde phénomé-nal ce qui apparaît comme une entité est en réalité uneséquence d’états momentanée et n’a aucune substancedurable, d’aucune sorte. En laissant de côté pour l’instantles interprétations des différentes écoles – pour le ma-dhyamika cette séquence est unifiée par la similaritéentre les différents états, alors que pour la philosophieplus ancienne abhidharma chaque état est une entitécomplètement distincte13 – les Écrits bahá’ís peuvent-ilsaccepter le concept de création et de destruction perpé-tuelles tel qu’il est décrit par exemple, par Stcherbatsky :Les éléments de l’existence sont des apparences momen-tanées, des éclairs fugaces dans le monde des phéno-mènes venus d’une source inconnue14 ? La réponse estaffirmative. Bahá’u’lláh écrit :

    En vérité le Verbe de Dieu est la cause qui précèdele monde contingent, monde orné des splendeurs del’Ancien des Jours, mais qui est cependant conti-nuellement renouvelé et régénéré. Incommensura-blement exalté est le Dieu de sagesse qui a édifiécette structure sublime15.Cette affirmation est catégorique et affirme que

    constamment, sans exception, la création est renouvelée

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  • et régénérée. La notion que le changement est un aspectessentiel, constitutif et non accidentel des choses exis-tantes en est renforcée ; l’existence implique inévitable-ment d’apparaître et de disparaître sur une base continue.‘Abdu’l-Bahá exprime une idée semblable lorsqu’il dit :Souviens-toi toujours que, dans ce monde de l'existence,toutes choses doivent sans cesse être renouvelées16. Ilfaut se souvenir que le monde de l’existence fait réfé-rence à toute existence créée, même si dans ce cas par-ticulier ‘Abdu’l-Bahá s’intéresse plus précisément à lamanière dont le monde spirituel et culturel est renouvelésous l’influence de Bahá’u’lláh. Ce qu’il faut remarquerdans cette citation c’est l’usage d’adverbes catégoriquescomme toujours qui devient dans la citation deBahá’u’lláh, continuellement. On peut aussi remarquerque l’un des noms de Dieu est le Réanimateur17 quin’implique pas seulement une résurrection au sens de latransition d’une époque vers une autre, mais qui peutaussi faire allusion à une résurrection continue commele suggère cet autre nom divin, Celui qui maintien18.

    On peut en conclure que sur la question de la fugacité,les Écrits bahá’ís et l’ontologie bouddhiste sont d’accordmême si les Écrits bahá’ís ne développent pas autant cethème que le bouddhisme. On peut l’expliquer par le faitque les deux religions ont des missions différentes à ac-complir ou, peut-être, que ce n’est qu’une apparencedans la mesure où tous les textes de Bahá’u’lláh n’ontpas encore été publiés. Mais ce qui est pertinent à notre

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  • étude c’est que la doctrine de la fugacité est compatibleavec les Écrits bahá’ís.

    La coproduction conditionnée

    La coproduction conditionnée est un autre principe on-tologique fondamental du Bouddhisme, à tel point que leBouddha dit :

    Qui comprend la coproduction conditionnée com-prend la Loi (Dhamma ou Dharma) et qui comprendla Loi comprend la coproduction conditionnée19. En l’occurrence, la Loi c’est l’ordre de l’univers, c’est-

    à-dire, le fait que tout ce qui existe est le résultat decauses et de conditions et que tout déclin est le résultatde causes et de conditions. Comme noté plus haut, la for-mule bouddhiste courante de la causalité est :

    Ceci étant, cela est. Ceci apparaissant, cela apparaît.Ceci n'étant plus, cela n'est pas.

    Ceci cessant, cela cesse20. Autrement dit, toute apparition, toute disparition, dé-

    pend de conditions ou de causes précédentes et rien n’ap-paraît sans ces causes ou ces conditions. Comme l’écritle célèbre érudit Theo Stcherbatski :

    Chaque instant ponctuel de la réalité apparaît dé-pendant d’une combinaison de points-instants auxquelsnécessairement il succède ; il apparaît dépendant pour

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  • fonctionner d’une totalité de causes et de conditionsqui sont ses prédécesseurs immédiats21.C’est-à-dire que rien n’est complètement indépen-

    dant, ou sans cause, ou non conditionné au préalable parquelque chose d’autre, et nous existons aussi longtempsque ces causes appropriées sont présentes. Les chosesn’existent pas en et par elles-mêmes, ce qui revient à direque leur être est relatif et non absolu.

    Avant de continuer à explorer la coproduction condi-tionnée, voyons dans quelle mesure les Écrits bahá’íssont d’accord avec ces idées. ‘Abdu’l-Bahá nous dit, parexemple :

    Il n'y a pas de doute que cette perfection de tousles êtres provient de ce que Dieu les a créés par unecombinaison d'éléments mélangés en proportions dé-terminées, de la nature de leur constitution ainsi quede l'interaction des autres êtres.

    Par conséquent, tous les êtres sont liés les uns auxautres comme les anneaux d'une chaîne ; et cette as-sistance, cette influence réciproque sont de l'essencedes choses : elles produisent l'existence, la croissanceet le développement des créatures.

    Les preuves et les arguments montrent que chacunde ces êtres, en général, agit et a de l'influence sur lesautres, soit directement, soit indirectement.

    En somme, la perfection de chacune des créatures,c'est-à-dire la perfection que vous rencontrez chezl'homme ou en dehors de lui, en ce qui touche les

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  • atomes, les membres ou les facultés, est due à la com-position des éléments, à leur mesure et à leur harmo-nieux équilibre, à leur mode de combinaison, et àl'influence sur l'homme des autres créatures. Lorsquetout cela est réuni, alors l'homme existe22.Finalement, bien sûr, tous les êtres dépendent de Dieu

    qui est l’Absolu, le fond de l’être, sans cause et incondi-tionné, qui rend possible tout ce qui n’est pas lui. Cettecroyance en une cause ultime est compatible, nousl’avons vu, avec la plupart des écoles mahayana. Ce rap-prochement est encore plus frappant si l’on se souvientque selon les Écrits bahá’ís un créateur éternel impliqueune création éternelle23. Mais le thème principal de cepassage c’est que tous les phénomènes existants sont lerésultat de causes proches, c’est-à-dire de l’interaction etde l’influence d’autres éléments, et que tous les phéno-mènes sont reliés entre eux comme une chaîne d’in-fluences et d’effets mutuels. Il n’existe pas de phénomènequi ne dépende de l’action d’autres phénomènes pour sonexistence, son développement et sa croissance24. Demême, ‘Abdu’l-Bahá dit que les éléments et parties del'univers sont tous très solidement reliés les uns aux au-tres dans cet espace illimité et, de cette interconnexion,naît une réciprocité d'effets matériels25. Ici aussi noustrouvons l’idée que ce sont des influences mutuelles quimènent aux phénomènes ou effets matériels que nous ob-servons dans la nature. Autrement dit, tous les phéno-mènes dépendent pour exister d’autres phénomènes (et,

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  • au final, de Dieu en tant que fond de l’être) et sont en re-lation, donc, leur existence n’est pas absolue et fait partied’un processus universel ininterrompu. On peut affirmersans aucun doute que les Écrits bahá’ís acceptent le prin-cipe de la coproduction conditionnée. En voici unepreuve de plus donnée par ‘Abdu’l-Bahá :

    …comme la perfection de l'homme est entièrementdue à la composition des atomes élémentaires, à lamesure de ces éléments, à la règle du mélange, à l'in-fluence et à l'action des différentes créatures les unessur les autres, donc il y a dix mille ou cent mille ans,comme l'homme fut le résultat de ces mêmes élémentsterrestres, d'une pareille mesure et d'un même équilibre,de cette même règle de composition et de mélange, etde la même influence des autres créatures, c'est préci-sément ce même homme qui a existé. Ceci est clair etne mérite pas de discussion.

    Et dans mille millions d'années, si les éléments decet homme sont réunis, si cette mesure est obtenue etarrangée, si les éléments sont mélangés selon la mêmerègle, et si les effets de la même influence de la partdes autres créatures se font sentir, précisément, lemême homme existera.

    De même, si dans cent mille ans on a de l'huile, dufeu, une mèche, un luminaire et quelqu'un pour l'allumer,bref, si l'on a tout ce qui, aujourd'hui, est nécessaire,la même lampe précisément sera obtenue26.Ici, ‘Abdu’l-Bahá applique le principe de la coproduc-

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  • tion conditionnée à l’évolution de l’homme, affirmantque la même combinaison d’éléments et d’influencesconduirait au même résultat dans le même homme. Il pro-pose ensuite un exemple plus simple, la lampe et lamèche. Anthony Tribe et Paul Williams affirment lamême chose et en tirent une implication logique quandils disent que :

    …en particulier, notre existence personnelle entant qu’individus incarnés est le résultat de la réunionde causes appropriées, et nous n’existons qu’aussilongtemps que ces causes appropriées nous conserventen existence27. Quand les causes et les conditions influentes changent,

    nous changeons aussi,ce qui est le pendant logique del’affirmation de ‘Abdu’l-Bahá qui dit que si les mêmesconditions apparaissent un objet identique apparaîtra.

    Il semble donc clair que les Écrits bahá’ís et le boud-dhisme s’accordent sur le principe ontologique que toutesles parties de la réalité phénoménale sont soumises à lacoproduction conditionnée.

    L’Absolu

    Que la coproduction conditionnée soit absolue conduitinévitablement à poser la question de savoir s’il existe ounon une exception à ce principe. C’est un problème fon-damental dont la réponse déterminera la vision du boud-

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  • dhisme comme étant ou non une religion théiste. Il fautici préciser que le théisme n’entraîne pas nécessairementla croyance judéo-chrétienne ou musulmane en un Dieupersonnel, impliqué personnellement dans sa création. Ledéisme classique, par exemple, rejette toute notion d’unDieu ayant un intérêt personnel dans la création. Si nousexaminons le concept bahá’í de Dieu nous découvronsque sa caractéristique ontologique la plus fondamentaleest sa complète indépendance, le fait qu’en lui-mêmeDieu ne dépend de rien d’autre que de lui-même ce quiexplique pourquoi il est souvent nommé l’Absolu28.Bahá’u’lláh insiste sur ce point :

    Aucune relation directe ne peut jamais le lier auxchoses qu’il a créées, pas plus que ses créatures nepeuvent, par les allusions les plus abstruses et lesplus infimes, rendre justice à sa personne29. En termes bouddhiques Dieu ne dépend pas de la co-

    production conditionnée, n’est pas un phénomène et,pour cette raison, est absolu. Ontologiquement parlant,cette indépendance ou cet absolu est une exigence essen-tielle du concept bahá’í de Dieu.

    On sait que la philosophie bouddhiste accepte l’exis-tence d’exceptions à la coproduction conditionnée ; c’estce qu’on appelle parfois le nirvana qui, selon l’Encyclo-pédie of Eastern Philosophy and Religion est :

    La fin du cycle des renaissances […] et l’entréedans un mode d’existence complètement différent.Elle demande le dépassement des trois poisons –

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  • avidité, aversion, ignorance – et la fin d’une volontéactive[…]. Le nirvana est inconditionné30.Si le nirvana est inconditionné il n’est affecté ou mo-

    delé par rien d’autre ; or, être affecté par d’autres est pré-cisément la condition sine qua non des sujets dépendantde la coproduction conditionnée. Autrement dit, le boud-dhisme admet qu’il y a au moins une exception à la co-production conditionnée, qu’il existe au moins une chosequi ne peut être décrite comme un phénomène semblableaux autres. C’est tout à fait clair dans la description dunirvana par le Bouddha en ces termes :

    Moines, il existe un non-né, un non-devenir, un non-créé, un non-composé. Si ce non-né, ce non-devenir, cenon-créé, ce non-composé, n’existaient pas, moines, iln’y aurait pas moyen d’échapper au né, au devenir, aucréé, au composé…31

    Ici le nirvana est décrit comme un état absolumentnon-conditionné par quoi que ce soit d’extérieur et com-plètement stable à l’intérieur. Il n’a pas d’origine, neconnaît aucun processus de devenir, aucune dissolutionpuisqu’il n’est pas composé. Du point de vue ontologiqueon peut dire qu’il est l’opposé du monde phénoménal,quelque chose qui le transcende ; c’est donc bien un re-fuge. Le Bouddha décrit aussi le nirvana comme étant :

    … le rivage lointain, le subtil, le très difficile à voir,qui ne vieillit pas, le stable, qui ne se désintègre pas, lepaisible, l’immortel, le sublime, le propice, l’assuré, ladestruction du désir, le merveilleux, l’étonnant, le non-

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  • souffrant, l’état de non-souffrance, le réjoui, la non-pas-sion, la pureté, la liberté, le détaché, l’île, l’abri, l’asile,le refuge32…

    Ici encore on remarque que le nirvana est libre de tousles ennuis et de toutes les vicissitudes de l’existence phé-noménale formée par la coproduction conditionnée. Aussiremarquable que différent de la description précédente,le nirvana est ici décrit en termes positifs, poétiquesmême ; jusqu’aux termes négatifs comme non-souffrantsont des descriptions positives. Cela ne devrait pas nousétonner car, contrairement à l’impression populaire, il ya dans le bouddhisme une longue tradition de langagepositif à propos du nirvana33. Dans cette même veine po-sitive, le Lankvatara Sutra affirme que :

    Le nirvana ne consiste pas en une simple annihila-tion34 car sinon, le Bouddha serait tombé dans un ni-hilisme extrême alors que sa mission est de libérertous les êtres de la notion d’être [réalisme ou éterna-lisme] et de non-être [nihilisme ou annihilationisme]35.Que le nirvana soit une exception à la coproduction

    conditionnée signifie en termes ontologiques qu’il existeune sorte d’absolu, quelque chose qui n’est soumis ni auxinfluences ni au changement. Cela offre une base de si-milarité avec la conception bahá’íe de l’ontologie de Dieuproposée par sa Manifestation. Ainsi, du point de vue on-tologique bahá’í, il n’est pas exact de dire que le boud-dhisme rejette tout absolu, surtout en ce qui concerne letheravada qui distingue rigoureusement le nirvana du

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  • monde phénoménal ou samsara. Dans les sutras pali dutheravada on ne trouve pas la moindre allusion que cetteréalité [le nirvana] soit métaphysiquement indiscernableà un niveau profond de son contraire évident, le samsara36.En fait, pour le Theravada, l’antithèse samsara/nirvana estla base de la quête pour la libération. Du point de vue dutheravada, s’il n’y avait pas de différence toute idée de li-bération du monde samsarique imparfait serait inutile.

    Ontologie du nirvana

    On peut objecter que chercher refuge dans le nirvanane peut se comparer à chercher refuge en Dieu ou dansle royaume spirituel des Écrits bahá’ís. Après tout, Dieuest une entité ontologique et le royaume spirituel peutaussi être interprété comme tel. Mais les choses ne sontpas si simples avec le nirvana et de nombreux érudits derenom ont souligné que le bouddhisme ne parle pas d’uneseule voix à ce sujet37. C’est qu’il est difficile de com-prendre l’ontologie du nirvana selon le chemin du milieudu Bouddha qui dit qu’il est entre l’existence et la non-existence, entre l’annihilationisme et l’éternalisme38.Comment comprendre un concept qui ne se réfère à riende connu dans nos expériences ordinaires ? Même cettedéfinition d’existence et de non-existence ne le décrit pasavec précision. Il n’est donc pas surprenant de trouverchez les érudits une grande variété de points de vue. Par

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  • exemple, David J. Kalupahana trouve indéfendable39

    l’idée qu’on fasse :… référence au nirvana comme à une réalité méta-

    physique, quelque chose d’absolu, d’éternel, de simpleet donc à un nouménal derrière le phénoménal40. Il s’oppose à ceux qui le voient comme une Réalité ul-

    time41 et pourtant, parmi ces derniers on trouve de grandsérudits comme Walpola Rahula, Edward Conze, D.T. Su-zuki. Selon Rahula :

    Le langage humain est trop pauvre pour êtrecapable d’exprimer la vraie nature de la Véritéabsolue ou de la réalité ultime qu’est le Nirvana42.Rahula fait cette remarque en s’appuyant essentielle-

    ment sur le Dhatuvibhanga-sutta du Majihima-nikaya.En expliquant le chapitre 5 du Sutra du Diamant, l’un destextes les plus importants du bouddhisme mahayana,Conze écrit : Dans sa réalité vraie le Bouddha n’est pasle produit de quelque chose43… ce qui veut dire que levrai Bouddha, le Dharmakaya, possède, au contraire detous les autres phénomènes, le statut spécial d’un Absoluqui est en lui-même sans cause et inconditionné44. Le cé-lèbre érudit D.T. Suzuki a une position semblable quandil nous dit que le nirvana possède plusieurs nuances desens, certains psychologiques, certains ontologiques45. Ilconsidère que le Nirvana absolu46 est un synonyme duDharmakaya47 et qu’en tant que Dharmakaya ce n’est passeulement un état subjectif d’illumination mais une puis-sance objective au moyen duquel cet état béatifique peut

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  • être atteint48. Le Dharmakaya est un des noms par lequell’ainsétité, le principe ultime de l’existence49, est connuparticulièrement quand on le considère comme la sourcede la vie et de la sagesse50. Autrement dit, atteindre le nir-vana c’est atteindre le Dharmakaya, et le Dharmakayaayant un aspect ontologique (comme une source a unepuissance objective) le nirvana l’a forcément aussi. Suzukiva jusqu’à affirmer que le Mulamadhyamikakarika de Na-garjuna parle du nirvana comme synonyme de Dharma-kaya51, c’est-à-dire comme quelque chose qui estéternellement immaculé dans son essence et qui constituela vérité et la réalité de toutes existences52. Pour sa part,Edward Conze écrit que, entre autres choses, le nirvana estpuissance, félicité et joie, refuge sûr… c’est la vérité vraieet la réalité suprême, ce qui est le Bien53… Toutes ces ca-ractéristiques montrent qu’ici aussi le nirvana a des aspectsontologiques. Plus récemment, le bouddhologiste StevenCollins déclare lui aussi que le nirvana est un existant réel,externe, éternel et pas seulement un concept54… Idée par-tagée par Alfred Scheepers qui écrit que le nirvana est unexistant réel, ce n’est pas un rien55. En conclusion, si nousacceptons les affirmations d’érudits comme Suzuki, Ra-hula et Conze, il est raisonnable de comparer chercher re-fuge, d’une part, en une entité ontologique réellenon-conditionnée appelée Dieu et, d’autre part, en une en-tité ontologique réelle non-conditionnée appelée nirvana(ou Dharmakaya56) et d’y trouver une réelle similitudeentre les Écrits bouddhistes et bahá’ís.

    25

  • Cependant, certains penseurs mahayana ne voient pas lenirvana comme différent du monde phénoménal soumis àla coproduction conditionnée. Pour eux, supposer qu’ilexiste une dualité de quelle que sorte que ce soit est consi-déré comme une erreur fondamentale du raisonnement lo-gique57. Pour Nagarjuna:

    Il n’y a aucune différenceentre l’existence cyclique [le samsara] et le nirvana.Il n’y a aucune différenceentre le nirvana et l’existence cyclique58.

    Il s’agit ici de la célèbre doctrine de l’identité du nirvanaet du samsara, doctrine qu’on retrouve dans le Sutra ducœur :

    La forme c’est le vide et tout vide est forme ; le videne diffère pas de la forme, la forme ne diffère pas duvide ; quoi que soit la forme, c’est du vide ; quoi quesoit le vide, c’est la forme59. Selon ce sutra, la forme, le monde samsarique, et le vide,

    c’est-à-dire le nirvana, sont des termes semblables et per-mutables ; cette théorie élimine toute dualité en transfor-mant l’un dans l’autre60. De plus :

    Le samsara est le nirvana, parce que du point de vuede la nature ultime du Dharmakaya, il n’y a rien quivienne à l’existence et rien qui sorte [le samsara n’étantapparence]: le nirvana est le samsara quand on le re-cherche et qu’on y adhère61.Cela fait écho à l’affirmation du Sutra du cœur qui dit

    qu’il n’y a pas de coproduction, pas d’arrêt, pas de

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  • voie… aucune réalisation ni aucune non-réalisation62. Ceque tout cela veut dire, c’est que finalement les opposésne sont pas incompatibles ; même affirmation et négation,existence et non-existence, ne doivent pas être vuescomme différents63. En conséquence :

    Le nirvana n’est pas quelque chose de transcendant,n’est pas situé au-dessus du monde de la naissance etde la mort, de la joie et de la tristesse, de l’amour et dela haine, de la paix et de la lutte64.Dans une terminologie occidentale, nous dirons que

    la perfection (nirvana) et la réalité (samsara) considéréescorrectement, sont une et même chose. Cela dit, il ne faitaucun doute que l’ontologie bahá’íe penche vers la com-préhension theravada qui dit que le nirvana et le samsarasont ontologiquement distincts et ne peuvent être confon-dus comme le mahayana semble le faire.

    Même si le mahayana considère que le nirvana estidentique au samsara, il ne manque pas d’analogies del’absolu, c’est-à-dire d’entités qui ne sont pas soumisesà la coproduction conditionnée. La première étant leDharmakaya.

    Le bouddhisme et le Dharmakaya

    Comme le précise Kalupahana, dès les débuts dubouddhisme existaient des tendances opposées à l’ab-solutisme65 qui considère le Bouddha comme absolu,

    27

  • non-conditionné, sans relation et indépendant de la co-production. La tentation existait de considérer le Boud-dha en termes transcendantaux et absolus, de letransformer en un être ontologiquement supérieur et om-niscient. En conséquence, la conception de Bouddhadans le Mahayana satisfait les besoins psychologiquesdes gens ordinaires… et, d’une certaine manière, elle estsemblable à la conception qu’ont de Dieu beaucoup dereligions théistes66… Cela conduisit au développementdu trikaya ou doctrine des trois corps du Bouddha. LeBouddha a connu une transformation, ou corps terrestreordinaire (nirmanakaya) qu’on pouvait percevoir par lessens. C’est le Shakyamuni historique qui vécut aux en-virons de 500 av. J.C. Le second corps est le sambogha-kaya, qui permet de voir les diverses apparences duBouddha prêchant le Dharma aux bodhisattvas et aux au-tres habitants des terres bouddhiques infiniment pures.Toutes nos représentations du Bouddha sont aussi desapparences du samboghakaya. Dans son samboghakayale Bouddha manifeste non seulement une sagesse surhu-maine mais aussi les trente-deux signes majeurs de per-fection et les quatre-vingts aspects mineurs del’excellence67. Le troisième corps est le Dharmakaya, lavraie nature absolue ou l’essence du Bouddha, non-conditionnée par la coproduction conditionnée68, et quirépond universellement aux besoins spirituels de tous lesêtres sensibles en tous temps et en tous lieux69… Pourqu’on ne pense pas que Dharmakaya n’est pas ontolo-

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  • giquement réel, Asvaghosa lui-même dit que l’ainsité ouDharmakaya dans sa nature propre [svabhava] n’est pasrien [shunayata]70. C’est pourquoi Suzuki, dans sesnotes à Asvaghosa, conclut que le Dharmakaya…

    …signifie ce qui constitue l’ultime fond de l’existence,un grand tout dans lequel toutes les formes d’indivi-dualisation sont détruites, en un mot, l’Absolu71.Dans son histoire du concept de Bouddha l’érudit

    contemporain Guang Xing indique que :Le Dharmakaya éternel et universel devint la base

    du monde infini ainsi que la nature pure de tout phé-nomène… Ainsi, le Dharmakaya devint ontologiquementle principe de l’univers puisqu’il s’identifia au thata,la vraie nature de tous les dharmas72.Il ajoute plus loin :

    Avant tout, le Dharmakaya est la réalité non-duelle, le principe impersonnel de l’univers et onto-logiquement le fond et le support de tout73. De ce qui précède, il est clair que le Dharmakaya est,

    ou fonctionne, positivement en tant que fond de l’être,c’est-à-dire comme ce qui doit nécessairement existerafin que toute chose existe. C’est exactement la fonctionontologique de Dieu dans les Écrits bahá’ís comme dansle judaïsme, le christianisme et l’islam.

    Concernant les enseignements bouddhistes sur la va-cuité Asvaghosa dit de plus : l’ainséité ou Dharmakayan’est pas vide mais est dotée d’innombrables qualitésexcellentes74. Puisque la vacuité et la relativité sont des

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  • attributs de toutes les choses soumises à la coproductionconditionnée, le fait de n’être pas vide rend le Dharma-kaya différent de tout autre être. Étre indépendant de lacoproduction conditionnée ou des douze causes, veutdire aussi qu’il n’apparaît pas ni ne disparaît, c’est-à-dire qu’il est éternel et n’est donc pas soumis à la dukkaou insatisfaction, qu’il est libéré de l’ignorance, del’avidité et du corps. Comme le précise Gyang Xing, ilne connaît ni le mouvement, ni le changement, ni la pen-sée ni même l’action75, phrase qui rappelle l’affirmationbahá’í que Dieu est au-delà de la faculté de monter etde descendre, d’entrer et de sortir76. Comme Dieu dansles Écrits bahá’ís, le Dharmakaya est aussi libre d’attri-buts finis77. Comme le dit un des principaux sutra, leSutra de la reine Srimala sur le rugissement du lion :

    Le Dharmakaya du Tathagata [Bouddha] est appelécessation de la souffrance et il est sans commencement,non-composé, non-né, immortel, libéré de la mort, per-manent, ferme, calme, éternel, intrinsèquement pur,libéré de toute souillure78…En considérant les enseignements sur le Dharmakaya

    exposés ci-dessus, il est raisonnable de conclure qu’aumoins quelques branches du bouddhisme ont développéle concept d’un Absolu qui ressemble fortement – surle plan ontologique et non sur le plan théologique – à ladescription de Dieu comme un réel fond de l’être onto-logique, immuable, inaltérable, intemporel, affecté ouconditionné par rien d’autre que lui-même. Dans le

    30

  • bouddhisme tibétain, par exemple, cette conception estprésentée par l’école Jonangpa qui accepte le gzhanstong ou l’enseignement du vide d’altérité selon lequelvacuité veut dire absence de qualités ou de souilluresimposées de l’extérieur. (Cette perspective est opposéeau rang stong ou vide de soi de la célèbre école des Ge-lugpa qui considère le vide comme un vide intrinsèqueou comme une absence de qualités. Ainsi, pour l’écoleJonangpa le Dharmakaya peut posséder des attributsmais ils ne dépendent de personne et ne sont imposéspar personne. C’est pourquoi, le Dharmakaya :

    …est une réalité ultime, et absolue, quelque chosequi existe réellement en soi. Éternel, immuable, c’estun élément qui existe dans tous les êtres sensibles etqui est identique, absolument identique dans l’effa-cement comme dans l’éveil79.Ici encore nous remarquons une ressemblance plus

    que superficielle avec les attributs ontologiques deDieu. La seule restriction pourrait concerner la présencedu Dharmakaya dans tous les êtres, mais même là ontrouve des similarités avec la référence dans les Écritsbahá’ís de la présence des noms de Dieu dans toutechose créée80. Dans les deux cas l’Absolu est universel-lement présent même si c’est d’une manière différente.

    Les différents enseignements concernant le Dharma-kaya empêchent d’affirmer sans hésitation que le boud-dhisme est athée. Si on le fait ce sera pour mettre en avantles différences avec les autres religions qui décrivent des

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  • dieux ayant des personnalités humaines et intervenantdans l’histoire. Pourtant la contradiction ne se trouve pasdans l’existence ou non de Dieu, ou de l’Absolu, ou dufond de l’être universel, mais plutôt dans l’image qu’ona de Dieu ou de l’Absolu. On peut dire que, d’un pointde vue ontologique, qualifier le bouddhisme d’athée estune généralisation injustifiée.

    L’ainséité

    On trouve dans les textes bouddhistes un autre termepour l’Absolu, c’est l’ainséité. Il s’applique à la naturedes choses, et plus précisément à la nature de la réalitédans son ensemble. On utilise ce terme, ainséité, à laplace d’explications plus détaillées parce que lorsqu’onparle de la nature des choses on est à la limite de la ver-balisation. Ce terme aide à dépasser les limites inhérentesà la réflexion. Un grand classique de la littérature boud-dhiste, L’Éveil de la foi, dit :

    Depuis le commencement qui n’a pas de commen-cement, l’essence de l’ainséité est dotée du parfaitétat de pureté. Elle possède des fonctions suprara-tionnelles ainsi que la nature de se manifester elle-même (littéralement : la nature de créer le monde del’objet). La force de son omniprésence pousse l’hommeà haïr la souffrance du samsara, à rechercher lafélicité du nirvana et, convaincu que le principe d’ain-

    32

  • séité est en lui, à se persuader de faire des efforts81…Ce passage dit clairement que l’ainséité n’est pas sujette

    à l’apparition et la disparition – elle est sans commence-ment – elle a des pouvoirs mentaux particuliers et se mani-feste dans la création du monde, un concept qui n’est paséloigné de l’enseignement bahá’í sur la création par éma-nation. On voit aussi que d’une certaine façon l’ainséité ap-pelle efficacement les humains à abandonner ce mondetransitoire et douloureux. Être au-delà du temps, avoir descapacités épistémologiques particulières et une fonction decréation du monde, font partie de ce qu’on appelle des fonc-tions divines. Ce qui suggère encore que juger le boud-dhisme athée est une généralisation. Tous ces attributs sontcompatibles avec le concept bahá’í de Dieu. Asvaghosa ditaussi :

    Depuis l’origine, l’ainséité contient par nature toutesles qualités excellentes, c’est-à-dire qu’elle est dotée dela lumière d’une grande sagesse, de la capacité d’illuminertout l’univers, de la vraie connaissance et d’un espritpur dans sa nature même, d’éternité, de félicité, de soi,de pureté, de fraîcheur rafraîchissante, d’immuabilitéet de liberté. Plus nombreuses que les grains de sabledu Gange, ses excellentes qualités ne sont ni indépen-dantes, ni disjointes ni différentes de l’essence del’ainséité, elles sont les attributs suprarationnels de labouddhéité. Possédant tout cela en totalité et ne manquantde rien, on l’appelle le Tathagata-garbha lorsqu’elleest latente ou le Dharmakaya du Tathagata82.

    33

  • Asvaghosa nous assure que l’ainséité ou Dharmakayan’est pas vide mais dotée de ces excellentes qualités que lesbahá’ís peuvent entendre comme les Noms divinement ré-vélés de Dieu. Nous remarquons ici encore que beaucoupde ces qualités sont celles qu’on attribue, dans les autres re-ligions, à Dieu ou du moins à un Absolu d’une sorte oud’une autre. Ce sont aussi les attributs de tous les Bouddhas.

    Le Sutra Lankavatara va bien plus loin encore:Lorsque les apparences et les noms sont mis de côté

    et que cesse toute discrimination, ce qui reste est lanature réelle et essentielle des choses et, comme on nepeut rien affirmer quant à la nature de l’essence, onl’appelle l’ainséité de la réalité. Cette ainséité, universelle,indifférenciée, inscrutable, est la réalité unique, maison la caractérise par différents noms : Vérité, essencede l’esprit, intelligence transcendante, noble sagesse,etc. Le dharma de cette nature essentielle et sans imagede la Réalité ultime est le dharma que proclament tousles bouddhas, et lorsque tout est compris en accordavec lui, on possède la Connaissance parfaite et on estsur la voie pour atteindre l’Intelligence transcendantaledes Tathagatas83. Ce passage montre clairement que l’ainséité est la réa-

    lité ultime, qui est inscrutable, que l’humanité ne peutconnaître et qu’ont connue tous les bouddhas – ou,comme diraient les bahá’ís, toutes les Manifestations –qui, par implication, ont tous enseigné essentiellement lamême chose. Nous trouvons ainsi dans ce passage des al-

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  • lusions à la doctrine bahá’íe de la Révélation progres-sive*. Rien n’est ici en conflit avec les enseignementsbahá’ís sur Dieu.

    Le Tathagatagarbha

    Le Tathagatagarbha, ou nature de Bouddha, est uneautre entité investie de qualités divines ou absolues.Selon le Sutra Tathagatagarbha, chaque être sensible aen lui-même le potentiel pour se libérer du monde condi-tionné et de ses propres souillures pour atteindre sa na-ture de Bouddha, autrement dit le nirvana84. Le Bouddhadit :

    Et je vois aussi que sousLa poussière d’ignorance de tous les êtresLa nature de Tathagata [nature de Bouddha] se

    tient immobile,Forte et indestructible85.

    Le Bouddha compare ensuite chaque être sensible àune femme pauvre, ignoble et laide, que les autres haïs-

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    * Doctrine qui considère que Dieu étant unique, sa religion estunique. Les différentes religions connues : judaïsme, christianisme,islam mais aussi hindouisme, bouddhisme… sont comme des cha-pitres d’une même histoire, progressive et adaptée à l’époque et aulieu où apparaît un messie, un prophète, un avatar, un bouddha…Les bahá’ís appellent ce personnage, fondateur de religion : une Ma-nifestation de Dieu. Bahá’u’lláh est, pour les bahá’ís, la dernière endate d’une lignée qui ne connaîtra pas de fin, la prochaine Manifes-tation n’apparaissant pas avant mille ans.

  • sent mais qui porte en son sein un noble fils86. Ce qui estimportant pour nous ici, c’est que le Tathagatagarbha estl’équivalent de l’ainséité et du Dharmakaya :

    Puisqu’elle [l’ainséité] est dotée de toutes ceschoses et que rien ne lui manque, elle [l’ainséité] estappelée le Tathagata-garbha lorsqu’elle est latente etaussi le Dharmakaya du Tathagata87.Autrement dit, la théorie de l’ainséité et du Tathaga-

    tagarbha admet l’existence de quelque chose de basique(dhatu) comme le fond de tous les phénomènes éphé-mères88. Elle fait référence à un fond de l’être, une sortede réalité nouménale dont tous les phénomènes ont be-soin pour qu’ils soient ce qu’ils sont. Comme le dit laReine Scrimala : Seigneur, le samsara est basé sur le Ta-thagatagarbha. Et elle ajoute :

    Seigneur, le Tathagatagarbha n’est pas né, ne meurtpas, ne trépasse pas pour renaître. Le Tathagatagarbhan’est pas du royaume caractérisé par ce qui est construit.Le Tathagatagarbha est permanent, inébranlable,éternel. Le Tathagatagarbha est donc le support, lesoutien, la base [des natures de bouddha] qui sontnon-individuelles, non-dissociées, et connues pour êtrelibérées des greniers [de souillure] … Le Tathagata-garbha possède l’existence ultime sans commencementni fin, est de nature non-née, non trépassée et connaîtla souffrance. C’est pourquoi il est digne pour le Ta-thagatagarbha d’avoir de l’aversion pour la souffranceet un désir, une soif, une envie du nirvana89.

    36

  • Dans ce passage le Tathagatagarbha a clairement reçuune personnalité surnaturelle, transcendante, sans oublierqu’il fonctionne comme fond de l’être. En en parlant, leRatnagotravibhaga dit :

    L’Essence qui existe depuis le temps sans com-mencement est le fondement de tous les éléments ;c’est grâce à son existence que la vie phénoménale(gati) ainsi que l’acquisition du Nirvana existent90. En plus des attributs assignés à Dieu dans les autres

    religions, on donne au Tathagatagarbha une vie émotion-nelle, une capacité à la souffrance, à la compassion et audésir, comme tous les autres êtres sensibles. Ce qui res-semble beaucoup au Dieu décrit dans les religions abra-hamiques et dans les Écrits bahá’ís.

    Les descriptions absolues du Bouddha

    On trouve dans le bouddhisme des description du (des)bouddha(s) ayant les attributs personnels d’un être supramondain ou divin. Nous avons vu que dans les Écrits Ma-hayana le Bouddha n’est pas un être humain ordinaireavançant dans un monde de sensations. Il est absolumentdifférent91. Selon Paul Williams, Le Bouddha ne fut ja-mais un simple être humain et aucune tradition boud-dhiste ne le considère ainsi92. Le grand Sutra Avatamsakanous dit qu’à la différence des autres êtres phénoménaux,le corps du Bouddha est sans forme, libre de souillures

    37

  • [défauts]93. À la différence du bouddhisme theravada etd’une manière qui rappelle le Dieu décrit dans les reli-gions abrahamiques et dans la religion bahá’íe, le Sutradu Lotus, par exemple, décrit le Bouddha comme un êtresurnaturel dont la durée de vie est sans limites et les pou-voirs surnaturels incommensurables, illimités, inconce-vables94. Le Bouddha ajoute : les Bouddhas, sauveurs dumonde, résident dans leur grand pouvoir transcendan-tal95. Le Bouddha indique qu’il peut apparaître dans dif-férents lieux et prêcher aux hommes sous différentsnoms, une idée qui ressemble beaucoup à la doctrinebahá’íe de la Révélation progressive. Il ajoute :

    Par un moyen expédient il semble que j’entre aunirvana, mais en réalité je ne connais pas l’extinction.Je suis toujours là, prêchant la Loi [Dharma]. Je suistoujours là, grâce à mon pouvoir transcendant96.En d’autres mots, son nirvana et sa mort historiques

    (mahaparinirvana) ne sont qu’apparences qui nous mè-nent au salut. De plus, comme tous les sauveurs, il esttoujours présent pour nous aider. Il dit d’ailleurs plus loinJe suis le père de ce monde97, et même, le père de tout cequi vit98. De plus, d’autres sutras99 présentent le Bouddhacomme un créateur de mondes, appelés diversementchamp de bouddha, paradis, contrées du Bouddha, pro-jections de son esprit dans lesquels il enseigne aux êtresqui y vivent. Nous avons alors le portrait du Bouddhaagissant comme le Dieu créateur de la religion bahá’íe etdes autres religions abrahamiques.

    38

  • L’Alaya-vijnana ou Esprit

    Si quelques auteurs sont en faveur d’une interprétationstrictement épistémologique ou phénoménologique de ladoctrine yogacara de l’esprit, de la conscience, ou Alaya-vijnana, d’autres, et parmi eux le célèbre D.T. Suzuki, ad-mettent que l’aspect fortement ontologique de ces termesnous impose de les envisager comme des entités réelles100.Dans son introduction au Lankavatara Sutra, D.T. Suzukiécrit :

    Notre expérience ordinaire considère ce mondecomme quelque chose qui a sa nature propre, c’est-à-dire qui existe par elle-même [indépendamment]. Maisune intuition plus profonde nous dit que ce n’est pas lecas, que c’est une illusion et que ce qui existe vraimentc’est l’Esprit dont l’être absolu n’a pas d’équivalent.Tout ce que nous voyons, entendons et pensons commeétant des objets des vijnanas ne sont que ce qui naît del’Esprit-seul et y disparaît. Cet Esprit absolu est aussiappelé dans le Lankavatara, le dharma de solitude(vivkta-dharma), parce qu’il existe par lui-même. Celasignifie aussi le dharma absolument calme101.Le langage ontologique ne fait ici aucun doute : l’Es-

    prit existe réellement, il est absolu et c’est le fond sur le-quel tous les objets de la pensée apparaissent. Parexemple, le Sutra Lankavatara dit :

    Si vous dites qu’il n’existe pas de tathagata-garbhaconnu sous le nom d’alaya-vijnana, il n’y aura pas

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  • non plus d’apparition et de disparition [d’un mondeextérieur fait de multiplicités] en l’absence du tatha-gata-garbha connu sous le nom d’alaya-vijnana102.Notons en passant que l’alaya-vijnana est clairement

    identifié avec le Tathagatagarbha qui, comme vu précé-demment, est absolu. Ici, l’alaya-vijnana fonctionnecomme le fond de l’être du monde extérieur. L’impor-tance de l’alaya-vijnana apparaît lorsqu’on considère sonautre nom : le grenier de la conscience. Au plus profond,au plus fondamental des trois niveaux de l’Esprit,l’alaya-vijnana ou grenier de la conscience rassembletoutes les graines des actions humaines (d’où sortirontd’autres graines) qui forment la base du karma. Autre-ment dit, le monde dans lequel nous nous trouvons estconditionné par notre propre passé karmique intentionnel.Qui plus est, l’alaya-vijnana est souvent comparé à unocéan et les multiplicités du monde phénoménal sontcomme les vagues soulevées par les vents de l’ignorance(c’est ignorance de ne pas savoir que l’océan, les vagueset toutes les multiplicités sont unes). Le Bouddha dit :

    Comme les vagues dansant continuellement surl’océan qui se lèvent poussées par le vent, l’océan-Alayaest de même constamment agité par les vents de l’objec-tivité et on le voit danser avec le Vijnana qui est lesvagues de la multiplicité103.

    Les vents de l’objectivité mentionnés ici sont les ventsde l’ignorance puisque selon la philosophie Yogacara, ob-jectivement nous croyons (à tort) être distinct des choses

    40

  • apparemment autres. Les vijnanas sont les instants deconscience. Chacun d’entre eux s’élève et retombe dansla mer, réapprovisionnant l’alaya-vijnana avec plus degraines de karma. Nous trouvons ici encore un enseigne-ment qui décrit l’alaya-vijnana, comme la Conscience oul’Esprit, le fond de l’être, cela d’où tout vient et où toutretourne. Une autre image de cette Conscience univer-selle la montre comme un flot de dharmas éternel et illi-mité ou comme un continuum mental appelé citta-santana.C’est le seul substrat de la transmigration dans le sam-sara104. Ici aussi les choses apparemment objectives dumonde multiple ne sont que des vagues temporaires quiretournent à leur source et s’unissent à l’Esprit universel.Cependant nous ne devons pas penser que le flot de dhar-mas ou alaya-vijnana serait d’une manière ou d’une autreirréel. Comme l’écrit Richard King :

    …il faut insister sur le fait que pour le Yogacarinil y a quelque chose ici (c’est-à-dire le flux paratan-trique) qui constitue le matériau brut de notre expérience,même si, au bout du compte, il n’y a qu’une simplefructification des graines d’anciennes activités de laconscience (karman)105.En d’autres mots, dans une interprétation importante

    au moins de la philosophie yogacara du Mahayana, ontrouve l’idée qu’un substrat réel – bien que changeant –un Absolu ou fond de l’être, est la base de l’apparitiondes dharmas. On observe aussi que si le bouddhisme nereconnaît pas l’existence d’un Dieu personnel, réel et

    41

  • créateur, dont dépend l’existence du monde (quelle quesoit la manière dont on le conçoit), il a en quelque sorteassigné beaucoup des fonctions de Dieu, telles que lespouvoirs surnaturels de création et de compassion, àd’autres entités comme les Tathagatagarbha ou Boud-dhas. Il paraît donc inexact d’affirmer que le bouddhismeest une religion non-théiste puisqu’au moins le Mahayanareconnaît l’existence d’un Absolu inconditionné et unfond de l’être qui se manifeste dans la personnalité desbouddhas comme l’affirme la doctrine du triple corps(Trikaya).

    Le Trikaya et le concept bahá’í de Manifestation

    Fondamentale dans les Écrits bahá’ís est l’ontologiedes Manifestations qui ont deux rangs :

    Nous avons vu plus haut qu’il y a deux façons dif-férentes de considérer les soleils qui surgissent desorients de la sainteté éternelle : l’une, avons-nousdit, consiste à voir en eux l’unité incomparable.Nous ne faisons aucune distinction entre eux. [Coran2:136] L’autre condition du Prophète est celle de laparticularité ; elle appartient au monde de la créationet, de ce fait, est soumise à des limites. De ce pointde vue, chaque Manifestation de Dieu a une indivi-dualité distincte, une mission définie avec précision,une révélation prédestinée et des limites qui lui sont

    42

  • propres106.Dans quelle mesure cet enseignement peut-il s’accorder

    avec la doctrine bouddhiste du Trikaya ? Cette doctrine af-firme que le Bouddha a trois corps : le Nirmanakaya ouBouddha historique, le Sambhogakaya dans lequel leBouddha apparaît dans les terres de Bouddha et dans laconception qu’on a de lui et le Dharmakaya ou vérité ul-time transcendante, l’essence indestructible de la boud-dhéïté107. Le fait qu’il soit indestructible veut dire qu’iln’est pas sujet à la coproduction conditionnelle, qu’il estnon-conditionné et donc, absolument réel :

    Le Dharmakaya… c’est ce qui constitue le fond del’existence ultime, un grand tout dans lequel toutesles formes d’individuation sont anéanties, en un mot,l’Absolu108.Les Écrits bahá’ís peuvent-ils s’accorder avec la doc-

    trine du trikaya ? Dans cette comparaison, le Dharma-kaya en tant qu’Absolu, fond de l’être ou Dieu dans safonction ontologique, est l’équivalent de Dieu, dont toutdépend mais qui ne dépend de rien d’autre que lui. Nousl’avons remarqué plus haut, le Dharmakaya est le fonde-ment non-créé, pur, non-conditionné, immuable, néces-saire à l’existence de tout le reste. Ou encore, commeDieu, le Dharmakaya est omniprésent et, par conséquentomniscient quoique totalement transcendent. Dans lesmots des Écrits bahá’ís : Je ne vois rien sans y percevoirDieu, Dieu avant ou Dieu après109. Le Dharmakaya estaussi doté de tous les attributs positifs110 (il n’est pas

    43

  • vide) et répond universellement aux besoins spirituelsde tous les êtres sensibles, en tout temps et en touslieux111… Le Dharmakaya, comme Dieu, a de la com-passion et répond à nos besoins quoique pas toujours dela manière que nous aimerions. Finalement, le Dharma-kaya est libre de toute construction intellectuelle et, enfait, inconcevable112, une croyance qui correspond par-faitement avec la conviction bahá’íe du caractère essen-tiellement inconcevable de Dieu. Si certains éruditsinsistent sur l’absence de toute entité transcendante oudivine dans le bouddhisme, une personnalité aussi im-portante que D.T. Suzuki parle sans détours de Dieu ouobjet religieux du bouddhisme113 et affirme que :

    Le bouddhisme ne doit pas être considéré commeun athéisme qui souscrit à une interprétation agnos-tique et matérialiste de l’univers. Au contraire, lebouddhisme reconnaît clairement la présence dansle monde d’une réalité qui transcende les limitesdes phénomènes et qui néanmoins est partout imma-nente114…Suzuki est tellement convaincu de la présence de

    Dieu dans le bouddhisme qu’il considère même le Ma-ghyamaka, qui prétend rejeter toute affirmation sur l’on-tologie, comme une forme de panthéisme115.

    De plus, on trouve une ressemblance évidente entre leconcept bouddhiste de Nirmanakaya (rupakaya), c’est-à-dire, l’apparition du corps du Bouddha dans le tempset l’espace d’une part et, d’autre part, le concept bahá’í

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  • du rang humain de la Manifestation qui souffre des vi-cissitudes de l’existence comme n’importe quel être hu-main. Bahá’u’lláh parle de ce rang en le nommant le rangde la distinction [qui] appartient au monde de la créationet en subit les limites116. À ce rang, les Bouddhas (ou lesManifestations) sont tous différents puisqu’ils apparais-sent en différents lieux et dans des contextes sociolo-giques, économiques et culturels différents. Selon lesenseignements bahá’ís, lorsque nous parlons de diffé-rentes Manifestations telles que Bouddha ou Bahá’u’lláh,nous les voyons dans leur rang distinctif117. C’est par l’in-termédiaire de ce rang que les êtres du monde phénomé-nal en viennent à connaître Dieu.

    Il nous faut cependant clairement dissocier le conceptbahá’í de toute idée d’incarnation de Dieu comme le sug-gère TRV Murti lorsqu’il affirme que le Nirmankaya duBouddha est une descente intentionnelle de la Divinité,s’incarnant dans un être humain118. Les Écrits bahá’ís re-fusent absolument la notion que Dieu lui-même, dans sonessence, puisse apparaître comme un être phénoménal.(Cela dit, empressons-nous d’ajouter qu’il n’est pas facilede déterminer dans quelle mesure Murti utilise littéralementle mot incarnation puisqu’il décrit ailleurs le Bouddhacomme une émanation de l’Absolu119, concept incompati-ble avec celui d’incarnation). En revanche, ce qui est par-faitement clair, c’est que les Écrits bahá’ís partagent avecle bouddhisme une théologie dans laquelle l’Absolu, qu’onle nomme Dieu ou le Dharmakaya, est révélé – dans les

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  • limites de la capacité humaine – par un être qui manifesteses pouvoirs dans les divers mondes phénoménaux :

    Le roi du Dharma réside calmement dans le Manoirdu Dharma, la lumière du Dharmakaya illumine tout…Le Dharmakaya des Tathágata est égal au dharmadhádu[cosmos] et se manifeste suivant les inclinations desêtres sensibles pour leurs besoins spécifiques. Le Ta-thágata, le roi du Dharma, libère les êtres sensiblesen les soumettant à la loi de la vertu120.Concernant le Samboghakaya, le sujet de la confor-

    mité entre le bouddhisme et les Écrits bahá’ís devientplus délicat, surtout parce que le samboghakaya est définitrès différemment selon les auteurs. Par exemple, certainsle caractérisent comme étant le corps ou la condition pro-duite par le mérite du Bouddha121, d’autres affirment qu’ildoit y avoir dans l’univers infini des bouddhas qui ensei-gnent dans leurs terres pures et leurs domaines boud-dhiques122 chacun apparaissant dans son samboghakayapropre, d’une manière adaptée au monde où il se trouve.On peut entrer en contact avec ces Bouddhas par la mé-ditation, ainsi nos images du Bouddha deviennent desmanifestations de son samboghakaya , autrement dit deson corps de félicité123 transcendant. Dans ce corps, quipossède les trente-deux marques importantes d’un boud-dha, le Bouddha prêche aussi au nombre infini des bo-dhisattvas dans leurs terres de bouddhas ou paradis.

    On ne trouve pas, dans les Écrits bahá’ís, de conceptqui corresponde exactement au samboghakaya mais il y

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  • en a un qui s’en rapproche. Selon ces Écrits, tous lescroyants (et toutes les cultures) ont leurs images de Dieuet des Manifestations. Ces images nous sont propres etne nuisent à personne aussi longtemps que nous n’es-sayons pas de les imposer aux autres et que nous com-prenons que ce sont des conceptions humaines, validespour nous seuls et utiles pour nous faire croître spirituel-lement. Elles n’ont pas de réalité ontologique. Ce sont desimples exemples de ce que le Bouddha appelle desmoyens habiles124, des procédés fictionnels heuristiquesqui facilitent la découverte de la vérité. Suivant les Écritsbahá’ís, confondre l’image avec la réalité qu’elle repré-sente c’est tomber victime de vaines imaginations125 quideviennent comme un voile entre l’homme et la recon-naissance du Seigneur, son Dieu126. En outre, à la diffé-rence du samboghakaya du bouddhisme mahayana, cesimages personnelles ou culturelles n’ont pas d’aspect oude fonction transcendante, elles n’existent ni ne fonction-nent dans un royaume ontologique séparé.

    Le bouddhisme ne semble pas posséder une notionprécise de ce que les Écrits bahá’ís appellent la conditionabstraite, pure et sans mélange, la condition de l'unitéincomparable127 dans laquelle toutes les Manifestationsne sont qu’une. Ce qui ne veut pas dire que le boud-dhisme ne reconnaît pas que tous les bouddhas sont, enessence, un. Le Sutra Avatamsaka dit : Les Bouddhas dupassé, du présent et du futur ne sont qu’un seul Dharma-kaya128. Et le même sutra, l’un des plus importants du

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  • bouddhisme, réaffirme : Il faut savoir que tous les Boud-dhas ne sont qu’un Dharmakaya129. Il semble donc quele bouddhisme connaisse le concept de ce que les Écritsbahá’ís appellent le rang de l’unité essentielle, mais sansen avoir élaboré une notion précise.

    Cela dit, le Bouddha a-t-il un rang ontologique distinctdu Dharmakaya, du fond ultime de l’existence130 ou duprincipe impersonnel de l’univers, fondement ontolo-gique et support de tout131 ? Est-il, comme les Manifes-tations bahá’íes, l’un de ces Miroirs premiers qui reflètentla lumière de gloire éternelle132, distinct néanmoins deDieu ou est-il une incarnation du Dharmakaya transcen-dant descendu dans une forme phénoménale ? Dans leconcept bahá’í comme dans le concept d’incarnation, leTranscendant est immanent, mais de manière différente :dans l’incarnation, c’est le Dharmakaya transcendant lui-même, dans sa propre essence, qui devient immanent,alors que dans les miroirs, le Dieu transcendant n’est im-manent que comme image, c’est-à-dire, une imitation del’original, identique dans la forme mais distinct dans sonessence. Or, selon Kalupahana, Siddattha Gotama n’étaitrien d’autre que la représentation de la bouddhéité133. Sil’on suit cette affirmation selon laquelle le Bouddha estune représentation, croire que le Bouddha et le Dharma-kaya sont ontologiquement identiques est impossible. Entant que représentation il n’est pas le Dharmakaya lui-même dans sa nature profonde mais quelque chose de dif-férent, sans pour autant être un simple être humain. Cette

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  • description du Bouddha rappelle le concept bahá’í de laManifestation Miroir premier car les deux concepts sug-gèrent une différence ontologique entre le Transcendantet le représentant ou le Miroir premier.

    Reste pourtant la question de savoir si le Bouddha estou non différent ontologiquement des êtres humains or-dinaires. C’est une des différences fondamentales entrele theravada et le mahayana puisque le premier considèreque le Bouddha est un être humain comme les autresalors que le second insiste plutôt sur les qualités surhu-maines du Bouddha134. Il est certain que sous son aspectnirmanakaya il est comme tous les êtres humains sujetsà l’anicca ou impermanence (certaines écoles affirmentque cela n’est vrai qu’en apparence), mais son existenceéternelle comme elle est décrite dans le Sutra du Lotus etses pouvoirs particuliers – décrits en de multiples détailsspectaculaires dans de nombreux sutras du mahayana –ne laisse aucun doute sur le fait que le Bouddha était plusqu’un simple être humain ordinaire, ontologiquementidentique à nous. Cette idée est renforcée encore par l’af-firmation du Bouddha qu’il n’est pas un dieu, ni unhomme, ni un gangharva (deva de bas niveau) mais unBouddha135, indiquant ainsi son caractère ontologiquedifférent. De leur côté, les Écrits bahá’ís indiquent clai-rement que les Manifestations ne sont pas des êtres hu-mains ordinaires. Bahá’u’lláh affirme :

    Et comme il ne peut y avoir de lien direct entre leseul vrai Dieu et sa création, et que rien de commun

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  • ne peut exister entre le transitoire et l’éternel, lecontingent et l’absolu, Dieu a ordonné qu’en toutâge et en chaque ère, une âme pure et sans tache soitmanifestée dans les royaumes du ciel et de la terre. Àcet être subtil, éthéré, mystérieux, il a attribué unedouble nature : l’une, physique, appartenant aumonde de la matière, l’autre, spirituelle, qui est néede la substance de Dieu lui-même136. Il ne faut absolument pas identifier les Manifestations

    avec Dieu mais ce ne sont pas pour autant des êtres hu-mains ordinaires comme le montre ce qui précède. Ellessont nées de la substance de Dieu lui-même ce qui veutdire qu’elles reflètent, d’une manière qui nous échappe,la substance ou l’essence de Dieu. Comme le dit’Abdu’l-Bahá, elles sont les Réalités universelles, lesêtres divins qui sont les miroirs parfaits de l’essencesanctifiée de Dieu137. Voilà pourquoi Bahá’u’lláh les ap-pelle les Miroirs premiers138. Elles possèdent aussi l’om-niscience et l’infaillibilité essentielle139. Il semble donc,qu’au moins dans le mahayana, le bouddhisme et lesÉcrits bahá’ís s’accordent sur le fait que les Bouddhasou Manifestations sont ontologiquement distincts dureste de l’humanité.

    Vide, vacuité, Sunyata

    Le concept de coproduction conditionnée a aussi pour

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  • conséquence intéressante la doctrine du vide, de la va-cuité, appelée sunyata. Ici, un avertissement est néces-saire : les écoles bouddhistes ne sont pas toutes d’accordsur la définition de la vacuité. Le système Yogacata (toutest conscience) dit que la vacuité c’est l’absence de dif-férence entre un objet et l’esprit qui l’appréhende140,c’est-à-dire le sujet. D’une manière qui rappelle Hegel,les Yogacatas croient que l’illumination vient quand lesujet réalise qu’il est un avec l’objet, que son moi dispa-raît dans la mesure où il est un avec l’univers. Les boud-dhistes chinois ch’an (zen en japonais) en revanchecomprennent la vacuité comme le pur et radieux mentalvide de toutes ses concrétions conceptuelles141. Cette ap-proche considère toute activité mentale et les conceptsqui en résultent comme des assombrissements de notrerayonnement interne naturel. Le Sutra Scrimala pour sapart définit la vacuité comme la purification de tous lesgreniers des souillures … par une inconcevable connais-sance de la vacuité. Cette connaissance ultime, qui dés-intègre complètement le grenier des souillures estnommée la pensée correcte142. Le Bouddha aussi est videde toute souillure (vide de tout autre ) mais il n’est pasvide des dharmas de Bouddha143, c’est-à-dire qu’il est unêtre réel, positif et essentiel avec des attributs. Autrementdit encore, il n’est pas vide de lui-même. Le sutra Ratna-gotravibhaga dit la même chose. Enfin, au Tibet, l’écoleJo nang pas (gzhan stong), rivale de l’école Gelupa à la-quelle appartient le Dalaï-Lama, voit elle aussi le vide

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  • comme une absence de souillures et l’existence d’un Ab-solu qui n’est pas vide de sa propre existence144. En fait,pour les Jo nang pas, les enseignements sur le vide desoi-même sont considérés comme un raisonnement cor-rect mais inférieur qui nous débarrasse de vues erro-nées145. Pour eux, le vide n’est pas l’absence d’uneexistence réelle propre mais plutôt l’absence de souillurespar le vrai moi.

    Comme nous l’avons vu plus haut, les Écrits bahá’ísn’acceptent pas l’idée qu’on puisse abolir la distinctionsujet-objet et donc ils ne peuvent accepter la définitionyogacara du vide. Cependant, avec la définition Ch’anles choses deviennent plus nuancées. Après tout, lesÉcrits bahá’ís affirment bien que si nous devenonscomme des roseaux creux, si nous nous vidons de toutetrace de notre nature inférieure, ou souillures, et de notresavoir acquis, nous atteindrons une condition supérieure,plus spirituelle et plus pure. Bahá’u’lláh dit :

    Rends-toi aveugle et tu contempleras ma beauté,bouche-toi les oreilles et tu entendras la douce mélodiede ma voix, vide-toi de toute connaissance et tu parti-ciperas à mon savoir, dépouille-toi des richesses et tuauras une part durable de l’océan de ma richesse éter-nelle. Cela signifie : rends-toi aveugle à ce qui n’estpas ma beauté, bouche-toi les oreilles à ce qui n’estpas ma parole, vide-toi de ce qui n’est pas connaissancede moi, et entre, le regard clair, le cœur pur et l’oreilleattentive, dans la cour de ma sainteté146.

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  • Par des approches diverses, ce passage parle de la ma-nière de nous vider des souillures de notre nature infé-rieure afin d’arriver à une vision claire et à un cœur pur.Ce qui ressemble remarquablement à la notion Ch’an dedécouvrir que le vide est l’esprit pur et radieux147, notionqu’on retrouve dans les sutras tathagatagarbha telles queLa reine Srimala et le Ratnagotravibhaga.

    Pourtant, le concept de vide le mieux connu, en Occi-dent au moins, est celui des écoles du Madhyamikacomme l’école Prasangita (Conséquence) qui affirmeque le vide est l’absence d’existence propre148. Ces écolesaffirment que toutes les choses étant sujettes à la copro-duction conditionnée elles ne peuvent exister par elles-mêmes et sont, pour cette raison, vides d’existence réelle.En dernière analyse, rien n’a d’existence propre149. Ef-fectivement, tout résultat d’un processus causal dépendpar là même d’autre chose, n’a qu’une existence relativeet c’est pourquoi il est vide.

    Pour le mahayana [le vide] signifie que les dharmassont vides d’existence propre, c’est-à-dire qu’ils nesont pas des faits ultimes de plein droit mais simplementimaginés et sont faussement distingués l’un de l’autrecar tous et chacun d’eux dépendent de quelque chosed’autre qu’eux-mêmes150. Comme le dit le Sutra du cœur, le bodhisattva Avalokita

    baissa les yeux et de là-haut …il vit qu’en leur être elles[les choses] étaient vides151. Effectivement, d’un tel pointde vue, l’existence relative correspond à la coproduction

    53

  • conditionnée et à la vacuité. Dans les mots de Nagarjuna:Une chose indépendante apparaissant,

    Une telle chose n’existe pas.Donc une chose non-vide

    N’existe pas152.D’après le sutra du Lotus :

    Tous les phénomènessont vides, sans existence,sans constance éternelle,

    sans naissance et sans mort.Vois tous les phénomènes

    comme n’ayant pas d’existence,comme de l’espace vide

    sans fermeté, sans dureténon-né, non émergeant153.

    Les Écrits bahá’ís peuvent tout à fait s’accommoder dela vision madhyamaka qui considère que tous les phéno-mènes manquent d’existence réelle, sont contingents et,dans ce sens-là, sont vides – même s’ils ne parlent pas decet état comme d’un manque d’essence. ‘Abdu’l-Bahá dit :

    De même, l’existence des êtres comparée à l’existencede Dieu n’est qu’illusion et néant, une apparence,comme une image dans un miroir154.Ce qui veut dire que, comme le Dharmakaya ou

    l’Alaya-vijnana, seul Dieu a une existence absolue, c’est-à-dire non-conditionnée, et toutes les autres existencescomparées à elle sont dépendantes, relatives et donc, vides.Non seulement elles dépendent de Dieu mais, comme nous

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  • l’avons vu plus haut, elles dépendent aussi de l’influencedes autres choses en une coproduction conditionnée155.‘Abdu’l-Bahá insiste sur cette interdépendance :

    Ainsi, bien que le monde de la contingence existe,par rapport à l’existence de Dieu il est inexistence etnéant. L’homme et la poussière existent tous les deux,mais quelle différence entre leurs existences ! L’une,comparée à l’autre, est non-existante. De même, l’exis-tence de la création comparée à celle de Dieu est non-existante. Il est ainsi évident et clair que bien que lesêtres existent, par rapport à Dieu et au Verbe de Dieuils sont non-existants156.Autrement dit, l’existence et la non-existence sont

    toutes deux relatives157. Comparées à l’Absolu incondi-tionné, toutes les choses sont non-existantes et doncvides. À la différence du bouddhisme, nous voyons icique ce principe s’applique aussi aux différents niveauxd’existence puisqu’une forme inférieure d’existence estnon-existante comparée à une forme supérieure, un en-seignement qui insiste encore plus sur la relativité del’existence.

    Il faut, bien sûr, se demander si la vacuité des textesbouddhistes et la non-existence des Écrits bahá’ís sontles mêmes concepts. La réponse est affirmative, parceque ces deux termes font référence à la relativité del’existence de toutes les entités et parce que, dans lesdeux cas, cette relativité implique une existence condi-tionnée, dépendante, contingente, en contraste complet

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  • avec l’existence inconditionnée de l’Absolu. Autrementdit, le bouddhisme, comme la religion bahá’íe postule quela relativité de l’existence est enracinée non seulementdans une impermanence et une contingence universellemais aussi dans l’influence interdépendante des chosesentre elles. La religion bahá’íe et quelques écoles ma-hayana s’accordent aussi sur le fait que la réalité phéno-ménale est contingente, au contraire de l’Absolunon-relatif (tels que le Dharmakaya ou le Tathagata-garbha) qui n’est pas affecté par la coproduction condi-tionnée.

    Néanmoins, il nous reste à voir si les Écrits bahá’ís af-firment eux aussi que la relativité et la vacuité signifientqu’il n’y a pas de naissance et d’extinction des chosescomme l’affirme le Sutra du Lotus. Cette affirmationn’est pas de pure convention, bien sûr, c’est plutôt uneaffirmation faites depuis le point de vue ultime. Dans lesÉcrits bahá’ís, le point de vue ultime est le point de vuede Dieu et, d’après ‘Abdu’l-Bahá dans le monde de Dieule temps n’existe pas158. S’il n’y a pas de temps, il n’y apas non plus de naissance et d’extinction qui sont desphénomènes temporels. Ainsi, du point de vue ultime,l’ontologie bahá’íe est en accord avec l’ontologie ma-hayana : du point de vue ultime il n’y a pas de phéno-mènes temporels. En revanche elles diffèrent sur laquestion de savoir si les humains peuvent arriver à cepoint de vue ultime.

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  • Le non-soi (Anatman)

    La doctrine de l’anatman, anatta ou non-soi traite dela vacuité de la nature humaine. C’est une doctrine com-prise différemment par les différentes écoles bouddhistes.Pour compliquer la question, dans le canon Pali le Boud-dha refuse de répondre à la question de savoir s’il prêchele soi ou le non-soi, et affirme plus tard que les deuxpoints de vue sont deux extrêmes erronés :

    Le soi (aatma), Kaa’syapa, est un extrême. Le Non-soi (nairaatmya) est l’autre extrême. Entre ces deuxextrêmes se trouve la position médiane qui est sansforme, sans indication, sans soutien, nouménale, sanssignes, non-conceptuelle. Voilà, Kaa’syapa, ce qu’onappelle la voie du milieu, la perception correcte deschoses159.Ailleurs, il fournit une liste de toutes les choses que le

    soi n’est pas et ne peut pas être – sans nier explicitementque le soi existât peut-être d’autre manière160. Selon unérudit, la doctrine du non-soi n’est pas une doctrine on-tologique concernant l’existence ou la non-existence d’unsoi mais plutôt une stratégie pour maîtriser la souffranceen nous détachant du …soi, qui est une source majeurede souffrance161. De plus, les importants sutras du Tatha-gatagarbha affirment catégoriquement que contrairementà la version présentée le plus souvent de la doctrine dunon-soi, il existe, en fait, en chaque être sensible, un fond

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  • de l’être transcendant et persistant, c’est-à-dire la naturede Bouddha. Pourtant, le theravada, le madhyamaka deNagarjuna et l’école prasangika nieraient cela sans ré-serve. Dans l’agrégat des dharmas qui compose un êtrehumain il n’y a pas de dharma correspondant à un soi. Lesoi est une illusion, un artefact de la coproduction condi-tionnée et est non-existant. Une importante partie de lapratique bouddhiste vise à obtenir une telle réalisation denon-soi. Comme dit le Bouddha dans l’un des suttas ducanon pali :

    Si l’on ne voit aucun soi, ou rien de la nature dusoi, dans les cinq groupes de cupidités (forme matérielle,sentiment, perception, envies, conscience) on est unArahant [un digne, un pur, libre de souillure mentale]162. La manière de conter ce thème la plus connue et la

    plus souvent répétée se trouve dans Les questions au roiMilinda (le roi grec de Bactrie, Ménander, 100 av J.C.).Nagasena, un moine bouddhiste errant, dit à Milindaqu’il se nomme simplement Nagasena, qu’il n’y a pasd’individualité (âme) permanente dans cette matière !Nos noms sont des désignations nominales convention-nelles, un simple son vide163 et ils ne se réfèrent à riende plus qu’à une composition temporaire d’éléments. Ilse sert ensuite comme exemple d’un char, montrantqu’aucune partie prise une par une n’est le char, et quesi on brise ce char rien ne reste qu’on puisse appelerchar. Il en est de même des êtres humains parce que :

    L’existence d’une âme-ego ne peut se concevoir

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  • en dehors de la sensation, de la perception, de l’ima-gination, de l’intelligence, de la volonté, etc. et doncil est absurde de penser qu’il y ait un agent-âme indi-viduel et indépendant qui se serve de notre consciencecomme de son atelier164.Il n’y a pas d’être indépendant qui compose ces élé-

    ments selon une forme désirée ou qui les utilises pour at-teindre ses buts propres. Comme le dit Richard Taylor :

    Le moi dont le Boudha nie l’existence est un moispirituel, persistant, ayant une identité dans le tempset donc, probablement, capable d’exister indépen-damment du corps et du monde même après la mort165.Exprimé de cette manière sans nuance, il n’y a aucun

    point d’accord possible sur cette question du moi entrele bouddhisme et les Écrits bahá’ís qui, eux, affirmentclairement et sans doute aucun que l’âme ou le moi (noususerons de ces termes de manière interchangeable) estplus qu’un simple nom, ou un son, mais est un être onto-logiquement réel, en son essence, un des signes de Dieu166.En fait, la philosophie essentialiste sous-jacente aux Écritsbahá’ís, illustrée par leur insistance sur la nature essentielledu minéral, du végétale, de l’animal et de l’humain167,montre clairement que l’essentialisme bahá’í est logique-ment incompatible avec une compréhension purement no-minaliste du moi.

    Bien sûr, une attitude purement nominaliste du moin’est pas sans créer des problèmes du point de vue dessutras et des principaux ouvrages philosophiques boud-

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  • dhistes. Par exemple, toute une collection de sutras – laparole du Bouddha, appelés les sutras tathagatagarbha– rejette cette explication. Dans le Sutra tathagata-garbha lui-même, le Bouddha dit :

    Bons fils, tous les êtres, bien qu’ils aient beaucoupde klesas [souillures], ont tous un tathagarbha[nature de Bouddha ou essence de Bouddha] quiest éternellement pur et empli de vertus qui ne sontpas différentes des miennes168, et il ajoute : Les ta-thagathagarbhas de tous les êtres sont éternels etimmuables169.Ce concept est si proche de celui d’un moi réel (voir

    ci-dessous Kalupahana) que le Sutra Mahaparinirvanal’identifie avec le moi ou atma,170. On peut lire dans ledouzième chapitre sur la nature de Bouddha :

    Le Bouddha dit : Ô homme bon ! le Moi c’est le ta-thagatagarbha. Chaque être possède la nature deBouddha. C’est le moi. Ce moi est, depuis le com-mencement, recouvert d’innombrables illusions171. Suivant le Bouddha :

    Le vrai moi de la nature de Bouddha est comme undiamant qu’on ne peut écraser… et : La forme du moiqui cherche à fuir le monde est la Nature de Bouddha.C’est la meilleure manière de concevoir le moi172. Ces mots suggèrent que ce que nie la doctrine de anat-

    man est en fait l’ego-moi superficiel absorbé dans les af-faires de ce monde. Cela n’implique pas la négation del’existence d’une nature de Bouddha profonde ou tatha-

    60

  • gatagarbha chez l’individu. Comme le dit Paul Wil-liams :

    Une chose au moins est vraie : le Sutra Mahapari-nirvana enseigne que dans les êtres sensibles existeréellement un élément permanent173.Le Sutra du Rugissement du lion de la reine Srimala

    dit la même chose, qu’on retrouve dans L’éveil de la foidans le mahayana d’Asvaghosha : Le mental comme phé-nomène (samsara) est enraciné dans le tathagata-garbha174. Ce qui veut dire que l’esprit phénoménal del’homme est fondamentalement d’essence de Bouddhaou tathagatagarbha. D’après Paul William, on ne peutminimiser l’importance de la théorie du tathagatagarbhaou essence de Bouddha dans le bouddhisme est-asiatique,c’est-à-dire chinois, japonais et Coréen175.

    Il est plus facile de concilier la doctrine du Tathagata-garbha avec les Écrits bahá’ís que les points de vue dutheravada, du prasangika ou du madhyamaka. Commenous l’avons vu, les Écrits bahá’ís enseignent que l’âme,ou le moi, est une entité qui existe ontologiquement bienque son existence dépende de Dieu. Les bahá’ís croientaussi qu’une fois née, l’âme est éternelle176 et qu’en elle-même elle est libre de tous défauts corporels, souillures(klesas) et limites :

    Remarque comme l'intelligence humaine se déve-loppe puis s'affaiblit et parfois peut faire totalementdéfaut, alors que l'âme est immuable. La manifestationde l'intelligence dépend de la santé du corps : une in-

    61

  • telligence saine ne peut se manifester que dans uncorps sain tandis que l'âme n'est pas conditionnéepar le corps. C'est par le pouvoir de l'âme que l'intel-ligence comprend, conçoit et exerce son influence,tandis que l'âme est une force libre. C'est par leconcret que l'intelligence conçoit l'abstrait, mais l'âmea des manifestations illimitées qui lui sont propres.L'intelligence humaine est bornée, l'âme sans limites.C'est à travers les sens : la vue, l’ouïe, le goût,l’odorat et le toucher que l'intelligence saisit, tandisque l'âme n'a besoin d'aucun intermédiaire. Commetu peux le remarquer, l'âme est en mouvement ettoujours active aussi bien pendant le sommeil qu'àl'état de veille. Il nous arrive de découvrir la solutiond'un problème complexe pendant un rêve, alors quenous en étions incapables à l'état de veille. De plus,l'intelligence ne peut rien concevoir si les sens nefonctionnent plus ; dans le fœtus et dans la prime en-fance, la faculté de raisonner fait complètement défaut,alors que l'âme est toujours en pleine force. Bref,nombreuses sont les preuves que, malgré la défaillancede la raison, la force de l'âme continue d'exister177. Comme les sutras Tathagatagarbha, les Écrits bahá’ís

    affirment que le vrai moi, c’est-à-dire le fondement on-tologique de notre être, est originellement pur : Sache quechaque âme est formée d’après la nature de Dieu, cha-cune étant pure et sainte à sa naissance178. Le fondementontologique du moi, qu’on l’appelle la nature de Boud-

    62

  • dha, l’essence de Bouddha ou l’âme est, par nature, par-faite et ce n’est qu’accidentellement qu’elle se couvre deklesas ou souillures. Le second moi ou ego empirique quenous fabriquons et qui est attaché au monde est précisé-ment ce que nous devons vaincre pour attein