BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Française
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
1/25
Claude Blanckaert
Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe
sicle. Perspectives historiographiquesIn: Politix. Vol. 8, N29. Premier trimestre 1995. pp. 31-54.
Abstract
The foundation of French anthropology during the 19th century. Some historiographical perspectives.
Claude Blanckaert [31-54].
One often confounds the notion of scientific discipline with its contemporary objects as if a great thought preluded its
emergence and accomplishment. Or modem science does not exist, from a sociological and historical point of view, without a
regulatory structure nor specialized institutions. This article examines the different arguments of a functional analysis of the
concept of Institution. It shows that the disciplinary construction of French anthropology began in the 1830's as a natural history
of man, keeping its program until the end of the 19th century. Thence, the celebrated Durkheimian breakthrough of the beginning
of the century appears like a historiographical problem rather than a practical solution of the so-called French delay.
Rsum
Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe sicle. Perspectives historiographiques. Claude Blanckaert [31-
54].
On confond souvent la notion de discipline scientifique avec son objet d'tude contemporain comme si une grande penseorganisatrice prludait son mergence et son accomplissement. Or la science a chang d'objets et d'enjeux et n'apparat
jamais, d'un point de vue sociologique et historique, sans paradigmes rgulateurs ni institutions spcialises. En partant d'une
analyse fonctionnelle du concept d'institution, cet article montre que l'anthropologie franaise ne commence pas avec l'cole
durkheimienne du dbut du XXe sicle, ainsi que l'affirme l'histoire officielle de la discipline. Il propose un modle alternatif fond
sur la prgnance de l'histoire naturelle de l'homme et la construction disciplinaire de l'ethnologie tout au long du XIXe sicle.
Citer ce document / Cite this document :
Blanckaert Claude. Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe sicle. Perspectives historiographiques. In:Politix. Vol. 8, N29. Premier trimestre 1995. pp. 31-54.
doi : 10.3406/polix.1995.1900
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_polix_385http://dx.doi.org/10.3406/polix.1995.1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900http://dx.doi.org/10.3406/polix.1995.1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_polix_385 -
7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
2/25
Fondements disciplinaires
de
l anthropologie franaise
au XIXe sicle
Perspectives historiographiques
Claude
Blanckaert
Centre Alexandre Koyr,
CNRS
L
MOMENT
intellectuel, novateur et trop
vite oubli, de la priode
rvolutionnaire
et
du
Consulat,
a
vu
la
cration
de
socits savantes
indpendantes
et
prcaires, telles la Socit de l'Afrique intrieure ou la
clbre Socit des
observateurs de
l homme.
Mais
l'organisation
disciplinaire de l anthropologie franaise
date en
ralit
du dbut de
la
Monarchie
de
Juillet.
Inventaire
du
phnomne
humain, l anthropologie
participe cette date
du
vaste courant des sciences naturelles. Elle
en
reflte la fois la faveur et le
mouvement de
spcialisation.
Elle
apparat sous ses quivalents d'histoire
naturelle
de
l'homme puis d'ethnologie quand se
diffrencient,
aprs
l'anatomie comparative,
la
gologie, la physiologie, la palontologie, etc.
Signe
de
cette
reconnaissance,
les
comptes
rendus
de
l'Acadmie
des sciences
l'enregistrent
comme un
dpartement
de
la
zoologie
(rubrique
races
humaines)
ds 1836, alors
que
William
Edwards
et le phrnologue
Johann
Caspar
Spurzheim
fondent
la
premire
Socit
anthropologique (1832) et
qu'au
Musum
d'histoire
naturelle
de Paris Pierre
Flourens
roriente, sous son
programme, la vieille
chaire
d'anatomie de l'homme
dont
il est charg en
1832. partir
de
ce moment,
caractrise
par la continuit d'un
projet
intellectuel et
assure
dans
ses structures
institutionnelles,
l'anthropologie
s'autonomise.
Elle
n'eut pas souffrir
la
dfaveur ou le temps
de
latence dont
s'inquitait
Honor
de
Balzac
quand
il
rclamait,
en
octobre
1836, de la
sollicitude
si claire des
ministres
de l'Instruction publique,
la
cration de
chaires d'anthropologie,
science
dans
laquelle
l'Allemagne
nous
devance1.
Quoi qu'il paraisse, ce petit prambule chronologique n'a
pas
pour but de
rappeler
quelques vnements
bien
connus
des historiens
de
l'anthropologie.
Il reprsente en
soi un
positionnement critique dans une
matire
historiographique longtemps domine
par
des anthropologues professionnels.
L'approche
disciplinaire
et institutionnelle s'est impose
avec lenteur
en
France.
Elle est
fonction d'un renouvellement rcent disons
l'chelle
d'une gnration de la recherche
en histoire
des sciences.
Ce
renouvellement, dont
on
peut
tracer la gnalogie prochaine dans les crits
relatifs
la
sociologie des communauts scientifiques depuis
Karl
Mannheim
1.
Balzac
(H. de), La vieille fille, Paris, Gallimard, 1964 [1836], p. 212.
Politix,
n29,
1995, pages 31 54 31
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
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Claude
Blanckaert
et
Thomas Kuhn jusqu' l'cole dite d Edimbourg, est rest ignor des
anthropologues.
L'histoire
avait pour eux
d'autres
intrts.
Elle devait signifier
des hritages intellectuels, illustrer une sorte de conscience surplombant la
rencontre
avec les socits exotiques.
Elle
avait, en sorte, pour
finalit
de
justifier
positivement les tapes obliges d'une trajectoire
qui restait
dpendante
du
rcit traditionnel
de
l'aventure1, d'une
pope2. Mais
prcisment
:
les
anthropologues
qui
se
prtendaient mmorialistes
de
leur
discipline
ne
communiaient pas
tous
dans la clbration d'un
unique mythe
fondateur. Les
tudes
comparatives portant
sur l'institutionnalisation
de la
science
de
l'homme,
qui auraient pu
favoriser un
consensus durable, y
eurent
peu
de part.
Il
y
a
dix ans
encore, l'arbitraire des
priodisations, variables selon les
auteurs
et leurs choix
dfnitionnels,
interdisait presque tout dialogue
entre
les
historiens
de
l'anthropologie. En 1984, publiant des
Histoires
de
l'anthropologie au pluriel
prudent et significatif,
Britta Rupp-Eisenreich
remarquait que pour tels ou tels anthropologues les vrais
dbuts
de
leur
discipline
variaient
depuis
l'aurore
de
la
science grecque
jusqu' Boas
et
Mauss
:
Dans
l'tat
actuel de nos connaissances, nous
ne
saurions
trancher
ce
dbat3. En ralit, l'histoire historienne
n'tait pas
cette date
une
priorit.
Une
communaut d'anthropologues
la
recherche d'une
identit
s'inventait
un pass,
elle
se
cherchait des
anctres
putatifs
pour
grer,
disait-on,
un tat
de
crise
professionnel.
L'histoire
tait subordonne cette
elucidation.
Comme l'indiquait Georges Condominas
l'occasion du colloque
sur La
pratique de
l anthropologie aujourd'hui
qui
se tint Svres
en
1981 : Toute
discipline qui veut accder
un
statut scientifique doit commencer par
rflchir sur son
histoire4.
Rtrospectivement, que l'histoire
ait t ou non commise
ce
rle
ancillaire,
on reste frapp
par
l'absence de
rflexion
pralable
sur
les traits gnraux
de
ce
qu'il est convenu d'appeler
une discipline.
Cette tude est
actuellement
mene, j'y
reviendrai en
seconde
partie, par
les
historiens et
les
sociologues^.
Toutefois
on
aurait
pu
mettre
distance
critique
bien
des
plaidoyers
d'instauration
des
prtendus
pres fondateurs
en
lisant, ds
cette poque,
l'avertissement
instruit de
Michel
Foucault. Celui-ci remarquait
que l'organisation des
disciplines
n'avait
pas
partie
lie
au systme
de X
auteur
qui, aprs coup
parfois, rsumait sous son
nom un certain tat des savoirs :
Une
discipline se
dfinit par un domaine d'objets, un ensemble de mthodes,
un
corpus
de
propositions
considres
comme
vraies,
un
jeu
de
rgles
et
de
1. Schlanger Q.),
Fondation,
nouveaut, limites, mmoires, Communications, 54, 1992, p. 297.
2.
Kilani (M.),
Introduction
l'anthropologie,
Lausanne,
Payot,
1989, p.
192.
3. Rupp-Eisenreich (B.), Introduction.
L'anthropologie
la
recherche d'une
identit, in Rupp-
Eisenreich
(B.), dir., Histoires de l'anthropologie (XVIe-XIXe
sicles), Paris,
Klincksieck, 1984,
p. 18.
4. Condominas (G.), Avant-propos, in Rupp-Eisenreich (B.), dir., Histoires de l'anthropologie
(XVIe-XIXe sicles),
op.
cit.,
p. 11.
5.
Le propos de
cet article est dlibrment tourn
vers
les productions
historiennes de
langue
franaise.
Ceci
pour deux raisons.
La premire est
que chaque
pays a ses spcificits
culturelles
et
qu'il faut tenir
compte
d'un tat du champ
( la
fois
anthropologique
et historien). La seconde
est
plus importante pour moi. Les rflexions qui suivent ont
largement
orient
les
travaux du
sminaire
d'histoire de
l'anthropologie
tenu
au
Centre
Koyr
depuis
1987.
Les tudiants
qui
s'engageaient
dans
ce
type
d'tudes
taient
souvent
drouts
par
les assertions les plus
contradictoires
qu'ils pouvaient
lire
dans
les
manuels
vocation
historique qu'ils
trouvaient en
librairie. C'est pour tmoigner d'un
rapport
dialogu
poursuivi
depuis cette date que je propose
cette synthse et
quelques
solutions de caractre mthodologique.
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4/25
Fondements disciplinaires de l'anthropologie
dfinitions,
de
techniques et d'instruments : tout ceci constitue une sorte
de
systme anonyme la disposition de qui veut ou qui peut s'en servir,
sans
que
son sens ou sa
validit soient lis celui
qui s'est trouv
en
tre
l'inventeur*.
Plutt
que
de constituer une
archive
pertinente des annales de la science de
l'homme,
dont ils redoutaient,
semble-t-il, qu'elle menat d'oubli les
urgences
du
prsent
sous
la
brocante
du
pass2,
les
anthropologues
ont
durablement
jou
d'une double stratgie. Celle-ci consistait, d'une
part,
slectionner
un
corpus d'oeuvres
et
de
dates
de
rfrence
vise
militante
(c'est
un
canon) ; d'autre part identifier, sur
un
mode spculaire,
l'histoire
de
l'anthropologie une
anthropologie
culturelle de l'Occident qui pouvait,
effectivement, prendre
sa
source dans
l'Antiquit
la plus recule. Or, il parat
qu'au-del des
procs
d'intention, qui sont
courants
lorsqu'on aborde les
grandes questions de mthode, de chronologie
et
de
contenu
notionnel des
concepts fdrateurs des sciences
humaines, l'approche institutionnelle
permet de
prciser certaines
des
modalits
les plus visibles de la construction,
la fois
cognitive
et
sociologique, de l'identit de
la communaut
anthropologique
au
XIXe sicle.
ma
connaissance,
c'est
le
seul
principe
d'ordre qu'on puisse
opposer
la prtendue
brocante
du pass. C'est
encore le seul
terrain
empirique qui soit demeur
sous- value,
alors que toutes
les
interrogations
convergeaient
vers le
processus de
lgitimation d'un
savoir diffrenci relatif l'homme. C'est enfin une optique
comprehensive
et
non-normative qui permettra d analyser ou de
relativiser
la
prtendue
absence ou le
retard de
la science franaise.
propos de
la
grande pense anthropologique
L histoire
interne
de
l'anthropologie
a
longtemps
oscill
entre
une
pistmologie des problmes (l'altrit, la philosophie du terrain, etc.)
et
des discours-programmes confirmant la mmoire disciplinaire
dans
la
chronique
de
ses
progrs.
Avant
que les historiens de formation
n'interviennent
dans
le champ, une
dmarche
nettement
doctrinale, fonde
sur des
dfinitions
actuelles et variables
de
l'anthropologie et
de
l'ethnographie,
a
rgent
de ses philosophmes la
reconstruction
d'un pass
souvent lointain
de
la science
de
l'homme. Je signalerai rapidement
quelques
caractristiques
de
cette production en m'appuyant sur
trois ouvrages
franais
rfrentiels,
l'Histoire
de la science
de
l'encyclopdie
de
la Pliade, l'Histoire
de
l'ethnologie
de
Jean Poirier et la classique Histoire
de
l'anthropologie
de
Paul
Mercier. Ils
appartiennent
une
configuration
date
les
annes
1950-
1960 qui concident avec la
dcolonisation
et
partagent des traits
rhtoriques
communs et
itratifs.
Si l'on omet dessein
le
positionnement moderniste
ce
que
George
Stocking a
nomm
le prsentisme
et
sa variante critique
et evaluative
qui
ne
sont pas caractristiques,
trois ou
quatre de ces traits
solidarisent
ces
essais
historiques crits par des anthropologues3 : l'universalisme abstrait, la
1.
Foucault
(M.),
L'ordre
du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 32.
2.
Rupp-Eisenreich
(B.),
Introduction.
L'anthropologie
la
recherche
d'une
identit,
art.
cit,
p. 22.
3. Cette tradition
d'criture
de l'histoire a bien sr continu
aprs
cette
poque.
Elle
est encore
systmatise dans
['Introduction
l'anthropologie
de
M. Kilani
prcite.
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5/25
Claude Blanckaert
personnalisation, la dcontextualisation
et
l'amalgame des causalits
biographiques, pistmologiques
et
sociologiques.
1. Rien
de
ce qui est
humain ne
nous est tranger. La devise
de
l'humanisme
encyclopdique a prordonn
en
profondeur les diverses histoires de
l'ethnologie
qui
manquent
rarement consacrer
un
chapitre inaugural ce
qui
est
appel, ici,
les
premiers balbutiements1
ou
la
priode
d'initiation2
et l,
la
prhistoire
de l'anthropologie3 ou la para-ethnologie4. Les
auteurs
composent avec
un paradoxe
hermneutique :
C'est
une science
toute
jeune,
peine constitue
encore
mais dont les origines sont cependant fort
lointaines5. La plupart des manuels classiques ont
affirm que,
par un intrt
sans
ge, l'homme est
naturellement
port se questionner
lui-mme,
construire des
hypothses,
de caractre
mythique
puis rationnel,
sur
sa nature
profonde, sa place dans
l'univers,
la diversit de ses murs.
Cette approche doctrinale tient un
prsuppos
: L'histoire
de
la pense
ethnologique
est
celle de
la notion de
variabilit de l'homme
dans l'espace et
le temps .
Elle semblerait
accorde
au
fonctionnement
spontan
de l'esprit
humain
et ce
n'est pas
la
moindre surprise de constater que des
anthropologues professionnels, inscrits dans des rseaux acadmiques
restrictifs, la jugent
axe
sur
un domaine
d'objets indfiniment livr la
sagacit
des investigateurs : en
bref,
qui
sommes-nous,
d'o
venons-nous,
quelle est l'origine
de
nos diffrences
? De
ce
fait,
l anthropologie connat
des
prcurseurs d'aussi
longue mmoire
que
la
pense
crite. Avant mme
le
pre de l'ethnographie , Hrodote,
il y a
eu des
travaux
d ordre
ethnographique7. Mais rien
n'est
dit
absolument. L'unit historique
de
la
discipline est
celle d'un regard dcentr, tourn vers
l'extrieur. En
consquence,
la
grande
famille
des
para-ethnologues
est
extensive
proportion
du programme
cognitif. des titres divers, Aristote, Lucrce,
Montaigne, Jean-Jacques
Rousseau,
Montesquieu, Humboldt, etc., avanaient
des types de raisonnements anthropologiques
ultrieurement
actualiss,
enrichis
d'un appareil
de preuves
empiriques. Comme
l'indique
Paul Mercier8,
Aristote
prfigure
des
discussions
rcentes sur
les
aires et
les
patterns
culturels, Ibn Khaldoun est
dj
un sociologue et un anthropologue
de
style
moderne.
Autrement dit,
bien
d'autres noms
devraient figurer dans une
histoire
de
la pense
pranthropologique
en
cette priode
2.
La continuit
de
cette
interrogation philosophique
n'empche pas
qu'elle
soit
contrebalance
par la mise
en
perspective
biographique
des
progrs
qui
scandent la marche de l'humanit
vers
la meilleure connaissance d'elle-
mme.
Quoique le
mouvement d'ensemble paraisse sans doute anonyme
et
stochastique,
puisqu'il
se confond
avec
une exigence d'ouverture
l'autre
inhrente l'homme, il
n'en demeure pas
moins que des personnalits d'lite
ont historiquement incarn le renouvellement des problmatiques.
1. Lester
(P.), -L'anthropologie
et la palontologie humaine-, in
Daumas
(M.), dir., Histoire
de la
science, Paris, Gallimard, 1957, p.
1344.
2.
Marquer
(P.),
L'ethnographie,
in Daumas
(M.),
dir., Histoire de la science,
op. cit.,
p. 1463-
3. Mercier (P.), Histoire de l'anthropologie, Paris, PUF, 1966,
chap.
I.
4.
Poirier
(J.),
Histoire
de
l'ethnologie,
Paris,
PUF,
1974 [1969].
5.
Marquer
(P.),
L'ethnographie,
art.
cit,
p.
1435.
6. Poirier (J.), Histoire
de
l'ethnologie, op.
cit.,
p. 7.
7. Ibid., p. 5-6.
8. Mercier
(P.),
Histoire
de
l'anthropologie, op. cit., p.
22.
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6/25
Fondements disciplinaires de l'anthropologie
D'poque
en poque, cette trajectoire
est
illustre
par
de savants penseurs
dont les uvres rythment
le
dveloppement de la science vers sa
maturit.
La
personnalisation, l'absence de considration pour les
traditions
de
recherches
locales, l'inventaire
linaire, ou
du
moins additif, des
noms
et
des
dates
sur la
flche
du temps sont
la
contrepartie du
plaidoyer
empiriste
de
toutes
ces
histoires
de
l'anthropologie. Elles
accumulent,
en effet, sur le
mode
d'un
catalogue,
des
ges
de
l'anthropologie
qu'exemplifie
et
reprsente
la
srie
des prcurseurs : tel philosophe
de
l'Antiquit, tel
missionnaire
du
Nouveau Monde, tel naturaliste
du
XVIIIe sicle ou tel penseur
du
droit naturel.
Heureux fourre-tout qui doit tmoigner, selon les auteurs, du
rgime
d'empirisme
clectique
prdominant avant l'ge positif
de
l'instauration de la science adulte1. A ce moment, qui
correspond
peu
prs
au milieu
du
XIXe sicle, cette histoire magnifie devient, assure-t-on, vraiment
scientifique.
L uvre
des pres fondateurs
se
prolonge,
se
rinvente et
se
diversifie
dans
des coles et des
institutions.
Mais les anthropologues-historiens
ne
renoncent pas
l'ide
que
l'anthropologie
soit
une
pense dont
la
succession
des
thories,
pour
spcifier
l'volutionnisme culturel puis le diffusionnisme, le
culturalisme,
le
fonctionnalisme,
le
structuralisme,
etc.,
ponctue les progrs. Ils font se
succder
l'une
l'autre
des
entits abstraites et
doctrinales, comme
si
l'hyperdiffusionnisme succdait
au
relativisme
culturel,
comme les
Valois
aux
Captiens2.
Le
caractre suppos
homogne
de
cette aventure
intellectuelle
qui
emporterait
l'humanit relgue au
second
plan l'analyse
des
dterminations sociologiques, historiques ou institutionnelles qui faonnent
les coles nationales. On passe ainsi d'un philosophe anglais un thoricien
allemand sans
expliciter d'autres
mdiations qu'une invocation vague des
influences
subies
ou,
mieux
encore, d'une complmentarit3. Dans
d'autres
cas,
la
continuit
d'un
problme
ou
d'une thmatique
tient
l'unit
d'un projet rcurrent qui
trouverait
distance sculaire sa solution diffre.
On peut
donc
affirmer d'un mme tenant
le caractre
nouveau, innovateur,
d'une discipline
et
sa gnalogie presque immmoriale.
Le nominalisme
dcontextualis fait alors cho au ralisme
d'une
grande pense organisatrice,
dont l'origine se
perd
dans la nuit des temps.
C'est
pourquoi, sur l'exemple
de
la psychologie des peuples,
discipline
nouvelle, science jeune qui
nous
intresse
directement
puisqu'elle est en
quelque
sorte
jumelle de
l'ethnologie,
Jean Poirier
n'hsite pas
affirmer
qu'il
serait
facile
de
lui trouver des
prcdents lointains avec
Posidonius, Hrodote
et
bien d'autres. Ensuite,
l'Italien
Vico,
les
philosophes
franais du
sicle
des
Lumires ,
et
l'Allemand
Herder, ont
t
des
prcurseurs.
Mais
la
naissance
de
l'ethnopsychologie
se
place
en
Allemagne
au
XLXe sicle ; les fondateurs sont Lazarus
et
Steinthal4.
La succession hasarde de
tous
ces prcurseurs pr- ou para-ethnologues obit
plus
au
principe du
dnombrement
incoordonn qu' celui de la clarification
scientifique.
Il
n'y
a
pas
pire
ddale pour l'historien que
ces
effets de
fondation,
sans suite ni
structure,
bass
sur
la
dfinition
aprioristique
d'un
problme ou d'un objet. En 1938, Lucien
Febvre
dnonait dj
ces
1. Cf. Marquer (P.),
L'ethnographie,
art. cit, p. 1462-1463.
2.
Menget
(P.),
L'histoire
de
l'anthropologie
la
croise
des
chemins,
L'Ethnographie,
79
(90-
91), 1983, p. 20.
3. Mercier (P.), Histoire
de l'anthropologie,
op. cit., p. 211.
4. Poirier (J.), Histoire
de
l'ethnologie, op.
cit.,
p. 48. Je
souligne.
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Claude
Blanckaert
engendrements de concepts
issus d'intelligences
dsincarnes, puis vivant de
leur vie propre en
dehors du temps
et
de l'espace1.
La notion de prcurseur n'appartient plus l'outillage conceptuel des
historiens professionnels depuis les critiques mthodologiques
finement
administres
par Hlne Metzger.
Mais une
histoire des ides
surinterprte,
trs
idale
pourrait-on
dire,
s'en accommodera
pour
longtemps
car
elle
est
prise
dans
la
logique
d'un
argument
qui, partant d'un tat actuel des
problmatiques du savoir, se donne pour tche d'en reprer les
anticipations
proches
ou
anciennes.
Cette vision en tunnel,
souvent
critique, doit tre en
dfinitive explique non
par son
contenu de savoir mais dans son efficacit
pratique
recherche pour elle-mme2. Elle
permet
en effet
de
lire au point
de
dpart
la promesse d'un dpassement et
d'affirmer
l'objectivit croissante
d'un
ensemble
d'tudes qui vont historiquement se dgager des prjugs
rgnants. Assimile
un
point de vue troitement
disciplinaire,
elle a t non
sans raison suspecte d'anachronisme3.
Mais
il
importe
seulement
ici
de
remarquer
que
la recherche
des
origines
a
conduit les anthropologues
producteurs
d'un savoir historique dans
deux
directions divergentes,
soit l'extension ou la comprhension : les
uns
ont tent
de
couvrir le plus largement
possible
une
matire documentaire
htrogne
sans autre
mise en ordre que
chronologique.
On aboutit des compilations
peu articules dont
la fonction
lgitimante est
somme toute douteuse. Les
autres,
prenant
acte
d'une volution restrictive de la dfinition de la science,
de
ses objets,
de
ses mthodes ou de ses investissements,
tendent
rejeter
dans une
prhistoire
obscure ce qui
est
devenu,
par
la force mme du temps,
un simple
enjeu
d'rudition inerte,
pour
valoriser expressment
le rseau
d'affinits
qui lie le producteur actuel ses fondateurs. Le
processus de
filiation est
alors
tout
entier
soumis
cette
reconnaissance
identitaire4.
Comme l'exprime Mercier5, entre
la
rflexion pranthropologique et la
rflexion
anthropologique proprement dite, il
y
a diffrence de nature. Et
c'est seulement vers
le
milieu du XLXe sicle, ajoute-t-il, que la rflexion sur
l'homme
contient en germe
l'anthropologie moderne
; rflexion qui peut
nous sembler
aujourd'hui,
par beaucoup d'aspects, dpasse, mais
qui seule
est
en continuit avec
la
discipline que nous
connaissons.
Il n'est
pas
ncessaire
de noter les aspects catgoriques
et
approximatifs d'une
semblable attestation. Mais le rappel de ces quelques lments du style
historiographique
des
manuels
classiques des annes I960
nous
permet
de
questionner
le
concept
de discipline
qui
s'y
trouve
impliqu.
De
toute
vidence,
les anthropologues ont identifi la
discipline
une sorte
de
projet
de
connaissance
transversal
l'histoire.
Ils lui ont confr, ce
faisant,
une
authenticit ou une pertinence
souhaitables. Mais
interroger l'objet d'un
savoir
1. L.
Febvre
cit dans Chartier
(R.),
Qu'est-ce
qu'une
discipline
?
Luigi
Einaudi et
l'histoire
de
l'conomie
politique,
Revue
de
synthse, 110 (2), 1989, p.
262.
2. Cf. Sandier (I.),
Some
Reflections on the Protean Nature
of
the Scientific Precursor, History
of
Science, 17
(37), 1979,
p. 188 : The historian cannot
look at an individual
isolated in time and
identify him as
a precursor.
He must also
examine
the
person
or thing for which the precursor is
precursor.
3- Collini (S.), Discipline History
and Intellectual
History . Reflections
on
the
Historiography
of
the
Social Sciences
in
Britain
and
France,
Revue
de
synthse, 109
(3-4),
1988.
4. J amin (J-), Naissance de l'observation
anthropologique.
La Socit
des
observateurs
de
l'homme (1799-1805)*, Cahiers internationaux
de
sociologie, 67, 1979, p. 313 sq.
5. Mercier
(P.),
Histoire
de l'anthropologie,
op. cit., p.
17.
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Fondements disciplinaires de l anthropologie
pos a priori
n'est
pas
prendre
ce savoir pour objet
problmatique
d'une
histoire. Il ne
s'agit pas l de la
mme
enqute pistmologique.
La premire a
pour
elle la clart des
fausses vidences, la seconde
dfinit
prcisment
ce
qu'il est convenu d'appeler
l'opration
historiographique1. Dans sa
forme
rudite la mieux contrle, une histoire de la pense anthropologique
n'quivaut pas une histoire
disciplinaire
de l'anthropologie.
Il y
a l
une
divergence de
vues
que
l'historien
doit
objectiver, ne serait-ce
que
pour
rpondre
au
dsarroi des
tudiants
et des jeunes
chercheurs qui se demandent
souvent, comme l'aurait dit
Roland Barthes, par
o
commencer.
La
discipline,
en perspective
Les textes que j'ai voqus, dont la rigueur argumentative est fort variable,
relvent d'un
genre
apologtique
le folklore
pieux2
trop
connu des
historiens. C'est bien
le propre
de la russite institutionnelle,
notait
rcemment Judith
Schlanger*, que de
s'emparer
du dispositif de la
mmoire,
et
de
configurer
le
mmorable
pour
tenter
de
s'emparer
de
l'avenir.
S'efforant de procder de faon
reflexive,
sans faire chorus cette lgende
des origines propre aux
rcits
officiels des ethnologues,
l'historien
n'est
pourtant
pas
dpourvu pour
approcher, par
touches successives, la notion de
discipline.
Son
explicitation
nous permettra d'envisager le panorama des
sciences
anthropologiques du
XIXe
sicle dans
leur ralit
institutionnelle
relle.
On confond souvent la notion de discipline avec la matire qui est objet
d'tude.
Il s'agit
l d'un sens ancien du
mot
(les disciplines littraires, etc.)
qui masque plutt qu'il
n'claire
l'quation
disciplinaire
des sciences
modernes.
Les
sociologues
et
les
historiens
qui
ont
tudi l'organisation
et
le
fonctionnement des communauts
scientifiques ont
propos un
modle
alternatif fond sur
cinq
paramtres : la socialisation
de
la
recherche,
la
pragmatique de
la communication interne et externe, la
standardisation du
rgime discursif et des protocoles d'enregistrement, la
sectorialisation
des
objectifs de connaissance, l adhsion
enfin une
srie de
croyances, principes
de cohrence
ou
modles
explicatifs.
Il
semble
que cette distribution disciplinaire
apparaisse seulement
la fin
du
XVIIIe sicle pour la plupart des sciences (non
compris
le droit, la thologie
et
la mdecine), quand l'mergence
des
spcialits favorisait la construction
de
rseaux
diffrencis
renonant
couvrir
synthtiquement
un
objet
pour
se consacrer des questions vives (guiding
research
questions).
La division
du travail scientifique a conduit son tour les disciplines
s'autonomiser
et
entretenir
de nouveaux rapports
fonds sur le principe
de
leur sparation4.
1.
Le
pass est
d'abord
le moyen
de
reprsenter
une
diffrence-
(Certeau
(M. de), L'opration
historique-, in Le
Goff (J)>
Nora
(P.), dir., Faire
de l'histoire.
Nouveaux problmes, Paris,
Gallimard, 1974, p.
58-59-
2.
Menget
(P.),
-L'histoire
de
l'anthropologie
la
croise
des
chemins,
art.
cit,
p.
20-21.
3.
Schlanger (].), Fondation, nouveaut, limites, mmoires, art. cit, p. 297-298.
4. Stichweh (R.), The Sociology
of
Scientific Disciplines : On the Genesis and
Stability
of
the
Disciplinary
Structure of Modern
Science-, Science in Context, 1, 1992.
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Claude
Blanckaert
La distinction et la valorisation d'une
srie de
problmes intressants
permettent d'identifier ce
que
Kuhn nommait
la matrice
disciplinaire1.
Cette
composante
thorique est constitutive mais plus
encore
rgulatrice pour
le travail d'approfondissement
thorique
poursuivi
par le
groupe scientifique.
Elle
explique la
fois
la structure
dynamique
du champ
et
la reconnaissance,
l'intriorisation
aussi,
de
limites
de capacits rgionales qui
garantissent, du
mme
tenant,
la
valeur
des
solutions
retenues
comme
la
lgitimit
sociale
d'un
magistre
d'expertise spcialis.
Foucault
insista, parmi les premiers, sur les mcanismes de
contraintes
spcifiques,
proprement
disciplinaires, qui
rgulent
la
production des
savoirs
et assurent leur cumulativit. Une discipline, ce n'est
pas
la
somme de tout
ce
qui peut tre
dit
de
vrai
propos
de quelque chose ; ce
n'est
mme
pas
l'ensemble de tout
ce
qui
peut tre,
propos d'une mme donne, accept
en
vertu d'un principe
de cohrence
ou
de
systmaticit. [...] La
discipline
est
un
principe
de
contrle
de
la production
du
discours. Elle lui
fixe
des limites par
le
jeu
d'une
identit
qui
a
la
forme
d'une
ractualisation permanente
des
rgles2.
Pour l'essentiel, il y a discipline lorsqu'autour d'un programme
un
ensemble
de
chercheurs
vient se
fondre dans l'anonymat
du
travail
collectif.
Le
groupe
est l'unit
de rfrence,
et
non
l'individu. Sa norme est la communication
inter-subjective
et la qualification, concept
qui s'entend
a
minima d'un
mtier sinon
d'une
profession.
Certes, l'historien
ne saurait
nier
que
puisse exister trs pratiquement une
tension
parfois
vive entre
l'individu crateur
et
le groupe scientifique auquel il
appartient
et
qu'il
peut
contester.
Mais
pour
abandonner
l vocation
des
ides
abstraites
o se cantonne l'archologie
des
pres
fondateurs, il
est
indispensable
de
considrer d'un autre ct qu'une dcouverte scientifique
singulire
suppose
un
horizon
de recherche
pralable
et
que,
par le crdit qui
l'accueille ou le silence qu'on lui oppose, son nonciation soit,
au
moins
partiellement,
un
processus collectif :
Chaque
discipline garde son
ambivalence d'tre la loi d'un groupe et la loi d'une recherche
scientifique3.
Dans
un
cadre de recherches finalis
par
sa
valeur
de vrit
et
la
conservation
des
connaissances acquises,
la communication
est,
de fait, soumise
des
procdures
de
contrle tacites : Un nonc n'appartient pas
au
systme par
le seul fait de son nonciation
par un
acteur.
Il
faut qu'il respecte
certaines
normes
et
surtout
qu'il
soit
repris
par
le reste
de
la
main
d'uvre
scientifique4. Ces conditions
sont
formelles5,
mais galement
sociologiques et
historiques : la discipline
ne
poursuit
pas l'achvement
d'un systme, la
manire d'une philosophie classique, ou l'imposition d'une formule, mme si
l'attitude
rvrencieuse des
coles vise
tendanciellement la
clture
dogmatique de
leurs frontires autour de la figure cardinale d'un
matre.
1.
Kuhn (T.),
La structure des rvolutions scientifiques,
Paris,
Flammarion, 1972, Postface,
p.
206 sq.
2. Foucault (M.),
L'ordre du
discours, op.
cit.,
p. 32
et
37-38.
3. Certeau (M.
de), L'opration historique,
art. cit, p. 25.
4.
Auroux (S.), Histoire des sciences et
entropie
des systmes
scientifiques.
Les horizons de
retrospection,
in
Schmitter
(P.),
ed.,
Zur
Theorie
und
Methode
der
Geschichtsschreibung
der
Linguistik,
Tbingen,
Gunter
Narr,
1987, p. 28.
5. Cf.
Chrtien-Goni
(J.-P.), Lellouche
(R.),
Qu'est-ce
que
la
communaut scientifique ?, Cahiers
STS, 4, 1984, p. 49 : Si la science tait prive,
elle
ne serait pas
possible.
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10/25
Fondements disciplinaires de l'anthropologie
En vertu
de son
postulat
faillibiliste,1 mais aussi
des
divisions internes, des
censures
et
de la sdimentation historique
des
traditions
nationales,
la
science moderne
fonctionne pratiquement
par conjectures, rfutations,
rapports
de
forces
et
ngociations.
Il
rsulte
de
l que l unanimit des
spcialistes
n'est
pas
un rquisit
absolu de ses progrs. Bien au contraire.
La
pluralit ou la
rivalit
des coles, ou des
tendances
gnrationnelles, contribue
la ractivation
d'un
systme
qui,
s'il
se
reproduisait
l'identique,
s'auto-
dtruirait
ou du
moins cesserait d'tre attractif.
Aussi a-t-on
bientt
relativis
l'ide
kuhnienne selon
laquelle
les
sciences
se
construisent autour d'un
paradigme unique. Si Y identit cognitive prcde
bien
les expressions
thoriques individuelles et compose,
de
faons varies, des valeurs
communautaires (techniques ou autres), encore faut-il
admettre
que de
manire
gnrale,
l'poque moderne, une discipline est
un
systme
de
systmes diffrencis [...].
Il
s'agit d'un systme
de
systmes
tant
que la
communication existe2. Ce type de
comptences
intellectuelles
et
techniques
implique,
on
s'en doute, une stabilisation des formes d'changes de
l'information.
Mais
comme la
connaissance
du
savoir dpend la fois
du
temps,
de
la
production
de
propositions
juges
valides,
de
leur
acceptation
et
de
leur diffusion, le
concept
moderne
de
discipline suppose, en
contrepartie,
une institutionnalisation de
la
discussion libre et critique des hypothses, des
mthodes et des rsultats.
L'sotrisme des
formations, de la
rhtorique des sciences ou des stratgies
tacites qu'elles mobilisent, a conduit longtemps les
communauts
intresses
et le public profane
considrer
que
la
logique disciplinaire tait
immanente
au
champ. Ouvert aprs
la seconde
guerre mondiale, le
dbat
sur l'histoire
internaliste ou externaliste des sciences s'est avr
rtrospectivement
strile
parce
qu'il
fut conduit dans des termes absolutistes inadquats3.
Il
a
pourtant
contribu
de
manire
marque
fixer
l'attention
des
chercheurs
sur
les
composantes
institutionnelles,
sociales et matrielles,
qui assurent
la
continuit
de
cet effort
de
connaissance. Un
mtier
intellectuel s'apprend, il
n'existe
que par
la
vertu
d'un milieu de concertation, de
canaux d'information,
de
structures
d'encadrement qui
visent un but thorique et pratique. C'est ce
que
l'on rsume d'un
mot
lorsqu on
dit
que
la science est une institution.
son tour, le
concept
a t mis
en
balance : chacun convient qu'une socit
savante ou
une
publication spcialise rpond bien sa dfinition. Mais on
pourrait discuter l'infini si une technique
d'enregistrement lie
un
protocole exprimental tabli ou un
manuel
guidant les
oprations
sur
un
terrain
d observation
quelconque
sont,
de
soi,
des
institutions.
Une
manire
d'obvier
ces
difficults
casuistiques
consiste
traiter
Y
institution,
terme
gnrique,
non
plus dans
ses
spcifications
ncessairement variables selon
les disciplines
et
selon les
choix
d'poque mais dans la
gnralit
de ses
fonctions. Il me
parat,
en
concentrant
dessein ce propos exemplif dans de
nombreuses tudes de
cas,
que l'institution
sert sept
objectifs disciplinaires
complmentaires
:
1.
Sur lequel K. Popper
a
tant insist. Cf. Conjectures et
rfutations.
La croissance du savoir
scientifique, Paris, Payot, 1985,
notamment
p. 65 :
Le
critre de la scientificit d'une thorie rside
dans
la possibilit
de
l'invalider,
de
la rfuter
ou
encore
de
la
tester.
2. Auroux (S.), -Histoire
des
sciences
et
entropie des systmes scientifiques, art. cit, p. 28.
3. Voir Shapin (S.), Discipline and Bounding : The History and
Sociology of
Science
as
seen
through the
Externalism-Internalism Debate, History
of Science, 30, 1992.
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Claude Blanckaert
1.
Elle
donne une visibilit
tant
thorique qu'organisationnelle
un
programme
de
recherche
diffrenci. L'institution
suppose le fait disciplinaire,
donc l'acceptation de
frontires
pistmologiques
et l'abandon d'une
ambition encyclopdique ou totalisante sur
l'objet.
cette
analytique
des
problmes retenus comme
source d'un
savoir
en progrs correspond une
division
territoriale des
disciplines,
historiquement
variable.
Il
s'ensuit
une
srie
d'actes
symboliques
destins
individualiser
le
champ concern
et,
sur
son
versant
officiel, le faire connatre puis reconnatre. La fixation d'un
nologisme
comme biologie, linguistique ou
prhistoire
est
une
modalit de
l'institution, et l'on
peut dire son degr zro. Bien sr, il
est
admis
que
la chose anticipe le mot et qu'elle peut,
de
longtemps, le prcder. Mais
on
oublie alors une
autre
clause restrictive : savoir
que
l'identification
nominale s'accompagne d'une dfinition technique du champ de recherche.
L imposition d'une
acception restreinte
du
terme
qui
va
dsigner la science
prsuppose
un rapport d'adhsion
minimal. Elle peut
tre,
ou
non,
soumise
dlibration
dans
l'enceinte
des
socits savantes
en fonction des
rapports de
force
et
des
rivalits entre
diverses
factions. L'important reste
de
constater
que
le
contenu
lgitime de
la
science
et
de
son
tendue
notionnelle ne peut
tre
sans cesse remis en cause
sans
tmoigner d'une
fragilit
rdhibitoire
de
ses
assises1.
2. L'institution fournit
l'incitation et
souvent
le
cadre
matriel indispensable
pour la constitution et la centralisation
de vastes
corpus documentaires.
L'exercice normal d'une spcialit obit la loi
de concentration
qui est
facteur du temps mais aussi des espaces d'investigation : des bibliothques, des
laboratoires, des muses, etc.
3.
Elle permet
la
standardisation du
travail
scientifique
en
se posant comme
une
instance
rgulatrice
de
la communaut
de
recherche. L'institution tablit
et fait respecter
les
codes
d'observation
ou
d'valuation
des rsultats, le
corps
de
propositions juges axiomatiques, les vrais problmes
et
les solutions
interdites, les outils de la recherche
et
les stratgies de sa valorisation. Comme
l'nonce
Judith
Schlanger2,
la discipline
circonscrit
et
renonce
et
le
succs
institutionnel prend
la forme
d'une
russite
de
la discipline. Les
procdures
d'auto-contrle y sont donc souveraines. Elles affectent certainement
le
partage collectif des vidences
et
des anticipations.
Mais
le
dispositif
institutionnel ne dlimite pas
seulement un
horizon
de sens
collectivement
admis.
Sa russite
passe encore
par la matrise des
moyens
techniques et
mthodiques
capables
de
favoriser la
normalisation
et
l'objectivit
des
donnes scientifiques.
C'est
pourquoi
il est
inutile de se demander
a posteriori
si
un
appareil instrumental
ou un manuel
autoris sont, de soi,
des institutions.
Ils explicitent en fait le mme principe recteur et sont partie
prenante
de
ses
applications
comme de
son
appropriation
par une
communaut.
1. On trouvera deux
exemples
circonstancis
de cette
mise en ordre technique
et
critique
dans
Auroux
(S.), The First Uses
of the
French Word Linguistique
(1812-1880).,
in Aarsleff (H.),
Kelly
(L.),
Niederehe
(H.-J.),
eds.,
Papers in the History
of
Linguistics.
Proceedings of
the Third
International
Conference on the History
of
the Language Sciences, Amsterdam-Philadelphie, John
Benjamins
Publishing
Co, 1987,
et
Blanckaert
(C),
L'
Anthropologie en
France. Le
mot
et
l'histoire
(XVIe-XDCe
sicle).,
in Blanckaert
(C),
Ducros
(A.), Hublin
(J-J-),
dir->
Histoire
de
l'anthropologie : Homines, Ides,
Moments,
n
spcial
des Bulletins et
Mmoires de
la
Socit
d'anthropologie
de
Paris,
3-4, 1989.
2.
Schlanger
0).
Fondation,
nouveaut, limites, mmoires, art.
cit,
p. 292.
40
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Fondements disciplinaires de l'anthropologie
4. L 'institution
est
l'espace intellectuel
des
dbats contradictoires, soit entre
chercheurs, soit
entre
sous-groupes
de
pense. On commence mieux
connatre
l'importance
idologique
des controverses internes des socits
savantes
et autres
supports
institutionnels nationaux1
au
XIXe
sicle.
Mais
j'insisterais plutt sur ce point : en peu
de sances parfois,
des questions
pendantes
qui divisaient
le
groupe scientifique dans
ses
traditions
les
plus
fondamentales peuvent
y trouver une
rsolution, selon
qu'elles
soient
juges
irrecevables {i.e. non pertinentes)
ou simplement mises plat et
inactives du
mme
fait,
ou enfin dcides dans
un
sens ou l'autre l'issue d'une
dlibration. Une lecture pistmologique des
grands
textes consacrs pour
fondateurs des
doctrines acceptes
ne
rend pas compte de
ce mouvement
dynamique
et critique propre
aux associations. De
lui dpend cependant la
construction ngocie d'un consensus
instruit
et majoritaire.
5. L'institution
assure la
production du savoir, sa cumulativit mais aussi son
audience
et
sa reproduction. La cooptation suffit certainement
au
recrutement
des
pairs lors
de
la cration
des
socits
savantes. Nanmoins,
si
l'institution
veut durer et
rgulariser
le travail scientifique, elle doit canaliser
les
vocations
et veiller au suivi des apprentissages des jeunes chercheurs qu'elle peut
attirer
dans son
enceinte. Les canaux institutionnels
prennent ici des
formes
varies
et adaptes :
bulletins
d'information
ou
autres types
de publications
(collections spcialises,
ouvrages
de
vulgarisation ou
manuels),
dans
un cas
;
cours publics, chaires d'enseignement, dans le
second
cas. L'institution
impose
de ce fait une socialisation de la recherche qui, d'horizontale, tend se
perptuer verticalement
par
la
formation
d'un
personnel qualifi. Ceci
reste
vrai mme quand les
amateurs y prdominent numriquement,
comme on
l'observe
dans beaucoup
de
sciences humaines
au
XLXe sicle. Si ces amateurs
acceptent
le
jeu
d'un
mtier
et
un
encadrement
vraiment
opratoire,
les
risques de
contestation,
de
dispersion ou
de diffluence restent limits. En
somme,
pour beaucoup de
sciences,
la professionnalisation
n'est
pas l'indice
exclusif
d'une
discipline. J'en
dirais de mme
des
postes
universitaires
qui,
terme,
deviendront un enjeu institutionnel vident mais dont
l'absence peut
tre, un temps, efficacement pallie par des structures parallles.
6. Parce qu'elle se constitue
en
groupe de pression, l'institution
tient
un
discours
unitaire. Elle doit devenir, par l'autorit et le prestige
de
ses
administrateurs,
un
interlocuteur privilgi des instances acadmiques ou des
pouvoirs
publics
quand il s'agit de faire valoir le bien-fond et les droits de la
discipline. L'enjeu
est
immdiat.
Il
concerne
la
conduite
de
la recherche,
son
expansion et
sa
politique court ou moyen terme.
L'institution
tient
de sa
reprsentativit une bonne partie de
cette lgitimit que
son programme de
recherche ou la qualit de
ses
ralisations ne sauraient
seuls
lui confrer, quoi
qu'en disent les histoires intellectuelles.
7.
Le
dernier objectif de
l'institution fait retour notre
point
d'origine. Par
un
quilibre
subtil
de
valorisations et
de
censures, la
discipline se dote
d'une
histoire officielle. Cette
composante
gnalogique n'est
pas
anecdotique. Elle
1.
J'exclus
ici
dessein
les
socits
locales
ou
provinciales
(socits
d'mulation, polymathiques,
etc.) dont le statut
intellectuel
et le profil sociologique est trs diffrent. Cf. Fox
(R.),
-The savant
confronts his peer : Scientific societies in France, 1815-1914-,
in
Fox
(R.),
Weisz
(G.),
eds, The
Organization of
Science and Technology
in
France
1808-1914, Cambridge,
Cambridge University
Press, 1980.
41
-
7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
13/25
Claude Blanckaert
fixe les
mmoires et unifie
a posteriori les
lments
les plus stochastiques
d'un
parcours
qui
se
centre en
se concentrant. Elle
sera
donc
autant la geste des
hros que la mise
en
rcit des obstacles de tous ordres qu'ils ont d affronter.
Le choix
et
la mise en relief des grands textes fondateurs, des pisodes
dcisifs
et des grands
noms,
ce choix
n'est pas
seulement
un
effet
d'institution
et
un
enjeu
d'institution
:
c'est
aussi en soi
une
institution1.
Il y
a
diffrents
niveaux de
l'institutionnalisation des
sciences, depuis
le
collge invisible
d'auteurs
difficilement
solidariss
jusqu'au
corps
professionnel
stable
bnficiant d'une
tradition
de recherche indiscute,
voluant dans des
laboratoires
universitaires
et
justifiant son activisme par des
formations
qualifies.
Le
concept d'institutionnalisation
est
devenu classique
dans
les
travaux d'histoire des
sciences. Peut-tre
aurait-on intrt
voquer,
au-del, une vritable
problmatique
de la
disciplinarisation qui marque
mieux
le
passage, ou l'interaction, des programmes scientifiques
et
de la
pratique
collective
de la recherche
qui
apparat
au XIXe
sicle.
En
tout
cas,
cette
elucidation
permet
de
rexaminer,
sur
un
mode
cette
fois
historien,
la
priodisation
reue,
le statut, les contenus doctrinaux de l'anthropologie pr-
durkheimienne en France :
L'institution
ne
donne pas seulement
une assiette
sociale
une doctrine .
Elle
la rend possible
et
la dtermine subrepticement.
Non pas que l'une soit la cause
de
l'autre On
ne
saurait
se contenter
d'inverser les termes
(l'infrastructure
devenant la cause
des ides), en
supposant inchang, entre eux, le type de
relation
qu'a
tabli
la pense
librale lorsqu'elle
accordait
aux
doctrines la manuduction
de l'histoire.
Il
faut
plutt rcuser l'isolement
de ces termes,
et donc
la
possibilit
de
ramener une
corrlation un rapport
de
cause consquence2.
L'identit
de
l anthropologie au XIXe
sicle
:
le paradigme naturaliste
L'usage laxiste
du
mot discipline
explique
pour partie
les divergences de
vues
des histoires (au pluriel) de
l'anthropologie. Une
tradition ancienne
veut
que
la discipline anthropologique naisse quand
un
regard sur
l'autre
oriente la curiosit des voyageurs. D'o l'vocation, trange
pour
nous,
de
Marco
Polo
ou du
pre Acosta
dans la longue srie des pionniers de
l'anthropologie. D'un
autre point de vue, la
perspective sociologique rcente,
appuye
sur des critres plus objectifs d'intgration
acadmique et
de
statut
professionnel
et
intellectuel,
a
convenu
que l'cole
durkheimienne avait
eu
seule le privilge d'abolir le
contentieux
qui divisait
thorie et
pratique de
terrain
en
donnant,
pour
la
premire
fois, une vritable
identit
disciplinaire
l'anthropologie
franaise. C'est
pourquoi,
aprs Mercier3,
Victor
Karady
conclut que la France est
en retard
sur
le
mouvement
international
des
sciences
ethnologiques
et qu'elle est, au XLXe sicle, victime
de ses faiblesses
structurelles. Autrement
dit, il
serait illusoire de penser que l'ethnologie
connue
de nos jours possdait
ds le
sicle dernier
une
quelconque identit
disciplinaire4. L'affirmation
est tranche
et
tautologique.
Personne, en
vrit,
1.
Schlanger
(J-),
Fondation,
nouveaut,
limites,
mmoires-,
art.
cit, p.
296.
2. Certeau (M. de), L'opration historique, art. cit, p. 25-26.
3. Mercier (P.), Histoire de l'anthropologie,
op. cit.,
p. 37-38, 67, etc.
4.
Karady
(V.),
Le
problme de la lgitimit dans l'organisation historique de l'ethnologie
franaise-, Revue franaise
de sociologie,
23, 1982, p. 23.
42
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
14/25
Fondements disciplinaires de l'anthropologie
ne
pourra douter
que
l'ethnologie connue
de
nos jours
ne
soit
diffrente
de
celle d'hier. Cela
ne
prjuge
en
rien le problme en litige, savoir :
l'anthropologie franaise est-elle ou non constitue sur des bases
disciplinaires stables
avant 1925
?
Le regard moderniste jetterait la suspicion
sur
toutes
les sciences dont l'volution mme a ht les
progrs
et modifi les
enjeux de
connaissance.
Il
faudrait,
dans
ce
cas, user
d'une semblable
ptition
de
principe et dcider par comparaison
que
la
biologie du sicle
pass,
ignorante des dveloppements
de
la gntique
molculaire
plus rcente,
n'existe pas comme discipline parce que son paradigme n'est pas le ntre.
La
dmarche de V.
Karady est
cependant argumente
et
mrite notre
attention.
L'auteur s'emploie
cerner les
principes
d'une
tradition lettre
ou
de pratiques
erudites centres
sur les bibliothques qui
bnficiaient,
au
XLXe
sicle, d'un capital d'estime quasi
monopolistique.
Privilge
ici de
la thorie
qui, dans ce paradigme
lettr,
semblait compenser
un
manque d'assurance
scientifique laquelle prtendaient lgitimement
des sciences
dites
exactes
en
plein
essor.
Il
en
rsultait
que
la
haute culture,
universitaire
ou
para-
universitaire
(celle
du Collge de
France ou
de
l'cole des
langues
orientales),
avait investi des territoires nobles,
par
exemple l'tude des civilisations
extra-europennes possdant des
traditions
crites ou une histoire
monumentale
(les civilisations gyptienne ou pr-colombiennes), au
dtriment
des enqutes empiriques menes chez les
sauvages
ou chez les
peuples rcemment coloniss.
Il en
rsulterait
encore
que
l'ethnologie de
terrain avait t laisse aux
initiatives
d'amateurs
et que
l'ide
volutionniste,
qui
avait
au moins le mrite d'intgrer le
savoir
sur
les
primitifs
dans la squence des stades
de dveloppement des
institutions
sociales, fut livre aux
artifices
d'une philosophie du
progrs
sous un avatar
positiviste
comme
chez
Auguste
Comte
ou romantique comme
chez
Letourneau. En
bref,
l'absence de cadres heuristiques, le
manque
d'infrastructure referentielle nationale, la dvaluation des disciplines
d'application tendant la
nullit de
la notorit des hommes
de
terrain
comme
la faiblesse
rciproque
des rationalisations, dmontreraient, s'il le
fallait encore, la
gravit
du
retard franais. la suite
de
V. Karady,
quelques
historiens
pousant
cette thse
ont condamn cet
hyperthoricisme
la
franaise,
qui a favoris les tudes orientalistes
classiques
aux
dpens
de
l'ethnographie. Ils ont conclu avec lui que c'est
seulement
par l'alliance
de
Marcel Mauss,
de Lucien Lvy-Bruhl
et
de Paul
Rivet
au sein de l'Institut
d'ethnologie de l'Universit de Paris
en 1925, que
la discipline
parviendra
sa
maturit
et
annulera
ce
divorce
entre
la
posture humaniste
abstraite
et
la
collecte
de
terrain.
On
pourrait
certes
contester
les contrastes abruptes
avancs par
V.
Karady
pour tayer sa
thse en remarquant, par exemple, que ds les annes 1840
l'administration
coloniale
algrienne
s'tait dote d'un savoir technique pour
inventer une ethnopolitique opposant les
Arabes et
les Kabyles. Ses
finalits
politiques sont connues
,
la
reprise et
la perptuation scientifiques d'un tel
clivage
aussi2. Ce
serait
une
manire de rduire
l'affirmation
de
Karady3,
selon
1.
Lacoste-Dujardin
(C),
L'invention
d'une ethnopolitique
:
Kabylie,
1844,
Hrodote,
42, 1986.
2. Boetsch (G.), Ferrie (J.-N.),
Le
paradigme Berbre : approche de la logique classificatoire
des
anthropologues franais du
XDCe
sicle-, in Blanckaert (C), Ducros (A.),
Hublin
(J.-J.),
dir.,
Histoire
de l'anthropologie
Hommes, Ides,
Moments, op.
cit.
43
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
15/25
Claude Blanckaert
laquelle
la colonisation franaise ne semble pas s'tre montre
intresse par
l'apport de pareille
arme spirituelle. D'un
autre
ct,
l'influence
franaise
s'est exerce sur
divers
pays
qui
n'taient
pas soumis
sa
tutelle, en
particulier
par
le biais du
Service des missions scientifiques et littraires
du ministre de
l'Instruction publique
cr
en 1842. L'tat devenait
officiellement
commanditaire
de
voyages d'tudes superviss ds 1850 par l'Institut qui
intressaient les
gographes,
les naturalistes
et
d'autres corps savants. Les
rsultats
furent alatoires
et
les crdits manqurent. Mais la rationalit
politique, fruit des
circonstances, favorisa
dans
le dernier
quart du sicle les
missions
en
Afrique
Noire et en Extrme-Orient1. Il
faudrait
donc rvaluer,
avec
ces nouveaux paramtres,
l'intrt
que pouvait
susciter
l ethnographie
durant le XIXe sicle.
C'est
l
un
domaine
d'rudition archivistique
tout
fait
prometteur.
Pourtant le problme
d'interprtation du
champ
anthropologique pr-
durkheimien
ne
dpend pas uniquement d'une
matire
documentaire
en
progrs.
La
reconstruction
idal-typique de
l'antagonisme
entre
tradition
lettre
et
ethnologie
empirique masque plutt qu'elle
ne
clarifie les spcificits
disciplinaires
de
l anthropologie franaise au XIXe sicle.
Elle
repose en fait
sur
des
postulats contemporains et des dfinitions lgitimes qui
ont
consacr,
depuis
le
dbut de notre sicle seulement, la
partition
de
l'anthropologie
de cabinet
et
de
l observation
participante.
Elle
identifie
l'ethnologie
une pratique
mthodique et objective
du terrain approprie
un
genre d'objets
qui
semble pos
de toute
ternit ;
disons
pour rsumer
l'exotique, le non-civilis
au
sens
occidental
du mot ou l'Autre, selon
un
vocable
admis avec
trop
d'assurance.
Or
ce type
d'intrts,
quel
qu'en
soit le
motif
idal,
est
moderne et,
en
France, tardif. Comme
le
rappelle
propos
Mondher
Kilani,
l'anthropologie
telle
que
nous l'avons
connue
partir
de
la
fin du
XIXe sicle, a commenc exister le
jour
o
elle
a eu une
pratique de
terrain spcifique centre sur les relations sociales dfinies
par
la situation
coloniale. La
constitution des socits lointaines en tant
qu'objet
de savoir
empirique a t directement lie la constitution de ces socits
en
espaces
domins
connatre et
contrler2.
Le
schma interprtatif propos
par
V. Karady
ne
rpond
pas du
mouvement
disciplinaire de
l'anthropologie, tel qu'il s'amorce au
tournant
des
XVIIIe-
XlXe sicles.
Il
n'est pas ici ncessaire de procder un inventaire
chronologique des
socits
savantes,
laboratoires de recherches,
congrs,
etc.,
qui
prouverait
suffisamment
la
reconnaissance
dont
l anthropologie
jouissait,
au XIXe sicle,
dans les
cercles acadmiques. Je proposerai
plutt
un
reprage
de
quelques constantes autour
desquelles
s'articule
et
se pense la
vie
disciplinaire.
3.
Karady (V.), -Le
problme de
la
lgitimit
dans
l'organisation historique de l'ethnologie
franaise,
art.
cit,
p.
28.
1.
Cf.
Riviale
(P.),
Les
Franais
la
recherche
des antiquits du
Prou
prhispanique
au
XIXe
sicle
(1821-1914).
Les
hommes et
les institutions, thse de
doctorat,
Universit Paris VII, chap. 3.
2.
Kilani
(M.), Le discours anthropologique la
fin
du sicle
des
Lumires,
Annales Benjamin
Constant, 13, 1992, p. 17.
44
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
16/25
Un
programme naturaliste
Loin
d'tre
soumise une tradition lettre
exclusive,
l'anthropologie
dominante
au XIXe
sicle s'inscrit
dans la
continuit du
naturalisme
philosophique et
scientifique qui, de Montesquieu
et Buffon
jusqu' Cabanis,
ambitionnait
d'tudier l'homme comme
un
phnomne soumis
aux lois
de
la
nature,
la rigueur de
ses dterminismes.
Assure dans son paradigme ds la
naissance des Observateurs de l'homme vers 1800, elle s'est
donne
pour
quivalent smantique d'une histoire naturelle
de
l'espce humaine. La
gnralisation
de
la mthode inductive des
sciences
naturelles a tourn
l'attention scientifique
vers
les conditions d'existence de
l'homme,
l'influence
modificatrice des milieux
ambiants,
gographiques et sociaux, le
statut
des
diffrences organiques,
mentales et ethniques
qui
caractrisaient les peuples
rcemment
dcouverts
par
les
explorateurs1. La
science de l'homme du
premier demi-sicle ignore le concept
de
culture et
l'autonomie du fait social.
La physique
de
l'organisme et
l tude
des murs
tait pour elle deux
dimensions
d'une
mme
ralit2.
La
lacisation
du
domaine
permit
la
premire
phalange d'anthropologues d'annexer
son
administration
propre
une srie de
sujets
traditionnellement soumis
une
juridiction religieuse
ou
mtaphysique.
La
mise
en uvre
d'une
chane
de
rapports3 dmontrait
que,
quelle
qu'eut t l'origine de
l'homme, il paraissait tout entier
dans la nature
avec
ses lois, sa
civilisation, ses
connoissances
et son industrie4. Tel
est
le
dogme anthropologique.
Dans
la mesure o la plupart des sciences
naturelles
connaissaient, dans ces
dates, un mouvement comparable
de
spcialisation, l individualisation d'une
histoire naturelle
de
l'homme n'apparut jamais comme une
marginalit
condamnable.
Elle n'encourut
pas
la
suspicion
qui
frappe
ordinairement
les
tendances fractionnistes dans les sciences les mieux installes5.
L anthropologie parut immdiatement remplir un office dans l'organigramme
des
disciplines.
C'est pourquoi une srie d'indices nous permet
de
dater
prcisment des
annes
1795-1800
la
premire
vague
institutionnelle
qui porta
l'anthropologie
la
connaissance du
public :
Lacepde
et Daubenton
enseignaient
l'histoire naturelle
de l'homme lors des sances de l'cole
normale
de l'an III puis
au
Musum de Paris, rorganis
en 1793,
Louis-
Franois
Jauffret
donnait des leons sur le mme sujet
au
Palais du Louvre en
18036. Julien-Joseph Virey
en
vulgarisait les doctrines rgnantes dans son
Histoire naturelle du genre humain (1801),
avec
un
souci
d unit
et
de
totalisation qui caractrisera aussi bien
le manifeste
programmatique
lu
par
Jauffret l'ouverture des travaux de la
Socit
des
observateurs
de
l'homme en
1.
Moravia
(S.),
Filosoa e
Scienze
Utnane nell'Et dei
Lutni,
Florence, Sansoni, 1982, p.
3-26.
2.
Williams (E.
A.),
The Physical and the Moral. Anthropology,
Physiology,
and Philosophical
Medicine in France, 1 750-1850,
Cambridge,
Cambridge University
Press,
1994T
3. Cf. Moravia (S.), H Pensiero degli Idologues. Scienze efilosofia in Francia (1
780-1815),
Florence,
La Nuova Italia, 1974, chap. IV.
4. Virey (J--J-). -Homme-, Nouveau dictionnaire
d'histoire
naturelle applique
aux
arts , Paris,
Deterville, t
XV,
1817, p. 2.
5.
Hagstrom
(W.O.),
-The
Differentiation
of
Disciplines-,
in
Barnes
(B.),
ed.,
Sociology
of
Science.
Selected Readings, Harmondsworth, Penguin Books,
1972,
p.
121-125.
6. Voir Herv (G.), Les premiers cours d'anthropologie-, Revue anthropologique, 24, 1914, et
Blanckaert (C), -Une anthropologie de transition. Lacepde et l'histoire naturelle de
l'homme
(1795-1830)-,
Annales Benjamin Constant, 13, 1992.
45
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
17/25
Claude Blanckaert
l'an IX1.
Le
caractre disciplinaire du
programme
naturaliste commandait
d'observer l'homme sous
ses
diffrents rapports physiques,
intellectuels et
moraux2, mais
il
s'agissait d'abandonner les
abstractions
humanistes pour
rencontrer concrtement
l'espce humaine dans
le
thtre de son action.
Cette restriction avait
pour but de contrler la prolifration de discours
incoordonns.
prs d'un
sicle
de
distance,
Armand
de
Quatrefages
recommandait encore
ses
collaborateurs
de
regarder
l'Ethnologie comme
tant au fond une branche des sciences
naturelles
; nous les engagerons
suivre
les
mthodes
qui
ont tant contribu au
progrs de ces
sciences3.
Une
clause
de style
naturaliste
qui explique pourquoi,
la recherche d'un pre
fondateur pistmologique,
la
discipline revendiqua trs vite l'hritage
de
rimmortel
Buffon. Loin
de
se dissiper avec le temps, ce patronage
prestigieux n'a pas cess
d'tre
invoqu tout au long du XIXe
sicle4.
Grand
lecteur
des voyageurs, attentif
la
condition
humaine sous
toutes les
latitudes, Buffon tait
un
modle.
Il
avait le premier donn l'histoire
naturelle
gnrale
ce
caractre
de
cohrence
et
de
sensible exprience
qu'on
voulait
imprimer
au savoir
le
plus dsirable qui soit
:
la connaissance de
l'homme
par lui-mme.
De plus, Buffon
avait distingu, ou
annonc
entre
les
lignes,
ds 1749, un complexe de questions-cls qui prcisaient dornavant
l'anthropologie dans
sa
relation avec la zoologie, la
bio-gographie,
la
mdecine, la philosophie ou
l'histoire.
La
mdecine,
par exemple, s'occupait
de Yindividu. L'anthropologie
tait une science de l'espce humaine. Son plan
d'objets
s'en
trouvait
chang.
Il
fallait certes
tudier
les rapports du
physique
et
du
moral des
actions
humaines,
mais encore
dfinir la place
de l'homme
dans la
nature, classer
et recenser
ses diversits
ethniques,
etc.
C'tait l la
seule
et unique
orientation d'une
anthropologie au
sens
large
qui parcourut
le sicle,
et
que
l'ouverture
de
chantiers
nouveaux (la
prhistoire,
la
palontologie
humaine, l'volution)
ou le quadrillage d'un
espace colonial
franais
enrichiront aprs 1850.
L'institutionnalisation de l'ethnologie
L anthropologie nouvelle
s'tablit
sans dsaveu ni contestation. Sans dsaveu,
mais non
sans discontinuits. Si la dure
est
une
condition
oblige
de
ses
ralisations, la premire
institutionnalisation de la
discipline
fut
un vritable
chec. Depuis les travaux
pionniers
de
George
Stocking (1964),
de
Sergio
Moravia (1978)
et
de
Georges Gusdorf
(1978),
l'uvre des Idologues
de
la
seconde
classe
de
L'Institut et
des
animateurs
de
la
Socit
des
observateurs
de
l'homme, disparue vers 1803,
nous
est devenue familire5. Elle est inscrite dans
1. Blanckaert (C), J.-J. Virey, observateur de l 'homme (1800-1825),
dans
Julien-Joseph Vireyaturaliste et anthropologue, Paris,
Vrin,
1988.
2.
Jauffret
(L.-F.), Introduction
aux
Mmoires
de
la
Socit des
observateurs
de
l'homme,
in
Copans (J.), Jamin (J.), dir., Aux
origines de
l'anthropologie
franaise,
Paris, Le Sycomore, 1978,
p. 73.
3-
Quatrefages
(A. de), Histoire
gnrale
des races humaines. Introduction l'tude des races
humaines,
Paris,
A. Hennuyer, 1887, p. XIII.
4. Harvey (J.),
Buffon
and the Nineteenth Century French Anthropologists, in Gayon (J)> d\r.,
Buffon
88,
Paris,
Vrin, 1992 ;
Blanckaert (C),
Buffon and the
Natural
History
of
Man : Writing
History
and
the
Foundational
Myth of
Anthropology, History
of
the
Human
Sciences,
6
(1),
1993.
5. Stocking (G. W.),
French
Anthropology in 1800,
ISIS,
55 (180) ; Moravia (S.), La Scienza
dell'Uomo
nel Settecento, Bari, Laterza, 1978 ; Gusdorf
(G.),
La
conscience
rvolutionnaire.
Les
Idologues,
Paris, Payot,
1978.
46
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7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise
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Fondements disciplinaires de l'anthropologie
son contexte de
production
et rendue son
originalit propre,
qui
n'est
pas
celle
de
notre prsent. Quoiqu importante
en
ce qui regarde l'lan
disciplinaire
de l'anthropologie, la Socit des
observateurs
n'a laiss ni traces
ni successeurs sous l'Empire
et
la Restauration. Il semble
qu'elle
soit
redcouverte
seulement en 1862, lorsque J.C.M. Boudin en rappellera
l'existence, regrettant
que la
science
n'ait
pas t
mise en
possession de ses
archives1.
partir
de
cette
date,
elle
sera
intgre
au
patrimoine mmorial
de
l'anthropologie franaise. On voudra ignorer que les
Idologues
dialoguaient,
par
mmoires
interposs, avec
Jean-Jacques
Rousseau ou
Condillac, pour
ne
voir dans
leur
association qu'un anctre de la Socit
d'anthropologie
de
Paris cre par Paul
Broca
en 1859.
C'est sous cette
condition qu'elle
deviendra,
grce au
travail
documentaire
d'Ernest Hamy et
Georges
Herv notamment,
un chapitre
oubli
de
l'histoire
de
l anthropologie franaise ou son premier programme.
Durant
ces annes de
dshrence,
qui couvrent
le premier
quart du sicle,
la
construction
disciplinaire ne
fut
pas
tout
fait
interrompue.
Des
ouvrages
compilatoires
et
rptitifs
paraissent,
sous
la
plume
des
naturalistes
(Virey,
J.-B.
Bory de Saint-Vincent,
Lacepde, P. -P. Broc, A.
Desmoulins, etc.), qui
en
maintiennent l'esprit. Officiellement installe
au Musum
d'histoire
naturelle
avec
l'arrive de
Pierre Flourens (1832)
puis
d'Etienne
Serres (1839)2,
l'histoire
de l'homme
bnficie,
selon
une
mtaphore
militaire paradoxale
de Broca3,
d'un tat-major sans arme. Mais faute
d'ouverture professionnelle,
les
savants qui
s'y consacrent
vivent sous
le
rgime de la double appartenance.
Ils
sont
anatomistes,
professeurs de mdecine,
linguistes
ou
gographes. Cette
caractristique perdurera
jusqu'
la fin
du
sicle, sans
tre
proprement
parler
dirimante.
Le programme naturaliste
n'en
fut pas perdu, plutt focalis vers
deux
directions
de
recherches
complmentaires,
bientt
runies
sous
la
bannire phrnologique
:
d'une part, l'inventaire empirique puis
le
classement
typologique
et sriaire des groupes humains,
d'autre part,
l tude des
rapports
entre
crne,
cerveau
et
intelligence.
C'est au plus fort de la vogue
phrnologique
et physiognomonique qu'apparat
l'phmre Socit anthropologique
en 1832.
L'vnement est anecdotique
mais
garde
sa valeur symbolique.
Controverses,
les doctrines de Gall
et
de
son collaborateur Spurzheim
sduisaient les
esprits
libraux
et rpublicains. La
Socit
est
fonde
par
Johann Caspar
Spurzheim,
la suite
semble-t-il d'un
schisme avec la Socit phrnologique de Paris, cre en