Blanc Bonsoir… · Tout le monde le nomme « Mister », en prononçant « Mystère ». Vêtu...

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Jean-Marc Beausoleil

Blanc Bonsoirroman

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Catalogage avant publication de BAnQ et Bibliothèque et Archives Canada

Beausoleil, Jean-Marc, 1970- Blanc Bonsoir 2e éd. ISBN 978-2-89031-741-3 ISBN 978-2-89031-750-5 ePub ISBN 978-2-89031-756-7 PDF I. Titre.PS8553.E292B62 2012 C843’.6 C2011-942788-5PS9553.E292B62 2012

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada ainsi que la Société de développement des entreprises culturelles du Québec pour l’aide apportée à notre programme de publication. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Mise en pages : Raymond MartinMaquette de la couverture : Raymond MartinIllustration : Boivaine (détail)

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Dépôt légal : BAnQ et B.A.C., 1e trimestre 2012Imprimé au Canada

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Je suis noire et je suis belle, Ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Kedar, comme les pavillons de Salomon.

Cantique des cantiques

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Encore une livraison : un camion marqué du sigle d’un organisme humanitaire se stationne dans la cour. Crissement de pneus, nuage de poussière. Deux grands Noirs baraqués en descendent et le vident de son contenu, de gros sacs qu’ils portent péniblement sur leurs épaules. Les deux hommes entassent les sacs les uns sur les autres, juste à côté de la piscine, il doit y en avoir une cinquantaine. Camisoles, sueur, crânes rasés, l’air pas commode, ils tendent la main, reçoivent de l’argent, le comptent en grimaçant, hochent la tête, remontent dans leur camion et démarrent.

— Formidable !Grand, mince, la barbe en collier, la moustache

fine, ce qui reste de ses cheveux s’allongeant en une maigre queue de cheval tombant sur sa nuque, dynamique sexagénaire, Ballivet manifeste son enthousiasme. Ses yeux bleus, étonnamment clairs, presque transparents, brillent d’énergie. Il arpente le terrain de son hôtel en construction, les pans de sa chemise hawaïenne battant ses flancs, ses sabots de bois claquant contre ses talons, son bermuda blanc bouffant autour de ses maigres cuisses, folle figure à mi-chemin entre un Napoléon de pacotille et un policier de « Miami Vice ».

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Il fait le tour de sa propriété : ma chambre, la sienne, celle de son fils, la cuisine, la chambre des domestiques, une chambre inachevée, la piscine, la vaste cour entourée d’une solide muraille blanchie à la chaux et coiffée de tessons de verre. De loin, le flanc gauche de l’hôtel ressemble à un squelette, hérissé de tiges de métal qui attendent qu’on y coule du béton. Ballivet contourne la piscine creusée, évidemment vide, toujours vide. Cette piscine symbolise tout ce qui ne fonctionne pas dans le pays, car quoi de plus désolant qu’une piscine vide alors qu’il fait 35°C à l’ombre. Surtout une piscine de cette taille, luxueuse, qui nécessiterait un gardien armé en permanence si elle était remplie du précieux H

2O qui fait si terriblement défaut.

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Le matin, je me lève à sept heures. Je prends ma douche, lorsqu’il y a de l’électricité pour alimenter la pompe, sinon je vais remplir mon seau au puits et je me lave à la débarbouillette. Pour déjeuner, toujours un cube de pain d’une qualité douteuse et un café, très noir, très sucré que j’achète à une marchande ambulante. Je trempe le pain dans le café et j’avale le tout. Je passe une bandoulière de mon sac à dos par-dessus mon épaule – je suis le seul professeur du Collège international français à posséder un sac à dos plutôt qu’un porte-document. Cette particularité, tout comme le fait que je porte des bermudas plutôt qu’un pantalon, m’est pardonnée parce que je suis blanc et, en tant que tel, dispensé d’obéir à certains codes et étiquettes. Ce n’est pas un privilège, plutôt de la condescendance : on ne s’attend pas à ce que je sache me tenir, à cause du climat. Le code vestimentaire que les professeurs d’origine haïtienne s’imposent est beaucoup plus strict, plusieurs portent le veston et la cravate malgré la chaleur.

J’embrasse Louisiane qui aime faire la grasse matinée. Je marche jusqu’à la Panaméricaine, ce qui doit bien me prendre une dizaine de minutes, et

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j’attrape un tap-tap jusqu’au collège où j’enseigne de 8 h 30 à midi. J’ai trois groupes, suivant la répartition des classes telle qu’elle se pratique en France, les troisièmes, les secondes et les premières. Je rencontre chaque groupe une heure, tous les jours.

Lorsque je rentre, Louisiane m’a préparé du riz pois et des pilons de poulet, du riz pois et du poisson, du riz pois et des bananes plantains, du riz pois et du riz pois… Le menu ne varie pas beaucoup. La constipation ne fait pas partie de mes problèmes. L’obésité non plus. J’ai perdu dix livres depuis mon arrivée au pays.

Encore quelques mois et mon passeport canadien ne sera plus valide. Je n’ai aucunement l’intention de le faire renouveler. A-t-on déjà entendu parler d’un Canadien expulsé d’Haïti parce que ses papiers ne sont pas en règle ? L’idée d’être déporté de force vers Montréal me fait rigoler. De toute manière, personne ne m’a demandé de m’identifier.

Il y a bien eu ce policier qui a tenté de me voler ma Vespa, mais je l’ai envoyé paître. Au tout début, je conduisais une mobylette d’occasion achetée à un gros Haïtien. Tout le monde le nomme « Mister », en prononçant « Mystère ». Vêtu d’une salopette en jean, sans t-shirt, les biceps gros comme mes cuisses, une minuscule casquette juchée de guingois sur son crâne, un mouchoir dépassant de sa poche arrière, les doigts tachés de

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cambouis, la moitié du visage dissimulé derrière d’énormes verres fumés, le bonhomme tient un garage de motocyclettes à Port-au-Prince. Il jouit d’une réputation légendaire auprès des chauffeurs de moto-taxi. Il a le don de réparer n’importe quel moteur, ne serait-ce qu’avec du ruban adhésif et de la salive. Ses larges mains aux doigts boudinés possèdent la magie de la mécanique. En plus de rafistoler les motos, Mystère en vend, de seconde main. J’ai acheté la plus petite et la moins chère de toutes celles qu’il offrait. Ma monture et moi devions offrir un spectacle assez cocasse puisque plusieurs personnes du quartier m’ont surnommé Blanc pitit moto.

Au market où je trouve mes cigarettes, je suis Blanc Bonsoir. Les Haïtiens disent souvent « bonsoir » très tôt dans la journée. M’efforçant d’adopter les mœurs locales, de faire à Rome comme les Romains, entrant dans le market pour cueillir mes clopes, je dis « Bonsoir ». Je le répète, une minute plus tard, en quittant le commerce. Un peu nerveux au début, je le disais peut-être trois ou quatre fois, sans en avoir conscience. Ergo, je suis devenu Blanc Bonsoir. Je ne m’en formalise pas, c’est assez amusant. Marchant, me baladant ou allant faire des courses, j’entends des voix qui m’interpellent : « Blanc ! Blanc ! White ! » C’est qu’il est assez rare d’apercevoir un Blanc piéton.

Descendant la Panaméricaine, juché sur ma petite moto, j’ai été apostrophé par un très jeune policier qui a demandé à voir mon permis. Comme

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je n’en avais pas, il a exigé que je laisse ma mo- bylette sur place pour continuer mon chemin à pied. Il était parfaitement hilare, trop heureux de pouvoir m’embêter au sujet d’une législation qui n’existe probablement pas. Faut-il vraiment un permis pour conduire une mobylette à Port-au-Prince ? J’en doute et j’ai refusé d’obéir. Nous nous sommes disputés un moment : il ne parlait pas bien le français et mon créole est plus qu’insatisfaisant. À la fin, je lui ai donné quelques gourdes, payant une « amende » qui a semblé le satisfaire. Après cet incident, j’empruntai un autre chemin pour aller travailler.

Ce problème ne risque plus de se reproduire. Gravissant quotidiennement la forte pente de la Panaméricaine, j’ai tué ma moto. Mystère a accepté de me la réparer deux ou trois fois, puis il s’est fatigué de me voir arriver, poussant ma misérable Rossinante mécanique, l’air frustré d’un Blanc qui prend des moulins pour des géants, qui ne comprend rien au pays où il se trouve. Haïti est tout en montagnes, en mornes. Je n’avais pas le moteur de mes ambitions. J’ai fini par revendre les restes de ma pitit moto à un Mystère grognon et mécontent. Aujourd’hui, je me déplace en tap-tap, c’est plus fiable.

Je ne possède rien qui ne puisse entrer dans le sac à dos avec lequel je suis arrivé sur cette île. Une poignée de t-shirts et de polos, trois bermudas, deux pantalons, un imperméable, une dizaine de livres, une serviette, mon nécessaire de toilette, et

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c’est tout. Pas de télévision, pas de lecteur DVD, pas d’ordinateur, pas de iPod, pas de téléphone : rien. Pour enseigner, j’utilise une anthologie de la littérature en deux tomes, publiée chez Hachette Éducation. Il y a bien un photocopieur au collège, mais il est farouchement gardé par Véronique et, de toute manière, il n’y a presque jamais d’électricité.

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L’épouvantable odeur de Port-au-Prince. Parfum de pisse, de merde, de pétrole, de viandes en décom-position. Les ruisseaux d’eau usée serpentent le long de trottoirs défoncés. Les mouches bourdonnent sur les carcasses de poulet, dans la chaleur, place du marché. Les monticules de fatras sont escaladés par des chèvres débonnaires. Un cochon gruge la carcasse d’une automobile. Des bandes de chiens à la recherche d’une parcelle de nourriture. Des coqs s’égosillent à toute heure du jour ou de la nuit. Des enfants marchent des kilomètres avec un seau d’eau sur la tête. Cacophonie des klaxons. D’innombrables radios beuglent du compa, du reggae, de la musique racine. Des défilés de voitures crachent de noirs nuages de gaz carbonique. Une ville dépotoir qui s’étend, dans ses ultimes ramifications, comme un labyrinthe de pierre et de boue.

Une vieille femme, d’une dignité sans égale, drapée dans une robe de taffetas, avance à petits pas en faisant tournoyer son ombrelle. Le soleil rugit comme un lion dans un ciel toujours limpide. Les flamboyants sont rouges comme une plaie vive. Un gardien de sécurité, recroquevillé sur sa carabine, dort devant une banque. Les motos-taxis, machos kamikazes, troupeau vrombissant,

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bondissent d’une crevasse à un nid de poule en traversant Delma, immensément fiers de leur liberté et de leur monture délabrée. Parade des tap-tap multicolores.

Les cireurs de souliers annoncent leur présence à l’aide de clochettes elfiques, incontournable né-cessité dans une ville de poussière. Leur présence magique, malgré leur évidente misère. Les petites boîtes de bois dans lesquelles ils rangent leur équipement. L’efficacité quasi magique avec laquelle ils s’adonnent à la tâche. Leur sourire enjoué. Nettoyer les chaussures en chantant, accroupis, pour quelques sous, dormir on ne sait où, manger on ne sait quoi. Les femmes portent des paniers de fruits sur la tête, trottant pieds nus. Tout ce monde vit entassé dans de minuscules maisons qui se multiplient comme des cellules cancéreuses.

Port-au-Prince est une ville de chiens. Ils y sont nombreux et horribles. Galeux. Borgnes. Maigres. Pelés. Sales. Affamés. Abandonnés. Ils se glissent partout, se terrent dans les racoins, avides de la moindre miette. Une meute de ces pauvres bêtes m’a suivi, un soir où je rentrais particulièrement tard. En fait, c’était le matin, le soleil se levait, j’avais joué aux dards en éclusant maintes bières avec Carle, au Sunset. Je titubais. Je ressemblais à une proie facile. Les chiens – ils étaient trois ou quatre – me suivaient en oblique, trottant dans mon angle mort. Pour ne pas provoquer l’assaut de ces charognards sur pattes, je ne devais pas trahir ma peur. J’évitais de tourner la tête pour les regarder. Si

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j’avais montré un seul signe de faiblesse, de crainte, ils m’auraient dévoré. Je les ai ignorés du mieux que j’ai pu. Ils ne m’ont rien fait.

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Ambiguïté du Palais présidentiel. Il se dresse au cœur du centre-ville comme un repère phos-phorescent dans la nuit de l’oubli. Oui, dit-il, de belles et grandes choses peuvent exister ici. Ce pays a déjà été le cœur du développement économique européen. La richesse est possible. En ce sens, le Palais présidentiel est assez sympathique avec son look colonial, son impeccable façade, ses colonnes rétrogrades. Autrement, son nom dévoile à lui seul tout ce qui cloche politiquement en Haïti.

Car il s’agit du Palais présidentiel, une allitération

doublée d’un oxymoron au cœur et à la tête d’un pays qui, sûrement, mériterait bien mieux. Avant de vivre à Port-au-Prince, j’avais toujours cru qu’un palais était la demeure d’un roi, le synonyme d’un château, une vaste et somptueuse résidence. C’est le cas du Palais présidentiel, énorme et blanc, entouré de clôtures, campé comme un mirage des mille et une nuits dans une ville qui regorge de misère. Apparition, mauvais songe, hallucination trop impeccable.

Surtout, on se demande pourquoi un président a besoin d’un palais. Un président devrait avoir un bureau, une résidence officielle, un fauteuil

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éjectable dans un parlement, pas un palais. La dernière fois où j’ai eu à faire dans ce coin, il y avait, appuyée contre le mur qui protège le palais, une femme maigre, rachitique, épuisée, les yeux fermées, la bouche entrouverte, qui se reposait. Elle tenait dans ses bras un enfant au ventre enflé, au nombril gonflé comme une prune et aux cheveux rouges. Les enfants ont les cheveux rouges, plutôt que noirs, parce qu’il n’y a pas assez de vitamine dans leurs corps pour les colorer. Ils ont le ventre gonflé et le nombril dressé comme une antenne parce que des vers les grugent de l’intérieur. Signes évidents de famine.

Il y avait donc, appuyée au mur impeccable qui ceint la cour du palais, cette squelettique maman et son enfant mourant. Elle venait de loin, elle avait marché longtemps dans l’espoir de trouver de la nourriture pour son petit, comme en attestaient ses pieds calleux couverts de poussière. Il était difficile de s’imaginer qu’elle allait éventuellement se relever et continuer son chemin, mais il ne faut pas sous-estimer la détermination d’une mère. Ce qu’il restait de vie en elle vacillait comme la flamme d’une bougie. Contrairement à sa maman, l’enfant gardait les yeux ouverts, mais il n’y avait pas de regard dans ces yeux-là. Peut-être qu’il n’y en avait jamais eu. Lorsqu’une mouche est venue se poser sur la joue du bambin, il n’a rien fait pour la chasser.

Le gardien de la guérite, quelques mètres plus loin, en uniforme et mitraillette au poing,

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Fuyant ses ennuis financiers et ses mauvaises habitudes de drogues, Frédéric Latouche quitte Montréal pour Port-au-Prince. Il décroche alors un emploi de professeur au Collège international français, se lie d’amitié avec Frantz, le don Juan professeur de maths, et avec Georges, l’ancien communiste globe-trotter.Au Sunset Bar and Grill de Port-au-Prince, Frédéric ren-contre des expatriés comme Gérard, le père Noël perverti. Il s’installe enfin à l’hôtel Ballivet où il est témoin, bien malgré lui, d’un odieux trafic de denrées humanitaires. Lorsque l’amour surgit entre lui et la belle Louisiane, Frédéric se voit obligé de remettre en question sa com-plicité tacite avec le propriétaire du Ballivet. Lustucru, le valeureux clown sans-frontières, apportera-t-il la solution aux problèmes du professeur québécois ? Avec Blanc Bonsoir, Jean-Marc Beausoleil nous offre de nouveau une belle galerie de personnages flamboyants, et cette fois elle s’inspire directement de son expérience personnelle en tant que professeur de français à Port-au-Prince.

JEAN-MARC BEAUSOLEIL a été successivement rédacteur en chef du Journal de Trois-Rivières, journaliste pour des magazines et des quotidiens, et maintenant professeur de français au cégep. Il a également animé des soirées de poésie. Il est l’auteur chez Lanctôt de La conversation française (2001), Pourquoi je ne me suis pas suicidé comme mon ami Louis (2006) et chez Triptyque du recueil de nouvelles Le souffle du dragon (2009) et du roman Utopie Taxi (2010).

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