Bernard Defrance: une réflexion critique sur la loi · spectacle d’un troupeau de...

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RECHERCHE OUVERTURE Le nouvel éducateur – n° 152 – Octobre 2003 32 Bernard Defrance : une réflexion critique sur la loi Flou dans les règles, confusion des niveaux de la loi, incohérence dans l’application des sanctions, non- respect, par les adultes, de principes fondamentaux : nous avons beaucoup à faire pour que l’école soit un lieu de droit. Bernard Defrance est professeur de philosophie dans un lycée technique en Seine-Saint- Denis. Sa réflexion nous aide à clarifier les concepts de loi et de liberté. Sept niveaux de normes Le premier niveau de norme, c’est mon caractère, mes manies. J’ai le droit d’être ce que je suis et les élèves ont le droit d’être ce qu’ils sont. Et nul ne peut mettre en cause quelqu’un pour ce qu’il est. J’ai mes tics, mes manies, mon caractère. Je ne supporte pas le spectacle d’un troupeau de rumi- nants, et je peux demander aux élèves : « Quand vous avez cours avec moi, je vous demande de ne pas manger de chewing-gum. ». Mais une demande,ce n’est pas un ordre. Et je ne peux pas punir,parce que j’ai demandé aimablement… Et bien entendu l’autre peut demander à son tour, aimable- ment : « Écoutez, Monsieur, vous parlez un peu vite. Il faudrait parler plus lentement, on n’arrive pas à vous suivre... » C’est mon défaut dans le cours de philosophie. Le deuxième niveau, ce sont les rituels [sociaux], les coutumes, les cultures […]. La politesse [en fait partie et les] adultes ont appris fort hypocritement à injurier poliment et à utiliser la politesse comme système... Troisième niveau : les rituels culturel et religieux, plus profon- dément enracinés. […] C’est la prégnance en nous de l’hétérono- mie (1). […] Les forces inconnues qui nous habitent dans le sommeil et dans le rêve – la peur de la mort, du temps, de l’autre – induisent toute une série de comportements qui se sont incarnés dans des rituels très archaïques auxquels nous obéissons sans les comprendre. Le quatrième niveau, c’est celui des règles de fonctionnement social et des contraintes maté- rielles. Dès que je veux agir et que mon action implique autrui, il y a une série de contraintes maté- rielles. Si je ne mets pas d’essence dans ma voiture, je ne peux pas rouler avec ; je me prive moi-même de ma liberté d’action, si je n’uti- lise pas ces contraintes matérielles pour pouvoir exercer ma liberté d’action. Et il y a des règles de comportements sociaux : le code de la route [par exemple]. Ma liberté de circuler n’est en aucune manière limitée, elle est infinie et illimitée, rendue possible par le code de la route. Je roule à droite et j’espère bien que les autres en feront autant. Ces contraintes matérielles et sociales ne sont en aucune manière des limites à ma liberté. […] Sans ces outils,elle n’est rien, et si d’ailleurs elle était limi- tée, elle ne serait rien non plus. Le cinquième niveau, ce sont les codes, en particulier le code pénal. On ne discute pas le code pénal dans ma classe, mais on apprend à le connaître. Il y a des tas de dispo- sitions du code pénal avec lesquelles je ne suis pas d’accord : je m’associe avec les autres citoyens pour essayer de changer la loi quand les procédures de change- ment de la loi existent. Si elles n’existent pas, alors là, oui, seule- ment là, je suis tenu à la trans- gression instituante d’une nouvelle loi et on essaie, bien entendu, d’être le plus nombreux possible à trans- gresser une loi. Il aurait mieux valu que dans les années 35, 36, il y ait

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Bernard Defrance :une réflexion critique sur la loi

Flou dans les règles, confusion des niveaux de la loi,incohérence dans l’application des sanctions, non-respect,par les adultes,de principes fondamentaux :nous avons beaucoup à faire pour que l’école soit unlieu de droit. Bernard Defrance est professeur dephilosophie dans un lycée technique en Seine-Saint-Denis. Sa réflexion nous aide à clarifier les conceptsde loi et de liberté.

Sept niveaux de normes

Le premier niveau de norme,c’estmon caractère, mes manies. J’ai ledroit d’être ce que je suis et lesélèves ont le droit d’être ce qu’ilssont. Et nul ne peut mettre encause quelqu’un pour ce qu’il est.J’ai mes tics, mes manies, moncaractère. Je ne supporte pas lespectacle d’un troupeau de rumi-nants, et je peux demander auxélèves : « Quand vous avez coursavec moi, je vous demande de nepas manger de chewing-gum. ».Mais une demande,ce n’est pas unordre.Et je ne peux pas punir,parceque j’ai demandé aimablement…Et bien entendu l’autre peutdemander à son tour, aimable-ment : « Écoutez, Monsieur, vousparlez un peu vite. Il faudrait parlerplus lentement, on n’arrive pas àvous suivre... » C’est mon défautdans le cours de philosophie.

Le deuxième niveau, ce sont lesrituels [sociaux], les coutumes, lescultures […]. La politesse [en faitpartie et les] adultes ont appris forthypocritement à injurier poliment

et à utiliser la politesse commesystème...

Troisième niveau : les rituelsculturel et religieux, plus profon-dément enracinés. […] C’est laprégnance en nous de l’hétérono-mie (1). […] Les forces inconnues quinous habitent dans le sommeil etdans le rêve – la peur de la mort,du temps, de l’autre – induisenttoute une série de comportementsqui se sont incarnés dans desrituels très archaïques auxquelsnous obéissons sans lescomprendre.

Le quatrième niveau, c’est celuides règles de fonctionnementsocial et des contraintes maté-rielles. Dès que je veux agir et quemon action implique autrui, il y aune série de contraintes maté-rielles. Si je ne mets pas d’essencedans ma voiture, je ne peux pasrouler avec ; je me prive moi-mêmede ma liberté d’action, si je n’uti-lise pas ces contraintes matériellespour pouvoir exercer ma libertéd’action. Et il y a des règles decomportements sociaux : le code

de la route [par exemple]. Maliberté de circuler n’est en aucunemanière limitée, elle est infinie etillimitée, rendue possible par lecode de la route. Je roule à droiteet j’espère bien que les autres enferont autant. Ces contraintesmatérielles et sociales ne sont enaucune manière des limites à maliberté. […] Sans ces outils,elle n’estrien, et si d’ailleurs elle était limi-tée, elle ne serait rien non plus.

Le cinquième niveau, ce sont lescodes, en particulier le code pénal.On ne discute pas le code pénaldans ma classe, mais on apprendà le connaître. Il y a des tas de dispo-sitions du code pénal aveclesquelles je ne suis pas d’accord :je m’associe avec les autres citoyenspour essayer de changer la loiquand les procédures de change-ment de la loi existent. Si ellesn’existent pas, alors là, oui, seule-ment là, je suis tenu à la trans-gression instituante d’une nouvelleloi et on essaie,bien entendu,d’êtrele plus nombreux possible à trans-gresser une loi. Il aurait mieux valuque dans les années 35, 36, il y ait

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un peu plus d’Allemands pouressayer de transgresser ce qu’onleur avait imposé ou ce qu’ils ontaccepté. La transgression est icinécessaire, fondatrice, instituanted’une nouvelle loi. Simplement, laquestion est de savoir si elle estprogressive ou régressive, cettetransgression. Donc la transgres-sion n’est justifiée que si les procé-dures de changement de la loin’existent pas ou sont limitées ouse heurtent à une impossibilité etl’organisation des libertés supposeen effet la désobéissance,y comprisla désobéissance civile.

Sixième niveau de loi :c’est celuides morales, des valeurs, des reli-gions. Là,c’est le sens que je donneà mon existence et que je vaisessayer de partager avec d’autres.Et vous voyez que du premierniveau au sixième (les caractèressinguliers, les habitudes, les rituels,les règles de fonctionnement, lescodes, et les valeurs), ces sixniveaux-là se discutent. Heureu-sement !

Mais ils ne peuvent se discuterque parce qu’il y a accord sur leseptième niveau qui comporte lesinterdits majeurs qui font que noussommes des êtres humains : inter-dit de l’inceste, de la violence, duparasitisme,de l’idolâtrie, la confu-sion sujet/objet, etc. Et c’est parceque ces interdits négatifs vontpouvoir structurer la parole à l’in-térieur des groupes humains,c’estparce qu’il y a La Loi,que nous pour-rons alors écrire des lois provisoires,révisables.

Ma liberté et celle de l’autre

Si ma liberté s’arrête là oùcommence celle de l’autre, nous

sommes dans la guerre, il y a desfrictions aux frontières, forcémentet on entérine la violence enassénant ce principe aux enfantsconstamment dans la viequotidienne.

Le respect de la règle

Comment l’enfant pourrait-ilapprendre que sa libertécommence où commence celle del’autre quand on met en opposi-tion Droit et Devoir : « Oui, ils ontdes Droits, mais ils oublient qu’ilsont aussi des Devoirs ! ». Et ce« Mais » est le signe d’une contra-diction logique tout à fait destruc-trice puisqu’il n’y a que desDroits (2), les Devoirs étant laconséquence en termes decontraintes matérielles,d’une part,et d’obligation sociale, de l’autre,de l’exercice effectif dans une situa-tion collective de ces Droits. C’estparce que je veux exercer tel ou telDroit avec les autres que je respectetelle ou telle règle technique ou defonctionnement social. Il n’y a pasde respect en soi,flottant dans l’air,de la Loi ou de la Règle.

Il s’agit pour le citoyen de passerau crible de la critique – et doncaux enfants à l’école d’apprendreà passer au crible de la critique –la validité, l’efficacité, la rationalité,la moralité de telle ou telle règle,de telle ou telle loi particulière parrapport au principe général de laLoi,c’est-à-dire qu’il y a de la Loi dèslors que mon action engage autruiou implique autrui. Tant que monaction ne m’implique que moi-même, il n’y a ni loi, ni règle et jene peux pas être puni pour uncomportement qui ne porte tortqu’à moi.Nous avons décidé,depuisles Lumières, de ne plus punir lesuicide. On continue à punir lesuicide ralenti en quoi consiste uncertain nombre de comportementsmais précisément c’est là-dessusque le Droit est encore en travail,inachevé, en construction.

La Loi doit être fondée

Il n’y a aucune raison de respec-ter la règle tant que cette règle n’estpas établie en rationalité ou enmoralité. Papon est condamnéparce qu’il a obéi à la règle del’époque et Sophie Scholl est

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décapitée par les Nazis parce qu’ellea désobéi. Donc il s’agit de savoiren quoi consiste cette règle. Et undes critères essentiels, c’est desavoir si cette interdiction estsimultanément, ou non, autorisa-tion. Toute interdiction qui n’estpas simultanément autorisationn’a pas de sens, et elle s’imposedans le régime de l’Hétéronomie.

La Loi doit être cohérente

Qu’est-ce qui me permet de direque la règle est justifiée ou pas ?Et là aussi, j’ai tendance, commeenseignant, à considérer que mestics,mes manies – «Vous êtes priésde cracher votre chewing-gumavant d’entrer en classe », « la

marge à trois carreaux » … – enfintout ce qui tient à mon caractèresingulier,à mes manies,à mes tics,je vais l’imposer comme desexigences absolues, ce qui estévidemment une confusion et uneinversion.

Un de mes élèves me racontecette histoire : il était au collège, ilétait dans la cour de récréation en5e et il crache par terre. Un pion levoit, et cela se termine par deuxheures de colle. Il est interdit decracher par terre. Alors je dis :

– Mais tu ne sais pas que c’estinterdit de cracher par terre?

Il me dit :– Non, je ne savais pas, et puis

on était dehors.Et puis ce n’est pasmarqué dans le règlement inté-rieur qu’il est interdit de cracherpar terre.

Je dis :– Il n’y a pas besoin qu’on le

marque au règlement intérieur,c’est au règlement sanitairedépartemental.

– Je ne savais pas qu’il y avaitun règlement sanitaire départe-mental.

On ne va pas répéter dans lerèglement intérieur tout ce quiest inscrit dans les lois de niveausupérieur ou dans le Code pénal.Je n’ai pas le droit de tuer monprofesseur même s’il m’exaspère.

Mon élève continue sonhistoire :

– Ça, ce n’est pas grave. Maisla semaine suivante je me suisfait casser la gueule par troiscaïds de troisième, et je suis allétrouver le conseiller d’éducationqui m’a envoyé balader en medisant : « On ne va pas s’emm…avec toutes vos embrouilles. Tun’as qu’à te défendre. »

Vous connaissez les bagarresde maternelle : « Tu n’as qu’à te

défendre… ». Et le souffre-douleursouffre.

Quels sont les critères ? Je mefais casser la figure, il ne se passerien.Je crache par terre, je suis puni.Alors évidemment, en ce quiconcerne la cohérence, il y aquelque chose qui ne tourne pasrond. Interdit de cracher par terre,cela relève du quatrième niveau denorme, les règles d’hygiène dufonctionnement social, des règlestechniques, et puis le cassage degueule ça relève du septième,c’est-à-dire celui qui ne se discute pasparce qu’il permet la discussion.

L’apprentissage de la loi

Tout ce que je viens de décrireest valable pour la société civiledans son ensemble.A l’école,nousavons affaire à des enfants qui sonten train d’apprendre.

Attention à ne pas commettredes courts-circuits qui imposent àl’enfant l’obligation de résultat, àtravers le système,par exemple devalidation des résultats scolaires,la notation. Or l’école a été crééepour soustraire les enfants à l’obli-gation de résultat en vigueur dansla vie extérieure : on les a enlevésdu marché du travail et de la ruepour les mettre provisoirement àl’abri des jungles extérieures de lacité, dans lesquelles ils sont,d’ailleurs, déjà plongés. Je travailleen Seine Saint Denis, je l’ai dit…L’obligation de résultat à l’école estmomentanément suspendue pourqu’on apprenne précisément à seconfronter à ces exigences del’obligation de résultat auxquelleson sera soumis dans le travailprofessionnel.Et cet apprentissageprogressif fait que l’école n’est pas

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un espace de démocratie, c’est untemps d’apprentissage de ladémocratie.

Et là nous sommes tentés trèssouvent d’oublier que pour l’en-fant,en tant que tel, juridiquement,lorsqu’il commet une transgres-sion quelconque, intervient à sonégard ce qu’on appelle l’excuse deminorité.

Qu’est-ce qui se passe dans uncollège quelconque lorsque jeflanque une claque à un élève ? Ily a des parents qui peuvent me traî-ner sur le banc d’infamie d’où ilsseront déboutés, bien entendu,neuf fois sur dix. Il y en a d’autresqui viennent me trouver en disant :« Tapez plus fort, parce que nous,on n’y peut plus rien. Je vous auto-rise à lui taper dessus si ça ne vapas.» Il ne se passe donc rien quandje flanque une claque à un élève,ou pas grand-chose.Si un élève meflanque une claque, qu’est-ce quise passe ? Dans l’heure qui suit, lecollège est en grève,les journalistesse précipitent : agression, violenceà l’école, signalement au parquetdes mineurs, conseil de discipline,exclusion et tribunal pour enfantsou tribunal correctionnel s’il estmajeur. Six mois avec sursis pourun élève majeur qui avait dit à laprof en sortant de cours :« Si je n’aipas mon examen, je reviens avecles potes de la cité et on vous faitla peau.».Menaces de mort. Injuresà un professeur, injures à unepersonne investie de l’autoritépublique :50000 F d’amendes. Lessignalements au parquet desmineurs se multiplient, bienentendu. On va se débarrasser aujudiciaire de ce qui relèverait duréglementaire, de même quel’Institution dans un certainnombre d’établissements scolaires

aujourd’hui permetaux professeurs dese débarrasser auprofit du régle-mentaire de ce quirelève du pédago-gique. Les pertur-bateurs que jedéfère devant cetteinstance (voir lesderniers textes),comment pour-raient-ils expliquerque c’est mamanière de fairecours qui fait qu’ilss’agitent ou ils s’endorment ?

L’enjeu fondamental comportecette ambiguïté du mot même dediscipline. L’enjeu tient à l’articula-tion de la loi et des savoirs. Lesgénocides du siècle sont commispar des gens instruits et cultivésqui sont allés à l’école tous lesmatins avec leçon de morale obli-gatoire tous les matins, calligra-phiée au tableau. Les résistantsaussi d’ailleurs, au cours de ladernière guerre étaient passés parla même école. Mais la leçon dusiècle est que les plus hautsniveaux de culture,de compétencen’empêchent pas la barbarie (lesconstructeurs des camps deconcentration sortent desmeilleures écoles d’ingénieurs d’Al-lemagne). Nous savons que le rêvede l’école libératrice, de l’instruc-tion comme devant libérer l’hu-manité de l’obscurantisme et de laviolence, c’est un rêve qui s’estécroulé.Nous n’avons plus de grandrécit pour nous contenir et dansnotre action nous sommes un peudésemparés:nous ne sommes plus« remparés » par des idéologies quistructuraient… Rabelais l’avait déjàdit :« Science sans conscience n’estque ruine de l’âme », « Tête bien

faite vaut mieux que tête bienpleine » : ce n’est pas une opposi-tion entre contenu et méthode,c’est l’idée qu’un savant cultivé etimmoral est beaucoup plus dange-reux qu’un ignorant. C’est le pointfondamental : l’articulation dusavoir et de la loi. Le savoir sans laloi est immoral, meurtrier (Hiro-shima, le goulag, Auschwitz sontcréés par des gens instruits) et laloi sans les savoirs est impuissante,comme nous l’avons trop souventéprouvé au cours de notre histoire.

Transcription de l’interventionde Bernard Defrance

Au congrès de RennesArticle paru dans Second Degré Liaison

(1) L’hétéronomie désigne une façon d’agir où lesujet reçoit de l’extérieur des lois régissant saconduite (ndlr).(2) Il y a même des personnes dans notre sociétéqui n’ont que des Droits :les grabataires,les grandsfous, les enfants jusqu’à l’âge de raison, lesvieillards, etc.