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DU BON USAGE DE LA STRUCTURE : DESCRIPTIVISME VERSUS NORMATIVISME Jocelyn Benoist P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2005/1 - n° 45 pages 41 à 56 ISSN 0035-1571 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2005-1-page-41.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Benoist Jocelyn, « Du bon usage de la structure : descriptivisme versus normativisme », Revue de métaphysique et de morale, 2005/1 n° 45, p. 41-56. DOI : 10.3917/rmm.051.0041 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.90.205.189 - 26/02/2013 01h09. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 24.90.205.189 - 26/02/2013 01h09. © P.U.F.

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DU BON USAGE DE LA STRUCTURE : DESCRIPTIVISME VERSUSNORMATIVISME Jocelyn Benoist P.U.F. | Revue de métaphysique et de morale 2005/1 - n° 45pages 41 à 56

ISSN 0035-1571

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Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Benoist Jocelyn, « Du bon usage de la structure : descriptivisme versus normativisme », Revue de métaphysique et de morale, 2005/1 n° 45, p. 41-56. DOI : 10.3917/rmm.051.0041--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Du bon usage de la structure :descriptivisme versus normativisme

RÉSUMÉ. — L’auteur cherche d’abord à éclairer le concept de structure en mettanten évidence son origine – origine double du reste – dans le concept phénoménologiquede l’a priori (analytique et synthétique), tel qu’il est repris par certaines ontologiesanalytiques contemporaines. Puis, il discute la nature de cette a prioricité de la struc-ture : est-elle normative ou ontologique ? Il tient pour nécessaire une approche purementontologique et théorique des structures.

ABSTRACT. — In the first place, the author tries to shed some light on the concept ofstructure by unveiling its origin and its being double-sided in the phenomenologicalconcept of the a priori (analytic and synthetic) as it is taken back within some contem-porary Analytic ontologies. Then, he discusses the nature of the a prioricity of thestructure : is it normative or ontological ? He upholds the necessity to have a mereontological theoretical approach of structures.

Il est temps, aujourd’hui, d’interroger le message proprement philosophiquedu structuralisme. Cela non par ce goût commémoratif qui est un des grandsmaux de notre époque, mais parce que le structuralisme n’a toujours pas reçul’écho philosophique qu’il mérite, plus de quarante ans après ce qui fut sontemps fort. Or, aujourd’hui, me semble-t-il, il peut irriguer la pensée philoso-phique et contribuer à la renouveler, en la faisant sortir d’alternatives qu’oncommence à pressentir dépassées (comme celle, par exemple, entre phénomé-nologie et philosophie analytique).

Le structuralisme fut un des mouvements culturels les plus variés et les plustransversaux du XXe siècle : il a traversé et fécondé, dans la deuxième moitié dece XXe siècle, l’ensemble de ce qu’il est convenu de placer sous le nom de scienceshumaines. Mais il s’est aussi illustré sur le terrain des sciences dites dures, toutau moins, massivement, de la mathématique, avec le bourbakisme, qui a quelquedroit (au moins autant que lesdites sciences humaines) à revendiquer la paternitéde la notion moderne de structure.

En revanche, on peut douter que le structuralisme ait précisément trouvé saphilosophie. Des grands noms qui y sont associés, la plupart ne sont pas desnoms de philosophes (Lévi-Strauss, Lacan), et ceux qui le sont ont entretenu

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un rapport ambigu avec lui, ne l’invoquant que pour s’en distancier (Foucault),ou ne l’appliquant que dans un champ extrêmement déterminé, sans prétendreen faire la philosophie en général (Althusser). Si on cherche un philosophe quiait réellement essayé d’esquisser quelque chose comme une telle philosophie,je ne trouverais, pour ma part, guère d’autre nom que celui de Gilles-GastonGranger. Mais sa fama n’a jamais atteint celle des noms précédents, et lecaractère apparemment « seulement » épistémologique de son propos en a mal-heureusement trop souvent limité la réception à des cercles spécialisés. Je vou-drais ici lui rendre hommage.

Cette absence, ou quasi-absence, d’une philosophie « générale » du structura-lisme n’est certainement pas due à la seule contingence historique. Un des inté-rêts de la période structuraliste est sans aucun doute d’avoir mis la philosophie(en tout cas celle des philosophes qui le voulaient bien) au contact d’autres dis-cours, qui sont toujours des discours spécialisés et locaux : d’où, indiscutable-ment, un effet de morcellement et de technicisation. Mais cette porosité du dis-cours philosophique constituera aussi bien à nos yeux un acquis, faisant sortir laphilosophie d’elle-même et la mettant à l’épreuve de cette fondamentale diversitédes discours dont elle devrait toujours partir. Il n’est pas sûr, du reste, qu’il y aitsens à tenir un discours sur la « structure » en général comme objet abstrait, saufà sombrer dans une assez mauvaise métaphysique – ce risque de chute ou derechute métaphysique constituera un des axes de notre propos.

Pour autant, la philosophie doit-elle renoncer à toute prétention théorique àdire la structure, à faire du fait qu’il y ait, en différents domaines, des structures,un objet ? Ce serait, nous semble-t-il, renoncer à sa tâche, qui est d’élucider ceque les autres discours, qui en font usage, laissent dans l’ombre.

Un tel objectif nous paraît aujourd’hui accessible à la mesure de la reprisedu débat sur ces questions (avec d’autres termes et sous d’autres formes, encoreque certaines figures comme celle de Vincent Descombes les rapprochent expli-citement) dans la tradition dite analytique. Certaines tendances récentes de cettephilosophie ont rouvert une interrogation de type tout à la fois ontologique etgnoséologique sur la notion de structure 1, dont on pourrait dire qu’en un sens,le structuralisme en tant que phénomène historique étant loin de nous, elledevient enfin possible.

1. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire, en contexte français, sur la reconversion d’un certainnombre des enfants du structuralisme (la génération des années 70) à la philosophie analytique pureet dure. Quelle que soit la polémique très dure menée par les hérauts de la philosophie analytiquefrancophone contre un certain structuralisme (bien en peine de leur répondre, puisque les principauxprotagonistes sont morts), de fait des pans entiers de cette philosophie analytique (Sperber, Récanati)ont joué, en France, le rôle de canot de sauvetage des ambitions théoriques du structuralisme.

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Nous essaierons donc ici de cerner la notion de structure, avec les moyensque peuvent nous offrir aujourd’hui des pensées qui ont pour particularité dese situer au confluent des traditions analytique et phénoménologique – parcequ’elles reviennent au point où l’une et l’autre, à l’origine, se confondaient dansun style de réflexion et d’argumentation commun.

Mais, par là, nous serons inévitablement conduit à nous interroger sur lestatut desdites structures, le moindre intérêt de l’existence (discrète, et pourainsi dire dissimulée à elle-même) d’un certain type de néo-structuralisme ana-lytique n’étant pas d’en avoir, dans la confrontation alors inévitable avec d’autrestendances de la philosophie analytique, relancé la question. Il ne suffit pas dedéfinir approximativement les structures – il faut être conscient de ce qu’ellessignifient, de leur niveau propre de fonctionnement, ontologique ou non.

De ce point de vue, l’angle d’attaque qui consiste à poser la question desstructures dans leur rapport à des normes, ou leur éventuel statut de normesmême, nous paraît tout à fait opportun. Il nous installe au cœur du débatcontemporain.

L’invasion de la philosophie contemporaine, d’un côté et de l’autre de l’Atlan-tique, par des problématiques de type normativiste n’a rien, pour notre part, quipuisse nous ravir : elle nous paraît au contraire constituer un des traits consti-tutifs du caractère profondément idéologique du paysage philosophique de notretemps, et un obstacle au développement des recherches qui aujourd’hui s’impo-seraient, qui sont des recherches purement théoriques.

Mais précisément, le caractère normatif ou non de la structure, n’est-ce pasune question qui mérite qu’on s’y arrête ? Elle constitue à vrai dire, comptetenu du poids des problématiques normativistes dans la pensée contempo-raine, un enjeu décisif pour qui veut interroger le rôle et le statut de lastructure aujourd’hui. Et on ne s’étonnera pas, par là même, qu’elle soit aussiau centre du débat qui peut renaître quant à cette notion de structure dans uncontexte anglophone particulièrement marqué par un certain type de normati-visme, qui commence à trouver ses relais aujourd’hui dans l’espace franco-phone. Dans le contexte d’ensemble de ces débats contemporains, la questiondu caractère normatif ou non de la structure apparaît bien comme une voieobligée pour poser la question non seulement de son contenu, mais de sanature exacte.

Toute structure est-elle ou non réductible à des normes ? Notre interrogation,après une analyse préalable de la notion de structure, convergera vers ceproblème.

Une figure moderne de la notion de structure nous paraît être constituée parl’usage que fait aujourd’hui une certaine philosophie analytique du thème hus-

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serlien du synthétique a priori 2. Contre les dogmes classiques du cercle deVienne, elle rétablit une forme d’a priori matériel, qu’elle aborde au titre d’unelogique du tout et des parties – ce qu’on nomme une méréologie. Une tellelogique a pour objectif de formaliser des liens qui unissent a priori des objets.

Qu’a-t-elle de structural ? Ce qui nous paraît structural en elle, c’est préci-sément l’idée d’un lien a priori, en dehors duquel l’objet n’est pas.

Plus précisément – dans les termes mêmes qui seraient communs certainementà la plupart des auteurs concernés par cette idée d’une ontologie analytiquestructurale, sous laquelle nous regrouperions des plumes aussi différentes quecelles de Peter Simons et de Vincent Descombes – il s’agit de rétablir, contre lesdogmes (russelliens) de la philosophie analytique naissante, les relations inter-nes. La philosophie analytique récente est marquée par un tel mouvement derestauration, qui a contribué à produire pour elle des objets théoriques nouveaux– et, dans certains cas, comme celui de Descombes, à la mettre en phase avec lessciences humaines modernes, celles de la période structurale précisément.

Par relation interne, il faut entendre une relation qui traverse de part en partl’objet, le met constitutivement – et non seulement accidentellement – en rapportavec tel autre, et contribue de façon décisive à le faire être ce qu’il est – endehors de cette relation, cet objet n’est même pas pensable.

Ce qu’il y a là de structural, c’est précisément l’idée de la priorité du rela-tionnel, et de la détermination de part en part relationnelle de l’objet, de l’effet« ontologique » (ou quasi ontologique) de la relation.

Néanmoins, cette idée d’ontologie relationnelle ne va pas sans une certaineéquivoque. S’il s’agit de restaurer quelque chose comme des totalités organi-ques, totalités marquées par la fusion de leurs moments (pour employer unterme husserlien) dans une sorte de continuum, il est douteux qu’il y ait là quoique ce soit de structural. La structure semble supposer une certaine formed’organisation discontinue et digitale pour faire sens : c’est de ses écarts qu’elledétermine et aménage l’accès à l’objet, en tant qu’écarts constituants. De cepoint de vue, tout système de relations internes n’est pas structural – dès qu’iltend vers le fusionnel, il ne l’est pas. L’idée de tout elle-même est tout à faitinsuffisante : elle peut renvoyer à une espèce d’indistinction et d’indéterminationqui est le contraire même de l’idée de structure (et sert même, dans certainsdispositifs théoriques, essentiellement à l’éviter). Un holisme conduit jusqu’au

2. Qui, du reste, dans son versant grammatical (théorie de la grammaire pure logique, exposéedans la IVe « Recherche logique »), a joué un rôle majeur dans le développement historique dustructuralisme, à travers l’influence exercée par Husserl sur Jakobson. Voir les études d’ElmarHOLENSTEIN, Jakobson ou le structuralisme phénoménologique, Paris, Seghers, 1974, et « Jakobsonand Husserl. A Contribution to the Genealogy of Structuralism », Human Context, 7, 1975, p. 61-83.

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bout – donc qui n’envisage plus le monnayage de sa totalité en articulationsdistinctes – cesse eo ipso d’être structural.

On peut s’aider des distinctions husserliennes, au centre de telles réélabora-tions contemporaines (au moins du côté des méréologistes britanniques), pourclarifier le débat.

Husserl distingue deux types d’articulations : l’analytique-formelle et la syn-thétique-matérielle. L’une et l’autre sont d’abord présentées, dans le texte de laIIIe « Recherche logique », comme des scansions de la signification elle-même.Là où j’ai affaire à une proposition qui demeure vraie quelles que soient lesvaleurs que j’attribue aux éléments non logiques de la chaîne de significationsqu’elle représente, je suis dans le registre de l’analyticité-formelle. Là où detelles substitutions ne sont possibles que dans les limites de tel ou tel domainede signification (dessinant un genre matériel de la signification), mais autorisentla conservation de la valeur de vérité de la proposition pour ce domaine préci-sément, je suis dans le registre du synthétique a priori.

Qu’y a-t-il de structural là-dedans ? – Le sens de la variation qui est mobilisée,certainement, en tant que variation constituante, qui fait apparaître quelquechose, dans un cas ou dans l’autre, à savoir respectivement l’analyticité-formelleet le synthétique a priori – ce qui, dans un cas et dans l’autre, a, pour Husserl,son correspondant ontologique. Ce qui est rencontré, dans un cas ou dans l’autre,n’existe pour ainsi dire pas en dehors de la possibilité – ou de l’impossibilité –de la variation.

Il y a toutefois, suivant Husserl lui-même, une différence forte à faire entreles deux cas considérés. Il est clair qu’au § 11 de la IIIe « Recherche logique »,dans une « Recherche » par ailleurs plutôt consacrée au synthétique matériel,le but essentiel de Husserl est pourtant de mettre en relief la spécificité duformel, comme constituant un domaine propre (propre par son universalitémême). Dans ces lignes, un véritable fossé semble se creuser entre l’a priorianalytique-formel et l’a priori synthétique-matériel.

Mais en fait, plutôt que d’opposer ce qui serait structurel et ce qui ne le seraitpas, cette distinction met en regard deux types de structures – qui d’ailleurs, defait, ont joué l’une et l’autre leur rôle dans l’histoire du structuralisme.

D’un côté, une structure caractérisée par son caractère absolument formel, àsavoir l’ouverture sans limite de sa forme à tout objet qu’on voudrait y faireentrer. Les relations nouées alors laissent les contenus dans ce que Husserlnomme une « complète indétermination formelle ».

Ce type de structure a ceci de conducteur par rapport à l’idée de structure engénéral qu’elle laisse l’objet absolument en blanc – ce qui n’est qu’une façonde pousser jusqu’au bout le réductionnisme (ce qu’on nomme : structuralisme)

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qui le détermine comme pur effet de relation. En tant qu’objet indéterminé = X,l’objet des énoncés analytiques-formels est bien un tel effet.

En un sens, il reste toujours quelque chose d’un tel idéal de formalisationdans toute détermination structurale d’un objet, qui, idéalement, ne devraitprécisément saisir l’objet qu’en tant que formel.

Mais alors le problème est de répertorier le type de liens envisagés au titredes différentes formes de synthétique a priori matériel – et qui sont le plussouvent considérés aujourd’hui prioritairement au titre de la problématique desrelations internes. Une structure fondée sur le seul principe de contradiction(donc qui laisse hors jeu toute détermination matérielle de l’objet et les incom-patibilités de contenu qui en résultent) est une structure pauvre. Depuis lethéorème d’incomplétude de Gödel (1931), on a dû renoncer à l’analyticité desmathématiques dans ce sens. Mais, d’un autre côté, si c’est en elle et en elleseule que peut être assigné un statut purement relationnel pour l’objet, déterminépar son seul rapport à d’autres objets, qui eux-mêmes n’ont pas d’autre déter-mination que celle de ce rapport, pourra-t-on vraiment reconnaître ces liens quirelèvent du synthétique a priori (et qui font aujourd’hui la richesse de ce quenous apellerions néo-structuralisme analytique, de Granger à Descombes enpassant par Simons) pour des concepts de structures ?

Ici s’impose la question de la nature du lien synthétique a priori considéré,dans lequel nous espérerions trouver un concept de structure. Notre hypothèsepersonnelle serait que le type de liaison visée par Husserl au titre dudit synthé-tique a priori ne devient vraiment structurelle que là où elle est conceptuelle,et même conceptuelle pure.

En effet, des objets peuvent être dans une relation nécessaire, synthétique apriori, sans que cette relation couvre et détermine l’ensemble de leur être, d’unefaçon telle que ces objets, tout nécessairement en relation soient-ils, soient aussien dehors de cette relation – aient, pour ainsi dire, un « corps » indépendant decette relation.

Ce serait le cas notamment si on devait conserver la lecture aristotélisante dusynthétique a priori que suggère la première édition des Recherches logiquesde Husserl. L’idée de synthétique a priori semble alors simplement recouvrirl’appartenance de fait de l’objet à tel ou tel « genre », appartenance qui certesle caractérise (d’où le caractère non formel des déterminations synthétiques apriori), mais le laisse subsister pour ce qu’il est dans son individualité.

Cette solution aristotélisante n’est pas fondamentalement structurale. Elle faitun usage des relations internes qui n’est pas structural jusqu’au bout, puisque,d’un point de vue aristotélicien, les relatifs supposent nécessairement des termesnon relatifs (les substances), qui les supportent – même si ceux-ci ne peuvent

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gagner certains niveaux de qualification, précisément, que d’entrer dans la rela-tion qu’ils entretiennent avec tel autre terme.

Un usage réellement structural de la notion de relations internes se marqueraau contraire au fait que de telles relations soient présentées comme absolumentdéterminantes, c’est-à-dire captant sans reste l’identité de l’objet.

Mais est-ce possible en dehors de la considération d’objets d’un type trèsparticulier (qui, en réalité, n’auraient même pas la richesse et la diversité desobjets mathématiques), à savoir lesdits objets formels ?

Nous pensons que oui, mais cela à la seule condition que l’objet soit déter-minable purement conceptuellement, c’est-à-dire sans qu’il soit nécessaire defaire recours à l’intuition. Dès que l’intuition intervient, comme donation de cequ’on ne peut déterminer seulement a priori, elle introduit un élément d’indé-termination qui renvoie l’objet en dehors de la relation qui le capte. Mais sil’objet peut être défini purement par concepts, a priori, alors les relations quientrent dans la description qu’on en donne, pour autant qu’elle est elle-mêmepurement conceptuelle, et dans la mesure où elle présente une forme de nécessité– qui s’atteste précisément dans la seule résistance à la variation, manifestéedans et par la variation même –, dessinent bien quelque chose comme unestructure au sens le plus rigoureux du terme.

L’effet de structure réside alors dans le fait que l’être de l’objet tient dans leseul rapport entre plusieurs concepts, qui permettent de l’assigner et de ledéterminer pleinement – ceux-ci constituant eux-mêmes des entités sémantiquesdiscrètes, dont la discontinuité est fondamentale pour produire l’effet de struc-turation, dans le rapport a priori qui est établi entre eux. L’articulation réci-proque des concepts vient capturer l’objet comme ce qui se tient à l’intersectionde leurs champs, dans le rapport réglé qu’il y a entre eux, et que ce rapportsuffit à définir.

En ce sens, une certaine relecture de l’a priori matériel phénoménologique 3,qui consisterait à le réinterpréter à la lumière de la thèse bolzanienne selonlaquelle il y a du synthétique a priori purement conceptuel (c’est même le seultype de synthétique purement a priori qu’on puisse envisager), irait dans le sensd’un concept de structure qu’on pourrait qualifier de régional (et non plusformel), mais qui est, de loin, le plus usité. Il s’agit des structures qui, commetelles, structurent tel ou tel domaine – celles de la linguistique, comme, déjà,celles des mathématiques. De telles structures ne formatent et ne déterminentpas l’objet en général, mais tel ou tel type d’objets particuliers, dans leurparticularité même.

Un tel emploi suppose évidemment quelque réforme par rapport à l’a priori

3. Voir L’A priori conceptuel, Paris, Vrin, 1999.

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matériel de la phénoménologie. Dans son application la plus obvie – et, peut-être, la plus « phénoménologique » – l’a priori matériel phénoménologique n’estpas structural au sens où nous l’avons défini. En effet, son caractère conceptuelpur fait question. En fait, certaines de ses lois – comme, par exemple, celle dulien a priori entre couleur et extension, ou celles de la grammaire pure logique –peuvent, comme le montrerait une relecture bolzanienne, être reconduites à desdéterminations conceptuelles pures, donc de structure, y compris là où elles serapportent à l’intuition, mais elles la déterminent a priori purement conceptuel-lement. D’autres, plus directement enfoncées dans la « matière » du donné –comme tout ce qui concerne les « moments figuraux » introduits dans la Phi-losophie de l’arithmétique 4 –, ne peuvent être tenues pour structurales strictosensu : elles sont indissociables de l’intervention, dans la détermination del’objet lui-même, de notions proprement intuitives qui ne peuvent être exacte-ment fixées conceptuellement et conservent toujours un horizon d’indétermina-tion, renvoient à l’expérience de l’objet comme ce qui n’est pas seulementstructuré, mais apporte toujours aussi autre chose et plus que la structure (éven-tuellement en régression par rapport à elle dans la spécularité de l’image). Ilfaut maintenir un écart fort entre ce qui est de l’ordre de la Gestalt, de l’image,et ce qui est à proprement parler de l’ordre de la structure – c’est-à-dire quipeut être et est circonscrit purement a priori, sans image. De ce point de vue,on pourrait dire que le mot « structure », en français, est un peu trop polysé-mique – il renvoie y compris à des niveaux d’organisations, ceux de la totalitéindiscernable et immédiatement projetée, imaginaire, qui n’ont rien de structu-ral. Pour notre part, le caractère purement conceptuel des déterminations nousparaîtra la seule garantie en ce qui concerne une installation dans un régime depensée réellement structural, qui entende l’objet comme pur effet de relations,et non comme coagulation d’une image. Ce serait un principe de lecture possiblede l’a priori matériel phénoménologique en vue de le structuraliser – ce qui,aussi bien, correspond à certains aspects de son histoire, et à la façon qu’il aeu de jouer un rôle dans la genèse (en linguistique notamment) du paradigmestructuraliste. Son devenir-conceptuel était le prix à payer, nous semble-t-il,pour en faire un véritable concept de structure 5.

Mais, après avoir essayé de déblayer ainsi le sens que le mot « structure »peut prendre aujourd’hui, au croisement de différentes traditions, et l’avoir

4. Voir notre article « Struttura e Gestalt : una difficoltà della Filosofia dell’aritmetica », Iride,2002, p. 641-646.

5. On prendra en compte aussi, de ce point de vue, le structuralisme phénoménologique duCarnap de l’Aufbau, qui n’est structuraliste qu’en vertu du caractère purement « conceptuel » de laproblématique constitutionnelle même.

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caractérisé en termes de relations internes, là où celles-ci deviennent absolumentdéterminantes et, dans le même mouvement, parfaitement maîtrisables par cesunités de sens discrètes que sont les concepts, reste assurément le problème leplus difficile, à savoir celui du statut de ce qu’on obtient par là : les structures.C’est là sans doute que, aujourd’hui, se font jour les fractures les plus fortes,et que le débat sur la structure s’est le plus renouvelé, à la faveur de la diversitéd’usages qui en est apparue dans la tradition analytique.

On voit bien le risque qu’il y a dans tout structuralisme : le retour à uneforme de platonisme métaphysique qui essentialise les structures, et en fait desformes d’en-soi. Les objets n’existent pas pour eux-mêmes, mais ce qui existe,ce sont les relations entre eux, qui les déterminent de part en part. Mais dansquel Ciel des Idées ces relations existent-elles ? En d’autres termes : où est lastructure ?

Une certaine forme de structuralisme français, d’inspiration mathématique(ou tout au moins fétichisant et hypostasiant la structure sur un mode qui sevoulait mathématique), nous a habitués en la matière à un absolutisme néo-platonisant qui, tel quel, est inacceptable. Il a, de ce point de vue, plus qu’ouvertla voie à des critiques analytiques de type nominaliste, dont la mode grandissantea largement soutenu, en France, la déroute du même structuralisme.

Pourtant, l’intérêt du structuralisme bien compris, nous semble-t-il, est pré-cisément de ne pas séparer la structure de ses effectuations, et de ne lui donneraucune consistance séparée, ce qui reviendrait à la traiter elle-même sur cemode substantialiste dont elle a pour principal intérêt de ratifier l’inanité en cequi concerne les objets auxquels elle s’applique. On aurait alors progressé dansl’ordre des réalités considérées, mais ne serait pas réellement sorti de cet ordre.Or, le grand apport du point de vue structural est de nous faire prendre la mesurede la péremption ou de la limitation de cet ordre.

Le point de vue structural rebat les cartes de l’ontologie parce qu’il nousconduit à envisager des processualités plus que des êtres, le rapport régléd’objets qui ne se manifeste que dans les changements et substitutions de cesobjets – c’est en cela que la logique husserlienne, qui est une logique de lavariation, en capte quelque chose d’extrêmement profond. De ce point de vueaussi, l’analyse bolzanienne des propositions était déjà proto-structuraliste.L’important alors, c’est la place vide de l’objet – y compris saisie dans lagénéricité de la substitution possible seulement par des objets d’un certain type– plus que le « plein » d’aucun objet, ou même de ladite « structure ». Si celle-ciest « pleine », ce n’est de rien d’autre que du vide de l’objet, et, en ce sens, ellen’est certainement pas un objet comme un autre, ou qui serait à la place desobjets (contrairement à une Gestalt, pour revenir à l’exemple de tout à l’heure).En d’autres termes, une structure est plus affaire de frontières qui ne peuvent

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être franchies et dont on éprouve l’infranchissabilité par l’essai, que de« donné » en-soi. Et, comme telle, elle a toujours à voir avec une certaine formed’opérativité (avec la possibilité de substituer et de combiner dans ses limites,qui en fait la définit seulement), plutôt qu’avec le statu quo de ce qui serait detoute façon déjà donné dans ses limites. Ses limites sont essentiellement lamarque d’un faire. On rejoindrait ici le thème d’une ontologie de l’opérationcher à Gilles-Gaston Granger.

Reste qu’on peut apprécier de diverses façons cette espèce d’ontologie néga-tive (puisque elle-même sans « objet ») à laquelle nous convie le recours à lanotion de structure pour penser le réel.

Soit on admet qu’un tel recours ne nous fait pas sortir des limites de l’onto-logie, même s’il en modifie la nature, et même nous donne accès à ce qu’onpourrait appeler la véritable ontologie, contre l’ontologie traditionnelle substan-tialiste.

Soit on se croit obligé, par peur du platonisme de la structure, de se réfugierdans un point de vue sur elle absolument non ontologique.

Il y va de la possibilité ou non de conserver une perspective théorique sur lastructure.

C’est exactement là que nous paraît se situer le grand débat contemporainpossible sur la structure, après le structuralisme, et tout compte fait de l’espècede scepticisme que ne peut manquer de faire naître aujourd’hui toute tentativede le ressusciter.

Le débat est un débat entre ce que nous appellerons descriptivisme et nor-mativisme.

D’un côté, on maintiendra la possibilité de donner un sens théorique auxstructures, ce sens reposât-il purement dans l’usage de la variation afin de mettreen évidence des invariances qui ne font pas sens précisément au-delà et endehors de principes d’organisation de ces variations mêmes – c’est là, à notresens, le seul emploi correct de la structure, pertinent ontologiquement sans êtredispendieux. Ce que mesurent alors les structures, c’est le jeu même du réeldans les écarts et les concordances qui se creusent en lui et lui donnent tel outel sens – celui-ci étant incapable de porter un sens en dehors de ceux-là mêmes,cela nous paraît une leçon à tirer de l’épistémologie contemporaine, que celasoit sur le terrain des sciences humaines ou des sciences dures.

Un tel point de vue n’est pas nécessairement aussi onéreux qu’il en a l’air.Ontologiquement, il se passe très bien de tout « être » autonome de la structure.Il passe plutôt par un reformatage général « relationnel » de l’être. D’autre part,même s’il s’exprime au mieux dans l’institution d’une certaine forme d’a priori(de synthétique a priori, pour peu qu’on veuille rendre la structure féconde et

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considérer tel ou tel domaine d’objets dans sa particularité), il ne faut pas seméprendre sur les exigences afférentes à cette forme d’a priorité. Elle n’estprécisément qu’ontologique si l’on peut dire. Cela veut dire notamment quel’ordre structural de détermination a priori des objets dans leur rapport mutueln’a nullement besoin d’être atteint sous les espèces de ce qu’on nomme tradi-tionnellement l’a priorité pour être vérifié comme tel. En d’autres termes, desvérités synthétiques a priori conceptuelles pures peuvent très bien être connuesempiriquement, a posteriori. Il faut, comme nous l’a réappris Kripke aujour-d’hui, et l’avait déjà fait Bolzano dans la première moitié du XIXe siècle, délesterla notion d’a priori de sa charge kantienne, qui la marque épistémiquement,comme si ce qui était en question dans l’a priorité de la relation (donc soncaractère purement structural, conceptuel), c’était la voie d’accès que nousavons à elle. De fait, certaines structures – pensons par exemple à celles d’unesociété donnée – ne se découvrent qu’empiriquement. Ce n’en sont pas moinsdes structures. Il y a eu, dans cette découverte : le caractère indifférent épisté-miquement de cet a priori qu’est la structure, et sa compatibilité avec uneépistémologie résolument a posterioriste, avant même que la philosophie n’ensoit faite ni ait pu en être faite, faute d’outils théoriques appropriés – la référenceà Bolzano, de ce point de vue, peut apporter une aide décisive, mais les condi-tions n’étaient pas alors réunies, sur le terrain de l’histoire de la philosophie,pour qu’elle soit encore possible – une des conditions historiques majeures dustructuralisme en tant que phénomène épistémologique conquérant dans lesannées d’après-guerre des disciplines entières qui constituaient autant de lieuxd’épreuves de la structure, généralement empiriques. Empirisme et structura-lisme, de fait, font bon ménage, et nous pouvons aujourd’hui, dans la disso-ciation des deux sens (épistémique et ontologique) de l’a priori, en voir lesraisons.

Un structuralisme déplatonisé (fonctionnalisé, si l’on peut dire, en pensantici au sens de la fonction mathématique, qui est de mettre en relation des objets,et en renvoyant à la source cassirérienne d’une certaine lecture philosophiquedu structuralisme), et compatible avec une épistémologie empiriste, devrait déjàlever un certain nombre de réserves que la notion de structure, dans son abs-traction trop massive, est toujours appelée à rencontrer là où elle n’est pas passéeà l’épreuve préalable d’une critique. Ce structuralisme se caractérise par sacapacité à prendre en compte dans la structure si ce n’est un objet (cela, onpeut en douter), en tout cas un quasi-objet, au sens d’un régime de fonction-nement des objets.

Mais, par là même, il demeure bien théorique, en ce qu’il continue d’accorderà ce qu’il tient être ses descriptions (c’est là le problème) une portée (quasi)ontologique.

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À cela s’oppose le point de vue que je qualifierai de normativiste fort répanduaujourd’hui. Celui-ci est celui suivant lequel il n’y a pas de synthétique a priori,pas de relations internes, ou plutôt, s’il y en a, celles-ci se réduisent à des règles.

On peut penser ici à une certaine lecture de Wittgenstein ou au présent succèsdes écrits de Robert Brandom.

Pour un tel point de vue, les énoncés synthétiques a priori (ou exprimant desrelations internes) ne peuvent avoir de contenu descriptif. Ils expriment tout auplus des règles, qui, comme telles, ne peuvent être ni vraies ni fausses – et doncne fournissent en elles-mêmes aucune connaissance.

La preuve serait à en trouver dans le fameux « test de la négation », introduitpar Wittgenstein. Si je nie un énoncé synthétique a priori, je n’obtiens pas unénoncé faux, mais un énoncé qui se présente – ou en tout cas qu’on présentegénéralement – comme dépourvu de sens. On aurait donc affaire là à un vraiqui ne serait plus le contraire du faux – ce qui, du point de vue wittgensteinien,ne peut plus être tenu pour du vrai à proprement parler.

La véritable nature de ces énoncés, ce serait alors d’exprimer des règles delangage, qui certes structurent notre accès au réel et la façon que nous avonsde l’exprimer, mais n’ont pas en elles-mêmes de portée descriptive. D’autresrègles seraient toujours concevables : elles ne seraient ni plus ni moins « vraies »que celles-là. Une règle en elle-même n’a pas à être vraie. Elle fixe extérieu-rement certaines conditions de la description – ou de tout autre rapport que nouspouvons avoir aux objets. Ce n’est d’ailleurs pas pour cela qu’elle est arbitraire(willkürlich), au sens précis où les conditions de sa fixation ne relèvent, en règlegénérale, pas de notre libre arbitre individuel, mais de la tradition, de l’histoire,de la société, et de ses conditions de langage, auxquelles nous contribuons, maisque nous n’avons pas créées. De ce point de vue, suivant un paradoxe bien misen avant par Jacques Bouveresse, la pensée de Wittgenstein nous met devant laperspective fascinante d’une nécessité qui se fait, et n’en est pas moins néces-saire – une nécessité fruit de la contingence même, et sans a priori, mais qui asens de nécessité en vertu même de son caractère général qui est celui de larègle.

L’espèce de naturalisation de la structure qu’il y a là, celle-ci se voyantreversée à ses aléas practico-historiques, ne dérangera pas vraiment. Elle va àla rencontre d’un besoin de réincorporation de la structure. Que les structuresse dessinent à fleur même d’une certaine contingence, voilà qui est phénomé-nologiquement tout à fait séduisant.

En revanche, ce qui nous gêne, c’est le caractère purement normatif – et parlà même non justiciable comme tel d’une théorie – que prend alors la structure.La thèse du caractère fondamentalement et universellement normatif de toutestructure ne saurait nous convenir.

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Qu’il y ait des structures à caractère normatif, c’est ce dont, certainement,on ne saurait douter. Il suffit de considérer ce qu’est une structure juridique parexemple.

Mais 1º ) il faut alors s’interroger sur ce qu’il y a de structurel dans de tellesstructures (en d’autres termes : sont-elles structurelles dans ce qu’elles ont denormatif, ou indépendamment de cela ?) 2º ) il n’est pas sûr du tout que toutestructure soit normative.

À la première question, nous serions tenté de répondre que précisément,même dans le cas de structures à caractère normatif (éthiques, juridiques), cequ’il y a de structurel en elles constitue bien un contenu théorique autonome,un objet de connaissance, dans lequel leur normativité est elle-même transfor-mée en rapport synthétique a priori entre des contenus conceptuels. Si je consi-dère par exemple un concept comme celui de promesse, qui est clairement unconcept normatif – il ne fait sens que pour autant qu’un « tu dois » est comprisen lui –, ce qu’il y a de structurel en lui, c’est le lien créé entre celui qui prometet celui à qui il est promis, en tant que lien a priori, relativement indépendantde ce qu’ils sont et des aléas de leur rapport : comme un morceau de nécessité– conceptuelle : comprise dans le concept même de promesse – se détachantdans la contingence même, et issu d’ailleurs éminemment de la contingence,puisqu’un acte (par définition contingent) est nécessaire à son institution. Or,si on s’interroge sur la provenance de cette nécessité, on ne trouvera probable-ment rien d’autre qu’une certaine forme de décision et-ou de rapport de forces.Pour qu’il y ait des promesses, il faut, si on peut dire, qu’on ait fait de l’hommeun animal capable de faire – et de tenir, puisque ce faire ne s’entend que sousl’horizon normalisateur d’un tenir – des promesses, et qu’on l’ait éduqué ainsi.L’existence de promesses n’est certes pas dissociable de l’éducation, source detoute normativité. Mais cela n’ôte rien au fait qu’une fois la promesse instituée,il y a bien une certaine forme de vérité de la promesse. Il y a un concept de lapromesse, et ce concept, tout formé historiquement et décisoirement soit-il,suppose, une fois formé, certains liens, une certaine équation, qui, comme telle,a un effet de structure, formalise un certain type de rapport qui naît entre leshommes à certains moments – et a effectivement une importance fondamentaledans la vie sociale. Cette structure de la promesse – le fait qu’il y ait un quipromette, un à qui il est promis, que le premier doive au second, mais sur unmode où il est essentiel qu’il ait voulu le devoir, même s’il ne le veut plusforcément à l’heure actuelle, etc. –, tout ce dispositif qui est essentiellement undispositif conceptuel constitue bien un contenu théorique, qui permet commetel de penser et de connaître certains rapports sociaux. En produisant des struc-tures, d’une certaine façon, la norme se charge d’un contenu théorique – quidemeure bien sûr marqué alors par sa provenance normative, c’est-à-dire par la

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problématique de l’obligation – comme l’avaient bien vu au début du XXe siècleles théoriciens du synthétique a priori 6.

Mais au fond, la véritable question n’est pas là. Nous pensons que cela,presque tout le monde (en dehors des excès de certains wittgensteiniens fondéssur cette mauvaise métaphysique selon laquelle la volonté serait absolumenttranscendante au monde) serait prêt à l’admettre, en tout cas tous ceux pour quila notion de structure n’est pas une simple clause de style – on ne voit pas unstructuralisme pour lequel la structure serait absolument exempte de contenuthéorique, et, en ce sens, celui qui raisonne purement en termes de règles,jusqu’au bout, comme certains post-wittgensteiniens, n’est certainement passtructuraliste. Aussi n’ont-ils jamais prétendu l’être. Mais le cas plus intéressantà nos yeux est celui d’un wittgensteinisme relesté de certaines ambitions théo-riques, et par là même en un sens restructuralisé, comme pourrait l’être celuide Vincent Descombes.

La question que nous aurions à poser à cette forme de « structuralisme witt-gensteinien » est de savoir si, pour lui, toute structure est précisément liée àcette dimension d’obligation qui caractérise au contraire à nos yeux les seulesstructures normatives. En d’autres termes, la nature de la nécessité qu’on prêteaux structures elles-mêmes est-elle forcément, au fond, de l’ordre de la règle ?

Il nous semble logique qu’une pensée de l’institution, comme celle de VincentDescombes, aille dans ce sens. Et certainement, notre intention n’est pas denier que la plupart des structures qui intéressent Descombes, qui sont les struc-tures sociales, soient liées à des effets d’institutions, qui seuls leur donnent lavaleur qui est la leur, à savoir de structures. Mais nous ne sommes, pour notrepart, pas convaincu que, même dans l’ordre du social, toutes les structuress’expliquent ainsi. Nous pensons même que l’intérêt du point de vue structuralest de désarmer relativement cette question, en considérant y compris les rap-ports qui ont été institués, c’est-à-dire sont l’effet de quelque chose comme unerègle, de façon relativement indépendante de cette institution normative, en tantque purs rapports. Nous croyons que, si la notion de structure renvoie bien àcelle de rapport réglé – a priori, et purement conceptuellement –, il ne faut passe hâter d’entendre trop vite l’idée de règle au sens prescriptif, normatif duterme, dans ce syntagme qui, ici, dans la plus grande généralité de la notion destructure, ne renvoie à guère plus qu’à celle de réglage, de corrélation concep-tuellement ordonnée. Le point de vue normativiste, qui rapporte toujours lastructure à de la règle au sens fort du terme, risque d’ignorer ce qui nous paraît

6. Voir les réflexions de Husserl dans les Prolégomènes sur le caractère au fond toujours aussidescriptif des jugements normatifs, eux-mêmes chargés d’un certain type de contenu théorique(normatif).

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constituer la fondamentale neutralité de la structure, qui fonctionne y comprislà où elle n’est pas vécue comme une obligation et n’opère pas plus en elle-mêmecomme une telle obligation, mais purement comme rapport producteur du sens.En ce sens-là, nous ne sommes pas sûr que, y compris dans la société, tout senssoit lié à une « institution » au sens fort du terme, donc à la déterminationnormative d’une obligation. Rendons son innocence à la structure !

De ce point de vue, plutôt que de partir du cas, très particulier, desditesstructures juridiques, il pourrait être intéressant de revenir à ce qui fut le terraind’expérimentation originaire du structuralisme, à savoir les phénomènes destructuration linguistique. Et pour les penser, revenons, comme il est toujoursbon de le faire, à Hume – penseur toujours bon à mobiliser contre nos tentationsde retour à quelque métaphysique que ce soit, fût-elle sociale. À propos dulangage d’une communauté et de son extraordinaire capacité à s’auto-organiser,à être partagé, contre toute attente, à peu près harmonieusement (en tout casd’une façon telle que cela marche) entre tous les membres de la communauté,il parle, dans une formule fameuse, de « convention sans promesse ». Il y a làquelque chose d’extrêmement intéressant pour nous, parce qu’une sorte decontre-modèle esquissé à la théorie que nous qualifierions de normativiste dela structure. Les rapports de langage dans une communauté sont, de fait, desrapports réglés, et ce fait, comme tel, peut faire l’objet d’une description – ceque les linguistes nomment structure. Mais la norme est ici à l’arrivée plusqu’au départ, plus normalisatrice que normative (même si, bien sûr, il ne fautpas exclure les phénomènes d’institution et de normativité proprement linguis-tique : voir le travail de mise en forme – c’est-à-dire en code – sociale de lapréciosité, ou, dans un tout autre genre, la réforme de l’alphabet russe par lesbolcheviks). Surtout, on ne trouve nulle part ici la dimension d’obligation quiest constitutive de l’ordre normatif au sens fort du terme. Il n’y a pas, commetelle, d’« obligation linguistique ». D’où le déni humien, ici, du concept depromesse. Il marque bien sûr d’abord le caractère souterrain de la règle qui n’apas à être explicitée, stipulée – mais ce serait le cas de nombreuses institutions,qui sont au fond des institutions implicites. Plus profondément, il marque aussile fait qu’ici nous n’avons pas tout à fait affaire à une règle au sens de quelquechose qui engagerait : nous n’avons rien promis, et ne devons rien proprementdit ; mais parler, c’est tout simplement entrer dans la structure, la faire jouerdans sa neutralité fondamentale. Ici, ce n’est pas dans l’obligation de ce qu’ily a à faire (concept normatif), mais dans l’ordre de ce qui se fait même qu’ilfaut trouver le structurel, qui est le, de fait, structuré.

Cette neutralité axiologique – relative, et que démentiraient bien sûr de nom-breux usages du discours, mais ce serait une autre question – des rapportslinguistiques (c’est-à-dire de ceux inscrits dans la langue elle-même) nous paraît

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encore riche d’enseignement quant au type d’usage qu’on peut faire aujourd’huidu concept de structure. Transportée sur le terrain d’un examen de la réalitésociale elle-même, qui paraît aujourd’hui constituer le champ électif des ana-lyses néo-structurales, elle semble – comme elle l’avait d’ailleurs fait, histori-quement, dans les années 60 – pouvoir conditionner un regard autre (à défautd’être neuf) sur cette réalité, approchée en dehors de toute problématique nor-mative. Qu’y a-t-il, par exemple, d’axiologique – de lié à telle ou telle normeinstituante – dans les rapports de classes dans une société – qui ne sont pas desrapports de caste ? Les premiers, nous semble-t-il, ne peuvent être lus d’un pointde vue normativiste (pour lequel les liens structurels sont forcément l’effet denormes) ; les seconds si. Mais ce second type de rapports a-t-il jamais suffi àdéterminer l’ensemble de la réalité – « structurelle » – d’une société ? Unesociété a certes toujours un « Bien ». Mais apprendre à considérer cette sociététoujours aussi en dehors de son Bien – ou en tout cas relativement indifférem-ment à lui –, n’est-ce pas ce que le structuralisme de la grande époque, celuid’un Lévi-Strauss ou de certaines formes de marxisme, nous a légué de pluspositif ? Cela sans même parler des structures plus réfractaires encore à l’obli-gation, parce qu’au social même, comme les structures mathématiques ou phy-siques, auxquelles, pour notre part, nous ne sommes pas prêts à renoncer. Lastructure représente encore, décidément, un champ d’investigation théorique.

Jocelyn BENOIST

Université de Paris [email protected]

56 Jocelyn Benoist

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