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The South Carolina Modern Language Review Volume 3, Number 1 Bavardage” et “ silence ” du langage dans La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco by Richard Schieber Roger Williams University Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée - de la nôtre : de celle qui à notre âge et notre géographie -, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre (Foucault 7). Empruntons pour ce projet les premières phrases de la préface Les Mots et les choses de Michel Foucault pour décrire une réaction inévitable, en lisant les pièces d'Eugène Ionesco, ou en assistant à leurs représentations scéniques. Nous proposerons ici une analyse de La Cantatrice chauve qui permettrait de débrouiller un aspect du langage de cette oeuvre qu’Ionesco lui-même avait considérée comme “tragédie du langage” (Ionesco, Notes et contre-notes 247). Est-ce bien le non-sens qui domine dans cette pièce qui suscite d'emblée une réaction évidente de la conception du théâtre comme telle ? Ou, ne s'agit-il pas plutôt d'un rire jaune, glacé, embarrassé, peut-être d'un sou(s)-rire, trahissant une certaine gêne chez le lecteur ou spectateur ? Quoi qu'il en soit, c'est grâce à ce rire perdu sur les chemins muets du non-sens de la signification que le lecteur est encouragé et même forcé à emprunter une multitude de voies. Dès le début de la pièce, le lecteur doit se laisser entraîner par un langage qui semble se diriger çà et là,dépourvu de base commune dont le thème, croirait-on, serait annoncé par le titre

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The South Carolina Modern Language Review Volume 3, Number 1

“Bavardage” et “ silence ” du langage dans La Cantatrice chauve

d'Eugène Ionesco

by Richard Schieber Roger Williams University

Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée - de la nôtre : de celle qui à notre âge et notre géographie -, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l'Autre (Foucault 7).

Empruntons pour ce projet les premières phrases de la préface Les Mots et les choses de

Michel Foucault pour décrire une réaction inévitable, en lisant les pièces d'Eugène Ionesco, ou

en assistant à leurs représentations scéniques. Nous proposerons ici une analyse de La

Cantatrice chauve qui permettrait de débrouiller un aspect du langage de cette œuvre qu’Ionesco

lui-même avait considérée comme “tragédie du langage” (Ionesco, Notes et contre-notes 247).

Est-ce bien le non-sens qui domine dans cette pièce qui suscite d'emblée une réaction évidente

de la conception du théâtre comme telle ? Ou, ne s'agit-il pas plutôt d'un rire jaune, glacé,

embarrassé, peut-être d'un sou(s)-rire, trahissant une certaine gêne chez le lecteur ou spectateur

? Quoi qu'il en soit, c'est grâce à ce rire perdu sur les chemins muets du non-sens de la

signification que le lecteur est encouragé et même forcé à emprunter une multitude de voies.

Dès le début de la pièce, le lecteur doit se laisser entraîner par un langage qui semble se

diriger çà et là, dépourvu de base commune dont le thème, croirait-on, serait annoncé par le titre

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de la pièce : La Cantatrice chauve. Mais le titre de la pièce comme le langage se neutralise

dans la prolifération du discours, ne laissant parvenir que les vestiges du mot gravé sur la page,

lui-même indélébile. De ce point de vue, les énonciations qui paraissent objectivement fausses

et contradictoires peuvent trouver leur authentification dans l'expérience du silence de la

signification qui en résulte. Car comme le précise Ionesco : “L'expérience profonde n'a pas de

mots. Plus je m'explique, moins je me comprends” (Ionesco, Journal en miettes 120). La

présence physique des personnages ne signifie pas automatiquement présence d'une parole

ayant un sens, comme nous le voyons à partir des personnages de M. Martin dans cette pièce.

Une présence physique ne garantit pas automatiquement une présence ontologique :

Mme Martin: Ce matin, quand tu t'es regardé dans la glace tu ne t'es pas vu. M. Martin: C'est parce que je n'étais pas encore là [. . .] (Cantatrice 68)

C'est surtout en pensant à ce phénomène du langage dans Être et Temps de Martin Heidegger

qui y élabore le thème, a priori paradoxe, du “on-dit/bavardage) et de “silence” (Schweigen) que

nous saurions mener cette question dans une direction plus abordable, peut-être dans une

tentative d'orientation ou d’explication (voir aussi Durand76-80). Car Heidegger précise à

plusieurs endroits la possibilité de la parole dans le silence, permettant à parvenir à un “état pur”

de la communication :

C’est le même soubassement existential qu'a une autre possibilité essentielle de la parole, le silence. Qui se tait dans la conversation peut beaucoup mieux «donner à entendre », c'est-à-dire accroître l'entente, que celui qui n'est jamais à court de parole. Quand il est abondamment parlé sur quelque chose, cela ne garantit en rien que l'entente s'en trouve davantage établie. Au contraire: les discussions qui s'étendent en longueur et plongent ce qui est entendu dans une clarté fallacieuse, c'est-à-dire dans l'inintelligence de la trivialité [ . . .] Ce n'est que dans le

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parler à l'état pur qu'est possible un silence digne de ce nom [. . .] (Heidegger, Être et Temps 211)

Puisque le message chez Ionesco est surchargé par une prolifération de mots, le résultat est un

silence ainsi provoqué par trop de propositions isolées et illogiques. Constatation qui est

largement élaborée dans Être et Temps (Sein und Zeit) de Heidegger. C'est la nature et les

implications d'un langage vide, celui de la “trivialité” de ce “bavardage/on-dit” (Gerede) dans

l'absence et la présence de la parole que nous voudrions approfondir dans La Cantatrice chauve.

Ionesco remarque aussi que “le verbe est devenu verbiage. Tout le monde a son mot à dire. Le

mot ne montre plus. Le mot bavarde [. . .] Le mot est devenu une fuite. Le mot empêche le

silence de parler [. . .] ” (Ionesco, Journal en miettes 121).

Du point de vue structural de “forme”, nous rangeons cette pièce dans la catégorie du

théâtre de l'absurde, théâtre du non-sens ou comme l'indique le titre de la pièce même : La

Cantatrice chauve : anti-pièce. Comment concevoir cette pièce qui, d'une part, se moque dans

tous les sens du cadre de la dramaturgie traditionnelle : exposition, reconnaissance et

dénouement, et, d'autre part, la difficulté de déchiffrer cette pièce qui est liée directement à

l'utilisation d'un langage devenant à première vue “absurde”, non seulement par son placement

stratégique, mais aussi par sa futilité ? Donc, “parôidia” complète, pièce de théâtre “à côté” qui

semble pasticher le genre figé du théâtre et du langage.

Tout d'abord, la présentation du discours qui se réfléchit dans son opacité permet au

bout de quelques scènes toutes sortes de possibilités d’imbroglios et surtout de confusions.

Selon le dictionnaire Robert, c’est par l' “absurde” (lat. absurdus) au sens étymologique (“[. . .]

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qui a un son faux, qui détonne, qui ne convient pas, qui est sourd [. . .] ”) et par le “non-sens” au

sens double de signification et de direction, c'est-à-dire, qui mène partout et nulle part, que cette

pièce lance un défi à la tradition de la rhétorique du raisonnement logique. Et Ionesco n'en fait

pas mystère dans son Journal en miettes où il précise qu'un des objectifs de son œuvre serait une

langue ne parlant de rien : “Le silence est d'or. La garantie du mot doit être le silence” (Ionesco,

Journal en miettes 121).

En quoi consiste donc le comique dans cette parodie de pièce de théâtre d’Ionesco ?

L'absurdité du discours, qui “court çà et là”, semble se prononcer indépendamment des

personnages dans des monologues incohérents et frivoles. On pourrait même dire d'une

manière facétieuse que le langage parle et profère des sons et des syllabes que la structure de la

langue française lie en mots et en phrases et que la contingence attribue aux personnages, mais

sans créer pour autant l'impression d'une base commune d'accord entre les participants. Si l'on

se rappelle ce que Henri Bergson disait du comique dans Le Rire: “Le comique des mots”, qui

éclaire le phénomène de l'absurdité du langage comme moteur principal et essentiel d'une scène

comique, et qui explique l'efficacité de ce moteur par la raideur et par l'automatisme

précisément comme le machinal dans les mouvements d'un personnage. Ainsi en va-t-il avec la

raideur du langage dans cette pièce, mettant le comique en route :

Ce genre de raideur s'observe-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisqu'il y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées [. . .] Mais pour qu’une phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore qu'elle porte un signe auquel nous reconnaissions [. . .] qu'elle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste (Bergson 114).

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En tenant compte de l'accumulation des mots, des structures linguistiques, des

néologismes, etc., le comique est provoqué aussi bien dans le contenu des phrases que dans

l'ordre dans lequel ce discours est présenté. Souvent, la chronologie de l'intrigue, si elle existe,

n'est pas garantie. Séparés de leur contexte, des fragments de phrases sont reliés à d'autres en

forme elliptique, créant de cette manière un discours irrationnel et automatique avec un effet

comique. Mais cet aspect du langage peut en plus être comique et effrayant en même temps.

Ionesco parle souvent de “la crise du langage” en pensant à l'abus d'idées reçues surtout dans les

sociétés de gauche et de droite dont il a fait l'expérience (Ionesco, Rhinocéros). Ou, en nous

offrant même une critique implicite de la pédagogie et didactique de l’enseignement des

langues étrangères (Ionesco, Notes et contre-notes 247-248). La prolifération d'un discours qui

s'engendre incessamment sur lui-même sans que le locuteur en ait le moindre contrôle. Une

proposition donnée engendre la suivante, de ces prémisses imparfaites se construit un système

de pensée, une idéologie, qui est arbitraire et a priori défectueuse :

Le Pompier : [. . .] Lorsqu’on la porte, des fois il y a quelqu'un, d'autres fois il n'y a personne. M. Martin : Ça me paraît logique. (Cantatrice 49)

Ce discours, accumulation et altération de clichés, est dans cette pièce la plupart du temps hors

contexte, résultant directement, comme le dit Ionesco, de la séparation de “l'être et la pensée”

parce que les personnages sont “ontologiquement vides” (Hubert 238), les personnages n'ont

rien à dire :

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Divorce entre l'être et la pensée, la pensée, vidée de l'être, se dessèche, se rabougrit, n'est plus une pensée. En effet, la pensée est expression de l'être, elle coïncide avec l'être. On peut parler sans penser. Il y a pour cela à notre disposition les clichés, c'est-à-dire les automatismes. (Ionesco, Journal en miettes 48)

En somme, le langage dans La Cantatrice chauve ne serait-il qu'une série de paroles

insignifiantes qui cacherait un langage pur, c'est-à-dire un langage sacré ? Comme le souligne

Ionesco : “Tout doit être continuellement réexaminé à la lumière de nos angoisses et de nos

rêves, et le langage figé des «révolutions» installées doit être sans répit dégelé, afin de retrouver

la source vivante. La vérité originelle ” (Ionesco, Notes et contre-notes 143).

L'utilisation des mots n'est qu'un faible intermédiaire pour exprimer ses pensées.

Ionesco n'est pas le premier à se plaindre du schisme qui s'établit entre l'être et la pensée, la

pensée et le mot qui représente cette pensée. L'individu a toujours été contraint à emprunter un

discours qui n'est pas identique à ses expériences innées. Le discours domine les personnages et

les rabaisse au-dessous du langage pour ainsi dire : victimes du langage. Les dialogues dans

cette pièce d'Ionesco ressemblent à des balbutiements. Ces “paroles sans idées”, dépourvues de

contenu, représentent une adaptation au monde extérieur, c’est-à-dire, l'extériorisation de la

pensée. Une adaptation chancelante qui met en relief le décalage de sens qui s'introduit à

chaque phase de cette traduction de la pensée au mot. Les jugements qu'on porte ainsi sur les

choses et les rapports entre les hommes sont limités par la nature extérieure du langage.

Simplification, approximation et réduction de sens sont les thèmes majeurs qui sont liés à la

représentation et à la communication. Les références aux vicissitudes du langage sont un des

thèmes qui apparaissent sans cesse dans l'œuvre entière d'Ionesco. C'est par cette crise du

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langage apparente qu'Ionesco dénonce les abus et les préjugés moraux qui se construisent sur un

fondement de clichés rabâchés et dépourvus de sens: “Les mots ont tué les images ou ils les

cachent [. . .] ces mots étaient comme des masques” (Ionesco, Journal en miettes 101). Ionesco

démonte la cohérence du discours et force le lecteur à trouver le revers du langage. Ce masque

du langage serait-ce ce que Heidegger appelle “le on-dit/bavardage”, et l’impossibilité d’en

sortir ?

Ce qu'il faudrait donc préciser à cet endroit, c'est la signification de “bavardage/on-dit”.

À ce propos, il semble nécessaire de nous en référer à Être et Temps de Martin Heidegger dans

une tentative d'éclaircir les liens entre la notion de “Gerede” et les jeux du langage d'Ionesco

dans le cadre de La Cantatrice chauve.

La traduction (ou transformation) du terme allemand “Gerede”, (anglais : “gossip” ou

“idle talk”, français : “on-dit” ou “bavardage”) auraient déjà, sans l'explication de Heidegger, à

partir du mot même “Gerede”, tel qu’on le conçoit dans l'utilisation et la conception courante,

un effet péjoratif sur le lecteur. Mais Heidegger insiste cependant sur le fait que le vocable

“Gerede” doit être employé au sens neutre du terme : “L'expression «on-dit» ne sera pas

employée ici dans une signification péjorative” (Heidegger, Être et Temps 214). Heidegger

présente dans Être et Temps l'idée de “parole” (Rede) ensemble avec deux autres phénomènes

qui forment la base fondamentale de l’ “être-là” (Da-sein), c'est-à-dire, la façon dont “l'étant”

(das Seiende) se manifeste.

La première structure est “disposibilité” (Befindlichkeit) qui représente l'état mental ou

physique dans lequel le “Dasein” se place dans le contexte quotidien (Heidegger, Être et Temps

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178-184). Ceci veut dire que l'homme possède un trait existentiel qui le place toujours dans un

contexte, nous nous trouvons (sich befinden) déjà entourées de données précises, la

“quotidienneté” (Alltäglichkeit), qui ont une influence immédiate, mais inconsciente, sur la

façon dont nous percevons le monde. Le verbe allemand “sich befinden” implique non

seulement la notion du lieu (locus) où l'on se trouve, mais encore la disposition mentale ou

physique : “La disposition révèle « comment on se sent », « comment on va » (Heidegger, Être

et Temps 178)

La deuxième structure est l’ “entendre” (Verstehen) qui, comme la “disposibilité”, est

l'autre élément primordial et temporel constituant le “Dasein” (Heidegger, Être et Temps 187-

193). L’ “entendre” (Verstehen) est étroitement lié à la condition primordiale de la

“disposibilité” (Befindlichkeit) et est même déjà présent dans cette dernière structure. L’

“entendre” (Verstehen) a la capacité de rendre le savoir possible, mais l’ “entendre”(Verstehen)

suit une structure qui lui est innée et constitue la “visée” (Sicht) du "Dasein" (Heidegger, Être et

Temps 191). Puisque nos choix et possibilités d'actions proviennent directement du réservoir

restreint que nous offre le “Dasein”, notre vision du monde est donc limitée par les possibilités

et les projections de ce terme que Heidegger appelle le “on” (Man).

Que signifie donc ce “on” (Man) ? Dans cette chaîne de dépendance hiérarchique, le

“on” (Man) semble y être à la tête pour déterminer aveuglement les structures du “Dasein” :

La projection de soi ententive de Dasein a chaque fois déjà lieu factivement après un monde dévoilé. C’est de lui que le Dasein - et d'abord en suivant l'état d'explication du on - tire ses possibilités. Cette explication a restreint d'avance ses possibilités de libre choix en les arrêtant au rayon de ce qui est connu, de ce qu'il est possible d'atteindre, du supportable, de ce qui se fait et de ce qui est comme il faut. Ce nivellement des possibilités du Dasein à ce qui

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quotidiennement disponible dans l'immédiat opère du même coup une restriction de champ dans le possible comme tel. La quotidienneté moyenne de la préoccupation devient aveugle quant à ses possibilités et se tranquillise en ne misant que sur le «réel» [. . .] Le voulu, loin de porter sur de nouvelles possibilités positives, se ramène au disponible arrangé «tactiquement» pour donner l'apparence qu'il se passe quelque chose. (Heidegger, Être et Temps 244) L'indication scénique du début de La Cantatrice chauve est farcie de l'adjectif anglais/e. Ionesco

part d'une idée reçue et utilise ce qui pourrait généralement être pris comme typiquement

anglais: “soirée anglaise” ou tout simplement un fait comme “journal anglais” et étend cette

qualification sur tout ce qui se trouve sur scène: “feu anglais”, “dix-sept coups anglais” et à

l'arrière-plan, on se rend compte d'une pendule qui renforce perceptiblement ce procédé de la

prolifération qui d'emblée suscite l'apparence de l'automatisme. Ce nivellement de sens, par

l'utilisation répétée des adjectifs, est évidemment poussé à l'extrême, renforçant ainsi l'effet.

Heidegger montre bien qu'il s'agit d'arranger “tactiquement” ce qui nous est fourni par le “Man”

dont le résultat serait l'absurdité du discours chez Ionesco, mais qui est néanmoins valable à

cause de sa grammaticalité : “L'explication ne consiste pas à prendre connaissance de ce qui est

entendu, mais travaille à développer les possibilités projetées dans l'entendre” (Heidegger, Être

et Temps 194).

C’est-à-dire, qu'une connaissance superficielle de la chose suffit pour en déduire le reste,

ce qui nous permet d’en construire un nouveau système épistémologique. Systématiquement,

Ionesco épuise toutes les possibilités qui sont permises dans le cadre restreint de l'interprétation

avec un adjectif tel que anglais/e et les règles de la grammaire française. La notion qu'on a dans

l'expérience, de ce qui se qualifie comme anglais, est exploitée par Ionesco et s'insinue

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progressivement dans le discours. Ce passage préliminaire donne le ton à tout ce qui va suivre :

le langage fait semblant d'échapper au contrôle direct des personnages. C'est ainsi que ce

moment de l'exposition nous révèle le caractère complexe du discours qui suggère avoir sa

propre volonté.

Insistons maintenant sur ce que Heidegger appelle “bavardage/on-dit”. Comme nous

avons déjà vu préalablement, “Dasein” est, par la “disposibilité”, l’ “entendre” et le “on”,

toujours déjà enfermé et engagé dans une tradition et dans un discours quelconque : “Le on

prédétermine la “disposibilité”, il prescrit ce qu'on «voit» et comment le voir” (Heidegger, Être

et Temps 217). “Dasein” se définit donc par une compréhension primordiale du monde,

néanmoins pas immédiate, mais médiatisée par une relation avec autrui, “ l'être-avec” (Mitsein)

et par sa simple présence au monde dans la “quotidienneté” (Alltäglichkeit). C'est dans ce sens

que “Dasein” est toujours en relation, en coexistence avec un autre et cet autre lui impose, voulu

ou non, son discours. Ou comme le dit Klaus Heitmann : “Die Widersinnigkeit des Daseins ist

für Ionesco weniger verwunderlich als die Tatsache des Daseins überhaupt (Heitmann 481) .La

réalité du “Dasein” quotidien se définit directement par son entourage et est plongée dans un

monde d'inauthenticité produit par la “dictature” du “on” (Man) :

Cet être-en-compagnie fond complètement le Dasein qui m'est propre dans le genre d'être des «autres » à tel point que les autres s'effacent à force d'être indifférenciés et anodins. C'est ainsi, sans attirer l'attention, que le on étend imperceptiblement la dictature qui porte sa marque. Nous nous réjouissons et nous nous amusons comme on se réjouit; nous lisons, voyons et jugeons en matière de littérature et d'art comme on voit et juge [. . .] (Heidegger, Être et Temps 169-170)

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Les personnages de La Cantatrice chauve nous offrent non pas l'image de l'individu réel

avec sa propre volonté, mais celle de la marionnette parlante manipulée par la main et d’un

discours caché. Ionesco aime détruire et ridiculiser, à partir de monologues figés, nos vérités

axiomatiques, et se plaît à dépeindre un état particulier du nivellement ontologique dispersé et

décousu, peut-être celui du “Dasein” en général, dans sa banalité quotidienne. C'est dans cette

suspension dans le vide du langage, dans l’ “absence de tout fondement” (Bodenlosigkeit) que

se constitue le “bavardage” :

M. Smith : Le cœur n'a pas d'âge. M. Martin : C'est vrai. Mme Martin : On le dit. M. Martin : On dit aussi le contraire. M. Smith : La vérité est entre les deux. (Cantatrice 35) Le “Dasein” suspendu dans le vide, se marque par son nivellement ontologique. Le “on”,

précise Heidegger, n'est personne de concret et est tout le monde en même temps. Ce qui est

(d)énoncé dans le discours et dans le “bavardage” n'est plus ni vrai ni faux. “La vérité est entre

les deux”. Ionesco démasque l’existence individuelle du particulier et la place dans le

“labyrinthe” (Hubert 258) du langage, l'existence est vécue sur les convenances de la déréliction

existentielle dans laquelle se dissout et se perd l'individu. Ainsi s'effectue le “divorce entre

l'être et la pensée”. L'exemple de Bobby Watson nous montre cette mise en abîme de la

prolifération d'un des personnages qui non seulement perd son identité, mais semble aussi

engendrer une ressemblance biologique imitant le clonage :

Mme Smith : La pauvre Bobby

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M. Smith : Tu veux dire «le» pauvre Bobby. Mme Smith : Non, c'est à sa femme que je pense. Elle s'appelait comme lui, Bobby, Bobby Watson. Comme ils avaient le même nom, on ne pouvait pas les distinguer l'un de l'autre quand on les voyait ensemble [. . .] (Cantatrice 16-17)

Puisque toute la famille porte le même nom de Bobby Watson, il s'ensuit, selon la logique

déductive de Mme Smith, que chacun portant ce nom doit se confondre avec son prochain dans

une identité existentielle qui dépasse la seule homonymie. Cette généralisation ne suppose

donc aucune notion préalable du sujet individuel. Ionesco accentue avec précision l'un des

points culminants de cette pièce : le langage trompeur et traître, pourrait-on dire. Mais

Heidegger nous offre une explication moins sévère. La position de l'individu dans son

environnement égalisateur trouve son pendant dans une des fonctions du “on” de Heidegger :

Le on qui n'est rien de déterminé et que tous sont, encore que pas à titre de somme, prescrit le genre d'être à la quotidienneté. Le on a lui-même ses propres manières d'être. La tendance de l'être-avec que nous avons préoccupé par l’être-dans-la-moyenne. Celui-ci est un caractère existential du on (Heidegger, Être et Temps 170). A la lumière de cette philosophie du “on” ou du “bavardage”, le poème du Feu dans

cette pièce, récité par Mary en l'honneur du capitaine des pompiers, permet de répondre à une

autre question qui s'impose à sa lecture : la neutralisation du sujet et même la disparition du

sujet. C'est dans la répétition du thème du feu que le sujet se dissocie du verbe, disparaît, et se

trouve littéralement consommé par le feu dans le dernier vers du poème :

Le Feu Les polycandres brillaient dans les bois Une pierre prit feu

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Le château prit feu La forêt prit feu Les hommes prirent feu Les femmes prirent feu [. . .] Le feu prit feu Tout prit feu Prit feu, prit feu. (Cantatrice 68) Ce processus du jeu de la parole met en question l'authenticité du sujet parlant et suggère son

caractère factitif. Le sujet se dissocie au fur et à mesure lorsqu'il parle, il n'est plus la cause de

l'action, mais le verbe agit indépendamment de la cause. La base du discours est tirée du

“Dasein” et la structure du langage correspond alors au “on-dit” qui s'introduit par couche

successive. Le sujet, le “qui” de l'action, c'est le neutre du “on” dans son “être-dans-la-

moyenne” : “Le qui, ce n'est ni celui-ci, ni celui-là, ni nous autres, ni quelques-uns, ni la somme

de tous. Le «qui» est le neutre, le on” (Heidegger, Être et Temps 169). Le sujet perd son

identité et tombe en oubli dans cette sorte de discours, un discours avec un sujet interchangeable

dans un paradigme qui rappelle la force du “on-dit” de Heidegger. Ce qui reste, c'est l'écho du

dernier vers “Prit feu, prit feu”, et l'on peut se demander si par la suite le verbe et le substantif

même ne seront pas détruits, eux aussi, par le feu: Autrement dit, un cas du langage détruisant le

langage : “If ordinary nouns can slip referentially and semantically, thereby changing their

function in a given scene, the playwright demonstrates that the so-called proper name can

undergo a similar fate”(Issacharoff 273). L'indication scénique indique que Mary, tout en

récitant le poème, est poussée hors de la pièce, ce qui souligne davantage que le sujet est en

train de disparaître. Pour insister encore une fois sur le “on” du “on-dit”, le “on” comme

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pronom personnel indéfini, évoque grammaticalement la neutralité du sujet générique, c'est le

bruit qui court, ce sont les rumeurs, le on dit que :

Le parlé comme tel se propage à la ronde et revêt un caractère d'autorité. Il en est ainsi parce qu'on le dit. C'est dans des redites et les palabres de cette sorte, tandis que le manque de base qui sévissait déjà initialement s'accentue pour atteindre à l'absence de tout fondement. (Heidegger, Être et Temps 216) La critique du langage d'Ionesco, vue sans l'optique de Heidegger, pourrait sembler d'autant plus

impitoyable, si l'on ne tenait pas compte de la nature inconsciente de ce processus. Le “Dasein”

s'engage dans ces modes d'entretiens sans le savoir. C'est le “on” qui prend la parole en se

substituant au sujet parlant, le langage nous échappe à chaque moment parce que nous répétons

involontairement des formules déjà existantes. Le “caractère d'autorité” du parlé montre bien ce

qui est imposé et progresse par l' “auctor” au sens étymologique. Le discours authentique du

“moi” ne serait-il donc jamais possible ou ne serait-ce qu'un discours superficiel ? “Le on-dit est

la possibilité de tout entendre sans s'être auparavant approprié ce qui est en question”

(Heidegger, Être et Temps 216). Le discours du “moi”, aurait donc besoin d'une “ouverture de

l'être vers la chose” (Zuneigung der Sache), d'une appropriation de la chose qui ne semble pas

être nécessaire puisque le “bavardage” fonctionne uniquement sur la surface, ce qui sépare,

selon Ionesco, “l'être de la pensée”.

En ce qui concerne la composition de cette “anti-pièce” d’Ionesco, nous avons constaté

que le langage dans La Cantatrice chauve se défait sur plusieurs niveaux différents, c'est-à-dire,

qu'Ionesco insiste sur ce fait par une destruction du discours cohérent. Dès le papotage initial

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qui devrait être ancré dans le cadre d'un dialogue entre monsieur et madame Smith, le lecteur

remarque une accumulation de pensées cataloguées et étiquetées: “Mme Smith: [. . .] Nous

avons bien mangé ce soir. C'est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que

notre nom est Smith” (Cantatrice 11). Le dialogue n'est jamais établi, ni par le silence de

l'interlocuteur, ni par un décalage immanent entre l'énoncé et la réplique :

Mme Smith : [. . .] Vous n'auriez pas dû vous absenter ! Mary : C'est vous qui m'avez donné la permission. M. Smith : On ne l'a pas fait exprès ! Mary : éclate de rire. Puis, elle pleure. Elle sourit. Je me suis acheté un pot de chambre. (Cantatrice 22) Aussi y a-t-il une accumulation d'expressions figées qui brisent le cadre de la communication.

La prolifération d'idiomes courants, qui est toujours hors contexte, met en relief encore une fois

la déchéance graduelle du discours qui entraîne la disparition de l'individu, celui du sujet parlant

et actant, qui répète comme un perroquet le répertoire du “on-dit”:

M. Martin: Edward is a clerk; his sister Nancy a typist, and his brother William a shop-assistant. M. Martin : La maison d'un Anglais est son vrai palais. Mme Smith : Je ne sais pas assez d’espagnol pour me faire comprendre (Cantatrice 73) Le plus significatif de ce délabrement du langage se situe vers la fin de la “pièce”. Au cours de

la dernière scène, on voit le langage se défaire en répétition de sons, de syllabes jusqu'à ce qu'il

se réduise en cacophonie et non-sens et finalement en voyelles et consonnes de l’alphabet :

M. Martin : Quelle cascade de cascades [. . .] de cacades.

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Mme Martin : Cactus, Coccyx! coccus! cocardard! cochon! M. Martin : J'aime mieux pondre un oeuf que voler un bœuf. Mme Martin : Touche ma babouche ! M. Smith : Touche la mouche, mouche pas la touche. M. Smith: A, e, i, o, u, a, e, i, o, u, a, [. . .] Mme Smith: B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, [. . .] (Cantatrice 75-79) Ces jeux de langage trahissent la déchéance et la disparition de la maîtrise sur le discours et

celui-ci se dissout dans la bouche même des personnages. Ces personnages semblent figurer la

perte progressive du pouvoir sur les mots qui n'est dans cette pièce, en effet, qu'une illusion.

S'agit-il donc d'une libération de sens du langage qui porte toujours une signification a priori ?

Le retour à un silence primordial, retour aux origines de la communication, aux bases du

discours ?

Ce qui distingue le langage de La Cantatrice chauve est justement la présence du non-

sens, de l'absurde, du discours “sourd” qui ne mène nulle part et comme le remarque Ionesco :

“Le verbe est devenu du verbiage [. . .] le mot bavarde [. . .] le mot empêche le silence de parler

[. . .]" (Ionesco, Journal en miettes 121). Ce silence, momentané, se montre bien dans la

détérioration du langage dans La Cantatrice chauve, mieux encore dans la scène finale des

Chaises du même auteur où le langage se suicide métaphoriquement dans la mort des vieux et

chez l'orateur qui devient significativement sourd-muet.

Puisque le langage officiel du “on-dit” prescrit notre façon de concevoir les choses en

nous offrant d'un réservoir limité les éléments de notre pensée, la responsabilité du discours

semble donc être évitée sinon poussée en arrière:

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Le on est omniprésent à ceci près qu'il s'est toujours déjà dérobé là où le Dasein est acculé à une décision. Toutefois, comme le on fournit d'avance tout jugement et toute décision, il ne laisse plus aucune responsabilité au Dasein. (Heidegger, Être et Temps 170)

Il n'est pas étonnant qu'Ionesco use davantage de proverbes, d'expressions idiomatiques et

d'exercices phonétiques pour souligner, vu au sens péjoratif, l'abus de ces fragments figés dont

il a fait l'expérience comme écolier dans les cours d'anglais. Une expression figée consiste en

deux ou plusieurs mots collés inséparablement ensemble, nous forçant à les utiliser bien qu'il

soit possible qu'une partie de l'ensemble ne représente pas notre pensée. La réalité verbale, telle

que nous l'apercevons, est vue à travers la lentille du “on” et le moule rigide, égalisateur, de la

structure des “entraves de l’explication logique et rationnelle” (“rational-logische Fesseln) du

langage (Heidegger, Unterwegs zur Sprache 15).

Le procédé créatif dont se sert Ionesco est celui d'un monologue (on y soliloque

beaucoup) assumant les allures d'un “dialogue” qui semble tourner en “quatrilogue”. À propos

du non-sens qui à partir d'énoncés, chacun pris à part, pourraient paraître vraisemblable, Ionesco

nous dépeint le manque de cohérence logique à l'aide de contradictions, de contre-sens et aussi

d'oublis. Les personnages oublient dans leurs argumentations les prémisses de leurs propos. La

logique rhétorique, inductive ou déductive, qui veut conférer au langage une précision

mathématique est mise en question par les contradictions qui se basent sur l’ “oubli”

(Vergessen). Les conclusions deviennent absurdes :

M. Smith : Elle a des traits réguliers et pourtant on ne peut pas dire qu'elle est belle [. . .] Ses traits ne sont pas réguliers et pourtant on peut dire qu'elle est très belle [. . .] (Cantatrice 17)

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Comme nous l'avons déjà vu auparavant, le “Dasein” est complètement absorbé parce que le

“on” a tendance à l'obscurcir, le plaçant ainsi dans un état d'inauthenticité dont le trait distinctif

est l'oubli. Pour que l'individu puisse se jeter dans les besognes quotidiennes dictées par le “on-

dit”, il faut oublier sélectivement les expériences antérieures pour fixer son attention sur les

événements actuels :

Pour la temporellité qui constitue le conjointement, un oubli spécifique est essentiel. Pour pouvoir se mettre «pour de bon» � à l'ouvrage au point de se « � perdre »� au milieu du monde des utils (Zeugwelt) et pouvoir exercer son activité, le soi-même doit s'oublier. (Heidegger, Être et Temps 416) Ainsi se distinguent certains aspects du récit, de première vue anodins, de l'oubli. Ce procédé

de l'oubli se déroule sur un niveau qui ignore son état de “Vergessen”. Les personnages

d'Ionesco ne se rendent pas compte de leur manque de mémoire ou de logique pas plus que de

leur absurdité innée. C'est justement cet oubli qui importe à Ionesco, et il le force jusqu'aux

limites. Car à quoi sert une expérience, une mémoire qui se fonde sur des événements passés.

Le nouveau contexte contemporain, autonome, c'est-à-dire, isolé dans le moment de l'action,

devrait créer ses propres points de références, se débarrassant des vestiges figés et usés du

langage pour en former son propre système de signification. Mais la fin de la pièce ne semble

offrir aucune issue de ce dilemme puisque les indications scéniques précisent un retour au

même “dialogue” du début de la première scène sauf avec changement des personnages : “[. . .]

La pièce recommence avec les Martin, qui disent exactement les répliques des Smith dans la

première scène, tandis que le rideau se ferme doucement”. RIDEAU (Cantatrice 81).

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Or, qu'est devenue la cantatrice chauve ? Qu'a-t-elle chanté ? A-t-elle chanté le glas du

langage ? Il paraît que le hasard, le lapsus d'un acteur pendant une présentation, a créé ce titre

qui n'a aucun rapport avec le contenu, ce qui est tout à fait symptomatique de cette pièce.

Comme les personnages qui ne parlent que pour dire des choses insolites, Ionesco est hanté par

les abus du langage et nous propose un discours qui dénonce son propre limite de

communication. Pour le lecteur qui est habitué à une forme traditionnelle du théâtre et de

l'écriture, “l'excès” du non-sens qui provoque peut-être un rire excessif “n'éclate que depuis le

renoncement absolu au sens” (Derrida 376).

Ainsi la maîtrise du langage se glisse autour des personnages. L'aspect volatile du

langage devient plus clair et abordable pour le lecteur s'il le considère comme un “bavardage”

du “on”, indépendant du sujet parlant. Notre perception de la réalité et même de notre propre

identité dépend directement du langage qui est l'intermédiaire et l'interprète entre nos

perceptions et le discours préformulé qui s'ensuit. Le cadre de La Cantatrice chauve est

incorporé dans le discours monolithique qui éclipse le dialogue, et ces monologues se heurtent

constamment les uns contre les autres, ainsi troublant la communication. Le discours est même

suspendu en l'air, on ne saurait attribuer ni à l'un ni à l'autre interlocuteur les phrases

incohérentes, car les personnages entendent et répètent ce qui est dit par d'autres et à leur tour

reprendront la même matière dans ce processus cyclique sans issue. C'est un langage qui est

donc devenu ou est déjà inauthentique parce que le sens originel n'est plus ou n’a jamais été

compréhensible à cause de l'obstacle du “bavardage”. Y a-t-il une issue du “bavardage” pour

Ionesco ? La fin de la pièce qui ne fait que renvoyer au début semble annoncer que non : “Der

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Mensch spricht [. . .] Die Sprache selbst ist [. . .] Die Sprache spricht [. . .]”. (Heidegger,

Unterwegs zur Sprache 11-16).

Ouvrages cités Bergson, Henri. Le Rire: Essai sur la signification du comique. Paris: Alcan, 1913. Derrida, Jacques. L'Écriture et la différence. Paris: Seuil, 1967. Durand, Thierry. "Diderot et Heidegger: La Poétique Du Bavardage dans Jacques le Fataliste et Son Maître." Diderot Studies XXIV (1991): 67-84. Foucault, Michel. Les Mots et les choses: Une Archéologie des sciences humaines. Paris: Gallimard, 1966. Gaffiot, Félix. Dictionnaire Latin-Français. Paris: Hachette, 1934. Heidegger, Martin. Être et temps. Trad. François Vezin. Paris : Gallimard, 1986. ---. Unterwegs Zur Sprache. Pfullingen: Neske, 1959. Heitmann, Klaus. "Ein Theater der einfachen Wahrheiten." Romanische Forschungen 112 (2000) 470-494. Hubert, Marie-Claude. Eugène Ionesco. Paris: Seuil, 1990. Ionesco, Eugène. Journal en miettes. Paris : Mercure de France, 1967. ---. La Cantatrice chauve. Paris : Gallimard, 1945. 19-56. ---. Notes et contre-notes. Paris : Gallimard, 1966. Issacharoff, Michael. "Bobby Watson and the Philosophy of Language." French Studies Volume XLVI.No.3 (1992): 272-79.