Barthelemy-L'Heritage Contre La Famille de l'Anthropologie a l'Economie Des Approches Plurielles

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INTRODUCTION L'heritage contre la famille ? De l'anthropologie a l'economie, des approches plurielles Tiphaine Barthelemy de Saizieu Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Sociétés contemporaines » 2004/4 n o 56 | pages 5 à 18 ISSN 1150-1944 ISBN 2747577643 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2004-4-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Tiphaine Barthelemy de Saizieu, « Introduction. L'heritage contre la famille ? De l'anthropologie a l'economie, des approches plurielles », Sociétés contemporaines 2004/4 (n o 56), p. 5-18. DOI 10.3917/soco.056.0005 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.160.170.70 - 23/04/2016 01h59. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.160.170.70 - 23/04/2016 01h59. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

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Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | « Sociétés contemporaines »

2004/4 no 56 | pages 5 à 18 ISSN 1150-1944ISBN 2747577643

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2004-4-page-5.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Sociétés Contemporaines (2004) n° 56 (p. 5-18) 5

INTRODUCTION

L’HERITAGE CONTRE LA FAMILLE ? DE L’ANTHROPOLOGIE A L’ECONOMIE,

DES APPROCHES PLURIELLES

En 1892, dans un article bien connu consacré aux transformations de la famille, Durkheim pronostiquait la fin de l’héritage et la disparition d’un droit successoral qu’il ne concevait plus que comme survivance d’un « communisme familial » ar-chaïque. « Les choses cessent de plus en plus d’être un ciment de la société domesti-que, écrivait-il. Nous ne sommes attachés à notre famille que parce que nous som-mes attachés à la personne de notre père, de notre mère, de notre femme, de nos en-fants. » La taille des groupes familiaux n’ayant cessé de se restreindre, les personna-lités tendent à s’y affirmer davantage tandis que se dissout le sentiment d’une cons-cience commune autrefois lié à la nécessité de conserver et de perpétuer un patri-moine commun. Dès lors, les liens entre les personnes étant de moins en moins fon-dés sur la richesse matérielle, la transmission de celle-ci devient inutile, voire insup-portable tant elle apparaît « contraire aux conditions morales de la vie sociale » – contraire notamment à l’idée « qu’il ne doit y avoir d’autres inégalités que celles qui dérivent de la valeur personnelle de chacun ». Ce sont là des phénomènes qui, pour le sociologue, traduisent des évolutions inéluctables et ne peuvent par conséquent que s’accentuer. Il affirme ainsi avec une grande sûreté « … un jour viendra où il ne sera pas plus permis à un homme de laisser, même par voie de testament, sa fortune à ses descendants, qu’il ne lui est permis (depuis la Révolution Française) de leur laisser ses fonctions et ses dignités 1. »

Un siècle plus tard, la prédiction peut faire sourire. Les transferts héréditaires de patrimoine n’ont cessé, dans la seconde moitié du XXe siècle, de se développer pour gagner des fractions toujours plus larges des populations 2 et les enquêtes menées récemment en France témoignent d’inégalités persistantes dans la répartition de ces

1. E. Durkheim : La famille conjugale (1892), Textes, t. 3, Paris, Minuit, 1975. Voir aussi les com-

mentaires de F.de Singly sur cet article in : Sociologie de la famille, Paris, Nathan, 1993, p. 5-15. 2. Plus de 80% des défunts laissent quelque chose à la fin de leur vie. Cf. A. Lafferrère et P. Monteil :

« Le patrimoine à la fin de la vie », INSEE Première, 344, Oct. 1994, et Revenus et patrimoines des ménages, Synthèses n° 65, Paris INSEE, 2002.

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patrimoines que ne parviennent à expliquer ni l’éventail des revenus ni l’âge de leur possesseur 3. Lois et décrets d’autre part ont généralement dépoussiéré dans nombre de pays européens un droit successoral souvent vétuste pour l’adapter aux configura-tions et aux besoins des familles contemporaines 4 ; offices notariaux et numéros spéciaux de magazines s’en font abondamment l’écho qui régulièrement prodiguent au grand public informations et conseils sur les meilleurs façons de transmettre, au moindre coût fiscal, sa fortune à ses enfants, compagnons, petits enfants et autres ayant droits. Les transmissions héréditaires, donc, se portent bien.

Jouent-elles pour autant le même rôle qu’autrefois ? Il est permis d’en douter tant il est indéniable que les familles ont changé et que ces changements semblent suivre, depuis près de deux siècles, le même ligne directrice. Le point de vue mis en avant par Durkheim d’une famille « relationnelle » ne fait que rejoindre celui de Tocque-ville, quelques soixante ans plus tôt, l’un et l’autre trouvant leur prolongement dans les analyses les plus récentes des sociologues de la famille aujourd’hui. De Tocque-ville à Durkheim, la continuité des propos est saisissante 5 – à ceci près que ce der-nier se situe dans une perspective évolutionniste ; le premier, dans une perspective structurale et comparative. Pour Tocqueville, on le sait, l’opposition entre principe hiérarchique – propre aux sociétés d’Ancien Régime – et principe égalitaire – tel qu’il l’observe dans la démocratie américaine de son temps – correspond à une op-position analogue dans les mœurs et dans l’organisation de la famille : dispositif central dans les premières, l’héritage est relégué, dans une société démocratique, au rang de phénomène mineur. Aux intérêts matériels qui lient les parents selon un or-dre hiérarchique et les soumet à la tradition, la démocratie substitue « l’amour fi-lial », la « tendresse fraternelle » et le jugement personnel, libérant du même coup l’individu des réseaux de dépendances qui l’enserraient : « C’est par la communauté des souvenirs et la libre sympathie des opinions et des goûts que la démocratie atta-che les frères les uns aux autres. Elle divise leur héritage mais permet que leurs âmes se confondent ». Tocqueville en nourrit sans doute des inquiétudes sur le devenir du lien social ; pas sur celui de la famille : la démocratie « rapproche les parents » 6.

Plus d’un siècle après, le développement de la sociologie contemporaine de la famille est pourtant né d’un sentiment de rupture et de bouleversement radical dû notamment, à partir de la fin des années 60, à l’éclatement des familles nucléaires, à la désinstitutionalisation de l’alliance, à l’accroissement des naissances hors ma-riage, à l’apparition de configurations familiales variées et souvent inédites, etc. Comme on le sait, loin d’accréditer l’idée de « crise » qui leur a généralement servi de point de départ 7, ces travaux n’ont fait au contraire que conforter, en les déve-

3. S. Lollivier et D. Verger : « Patrimoines des ménages : déterminants et disparités », Economie et

Statistiques, 296-297, 1996, p. 13-31. 4. En témoigne en France la loi du 3 Décembre 2001 portant notamment sur les droits des conjoints et

ceux des enfants adultérins. 5. Pour une analyse plus précise des similitudes de point de vue entre Durkheim et Tocqueville sur les

transformations de la famille, cf. C. Ciccelli-Pugeault et V. Cicchelli : Les théories sociologiques de la famille, Paris, La Découverte, 1998.

6. De la démocratie en Amérique, Paris, folio Gallimard, t. 2, 2003, p. 272. 7. L’idée de crise étant liée à une conception normative de la famille nucléaire, comme étant le propre

des sociétés industrielles. Contre ce point de vue, défendu notamment par Talcott Parsons, se sont élevés un certain nombre de sociologues de la famille. Cf. M. Segalen : Sociologie de la famille,

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loppant, les points de vue de Tocqueville et de Durkheim, la famille en somme n’ayant perdu en rigidité que pour gagner en « authenticité ». Ainsi, plus que jamais aujourd’hui, la famille apparaît comme le lieu par excellence de relations fondées sur la sincérité des sentiments, construites et reconstruites par les individus eux-mêmes, et non structurées de l’extérieur par des contraintes qui s’imposeraient à eux. Ses fonctions économiques ou sociales se sont peut-être diluées, mais c’est parce qu’elle remplit avant tout une fonction identitaire : « moins comme institution que comme espace des relations affectives (…), la famille contemporaine est au cen-tre de la construction de l’identité individualisée 8 ». Or cet espace ne peut pleine-ment remplir cette fonction de réassurance de soi que parce que les relations qui s’y génèrent sont elles aussi spécifiques : ici, point de calcul, de stratégies ni de soumis-sion à des règles collectives, mais de la gratuité, de l’amour, des sentiments – autre-ment dit, de l’intersubjectivité. Sans doute n’est-il pas fortuit à cet égard que l’objet famille, devenu affaire de sujets, tende aujourd’hui à s’évader du champ de la socio-logie pour investir toujours davantage celui de la psychologie, voire de la psychana-lyse.

Qu’en est-il alors de l’héritage ? Qu’affects et sentiments modèlent les familles signifie-t-il pour autant qu’ils y gouvernent aussi la manière dont s’y accumulent, s’y répartissent et s’y redistribuent les richesses ? Les transmissions patrimoniales, quel qu’en soit le contenu, n’auraient-elles pour seule fonction aujourd’hui que d’entretenir la mémoire des morts, de témoigner de la place occupée par chaque en-fant dans sa famille d’origine 9 ? Cet aspect psychologique des choses n’est certes pas à négliger mais, tout particulièrement lorsqu’il tend à occulter d’autres aspects, plus matériels, de l’héritage, il est aussi révélateur des normes à travers lesquelles nos sociétés se donnent à voir, qui excluent nécessairement de l’espace familial tout ce qui a trait à l’intérêt et à l’argent 10 et qui le retranchent du même coup de l’espace social. Entre famille désintéressée et société mercantile, le hiatus apparaît béant. Il y a solution de continuité entre deux modes d’organisation, l’un fondé sur l’égalité et les « purs » sentiments des individus ; l’autre fondé sur la contrainte et générateur d’inégalités sur lesquelles les individus n’auraient pas de prise 11.

Mais l’héritage c’est aussi et, serait-on tenté de dire, surtout de l’argent, des biens, du pouvoir – toutes choses qui ne contribuent pas peu à la dévolution des sta-tuts sociaux. Dissocier famille et société, relations intimes et transactions économi-

Paris, A.Colin, 1981 et R. Sennett : Familles dans la ville, les classes moyennes de Chicago à l’ère industrielle (1872-1890), Encres, 1980 (tr. fr.).

8. F. de Singly : Le soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996, p. 14. 9. Cf. dossier de l’hebdomadaire Le Point sur l’héritage, 18 Juin 2003. 10. Sur la fonction normative de l’ opposition entre l’amour et l’argent, voir A. Gramain et F. Weber :

« Modéliser l’économie domestique », in ibid. : Les solidarités familiales en question, Paris, La Découverte, 2003.

11. C’est ainsi que, constatant l’écart persistant entre l’éventail des revenus et l’éventail des patrimoi-nes, D. Kessler et A. Masson avancent un certain nombre d’explications, pour constater que c’est là un phénomène qui reste à plus de 30% inexpliqué. Cf. : « Le patrimoine des Français : faits et controverses », Données Sociales, 1990, p. 156-166.

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ques n’est dès lors plus un point de vue tenable 12. D’une part parce que l’héritage réintroduit des enjeux objectifs au sein de relations qui ne peuvent alors plus appa-raître comme purement subjectives ; d’autre part parce qu’il oblige à se poser la question des liens entre les processus de redistributions patrimoniales au sein des familles et ceux qui, plus globalement, contribuent à perpétuer, à réduire ou à modi-fier, les inégalités sociales. Ces liens seraient-ils, comme le pensait Durkheim, contraires « aux conditions morales » de la vie sociale ? Force est de constater au-jourd’hui que cette hypothèse apparaît surtout comme révélatrice des décalages exis-tant entre ces conditions et leur mise en forme dans les représentations collectives – décalages qui ont pendant longtemps fait de l’héritage un « refoulé de la narration modernitaire » 13. Quant à la nature des rapports entre transferts héréditaires de pa-trimoine et modes d’organisation sociale, c’est précisément ce qui pose question.

Dans cette perspective, l’ambition première de ce numéro de Sociétés Contempo-raines est de souligner à quel point les transmissions patrimoniales, parce qu’elles mettent en jeu tout à la fois des individus, des relations de parenté, des normes juri-diques, des principes moraux et des intérêts économiques permettent de « re-socialiser » la famille et de s’interroger sur la pluralité des logiques qui y sont à l’œuvre. Ce numéro s’inscrit en ce sens pleinement dans une tendance qui s’affirme aujourd’hui à la redécouverte de l’héritage et plus généralement de l’argent comme objet de recherche dans les sciences sociales 14. La question commence en effet à se poser du bien fondé de la dissociation jusqu’à présent opérée, dans la manière de penser la famille, entre les relations entre les personnes d’une part, nécessairement conçues en terme de « sentiments », et les relations entre les personnes et les choses, non moins nécessairement conçues en termes de rationalité économique. Entre les affects et les choses, l’expression des sentiments, le jeu des intérêts et l’environ-nement matériel, social ou symbolique dans lequel ils trouvent à s’exprimer, n’y au-rait-il pas de lien ? En d’autre termes, pourquoi les relations entre les personnes re-lèveraient-elles de la subjectivité pure, sans que s’y mêlent des réalités plus objecti-ves – fussent-elles inconscientes – et inversement, pourquoi les relations entre les personnes et les choses renverraient-elles à une logique économique, à l’exclusion de toutes autres considérations, sociales, symboliques ou affectives ? L’anthropo-logie économique avait en son temps montré comment pouvaient être étroitement intriqués, dans des contextes sociaux et culturels différents, des champs d’activités qui, dans les sociétés occidentales, étaient à priori perçus comme distincts 15. Mais le sont-ils toujours et le sont-ils dans l’esprit des acteurs ? Ce sont là des questions que l’étude des pratiques d’héritage incite à se poser pour tenter de comprendre com-

12. Pour reprendre l’hypothèse centrale des travaux de Viviana Zelizer. Cf. « Transactions intimes »,

Genèses 42, Mars 2001 p. 121-144. Je remercie Christine Langlois à qui je dois cette référence bi-bliographique.

13. A. Gotman : Hériter, Paris, 1988, p. 49 ; sur les « facteurs d’invisibilité de l’héritage », voir aussi du même auteur : « Le présent de l’héritage », dans H. P. Jeudy (ed.) Patrimoines en folies, Paris, éditions de la MSH, 1990.

14. Cf. F.Weber : « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnogra-phie économique après le grand partage », Genèses 41, Déc.2000, p. 85-107. En témoigne égale-ment un récent appel d’offre du CNRS sur les transmissions patrimoniales ou encore un numéro en préparation de la revue Terrain sur les familles et l’argent.

15. Cf. C. Arensberg et K. Polanyi, : Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris, Larousse, 1975.

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ment raison économique, sentiments et relations sociales ne sont peut être pas tout à fait étrangers les uns aux autres, mais renvoient à des déterminations multiples, qui sans nul doute sont à rechercher bien au delà de l’échelle individuelle.

Plus précisément, l’objectif de ce numéro est double. Il s’agit tout d’abord de partir du terrain, de l’analyse de cas concrets, pour met-

tre en lumière la diversité des processus de transmission patrimoniale et de leurs en-jeux. En ce sens, les articles présentés ici visent moins à élaborer une théorie de l’héritage en général que de présenter et d’analyser des données susceptibles de re-nouveler la réflexion autour des notions de famille, et de patrimoine et de transmis-sion. Rien de tel, pour ce faire, que de partir très prosaïquement des questions sui-vantes : qui transmet quoi, à qui, comment et pourquoi dans un contexte donné ? Les quatre exemples présentés ici sont, à cet égard, riches d’enseignements quant à la pluralité des pratiques observées localement, à la manière dont elles s’articulent et évoluent au cours du temps.

Le cas de la Vendée rurale étudié par B. Carteron témoigne de la coexistence, au sein d’un même espace, de trois modes de transmissions qui renvoient à des statuts sociaux et à des types de patrimoine différents mais n’en sont pas moins étroitement dépendants les uns des autres, à l’image des rapports hiérarchiques qu’analyse l’au-teur entre grands propriétaires, fermiers et métayers et petits propriétaires paysans. Les pratiques successorales, sur fond d’éthique paysanne égalitaire, sont indissocia-bles des modes de domination sociale comme en témoigne l’évolution des rapports entre propriétaires et fermiers qui a pour corollaire une transformation des enjeux de l’héritage et de sa mise en œuvre pour chacun des groupes en présence.

Ces enjeux multiples et souvent contradictoires, les longues négociations et les compromis qui en résultent apparaissent encore, à l’échelle de chaque exploitation cette fois, dans le cas des viticulteurs de la région de Cognac, dont C. Bessière ana-lyse minutieusement les « arrangements de famille ». Les transmissions patrimonia-les apparaissent dès lors comme des processus longs, fruit tout à la fois des contrain-tes économiques auxquelles doivent faire face les exploitants, des trajectoires scolai-res et professionnelles à l’intérieur des réseaux familiaux, des valeurs morales et des sentiments qui s’y manifestent. Aimer et calculer ne sont pas ici exclusifs l’un de l’autre – ce qui ne facilite pas pour autant le déroulement des successions.

Quant au cas de la Réunion, présenté par H. Paillat-Jarusseau, on peut y observer un ordre de diversité où se mêlent ethnicité, rapports sociaux issus de l’ancienne économie de plantation, trajectoires professionnelles et force des solidarités de pa-rentèle. Si Cafres, Petits Blancs et Malabars n’ont pas le même rapport à la terre, nouvellement redistribuée dans le cadre d’une réforme foncière, leurs pratiques n’en témoignent pas moins d’un décalage par rapport aux objectifs de cette dernière : le patrimoine est moins perçu comme le support d’une activité économique – ici agri-cole – que comme le moyen de construire une résidence pour chaque enfant autour de celle des parents. Le maintien de solidarités parentélaires prévaut ici sur celui d’une entreprise économique viable.

À ces études monographiques fait écho le travail statistique de L. Arrondel et C. Grange sur un échantillon de lignées masculines en Loire-Atlantique. Le propos des auteurs n’est pas de mettre à jour des spécificités locales, ni des articulations complexes de facteurs susceptibles d’influer sur les transmissions patrimoniales,

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mais de mesurer l’évolution de la valeur des successions d’une génération à l’autre. La comparaison du patrimoine que possèdent les fils par rapport à celui que possé-daient leurs pères, voire leurs grands-pères, fait alors apparaître un phénomène – dûment quantifié ici – de « régression vers la moyenne » des capitaux détenus d’une génération à l’autre qui tendrait à montrer, pour résumer sommairement, que l’héri-tage n’empêche pas les « riches » de s’appauvrir ni – dans une moindre mesure – les « pauvres » de s’enrichir. Est-ce à dire – pour extrapoler le propos des auteurs – que l’héritage ne joue, somme toute, qu’un rôle mineur dans l’inégale distribution des patrimoines repérable à un moment donné du temps ? Voilà une question qui prête à débats théoriques et à discussions de méthode entre tenants d’approches différentes.

Faire se croiser, sur un même objet, des points de vue qui trop souvent au cours du temps ont eu tendance à s’ignorer, tel est bien le second objectif de ce numéro. Il regroupe des contributions qui, tantôt synthétisent, tantôt s’inscrivent dans des tradi-tions disciplinaires différentes, à savoir ici, celles de l’ethnologie, de la sociologie et de l’économie. Sans brosser un panorama exhaustif des travaux qui, directement ou indirectement, ont abordé la question des transmissions intergénérationnelles, on peut néanmoins distinguer – en schématisant à l’extrême – trois types d’approches : une approche structurale, une approche en termes de reproduction sociale ou une ap-proche davantage centrée sur la rationalité économique des comportements indivi-duels 16.

La première a surtout été le fait de travaux menés dans les années 1970-80 sur les sociétés paysannes européennes, à la charnière de l’histoire, de l’anthropologie et de la sociologie, car on ne saurait trop rappeler le contexte de pluridisciplinarité qui en a été à l’origine. Les travaux de trois auteurs apparaissent à cet égard comme ré-trospectivement fondateurs : ceux de P. Bourdieu sur le Béarn 17, qui faisaient de l’héritage l’un des déterminants majeurs de la reproduction économique et sociale des familles et par là, de l’organisation de la société locale ; ceux d’E. Le Roy Ladu-rie qui, sur la base des recherches de J. Yver, proposait une analyse structurale des liens entre coutumes successorales et modes d’organisation familiale sous l’Ancien Régime 18 ; ceux de C. Levi-Strauss enfin, qui empruntait aux médiévistes la notion de maison pour tenter de comprendre comment, dans certaines sociétés, intérêts économiques et politiques pouvaient s’exprimer dans le langage de la parenté et donner lieu à la construction d’entités sociales à l’intérieur desquelles la filiation n’avait pas un rôle déterminant 19. S’en est suivi un nombre important de monogra-phies, en France et en Europe, généralement très localisées, qu’on ne saurait évoquer ici dans le détail. Rappelons seulement la grande question qui leur a servi de fil di-recteur, à savoir celle de l’égalité ou de l’inégalité des partages, ici pris comme « phénomène social total », renvoyant tout à la fois à des représentations de la paren-

16. Pour un panorama plus exhaustif des travaux menés sur l’héritage dans l’ensemble des sciences

économiques et sociales, on se référera à l’ouvrage d’A. Gotman (op. cit). 17. P. Bourdieu : « Célibat et condition paysanne », Etudes Rurales, 5-6, 1962 : 32-136. 18. E. Le Roy Ladurie : « Système de la coutume. Structures familiale et coutume d’héritage en France

au XVIe siècle « , Annales ESC, 27 (4-5) :825-846. 19. C. Levi-Strauss : « L’organisation sociale des Kwakiutl », in : La voie des masques, Paris, Plon,

1979 ; voir aussi : F. Zimmermann, chapitre sur « La maison et la dot », in Enquête sur la parenté, Paris, PUF, 1993.

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té, à des configurations matrimoniales, à des structures foncières, des rapports à la terre et à la localité différents 20. Les débats certes ont été nombreux, tant entre eth-nologues qu’entre ethnologues et historiens, sur l’importance respective des coutu-mes, d’une part et des principes de légitimité auxquelles elles se référaient 21, des facteurs démographiques et économiques, d’autre part 22, pour rendre compte de la pluralité des pratiques de dévolution et de leurs variations dans le temps. Il n’en reste pas moins que, tant par sa connaissance acquise des terrains lointains en ma-tière de parenté que par les méthodes ethnographiques mises en œuvre, l’anthropo-logie a joué en ce domaine un rôle moteur. On peut noter à cet égard que si l’anthropologie peut ainsi aborder de front la question des transmissions patrimonia-les aujourd’hui – circonscrite, il est vrai, à des sociétés paysannes, qui apparaissent à l’époque comme les derniers bastions de la « tradition » au sein de la modernité – c’est peut-être qu’elle adopte pour ce faire une perspective relativiste : le propos n’est pas de classer les pratiques en fonction de leur plus ou moins grand écart par rapport à une norme morale ou fonctionnelle (ce qu’elles devraient être dans une so-ciété égalitaire et démocratique), mais de s’interroger sur les représentations de la parenté et de l’alliance et plus généralement sur les visions du monde qu’elles mani-festent.

L’intérêt de ces travaux pour le lecteur contemporain tient en premier lieu à ce qu’ils ont su éviter l’écueil d’une typologie uniformisante 23 pour combiner une mé-thode ethnographique fondée sur des terrains de longue durée – à même de mettre en évidence la grande diversité des pratiques et de resituer celles-ci dans leur contexte – et une approche comparative soucieuse tout à la fois de mettre à jour des invariants, de construire des modèles et de comprendre la logique de transformation de ces mo-dèles dans l’espace et dans le temps 24. L’extrême souci du détail est frappant dans la plupart de ces monographies qui restituent au cas par cas le parcours, le regrou-pement, l’acquisition, la vente et la dispersion des terres le long des généalogies pour en dégager les régularités et tenter d’en percevoir les déterminants (stratégies matrimoniales, démographie, conjoncture économique, etc.) 25. Le fait, bien enten-du, que les patrimoines soient essentiellement fonciers facilite le recueil d’infor-mations précises – les cadastres pouvant suppléer, dans une certaine mesure, au si-lence des discours. Mais la pertinence des données recueillies tient moins, on le sait, à l’objet lui-même qu’au regard qu’on lui porte. L’ethnographie est d’abord une

20. Pour une vue synthétique des travaux menés à cette époque sur l’héritage, cf. G. Augustins : Com-

ment se perpétuer ? devenir des lignées et destins des patrimoines dans les sociétés paysannes eu-ropéennes, Paris, Société d’Ethnologie, 1989, ou encore le n° spécial d’Études Rurales consacré à la terre, 110-111-112, 1988.

21. G. Augustins, op. cit. p. 19-23. 22. Cf. B. Derouet : « Pratiques successorales et rapport à la terre : les sociétés paysannes d’Ancien

Régime », Annales ESC, 1, 1989. 23. En témoignent les critiques adressées à l’époque à la notion de « ménage » et aux typologies qui en

ont résulté. Cf. G. Lenclud : « Des feux introuvables. L’organisation familiale dans un village de la Corse traditionnelle », Etudes Rurales, 76, p. 7-50.

24. Sur la construction d’un modèle d’héritage lié à une configuration particulière d’alliance, cf. par exemple P. Lamaison : « Les stratégies matrimoniales dans un système complexe de parenté », An-nales ESC 4, 1979, p. 721-743.

25. Cf. entre autres : M. C. Pingaud : « Terres et familles dans un village du Châtillonnais », Etudes Rurales 42, p. 52-104.

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« activité perceptive » 26 qui consiste à rendre signifiants des faits anodins et à intro-duire des écarts différentiels entre des pratiques et des comportements jusqu’alors perçus comme formant une masse homogène et indifférenciée. Rien n’interdit dès lors d’envisager tout ce qu’une telle démarche pourrait apporter à la description et à l’analyse des processus de transmission portant sur d’autres biens que la terre, comme le laissent entrevoir les observations de C. Bessière sur les viticulteurs de Cognac – observations qui pourraient aisément s’exercer sur des entreprises, artisa-nales, industrielles ou commerciales.

Le second apport de ces travaux – héritage de l’ethnologie lointaine – tient à une approche du fait familial en termes de parenté et non plus exclusivement en termes de groupe de résidence. Plus précisément, les anthropologues n’ont eu de cesse de montrer à quel point les pratiques successorales traduisaient la diversité des articula-tions entre principe de résidence et principe de filiation et, de ce fait, la diversité des entités que le vocable « famille » était, selon les cas, susceptible de recouvrir : mai-son, lignée patrimoniale, lignage ou parentèle 27. Ces concepts, certes, ont été forgés à partir de l’ethnographie de sociétés naguère qualifiées de traditionnelles. Mais nombre de travaux récents témoignent qu’ils peuvent être adaptés à des contextes urbains contemporains 28, où ils permettent notamment de s’interroger sur le rôle joué par la parenté dans la façon dont peuvent être perçues les frontières – ou la po-rosité des frontières – entre espace public et espace privé.

Si l’on peut enfin qualifier de structural le point de vue commun à la plupart de ces travaux, c’est en vertu du caractère systématique des correspondances qu’ils font apparaître, d’un lieu à l’autre, entre des ordres des faits en apparence distincts. C’est en ce sens qu’on a pu opposer « les systèmes à parentèles » et les « systèmes à mai-sons ». L’articulation, dans les premiers, entre l’égalité des partages, une conception de la propriété liée à la multiplicité de ses usages, l’importance du faire-valoir indi-rect, l’extrême mobilité des groupes domestiques enfin qui s’oppose à la relative stabilité des parentèles, témoigne d’une configuration d’éléments sujets à de multi-ples variations selon les régions, mais que l’on retrouve dans ses grandes lignes dans toutes les zones où prévaut une éthique égalitaire. Inversement, dans les zones où la transmission préciputaire semble au contraire aller de soi, apparaissent d’autres conceptions de la famille – liées à la résidence, d’où la notion de « maison » – et de la propriété (où l’usage de la terre est au contraire fonction de sa possession) 29. Ce

26. F. Laplantine : La description ethnographique, Paris, Nathan, 1996. 27. Sur ce que recouvrent les concepts de parenté en anthropologie, cf. M. Augé : Les domaines de la

parenté, filiation, alliance, résidence, Paris, François Maspero, 1975, et P. Bonte et M. Izard : Dic-tionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 1991.

28. Cf. F. Weber : « Pour penser la parenté contemporaine », in Debordeaux Danièle et Pierre Strobel (eds) : Les solidarités familiales en question. Entraide et transmission, Paris, LGDJ, coll. « Droit et Société », vol. 34, 2002, p. 73-106.

29. Parmi les nombreuses monographies qui ont contribué à élaborer ces modèles, citons : I. Chiva et J. Goy(eds.) : Les Baronies des Pyrénées, I : Maisons, modes de vie, société. Paris EHESS, 1981 ; E. Claverie et P. Lamaison : L’impossible mariage. Violence et parenté en Gévaudan, XVIIe -XVIIIe

siècles, Paris Hachette, 1982 ; M. Segalen : Quinze générations de Bas-Bretons. Mariage, parenté et société dans le Pays bigouden sud (1720-1980), Paris, PUF, 1985 ; Sur la construction de ces modèles : cf. Augustins G. : « Division égalitaire des patrimoines et institution de l’héritier », Ar-chives Européennes de Sociologie, XX,1979, p. 127-141 et « Esquisse d’une comparaison des sys-

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souci de modélisation ne saurait pour autant se confondre avec le structuralisme, d’une part en raison du rôle joué dans les études rurales, depuis les années soixante, par le marxisme, qui n’a pas peu contribué à l’attention portée aux facteurs écono-miques dans l’interprétation des transmissions 30 ; d’autre part et surtout parce que les modèles de transmission élaborés restaient des modèles empiriques, qui tentaient de rendre compte au plus près tant des réalités de terrain, telles qu’elles pouvaient être perçues par l’observateur, que du sens indigène des pratiques – autrement dit des évidences collectivement partagées susceptibles de conférer du sens aux prati-ques individuelles. Problématiques et questionnements ont certes changé au-jourd’hui, qui font la part belle aux « sujets » et à leurs aspirations ; à l’événement, aux singularités dont il est porteur et à la façon dont il peut infléchir les parcours in-dividuels et familiaux 31 ; du fait aussi d’une réflexivité accrue des sciences sociales qui porte à relativiser les données recueillies en fonction de la situation d’enquête – et de l’enquêteur. Faut-il pour autant renoncer à toute ambition structurale, à toute tentative d’élaboration de modèles permettant – à tout le moins à titre hypothétique – le passage du particulier au général ? On ne saurait oublier que les données re-cueillies par le biais d’une enquête qualitative dans un cadre restreint, parce qu’elles résultent d’un « jeu sur la distance » 32 sont précisément celles qui se prêtent le plus à une contextualisation systématique, c’est à dire à l’établissement de relations entre des phénomènes qui, vus de plus haut, resteraient imperceptibles, mais qui, vus de trop près, par les acteurs eux-mêmes, ne se donnent souvent que comme autant d’émanations individuelles ou singulières 33. En ce sens, l’exemple de la Vendée qu’analyse B. Carteron tend à illustrer ici tout ce que peut apporter une approche al-liant synchronie et diachronie, familiarité et distanciation, observation de cas parti-culiers et mise en évidence des cadres sociaux – faits de parenté et de rapports de domination – dans lesquels ils s’insèrent.

Mais l’anthropologie ne saurait ignorer non plus les critiques dont elle a été l’objet de la part des sociologues qui, dans le sillage de P. Bourdieu, ont opposé à la notion de règle celle de stratégie, et à celle de structure celles d’usages et de fonc-tions 34. C’est l’accent mis sur la diversité géographique et culturelle des pratiques d’héritage qui a été vivement remis en cause, ainsi que la propension qu’ont eue cer-tains anthropologues à concevoir les populations sur lesquelles ils travaillaient – au sein d’espaces restreints, voire d’« isolats » – comme des groupes homogènes et à

tèmes de perpétuation des groupes domestiques dans les sociétés paysannes européennes », Archi-ves Européennes de Sociologie, XXIII,1982, p. 39-69.

30. En témoignent les travaux de J. Goody, de Production and reproduction. A comparative study of the the domestic domain, Cambridge University Press, 1996, à Famille et mariage en Eurasie, Pa-ris, PUF, 2000.

31. Sur le développement d’une anthropologie critique, cf. A. Bensa : De la micro-histoire vers une anthropologie critique, dans : J. Revel : Jeux d’échelles, Paris.

32. Pour reprendre l’expression de B. Lizet et G. Ravis-Giordani in : Des bêtes et des hommes. Le rap-port à l’animal : un jeu sur la distance, Paris, CTHS, 1995.

33. Sur l’affirmation, contre certaines thèses post-modernes, de différences entre savoir anthropologi-que et savoir indigène, cf. K. Hastrup : « The native voice and the anthropological vision », Social anthropology, 1993, 1-2, p. 173-186.

34. Cf. P. Bourdieu : « Les usages sociaux de la parenté », in : Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 271-331.

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priori dotés de réalité sociologique 35. Peut-on soustraire l’héritage de ses enjeux économiques, des rapports de force qu’ils sous-tendent entre individus et classes so-ciales, qui ne sont eux-mêmes perceptibles que si l’analyse franchit les limites d’un espace géographique défini à priori ? Victime d’un « culturalisme », lié à ses origi-nes coloniales et folkloristes, le point de vue anthropologique aurait en somme eu-phémisé le social – quand il ne l’aurait pas purement et simplement masqué. Ces cri-tiques ont correspondu à la fois à un progressif repli des problématiques relatives à l’héritage et à un déclin des études rurales, tandis que les sociologues, dans la mou-vance de P. Bourdieu, se tournaient vers l’analyse des stratégies de reproduction et des modes de domination sociale et mettaient l’accent sur tout ce qui, à côté des biens matériels tangibles, pouvait y concourir – capital scolaire, culturel, social ou symbolique 36. Ce sont dès lors d’autres formes de transmission – des responsabili-tés professionnelles ou syndicales, des postes, des honneurs, de l’excellence sco-laire 37, etc. – qui ont été abordées, ainsi que la façon dont logiques institutionnelles, familiales et sociales pouvaient se rencontrer et s’épauler implicitement, reprodui-sant, d’une génération l’autre, la structure hiérarchisée des positions respectives oc-cupées par individus et groupes dans le champ social. On ne saurait bien entendu résumer en quelques lignes l’ensemble des travaux menés dans cette perspective dont les recherches en cours sur l’héritage retiendront l’une des hypothèses majeu-res, à savoir la diversité des composantes – matérielles, mais surtout immatérielles – des patrimoines qui ne se réduisent pas à la possession individuelle d’un capital éco-nomique tant elles sont indissociables des divers réseaux de relations qui sous-tendent le capital social, culturel ou symbolique, facilitent la convertibilité de ces différentes formes de capitaux et, le cas échéant, leur cumul.

Sans doute parce que les transmissions ont été abordées sous l’angle de la mobi-lité sociale, des processus et des stratégies susceptibles de la biaiser – ou de la blo-quer – les travaux des sociologues se sont en définitive peu intéressés aux patrimoi-nes matériels, à la manière dont ils étaient accumulés et redistribués au sein même des familles. Ce sont les fonctions sociales de ces biens impalpables que sont le ca-pital social ou le capital culturel qui ont retenu l’attention des chercheurs, plus que les partages tangibles des biens mobiliers et immobiliers, leurs modalités, les di-lemmes qu’ils pouvaient provoquer entre les impératifs de la filiation et ceux de l’économie 38. Si les fractions de la société les mieux pourvues en capital ont, à ce

35. Ces critiques rejoignaient celles, plus générales, de la monographie – autrement dit d’une démarche

qui consistait à concevoir comme donné un objet de recherche comme le village, dont la délimita-tion géographique ne pouvait préjuger de la pertinence sociologique. Cf. P. Champagne : « La res-tructuration de l’espace villageois », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 4, 1975.

36. P. Bourdieu : La distinction. Critique sociale du jugement de goût, Paris, Minuit, 1979. 37. Cf. P. Bourdieu : « Les modes de domination », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2-3,

1976 ; P. Bourdieu et M. de Saint-Martin : « Le Patronat », Actes de la Recherche en Sciences so-ciales, 20-21, 1978 ; S. Maresca : « La représentation de la paysannerie. Remarques ethnographi-ques sur la représentation des dirigeants agricoles », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 38, 1981.

38. À quelques exceptions près toutefois. Mentionnons notamment les travaux de M. Bauer sur la transmission des PME – cf. Les patrons de PME entre le pouvoir, l’entreprise et la famille, Paris, Interéditions, 1993, et ceux d’A. Gotman qui s’est quant à elle davantage attachée aux aspects psy-chosociologiques de l’héritage… ou de la dilapidation des héritages – op. cit. et Dilapidation et prodigalité, Paris, Nathan, 1995.

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titre, fait l’objet de nombreuses recherches, celles-ci se sont davantage centrées sur les styles de vie liés à la fortune que sur la fortune elle-même 39. En témoignent no-tamment les travaux de M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot qui, pour compter parmi les rares à s’être penchés sur la description et l’analyse de la composition et de la ges-tion des grandes fortunes, ne donnent néanmoins de celles-ci qu’une vue très globale et s’intéressent avant tout aux effets qu’elles peuvent avoir : la reproduction sociale des classes dominantes. S’ils insistent sur l’importance de l’héritage et par consé-quent de l’habitus qu’il suppose, rien n’est dit des procédés concrets de partage à l’intérieur des fratries et des parentèles, ni des « arrangements », des inégalités, des conflits, des élus et des exclus – des rapports de forces et par là de la dynamique in-terne qu’ils sont à même de produire 40. La question se pose pourtant des liens exis-tant entre inégalités sociales et inégalités successorales, entre les rapports de domi-nation internes à la famille (celle-ci pouvant revêtir des configurations très étendues) et les rapports de domination dans lesquelles individus et groupes se trouvent pris dans le champ social, entre les principes de justice enfin auxquelles les pratiques familiales se réfèrent et ceux qui sont invoqués dans d’autres champs sociaux. Les dévolutions patrimoniales, on le voit, laissent un vaste champ d’investigation ouvert aux chercheurs aujourd’hui, à l’intérieur duquel on ne peut que plaider pour une étroite imbrication des points de vue sociologiques et anthropologiques, à même de resituer les stratégies que révèlent les pratiques et les fonctions qu’elles remplissent au sein des configurations historiques sociales et symboliques qui les rendent pensa-bles et possibles.

Les silences et les tabous qui entourent l’argent ne sont, il est vrai, guères propi-ces aux investigations du chercheur dans les sociétés contemporaines. Il n’est donc pas fortuit que les deux disciplines des sciences sociales qui aient constitué les transmissions patrimoniales en objet de recherche aient été l’anthropologie et l’histoire. Les méthodes de la première, alliant immersion longue au sein d’un groupe social restreint et dépouillement de cadastres, permettaient d’articuler faits et représentations, tels qu’ils pouvaient ressortir des observations directes, des discours et des documents officiels. Les historiens, quant à eux, ont mis à profit l’importance des matériaux que leur offraient les archives qui, tels les actes notariés, archives de l’enregistrement, chartes, aveux, livres de comptes, inventaires après décès etc., pouvaient être riches de détails concernant la dévolution des fortunes à différentes époques. On ne saurait retracer ici la genèse et le foisonnement des recherches me-nées par les historiens sur les transmissions, mais on constatera seulement à quel point les archives ont été utilisées dans des perspectives différentes selon les pério-des considérées. Médiévistes et modernistes, souvent partisans d’une anthropologie historique, ont développé des problématiques assez proches de celles des ethnolo-gues, les transmissions patrimoniales étant prises comme un fait privilégié suscepti-ble de faire ressortir l’évolution des structures familiales au XIIe siècle 41, les systè-

39. Cf. notamment M. de Saint-Martin : L’espace de la noblesse, Paris, Métailié, 1993 ; E. Mension-

Rigaud : Aristocrates et grands bourgeois, Paris, Plon, 1994. 40. Cf. M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot : Grandes fortunes, Paris, Payot, 1996. 41. G. Duby : « Lignages, noblesse et chevalerie », Annales ESC, 4-5, 1972.

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mes d’alliance dans une aire géographique ou sociale donnée 42, les transformations des relations entre époux 43, les rapports entre loi, pouvoirs et coutumes 44, etc. En revanche, malgré l’abondance des données concernant le XIXe siècle – à moins que ce ne soit précisément en raison de celle-ci – les tenants de l’histoire contemporaine ont davantage travaillé dans une perspective socio-économique quantitative. Leurs travaux ont surtout porté sur la composition et la répartition des patrimoines et leurs évolutions au cours du temps, sur les liens entre richesses et classes sociales, mais fort peu, en définitive, sur les transmissions patrimoniales proprement dites 45. Tout se passe en somme comme si les problématiques de l’héritage cessaient d’être perti-nentes – en dehors des sociétés paysannes – dès lors que l’on considérait les pério-des post-révolutionnaires 46.

Sous un angle radicalement différent, ce sont les économistes qui, au cours de ces dernières années, ont contribué à focaliser l’attention sur les transmissions pa-trimoniales en mettant en évidence l’importance croissante de celles-ci dans la France du XXe siècle et, partant, en s’interrogeant sur leur rôle dans l’inégale distri-bution des capitaux et des revenus 47. Les travaux portant sur la fiscalité des succes-sions apportent à cet égard nombre d’éléments permettant d’évaluer le rôle de l’État dans l’évolution des inégalités patrimoniales 48, tandis que d’autres, comme celui que présentent ici L. Arrondel et C. Grange, posent la question de la transmission intergénérationnelle des inégalités à travers un traitement statistique des transmis-sions le long de lignées comportant deux ou trois générations. Déconcertante pour le sociologue ou l’anthropologue de par les présupposés sur lesquels elle repose – le fait notamment que, dans la littérature économique, les patrimoines soient à priori considérés comme des possessions individuelles et que leur transmission obéisse à

42. G. Delille : Famille et propriété dans le royaume de Naples (XVe -XIXe siècle), Paris, Rome, Ecole

française de Rome, éditions de l’EHESS, 1985 ou encore M. Nassiet : Parenté, Noblesse et Etats dynastiques (XVe -XVIe siècle), Paris, éd. de l’EHESS, 2000.

43. F. Bougard, L. Feller, R. Le Jan :Dots et douaires dans le Haut Moyen Âge, Rome, Ecole française de Rome, 2002.

44. B. Derouet : « Transmettre la terre. Origines et inflexions récentes d’une problématique de la diffé-rence », Histoire et sociétés rurales, 2, 2, 1994 p. 33-67.

45. A. Daumard (ed.) : Les fortunes françaises au XIXe siècle. Enquête sur la répartition et la composi-tion des capitaux privés à Paris, Lille, Bordeaux, Toulouse, d’après l’enregistrement des déclara-tions de succession, Paris, éd. de l’EHESS, 1973 ; J.-P. Chaline : Les bourgeois de Rouen, Paris, FNSP, 1982.

46. Point de vue qui exigerait, bien entendu d’être nuancé, compte tenu de travaux, qui, sans être tou-jours directement centrés sur les transmissions héréditaires, n’en laissent pas moins entrevoir l’importance de celles-ci. Cf. notamment : A. Mayer : La persistance de l’Ancien Régime, Paris, Flammarion, 1983 ; C. I. Brelot, La noblesse réinventée ; Nobles de Franche-Comté de 1814 à 1870, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1992 ; F. Lalliard : La fortune des Wagram, Paris, Perrin, 2002.

47. Cf. notamment : A. Lafferrère : « Héritiers et héritages », Economie et Statistiques, INSEE,214, Oct. 1998 ; A. Lafferrère et L. Arrondel : « La transmission des grandes fortunes. Profil des riches défunts en France », Economie et statistiques, INSEE, 273, 1994-3 ; Economie et Statistiques, n° spécial : Le patrimoine des français : comportements et disparités, INSEE, 296-297, 1996.

48. T. Piketty : Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998, Pa-ris, Grasset, 2001.

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des facteurs avant tout psychologiques 49- l’approche présentée ici n’en est pas moins stimulante par les questions qu’elle suscite.

Elle montre en effet que, d’une génération à l’autre, les patrimoines tendraient à s’éroder pour les plus riches, à s’accroître (quoi que dans des proportions moindres) pour les plus pauvres. Autrement dit, l’héritage ne parviendrait que très faiblement à contrer une tendance inéluctable à l’entropie – à une régression vers la moyenne de l’ensemble des patrimoines. Nos sociétés seraient-elles dès lors plus égalitaires qu’on ne l’aurait cru ? Les phénomènes de reproduction sociale observés par les so-ciologues relèverait-ils d’une illusion d’optique ?

L’anthropologue se risquera ici à deux remarques. Si le faible taux de corrélation, qui ressort de cette analyse, entre la fortune de

l’enfant et celle de son père semble faire de la société française, entre 1800 et 1938, une société relativement mobile, cette mobilité moyenne peut recouvrir des cas de figure extrêmement divers – comme le suggèrent eux-mêmes les auteurs – et peut renvoyer à la fois à des phénomènes de reproduction, d’ascension sociale et de dé-classement. Resterait à savoir où, et à s’interroger tant sur les différences de mobilité patrimoniale selon les catégories sociales que sur les déterminations – individuelles, mais aussi collectives – susceptibles d’en rendre compte. L’existence d’une forte tendance à la mobilité descendante des patrimoines 50 n’en incite pas moins à se de-mander si n’ont pas été sous-estimés, dans les sociétés contemporaines, les proces-sus de déclassement. Les élus de la reproduction sociale n’ont-ils pas davantage fo-calisé l’attention des sciences sociales que ceux qu’elle contribue à exclure ?

On peut imaginer d’autre part que le mouvement des transmissions patrimoniales n’est pas tout entier contenu dans l’espace qui sépare deux générations, mais qu’il participe de cycle familiaux s’étendant, dans la longue durée, sur plusieurs généra-tions. Ainsi, la corrélation relativement élevée que constatent les auteurs entre la for-tune du grand-père et celle de son petit-fils pourrait traduire ce qui semble être une des caractéristiques des trajectoires familiales en zone d’héritage égalitaire : la géné-ration des enfants s’appauvrit par rapport à celle des parents, du fait de l’égalité des partages successoraux qui tend en revanche à accroître le capital social et symboli-que des familles, densifie leurs réseaux de solidarité, lesquels rendent possible une nouvelle accumulation patrimoniale à la génération suivante – celle des petits-enfants. Le patrimoine, autrement dit, revêt plusieurs dimensions – matérielles et immatérielles, qui s’actualisent tour à tour d’une génération à l’autre, dans un jeu de conversion qui n’a quant à lui rien d’automatique, mais s’appuie sur l’adéquation des stratégies à des contextes relationnels changeants – toutes choses qui constituent le plus sûr antidote à la fragmentation des patrimoines et rend plus circonscrite la

49. Comme en témoigne la notion d’« altruisme » pour rendre compte des comportements de transmis-

sion. Cf. D. Kessler et A. Masson : « Le patrimoine des Français : faits et controverses », Données sociales, 1990.

50. Phénomène que tend à confirmer les observations de T. Piketty, selon lequel la part des revenus du capital dans les revenus des ménages baisse dans la première moitié du XXe siècle. Cf. T. Piketty, op. cit. , p. 50.

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mobilité sociale 51. Ces phénomènes, sans doute, sont difficilement vérifiables à tra-vers un traitement statistique des transmissions. Du moins permettent-ils de penser que les transmissions patrimoniales ne peuvent être seulement appréhendées à partir des individus et de leurs possessions économiques tant elles mettent en jeu un en-semble complexe de facteurs dont l’analyse à grande échelle ne peut que résulter d’ouvertures et de discussions entre les points de vue des sciences économiques et ceux des sciences sociales. Autant d’incitations pour les chercheurs relevant de dis-ciplines différentes, non pas à harmoniser leurs points de vue respectifs, moins en-core à les uniformiser… mais tout bonnement à se lire.

Tiphaine BARTHELEMY Université de Paris VIII et

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Paris X

51. T. Barthelemy : « Pratiques successorales et mobilité sociale, exemples bretons », dans G. Bou-

chard et J. Goy (ed) : Famille, économie et société rurale en contexte d’urbanisation (XVIIe -XXe siè-cles), Centre universitaire SOREP, EHESS, Chicoutimi-Paris, 1990.

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