PLURIELLES N° 8 (les Juifs et l'engagement politique)

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Éditorial˚: Izio Rosenman˚: Engagés 3 Dossier˚: Les Juifs et l’engagement politique Hubert Hannoun. Barukh Spinoza, rebelle politique 6 Jacques Burko. Les juifs dans les combats pour l’indépendance polonaise au XIX siècle 9 Henri Minczeles. Engagement universaliste et identité nationale˚: le Bund 23 Alain Dieckhoff. Le sionisme˚: la réussite d’un projet national 27 Henry Bulawko. Bernard Lazare, le lutteur 32 Jean-Jacques Marie. Les Juifs dans la Révolution russe 33 Jean-Charles Szurek. En Espagne… et ailleurs 39 Arno Lustiger. Quelques notes sur l’engagement des Juifs dans la guerre d’Espagne 40 La France, centre de l’aide internationale à l’Espagne 46 G. E. Sichon. Frantisek Kriegel, l’insoumis 50 Anny Dayan Rosenman. Albert Cohen, un valeureux militant 59 Lucien Lazare. La résistance juive dans sa spécificité 61 Anny Dayan Rosenman. Des terroristes à la retraite. Une mémoire juive de l’Occupation 65 Gérard Israël. René Cassin, l’homme des droits de l’homme 69 Jean-Marc Izrine. Une approche du Mouvement libertaire juif 71 Charles Dobzynski. Dialogue à Jérusalem [Extrait] 77 Charles Dobzynski. On ne saurait juger sa vie 78 Astrid˚Starck. Lionel Rogosin, un cinéaste contre l’apartheid 82 Rolland Doukhan - Daniel Timsit. Entretien à propos de Suite baroque. Histoires de Joseph, Slimane et des nuag es de Daniel Timsit 93 Allan Levine. Un Rabbin, avec Martin Luther King dans la lutte pour les droits civiques 102 Question à David Grossman 107 Études, poésie, essais Lazare Bitoun. Juifs et Noirs au miroir de la littérature 109 Eveline Amoursky. Mandelstam˚: l’identité assumée [Extrait] 116 Huguette Ivanier. Une éthique pour notre temps, Lévinas ou l’humanisme de l’Autre 122 Charles Dobzynski. Le moi de la fin 127 Rachid Aous. Le Matrouz de Simon Elbaz, expression de la tradition chantée judéo-arabe. Le “judéo-arabe” langue ou culture ? 128 Annie Goldmann. La deuxième guerre mondiale sur les écrans français 132 Livres reçus 136 Ephémérides Rolland Doukhan. Le fil du temps 139 SOMMAIRE

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ditorial : Izio Rosenman : Engags 3

Dossier : Les Juifs et lengagement politiqueHubert Hannoun. Barukh Spinoza, rebelle politique 6

Jacques Burko. Les juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe sicle 9

Henri Minczeles. Engagement universaliste et identit nationale : le Bund 23

Alain Dieckhoff. Le sionisme : la russite dun projet national 27

Henry Bulawko. Bernard Lazare, le lutteur 32

Jean-Jacques Marie. Les Juifs dans la Rvolution russe 33

Jean-Charles Szurek. En Espagne et ailleurs 39

Arno Lustiger. Quelques notes sur lengagement des Juifs dans la guerre dEspagne 40

La France, centre de laide internationale lEspagne 46

G. E. Sichon. Frantisek Kriegel, linsoumis 50

Anny Dayan Rosenman. Albert Cohen, un valeureux militant 59

Lucien Lazare. La rsistance juive dans sa spcificit 61

Anny Dayan Rosenman. Des terroristes la retraite. Une mmoire juive de lOccupation 65

Grard Isral. Ren Cassin, lhomme des droits de lhomme 69

Jean-Marc Izrine. Une approche du Mouvement libertaire juif 71

Charles Dobzynski. Dialogue Jrusalem [Extrait] 77

Charles Dobzynski. On ne saurait juger sa vie 78

Astrid Starck. Lionel Rogosin, un cinaste contre lapartheid 82

Rolland Doukhan - Daniel Timsit. Entretien propos de Suite baroque.Histoires de Joseph, Slimane et des nuages de Daniel Timsit 93

Allan Levine. Un Rabbin, avec Martin Luther King dans la lutte pour les droits civiques 102

Question David Grossman 107

tudes, posie, essaisLazare Bitoun. Juifs et Noirs au miroir de la littrature 109

Eveline Amoursky. Mandelstam : lidentit assume [Extrait] 116

Huguette Ivanier. Une thique pour notre temps, Lvinas ou lhumanisme de lAutre 122

Charles Dobzynski. Le moi de la fin 127

Rachid Aous. Le Matrouz de Simon Elbaz, expression de la tradition chante judo-arabe.Le judo-arabe langue ou culture ? 128

Annie Goldmann. La deuxime guerre mondiale sur les crans franais 132

Livres reus 136

EphmridesRolland Doukhan. Le fil du temps 139

SOMMAIRE

2 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

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Depuis que lmancipation leur a permis de devenir citoyens dans les divers pays o ils rsi-daient, les Juifs nont cess de sengager politiquement, uvrant directement pour la cause de leurpropre libration quand celle-ci savrait ncessaire (sionisme, ou bundisme), ou luttant pour lalibration dautres groupes, souvent perue comme condition de leur propre libration.

Ces engagements politiques marquent une rupture avec la position traditionnelle qui fut celle dujudasme religieux pendant deux millnaires, cest--dire partir de lpoque o le peuple juif perdson indpendance, et subordonne son destin la venue du Messie. Do lexpression traditionnelle : ne prcipitez pas la venue du Messie par vos actions, et priez pour la paix de ltat o vous vivez

Cet engagement politique nouveau, surtout lorsquil est situ gauche , est souvent perucomme ayant des racines bibliques lies lexigence de justice de lthique prophtique. Il estaussi ressenti comme le rsultat de lexprience historique de minoritaires. Exprience lourde dex-clusion et de souffrances, que les Juifs ont vcue pendant leur longue existence diasporique, dola polarisation des attitudes juives dans deux directions opposes :

Lune, que lon trouve souvent chez les adhrents actifs du sionisme, dfini comme le mouve-ment de libration du peuple juif, pourrait tre entendue comme lexpression de la certitude de nepouvoir compter ni sur laide, ni sur la sympathie des autres. Lantismitisme tant peru commeun phnomne gnral, et sinon ternel, du moins install dans la longue dure. Do la ncessitde se librer soi mme.

Lautre attitude, inverse de la prcdente, et qui fut celle dun grand nombre de Juifs engags dansle mouvement communiste, les mouvements rvolutionnaires, et plus gnralement dans les luttesde libration : Rvolution russe, Guerre dEspagne, partirait du sentiment que, trop faibles, livrs leurs seules forces, les Juifs ne pourraient se librer quen aidant dautres opprims se librer.

Leur internationalisme tait rel, mais on peut quand mme imaginer les motivations, pas tou-jours conscientes, quun groupe minoritaire, fondait dans lesprance communiste. Ainsi que lcritVassili Grossman dans le portrait quil fait dun rvolutionnaire juif dans Tout passe : Peut-tre lachane sculaire des humiliations, la nostalgie de la captivit de Babylone, lopprobre du ghetto etlinstauration de zones de rsidence obligatoire ont-ils provoqu cette insatiable soif de justice,forg lme incandescente du bolchevik Lon Mekler .

Plus proches de nous dans le temps, un certain nombre de Juifs, mus par un enracinement dansune mmoire historique rcente, notamment la mmoire de la Shoah, se sont engags dans la luttepour les droits civiques des Noirs amricains, les mouvements de dcolonisation, ou encore dans lalutte contre lapartheid qui sexerait contre les Noirs en Afrique du Sud ; ce fut aussi souvent lecas de ceux qui sengagrent pour la reconnaissance des droits nationaux du peuple palestinien etle respect des droits de lhomme.

ditorialEngags

Izio Rosenman

Izio Rosenman Editorial

4 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

Sil est vrai que la mmoire historique des souffrances agit en nous, consciemment ou incons-ciemment et a pouss des gnrations entires slever contre linjustice et lingalit dont ellestaient les tmoins, on peut se demander si ce type dattitude politique peut rsister au cours delhistoire, et aux changements de gnrations. Cela est dautant plus vrai que lon sait que les Juifsdepuis quils sont intgrs dans les pays o ils vivent, ont vcu un processus dascension sociale, etmme dembourgeoisement. Dans un pays comme les tats-Unis, o vit la plus grande commu-naut juive de diaspora, la solidarit qui unissait les Juifs et les Noirs sest progressivement mueen hostilit sous les effets combins de lembourgeoisement des Juifs, et des conflits sociaux quien ont rsult. La monte du nationalisme et du racisme anti-blanc chez certains Noirs militants,qui dsormais se dfinissent plutt comme Afro-Amricains, se double dantismitisme, mme sides intellectuels Noirs amricains, comme Cornell West, essaient de rsister la vague raciste etantismite de Nation of Islam de Louis Farrakhan, et continuent agir en commun avec des grou-pes ou des personnalits juives pour sauver la tradition du combat commun.

Par-del les engagements politiques proprement parler, la mmoire collective des Juifs issue deleur trs longue histoire de minoritaires, les a peut-tre rendus plus sensibles au sort des autresminorits, et pour certains, au moins, a dvelopp une conscience thique aigu, lie la rsonancedu prcepte nonc par la Torah : Respecte ltranger car vous avez t trangers en gypte .

Dans le conflit isralo-palestinien, on peut penser que lengagement de groupes israliens commeShalom Achshav ou Btselem, pour la paix et le respect des droits de lhomme, mme sil rsultedune vision politique raliste, nest pas tranger cette tradition.

Nous nentrerons pas ici dans une polmique concernant la nature profonde de ces engagements,nous ne nous demanderons pas sils taient juifs ou sils taient ceux de Juifs. Par contre les inter-rogations quils suscitent peuvent nous faire rflchir sur les volutions des socits et des groupes.

Il est vrai que les engagements politiques que nous faisons revivre dans ce numro de Pluriellesfurent souvent ceux de Juifs marginaux par rapport leurs communauts. Mais ce fut aussi le caspour dautres groupes humains, car ceux qui sengagent sont souvent en rupture avec leur groupeet donc en situation de minoritaires. En tout cas nous sommes conscients de ce que lvocation deces engagements politiques de Juifs dans le monde moderne vient nuancer un jugement peu qui-table selon lequel les Juifs auraient t, mme dans les temps modernes un groupe passif sur lascne politique. Les figures voques illustrent plutt, leur manire, cette remarque deHannah Arendt : Ceux qui rellement firent beaucoup pour la dignit spirituelle de leur peuple,qui furent assez grands pour transcender les liens de la nationalit et pour tisser les fils de leurgnie juif dans la texture de la vie europenne, ont t vite expdis et nont reu quune reconnais-sance de pure forme.

Nous avons voulu ici leur rendre justice.

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DOSSIER

Les Juifs et lengagement politique

6 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

Barukh Spinoza (1632-1677) fait partie de cesbastions incontournables de la pense occiden-tale voire mondiale. Quelle que soit la probl-matique aborde, son uvre interpelle commeclairage possible de nombre de questions actuel-les. Religion, mtaphysique, anthropologie, psy-chologie, philosophie sociale, philosophie poli-tique, ses analyses pntrent partout en raisonmme de leur dimension universelle. Ainsi, ellesinvitent non seulement penser mais vivre lachose politique de leur temps et du ntre. Et ce,pour deux raisons, les origines marranes du phi-losophe et la situation politique de la Hollandeo il vcut et quil refusera toujours de quitter.

Les aeux de Spinoza ont connu, au Portugal,les dures lois de lInquisition de Torquemada.Ils ont t contraints saffubler du comporte-ment des marranes1. Cette impossibilit dexpri-mer leurs sentiments authentiques a t vcuepar eux comme une oppression douloureuse dechaque instant et de chaque situation. Sinon dansson tre propre, du moins dans son comporte-ment extrieur, elle est, pour le marrane, une sou-mission une puissance dont il ne reconnat pasles normes. On comprend alors que, chez lui, laqute de la libert soit plus quun souci ; elle estune exigence vitale. Si toute luvre de Spinozaest une aspiration permanente et passionne lalibert personnelle, ses origines, historiques etsociales en sont lun des facteurs.

Cette passion de la libert se trouve, chez lui,exacerbe par le contexte sociopolitique de laHollande o il vit. Ce pays a, dabord, t unepossession de lEspagne. Il a ainsi a t entrandans toutes les guerres auxquelles celle-ci est

mle, en particulier, contre la France. Il sera,en 1679, octroy un descendant de Louis XIV,puis, en raison de lopposition des Anglais etdes Hollandais eux-mmes, lAutriche. Car lesHollandais ne restent pas inactifs face lasser-vissement et lcartlement de leur pays. Enparticulier, les frres Cornlis et Johan de Wittmnent une action politique qui aboutit lta-blissement dune rpublique autonome qui,pourtant, sera de courte dure : elle prendra finavec leur assassinat. Spinoza militera, au plande la pense comme au plan de laction, auxcts des frres de Witt pourfendeurs de lop-pression trangre dans leur pays.

Cest probablement, la fois, ces origines etce contexte de vie de Spinoza qui clairent lecontenu dun de ses ouvrages les plus impor-tants, le Trait de lAutorit Politique publi,lanne de sa mort en 1677, titre posthume. Ilne saurait tre question, ici, de prsenter dans satotalit lanalyse que Spinoza y fait de la chosepolitique. Nous souhaitons simplement en rele-ver quelques traits qui, selon nous, demeurent la fois essentiels et actuels Nous empruntons cestraits aux chapitres VI, VII et VIII de louvrage.

La politique, pour quoi faire ?

En premier lieu, une question trs discute lpoque de Spinoza. La politique est une r-flexion sur lorganisation de la socit humaine.Quelle est lorigine de cette socit ? Pour lui,les individus se sont groups en socit parceque, isolment, ils savrent incapables de r-soudre les difficults quils rencontrent au plande leurs besoins et de leur scurit. La meilleure

Barukh Spinoza, rebelle politiquepar Hubert Hannoun

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structure politique est celle qui assure le plusefficacement la survie des membres de son corpssocial. Comme les hommes craignent tous lasolitude aucun nayant, isol, assez de forcespour se dfendre ni se procurer ce qui est n-cessaire la vie les hommes aspirent naturel-lement ltat de socit 2. Cette ide est per-manente chez Spinoza : les hommes ne peuventviter de vivre ensemble. Sa pense considrequindividu et groupe forment, par ncessit, unseul et mme tre. Le philosophe isol dans letonneau de Diogne nest pas son modle.

Contre le gouvernement dun seul

La socit a pour objectif de rendre possiblela cohabitation des hommes qui, son tour, r-clame linstauration, entre eux, dun tat de paixet de concorde. Comment instaurer cette paix ?Et Spinoza de faire un premier constat qui nemanque pas de ralisme ; les hommes ne sontpas ports spontanment vers la paix mais versles conflits les entranent leurs passions et leursintrts. Peut-on, en notre troisime millnaire,mettre en doute ce constat au spectacle des d-sordres du Moyen-Orient, de la Russie, delAmrique du Sud, des Balkans ou de lAlg-rie ? De ce constat, Spinoza conclue un cons-tat. La paix tant une condition sine qua non dela survie des hommes, il faut, au besoin, lim-poser3. Il faut que tous, par force et par nces-sit si ce nest spontanment, soient contraintsde vivre selon la discipline de la raison4. Or, laraison tant une facult commune tous les hom-mes, elle ne peut tre que le facteur de la paixpar excellence.

En consquence, dit Spinoza, lorganisationde la socit, savoir les dcisions politiques,ne doivent pas tre confies un seul individu.Pourquoi ? Parce que, en chacun de nous sub-siste toujours le conflit opposant sa raison quilincite respecter le bien de tous et ses pul-sions gocentriques qui lincitent faire prva-

loir ses intrts propres. Car lhomme le plusvigilant est cependant assujetti au sommeil leplus fort et le plus inbranlable est sujet fai-blir ou se laisser vaincre 5. Eclairagespinoziste dune actualit brlante truffe decorruption, de mises en examens, de dtourne-ments de biens sociaux, etc. !

Compte tenu de ces exigences, Spinoza (noussommes au XVIIe sicle) est partisan dun cer-tain type de rgime monarchique et il sen ex-plique. La masse , crit-il6, peut continuer jouir,sous le rgne dun roi, dune libert assez ten-due la condition suivante : la puissance ac-corder au roi sera dtermine exclusivement parla puissance de cette masse elle-mme Spi-noza pose, ici, les bases de ce que nous appelle-rions, de nos jours, une monarchie constitution-nelle dont lillustration pourrait nous tre don-ne par lactuel rgime espagnol. Mieux encore,ce modle de socit, pour Spinoza, est des-sence dmocratique. En effet, la loi nest paslmanation du seul pouvoir du roi mais aussidu peuple qui sexprime par suffrage. Le roiappuiera toujours lopinion ayant runi le plusgrand nombre de voix. Cest dire celle dontbnficient la majorit des citoyens7.

En conomie,la proprit source de discorde

La Bible, on le sait, affirme que la proprit dela terre est collective. On a souvent tabli un rap-port entre cette allgation et la condamnation parRousseau, au XVIIIe sicle franais, de la pro-prit prive. Cest trop oublier que Spinoza, unsicle plus tt, reprend lorientation biblique quila reue lors de sa formation, pour crire8 : Leschamps, la totalit du sol et, si possible, les mai-sons devront faire partie de lensemble de la pro-prit publique, cest dire appartenir au dpo-sitaire du droit de lEtat entier. Et ce refus de laproprit prive a toujours le mme objectif : lapaix. En vue dassurer la paix et la concorde, il

Hubert Hannoun Barukh, rebelle politique

8 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

est trs important quaucun citoyen ne possdede proprit immobilire 9. Spinoza socialiste ?Conclusion quelque peu htive, sans doute. Maisles premiers thoriciens de cette idologie nontpas d le mconnatre.

Accueillir les trangers

Certains passages de Spinoza ont une facturetelle quils pourraient, sans difficult, figurerdans les dbats actuels sur laccueil des tran-gers. Notre philosophe prend, sur ce point, uneattitude o lon dcle, la fois, sa culture bi-blique10 et sa passion de la libert pousse jus-qu sa dimension universelle. Lisons-le11 : Sila fille dun citoyen pouse un tranger, les en-fants seront considrs comme citoyens et ins-crits sur la liste du groupement auquel appar-tient la mre. Lanalyse que Spinoza fait de lasituation des trangers en pays daccueil est, elleaussi, dune saisissante actualit. Les tran-gers se dclarent tout fait satisfaits pourvuque leur soient donnes pleines facilits de me-ner leurs affaires en toute scurit En fin decompte, plus rien ne distingue les trangers deshabitants les plus anciens 12. Spinoza se re-garde-t-il son propre miroir en crivant ces li-gnes, lui dont les aeux ont t trangers en Hol-lande, comme marrane ?

La sparation de lglise et de ltat

Autre visage de la modernit de la pensespinoziste, celui de la lacit comprise commesparation politique de lglise et de lEtat. Sonpropos est dautant plus clair quil concorde par-faitement avec lorientation globale de sa pen-se. LEtat, comme expression de la Raison hu-maine, est dessence universelle. Les diffrentesglises de quelque culte que ce soit ne sontdonc que des manifestations temporelles et tem-poraires de cette universalit. Elles relvent duneralit autre que celle de lEtat. En consquence,aucune glise ne devra, en aucun cas, crit-il13,

tre difie aux frais des collectivits urbaines.Et aucune lgislation ne devra jamais tre dic-te concernant une croyance, moins que celle-ci ne soit sditieuse et ne sape les fondementssur lesquels repose la nation. Les fidles qui se-ront autoriss pratiquer publiquement leurculte difieront, sils le veulent, leurs glises leur frais. Spinoza a-t-il prvu lexistence dessectes et autres gourous de la scientologie ?

Les lignes qui prcdent ne sont quun trsbref aperu de lampleur dune pense qui, parson universalit mme, savre lune des plusmodernes de notre poque. Nous pensons quesa fcondit trouve son origine, en sus du gniepropre de lauteur, en trois facteurs : sa judit,ses origines marranes et le contexte socio-politique de sa vie. Il ne reste plus, aux cher-cheurs actuels, qu faire mrir les fruits desgraines quil a ainsi semes.

NOTES

1 Au XVe sicle, Juifs qui prsentaient tous les aspectsextrieurs dun comportement chrtien mais qui conti-nuaient pratiquer secrtement la religion juive. Par lasuite, les marranes, comme les autres Juifs, ont, pour laplupart, t contraints lexil, le plus souvent, vers lAqui-taine, lAngleterre ou la Hollande.2 Spinoza Trait de lautorit politique Ch. VI - 1 in Oeuvres compltes Gallimard La Plade 1962 p. 9543 Prfiguration de notre moderne droit dingrence ?4 Id - 3 p. 9535 Id6 Id Ch. VII - 31 p. 9907 Id Ch. VII - 11 p. 9748 Id Ch. VI - 12 p. 9579 Id Ch. VII - 8 p. 97210 Il est frquent que le texte biblique recommande auxJuifs le respect de ltranger parce que vous avez t tran-gers en Egypte.11 Id Ch. VI - 32 p. 96412 Id Ch. VIII - 12 p. 99913 Id Ch. VII - 40 p. 966-967

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1. Les Juifs dans la Pologne du dbutdu XIXe sicle

Le vingtime sicle a vu des antagonismesnombreux et profonds entre les Juifs de Polo-gne et les Polonais, si bien quil est difficiledimaginer une quelconque solidarit entre lesdeux peuples. Pourtant, celle-ci fut relle quel-que cent ans plus tt. Lhistoire est riche de t-moignages, gnralement mconnus, dun pa-triotisme actif des Juifs en faveur dune Polo-gne faire renatre ; patriotisme quillustre no-tamment le nombre de combattants juifs tom-bs pour cette cause, ou le nombre de dportsen Sibrie. Dj, lors de linsurrection nationalede Tadeusz Kosciuszko au moment des parta-ges de la Pologne la fin du XVIIIE sicle, unrgiment juif avait t command par BerekJoselewicz1, personnage emblmatique du pa-triotisme polonais chez les Juifs. Le mme es-prit se retrouve dans la littrature polonaise clas-sique ; ainsi chaque colier polonais connat dansluvre matresse de Adam Mickiewicz, Mes-sire Thade, la figure de Yankel, brave Juifqui aimait la Pologne tout comme un Polonais

Ce patriotisme nallait pas de soi. Les Juifs dePologne, sils avaient t reus favorablementpar les rois de Pologne au dbut de leur installa-tion dans ce pays, amorce quelque huit siclesplus tt, avaient depuis lors subi des discrimi-nations et des avanies similaires celles quilsaffrontaient ailleurs en Europe sans toutefoisquil y et eu en Pologne au Moyen Age des

massacres de masse, comme ce fut le cas enOccident. Quant aux effroyables pogroms deKhmelnitski, ils furent plutt luvre des Ukrai-niens rvolts, qui tuaient galement leurs ma-tres polonais. Cependant, il reste que lantis-mitisme religieux tait actif, et la discrimina-tion forte. Les Juifs dans la Pologne des parta-ges avaient des raisons de ne pas se sentir frreset gaux des Polonais, car ils taient en butte lhostilit des paysans, pour qui le Juif tait lin-termdiaire entre lui et le noble, son exploiteur.Sy ajoutait le mpris de la noblesse et linimi-ti du clerg. Si, tout au long du XIXe sicle, lesJuifs des diffrents pays dEurope luttrent pourleur mancipation, inspirs par lexemple de laRvolution Franaise, dans lempire du tsar, dontrelevait la Pologne qui nous occupe (car cestdans cette partie que se produisirent principale-ment les soulvements nationaux polonais), cettemancipation tardait singulirement.

En ce dbut du dix-neuvime sicle, les Juifsdans les territoires de lancien royaume de Po-logne reprsentaient une force. Leur nombre taitimportant ; sils ne constituaient pas encore,comme en 1939, dix pour cent de la populationglobale, ils nen taient pas loin2. De plus, leurrle dans la vie conomique allait sans cessecroissant : traditionnellement marchands, inter-mdiaires et banquiers, ils devenaient entrepre-neurs et capitalistes avec lindustrialisation dupays. Les avoir avec soi ntait pas un atout n-gligeable dans la lutte que se livraient le pou-voir central tsariste et les patriotes polonais.

Les juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe siclepar Jacques Burko

Jacques Burko Les Juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe s.

10 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

Jusqu la fin du XVIIIe sicle, tant que duraleur indpendance, les Polonais ne staientgure hts dmanciper les Juifs. Mais au mo-ment des partages du pays et du pril national,pousss aussi par lexemple de la Rvolutionfranaise3, ils avaient effectivement proclamlgalit des droits pour tous. Cependant, cetteproclamation resta lettre morte avec la dfaitede Tadeusz Kosciuszko et la disparition de laPologne indpendante en 1795. Quelques annesplus tard, dans le Grand-duch de Varsovie, crpar Napolon au dbut du dix-neuvime sicle,il y eut une remise en cause de lmancipationdes Juifs, qui furent victimes dune srie de d-crets qui suspendirent leurs droits civils, les im-posrent de faon discriminatoire, les expuls-rent du centre-ville Varsovie et dans dautrescits, etc. Ces mesures, persistrent un demi-si-cle durant et retardrent sensiblement lintgra-tion des Juifs dans la socit polonaise de lapartie du territoire chue la Russie au Congrsde Vienne en 1815. Les Juifs des parties prus-sienne et autrichienne de lancien Royaumeeurent le sort des Juifs de ces pays. Les Juifs dela partie russe, de loin les plus nombreux, subi-rent la discrimination, maintenue et aggrave parla politique tsariste.

En apparence donc, les Juifs polonais avaientquelque mrite tre patriotes. Et cependant ily avait une logique certaine dans leur attache-ment la cause de la rbellion polonaise. Le tsa-risme tait vu comme loppresseur de luncomme de lautre peuple, alors que les complo-teurs polonais, souvent sincrement dmocra-tes et en tout cas soucieux de sattacher des al-lis aussi importants, promettaient lgalit com-plte leurs compatriotes juifs. Si le tsarismesymbolisait limmobilit oppressive, la clandes-tinit tait porteuse de progrs social. Plus tard, partir des annes 80, les Juifs de toutes lesRussie se lanceront dans le combat rvolution-naire, puisque la rvolution devait librer le peu-

ple juif, mais quelques dcennies plus tt ilsavaient pench souvent en faveur du nationa-lisme polonais.

Certes, cette fivre patriotique navait pas saisilensemble des masses juives. Brim tantt par lesoccupants russes, tantt par ses voisins polonais,le Juif ordinaire prfrait se tenir lcart des que-relles dans lesquelles il ne se sentait pas directe-ment impliqu, et o il y avait pour lui surtout descoups prendre. Et certains tenaient pour le partirusse, souvent pour des raisons conomiques. Ilne convient pas de les en blmer : le jeu tait sicomplexe que les Polonais eux-mmes navaientjamais russi se soulever de manire unanime.Tantt la noblesse se dressait pour librer le pays,et les paysans, que cette noblesse exploitait, se te-naient lcart, quand ils naidaient pas les cosa-ques donner la chasse aux messieurs , tanttles magnats polonais appuyaient le tsar, dont lar-me tait le gage de la tranquillit dans leurs im-menses domaines dUkraine, tantt enfin lindus-trie naissante craignait de se couper de limmensemarch moscovite. Aux tensions patriotiques sesuperposaient ainsi des luttes conomiques ; lessquelles fodales des campagnes polonaises, ole servage tait toujours en vigueur, se confron-taient la rvolution industrielle des villes.

Les Russes avaient conscience de limportancedavoir la minorit juive avec eux et des voixslevaient dans les sphres dirigeantes de lEm-pire pour proposer lmancipation des Juifs enPologne, afin de les dtacher de la cause polo-naise. Diviser pour rgner trouvait l unenouvelle application. Mais une telle dmarchesemblait difficile, compte tenu de lensemble dela politique impriale. Comment octroyer lga-lit aux Juifs de Pologne, sans la donner aussi ceux du reste de lEmpire ? Cela risquait de sin-gulariser cette Pologne que les tsars voulaientau contraire fondre dans lanonymat. Laccor-der tous les Juifs ? Ctait se heurter lhosti-lit de lopinion russe. Si bien que les occupants

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ne se dcidrent qu des mesures de peu deffi-cacit relle4, prcipitant ainsi les Juifs dans larecherche dautres voies dmancipation.

2. Linsurrection de janvier 1863

Il est impossible dembrasser dans un articlede longueur raisonnable lensemble de lapportjuif aux diffrentes tapes de la lutte polonaisepour lindpendance. Un cas exemplaire est ce-lui de linsurrection de 1863, dite Insurrectionde Janvier , probablement la plus importante.De nombreux documents illustrent la part prisepar les Juifs dans ces vnements.

2.1. La priode pr-insurrectionnelle

Si linsurrection clata effectivement Var-sovie et en province le 22 janvier 1863, une lon-gue priode de troubles sanglants prcda lesoulvement proprement dit. En fvrier 1861,des manifestations de rues en faveur de lind-pendance entranrent la mort de cinq manifes-tants sous les balles de la troupe ; leur enterre-ment donna lieu des dmonstrations patrioti-ques avec une importante participation juive.Notamment plusieurs rabbins de Varsovie, dontle grand rabbin Ber Meisels5 participrent auxcortges et aux crmonies.

Les vnements davril 1861 constiturentun grand moment de la solidarit judo-polo-naise. Le 8, une foule compacte dhabitants deVarsovie se porta vers le Palais royal en unemanifestation pacifique rclamant lindpen-dance. Les troupes qui gardaient le parvis de-vant ce btiment firent feu, mais le cortge nerecula pas, et dautres salves suivirent, tuant autotal une centaine de manifestants. En tte ducortge, un prtre polonais brandissait, en signede ralliement, une grande croix6. La premiresalve le faucha ; mais la croix ne tomba pas elle fut reprise et brandie par un jeune Juif,Michal Lande, qui fut aussitt tu par la salvesuivante. La foule, dchane, refusa de se dis-

perser, et il fallut de nombreuses charges de co-saques pour rtablir lordre. Cet incident dra-matique fit beaucoup pour rapprocher les deuxcommunauts ; le frre du tu, Shol Lande,sillonna la province polonaise et lituanienne dansdes manifestations de solidarit anti-russe. Et,en effet, dans plusieurs rgions polonaises lapopulation juive fut sensible de tels appels.Voici, par exemple, un tract clandestin traduitde lhbreu :

(Kamieniec Podolski, janvier 1862)

Ecoutez, Fils dIsral ! Ecoutez, et vous vousen trouverez bien !

Soyez forts, unissez vos curs avec les habi-tants de la Pologne vous ferez le bien ! Etsachez, Fils dIsral que lEternel vous b-nisse ! que chacun de nous doit uvrer detoutes ses forces pour le bien du pays o laamen lerrance. Cest pourquoi chacun denous doit, dans la mesure de ses forces, pren-dre soin de garder lalliance avec nos frreschrtiens, habitants de la Pologne, et les aiderpar tous nos efforts. Nayez souci du grand la-beur qui nous attend, car il ne nous appartien-dra pas de lachever, comme le disent nos sa-ges. Chaque Juif doit rigoureusement et srieu-sement suivre un chemin de justice et de bien,ne pas courir par les places et par les rues, nepas y causer des alarmes et des tumultes, maisfaire tout ce quil peut et ne rien pargner dansson assistance nos concitoyens. Lespoir dunbien pour lensemble dIsral ne rside quedans lamour et dans lamiti.

Jour premier du mois de Shevat de lan 5622.

A la suite des vnements sanglants du dbutde 1861, les glises seuls lieux o lon pou-vait se runir sans autorisation pralable re-tentirent de chants patriotiques ; de nombreuxjeunes Juifs se mirent cette occasion frquen-ter ces glises, shabiller la mode tradition-nelle polonaise (car lopposition loccupant

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sexprimait jusque dans les vtements), chan-ter en polonais dans les synagogues. La policefinit par faire irruption dans plusieurs glisespour se saisir des meneurs ; les prtres cri-rent alors la profanation et, en signe de protes-tation, fermrent leurs glises. Et certaines sy-nagogues de la ville furent aussi fermes parsolidarit, au grand dam des autorits. Voici unextrait dun rapport de police ce sujet :

Varsovie, 31.1/7.2. 1862.

La fermeture des synagogues simultanmentavec les glises fut une manifestation des Juifsen faveur de lagitation polonaise. Les Polo-nais, ayant besoin des Juifs, leur tendirent unemain fraternelle, et ceux-ci, jusque l rejets etmpriss, la saisirent afin de bnficier desdroits de fraternit et sortir de leur exclusion[] Aprs la proclamation de ltat dexcep-tion, rien hormis leur dsir de montrer leur so-lidarit avec les Polonais ne les obligeait fer-mer les deux synagogues principales de la ville,car leur justification quen cas douverture ony chanterait des hymnes sditieux na aucunfondement.7Cependant, si les entres principa-les des synagogues furent fermes, les porteslatrales restrent ouvertes, si bien que les sy-nagogues taient la fois fermes et ouvertes

On voudrait sourire lvocation des petitesruses des responsables juifs de Varsovie, mais lesautorits russes, elles, ne plaisantaient pas. Lesrabbins et prdicateurs Meisels, Kramsztyk etJastrov furent emprisonns dans la citadelle deBobrousk, puis le premier, venu en son temps deCracovie (zone autrichienne) sur linvitation desfidles de Varsovie, fut expuls vers lAutriche8,

et le second, venu de la partie occidentale de laPologne vers la Prusse. Il est vrai que lpi-sode des synagogues fermes ne fut que la gouttedeau fatale tout au long de lanne 1861 cesrabbins-patriotes montrrent un attachement ac-tif la cause polonaise, prononant des discours

patriotiques et crivant des messages dencoura-gement aux communauts de province. Voici,pour illustrer cet effort de propagande, un extraitdun prne prononc par le rabbin Kramsztykdans la synagogue de la rue Nalewki :

La Pologne a rig lternel un templedigne, portant la devise : tous les fils dunemme terre sont frres, et comme tels doiventjouir de mmes droits et goter au mme bon-heur A prsent notre Mre-patrie nous recon-nat pour ses enfants lgitimes, prsent nosfrres polonais nous serrent sur leur cur fra-ternel et partagent avec nous tout lhritagequils possdent, nous font don de leur tendresseet de leur amour [] Voici le temple rig parla Pologne en lhonneur du Seigneur Sebaoth9,

et dans ce temple nous devons dsormais, deconcert avec nos frres nouvellement acquis,lever des prires pour notre mre bien-aime,pour notre Patrie

Tout cela valut au rabbin un an de cachot.

Les actes patriotiques de ces rabbins de Var-sovie furent largement connus et la propagandepolonaise clandestine les utilisa bon escient.Voici une lettre adresse aux rabbins Meizels etJastrow, aprs leur expulsion de la zone russe,par les lves-officiers polonais de lcole mili-taire de Cuneo, en Italie. On admire la fois lestyle, si caractristique du romantisme patrioti-que polonais, et le souci de retenir les reprsen-tants de la communaut juive de la tentation depactiser ventuellement avec les Russes, quiprcisment cette priode dployaient des ef-forts de sduction lgard des Juifs polonais :

Paris, le 1.4.1862Honorables Compatriotes,

Votre noble sacrifice pour la grande uvrede la fraternit des deux peuples, que le jougmoscovite en Pologne veut sparer, a dj donndes fruits qui constituent un des fondements de

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notre socit et de notre vie nationale. Vosmrites, bien connus dans le pays, nont pasencore pu tre apprcis leur juste valeur ;seul lavenir leur donnera la sanction des si-cles et les clairera dune lumire convenable.

Le gouvernement vous emprisonna, voulut parla souffrance et par lexil annihiler vos effortsde prtres et de patriotes, mais la couronnedpines par laquelle lennemi voulut abaisservos exploits est au contraire lornement glorieuxde vos vertus citoyennes ; elle sanctifie vosgrands projets et en hte la ralisation.

La jeunesse polonaise qui dans notre paysavait t le tmoin de vos actions, chasse parles derniers vnements vers une terre tran-gre, vous envoie de Paris, de Cuneo et dautreslieux une proclamation de relle compassionet dhommage.

Daignez accueillir ces paroles dun cur sin-cre !

Luttant sous le mme drapeau pour la libert,nous dressant avec vous, la main dans la main,au premier rang, nous paulerons toujours parlacte et par la parole votre effort, car noussavons que vous nattachez aucune valeur destractations avec le perfide ennemi, parce quevous croyez en la force intrieure dun peuplequi doit seulement sunir et prendre consciencede lui-mme pour se librer.

Bnissez, hommes de bien, nos travaux djentrepris pour la cause sacre de notre Patrie,suppliez Dieu quil nous envoie sa faveur et sonsouffle !

Honneur et fraternit !

La voix de Paris et de Gnes, n 4, p. 15

Pendant ce temps, la prparation dune insur-rection arme battait son plein. Cette prpara-tion impliquait lachat darmes, de poudre, de

plomb La majeure partie de ces fournituresarrivaient en contrebande de ltranger, soit deszones autrichienne et prussienne, soit surtoutdEurope occidentale, o les patriotes polonaisexpatris la suite de linsurrection prcdente,en 183010, constituaient un groupe trs agissant.Les armes arrivaient dans les bateaux qui ac-costaient aux ports de la Baltique, comme Dan-zig et Riga, gnralement pour y charger le blpolonais ou pour apporter du coton lindustrietextile en plein dveloppement. Ensuite, la con-trebande les faisait passer de Prusse en Polognerusse ; cette contrebande tait pour une grandepartie entre les mains de Juifs. Un pisode pit-toresque, qui expose et la participation juive dansle trafic des armes, et la vnalit des fonction-naires du tsar, est rapporte dans ce rapport dunchef de dtachement de scurit intrieure sonchef de bataillon :

Shaulis, le 2. 11. 1862.

Une affaire importante clata Riga la se-maine dernire. Un Juif du village de Jagorieporta plusieurs ballots aux chemins de fer, pourtre transports vers la ville de Dinabourg. Ladirection des Douanes, prise dun doute, fitouvrir les ballots, dans lesquels on dcouvrit350 et jusqu 700 kilogrammes de poudre. LesJuifs ont fui, mais sur lordre du GouverneurGnral de Riga ils furent retrouvs et arrts.Ils avourent qu Jagorie il y avait encore plusde poudre, et le Gouverneur Gnral envoyaalors son adjudant vers linspecteur de policelocal, Shaulis. Ce dernier fit traner un peules choses tout en avertissant Jagorie, si bienque les Juifs purent vacuer la poudre sur unchariot. Combien et vers o, on ignore. Ce quejai lhonneur de rapporter respectueusement Votre Excellence.

On pourrait citer des dizaines daffaires de cegenre. Les Juifs fournirent aux insurgs des ar-mes, des uniformes, des chevaux Dans la

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plupart des cas (mais pas toujours), il sagissaitdaffaires commerciales, cependant le risque en-couru, dont on verra quil tait plus grave pourles Juifs que pour les Polonais accuss des m-mes actes, permet daffirmer quil y entrait aussiun lment patriotique. Les circuits commerciauxjuifs, officiels et surtout clandestins (la multipli-cation des frontires dans la rgion, les droits dedouane levs et la disparit des prix dune r-gion une autre avaient contribu crer depuislongtemps des cheminements occultes de mar-chandises), servirent beaucoup la cause insurge.

2.2. Linsurrection en Pologne russe

Linsurrection proprement dite clata le 22janvier 1863, en premier lieu pour viter lenr-lement forc dans larme du tsar de la jeunessepolonaise. En effet, le gouvernement russe, cons-cient de la gravit des menes clandestines enPologne, avait dcid de dsamorcer ces velli-ts en incorporant dans ses troupes, qui se bat-taient dans le Caucase contre les peuples mon-tagnards, quelque 10 000 jeunes recrues polo-naises, choisies parmi les suspects.

A partir de cette date, la Pologne tenta dchap-per par les armes lemprise russe ; si dans lacapitale la garnison du tsar tait reste bloquedans la Citadelle qui dominait Varsovie, la pro-vince tait sillonne par des dtachements rebel-les qui se heurtaient aux garnisons russes dabord,aux armes envoyes pour les mater ensuite. UnGouvernement National provisoire avait t pro-clam, mais ne pouvant se maintenir dans Var-sovie pratiquement occupe, il errait en province,ce qui gnait son efficacit. La lutte, mene es-sentiellement comme une gurilla, dura quelquedix-huit mois. LEurope occidentale, sur laquellecomptaient les insurgs, ne bougea pas ; la Prusseet lAutriche se solidarisrent avec lempire tsa-riste. Les armes manquaient, les sabres des no-bles et les faux des paysans se heurtaient auxcanons dune troupe sans cesse plus nombreuse.

La direction de lInsurrection se dchira. Le der-nier dictateur clandestin de lInsurrection,Romuald Traugutt, fut arrt et pendu en aot1864 Varsovie. Ce fut pratiquement la fin de larsistance arme en Pologne.

Les relations entre les Juifs et les Polonaisdurant lInsurrection sont illustres par quelquesdocuments significatifs.

Appel du maire de Varsovie, J. Szacki, aux Juifs, en juillet 1863 :

Citoyens polonais de confession mosaque !Moi, le maire de la ville (roch har) je madresse

vous. Je sais votre amour pour la Pologne, pourvotre patrie. Jai de nombreuses preuves de ceque vous npargnez ni privations ni peines, quevous faites peu de cas de votre vie et de vos bienslorsquil faut les sacrifier pour la patrie. Vos filsversent leur sang avec les ntres sur le champ debataille commun car, vous le savez, le Moscovitene fait nulle distinction de religion dans sa vo-lont de dtruire tous les droits et de tuer la li-bert. Vous avez livr les ustensiles dor et dar-gent de vos temples pour acheter des armes. Vousavez de grands mrites pour la cause polonaise.Je vous en remercie au nom de la patrie, dontvous serez des citoyens libres, galit avec tousles autres quant aux dignits et quant aux offices,dans larme et dans lEtat. Vos prtres serontrespects comme les ntres, il ny aura nulle dif-frence entre le chrtien et le Juif.

Il y a cependant parmi vous des gens indignes,qui trahissent notre cause sacre et servent des-pions lennemi. Je ne vous rends pas respon-sables des crimes de certains parmi les vtres,mais je vous impose le devoir de veiller sur cesindignes et de les dnoncer au GouvernementNational. Cinq personnes de votre communautont reu aujourdhui de notre tribunal une con-damnation mort. Cette sentence sera prochai-nement excute. Le Gouvernement Nationalordonne que, lors de cette excution, on ne dise

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pas pour les condamns les prires rituelles desdfunts, quon ne dise pas le kadish, cette prireque, selon la lgende, des anges avaient appor-te du ciel, et que les enfants disent pour le sa-lut de leurs parents. De mme, le GouvernementNational interdit aux familles des condamns dedchirer leur vture en signe de deuil, commelordonnent vos rgles. Que les tratres la pa-trie soient maudits par-del la tombe ! Il serainterdit dallumer des cierges pour leurs mes,ni de poser des pierres sur leur tombe. Qui con-treviendra cet ordre sera svrement puni. Leschefs des communauts auront la responsabi-lit de veiller la stricte excution de cet ordre.

Ce document montre la grande complexit desrelations entre les deux communauts, et le d-sir des Polonais de ne pas saliner les Juifs deVarsovie, malgr les bavures. La proclama-tion de lamiti mutuelle est encore plus visibledans cet autre extrait de la presse clandestine :

Varsovie, le 10 novembre 1863

Le Gouvernement National veut aplanir tousles obstacles dans la marche de la nation sur lechemin du progrs, et ce nest pas pour la formequil a appos sur le drapeau de linsurrectionces termes qui nous sont chers : Indpendance,Libert, Egalit.

Juifs. Cest une dmarche authentiquementprogressiste, politique et, avant tout patrioti-que quaccomplit le Comit Central en donnantaux fidles de lAncien Testament lgalit dedroits de citoyen avec tous les autres.

Repousss par les hommes parmi lesquels ilsvivent depuis tant dannes, les Juifs, dsireuxdacqurir une position sociale, ne trouvaientquun seul moyen, un seul levier, pour sleverau-dessus de lhumiliation morale.

Ce levier, ctait largent, pour lequel ils lut-taient, et notre mpris, ils le payaient de leur haine

Tristes taient nos relations, plus tristes en-core pour les deux parties leurs consquences.

Mais depuis le moment o la poitrine juivedsarme sest dresse ct de la poitrinepolonaise pour servir de cible aux balles et auxbaonnettes moscovites, quand le sang juif amarqu le pav des villes polonaises avec notresang, les sentiments hostiles du pass se sontvanouis, et lombre de lancienne inimiti r-ciproque ne subsiste pas dans nos mmoires.Suivons la noble ide, suivons lordre du Gou-vernement National, tendons une main frater-nelle aux Juifs qui ont donne ce jour des preu-ves vridiques de leur patriotisme, donnons-leurdes preuves de vritable bnvolence. Alors, lepaysan et le Juif deviendront dignes du nom dePolonais, et Dieu nous donnera un bel avenir.

Wolnosc (la Libert), n 3 du 10 nov. 1863.

Malgr ces assurances damour rciproque, lamfiance persistait souvent entre les deux com-munauts. Les Juifs furent accuss rgulirementdespionnage au bnfice de loccupant commedans le texte de J. Szacki cit ci-dessus et denombreux rapports, tant des commandants desdtachements de partisans que des autorits rus-ses, signalent des pendaisons despions juifspar les insurgs. Ces ambiguts (invitables dansla situation dextrme complexit o se trouvaitle pays, ce dont attestent les exemples de colla-boration avec loccupant dautres catgories depopulation), freinrent sans doute le patriotismejuif, et il arriva que la population dun shtetl,apprenant la formation dans les environs dundtachement dinsurgs, senferme craignant queles jeunes patriotes ne commencent leur guerreen sen prenant aux Juifs

Les insurgs, qui ne parvinrent jamais cons-tituer une vritable arme, mais plutt des dta-chements isols, comptaient au total quelquesdizaines de milliers dhommes. Parmi eux, quel-

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ques centaines taient des Juifs ; certains, commeRachmal Borensztejn, commandrent mme desdtachements. Plusieurs parmi ceux-ci tomb-rent au combat, ou furent excuts ou envoysen Sibrie. On doit remarquer que les Russesles traitrent souvent avec plus de svrit queleurs compatriotes polonais. Voici, par exemple,un rapport des autorits russes concernant la r-pression de linsurrection dans la rgion deProuzany, en Lituanie :

Vilno, dcembre 1864.

Dans la nuit du 12 au 13 aot 1863, unebande d insurgs attaqua le v illage deShereshevo, de la rgion de Prouzany et, aprsavoir commis des assassinats et allum un in-cendie, disparut. Linstruction prouva que cettebande avait reu durant deux semaines de lap-provisionnement auprs des habitants du ha-meau Peniajki ; alors afin de faire un exemplepour les autres hameaux, les autorits donn-rent lordre de brler Peniajki et de dportersa population, qui se compose de six familles :trois nobles11 et trois juives. Les premires doi-vent tre envoys dans les gouvernorats loi-gns du pays, les secondes en Sibrie.

2.3 LInsurrection dans les autres partiesde la Pologne

La zone doccupation prussienne na gure puagir en faveur de lInsurrection, hormis une in-tense contrebande darmes. Linsurrectionpoznanienne, qui avait clat mais avait t vi-goureusement rprime au printemps de 1846,avait bris bien des lans dans cette rgion.

Dans les rgions de Pologne chues aux Autri-chiens, lInsurrection a pratiquement avort,surtout dans les zones prdominance ukrai-nienne. Cependant, au cur de la Petite Polo-gne, et surtout dans Cracovie, lancienne capi-tale, lagitation des esprits tait forte parmi

les Polonais. Quant aux Juifs, ils taient appa-remment plus hsitants, comme on peut lima-giner en lisant lappel suivant :

Appel du maire de Cracovie la populationjuive pour les besoins de lInsurrection

Cracovie, le 14 fvrier 1864.Le Gouvernement National a proclam clai-

rement, ds le dbut de linsurrection, lgalitdes droits des isralites lgard de toutes leslois et liberts, leur imposant en mme tempslexcution lgal des autres de leurs obliga-tions envers notre patrie commune.

Nos frres de religion mosaque qui vivent sousloppression moscovite ont rpondu glorieuse-ment cet appel du Gouvernement National, etse sont comports en dignes fils de notre MrePologne. Nous avons compt sur les champs degloire plusieurs de vos vaillants coreligionnaires.Et ceux qui ne sont pas en tat de verser leur sangpour la libert, contribuent par leurs biens lalibration du pays du joug qui loppresse.

Devant ces faits glorieux et rjouissants, plusgrande encore est ma douleur quand japprendspar les rapports qui me parviennent de toutepart quau cur mme de la Pologne, dansCracovie, son antique capitale, les citoyens deconfession mosaque, qui naquirent et grandi-rent sur cette terre, qui se nourrissent de sonpain, refusent pourtant, avec de rares excep-tions, tout sacrifice sur lautel des besoins na-tionaux, mus quils sont par une honteuse in-diffrence ou par la malveillance.

Jappelle donc vos curs et vos conscien-ces, frres isralites, et je vous prviens de nepas mobliger par de tels comportements desmesures plus svres, applicables aux citoyensde mauvaise volont. Cest mon dernier aver-tissement. La continuation de votre indiff-rence, le refus de payer le Sacrifice National,amneront infailliblement lordre aux citoyens

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de religion chrtienne de rompre toutes les re-lations commerciales avec vous, et linterdic-tion de tout achat dans les quartiers deKazimierz et de Stradom12

2.4. Hors de Pologne

Des pages particulirement mconnues, et fortinstructives, ont t crites hors de Pologne, enmigration. Nous lavons vu, les Polonais ytaient nombreux, et comme leur dpart du pays cette poque tait d essentiellement des rai-sons politiques, leur conscience nationale taitexacerbe. Dans lmigration, les Juifs originai-res de Pologne partis pour chercher meilleurefortune ailleurs dans le monde taient alorsmoins nombreux que ce quils seraient vers lafin du dix-neuvime sicle, quand la pressionde lantismitisme grandissant et la dgradationde la situation conomique dans lempire tsa-riste les inciteront migrer massivement. Maisils constituaient dj des noyaux importants, nonseulement aux Etats-Unis mais aussi en France,en Angleterre et mme en Australie. Partout, ilsfurent sollicits par leurs compatriotes polonais,comme en tmoigne la lettre suivante :

Appel de soldats polonais rfugis Mel-bourne aux Juifs polonais en Australie

Melbourne, fvrier 1864.

Nous faisons appel vous, enfants dIsral,dans ce moment dcisif. La cause de votre paysnatal est en danger ; fils dIsral vous tes aussifils de la Pologne. Lorsque, il y a des sicles,vous aviez t chasss de votre patrie et disper-ss, errants, par toute la terre, vos anctres onttrouv un refuge en Pologne. Aujourdhui, surcette terre o reposent les ossements de vos p-res, dans ces villes et le long de ces ruisseauxo chacun de vous a vu pour la premire fois lalumire du jour, se droule le combat pour lalibert un effort hroque de plus pour rejeterle cruel joug tranger, pour lever les Polonais,

sans distinction de race ou de confession, versltat dindpendance, vers un gouvernementnational, vers une place libre, indiscute et ho-norable parmi les nations. On sait quil ny anulle distinction de race ou de religion dans lesbuts et dans les aspirations des patriotes, dontles rangs comptent des gens de diverses origi-nes et religions : Slaves, lituaniens, isralites,descendants des colons turcs tous vont, paulecontre paule, vers la mort ou vers la victoirecontre les baonnettes moscovites et les lancescosaques. Le pays qui, aux temps de sa libert,avait t libral lre des perscutions reli-gieuses, saura lre de la civilisation et desLumires apprcier et rcompenser avec grati-tude les mrites de tous ses enfants.

Les Polonais de diverses races et confessionssont frres. Ils sont frres par la communautde leurs souffrances, par leur lutte communepour la libert. Le tyran na-t-il pas brandi leknout pour forcer les isralites renier la foi deleurs anctres ? Nest-ce pas une vrit histori-que que ces milliers denfants hbreux arrachsen mme temps que des milliers denfants chr-tiens leur famille en Lituanie, en Russie, dansle Royaume, en Volhynie ou en Podolie13 ?

Il nest pas douteux que [ce tyran] dsireaujourdhui diviser les Polonais, dresser les juifscontre les chrtiens, comme il lavait dj faitdans certaines provinces, soulevant les fidlesde lEglise grecque contre leurs voisins de con-fession romaine.

Divide et impera ! est son principe pour cra-ser les forces patriotiques. Les tsars moscovitesont toujours tent de diviser les Polonais quandceux-ci prenaient les armes contre eux.

Voici que nos frres de toutes les races et detoutes les religions combattent de nouveau !

Nous ne serions pas dignes dtre des hu-mains si nous regardions leur combat passive-ment. Mme des trangers montrent leur sym-pathie et apportent leur aide. Cest encore plus

Jacques Burko Les Juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe s.

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le devoir de ceux qui sont ns sur la terre polo-naise, qui nont pas oubli leur enfance, qui enPologne, dans le giron de leurs mres, levaientvers Dieu leurs premires prires !

En Hongrie Kosuth, appelant le peuple auxarmes, a dit : Celui qui dans lheure prsenteoublie son pays nest pas un tre humain, maisun chien que les femmes crachent sur lui !Nous, ici en Australie, ne sommes pas en me-sure de combattre aux cts de nos frres, nousne pouvons exposer nos poitrines aux canonsmoscovites ni nous lancer dans le corps corps,mais nous devons aider ceux qui le font. Lacause pour laquelle ils combattent est notrecause, nous les exils des pays lointains ! Dansnotre pays bien-aim sont rests nos pres, nosmres, nos frres et nos surs.

Nous pouvons les aider de bien des manires,il appartient chacun de choisir la sienne. Lescombattants ont besoin darmes, les blesss ontbesoin de soins. Nous pouvons aider les mala-des dans les hpitaux et les bien-portants sur lechamp de bataille. Que les Polonais de toutesles confessions fassent leur devoir.

Frres isralites ! Vous formez la majorit dela souche polonaise en Australie, vous tes nom-breux et puissants. En cet instant dcisif, inscri-vez le nom dIsral dans la lutte pour la rsur-rection de votre pays natal. Ce ne sera pas lune inscription sur du sable, la mmoire du peu-ple servira de plaque, or le peuple noublie pascomme peuvent oublier les individus. Avancez-vous, soyons amis parmi les peuples ! Noubliezpas Epstein, Meisels14 et tant dautres hommesillustres. Noubliez pas vos proches dans lesconseils patriotiques et dans les rangs des com-battants, qui sont aussi bons Polonais que bonsHbreux. Cest un privilge que de pouvoir aidernotre patrie qui souffre de la cruaut du tyran ;et cest un devoir que personne ne doit fuir.

Au nom danciens soldats polonais

S. Rakowski

Leffort des Polonais pour se concilier les Juifset leurs organisations en dehors de la Pologne,dans lespoir de gagner leur appui tant pour lalutte dans le pays mme que pour obtenir linter-vention des pays occidentaux en faveur de lin-dpendance polonaise, peut se lire dans cette let-tre rdige en franais et date du 15 mars 1862(donc, avant le dclenchement de lInsurrectionproprement dite, mais aprs les vnements san-glants de 1862 et les manifestations de solidaritjudo-polonaises qui sen suivirent). Elle futadresse par le Comit Polonais Paris aux Ar-chives Isralites de Paris, organe rattach lAl-liance Isralite Universelle, rcemment cre :

Depuis vingt ans, les Archives Isralites r-clamaient justice pour nos compatriotes de lareligion de Mose. Ces efforts nont pas t st-riles ; ils ont contribu la rconciliation detoutes les croyances, rconciliation dont noussommes fiers et heureux. Fiers, parce que cettefraternit rappelle un glorieux souvenir de no-tre histoire. Cest la Pologne qui a offert lhos-pitalit la race isralite alors que lEurope toutentire la perscutait et lexpulsait. Nous en som-mes heureux, parce que cette rconciliation metun terme nos divisions, qui faisaient la forcede nos ennemis. Aussi, cest avec douleur quenous avons appris la mort de lillustre fonda-teur de la feuille15 qui a rendu un service signal notre pays. Au nom de nos compatriotes, nousvous adressons lexpression de notrecondolance et nous vous prions daccepter unemodique offrande destine lrection dunmonument que lestime et la reconnaissance veu-lent lever la mmoire de votre vnrable pre.

Agrez, Monsieur, etc.

Les membres du Comit Polonais Paris

Comte Lechodowski, J. Janowski, J. Czynski,L. Zienkowicz, E. Korabiewicz, A. Chrystowski.

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Bien entendu, il y eut de nombreux changeset des manifestations communes dans des lieuxo la concentration de Polonais et de Juifs ori-ginaires de Pologne tait la plus grande, les Juifspolonais participrent des runions publiqueset des collectes. On peut citer lappel lanc enjuillet 1863 New-York par le Comit des JuifsPolonais habitant les Etats Unis dAmrique duNord ( Considrez, et noubliez pas, que lamajeure partie des Polonais de ce pays est denotre confession et que les avantages que laPologne tirerait de son indpendance serviraient plusieurs points de vue la gloire et les droits,longtemps ngligs, des isralites. Il faut dplo-rer loubli rapide par nos coreligionnaires ex-patris de la tyrannie qui touche non seulementtous les Polonais, mais les isralites particuli-rement) et le meeting tenu le 19 juillet 1863dans la salle du Cooper Institute, lors duquel uncomit daide la Pologne insurge fut cr. Demanire analogue, une grande runion publiquefut tenue Londres, au St. Martins Hall, en mars1865, avec notamment un mouvant discoursdun lieutenant juif de larme insurge et d-sormais vaincue. Il ne sagissait plus alors deporter assistance aux combattants, mais pluttdaider la nouvelle vague de fuyards qui schap-paient du pays reconquis par les armes du tsar,dans lespoir de reprendre plus tard la lutte. Enralit, linsurrection de 1863 fut la derniregrande tentative polonaise de reconqurir lin-dpendance par les armes. Ensuite, lemprisetsariste fut trop pesante pour permettre de tellesinitiatives. Le pays devra attendre les boulever-sements de la Premire Guerre mondiale et lanouvelle carte de lEurope, redessine lors duCongrs de Versailles.

En guise de conclusion

Dans toutes les luttes patriotiques polonaises,depuis les partages de la Pologne et jusquaudernier tiers du dix-neuvime sicle, les Juifs

furent prsents et prsents activement, unechelle dont on ne se doute gnralement pasaujourdhui. Pourquoi cette mconnaissance ?Probablement parce que ces informations dran-gent en vrit les deux parties, car pour les deuxla vision de lautre sest dramatiquement sim-plifie et fige depuis quelques dcennies. Cespages nont pas lambition de modifier les opi-nions acquises et ancres, mais simplement din-former le lecteur sur ce qui a t ; et sil en estsurpris, sa lecture naura pas t inutile.

Oui, des Juifs ont particip aux cts des Po-lonais aux combats pour la renaissance natio-nale. Il est vrai que ces combattants ne repr-sentaient quune faible fraction de la populationjuive de Pologne. Il est vrai que la majorit setenait lcart, jugeant que ce ntait pas l sonaffaire gnralement la population tradition-nelle et religieuse, qui vivait une vie spare.Mais les Juifs de lEmancipation, ceux qui cher-chaient leur avenir dans une plus grande ouver-ture sur le monde extrieur, furent nombreux considrer que cet avenir tait indissociable decelui du peuple polonais et que la solidarit en-tre les deux groupes tait une condition nces-saire dun panouissement juif en Pologne,dautant plus que la proportion des Juifs dans lapopulation globale allait en saccroissant.

Ce chemin ne fut pas facile, et ne porta pas lesfruits esprs. La profonde transformation de lasocit polonaise durant le XIXe sicle, avec lepassage dune structure quasi-fodale unestructure plus moderne du fait de lindustriali-sation du pays, laggravation des conflits sociauxqui sensuivit et aussi lappauvrissement gn-ral d aux crises successives, puis la politiquedu gouvernement polonais entre les deux guer-res semployant dtourner vers les Juifs lemcontentement populaire tout ceci a aboutiau contraire un profond diffrend entre les deuxpeuples, avec une intensification des rancurset des haines mutuelles, et avec la violence crois-

Jacques Burko Les Juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe s.

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sante dont on connat le paroxysme atteint partir des annes trente du vingtime sicle.Ainsi, comment ne pas rappeler que, lorsque la fin de la Premire Guerre mondiale la Polo-gne renaissait, une arme polonaise de quelque50 000 hommes fut forme en France sous ladirection du gnral Haller et transfre en Po-logne pour se battre contre les bolchviks. Ellecommena cette campagne par quelques pogro-mes retentissants dans les villes juives de laGalicie, et poursuivit ce genre dexploits toutau long de sa marche jusqu Kiev en 1920.Quon tait loin de cette fraternit entrevue unsicle plus tt, et de ses esprances.

Cela explique probablement le fait que lorsdu dernier tiers du XIXe sicle et jusqu lamoiti du XXe, une grande partie des Juifs quisengagrent dans la lutte pour un avenirmeilleur le firent dans les rangs des organisa-tions rvolutionnaires (partis communistes,Bund) pour ceux qui croyaient que les Juifspouvaient esprer tre heureux en Diaspora, oubien dans les partis sionistes de diverses tendan-ces pour ceux qui envisageaient le futur autre-ment.

Mme durant la Deuxime Guerre mondiale,quand les deux peuples eurent affronter enPologne un mme et terrible ennemi, lunion desefforts ne se fit que de faon sporadique (parexemple, lors des semaines que dura le sige deVarsovie par larme allemande en septembre1939), ou fragmentaire. Il ny eut gure que lescombattants du ghetto de Varsovie qui, lors deleur combat dsespr au printemps de 1943,dployrent la devise Pour votre libert et pourla ntre, celle-l mme que les Polonais avaientglorieusement porte aux quatre coins du mondedurant toute la priode de la captivit de leurpays

NOTES

1 Plus tard, lors des guerres napoloniennes, il commandaun dtachement de cavalerie polonaise et fut tu au com-bat en 1809. Lors de la mme Insurrection de 1794, undtachement juif de 400 soldats dfendit avec acharne-ment le faubourg de Praga contre larme russe de Sou-vorov, et fut pratiquement entirement extermin, colo-nel en tte.

2 En 1809, dans le Grand-duch de Varsovie cr parNapolon, ils reprsentaient 7 % de la population globale,et 28 % des citadins. Selon les calculs de lpoque, lesJuifs de Pologne reprsentaient alors 20 % de la popula-tion juive du monde.

3 Aprs un premier partage de la Pologne, en 1772, unsursaut patriotique eut lieu en 1791 : les Polonais procla-mrent une constitution qui notamment rendait la royauthrditaire et donnait aux citoyens une galit des droits.Cependant, ds lanne suivante, les opposants cetterforme firent appel la Russie, qui suscita le deuximepartage du pays (en 1793), ce qui son tour provoqualinsurrection nationale de T. Kosciuszko, et une nouvelleaffirmation des aspirations dmocratiques. Mais cette r-volte fut crase par les Russes, et ce qui restait duRoyaume de Pologne fut annex par le tsar.

4 Cette concurrence entre Russes et Polonais pour segagner la minorit juive est illustre par les mesures pri-ses durant la priode prcdant linsurrection de 1863.En juin 1862, au moment o les troubles et lagitationanti-russe samplifiaient Varsovie, avec une participa-tion active des Juifs, le reprsentant du Tsar, AleksanderWielopolski, afficha un oukase octroyant aux Juifs dePologne lgalit des droits. Il explicita lobjectif de cettemesure en disant au rabbin Meizels : Dsormais les Juifsnont plus de raisons de se mler de certaines affaires .De leur ct, les Polonais prirent des contre-mesures, etouvrirent aux Juifs laccs des corporations profession-nelles, des coles polonaises, des chambres de commerce,etc. Un an plus tard, linsurrection ayant clat, le Gou-vernement National proclam par les insurgs publia unmanifeste adress aux Juifs, leur promettant formellementlgalit, ds lobtention de lindpendance nationale.

5 Ber Meizels fut plus tard considr comme un modlede patriote polonais chez les Juifs. Son portrait tait ac-croch notamment dans le bureau de Adam Czerniakow,prsident du Judenrat de Varsovie entre 1939 et 1942,qui se considrait lui-mme comme patriote

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6 Croix catholique, bien entendu, symbole de lopposi-tion lorthodoxie russe

7 Les rabbins avaient averti par prudence les autoritsrusses de cette fermeture, sous le prtexte cit.

8 Il fut plus tard nomm rabbin Amsterdam.

9 Autrement dit : de Dieu (N.D.T.)

10 Appele plus tard la Grande migration , car ellecompta le plus dexils (quelque 10 000 en France), dontdes personnages clbres, comme Mickiewicz, qui long-temps tint une chaire au Collge de France. Elle fut prc-de et suivie par beaucoup dautres vagues dmigrants,qui prirent part aux luttes dans le monde entier et pourdautres causes que celle de la Pologne. Notamment, lesexils de la fin du XVIIIe sicle prirent une part active laGuerre dIndpendance des Etats-Unis, les Hongrois in-surgs contre les Habsburg en 1848 furent aids active-ment par des Polonais et mme dirigs par Joseph Bem, ungnral polonais issu de linsurrection polonaise qui avaitclat sans succs dans la zone prussienne deux ans plustt. De mme, les troupes de la Commune qui dfendirent

Paris contre les Versaillais furent commandes notammentpar des gnraux polonais expatris aprs linsurrectionde 1863 (Dabrowski, Wroblewski, Okolowicz), etc.

11 Il sagit de petits nobles appauvris et retourns ltatde paysans, qui travaillaient eux-mmes leur terre ; ph-nomne assez frquent des confins orientaux de la Polo-gne. Par ailleurs, parmi les ouvriers de lindustrie polo-naise en plein dveloppement on comptait des proltairesissus dune noblesse appauvrie, phnomne pratiquementinconnu dans lEurope de lOuest.

12 Kazimierz et Stradom taient les quartiers de Craco-vie habits par les Juifs (ndt).

1Il sagit des canonistes, ces garons de 12 ans quonenlevait de force aux familles dans les diverses minoritsnationales de lempire tsariste pour en faire des enfantsde troupe et, par ce biais, les russifier.

2 Epstein et Maisels : rabbins de la communaut juivequi avaient activement combattu pour lindpendancepolonaise.

15 Il sagit de Samuel Cahen.

Jacques Burko Les Juifs dans les combats pour lindpendance polonaise au XIXe s.

22 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

Le dernier tiers du sicle prcdent aura vu, enEurope orientale, une mutation du judasme. Lesbarrires religieuses qui avaient rgent le peu-ple juif durant de longues gnrations se lzar-drent et divers segments de la communaut juivesouvrirent au monde moderne. Les retombesde la Rvolution franaise, surtout les idaux delibert quelles vhiculaient, influrent profon-dment sur les mentalits juives dans les ghettosde Pologne, de Russie et de Roumanie.

La diffrenciation en classes sociales au seindu peuple juif fut la consquence des modifica-tions des structures conomiques partir des an-nes 1860 1870 avec laccession dune bour-geoisie et du dveloppement dun artisanat etdune classe ouvrire. Il en dcoula une irruptiondes idologies, avec la Haskala, cest--dire lesLumires en milieu juif, puis au cours des dcen-nies suivantes une radicalisation politique aveclapparition des doctrines populistes, voire lanar-chisme, enfin les diffrents courants socialistes.

Au mme titre que les autres peuples, au seindu judasme, ce processus fut au dpart assezlent mais continu. Il stira sur une gnrationet fut le produit dun long cheminement intel-lectuel bas sur la situation objective dans la-quelle se trouvait plong le proltariat juif sou-mis une oppression nationale et conomique.Nationale parce quil devait subir un antismi-tisme grandissant caractris par les discrimi-nations religieuses et plus tard par les pogro-mes ; conomique en raison dune exploitationpatronale : des horaires dmentiels de lordre de

dix quatorze heures par jour raison de sixjours par semaine, des salaires de famine repr-sentant environ le tiers de ce que gagnait unouvrier franais la mme poque, enfin de mau-vaises conditions de travail.

Le judasme religion et nationalit

Si lon se penche sur le peuple juif vivant enEurope orientale, nous sommes en face dunesocit juive qui reprsente les quatre cinqui-mes de la population totale des Juifs dans lemonde. Une statistique de lEmpire russe ta-blie en 1897, la premire digne de foi par sa pr-cision, montrait que dans la zone de rsidencerusse o les Juifs taient confins, un territoirede prs dun million de km2, duquel il tait in-terdit de sortir sauf de rares exceptions oncomptait 5 200 000 Juifs. En y adjoignant lesJuifs roumains et ceux qui vivaient dans lesmarches de lAutriche Hongrie, cela reprsen-tait plus de sept millions de personnes sur prsde dix millions de Juifs lchelle mondiale.

En Europe occidentale ou aux Etats-Unis, treJuif tait synonyme de citoyennet. En France,lmancipation des Juifs en 1791 leur avait ac-cord, selon la formule clbre de Clermont-Ton-nerre, tout en tant que personne mais rien en tantque nation. Lmancipation des Juifs dAllema-gne en 1848 leur accordait les droits civiques. Ilen allait tout fait diffremment dans lempireaustro-hongrois ou dans lempire tsariste en rai-son de la multiplicit des communauts.

Engagement universaliste et identit nationale : le BundHenri Minczeles

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Dans ces rgions, linstar des autres peuples,les Juifs ntaient pas seulement une religion,mais formaient une nationalit spcifique avecleur langue le yiddish en premier lieu, acces-soirement lhbreu et un degr moindre,lidiome du pays daccueil avec leurs tradi-tions, leurs coutumes, leur culture.

Si lon prenait lexemple de lAutriche-Hon-grie, Autrichiens, Tchques, Polonais, Hongrois,Slovnes, Roumains et Juifs, habitaient parfoisdans les mmes rgions, avec leurs diffrences,chaque peuple avec ses problmes et ses reven-dications. Dans la prison des peuples, qutaitlempire russe, les diffrentes communautsnationales, vivant des degrs divers dans lop-pression, notamment les Juifs dans une situa-tion de parias, aspiraient donc lobtention desdroits civiques et nationaux.

Une mancipation rate, une assimilation impossible

Ce processus nest pas uniquement juif. Ilmarque la prise de conscience des peuples enEurope mdiane et orientale. Il est certain queles communauts juives, ici quasi inexistantes,ailleurs formant une minorit plus ou moinsimportante dans les centres urbains, et mmedans certaines agglomrations composant lamajorit, avaient leur propre pass par rapportaux collectivits environnantes. Vu leur compa-cit une cit comme Varsovie groupait plus de200 000 Juifs, Vienne et Budapest presque autant il est certain que lmancipation accorde ici,refuse l, posait problme. En outre, dans denombreuses rgions, en Ukraine ou en Pologne,lassimilation savrait totalement impossible.Enfin, le rgime autocratique russe, surtout par-tir des annes 1880, entretenait avec soin la no-tion du bouc missaire lencontre des Juifs etle pouvoir semploya provoquer ou soutenirdes vagues de pogromes comme en 1881 qui

ensanglantrent la Russie mridionale et quientranrent une migration massive. En aucuncas, les Juifs ne pouvaient accder lmanci-pation. Il fallut attendre la Rvolution de fvrier1917 pour leur accorder des droits politiques etnationaux.

Cest dans ce contexte ingalitaire, une man-cipation rate, une assimilation impossible ouillusoire quvolua le mouvement ouvrier juif.Non seulement, le pouvoir y tait violemmenthostile, mais si la gauche socialiste de lpoquetait unanime faire des Juifs des citoyens part entire, elle leur refusait des droits natio-naux estimant que les Juif devaient renier leuridentit, faire abstraction de leur judit et sefondre dans les masses environnantes. Autre-ment, on les acceptait en tant quhommes demanire abstraite, mais non en tant que Juifs.

Les voisins polonais ou russes, quils fussentsocialistes ou pas, nadmettaient pas un particu-larisme juif. Les thoriciens sociaux dmo-crates, marxistes ou non, rformistes ou rvolu-tionnaires, selon la terminologie de lpoque, quelques exceptions prs, estimaient que lman-cipation des Juifs - reprenant en cela les idesde lAufklrung allemande signifierait la findu judasme. Selon ces matres penser, le ghettoet les mentalits hrites de cette situationauraient vcu. Pour un Juif porteur des valeursuniverselles et des ides de progrs, il ne pou-vait y avoir de place pour une spcificit juiveautre que confessionnelle. Ctait donc une af-faire purement prive. Ce que lon avait vu enFrance, lmergence de lIsralite et en Allema-gne, une intgration par lassimilation, quellesoit accompagne ou non de conversion lachrtient, tait cense rgler le problme juif.Par consquent, lavnement dune socit so-cialiste sous toutes les latitudes verrait la dispa-rition de toutes les discriminations raciales,ethniques ou religieuses.

Henri Minczeles Engagement universaliste et identit nat ionale : le Bund.

24 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

La naissance du Bund,une cration originale

Sans nous appesantir sur les origines et le d-veloppement du mouvement ouvrier juif entre1870 et 1900, signalons la naissance Vilna, enLituanie, en 1897, aprs un cheminement ido-logique qui dura plus dune gnration, delUnion des ouvriers socialdmocrates juifs,autrement dit, le Bund. A sa fondation, le Bundgroupait environ 3 500 ouvriers, les tisserands,les tanneurs, les brossiers, les tailleurs, les ven-deurs de magasins, adhrant des Unions pro-fessionnelles, embryons des futurs syndicatsjuifs. Ils staient dots dune doctrine socialiste marxiste axe sur les ralits de la lutte de clas-ses et linternationalisme proltarien. Mais cetteidologie sousentendait un caractre national,un particularisme nationalitaire qui allait en sedveloppant au fil des ans.

La naissance du Bund est une cration origi-nale car elle scarte rsolument des canons of-ficiels du marxisme de lpoque puisque sesmembres revendiquent la fois des droits civi-ques et des droits nationaux. Des droits civiquespour tre gaux aux autres. Des droits nationauxpour demeurer diffrents. Ctait une nouveautpour lpoque, au demeurant trs populaire, puis-que six ans aprs sa cration, le Bund comptaitplus de 30 000 adhrents, trs jeunes pour laplupart, rsolument combatifs et qui sinsur-geaient contre leur condition, comme le disaitPlekhanov, le pre du socialisme russe, de pa-rias parmi les parias

En effet, les masses populaires juives parlaientle yiddish dans leur quasi totalit et bien peudouvriers juifs, le polonais ou le russe commelangue vernaculaire. Sils taient influencs parla culture allemande les socialistes allemandsdonnant le ton tous les mouvements socialis-tes -, et par le populisme et les organisations

radicales russes, le dbat qui sinstaura dans lacommunaut juive dans son ensemble fut que,dans les sections du Bund, tout en tant des mi-litants marxistes et de fervents internationalistes- lhistoire de ce parti le dmontre aisment - laplupart des dirigeants juifs taient convaincusque, contrairement lopinion de Marx sur lepeuple juif : peuple sans histoire et hommes dar-gent, contrairement ce qucrivait KarlKautsky parlant dune caste, contrairementaux thses de Lnine reprises par Staline, con-trairement enfin aux thoriciens austro hon-grois tels Otto Bauer pour qui le judasme taitune religion et rien dautre, les Juifs se devaientde rsoudre leurs propres problmes, quaucunpeuple ne pouvait le faire leur place.

Parmi leurs opposants idologiques, certainsthoriciens acceptaient lide de nationalit despeuples adosss un territoire. Cependant, enseptembre 1899, au congrs de Brnn(aujourdhui Brno), fut admise lautonomie na-tionale et culturelle pour des peuples sans terri-toire ds que leurs coutumes et leurs traditions,leur religion, en bref leur pass, leur destintaient diffrents. Cest Karl Renner, leader so-cialdmocrate autrichien, juriste de formationqui nona le principe de lexterritorialit, autre-ment dit, comme les Juifs, des peuples sans ter-ritoire. Dans ses ouvrages, Etat et Nation et plustard dans La lutte des nations pour lEtat, unesynthse des doctrines socialistes et du problmenational, il dmontrait la ncessit dun fdra-lisme des Etats multi - ethniques, multi lin-guistiques et multi confessionnels. Une com-munaut donne, avec ou non une base territo-riale, sengageait, ds lors, dans un acte volon-tariste, tre autonome, grer ses problmespolitiques et culturels. Ctait une solution quidonnait en fait, chaque collectivit, lgalitdes chances, lgalit des droits et des devoirs.

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Le Bund fit sien ce type de revendications.Dautres organisations juives, les autonomistesgroups derrire lhistorien Simon Doubnovdfendirent aussi lautonomie nationale et cul-turelle des Juifs en diaspora. Les yiddishistesconduits par Ham Jitlowski appuyaient cettethse en prenant pour base la langue et la cul-ture yiddish. De leur ct, les sionistes de diver-ses tendances, notamment les PoalTsion, dessionistes - marxistes avec en tte Ber Borochovcombinaient adroitement leur conscience socia-liste et la ncessit de crer un Etat juif.

Internationalisme proltarienet question nationale

Toutefois, pendant plusieurs annes et troiscongrs conscutifs, le Bund prouva des diffi-cults formuler une doctrine cohrente. Il taitmalais de faire admettre que lon pouvait treun bon socialiste, marxiste, partisan de la luttede classes la frquence des grves le prouve -et de la dictature du proltariat et en mme tempsun parfait internationaliste, tout en restant vis-cralement juif.

Ds le 3e congrs tenu Kovno en dcembre1899, la question nationale vint lordre du jour.Au 4e congrs de Bialystok en mai 1901, cettequestion fut le principal thme des congressis-tes. Ce nest quau 5e congrs, que le Bund fixasa doctrine. Des dirigeants comme John Mill,Mark Liber, Pavel Rosental, et plus tard NoahPortnoy, Vladimir Kossovski et surtout Vladi-mir Medem, pour la plupart issus de milieux djplus ou moins assimils, craignaient que lin-trusion dun dimension nationalitaire dans lesentiment socialiste ne risque dmousser un in-ternationalisme sans faille.

Vladimir Medem particulirement, en tudiantlorganisation interne des communauts juives,en loccurrence les Kehillot qui, au cours dessicles passs avaient maintenu lhomognit

du groupe juif en diaspora, disposait dlmentsautonomistes quil convenait de reprendre soncompte en les adaptant pour les rendre compati-bles avec la doctrine socialiste. Appliquant unerflexion marxiste la question juive, le senti-ment de la yiddishkayt ne rvlait en fin decompte aucune contradiction entre la pense etla praxis. La revendication dune nationalitautonome, dune conscience nationalitaire et lalutte pour le socialisme ou en faveur des int-rts immdiats de la classe ouvrire juive nen-trait pas en conflit avec les principes de la luttede classes. Dailleurs, lidologie bundiste futreprise par dautres partis dont les communau-ts se trouvaient dans une situation semblable.Nombre de thoriciens marxistes autrichiens, deSerbes, de Georgiens, dArmniens et de Let-tons, confronts aux mmes problmes, appor-taient des solutions similaires.

A la veille de la Rvolution de 1905, la doc-trine politique du Bund tait dsormais fixe.Etre rvolutionnaire et appartenir une commu-naut nationale de destin et de sort ntaient pasantinomiques. Le sentiment de la doykeyt, trel depuis des sicles et solidaire dans le combat,fut abondamment comment par Medem quicrivit de fort belles pages dans ses Mmoires(Fun mayn Lebn) 1 ainsi que des essais thori-ques Demokratie un di Natsionale Frage et for-mula ainsi lautonomie nationale et culturelle vusous langle juif. Ce qui nempchait pas le partiouvrier juif de se considrer comme diasporique,oppos au nationalisme sioniste ; dmocratique,par opposition aux bolcheviks et plus tard auxcommunistes, enfin profondment laque.

Le yiddish et le Bund

Dans les annes qui suivirent, en Russie tsa-riste, en Ukraine au lendemain de la rvolutionde 1917, puis dans la Pologne durant lentre-deux-guerres, le Bund, membre de la Seconde

Henri Minczeles Engagement universaliste et identit nat ionale : le Bund.

26 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

Internationale puis de lInternationale ouvrireen 1930, combattit aux cts des mencheviksrusses, puis du PPS (Parti socialiste polonais).Il participa de nombreuses campagnes de soli-darit, pousa toutes les revendications juivesen luttant contre lantismitisme, et fut un ad-versaire de toutes les dictatures : stalinienne etplus tard nazie.

Mais paralllement son engagement univer-saliste, le Bund fut un ferme soutien de la lan-gue et de la culture yiddish. Lors de la conf-rence linguistique de Czernowicz en Bukovine,en 1908, dans laquelle le yiddish fut reconnucomme une langue nationale du peuple juif,le Bund montra quil y tait profondment atta-ch. Ds 1895, par la cration des Comits duJargon, puis le soutien constant et rpt auxcrivains yiddish, linstauration de cours du soirpour lalphabtisation des ouvriers juifs ntaitpas seulement lutilisation de la langue aux finsde propagande. Limportance de cette langue,de la yiddishkayt, dans un yiddishland sans fron-tires servait de substitut de territoire. Avant lafin de la premire guerre mondiale, la naissanceet le dveloppement des coles yiddish pleintemps, surtout en Pologne entre 1918 et 1939tmoignent de cette logique de donner une baserelle la conscience nationale. Le Bund ins-taura dans ses coles de la Cisho (organisationcentrale des coles yiddish) un enseignementsocialiste au quotidien grce un rseau scolaire

laque et rsolument moderniste : mixit, con-seil des parents, mthodes pdagogiques depointe, sans faire abstraction nanmoins des tra-ditions juives. Ce qui ntait pas le cas des Juifscommunistes du rgime sovitique.

Lensemble de lidologie du Bund, de primedabord, peut sembler sophistique pour certainset friser lutopie pour dautres. Il est vrai que celaappartient au pass, dautant que ce sicle de tue-ries et de massacres a battu en brche des idesgnreuses bases sur lgalit et la justice.

La Shoah a tendu son linceul, lextermina-tion de six millions de Juifs reste en fin decompte un pouvantable chec de lhumanit.Cependant la doctrine de lautonomie nationaleet culturelle prne par les mouvements socia-listes au dbut du sicle, constitue un lmentde rflexion qui a trouv son application pacifi-que chez plusieurs minorits, en Estonie, enHongrie, au Mexique et qui peuttre pourrastendre dautres collectivits. Il nest pas im-possible que des socits puissent enfin trouverdes solutions pacifiques leurs conflits au lieude sentredchirer.

NOTES

1 Ma Vie, paru en 1999 aux Editions Champion, textetraduit du yiddish par Henri Minczeles et Aby Wieviorka,prface, postface et annotations dHenri Minczeles.

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Entre 1881 et 1914 deux millions de Juifs quit-trent lEurope de lEst pour gagner les Etats-Unis. Durant la mme priode, environ 60 000Juifs sinstallrent dans une Palestine alors otto-mane. Beaucoup, dailleurs, ne supportrent pasles difficiles conditions de vie qui rgnaient dansce coin dOrient et retournrent do ils taientvenus. Pourtant, quelques milliers dentre eux,en particulier ceux qui tablirent les premiersvillages collectifs en 1909-1910, jetrent progres-sivement les bases dun projet politique qui de-vait rvolutionner lexistence juive : le sionisme.Comment ces jeunes hommes et filles en taient-ils arrivs abandonner leurs familles en Europepour sengager dans dingrats travaux agricolesalors mme que leur savoir pratique tait pour lemoins limit ? Pourquoi des dizaines de milliersde sympathisants partageaient-ils cette utopiedun pays juif, refond par le travail ?

Comprendre les tenants et les aboutissants desengagements politiques est une tche excessi-vement complexe. Toutefois, sans prtendre,dans le cadre de cette contribution, puiser laquestion, nous voudrions esquisser quelquespistes pour mieux saisir la logique interne quipoussa des Juifs se mobiliser autour de la causesioniste1.

Nationalismes et crise de la tradition

Dans une premire approche, il convient dereplacer le sionisme dans le contexte plus gn-ral de lmergence des nationalismes juifs dansles annes 1890-1900. Si bundisme, diasporisme la Doubnov et sionisme divergeaient sur lesmodalits concrtes de rorganisation des juda-

cits face la modernit, ces diffrents courantsse rejoignaient autour de la ncessit de redfi-nir le peuple juif sur une base nationale dansune priode dbranlement de la tradition reli-gieuse. La crise de lautorit religieuse, dans lafoule du mouvement des Lumires, tait parti-culirement redoutable pour une socit juivethocentre et trois grandes rponses se dga-grent : celles des traditionalistes, des assimila-tionistes et des rformistes 2.

Les premiers sverturent prserver jalou-sement lhritage religieux traditionnel et vou-lurent faire de la Torah un rempart contre unemodernit perue comme menaante. Tout cequi est nouveau est interdit par la Torah pro-clama ainsi de faon dfinitive le chef de lor-thodoxie hongroise, le Hatam Sofer (1762-1839). A linverse, les seconds considrrent quela science, troitement associe lide de pro-grs, avait dfinitivement invalid toute visionreligieuse et particulariste du monde : les hom-mes appartiennent une mme civilisation uni-verselle et le monde doit tre leur horizon. Cecosmopolitisme a revtu essentiellement deuxformes, particulirement prises dans le mondejuif : intgration socio-politique et acculturationdans le cadre des socits dmocratiques lib-rales - identification une socit galitaire quinatra de la rvolution socialiste. Enfin, les r-formistes cherchrent sajuster la modernittout en voulant prserver la spcificit collec-tive des Juifs. Cette tendance prit deux visages.Le premier fut celui du rformisme religieux quicherchait marier religion et raison. Cest lpo-que o, sous la houlette dAbraham Geiger, la

Le sionisme : la russite dun projet nationalpar Alain Dieckhoff

Alain Dieckhoff Le sionisme : la russite dun projet national.

28 Plurielles numro 8 Les Juifs et lengagement politique

plupart des communauts juives dAllemagneintroduisent lorgue dans les synagogues, lal-lemand dans les prires et les sermons et modi-fient en profondeur lenseignement religieux. Lesecond fut celui du rformisme politique dfendupar les nationalistes juifs (bundistes, autonomis-tes, sionistes) pour lesquels le groupe juif de-vait tre imprativement refond sur une basenationale scularise sil voulait perdurer.

Cet objectif national fut soumis aux feux croi-ss des traditionalistes qui rejetaient absolumenttoute redfinition de lexistence juive en dehorsde lorthodoxie la plus stricte 3comme desassimilationistes, bourgeois comme socialis-tes, qui rduisaient le Juif au statut de citoyenmancip de lEtat moderne ou celui de tra-vailleur, membre de linternationale des oppri-ms. Quant aux rformistes religieux qui tenaientle Juif pour le fidle dune confession religieuseayant vocation dissminer le message huma-niste du judasme travers le monde, ils ntaientgure sensibles linvocation dun particula-risme national juif.

Dans ces trois cercles, qui rassemblaient cha-cun des millions dindividus dans lentre-deux-guerres, le sionisme, avec son message de res-tauration nationale en Palestine, nveillait quepeu dcho. Une minorit de traditionalistes (lesprcurseurs du Parti national religieux en Isral)tenta bien de lgitimer le sionisme comme uneentreprise religieuse. De mme, certains rfor-mistes modrs 4 pour lesquels les rgles reli-gieuses fondamentales taient la manifestationde la vitalit cratrice du peuple juif, ntaientpas insensibles la valorisation sioniste des Juifscomme communaut historique. HeinrichGraetz, auteur de la monumentale Histoire desJuifs et favorable ce rformisme modr, ma-nifesta dailleurs une grande rceptivit enversla dmarche solitaire dun Moses Hess, auteurdu texte fondateur Rome et Jrusalem (1862).

Enfin, certains Juifs assimils, branls par lamonte de lantismitisme abandonnrent leursillusions mancipatrices, et se firent les ferventsavocats de la cause sioniste. Ces dsillusionnsdont Thodor Herzl reste larchtype furentnombreux dans lEmpire tsariste aprs les po-groms des annes 1880 qui ruinrent dfinitive-ment tout espoir de libralisation et, donc, din-tgration des Juifs.

Pourtant, cet aggiornamento radical que repr-sentait le sionisme serait rest lettre morte silnavait pas pu sappuyer sur les masses juivesdEurope de lEst.

Une audience croissante

A lvidence, le monde juif ne se convertit pascomme un seul homme au sionisme dont le suc-cs fut trs variable selon les pays. Son influencefut restreinte tant dans les bastions ultra-ortho-doxes (comme la Transylvanie roumaine) quedans les rgions o les processus dassimilation la socit daccueil taient dj bien engags(Hongrie, Bohme-Moravie). Par contre, dans leszones o existaient des communauts juives an-ciennes, dotes dune culture spcifique commedune forte densit sociale mais qui taient tou-chs par le vent de la modernit, le sionisme ob-tint un cho bien plus considrable. Ctait le casen Russie - jusque dans les annes 1920 -, enPologne, en Lituanie, en Lettonie et dans les pro-vinces roumaines de Bukovine et Bessarabie.Dans ces Etats conomiquement arrirs, forte-ment nationalistes, travaills par un puissant an-tismitisme, les Juifs constituaient une vritableminorit nationale qui ne pouvait qutre sensi-ble au message de mobilisation nationale vhi-cul par le sionisme5. Certes, le sionisme ntaitpas seul, dans cette Europe du Nord-Ouest, oc-cuper lespace du nationalisme juif. Le Bund enparticulier constituait un concurrent redoutable.Pourtant, bien que leurs terres de missions aient

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t identiques, les catgories sociales touchespar les messages politiques des bundistes et dessionistes ntaient pas les mmes. Les premiersdevaient lessentiel de leur succs au proltariatjuif prsent dans quantit de petits ateliers. Lesseconds taient beaucoup mieux implants parmiles commerants et les enfants dducateurs (rab-bins, enseignants). Une tude extrmement fineconsacre la seconde aliyah (1904-1914) dosortirent limmense majorit des pres fondateursde lEtat dIsral confirme pleinement ces ca-ractristiques sociologiques. 55 % des immi-grants taient des fils de marchands tandis que13 % ltaient de clercs et de matres dco-les, une proportion considrable si lon tientcompte du fait quils reprsentaient une lite trs troite dans la socit juive. A titre de com-paraison, ils taient aussi nombreux dans cettealiyah que les fils dartisans alors que ces der-niers formaient un groupe fort dun demi-mil-lion de personnes dans la Russie tsariste. Le profilducatif des immigrants souligne aussi quilsprovenaient largement dun milieu traditionnel(31 % avaient frquent le heder, 16 % laychiva) 6. Si leur engagement sionis