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    ALAIN BADIOU, JEAN-CLAUDE MILNER

    CONTROVERSEDialogue sur la politique

    et la philosophie de notre temps

    Anim par Philippe Petit

    DITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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    Editions du Seuil, octobre 2012

    Le Code de la proprit intellectuelle interdit les copies ou reproductions destines une utilisationcollective. Toute reprsentation ou reproduction intgrale ou partielle faite par quelque procdque ce soit, sans le consentement de lauteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaon sanctionne par les articles L.335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

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    Non rconcilispar Philippe Petit

    Deux monstres, deux intelligences franaises souventdcries, et jamais pour les mmes raisons. Ils se sont rencontrs en 1967, durant les annes rouges Paris. Lun taitalors professeur de lyce, lautre revenait d un sjour dun anau MIT. Le premier est aujourdhui le penseur franais le

    plus lu l tranger, lautre, qui l est peu, sest impos danslHexagone comme une figure intellectuelle denvergure.

    Tous deux partagent un amour inconditionnel de la langue

    franaise et de sa dialectique particulire. Ils navaient pasconfront leurs parcours et leurs ides depuis leur ruptureen 2000. Elle faisait suite un article dAlain Badiou parudans Libration,qui avait dplu Jean-Claude Milner. Il yraillait la trajectoire de Benny Lvy (1945-2003), un anciencompagnon d armes et ami de Milner, pass, comme on sait,ou comme il le disait lui-mme, de Mose Mao et de Mao Mose . Ils ne staient jamais vraiment entretenus de leursdivergences de faon aussi frontale.

    Lchange que le lecteur va dcouvrir entre Alain Badiou,n en 1937 Rabat, et Jean-Claude Milner, n en 1941 Paris,nallait donc pas de soi. Il tait susceptible de prendre fin augr des circonstances. Il fut donc convenu, avec lun et l autre,quil serait men jusqu son terme. Quon ne le laisserait passinstaller dans des faux-semblants, et quil porterait autant

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    sur les questions de notre temps que sur le dispositif de pensede lun et de lautre. Quil serait une occasion dorganiser surla dure leurs dmls, de sexpliquer sur leurs prsupposs.Et quil devait fournir la lecture un inventaire des diffrendsqui opposent celui qui parle celui qui il parle, sans jamais

    perdre de vue ceux qui ils sadressent.

    Pour ce faire, il fallut organiser un protocole. Il fut dcidde nous rencontrer quatre fois, entre janvier 2012 et juin 2012.Les trois premires sances se passrent sur canap et fauteuil.

    La dernire autour dune table. J en avais fait la demande afinde varier le mode dinterlocution et dtaler mes feuilles - enralit, pour moduler au plus prs le dialogue. Jean-ClaudeMilner craignait avec ironie dtre dvor par le systme,comme Kierkegaard par Hegel. Est-ce la table ? Est-ce lanature des thmes abords ? La dernire sance fut de loinla plus dtendue. La conversation - cen tait une - fut mene fleurets mouchets.

    Ces rencontres avaient t prpares au cours dun djeunero fut adress un bref rcapitulatif des points de friction entreles deux penseurs. Linfini en tait un, luniversel et le nom

    juif aussi ; mais la discussion tourna assez vite en revue depresse internationale de haute tenue.

    La scne aurait pu avoir pour dcor la bibliothque duneambassade. Elle sest droule dans un restaurant prs de

    Notre-Dame. Alain Badiou et Jean-Claude Milner venaientde reprendre langue. Ils ont ce jour-l chang leurs points devue sur lAllemagne et lEurope, les campus amricains etla vie politique franaise, mais ils nont pas voqu le Proche-Orient. Peu importe : le dialogue avait t renou entre eux,tant sur des points thoriques quautour danalyses concrtes.Il ne restait plus qu lorienter et le temprer pour viterquil ne tourne mal.

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    Les sances durrent trois heures chacune et se droulrentcomme convenu. Lpreuve de la relecture fut particulirementfconde. Chacun des auteurs relut et corrigea sa partie, sansrien modifier du rythme des changes, mais en prcisantcertaines formulations.

    Le passage de la parole l crit resserra les arguments dechacun et intensifia encore le propos. La construction finalerespecte nanmoins le ton de la conversation, alternant delongs dveloppements et des rparties plus vives et saccades.Elle traduit la qualit de lcoute, ltonnement, le dsir de

    convaincre qui staient fait jour l oral.

    Car sil n est pas de rflexion sans division interne au sujetet externe lui, comme il n existe pas de violence qui ne soit la fois subjective et objective, il nest pas de dialogue vraisans que soient convoqus les prsupposs et la mthode dechacun des interlocuteurs. Il ne suffit pas de sopposer, encorefaut-il convaincre et, lorsque cela ne peut advenir, il ne suffit

    pas de se justifier, il faut savoir s expliquer sur ce qui fondeses arguments. Cest, je crois, ce quont parfaitement russiAlain Badiou et Jean-Claude Milner dans ce dialogue. Ils ont

    polmiqu, parfois durement - au point de souhaiter ajouterun post-scriptum relatif ce qui les taraudait le plus, savoirleur position respective sur ltat dIsral et sur la situation desPalestiniens -, ils se sont affronts sur des questions centralestouchant par exemple au statut de luniversel et du nom

    juif, de la mathmatique, de linfini, mais ils ont aussi croisleur jugement, ou plutt harmonis leur pense, sur nombre de

    points concernant lhritage des rvolutions, luvre de Marx,le droit international, les soulvements arabes, la situationhistorique de la France, le rle de la gauche parlementaire, lecandidat normal, le mouvement des Indigns, lhritagede Nicolas Sarkozy, et bien dautres points encore.

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    Ils se sont mis, en quelque sorte, daccord sur leur dsaccordet nont pas craint de saccorder sur le reste. Il le fallait,

    pour ne pas cder la facilit, et ne pas donner l impressionque gisaient ici et l quelques sous-entendus susceptibles delaisser croire une entente cordiale visant mettre en scneavantageusement leurs deux parcours. Car cest un point acquisde l histoire intellectuelle franaise quelle nest comparable aucune autre. Elle nest pas suprieure aux autres, elle netmoigne pas dune indiffrence ltranger, mais elle estanime par son propre principe de division. Cest ainsi que

    Descartes - ce chevalier franais - nest pas plus franais quePascal, et que Rousseau, dans sa langue, ne lest pas moinsque Voltaire, n en dplaise Pguy et tous ceux qui dses

    praient de trouver une formule pour dfinir lesprit franais,dont Nietzsche voulut tout prix capter le lger caractre.

    De cet essentialisme absurde, il ny a rien attendre. Maisil convient de prendre la juste mesure de ce qui distinguelhistoire intellectuelle franaise quant au style et la pense.

    Sartre fut la fois un doctrinaire implacable et un analystehors pair des tensions politiques, un prosateur dans la traditiondes moralistes franais et un intellectuel engag au sens fortdu terme. Alain Badiou est un philosophe intgral, aptre dela phrase claire et confrencier de talent ; la fois prosateuret fidle ses engagements. Son pre, qui fut rsistant etcommentait devant son fils, sur une carte affiche au mur deson bureau, les avances des armes allies avant de devenirmaire de Toulouse aprs la Libration, fut son premier mentor.Sartre et Althusser furent ses premiers matres, et les agitateurs

    publics quont t les philosophes des Lumires, ses constantsinspirateurs. Il nest pas une ligne de son uvre qui ne soitredevable de ces traditions multiformes auxquelles il faudraitajouter les noms de Platon et de Lacan, qui nouent son idede la vrit et sa conception du sujet.

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    On ne peut rien comprendre au dploiement de son uvre, sa mtaphysique et sa rcente entre dans le dbat public sion ne linterprte laune de cette histoire. Ce qui fait quAlainBadiou est aujourdhui un penseur global, un philosopheinternational aussi connu en Argentine quen Belgique, enGrce ou en Californie, tient cet hritage autant qu sacapacit le tenir distance. Car le dcalage est grand entrela manire dont il est peru sur les rives de la Seine et cellesde la Tamise. Sexprimant en langue anglaise partout o le

    besoin sen fait sentir, traduisant en anglais ce que Beckett

    stait vertu exprimer en franais, il mesure quel pointle rle quil joue ici ou quon lui fait jouer ailleurs ne correspond pas la situation qui est la sienne.

    Bien que diffrente, lempreinte laisse par la guerre sur laformation de Jean-Claude Milner fut elle aussi dterminante.Son pre, un Juif dorigine lituanienne, tait un habitu deMontparnasse. Ctait un bon vivant, avare de ses souvenirs,taiseux sur son emploi du temps. Il fut dnonc par une

    voisine pendant les annes doccupation et chappa au pire ensengageant au STO. Mais il ne comprit que vers quinze ans,et par recoupement, quil tait juif, son pre considrant quele mot navait gure de sens, sinon dans la tte des antismites.Sa tante, elle, a disparu au ghetto de Varsovie. Une procheamie de ses parents, qui revint en 1946, avait t dporte Auschwitz.

    Cette histoire a pes sur ses annes dapprentissage et a eude profondes incidences sur son parcours intellectuel, mais

    pas au point dempcher l adolescent de vivre, de senticherde romans frivoles, de se complaire la lecture de RosamondLehmann, d tre totalement envahi par ce silence paternel.

    Il ne faut pas sen remettre trop vite la vignette personnelle.Et il serait inopportun de rduire cette controverse unesimple diffrence de temprament ou dhistoire personnelle.

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    moins dadmettre que le biographme, ou la protohistoire,recouvre la courbe de vie, comme la temprature, le silencedes organes ; ou que la contingence est toute, et que le choixoriginel nest rien; que les dterminations sociales sontun absolu, et 1 insondable dcision de ltre (Lacan) unelubie de psychanalyste. Il y a bien, dans le cas de Jean-ClaudeMilner et celui dAlain Badiou, des cadres explicatifs quisenracinent dans la prime enfance ou la jeunesse. Mais il nefaut pas forcer le trait. La tumultueuse liaison entre Sartre etCamus ne se rduit pas une brouille entre un petit bourgeois

    parisien aux cheveux boucls et un enfant pauvre jouant aufoot avec les gosses de Mondovi en Algrie, pas plus que lahouleuse amiti de ces deux pigones de Mai 68 ne sauraittre rduite un combat titanesque entre le pre glorieuxdu premier et le pre fantasque du second - sans parler desmres, qui ne feraient que corroborer lanalyse.

    Penser quune vie peut salir une uvre ou la grandir relvedun esprit procdurier, certainement pas dune pense ins

    pire. Elle impose de faon honte le point de vue de la mortsur la vie. Elle rend opaque ce qui peut advenir de ces deuxgrands vivants dont l uvre nest pas acheve, et quon auraittort de figer dans la glaise. Jean-Claude Milner, qui avouedans LArrogance du prsent(2009) avoir satisfait au devoird infidlit , est bien plac pour le savoir. Le choix quil fitdpouser la linguistique structurale plutt que la philosophie,tout en prouvant une franche admiration - partage par AlainBadiou - pour Lacan et Althusser, pse encore aujourdhui.Il marque une orientation inaugurale qui fut pour lui unemanire singulire dentrer dans la langue franaise, densupporter les silences, de recueillir les mots de la Rvolutionfranaise, et de ne pas devenir le domestique du prsent .Lequel nest autre ses yeux que le porte-voix de la socitillimite, ou, si lon prfre, le symptme du progressisme

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    bat, qui n a dgard pour les faibles qu la condition quilsdemeurent leur place et ne drangent pas trop son apptitde pouvoir, de conqute et de domination masque.

    Ce choix originel dsigne en tout cas lhorizon de ce dialogue quant au destin de la langue franaise, laquelle est pourJean-Claude Milner aujourdhui une langue morte , commelhistoire de France est pour Alain Badiou bout de course .Car sil est un domaine sur lequel nos deux interlocuteurs sesont accords, reconnus, rejoints, et ce nest pas un hasard,cest celui qui porte le nom de France, dont lhistoire

    seffacerait - pour parodier Michel Foucault - comme la limite de la mer un visage de sable . Au point de cderla place, sur cette plage dsormais sans visage, un nomsparateur, Franais en loccurrence, auquel individuset groupes ont l obligation d tre le plus possible semblables

    pour mriter une attention positive de ltat (Alain Badiou).Ou bien, signant alors le secret de la tranquillit promise surcette plage dbarrasse du nom France : la revanche de

    1esprit soixante-huitard qui sest fait le meilleur allide la restauration (Jean-Claude Milner).

    Tel fut donc laboutissement de ce dialogue qui dresse unbilan de notre histoire rcente. Quil sagisse de la gaucheet de la droite, dont Jean-Claude Milner pense quelles nese dfinissent pas par des valeurs , de lhritage de NicolasSarkozy, de la spcificit de la machine gouvernementalefranaise, qui ne fonctionne que sous condition de la rconciliation des notables, de la mort annonce de l intellectuel degauche, cest toute une srie doppositions factices qui voleici en clats sous les coups de boutoir de lchange. Il nest

    pas jusqu lopposition des modernes et des antimodemesqui ne soit rendue obsolte.

    Ayant quitt lun et l autre la plante morte de la rvolution,par des voies certes diffrentes, ils ont aperu que la rvolution

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    relevait dsormais de la tradition. Sa fin signe la fin de sadestination, mais certainement pas la fin de cette fin. Il est doncenfin possible, la lecture de cet entretien, dtre modernesans mpris de la tradition, comme lcrit Michel Crpu

    propos de Chateaubriand. Le devoir de transmission tantgarant du futur, il nest mme plus besoin dopposer le pass lavenir pour le faire exister. Le classique nest plus celuiqui soppose la rvolution ou au progrs, il nest pas celuiqui recycle le pass dans un folklore aussi vain quennuyeux,il est celui qui le reconfigure, lui restitue son lot dexpriences

    et dchecs pour donner sa chance linvention. De quellechance sagit-il? Cest ici que les classiques divergent. Eton ne stonnera pas de retrouver en conclusion un motif qui

    parcourt l ensemble de cet change muscl qui souvre surle rappel dune polmique originaire.

    Car Jean-Claude Milner et Alain Badiou nont pas quittla plante rvolution sur le mme vaisseau. Et il ny a pasde commune mesure entre la sortie de la vision politique du

    monde chez Jean-Claude Milner et la poursuite de celle-cichez Alain Badiou. Cest donc dabord une lecture dusicle des rvolutions, comme disait Antoine Vitez, du sicledu communisme, que cet change nous convie, une lecture deux voix, qui permet de dplacer ou dinterroger - c estselon - lapproche antitotalitaire autant que lapproche squentielle qui considre qu lchec du cycle des rvolutionssuccderait une priode intervallaire susceptible de voirse refonder une vision mancipatrice de lHistoire.

    De ce point de vue, lchange fait suite une discussionancienne qui prit un tour indit loccasion de la parutionde Constat en 1992, livre qui marqua un tournant majeurdans le parcours de Jean-Claude Milner. Elle portait alorssur lopacit du nom politique et sur le statut de linfini, telquil tait arrim lenthousiasme rvolutionnaire, au progrs

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    induit par la Rvolution franaise. Le rejet par Milner desconduites du maximum, dornavant disjointes ses yeux etde la rbellion et de la pense, frayait le chemin dune discordequi ne sest jamais dmentie. Le scepticisme de lauteurde La Politique des chosesna cess depuis lors de se heurter la passion doctrinale du philosophe Alain Badiou.

    Cette entame de discussion ne pouvait rester lettre morte.Aprs la mort de Guy Lardreau, en 2008, Jean-Claude Milnerrenoue avec Alain Badiou, qui aura trois ans plus tard lidede cette disputatio.Comment en reprendre le cours ? Quelle

    assise donner cette question, ds lors quelle tait adresse cet autre qui dsirait encore changer le monde ? Osonsla lucidit et la prudence ! disait lun. Osons mettre deshypothses ! disait lautre. Devant une telle alternative, ilfallait bien que lamoureux de Lucrce se frotte la cuirassede lhritier de Platon. Ses arguments minimalistes, en effet,ntaient-ils pas une manire de dfi adress aux propositionsmaximalistes de lauteur de Logiques des mondes? De mme,

    1hypothse communiste de ce dernier tmoignait pourun ultime assaut lanc contre les rengats de la nouvelle

    philosophie qui, dans le cas de Jean-Claude Milner, endossaitlhabit non dun renoncement la pense mais de lanti-

    philosophie, ou, pour tre plus prcis, d un pragmatismesubtil associant chez lui le rejet farouche de la violence aunom des massacres de lHistoire et une lucidit crue sur lesembardes hroques de son interlocuteur. Avant que le nom

    juif - et ce qui en dcoule quant au statut de l universel - nevienne sinterposer et relancer la querelle, cette fois-ci pourde bon.

    Il tait ncessaire de la relancer et den prciser les enjeux.Il fallait quelle ft rapporte un trajet qui ne pouvait tretabli quau travers de ce qui constitue le dispositif de pensede ces deux enfants de la guerre. Par dispositif, il faut entendre

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    un peu plus quun appareillage ou une armure ; lorsque deuxclassiques se rencontrent, lorsquils discutent du temps venir, ce nest pas du mariage homosexuel dont il est questionmais du type daccs quils ont au rel. Lorsque Jean-ClaudeMilner dit : Je nai pas dontologie affirmative , et quAlainBadiou lui rpond quil peut y avoir une convergence localeentre une ontologie affirmative et une ontologie dispersive ,tant donn que dans les deux cas le monde soffre noussous lallure de la multiplicit, il ne faut pas sous-estimer la

    porte de l change. Il inaugure la divergence massive qui

    se dploie au rythme de cette controverse ; il installe unereconnaissance qui, pour tre commune au dpart, ne vaut quepar ses consquences, par laventure de pense qui engendrele diffrend et le nourrit, afin de drouler la formule : Lexxe sicle a eu lieu. La crise de la politique classique enest la preuve. L-dessus ils convergent, il est amusant de leconstater, mais linterprtation que chacun en donne diffre.Chez Jean-Claude Milner, le noyau dur de la politique cest

    la mise mort possible, la survie des corps. Tandis que chezAlain Badiou, cest le processus historique de la corrlationcollective entre galit et libert , et aussi le possible retour lintelligibilit des massacres.

    La msentente propos du terrible xxe sicle et sessuites est ainsi totale. Le deuxime film de Jean-Marie Straubet de Danile Huillet, sorti en salles en 1965, sintitulaitNonrconcilis.En allemand :Nicht vershnt.Ce titre convient

    parfaitement ces deux intelligences qui ont parcouru lesicle prcdent grandes enjambes. Il dit assez bien leurdsir de ne pas solder leur exprience bas prix. Commesi la violence de ce sicle irriguait encore leur pense dumoment. Et quil leur incombait tous deux de faire savoir au

    public quils ne saccommoderaient pas dun prsent humili ;quil tait important de se demander si la petite bourgeoisie

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    intellectuelle avait encore un avenir; quil existait au moinsdeux manires dinterroger sa sortie de lHistoire, dfinitive

    pour Jean-Claude Milner, provisoire pour Alain Badiou, etquil tait possible de cultiver l cart entre deux conceptionsvoisines, et nanmoins antagoniques, de la transmission.

    Deux monstres, disais-je, que tout spare, et que nousavons runis. Deux authentiques non rconcilis qui nont rien

    perdu de l esprit de dispute, quils n entendent pas puiserde si tt, et qui scrutent le monde qui vient arms de cettevision partage : Pour finir encore.

    Philippe Petit, septembre 2012

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    Une polmique originaire

    Ph i l i p p e P e t i t :Alain Badiou et Jean-Claude Milner, je suistrs heureux de mener cette conversation entre vous. Je connaisvotre mfiance commune envers la baraque mdiatique . Jeconnais votre propension vouloir vous extirper dun certainconsensus. Mais cela nefface pas de profondes diffrencesentre vos parcours intellectuels et vos conceptions du monde.Je pense surtout votre approche de la politique en gnral,et de Platon en particulier, votre conception de lhistoire, de

    luniversalit, du nom juif ; je pense votre lien ou non-lienaux mathmatiques ; et aussi la question du sujet et de infini.Car je crois que, sur la fin du cycle des rvolutions, sur la fonction de la gauche aujourdhui ou la place de la France dans le monde, il ny a pas de msentente entre vous. J aimeraisdonc que ce dialogue soit loccasion de prciser les contoursde ces diffrences ou rapprochements. J aimerais aussi quilne soit pas simplement occasion de prolonger une guerre de

    positions, mais dapprofondir vos penses respectives. Ladjectif radical est devenu aujourdhui une commodit de langageservant dsigner tous ceux qui se dtournent du bulletin devote ou ne rduisent pas la pense au commentaire du mondecomme il va. Aussi, avant daborder toutes ces thmatiques,

    pouvons-nous commencer par rappeler les conditions de votrerencontre, votre parcours commun et personnel.

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    A l a i n B a d i o u : Notre rencontre date dun pass assez lointain.Ctait propos de la revue Cahiers pour lanalyse [1966-1969], dont Jean-Claude Milner tait lun des fondateurs.Jai travaill pour cette revue plus tard, grce la mdiationde Franois Regnault. Cest ce moment-l que Jean-ClaudeMilner et moi avons fait connaissance et que nous avonscommenc discuter. Ce fut le temps de la rencontre, maiscelui des contradictions est venu presque immdiatement.En effet, nos engagements et nos ractions respectives aumoment de Mai 68 et de ses consquences, notamment nos

    positions par rapport lorganisation Gauche proltarienne [1968-1970], ont t fort diffrents. On ne va pas revenir surle dtail de cette histoire, mais il est intressant de constaterqu peine nous tions-nous rencontrs que la contradictionla plus vive se mlait l apparence d un travail commun.

    Je a n -C l a u d e M i l n e r : Ctait une discorde importante.

    A. B. : Une discorde trs importante avec des textes et articlessvres de part et dautre. Dj la polmique est lordre du

    jour. Cest intressant quelle soit presque originaire.

    P. P. : De quel ordre tait cette polmique ?

    J.-C. M. : De faon anecdotique, je note un premier dsaccordsur la question de savoir si, aprs Mai 68, nous allions ou pascontinuer les Cahiers pour lanalyse.Jtais pour que nousne les continuions pas, alors quAlain Badiou envisageaitla possibilit de les continuer. Lexemple quil avanait alorstait celui du piano, tel que lanalysaient certains doctrinairesde la Rvolution culturelle chinoise : il y a, disaient-ils, unusage rvolutionnaire du piano ; on peut donc poursuivre la

    pratique du piano afin de servir la Rvolution.

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    A. B. : Et comme les Cahiers pour lanalysetaient unexcellent piano, sur lequel jouaient Jacques Lacan, JacquesDerrida, Serge Leclaire, Louis Althusser, et j en passe...

    J.-C. M. : Ma position tait lie la conviction, que j ai toujourseue, que si lon fait une chose, on la fait dans sa forme complte,et si cette forme complte ne rpond plus la conjoncture,alors on arrte.

    ce premier discord sajoute une manire totalement

    diffrente dentrer dans le maosme. Badiou a toujours eu lgard du maosme - en tout cas j en avais le sentiment - unrapport fond sur une familiarit voulue, travaille, rflchie,avec les textes chinois (ceux de Mao et ceux des divers

    participants la Rvolution culturelle), alors que moi, cequi m intressait, ce n tait pas la Chine, laquelle j taisfinalement assez indiffrent. Ce sont donc deux entres tout fait diffrentes.

    Le troisime point de divergence, cest un rapport diffrentau marxisme, me semble-t-il. Ce qui mintressait dans laGauche proltarienne, ctait lide que le marxisme taitarriv une tape nouvelle - la troisime - qui entranaitdes dplacements, en fait la fin du marxisme-lninisme, alorsque Badiou tait plutt sceptique sur ce point. Je me souviensdarticles dans lesquels il critiquait svrement la notion denouvelle tape, de troisime tape, etc. Le paradoxe veut quelun et lautre soyons entrs dans le maosme la suite deMai 68, mais nous ny sommes pas entrs de la mme manire.En fait, nous y sommes entrs de manire oppose et avecdes choix organisationnels opposs. Ce qui a dtermin lasuite - cela sest rvl plus tard - , ce sont des apprciationscompltement opposes concernant la personne de BennyLvy. Celui-ci tait le dirigeant de la Gauche proltarienne ;

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    il a suivi litinraire que lon sait. Badiou a critiqu le pointdarrive comme rvlant que quelque chose tait errondans le premier temps du parcours.

    A. B. : Jai en effet peru quil y avait une cohrence, presqueexplicite dailleurs, entre la manire dont les dirigeants dela Gauche proltarienne se sont rallis au maosme et lamanire dont, par la suite, ils ont abandonn non seulementle maosme, mais galement toute perspective concernantlaction rvolutionnaire organise, le motif communiste,

    et mme, en bout de course, la politique tout court. La figurequa prise leur abandon de la politique active partir de ladissolution de la Gauche proltarienne en 1972 a, rtroactivement, entirement lgitim mes yeux le sentiment que

    j avais que leur ralliement au maosme tait largement, sil on est modr, une fiction transitoire, et, si lon est dans lestyle de lpoque, une imposture. Cest la raison pour laquelleJean-Claude a raison de dire quil y a, entre lui et moi, une

    continuit qui va de la diffrence inaugurale dentre dans lemaosme aux contradictions encore plus vives qui ont rsultde ce que fut, pour les dirigeants de la Gauche proltarienne,la sortie du maosme.

    Ce qui est assez curieux, cest que dans cette histoire, chacune des tapes, le radicalisme extrme - en tout cas cestma perception - est plutt du ct de Jean-Claude Milner.Je me suis toujours fait de moi-mme limage dun modr.Ds le dbut je pense que nous pouvons oprer une synthseentre la continuation des Cahiers pour lanalyseet les consquences de Mai 68, ce que ne pense pas Jean-Claude Milner.Ensuite, je pense que le maosme est une inflexion cratricede la vaste histoire de la pense et de l action communistes,alors que Jean-Claude Milner affirme que cest une tapeabsolument nouvelle et sans prcdent. Et la fin je pense que

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    nous pouvons continuer lentreprise politique mancipatriceet la philosophie qui laccompagne, alors que Jean-ClaudeMilner pense que tout cela est bon pour la ferraille.

    J.-C. M. : Il est clair quil y a une diffrence de conceptionconcernant la notion de synthse. Sans du tout attribuer Badiou l usage de la trop fameuse trilogie thse, antithse,synthse , je crois cependant discerner chez lui un momentde la synthse, une volont synthtique qui se retrouve,de manire rcurrente, sous des formes diverses. Dans le

    rapport entre la politique et la philosophie : on peut penserla politique par le biais de la philosophie , alors que je pensequon peut penser la politique, mais pas par le biais de la

    philosophie ; de mme sur le rapport de la philosophie et dela mathmatique, et je pourrais prendre dautres exemples.Par contraste, mon abord est toujours un abord sparateur ; je

    peux amnager des homologies entre des discours diffrents,mais ces homologies ne sont pas des synthses.

    P. P. : Sans doute. C est ce qui explique que vous ne partagezpas avec Alain Badiou le sentiment qu on assisterait de nosjours un rveil de lhistoire , mme si vous tes trs attentifaux soulvements arabes et aux consquences mondialesde la crise conomique de 2008. Mais ce diffrend sur la synthse npuise pas vos diffrences ou convergences

    propos de Marx dont la lecture aujourdhui semble nouveauS

    ncessaire au vu du rle dvolu lEtat comme fond depouvoir du capital.

    J.-C. M. : Je crois quune chose saute aux yeux : cest que lenoyau de lanalyse marxiste classique est revenu lordredu jour. Autrement dit lalternative, appelons-la librale, entout cas conomiste stricte, sest effondre sous nos yeux.

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    Pour comprendre ce qui se passe, il est clair que le recoursau noyau dur de lanalyse marxiste classique est de loin le

    plus efficace. Lautre question est de savoir si ce qui sestpass sous nos yeux dans ce quon appelle les rvolutionsarabes correspond ou non au modle marxiste de ce quonappelle une rvolution, mais cest un autre problme.

    A. B. : Sur ce point je suis plutt d accord avec Jean-ClaudeMilner. Sur ce qui structure aujourdhui lhistoire gnraledu monde, la crise et tout ce qui va avec, il existe une espce

    dvidence marxiste, cest indubitable. Nous assistons unretour spectaculaire de lefficacit analytique du marxisme.Il est vrai quun certain marxisme avait t pendantlongtemps intgr par lidologie gnrale. Des thses qui,quand j tais colier, taient encore svrement critiques

    par les professeurs et dans les manuels, comme le primat delconomie, son caractre dterminant, etc., taient devenuesau fil du temps des thses consensuelles, des banalits de la

    discussion idologique. Aujourdhui, cest un peu diffrent.Ce qui nous est rappel est bien plus prcis. Il sagit ducaractre cyclique des crises, de la possibilit de certainseffondrements systmiques, de la relation entre le capitalfinancier et le capital industriel, de la fonction salvatrice deltat dans les priodes de crise - les gouvernements commefonds de pouvoir du capital - et aussi de lhorizon de guerreque tout ceci peut impliquer. Tous ces phnomnes sont penss

    par un marxisme analytique, revu et approfondi. Mais quant dterminer quelles sont les consquences de type politiquequon peut tirer de ces constats analytiques, quand il sagit desavoir si les processus meutiers, rvolts, massifs, auxquelson assiste ici ou l dans le contexte de la crise, dessinentou non des perspectives analogues celles quenvisageaientles politiques qui se rclamaient du marxisme, cest une autre

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    paire de manches. Entre lanalyse systmique et la clarificationpolitique, il ny a pas de transitivit.

    J.-C. M. : Cest dautant plus une question diffrente - et lj en viens Marx lui-mme - quil a toujours t dsempardevant les mouvements caractre rvolutionnaire dont iltait tmoin. Il commence par tre dsempar, puis il construitun discours. Prenons par exemple la Commune. Aprs untemps de recul, il saccroche aux branches pour ensuitetrouver un discours qui rende compte de ce qui se passe.

    Ce quil crit est toujours intressant, mais cest vraimentdisjoint de sa doctrine densemble. La question que vousposez propos de Marx pourrait plutt tre pose proposdu marxisme-lninisme, cest--dire de la relecture lninistede Marx. Lnine complte le noyau dur de lanalyse marxiste

    par une doctrine qui fixe les critres de reconnaissance dece quon appelle une rvolution , de ce qui n en est pas une,quels sont les points de passage obligs, les marqueurs, etc.

    Le couplage du Capitalet de la thorie des rvolutions, d Lnine, cest proprement le marxisme-lninisme. Pour lemoment, rien de ce qui se passe dans le monde ne me paratrendre de la vigueur au marxisme-lninisme.

    A. B. : Si lon entend par marxisme-lninisme la doctrineossifie de ce que j appelle le vieux marxisme, savoirle placage sur les circonstances les plus varies dun arsenalimmobile de catgories livresques, je pense moi aussi que ce marxisme-lninisme na aucune chance de ressusciter, sigrave que soit la crise du capitalisme. Comme la du restesuggr Jean-Claude Milner, ce marxisme-lninisme taitdj mis mal par le maosme, par de nombreuses inventions

    politiques issues de la Rvolution culturelle. En particulier,le fait que penser une situation ne peut se faire quen se

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    liant activement ses protagonistes, quil sagisse de jeunesrvolts, douvriers en grve ou de paysans chasss de leursterres, et que donc les catgories de la politique supposentdes formes indites de liaison entre les intellectuels et ceque les Chinois appelaient les larges masses . Aujourdhui,le vieux marxisme , le marxisme de la chaire, est encore

    plus moribond quil ne l tait dans les annes 1960. Parcontre, que les meutes actuelles aient quelque rapport avecune conception du mouvement de lHistoire tire du ctdes masses, de leur mobilisation effective, de leur imprvi

    sibilit rvolte, c est une autre affaire. Pour affiner ce genredhypothse, il faut enquter sur place. Comme disait Mao, qui n a pas fait d enqute na pas droit la parole .

    P. P. : Vous reconnaissez donc tous les deux la validit dumarxisme analytique, mais vous tes en total dsaccord surce qu on doit penser du type dorganisation politique quiserait souhaitable de nos jours...

    J.-C. M. : Il est possible que nous touchions l une diffrenceradicale. Pour ma part, cela fait longtemps que je pense quilne peut y avoir daccord thorique entre nous sur la rponse la question : Quelle doit tre lorganisation politique danstelle ou telle circonstance ? Je suis de ce point de vue tout fait pragmatique. Quelque chose qui peut tre opportun

    pendant deux mois peut cesser de l tre deux mois aprs.Quand je dis quon peut penser la politique, cela ne veut pasdire quon peut penser l organisation politique.

    A. B. : Bizarrement, si lon sen tient ce que Jean-ClaudeMilner vient de dire, je ne suis pas en dsaccord. Il ny a pasaujourdhui de thorie universellement acceptable ou lgitimede ce quest une organisation politique visant l mancipation

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    de lhumanit ou, pour tre plus prcis, oriente par lidecommuniste. Il y a eu pour l essentiel, quant la question delorganisation communiste, trois tapes. Dabord, la visionde Marx selon laquelle, comme il lexplicite dans le Manifeste,il sagit dorganiser, chelle internationale, une tendanceidologique lintrieur de lhistoire globale des soulvements. Pour Marx, les communistes sont une partie dumouvement ouvrier. Nous avons l une vision historicistede lorganisation politique : elle nest pas quelque chose despar, elle est une composante instruite de lhistoire rvo

    lutionnaire, elle en claire les tapes venir et la dimensionmondiale. Ensuite, il y a eu la phase lniniste. Par une torsiontrs svre inflige Marx, Lnine propose de btir uneorganisation fondamentalement militarise, c est--dire uneorganisation spare, apte diriger des affrontements soit detype insurrectionnel, soit de type guerre civile prolonge.Dans tous les cas, ce type dorganisation doit respecterdes principes comme la discipline de fer, la hirarchie,

    laptitude la clandestinit, etc. Ces principes ont fait la preuvede leur efficacit au niveau de la prise du pouvoir, du contrlede ltat, aprs un sicle entier dinsurrections ouvrirescrases dans le sang. Ces victoires ont alors rencontr uncho prodigieux, tout fait justifi. Cependant, au niveau deldification prolonge dune socit neuve, sorientant versle communisme rel, la forme Parti invente par Lninea montr ses limites. Fusionnant politique communiste ettat dictatorial, elle a combin linertie et la terreur.

    Nous pouvons donc dire que, sur la question de l organisation, les deux premires tapes sont rvolues, nous le savons.Le marxisme-lninisme sest effondr dans la priode de lad-lgitimation des tats socialistes. La Rvolution culturelle,initiative tonnante du maosme, a t une tentative, interne la seconde tape, d en sauver les principes et le devenir en

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    la rorientant vers le communisme par la mobilisation desmasses, au besoin contre le parti sclros, que Mao nommaitaudacieusement la nouvelle bourgeoisie . Mais comme cettervolution a chou, nous sommes partiellement dmunisconcernant les problmes quelle traitait, et qui demeurentles ntres. Du coup, la divergence entre Jean-Claude et moine porte pas sur la question de savoir sil existe aujourdhuiune thorie formelle de l organisation politique communiste,la divergence porte sur la question de savoir sil importequil y en ait une ou pas. La conclusion qui me semble avoir t

    celle de Benny Lvy, et finalement celle de Jean-Claude Milner,est que ce point na plus aucune importance. Je dchiffredonc cette position comme une entre dans le scepticisme

    politique, purement et simplement.

    P. P. : En tout cas, comme une entre dans sa critique de la vision politique du monde.

    A. B. : Tout le bilan que Jean-Claude Milner fait de cetteexprience, que nous avons en un certain sens partage, entout cas entre 1968 et 1971, est quil n y a pas - et en ralitquil ne peut pas y avoir - de thorie de l organisation politique. Cest un bilan sceptique gnral des deux premirestapes de la question, comme des tentatives inscrites dansla Rvolution culturelle. On le rsumera philosophiquementen disant que la politique nest pas vraiment une pense,quil ny a en elle rien dautre que sa pragmatique locale. Demon ct, je crois certes que les deux premires tapes de la

    politique communiste sont rvolues, mais j affirme toujoursque la politique est une pense, et que nous inventeronslorganisation politique de la troisime tape. Une fois encore,nous avons des diagnostics voisins, et des thrapeutiques tout fait divergentes.

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    P. P. :Jean-Claude Milner, vous avez parl de pragmatisme .Est-il la consquence de votre scepticisme ?

    J.-C. M. : Oui, mais je reprendrais le terme de scepticisme en lui donnant un sens fort, cest--dire un scepticisme ausens antique du terme, pas un scepticisme aimable. Cest une

    position sceptique concernant la politique comme organisation.Do le pragmatisme et ventuellement lacceptation du

    bricolage - avec des diagnostics qui sont toujours courte

    chance, ce qui ne mempche pas de faire des prdictions.Pour reprendre la question des rvolutions arabes, l pisodede la place Tahrir dure quelques semaines, en tout cas pource vers quoi cest cens aller au dbut. Au bout de ces quelquessemaines, larme reprend les choses en main, et maintenantles Frres musulmans leur disputent la prminence.

    A. B. : Ce que tu dcris l est tout fait analogue aux v

    nements de Mai 68. Ils durent quelques semaines, et puis, partir du moment o on laisse le pouvoir organiser deslections, elles sont contre-rvolutionnaires de faon ouverte.

    N oublions jamais quaprs Mai 68, les lections ont faitun triomphe au parti gaulliste. Entre le mouvement et l tat,comme en Egypte (provisoirement?), entre lmeute historiqueet larme aide par les Frres, les lections vont - cest mon sens une loi - dans la direction conservatrice. Cependant,tu nas pas tir de ce retournement, en juin 1968, les consquences sceptiques que tu en tires aujourdhui. Au contraire,tu as ralli la Gauche proltarienne !

    J.-C. M. : Tu peux penser que le scepticisme tait l au dpart,mais cest un diagnostic rtroactif.

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    A. B. : Non ! Je ne crois justement pas quil tait l au dpart,je crois que c est le fruit d un bilan. Le bilan de l chectactique du maosme de cette poque.

    J.-C. M. : Il est tout fait clair que ce qui ma anim lorsde mon entre dans une organisation politique, la Gauche

    proltarienne, ntait pas fond sur une position sceptique.Mais il y a le moment o je lai quitte. Je laisse de ctles raisons prives, quoiquelles aient t dterminantes.Disons seulement quelles ont rendu insurmontable un

    scepticisme que j prouvais dj. La Gauche proltarienne, ce moment-l, tait en apparence en pleine prosprit, etpourtant un sentiment dinquitante tranget avait commencde mhabiter, suscit par les textes venus ce moment dela Rvolution culturelle. Je songe notamment un textednonant lidologie de la survie. Il mavait paru porteurdes plus graves dangers.

    P. P. : Votre scepticisme vous conduit parfois affirmerlinanit de toute discussion politique. Quelle serait alorsvotre dfinition de la politique ?

    J.-C. M. : Ma rponse est trs courte : je la ramne ce qui estpour moi le pivot de la question politique, qui est la questiondes corps et de leur survie. Cest la fin des fins le noyau dur.Effectivement, une discussion politique ne devient srieuseque quand elle est confronte cette question.

    A. B. : Nous dgageons enfin un point de divergence tout fait radical. Pour moi, la question politique n a pas le moindreintrt si elle est exclusivement la question des corps et deleur survie. Ce qui se comprend parfaitement, tant donnqu la fin des fins, nous mourrons tous. Il faudrait du coup

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    admettre que le criminel des criminels, en matire politique,est la Nature ! Pour ce qui est dentasser les cadavres, elle estsans rival. Cest du reste pourquoi, comme lavait dj fort

    bien vu Spinoza, la mort et la survie nont jamais inspir quela pense morale ou religieuse. La vraie donne politique atoujours t : quest-ce que la vraie vie ? Ce qui se dit aussi :Quest-ce quune vie collective au rgime de lide?Abstraitement, la question de la survie des corps relve dufuneste concept de biopolitique . Concrtement, elle relvedes services gnraux de l tat. La politique na dexistence,

    absolument rebours de tout cela, que si elle peut se prsentercomme le devenir effectif dune ide, comme son dploiementhistorique. Nous ne sommes pas du tout du ct des corpset de leur survie, mais du ct de la possibilit effective quele corps collectif puisse partager activement une ide gnralede son devenir. Notre opposition est ici parfaitement claire.

    Ce qui est intressant cest que cette opposition proposefinalement deux bilans diffrents de la squence antrieure.

    Comme Jean-Claude Milner la trs justement prcis, jene peux certes pas lui imputer un scepticisme originel. Jecomprends bien que cest un scepticisme rigoureux, uneconsquence mdite, rflchie et anticipe dun bilan plusgnral de lexprience rvolutionnaire - ou prtendue telle -,des annes 1968-1971. Ce qui mintresse, cest quau termede ce que j ai appel la deuxime squence, le dbatfondamental peut se formuler ainsi : ce que nous avons fait,avec passion, avec un enthousiasme subtil et crateur, il est

    possible de dire que cela a chou. Mais puisque la questionde lchec, on le sait bien, est une question ambigu, nousdemandons : de quoi cet chec suppos est-il lchec ? Duneentreprise particulire, comme par exemple le maosmefranais de type Gauche proltarienne? Ou de lidegnrale qui a soutenu, anim cette entreprise particulire

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    et quelques autres, et quon peut nommer ouverture de latroisime tape du communisme ? Si lon rpond que c est

    bien de lide gnrale quil y a eu chec, on plonge, commeMilner, dans le scepticisme politique. Or je pense quen effet,singulirement partir des annes 1980, ce bilan ngatif laemport.

    Nous baignons encore aujourdhui dans le scepticismepolitique. Tout le monde sait bien que ce qui se passe, leslections, les rformes , les dclarations pompeuses des

    politiciens ne sont ni plus ni moins que la couverture du

    conservatisme le plus obstin. Personne n en attend un changement essentiel, une nouvelle organisation de la socit, etc.Mais ce que lon dcouvre alors, cest que le scepticismeest en ralit l idologie que requiert la perptuation de nostats. Cest ce qui est demand aux gens. Le bilan sceptiquea en effet conduit un ralliement pragmatique la situationtelle quelle est. Je dirais mme: la satisfaction quontrouve, dans cette situation, ne pas avoir lever le petit

    doigt pour une ide. Le scepticisme, c est aussi la possibilitbate, et mme la justification suprme, de ne soccuper quede soi-mme, puisque rien ne peut changer le monde telquil est.

    Et puis il y a un autre bilan, tout fait minoritaire, quiest que ce que nous avions expriment tait la phase detransition entre la deuxime squence du communisme etla troisime, au sens des trois squences dont je parlais tout lheure. Mais tenir ce bilan suppose quon admette quelouverture de la troisime squence peut tre un processuslong et complexe. Remarquons du reste quentre la premiretape du marxisme politique, autour de 1848-1850, et lesuccs tout fait inattendu du marxisme-lninisme en 1917-1920, il y a un cart historique considrable. On le voit bienassez dans la littrature, le scepticisme politique est tout

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    fait dominant chez les intellectuels franais la fin duxixe sicle, aprs lchec sanglant de la Commune de Paris.Alors, dans les conditions dun tel cart historique, faut-il

    promouvoir le scepticisme politique ? Je pense videmmentque non. Ce quil faut promouvoir, cest une tnacit toute

    particulire, minoritaire et combattante, pour restituer lajonction entre l ide et le principe dorganisation dans unefigure qui nexistait pas antrieurement.

    J.-C. M. : Concernant ceux quAlain Badiou a appels les

    intellectuels vritables (je laisse de ct le cas de Sartre,qui est un cas un peu particulier), ils ont eux-mmes tirun bilan dexprience. Le cas le plus vident est celui deFoucault. Il a dans un premier temps pris au srieux jusqulextrme la thse selon laquelle la survie nest quune questiondidologie : ce sont ses textes sur lIran et la rvolutioniranienne. Dans un deuxime temps, d une manire que je ne

    peux pas thmatiser chez lui, mais que je peux reconnatre,

    il a rompu avec ces textes pour en arriver une position descepticisme gnralis.

    Je serais tent de paraphraser cet itinraire : Si la tentativede la Gauche proltarienne laquelle moi, Foucault, j ai

    particip ou en tout cas apport mon soutien, si la rvolutioniranienne dont lidal a pu en tre le substitut, si la fin de laRvolution culturelle cest un avion qui scrase, si, si, et si,eh bien 1) la politique, fondamentalement, cest du bricolage- et je reviens au scepticisme - et 2) la question centrale estbien celle des corps et de la survie. Do la question de labiopolitique qui, chez lui, n est pas simplement une facilit :il signifie que le premier et le dernier mot de la politique est le

    bios,en tant quil soppose la mort toujours possible. Je croisque la description que fait Alain Badiou est exacte. Mai 68 a

    plong la figure rvolutionnaire dans le prsent, en l arrachant

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    au pass de commmoration et au futur de lesprance ; quecet vnement ait t rvolutionnaire objectivement ou pas,cest une autre question. De cette exprience du passage au

    prsent, le bilan a t globalement de l ordre du scepticisme ;et dans les meilleurs cas - je mets des guillemets car jemy inclus -, un scepticisme de type antique.

    P. P. : Ce qui revient dire quoi ?

    J.-C. M. : Ce qui revient poser: il ny a pas de mthode

    en politique, il ny a que des donnes et des faits ; dans lessituations concrtes, on gre de la meilleure manire possible,et pour une dure trs courte et dtermine. Je note dans cequa dit Badiou une sorte de post-scriptum. Je cite demmoire : Cest la demande quadresse le systme dominant

    pour sa propre perptuation. Il faut sparer les propos. Il ya dun ct le fait quun certain nombre dintellectuels ontfait lexprience de la possibilit rvolutionnaire au prsent ;

    ils ont ensuite conclu, aprs analyse, que ce qui se prsentait eux comme exprience rvolutionnaire au prsent nerpondait pas certains marqueurs ncessaires de la politique ;ils ont enfin gnralis : Le scepticisme est lhorizon danslequel sinscrit tout discours organisationnel politique. Ce

    processus, cest une chose. Mais dire que c est une rponse une demande politique, cest autre chose.

    A. B. : Ce ntait pas ma thse. Je ne disais pas que lescepticisme politique sest constitu comme rponse lademande de ltat. Je pense, certes, que le mouvementde retournement dune partie de lintelligentsia franaise,compltement dploy partir des annes 1980, est unerengation et un abandon de poste, au regard dune tchehistorique entrevue : solder le marxisme-lninisme et inventer

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    la politique des temps nouveaux, quelles que soient ladifficult et la dure probable de lentreprise. Mais je nemprise pas ce retournement au point de penser quil a tune rponse une demande systmique de ltat bourgeois.Je dis quil a t le cheminement subjectif anticip parlequel cette demande a trouv, chez les intellectuels, sanouvelle forme : le scepticisme politique, et le souci moral descorps et de leur survie. Ce mlange convient parfaitement,on le voit tous les jours, au capitalo-parlementarisme, qui estnotre forme socitale dtat. Il y a donc eu une convenance,

    mais elle ntait pas la rponse une demande, elle taitplutt la constitution de la nouvelle forme de la demandeelle-mme.

    J.-C. M. : Cela ne me parat pas convaincant. Il y a deux chosesbien diffrentes : dun ct, tout systme tabli, appelons-le gouvernemental pour ne pas dire politique , demandesa propre perptuation et adresse une demande indistincte de

    discours propres servir cette perptuation. D un autre ct,il y a les discours distincts et notamment ceux que produisentles intellectuels vritables . Considrons la priode qui esten train de se terminer cause de la crise ; elle tait adosse lhypothse quon avait trouv les cls de la prospritcontinue. Ces cls pouvaient fonctionner de manire ingale,suivant les pays - la France le faisait moins bien que lAngleterre de Margaret Thatcher, qui tait un modle censmentindpassable, moins bien que les tats-Unis de Reagan quitaient aussi prsents comme un modle indpassable, etc. -,mais globalement, tout le monde tait daccord - quand

    je dis tout le monde, cest--dire tous ceux qui participentde prs ou de loin une machine gouvernementale: ctaitvrai en Europe, aux tats-Unis, en Amrique latine, en Asiedu Sud-Est, en Inde, au Japon, en Chine, etc. La thse tait :

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    On sait ce que cest que la prosprit continue, indfinie, etindfiniment croissante. partir de l, la demande adresseaux intellectuels en gnral est une demande indistincte : Produisez-nous le discours qui conviendra le mieux cette certitude. Il se trouve que dans un certain nombre de

    pays, le discours qui rpondait le mieux cette demande taitune forme de scepticisme; mais premirement, ce nest

    pas pour rpondre cette demande que le scepticisme sestconstitu, et deuximement, le scepticisme des intellectuels,ou en tout cas le mien, ne rpond pas du tout adquatement

    la demande de scepticisme. Le scepticisme qui est demandnest pas le mien.

    A. B. : Mais mme lassertion positive qui est la tienne convienttout de mme. Parce qu partir du moment o on dit quela question politique se rsume la question des corps et deleur survie, naturellement on est prt accueillir la promessede prosprit gnrale comme la promesse adquate. Si l ide

    nest pour rien dans laffaire, si la politique a pour uniqueprincipe la survie, pourquoi ne pas dsirer ardemment lesmarchandises, mdicaments compris, pour une survie agrable,et donc dsirer plus que tout largent grce auquel on se les

    procure ? Parce que la promesse de prosprit continue, quipeut-elle satisfaire ? Eh bien, en priorit ceux qui pensentque la question politique se rduit la question des corpset de leur survie. La prosprit, dont le capital et ses servantsse dclarent les seuls agents possibles, promet que tous lescorps pourront bnficier de conditions raisonnables desurvie prolonge. Il y a donc une adquation absolue entre ladoctrine selon laquelle ce quon peut et ce quon doit esprerconcerne la survie des corps, et lidologie gnrale selonlaquelle, avec le capitalisme moderne, on a trouv la cl dela prosprit continue.

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    J.-C. M. : Je ne le crois pas du tout. Je crois que la certitudedavoir trouv la cl de la prosprit continue entranecomme corollaire que la question de la survie des corpsest absolument inessentielle. Les corps et leur survie, maisaussi leur non-survie, ce n est quun moyen de la prospritcontinue. Donc, il ny a pas dadquation. On peut les mettreen superposition. Par exemple, aux tats-Unis, la promessede prosprit continue rpond la photo du bb sur laquelleil est crit ce bb sera centenaire , et rciproquement.

    Mais le fait que cela se superpose en certains endroits eten certaines occasions ne signifie pas du tout que cela soitncessairement en relation.

    A. B. : En tant que promesse, si. Et dailleurs, cest all depair avec la propagande tapageuse autour des sauvetageshumanitaires dont les images taient montres (slectivement,il faut le noter, mais cest un autre problme) partout : savoir

    un endroit du monde o les corps ntaient pas garantis quant leur survie, et o par consquent on pouvait, on devaitenvoyer des parachutistes et des tanks humanitaires . Telletait lidologie des droits de lhomme, des interventionshumanitaires, du droit dingrence, un systme idologiquecomplet. La biopolitique a t interprte par ltat de ce

    point de vue-l. Pourquoi est-ce que cela a march, pourquoia-t-on constat une adhsion importante - car cette adhsionna t rompue que par la crise ? Parce que tout le monde - danslOccident prospre - a interprt cela dans le sens: Masurvie, la survie de mon corps, est devenue lintrt gnral desgouvernants qui ont trouv la cl de la prosprit universelle. Que derrire tout cela il y ait eu, en fait, de sordides conflitstatico-capitalistes concernant les matires premires et lessources dnergie, nul ne sy intressait vraiment chelle

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    de masse. On nallait pas chercher des poux notre belleconscience morale, on tait le soldat tranquille de la surviedes corps, et il ne fallait pas aller voir du ct de lide,des agissements imprialistes, du destin des peuples, ducommunisme, tout a. Car lide encombre le tranquillescepticisme politique du consommateur occidental.

    J.-C. M. : Quun individu donn reoive la promesse deprosprit comme la rponse sa propre conviction que cequi est fondamental, c est la survie, je l admets compltement.

    Mais cela ne veut pas dire quen sens inverse, la promessede prosprit continue ait comme corollaire la promessede survie; ce sont deux choses diffrentes, ce nest passymtrique.

    A. B. : Oui, mais entre les deux il y a les politiques. Lespolitiques au pouvoir, qui ont exactement cette fonctiondinterface. Leur mtier, cest de dire : le systme - appelons-le

    capitalo-parlementaire -, dans sa forme moderne, a trouvla cl de la prosprit continue, et moi, gouvernement au

    pouvoir, je suis l interface entre ce systme de prospritcontinue et la promesse que je vous fais que vos corps severront garantir sant et survie. La fonction du gouvernementest justement de transmuter lun en lautre. Je ne dis pas quela correspondance soit immdiate du point de vue du capitalisme lui-mme, mais, du point de vue de ce que promettentles gouvernements, eux-mmes immanents au scepticisme

    politique gnralis, cest bien cela qui se passe.

    J.-C. M. : Oui, mais il faut bien quun gouvernement fasseune promesse qui satisfasse ceux quil sagit de convaincre.Rien ne signifie que cette promesse ait la moindre importance.

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    A. B. : Cest voir. Situons-nous dans le champ gnral dece systme, celui o lon voit les servants de lconomiecapitaliste dclarer quelle a trouv la cl de la prospritcontinue et quelle est le seul et unique systme qui puisse latrouver. Considrons la masse des gens quon suppose anims

    par la question de la survie et de leur prosprit personnelle.Voyons luvre un gouvernement qui annonce quil va fairecommuniquer le systme et le dsir des gens, quil va pouvoirdonner aux individus la version qui leur est la plus chrede la prosprit conomique gnrale promulgue par le

    capitalisme, savoir leur sant, leur bien-tre personnel,leur harmonie intrieure et leur indiffrence tout cequi nest pas eux-mmes. Si quelquun, dans ce contexte,vient dire, comme tu le fais, que la politique na dintrtque lorsquelle sintresse aux corps et leur survie, cequelquun est strictement homogne au contexte. Il en estdonc un idologue. Ne peut tre htrogne, dans ce cas-l,quune ide dont le terrain d existence n est pas la survie des

    corps, si mme elle en a le souci.

    J.-C. M. : Il est homognisable tout a, mais homognisablene signifie pas homogne. Le systme que tu dcris fonctionnesur laxiome la prosprit n a pas besoin des corps , ellea besoin des choses, elle nat des choses ; simplement elle

    peut parfaitement construire son schma, qui na pas besoindes corps, de telle faon quelle promette quelle a besoindes corps. Ici, homognisable veut dire htrogne.

    A. B. : Je crois quici tu exerces une trop vive torsion surla dialectique de lidentit et de la diffrence. Parce que tuas dj exclu, dans cette affaire, la fonction des tats et desgouvernants, qui sont les oprateurs par lesquels la massedes gens est rallie ce systme de prosprit promise. Et

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    ils se rallient parce quil y a une complte homognit entrelactivit gouvernementale et le systme quil y a derrire.Or, les fonds de pouvoir du capital que sont devenus nosgouvernants, de faon beaucoup plus voyante et essentiellequils ne ltaient dans les annes 1850 aux yeux de Marx,sont prcisment ceux qui subjectivent cette homognit.Ce sont eux qui sont capables de dire, quelles que soientles variantes de leurs discours, quils vont transformer en

    prosprit individualisable la prosprit temelle fabriquepar le capitalisme. Quils le fassent plus ou moins, quil y

    ait des ajustements trs difficiles, que ce soit en partie unmensonge, cest absolument vident, mais en subjectivit, telest le systme dans son ensemble, tel est son fonctionnement.Peut-on se dclarer htrogne ce systme en continuant dclarer que la question politique se rsume la questionde la survie des corps ? Je ne le crois absolument pas. Etdans ce cas-l, cest quand mme trop homognisable, pourreprendre la distinction entre homogne et homognisable.

    J.-C. M. : Cest trop homognisable pour tre vraimenthomogne.

    A. B. : En tout cas je nai pas vu que le systme capitalistedans son ensemble y ait trouv beaucoup dobjections, ilsen est mme fort bien trouv... de lhumanitaire en gnral,de la survie des corps, de la propagande sur la prosprit, etc.

    J.-C. M. : Tu ne peux pas srieusement tirer argument decela. Parce que le propre de ce genre de systme, cest quil

    peut sarranger de tout.

    P. P. : Voil un vrai point de discorde. Pour suivons-le enintroduisant une autre ide, en partant de votre rflexion,

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    Jean-Claude Milner, sur la peste dAthnes comprise commevnement traumatique. Je cite un passage deClarts detout (2011) : La peste dAthnes n est pas un vnement

    pour Platon, la philosophie na pas en parler sinon pour laraturer, ce que Platon fa it dansLe Banquet. Et, plus loin :Faire de la peste dAthnes un vnement sans importancecest une dcision philosophique, en faire un vnementimportant, faire de la mortalit la rencontre de luniverselillimit et non pas la rencontre de luniversel limit ce sont

    par contrat des dcisions radicalement antiphilosophiques.

    Est galement antiphilosophique la possibilit que cetterencontre soit rapporte la dimension traumatique decertains vnements.

    Ma question est la suivante : il semblerait que, pour AlainBadiou, la philosophie, mais aussi peut-tre la politique, doittre continue, tandis que chez vous, Jean-Claude Milner,elle doit tre rcrite, simplement revisite. Car il ne fa it pasde doute vos yeux que certaines expriences traumatiques

    empchent que la vraie vie soit exprimente de faon immanente dans toutes les situations, comme le souhaiterait selonvous le philosophe. Pouvez-vous expliciter cet aspect ?

    J.-C. M. : Je ne peux rpondre que pour moi-mme. Celacroise la question de Platon quAlain Badiou, dun certain

    point de vue, rveille par sa traduction de La Rpublique.Jai toujours pens, et je ne crois pas me tromper, que sonrapport Platon est constituant de son discours, alors que monnon-rapport Platon est aussi constituant de mon proprediscours. Ce qui ne veut pas dire que je ne lis pas La Rpublique- et notamment la traduction de Badiou. Effectivement,j ai toujours t frapp par le contraste entre Thucydide dunct, et Platon de lautre. Un contraste quon peut observerdans le dtail.

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    Je men tiendrai la peste dAthnes. La place extrmementimportante qui lui est accorde est trs trange si on la jugeselon des critres modernes. Apparemment, ce nest pas unvnement dcisif dans le cours de la guerre du Ploponnse.Il y a bien plus important. Mais pour Thucydide, cest unvnement dcisif. Platon, au contraire, se borne lvoqueren passant, comme quelque chose qui est arriv, sans plus.Il ny prte pas grande attention.

    Jai toujours t frapp par cette srie de contrastes. J y aiconsacr un certain nombre de rflexions, jusqu ce que je

    parvienne la conclusion que vous avez rsume. Effectivement, si l on considre que la politique minimaliste que jedfends a comme noyau dur la question de la survie, alors ondoit accorder une pertinence politique tous les vnementso se trouve mise enjeu la survie dune collectivit. Surtoutsi cette collectivit saffirme en tant que collectivit ayant uneexistence politique. Sous la plume de Thucydide, Athnes estla cit par excellence, pas ncessairement la meilleure, mais

    la seule dont il parle directement. Or, ce sont les Athniensqui sont pris par la peste et qui vont, sous leffet de la peste,agir en sauvages, sans lois ni humaines ni divines.

    Selon moi, ces vnements, ce type dvnement ont destructure une pertinence politique, dans la mesure mme oils peuvent faire svanouir la politique. Je ne peux pas parler la place dAlain Badiou, mais il me semble le lire quela logique de sa position devrait le conduire dire que cetype d vnement n a pas ncessairement, structuralement,de pertinence politique. Il peut en avoir occasionnellement,mais pas structuralement.

    A. B. : Je te laccorde sans restriction. Tu as parfaitementindiqu dans ton propos la cohrence intrinsque entre, d unct, la thse selon laquelle la politique a affaire de manire

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    centrale, quant son noyau, au problme des corps et de leursurvie et, de lautre, le caractre ncessairement significatif,voire essentiel, des vnements traumatiques concernant lescorps et leur survie. Les deux reviennent finalement au mme,mais ce qui est fondamental cest videmment la thse dedpart, celle qui dit que la question de la politique cest laquestion des corps et de leur survie.

    videmment, je ne pense pas du tout que ce soit le noyaude la politique. Je pense que le noyau de la politique, cest enralit le processus historique de la corrlation collective entre

    galit et libert, ou quelque chose comme a. La politique,cest le rel du communisme, sous toutes ses formes. Toutle reste relve de ltat, de la gestion des choses.

    Du coup, je pense que les vnements traumatiques dont laprovenance est naturelle, comme c est principalement le caspour la peste, qui est un vnement pidmique, ou commele fameux tremblement de terre de Lisbonne au xvme sicle,

    peuvent sans doute tre historiquement importants et avoir

    des consquences politiques non ngligeables. Mais quilssoient des vnements politiques proprement parler, anon, je ne le pense pas. La pense politique est hors dtatde senraciner dans de tels vnements. Du reste, je ne vois

    pas quaucune ide politique forte ait jamais commenc saffirmer de faon constructive partir de dsastres, sauf conclure au scepticisme. Dans lhistoire, la mditation surles dsastres est thologique ou morale, jamais politique.

    P. P. : Mais la Premire Guerre industrielle, les gueulescasses, les charniers, la Seconde Guerre mondiale et lescamps, cela n introduit pas une csure ?

    A. B. : Cest autre chose. Les guerres et leur solde, on le saittrs bien, sont dans lespace de la politique, mais pour des

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    raisons qui ne sont pas commensurables au dsastre des corps. Ilen est malheureusement ainsi. Le remaniement des rapports deforce plantaires quune guerre propose, comme par exemplela guerre de 1914 en tant que signature du dclin irrversible delEurope - dont, vrai dire, nous constatons aujourdhui unenouvelle tape et une nouvelle figure -, cela relve videmmentde lhistoire des tats et de l histoire de la politique. Mais on ne

    peut pas considrer le nombre de morts comme le fait politiqueprincipal. Il est bien plus une consquence de dterminationstatico-politiques, ou une sorte de symptme.

    J.-C. M. : Il y a une diffrence de hirarchie essentielle,puisque, bien entendu, je serais le premier m intresseraux aspects et la dimension proprement politiques dvnements tels que la Premire Guerre entre nations industrielles(1914), la Seconde Guerre entre nations industrielles (1939)ou, avant elles, la guerre de Scession, qui oppose le Nord entrain de devenir une socit industrielle et le Sud qui refuse

    cet avenir, etc. Il marrive de commenter ces vnementsdu point de vue politique, au sens classique du terme. Maiscest vrai que dans la hirarchie de mes critres, ce qui amnela politique prendre en compte non pas seulement desdplacements de frontires tatiques, mais des dplacementsinfiniment plus importants pour les sujets, cest la dimensiondes massacres, de la mise mort. Et cest une opposition:Badiou ne nie pas limportance politique des charniers, maiscest second chez lui. Alors que moi, je renverse la relation.

    A. B. : Pour ma part, je dirais que le nombre des morts, lescadavres, les massacres ne sont eux-mmes intelligibles - et

    par consquent, quon ne peut travailler les empcher - quenayant lintelligence de la politique qui les a rendus possibles.Cest dans ce sens-l que a marche. Ce nest pas partir du

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    massacre tel quel quon peut penser ce quest une politique,cest partir de la politique quil faut penser ce que c est quele massacre. Il est vident que le gnocide des Juifs par lesnazis est un fait historique de premire importance, mais

    j estime que la racine de son intelligibilit, savoir comprendrece qui a cr la possibilit dun tel massacre, ne peut se trouverque du ct de lintelligibilit de la politique nazie en tantque politique. Et cette politique nest pas rductible cela,elle comportait toutes sortes daspects et elle disposait cettehorreur lintrieur de sa reprsentation gnrale. Donc, ce

    nest pas que je me dsintresse des massacres, absolumentpas, mais je pense que lintelligibilit des massacres, et doncla possibilit quils ne se reproduisent pas, oblige revenirdu ct de l intelligibilit de la politique proprement parler,cest--dire, il faut bien le reconnatre, du ct de ce qutaientles ides des nazis. Je dis ide parce que, malheureusement, ide na pas de signification positive en soi. Il y a des ides

    politiques criminelles.

    P. P. : Vous avez rpondu tous les deux sur le plan de lapolitique, mais vous navez pas repris la distinction quitait tablie, dans une phrase de Jean-Claude Milner, entre

    philosophie et antiphilosophie. En quoi la question de lasurvie et du traumatisme croise-t-elle celle de la csure entre

    philosophie et antiphilosophie ?

    J.-C. M. : Pour clarifier les choses, on voit bien que ledsaccord porte sur une hirarchie entre ce qui est premieret ce qui est second. Ni lun ni lautre ne considrons quece qui est second dans son dispositif est sans importance.Autrement dit, j accorderais Alain Badiou quil na pasdindiffrence lgard des massacres de masse, de mme quilmaccordera que je nai pas dindiffrence aux dterminations

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    politiques - et notamment aux ides nazies sur lesquellesje me suis aussi pench. Effectivement, il y a un rebond dansmon propos. En gros, je dirais : la philosophie, cest Platon.Cest--dire lhypothse que ce qui est premier est lide

    politique. Je prends politique dans sa porte la plus gnrale.Chez Platon, cest lide de la cit; chez Alain Badiou, cesera lide rvolutionnaire ou l hypothse communiste, quine sont pas sans inclure lide politique au sens platonicien.Que lide politique soit llment premier et que tout ce quiest autre quelle soit ncessairement second me parat tre

    une position fondamentalement philosophique. Cette positionest celle quAlain Badiou a prsente comme tant sienne, etelle me parat aussi caractriser celle que je crois percevoirchez Platon. En sens inverse, la position qui est la mienne estnon seulement antipolitique - si on dfinit politique commele dfinit Badiou, alors que si on dfinit politique comme

    je le dfinis, elle est au contraire minemment politique - ,mais certainement antiphilosophique. En tout cas, si on

    dfinit la philosophie comme je le fais et comme le fait, mesemble-t-il, Alain Badiou.

    A. B. : Ta description me parat tout fait correcte. N oublionspas, dans les strates complexes de la discussion, que la consquence mon avis rigoureuse et inluctable de la positionqui consiste secondariser lide par rapport au caractreeffectif ou historique de la maltraitance des corps aboutitinvitablement au scepticisme politique. Ne perdons pas devue cela, parce que je crois que de ce point de vue-l, cestJean-Claude Milner qui est cohrent, par rapport d autresqui prtendent maintenir un fantme, un spectre de politiquevritable, idale, etc., dans le champ quil dcrit.

    En ralit, nous aurions deux dispositifs disjoints : undispositif qui maintient lexistence possible de la politique en

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    tant queffectuation organise dune ide, cette ide pouvanttre variable, et un dispositif qui, au nom des vnementstraumatiques ayant pu affecter les corps et leur survie etsusceptibles de les affecter nouveau, conclut au bricolageen matire de politique. Voil ce que sont les deux positions.Donc, il faut bien voir que le prix pay la promotion desvnements traumatiques comme point de dpart - je nedis pas que tout le reste est mpris - fait quaucune identant commensurable ce traumatisme, c est au bricolagerparateur dune pragmatique dtat quon peut au mieux

    se confier. Et quand on a dit cela, nous ne sommes plus dansune discussion sur la politique.Je pense que Jean-Claude Milner devrait au bout du compte

    non pas opposer la ralit de la politique la fiction ventuellement mortifre de la philosophie, mais formuler clairementsa position, qui consiste dire que la politique nexiste pas.Elle nexiste pas, car ce qui existe ce sont des opportunitsrparatrices ou protectrices concernant les corps et leur survie.

    Laction ventuelle pour empcher ou interdire les massacres,je ne vois pas pourquoi on devrait appeler cela politique .Il sagit dune pragmatique, organise ou inorganise, tatique,

    personnelle ou collective : la pragmatique de la dfense delintgrit des corps. Et cette pragmatique de lintgrit descorps relve lvidence dun souci de type thique ou moral,dune sorte de thrapeutique gnralise, laquelle na aucuneraison de semparer du mot politique.

    J.-C. M. : On peut discuter sur les noms, mais pourquoiest-ce que je conserve une tendresse pour le nom de politique? Dabord parce que dans mon oreille cela rsonnecomme un calembour, cest--dire que j cris politique dedeux manires : dune partpoli avec un iet dautre part

    polyavec un y.Cest--dire que la question de la politique

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    repose fondamentalement sur le fait quil y a plusieurs corpsparlants. Ds quil y a plusieurs tres parlants, chacun desplusieurs peut empcher chacun des autres de parler ; ilrduit alors lautre ltat dtre non parlant, cest--direde non-tre parlant ou de chose. Cela ressemble une thsehglienne, mais une diffrence prs - et elle est majeure.Chez Hegel, le jeu se passe deux, et le deux est dcisif ; ici,le plusieurs constitue une srie ouverte, illimite et qui, entout cas, commence plus de deux. Cest pourquoi la questionde la pluralit des tres parlants est pour moi le noyau minimal

    de la question politique. Jadmettrai que le terme politiqueest ainsi utilis dune manire qui nest pas classique, maisj ai quelques titres l employer ainsi.

    P. P. : Cette politique des tres parlants est-elle du ct de antiphilosophie, pour vous, Alain Badiou ?

    A. B. : Je ne la recevrais pas immdiatement du ct de

    lantiphilosophie, dabord parce que cest une dfinition de lapolitique et que, en tant que dfinition de la politique, elle doittre examine du point de vue de la politique. Mais surtout,

    je pense que cest Jean-Claude Milner, luvre singulire deJean-Claude Milner, qui anime son scepticisme politique de lavigueur que lui confre lantiphilosophie propose par Lacan.Il lanime ainsi partir du fait quil souponne la philosophiede ne pas prendre en compte de faon effective la menace qui

    pse en permanence sur les tres parlants, et qui est que l undentre eux empche les autres de parler. Ce qui veut direque la philosophie ne prendrait pas en compte la question dutyran. Cest assez curieux, du reste, parce que le philosophe

    par excellence quest Platon est aussi le premier avoir inscritdans le discours philosophique la figure subjective du tyran, etle premier lavoir dcrite minutieusement, y compris selon

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    les protocoles inconscients qui l animent. Faut-il penser que,parfois, il arrive un dfenseur de l antiphilosophie de nepas voir quil nage en pleine philosophie ? Quoi quil en soit,lantiphilosophie, sur ce point, rsulte du soupon quelle fait

    porter sur la philosophie, ds lors que celle-ci nglige le corpsparlant, ds lors quelle prend les choses du ct de l ide.

    P. P. : Du ct de lide ou du discours du matre ?

    A. B. : Oui, peut-tre. Quil faille des matres, en philosophie,

    tout le monde le sait, et cela ne me gne nullement. En toutcas, sil sagit de la vision quelle se fait de la politique, il estvrai que la philosophie en gnral, et la mienne absolument,refuse de partir purement et simplement de la multiplicit descorps parlants. En ce qui me concerne, je ferais simplementremarquer - en tout cas pour la vision que j en ai - que je

    pars de la multiplicit. Est-ce que cette multiplicit doittre obligatoirement celle des corps, cest toute la question.

    Par exemple, est-ce que la multiplicit des sujets signifie lamultiplicit des corps parlants ?

    Autrement dit, la discussion pourrait tre la suivante : est-ceque corps parlants est une dfinition suffisante de l espacedans lequel se meuvent les collectifs humains pour quon

    puisse immdiatement parler de politique ? Je ne le crois pas.Je crois que cest la dtermination initiale de la multiplicitdes tres humains comme tant rductible la multiplicitdes corps parlants qui interdit dj quon parle de politique.Parce que la politique suppose bien dautres paramtres dansla dfinition mme du sujet concern que simplement le faitquil est un corps parlant.

    Le corps parlant ne dfinit que lhumanit en gnral. Maisla politique nest pas laffaire de lhumanit en gnral, la

    politique est quelque chose qui suppose la figure de ltat, un

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    systme de relations entre des sujets qui ne sont pas rductibles leur survie, et en outre des vnements qui soient conditiondun type particulier de vrit. Dailleurs, cette approcheest dj un peu prsente dans ce que dit Jean-Claude Milner,

    parce que si un corps parlant peut interdire aux autres corpsparlants de parler, c est ncessairement pour des raisonsqui ne se dduisent pas du fait quil sagit de corps parlants.Mais alors quelles sont ces raisons ? Cest l que commence, peine, la politique.

    J.-C. M. : Et cest l que commence notre dsaccord ! Puisqueje pense quinterdire - je prfre dire empcher - cest lacondition, non seulement ncessaire mais suffisante, pourquil y ait politique.

    A. B. : Parce que tu confonds politique , qui est une pense-pratique, et tat , qui est une institution-pouvoir, ce qui estla faute majeure dans ce domaine. Cependant, ma question

    ne portait pas sur ce point, elle portait sur la notion mmedempchement. Tu ne peux pas dduire la notion dempchement du simple fait quon a affaire une multiplicit decorps parlants. Empcher suppose un protocole trs complexede relation entre les corps parlants, que tu ne dduiras pasdu simple fait que ce sont des corps parlants.

    J.-C. M. : Je pense que, sur ce point, nous ne sommes absolument pas daccord. Je pense que lexistence de la simple

    parole est en elle-mme un empchement.

    A. B. : Alors lempchement est inluctable.

    J.-C. M. : Oui, tout fait.

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    A. B. : Alors, si lempchement est inluctable, commentpeut-on l empcher?

    J.-C. M. : Parce quil se rgle, se rgule.

    A. B. : Sil se rgule, cest quil peut tre empch. Tuvois bien que tu introduis ncessairement une dialectiquediffrente de celle de la simple identit/diffrence entredes corps parlants. On ne peut pas dduire quelque considration politique que ce soit de la simple multiplicit des

    corps parlants, parce que, en ralit, on a affaire des protocoles d interdiction, d empchement de l interdiction, oudinterdiction de lempchement, et que ces protocoles, tune peux pas les dduire de la simple multiplicit des corps

    parlants.

    J.-C. M. : Nous sommes entrs dans une discussion qui nousramne quasiment au schma des querelles entre post-kantiens.

    Je veux bien que ce ne soit pas hypothtico-dductif, maisconsidrons que ce sont des thses ordonnes. Premirethse : la multiplicit des corps parlants ; deuxime thse :un corps parlant empche n importe quel autre corps parlant,

    par sa simple existence, de fonctionner en tant que corpsparlant ; troisime thse : ou bien on en reste l et il ny a plusde corps parlants, ou bien les corps parlants continuent dtredes corps parlants et cela suppose un systme de rgulation,cest--dire de succession de prises de paroles, etc. Alors,mettons que cette chane de propositions ne soit pas dordrehypothtico-dductible...

    A. B. : Mais lintgration des niveaux ne lest pas. Djle passage du premier au deuxime niveau est proprementinintelligible. Pourquoi est-ce que de la multiplicit des corps

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    parlants sinfrerait, de quelque manire que ce soit, quuncorps parlant puisse interdire aux autres de parler?

    P. P. : Ce qui revient se demander en quoi empchementserait constitutif?

    A. B. : Exactement. On pourrait aussi bien dire que, au contraire,la parole est par elle-mme autorisation donne lautre derpondre une question. Voire mme une suscitation de la

    parole de lautre. Il est quand mme bien dogmatique de penser

    que le deuxime niveau se constitue ainsi, et quant au passagedu deuxime au troisime, il est totalement inintelligible, carsil est du pouvoir de tout corps parlant dempcher les autresde parler, et si cest cela qui se produit automatiquement, onne voit pas do vient la rgulation. Il faut bien que celle-cisoit inscrite, de faon excentre, dans la situation elle-mme.Lacan nomme lAutre cette inscription excentre. Moi, jelappelle ltat. De faon du reste trs gnrale : ltat de la

    situation.

    P. P. : Est-ce qu on pourrait clarifier cette notion dempchement avec celle de pouvoir ?

    J.-C. M. : Pour moi c est le simple fait de l existence mme,de la prise de parole mme. Je veux bien que cela ne soitvident que pour moi, mais comme le cogitonest videntque pour celui qui le profre. Cela ne me gne pas quon medise : Cela n est pas dmontrable, a nest pas dductible,ce sont des affirmations.

    A. B. : Je suis gn que a ne te gne pas. Mais en outre, leproblme n est pas seulement que ce soit non dductible, ceque je pense, c est que c est intrinsquement inintelligible.

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    Pour tre fonctionnel et comprhensible, ton schma devraitsupposer quen ralit ce quil y a - le il y a en tant quetel - est toujours compos, prenons ton axiomatique, de corps

    parlants dans un champ o opre une rgulation. Et que cesta, pour toi, la politique, ou tout aussi bien son inexistencefactuelle. Cest la dfinition la plus abstraite possible dufait quil y a toujours un pouvoir, un tat de la situation descorps parlants. Je veux bien accepter quon rduise la situation la multiplicit - dailleurs la multiplicit est ma catgorieontologique majeure -, mais cette multiplicit (dans ta vision,

    celle des corps parlants), il me semble que tu devrais concevoirquelle est toujours soumise des rgulations interdictricesou dautorisation qui sont immanentes son champ dexistence.

    P. P. : Votre argument, Jean-Claude Milner, ne vise-t-il pasles corps parlants en tant quils sont toujours pris dans des dispositifs de discours ? dans des rapports de pouvoiret de savoir ? Lorsque Ren Cassin, par exemple, en 1948,

    dcide de remplacer le mot international par le mot universel , il empche celui ou celle qui voulait conserverle mot international de parler. Une dclaration de ce typedailleurs - limage de celle de 1789 - ne permet-elle pasdillustrer votre propos ?

    J.-C. M. : On peut prendre ce type dillustration. Ce quej accepte tout fait comme objection ou comme fin de non-recevoir, c est que ma procdure soit volontairement abstraite.Cest une gnalogie volontairement abstraite.

    A. B. : Cest ce niveau que j essaie de la comprendre.

    J.-C. M. : Pour moi, cest ordonn. Je veux dire par l que,dans un premier temps, il ny a pas forcment ce qui semble

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    essentiel dans la critique dAlain Badiou, savoir lideque, ds quil y a multiplicit, il y a de manire immanente

    possibilit de rgulation. Pour moi, non. Pour moi, ce sontdes temps ordonns.

    A. B. : Ds quil y a des multiplicits, si tu veux que soitintelligible le fait quun terme de la multiplicit est en positiondempcher les autres dexister dans cette multiplicit aumme titre que lui - ce que veut dire pour toi, par exemple,leur interdire de parler - , alors tu supposes quelque chose de

    plus dans les pouvoirs dont dispose telle multiplicit parlanteque ce dont elle est suppose disposer au dpart en tantque simple multiplicit. Parce que ce pouvoir-l, interdire,empcher, cest une relation. Il faut donc aussi que, dans tagnalogie, tu penses la relation. Or, tu ne penses pas que lecorps soit une relation, mais pas non plus la parole, puisquela prise de parole est toujours chez toi interdiction faite lautre de parler.

    J.-C. M. : Absolument.

    A. B. : Cest justement ce qui est inintelligible. Dabord, je nevois aucune raison pour que la prise de parole soit interdictionfaite lautre de parler.

    J.-C. M. : Parce que ce nest pas une relation.

    A. B. : Mais si ni le corps ni la parole ne sont des relations,et sil ny a que des corps parlants, il ny a aucun espoir quily ait jamais une rgulation? Parce quil ny a que la relationqui peut tre rgule, rien dautre. Sil ny a que des tres

    parlants, tu ne peux rguler ni le fait quils sont des corpsni le fait quils parlent, puisque cest leur dfinition mme.

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    Donc, si tu ne peux rguler aucun des termes, que peux-turguler? Il faut bien que tu puisses rguler une relation...

    J.-C. M. : Je ne suis pas daccord, la premire relation estune rgulation.

    A. B. : Je suis bien daccord, mais quest-ce quelle rgule?

    J.-C. M. : Elle ne rgule que la coexistence et la coprsence.

    A. B. : Mais il faut quelle rgule un point bien plus prcis !Il faut quelle rgule la possibilit quune prise de parolene soit plus l interdiction faite aux autres de parler ! Or cela,

    je regrette, suppose une relation. Je ne vois pas comment tupeux soustraire la relation et ensuite la rguler.

    J.-C. M. : Alors l, cest moi qui ne comprends pas. Quesignifie supposer ?

    A. B. : Tu supposes que ce qui existe cest une multiplicitde corps parlants, et tu supposes en outre que toute prise de

    parole interdit aux autres de parler. Cest en ce sens que jeprends supposition .

    J.-C. M. : Jentends bien. tant donn la multiplicit descorps parlants, Alain Badiou pose quy est dj incluse la

    potentialit de rgulation. Pour ma part, je ne vois entre lesdeux moments aucun lien de ncessit.

    A. B.: Pas seulement potentiellement, actuellement! Cestcurieux, tu restaures en un certain sens lhypothse rous-seauiste dun tat de nature.

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    J.-C. M. : Oui.

    A. B. : Cest exactement a. Et aprs vient le contrat. Jete croyais trs antirousseauiste sur ce point, cest un peusurprenant pour moi. Tu supposes vritablement quil existeun tat de nature et que, un moment donn - qui a toujourst, dans la gnalogie rousseauiste, un lment mystrieuxsupposant lintervention dun lgislateur venu don ne saito -, cet tat de dispersion naturelle devient un tat relationnelconcentr ?

    J.-C. M. : Je taccorde que je suppose quelque chose danalogue un tat de nature, mais il nen reste pas moins que je postulenon pas l isolement et la dispersion, mais la coprsence, et quecest cette coprsence qui va faire la difficult. Rousseauiste,oui, en ce qui concerne la position dun tat de nature ou entout cas dun temps logique initial ; non, en ce qui concernela structure de cet tat de nature. Plutt que Rousseau, tu

    pourrais allguer le Freud de Totem et tabou(1913).

    A. B. : Toutes les gnalogies de cet ordre, oui. Toutes lesgnalogies qui prsupposent quil existe un tat de coprsencenon relationnel, alors que la relation est toujours dj l. Dsquun multiple est localis, et il lest toujours, il y a relation.

    P. P. : Pouvez-vous prciser vos diffrences sur cet tat decoprsence ?

    J.-C. M. : En ralit, ma position est assez simple et banale.Tout le monde pense a.

    P. P. : C est--dire ?

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    J.-C. M. : Freud le pense, donc tout le monde le pense !

    A. B. : Moi, je soutiens que toi-mme tu ne le penses pas !Personne ne pense que la relation, que la rgulation par ltat,sont des surgissements inintelligibles dans un univers de purecoprsence o chacun en outre empche l autre dexister !

    J.-C. M. : Je crois avoir expos ma position, quon laccepteou pas ; je crois comprendre tes critiques ; ce que je voudrais,cest que tu proposes.

    A. B. : Mais partout o il y a parole il y a du grand Autre, cesttout. Donc partout o il y a parole, il y a dj une lgislationrelationnelle de cette parole.

    J.-C. M. : Oui, le pivot chez Badiou, cest le dj. Alorsque, chez moi, le pivot est un pas encore . Au moment ose pose la multiplicit des tres parlants, il ny a, selon moi,

    pas encore lgislation relationnelle de leur parole.

    A. B. : Daccord. Je dirais pour clarifier la chose que, pourmoi, de manire gnrale, la multiplicit, lorsquelle apparat,est toujours dj dans une constitution transcendantale quiorganise le systme des relations possibles.

    J.-C. M. : Cela me plat de te l entendre dire, parce que cestce que je pense que tu pen