Badiou Alain Le Reveil de l Histoire

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BADIOU LE REVEIL DE L'HISTOIRE CIRCONSTANCES, 6 lignes

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Alain Badiou

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BADIOULE REVEIL DEL'HISTOIRE

C I R C O N S T A N C E S , 6

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In t r o d u ct io n

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Que se passe-t-il? De quoi sommes-nous les témoins, mi-fascinés, mi-dévastés ? Continuation vaille que vaille d’un monde fatigué ? Crise béné­fique du même monde, en proie à son victorieux élargissement? Fin de ce monde? Avènement d’un autre monde? Que nous arrive-t-il donc, à l’orée du siècle, qui ne semble avoir aucun nom clair dans aucune langue tolérée?

Consultons nos maîtres : banquiers discrets, ténors médiatiques, gens incertains des grandes commissions, porte-parole de la « commu­nauté internationale », présidents affairés, nouveaux philosophes, possesseurs d’usines et de domaines, hommes de la Bourse et des conseils d’administration, politiciens bavards de l’opposition, notables des cités et des provinces, économistes de la croissance, socio­logues de la citoyenneté, experts des crises en tout genre, prophètes de la « guerre des civilisa­tions », grands chefs de la police, de la justice et de la « pénitentice », évaluateurs des bénéfices, calculateurs dès rendements, éditorialistes compassés des journaux sérieux, directeurs des ressources humaines, gens qui ne sont pas

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pour eux-mêmes des gens de peu, gens qu’on prendra garde de ne pas tenir pour des gens de rien. Qu’en disent-ils, tous ces dirigeants, tous ces faiseurs d’opinion, tous ces responsables, tous ces « satrapes-nigauds »?

Ils disent tous que le monde change à une allure vertigineuse, et qu’il faut, sous peine de ruine ou de mort (pour eux, c’est la même chose), nous adapter à ce changement, ou n’être plus, dans le monde tel qu’il va, que l’ombre de nous-mêmes. Que nous devons nous engager énergiquement, acceptant sans broncher les souffrances inévitables, dans la « modernisation » incessante. Il faut, disent-ils, vu l’âpre monde concurrentiel qui tous les jours nous met au défi, gravir les penteS escarpées des cols de la productivité, de ^réduction des budgets, de l’innovation technologique, de la belle santé de nos banques et de la fluidité de l’emploi. Toute concurrence est spoïtive dans son essence: nous devons, pour tout résumer, participer à la dernière échappée aux côtés des champions du moment (un as allemand, un outsider thaïlandais, un vétéran britan­nique, un nouveau Chinois, sans compter le toujours vigoureux Yankee...) et ne jamais nous tramer en queue de peloton. Pour cela, tout le monde doit pédaler: moderniser, réformer, changer! Quel homme politique en campagne peut se dispenser de proposer la réforme, le changement, la nouveauté? La dispute entre

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les gouvernementaux et les opposants prend toujours la forme suivante: ce que dit l’autre n’est pas le vrai changement. C’est un conser­vatisme à peine repeint. Le vrai changement, c’est moi! Il n’y a qu’à me regarder pour le savoir. Je réforme et modernise, les nouvelles lois pleuvent chaque semaine, bravo ! Rompons avec la routine ! A bas les archaïsmes !

Changeons donc.Mais changer quoi, au fait? Si le change­

ment doit être perpétuel, sa direction, semble- t-il, est constante. Il convient de prendre d’urgence toutes les mesures que la conjonc­ture nous impose, afin que les riches continuent à s’enrichir tout en payant moins d’impôts; que les effectifs des entreprises soient dimi­nués à grand renfort de licenciements et de plans sociaux; que tout ce qui est public soit privatisé et contribue ainsi, enfin, non pas au bien public (catégorie particulièrement « anti­économique »), mais à la richesse des riches et à l’entretien, hélas coûteux, des classes moyennes qui forment l’armée de secours des riches en question; que les écoles, les hôpitaux, le loge­ment, les transports et les communications, ces cinq piliers de la vie acceptable pour tous, soient, d’abord régionalisés (c’est un pas en avant), puis mis en concurrence (c’est crucial), et enfin livrés au marché (c’est décisif), afin que les endroits et moyens, où et grâce auxquels on éduque, soigne, loge et transporte les riches

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et demi-riches ne puissent être confondus avec ceux où galèrent les pauvres et assimilés -, que les ouvriers de provenance étrangère qui vivent et travaillent ici souvent depuis des décennies voient leurs droits réduits à rien, leurs enfants pourchassés, leurs papiers régle­mentaires résiliés, et endurent contre eux les campagnes furieuses de la « civilisation » et de « nos valeurs » -, qu’en particulier les jeunes filles ne sortent dans la rue que la tête découverte, et le reste aussi, soucieuses qu’elles doivent être d’affirmer leur « laïcité »; que les malades mentaux soient mis en prison pour toujours, que l’on pourchasse les innombrables « privi­lèges » sociaux dont s’engraisse le bas peuple; que l’on monte de sanglantes expéditions mili­taires un peu partout, notamment en Afrique, pour faire respecter les « droits de l’homme », c’est-à-dire les droits des puissants à dépecer les États, mettre partout au pouvoir —■par la combi­naison de l’occupation violente et d’« élections » fantomatiques — des valets corrompus, lesquels livreront pour rien aux susdits puissants la tota­lité des ressources du pays. Ceux qui, quelles que soient leurs raisons, et même s’ils furent dans le passé utiles à la « modernisation », même s’ils furent de complaisants valets, s’opposent soudain au dépeçage de leur pays, au pillage par les puissants et aux « droits de l’homme » qui vont avec, seront traduits devaût les tribunaux de la modernisation, et pendus si possible.

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Telle est la vérité invariante du * change­ment », l’actualité de la « réforme », la dimen­sion concrète de la « modernisation ». Telle est pour nos maîtres la loi du monde.

Ce petit livre entend y opposer une vision des choses quelque peu différente, qu’on résu­mera ici en trois points :

1. Sous les noms interchangeables de « modernisation », « réforme », « démocratie », « Occident », « communauté internationale », « droits de l’homme », « laïcité », « moderni­sation » et quelques autres, nous ne trouvons que la tentative historique d’une régression sans précédent, visant à ce que le développe­ment du capitalisme mondialisé et l’action de ses servants politiques soient conformes aux normes de leur naissance : le libéralisme à tous crins du milieu du XIXe siècle, le pouvoir illimité d’une oligarchie financière et impériale, et un parlementarisme de façade composé, disait Marx, de «fondés de pouvoir du capital ». Pour ce faire, tout ce que l’existence des formes organisées du mouvement ouvrier, du communisme et du socialisme authentique, avait inventé entre 1860 et 1980 et imposé à l’échelle mondiale, mettant ainsi le capitalisme libéral sur la défensive, doit être impitoyable­ment détruit, et le bon droit des impérialismes- les fameuses « valeurs » — reconstitué. Tel est l’unique contenu de la « modernisation » en cours.

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2. Le moment actuel est en réalité celui du tout début d’une levée populaire mondiale contre cette régression. Encore aveugle, naïve, dispersée, sans concept fort ni organisation durable, elle ressemble naturellement aux premiers soulèvements ouvriers du xixe siècle. Je propose donc de dire que nous sommes dans le temps des émeutes, par lequel se signale et se constitue un réveil de l’Histoire, contre la pure et simple répétition du pire. Nos maîtres le savent mieux que nous : ils tremblent secrète­ment, et renforcent leurs armes, tant sous la forme de l’arsenal judiciaire que sous celle des détachements armés chargés de l’ordre plané­taire. II est urgent de reconstituer ou d’inventer les nôtres.

3. Pour que ce moment ne stagne pas dans des épisodes de masse glorieux mais vaincus, ni dans l’interminable opportunisme des organi­sations « représentatives », syndicats corrompus ou partis parlementaires, le réveil de FHistoire doit être aussi bien le réveil de l’idée. La seule Idée apte à faire pièce à la version corrompue et atone de la « démocratie » - devenue le drapeau des légionnaires du Capital - comme aux vatici­nations raciales et nationales d’un petit fascisme auquel la crise donne localement sa chance, est l’idée du Communisme, revisitée et nourrie de ce que la vivace diversité des émeutes, si précaires soient-elles, nous enseigne.

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L e c apitalism e au jo u r d ’hut

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On me reproche souvent, y compris dans le « camp » de mes amis politiques potentiels, de ne pas tenir compte des caractéristiques du capi­talisme contemporain, de ne pas en proposer une « analyse marxiste ». Du coup, pour moi, le communisme serait une idée suspendue en l’air, je serais en définitive un idéaliste sans ancrage aucun dans le réel. En outre, je serais inattentif aux étonnantes mutations du capi­talisme, mutations qui autorisent qu’on parle, avec une mine gourmande, d’un « capitalisme post-moderne ».

Antonio Negri, par exemple, lors d’une conférence internationale sur l’idée du commu­nisme - j’étais et je demeure très content qu’il y ait participé - m’a publiquement pris comme exemple de ceux qui prétendent être commu­nistes sans même être marxistes. Je lui ai en substance répondu que cela valait mieux que de prétendre être marxiste sans même être communiste. Étant donné que, pour l’opinion vulgaire, le marxisme consiste à accorder un rôle déterminant à l’économie et aux contradic­tions sociales qui en découlent, qui donc n’est pas « marxiste » aujourd’hui? Nos maîtres tous

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les premiers sont « marxistes », qui tremblent et se réunissent nuitamment dès que la Bourse chancelle ou que le taux de croissance diminue. En revanche, mettez-leur sous le nez le mot « communisme », ils vont sauter en l’air et vous considérer comme un criminel.

Ici, je voudrais dire, sans plus me soucier des adversaires et des rivaux, que je suis moi aussi marxiste, innocemment, complètement, de façon si naturelle qu’il n’est point besoin de le répéter. Un mathématicien contempo­rain va-t-il se soucier de prouver qu’il est fidèle à Euclide ou à Euler? Le marxisme réel, qui s’identifie au combat politique rationnel dans la visée d’une organisation sociale égalitaire, a commencé sans doute vers 1848”, avec Marx et Engels, mais il a fait du chemin depuis, avec Lénine, avec Mao, avec quelques autres. Je suis nourri de ces enseignements historiques et théoriques. Je crois bien connaîtréies problèmes résolus, dont il ne sert à rien de recommeâcer l’instruction, les problèmes en suspens, qui exigent réflexion et expérience, les problèmes mal traités, qui nous imposent des rectifica­tions radicales et des inventions difficiles.Toute connaissance vivante est faite de problèmes, qui ont été ou doivent être construits ou recons­truits, et non de descriptions répétitives. Le marxisme n’y fait aucune exception. Il n’est ni une branche de l’économie (théorie des rapports de production), ni une branche

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de la sociologie (description objective de la « réalité sociale »), ni une philosophie (pensée dialectique des contradictions). Il est, redisons- le, la connaissance organisée des moyens politiques requis pour défaire la société exis­tante et déployer une figure enfin égalitaire et rationnelle de l’organisation collective, dont le nom est « communisme ».

Je voudrais cependant ajouter que s’agis- sant des données « objectives » du capitalisme contemporain, je ne crois pas être particuliè­rement sous-informé. Globalisation, mondia­lisation? Déplacement de nombreux sites de production industrielle dans les pays à bas coût de main-d’œuvre et à régime politique autori­taire? Passage — durant les années 1980 - dans nos vieux pays développés, d’une économie autocentrée, avec élévation continue du salaire ouvrier et redistribution sociale organisée par

r

l’Etat et les syndicats, à une économie libé­rale intégrée aux échanges mondiaux, et donc exportatrice, spécialisée, privatisant les profits, socialisant les risques et assumant l’augmen­tation planétaire des inégalités? Très rapide concentration du capital sous la direction du capital financier? Utilisation de nouveaux moyens grâce auxquels la vitesse de rotation des capitaux d’abord, des marchandises ensuite, est considérablement accélérée (généralisation du transport aérien, téléphonie universelle, machines financières, Internet, programmes

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visant à assurer le succès de décisions instan­tanées, etc.)? Sophistication de la spécula­tion grâce à de nouveaux produits dérivés et à une subtile mathématique du panachage des risques ? Affaiblissement spectaculaire, dans nos pays, de la paysannerie et de toute l’organisa­tion rurale de la société? Nécessité absolue, par voie de conséquence, de constituer la petite- bourgeoise urbaine en pilier du régime social et politique existant? Résurrection à grande échelle, et d’abord chez les grands bourgeois richissimes, de la conviction aussi vieille qu’Aristote que les classes moyennes sont l’alpha et l’oméga de la vie « démocratique »? Lutte planétaire, tantôt feutrée tantôt d’une extrême violence, pour s’as­surer à bas prix l’accès aux matières premières et aux sources d’énergie, notamment en Afrique, ce continent de tous les pillages << occiden­taux », et par voie de conséquence de toutes les atrocités ? Je connais tout cela à peu près correc­tement, comme à vrai dire tout le monde1. ·>

La question est de savoir si cet ensemble anecdotique constitue un capitalisme « post- moderne », un capitalisme nouveau, un capi­talisme digne des machines désirantes de Deleuze-Guattari, un capitalisme qui engendre1. Pour une vision très claire des formes du capitalisme contem­porain, je suggère la lecture de deux livres de Pierre-Noël Giraud: L’Inégalùé du monde comemporam (Paris3 Gallimard, 2001) et La Mondialisation (2008). Giraudiclaire de façon très convaincante la modification globale (et réactive) du capita­lisme planétaire à partir de la fin des années 1970.

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par lui-même une intelligence collective de type nouveau, qui suscite la levée d’un pouvoir constituant jusqu’ici asservi, un capitalisme qui outrepasse le vieux pouvoir des États, un capitalisme qui prolétarise la multitude et fait des petits-bourgeois des ouvriers de l’intel­lect immatériel, bref, un capitalisme dont le communisme est l’envers immédiat, un capita­lisme dont le Sujet est en quelque sorte le même que celui du communisme latent qui en soutient l’existence paradoxale. Un capitalisme qui est à la veille de sa métamorphose en communisme. Telle est, grossie mais fidèle, la position de Negri. Mais plus généralement, telle est la position de tous ceux que les mutations technologiques et l’expansion continue du capitalisme depuis trente ans fascinent, et qui, dupes de l’idéologie dominante (« tout change tout le temps et nous courons après ce changement mémorable »), s’imaginent assister à une séquence prodigieuse de l’Histoire - quel que soit leur jugement final sur la qualité de ladite séquence.

Ma position est exactement contraire: le capitalisme contemporain a tous les traits du capitalisme classique. Il est strictement conforme à ce qu’on pouvait attendre de lui, dès lors que sa logique n’est plus contrariée par des actions de classe résolues et localement victo­rieuses. Prenons, en ce qui concerne le devenir du Capital, toutes les catégories prédictives de Marx et nous verrons que c’est maintenant que

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leur évidence est pleinement attestée. Marx n’a-t-il pas parlé du « marché mondial »? Mais qu’était-ce que le marché mondial en 1860 par rapport à ce qu’il est aujourd’hui, et qu’on a voulu bien en vain renommer « globalisation »? Marx n’a-t-il pas pensé le caractère inéluc­table de la concentration du capital? Qu’était cette concentration, qu’étaient la taille des entreprises et celle des institutions financières à l’époque de cette prédiction, au regard des monstres que chaque jour de nouvelles fusions font apparaître? On a longtemps objecté à Marx que l’agriculture restait au régime de l’exploitation familiale, alors qu’il annonçait que la concentration gagnerait à coup sûr la propriété foncière. Mais aujourd’hui, nous savons qu’en effet la fraction de la popula- • · tion qui vit de l’agriculture, dans les pays dits développés (ceux où le capitalisme impérial est installé sans entraves), est pou&.aissi dire insi­gnifiante. Et quelle est' l’étendue moyenne des propriétés foncières aujourd’hui, au regard desce qu’elle était quand la paysannerie représen­tait, en France, 40% de la population totale? Mars a analysé avec rigueur le caractère inévi­table des crises cycliques, lesquelles attestent, entre autres choses, l’irrationalité foncière du capitalisme, et le caractère obligatoire tant des activités impériales que des guerres. De très graves crises ont vériüé de son vivant même ces analyses, et des guerres coloniales et

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inter-impérialistes ont complété la démonstra­tion. Mais tout cela, concernant la quantité de valeur partie en fumée, n’était rien au regard de la crise des années 1930 ou de la crise actuelle, et au regard des deux guerres mondiales du xxe siècle, des féroces guerres coloniales, des « interventions » occidentales d’aujourd’hui et de demain. Il n’est pas jusqu’à la paupérisation d’énormes masses de la population qui, si l’on considère la situation dans le monde entier et non pas seulement à sa porte, ne soit une gran­dissante évidence.

Au fond, le monde actuel est exactement celui que, par une géniale anticipation, une sorte de science-fiction vraie, Marx annonçait en tant que déploiement intégral des virtualités irrationnelles, et à vrai dire monstrueuses, du capitalisme.

Le capitalisme confie le destin des peuples aux appétits financiers d’une minuscule oligarchie. En un sens, c’est un régime de bandits. Comment peut-on accepter que la loi du monde soit constituée par les intérêts impitoyables d’une camarilla d’héritiers et de parvenus ? Ne peut-on raisonnablement appeler « bandits » des gens dont la seule norme est le profit? Et qui sont prêts, au service de cette norme, à piétiner des millions de gens s’il le faut? Qu’en effet le destin de millions de gens dépende des calculs de tels bandits est main­tenant si affiché, si voyant, que l’acceptation

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de cette « réalité », comme disent les plumitifs des bandits, est chaque jour plus surprenante. Le spectacle d’États piteusement déconfits parce qu’une petite troupe anonyme d’évalua- teurs autoproclamés leur a mis une mauvaise note, comme le ferait à des cancres un prof d’économie, est à la fois burlesque et fort inquiétant. Alors, chers électeurs, vous avez mis au pouvoir des gens qui tremblent la nuit, comme des collégiens, d’apprendre au petit jour que les représentants du « marché », c’est-à-dire des spéculateurs et parasites du monde de la propriété et du patrimoine, leur ont collé la note AAB, au lieu de AAA? N’est-elle pas barbare, cette emprise consensuelle sur nos maîtres officiels de maîtres officieux, dont l’unique préoccupation est de savoir quels sont et quels seront leurs bénéfices à la loterie où ils jouent leurs millions? Sans compter que leur angois­sant beuglement - « ah ! ah ! bè ! » — se paiera d’une obéissance aux'ordres de la maffia, qui sont invariablement du genre : « Privatisez tout. Supprimez l’aide aux faibles, aux solitaires, aux malades, aux chômeurs. Supprimez toute aide à qui que ce soit, sauf aux banques. Ne soignez plus les pauvres, laissez mourir les vieux. Baissez les salaires des pauvres, mais baissez les impôts des riches. Que tout le monde travaille jusqu’à 90 ans. N’apprenez les mathématiques qu’aux traders, la lecture qu’aux ^grands proprié­taires, l’histoire qu’aux idéologues de service. »

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Et l’exécution de ces ordres ruinera de fait la vie de millions de gens.

Mais là encore, la prévision de Marx est validée, surpassée même, par notre réel. Il avait qualifié les gouvernements des années 1840- 1850 de « fondés de pouvoir du Capital». Ce qui donne la clef du mystère: en définitive, gouvernants et bandits de la finance sont du même monde. La formule « fondés de pouvoir du capital » n’est entièrement exacte qu’au­jourd’hui, et d’autantplus qu’aucune différence sur ce point n’existe entre les gouvernements de droite, Sarkozy ou Merkel, et ceux « de gauche », Obama, Zapatero ou Papandreou.

Nous sommes donc bien les témoins d’un accomplissement rétrograde de l’essence du capitalisme, d’un retour à l’esprit des années 1850, venant après la restauration des idées réactionnaires qui a suivi les « années rouges » (1960-1980), tout comme les années 1850 avaient été rendues possibles par la Restauration contre-révolutionnaire des années 1815-1840, après la Grande Révolution de 1792-1794.

Certes, Marx pensait que la révolution prolétarienne, sous le drapeau du commu­nisme, couperait court et nous épargnerait ce déploiement intégral dont il percevait lucide­ment l’horreur. C’était bien, dans son esprit, communisme ou barbarie. Les formidables tentatives pour lui donner raison sur ce point durant les deux premiers tiers du XXe siècle

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ont de fait considérablement freiné et dévié la logique capitaliste, singulièrement après la Deuxième Guerre mondiale. Depuis trente ans environ, après l’effondrement des États socia­listes comme figures alternatives viables (cas de l’URSS), ou leur subversion par un virulent capitalisme d’État après l’échec d’un mouve­ment de masse explicitement communiste (cas de la Chine des années 1965-1968), nous avons le privilège douteux d’assister enfin à la vérification de toutes les prédictions de Marx concernant l’essence réelle du capitalisme et des sociétés qu’il régit. La barbarie, nous y sommes, et nous allons nous y enfoncer bon train. Mais elle est conforme, jusque dans le détail, à ce dont Marx espérait que la puissance du prolétariat organisé interdirait la venue.

Le capitalisme contemporain n’est donc aucunement créateur et post-moderne: se jugeant débarrassé de ses ermemis^ommunistes, il va son bonhomme-de chemin selon la ligne dont Marx, après les économistes classiques, et continuant leur œuvre dans une perspective critique, a perçu l’allure générale. Ce n’est certes pas le capitalisme et ses servants politiques qui réveillent l’Histoire, si l’on entend par « réveil » le surgissement d’une capacité à la fois destruc­trice et créatrice dont la visée est de sortir réel­lement de l’ordre établi. En ce sens, Fukuyama n’avait pas tort: le monde moderne, parvenu à son complet développement, et conscient qu’il

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devra mourir - fut-ce, ce qui est malheureuse­ment probable, dans des violences suicidaires - n’a plus qu’à penser à « la fin de l’Histoire », tout comme Wotan, au deuxième acte de la Walkyrie de Wagner, explique à sa fille Brunehilde que sa seule pensée est « la fin ! la fin ! ».

Si réveil de l’Histoire il y a, ce n’est pas du côté du conservatisme barbare du capitalisme et de l’acharnement de tous les appareils étatiques à en conserver l’allure affolée qu’il faut le cher­cher. Le seul réveil possible est celui de l’ini­tiative populaire où s’enracinera la puissance d’une Idée.

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L ’ém eute im m édiate

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Au moment où j’écris ces pages, nous avons droit aux discours de Cameron, Premier ministre anglais déjà compromis dans plusieurs affaires suspectes, à propos des émeutes dans les quartiers pauvres de Londres. Là encore, le retour à la phraséologie anti-popu­laire du xixe siècle est frappant. Ce ne sont que gangs, voyous, voleurs, gens de sac et de corde, « classes dangereuses » en somme, qu’on oppose - comme du temps de la reine Victoria - à un culte morbide de la propriété, de la défense des biens et des honnêtes citoyens (ceux qui ne se révoltent jamais contre quoi que ce soit). Le tout est assorti de l’annonce d’une répression impitoyable, prolongée, et aveugle par principe. On peut sur ce point faire confiance à Cameron : le Royaume-Uni, courant derrière l’usage quasi concentration- naire de la prison aux Etats-Unis, ayant mis au point sous le « socialiste » Blair une législation féroce, compte en pourcentage de la popula­tion bien plus de prisonniers que la France, qui pourtant n’ÿ va pas de main morte quand il s’agit d’embastiller les jeunes.

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Pour achever de semer la terreur, la télévi­sion fait défiler avec complaisance les images de commandos policiers, lourdes brutes harna­chées et armées jusqu’aux dents, qui pulvérisent voluptueusement des portes à coups de bélier (on sent que les biens des pauvres, ils n’en ont rien à cirer) et se jettent dans les appartements pour en extraire avec une brutalité spectaculaire un jeune homme sans doute dénoncé par on ne sait qui, ou entrevu sur l’une des innombrables caméras dont le gouvernement de Sa Majesté a truffé l’espace public, le transformant en une gigantesque scène dont la police est le perpé­tuel voyeur. Dans le même temps, les tribunaux condamnent à des peines ahurissantes, et pêle- mêle, des jeteurs de bouteilles, „des faucheurs de boîtes de cirage, des donneurs de gifles aux forces de l’ordre, des incendiaires de poubelles, des braillards, ceux qui avaient un canif dans la poche, ceux qui insultaient le. gouvernement, ceux qui couraient, ceux qui, pour faire comme les voisins, défonçaient des vitrines, ceux qui utilisaient des mots grossiers, ceux qui restaient sur place, les mains dans les poches, ceux qui ne faisaient rien, chose très suspecte, et même ceux qui n’étaient pas là, et dont il faut bien que la justice se demande où ils étaient. C’est que, comme l’a dit noblement Cameron renchéris­sant sur sa propre police: « i? ne s'agissait pas de -maintien de Vordre, il s’agissait de criminalité. » Pour Cameron, qui envisage de faire juger trois

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mille personnes, pour sa police, qui a déclaré rechercher trente mille suspects, on a vu surgir soudain dans les rues, phénomène étrange, des dizaines de milliers de criminels...

Comme toujours, comme en France, l’ou­blié de toute l’affaire est le vrai crime, en même temps que l’indiscutable et authentique victime : celui (et souvent ceux) que la police a tué (s). De façon absolument uniforme, les émeutes de la jeunesse populaire des « banlieues » (mot qui, comme autrefois « faubourgs », désigne l’immense partie laborieuse et pauvre de nos pimpantes villes, le continent noir de nos méga- poles) sont provoquées par les agissements de la police. L’étincelle qui « met le feu à la plaine » est toujours un meurtre d’État. De façon tout aussi uniforme, le gouvernement et sa police, non seulement refusent catégoriquement d’as­sumer la moindre responsabilité dans toute l’af­faire, mais prennent prétexte de l’émeute pour renforcer encore l’arsenal judiciaire et policier. Grâce à cette vision des choses, les « banlieues » sont des espaces où se juxtaposent un mépri­sant désintérêt de la puissance publique pour ces zones désespérées et de lourdes et violentes incursions répressives. Tout cela sur le modèle des « quartiers indigènes » dans les cités colo­niales, des ghettos noirs de la belle époque américaine, ou des réserves à Palestiniens en Cisjordanie. Des intellectuels serviles volent à la rescousse de la répression en voyant dans tous

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les jeunes plus ou moins basanés une racaille « islamiste », hostile à « nos valeurs ». Que sont ces fameuses valeurs? Nul ne l’ignore, elles se disent : Patrimoine, Occident et Laïcité, C’est l’affreux P.O.L, idéologie dominante de tous les pays qui se présentent comme civilisés.

Au nom du POL, « l’opinion » demandera, quand il s’agit de nos concitoyens des préten­dues banlieues, la « tolérance zéro ». Observez au passage que s’il y a « tolérance zéro » pour le jeune Noir qui vole un tournevis, il y a tolérance infinie pour les forfaits des banquiers et des prévaricateurs gouvernementaux, qui pourtant affectent la vie de millions de gens. De subtils intellectuels, qui pleurent de voir le milliardaire directeur du FMI menotté, trouvent que, Hans les banlieues, le pouvoir est « laxiste », et qu’on ne verra jamais assez d’Arabe^et de Noirs dans les chaînes.

Au nom du même POL, etjquand il s’agit de ces faibles pays d’Afrique où nous « avons des intérêts », la même opinion demandera l’exercice du « droit d’ingérence ». Nos goiiver- nants, valeureux champions des valeurs qui valent vraiment, écraseront sous les bombes un petit despote qu’ils adoraient naguère, mais qui est devenu rétif ou inutile. Bien entendu, il ne sera pas question de toucher à ceux, plus puis­sants et plus avisés, qui disposent de ressources cruciales, sont armés jusqu’au? dents, et, sentant le vent tourner, ont fait à temps d’opportunes

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i réformes ». Ce qui veut dire : ont agité au nez de l’opinion occidentale béate quelques décla­rations en faveur du POL.

Sous nos valeurs, sous le POL, lisez toujours : POLice.

Dans ces processus, où l’État montre sa face la plus hideuse, se forge un consensus non moins détestable autour d’une conception particuliè­rement réactive, qu’on peut résumer ainsi : la destruction ou le vol de quelques biens dans la fureur de l’émeute est infiniment plus coupable que l’assassinat policier d’un jeune homme, assassinat qui est à l’origine de l’émeute. Très vite, le gouvernement et la presse chiffrent les dégâts. Et voici l’idée visqueuse que tout cela répand : la mort du jeune homme — un « voyou noir », sans doute, ou un Arabe « connu des services de police » - n’est rien au regard de toutes ces dépenses supplémentaires. Pleurons, non sur le mort, mais sur les compagnies d’assu­rance. Contre les gangs et les voleurs, montons la garde, au coude à coude avec les gendarmes, devant notre patrimoine convoité par une racaille étrangère à nos valeurs, hostile au POL, puisqu’elle est démunie (pas de Patrimoine), venue d’Afrique (pas d’Occident) et islamiste (pas de Laïcité).

On affirmera ici, a contrario, que la vie d’un jeune homme est sans prix, et d’autant plus qu’il est l’un des innombrables abandonnés de notre société. Considérer que le crime intolérable

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est de brûler quelques voitures et de piller des magasins, alors que tuer un jeune homme est anecdotique, est typiquement conforme à ce que Marx considérait comme l’aliénation centrale du capitalisme : le primat des choses sur l’existence2, des marchandises sur la vie et des machines sur les ouvriers, qu’il résumait par la formule : « Le mort saisit le vif. » De cette dimen­sion mortifère du capitalisme, les Cameron et les Sarkozy sont les flics pleins de zèle.

J’entends bien que l’émeute provoquée par les meurtres d’État, par exemple en 2005 à Paris ou en 2011 à Londres, est violente, anarchique, et finalement sans vérité durable. J ’entends bien qu’elle détruit et pille sans concept, comme le Beau, selon Kant, « plaît sans concept ». Je reviendrai sur ce point avec d’autant plus d’insistance” que c’est précisé­ment mon problème : si les émeutes, doivent signaler un réveil de l’Histoire* il faudra bien qu’elles s’accordent* avec une Idée.

2, Pour une version littéraire moderne et rigoureuse du thème marxiste de raliénation3 notamment de la prévalence des choses sur l’existence, et donc des conséquences subjectives de ce que « h mort saisit h vif », on peut lire ou relire le livre de Georges Perec Les Choses. Une histoire des années soixante (1965). Rappelons que, dans le vocabulaire de l’époque, l’emprise sociale du capitalisme est appelée « société de consommation » ou3 c’est la version situationniste, « société du spectacle ». Mais nous allons expérimenter, quarante ans plus tard, qu’on peut avoir, sous la tutelle du Capital, la plus féroce désagrégation subjective sans consommation (sinon de produits pourris) ni spectacle (sinon pompier).

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Dans l’instant toutefois, on permettra au philosophe de prêter l’oreille au signal, plutôt que de se précipiter au commissariat.

Des émeutes, aujourd’hui, il y en a dans le monde entier, des émeutes ouvrières et paysannes en Chine à celles de la jeunesse en Angleterre, de l’étonnante ténacité sous la mitraille des foules en Syrie aux protestations massives en Iran, des Palestiniens exigeant l’unité du Fatah et du Hamas aux Chicanos sans papiers des États-Unis. Il y en a de toutes sortes, souvent très violentes, parfois juste esquissées, mobilisant soit des groupes sociaux déterminés, soit des populations entières; provoquées par des décisions gouvernementales et/ou patronales, des conjonctures électorales, des agissements de la police ou d’une armée d’occupation, voire de simples épisodes de la vie populaire; prenant immédiatement une tour­nure activiste, ou se développant dans l’ombre d’une protestation plus officielle; aveuglément progressistes, ou aveuglément réactionnaires (toute émeute n’est pas bonne à prendre...). Toutes ont en commun de soulever des masses de gens sur le thème que les choses telles qu’elles sont doivent être tenues pour inacceptables.

On peut distinguer trois types d’émeutes, que je nommerai respectivement: l’émeute immédiate, l’émeute latente et l’émeute histo­rique. Je parlerai dans ce chapitre du premier

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type. Les deux autres feront l’objet des deux chapitres suivants.

L’émeute immédiate est l’embrasement d’une partie de la population, presque toujours dans la foulée d’un épisode violent de la coer­cition d’État. Même la fameuse émeute tuni­sienne, qui a enclenché au début de l’année 2011 le processus dit des « révolutions arabes », a d’abord été une émeute immédiate (en réac­tion au suicide d’un commerçant des rues, interdit de vente et giflé par une policière).

Certains des traits constitutifs d’une telle émeute ont une portée générale, dès lors que l’émeute immédiate est souvent la forme première d’une émeute historique.

D’abord, le fer de lance de~i’émeute immé­diate, notamment les inévitables affrontementsJ oavec les forces de l’ordre, est constitué par la jeunesse. Certains chroniqueurs ont considéré comme une trouvaille sociologique le rôle des « jeunes » dans les émeutes du monde arabe, et l’ont connecté à l’usage de Facebook ou autres fariboles de la supposée novation technique à l’âge post-modeme. Mais qui a jamais vu une émeute dont les premiers rangs soient consti­tués de vieillards? La jeunesse, populaire et étudiante, est universellement, comme on l’a vu en Chine en 1966-1967, en France en 1968, mais aussi bien en 1848, au temps de la Fronde, lors de la révolte des Taïpîngs, et, au bout du compte, toujours et partout, le noyau dur des

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émeutes. Sa capacité de rassemblement, de mobilité, d’invention langagière et tactique, comme aussi ses insuffisances quant à la disci­pline, la ténacité stratégique et la modération quand elle est requise, sont des invariants de l’action de masse. Par ailleurs, tambours, feux, papiers incendiaires, courses dans les ruelles, mots qui circulent, cloches qui sonnent, ont fait l’affaire durant des siècles, pour que, soudain, on se retrouve quelque part, tout autant que le fait aujourd’hui l’électronique mouton­nière. L’émeute est d’abord un rassemblement tumultueux de la jeunesse en réaction, presque toujours, à un forfait, réel ou supposé, de l’État despotique (mais les émeutes nous montrent qu’en un certain sens, tout État est despotique; c’est bien pourquoi le communisme en organise le dépérissement).

Ensuite, l’émeute immédiate est localisée dans le territoire de ceux qui y participent. La question de la localisation des émeutes est, nous le verrons, tout à fait fondamentale. Quand l’émeute est circonscrite aux sites où vivent ses participants (quartiers délabrés des villes le plus souvent), elle en reste à sa figure immédiate. Ce n’est que quand elle constitue, le plus souvent en plein centre-ville, un lieu nouveau où elle dure et s’étend, qu’elle se change en émeute historique. L’émeute immédiate, stagnant dans son propre espace social, n’est pas an trajet subjectif fort. Elle s’enrage sur elle-même, elle

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détruit ce dont elle a l’habitude. Elle s’en prend aux maigres symboles de la vie « riche » qu’elle côtoie tous les jours, notamment les voitures, les magasins ou les agences de la circulation monétaire. Elle dévaste, si elle le peut, les rares symboles de l’État, achevant ainsi de ruiner sa très faible présence: commissariats presque abandonnés, écoles sans prestige aucun, centres sociaux vécus comme des emplâtres paterna­listes sur la jambe de bois du délaissement. Tout cela nourrit l’hostilité de l’opinion de type POL contre les émeutiers: «Voyez! Ils détruisent les rares choses qu’ils ont! » Cette opinion ne veut pas voir que quand une chose fait partie des rares « avantages >> qu’on vous a concédés, elle devient le symbole, norude sa fonction particulière, mais de la rareté générale, et que l’émeute la déteste à ce titre. D’où les aveugles destructions et pillages du lieu même où vivent les émeutiers, caractéristique émeutes immédiates. Nous dirons quant à nous que tout cela réalise une localisation faible, une incapacité de l’émeute à se déplacer.

Ce n’est pas dire que l’émeute immédiate en reste à un seul lieu particulier. Au contraire, on observe un phénomène qu’on déclare de contagion : l’émeute immédiate sepropage, nonpar déplacement, mais par imitation. Et cette imita­tion s’installe dans des lieux semblables, voire largement identiques, au foyer initial. Les jeunes d’une cité de Saint-Ouen vont faire la même

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chose que ceux d’une cité d’Aulnay-sous-Bois. Les quartiers populaires de Londres vont être tous gagnés parla fièvre collective. Chacun reste chez soi, mais y fait ce qu’on a entendu dire que faisait l’autre. Ce processus est bien une exten­sion de l’émeute, mais nous dirons là aussi qu’il s’agit d’une extension restreinte, caractéristique de l’émeute immédiate, ou du stade immédiat de l’émeute. Ce n’est qu’en trouvant les moyens d’une extension qui ne se laisse pas ramener à l’imitation que l’émeute prend une dimension historique. Fondamentalement, c’est quand l’émeute immédiate s’étend à des secteurs de la population qui sont éloignés, par leur statut, leur composition sociale, leur sexe ou leur âge, de son noyau constitutif, que vient à l’ordre du jour une vraie dimension historique. L’entrée en scène des femmes du peuple est le plus souvent le signe premier d’une telle extension généra­lisée. L’émeute immédiate, si on en reste à sa dynamique initiale, ne peut que conjoindre des localisations faibles (dans le site des émeutiers) à des extensions restreintes (par imitation).

Enfin, l’émeute immédiate est toujours indis­tincte quant au type subjectif qu’elle convoque et suscite. Dès lors que cette subjectivité n’est faite que de révolte, qu’elle est dominée par la négation et la destruction, elle ne permet pas de distinguer clairement ce qui relève d’une intention partiellement universalisable, ou ce qui reste enclos dans une rage sans finalité

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autre que la satisfaction d’avoir pu prendre forme et trouver ses mauvais objets à détruire ou à consommer. De là que, comme on le sait, à une masse de jeunes gens indignés par la mort de leur « frère », se mêlent indistinctement les innombrables degrés de collusion avec la pègre qui existe partout où la pauvreté, l’abandon social, l’absence de toute sollicitude étatique, et surtout le manque d’une organisation poli­tique enracinée et porteuse de mots d’ordre forts, entraînent la dislocation de l’unité popu­laire et la tentation des expédients douteux qui font circuler de l’argent là où il n’y en a pas. La pègre, grande ou petite, est une forme importante de corruption de la subjectivité populaire par l’idéologie dominante du profit. La présence de la pègre dans rémeute immé­diate, à doses plus ou moins élevées selon les circonstances, est inévitable. Elle devrait certes être reconnue par les émeutiers·-comme une forme de complicité avec l’ordre dominant: le capitalisme n’est après tout que le pouvoir social d’une pègre « honorable ». Mais en tant qu’immédiate, l’émeute ne peut réellement organiser sa propre épuration. D’où qu’entre les destructions de symboles détestés, les pillages rentables, la pure joie de casser ce qui existe, l’odeur joyeuse de la poudre, la guérilla contre les flics, on ne saurait vraiment y voir clair. Le sujet des émeutes immédiàtes est impur, toujours. C’est pourquoi il n’est ni politique,

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ni même pré-politique. Il se contente dans le meilleur des cas, et c’est déjà beaucoup, d’ou­vrir la voie à une émeute historique; dans le pire, de faire signe de ce que la société existante, qui est toujours une mise en forme étatique du Capital, n’a pas les moyens d’interdire abso­lument qu’advienne, dans les espaces désolés dont elle est responsable, un signe historique de rébellion.

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L ’ém eu te laten te

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Les émeutes historiques des derniers temps, celles qui indiquent la possibilité d’une nouvelle donne de l’histoire des politiques - sans pour le moment être en état de réaliser cette possi­bilité - , ce sont évidemment les soulèvements multiformes dans nombre de pays arabes. Je m’appuierai sur ces soulèvements, dans le prochain chapitre, pour définir justement ce que c’est qu’une émeute historique: une émeute qui n’est ni, en deçà d’elle, une émeute immédiate, ni, au-delà d’elle, l’avènement à grande échelle d’une nouvelle politique.

Que dire de nos pays « occidentaux » ?Nous appelons « occidentaux » les pays qui

s’appellent eux-mêmes fièrement de ce nom: pays situés historiquement à la pointe du déve­loppement capitaliste, assumant une vigoureuse tradition impériale et guerrière, encore dotés d’une force de frappe économique et financière qui leur permet d’acheter des gouvernements corrompus un peu partout dans le monde, et d’une force de frappe militaire qui leur permet d’intimider tous les ennemis potentiels de leur domination. Ajoutons que ces pays sont

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extrêmement satisfaits de leur système d’État, qu’ils appellent « démocratie », système en effet particulièrement approprié à la coexistence pacifique des diverses fractions de l’oligarchie au pouvoir, lesquelles, d’accord sur le fond (économie de marché, régime parlementaire, hostilité vigilante envers tout ce qui n’estpas elles et dont le nom générique est « communisme »), ne sont pas moins séparées par diverses nuances.

Les pays occidentaux ont connu, et connaî­tront, sans aucun doute à une bien plus vaste échelle que tout ce à quoi nous avons assisté depuis dix ans, des émeutes immédiates. Ils n’ont pas connu d’émeute historique depuis quarante ans environ. Mon avis est qu’est ouverte l’époque, sinon de leur possibilité, du moins de la possibilité de leur possibilité. Entendons par là une rupture événementielle créant la possibilité du déploiement historique imprévu de telle ou telle émeCteimmédiate.

Ce qui me fait avancer cette hypothèse (opti­miste...) est ce que j’appelle l’existence dans nos pays nantis quoiqu’en crise, et contents d’eux quoique sépulcraux, d’une subjectivité d’émeute latente.

Je partirai d’un exemple.Parmi les méfaits anti-populaires innom­

brables du gouvernement Sarkozy, très proba­blement le gouvernement le plus réactionnaire que la France ait connu dépuis Pétain, il y a, tout le monde le sait, une réforme des retraites

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exigée à grands cris par « les marchés », dont Sarkozy est le commensal obéissant. Il s’agit en substance de travailler beaucoup plus long­temps pour toucher bien moins. La « riposte » à cette mesure, prise en main par les syndicats, a été à la fois très massive et très molle. Les gens ont défilé par millions, mais les direc­tions syndicales partaient visiblement battues. Leur objectif réel se limitait à la nécessité de contrôler les masses et d’éviter les « dérapages », pour attendre tranquillement les jours meilleurs de l’élection comme président d’un apparatchik « de gauche ».

On a constaté cependant qu’à l’intérieur de ce mouvement, aussi défait du dedans par ses chefs que l’armée française le fut en 1940 par ses propres généraux — qui préféraient de beaucoup Hitler aux communistes -, plusieurs symptômes tendaient implicitement à l’émeute. D’abord, le cri répété de « Sarkozy démission », typique, nous verrons pourquoi, des émeutes historiques, fut maintes fois proféré en dépit des indications « a-politiques » des bureaucraties dirigeantes. Ensuite, on a pu constater la dissi­dence évidente, dans les cortèges, de plusieurs gros bataillons syndicaux, bien plus hargneux que leurs chefs, et qui voulaient plus et tout de suite. Sans doute faut-il inclure dans ce constat la surprenante /décision du syndicat des raffi­neries de pétrole, qui a tenu pendant quelques jours un blocage des livraisons d’essence,

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action d’une très réelle brutalité, et susceptible de conséquences à longue portée (du reste, la police est vite intervenue). Sans doute ces faits amorçaient-ils ce qui arrive toujours en temps d’émeute : la division des appareils, quels qu’ils soient, sous la pression subjective des mots d’ordre par lesquels l’action collective tend à unifier le peuple. Enfin et surtout, l’invention de nouvelles formes d’action de nature virtuelle­ment émeutière a, lors même qu’elle ne s’est pas étendue, préparé l’avenir. On citera tout parti­culièrement la pratique des grèves « par procu­ration », ou grèves « gratuites »: telle usine, tel établissement, fait grève, bien que ses salariés se déclarent au travail. C’est que, avec évidemment l’accord desdits salariés, un détachement popu­laire extérieur, principalement composé de gens qui n’ont pas d’obligation de travail (retraités, étudiants, vacanciers, chômeurs...), a occupé le site et bloqué la production. Ainsi l’état de grève est entièrement réel, bien que les salariés ne soient pas légalement en grève et puissent toucher leur paie. Cette procédure permet de faire durer une grève avec occupation, durée qui en général, surtout aujourd’hui, alors que la vie est très difficile pour les petits salariés et que les syndicats sont bien trop affaiblis pour soutenir des caisses de grève, reste inaccessible, dans la majorité des cas, au-delà de quelques jours.

Ce genre d’action est quasi-émeutier, pour plusieurs raisons. D’abord, il fait fi de l’opinion

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réactionnaire usuelle selon laquelle les affaires d’un site sont celles de ses salariés et d’eux seuls. Ensuite, il affronte sans faiblir le juge­ment non moins réactionnaire selon lequel il est immoral d’être en grève tout en se décla­rant non-gréviste. Troisièmement, il lie absolu­ment « grève » et « occupation », habituellement séparées d’un cran au moins dans l’échelle de la violence de Faction. Il crée ainsi une loca­lisation partagée, et non pas seulement une localisation restreinte, comme ce serait le cas si seuls les salariés participaient à l’occupation. Quatrièmement, il doit se préparer à la venue inéluctable de la police, ce qui met à l’ordre du jour le classique débat émeutier entre abandon pacifique du site ou maintien sur place et résis­tance. Enfin et surtout, il opère dans Faction le lien entre plusieurs strates sociales généra­lement séparées, créant ainsi sur place un type subjectif nouveau, au-delà des fractionnements entretenus tant par l’État que par ses appen­dices syndicaux. La meilleure preuve en est que des actions d’envergure de ce type, par exemple l’occupation de certains aéroports ou l’arrêt d’usines de traitement des ordures, ont été préparées et décidées par des comités aux noms variables, mais dont la caractéris­tique majeure est qu’ils amalgamaient des étudiants, des jeunes, des salariés, syndiqués ou non, des retraités, des intellectuels... Ainsi se réalisait localement, et dans la visée d’actions

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immédiates, une dimension importante des émeutes les plus signifi catives : la création d’un nouveau type d’unité populaire, indifférent aux stratifications étatiques et résultant de trajets subjectifs apparemment disparates.

On peut aussi retenir, en faveur de la latence émeutière de ces actions, que les principaux médias, serviteurs de la « sagesse démocra­tique », autrement dit de l’idéologie POL, se sont bien gardés d’y voir la seule vraie nouveauté de la situation, la seule promesse d’avenir d’un mouvement aussi mou que vaste, et en ont parlé aussi peu que possible.

Nous pouvons affirmer que la« mobilisation » (mot pénible...) contre la loi Sarkozy sur les retraites a contenu, au-delà· de sa boursouflure défaitiste, une subjectivité émeutière latente. Il aurait sans doute suffi d’une étincelle, d’un incident spectaculaire, d’un dérapage violent, voire d’un mot d’ordre syndical mal compris, pour * que ladite « mobilisation » prenne un tour bien plus décidé, sorte localement et fortement du consensus capitalo- parlementaire et constitue, au moins pendant un temps, des lieux populaires imprenables.

Ainsi, même dans nos pays angoissés et tentés par la réaction la plus extrême, la latence de l’émeute atteste que la circonstance peut extraire de notre atonie un au-delà imprévisible de nos « démocraties » fnortifères.

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L ’ém eu te historique

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À l’école de la frappante nouveauté des émeutes dans les pays arabes, singulièrement leur durée, leur acharnement, leur consistance désarmée, leur indépendance imprévisible, on peut d’abord, je crois, proposer une définition simple de l’émeute historique : elle est le résultat de la transformation d’une émeute immédiate, plus nihiliste que politique, en émeute pré­politique. Le cas des pays arabes nous apprend alors qu’il faut pour cela :

1. Le passage de la localisation restreinte (rassemblements, assauts et destructions dans le site même des révoltés) à la construction d’un lieu central durable, où les émeutiers s’installent de façon essentiellement pacifique, affirmant qu’ils resteront là jusqu’à ce que satis­faction leur soit donnée. Du coup, on passe aussi du temps limité et en quelque sorte consumé de l’émeute immédiate, qui est un assaut informe et risqué, au temps long de l’émeute historique, qui ressemble plutôt aux vieux sièges d’une ville, sauf qu’il s’agit de faire le siège de l’État. En réalité, tout le inonde sait que détruire ne peut durer, sauf dans les « grandes guerres » :

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une émeute immédiate tient entre ton et cinq jours au grand maximum. Dans son lieu massif, même encerclé et harcelé par les polices, ou Hans les grandes avenues qu’elle occupe rituel­lement un jour fixé de la semaine, et la foule ne cessant d’augmenter, l’émeute historique tient des semaines ou des mois.

2. Pour cela, il faut qu’il y ait le passage de l’extension par imitation à l’extension quali­tative. Ce qui veut dire que, progressivement, s’unifient dans le lieu ainsi construit presque toutes les composantes du peuple: jeunesse populaire et étudiante, bien sûr, mais aussi ouvriers des usines, intellectuels de toutes sortes, familles entières, femmes en grand nombre, employés, fonctionnaires, voire même quelques policiers et soldats. y Des gens de reli­gions différentes protègent mutuellement les moments de prière de l’autre, des gens de prove­nance opposée discutent paisiblement comme s’ils se connaissaient 'de toujours. Et la parole multiple, absente ou presque des vociférations de l’émeute immédiate, s’affirme, des écriteaux racontent et exigent, des drapeaux hérissent la foule. Même la presse mondiale réaction­naire finira par parler du « peuple égyptien » à propos de ceux qui occupent la place Tahrir. A ce moment, le seuil de l’émeute historique est franchi: localisation établie, longue durée possible, intensité de la présence compacte, foule multiforme valant pour le peuple entier:

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comme l’aurait ditTrotski, qui s’y connaissait:« Les masses sont montées sur la scène de VHistoire. »

3. Il a fallu aussi passer du vacarme nihiliste de l’assaut émeutier à l’invention d’un mot d’ordre unique qui enveloppe toutes les voix disparates : « Moubarak, dégage ! » Ainsi est créée la possibilité d’une victoire, puisque l’enjeu immédiat de l’émeute est fixé. Au plus loin d’un sentiment destructeur de vengeance, le mouvement peut durer dans l’attente d’une satisfaction précise, matérielle: le départ d’un homme dont on brandit le nom, il y a peu tabou, aujourd’hui publiquement voué à une ignominieuse rature.

Retenons de tout ce que nous avons vu ces derniers mois ceci: l’émeute devient historique quand sa localisation cesse d’être restreinte, mais fonde dans l’espace occupé la promesse d’une temporalité neuve et à longue portée; quand sa composition cesse d’être uniforme, mais dessine peu à peu une représentation en mosaïque unifiée de tout le peuple; quand enfin aux grognements négatifs de la révolte pure succède l’affirmation d’une demande commune, dont la satisfaction donne un premier sens au mot « victoire ».

Dans ce cadre très général, il faut insister d’emblée sur ce qui fait la rareté propre­ment historique ,des émeutes tunisienne et égyptienne du début de l’année 2011 : outre qu’elles nous ont enseigné ou rappelé les lois

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du passage de l’émeute immédiate à l’émeute historique, elles ont été assez rapidement victo­rieuses. Il y avait là des régimes qui, depuis très longtemps, paraissaient bien en place, qui avaient organisé une surveillance policière de tous les instants et pratiquaient sans remords la torture, qui étaient entourés de la sollici­tude de toutes les puissances « démocratiques » impériales, grandes ou minuscules, qui étaient constamment irrigués par la manne corrup­trice provenant de ces puissances, et les voici renversés, ou du moins ceux qui en étaient l’emblème — Ben Ali et Moubarak — par des actions populaires absolument imprévisibles et que nulle organisation en place n’a dirigées, ce qui fait que la dimension érrîeutière de ces actions est indubitable.

Ces faits à eux seuls suffisent pour qu’on parle, à propos de ces émeutes, d’un « réveil de l’Histoire ». A combien d’sïinées en arrière faut-il remonter pour assister au renversement d’un pouvoir centralisé et bien armé par d’im­menses foules aux mains nues ? A trente-deux ans: quand le shah d’Iran, qui tout comme Ben Ali était tenu pour un occidentaliste et un modernisateur, et tout comme lui était adoré, subventionné et armé par nos gouvernants, a été renversé par de gigantesques démonstra­tions de rues contre lesquelles la force armée n’a rien pu faire. Mais nous étions précisément à la fin d’une longue séquence historique où

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émeutes, guerres de libération nationale, tenta­tives révolutionnaires, guérillas et soulève­ments de la jeunesse avaient donné son plein sens à l’idée d’Histoire, chargée de soutenir et de valider des options politiques radicales. Entre 1950 au plus tôt et 1980 au plus tard, dans le monde entier, les idées de révolution et de communisme sont pour des masses de gens des évidences banales. Cependant, nombre de militants, dans nos pays, jettent l’éponge dès le début des années 1970, amorçant le pénible chemin de la renégation et du ralliement à l’ordre établi sous le drapeau mité de « l’anti- totalitarisme ». La Révolution culturelle en Chine, cette Commune de Paris de l’époque des Etats socialistes3, s’est échouée sur sa propre violence anarchique - peut-être était-elle une collection d’émeutes immédiates? - en 1976, à la mort de Mao. Seuls dans le monde, quelques groupes tentent de préserver les moyens d’une durée neuve. En ce sens, la révolution iranienne était terminale et non inaugurale. Elle annon­çait, par son obscur paradoxe (une révolution dirigée par un ayatollah, une levée populaire comme encastrée dans un contexte théocra- tique), la fin du temps clair des révolutions. Elle rejoignait en cela le mouvement ouvrier

3. Pour une analyse synthétique de la Révolution culturelle qui est le point historique dont il faut repartir, sauf à ne rien com­prendre à riiistoire du prpjet communiste, je signale les pages que je lui consacre dans UHypothèse communiste (lignes, 2009),

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Solidarnosc en Pologne. Ce très important soulèvement populaire contre un État socia­liste corrompu et crépusculaire a rappelé que l’action des masses populaires est toujours possible, même dans une situation dévastée par l’occupation étrangère et un régime poli­tique imposé du dehors. Solidarnosc a aussi rappelé que de telles actions puisent une force singulière d’être centrées sur les usines et leurs ouvriers. Mais en dehors de sa force critique, le mouvement polonais restait dépourvu de toute idée neuve concernant le possible destin du pays, et bizarrement encouragé par un futur pape et par un clergé absolument réac­tionnaires. Du reste, le résultat de la révolution iranienne, l’oxymore que constitue l’expression << République islamique », n’a, comme son nom l’indique, aucune vocation universelle. N’en a pas davantage le triste destin de l’État polonais « libéré » du communisme : capitaliste enragé, xénophobe, et servilement pro-américain:>

Nous ne savons naturellement pas à quoi vont conduire les émeutes historiques en Tunisie, en Egypte, en Syrie, et dans d’autres pays arabes: nous sommes dans la première phase post-émeutière, et tout est incertain. Mais il est clair que, à la différence de l’émeute histo­rique polonaise ou de la révolution iranienne, qui fermaient une séquence dans un assombris­sement violent et paradoxal -de leur contexte idéologique, les révoltes dans les pays arabes

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ouvrent une séquence, en laissant indécis leur propre contexte. Elles remuent et modifient les possibles historiques, si bien que le sens que prendront après coup leurs quelques victoires initiales fixera pour une large part le sens de notre avenir.

Tout en maintenant leur dimension pure­ment événementielle, et donc soustraite à la prévision « scientifique », je crois que nous pouvons inscrire ces dispositions émeutières comme des actions caractéristiques de ce que je nommerai des périodes intervaüaires.

Qu’est-ce qu’une période intervallaire ? C’est ce qui vient après une période pendant laquelle la conception révolutionnaire de l’action politique a été suffisamment clarifiée pour que, en dépit des féroces luttes internes qui scandent son développement, elle se soit présentée explicitement comme une alternative au monde dominant, et ait obtenu à ce titre des soutiens massifs et disciplinés. Dans une période intervallaire en revanche, l’idée révolu­tionnaire de la période précédente, qui a natu­rellement rencontré de très sérieux obstacles- ennemis acharnés à l’extérieur et incapacité provisoire à résoudre d’importants problèmes à l’intérieur - est entrée en déshérence. Elle n’est pas encore relevée par un nouveau cours de son développement. Une figure ouverte, partagée, et universellement praticable de l’émancipation fait défaut Le temps historique est défini, pour

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tous ceux aux moins qui n’acceptent pas de se vendre à la domination, par une sorte d’inter­valle incertain de l’idée.

C’est au cours de telles périodes que les réactionnaires peuvent dire, justement parce que la voie révolutionnaire est affaiblie, voire illisible, que les choses ont repris leur cours naturel. C’est typiquement ce qui s’est passé en 1815 avec les restaurateurs de la Sainte- Alliance, pour qui les rapports sociaux féodaux et leur synthèse monarchique constituant le seul ordre digne de Dieu, la révolution républi­caine et plébéienne n’était qu’une monstruosité résumée par la Terreur et la figure diabolique de Robespierre. Et c’est typiquement ce qu’on veut nous faire croire depuis teente ans : l’aber­ration totalitaire, l’idéocratie mortifère, les États socialistes, le marxisme, le léninisme, le maoïsme, et tous les mouvements de la pensée et de l’action qui y trouvèrent le principe de leur vie intense, nous savons de source sûre - disent les dévots démocrates et les nouveaux tartuffes — que ce n’était que d’inefficientes et criminelles impostures, résumées par la figure diabolique de Staline. La nature pacifique des choses, la seule proposition qui vaille, est l’har­monie naturelle entre capitalisme déchaîné et démocratie impuissante. Impuissante parce que servile du côté du vrai pouvoir, celui du Capital, et fermement « contrôlée » du côté de l’ambition ouvrière et populaire.

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La « démocratie libérale » est à la période intervallaire où nous sommes encore, soit 1980- 2011 (et plus?) - période où le capitalisme classique a été relancé suite à l’effondrement des formes étatiques de la voie communiste issues de la révolution bolchevique - ce que la « monarchie libérale » était à la période intervallaire durant laquelle le capitalisme moderne a pris son essor après l’écrasement des derniers sursauts de la révolution républicaine (1815-1850).

Cependant, durant ces périodes interval- laires, les mécontentements, les révoltes, la conviction que le monde ne devrait pas être tel qu’il est, que le capitalo-parlcmcntarisme n’est aucunement « naturel », mais parfaite­ment sinistre, tout cela existe. En même temps, tout cela ne peut trouver sa forme politique, faute de pouvoir d’abord tirer sa force du partage d’une Idée. La force des révoltes, même si elles acquièrent une portée historique, reste essen­tiellement négative (« qu’ils s’en aillent », « Ben Ali dehors », « Moubarak dégage »). Elle ne déploie pas le mot d’ordre dans l’élément affir­matif de l’idée. C’est pour cette raison que la forme de l’action de masse collective ne peut être que l’émeute, conduite au mieux vers sa forme historique, qu’on appelle aussi un « mouvement de masse ».

Récapitulons": l’émeute est la gardienne de l’histoire de l’émancipation en période intervallaire.

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Revenons à la période 1815-1850 en France et en Europe, car notre propre intervalle ressemble étrangement à cette Restauration. Elle succède à la Grande Révolution, et elle est vertébrée, comme nos trente dernières années, par une restauration réactionnaire virulente à la fois politiquement constitutionnaliste et économiquement libérale. Elle a cependant été, notamment à partir des années 1830, une grande période d’émeutes, souvent momen­tanément ou apparemment victorieuses (les Trois Glorieuses de 1830, les émeutes ouvrières un peu partout, la «révolution» de 1848...). Ce sont bien là des émeutes, tantôt immé­diates* tantôt plus historiques, caractérisant une période intervallaire : à l’idéç, républicaine, désormais insuffisante pour se détacher de la réaction bourgeoise, devra "succéder, à partir de 1850, l’idée communiste.'

Que l’éveil de l’Histoire, dans la forrçe de l ’émeute et de sa possible victoire immédiate, ne soit en général pas contemporain de la revi­viscence de l’idée, qui donnerait à l’émeute un réel avenir politique, c’est là un constat très ancien. Ce décrochage est tout à fait percep­tible dans certaines des émeutes de sans- culottes, de « bras nus », pendant la Révolution française elle-même. Ces émeutes ne sauraient se satisfaire de l’idéologie révolutionnaire dans sa stricte forme républicaine. Elles supposent

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un au-delà idéologique, qui n’est pas constitué. Il leur est dès lors impossible de résoudre, faute du réel partage subjectif d’une Idée, le problème qui est celui du passage de l’émeute, fut-elle historique, à la consistance d’une poli­tique organisée.

Ce retard inévitable des émeutes - en tant qu’elles sont le signe de masse d’une réouver­ture de l’Histoire - sur les questions les plus contemporaines de la politique, elles-mêmes léguées par le moment pré-intervallaire, quand existait une vision large de la politique d’éman­cipation, est sans doute la preuve empirique la plus frappante de ce que l’Histoire neportepas en elle-même la solution des problèmes que cependant elle met à Vordre du jour. Si brillantes et mémo­rables que soient les émeutes historiques dans le monde arabe, elles en viennent à la fin à buter sur des problèmes universels de la politique restés en suspens dans la période antérieure, au centre desquels on trouve ce qui est par excel­lence le problème de la politique, à savoir celui de l’organisation. Seulement, comme le dit Mao, « pour avoir de l’ordre dans Γorganisation, il faut en avoir dans l’idéologie >>. Mais l’idéologie n’est jamais que l’ensemble des conséquences abstraites d’une Idée, ou, si l’on préfère, d’un ou plusieurs principes.

En somme, gardiennes de l’histoire de l ’émancipation en période intervallaire, les émeutes historiques indiquent l’urgence d’une

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proposition idéologique reformulée, d'une Idée forte, d'une hypothèse cruciale,, pour que Ténergie qu'elles libèrent et les individus qu'elles engagent puissent faire advenir, par et au-delà du mouvement de masse et du réveil de l'Histoire qu'il signale, une nouvelle figure de l'organisation, et donc de la politique. Pour que le jour politique qui suit le réveil de l'Histoire soit lui aussi nouveau. Pour que demain diffère réellement d'aujourd'hui. Pour qu'en somme soit entièrement valide la leçon contenue dans le dernier vers d'un fameux poème de Brecht, Eloge de la dialectique, que je cite ici tout entier dans la traduction de Maurice Regnault:

L'injustice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.Les oppresseurs dressent leurs plans

[pour dix miüe ans. ^La force affirme: les choses resteront ce qu’elles sont. Pas une voix, hormis la voix de ceux gui régnent,Et sur tous les marchés l’exploitation proclame:

[c’est maintenant que je commence.Mais chez les opprimés beaucoup disent maintenant: Ce que nous voulons ne viendra jamais.

Celui qui vit encore ne doit pas dire: jamais!Ce qui est assuré n’est pas sûr:Les choses ne restent pas ce qu’elles sont.Quand ceux qui régnent auront parlé,Ceux sur qui ils régnaient parleront.Qui donc ose dire:jamais?

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De qui dépend que l’oppression demeure ? De nous. De qui dépend qu’elle soit brisée? De nous.Celui qui s’écroule abattu, qu’il se dresse !Celui qui est perdu, qu’il lutte!Celui qui a compris pourquoi il en est là,

[comment le retenir?Les vaincus d’aujourd’hui sont demain

[les vainqueurs Et jamais devient: aujourd’hui.

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L ’ém eu te e t l O ccid en t

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L’émeute historique est un défi pour l’État, puisque le plus souvent, en exigeant le départ des hommes qui le dirigent, elle l’expose à un changement brutal et impréparé, voire à la possibilité de son effondrement complet (ce qui est bel et bien arrivé en Iran, il y a trente ans, pour le régime monarchique du Shah). En même temps, l’émeute ne détient pas toutes les clefs, très loin de là, de la nature et de l’étendue du changement auquel elle expose l’État. Ce qui va se passer dans l’État n’est aucunement préformé par l’émeute.

Certes, il y a toujours, dans les mouvements de masse à dimension historique, des gens qui croient sincèrement le contraire. Ils pensent que les pratiques démocratiques populaires du mouvement (de n’importe quelle émeute historique;, où que ce soit et quand que ce soit) forment une sorte de paradigme pour l’État à venir. On fait des assemblées égalitaires, tout le monde a droit à la parole, les diffé­rences sociales, religieuses, raciales, nationales, sexuelles, intellectuelles n’ont plus aucune importance. La décision est toujours collective.

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Au moins en apparence: les militants aguerris savent comment préparer une assemblée par une réunion restreinte préalable qui, dans les faits, restera secrète. Mais peu importe, il est bien vrai que la décision sera le plus souvent unanime, parce que la proposition la plus forte et la plus juste se dégage de la discussion. Et on peut alors dire que le pouvoir « législatif », celui qui formule la nouvelle directive, coïncide non seulement avec le pouvoir « exécutif », celui qui en organise les conséquences pratiques, mais avec tout le peuple actif que l’assemblée symbolise.

Pourquoi ne pas étendre ces caractères si forts et si enthousiasmants de la démocratie de masse à l’État tout entier? Tout simplement parce qu’entre la démocratie émeutière et le système routinier, répressif e f aveugle, des déci­sions étatiques - même et surtout quand elles se prétendent « démocratiques* » -*> iL-y a un abîme si important que Marx ne pouvait imaginer le combler qu’au terme d’un processus de dépérissement de l’État. Et ce processus exigeait, pour être mené à bien, non pas la démocratie de masse partout, mais son contraire dialectique : une dictature transitoire resserrée et implacable.

Marx avait sans aucun doute raison, et je reviendrai sur le paradoxe rationnel d’une inévitable continuité entre la démocratie égali- taire instaurée en son propre -sein par l’émeute historique et la dictature populaire exercée

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vers l’extérieur, en direction des ennemis et des suspects, par quoi on tente de réaliser ce qu’est une fidélité politique à l’émeute.

Pour l’instant, il nous suffit de constater qu’une émeute historique ne propose par elle- même aucune alternative au pouvoir qu’elle entend jeter bas. Très importante différence entre « émeute historique » et « révolution » : la seconde, au moins depuis Lénine, est censée disposer en elle-même des ressources néces­saires à une prise du pouvoir immédiate.

C’est bien pourquoi de tout temps, les émeutiers se sont plaints de ce que le nouveau régime, consécutif au renversement émeutier du précédent, lui soit pour l’essentiel identique. Le prototype de cette similitude est, après la chute de Napoléon III, consécutive à la guerre perdue et aux émeutes du 4 septembre 1870, la consti­tution d’un régime dominé par le personnel politique issu de la prétendue « opposition » à l’Empire. Pour bien faire savoir de quel côté il se range, ce « nouveau » pouvoir montrera sa particulière férocité anti-populaire, quelques mois plus tard, en massacrant sans le moindre remords des milliers d’ouvriers communards4.

4. II est essentiel de reconstruire la genèse du concept (parlementaire) de « la gauche » à partir de son origine « répu­blicaine à savoir le gouvernement composé de l'opposition de gauche à Napoléon ΙΠ qui a pris le pouvoir en 1870. Ce sont les Thiers et les trois^Jules, comme dit Guillemin (Jules Ferry Jules Grévy, Jules Simon) qui sont les tristes héros de cette affaire, soldée d’abord par la capitulation contre les Prussiens

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Le parti communiste, tel que le concept en a été créé par le POSDR5 puis par les bolche­viks, est une structure qui, résultant d’une analyse rigoureuse de la Commune de Paris par Lénine, s’est déclarée apte à incarner une alternative au pouvoir en place, et à fonder un État nouveau après la destruction complète du vieil appareil tsariste.

Quand la figure émeutière devient une figure politique, autrement dit quand elle dispose en elle-même du personnel politique dont elle a besoin et que le recours aux vieux chevaux professionnels de l’État devient assez largement inutile, on peut dire qu’est arrivée la fin de la période intervallaire, parce qu’une politique neuve a pu se saisir du réveil de l’Histoire qu'une émeute historique avait symbolisé.

Pour en revenir aux émeutes historiques dans le monde arabe, singulièrement en Egypte et en Tunisie, nous savons défà qu’elles vont se

et ensuite par le féroce massacre des communards. gauche française (colonialisme, union sacrée en 14-183 large rallie­ment à Pétain, guerre d’Algérie, participation au coup d’État gaulliste en 1958, mondialisation financière sous Mitterrand, traitement répressif des ouvriers d’origine africaine, et j’en passe) a été depuis fidèle à ses origines. Sur le nouage du mot « gauche » à une invariance contre-révolutionnaire, je propose quelques pistes dans le chapitre consacré à la Commune de Paris de L’Hypothèse communiste, op. cit.5. Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Organisation marxiste révolutionnaire fondée erv mars 1898, le POSDR se divise plus tard en deux factions : les bolcheviks et les men- cheviks. (N.d.E)

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poursuivre, tout en se divisant. Une partie des émeutiers, les plus jeunes, les plus déterminés, ou les mieux organisés, va proclamer que les pouvoirs de transition péniblement mis en place, et qui souvent masquent la permanence des institutions les plus importantes de l’ancien régime (l’armée en Egypte, par exemple) sont tellement éloignés du mouvement populaire, qu’elle n’en veut pas plus que de Ben Ali ou de Moubarak. Mais ces protestations, pour le moment, ne produisent pas l’idée à partir de laquelle organiser la fidélité à l’émeute. D’où une indécision vivante, qui, d’un point de vue purement formel, rapproche beaucoup la situa­tion dans le monde arabe de situations déjà vues au xrxe siècle6.

6, L’un des signes dialectiques que le capitalisme contemporain est largement un retour à la forme pure du capitalisme telle qu’on pouvait la voir à l’oeuvre vers le milieu du xrxe siècle est la fascinante ressemblance entre les émeutes dans le monde arabe et la « révolution » de 1848 en Europe. Même origine apparem­ment anecdotique, même levée générale, même extension dans tout un espace historique (en 1848, c’est l’Europe), mêmes différenciations selon les pays, même déclarations collectives enflammées et vagues, même orientation anti-despotique, mêmes incertitudes, même sourde tension entre la composante intellectuelle et petite-bourgeoise et la composante ouvrière... On sait qu’aucune de ces révolutions n’a réellement abouti à une nouvelle donne étatique et sociale. Mais on sait aussi qu’à partir d’elles s5ouvre une séquence historique entièrement nou­velle, qui ne s’est achevée que dans les années quatre-vingt du xxe siècle. C’est que l’idée s’est nouée aux événements. Barricadiers défaits des insurrections allemandes, Maix et Engels signent aldrs un des textes les plus victorieux de l’Histoire : le Manifeste du parti communiste.

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Au bout du compte, nous ne pouvons esquiver la question : quels critères permettent de juger une émeute, de mesurer l’ampleur du réveil historique qu’elle incarne?

Les puissances occidentales et les médias qui en dépendent ont depuis le début une réponse toute prête: selon eux, le désir qui anime les émeutes dans les pays arabes est celui de la « liberté », au sens que les Occidentaux donnent à ce mot, à savoir la « liberté d’opinion » dans le cadre fixe du capitalisme déchaîné (« liberté d’entreprendre ») et de l’État fondé sur la repré­sentation parlementaire (les « élections libres », qui choisissent entre divers gérants, pratique­ment indiscernables, du système en place).

Au fond, nos gouvernants et nos médias dominants ont proposé une interprétation simple des émeutes dans le monde arabe: ce qui s’est exprimé là est ce qu’on pourrait appeler un désir d’Occident. Un dési? dé « béné­ficier » de tout ce dont nous, repus somnolents des pays nantis, « bénéficions » déjà. Un désir d’être enfin intégrés au « monde civilisé » que les Occidentaux, indécrottables descendants de colons racistes, sont si certains de représenter qu’ils montent des « tribunaux » internationaux pour juger quiconque affirme d’autres valeurs— certes parfois en effet peu recommandables -, ou fait seulement mine de secouer la pesante tutelle de la « communauté internationale » — certes parfois de façon purement intéressée.

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Ce faisant, les Occidentaux drapés dans le manteau du Droit oublient que leur prétendu pouvoir de dire le Bien n’est que le nom moder­nisé de l’interventionnisme impérial.

Tout mouvement de masse est à coup sûr une demande pressante de libération. Au regard de régimes aussi despotiques, corrompus et asservis aux désirs impériaux que ceux de Ben Ali et de Moubarak, une telle demande est on ne peut plus légitime. Que ce désir comme tel soit un désir d’Occident est infiniment plus problématique.

Il faut rappeler que l’Occident comme puis­sance n’a jusqu’à présent donné aucune preuve qu’il se souciait de quelque façon que ce soit d’organiser la liberté dans les endroits où il inter­vient, souvent par les armes. Ce qui compte pour nos « civilisés » c’est: « Marchez-vous ou non avec nous? », en donnant à l’expression « marcher avec nous » la signification d’une intériorité servile à l’économie de marché planétaire, organisée dans les pays en cause par un personnel corrompu, en collaboration étroite avec une police et une armée contre-révolutionnaires, formées, armées et encadrées par des officiers, des agents secrets et des trafiquants bien de chez nous. Des « pays amis » comme l’Arabie Saoudite, le Pakistan, le Nigeria, le Mexique, et bien d’autres, sont tout aussi despotiques et corrompus, sinon bien plus encore, que ne l’étaient la Tunisie de Ben Ah ou l’Égypte de Moubarak, mais on n’entend guère

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s’exprimer à ce sujet ceux qui sont apparus, à l’occasion des événements de Tunisie ou d’Egypte, comme d’ardents défenseurs de toutes les émeutes en faveur de la liberté. On sent bien que nos Etats préfèrent le ferme calme garanti par les despotes amis à l’incertitude des émeutes. Mais dès lors que l’émeute se laisse interpréter comme, et encore mieux finit par être, un désir d’Occident, politiques et médias de chez nous lui feront bon accueil.

Cependant, cette issue n’est pas assurée. Le fait même que Français et Anglais en soient venus, en Libye, à inventer purement et simple­ment, sous l’opportun porte-voix de Bernard- Henri Lévy, des « rebelles » de bric et de broc— dont les seuls vraiment efficaces se sont avérés être des anciens d’Al Quaida, imaginez le para­doxe ! — mais tous pour le moment à la botte (la Libye est bien le seul endroit du monde où des gens ont l’idée saugrenue de crier « vive Sarkozy »), à les armer, à les encadrer, et à leur assurer l’appui-feu de leurs aviations, montre à quel point, en définitive, nos gouver­nants redoutent que s’exprime, dans les vraies révoltes, autre chose qu’un amour immodéré pour les civilisations impériales. Que l’on parle, après cinq mois d’action des aviations françaises et anglaises sous logistique américaine, de leurs hélicoptères d’assaut, et de leurs officiers et agents sur le terrain, d’une émouvante « victoire des rebelles » est franchement ridicule.

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Mais c’est ce genre de victoire (Juppé disant, aveu de taille, « C’est nous qui avons fait le job. ») que les Occidentaux adorent. Car quand il s’agit de vraies révoltes populaires, ils ne peuvent s’empê­cher d’imaginer que peut-être, après tout, ils ont affaire à des gens qui ne désirent pas s’époumoner en faveur de Cameron, de Sarkozy ou d’Obama. Peut-être - et leur angoisse augmente — s’agit-il dans tous ces épisodes d’une Idée encore infor­mulée, mais pour eux très déplaisante? D’une conception de la démocratie tout à fait opposée à la leur? Dans cette incertitude, concluent-ils, préparons nos mitrailleuses, et vérifions ici ou là qu’elles sont en état de marche.

Dans ces conditions, il faut tenter de définir plus précisément ce qu’est ou serait un mouve­ment populaire réductible à un « désir d’Occi- dent », et ce que les émeutes actuelles, au-delà de cette tentation mortifère, pourraient bien être.

Essayons: une émeute soumise au désir d’Occident prend la forme immédiate d’une émeute anti-despotique, dont la puissance négative et populaire est bien celle de la foule, mais dont la puissance affirmative n’a pas d’autre norme que celles dont l’Occident se prévaut. Un mouvement populaire répon­dant à cette définition a toute chance de se terminer par des réformes constitutionnelles très modestes et des élections bien contrôlées par la « communauté internationale », dont sortiront vainqueurs, à la surprise générale des

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sympathisants de l’émeute, soit des sicaires bien connus des intérêts occidentaux, soit une mouture de ces « islamistes modérés » dont nos gouvernants apprennent peu à peu qu’il n’y a pas grand-chose à redouter. Je propose de dire qu’au terme d’un tel processus, on aura assisté à un phénomène d’inclusion occidentale.

L’interprétation dominante, chez nous, de ce qui se passe, c’est que ce phénomène est l’issue naturelle et légitime, sous le nom de « victoire démocratique », des processus émeutiers dans le monde arabe.

Ce qui éclaire du reste que les émeutes soient en revanche brutalement réprimées et honnies quand elles ont lieu chez nous. Si une « bonne émeute » réclame une inclu­sion occidentale, pourquoi diable se soulever là où cette inclusion est bien .établie, dans notre solide démocratie civilisée? Les pouilleux, les Arabes, les Nègres, les Orientaux et autres ouvriers venus de l’enfer, peuvent de temps à autre, et sans exagérer, exiger d’être « comme nous », d’autant plus que ce n’est pas demain qu’ils y parviendront, et qu’entre-temps le bon vieux pillage colonial qui nourrit notre sérénité persistera sous des formes diverses. Chez nous en revanche, ils n’ont que le droit de travailler et de voter en silence. Sinon gare ! Cameron et son petit goulag londonien réservé aux jeunes des cités, Sarkozy et son Kärcher anti-racaille, veillent aux murs de la civilisation.

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S’il est vrai que, ainsi que Marx l’avait prévu, l’espace de réalisation des idées émancipatrices est l’espace mondial (ce qui, soit dit entre parenthèses, n’a pas été réellement le cas des révolutions du xxe siècle), alors un phénomène d’inclusion occidentale ne peut pas être tenu pour un changement véritable. Ce qui serait un véritable changement, ce serait une sonie de VOccident, une « désoccidentalisation », et elle prendrait la forme d’une exclusion. Rêverie, me direz-vous. Mais il se peut qu’il en soit ainsi, sous nos yeux. Et en tout cas, c’est ce que nous devons rêver, parce que ce rêve permet de traverser, sans se renier ni s’enfoncer dans le « no future » du nihilisme, les pénibles années d’une période intervallaire.

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V I

É m eute , événement, vérité

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On aura compris que la valeur qu’on accorde à l’actuel réveil émeutier de l’Histoire tient à la possibilité qu’il détient d’ouvrir à des fidélités politiques indifférentes au désir d’Occident.

Qu’est-ce qui peut nous garantir que l’évé­nement, l’émeute historique, produit en effet cette possibilité? Qui nous protégera de la puis­sance subjective, bien réelle, du désir d’Occi- dent? Aucune réponse formelle ne peut ici être donnée. L’analyse minutieuse du processus étatique, long et tortueux, ne nous sera pas d’un grand secours. A court terme, il débou­chera sur des élections sans vérité. Ce que nous devons faire est une enquête patiente et minutieuse auprès des gens, à la recherche de ce qui, au terme d’un processus de division inévitable (car c’est toujours le Deux qui est porteur de vérité, et non l’Un) sera affirmé par la fraction irréductible du mouvement, à savoir, des énoncés. Des choses dites, qui ne soient pas solubles dans l’inclusion occidentale. Quand ils existent, ces énoncés, ils se reconnaissent faci­lement. Et c’est sous condition de ces énoncés nouveaux que peut se concevoir un processus

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d’organisation des figures de l’action collective, ce qui signera leur devenir politique.

C’est déjà beaucoup de constater que, dans l’émeute historique égyptienne, la plus impor­tante et consistante de toutes, rien n’atteste irréversiblement d’un désir massif d’Occident. Ceux qui ont lu jour après jour, dans la langue arabe, les banderoles de la place Tahrir, ont constaté, souvent à leur grande surprise, que le mot « démocratie » n’apparaît pratiquement jamais. Les données capitales sont, au-delà du « Dégage ! » unanime : le pays, l’Egypte, la restitution du pays à son peuple levé (d’où la présence, partout, du drapeau national), et donc justement la fin de sa servilité à l’égard de l’Occident et de sa composante israélienne ; la fin de la corruption et de l’inégalité mons­trueuse entre une poignée de corrompus et la masse des travailleurs ordinaires ; la volonté de bâtir un Etat social, qui mette im à la terrible misère de millions dé gens. Tout cela peet s’in­tégrer à une grande Idée politique neuye, en continuité avec ce que j’ai appelé le « commu­nisme de mouvement », propre à tous les mouvements de ce genre, bien plus facilement qu’à la ruse électorale, piège tendu par le vieil oppresseur historique.

Je peux reprendre tout cela dans une langue plus abstraite et plus simple à la fois. Dans un monde structuré par l’exploitation et l’oppres­sion, des masses de gens n’ont, à proprement

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parler, aucune existence. Ils comptent pour rien. Dans le monde d’aujourd’hui, presque tous les Africains, par exemple, comptent pour rien. Et même dans nos contrées nanties, au fond, la majorité des gens, la masse des travail­leurs ordinaires, ne décide absolument rien, n’a qu’une voix fictive au chapitre des déci­sions concernant leur propre destin. Seule une oligarchie à la fois lointaine et omniprésente parvient à lier les épisodes successifs de la vie des gens par un paramètre unifié, à savoir le profit, dont cette oligarchie s’alimente.

Appelons ces gens présents dans le monde, mais absents de son sens et des décisions concernant son avenir, l’inexistant du monde. Nous dirons alors qu’un changement de monde est réel quand un inexistant du monde commence à exister dans ce même monde avec une intensité maximale. C’est exactement ce que disaient et disent encore les gens dans les rassemblements populaires en Egypte: on n’existait pas, et maintenant on existe, on peut décider de l’histoire du pays. Ce fait subjectif est doté d’une puissance extraordinaire. üinexistant est relevé. C’est pourquoi on parle de soulèvement: on était couché, plié, on se lève, on se relève, on se soulève. Cette levée est la levée de l’existence elle-même: les pauvres ne sont pas devenus riches, les gens désarmés ne sont pas armés, etc., au fond, rien n’a changé. Ce qui s’est passé c’est la relève de l’existence

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de l’inexistant, sous condition de ce que j’appelle un événement. En sachant que, contrai­rement à la relève de l’inexistant, l’événement lui-même est presque toujours insaisissable.

La définition de l ’événement comme ce qui rend possible la relève de Vinexistant est une définition abstraite mais incontestable, tout simplement parce que la relève est déclarée: c’est immédiatement ce que les gens disent. Qu’observe-t-on objectivement? La détermi­nation d’un lieu joue un rôle décisif: une place du Caire acquiert une célébrité planétaire en quelques jours. Il est fondamental de constater que, lors d’un changement réel, il y a la produc­tion d’un lieu nouveau et cependant interne à la localisation générale qu’est un monde. Ainsi en Egypte, les gens rassemblés sur la place consi­déraient que l’Egypte, c’était eux, l’Egypte c’était les gens qui étaient là pour déclarer que si sous Moubarak l’Egypte n’existait pas, désor­mais elle existe, et eux avec elle.

La puissance de ce phénomène est telle que, chose vraiment extraordinaire, tout le monde s’incline. Dans le monde entier on admet que les gens qui sont là, en ce lieu qu’ils ont construit, sont le peuple égyptien en personne. Même nos gouvernants, même nos médias asservis, qui dans la coulisse tremblent, qui se demandent comment ils vont faire sans leurs serviteurs-despotes dans des pays stratégiques comme l’Egypte, n’ont à la bouche que le

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« soulèvement démocratique du peuple égyp­tien » et l’assurent, chapeau bas, de tout leur soutien (tout en préparant, toujours en coulisse, et au terme béni d’une mascarade électorale, un « changement » du même au même).

Les émeutiers rassemblés sur une place du Caire sont donc le « peuple égyptien »? Mais que devient dans cette affaire le dogme démocratique, le sacro-saint suffrage universel? Je sais bien que, derrière la façade du soutien sans faille aux émeutiers, se cache une peur active, et finalement de vives pressions pour qu’on retourne rapidement à un ordre étatique fiable et pro-occidental. Mais tout de même ! Ce n’est pas dangereux, ce n’est pas - horreur! - la venue d’une conception neuve de la poli­tique, quand de toutes parts on salue, comme si elle valait le tout, cette courte métonymie de l’Egypte que sont les gens rassemblés sur la place, avec leur démocratie de masse, leur unité d’action et leurs banderoles radicales? Car même s’ils sont un million, ce n’est pas encore beaucoup sur les 80 millions d’Égyp- tiens. En termes de nombre électoral, c’est un fiasco garanti ! Mais ce même million présent dans le lieu, c’est énorme si l’impact politique cesse d’être mesuré, comme dans le vote, par le nombre inerte et séparé.

Nous autres, les .anciens, nous avons connu cela à la fin de Mai 1968. Il y avait eu des millions de manifestants, des usines occupées,

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des lieux où se tenaient des assemblées perma- nentes, et là-dessus De Gaulle organise des élections qui aboutissent à une chambre introuvable de réactionnaires. Je me souviens de la stupéfaction d’un certain nombre de mes amis qui disaient : « Mais on était tous dans la rue! » Et je leur répondais: « Non, certes non, nous n’étions pas tous dans la rue! » Car si grande que soit une manifestation, elle est toujours archi-minoritaire. Sa puissance réside dans une intensification de l’énergie subjective (les gens se savent requis nuit et jour, tout est enthousiasme et passion) et dans la localisation de sa présence (les gens se rassemblent en des lieux devenus imprenables, places, universités, boulevards, usines... ).

Une fois transi par l’intensité et compactifié par la localisation, le mouvement, toujours tota­lement minoritaire, est si assuré de représenter le peuple entier du pays que personne ne peut nier publiquement qu?en effet il le représente. Pas même ses ennemis aussi secrets qu’acharnés. Cela prouve qu’il y a dans ce cas de figure — les émeutes historiques qui ouvrent de nouveaux possibles - un élément d’universalité prescriptive. Le complexe de la localisation, qui fait symbole pour le monde entier, et de l’intensification, qui crée de nouveaux sujets, entraîne une adhésion massive, à laquelle quiconque fait exception est immédiatement suspect. Suspèct d’avoir partie liée avec les vieux despotes.

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On peut alors parler de dictature populaire bien plus que de démocratie. Le mot « dicta­ture » est un mot largement honni, dans l’am­biance « démocratique » qui est la nôtre. Et il l’est d’autant plus qu’à bon droit les révoltés stigmatisent les despotes corrompus sous le nom de « dictateurs ». Mais de même que la démocratie de mouvement, égalitaire et immé­diate, s’oppose absolument à la « démocratie » des fondés de pouvoir du Capital, inégalitaire et représentative, de même la dictature exercée par le mouvement populaire s’oppose radica­lement aux dictatures comme formes de l’État séparé et oppressif. Par « dictature populaire », nous désignons une autorité qui est légitime préci­sément parce que sa vérité provient de ce qu’elle ne se légitime que d’elle-même: personne n’est le délégué de personne (comme dans une autorité représentative), personne n’a besoin, pour que ce qu’il dit devienne ce que tous disent, d’une propagande ou d’une police (comme dans un État dictatorial), car ce qu’il dit est ce qui est vrai dans la situation5 il n’y a que les gens qui sont là; et ceux qui sont là, et qui sont à l’évidence une minorité, disposent de l’autorité acquise pour déclarer que le destin historique du pays (y compris de l’écrasante majorité constituée par les gens qui ne sont pas là), c’est eux. La « démocratie de masse » impose à tout son dehors la dictature de ses décisions comme si elles étaient celles d’une volonté générale.

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L’unique faiblesse de Rousseau, dans Le Contrat social, est la concession qu’il fait à la procédure électorale, alors qu’il démontre de la façon la plus rigoureuse que le parlemen­tarisme, la démocratie représentative (cette forme d’État est en train de naître, du temps de Rousseau, en Angleterre) n’est qu’une impos­ture. Pourquoi la « volonté générale » apparaî- trait-elle sous la forme d’une majorité numé­rique? Rousseau ne parvient pas à éclairer ce point, et pour cause: ce ne sont que lors des émeutes historiques, minoritaires mais loca­lisées, unifiées et intenses, qu’il y a du sens à parler d’une expression de la volonté générale.

Ce qui se passe là, dont « expression de la volonté générale » est le nom seron Rousseau, je l’appellerai d’un autre nom philosophique : c’est l’émergence d’une vérité, &n la circonstance, d’une vérité politique. Cette vérité porte sur l’être même du peuple, sur ce dent* les gens sont capables en fait d’action et d’idées. Elle émerge, cette vérité, à la lisière de l’émeute histo­rique qui l’arrache aux lois du monde (dans notre cas, qui l’arrache à la pression du désir d’Occident) sous la forme d’un nouveau possible antérieurement ignoré. Et l’affirma­tion (puis, nous le verrons, l’organisation) de ce nouveau possible politique se présente sous une forme explicitement autoritaire, l’autorité de la vérité, l’autorité de la raison. Autoritaire au sens strict puisque, au début au moins, qu’il y ait

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dans l’émeute historique un bon droit absolu est ce que personne n’a le droit de méconnaître publiquement. Et c’est précisément cet élément dictatorial qui enthousiasme tout le monde, tout comme le fait la démonstration enfin trouvée d’un théorème, une œuvre d’art éclatante ou une passion amoureuse enfin déclarée, toutes choses dont aucune opinion ne peut défaire la loi absolue.

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νπÉ vén em ent e t organ isatio n politique

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Ce rassemblement localisé sur une place, des avenues, des usines, cette contraction ou compactification quantitative, tout cela fait office de réel parce que ce qui l’anime est une sur-existence, intensive et subjectivée, de la vérité pré-politique - soit la violente relève d’un inexistant, corrélée, dans la forme de l’émeute historique, au « dégagement » de quelques symboles de l’État. Ça n’émerge de rien, ça a la puissance dictatoriale d’une création ex nihilo. Quand il y a des traces de l’événement avant l’événement, des indices pré-événementiels repérables après coup, eh bien, ils reproduisent, ou pré-produisent, l’articulation d’une contrac­tion quantitative et d’une sur-existence inten­sive. Il y en a eu en Egypte, comme il y en eut avant Mai 1968: les grèves d’usine de l’année 1967 et du début de 1968, très particulières, car décidées, indépendamment des syndicats repré­sentatifs, par des groupes de jeunes ouvriers (c’est l’aspect de la représentation du tout par contraction, la « minorité agissante » disent nos démocrates inquiets) avec très tôt, et de façon brusquée, avant même qu’on puisse parler de

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grève, occupation de l’usine (c’est l’aspect de l’intensité activiste liée à l’occupation du lieu).

L’événement, en tant que réouverture de l’histoire, est annoncé par trois signes, tous immanents à des démonstrations popu­laires massives: intensification, contraction et localisation. Ce sont là les données pré­politiques, l’éveil de l’Histoire par des émeutes qui dépassent l’émeute immédiate et son nihilisme puissant. Avec elles commence le travail de la vérité neuve, qui, en politique, se nomme « organisation ».

Une organisation est au croisement d’une Idée et d’un événement. Ce croisement, toute­fois, n’existe que comme processus, dont le sujet immédiat est le militant politique. Le militant est un être hybride, puisqu’il est ce dont peut accoucher le moÏivement émeutier ressaisi par l’idée. L’Idée'a été républicaine pendant des décennies, communiste « naïve » au XIXe siècle, et communiste étatique au XXe. Proposons provisoirement qu’elle soit commu­niste dialectique au xxie: le vrai nom vièndra, dans les marges du réveil de l’Histoire.

Comment se réalise l’hybridation militante comme fidélité à l’événement? Que la valeur historique de l’idée soit d’abord attestée par l’émeute est certain. Que la valeur politique de l’émeute soit attestée par l’organisation qui lui est fidèle, et lui est fidèle parce que, pour elle, l’émeute affirme l’idée, n’est pas moins certain.

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L’Idée, ici, désigne une sorte de projection historique de ce que va être le devenir historique d’une politique, devenir originairement validé par l’émeute. On dira par exemple que l’égalité « devra devenir » la règle, en tant que norme de tous les combats menés, ou que « commu­nisme » désigne la possibilité, subjectivement assumée, d’une société radicalement différente, parce que soustraite à l’emprise du Capital, normée par l’égalité et gouvernée par l’associa­tion libre de ceux qui la composent. Mais on ne le dira que parce que penser ainsi, parler ainsi, et agir en conséquence, organise une durée définitive de l’émeute abolie. C’est pourquoi l’idée ne précède pas l’émeute, mais s’enlace à ses effets réels dans la construction d’une durée. De même, l’idée supposera plus tard le réel de l’organisation politique populaire7.

Une politique tient pour éternel ce que l’émeute a mis au jour sous la forme de l’exis­tence d’un inexistant, et qui est le seul contenu d’un réveil de l’Histoire. Pour ce faire, il faut qu’à la lumière de l’idée, qui unit abstraitement les militants, l’organisation garde en elle-même des traces de ce qui a fait la force créatrice de l’émeute historique: contraction, intensifica­tion et localisation.

Classiquement, la contraction (qu’une petite minorité soit la véritable existence du tout de7, Pour le motif de l’idée, on se reportera au teste conclusif de UHypothèse communiste op. cit

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l’émeute) est gardée par des règles strictes d’ap­partenance à l’organisation. On crée une délimi­tation formelle entre ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, aussi puissante que la déli­mitation, durant l’émeute, entre ceux qui sont là et ceux qui restent chez eux. L’intensification est conservée par l’activisme militant, la vie dévouée à ce que l’action exige, une subjectivité plus vive et plus sensible aux circonstances que celle qui est retournée à la routine existentielle. La localisation va être gardée par un protocole constant de conquête des lieux dans lesquels on est présent (tel marché populaire, tel foyer d’ou­vriers africains, telle usine, telle tour dans telle cité...). Cet ensemble constitue la dimension militante d’un type particulier^d’organisation, qui, pendant quelques décennies du XXe siècle, s’est appelé « Parti communiste >> et qui doit sans doute aujourd’hui chercher un autre nom.

De prime abord, ces impératifs de fidélité semblaient raisonnables, et c’est bien, pour­quoi ils ont séduit des millions d’ouvriers, de paysans, d’intellectuels, pendant toute l’époque qui a suivi la Révolution russe de 1917. Les trois caractéristiques de l’obligation militante symbolisaient que l’organisation restait à l’école des processus où s’était avéré un réveil de l’Histoire, et nourrissait ce faisant l’idée communiste de tout ce réel populaire émeutier.

Il est cependant probablesque les procédures de gardiennage du Vrai seront modifiées dans

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la séquence à venir. La forme-parti a fait son temps, épuisée en un petit siècle par ses avatars étatiques. Appropriés à la conquête militaire du pouvoir, les partis communistes se sont avérés incapables de faire à grande échelle ce qui est en définitive l’unique tâche d’un Etat en voie de dépérissement: résoudre de façon créatrice les contradictions au sein du peuple, sans prendre pour modèle, à propos de la moindre difficulté, le modèle terroriste de résolution des contra­dictions avec Γennemi. C’est un vaste problème d’aujourd’hui: inventer une discipline poli­tique révolutionnaire qui, bien qu’héritière de la dictature du Vrai qui naît avec l’émeute histo­rique, ne soit pas sur le modèle hiérarchique, autoritaire, et quasiment sans pensée, de ce que sont les armées ou les sections d’assaut.

De toute façon, demeure qu’en formalisant les traits constitutifs de l’événement, l’oigani- sation permet que s’en conserve l’autorité. On pourrait dire qu’avec cette formalisation l’on passe, en quelque sorte, du réel au symbolique, ou du désir à la loi. L’organisation transforme en loi politique cette dictature du vrai dont le réel de l’émeute historique tirait son prestige universel.

Lacan dit que le désir c’est la même chose que la loi. Je le dis, moi aussi, en précisant que, quand je transcris l’axiome de Lacan sous la forme : « L’organisation, c’est le même processus que l’événement. », je m’appuie sur

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la médiation d’une formalisation. Mais chez Lacan aussi, et je retiens de lui cette vision profonde, la formalisation désigne une média­tion entre désir et loi, dont le nom est: Sujet.

Une organisation politique, c’est le Sujet d’une discipline de l’événement, un ordre mis au service du désordre, le gardiennage continu d’une exception. Elle est une médiation entre le monde et le changement du monde, c’est en quelque sorte l’élément mondain du chan­gement du monde, car l’organisation traite la question subjective: «Comment être fidèle au changement du monde, dans le monde lui- même? » Ce qui devient: comment tramer dans le monde la vérité politique dont l’événement a été la condition de possibilité historique, sans pourtant pouvoir être la réalisation de cette possibilité ? Comment inscrire politiquement, comme matérialité agissante sous le signe de l’idée, un réveil de l’Histoire ?a *

Peut-être, pour clarifier tout cela, faut-il le redire selon l’ordre des raisons.

1. Un monde attribue toujours des inten­sités d’existence à tous les êtres qui peuplent ce monde. Du point de vue de leur être, les gens à qui ce monde tel qu’il est attribue une faible, voire négligeable, quantité d’existence, sont par principe en situation d’égalité vis-à-vis des autres. Les prolétaires qui disent « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » sont absolument dans la situation, et s’ils disent qu’ils ne sont

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rien, c’est au regard, non de leur être, mais de l’intensité d’existence qui leur est reconnue dans l’organisation de ce monde et qui fait qu’ils y sont quasiment comme des inexistants. On peut dire aussi que le concept d’être est extensif (tout le monde se présente dans l’égalité d’être un vivant humain), alors que la catégorie d’existence est un prédicat intensif (l’existence est hiérarchisée). Une émeute historique crée un moment où une montée de l’être-égal, qui est toujours de l’ordre de l’événement, rend possible qu’on juge le jugement porté sur votre intensité d’existence.

2. Il y a dans tout monde des êtres inexis­tants, qui sont, mais auxquels le monde confère une intensité d’existence minimale. Toute affir­mation créatrice s’enracine dans le repérage des inexistants du monde. Au fond, ce qui compte dans toute création véritable, quel qu’en soit le domaine, ce n’est pas tant ce qui existe que ce qui in-existe. Il faut être à l’école de l’inexistant, car c’est là que se manifestent les offenses exis­tentielles faites aux êtres, et donc la ressource de l’être-égal contre ces offenses.

3. Un événement se signale par le fait qu’un inexistant va, relativement à un monde, parvenir à une existence véritable, une existence intense.

4. Si l’on considère Faction politique, les formes premières du changement de monde, ou d’un réveil de FHistoire, celles qui sont visibles dans l’événement mais dont l’avenir n’est pas

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encore prescrit, sont Vintensification — puisque le ressort général des choses, c’est la distribution d’intensités différentes d’existence -, la contrac­tion — la situation se contracte dans une sorte de représentation d’elle-même, de métonymie de la situation d’ensemble - , et la localisation - la nécessité de construire des lieux symbolique­ment significatifs où soit visible la capacité des gens à prescrire leur propre destin. Il faut noter que la visibilité comme telle n’est pas réductible à la visibilité dans les médias, soit à ce que l’on nomme la communication.

5. La visibilité conquise par la localisation de l’émeute a une importance intrinsèque. C’est une norme immanente, il faut se rendre visible : la visibilité est une adresse» universelle, y compris à soi-même. Pourquoi est-ce si impor­tant? C’est qu’il faut que l’être de l’inexistant apparaisse comme existant - ce qui amorce la transformation des règles eiles=mêmes de la visibilité. La localisation*, c’est l’idée d’affirmer dans le monde la visibilité de l’universelle justice dans la forme de la relève de l’inexistant. Et pour se faire, il s’agit moins de montrer ses muscles, ou même qu’on est plusieurs milliers, voire millions, que de montrer qu’on est devenu le maître symbolique du lieu.

6. Un événement pré-politique, une émeute historique, se produit lorsqu’une sur-existence intensive, articulée à une contraction exten­sive, définit vin lieu où se réfracte la situation

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tout entière dans une visibilité universellement adressée. Identifier une situation événemen­tielle, cela se fait en un coup d’œil: puisqu’elle est universellement adressée, vous êtes atteint, comme tout le monde, par cette universalité de sa visibilité. Vous savez que l’être d’un inexis­tant vient d’apparaître en un lieu qui lui est propre. C’est bien pourquoi, nous l’avons dit, nul ne peut le nier publiquement.

7. Ce que j’appelle la question de l’organi­sation ou de la disâpline de l’événement, c’est la possibilité d’une fragmentation efficace de l’idée en actions, déclarations, inventions, qui témoignent d’une fidélité à l’événement. Une organisation, c’est en somme ce qui se déclare collectivement adéquat tant à l’événement qu’à l’idée dans une durée qui est redevenue celle du monde. Ce moment de l’organisation est de loin le moment le plus difficile. Il requiert une attention collective particulière, parce que c’est le moment des divisions en même temps que celui où l’ennemi (le gardien de l’Histoire endormie) cherche à reprendre le dessus. Si ce moment est manqué, le réveil de l’Histoire n’est plus qu’une brillante anecdote, et la politique reste atone.

8. Le processus que j’appelle « organisation » est donc une tentative pour garder les carac­téristiques de lVévénement (intensification, contraction, localisation), alors même que l’évé­nement en tant que tel n’a plus sa puissance

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de commencement. L’organisation, en ce sens, c’est, dans le creux subjectif où se tient l’idée, la transformation de la puissance événementielle en temporalité. C’est l’invention d’un temps dont les caractéristiques particulières sont emprun­tées à l’événement, un temps qui, en quelque sorte, déplierait son commencement. Ce temps peut alors être considéré comme hors temps, au sens où l’organisation ne se laisse pas inscrire dans l’ordre du temps tel qu’il était prescrit par le monde antérieur. Nous avons là ce qu’il est possible de nommer le hors-temps du Sujet, en tant que Sujet de l’exception.

Si l’événement, l’émeute historique, est une coupure dans le temps — coupure où l’inexistant apparaît—l’organisation est un hors-temps dans le temps, hors-temps qui crie la subjectivité collective où l’existence assumée de l’inexis­tant, dans la lumière de l’idée, va affronter la puissance conservatrice de TÉtat, gardien de toutes les oppressions temporelles.

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νπι

Ét a t e t politique : iden tité et gênéricitê

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L’État est une extraordinaire machine à fabriquer de l’inexistant. Par la mort (l’histoire des États est fondamentalement une histoire de massacres), mais pas seulement. L’État est susceptible de fabriquer de l’inexistant en imposant une figure de la normalité identitaire, « nationale » ou autre. Or, particulièrement en Europe, cette question de l'identité est obsé­dante. Une sorte de racisme culturel, qui traduit en fait la peur des « classes moyennes » - profi­teurs grincheux de la dynamique impériale - d’être réduites au statut inférieur du « peuple des banlieues », infecte la situation et parvient même à embrumer la cervelle d’intellectuels autrefois estimables et courageux. Il est vrai que nos gouvernants donnent le ton. Rappelons la déclaration récente de l’un de nos ministres: « Il y a en France trop de musulmans. » « Trop », ici, ne peut vouloir dire qu’une seule chose: certains d’entre eux sont de trop. Le ministre affirme en toute clarté que l’être propre de ces gens en trop, au moins chez nous, là où déplo- rablement ils sont, devrait être une pure et simple inexistence. Évidemment, le ministre

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annonce qu’il va faire en sorte que ce soit le cas. Son énoncé porte sur la relation entre être et existence, c’est un énoncé ontologique et non simplement une bourde réactionnaire.

Il y a pour l’État une gamme considérable de solutions pour transformer ce qui pourtant est là, sous nos yeux, en ce qui n’existe pas. Depuis le refus des papiers légaux jusqu’aux sévices policiers et expulsions judiciaires, en passant par l’impossibilité de se soigner dans les hôpitaux publics, les rafles dans les gares, l’arrestation des gamins à la sortie de l’école, l’interdiction faite aux femmes de s’habiller comme elles veulent, les camps de rétention... Toutes ces solutions se présentent comme la solution définitive du « problème »- soulevé par le ministre de Sarkozy : il y a chez nous des gens « en trop ».

Mais rappelons, pour les plus jeunes comme pour ceux qui ont la mémoire eourte, que du temps de Mitterrand le Premier ministre Fabius avait accordé à Le Pen qu’il y avait en effet dans notre pays un vrai « problème immigré ». Et que donc lui. Fabius (qui n’est ici que le nom d’une conviction collective des gouvernants, de gauche comme de droite), allait trouver les moyens d’une solution, si possible définitive, de ce problème. Et de fait il en proposa : c’est ainsi la gauche socialiste au pouvoir qui a créé, entre autres, les centres de rétention et le contrôle tatillon du regroupement familial.

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Alain Badiou III

Ces déclarations répétées des uns et des autres n’auraient que la portée d’une sorte de folie idéologique, si elles n’étaient pas soutenues par la machine, toujours prête à fonctionner, grâce à laquelle l’État fabrique une « identité » fantomatique.

Schématisons le fonctionnement de cette machine, par les moyens d’une formalisation tout à fait élémentaire8.

Un État produit toujours l’existence d’un objet imaginaire supposé incarner une « moyen­ne » identitaire. Nommons par exemple F, pour « Français », l’ensemble des particula­rités qui autorisent l’État à parler à tout bout de champ des « Français », de ce qui les identi­fie, et de leurs droits particuliers, entièrement différents de ceux qui « ne sont pas » français, comme s’il existait un « être-français » tout à fait repérable.

Cet objet imaginaire est composé de prédi­cats inconsistants. Le « Français », le F moyen, est par exemple laïc, féministe, civilisé, travail­leur, élève sage de « l’école républicaine », blanc, parlant très bien français, galant, courageux, de civilisation chrétienne, fraudeur, indiscipliné, sujet de la patrie des droits de l’homme, moins sérieux que les Allemands, plus ouvert que

8. On peut développer considérablement la théorie des objets identitaires et des noms séparateurs si on l’immerge dans le contexte de la théorie transcendantale des mondes, telle que je la présente dans Logiques des mondes (Seuil, 2006).

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les Suisses, moins paresseux que les Italiens, démocrate, bon cuisinier... et des tas d’autres choses variables et contradictoires, brandies par les propagandes nationales en fonction des circonstances. L’essentiel est qu’on puisse parler de ce « Français » de pure rhétorique comme s’il existait.

L’importance étatique démesurée des sondages provient exclusivement de ce que, science des moyennes statistiques, le sondage fait exister numériquement le Français virtuel. La propagande n’hésitera pas une seule seconde, pour commenter un sondage affirmant que 51 % des sondés préféreraient voter pour Hollande plutôt que pour Aubry, à employer des expressions du genre : « te s Français pensent que Hollande est un rgeilleur candidat que Aubry. » Ainsi, notre F inexistant en vient à penser, à décider, à choisir. F désire Hollande, F soutient l’attaque française côntre la Libye, F pense que la réforme des retraites est inévi­table, F préfère le camembert au roquefort»..

Mais le plus important, une fois assurée l’existence de F selon quelques prédicats de circonstance et ainsi garantie l’identité actuelle du Français, est que l’État et ceux qui le suivent disposent d’une méthode d’évaluation de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas.

Posons, pour faire court, qu’étant donné deux individus, on mesure le dëgré d’identité de ces deux individus sur une échelle située entre

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un minimum., mettons zéro, et un maximum, mettons 10, comme à l’école. On écrira Id(x,y) le degré d’identité de l’individu x à l’individu y. Si Id(x,y) = 10, x et y sont de vrais jumeaux. Si Id(x,y) = 0, l’individu x et l’individu y n’ont pratiquement rien de commun. Si Id(x,y) = 5, ils sont moyennement identiques et moyenne­ment différents.

Tout le point est de faire entrer dans cette opération notre F, dont le réel est supposé par l’État, comme s’il était un individu, l’individu moyen, le Français à l’état pur.

Plaçons-nous dans une situation qui exige quelques efforts de propagande. Dans tous les cas, les paramètres dominants de la construc­tion imaginaire du « Français » sont puisés dans la liste incohérente des traits disponibles de F. L’État et sa propagande choisissent les traits qu’ils estiment appropriés soit aux mesures qu’ils désirent prendre, soit à la mise en diffi­culté de leurs rivaux de l’opposition. Mettons- c’est le cas aujourd’hui - que pour diviser le peuple (objectif toujours fondamental, quel que soit l’État) entre « salariés français normaux » et « ouvriers étrangers suspects », il faille insister sur les supposées « valeurs » auxquelles, quoique n’existant pas, F tient par-dessus tout. La propagande commence par déclarer que ce qui est normal, pour un Français empirique, un « quelqu’un » qui est ici et prétend y rester, est d’être, dans la situation considérée, et quant aux

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Π4 Le réveil de l’Histoire

« valeurs », très identique à F objet F. On pourra écrire que pour tout individu x « normal », on a Id(x, F) a 10 (l’identité de x à F est très proche du maximum, l’individu x est un bon Français moyen, il aime et pratique les valeurs françaises). Tout individu qui s’éloigne de cette identité quasi maximale à F n’est pas « normal ». Mais qui n’est pas normal, pour l’État et l’opinion qui en dépend, est déjà suspect. C’est de cet individu dont le degré d’identité à F n’est pas suffisant (égal à moins que la moyenne, moins que 5, par exemple), dont l’être-là dans la situation n’est de ce fait pas «normal», qu’on entendra dire qu’il « ne partage pas nos valeurs ». La preuve en est que son identité au Français moyen n’est même pas moyenne ! Il ferait bien de « s’inté­grer » au plus vite, ce suspect, sous peine d’ex­pulsion pour crime identitaire.

Le F fictif, mesure de la.normalité et matrice de la suspicion, ou son tenaôt-lieu dans toute structure étatique, est toujours ideiititaire. Il faut comprendre qu’il constitue le produit le plus primitif et le plus fondamental de l ’oppression étatique. Quand ce point se radi­calise, lorsqu’on en vient à exiger de chacun d’innombrables « preuves » que son identité à l’objet identitaire fictif (« aryen » est un exemple canonique, mais « français », Pétain l’a montré, ne vaut guère mieux) est maximale, ou en tout cas excellente (jamais inférieure à 8...), on est en général dans un État en voie de fascisation.

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Divers symptômes, concernant d’abord le statut des familles de provenance étrangère, enveloppant les tentatives gouvernementales de « préciser » ce qu’est l’objet fictif F, et donc de tracer une brutale ligne de démarcation entre le normal et le suspect, et s’étendant à l’islamophobie délirante d’une partie des intelligentsias d’Europe, montrent que nous nous rapprochons lentement mais sûrement, dans nos vieux États impériaux fatigués, d’une tentation de ce genre.

Ce qui existe en tout cas, dès que la fièvre identitaire banalise la référence aux objets imagi­naires du genre F, c’est l’apparition de noms qui désignent collectivement les suspects. Ces noms, en France aujourd’hui, sont nombreux. Tous exposent un groupe de gens de notre pays à la stigmatisation, sous le chef de n’être pas « normaux » quant à leur degré d’identité à l’objet étatique F. Ces noms, qui s’appliquent à des collectivités de suspects, je les appelle des noms séparateurs.

Citons quelques exemples de noms sépa­rateurs dans la situation actuelle : « islamiste », « burqa », « jeune des banlieues », et même, comme nous l’avons vu avec les infamies du ministre, « musulman », ou, comme on l’a entendu dans des déclarations de Sarkozy: « Rom ». Certains noms, de surcroît, fonc­tionnent en secret, à l’abri des noms officiels, emblèmes cachés de ce qui se situe au plus loin

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du noble F et de ses valeurs, à savoir « Arabe » ou « Noir >>, le dernier se tenant lui-même à la place du refoulé suprême, qui est « Nègre ».

Alors, disons-le, par « justice », aujourd’hui, il faut aussi entendre, voire entendre d’abord, l’éra- dicaüon des mots séparateurs. Il s’agit d’affirmer le caractère générique, universel, et jamais identi­taire, de toute vérité politique. U s’agit de faire disparaître, par les conséquences réelles d’un choix de vérité, la fiction de l’objet identitaire, de l’objet étatique « moyen »,F et ses semblables. Ce point valide, dans une sévère confrontation avec l’oppression étatique, une politique qui entend rester fidèle à une émeute historique.

Quand en effet un événement émancipa- teur s’enracine dans une émeute .historique, on observe dès le début la disparition ou au moins l’affaiblissement considérable1 des noms sépa­rateurs. Il y a l’exemple très connu des assem­blées de la Révolution françàise^qui ont décidé que les juifs ou les protestants sont des citoyens comme les autres. H y a aussi ce passage de la Constitution de 1793, que j’aime citer, selon lequel « tout étranger qui adopte un enfant, ou nourrit un vieillcard, tout étranger enfin qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’huma­nité, est admis à Γ exercice des Droits du citoyen fran­çais ». La norme, au lieu d’être identitaire, est devenue générique : quiconque prouve, par ses actions, qu’il se soucie du genre humain, doit être traité, égalitairement, comme un des nôtres.

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Les grands rassemblements en Egypte nous ont rappelé avec force ce principe, et ils l’ont renouvelé pour notre temps. Ils se sont déroulés en faisant de façon publique l’économie de toute sélection identitaire. On y a vu côte à côte musul­mans et coptes, hommes et femmes, femmes voilées et femmes « en cheveux », intellectuels et ouvriers, salariés et chômeurs, jeunes et vieux, etc. Toutes les identités étaient en quelque sorte captées par le mouvement, mais le mouvement lui-même n’était réductible à aucune.

Alors je dirai qu’il y a organisation, et donc politique, quand est conservée hors mouvement, hors émeute, la puissance du générique. Ce qui veut dire qu’une organisation agit de telle sorte qu’elle parvient, au nom du générique, à battre en brèche, sur tel ou tel point de la vie des gens, le pouvoir de la fiction identitaire.

Toute politique, dans la béance créée par l’émeute historique, est donc, paradoxalement, une organisation du générique. Paradoxalement, car il y aura toujours des gens pour dire que le générique, précisément parce qu’il n’est pas une identité, parce qu’il est même le contraire d’une identité, n’a pas besoin d’être organisé, qu’il doit se déployer librement, que cent fleurs doivent spontanément s’épanouir, et ainsi de suite. Mais l’expérience montre qu’alors le générique ne survit pas au temps de l’émeute, que nul, faute d’une Idée agissante, ne parvient à le conserver. Eli l’absence du hors-temps

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qu’incarne l’organisation, le retour étatique des fictions identitaires est inéluctable. Il faut donc une politique organisée, qui assurera le gardien­nage de la généricité.

Prenons le mot « prolétariat ». Il a été le nom de la puissance du générique. Marx a pensé sous ce nom l’émancipation possible de l’humanité tout entière. Cependant, dans un certain marxisme « objectif », et sous le nom de « classe ouvrière », ce mot a aussi représenté, parce qu’il désignait une composante de l’ana­lyse sociale comme direction du mouvement révolutionnaire (le parti communiste comme « parti de la classe ouvrière ») la possibilité d’une instrumentation identitaire. Les grands révolutionnaires se sont toujours souciés d’en­traver la dérive identitaire de ce mot. Lénine, dans La crise est mûre, souligne que si les condi­tions de l’insurrection sont réunies, c’est parce qu’une fraction significative de la paysannerie s’est soulevée. Le sujet de la révolution est donc le peuple russe mut entier. Mao, en disant que le terme « prolétariat » désigne non tant une classe sociale identifiable que « les amis de la Révolution », soit un ensemble particulière­ment multiforme et intotalisable, met l’accent sur l’aspect générique du terme.

Cependant, Lénine et Mao interviennent dans le cadre de la forme-parti. Mais si la forme-parti est obsolète, qu’sst-ce donc qu’un processus organisé qui s’alimente avec une

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sorte de rectitude et de vraie fidélité à la lutte du générique politique - qui a poux norme l’égalité - contre l’identité étatique, qui sépare et supprime? C’est le principal problème qui nous est légué par le communisme d’Etat du siècle précédent. Ses termes sont ravivés par les émeutes, immédiates, latentes ou histo­riques, qu sont en train de ré-ouvrir l’Histoire. Ce problème est manifestement aussi diffi­cile à résoudre qu’un problème de mathéma­tique transcendante, sinon plus. Nous avons là-dessus derrière nous deux siècles d’expé­riences passionnantes. Elles ont résolu bien des problèmes, autour notamment des questions de la puissance de l’idée, de la relation dialectique entre émeute et politique, de l’absolue néces­sité d’une totale indépendance politique, de l’imposture électorale, de l’internationalisme, de la liaison militante aux masses populaires, de la construction de lieux politiques, de la lutte idéologique... Mais voici qu’après trente ans de résistance et de maintenance locale, d’inventions défensives passionnantes mais restreintes, l’Histoire se réveille, les émeutes historiques nous enseignent le profil des temps qui s’ouvrent. Notre tour va (re)venir. Et pour nous le problème central sera cehii de l’organi­sation politique dont le « hors-temps » doit être aussi le « hors-parti », s’il est vrai que l’époque des partis, ouverte par le club des Jacobins de la Révolution française à la fin du xvme siècle,

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scandée par les « communistes » au sens de l’internationale fondée par Mars au milieu du xdî siècle, institutionnalisée par le parti social- démocrate allemand dans les années 1880, révolutionnée par le Lénine de Que faire? tout au début du xxe siècle, s’est close quand la Révolution culturelle chinoise, dans les années 1960-1970, n’a pu faire aboutir le désir de Mao et des révolutionnaires, étudiants et ouvriers, de transformer le Parti de la dictature socialiste en Parti du mouvement communiste.

Nous pouvons en tout cas proposer une défi­nition de ce que c’est qu’une vérité politique : Une vérité politique est le produit organisé d’un événement — une émeute historique - qui conserve intensification, contraction et localisa­tion, jusqu’au point de pouvoir substituer à un objet identitaire et aux noms séparateurs une présentation réelle de la puissance générique telle que l’événement en a donné la mesure.

Puisque le générique radicalisé est incom­patible avec l’État, qui ne vit que des fictions identitaires, toute vérité politique se donne comme une restriction de la puissance de l’État. C’est le sens de l’axiome marxiste du nécessaire dépérissement de l’État comme attestation réelle de la force du mouvement communiste. C’est le sens de ce qu’a été, dans la France des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix du dernier siècle, le mot d’ordre fondamental de l’Organisation politique à la construction de

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laquelle j’ai activement participé, mot d’ordre qu’on peut résumer ainsi : à la directive quasi désespérée de Mao pendant la Révolution culturelle : « Mêlez-vous des affaires de l’État! », il faut substituer: « Décidez, vous, de ce que l’État doit faire, et trouvez les moyens de l’y contraindre, en restant toujours à distance de l’État et sans jamais soumettre vos convictions à son autorité, ni répondre à ses convocations, notamment électorales. »

Notons que si nous intégrons au concept d’État, comme il le faut, l’ensemble de ce qui constitue l’emprise du capitalisme sur la société, le dépérissement marxiste doit être pensé comme l’exact contraire de la maxime libérale du « moins d’État », laquelle veut porter à son comble la puissance, non certes du communisme, mais d’une passion en vérité criminelle : celle du profit, de la concentration des propriétés, des inégalités, et d’un pouvoir oligarchique des riches soustrait à tout contrôle, et surtout soustrait à l’impôt.

Au propriétaire, au banquier, à « celui qui a réussi », devra succéder la généricité anonyme du peuple assemblé et de tout ce qui est fidèle à son rassemblement, tout comme la place Tahiir, quel qu’en soit le destin, a succédé un temps, pour nous tous qui désirons le Vrai, à la clique de Moubarak.

À titre d’illustration, considérons le motif du monument « au soldat inconnu ». Il y a là,

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indiscutablement, une reconnaissance de la puissance de l’anonyme, de la puissance du géné­rique, de l’égalité. Elle est telle, cette puissance, elle est si évidemment reconnue par les peuples, que même les bouchers des peuples doivent lui construire un monument. Bien entendu, il y a dans cet usage de la puissance du motif égalitaire une appropriation qui en inverse le sens. Car ce fameux soldat inconnu est enveloppé dans le drapeau tricolore, dans le culte de la Nation, dans l’obligation identitaire au nom de laquelle on a conduit le soldat en question à se faire tuer. Il est mort, ce soldat inconnu, non dans un principe d’affirmation du générique, mais dans le but de solder par des batailles sanglantes les ténébreuses contradictions inter-impérialistes entre Français, Anglais et Allemands. Dans ces « batailles, des millions de soldats, inconnus ou non, ont été sacrifiés de façon ignoble. Si une< .

grande partie de la jeune paysannerie française a pu être envoyée au inassacre pour défendre des intérêts qui n’étaient aucunement les signs, c’est qu’on l’a fait marcher à l’identité (« À bas les Boches! »'). Le soldat inconnu est mort au service du Moloch identitaire.

C’est une appropriation du même type qui fonctionne dans nos pays avec la propagande pour la démocratie. Car « démocratie » désigne en principe le pouvoir de l’anonyme, du quel­conque, du sans-grade, du << sans-part », dit Rancière. Tout le monde sait que nos sociétés

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sont tout le contraire. Alors ne devrait-on pas au moins construire un monument à l’électeur inconnu? N’a-t-il pas été lui aussi, tout au long des siècles bourgeois, instrumenté, berné, et sa voix sacrifiée sur l’autel d’une « démocratie » où il est en fait dessaisi, par son vote même, de la moindre parcelle de pouvoir?

Et l ’ouvrier inconnu, l’ouvrier générique, qui est bien souvent marocain, malien, tamoul, et sans qui nul profit n’est concevable, qui donc lui construira un monument?

Bertolt Brecht, en tout cas, propose qu’on s’en soucie. Citons l’un de ses poèmes qui a pour titre : « Conseil à ceux d’en haut » :

« Le jour où le soldat inconnufut enterré au bruit des salves de canon, de Londres à Singapour tout travail s’arrêta à la même heure, de midi deux à midi quatre, pendant deux minutes entières, unique­ment pour rendre hommage au soldat inconnu. Mais malgré tout, peut-être devrait-on ordonner qu’à l’ouvrier inconnu, l’ouvrier des grandes villes qui peuple les continents, on rende enfin hommage. Un homme quelconque, extrait des mailles du trafic, dont on n’a pas vu le visage, pas aperçu l’être secret, pas entendu distinctement le nom, à un tel homme rendons un hommage d’une particulière ampleur, avec une émission spéciale “à l’ouvrier inconnu”, et un arrêt de travail de toute l’humanité sur l’ensemble de la planète. »

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R É C A P m J L A T IO N D O C T R IN A L E

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Puisqu’elle synthétise tout ce que me suggère, sous ses trois formes émeutières, le réveil de l’Histoire, je voudrais repartir de la définition que j’ai proposée de ce que c’est qu’une vérité politique. Répétons donc, avec une ou deux variations : Une vérité politique est une suite de conséquences, organisées sous condi­tion d’une Idée, d’un événement populaire massif, où intensification, contraction et localisation substi­tuent à un objet identitaire, et aux noms séparateurs qui vont avec, une présentation réelle de la puis­sance générique du multiple.

Je vais re-ponctuer chaque élément de cette définition récapitulative.

Une vérité politique est...Un courant important de la philosophie

politique soutient qu’une caractéristique de la politique est d’être, et de devoir rester, étran­gère à la notion de vérité. Cette tendance, très majoritaire aujourd’hui, affirme que toute arti­culation du processus politique à la notion de vérité fait basculer dans la présomption tota­litaire. Il se déduit de cet axiome, au vrai un

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axiome libéral, ou plus précisément libéral « de gauche », qu’en politique, il n’y a que des opinions. Sous une forme plus sophistiquée, on dira qu’en politique il n’y a que des jugements et les conditions de ces jugements.

Vous remarquerez que ceux qui soutiennent cela ne soutiendraient à aucun moment qu’en science, en art, ou même en philosophie, il n’y a que des opinions. C’est une thèse propre à la philosophie politique. Son argumentaire remonte à Hannah Arendt, aux libéraux anglais, peut-être à Montesquieu, voire aux sophistes grecs. Il revient à dire que la politique (sous- entendu: démocratique, mais les autres poli­tiques, pour nos libéraux de gauche, ne sont pas vraiment des politiques), ayant pour enjeu l’être-ensemble, doit construire un espace pacifique où peuvent se déployer les opinions disparates, et même contradictoires, quitte à se mettre d’accord (au vrai, c’est là le hic) sur une « règle du jeu » permettant de déterminer sans conflit violent l’opinion qui provisoirement va l’emporter. *

Cette règle, nous le savons, n’a jamais pu être autre chose que le compte des voix. Nos libé­raux affirment que, s’il y a une vérité politique, elle va nécessairement exercer une oppression, élitiste au mieux, terroriste au pire (mais le passage de l’une à l’autre, qui est le passage de Lénine à Staline, est pour les libéraux presque obligatoire), sur le régime obscur et confus des

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opinions. Cette thèse est largement implantée chez les intellectuels occidentaux depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis l’instau­ration de la période de réaction, la période que j’ai dite « intervallaire », et dont je fais remonter le début à la fin des années 1970.

Mais il se peut, nous disent dans une langue émeutière encore indistincte plusieurs peuples et plusieurs situations, que cette période s’achève, qu’il y ait un réveil de l’Histoire. Nous devons alors nous souvenir de l’idée révolution­naire, en inventant, à l’école de ce qui arrive, sa nouvelle forme.

Ce qui caractérise abstraitement, philo­sophiquement, l’idée politique révolution­naire, c’est justement de concevoir qu’il y a des vérités politiques, et que l’action politique est par elle-même une lutte prolongée du vrai contre le faux. Quand je parle de vérité politique, il ne s’agit en effet pas d’un jugement mais d’un processus : une vérité politique ce n’est pas, « je dis que j’ai raison et que l’autre a tort », ou « j’ai raison d’aimer ce dirigeant et de détester cet opposant ». Une vérité est quelque chose qui existe dans son processus actif et qui se manifeste, en tant que vérité, dans différentes circonstances traversées par ce processus. Les vérités ne sont pas antérieures aux processus politiques, il ne s’agit nullement de les vérifier ou de les appli­quer. Les vérités sont la réalité même, en tant que processus de production des nouveautés

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politiques, des séquences politiques, des révo­lutions politiques, etc.

Vérités - mais de quoi? Vérités de ce qu’est effectivement la présentation collective de l’hu­manité comme telle (le commun du commu­nisme). Ou: vérité de ce dont les animaux humains sont capables, au-delà de leurs inté­rêts vitaux, pour faire exister la justice, l’éga­lité, l’universalité (la présence pratique de ce que peut l’idée). On peut aisément constater qu’une bonne partie de l’oppression politique consiste en la négation acharnée de cette capa­cité. Nos libéraux perpétuent cette négation: quand on se résout à dire qu’il n’y a que des opinions, c’est inévitablement l’opinion domi­nante, l’opinion qui a les moyens matériels, financiers, militaires, médiatiques, de la domi­nation, qui va s’imposer comme consensuelle ou comme cadre général dans lequel existeront les autres opinions.

...une suite de conséquences, organisées sous condition d’une Idée...

Le processus d’une vérité politique est rationnel et non quelconque. Il s’applique à déployer dans le réel les conséquences parti­culières de principes, eux-mêmes affirmés, ou ré-affirmés, dans des émeutes historiques. Tel est le ressort des organisations politiques nouvelles, qui sont invariablement le corps réel d’une vérité politique en mouvement: elles

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inscrivent dans un monde, en tenant ferme sur la rationalité combattante de cette inscription, les conséquences pratiques d’un événement, en tant que conséquences d’un principe où sont conjuguées les leçons pratiques d’une émeute et les éclaircies d’une Idée.

Ainsi en Egypte, ce qui est en cours est, entre autres choses, une dure bataille autour de la nouvelle constitution. D’un côté l’armée, résidu inentamé du régime précédent, qui entend conserver son pouvoir tout en abandonnant, s’il le faut, le clan Moubarak à la colère popu­laire. De l’autre côté, tout ce qui prétend faire exister une organisation fidèle à l ’émeute histo­rique de la place Tahrir. Que veut exactement dire cette fidélité? Astreinte à traiter la situation tout en se réclamant d’une histoire, elle est un mélange caractéristique d’idée et de tactique. On y trouve à la fois la conviction que le peuple égyptien existe autrement qu’avant, sous les espèces de l’idée générique de ce peuple (nous sommes debout, nous sommes tous unis, l’idée que nous avons de notre destin historique transcende toutes nos différences sociales ou culturelles, nous avons fait nos preuves...) et des mots d’ordre tactiques qui organisent dans la situation des points cruciaux par lesquels doivent absolument passer les conséquences de l’idée, sauf à annuler le réveil historique de l’émeute. Par exemple : la date des élections, le contenu social de la constitution, des mesures

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immédiates en faveur des pauvres, l’ouverture inconditionnelle du passage entre la bande de Gaza et l’Egypte... Les victoires, point par point, visent à montrer que, désormais, ce sont les conséquences de l’émeute historique qui organisent le temps collectif, y compris le temps de l’État, et non l’État qui légifère après coup sur la signification de l’émeute.

... d’un événement populaire massif...J’en ai sans doute assez dit sur ce point.

Notons seulement que si toute vérité politique s’enracine dans un événement populaire massif, il est cependant impossible d’affirmer qu’elle y est réductible. Une vérité politique n’est pas un simple moment de soulèvement. Certes, l’énoncé que nous devons à Sylvain Lazarus, selon lequel la politique est rare, provient bien de ce que la conjonction dsun événement et d’une Idée est rare. Mais cette rareté historique ne définit pas la vérité politique. n

Il me semble parfois que Jacques Rancière accepte trop vite une réduction de la politique à l’histoire, quand il détermine l’égalité réelle par une sorte de césure active et momentanée de l’inégalité continue instruite par l’État. Je main­tiens que le temps de l’organisation, le temps de la construction d’une durée empirique de l’idée à son stade post-émeutier, est crucial, sauf à

r

penser que l’Etat doit conserver indéfiniment le monopole de la définition du temps politique.

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...où intensification, contraction, et localisation...Intensification: Lors d’un soulèvement popu­

laire massif, il y a une intensification subjective générale, une passion violente duVrai, que Kant avait déjà repérée au moment de la Révolution française sous le nom à’enthousiasme. Cette intensification est générale car c’est une inten­sification et une radicalisation des énoncés, des prises de parti, des formes d’action, aussi bien que la création d’un temps intense (on est sur la brèche du matin au soir, la nuit n’existe plus, l’organisation temporelle est bouleversée, on ne sent plus la fatigue alors qu’on est éreinté, etc.)· L’intensification explique l’usure rapide de ce type de moment, elle explique le bizarre retrait de Robespierre peu avant Thermidor, elle explique que Saint-Just dise que « la révo­lution est glacée », elle explique qu’à la fin, il n’y a plus sur les places, dans les piquets de grève avec occupation, sur les barricades, que de maigres détachements (mais ce sont eux qui porteront le moment organisé, s’il vient). C’est qu’un tel état d’exaltation créatrice collective ne peut devenir chronique. Certes, il crée de l’éternité, sous la forme d’une adéquation active dont la puissance est dictatoriale, entre l’universalité de l’idée et le détail particulier du lieu et des circonstances. Mais il n’est pas lui-même étemel. Néanmoins cette intensité va se déployer encore longtemps après que

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l’événement qui lui a donné naissance a lui- même disparu. Même quand la majorité des gens retournent à la vie ordinaire, ils laissent derrière eux une énergie qui va être ultérieure­ment ressaisie et organisée.

Contraction : La situation historique se contracte autour d’une minorité agissante et pensante dont la provenance est multiforme. Elle produit une sorte de présentation d’elle- même, à la fois pure, complète et très limitée, un échantillonnage de l’être générique d’un peuple. Le « pays profond » disparaît et toute la lumière est dirigée sur ce qu’on peut appeler une minorité massive. Là du reste réside l’impor­tance de la distinction, dans le marxisme révo­lutionnaire, entre « classes » et « masses ». Les premières déterminent le champ du mouvement logique de l’Histoire (la « lutte des classes ;>) et des politiques (de classe) qui s’y affrontent. Les deuxièmes désignent un asped originairement communiste de la mise en mouvement popu­laire, son aspect générique, dès lors que l’émeute est historique. Π ne faut pas s’y tromper: c’est « classe » qui est un concept analytique et descriptif, un concept « froid », et « masse » qui est le concept par quoi l’on désigne le principe actif des émeutes, le changement réel. Marx l’a toujours souligné: l’analyse de classe est une invention bourgeoise, proposée par les histo­riens français. Mais ce sont les masses, bien plus indistinctes, qu’on redoute...

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Localisation : Rappelons seulement ceci : en temps d’émeute historique, les masses créent des lieux d’unité et de présence. Dans un tel lieu, l’événement massif se montre, existe, dans une adresse universelle. Un événement poli­tique qui a lieu partout, ça n’existe pas. Le lieu est ce par quoi l’idée, encore floue, rencontre la généricité populaire. Une Idée non localisée est impuissante, un lieu sans Idée n’est qu’une émeute immédiate, un sursaut nihiliste.

... substituent à un objet identitaire et aux noms séparateurs qui vont avec...

L’État peut presque être défini comme une institution disposant des moyens d’imposer à toute une population des normes qui prescri­vent ce qui relève de cet État, les devoirs qu’il impose et les droits qu’il confère. Dans le cadre de cette définition, l’Etat Actionne un d> jet iden­titaire (par exemple le « Français ») auquel indi­vidus et groupes ont l’obligation d’être le plus possible semblables pour mériter une attention positive de l’État. Quiconque est déclaré exagé­rément dissemblable à l’objet identitaire aura également droit à l’attention de l’État, mais dans un sens négatif (suspicion, contrôle, inter­nement, expulsion...).

Un nom séparateur désigne une manière parti­culière de ne pas ressembler à V objet identitaire fictif. H permet à l’État de séparer de la collectivité un certain nombre de groupes, appelant ainsi

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à des mesures répressives particulières. Cela peut aller de « immigré », « islamiste », « musulman », « Rom » à « jeune des banlieues ». Notons que « pauvre » et « malade mental » sont en train de se constituer sous nos yeux comme noms séparateurs.

Ce que l’État, en France aujourd’hui, appelle « politique » - pour ce qui s’en adresse au public et n’est pas décidé dans des réunions secrètes et justifié après coup - revient à remuer de façon à la fois inconsistante et agressive quelques considérations sur l’objet identitaire et les noms séparateurs.

... une présentation réelle de la puissance géné­rique du multiple.

Quand il y a un événement populaire massif, il tend, par sa nature propre, à'ruiner l’objet identitaire et les noms séparateurs qui vont avec. Ce qui vient à la place est un%_présentation réelle, l’affirmation que ce qui existe, ce qui de façon inconditionnelle, dictatoriale, proclame ce qui existe et doit exister, ce sont les gens qui sont là et qui agissent ensemble, quel que soit le nom que leur donne l’État. En ce sens, l’émeute historique dépose les noms. C’est dans le creux de cette déposition qu’une organisation politique va développer les conséquences d’une existence nouvelle, l’existence de ce qui, antérieurement, n’existait pas : l’existence de l’anonyme, l’exis­tence politique purement populaire du peuple.

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Finalement, il sera dit de tous ces gens, qui pour FÉtat sont des sans-noms, qu’ils représen­tent l’humanité tout entière, car ce qui les meut dans leur rassemblement localisé intense a une signification universelle. Et ceci, tout le monde le perçoit. Pourquoi? Parce qu’ils ont construit un lieu où, l’objet identitaire fictif étant inopé­rant, voire aboli, ce n’est plus l’identité qui importe, mais la non-identité : la valeur univer­selle de l’idée, sa vertu générique, c’est-à-dire ce qui intéresse, ce qui passionne, l’humanité en général. L’enthousiasme que provoque une émeute historique est précisément lié à cette passion pour l’universel dont on peut, dont on doit, créditer les gens apparemment les plus ordinaires.

On peut approfondir l’analyse de la passion événementielle collective dans une autre direc­tion : le sentiment exaltant d’une brutale modi­fication du rapport entre possible et impossible. C’est que l’événement populaire massif crée une dés-étatisation de la question du possible. En général, et tout spécialement dans les dernières décennies, FÉtat s’arroge le droit de dire ce qui, dans l’ordre politique, est possible, et ce qui ne l’est pas. H est ainsi possible « d’humaniser » le capitalisme et de « développer » la démocratie. Mais construire un ordre productif, institu­tionnel et social normé par l’égalité et par un vrai commandement populaire, cela est abso­lument impossible, c’est une utopie néfaste.

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De même (et c’est à cela que sert l’objet identi­taire), il a été possible que la France accorde sa généreuse hospitalité à quelques pauvres étran­gers venus d’Afrique (en fait d’<< hospitalité », il s’agissait de les faire trimer dur à la chaîne dans les usines et de les loger dans des foyers infects sans tolérer qu’ils fassent venir leur famille. Passons...), mais il est aujourd’hui impossible d’accorder ladite hospitalité à tous ces gens qui ne partagent pas « nos valeurs » et qui, en plus, ont des enfants. Et ainsi de suite.

Cette fonction normative quant au possible, l’État en est idéalement dés-saisi par l’événe­ment populaire massif, et point après point, question après question, par l’organisation poli­tique qui en traite les conséquences. Ce sont les gens rassemblés et/ou organisés qui prescrivent inconditionnellement une nouvelle possibilité. Leur énergie subjective est précisément définie par cet engagement dans l’idée*qu’ils ont, eux, le droit de définir de façon entièrement neuve, et sans la caution de l’État, ce qui est possible.

Déjà dans le lieu originel, dans les grands rassemblements de l’émeute historique, se produit ce qu’on pourrait appeler une délocali­sation subjective du lieu. Ce qui se dit dans le lieu nouveau affirme toujours que sa valeur excède le lieu en direction de l’universalité. « Place Tàhrir » est ce lieu à l’écoute duquel est la terre entière. Des « indignados » espagnols ont très bien résumé cette extension délocalisante du

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lieu: «Nous sommes ici, mais de toute façon c’est mondial, alors on est partout. »

Des gens se rassemblent dans un lieu pour que ce qu’ils font et disent ait partout la même valeur. Cette extension initiale va être saisie du dehors par des gens qui vont penser : « Puisque je suis forcément compté dans “partout”, je vais essayer de faire pareil que ceux qui, là-bas, en un lieu précis, ont agi et parlé comme s’ils étaient partout. » Il y a là un va-et-vient: c’est pour autant que ceux qui se sont lancés dans l’émeute historique et son organisation éven­tuelle ouvrent leur lieu singulier à l’universel qu’inversement, partout dans le monde, des masses encore asservies ou timorées arrivent à s’identifier ré-ouverte.

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P o u r co n clu r e , avec l e poète

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J’ai un peu laissé de côté, dans la définition d’une vérité politique, l’expression: présen­tation réelle [de la puissance générique du multiple]. C’est pourtant tin point essentiel de la conscience même des émeutiers. Combien d’Égyptiens, de Tunisiens, de Marocains, d’Algériens, deYéménites, de Barheiniens (les grands oubliés : une trop grande base améri­caine est là...), de Syriens, et puis aussi de Grecs, d’Espagnols, et aussi de Palestiniens et d’Israéliens, ont dit ces derniers mois, en substance, dans des langues diverses et diver­sement colorées, quelque chose comme : « La représentation de mon pays par son Etat est fallacieuse ! Vous tous, puissants Occidentaux ou Chinois ascendants, ou frères des mondes avilis, regardez-nous, écoutez-nous ! Nous vous présentons là, sur cette place, cette avenue, notre pays réel, notre subjectivité authentique! »

Toutes les tentatives visant à ré-ouvrir PHistoire, dont ce petit essai veut tirer de toutes premières leçons, visent à se soustraire, par un ample geste collectif sans précédent, à la

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représentation du lieu où elles se sont produites, représentation incessamment fictionnée par l’État. Le propos est de substituer à cette représentation une sorte de présentation pure.

Le mouvement espagnol, celui des « indig- nados », est une imitation à la fois sincère, active, et cependant très limitée, des émeutes historiques en pays arabe. Réclamer une « démocratie réelle », opposée à une mauvaise démocratie, ne crée aucune dynamique durable. D’abord, cela reste beaucoup trop interne à l’idéologie démocratique installée, trop dépendant des catégories de la crépuscu­laire domination occidentale. Nous l’avons vu, il s’agit, dans la ré-ouverture de notre histoire, de l’organisation, non d’une,. « démocratie réelle », mais d’une autorité du Vrai. Ou d’une Idée inconditionnée de la justice. Ensuite, il faut à la fois saluer et critiquer la catégorie d’indignation, courageusement lancée, avec le succès que nous savons (et c’est un bon symp­tôme) par Stéphane Hessel. Il a eu cent fois raison de convier notre jeunesse à enquêter, à aller voir, à ne jamais se voiler la face devant les crimes actuels, innombrables, du capital­isme contemporain. Il a eu raison de dire: « Regardez réellement ce qui se passe à Gaza, à Bagdad, en Afrique} et aussi chez vous! Brisez avec le consensus “démocratique” et sa propa­gande papelarde. » Mais s’indigner n’a jamais suffi. Un affect négatif ne peut remplacer

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l’idée affirmative et son organisation, pas plus que l’émeute nihiliste ne peut prétendre être une politique.

Cependant, parmi les grandes vertus de l’émeute espagnole, il y a eu la simultanéité frappante, instructive, entre la survenue d’une présentation réelle (le rassemblement de la jeunesse vive du pays sur une place madrilène) et un phénomène représentatif (une victoire électorale écrasante de la droite espagnole, fort connue pour être particulièrement réaction­naire). Pour seulement se maintenir, le mouve­ment a dû aussitôt déclarer la vacuité totale du phénomène électoral, et donc de la représentation (« ces gens-là ne nous représentent pas »), au nom de la présentation qu’il incarnait. Le mouvement espagnol a redit, dans les condi­tions d’aujourd’hui, avec des mots nouveaux, la grande vérité de la fin du mois de juin 1968 en France, à savoir: « Élections, piège à cons ! »

C’est une leçon: la possibilité d’une vérité politique d’un côté et la perpétuation du régime représentatif de l’autre se produisent dans cette conjoncture espagnole d’une façon théâtrale qui conjoint simultanéité apparente et disjonc­tion proclamée. Nous avons là, dirait Deleuze, entre État et mouvement de masse, une synthèse disjonctive de deux scènes théâtrales. Disjonctive, parce que, à travers un événement populaire massif, ce qui se produit de façon inévi­table est une mise à distance de la représentation

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étatique. Tout mouvement réel, surtout quand son aveugle mission est de ré-ouvrir PHistoire, soutient qu’il ne faut pas tenir pour réellement donné ce qui est simplement visible, qu’il faut savoir être aveugle aux évidences de la repré­sentation, pour faire confiance à ce qui se passe, à ce qui est dit, ici et maintenant, concernant l’idée et son effectuation.

On demande toujours alors au mouve­ment: quel est votre programme? Mais le mouvement ne le sait pas. Il veut vouloir, d’abord, il veut célébrer sa propre autorité dictatoriale, dictatoriale parce que démocra­tique « à l’infini », quant au dire et à l’action. Il subordonne les résultats de l’action à la valeur de l’activité pensante de l’action .elle-même, et non aux catégories électorales du programme et des résultats. Organisé, il maintiendra ce type de discipline, tout en l’étendant aux durables questions stratégiques et tactiques.,

On empruntera sur ces deux points la conclusion à René Char.

Le fragment 59 de Feuillets d’Hypnos déclare : « S i Γhomme parfois ne fermait pas souveraine­ment les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé. » Oui! oui! Fermons les yeux, et les oreilles aussi, souverainement, dans la plénitude de notre indifférence à tout ce qui se contente de persévérer dans son être, à tout ce qui est montré et déclaré par l’État et ses servi­teurs ! Voyons alors, enfin libres - ce qui veut

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dire au service d’une vérité - non ce qu’on nous représente, mais ce qui est purement et simple­ment présenté.

Et le fragment 2 dit la même chose autre­ment: « Ne t’attarde pas à l’ornière des résultats. » La représentation est le régime du résultat, l’État n’a que les résultats à la bouche, les poli­ticiens se battent toujours en promettant qu’à la différence de leurs adversaires, eux« auront des résultats ». Que la rhétorique du résultat soit une ornière signifie : quand l’Histoire se réveille, c’est le réveil qui importe, c’est lui qu’il faut saluer, ce sont ses conséquences rationnelles que l’idée doit investir. Cela vaut par soi-même. Pour les résultats, nous verrons.

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A n nexes

J ’ai publié deux articles dans la «grande presse » concernant la séquence des émeutes histo­riques dans le monde arabe. Eun, publié dans Le Monde> tentait de prendre la mesure de ce que contenaient d’universelles soulèvements en Tunisie et en Êgypte. Eautre, publié dans Libération prenait, dès son annonce> une position absolument hostile à l’intervention franco-anglaise en Libye.

Ces prises de parti sont évidemment datées3 mais elles sont homogènes à ce que je peux dire aujourd’hui. Notamment en ce qui concerne Vin- tervention occidentale (le Qatar est une colonie occidentale) en Libye Je ne pourrai que renchérir. La complicité d’une large partie de l’opinion publique et de tous les partis parlementaires sans exception, avec la ridicule caricature de « rébel­lion » montée là-bas pour justifier l’ingérence « humanitaire » des armées occidentales, parti­cipe d’une tradition révoltante, celle de « l’union sacrée », autour d’une politique extérieure impé­riale belliciste. Des forces qui prétendent criti­quer avec virulence le gouvernement Sarhozy se trouvent subitement en plein accord avec lui pour ce genre d’engagement à la fois matamoresque et sordide. Aurais-je trouvé quelque charme à la gauche « radicale » de t pe Mélenchon (ce qui n’était nullement le cas) que son ralliement à cette union sacrée ni’aurait rappelé au réel, à savoir

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que tout le vacarme « de gauche » est interne à la logique contemporaine de la domination.

Je veux redire ici que je n'ai aucune sympa­thie d'aucune sorte pour Kadhafi, pas plus que, contrairement aux mensonges qui traînent sur moi de-ci de-là, je n'en avais pour Milosevic au temps où nous bombardions Belgrade, pour Saddam Hussein, au temps où les Américains mettaient l'Irak à feu et à sangy ou pour le régime des Talibans quand l'OTAN a fondu sur lui. Mais je suis catégoriquement opposé à ce que les princi­paux brigands du monde contemporain — à savoir les grands prédateurs économiques que sont les compagnies pétrolières, les marchands d'armes, les extracteurs de minerais, les coupeurs de bois, les vendeurs de produits avariés, et tout ce qui leur ressemble, ainsi que leurs protecteurs politiques, à savoir les États occidentaux - nous fassent en chœur, avec les trémolos dans^la voix de leurs idéologues médiatiques, le coup de la « morale » et delà « démocratie » pour aller briser au loin des pays affaiblis, y mener des guerrës interminables, et profiter de ces circonstances pour s'y implanter, piller les ressources locales et installer durablement des bases militaires. Ce genre de propagande, elle consensus qui va avec, ne vaut pas mieux que la description horrifique des « Boches » qui accom­pagnait le vain massacre de millions de soldats pendant la guerre de 14-18, ou la présentation de peuples entiers comme des sauvages arriérés, qui «justifiait » la conquête coloniale, la mise en coupe réglée d'innombrables régions et le travail des populations sous la chîourme.

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Laissons enfin les peuples régler eux-mêmes leur devenir historique, comme les Occidentaux Vont fait pendant des siècles à grand renfort de guerres épouvantables, de révolutions saisissantes, de conflits civils mortels et de régimes politiques de toutes sortes. Cela fait assez longtemps que les peuples d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique Latine ont les coloniaux européens ou américains du Nord sur le dos pour qu’ils aient le droit de tenter de faire leur propre histoire sans que nous mus en mêlions. D’autant qu’ils ont de sérieuses raisons de considérer que nos belles paroles, si démocra­tiques et morales qu’elles soient préparent un très sombre et très sanglant avenir. Ils savent d’expé­rience que les prédateurs venus de loin n’aiment, ailleurs que chez eux3 les États forts que serviles? et les Etats libres qu’affaiblis et dépecés. Comme il est dit dans l’une des chansons madécasses mise en musique par Ravel: « Méfiez-vous des Blancs., habitants du rivage. »

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T unisie, E g y p t e : l a portée universelle

DES SOULÈVEMENTS POPULAIRES

(Texte paru dans Le Monde du 18 février 2011, sous le titre « Tunisie, Egypte : quand un vent d’Est balaie l’arrogance de VOccident »)

1. Le vent d’Est l’emporte sur le vent d’OuestJusqu’à quand l’Occident désœuvré et

crépusculaire, la « communauté internationale » de ceux qui se croient encore les maîtres du monde, continueront-ils à donner des leçons de bonne gestion et de bonne conduite à la terre entière? N’est-il pas risible de voir quelques intellectuels de service, soldats en déroute du capitalo-parlementarisme qui nous tient lieu de paradis mité, faire don de leur personne aux magnifiques peuples tunisiens et égyptiens, afin d’apprendre à ces peuples sauvages le b.a.-ba de la « démocratie »? Quelle affligeante persis­tance de l’arrogance coloniale! Dans la situa­tion de misère politique qui est la nôtre depuis trois décennies, n’est-il pas évident que c’est nous qui avons tout à apprendre des soulève­ments populaires du moment? Ne devons-nous pas de toute urgence étudier de très près tout

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ce qui, là-bas, a rendu possible le renverse­ment par l’action collective de gouvernements oligarchiques, corrompus et, en outre - et peut- être surtout — en situation de vassalité humi­liante par rapport aux États occidentaux? Oui, nous devons être les écoliers de ces mouve­ments, et non leurs stupides professeurs. Car ils rendent vie, dans le génie propre de leurs inventions, à quelques principes de la politique dont on cherche depuis bien longtemps à nous convaincre qu’ils sont désuets. Et tout particu­lièrement à ce principe que Marat ne cessait de rappeler: quand il s’agit de liberté, d’égalité, d’émancipation, nous devons tout aux émeutes populaires.

2. On a raison de se révolterDe même qu’à la politique, nos États et ceux

qui s’en prévalent (partis, syndicats et intellec­tuels serviles) préfèrent la gestion*, de même à la révolte, ils préfèrent la revendication, et à toute rupture la « transition ordonnée ». Ce que les peuples égyptiens et tunisiens nous rappellent, c’est que la seule action qui soit à la mesure d’un sentiment partagé d’occupation scandaleuse du pouvoir d’État est la levée en masse. Et que dans ce cas, le seul mot d’ordre qui puisse fédérer les composantes disparates de la foule est : « Toi qui es là, va-t’en. » L’importance exceptionnelle de la révolte, dans ce cas, sa puissance critique, est que le mot d’ordre répété par des millions

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de gens donne la mesure de ce que sera, indu­bitable, irréversible, la première victoire: la fuite de l’homme ainsi désigné. Et quoi qu’il se passe ensuite, ce triomphe, illégal par nature, de l’action populaire, aura été pour toujours victorieux. Or, qu’une révolte contre le pouvoir d’État puisse être absolument victorieuse est un enseignement de portée universelle. Cette victoire indique toujours l’horizon sur lequel se détache toute action collective soustraite à l’autorité de la Loi, celui que Marx a nommé « le dépérissement de VÉtat ». A savoir qu’un jour, librement associés dans le déploiement de la puissance créatrice qui est la leur, les peuples pourront se passer de la funèbre coercition étatique. C’est bien pour cela, pour cette Idée ultime, que dans le monde entier une révolte jetant à bas une autorité installée déclenche un enthousiasme sans bornes.

3. Une étincelle peutmettre le feu à la plaineTout commence par le suicide par le feu

d’un homme réduit au chômage, à qui on veut interdire le misérable commerce qui lui permet de survivre, et qu’une femme-flic gifle pour lui faire comprendre ce qui dans ce bas monde est réel. Ce geste s’élargit en quelques jours, quelques semaines, jusqu’à des millions de gens qui crient leur joie sur une place lointaine et au départ en catastrophe de puissants potentats.

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D’où vient cette expansion fabuleuse? La propagation d’une épidémie de liberté? Non. Comme le dit poétiquement Jean-Marie Gleize, « Un mouvement révolutionnaire ne se répand pas par contamination. Mais par résonance. Quelque chose qui se constitue ici résonne avec l’onde de choc émise par quelque chose qui s’est constitué là-bas. » Cette résonance, nommons-la « événement ». L’événement est la brusque création, non d’une nouvelle réalité, mais d’une myriade de nouvelles possibilités. Aucune d’entre elles n’est la répétition de ce qui est déjà connu. C’est pourquoi il est obscurantiste de dire « ce mouve­ment réclame la démocratie » (sous-entendu, celle dont nous jouissons en Occident), ou « ce mouvement réclame une amélioration sociale » (sous-entendu, la prospérité moyenne du petit- bourgeois de chez nous). Parti de presque rien, résonant partout, le soulèvement populaire crée pour le monde entier des possibiliîés-inconnues. Le mot « démocratie » û’est pratiquement pas prononcé en Egypte. On y parle de « nouvelle Egypte », de « vrai peuple égyptien », d’assem­blée constituante, de changement absolu d’exis­tence, de possibilités inouïes et antérieurement inconnues. Il s’agit de la nouvelle plaine qui viendra là où n’est plus celle à laquelle l’étin­celle du soulèvement a finalement mis le feu. Elle se tient, cette plaine à venir, entre la décla­ration d’un renversement des forces et celle d’une prise en main de tâches neuves. Entre ce

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qu’a ditun jeune Tunisien : « Nous, fils d'ouvriers et dépaysons, sommes plus forts que les criminels. »; et ce qu’a dit un jeune Égyptien : << A partir d’au­jourd’hui, 25 janvier, je prends en main les affaires de mon pays. »

4. Le peuple, le peuple seul,est le créateur de l’histoire universelleIl est très étonnant que dans notre Occident,

les gouvernements et les médias considèrent que les révoltés d’une place du Caire sont << le peuple égyptien ». Comment cela? Le peuple, le seul peuple raisonnable et légal, pour ces gens, n’est-il pas d’ordinaire réduit, soit à la majo­rité d’un sondage, soit à celle d’une élection? Comment se fait-il que, soudain, des centaines de milliers de révoltés soient représentatifs d’un peuple de quatre-vingts millions de gens ? C’est une leçon à ne pas oublier, que nous n’oublie­rons pas. Passé un certain seuil de détermina­tion, d’obstination et de courage, le peuple peut en effet concentrer son existence sur une place, une avenue, quelques usines, une université... C’est que le monde entier sera témoin de ce courage, et surtout des stupéfiantes créations qui l’accompagnent. Ces créations vaudront preuve qu’un peuple se tient là. Comme l’a dit fortement un manifestant égyptien : « Avant je regardais la télévision, maintenant c’est la télé­vision qui me regarde. » Dans la foulée d’un événement, le peuple se compose de ceux

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qui savent résoudre les problèmes que l’évé­nement leur pose. Ainsi de l’occupation d’une place : nourriture, couchage, garde, banderoles, prières, combats défensifs, de telle sorte que le lieu où tout se passe, le lieu qui fait symbole, soit gardé à son peuple, à tout prix. Problèmes qui, à l’échelle de centaines de milliers de gens venus de partout, paraissent insolubles, et d’au­tant plus que, sur cette place, l’État a disparu. Résoudre sans l’aide de l ’État des problèmes insolubles, c’est cela, le destin d’un événement. Et c’est ce qui fait qu’un peuple, soudain, et pour un temps indéterminé, existe, là où il a décidé de se rassembler.

5. Sans mouvement communiste,pas de communismeLe soulèvement populaire dont nous parlons

est manifestement sans parti, sans organisation hégémonique, sans dirigeant reconnu. Il sera toujours temps de mesurer si cette caractéris­tique est une force ou une faiblesse. C’est en tout cas ce qui fait qu’il a, sous une forme très pure, sans doute la plus pure depuis la Commune de Paris, tous les traits de ce qu’il faut appeler un communisme de mouvement. « Communisme » veut dire ici : création en commun du destin collectif. Ce « commun » a deux traits particu­liers. D’abord, il est générique, représentant, en un lieu, de l’humanité tout entière. Dans ce lieu, il y a toutes les sortes de gens dont un peuple

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se compose, toute parole est entendue, toute proposition examinée, toute difficulté traitée pour ce qu’elle est. Ensuite, il surmonte toutes les grandes contradictions dont l’État prétend que lui seul peut les gérer sans jamais les dépasser: entre intellectuels et manuels, entre hommes et femmes, entre pauvres et riches, entre musulmans et coptes, entre gens de la province et gens de la capitale... Des milliers de possibilités neuves, concernant ces contradic­tions, surgissent à tout instant, auxquelles FEtat- tout Etat - est entièrement aveugle. On voit des jeunes femmes médecins venues de province soigner les blessés, dormir au milieu d’un cercle de farouches jeunes hommes, et elles sont plus tranquilles qu’elles ne le furent jamais, elles savent que nul ne touchera un bout de leurs cheveux. On voit aussi bien une organisation d’ingénieurs s’adresser aux jeunes banlieusards pour les supplier de tenir la place, de protéger le mouvement par leur énergie au combat. On voit encore un rang de chrétiens faire le guet, debout, pour veiller sur les musulmans courbés dans leur prière. On voit les commer­çants nourrir les chômeurs et les pauvres. On voit chacun parler à ses voisins inconnus. On lit mille pancartes où la vie de chacun se mêle sans hiatus à la grande Histoire de tous. L’ensemble de ces situations, de ces inventions, consti­tuent le communisme de mouvement. Voici deux siècles que le problème politique unique

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est celui-ci : comment établir dans la durée les inventions du communisme de mouvement? Et l’unique énoncé réactionnaire demeurer « Cela est impossible, voire nuisible. Confions- nous à l’État. » Gloire aux peuples tunisiens et égyptiens qui nous rappellent au vrai et unique devoir politique: face à l’État, la fidélité orga­nisée au communisme de mouvement.

6. Nous ne voulons pas la guerre,mais nous n’en avons pas peurOn a partout parlé du calme pacifique des

manifestations gigantesques, et on a lié ce calme à l’idéal de démocratie élective qu’on prêtait au mouvement. Constatons cependant qu’il y a eu des morts par centaines, et qu’il y en a encore chaque jour. Dans bien des cas, ces morts ont été des combattants et des martyrs de l’initiative, puis de la protection du mouve­ment lui-même. Les lieux politiqaes^et symbo­liques du soulèvement ont dû être gardés*»au prix de combats féroces contre les miliciens, et les polices des régimes menacés. Et là, qui a payé de sa personne, sinon les jeunes issus des populations les plus pauvres ? Que les << classes moyennes », dont notre inespérée MAM a dit que l’aboutissement démocratique de la séquence en cours dépendait d’elles et d’elles seules, se souviennent qu’au moment crucial, la durée du soulèvement n’a été garantie que par l’engagement sans restriction de détachements

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populaires. La violence défensive est inévitable. Elle se poursuit du reste, dans des conditions difficiles, en Tunisie, après qu’on a renvoyé à leur misère les jeunes activistes provinciaux. Peut-on sérieusement penser que ces innom­brables initiatives et ces sacrifices cruels n’ont pour but fondamental que de conduire les gens à « choisir » entre Souleiman et El Baradei, comme chez nous on se résigne piteusement à arbitrer entre Sarkozy et Strauss-Kahn? Telle serait l’unique leçon de ce splendide épisode?

Non, mille fois non! Les peuples tunisiens et égyptiens nous disent: se soulever, construire le lieu public du communisme de mouvement, le défendre par tous les moyens en y inven­tant les étapes successives de l’action, tel est le réel de la politique populaire d’émancipation. Il n’y a certes pas que les Etats des pays arabes qui soient anti-populaires et, sur le fond, élections ou pas, illégitimes. Quel qu’en soit le devenir, les soulèvements tunisiens et égyptiens ont une signification universelle. Ils prescri­vent des possibilités neuves dont la valeur est internationale.

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P e t i t d ia l o g u e s u r l e t e m p s p r é se n t

(Texte paru dans Libération du 28 mars 2011,sous le titre « Un monde de bandits, dialoguephilosophique »)

- Vous admettez, me dit un jour mon ami le philosophe des rues, qu’aujourd’hui le prin­cipe de toutes choses, qui n’est plus discuté par aucun des puissants de ce monde, est le profit?

- J’admets, répliquais-je. Mais où voulez- vous en venir?

- Quelqu’un qui dit ouvertement : « Je n’existe que pour mon profit personnel, et je liquiderai mon ami de la veille s’il s’agit de garder ou augmenter mon train de vie », c’est ...?c ’est...? Allons, un effort...

- Un bandit. C’est une subjectivité de bandit.

- Excellent! s’exclame le philosophe des rues. Oui, notre monde est ouvertement un monde de bandits. H y a les bandits clandes­tins et les bandits officiels, mais ce n’est qu’une nuance.

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Annexes

— Convenons-en. Mais que tirez-vous de cette remarque?

- Que nous avons le droit de parler de tout ce qui se passe en nous servant d’images tirées du banditisme, dit le philosophe des rues d’un air rusé. Les parrains, les lieutenants, les petits caïds, les tueurs...

-Je voudrais bien voir ça! dis-je, très sceptique.

—Voyez ce qui se passe en ce moment: dans de nombreux territoires, les gens se rassemblent en masse, pacifiquement, pour dire jour et nuit la vérité, à savoir que ceux qui, depuis des décennies, les commandent, ne sont que des bandits. Le problème, c’est queces caïds locaux dont les gens rassemblés exigent le départ ont été installés, payés, armés, par les plus puissants des parrains, par les bandits supérieurs, les bandits raffinés : l’étasünien et ses lieutenants, les zeuropéens. Les territoires où les gens, se soulèvent ont pour ces suprêmes parrains un intérêt stratégique et les caïds locaux étaient les gardiens brutaux de cet intérêt supérieur. Que faire ? Contre les gens rassemblés et massés par millions, désarmés, mais qui parlent, qui savent ce qu’ils veulent et qui disent la vérité, les tueurs ne suffisent pas. L’étasunien et les zeuropéens sont même obligés de faire prdfil bas. Du bout des lèvres, ils approuvent la lessive populaire.

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- Mais dites-moi, dites-moi: serait-ce le début de la fin du banditisme planétaire qui nous tient lieu de monde ? dis-je, plein d’espoir, au philosophe des rues.

- Si les gens savent organiser au long cours Illumination qui est la leur dans l’événement, l’Histoire peut changer de direction. Mais les parrains civilisés ont trouvé un truc. Vous savez que, dans un coin de désert à pétrole, il y a tin petit caïd qui est là depuis quarante-deux ans.

- Ah! Le colonel! Mais il est mal parti lui aussi. Une partie du peuple réclame sa tête.

- Les choses ont commencé là-bas comme ailleurs, mais elles ont pris peu à peu un tour très différent. Des gens armés ont pris la direc­tion des événements. Ce ne sont plus de vastes rassemblements qui disent la vérité, mais des petits groupes qui se promènent en 4x4 en brandissant des mitraillettes, qui sont dirigés par un ex-lieutenant du petit parrain local, et qui traversent le désert à toute allure pour aller s’emparer de bourgades défendues par personne.

- Et bien entendu, dis-je, le chef local maffieux, le colonel hystérique, envoie ses tueurs contre eux. Mais en quoi cette situation est-elle une aubaine pour les grands parrains raffinés?

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- C’est là le coup de génie, s’exclame le philosophe des rues. Les étasuniens et les zeuro- péens vont se charger de liquider eux-mêmes le colonel du désert.

- Mais, dis-je, c’est très dangereux pour eux ! Π leur a rendu de grands services ! Il a fait sans broncher les plus sales besognes exigées par les zeuropéens. Il est intervenu de façon effrayante contre les ouvriers africains pauvres qui veulent venir en Europe en traversant son territoire. Il est devenu le concierge féroce de la douce maison européenne.

- On n’a rien sans rien, chez les bandits. Quand leurs intérêts sont en causes les grands parrains savent être sans pitié à l’égard de ceux qui les servaient hier. Civilisation oblige !

- Et quels sont leurs intérêts, alors, quand ils envoient leurs tueurs civilisés contre leur gros­sier protégé d’hier?

- Considérables. Premièrement, ils s’intro­duisent enfin dans le jeu politique des terri­toires où les gens, depuis des semaines, se rassemblent et disent le Vrai Ils étaient presque décomposés, les parrains, d’être hors jeu, spec­tateurs de leur propre désastre. Deuxièmement, ils rappellent à tout le monde que la force, c’est eux, et personne d’autre. Les authentiques

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tueurs, que tout le monde doit redouter, c’est eux. Troisièmement, ils font comme s’ils agissaient au nom du Droit, de la Justice, et même, n’hésitons pas, de la Fraternité et de la Liberté. Puisqu’ils viennent tuer le petit bandit local n’est-ce pas? Alors qu’il était leur client chéri N’est-ce pas de la grandeur d’âme, ça? Quatrièmement, ils espèrent qu’à grands coups de bombes, ils vont revenir au bon vieux temps où la seule distinction qui vaille est : ou bien vous êtes avec le monde tel qu’il est, ses lois inéga- litaires, ses élections insignifiantes, ses codes commerciaux, ses tueurs internationaux et le profit comme unique principe. C’est parfait! Ou bien vous êtes contre tous les parrains, tous les codes vermoulus, pour la fin du banditisme universel, et c’est très mauvais.

- Terrible. Comment alors expliquer que presque tout le monde approuve l’expédition de l’étasunien et de ses af&dés zeuropéens contre leur ex-associé le caïd du désert?

- La peur des masses, dit sombrement le philosophe des rues. Dans nos pays nantis, où l’oligarchie dominante a les moyens d’acheter d’innombrables clients directs ou indirects, on désire vivement que les puissants États- parrains, sous les noms coquets de « commu­nauté internationale » ou d’« organisation des nations unies », règlent les affaires. Voyez-vous,

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« nous » - je parle de notre « nous » public, élec­toral, médiatique - sommes trop corrompus. Notre principe demeure : « mon train de vie d’abord ». Nous ne nous résignons pas sérieu­sement à voir ce principe battu en brèche par les pouilleux du monde enfin rassemblés pour dire le Vrai.

- C’est comme ça, cher ami, que vous expli­quez que chez nous tant de gens, soudain, trouvent des mérites à nos dirigeants, hier encore partout conspués?

- Exactement. On a même ressorti, pour la circonstance, le Bavard de Haute Lignée. Il a déjà servi pour le dépeçage de la Yougoslavie à coups de bombardiers, autrefois. Il est un peu usé, mais il sert encore. À l’occasion.

- Qui toujours fait le larron.

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In tro d u ctio n .......... .....- ............................ _........ - .........—. 7

I. L e capitalisme aujourd’h u i .............. .............................15

Π. L ’émeute im m é d ia tc ...... .... ........................... ............... 29

TR. L ’ém eute l a t e n t e ................................... ..... ........... ......45

IV. L 5émeute h isto r iq u e ........ ............................................ 53

V..L ’émeute e t l O c c id e n t .... ........................................ - 69

V I. É m eute, événement vérité ............ .......... ................ 83

V U É vénem ent e t o rg a n isa tio n polittO ue ..................95

V m . Ét a t e t politiqu e: identité e t g é n é r ic it é ......107

IX* R écapitulation d o c t r in a l e ............................ 125

X . P our conclure, avec le poète ...»........ ........ ............141

A nnexes ........................ ................™_________ ____ _ 149

Tunisie, Egypte: la portée universelledes soulèvements populaires.. ............. ....-........................152

Petit dialogue sur le temps présent.......... ....... ...................163

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Achevé d’iînprimer en septembre 201 ï> sur les presses de la Nouvelle Imprimerie I-aballery,

Clamecy, France Numéro d’impression: 109068

Dépôt légal octobre 2011

îsbn 978-2-35526-081-0 ean 9782355260810

Nouvelles Editions lignes www.editions-lignes.com

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Page 169: Badiou Alain Le Reveil de l Histoire

Dans ce sixième volume de la série « Circonstances»,Alain Badiou examine en philosophe les derniers bouleversements du monde: révolutions arabes (Tunisie, Egypte), révoltes européennes (Espagne, Grande-Bretagne) et crise financière généralisée. C'est pour lui l'occasion de mettre à l'épreuve ses théories de l'événement et de l'idée communiste. Prenant le contre-pied du motif de la fin de l'Histoire qui a accompagné la chute du mur de Berlin, Alain Badiou réaffirme le caractère toujours neuf et enthousiasmant de la volonté d'émancipation dont témoigne exemplairement l'actuel « temps des émeutes ». Ce temps, qui annonce selon lui un « réveil de l'Histoire», il incombe maintenant à la philosophie de l'accompagner et de le penser.

« De même que les révolutions de 1848, au-delà de leurs échecs circonstanciels, ont sonné pour un siècle et demi le retour de la pensée et de l'action révolutionnaires/le même les soulèvements en cours dans le monde arabe, au-delà des replâtrages que va tenter de leur imposer la "commu­nauté internationale?sonnent, à l'échelle mondiale, le retour de la pensée et de l'action des politiques émancipatrices. »

« Une politique tient pour éternel ce que l'émeute a mis aujoursousla forme de l'existence d'un inexistant,etquiest le seul contenu d'un réveil de l'Histoire. »

Écrivain, philosophe, professeur émérite à ['École normale supérieure de la rue d'Ulm, Alain Badiou a notamment publié, chez le même éditeur, De quoi Sarkozy est-if le nom?, L'Hypothèse communiste et L'Idée du communisme (vol. I et 11, avec Slavoj Zizek).

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