Azouz Begag - Le Gone Du Chaâba

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  • Azouz BegagLe gone du Chaba

    roman

    ditions du Seuil

  • Zidouma fait une lessive ce matin. Elle s'est leve tt pour occuper le seul point d'eau du bidonville :une pompe manuelle qui tire de l'eau potable du Rhne, l'bomba (la pompe). Dans le petit bassin debriques rouges que Berthier avait conu pour arroser son jardin, elle tord, frotte et frappe sur le ciment delourds draps gonfls d'eau.Courbe quatre-vingt-dix degrs, elle savonne avec son saboune d'Marsaille, puis actionne une fois,

    deux fois la pompe pour tirer l'eau. Elle frotte nouveau, rince, tire l'eau, essore le linge de ses deux brasmuscls Elle n'en finit pas de rpter les oprations. Le temps passe. Elle sait bien qu'au Chaba il n'ya qu'un seul puits, mais son comportement indique une volont prcise. Elle tient prendre son temps,beaucoup de temps. Et que quelqu'un s'aventure lui faire la moindre remarque, il va comprendre sadouleur !Justement, ce quelqu'un attend quelques mtres. C'est la voisine de Zidouma qui habite dans le

    baraquement coll au sien. Des deux mains, elle tient un seau dans lequel s'amoncellent des draps sales,des vtements pour enfants, des torchons Elle patiente, elle patiente Zidouma, infatigable, ne daignemme pas tourner les yeux, bien qu'elle ait senti depuis quelques minutes dj une prsence dans son dosqui marque des signes d'nervement. Elle ralentit mme ses mouvements.Et la voisine patiente toujours, elle pati non, elle ne patiente plus. Laissant tomber son seau, elle

    charge, tel un bouc, sur sa rivale. Le choc est terrible. Les deux femmes s'empoignent dans des cris deguerre sortis du trfonds des gorges.Attires par l'agitation, les autres femmes sortent des baraques. L'une d'elles, qui appartient l'un des

    deux clans de la communaut, s'intercale entre les deux belligrantes pour apaiser les esprits. Soi-disantpour calmer la plus nerveuse, elle lui assne un revers de main terrible sur la joue droite. Il n'en faut pasplus ma mre pour qu'elle se jette dans la mle. M'abandonnant mon caf au lait, elle met enmouvement sa solide ossature en maugrant.Je ne tente pas de la retenir. On ne retient pas un rhinocros en mouvement. Je finis mon breuvage la

    hte pour aller assister au pugilat. Je ne sais pourquoi, j'aime bien m'asseoir sur les marches d'escalier dela maison et jouir des scnes qui se jouent devant l'bomba et le baissaine (le bassin). C'est si trange devoir des femmes se battre. Clan contre clan, derrire les tnors du Chaba, ma mre et ma tante Zidouma, les femmes

    s'empoisonnent la vie. Qu'Allah te crve les yeux souhaite l'une. J'espre que ta baraque va brler cette nuit, chienne, et que la mort t'emporte pendant ton sommeil,

    rtorque l'autre.Je ne savais pas que les femmes possdaient de telles ressources. Mme ma mre elle n'est pas la

    dernire au classement. chaque fois que la guerre clate, elles se dchirent la peau et les binouars,elles s'arrachent les scalps, elles jettent dans la boue du jardin les draps et le linge tout juste lavs,raclent le fond de leur gorge pour sortir leur mpris le plus expressif et le plus color ; elles se lancentmme des mauvais sorts. J'aime bien ce thtre. Un jour mme, j'ai vu Zidouma qui faisait un drle degeste avec sa main en disant une autre femme qui appartient au clan de ma mre : Tiens ! Prends-le celui-l.Elle montrait sa main droite, dont tous les doigts taient tendus sauf le majeur, redress la

    perpendiculaire. L'autre a injuri comme un dmon avant l'hystrie totale. Elle a relev sa robe avec samain gauche, a lgrement inclin son corps vers l'arrire, puis, de la main droite, a baiss sa culotteblanche, format gant. Son sexe nu, entirement recouvert par sa main, lui servait d'argument pour labataille des nerfs.J'ai trouv cette crmonie trange. Mais l'actrice, en croisant des yeux mon regard explorateur, a cach

    son jeu. J'ai rougi sans savoir pourquoi.

  • L'bomba n'est qu'un prtexte. Aucune des femmes ne travaille en ralit et, de l'aube au crpuscule et ducrpuscule l'aube, elles sont scelles aux tles ondules et aux planches du bidonville. Pour lenettoyage de la cour, du jardin, des WC, le tour de rle est peu respect. Les nerfs flanchent facilement.Aprs chaque altercation, les femmes esprent pouvoir se dtester jusqu' la fin de leur vie, mais,

    inexorablement, la lumire du jour du lendemain teint les braises de la veille. Rien ne change parrapport hier les baraques sont toujours plantes la mme place, personne ne dmnage. Le point d'eauest toujours unique dans l'oasis.Au Chaba, on ne peut pas se har plus de quelques heures. D'ailleurs, depuis les meutes qui se sont

    droules devant l'bomba, les femmes disposent en permanence de bidons d'eau dans leur baraque. Ellesfont leur lessive dans une bassine.Le soir, quand les hommes rentrent du travail, aucun cho ne leur parvient des incidents qui se

    produisent pendant leur absence du Chaba. Les femmes tiennent leur langue, car elles se disent qu'endpit des conditions de vie difficiles elles ne gagneront rien semer la discorde entre les hommes. Vu du haut du remblai qui le surplombe ou bien lorsqu'on franchit la grande porte en bois de l'entre

    principale, on se croirait dans une menuiserie. Des baraquements ont pouss ct jardin, en face de lamaison. La grande alle centrale, moiti cimente, cahoteuse, spare prsent deux gigantesques tas detles et de planches qui pendent et s'enfuient dans tous les sens. Au bout de l'alle, la gurite des WCsemble bien isole. La maison de bton d'origine, celle dans laquelle j'habite, ne parvient plus mergerde cette gomtrie dsordonne. Les baraquements s'agglutinent, s'agrippent les uns aux autres, tout autourd'elle. Un coup de vent brutal pourrait tout balayer d'une seule gifle. Cette masse informe s'harmoniseparfaitement aux remblais qui l'encerclent.Bouzid a fini sa journe de travail. Comme l'accoutume, il s'assied sur sa marche d'escalier, sort de

    sa poche une bote de chemma, la prend dans le creux de sa main gauche et l'ouvre. Avec trois doigts, ilramasse une boulette de tabac priser, la malaxe pendant un moment et, ouvrant la bouche comme s'iltait chez le dentiste, fourgue sa chique entre ses molaires et sa joue. Il referme la bouche et la bote, puisbalaie de son regard interrogateur l'amoncellement de huttes qu'il a laisses s'riger l. Comment refuserl'hospitalit tous ces proches d'El-Ouricia qui ont fui la misre algrienne ? Il y a peu de temps les hommes du Chaba ont creus un norme trou dans le jardin destin recevoir un

    gros bidon de fuel domestique, ouvert une extrmit. Autour de cette cuve, un abri en planches a tdifi. Le bidonville a maintenant son installation sanitaire.Aujourd'hui, la cuve a dbord. Bouzid, perplexe devant l'ruption nausabonde, maudit haute voix les

    maladroits qui laissent tomber leur surplus sur les marchepieds en bois. Ce n'est pas la premire fois qu'ilconstate un tel laisser-couler. Des mouches vertes et bruyantes, grosses comme des moineaux, envahissentla cabane en chantant. Bouzid et son frre Sad enroulent des morceaux de chiffon autour de leurs mains,passent des mouchoirs sur leur nez et leur bouche, qu'ils nouent derrire la tte. grand-peine, ilssoulvent l'horrible cuve. Derrire les mouchoirs, les visages se crispent. Accompagns des colonies demouches, ils se dirigent vers le remblai pour la dverser dans un autre trou. Sur leur passage, les gaminss'exercent jeter des pierres dans la mare de lave encore chaude. De retour, ils creusent un nouveau troudans un coin encore vierge du jardin. Les mouches-moineaux attendent de nouveau matire jouissance. 6 heures, le Chaba est dj noy dans l'obscurit. Dans les baraques, les gens ont allum les lampes

    ptrole. Une nouvelle nuit commence. Mon frre Moustaf est allong sur le lit des parents, absorb parun Blek le Roc. Acha, Zohra et Fatia vaquent la cuisine avec ma mre. Au menu de ce soir : poivronsgrills sur le feu de la cuisinire. La fume a dj envahi toutes les pices. J'coute le hit-parade laradio. Et je sens progressivement que, si j'allais aux WC, a ne me ferait pas de mal. Mais il faut rsister,

  • il le faut. Retiens ton souffle. Allez, un effort ! a passe. Non, a revient. Rsiste. Il le faut. Pourquoi ?Lorsqu'il fait noir, je sais qu'il ne faut pas aller aux toilettes, a porte malheur, et puis c'est l que l'ontrouve les djoun, les esprits malins. Ma mre m'a dit qu'ils adorent les endroits sales. Il ne faut pas quej'aille l-bas maintenant. Non, je n'ai pas peur, mais on ne joue pas avec des croyances comme celle-l.Avec mes deux mains, je serre vigoureusement mon ventre pour faire un garrot mes intestins. Trop tard.Le barrage cde. Je regarde autour de moi, implorant du regard une me comprhensive qui pourraitm'accompagner. C'est peine perdue. Moustaf va encore me narguer comme son habitude. Et les filles ?Les filles non, je ne peux pas leur demander un tel service. Pas des femmes. Tant pis, je suis seul.Dans mes conduites, c'est la panique. La dernire vanne va elle aussi craquer sous la pression. La lampelectrique ? O est la lampe lectrique ? Zohra ! O est l'lamba ? lanai-je d'une voix trbuchante.Laisse tomber la lampe, le temps presse. Je sors. En une fraction de seconde, je parcours les quelques

    mtres qui sparent la maison des bitelma. Mon pantalon est dj tomb en accordon sur mes sandales.Je tire la lourde porte en bois qui a l'air de trs mal supporter ses charnires. Personne ne s'est manifest.L'antre est donc libre.Dans une obscurit peu prs totale, je m'accroupis au-dessus de la cuve. Ma chaussure gauche a cras

    les restes d'un maladroit. Qu' cela ne tienne, mon esprit s'apaise. Le fleuve peut s'couler en toutequitude. Je pousse malgr tout comme un forcen sur mon ventre pour hter la besogne.Soudain, un bruit plus perceptible que tous les autres, qui me font sans cesse sursauter depuis quelques

    minutes, dchire le silence nocturne du Chaba. Affoles, mes oreilles se dressent. Le bruit rgulier seprcise et s'amplifie. Des pas Oui, ce sont des pas. Ils se rapprochent de moi. Un frisson m'envahit etfait craqueler ma peau. La porte, que je n'ai pas ferme pour pouvoir bondir dehors en cas d'attaque desdjoun, s'ouvre brutalement. Aussitt, je porte les mains mon pantalon pour le relever sans penser direle rituel : Y a quelqu'un ! Une ombre esquisse un geste rapide. Un liquide tide me noie le visage,inonde ma bouche. a sent la pisse. C'est de la pisse ! Je pousse un cri touff. Ali, mon oncle, vient deme vider son pot de chambre en pleine face. Aussi surpris que moi, il m'aide me relever sans mme quej'aie le temps de prononcer le moindre mot. Il rit pleines dents tandis que je tente d'essorer ma chemisedgoulinante. Il me porte l'intrieur de la maison. Moustaf saute du lit, inquiet. Ma mre et mes sursaccourent, affoles. Ali les rassure et chacun s'abandonne au rire. La bouche bante, les yeux ronds etluisants telles des perles, ma mre met en branle toute sa rondeur de femme maghrbine. Enfin, lorsqueles secousses de son corps se sont apaises, elle tire de derrire la cuisinire la grosse bassine verte etcaille qui sert de baignoire notre famille. Avec un gant de crin, elle frotte vigoureusement mon corps.Dans la cuisine, Acha remet de l'eau bouillir.Maintenant, je sais deux choses. Premirement, il ne faut plus aller aux WC la nuit. Deuximement, il est

    prfrable pour un homme comme moi de sortir de l'enceinte des baraquements pour trouver un cointranquille. La rgion offre de nombreux sites naturels, et d'ailleurs, au Chaba, seules les femmes utilisentles WC intrieurs. Les hommes vont se cacher derrire les buissons ou bien entre deux peupliers.Rgulirement, j'en vois s'enfoncer discrtement dans la fort tenant la main une bote de conserve enfer-blanc pleine d'eau. Chez nous, on garde le papier pour faire du feu.Ma mre finit de me frictionner avec de l'eau d'colonne, celle qu'elle dissimule jalousement dans

    l'armoire, pour n'en user qu' l'occasion des grands vnements. Pour cette fois, urgence oblige. Enrouldans une couverture, elle me porte dans ses bras et me dpose sur le grand lit, ct de Moustaf qui arepris sa lecture. Avant de retourner la cuisine, sa tte fait une rotation brutale du ct de la fentre.Elle vient d'entendre la voix grave de son mari. C'est un signe. chaque fois que Bouzid rentre lamaison avec un invit sans que sa femme ait t avertie, il parle fort pour qu'elle ait le temps de prparerl'accueil. Alors, Messaouda enregistre le message. Elle s'empare de la bassine pleine d'eau sale et laglisse sans mnagement sous le lit ; elle range les chaises sous la table en tant son tablier et en rajustant

  • les normes taies d'oreillers brodes main qui ornent le lit. Elle s'apprte ouvrir la porte aux deuxhommes. Je la questionne sur l'invit que le pre amne si tard dans la nuit. C'est Berthier, me dit-elle, l'ancien propritaire de la maison. Les deux hommes ont veill tard dans la nuit, ressassant dans des clats de rire bruyants les souvenirs de

    leur premire rencontre dans l'entreprise de maonnerie de la rue Grand-Bandit (Garibaldi). J'ai coutmalgr moi tous les dtails de leur histoire, impressionn par la capacit du Franais comprendre ettraduire les paroles de mon pre. Dieu que la nuit a t courte ! Me suis-je lav le visage, ce matin ? Ai-je au moins pass mon pantalon ? Je porte les mains sur mes

    cuisses. Tout est en ordre, je ne suis pas sorti nu. Je peux continuer marcher sur le chemin de l'cole,avec les gones du Chaba.Et mon pre qui s'est rveill 5 heures ce matin ! A-t-il pu guider sa Mobylette jusqu' son chantier ?

    Pourquoi n'a-t-il pas fait comprendre au vieux Berthier que lui travaillait toujours, qu'il avait besoin desommeil, qu'il voulait qu'il s'enAh ! sacro-saintes lois de l'hospitalit !Pendant que je plains mon pauvre pre, Rabah passe devant moi, en courant. Halte ! Arrtez-vous tous ! J'ai un truc vous montrer.Le convoi stoppe. Vous savez pas comment on fait pour embrasser une femme ?La foule, peu experte en la matire, reste muette, tandis que Moustaf tente de ragir, sans conviction : Moi je sais. On se touche les bouches. Non, c'est pas a, rtorque le cousin. Y a que moi qui sais. Vous voulez le savoir ?Aucune raction. Vous voulez pas le savoir ? Eh ben, vous l'saurez pas !Il fait quelques pas en avant et nous fait face nouveau. J'vais vous le dire quand mme. Eh ben, on ouvre la bouche et on met la langue dans la bouche de la

    femme ! Voil !Aucune raction. On se touche les langues, quoi ! C'est pas dur. On fait comme a.Ouvrant les bras comme s'il tenait une femme, il penche la tte droite et, de sa bouche fine, il sort une

    langue pointue et lui fait faire des grimaces dans tous les sens.Quelle trange pratique ! Ils sont vraiment fous ces Romains. Heureusement qu'ils ne chiquent pas les

    boulettes de chemma. Le cours de Rabah a fig tout le monde. Le moniteur a senti la perplexit del'auditoire, alors il s'approche de Sada pour passer aux travaux dirigs. Bouge pas, Sada. On va leur montrer comment les Franais s'embrassent.Surprise, puis droute, elle fait une volte-face instantane, abandonne son cartable dans un buisson et

    s'enfuit, les jambes son cou, chez elle. Je n'ai pas compris ce qui s'est pass, mais je ris pleines dentsen regardant Rabah s'esclaffer.Le convoi redmarre.Sada est loin maintenant, mais elle se retourne quand mme et, les deux mains colles la bouche en

    haut-parleur, elle menace : Salaud ! Je vais tout rapporter ton pre et ta mre.Le cousin redouble de rire. Et tout le monde rit. La fatigue de la mauvaise nuit a presque disparu. Rabah

    se rapproche alors de mon frre. Tu savais pas, toi, comment on embrasse une femme ?! Non. Et toi, qui c'est qui te l'a dit ?

  • Au march C'est au march que j'ai appris a. Et pis d'abord, y a pas que a. Pourquoi tu viens pastravailler avec moi les jeudis et les dimanches matin ? Mon pre, y veut pas qu'on aille travailler au march Tu t'en fous de ton pre. Moi j'ai rien demand chez moi ! Ouais, mais chez toi c'est pas pareil que chez moi Tu fais ce que tu veux. Mais si tu veux gagner des ronds et apprendre embrasser les femmes sur

    la bouche avec la langue, tu devrais venir. Au march de Villeurbanne, o il allait souvent flner ces derniers jours, Rabah a trouv du travail chez

    un patron. Il installe son talage, charge et dcharge la marchandise de la voiture et, parfois, vend aveclui. Combien tu gagnes ? questionne Moustaf. 1 franc 50 par matine sans compter les fruits et les lgumes qu'il me donne la fin du march,

    ceux qui sont pourris et qu'il n'a pas pu vendre mais ils sont pas pourris. Moi je les ramne lamaison.Moustaf le sait bien. Combien de fois dj a-t-il vu son cousin rentrer au Chaba, les bras encombrs de

    sacs de fruits et lgumes, faire le tour des baraques et distribuer ici et l bananes, pommes de terre,mirabelles, oignons ? Ma mre, elle aime pas quand je donne de la marchandise tout le monde. Elle dit qu'il faut tout

    garder la maison, pour nous. Mais il y en a trop, et il faut manger tout de suite, autrement a s'abme,dit-il.Zidouma n'apprcie pas le trop-plein de gnrosit dont fait preuve son fils an. Elle a dj tent de

    freiner cette imptuosit, en vain.Moustaf ne dit plus rien. Il est pensif.Depuis quelques jours, l'activit lucrative de Rabah a fait natre des ides nouvelles auprs des mres

    de famille. Des pices de monnaie et des fruits et lgumes, mme trop cuits, valent mieux que desupporter les gones du Chaba pendant toute une matine. la maison, ma mre ne parle plus que de marchs. Elle veut faire de nous des commerants tout prix. Vous n'avez pas honte, fainants ? Regardez Rabah : lui au moins il rapporte de l'argent et des

    lgumes chez lui. Et vous, qu'est-ce que vous m'apportez lorsque vous restez colls mon binouar toute lajourne ? Que du moufissa (mauvais sang) Oh Allah ! pourquoi m'as-tu donn des idiots pareils ?gmit-elle longueur de journe.L'ide de vendre des olives les jours o il n'y a pas d'cole ne m'enthousiasme pas du tout. D'ailleurs,

    mon pre nous a dj interdit d'aller travailler au march. Il a dit : Je prfre que vous travailliez l'cole. Moi je vais l'usine pour vous, je me crverai s'il le faut,

    mais je ne veux pas que vous soyez ce que je suis, un pauvre travailleur. Si vous manquez d'argent, jevous en donnerai, mais je ne veux pas entendre parler de march.J'tais entirement d'accord avec lui.Avant que je m'enfouisse sous ma couverture, Moustaf est venu me voir. Demain matin, tu viendras avec moi, on ira au march avec Rabah et ses frres. Elle a raison, la

    maman, y a pas de raison qu'on ne travaille pas, nous aussi. Moi j'ai pas envie d'y aller ! T'as pas envie d'y aller t'as pas envie d'y aller Tu te prends pour un bb, peut-tre ? Tu

    viendras avec moi et c'est tout.Sur cette dernire invitation, il retourne dans son lit. Bien dcid rester sur ma position, je ne tarde

    pas m'endormir.

  • Allez, rveille-toi. C'est 6 heures !Non, ce n'est pas un cauchemar. Moustaf est bien en train de m'envoyer de grandes tapes sur l'paule. Il

    me dcouvre entirement et rejette ma chaude couverture mes pieds. Je n'ai pas la force de rsister cette torture et, plutt que de continuer subir ses assauts, je prfre me lever sans dire un mot. Un coupd'il sur le rveil : 6 heures moins cinq. C'est bien la premire fois que je subis un tel affront. Ma mrenous a dj prpar du caf au lait et des grains de couscous que je verse machinalement dans mon bol. Jen'ai gure le temps d'apprcier mon petit djeuner favori.Elle est fire de nous et nous encourage : C'est comme a qu'il faut faire, mes enfants. Montrez que les fils de Bouzid sont dbrouillards, eux

    aussi.Heureusement qu'il y a la vogue, les manges, les barbes papa que je vais pouvoir m'envoyer au

    palais Sinon, je n'aurais jamais pris mon petit djeuner si tt !6 heures et quart. J'ai juste eu le temps de me passer un peu d'eau sur le visage qu'il faut dj sortir. Le

    jour commence peine pointer le bout de son nez. L'air est frais et glace trs vite ma peau fine etfragile. Sur le boulevard de ceinture, de l'autre ct du jardin, des nons orange clairent la voie auxrares voitures qui circulent. travers les planches de quelques baraques, de minces filets de lumire filtrent. Les hommes se

    prparent la journe de travail. Mais qu'est-ce que vous foutez ? Il est dj 6 h 20, nous lance Rabah qui attend devant notre porte

    avec ses deux frres.Mme Hacne est l, debout sur ses jambes mais les yeux ferms. Il a d sortir de son lit cause des

    coups de balai de sa mre mais il n'est pas encore sorti de son sommeil.Nos mres ont certainement d se concerter hier soir. Allez, on y va, commande Rabah. Et Ali ? intervient Moustaf, il voulait venir aussi. Tant pis pour lui. Nous, on part, conclut Rabah.Tant pis pour lui. Ali ne fera pas partie de la bande des nouveaux riches. Les travailleurs-commerants

    dmarrent.Aprs avoir long le remblai o l'herbe et les buissons plient encore sous le poids de la rose, nous

    nous engageons dans l'avenue Monin qui spare ici et l des villas. travers leurs volets clos, aucunelueur ne perce. Tout le monde dort, ici.Rabah tire de sa poche un paquet de cigarettes et en coince une entre ses lvres. Je ne savais pas qu'il

    fumait. Il explique la dmarche suivre lorsque nous arriverons sur le lieu d'embauche. Vous attendez qu'un marchand arrive une place avec sa camionnette. Ds qu'il commence installer

    ses talages, vous allez vers lui et vous lui dites : Y a d'l'embauche, m'sieur, s'il vous plat ? C'estsimple. Y a d'l'embauche, m'sieur, s'il vous plat ? En voil une phrase ridicule. Je ne me sens pas assez

    d'audace pour prononcer de tels mots.7 heures moins le quart. Nous arrivons sur la place du march. Nous avons march trs vite pour arriver

    avant les patrons et, d'ailleurs, quelques-uns sont dj pied d'uvre devant leur talage. D'autress'activent monter leurs trteaux.Nous sommes tous groups au milieu de la place, les yeux braqus comme des projecteurs sur tous les

    vhicules qui s'approchent. Rabah aperoit son patron, court le saluer et revient quelques minutes versnous pour nous encourager. Qu'est-ce que vous attendez ? Il faut aller demander C'est pas eux qui vont venir vous chercher,

    dit-il en ayant l'air de nous plaindre. l'un de ses frres, qu'il pousse par l'paule :

  • Tiens, toi, va demander au gros l bas. Il s'excute. Nous observons tous la manuvre, attentifs,anxieux. a marche. Un de plac.Finalement, tous les autres ont trouv du travail. Je me retrouve seul au milieu de la place, grelottant de

    froid et d'angoisse. J'ai honte de dire : Y a d'l'embauche, m'sieur, s'il vous plat ? Les minutes dfilentet maintenant les marchands arrivent de toutes parts, noircissant les espaces libres de l'chiquier de fruitset lgumes.L-bas, sur la gauche, je regarde Moustaf dcharger des cagettes de poires d'une 2 CV camionnette. J'ai

    envie de pleurer. Avec le bras et les yeux, il me fait signe de m'activer le train. Que faire ? Rentrer auChaba et refaire un petit djeuner avec respect ? Non. Ma mre n'apprciera pas.Je m'approche vers un couple de vieux qui courbent l'chine sous le poids de leurs cartons. J'ouvre la

    bouche : Y a d'l'embauche, m'sieur, s'il vous plat ? Non, merci mon p'tit. On est dj deux, c'est suffisant, me rpond l'homme sans se retourner.chec cuisant. Rouge de honte, je retourne vers Moustaf pour lui signifier que je n'ai plus envie de

    demander d'l'embauche. Il refuse ma dmission et me dsigne aussitt un autre marchand qui dcharge savoiture. Tiens, regarde-le, lui, l-bas. Tu vois bien qu'il est tout seul. Allez, vas-y. Du courage, bon Dieu !

    Autrement il va tre trop tard, bientt. Allez, cours. Respire un bon coup !Je m'approche petits pas de l'homme qui vient d'arriver. Il est en retard et fait des gestes trs rapides,

    sans me voir. J'essaie de me mettre sa porte et lui lance mon mot de passe rituel. Il tourne la tte dansma direction, une ou deux secondes, et se replonge dans sa besogne. Enfin, il parle : C'est trop tard, bonhomme, j'ai bientt fini pour aujourd'hui. Regarde, je n'ai plus que quelques

    cagettes dcharger Mais repasse midi, si tu veux. midi ? D'accord Merci beaucoup, m'sieur. Merci beaucoup. Je serai l midi.Rsign, je cours annoncer les clauses de mon contrat Moustaf qui travaille maintenant d'arrache-pied.

    Je lui demande l'autorisation de rentrer la maison en attendant midi, mais il me dit que c'est trop loin : Tu vas rester par l et attendre midi. a ne sert rien de rentrer au Chaba puisque tu vas revenir. Bon, alors je vais faire un tour dans le march.Les mains plonges dans les poches, mon col droul jusqu'au menton, je dambule entre les talages

    recouverts de parasols multiformes, qui prsentent dans un dsordre organis une varit impressionnantede fruits et lgumes colorant la place du march d'une dominante vert et jaune. Le marchand de pain et lemarchand de jouets sont cte cte.Plus loin, le poissonnier ajoute son haleine aux fortes odeurs que dgage son gagne-pain. Autour de lui,

    de nombreuses femmes se pressent. Je remonte mon col roul au-dessus de mon nez pour chapper auxvapeurs du poisson, et poursuis mon chemin en me frayant difficilement un passage travers les sacs, leschariots et les chiens en laisse.Tiens ! Hacne le dormeur, derrire son stand. Ses yeux sont vifs prsent. Il sourit en me voyant, sans

    oser m'adresser le moindre mot, sans doute cause de son patron. Je lui rends son sourire. Quelquesmtres plus loin, je devine la voix de Rabah, plus puissante que toutes les autres : Achetez mes mirabelles, vous aurez les cuisses bien belles ! Achtez mes mirabelles !C'est son employeur qui lui commande de crier cette phrase trange. Je m'approche de lui pour lui

    apprendre ma dception. Mais y en a un qui m'a dit de revenir midi. coute. Regarde ct, sur ma droite. Tu vois la petite vieille qui vend des salades : la semaine

    dernire, elle avait un jeune avec elle qui n'est pas revenu aujourd'hui. T'as qu' y aller, elle te prendrasrement.La petite vieille est effectivement bien vieille et ses jambes ne parviennent plus la traner. Mme son

  • tablier semble trop lourd pour elle. Elle accepte de m'embaucher immdiatement mais une condition : Je peux te donner 50 centimes seulement. D'accord, m'dame ! lui dis-je de ma voix la plus douce, trop heureux de trouver un employeur.On ne fait pas la fine bouche pour son premier emploi.Jusqu' midi, l'heure de la fin du march, la pauvre petite dame n'a vendu que la moiti de son stock de

    salades. Ce n'est pas pour autant qu'elle m'en a offert ! Je l'ai aide plier son tal et remettre lamarchandise dans sa voiture. Lorsque nous avons fini, elle m'a tendu au creux de sa main use troispices qui faisaient 50 centimes. J'ai peine os les accepter.J'ai rejoint Moustaf et les autres. Ils m'ont nargu tout au long du retour au Chaba avec ma vieille des

    salades 50 centimes. J'tais riche, et c'est surtout cela qui importait. Le jeudi suivant, je suis retourn sans conviction au march. J'ai retrouv ma vieille des salades 50

    centimes et elle n'avait pas augment le niveau de ses salaires.Aujourd'hui, j'ai dit non. Un non tellement catgorique que Moustaf a senti qu'il ne pourrait pas me

    bouger du lit. Alors il est parti sans moi avec les autres travailleurs et j'ai poursuivi ma douce nuit.8 heures. Depuis des minutes interminables, ma mre ne cesse de s'agiter dans les quatre coins de la

    pice, encombre d'un balai, de chiffons, d'ponges, de bidons pleins d'eau. Elle grommelle. Je me lve,aid par un rayon de lumire qui chauffe le lino de la chambre.Mon petit djeuner n'est pas prt, mais je ne m'en plains pas. Je me prpare sur la cuisinire un

    plantureux couscous-caf au lait. Ma mre me bouscule en infiltrant son balai entre mes jambes. Pousse-toi ! Ah ! mais qu'est-ce que tu fais toujours fourr dans mes pattes ?J'ai compris. Elle n'a pas apprci mon abandon de poste au march. Il vaut mieux que j'aille finir ma

    pte sur le perron de la cuisine. D'ailleurs, il fait beau. Un petit djeuner sur la terrasse ensoleille pourcommencer la dure journe de repos qui s'annonce ne fera de mal personne. C'est a ! Va donc manger dehors avec la chvre et les lapins ! Eux, au moins, ils servent quelque

    choseEn guise de rponse, je sors ma grosse langue de sa cachette et la dirige dans sa direction, pointue,

    odieuse, effronte, en poussant un beuglement. Fils de dmon ! me lance-t-elle en jetant sa serpillire souille l'endroit o je me tiens. Je vais dire Abbou que tu as dit que c'tait un dmon, quand il rentrera.Elle rugit de plus belle. Ah ! Satan, tu ne l'emporteras pas au paradis ! Srement pas ! Finiane ! Oui. Fainant et fier de l'tre. Et d'abord, je vais dire Abbou que tu veux nous envoyer au march.Je lui pousse un blement.Tandis qu'elle se remet son uvre, traumatise par ma menace, je laisse mon bol sur le rebord de la

    fentre et sors vers le remblai. Je me sens bien.Je pose mon sant sur un amas de briques rouges qui servent habituellement d'enclume, laisse aller mon

    dos contre le mur du jardin. Mon regard s'enfuit dans l'immense bois qui spare le Chaba des rives duRhne. a vaut largement une matine de salades 50 centimes. Salut, Azouz ! T'es dj rveill ? interroge Hacne, l'un des frres de Rabah. Non. Je dors encore. Et toi, t'es pas all au march avec ton frre ? Non !Avec sa manche, il essaie de freiner une coule de lave gluante qui s'chappe de son nez. L. a y est.

    L'hmorragie nasale arrte, il poursuit : La dernire fois, mon patron m'a dit qu'il n'avait plus besoin de moi. Je crois que c'est parce qu'il m'a

  • vu voler cette cagette de fruits. Qu'est-ce qu'on fait ? On va dans la fort ?Enjambant les barbels, nous nous engouffrons au milieu des arbres dix fois plus hauts que nos

    baraques, touffus encore plus que nos cheveux. Encore qu'Hacne a plutt la tte d'un Gaouri avec sachevelure claire et ses yeux bleuts

    Des lianes pendent aux cimes, s'enroulent autour des troncs et viennent mourir sur le sol gonfl par lesracines.

    Mon quipier se baisse, en brise un bout et le porte sa bouche. De sa poche, il tire un grattoir, uneallumette, allume sa tige et aspire comme s'il tait essouffl. Le bois rougit la pointe.

    Tiens, fume ! Non. J'en veux pas. Gote, au moins. Non, j'te dis. Laisse-moi, avec ton bois fumant !Nous poursuivons notre chemin, abandonnant sur nos traces l'odeur de fume des lianes. a pue, ton bois. T'as pas intrt de fumer a dans la cabane !Assise sagement dans l'entrejambe d'un puissant chne, la cabane est toujours l malgr son apparence

    frle.Les jours sans cole, j'y passe des heures entires, avec les autres gones. Les filles sont venues une fois

    pour faire le mnage, mais quand elles ont compris qu'on voulait jouer au papa et la maman, elles ontrefus de s'allonger sur les cartons. Depuis, dans la cabane, nous ne faisons plus rien. Nous parlonsseulement, des heures durant, mais on y est bien.

    Dans leur hutte eux, nos parents ne s'inquitent pas pendant ce temps. D'ailleurs, je suggre Hacne : Et si on allait chercher nos affaires pour rester l aujourd'hui ?Il acquiesce et nous retournons d'un pas rapide au Chaba.Dans la maison, ma mre n'a pas fini de briquer. Elle a oubli mon geste langue-oureux de tout l'heure.

    Je me glisse dans la cuisine, sans oublier, avant, de nettoyer mes chaussures boueuses sur la serpillirepose par terre, et j'ouvre la porte du placard. J'enroule mon casse-crote dans un morceau de papierjournal et l'attache ma ceinture. L'ide de manger des herbes et des racines pour faire authentique nem'enthousiasme gure, alors j'ai pris trois morceaux de sucre et de la mie de pain en grande quantit.

    Je rejoins Hacne l'ore de la fort. Sa mre, en guise de casse-crote, lui a envoy ses cinq doigtscharnus sur la joue, en le traitant de bouariane (bon rien). Je le rassure :

    midi, on partagera mes sucres, et puis on va chasser. Tu verras, on ne mourra pas de faim. Assis entailleur l'intrieur de la cabane, il me fait la conversation, tandis que je fabrique des flches avec dubois vert au bout duquel je fixe les plumes que j'ai rcupres sur les porte-plume l'cole.

    Nous sommes prts pour la chasse, arcs en bandoulire. On va d'abord manger le casse-crote ! On ne sait jamais au cas o on ne chope rien la chasse.Il parat rassur. chaque fois qu'il plante ses dents dans le sucre pour le briser, c'est comme s'il

    s'acharnait sur la carcasse d'un sanglier tout juste abattu dans la fort sauvage. Je l'imite.Quelques minutes aprs, prenant garde ne pas marcher sur le bois mort, nous glissons entre les arbres

    et les buissons la recherche de gibier.Au bout de quelques pas, Hacne perd patience : Y a rien par ici. Je vais rentrer la maison. Non, attends encore. Et puis d'abord tu fais trop de bruit. C'est pour a que les animaux sont partis.Nous ne voyons toujours pas grand-chose mettre en joue. Pas de lapins, de sangliers, de renards, de

    biches ; seulement de paisibles oiseaux que nos accoutrements font certainement rire. Regarde, l un pigeon !J'observe en ouvrant grand les yeux. Je m'exaspre devant l'ignorance de mon collgue chasseur :

  • C'est pas un pigeon, c'est un rouge-gorge. Faut pas tuer ces oiseaux, y sont pas bons manger.Nous parvenons une clairire baigne par un rayon de soleil qui transperce l'paisse chevelure des

    arbres. Bon, maintenant on va cacher nos armes dans ce buisson et on va chasser avec le tamis.Perplexe, il me regarde uvrer. Je construis la hte un rectangle avec quatre morceaux de bois et le

    recouvre avec un filet. Je fais reposer le systme sur un des petits cts et, l'autre extrmit, je lemaintiens en l'air avec un bout de bois qui s'appuie sur le sol. C'est comme une gueule ouverte que jepeux refermer grce une longue corde attache au petit bout de bois qui maintient le pige ouvert.La prison est prte l'accueil.J'parpille les miettes de pain que j'ai pargnes, au centre, pour attirer les oiseaux.Cach derrire un norme chne quelques mtres, la cordelette dans la main, j'attends qu'un amateur de

    mie de pain se prsente.Hacne jubile en apercevant un chardonneret picorer mon aubaine. Je lui commande, d'un signe, de

    contenir son ardeur. L'oiseau est prsent en plein centre du tamis. Je tire brusquement sur la corde :termin ! Nous courons vers le pige. L'oiseau ne boude pas, surpris. Il faut maintenant relever le tamis etsaisir l'animal pleine main. Je propose : Moi je vais lever le pige et toi tu empoigneras l'oiseau. T'es pas fou ! On va faire le contraire, se dfend-il. T'as peur ! Toi aussi. Bon alors laisse tomber, je vais le prendre tout seul l'oiseau. Mais quand il sera cuit, tu mangeras les

    plumes et les pattes, d'accord ?Il reste muet. Mes mains tremblent lorsque je soulve le tamis et, dans un bruissement d'ailes qui me fait

    frissonner tout le corps, la victime russit se dgager de sa prison et s'en va rejoindre le royaume descieux en nous narguant. D'une voix mchante, j'accuse : Voil, c'est de ta faute, peureux !Il se dfend encore : Tu avais encore plus peur que moi. Bon, ben a suffit comme a, on rentre. Tu m'nerves. Et puis d'abord, je ne viendrai plus jamais

    chasser avec toi.En acclrant le pas pour viter la compagnie du peureux, je rentre au Chaba avec, dans le ventre, un

    seul carr de sucre enrob de mie de pain.Au fur et mesure que je m'approche des baraquements, les signes d'une agitation anormale se prcisent.cartant des ronces, je me, penche pour me faufiler entre deux fils de fer barbels et dbouche sur le

    terre-plein qui fait face au bidonville. Il rgne un branle-bas de combat extraordinaire. Des gaminscourent dans toutes les directions, rentrent chez eux, en ressortent aussi sec, d'autres tapent dans leursmains, font des bonds sur place ; les plus petits pleurent dans les bras de leurs surs ; quelques mrespointent leur nez dehors pour deviner la cause de cette effervescence.En dirigeant mon regard de l'autre ct du remblai, je comprends ce dont il s'agit. Encombrant le petit

    chemin de son nez de fer immense, il avance trs faible allure comme un dessert : un camion depoubelles majestueux, plein aux as, dbordant de trsors de tous cts.L'alerte a t donne trs tt ; il faut que je ragisse vite. Je cours chez moi dposer mon arc. Au

    passage, ma mre me lance : Vite ! Tes frres sont dj partis. peine ai-je le temps de ressortir que le coffre-fort ambulant parvient la hauteur des baraques et

    s'engage dans le chemin caillouteux qui conduit au Rhne. Les gamins courent derrire lui pour le prendred'assaut. Les plus audacieux et les plus habiles s'agrippent la benne pour arriver les premiers sur les

  • lieux du dchargement. Les plus petits tentent de les imiter, s'affalent par terre, se remettent courir entitubant. D'autres sont littralement pitins par une horde dchane. Tant pis pour eux : chacun sachance, mais heureusement que le camion est oblig de rouler une allure modre.

    Nous arrivons sur les berges du fleuve. Le camion fait marche arrire et commence son dchargementsous nos regards avides. peine le dernier bout de papier vient-il de glisser de la benne que tout lemonde s'empresse de se jeter sur quelques mtres carrs d'immondices immdiatement dcrts propritprive :

    C'est mon coin ! proclame Rabah en cartant les bras, les mains grandes ouvertes comme pourvisualiser l'espace retenu.

    Tout a c'est moi ! je poursuis d'une voix autoritaire.Et la fouille minutieuse commence. Les manches retrousses jusqu'aux paules et le pantalon jusqu'au

    nombril, j'exhume du tas d'ordures des vtements, de vieilles paires de chaussures, des jouets surtout, desbouteilles, des bouquins, des illustrs, des cahiers moiti crits, des ficelles, des assiettes, descouverts

    En tirant vigoureusement sur un pneu de vlo que plusieurs cartons recouvraient, ma main s'corche surune bote de conserve ventre. quelques mtres, Rabah aperoit ma blessure et me crie que je vaismourir de la maladie des remblais si je ne rentre pas chez moi pour recevoir des soins. Je devine qu'ilveut s'approprier mon coin. Aussi rien n'y fait : je reste sur mon trsor.

    Rabah sourit puis clate de rire en constatant que je n'ai pas march dans son jeu. Bon joueur, il me tendun paquet de biscuits qu'il vient d'extorquer des piles de vieux livres. Pause : je casse une crote sur lechantier.

    Au bas du tas de salets, Moustaf se roule dans les immondices, accrochant par les cheveux quelqu'undont je ne parviens pas voir le visage. Ils se battent. Certainement pour une violation du droit deproprit ! Autour d'eux, les autres poursuivent leurs recherches sans dtourner le regard.

    L'un des petits frres de Rabah, constatant l'puisement de son butin, s'approche de mes frontires. Jel'avertis :

    Arrte-toi o tu es. C'est chez moi aprs !Il obtempre. Il sait, de toute faon, que le butin de sa famille va tre important.Tout l'heure, lorsque le camion ordures a t annonc, Rabah a prvenu toute sa famille afin

    d'organiser une expdition rentable.Celui qui est venu seul repart malheureux.Aprs une investigation minutieuse, lorsque tous les cartons et les botes ont t viols, je dcide de

    rentrer au campement. Afin de rapporter les trsors dans ma caverne, j'attache un bout de ficelle unecagette, y enfouis ple-mle livres, assiettes, jouets et chiffons, et la trane derrire moi sur le chemincaillouteux. Les autres m'imitent, et nous formons bientt un vritable cortge de ptis, provoquant sur nospas un formidable nuage de poussire.

    Tandis que je m'apprte dcharger ma cagette, j'aperois la Louise qui s'approche de moi. Elle porteses longues bottes de ptis, tient la main une baguette qui lui sert remuer les ordures. Elle sent lamauvaise humeur :

    Y a un camion qu'est arriv ? questionne-t-elle. Oui, mais c'est dj fini. On a tout fouill dis-je navement.Elle renchrit : Bande de salauds ! Vous auriez pu m'avertir. O est Rabah, d'abord ? Il est derrire. Lui n'a pas fini encore. Dans un mouvement saccad, elle prend la direction du Rhne.La Louise habite avec son mari dans la maisonnette en bton, du ct du boulevard. C'est une vieille

    femme d'environ un mtre cinquante, au visage rond, peine recouvert par une chevelure peu fournie, laplupart du temps teinte au henna.

  • Son mari, c'est M. Gu. Lorsqu'il ne travaille pas, il s'occupe dans son jardin. Taciturne, chauve, effac,toujours plot, les yeux globuleux, il est souvent perplexe devant les excentricits de sa femme. Il n'ajamais pu faire d'enfants la Louise, mais, au Chaba, ils ont trouv de quoi faire une famille milliardaireen allocations familiales.Elle rejoint Rabah. Avec peine, il enfouit un moteur de Solex dans un cageot dj dbordant d'objets les

    plus htroclites. Frappant sa botte de sa baguette, elle le harcle. Je suppose que tu as oubli de venir me chercher ? Je sais, je sais : quand un camion arrive, on est

    press, on n'a pas le temps d'aller prvenir la LouiseLa queue basse, il bredouille quelques mots incohrents : Je savais que tu voulais venir Je voulais Tu voulais Monsieur voulait Tu m'as bien eue, oui ! Tu voulais garder le magot pour toi tout

    seul ! Dis-le ! La Louise, elle t'en aurait piqu une partie ! Non. C'est pas a. Alors, pourquoi t'es pas venu me chercher ? Rabah incline la tte, penaud, agac par la vieille dame. Je dteste cette faon que tu as de dtourner le regard. Regarde-moi quand je te parle ! Dans les yeux.

    L !Il ne parle pas, ne la regarde pas, noue une corde son cageot et s'engage sur le chemin sans se

    retourner. Derrire lui, la Louise reste plante au milieu du tas d'ordures. Elle le maudit. Tu fais le cad, Rabah. Tu sais bien que c'est toi qui perdras ce jeu !Il s'en fout. Depuis longtemps, il ne pense plus qu' son moteur de Solex. La grande dame du Chaba est outre par le comportement de son sous-chef. Elle l'aura au tournant.Dtermine, elle rentre chez elle, suivant Rabah quelques mtres.Nous sommes jeudi et, comme tous les jeudis, elle invite quelques-uns d'entre nous dans sa maisonnette.

    Suprme rcompense ! Dlice incomparable pour les lus.Tandis que nous valuons la richesse que nous avons exhume du dchargement, la Louise, talonne par

    Moustaf, passe dans les rangs pour dsigner du doigt ceux qui auront la chance de pntrer son palais.Aujourd'hui, je fais partie de ceux-l.Elle passe derrire Rabah qui fait mine de l'ignorer. Mprisant, il rsiste comme un buffle l'envie de

    l'insulter et continue d'ausculter son moteur.C'est fait. Le comit est constitu. Nous suivons notre htesse jusqu'au grand portail de sa rsidence. Arrtez l ! Je vais enfermer le Pollo.Elle pntre dans son jardin o rdent les quarante kilos de l'immense chien-loup noir qui est charg de

    veiller sur le patrimoine des matres pendant leur absence, tenant compagnie aux pigeons, aux colombes,aux poules et aux lapins. Toute cette basse-cour est enferme dans de grandes cages qui donnent sur lechemin, ct baraques.Au sifflement presque imperceptible, Pollo rpond instinctivement. Il arrive sur elle en trois foules

    majestueuses. Elle l'emprisonne pour nous frayer un passage.De l'autre ct des grillages, le loup se couche sur ses quatre pattes, pose son menton sur la pelouse et

    fixe ses yeux noirs sur nous, sans relche. Ses dents acres nous souhaitent la bienvenue.Nous longeons les cages pour dboucher sur l'entre de la maison. Alors, nous foulons la caverne de

    Louisa Baba.M. Gu est dj l. Se dandinant sur sa chaise, il tire paisiblement sur sa pipe et sourit en nous voyant

    entrer.La pice est trs troite et sombre. Une seule petite fentre donne sur le boulevard de ceinture. Au-

    dessus d'elle, une horloge en bois sonne toutes les heures et pousse dehors un rossignol en couleurs quichante cou-cou pour annoncer l'heure. La Louise nous installe autour d'une table au milieu de la pice,

  • malheureusement trop petite pour accueillir la quarantaine de gones qui meurent d'envie de visiter lechteau.

    Elle verse des litres de lait dans une norme marmite qu'elle pose sur le rchaud, place un bol devantchacun de nous, verse au fond une cuillere de chocolat, coupe des tartines de pain et laisse le beurre etla confiture porte de main.

    J'attends de voir le lait monter.Et puis c'est la grande bouffe de 4 heures. Les tartines sucres s'activent entre le bol et ma bouche une

    vitesse qui laisse M. Gu perplexe. Il sait que chez nous il n'y a jamais de chocolat, pas plus de confiture.Au menu de 4 heures, seulement du pain et des carrs de sucre.

    Silencieusement, je dguste l'aubaine. Vous avez fini, maintenant ? demande la Louise.Le 4 heures est digr. Bon, alors vous allez tous nettoyer le jardin avec le Gu, d'accord ? Qu'est-ce qu'il faut faire, Louise ? demande Moustaf. Il faut enlever les feuilles mortes, arracher les mauvaises herbes et passer le rteau. Mais suivez le

    Gu, il va vous montrerLes volontaires rpondent prsent. La candidature pour le jeudi prochain est ce prix.Malade ! Rabah tait malade en nous regardant sortir du palais, repus.La Louise a touch son rival en plein cur, l'a humili devant tous les gones. C'tait mal connatre

    Rabah que de croire qu'il allait se satisfaire de cette reprise de vole. Depuis quelques jours dj, dans un renfoncement du Chaba qu'il a amnag pour ses affaires

    personnelles, Rabah lve une demi-douzaine de poussins qui, longueur de journe, piaillent dans uncarton, sautillent sur la paille. Il croit tre le seul connatre les parents de ces bestioles, mais au Chabatout le monde sait.

    force d'merveillement devant les volatiles de la grande dame, il a dcid de lui subtiliser quelqueslments de reproduction, juste de quoi se constituer un poulailler personnel.

    Un soir, il a dcoup le grillage qui donne dans la grande cage o sont enfermes les poules et s'estempar de tous les ufs qu'elles couvaient amoureusement. Auparavant, il avait bien pris soin deneutraliser Pollo en lui fournissant rgulirement des morceaux de viande frache, des os saignants, despieds de poule auxquels la bte n'a pas rsist longtemps. La mise hors d'tat de nuire du loup a durplusieurs jours, jusqu' ce que Rabah sente qu'il le reconnaissait chaque fois et qu'il n'aboyait plus sonapproche, tendant une langue baveuse racler la terre du jardin. Trs confiant, sous les yeux du chien, il acreus un trou par lequel il s'est faufil dans le poulailler et dtrouss les poules.

    Maintenant, sa basse-cour va bon train et le gone entretient avec Pollo des relations suivies, tandis quela Louise s'interroge, depuis, sur la maladie dont sont victimes ses poulets. Son chien ne manifeste aucunsigne d'nervement, aussi a-t-elle cart d'emble l'ide d'un cambriolage.

    Pourtant, lorsqu'elle met Moustaf au courant de la situation, elle se doute de quelque chose : C'est bizarre, depuis plusieurs jours, lorsqu'il est assis mes pieds sur la terrasse, Pollo n'arrte pas

    de regarder vers le poulailler. J'ai l'impression qu'il veut me montrer quelque choseMoustaf fait l'tonn. Lui sait o sont les ufs et les poussins de la Louise mais n'en touche mot, par

    solidarit avec son cousin. Fortement intrigue par l'obsession de son chien, la Louise dcide un jour dele suivre. Il la mne naturellement dans le poulailler et se fixe face au trou par lequel s'infiltre le voleurde poussins qui lui taquine rgulirement la panse. Elle saisit rapidement les causes de la strilit de sespoules.

    Le salopard ! lance-t-elle en tournant son regard du ct du Chaba.La nuit tombe, comme l'accoutume, le voleur se prsente devant l'entre du trou, mais cette fois il ne

  • voit pas le chien. Il se faufile malgr tout dans le jardin, confiant. Alors qu'il va mettre la main sur un ufpour le dposer dans sa besace, l'norme loup se jette sur lui telle une chauve-souris gante. Il pose sesdeux pattes sur le buste de l'intrus et s'apprte lui dchirer le visage d'un coup de dents lorsque laLouise s'crie : Pollo ! Suffit !Et la bte se fige net, devient statue.En s'approchant de sa proie, la dame s'inquite de sa pleur et de sa respiration saccade. Elle le fait

    entrer chez elle ; lui donne boire. Rabah reprend ses esprits, explique tout.Le lendemain mme, l'affaire est classe, le trou dans le grillage rebouch. Les poules de la Louise

    redonneront des poussins. Rabah a gard les siens, mais, dans le jardin d' ct, il s'est fait un ennemi depoids. Pollo a bien eu le dernier mot. la hauteur du petit chemin qui part du Chaba pour rejoindre le boulevard, trois putains travaillent

    l'abri des platanes. Elles attendent l des journes entires, debout sur le trottoir, vtues de shorts ou deminijupes qui dcouvrent des jambes interminables, gantes de soie.Deux ou trois fois dj, je suis all avec Hacne les observer, apprcier les dgrads de couleurs

    qu'elles peignent sur leur visage. Il pensait au dbut qu'elles se coloriaient ainsi pour que leurs maris neles reconnaissent pas s'ils les voyaient ici. Je savais que c'tait surtout pour plaire aux messieurs quiroulent en voiture sur le boulevard. T'as vu un peu les cigarettes qu'elles fument ! me dit Hacne. C'est parce qu'elles n'ont rien faire toute la journe. Elles fument pour passer le temps. Viens, on s'tire, conseille-t-il. Y en a une qui nous a vus.Dos courbs, nous reculons jusqu' tre hors de porte de vue et nous regagnons le Chaba par le petit

    bois, pour viter d'attirer l'attention sur nous. La honte si on nous surprenait en train de nous rincer l'ilsur les putes du boulevard ! 4 heures, la Louise sort de son jardin pour dsigner les lus du goter. Cette fois, Rabah fait partie du

    contingent.Alors que nous dvorons les merveilles sucres, la Louise fait une rapide volte-face, court vers la

    fentre qu'elle ouvre brutalement et s'enflamme. Un passant a os jeter un il curieux chez elle, alors qu'ilmarchait sur le trottoir du boulevard, distant d' peine trois mtres. Non, mais a va pas, non ? Vous voulez pas entrer aussi Y a du caf chaud !Visiblement tonn et surpris, l'homme poursuit son chemin sans demander son reste.La Louise crie que ce sont les putes qui attirent chez nous les voitures et les types louches, ceux qui

    marchent petits pas, les mains dans les poches, qui traversent la place centrale du bidonville enregardant sans cesse autour d'eux, comme s'ils taient traqus.Il y a deux jours, d'autres filles sont venues s'installer sur les bords du Rhne, au bout du petit chemin,

    mais aussi sur le troisime sentier qui part du bidonville, juste la fin du remblai.Nous sommes cerns par les putes et la faune qu'elles attirent.L'humeur de la Louise ne nous coupe pas l'apptit. Elle s'est assise ct de Rabah pour discuter en

    adultes de la situation nouvelle que les pripatticiennes ont provoque. J'change un regard compliceavec Hacne. La Louise doit penser que nous sommes trop jeunes pour parler de ces choses. Il faut que l'on s'occupe srieusement de leur cas, conclut-elle pour recevoir l'approbation de Rabah.Nous sortons tous de la maison. Au passage, Rabah croise son regard avec celui de Pollo.Mon pre est assis par terre sur un bout de carton. Il discute avec d'autres hommes. La Louise se dirige

    vers le groupe, serre la main tout le monde et engage la conversation sur les putes, en allumant uneGauloise sans filtre. Il faut faire quek chose, m'sieur Begueg On va pas se laisser marcher sur les pieds par ces

  • putainsAyant constat que les enfants se tenaient une distance suffisante pour ne pas entendre ses propos,

    Bouzid donne son accord la Gaouria. Tan a rizou, Louisa. Fou li fire digage di l, zi zalouprix. Li bitaines zi ba bou bour li zafas !Le vieux est prt agir pour purer l'amosphre du Chaba.Le samedi suivant, la premire expdition contre les vendeuses de charmes dmarre. en croire les coups de frein brutaux sur le bitume du boulevard, le samedi est un jour faste pour les

    putes.La Louise a demand Bouzid l'autorisation d'aller chasser le diable avec les femmes du Chaba. Aprs

    une longue hsitation, il a fini par accepter.Cet aprs-midi, elle a donc runi ma mre, Zidouma et toutes les femmes fortes.D'un pas dcid, la compagnie de binouars multicolores s'engage dans le petit chemin qui conduit au

    boulevard, derrire la femme au pantalon. Certaines se sont cach la tte dans une serviette pour resteranonymes. Compagnie, en avant !Beaucoup de voitures sont dj gares entre les platanes, sur le trottoir. Dirigeant la manuvre, la

    Louise parvient la premire devant les prostitues. l'intrieur d'un vhicule, une fille baisse la tte puisla relve dans un mouvement cadenc. Une des femmes de la compagnie approche son nez de la vitre.Elle pousse un cri d'horreur : Ah, mon Dieu !Elle blmit et se maudit d'avoir pos son regard sur ce spectacle affreux. En voyant la meute foncer sur

    elles, les putes se rapprochent les unes des autres, pour se scuriser. La Louise commande alors lahorde de s'arrter, puis, faisant face aux filles de mauvais genre, prend la parole : Bande de sles ! Faut cesser de faire vos cochonneries dans notre quartier ! Voyez pas qu'y a plein

    d'enfants par ici ? Vous allez foutre le camp, et tout de suite ! Oui. Digage d'l, bitaine ! reprend Zidouma.Les autres femmes acquiescent de la tte.Surprises au dpart par la dlgation venue les menacer, les filles ragissent crnement. L'une d'entre

    elles, la plus ge, fait un pas en avant, hautaine : Non mais dis donc, la mm, tu crois p'tt que tu vas nous faire peur avec ta bande de moukres

    barioles ? C'est rat. Tu nous vois bien, nous toutes ! eh ben on te dit merde. Tu comprends. MERDE !On va rester l et toi tu vas retourner dans ton jardin avec tes brebis du djebel, d'accord ? Allez : barre-toi de ma vue !Et vlan ! L'argumentation cloue la Louise sur place. Les femmes du djebel n'ont rien compris l'histoire

    mais elles disent oui tout. Machine arrire toutes ! ordonne le chef sa bande.La compagnie redescend aux baraques sans demander son reste. La guerre contre les bitaines est

    dclare. Pendant qu'elle marche, la grande dame du Chaba labore un plan d'attaque : J'vais leur envoyer les gones au cul, moi.Elles vont voir, ces salopes, qui c'est qui va se barrer !Derrire elle, les binouars acquiescent une nouvelle fois. Profondment heurte par la raction des putains, la Louise appelle les gones du Chaba la

    mobilisation gnrale. 19 heures, nous sommes tous l, tout oue devant l'explication de sa stratgie. Vous devez tous vous cacher une dizaine de mtres de l'endroit o elles se tiennent. Lorsque Rabah

    donnera le signal, vous commencerez. la fin, vous revenez ici en courant

  • L'auditoire approuve les rgles du jeu. Pendant que Rabah est nomm officiellement chef des oprations,chacun reoit une fonction et un grade. Heureusement, je ne fais pas partie du commando de choc. On mecharge seulement de relever les numros d'immatriculation des voitures gares sur le trottoir.

    Si tu as peur de les oublier, me dit la Louise, tu n'as qu' les crire sur le mur du boulevard.Elle pense que la plupart des hommes qui rendent visite aux filles sont maris et que, s'ils s'opposent

    notre campagne de dratisation, nous dirons que nous avons relev le numro de leurs voitures. Qn tlphonera ta femme, hallouf !La Louise affirme que c'est une garantie trs sre, mais moi je me dis que si je tombe sur des

    clibataires endurcis, je vais avoir l'air fin.Le commando se met en route. Nous nous approchons aussi prs que possible de la cible et nous nous

    dissimulons derrire les fourrs. Nos mains et nos poches sont lourdes de pierres de tous calibres. Jem'arrte un peu plus loin que le commando de choc, mais je suis aussi arm : on ne sait jamais.

    Sur le trottoir, le commerce de bonheur phmre va bon train. Deux putes travaillent l'intrieur desvoitures, tandis que les mles qui attendent leur tour trpignent d'impatience dans leur vhicule.

    Bien camoufls, les guerriers du Chaba attendent leur hache . Soudain, Rabah porte deux doigts sabouche et siffle. Tous les gamins se redressent vigoureusement sur leurs jambes, parfaitement synchrones.

    Je me baisse. Mes genoux s'entrechoquent sous l'effet de la peur.Une pluie de cailloux s'abat sur les voitures comme de la grle. Les carrosseries encaissent le choc. Des

    pare-brise volent en clats. Les hommes et les femmes sortent des voitures, dcouvert, sont accueillispar une rade de pierres, s'enfuient dans toutes les directions, les mains sur la tte.

    La pute qui a jou les gros bras avec la Louise a pris elle aussi ses jambes son cou. Dans sa fuite, sonsac main s'est ouvert et son contenu s'est rpandu sur la chausse. Trois gamins se roulent par terre pourse disputer des pices de monnaie.

    Soudain, un homme intrpide d'une quarantaine d'annes fait face aux assaillants, leur crie : Bande de p'tits bougnoules ! Vous croyez que je vais vous laisser faire les cads dans notre pays ?Il regarde dans ma direction, prcisment o je me suis fait lilliputien. Dcidment, je n'ai pas de

    chance, l'homme s'approche. Son visage est crisp. Il fallait bien que a tombe sur moi ! Rabah ! Rabah ! Le bonone veut me choper ! Au secours !Quatre guerriers accourent dans son dos et le fusillent. Il s'enfuit enfin loin de moi.Le combat cesse et le chef ordonne le repli au Chaba. Allez ! Courez tous ! ce jeu-l, je suis toujours le premier, surtout quand il s'agit de s'loigner d'un danger. Extnu, j'arrive

    le premier au Chaba. Depuis son jardin, la Louise a suivi le droulement du combat. En constatant lesravages causs l'ennemi, elle se frotte les mains.

    Bravo ! bravo les gones. Vous avez tous mrit un grand caf au lait. Allez ! Que tout le monde mesuive !

    Devant son portail, on se bouscule. Chacun revendique sa part au combat. Hacne qui se tient ct de moi, je lance : T'as vu le bonone qui s'est approch de moi ? Non. Eh ben, il voulait me choper. Je lui ai fait peur tout seul. J'lui ai balanc une bche en plein dans la

    tte, ce hallouf. Il s'est sauv. T'as pas eu peur ? Peur ? C'est lui, ouais, qu'a eu peur ce moment-l, Rabah se retourne vers nous, intress par notre discussion. Je me tais. Le lendemain matin, sur le chemin de l'cole, on commente les aventures de prostitues, pour passer le

  • temps.Il fait frais cette heure matinale, lorsque l'expdition vers l'instruction quotidienne dmarre.Cartable en plastique accroch au dos, la blouse mal ajuste, le pantalon pas trop froiss, la chevelure

    qui n'a jamais besoin d'tre ordonne, l'avenue Monin me voit passer au milieu des autres, marchant d'unpas peu convaincu.

    la hauteur des chalets, des dizaines d'enfants se joignent notre groupe. Aprs avoir parcourul'avenue, nous dbouchons sur le boulevard que nous longeons l'ombre des platanes. C'est le coin desputes. cet endroit, nous trouvons souvent de ces petits cercles en caoutchouc blancs, presquetransparents, que Rabah s'amuse gonfler devant nous en riant.

    Nous arrivons un grand carrefour o un policier rgle la circulation grands coups de sifflet et degestes ordonns.

    Aprs, c'est Lo-Lagrange, l'cole ; mais quelle angoisse de parvenir jusque-l ! Le pont enjambe leseaux brouillonnes et nerveuses du canal. Leur couleur verdtre suffit me paralyser. Les jours de grandvent, toute la ferraille claque des dents, alors je m'agrippe la rampe de scurit d'une main et, de l'autre,je m'accroche la blouse de Zohra. Aprs ce passage difficile, il ne reste qu'une centaine de mtres parcourir.

    Il est 8 heures moins quelques minutes. Une foule attend dj devant le portail. Des regroupements seforment. Hacne s'approche des joueurs de billes. Il dit l'un d'eux :

    Je te joue mon bigarreau !L'autre accepte.Hacne s'assoit, les jambes cartes, le dos contre le mur de l'cole. Il pose son enjeu devant lui. Les

    tireurs, distants de deux mtres, visent mal. Hacne rcupre les billes, les enfouit dans sa poche.D'autres s'essaient. En vain. Il gagne une trentaine de billes puis annonce qu'il arrte le jeu.

    Pendant ce temps, j'ai tent dix billes sur une agate. J'ai perdu.Un peu plus loin, un poseur refuse de payer son d. Une rixe clate.Un gitan s'approche de nous et s'adresse Hacne : Tu poses ton bigarreau ? Non. C't'aprs-midi, si tu veux !Le gitan insiste. T'as les mouilles que j'te le chourave, ton big !Hacne le regarde d'un air mprisant. L'autre n'insiste pas.Il nous reste cinq minutes, alors je propose d'aller acheter des crottes de bique dans le magasin de

    l'autre ct de la rue. Au passage, j'aperois des lves de ma classe. Ils rvisent leur rcitation pour cematin.

    Pendant notre retour, la sonnerie de l'cole retentit. Plus un cartable sur le trottoir. Tout le monde estdebout. Les mamans embrassent leurs petits et les encouragent.

    Le gardien de l'cole ouvre de lourdes portes de fer et s'carte vite pour laisser pntrer les blousesmulticolores. Un barrage vient de craquer. Le flot s'engouffre dans les diffrentes cours, celle desgarons, celle des filles et des petits.

    De 8 heures du matin jusqu' 11 h 30, on accumule le savoir dans le plus grand des silences. En rang par deux, nous pntrons dans la salle de cours. Le matre s'installe son bureau. Ce matin, leon de morale, annonce-t-il aprs avoir fait l'appel et trbuch sur tous les noms arabes.Il se met parler de morale comme tous les matins depuis que je frquente la grande cole. Et, comme

    tous les matins, je rougis l'coute de ses propos. Entre ce qu'il raconte et ce que je fais dans la rue, ilpeut couler un oued tout entier !

    Je suis indigne de la bonne morale.

  • Une discussion s'engage entre les lves franais et le matre. Ils lvent tous le doigt pour prendre laparole, pour raconter leur exprience, pour montrer leur concordance morale avec la leon d'aujourd'hui.

    Nous, les Arabes de la classe, on a rien dire. Les yeux, les oreilles grands ouverts, j'coute le dbat.Je sais bien que j'habite dans un bidonville de baraques en planches et en tles ondules, et que ce sont

    les pauvres qui vivent de cette manire. Je suis all plusieurs fois chez Alain, dont les parents habitent aumilieu de l'avenue Monin, dans une maison. J'ai compris que c'tait beaucoup plus beau que dans noshuttes. Et l'espace ! Sa maison lui, elle est aussi grande que notre Chaba tout entier. Il a une chambrepour lui tout seul, un bureau avec des livres, une armoire pour son linge. chaque visite, mes yeux enprennent plein leur pupille. Moi, j'ai honte de lui dire o j'habite. C'est pour a qu'Alain n'est jamais venuau Chaba. Il n'est pas du genre prendre plaisir fouiller les immondices des remblais, s'accrocheraux camions de poubelles, racketter les putes et les pds ! D'ailleurs, sait-il au moins ce que pd veut dire ?

    En classe, le dbat s'anime. Des lves prononcent des mots que je n'ai jamais entendus. J'ai honte. Ilm'arrive souvent de parler au matre et de lui sortir des mots du Chaba. Un jour, je lui ai mme dit :

    M'sieur, j'vous jure sur la tte d'ma mre qu'c'est vrai !Tout le monde a ri autour de moi.Je me suis rendu compte aussi qu'il y a des mots que je ne savais dire qu'en arabe : le kaissa par

    exemple (gant de toilette).J'ai honte de mon ignorance. Depuis quelques mois, j'ai dcid de changer de peau. Je n'aime pas tre

    avec les pauvres, les faibles de la classe. Je veux tre dans les premires places du classement, commeles Franais.

    Le matre est content du dbat sur la propret qu'il a engag ce matin. Il encourage coups d'images etde bons points ceux qui ont bien particip.

    la fin de la matine, au son de cloche, demi assomm, je sors de la classe, pensif. Je veux prouverque je suis capable d'tre comme eux. Mieux qu'eux. Mme si j'habite au Chaba.

    Ceux qui arrivent les premiers dehors attendent les autres pour rentrer au bidonville, car aucun de nousne reste la cantine cause du hallouf.

    J'aperois le matre qui marche vers le portail de l'cole en parlant avec un lve de notre classe, l'undes meilleurs. Je tourne brusquement mon regard en sens inverse. Ils pourraient croire que je les pie.

    Tous les Chabis sont l maintenant. Nous rentrons. la maison, j'avale en hte une assiette de ptes et je retourne dehors, mme si c'est pour quelques

    dizaines de minutes. Hacne me rejoint, puis d'autres. On descend des bouteilles avec les lance-pierres,on finit de rparer le pdalier du braque , on poursuit la construction d'une baraque en carton.

    Puis, au milieu des clats de bouteilles, des pierres qui cognent sur les clous rouills, des cris, un rappel l'ordre cingle :

    C'est l'heure de l'cole, M. Paul a dit !On abandonne tout sur place, on plonge les mains dans le bassin pour enlever la crasse, on endosse la

    blouse de savant et, en quelques minutes, le convoi est prt pour le deuxime round de la journe.On refait un troisime trajet.Avant 2 heures, devant le portail de l'cole, les transactions reprennent leur cours. Le gitan de ce matin

    vient relancer Hacne pour son bigarreau. Alors, tu le poses ?Il accepte, s'assied, joue et perd. Le gitan va reposer son gain un peu plus loin sous l'il rageur du

    vaincu.2 heures. nouveau dans la classe. L'aprs-midi passe doucement. Mes ides sont claires prsent,

    depuis la leon de ce matin. partir d'aujourd'hui, termin l'Arabe de la classe. Il faut que je traite d'gal gal avec les Franais.

  • Ds que nous avons pntr dans la salle, je me suis install au premier rang, juste sous le nez du matre.Celui qui tait l avant n'a pas demand son reste. Il est all droit au fond occuper ma place dsormaisvacante.Le matre m'a jet un regard surpris. Je le comprends. Je vais lui montrer que je peux tre parmi les plus

    obissants, parmi ceux qui tiennent leur carnet du jour le plus proprement, parmi ceux dont les mains etles ongles ne laissent pas filtrer la moindre trace de crasse, parmi les plus actifs en cours. Nous sommes tous descendants de Vercingtorix ! Oui, matre ! Notre pays, la France, a une superficie de Oui, matre !Le matre a toujours raison. S'il dit que nous sommes tous des descendants des Gaulois, c'est qu'il a

    raison, et tant pis si chez moi nous n'avons pas les mmes moustaches. Cet aprs-midi, j'ai fait impression. Mon doigt est rest point au ciel des heures durant. Mme lorsque

    le matre ne posait pas de question, je voulais rpondre. Il ne m'a pas encore gratifi d'une image, d'unbon point, mais cela ne saurait tarder.5 heures sonnent. C'est la rue vers la sortie. Certains malheureux restent l'tude jusqu' 6 heures et

    quart, et j'en fais partie. Mes parents prfrent me savoir l'cole plutt que dans la rue. J'en profite pourfaire les devoirs du lendemain. Ce soir, une ardeur inhabituelle brle en moi. Je suis persuad que lematre a commenc comprendre mon orientation. J'ai bien fait de me placer au premier rang.D'habitude, je dteste rester l'tude, car, au crpuscule, le Chaba est merveilleux. Le bidonville

    reprend vie aprs une journe de travail. Tous les pres de famille sont rentrs.L'tude finit. Je rentre la maison en courant comme un fou. Le boulevard, l'avenue Monin, le chemin du

    remblai et, enfin, le Chaba dans la nuit qui commence se rpandre !Les hommes ont form un petit cercle dans la cour. Ils racontent, fument, dgustent le caf que les

    femmes ont pris soin de leur apporter dehors. Mon pre semble paisible, ce soir, toujours berc par lamusique orientale qui sort du poste pos par terre, au milieu du cercle, l'antenne entirement sortie.Autour d'eux, les gosses s'agitent, s'affairent leurs travaux. Un pre se lve pour sparer deux

    diablotins qui se disputent une bouteille vide.Je retrouve Hacne avec un groupe de filles et de garons au milieu duquel merge la Louise. Elle

    raconte des histoires. Tout le monde prfre couter Louisa plutt que de faire les devoirs du matre. Monmorceau de pain et deux carrs de sucre la main, j'coute, moi aussi, les rcits extraordinaires de laLouise. Zohra ! Allez, appelle tes frres et venez manger, crie ma mre depuis le seuil de la porte.Ma grande sur s'excute contrecur. Elle nous supplie de la suivre. Autrement, c'est moi qu'il va engueuler, le papa ! argumente-t-elle.Moustaf la suit. Je les rejoins.Au milieu de la cour, il ne reste plus que les chaises vides et une grande assiette dans laquelle les

    hommes ont dpos leurs verres de caf. Ils sont rentrs dans leurs baraques, convaincus sans doute parla forte odeur de chorba qui commence flotter dans l'atmosphre du Chaba.Ce soir, ma mre a prpar de la galette, que nous mangeons avec des dattes et du petit-lait. Dans un plat

    recouvert d'une serviette, elle a pos dlicatement quelques morceaux encore chauds. Elle me dit en meles tendant : Tiens, va porter a chez les Bouchaoui !Je sors dans la cour. cet instant, je croise l'un des frres de Rabah qui nous apporte une assiette de

    couscous garnie de deux morceaux de mouton. Son pre discute avec le pre Bouchaoui, l'invite partager son repas.

  • Je flne encore un peu dans l'alle centrale du Chaba, regarde l'intrieur des baraques, travers lesrideaux. J'entends ma mre qui me rappelle l'ordre :

    Alors, tu veux aller te coucher sans manger ? Ils ont termin le petit-lait et les dattes. J'entame le platde couscous envoy par Zidouma.

    La nuit est maintenant tombe. Tout devient trangement calme au Chaba. Le contraste avec la journeheurte les oreilles. Des lumires ples sortent des baraquements. Les postes de radio murmurent de lamusique arabe des nostalgiques tardifs. Les hommes et les femmes retrouvent une intimit dequelques heures dans leur hutte.

    Sur des matelas jets mme le sol, les enfants se serrent les uns contre les autres. Les gens dorment.Les femmes rvent d'vasion ; les hommes, du pays. Je pense aux vacances, en esprant que demain seraun jour de composition l'cole.

    8 heures, ce vendredi, je me suis install nouveau au premier rang. Tout le monde a compris dans la

    classe que dsormais je n'en bougerai point.Le matre nous fait la morale sur la bonne ducation. Quand on est un enfant bien lev, on dit bonjour, on dit bonsoir, on dit merci aux adultes parce que

    ce sont l les paroles des gens bien levs. Par exemple, un enfant bien duqu embrasse ses parents tousles soirs avant d'aller se coucher.

    Il baisse ses yeux sur moi en prononant cette dernire phrase. Se moque-t-il de moi ou quoi ? Je n'ai,jusqu' ce jour, jamais fait de telles crmonies avant de m'enfouir dans mon guittoun. Je baisse les yeux,esprant qu'il ne va pas me solliciter. Il poursuit :

    Quelqu'un est-il dj venu saluer le directeur et les matres un matin lorsqu'ils attendent sous le prauque la sonnerie de la rentre retentisse ?

    Dans la classe, aucun doigt ne se lve. Les regards se perdent de tous cts. Qui aurait eu l'ide d'allerdire bonjour au dirlo le matin en rentrant l'cole ?

    La morale termine, le matre annonce que, jusqu' 11 h 30, nous allons faire une rdaction.Sujet : Racontez une journe de vacances la campagne. Je sors de mon cartable une feuille double,

    plante ma plume dans l'encrier et dmarre sans brouillon ma composition. Mes ides sont dj ordonnes.Je ne peux pas lui parler du Chaba, mais je vais faire comme si c'tait la campagne, celle qu'il imagine.

    Je raconte l'histoire d'un enfant qui sait pcher au filet, qui chasse la lance, qui pige les oiseaux avecun tamis Non. Je raye cette dernire phrase. Il va dire que je suis un barbare. L'enfant sait aussireconnatre presque tous les volatiles, les ufs, les reptiles, les fruits sauvages, les papillons, leschampignons. Sa mre lui a appris tirer le lait des mamelles de Bichette, leur chvre. Avec ses copains,il fait du rodo sur son dos comme sur les moutons qui sont attachs dans le pr. En conclusion, j'crisque le petit garon est heureux la campagne.

    Le temps a pass. Il faut rendre les devoirs. Le matre passe dans les rangs pour ramasser les feuillesdoubles. Moussaoui n'a rien crit sur sa copie. Le matre n'a fait aucun commentaire.

    Pendant l'aprs-midi, nous avons fait d'autres compositions. Je suis content. a a bien march. Enrentrant au Chaba le soir, j'ai couru dans la fort, ramass les feuilles mortes les plus sduisantes, cueillides champignons, de ceux qui poussent en s'accrochant au tronc des arbres. J'ai cach ces chantillonsdans mon cartable avant d'aller rejoindre Hacne et Rabah qui, avec d'autres gones, sont en train deconstruire un chariot roulettes gant.

    Un crissement sur le gravier interrompt brusquement les coups de marteau. Moustaf dbouche du cheminde l'cole en criant tue-tte :

    Elles sont revenues ! Elles sont revenues ! Elles sont vers le remblai ! Elles sont revenues, les putes !Je cours voir. En effet, elles sont bien l, une centaine de mtres des baraques, sur le chemin de

    l'cole. Les clients sont l aussi.

  • Rabah nous rejoint. En plissant ses yeux dbordant de malice, il dit : Il ne faut pas que la Louise sache que les putes sont revenues !Comme elle travaille, elle ne le saura pas. On va revenir plus tard Allez ! Rentrez au Chaba, les petits ! Nous obissons. Le chef a certainement une ide diabolique en

    tte. Un peu plus tard, une opration de commando sauvage se met en route. Nous sommes une dizaine au

    total. Nous nous approchons aussi prsque possible de la pute et de son homme qui s'agitent dans lavoiture. Rabah nous commande de nous arrter. Il dit Moustaf :

    Toi, tu viens avec moi. Mais, surtout, pas un bruit !Mon frre obtempre. Et tels deux gupards, dos courbs, ils avancent vers l'automobile, les bras

    chargs de fils de fer. Sans prcipitation, ils enroulent le pige autour des roues arrire. Nous suivons lascne des yeux. Quelle audace ! La besogne acheve, les hros reviennent sur leurs pas.

    Tout le monde a des munitions ? interroge Rabah. Alors, feu volont ! conclut Moustaf, histoire de montrer qu'il sait donner des ordres, lui aussi.Le bombardement commence. Le chauffeur met le contact, dmarre sur quelques mtres dans un bruit

    fissurer des dents. Le vhicule s'immobilise dfinitivement, les roues prisonnires des fers. cet instant,j'ajuste un lanc prcis qui brise la vitre arrire. L'effet de surprise me fait reculer de quelques pas.

    Arrtez le tir ! ordonne Rabah.Terroriss, les deux ennemis vacuent le vhicule. Ils nous observent pendant un instant, comme s'ils

    voulaient dire quelque chose.L'homme tente de dmler les roues de sa voiture. La pute fait alors quelques pas dans notre direction.

    Elle s'arrte quelques mtres. travers son corsage largement ouvert apparat une partie loquente desa poitrine rose. Rabah et Moustaf n'ont d'yeux que pour cette offrande divine, tandis que nous prparonsnos pierres en les remuant dans nos poches.

    La pute lve les bras : Non, attendez, j'ai quelque chose vous proposer, dit-elle en s'adressant aux ans. C'est vous les

    cads, je suppose. Vous savez, moi aussi j'ai des gones. Aussi grands que vous Mais ils ne sont pasmchants comme a. Pourquoi vous nous emmerdez tout le temps ? On ne vous gne plus maintenant, alorslaissez-nous travailler tranquillement.

    Rabah et Moustaf ne pipent pas mot. Ils commencent mme s'mouvoir. La pute ouvre alors son sac main Nous faisons tous quelques pas en arrire, mais elle nous rassure :

    N'ayez pas peur. Attendez un momentElle saisit son porte-monnaie, l'ouvre sous nos yeux, en retire un billet de 5 francs et le tend Rabah. Tiens, prends a ! Maintenant, vous me laissez travailler ! D'accord ?Sans demander son reste, Rabah ordonne de rebrousser chemin, promettant la pute comprhension et

    protection. Depuis, chaque jour, lorsque les dames-trottoir viennent exercer du ct des baraques auxbougnoules, l o la police ne vient jamais, un commando va encaisser l'impt. Mais seuls Rabah etMoustaf grent les finances

    Ce matin, comme les autres, alors que nous tions peine arrivs au bout de l'avenue Monin, Rabah a

    dcid d'obliquer chemin. Il est parti on ne sait o avec son ami Chiche, en direction de Villeurbanne.J'aurais aim les suivre !

    8 heures moins cinq, lorsque le gardien de l'cole ouvre les portes, je marche droit vers le prau. L-bas, juste en face de moi, le directeur discute avec les matres et les matresses, dans la cour des garons.La sonnerie est sur le point de nous rappeler au rang par deux. Cartable au dos, blouse boutonne jusqu'enbas, je me prsente en face du groupe. En disant bonjour d'une voix trangle, je tends ma main. Personne

  • ne prend garde moi. On discute de choses trs srieuses, en haut. Je regarde derrire moi, au cas o l'onm'observerait. Heureusement, je passe inaperu.

    Les yeux du matre semblent me parler. Mais qu'est-ce que tu fais l, mon petit ? Je ne sais que faire. Mais il ne se souvient pas de la leon de morale d'hier ou quoi ?Ne pouvant plus faire machine arrire, je dcide de hausser le ton pour attirer l'attention sur moi. B'jour, m'sieur ! B'jour, m'dame !Cette fois, ils me regardent. Je tends nouveau la main tout le monde. Le directeur clate de rire. Les

    autres suivent. Ils attendaient le signal du patron.J'ai honte avec mon cartable dans le dos, ma blouse propre, mes cheveux rangs. Je rebrousse chemin

    vers le milieu de la cour. L ou ailleurs, peu importe. Je ne ragis plus rien. Je suis ridicule. a sonne.Je me dirige quand mme vers les rangs. Alors que nous montons l'escalier, le matre pose sa main surmon paule :

    C'est bien, ce que vous avez fait Mais il faut seulement dire : Bonjour ! Pas tendre la main. Cesont les grandes personnes qui font a Mais c'est bien. Il faut toujours tre poli comme aujourd'hui.

    J'ose peine le regarder. J'ai t le seul de la classe faire uvre de bonne morale. Je ne le serai plusjamais. D'ailleurs, je vais viter de passer devant tous ces gens l'avenir.

    Je m'assieds sur le banc et pose mon cartable mes genoux. En l'ouvrant, je retrouve les feuilles et leschampignons que j'y avais enfouis la veille pour les offrir mon matre. Je referme aussitt le cartable :

    Je ne lui donnerai rien du tout, c'est bien fait pour lui.La matine est passe trs vite. Je n'ai aucun souvenir de ce que le matre a pu dire pendant les leons.

    Mon esprit tait ailleurs. Demain, c'est samedi, j'irai au march avec Moustaf. Moustaf m'a rveill tt comme chaque fois que nous allons travailler au march. La vieille des

    salades 50 centimes n'est plus qu'un souvenir. Maintenant, nous sommes travailleurs indpendants. Nousvendons la nature au march de CroixLuizet : muguet, lilas, coquelicots, gui, houx Tout ce qui peutrapporter quelques pices.

    Achetez mes lilas. 1 franc le bouquet, 2 francs les trois bouquets. Achetez mes beaux lilas !Ce matin, je vends des fleurs, seul, install au milieu des marchands de fruits et lgumes. Moustaf est

    plac un peu plus loin. Lui ne crie rien, mais il m'oblige le faire pour attirer des clients. Rabah et sesfrres sont l aussi, mais en tant que concurrents, cette fois.

    Le march, c'est pas mon fort, mais avec le lilas, on gagne beaucoup d'argent, au moins 30 francs parmatine. Moustaf me laisse quelques pices. Il donne le reste notre mre.

    Donnez-moi deux bouquets ! me dit une vieille dame en s'arrtant brusquement devant moi.Je me baisse pour saisir les fleurs dposes terre. Alors elle met la main dans mes cheveux, tripote

    une bouclette et me flicite : Quels jolis cheveux vous avez !Je reste perplexe devant son sourire. Les bouquets la main, elle poursuit son chemin en se retournant

    tous les trois mtres. Donnez-moi deux bouquets, s'il vous plat ! Oui, m'sieur ! Lesquels vous voulez ?Je choisis deux bouquets au hasard et les tends l'homme en le regardant dans les yeux, encore sous le

    choc du compliment de la vieille dame. Soudain, mon bras tendu, au bout duquel sont accrochs les deuxbouquets, flchit sous un second choc. M. Grand, mon matre, l, juste en face de moi. Je vacille. Ils'empare des bouquets, en souriant. Rouge de honte, je baisse mon regard et me fais tout petit dans monpantalon de velours trop large.

    Le matre n'a pas de mal deviner mon moi.

  • Bonjour, Azouz ! Combien je vous dois ?Que faire ? Me sauver, peut-tre ? Non. Il va croire que je n'ai pas ma raison. Je suis coinc de bas en

    haut, incapable de sortir le moindre mot. Il me prend la main, y dpose trois pices de 1 franc et me rendles bouquets de lilas avant de disparatre au milieu du march. J'ai d perdre au moins dix de mes vingtkilos. Lorsqu'il a disparu derrire les talages, je cours voir Moustaf : Je m'en vais. J'arrte. Je retourne au Chaba, lui dis-je. T'es devenu fou ou quoi ? Tu vas retourner ton coin ! Non, je m'en vais !Et je m'enfuis en direction de la maison, abandonnant mes fleurs sur le march.Comment vais-je faire, lundi, en retrouvant mon matre l'cole ? Que faut-il lui dire ? Va-t-il parler de

    ce qu'il a vu devant tous les lves de la classe ? La honte ! Je crois que le hasard m'a jou un trsmauvais tour. Est-ce que c'est bien, pour la morale, d'aller vendre sur le march des fleurs qu'on aseulement cueillies dans la fort ? Non. Quand on est bien lev, on ne fait pas des choses comme celle-l. D'ailleurs, au march, il n'y a pas de petits Franais qui vendent des lilas, seulement nous, les Arabesdu Chaba.J'ai pass l'aprs-midi me tourmenter l'esprit. Je n'ai pas vu le dimanche s'enfuir.Le lundi matin, aprs une nuit terrible, j'ai retrouv M. Grand, non sans avoir pris garde de contourner le

    directeur et son quipe. Avant d'entrer dans la salle, il m'a gliss quelques mots gentils l'oreille pour memettre l'aise. Je sais maintenant que je lui ai fait piti. Il a d se dire : Ce petit tranger est obligd'aller travailler sur les marchs pour aider ses parents s'en sortir ! Quelle misre et quel courage ! J'ai t trs heureux, conscient d'avoir marqu des points alors que je craignais d'avoir tout perdu. J'ai euenvie de rassurer mon matre, de lui dire : Arrtez de pleurer, monsieur Grand, ce n'est pas pour gagnerma vie que je vais vendre mes bouquets au march, mais surtout pour fiche la paix ma mre. Et puis jeme marre bien quand je vois les Franais dpenser leur argent pour acheter des fleurs que la nature leuroffre volont. Mais je me garde bien de changer l'image que le matre a dsormais de moi : un garoncourageux, plein de bonne volont. En somme, un enfant bien conforme la morale. Les compositions ont bien march. la maison, tous les soirs, j'ai rsist l'envie d'aller jouer avec les

    autres et j'ai travaill mes devoirs. Zohra m'a aid lire, calculer, rciter les pomes. Mon presurveillait de loin.Ce soir, en marchant vers la sortie de l'cole, le cartable ballant, je savoure dj les joies de la russite.

    Quel plaisir de tout savoir sur le petit doigt, de rpondre aux questions avec du zle ! Autour de moi, lesautres lves de la classe commentent les compositions. quelques mtres devant, Moussaoui marcheavec les compatriotes, ceux du fond de la classe.Une dame arabe a franchi le portail de l'entre principale. Elle se dirige dans ma direction. Son

    accoutrement attire les regards. Elle est habille comme ma mre lorsqu'elle fait la cuisine : un binouarorange, des claquettes aux pieds et un foulard rouge qui lui serre la tte. Autour de son ventre rond, uneceinture en laine. Elle s'approche de moi, me regarde, sourit. Aprs m'avoir salu en arabe, elle me parle voix basse comme si elle avait peur d'tre surprise par quelqu'un. C'est bien toi le fils de Bouzid d'El-Ouricia ? C'est vous qui habitez dans les baraques, vers les

    chalets ? coute ! J'habite moi aussi El-Ouricia. Je connais bien ta famille. D'ailleurs, tu diras bonjour ta mre. Dis-lui : Djamila te passe le bonjour. Tu travailles bien l'cole ? coute, rends-moi unservice : assieds-toi ct de mon fils Nasser pour l'aider pendant les compositionsJe commence comprendre pourquoi elle est venue vers moi. Nous sommes tous des Arabes, non ? Pourquoi vous ne vous aidez pas ? Toi tu aides Nasser, lui il

    t'aide, etc.Je connais Nasser. Il ne brille pas beaucoup en classe. Mais qu'y puis-je ? Que dois-je rpondre cette

  • femme ? Je reste muet, non pas parce que je juge cette attitude meilleure qu'une autre, mais parce que jesuis incapable de penser quoi que ce soit face cette insolite demande. La dame me fait de la peine. Jecomprends qu'elle veuille que son fils soit lui aussi un savant, comme les Franais. Elle est toujours l,plante devant moi, l'air de plus en plus gn. Elle m'implore au nom de son fils, au nom de notre originecommune, au nom de nos familles, au nom des Arabes du monde.

    Non, c'est trop dangereux. Il faut que je le lui dise franchement. Je vais demander au matre si ton fils peut se mettre ct de moi pour les compositions !Elle croit que je suis naf, que je n'ai pas compris la complicit qu'elle sollicite. Mais tu n'as pas besoin de demander au matre ! rplique-t-elle. Tu veux que je triche, alors ? Oh ! tu emploies l de grands mots Il s'agit d'aider mon fils, pasJe lui coupe la parole. Si tu ne veux pas que je demande au matre, alors je refuse !Je poursuis ma route vers la sortie en l'abandonnant ses balbutiements. Je l'entends me maudire dans

    mon dos mais n'y prends garde. Pour qui se prend-elle ? Maintenant que le matre m'a dans ses petitspapiers, elle croit que je vais tricher pendant les compositions. Quelle navet ! Et la morale, alors ? Moiqui, pendant les compositions, prends bien garde ne pas divulguer mes connaissances, moi qui crainstoujours que les autres copient sur moi, qu'ils me volent ce que je sais, ce que j'ai durement enregistrdans ma mmoire Elle croit, cette pauvre dame, que cela se fait comme a, on se met les uns ct desautres, on met en commun les connaissances et comme a on est tous premiers de la classe ! Non,vraiment, elle est trop nave. Personne n'empche son fils de travailler comme moi. Alors pourquoi ne lefait-il pas ? Non, madame, vous ne me corromprez pas.

    En franchissant les portes de l'cole, je croise Nasser. Il attend sa mre. Sait-il ? Ne sait-il pas ? Il medit au revoir Une preuve qu'il n'est pas au courant des tractations de sa mre.

    Sur la route du retour, j'interroge Zohra, un peu mal l'aise malgr les apparences : Tu l'as vue, la mre Nasser Bouaffia, quand elle me parlait tout l'heure ? Ouais, rpond-elle. Qu'est-ce qu'elle te voulait ? Elle voulait que j'aide Nasser pendant les compositions ! Ah ? Et qu'est-ce que tu lui as dit ? Je lui ai dit non, pardi ! Il fallait que je dise oui ? Non. T'as bien fait, conclut-elle, sans conviction. Tu dis a pour me faire plaisir Non, dit-elle. a ne fait rien. Si. Dis-moi ! Que veux-tu que je te dise ? Ce que tu penses. Eh ben, c'est vrai que tu aurais pu l'aider un peu faire quoi ? rviser, par exemple. Ou alors faire des oprationsJ'hsite pendant une seconde, quelque peu dsorient par les arguments de ma sur. Oui, mais c'est-pas a qu'elle me demandait. Elle voulait qu'on triche pendant les compositions. Ah ben a non ! rpond-elle. Alors l, t'as vraiment bien fait.Le doute d'tre un faux frre est cart dfinitivement de mon esprit et nous poursuivons notre chemin.Nous arrivons au Chaba. Aussitt, je cours vers ma mre pour vrifier si elle connat bien la maman de

    Nasser. Emma, tu connais Mme Bouaffia ? Oui, bien sr. Son fils Nasser est dans ta classe, elle me l'a dit la dernire fois que je l'ai vue.

  • Tu la connais bien, bien ? Trs bien. On se connaissait dj El-Ouricia.Cette fois, j'ai un peu honte. J'aurais peut-tre d proposer mon aide en dehors de la classe. Je serais

    all chez Nasser pour l'aider faire ses devoirs Pourquoi tu me demandes a ? poursuit-elle. Je l'ai rencontre la sortie de l'cole, tout l'heure. Elle m'a dit de te saluer, dis-je pour mettre fin

    la conversation.Et Emma retourne sa lessive. Je me prpare en vitesse un goter et sors dans la cour o rgne une

    agitation coutumire autour de la pompe et de son bassin. La voix sourde de Zidouma rsonne contre lafaade des baraques.

    O est Hacne ? lui dis-je. Dans la baraque, je pense, crie-t-elle. Tu crois que je le surveille pour voir o il va ?Je ne rponds pas la provocation. Puis elle ajoute : Va voir la maison, si tu veux.Je m'approche de leur caverne, tire le rideau qui bouche la vue lorsque la porte est ouverte et aperois

    Hacne. Il est allong plat ventre dans un coin de la pice, les cahiers grands ouverts devant lui, lestalons relevs jusqu'aux fesses. Trois de ses petits frres font un rallye autour de la table en marchant quatre pattes, sucette la bouche. Lorsqu'ils le percutent, Hacne les repousse du bras, machinalement,sans lever les yeux de ses livres.

    Zidouma entre nouveau dans l'antre, un seau plein d'eau dans chaque main, passe au-dessus de son fils,renverse quelques gouttes sur lui, sur ses feuilles, en l'enjambant. Lui reste impassible, passe la manchede bras droit sur le papier gondol.

    Je m'avance vers lui, embrasse son pre qui coute la radio ct de la fentre. Qu'est-ce que tu fais, Hacne ? dis-je, un peu embarrass par l'ambiance qui rgne dans la cabane. Demain, les compositions de notre classe commencent, alors j'essaie de rviser, mais je ne peux pas

    bien cause du bruit.Il repousse nouveau un de ses petits frres qui insiste pour tirer vers lui le livre de gographie. Hacne

    fait alors un geste un peu brusque et le bb quatre pattes se met tout coup brailler comme si onl'avait marqu au f