Avoir 20 ans à Fukushima

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match document parismatch.com 121 Dans la ville irradiée de 290 000 habitants, la vie a repris son cours. Alors que l’opérateur élec- trique Tepco annonce que 300 tonnes d’eau contaminée se déversent chaque jour dans l’océan, les jeunes cultivent l’insouciance avec application. La radioactivité est dans l’air, la terre, la mer et dans la vie quotidienne, mais personne n’en parle. Comment survivre dans un tel environnement ? Le gouvernement a décidé de poursuivre sa reconstruction économique. Et les habitants n’ont d’autre choix que de chasser les pensées ou de tout abandonner. Fukushima Avoir 20 ans à PAR ALISSA DESCOTES-TOYOSAKI PHOTO JÉRÉMIE SOUTEYRAT Une image qui serait (presque ?) banale si le compteur de radioactivité ne rappelait la réalité. A 0,300 il se met à grésiller. PARIS MATCH - 30/10/2013 - N° 3363

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Paris Match. nov 2013 Le document présente des erreurs d'indices et taux de sivierts. "la radioactivité enregistrée ne ­dépasse pas la norme fixée par le gouvernement, soit 20 millisivierts par an, qui est l’équivalent en France d’une dose limite d’exposition d’un travailleur du nucléaire."

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Dans la ville irradiée de 290 000 habitants, la vie a repris son cours. Alors que l’opérateur élec-trique Tepco annonce que 300 tonnes d’eau contaminée se déversent chaque jour dans l’océan, les jeunes cultivent l’insouciance avec application. La radioactivité est dans l’air, la terre,

la mer et dans la vie quotidienne, mais personne n’en parle. Comment survivre dans un tel environnement ? Le gouvernement a décidé de poursuivre sa reconstruction économique. Et les habitants n’ont d’autre choix que de chasser les pensées ou de tout abandonner.

Fukushima Avoir 20 ans à

P A R A L I S S A D E S C O T E S - T O Y O S A K I P H O T O J É R É M I E S O U T E Y R A T

Une image qui serait (presque ?) banale si le compteur de radioactivité ne rappelait la réalité. A 0,300 il se met à grésiller.

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Fukukon : trouver l’âme sœur En cette nuit de novembre, le centre-ville résonne des rires

de centaines de jeunes. Fukukon, dont c’est la 6e édition, a été créé après la triple catastrophe du 11 mars 2011 pour égayer Fukushima et favoriser les rencontres entre f lles et garçons. L’événement a stimulé toute l’économie de la ville en ac-cueillant plus de 2 000 jeunes dans les restaurants et bars ha-bituellement à moitié vides. Sur une place décorée de lampions, des f lles en minijupe discutent avec des garçons aux cheveux jaunes. La radioactivité est d’environ 0,6 microsievert (mSv), soit l’équivalent d’une zone évacuée à Tchernobyl, mais per-sonne ne le sait : ils n’ont pas de compteurs Geiger.

« J’étais à Fukushima quand il y a eu les explosions, et qu’est-ce que ça change maintenant ? » fait remarquer Yuta Koyanagi, un jeune homme de 23 ans. « Mais s’il y a une autre catastrophe, là je prendrai la fuite ! » ajoute-t-il en se resservant une bière. Il a payé 6 500 yens (50 euros) pour boire et man-ger à volonté pendant trois heures et trouver l’âme sœur. Ses deux amis hochent la tête. Ils n’ont pas quitté la ville au len-demain de l’accident : on leur avait dit que c’était sans danger. Maintenant, ils vivent avec une vague angoisse qui s’exprime seulement quand ils pensent à leur famille. « J’aime Fukushima, mais si j’ai des enfants, je sais pas, peut-être que je partirai », émet Yuta. Sur le podium d’une salle de réception remplie de ballons roses, M. Masato Fukuchi ouvre la cérémonie du Fukukon. « Amusez-vous ! Ne soyez pas timides ! » Proprié-taire d’une galerie commerçante, cet homme d’affaires a ac-cueilli des réfugiés de la zone interdite et œuvre pour la reconstruction de sa ville, sans états d’âme. « On m’a reproché d’exposer inutilement les jeunes aux radiations en les invitant à se réunir à Fukushima-Ville, mais j’ai expliqué qu’ici tout le monde vit comme d’habitude. » Il est minuit passé et les jeunes gens déambulent sur les trottoirs dans une ambiance de fête. Ils sont venus de toute la préfecture pour faire de nouvelles connaissances. Car se marier en dehors de Fukushima est de-venu un déf que beaucoup ne veulent pas relever.

DJ stillmoment : « il faut bien vivre et s’amuser »

Sous les néons bleus du club Neo, un groupe de DJ s’est réuni pour la soirée hip-hop du jeudi. « Fukushima est main-

tenant connu dans le monde entier. Peut-être que les gens croient que c’est un endroit dangereux, mais nous, on va bien. C’est ce que je veux exprimer. »

Accoudé au bar, Kazuma Watanabe, alias DJ Stillmoment, a 22 ans et rêve d’aller à l’étranger pour représenter Fukushima. « Puisque nous sommes là, il faut bien vivre et s’amuser », résume-t-il. « On a beaucoup d’amis qui sont partis, et ils ont bien fait. Mais nous, les rappeurs, on a une f erté un peu par-ticulière par rapport au terroir. C’est pourquoi nous ne vou-lons pas quitter notre ville », ajoute son ami DJ Hood Ratz. Il travaille dans la ville de Date, sur des chantiers à ciel ouvert. Situé au nord de Fukushima, Date est un « hotspot » (un endroit à forte radioactivité) qui n’a jamais été évacué. « Ils ont décontaminé, mais ça ne sert à rien, ça revient sans cesse, comme un looping ! » plaisante Hood Ratz.

La décontamination de Fukushima passe pour être un business très lucratif. « C’est la bulle de la reconstruction ! » renchérit Watanabe. « Tous ces gens qui viennent des autres

Le Fukukon, une fête pour faire des rencontres dj stillmoment

A 60 kilomètres de la centrale,

la ville de Fukushima est située entre

mer et montagne.

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préfectures se remplissent les poches et se paient des f lles ici », dit-il d’un air dégoûté. Ils ont reçu de Tepco une indemnité de 80 000 yens (600 euros) et le droit de reprendre sagement le cours interrompu de leur existence. « En fait, ce sont nos impôts qui sont revenus », ironise Hood Ratz. Il a composé un morceau après le 11 mars qui s’appelle « Don’t Forget ». Mais il a du mal aujourd’hui à le chanter. Deux ans et demi après, il est devenu diff cile de parler des événements. « A Fukushima, on s’efforce de ne pas penser à la radioactivité, sinon on ne pourrait pas vivre. Mais ça nous fait plaisir de savoir que des milliers de personnes manifestent contre le nucléaire à Tokyo », dit Daichi Yamaki, surnommé DJ LeMonde. Le club Neo accueille parfois des rappeurs de la capitale, des occasions précieuses de se rencontrer et d’échanger. Car, à part les entrepreneurs, plus personne ne vient à Fukushima. « Quand je vais à Tokyo pour faire DJ, on me demande si tout va bien, mais je leur dis que c’est cool, dit Watanabe. Je n’ai pas envie qu’on nous plaigne. »

une politique de reconstruction sans pitié

Au volant de sa voiture, Kenta Sato arpente le centre-ville en évitant soigneusement le hotspot de Watari. Il est réfugié nucléaire d’Iitate, un ravissant bourg à 30 kilomètres de la cen-trale, qui a été évacué seulement un mois après l’accident. « Le gouvernement, les médias, tout le monde nous a menti. Ils nous ont exposés inutilement aux radiations. Ce constat nous rend très amers. » Kenta habite maintenant à Fukushima. A 30 ans, ce fan de course automobile qui rêvait d’acheter une vieille Porsche utilise ses économies pour mener des actions citoyennes. « Nous n’étions pas au courant de ce qui se passait. C’est impardonnable. A présent, il faut informer la jeune génération pour éviter les mêmes erreurs. » Son père a décidé de rouvrir son usine d’Iitate malgré la radioactivité qui plane à 3 ou 4 mSv. La politique de reconstruction est sans pitié : elle enjoint de rester en découra-geant de recommencer sa vie ailleurs, notamment par l’absence totale d’aides f nancières. Sur les 160 000 anciens habitants des zones interdites, ils sont encore des milliers à ne pas avoir tou-ché les indemnités de Tepco dont le dossier de demandes pèse plus de 1 kilo. Lasses d’attendre d’être relogées correctement, beaucoup de personnes âgées s’éteignent dans l’anonymat de leur logement provisoire. Kenta a créé l’association Don’t Give Up Iitate pour recréer du lien social entre les habitants, disper-sés aux quatre coins du Japon, et encourager un suivi médical. Sur Skype, il échange les dernières nouvelles avec ses amis d’Iitate. « Hier, je suis allé voir ma grand-mère qui a été relogée à Iwaki, à plus de 100 kilomètres de là. Elle se meurt toute seule, loin d’Iitate, entre quatre murs de préfabriqué. »

seiko : « j’ai peur car l’école ne protège pas mon fi ls »

Elle marche le long d’un parc bordé de f eurs, dans son quar-tier de Fukushima. Ayumi Matsudake a 18 ans et termine sa der-nière année au lycée. Elle ne se souciait pas de la radioactivité mais, à présent, elle a peur en pensant qu’elle sera mère un jour. « Je fais un petit boulot dans un café qui vend de l’alimentation venue du sud du Japon. Mon point de vue a changé », dit-elle. Le café est tenu par une association de mères en colère qui reven-diquent le droit à l’évacuation hors de Fukushima-Ville pour leurs enfants. « Mon mari ne veut pas partir à cause de son tra-vail, et mon f ls ne veut pas changer d’école à cause de ses amis et parce qu’il craint la discrimination », dit Seiko Takahashi. Elle a écrit une lettre à la direction du lycée pour demander de chan-ger le parcours du marathon qui est organisé à proximité d’une zone d’incinération de déchets radioactifs. Pourtant, l’école lui répond invariablement que la radioactivité enregistrée ne dépasse pas la norme f xée par le gouvernement, soit 100 mSv par an, qui est l’équivalent en France d’une dose limite d’expo-sition d’un travailleur du nucléaire. « Quand je vois mon f ls par-tir chaque jour à l’école, j’ai peur car je sais que personne ne les protège là-bas », dit Mme Takahashi. Le ministère de l’Educa-tion a organisé la rentrée des classes à Fukushima, comme ail-leurs, le 8 avril 2011, soit à peine un mois après l’accident. « Tout s’est déroulé normalement, on parlait de notre frayeur, mais on était si contents de se retrouver », murmure Akemi, un de ses élèves. Des mois plus tard, les habitants ont appris que les vents

kenta AYUMI

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et les pluies avaient contaminé la ville et ses environs, des hec-tares de montagnes. « A l’école, on n’en parle pas. Même quand on a passé des examens de “Whole Body Counter” [anthropo-radiamètre pour mesurer l’irradiation interne], on n’a jamais eu les résultats », se souvient Akemi. La cour a été décontaminée et la station de mesure de la radioactivité à l’école aff che un chiffre rassurant. Mais dans les rues alentour, le compteur Gei-ger grésille toujours. « J’ai raté l’examen de test de la thyroïde, mais mes amies m’ont dit qu’elles étaient inquiètes car elles avaient toutes des kystes dans la gorge. » Les cours sur la radioac-tivité débute à la rentrée prochaine. Le manuel commence ainsi : « L’espèce humaine a évolué dans un environnement radioactif naturel. Nous sommes habitués aux radiations au quotidien. »

les enfants ont

des kystes et des nodulesDans un deux-pièces au pied des monts Azuma, Mme Miwa

Omura prépare un goûter pour ses trois enfants. Tout près, son mari travaille sur son ordinateur au milieu des piaillements du dernier, né il y a deux ans. « Depuis qu’on a été évacués ici, ce n’est pas facile : mon mari n’a plus de bureau. » La famille Omura vient d’Odaka, à une dizaine de kilomètres de la centrale. Une ville entièrement évacuée au lendemain du 11 mars 2011, mais qui va être réhabilitée dans un avenir proche. « Ils disent que la radioactivité est très faible, mais la ville est entourée de mon-tagnes contaminées. Je ne veux pas retourner y vivre, mais mon mari dit qu’on ne peut pas rester ici non plus », murmure-t-elle.

Ils doivent continuer à rembourser le prêt immobilier à la banque qui n’assure pas en cas d’accident nucléaire. Les albums de famille montrent une jolie maison avec un potager, nichée entre la mer et la montagne, infestée à présent de souris et par-courue par des hordes de sangliers. « Je veux rentrer à la maison et revoir tous mes amis, crie l’aîné de 11 ans. – Oui, mais on ne sait pas si tes amis reviendront », répond doucement sa mère. Elle a fait passer des examens d’urine à son bébé après sa nais-sance. « Ils ont trouvé du césium. Au début, j’étais très anxieuse mais, après, je me suis dit que tout le monde était dans ce cas. » Les résultats des tests de thyroïde montrent la présence de kystes et de nodules chez son cadet de 9 ans. « Ils ont écrit que, vu la taille, il n’y avait “pas d’anomalie” et qu’un suivi n’était pas né-cessaire. J’ai cru que c’était OK, mais hier je parlais à une amie et elle m’a dit : “Non, c’est pas OK ! D’ordinaire, il n’y a rien de noté !” Mais à force de faire des recherches, on ne peut plus vivre à Fukushima. » ■ Alissa Descotes-Toyosaki

UNE SEULE SOLU-TION : ÉVACUER !

Bruno Chareyron, ingénieur en physique nucléaire et respon-sable du laboratoire de la Criirad, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité créée après la catastrophe nucléaire de Tcher-nobyl, s’est rendu à Fukushima.Il témoigne de la démesure de cet accident.

Paris Match. Comment expliquer l’état de contamination de la ville ?

Bruno Chareyron. Les masses d’air contaminées issues de la centrale se sont déplacées en fonction des vents. Les particules radioactives sont retombées avec les précipitations, ce qui explique que des zones éloignées ont pu être bien plus touchées que des zones proches de la centrale. Le gouvernement a évacué sur 20 kilomètres et décontaminé au lieu de continuer à évacuer. Que pensez-vous de ces mesures ?

La Criirad a été consternée de voir que, plus de vingt ans après Tcher-nobyl, les citoyens ont été aussi mal informés et protégés par leur gouver-nement. Comment justifi er que le périmètre d’évacuation d’urgence soit limité alors que les mesures faites dans des zones à 100 kilomètres de la centrale montraient une forte contamination ? Quant à la décontamination des sols, c’est une entreprise démesurée et pas assez ef cace. Pour bien protéger les habitants, il faut leur donner un vrai droit à l’évacuation.La Criirad a contribué à la création de la première station citoyenne de mesure de la radioactivité, le CRMS, à Fukushima. Pourquoi ?

Il était essentiel de répondre à la volonté des citoyens japonais de créer des laboratoires indépendants, tout comme l’ont fait des citoyens français en 1986 suite à Tchernobyl. Nous avons envoyé du matériel de mesure au CRMS. Un mois plus tard, on s’est rendu sur place. J’ai été choqué de voir les gens vivre sur des territoires aussi contaminés.Est-ce que les risques d’irradiation sont élevés, notamment par l’ab-sorption d’aliments contaminés ?

Pour la nourriture, les risques sont bien moindres que durant les pre-mières semaines. Les gens sont censés consommer des aliments conformes aux normes. Mais il n’y a pas de seuil d’innocuité, une nourriture totalement saine serait une nourriture ne contenant aucun becquerel. Or les normes sont fi xées de manière relative, c’était 500 Bq/kg en avril 2011, c’est désormais 100 Bq/kg. On peut limiter cette contamination en se nourrissant de produits venus par exemple du sud du Japon, alors qu’il est dif cile de se protéger de l’irradiation externe induite par les rayonnements gamma émis par le sol. Ils sont si puissants qu’ils pénètrent à travers les bâti-ments, d’où l’importance de soutenir les programmes d’évacuation.Les eaux contaminées se déversent dans l’océan Pacifi que depuis deux ans. Les plages californiennes vont-elles en subir les conséquences ?

Des poissons du port de Fukushima, analysés par Tepco en mai 2013, présentaient une contamination en césium radioactif 3 000 fois supérieure aux normes et, selon le ministère de la Santé japonais, en 2013, 4 % des pro-duits de la mer originaires de la préfecture de Fukushima dépassaient la norme de consommation. Il est à craindre que des substances radioactives transportées par les courants et par les espèces migratrices atteignent les côtes américaines. Il faut que des contrôles soient ef ectués.Quelle leçon peut tirer la France de cette catastrophe ?

Une semaine après l’accident, l’expert de l’Etat français (IRSN) ju-geait “suf santes” les mesures d’évacuation prises par le gouvernement japonais. Pas rassurant pour nous. A.D.-T.

Dans un grand

magasin, on peut

mesurer sa radioactivité.

Les décontaminateurs. Dernière idée du

gouvernement : construire un mur de béton dans

l’océan pour bloquer les eaux contaminées.

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