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QUATRE MILLIONS D’EUROS

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QUATRE MILLIONS D’EUROS

PIERRE BILGER

Le prix de ma liberté

5, rue Royale 75008 Paris

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© Bourin Éditeur, 2004

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À Éliane

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SOMMAIRE

OUVERTURE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13

FIN DE PARTIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

ÉPREUVES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25

ORIGINES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

À L’OMBRE DU POUVOIR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91

APPRENTISSAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137

GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

ALSTOM : UNE BELLE AMBITION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213

ALSTOM : LA CRISE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

FINAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301

ANNEXES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309

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«Il ne faut jamais oublier de prévoir l’imprévu.» Auguste Detoeuf 1

«Il y a des jours où il faut distribuer son méprisavec économie à cause du grand nombre de nécessiteux.»

François René de Chateaubriand

1. Auteur des Propos de O.L. Barenton Confiseur et fondateur d’Alsthom en1928, Auguste Detoeuf en a été l’administrateur délégué, puis le vice-prési-dent, jusqu’en 1940.

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OUVERTURE

ÉCRIT-ON POUR SOI-MÊME ou pour les autres, les lecteurs, « virtuels» enl’espèce? C’est la question que je me pose alors qu’après avoir quittémes fonctions de directeur général d’Alstom le 1er janvier 2003 etcelle de président du conseil d’administration le 11 mars 2003, je medis que, décidément, je ne peux pas m’installer dans l’oisiveté et que,pour y échapper, je ne vois d’autre solution, au moins à court terme,que de prendre la plume. Si je ne songe qu’à satisfaire ces hypothé-tiques lecteurs, je n’irai pas très loin dans mes efforts. Commentpourrais-je considérer que mon existence professionnelle, faite dequinze ans de service de l’État et de plus de vingt ans d’industrie,puisse susciter l’intérêt d’autrui ? Il y a tellement d’expériencesanalogues dont il a été rendu compte dans des mémoires, des entre-tiens ou des articles de journaux ou de revues.

De surcroît, bien qu’ayant désormais des loisirs, je me souviensdu conseil d’Auguste Detoeuf selon lequel « un véritable hommed’affaires ne perd pas son temps à écrire des pensées sur les affaires».

Pourtant j’éprouve le besoin de m’expliquer. Essentiellement parceque je ressens, à tort ou à raison, que mon ou mes expériences ont euun caractère singulier, original et aussi inachevé, et que le fait d’enrendre compte par écrit mettra fin au sentiment de frustration que lescirconstances de mon départ, jour après jour, ont alimenté et amplifié.

Je me dis aussi que tous ceux que j’ai rencontrés et appréciés aucours de cette longue vie professionnelle, collègues, collaborateurs,

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amis de Rivoli, de la CGE, d’Alsthom, de Gec Alsthom et enfind’Alstom trouveront intérêt à connaître ma version de ce parcoursalors que les médias l’ont obscurci et travesti.

Cependant qu’ils n’attendent pas de moi de faire œuvre d’histo-rien, d’économiste, de comptable, d’analyste financier ou de théori-cien du management. Ce que je leur propose, c’est de suivre unhomme qui se veut libre et responsable dans une approche subjec-tive et impressionniste d’un itinéraire individuel atypique de l’autresiècle.

Les Romains avaient coutume de dire « qu’il est peu de distancede la roche Tarpéienne au Capitole»2 . Bien des hommes illustres onteu l’occasion de vérifier cette assertion. À mon tour, toutes propor-tions gardées, j’aurai connu et le Capitole et la roche Tarpéienne. J’aiconnu le pouvoir, le succès et la considération au service de l’État età la tête d’une grande entreprise multinationale et j’ai connu l’échec,la disgrâce, l’épreuve judiciaire et le lynchage médiatique. Du jour aulendemain, on peut être aux yeux des puissants comme des gensordinaires, le chef respecté et quasi infaillible et « ce maudit animal,ce pelé, ce galeux, d’où vient tout le mal 3 ».

Les étapes contrastées qui se sont ainsi succédé ne trouvent leursens et leur cohérence que dans l’enchevêtrement chronologiqued’expériences et de circonstances qui, avec le recul, sont devenuesindissociables. Je crois néanmoins préférable de commencer par lafin afin de retrouver, avant toute chose, le regard serein indispen-sable pour raconter sans amertume mon existence.

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2. Mirabeau, Discours, 22 mai 1790.3. Jean de La Fontaine.

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FIN DE PARTIE

LA DERNIÈRE MATINÉE

MARDI 11 MARS 2003, 10h 55. Je suis sur le palier du septième étagedu 25 avenue Kléber. Nous avons traversé la rue un peu moins dequatre ans auparavant pour occuper en location cet immeuble trans-parent et fonctionnel qui a succédé à la forteresse du 38. Alsthomavec un H a construit cette dernière dans les années trente, mais ena transféré la propriété à Alcatel au moment de la formation de GecAlsthom en 1989. Un soleil printanier éclaire les boiseries blondesque nous avons choisies pour réchauffer la fonctionnalité des lieux.

J’attends que le comité des nominations et des rémunérations quepréside Sir William Purves – Willie pour ses collègues – ait achevéde siéger pour que nous rejoignions ensemble la salle où se réunit leconseil d’administration au huitième étage, en principe à onzeheures.

De l’ascenseur sort Jean-Paul Béchat qui n’est plus membre ducomité, mais qui fait étape au septième avant de rejoindre le conseil.Nous nous saluons. Il me dit : « La situation est grave.» Je le sais ! Etil ajoute sans intention maligne : « Le mieux que vous ayez à faire,c’est de vous faire oublier !» Certes, mais est-ce vraiment aussisimple? Il poursuit sa route vers le huitième étage.

Willie – un Écossais qui, à la tête de la Hong Kong and ShanghaiBanking Corporation Limited pendant plus de vingt ans, a fait de

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cette banque ce qu’elle est devenue – sort de la petite salle du comitéet me suggère quelques instants d’entretien dans le bureau depassage que j’occupe au même étage. J’ai en effet laissé l’usage demon ancien bureau à Patrick Kron dès sa nomination comme direc-teur général le 1er janvier précédent.

Willie m’informe que, à son grand regret, le comité me refuse lemaintien du bénéfice des options de souscription d’actions, point quia été oublié de part et d’autre lors du règlement des modalités demon départ à la fin de 2002. L’effet concret est limité, tant les condi-tions et les prix d’exercice de ces options, en particulier sousl’influence de mon interlocuteur, sont strictes, même si la période dehuit ans qui reste à courir pour celles dont le prix d’exercice est leplus faible peut laisser un espoir.

Néanmoins, sur le moment, cette ultime et inhabituelle décision,même si elle ne constitue pas une surprise pour moi, me blesseprofondément et me laisse un goût amer en raison non de la perted’un avantage, mais de la volonté de rupture et de séparation qu’ellesemble traduire entre le conseil d’administration de l’entreprise et leprésident-directeur général qui part. Après avoir dirigé pendantdouze ans cette entreprise, je me sens brutalement rejeté dans lesoubliettes de l’histoire et, en quelque sorte, interdit de m’intéresser àAlstom.

Je réconforte néanmoins Willie en lui disant que je sais qu’il n’estpas à l’origine de cette décision. Nous rejoignons ensemble la salledu conseil.

J’ouvre la séance que je préside encore et procède aux formalités,approbation du procès-verbal de la séance précédente, rapport deWillie au nom du comité des rémunérations et des nominations quiaccepte ma proposition de quitter mes fonctions de président avant le31 décembre 2003 au motif que, «dans les circonstances présentes, ilserait préférable de donner à Patrick Kron pleine autorité, responsa-bilité et visibilité pour agir au nom de la Compagnie», acceptation dema double démission comme président et comme administrateur etnomination de Patrick Kron comme président.

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Willie prend la parole pour rendre hommage au travail que j’aiaccompli et pour me remercier de l’esprit de coopération dont j’ai faitpreuve depuis le moment où mon départ a été décidé, notammentpour le choix de mon successeur. Patrick Kron y ajoute quelquesmots sympathiques pour souligner qu’il n’a pas demandé mon départanticipé, et pour rappeler la force de mon engagement au service del’entreprise, thème qu’il reprendra dans le communiqué 4 qu’il publiele lendemain aux côtés du mien 5 pour saluer mon départ avec uneélégance ignorée par la presse, mais appréciée par les employésd’Alstom.

J’écris tout cela de mémoire, car je n’ai jamais reçu le procès-verbal de cette dernière séance du conseil à laquelle j’ai participébrièvement et je ne sais donc pas ce que mes deux anciens collèguesont voulu laisser comme traces écrites de leurs interventions, ni ceque les autres ont voulu ou pu dire après mon départ.

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4. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Patrick Kron a déclaré : « Pierre Bilgera fait d’Alstom un des leaders mondiaux sur le marché des infrastructures pourl’énergie et le transport. Sous sa présidence, la société a enregistré de nombreuxsuccès industriels et commerciaux dans le monde entier et s’est construit unesolide réputation d’innovation. Avec les membres du conseil d’administration etl’ensemble des collaborateurs de la société, je rends hommage à Pierre pour sonengagement.» Patrick Kron aurait pu se taire ou faire moins ; il n’aurait pas pu faireplus ! Ce geste confirme, s’il en est besoin, la qualité de l’homme.

5. Extrait du communiqué du 12 mars 2003 : Pierre Bilger a déclaré : « Depuis prèsde trois mois, Patrick Kron a pris en mains avec énergie et détermination laconduite opérationnelle d’Alstom en tant que directeur général. Prolonger davan-tage la période de transition n’est donc pas nécessaire. Dans un souci de clarté etd’efficacité, j’ai donc proposé au conseil d’administration, qui l’a accepté, qu’il endevienne également, et dès à présent, le président. Au moment de quitter définiti-vement cette entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans, je suis convaincu quesous la direction de Patrick Kron, l’exceptionnel potentiel humain, technique etindustriel d’Alstom ainsi que les positions acquises sur l’ensemble des marchésmondiaux lui permettront de surmonter avec succès ses difficultés actuelles et deregagner la confiance de ses actionnaires. »

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Ces paroles dites, laissant la place à Patrick Kron, je me lève pourquitter la séance. Candace Beinecke, la chairwoman de HughesHubbard & Reed, une grande firme d’avocats de New York, que j’aifait entrer au conseil deux ans auparavant, suggère, seule à le faire,que la séance soit suspendue un instant pour que mes désormaisanciens collègues puissent me dire au revoir. Je l’embrasse, elle quim’a toujours soutenu avec clairvoyance et efficacité.

Je serre quelques mains et je rejoins au septième étage mes deuxcollaborateurs les plus proches des dernières semaines, Jean-DanielLainé, directeur du bureau du président, et Patricia Baillon, la secré-taire que je partage avec lui depuis que Martine Morel, mon assis-tante de longues années, a quitté le siège, en plein accord avec moi,à la fin de 2002. Je leur dis au revoir sans autre forme de procès enpercevant leur émotion réelle, mais heureusement contenue. Au rez-de-chaussée, je retrouve Francis Chodan, mon fidèle chauffeur, toutaussi ému, qui est désormais devenu celui de mon successeur et quime ramène chez moi.

Rien d’autre. Pas de déjeuner du conseil, pas de déjeuner ducomité exécutif, pas de cocktail de départ, pas de discours, rien. Jel’aurais souhaité ainsi, si quelqu’un avait proposé autre chose, maispersonne ne l’a fait. Douze années de responsabilité à la tête de cetteentreprise ont ainsi été oblitérées en un instant. Les circonstancescritiques qu’Alstom traverse peuvent à la rigueur justifier cette touchede discrétion finale. Elle est en tout cas à l’image, chaotique, des deuxannées et demie de processus successoral qui ont précédé.

UNE SUCCESSION AU LONG COURS

Tout a commencé trois ans auparavant. Entreprise nouvellementcotée en Bourse, Alstom, sous mon impulsion autant que sous cellede Willie qui, depuis le début, préside le comité des nominations etdes rémunérations, a le souci d’opérer en conformité avec la lettre etl’esprit du gouvernement d’entreprise. Ainsi, dès le départ, les plans

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de succession des membres du comité exécutif sont revus deux foispar an par ce comité 6.

Dans ce contexte, en juillet 2000, je rencontre pour la premièrefois Patrick Kron au cours d’un déjeuner. C’est François Newey, àl’époque directeur financier d’Alstom, qui a organisé cet entretien au25 avenue Kléber. Il a connu et apprécié Patrick Kron quand ilsétaient tous deux employés par Péchiney.

Tout de suite l’homme me séduit. J’apprécie son intelligenceaiguë, son engagement pour l’industrie, sa dimension internationaleacquise à travers des positions de responsabilité de longue durée enGrèce et aux États-Unis et, surtout, ses qualités humaines, que jepressens, faites de courage et de simplicité.

Je lui offre d’entrer au conseil, ce qu’il accepte d’emblée. Maproposition en ce sens est approuvée par l’assemblée générale enjuillet 2001. Mon arrière-pensée est que Patrick Kron pourra être, lemoment venu, un candidat externe à ma succession. Je la partageuniquement à ce stade avec Willie.

La perspective de mon départ est évoquée pour la première foisdevant le comité de nominations et des rémunérations enseptembre 2000. J’explique à l’instigation de Willie qu’à mon sens unesolution convenable serait que je me retire de la fonction de directeur

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6. En fait, ma réflexion personnelle a commencé beaucoup plus tôt. Je retrouve dansmes notes le commentaire suivant, daté du 15 juillet 1998, trois semaines après lapremière cotation d’Alstom: « Il va donc falloir qu’au cours de l’été, je réfléchisse àtout cela, que je réaligne mes repères et que je définisse un nouveau schéma decomportement compatible avec cette nouvelle position. Plus de distance, plusd’autorité, plus de sérénité, plus de vision. Stratégie plus que tactique. Penser auxhommes, penser au futur. Car j’accède à cette responsabilité ultime alors que lesannées commencent à compter. Certes je pourrais imaginer d’avoir sept ans devantmoi jusqu’à soixante-cinq ans, mais je n’imagine pas aller jusqu’au bout de ceparcours et j’espère au contraire que les circonstances me permettront de prendredu champ – harmonieusement, c’est-à-dire dans le cadre d’une succession organisée– avant cette échéance. Il peut paraître paradoxal d’avoir de telles idées en tête aumoment où cette nouvelle période commence à peine. Mais sans doute est-ce la loide la vie qu’à peine une page est-elle tournée qu’il faut déjà penser à tourner lasuivante.»

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général après l’assemblée générale de juillet 2003 en restant présidentnon exécutif jusqu’en 2005.

Cette initiative peut paraître précipitée alors que je viens toutjuste de fêter mes soixante ans, au mois de mai précédent, bien quej’aie la responsabilité complète de l’entreprise, sous des titres divers,depuis près de dix ans. En fait, elle résulte de trois éléments conver-gents.

D’abord mon propre souhait est de ne pas conserver la responsabi-lité opérationnelle de l’entreprise, en toute hypothèse, jusqu’au termede la limite fixée par les statuts, c’est-à-dire soixante-cinq ans. Ensuitel’influence britannique au sein du conseil (trois administrateurs surhuit) milite pour une limite d’âge de la fonction exécutive plus précoceque ce qui se pratique habituellement sur le «continent». Enfin il y ale sentiment diffus, non formulé explicitement, mais très présent dansnos esprits, que l’intérêt de l’entreprise peut rendre nécessaire unchangement avant l’échéance normale à la suite du sinistre de grandeampleur que nous venons d’identifier en juillet sur les turbines à gazde grande puissance, héritées d’ABB quatre mois auparavant.

Quoi qu’il en soit, je commence une réflexion avec le directeurdes ressources humaines, Kees Kruit, un collaborateur néerlandais,sur les candidatures internes et externes susceptibles d’être envisa-gées. Nous avons également en tête la nécessité prévisible deremplacer le président du secteur production d’énergie, ClaudeDarmon, qui souhaite faire une offre de rachat du secteur entrepriseque nous avons décidé de céder. Dans ce dernier cas, avec AlexisFries, c’est une solution interne qui sera retenue.

Cependant, en novembre 2001, un an plus tard, prenant essen-tiellement en considération les conséquences de la faillite de notreclient Renaissance qui s’est déclenchée à la fin de septembre à la suitede la tragédie du 11, le comité des nominations et des rémunérationssous l’impulsion de Willie propose au conseil d’accélérer et d’élargirle processus.

À mon propre remplacement comme directeur général s’ajoutedésormais la volonté de recruter un nouveau directeur financier

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pour remplacer François Newey, ceci en dépit de mon opposition. Jeconsidère en effet que convaincre un directeur financier de qualité denous rejoindre sans que soit connu le directeur général auquel il seraassocié relève de la gageure, sauf à retenir la solution interne quiexiste, excellente, mais dont je devine qu’elle sera récusée au motifqu’elle n’est pas de nature à « satisfaire les marchés».

En janvier 2002, le comité constate le peu de succès de larecherche d’un nouveau président. Conscient de la situation critiquedans laquelle se trouve Alstom et de la nécessité d’une actionénergique et continue dans ce contexte, je propose deux options :soit me prolonger, comme initialement prévu, jusqu’à fin 2003 pourmener à son terme le plan de redressement, soit me remplacerimmédiatement par une solution interne.

Le comité écarte cette alternative, mais accepte formellement queles candidatures internes soient sérieusement considérées. Il retientégalement, sur ma proposition, Patrick Kron comme une optionexterne possible. Il me mandate enfin pour prendre contact avec unautre candidat externe de grande envergure que j’ai identifié. Celui-ciexaminera sérieusement l’opportunité qui lui est offerte, mais finale-ment la déclinera, préférant conserver la position qui est la sienne.

Comme je l’ai prévu, la recherche externe du directeur financierse révèle extrêmement décevante, deux excellents candidats ayantrefusé, notamment pour les raisons que j’ai anticipées. L’opposition àla candidature interne que je propose demeure. Je ressens que, quelleque soit l’élégance de François Newey qui sait que son départ estsouhaité, cette situation d’incertitude ne peut durer et risque decompromettre la présentation et l’exécution de Restore Value, plan deredressement qui doit être lancé en mars 2002.

C’est alors que je conçois l’idée de faire appel à mon ami, PhilippeJaffré. Je connais ses talents financiers, pour les avoir appréciéslorsqu’il a supervisé la privatisation de la CGE à la direction du Trésoret lorsqu’il a dirigé Elf. J’ai d’ailleurs fait partie du conseil d’adminis-tration de cette entreprise. Je sais qu’il n’est que très modérémentoccupé par la gestion de son site Internet Stock-options.fr et par

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ZeBank dont il préside le conseil de surveillance et qu’il est en trainde vendre.

Je lui propose, le lundi 12 février au matin, la position deconseiller du président d’Alstom dans le domaine financier avec laperspective de prendre, le 1er juillet suivant, celle de directeur finan-cier au terme d’une période de transition avec François Newey.

Le mardi matin, il me confirme son acceptation. Je recherchel’accord du conseil d’administration que j’obtiens après quelquespéripéties surprenantes, nées de l’incapacité de certains membres àaccepter les explications et justifications données, pour ce qu’ellessont, lorsqu’elles sont directes et sans malice. Il est évident en effet ettotalement clair avec Philippe Jaffré qu’il ne vient pas m’aider dansl’intention de me succéder, bien qu’il connaisse, dès le début, laperspective de mon départ proche.

Enfin, en mai 2002, je soumets au comité et au conseil une candi-dature interne et celle de Patrick Kron (en son absence). C’est laseconde qui est retenue avec mon total accord, même si je regretteque les circonstances aient en fait compromis l’excellente candida-ture interne.

En juillet 2002, Patrick Kron qui a accepté, entre-temps, d’exa-miner l’opportunité qui lui est offerte, est interviewé par le comité.Puis, en compagnie du comité d’audit, pour se faire une idée plusprécise sur le problème que posent les turbines à gaz de grandepuissance GT24/GT26, il participe à une réunion de travail dansnotre usine de Birr en Suisse où elles sont développées et fabriquées.Un accord définitif est trouvé durant l’été non sans que j’interviennepour le faciliter et l’accélérer.

Le 11 septembre 200, le comité et le conseil approuvent le principede son recrutement comme directeur général à partir du 1er janvier2003 et ensuite comme président à partir du 1er janvier 2004, moi-même restant président pendant l’année 2003. Cette décision ne peutêtre formalisée et annoncée que le 5 novembre 2002 pour laisser àPatrick Kron le délai nécessaire pour avertir les actionnaires d’Imerysdont il est encore le président et y organiser sa propre succession.

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Dès sa prise de fonction, le 1er janvier 2003, le nouveau directeurgénéral exerce immédiatement la totalité de la responsabilité exécu-tive à laquelle il a eu le temps de se préparer en fait depuis novembreen circulant librement dans l’entreprise et élabore son plan d’action.Très vite, la détérioration de la situation des marchés et de la tréso-rerie d’Alstom ainsi que le contenu de ce plan me convainquent que,plus que jamais, l’unité de commandement et de responsabilité estnécessaire pour en assurer le succès. Je propose donc de quitter mafonction de président et de la confier à Patrick Kron, en plus de cellede directeur général, le jour du lancement de ce plan.

Ainsi, deux ans et demi à l’avance, je connais l’échéance probablede mon départ. Après l’accélération de ce calendrier, que je n’ai passouhaitée, j’ai accepté pendant dix-huit mois de diriger Alstomcomme si j’avais l’éternité devant moi. J’ai recherché en fait moi-même mon successeur et régler pour un temps la question du direc-teur financier tout en lançant le plan de redressement et en animantl’action commerciale et industrielle. Seules, la loyauté à toute épreuvedes équipes d’Alstom et, je l’écris sans fausse modestie, ma propreabnégation ont permis de gérer convenablement cette situationcomplexe.

Rétrospectivement je ne regrette pas le souhait que j’ai formulé dequitter deux ans avant terme la position de directeur général. Jedemeure en effet convaincu, aujourd’hui comme hier, que lesfonctions de Chief Executive Officer d’un groupe de la taille et de lacomplexité d’Alstom ne doivent pas être exercées au-delà d’unecertaine durée (dans mon cas, en définitive, près de douze ans)7. Ellesrequièrent en effet des capacités physiques et psychologiques qui se

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7. Une étude de Booz Allen Hamilton, publiée en septembre 2002, constate sur labase d’un échantillon de 2 500 cas de renouvellement de CEO que « entre 1995et 2001, la longévité moyenne au poste de CEO s’est réduite de 9,5 ans à 7,3 ans»et que « la performance des CEO est globalement meilleure au cours de la premièremoitié de leur mandat, tendance encore plus marquée pour les CEO qui ont étéremerciés en cours de mandat».

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déploient à leur maximum entre quarante-cinq et soixante ans. Enoutre elles ne doivent pas buter sur une date-limite, connue à l’avanceet dès lors propice aux manœuvres et intrigues de succession.

En revanche ce que je regrette, c’est qu’il n’ait pas été possible defaire le changement un peu plus tôt ou un peu plus tard. En effet, sitel avait été le cas début 2002, le même responsable aurait conçu etexécuté de bout en bout le plan Restore Value, indispensable pourredresser le bilan d’Alstom. Il en aurait été de même si mon rempla-cement avait été reporté fin 2003. La solution que les circonstancesont imposée, janvier 2003, complique en effet, pratiquement à partirde l’été 2002, la mise en œuvre du plan et en particulier de certainesdes initiatives indispensables pour l’adapter à l’évolution des choses,dès lors qu’elles engagent à l’excès l’avenir, qu’elles concernent lescessions ou les changements de personnes.

Je rentre donc chez moi sans tambour ni trompettes, avec déjà lanostalgie de mes douze années d’exercice intense de la responsabilitéde conduire une entreprise mondiale et simplement l’amertume quesuscite en moi l’injustice du destin qui a assombri la dernièrepériode. Je pense aussi que cette page qui se tourne marque le débutd’une vie paisible et anonyme, rythmée par quelques activités margi-nales qui me donneront l’illusion que la retraite n’est pas trop rapide-ment synonyme d’enterrement prématuré. C’est sans compter avec lajustice et les médias.

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ÉPREUVES

LA GARDE À VUE

NAÏVEMENT SANS DOUTE, j’ai longtemps espéré terminer ma vie profes-sionnelle sans faire l’objet ni d’une garde à vue, ni d’une mise en examen,sentiment qui, rétrospectivement, ne peut apparaître que comme laconfirmation de l’optimisme congénital qui m’a souvent été reproché.

Depuis le moment, en mars 1991, où j’ai pris la responsabilitéd’Alstom, à l’époque Gec Alsthom, je me suis efforcé d’éliminertoutes les pratiques douteuses que l’histoire de l’entreprise m’aléguées. Je crois que j’y suis progressivement parvenu.

En outre chaque fois qu’un épisode ancien a attiré l’attention dela justice en France ou à l’étranger, j’ai donné instruction sans hésita-tion de coopérer pleinement avec les autorités concernées dans latransparence la plus complète en essayant néanmoins et souventavec succès de les convaincre d’éviter par des initiatives inappro-priées d’affaiblir les positions commerciales de l’entreprise.

Enfin, faut-il que je l’écrive, je n’ai jamais utilisé des fonds de l’entre-prise à des fins d’enrichissement personnel et j’ai toujours fait sanction-ner et, le cas échéant, poursuivre ceux de nos employés, heureusementpeu nombreux, qui s’étaient laissés tenter par de telles facilités.

Cependant, bientôt, à la suite de l’annonce par mon successeurd’une nouvelle provision exceptionnelle pour les turbines à gaz degrande puissance GT24/GT26, la presse fait état du dépôt d’une

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plainte contre Alstom, donc notamment contre son président-direc-teur général précédent et actuel, pour diffusion de « fausses infor-mations», par une association de petits actionnaires.

Je n’ai aucune inquiétude sur le fond. Aussi bien l’établissementdes comptes que la communication financière d’Alstom ont toujoursété d’une rectitude absolue même si, à mon avis, en grande partie àtort, nous avons pu être taxés parfois de maladresse dans l’expres-sion. En revanche, je crains que, dans le contexte médiatique quesubissent actuellement les entreprises, les autorités et magistratsconcernés n’aient pas la possibilité ou le courage de donner la suitequi convient à cette démarche, si elle est confirmée, c’est-à-dire unclassement pur et simple, de manière à éviter d’engager l’argent ducontribuable dans une cause sans fondement.

Aussi je m’attends qu’une procédure soit néanmoins initiée touten imaginant que, s’agissant d’un débat essentiellement technique,elle n’impliquera pas nécessairement la mise en branle de toutl’arsenal policier et judiciaire, mais qu’elle procédera par voie d’audi-tions et d’analyses de documents.

Le lundi 12 mai 2003, vers sept heures du matin, la sonneried’abord du téléphone mobile que je n’ai pas le temps de décrocher,puis du téléphone fixe, met fin à cette douce quiétude. Éliane, monépouse, et moi venons à peine de nous réveiller dans notre chambreà la campagne où, pour la première fois, nous prolongeons le week-end, tirant avantage de ma nouvelle situation de retraité. Je penseque c’est Shaun, notre gendre britannique, qui appelle pour nousannoncer la naissance de notre septième petit enfant, Camille, quiest imminente et qui d’ailleurs intervient le lendemain soir.

Mais au bout du fil, il y a un lieutenant de police qui m’annoncequ’en exécution d’une commission rogatoire, il a mission de perquisi-tionner mon domicile, qu’en mon absence, il a obtenu du gardien del’immeuble, mes numéros de téléphone et que si je peux rejoindrerapidement Paris, il attendra, avec ses deux collègues, mon arrivée pouropérer. Deux heures et demie plus tard, je les ai rejoints sans téléphonerà personne, avocat ou Alstom, dans l’intervalle, comme il l’a souhaité.

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La procédure commence. Je suis convaincu qu’elle concerne laplainte supposée de l’association des petits actionnaires. On medétrompe et on m’explique qu’il s’agit de Gec Alsthom Transport, cequi, dans l’instant, à la surprise des enquêteurs, n’évoque rien dansmon esprit. Ce n’est que lorsqu’ils parlent du déménagement dusiège de la division transport à Saint-Ouen en 1994 que mes souve-nirs commencent à ressurgir.

Et la perquisition débute. Il n’y a rien à trouver, rien n’est donctrouvé. L’attention des enquêteurs se concentre sur les relevés decomptes bancaires et les agendas. Comme je n’ai jamais archivéd’agendas, même lorsqu’ils sont devenus électroniques dans lesdernières années, ce point est vite réglé.

Beaucoup de temps est consacré à la rédaction du procès-verbalde perquisition. Puis le lieutenant de police me notifie avec unecertaine solennité que je suis mis en garde à vue, que je peuxréclamer un examen médical, que je peux exiger de voir immédiate-ment un avocat, que si je ne le fais pas, je peux le réclamer à nouveauà l’issue de la vingtième heure, puis de la trente sixième heure et que,tout au long de la garde à vue, je ne serai jamais seul.

Il est précisé qu’Éliane est libre de ses mouvements et peutcontacter qui elle juge utile et se préoccuper d’un avocat. Le lieute-nant de police lui donne son numéro de téléphone pour qu’ellepuisse l’appeler pour se renseigner sur l’avancement de la procédure.

N’emportant avec moi que ma carte d’identité et 70 euros etchaussé de mocassins pour éviter d’être privé de lacets, j’accompagneles trois enquêteurs dans leur 206 jusqu’au 122 rue du Château desRentiers dans le treizième arrondissement où est situé le siège de labrigade financière. J’ai oublié à quel étage se trouve le bureau danslequel je suis conduit pour les interrogatoires. Il est équipé d’unordinateur qui deviendra l’intermédiaire obligé entre le lieutenant depolice et moi jusqu’au lendemain après-midi.

Pourtant l’interrogatoire débute par une déclaration non enregis-trée de mon interlocuteur. Il m’indique que la police et le juge d’ins-truction savent « tout» des conditions dans lesquelles l’agrément de

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la délégation générale à l’aménagement du territoire (Datar) a étédonné pour le transfert du siège opérationnel de la division transportde Gec Alsthom en 1994 de la tour Neptune à la Défense vers unnouvel immeuble destiné à être construit à Saint-Ouen sur un site oùsont déjà installées deux de nos usines. En particulier, dit-il, ils ontconnaissance des détails d’un versement qui aurait été effectué in fineau profit de Charles Pasqua et qui aurait conditionné cet agrément.Ce qui est attendu de moi, ce n’est pas seulement de dire la véritépuisque je suis entendu sous serment, mais aussi que je dénonce le« système» qui a été organisé par l’ex-ministre d’État.

Mon attitude est simple. Je l’ai d’ailleurs arrêtée dans mon espritpendant le trajet entre mon domicile et le siège de la brigade finan-cière. Elle correspond à celle que j’ai toujours adoptée en tant queresponsable d’Alstom lorsque j’ai été confronté à une procédurejudiciaire de quelque nature qu’elle soit. J’ai l’intention de rendrecompte, avec la plus grande exactitude possible et au mieux de messouvenirs, des faits dont j’ai eu connaissance, mais me garder de touteinterprétation ou d’expression d’opinion qui, n’étant pas été corrobo-rées par des faits connus de moi, feraient appel à ma subjectivité.

Je crois avoir respecté correctement la première de ces règles,mais sans doute moins parfaitement la seconde, tant l’objectif desinterrogatoires que je subis est de mettre au procès verbal non seule-ment les raisons et les circonstances qui ont conduit au versementincriminé, mais aussi des spéculations sur son ou ses bénéficiairesultimes que je suis hors d’état de documenter.

Au cours des trois interrogatoires policiers successifs, deux lelundi, un le mardi matin, et lors de la présentation au juge d’ins-truction le mardi après-midi, mon analyse des faits, et pour cause, nevarie pas.

Durant le deuxième semestre de 1993, Claude Darmon qui est àl’époque le directeur général de la division transport m’a présenté leprojet de transfert de son siège de la tour Neptune à la Défense àSaint-Ouen. Après analyse et examen, la direction générale dugroupe (l’executive central management dans notre jargon de

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l’époque, formé de Paul Combeau, Jim Cronin et moi-même) donneson accord sur le principe de cette opération immobilière.L’exécution en est confiée au principal intéressé, à savoir le directeurgénéral de la division transport.

Début 1994, Claude Darmon me rend compte une première foisdes difficultés rencontrées pour obtenir l’agrément de la Datar. Il faitétat du fait qu’une « contribution politique» d’un montant de10 millions de francs, destinée à être versée à un certain ÉtienneLéandri proche de l’entourage du ministre chargé de la tutelle de laDatar, peut permettre de débloquer le dossier. Je lui fais part d’uneréaction très négative tant sur le principe que sur le montant.

Plus tard, Claude Darmon évoque à nouveau la question enexpliquant que le projet est essentiel pour sa division, que le blocage,à défaut d’un versement, sera difficile à surmonter et qu’il a puobtenir qu’il soit réduit à 5 millions de francs. C’est alors que je merésigne à ne pas y faire opposition, étant entendu que l’exécution decette décision est assurée par la division transport et notamment parson directeur financier, Bernard Lebrun.

À ce point s’arrêtent mes souvenirs sur ces faits vieux de neufans. J’ai cependant du mal à faire accepter au lieutenant de policequ’à la tête d’une entreprise comme Gec Alsthom, je n’ai pas négociépersonnellement cette « transaction», ni supervisé le paiement, niveillé à ce qu’il ne soit effectué que si l’agrément est obtenu demanière certaine.

Sans chercher à me dérober à ma responsabilité que j’assumepleinement et sans ambiguïté, je tente de lui expliquer notre modede fonctionnement raisonnablement et nécessairement décentralisécompte tenu de la taille de l’entreprise. Je mets en évidence que ledirecteur général d’une division de Gec Alsthom est un responsablede premier rang qui a pleine capacité à agir dès lors que les décisionsjustifiant d’être soumises à l’échelon central ont été approuvées.

Dans la suite des interrogatoires, j’obtiens quelques informationssupplémentaires. Par exemple les investigations ont établi que lepaiement a été effectué en mai 1994 à travers une société, située hors

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de France, en cours d’extinction, dont je confirme, grâce à cesouvenir ravivé, qu’elle a été très certainement gérée dans lepérimètre de responsabilité de la division transport.

J’apprends également que l’origine de cette procédure remonte à1998. Dans le cadre d’un autre dossier, ne concernant pas GecAlsthom, un témoin proche de la Datar et, apparemment, duministre d’État en charge en 1994, un certain Michel Carmona,professeur d’université en géographie, a révélé, parmi d’autres, cetteaffaire à la justice en m’impliquant aux côtés de Darmon, Lebrun,Roos et Paillet (le délégué général de la Datar à l’époque).

Les années suivantes, la justice a lancé des commissionsrogatoires pour établir la matérialité des mouvements de fonds. Lecheminement du versement de 5 millions de francs jusqu’au comptebancaire d’Étienne Léandri, décédé entre-temps, a été précisé. Lesenquêteurs ont mis l’accent sur la coïncidence de ce versement,effectué le 11 mai 1994, avec un versement de 700000 dollars quiaurait été effectué quelques jours plus tard à partir de ce mêmecompte au profit de Pierre Pasqua, le fils de Charles Pasqua.

Dans la nuit, un commissaire de police vient renforcer le lieute-nant pour « durcir» l’interrogatoire sans d’ailleurs que cela contribueà une manifestation supplémentaire de vérité puisque j’ai dit tout ceque je sais dès le départ. Puis notamment, sur la fin, quelquesquestions additionnelles précises sont posées à l’instigation depersonnes, policier de grade plus élevé ou juge d’instruction, qui, jel’imagine, suivent l’interrogatoire de leur bureau. Je devine que leprocès-verbal, tapé et validé avec lenteur, mais en temps réel, leur estcommuniqué par fax, page par page, au fur et à mesure de leur finali-sation et signature.

Les dernières questions portent sur des documents qui ont étésaisis lors de la perquisition dont a fait l’objet le siège d’Alstom au25 avenue Kléber au moment même où Claude Darmon et moi-même étions interpellés et alors que l’entreprise se prépare à publierses comptes annuels deux jours plus tard. Mon successeur, PatrickKron qui est évidemment incapable de fournir une quelconque

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lumière sur des événements de 1994 alors qu’il a été nommé direc-teur général le 1er janvier 2003, puis président le 11 mars 2003, amême eu droit à la visite du juge d’instruction dans son bureau.

Le mardi 13 mai 2003, en fin de matinée, alors que la France faitgrève et défile sur la question des retraites, l’interrogatoire policiers’achève et la fin de ma garde à vue m’est notifiée, après avoir étéprolongée de vingt-quatre heures la veille au soir.

Pourquoi cette prolongation alors que ce que j’ai à dire l’a étécomplètement dès la matinée et le début de l’après-midi précédent ?La raison est simple. Claude Darmon a été perquisitionné et mis engarde à vue le lundi matin dès sept heures parce que contrairementà moi il a dormi dans son domicile parisien. En revanche, BernardLebrun, le directeur financier du secteur transport à l’époque, setrouve à l’étranger et, contacté par téléphone, ne peut être à Paris quele lendemain matin mardi. Du coup, me dit le lieutenant de police,nous ne pouvons mettre fin à votre garde à vue et vous présenter aujuge d’instruction immédiatement, car nous ne pouvons prendre lerisque que vous vous entreteniez avec Bernard Lebrun avant quenous ayons pu l’entendre.

De surcroît, Claude Darmon, par loyauté à mon égard et parsouci de protéger l’entreprise, a passé, me dit le lieutenant de police,les premières heures de sa propre garde à vue à exaspérer soncollègue qui l’interroge en feignant de tout ignorer de l’agrément enquestion et de ses conditions d’octroi. Il ne change d’attitude quequand il lui est donné connaissance de mon propre témoignage et,pour autant que je le sache puisque le contrôle judiciaire m’interditde m’entretenir avec lui, à partir de ce moment, fournit toutes lesinformations que sa mémoire lui restitue.

Ainsi Claude Darmon et moi passons la nuit à deux cellules dedistance au quatrième étage de la brigade financière sans qu’évidem-ment nous soyons autorisés à nous parler. Ma cellule fait à peu prèsun mètre sur deux. Elle est dotée d’un banc sur lequel il est impos-sible de m’allonger compte tenu de ma corpulence et de son étroi-tesse. Pour aller aux toilettes, il faut appeler le gardien qui passe la

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nuit avec nous et vient périodiquement s’assurer de notre comporte-ment. Je reste assis toute la nuit, ne dors jamais et somnole quelquepeu. Curieusement, mon téléphone portable m’a été laissé, maissoupçonnant que c’est intentionnel, je me garde bien de passer lemoindre coup de téléphone.

En revanche les circonstances sont propices à un retour sur moi-même. Aurais-je pu et dû faire autrement? Pourquoi me suis-je laisséentraîner à une démarche tellement contraire à mes principes et àmon attitude générale en la matière ? Est-ce mon amitié pour ClaudeDarmon et une importance excessive accordée au jugement del’homme qui a brillamment redressé la division transport et qui peutà bon droit exiger de moi le soutien que justifient les services rendusà Gec Alsthom? Ou bien n’ai-je vu tout simplement que l’intérêt del’entreprise et de ses actionnaires qui, à l’évidence, ont avantage augain de temps et d’efficacité, et donc aux économies, que favorise ceversement?

Insensiblement mes réflexions me conduisent à m’interroger surle destin qui, après les succès enregistrés jusqu’en juillet 2000 à latête de Gec Alsthom, puis d’Alstom et qui ont été reconnus commetels par l’environnement économique et médiatique, fait place désor-mais à une véritable « descente aux enfers».

Ne reste pour me réconforter au terme de cette nuit blanche quele soutien de ma famille, mais dont l’inconditionnalité que j’apprécieatténue néanmoins la portée. La suite me montrera que j’ai d’autressoutiens, y compris quelques-uns inattendus, qui s’exprimeront àtitre privé, en même temps, il faut bien le dire, que je constatequelques silences surprenants.

Éliane a usé de la faculté que lui offre la connaissance du numérode téléphone du lieutenant de police, s’enquérant périodiquement demes perspectives de sortie, de la possibilité – exclue – de m’apporterdu linge, des affaires de toilette ou de la nourriture et de l’avance-ment de la procédure. S’agissant de l’alimentation, le café est offert ;en revanche, sandwichs, salades, croissants doivent être achetés surnos propres deniers.

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Comme je l’ai souhaité, je vois mon avocat, Pierre Cornut-Gentille, à huit heures du matin. Je lui raconte brièvement ce que jesais de l’affaire. Il me dit comment il voit le reste de la journée etnous nous donnons rendez-vous, si j’ose dire, pour nous rencontrerà nouveau quelques minutes avant la présentation au juge d’instruc-tion. Entre-temps la loi lui donne la possibilité d’accéder au dossier.

Au tout début de l’après-midi du mardi, le lieutenant de police etl’un de ses adjoints s’équipent de leur pistolet et m’encadrent pournous embarquer à bord de la 206. Cette fois-ci le gyrophare estapparent et nous permet de traverser sans encombres les cortèges demanifestants qui sont nombreux sur notre parcours pour rejoindre lepôle financier qui siège dans l’ancien immeuble du Monde boulevarddes Italiens. Une porte et un sas blindés ainsi que des gendarmespuissamment calibrés et armés le protègent désormais au point queje ne serais pas surpris que le libéral Hubert Beuve-Méry, fondateurdu Monde, n’en ressente quelque inconfort posthume dans sa tombe.

Les gendarmes à l’évidence plus soucieux du formalisme de laprocédure que leurs collègues – à tout le moins c’est ce quem’explique le lieutenant de police, lui-même ancien gendarme, pourme préparer à ce changement de style –, me traitent au début avecles précautions que peut justifier le futur détenu que je puis être,faute pour eux d’être informés de qui je suis réellement.

Une fois que je suis installé à nouveau dans une cellule, leurcomportement s’humanise au point de m’offrir de la lecture pourmeubler ce temps mort, ce dont je n’ai bénéficié à la brigade financièrequ’à l’issue formelle de ma garde à vue. Au bout d’une heure, mon avocatme rejoint et, après quelques minutes d’entretien où il me rend comptedes derniers éléments introduits dans le dossier, nous indiquons auxgendarmes que nous sommes prêts à être déférés devant le juge.

Il y a encore plusieurs dizaines de minutes d’attente, puis ungendarme m’accompagne jusqu’au cabinet du juge d’instruction. Lespoliciers m’ont prévenu que, pour ce parcours, je serai menotté, carc’est la règle. Le gendarme, sous le contrôle de son adjudant-chef, medit cependant que j’en suis dispensé, mais qu’il faut en conséquence

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essayer d’éviter les journalistes qui stationnent en général à proxi-mité. Ceux-ci, explique-t-il, pourraient être scandalisés par l’absencede menottes du prévenu que je suis, tant, me dis-je, il est patent quela classe médiatique dans ce pays se fait plus facilement procureur,surtout à l’égard d’hommes à terre, que défenseur des droits del’Homme comme le veulent la tradition et l’honneur de la presse.

Je suis donc « présenté » au premier juge d’instruction dutribunal de grande instance de Paris. À ma gauche, mon avocat.Derrière moi, si j’ose dire, « mon» gendarme, prêt à me maîtriser deson mètre quatre-vingt-dix et de ses quatre-vingt-dix kilos (approxi-matifs) si je m’avise de me jeter sur le juge d’instruction pour luirégler son compte. Formalisme glacé : Vous êtes Pierre Bilger, fils deJoseph Bilger et de Suzanne Gillet, né le 27 mai 1940… Formalismeglacé, mais vite expédié !

L’audition a deux objectifs : mesurer, grâce à mon témoignage,l’implication de Charles Pasqua, s’informer plus en détail sur lasociété qui a effectué le paiement

Je tente de répondre le mieux possible à ses interrogations sur lesecond point, mais sur une structure qui a été constituée bien avantma prise de fonction et que de surcroît je n’ai jamais eu vocation àgérer, les éléments dont j’ai pu disposer et encore plus les souvenirsqui me reviennent sont extrêmement limités. Je crois tout au plus merappeler qu’elle a été apportée à Alsthom, le prédécesseur de GecAlsthom, en des temps reculés à l’occasion d’acquisition de sociétésferroviaires ayant des activités en Amérique du Sud.

Quant au premier point, je ne peux que répéter la manière dont leschoses m’ont été présentées: l’agrément sera débloqué rapidement si5 millions de francs sont versés à Étienne Léandri, homme d’influence,proche de Charles Pasqua, cet argent étant destiné, selon cettepersonne, à financer l’action politique de cette personnalité. Point final.

Pour ma part, j’entends, au cours de cette audition, faire valoirtrois éléments. D’abord, cela va sans dire, que cette opération n’adonné lieu à aucun enrichissement personnel, ni de ma part, ni, à maconnaissance, de celle de mes collaborateurs.

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Ensuite que je n’ai eu en tête en me résignant à ce versement quel’intérêt exclusif de l’entreprise qui est de réaliser sans perdre detemps ni d’argent supplémentaire ce projet de construction et dedéménagement qui apporte des économies de fonctionnement,génère une productivité accrue et couronne heureusement le projetd’entreprise de la division transport dont le succès est indispensableà la performance de Gec Alsthom.

Enfin que pour justifiée que me soit apparue cette décision dansle contexte de l’époque, avec le recul d’aujourd’hui, je regrette del’avoir prise, convaincu, rétrospectivement après ce que j’ai appris aucours de l’instruction, que probablement le projet se serait fait sansle paiement de cette commission, il est vrai, au prix d’efforts, dedélais et de coûts supplémentaires.

Les intérêts financiers des actionnaires auraient donc été lésés,mais l’entreprise et ceux de ses dirigeants qui étaient concernésauraient évité de céder à un racket moralement et juridiquementinacceptable. La seule explication, qui n’est pas une excuse, à cetteerreur de jugement est que, dans l’expansion frénétique que connaîtl’entreprise à ce moment-là, cette décision a été noyée parmi descentaines d’autres alors que de nombreuses affaires commercialesmobilisent l’attention et l’énergie du management en Asie, enAmérique du Sud et même en Europe.

Je ne suis pas certain d’avoir pu structurer, comme il aurait fallu,ma démonstration. En revanche je suis convaincu que, quelle qu’aitété ma force de conviction, l’issue de l’audition n’en aurait pas étémodifiée. À l’évidence, le juge d’instruction a décidé, avant dem’entendre, sur la base de ses investigations préalables et des inter-rogatoires de police, de me mettre en examen, cette étape représen-tant un élément important dans sa « traque» de Charles Pasqua. Il yajoute un contrôle judiciaire qui ne mérite pas la publicité qui lui estdonnée puisqu’il m’interdit simplement tout contact avec les cinqprotagonistes de l’affaire. Il fixe également une caution à un niveauabsurde, 150000 euros, sans doute pour accréditer l’idée de lagravité de l’infraction qui m’est reprochée et peut-être aussi pour

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contribuer à donner plus de substance à cette procédure inspirée desmœurs américaines et que certains entendent étendre en France 8.

L’audition est terminée. Mais, dans les minutes qui suivent,commence la logorrhée médiatique, sur la base d’une dépêche quireproduit « de source judiciaire », entre guillemets un membre dephrase exact, mais tronqué et isolé de son contexte, qui est le seulmoyen trouvé pour m’utiliser contre Charles Pasqua.

Cette violation délibérée du secret de l’instruction à des fins demanipulation médiatique n’émeut personne et, en tout cas, pas lesautorités judiciaires. Mon avocat me confirme que ce délit, bien quepatent, n’a aucune chance d’être éclairci, instruit et jugé si je déposeune plainte.

Ainsi le système judiciaire accepte sans vergogne des accommo-dements avec la loi pour mieux servir les fins qu’il poursuit. Cetteattitude est-elle réellement différente de celle qui m’est reprochée,sans doute à juste titre, à savoir, m’être résigné à un racket pour lebien de l’entreprise dont j’ai eu la responsabilité.

Mais le mot de la fin de ces deux journées, c’est à « mon» fidèlegendarme qu’il revient. Me reconduisant à travers les couloirs et lesascenseurs vers la « souricière» où sera opérée ma levée d’écrou, ilme demande gentiment, cherchant sincèrement une réponse à unequestion qui le trouble : mais comment une affaire aussi ancienne etd’une importance aussi limitée peut-elle justifier une garde à vue etune mise en examen aussi tardives ?

Devant cette expression de simple bon sens, je n’ai pas eu le cœurde prendre la défense du processus que je viens de subir. Je lui disqu’effectivement, l’argent de la justice et de la police, investi dans cedossier depuis que l’informateur a parlé, aurait gagné à être dépenséailleurs.

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8. Caution qui sera annulée par la chambre d’accusation de la cour d’appel surrequête de ma part.

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Il aurait été tellement plus simple que Gec Alsthom soit somméde s’expliquer dès 1998 par le canal d’une simple enquête policière oud’une audition, comme d’autres juges d’instruction l’ont fait, en Franceou à l’étranger, dans des circonstances similaires avec tout autant,sinon davantage, d’efficacité. Je peux garantir, ayant été en charge àl’époque, que la politique bien établie de coopération de l’entrepriseavec la justice aurait permis d’obtenir exactement les mêmes informa-tions et de faire la lumière de manière simple et rapide.

Mais pour qu’on en vienne à une conduite plus sereine de lajustice dans de telles circonstances, il faudrait que les juges cessentde considérer les entreprises et leurs dirigeants, d’emblée, commedes délinquants potentiels et qu’ils leur accordent tout simplementla présomption d’innocence !

Plus concrètement, comment un juge ou un policier, spécialisésdans les affaires financières et supposés avoir une certaine connais-sance des entreprises, peuvent-ils imaginer qu’une société commeAlstom, soumise aux règles boursières de Paris, Londres et New Yorken raison de sa cotation simultanée sur ces trois places et à des règlesde gouvernement d’entreprise extrêmement strictes, héritées de sonascendance franco-britannique, puisse ne pas coopérer pleinementavec les autorités judiciaires, une fois une procédure engagée? C’esttout simplement impossible.

Même si la bonne foi et la bonne volonté du dirigeant suprêmene sont pas acquises (elles le sont à Alstom hier comme aujour-d’hui), le corps social de l’entreprise ne supporterait pas une volontéde dissimulation, inévitablement vouée à l’échec, dès lors qu’uneinvestigation serait en cours.

C’est la raison pour laquelle il est possible de faire sortir duMoyen Âge les méthodes d’investigation policières et judiciaires,appliquées à de telles entreprises, en faisant appel à la bonne foi, àl’intelligence et à la raison. En effet les entreprises ne prennentjamais l’initiative de la corruption (car ce serait contraire à leurlogique profonde qui est de maximiser leur bénéfice), mais sont lesvictimes de rackets dont le seul souhait est d’en être débarrassés.

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L’INDEMNITÉ REMBOURSÉE

Reste pour compléter mon profil de chef d’entreprise maudit ques’engage un débat public sur mon indemnité de départ.

Le détonateur est, comme il est fréquent, un article du journal LeMonde du 7 juin 2003 9 qui développe l’information contenue dans lerapport annuel 2002-2003 d’Alstom qui vient juste d’être publié.Celui-ci est extrêmement elliptique. Un tableau fait apparaître le«montant (qui m’a été) versé au titre de l’exercice 2002-2003», soit5113524 euros. Ce montant est « qualifié», si j’ose dire, dans unenote en bas de page comme « rémunération brute et avantages ennature y compris indemnités de départ ». Rien de plus !

En fait, il inclut, notamment, en chiffres ronds, 1 million d’eurospour mes salaires et congés payés relatifs à la période du 1er avril2002 au 11 mars 2003 où j’étais encore en fonction et 1 milliond’euros de préavis. Ainsi, quelle que soit l’approche que l’on ait enviede retenir, je n’ai jamais bénéficié d’une indemnité de 5,1 millionsd’euros, comme cela a été répété par la suite à satiété. Le chiffrecorrect est 3 millions d’euros ou 4 millions si l’on tient à y inclure lepréavis. Et si l’on veut être véritablement honnête, en particulier sil’on fait des comparaisons internationales, il serait convenable derappeler qu’il s’agit d’un montant avant impôt.

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9. Le Monde du 7 juin 2003 : «Les indemnités de Pierre Bilger contestées. AncienPDG démissionnaire d’Alstom, Pierre Bilger quittera le groupe fin décembre 2003avec 5113524 euros. Ce montant inclut 4 millions d’euros d’indemnités de départ :3 millions étaient spécifiés dans son contrat d’origine Alcatel-CGE, qu’il dirigeait(sic) avant de prendre la direction d’Alstom, et 1 million d’euros seront versés autitre de préavis. Communiquée dans le rapport d’activité 2002-2003, cette décision,entérinée par le conseil d’administration, a renforcé la colère des salariés mobilisésle 5 juin. M. Bilger est en particulier critiqué pour sa gestion, qui aboutit à la criseactuelle d’Alstom. Par ailleurs, il a récemment été mis en examen pour «abus debiens sociaux» dans une affaire de versement de commission occulte lors du trans-fert du siège de Gec Alsthom, en 1994 (Le Monde du 15 mai).»

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Le plus désagréable sera cependant la publication d’une lettred’un lecteur belge, toujours par Le Monde, le 18 juin 2003, quirésume parfaitement la polémique dont je vais faire l’objet 10 et quise demande à mon propos, « Cet individu n’a-t-il pas honte?» 11,tout en considérant comme « raisonnable », « qu’un PDG d’uncertain âge abandonne son emploi avec une pension confortable».

Bien que même l’observateur le plus bienveillant puisse avoir dumal, sur la base des seules informations publiées, à se former uneopinion équilibrée, je pourrais faire l’impasse sur cet épisode etcompter sur l’oubli pour en effacer le désagrément. Mais au terme demes quarante-deux années de vie professionnelle, je considérerais unetelle dérobade comme indigne et je préfère m’expliquer sur le fond. Jen’ai pas l’ambition de convaincre la plupart de ceux qui me liront, carje sais bien qu’au-delà du raisonnement, l’amplitude des écarts derémunération qui est associée à l’économie de marché suscite, chezbeaucoup, un sentiment de scandale et de rejet que je respecte.

Je vais donc essayer d’expliquer la décision dont j’ai bénéficié,mais pour ne pas ennuyer ceux qui ne trouvent pas leur satisfactiondans la contemplation du patrimoine des autres, je renvoie pour lesdétails à mon témoignage devant la mission d’information de lacommission des lois de l’Assemblée nationale de décembre 2003dont le texte figure en annexe 12.

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10. Voir page 54.

11. Je cite intégralement cette lettre, telle qu’elle a été publiée par Le Monde : « Jelis que la société Alstom va supprimer des emplois. Et dans la même page je lisqu’un PDG démissionnaire quittera le groupe en décembre 2003 avec une indem-nité de départ de 4 millions d’euros, dont 1 million versé à titre de préavis… Qu’unPDG d’un certain âge abandonne son emploi avec une pension confortable meparaît raisonnable, mais qu’une indemnité soit versée me semble appeler à criervengeance au ciel, alors que d’autres travailleurs Alstom perdent leur emploi sansfaute de leur part. Cet individu n’a-t-il pas honte? La fureur et l’indignation deslicenciés me paraissent parfaitement justifiées.» Signé : J.-P. Ryckmans, Sprimont(Belgique).

12. Voir page 311.

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Pour apprécier une rémunération, quelle que soit la positionconcernée, il faut d’abord se faire une opinion sur le profil du bénéfi-ciaire. En ce qui me concerne, après six années de service militaireet d’École nationale d’administration (y compris un arrêt d’un anpour raison de santé), j’ai passé quinze ans au ministère des Financeset vingt et un ans dans l’industrie électrotechnique à laquelle j’aiconsacré la majeure partie de ma vie professionnelle d’une manièrecontinue et persévérante.

Cette carrière industrielle s’est effectuée sur la base d’un « contratde travail », soumis à la convention collective de la métallurgie etcomplété, le 28 juillet 1988, par une lettre du président-directeurgénéral de la CGE, à l’époque Pierre Suard, me garantissant au moinsdeux années de traitement brut comme indemnité en cas de licen-ciement. Le 15 février 1999, quelques mois après la mise en Boursed’Alstom, le comité des nominations et des rémunérations du conseild’administration prend acte de ce dispositif en le confirmant et leprécisant.

En 2002, la décision de le mettre en œuvre a été prise avec soin.Il n’a pas fallu moins de quatre séances au comité des nominationset des rémunérations et de trois séances au conseil d’administrationpour examiner, analyser et finaliser les conditions financières demon départ.

Même si cette décision n’a été motivée publiquement que parréférence à l’application du contrat 13, je peux déduire de ce qui m’aété dit que trois raisons essentielles l’ont inspirée.

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13. LCI le 3 juillet 2003 :Patrick Kron : « (…) il est exact que le conseil d’administration a, à la fin de l’année2002, convenu des indemnités à verser à Pierre Bilger qui, outre la rémunérationqu’il a touchée pendant l’exercice, correspond donc à une indemnité supplémen-taire de fin de contrat de 4 millions. Il s’agit simplement du respect des obligationscontractuelles prévues dans son contrat de travail. Je n’ai pas d’autre commentaireà faire, sinon qu’Alstom respecte vis-à-vis de ses clients, de ses salariés et de sesdirigeants, ses obligations contractuelles. »

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D’abord, l’esprit de coopération dont j’ai fait preuve pendant les deuxannées où s’est organisée ma succession a probablement exclu, dansl’esprit de ceux qui avaient à en connaître, que le contrat ne soit pasappliqué.

Ensuite, le sentiment a dû prévaloir que ma rémunération a déjàreflété, à trois reprises, l’insuffisance de la performance d’Alstom parla réduction de mon bonus en 2000-2001, puis sa suppression pureet simple pour 2001-2002 et 2002-2003, le tout sur ma proposition,mon salaire annuel étant lui-même stabilisé à 880 000 euros.

Enfin, s’agissant d’un départ deux ans et demi avant l’échéancestatutaire, le comité a pu constater que ma future retraite, toutessources confondues, y compris ma pension d’ancien fonctionnaire,représenterait moins du quart de mon dernier salaire de base horsbonus, ce qui au regard de tous les éléments comparatifs disponiblesen France et à l’étranger et en considération des vingt et une annéespassées au service de l’entreprise sous des formes diverses, a pu luiparaître faible.

C’est sur la base de ce diagnostic qu’il lui a sans doute semblélégitime de m’allouer, quelles qu’en soient les modalités juridiquesou la présentation financière, un capital qui me procurerait aprèsimpôts des intérêts, susceptibles de porter mon revenu de retraité àenviron un tiers de mon dernier salaire de base…

Le lecteur belge du Monde 14, qui, au tout début de la polémique,concède qu’il est normal que je bénéficie d’une pension « confor-table», aurait-il considéré cet ordre de grandeur comme « raison-nable»? Au regard des salaires et des retraites de la plupart desouvriers et employés d’Alstom, il s’agit à l’évidence d’un montantdémesuré. Au regard de ce dont ont bénéficié ou bénéficient par uncanal ou un autre des dirigeants ayant eu des responsabilités et desperformances équivalentes à l’étranger ou en France, il s’agit de

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14. Voir page 39, note 11.

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manière tout aussi évidente d’un niveau, j’allais écrire ridicule 15, entout cas modeste.

Dernier élément : pourquoi ne pas avoir donné directement àcette décision la forme d’un avantage retraite ? Essentiellement parceque, à tort ou à raison, les membres, notamment anglo-saxons duconseil, ont considéré qu’une indemnité de départ est plus transpa-rente, plus claire, plus compréhensible et plus défendable du pointde vue du gouvernement d’entreprise.

Cependant, le 14 août 2003, par une lettre adressée à monsuccesseur et rendue publique le 18 août 2003, je renonce à cetteindemnité 16.

Contrairement à ce qui a été écrit, ce geste ne m’a été inspiré nipar un souci tardif de justice, ni par un sentiment de panique. Pourmoi, la décision du conseil d’administration d’Alstom a été fonda-mentalement juste. Non seulement elle a honoré mon contrat, maiselle a été naturelle au terme de ma carrière dans l’industrie et auregard de ce que j’ai accompli pendant douze ans à la tête de cetteentreprise. Quant à la panique, elle est hors de propos puisquepersonne ne peut m’imposer cette renonciation, tant la décision priseet sa mise en œuvre sont juridiquement incontestables.

Pourtant, je me suis interrogé dès le mois de janvier 2003 sur lepoint de savoir si, en dépit de mon bon droit, l’éthique ne doit pasme conduire de mon propre chef à réduire cette indemnité ou mêmeà y renoncer totalement. J’ai mis du temps à me résoudre à cettedernière initiative.

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15. En particulier, par rapport aux chiffres qui ont défrayé la chronique pendantcette période : Barnevik : 87 millions de dollars dont 32 millions ont été conservésin fine – Lindahl : 51 millions de dollars dont 22 millions ont été conservés in fine– Messier : 20 millions de dollars arbitrés, réclamés en justice, avant d’êtreabandonnés dans le cadre d’une transaction avec la SEC-Grasso : 140 millions dedollars.16. Le fait que j’aie « conservé » le salaire qui m’était normalement dû pour lapériode du 1er avril 2002 au 11 mars 2003 où j’ai exercé effectivement mesfonctions ainsi que les reliquats de congés payés correspondants a paru surprendrecertains journalistes. À ma propre surprise, je dois le dire !

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J’ai consacré de longues années à cette entreprise industrielledans ses incarnations successives à raison d’au moins soixanteheures par semaine sans parler des week-ends et des voyagescommerciaux aussi nombreux qu’éreintants, privant ainsi les miens,ma femme et mes cinq enfants trop souvent de ma présence. Certes,diront certains, ces sujétions professionnelles ont eu pour contre-parties le niveau élevé du salaire ainsi que la satisfaction que procurel’exercice de responsabilités importantes.

Néanmoins, ayant le sentiment d’avoir toujours agi dans l’intérêtde l’entreprise sur la base des données dont j’ai disposé, je ne vois pasce qui aurait justifié que je sois privé d’une compensation et d’uneretraite « convenables » au regard des usages de l’industrie etconformes aux engagements contractuels pris à mon égard.

Je n’ai pas non plus vu de fondement logique à une renonciationpartielle qui n’aurait d’ailleurs pas désarmé les critiques. Après tout,le fait que j’aie été, après Claude Bébéar, le premier président-direc-teur général à publier ma rémunération avant même que la loi ne lerende obligatoire, le fait que je n’aie bénéficié d’aucun bonus etd’aucune augmentation de salaire au cours de mes deux derniersexercices de responsabilité en raison de la performance d’Alstom etde la suppression du dividende, le fait que j’aie investi l’essentiel demon épargne en actions Alstom, n’ont été retenus à mon crédit ni parles « petits» actionnaires qui se sont exprimés, ni par les médias, nia fortiori par l’« establishment» qui y a vu une nouvelle expressionde cette forme de naïveté qui m’en a toujours séparé.

Ce qui en définitive a motivé ma décision, c’est l’impossibilité oùje me trouve, dans ma nouvelle situation, d’expliquer et de justifiercette indemnité de manière audible alors que, et je ne leur en fais pasle reproche, ni le conseil d’administration, ni le président-directeurgénéral n’ont pu ou voulu, dans les circonstances du moment,donner d’autre explication que l’application du contrat.

Du coup je suis devenu un motif de scandale pour beaucoup desalariés d’Alstom, désinformés à outrance par des médias opérant enmeute sans tenter à aucun moment d’analyser honnêtement la

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question et par certains groupes politiques et syndicaux qui ytrouvent un argument d’autant plus facile qu’ils ne s’exposent àaucune contre-communication. Or le jugement de ceux avec lesquelsj’ai travaillé pendant de nombreuses années est ce qui compte le pluspour moi.

En outre, je devine que, dans le combat dans lequel Patrick Kronest engagé pour assurer le redressement de l’entreprise, la questionde l’indemnité, sans qu’à aucun moment il m’en ait fait le reproche,revient, notamment dans son dialogue avec les syndicats, comme unthème lancinant, distrayant l’attention de l’essentiel. Devenir unhandicap pour l’entreprise que j’ai dirigée pendant douze ans m’estégalement insupportable.

Enfin quand j’apprends le 6 août 2003 que l’État envisaged’entrer au capital, la politisation du dossier devient irréversible. Jecomprends que cette indemnité va être utilisée par certains, commecela n’a pas manqué, pour déstabiliser les initiatives qui sont priseset pour pratiquer des amalgames et anathèmes abusifs qui nepeuvent que nuire à l’élan de solidarité nationale dont fait désormaisl’objet cette entreprise et dont elle a souvent manqué pendant lesdouze années où je l’ai dirigée.

C’est pourquoi j’ai parlé, dans un entretien avec Le Monde 17, desens de l’honneur 18, concept que certains peuvent trouver désuet,démodé, voire ridicule, mais auquel j’attache de l’importance.

Et au risque de donner une nouvelle fois au Canard enchaînél’occasion d’ironiser sur mon état de « catholique pratiquant», je nerésiste pas au plaisir de mentionner que, par une coïncidence que jen’ai pas prévue, l’Évangile du jour de l’annonce, le 18 août 2003, estcelui de l’histoire du jeune homme riche (Mathieu, 19, 16-22) :

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17. Le Monde du 19 août 2003.18. Littré : l’honneur est entre autres « le sentiment qui fait que l’on veut conserverla considération de soi-même et des autres » et « la qualité qui nous porte à fairedes actions nobles et courageuses».

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«Le jeune homme lui dit : “Tout cela je l’ai observé : que memanque-t-il encore ? ” Jésus lui répondit : “Si tu veux être parfait, va,vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésordans les cieux. Puis viens, suis-moi.” À ces mots, le jeune hommes’en alla tout triste, car il avait de grands biens.»

Mais ni Éliane, ni nos enfants, ni moi ne sommes tristes ce soir du18 août 2003, car avec leur soutien indéfectible, j’ai fait ce qui est juste.

Si je fais l’autopsie de cet épisode, trois interrogations ou regretsme viennent à l’esprit.

D’abord : ai-je prêté assez d’attention à cette question quand lesdécisions ont été prises ? En fait, obsédé par les impératifs de labonne gouvernance, je m’en suis remis au résultat de la réflexioncommune du comité des nominations et des rémunérations et dudirecteur des ressources humaines sans y appliquer suffisammentmon propre jugement. De sorte que le montant, les modalités et laprésentation du dispositif retenu, largement influencés par la cultureanglo-saxonne dominante de ce groupe de personnes (deuxBritanniques, une Américaine, un Néerlandais pour un Français),n’ont pas suffisamment tenu compte de la sensibilité française.

Ensuite, je regrette de n’avoir pas rendu publics en 1998, aumoment de ma nomination comme président-directeur générald’une société cotée, les termes de mon contrat et les dispositionsarrêtées par le conseil en cas de séparation. Une telle initiative n’a, àcette époque aucun caractère obligatoire. Mais j’ai déjà pris celle depublier tous les éléments de ma rémunération, second président desociété cotée à le faire avant que cela ne devienne une obligationlégale, et j’aurais dû aller au bout de cette logique. Ce point m’aéchappé sur le moment, sans doute parce que, engagé dans l’action,je ne m’interroge pas sur son issue.

Enfin j’aurais dû demander que, pour éviter la confusion, ladécision prise soit soigneusement et publiquement détaillée etmotivée, et mieux encore qu’on donne à l’avantage consenti la formede ce qu’il a voulu être, c’est-à-dire un complément de revenu pourla retraite.

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Mais, au-delà de ces regrets et considérations relatifs à mon casparticulier, cet épisode m’inspire plusieurs réflexions de caractèreplus général que j’ai évoquées devant la mission d’information de lacommission des lois de l’Assemblée nationale 19.

D’abord il est essentiel que les chefs d’entreprise, notamment,mais pas seulement, lorsqu’ils dirigent des sociétés cotées, soientrémunérés convenablement et que leur tranquillité d’esprit soitassurée par des règles claires qui s’appliqueront à leur départ dans lesdifférents cas de figure qui peuvent se présenter, départ normal à laretraite, départ forcé ou départ volontaire. De ce point de vue, il fautprendre garde que la combinaison de la publicité de leur rémunéra-tion et de l’agitation médiatique ne se traduisent pas par un traite-ment moins favorable que celui de leurs principaux collaborateursfrançais ou internationaux tout aussi responsables de la performancede l’entreprise en fait, sinon en droit.

En sens inverse, il n’est pas non plus souhaitable que la rémuné-ration du président-directeur général soit massivement supérieure àcelle de ces collaborateurs. Pour ma part, j’estime normale une situa-tion dans laquelle leur salaire de base est supérieur de 30 à 50 % à lamoyenne des salaires de base du comité exécutif et où le bonus peuts’élever jusqu’à l’équivalent du salaire de base sous réserve d’ensubordonner le calcul à des critères opérationnels très exigeants.

J’hésite à aller au-delà en évoquant un ordre de grandeur convenable en valeur absolue, d’une part parce que la référence à la moyenne des rémunérations des principaux dirigeants del’entreprise me paraît à la fois la seule pertinente et pratique,d’autre part parce que la décision des conseils d’administration nepeut pas ne pas tenir compte des caractéristiques spécifiques dechaque entreprise.

Je souscris cependant à l’opinion selon laquelle, en toutehypothèse, la contribution d’un chef d’entreprise, quel que soit son

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19. Voir en Annexe, page 311.

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talent et quelle que soit la taille de son entreprise, ne peut jamaisjustifier les chiffres astronomiques qui ont été et continuent d’êtrealloués, surtout hors de France. Il n’y a pas de tels écarts de « valeur»entre les actions des dirigeants et je fais mien le commentaire deWarren Buffett selon lequel il y a toujours, disponible sur le marché,un dirigeant capable d’une performance satisfaisante sans requérirune rémunération exorbitante. Mais j’ajoute aussitôt que cejugement s’applique de la même manière à d’autres catégories profes-sionnelles que le public ignore, tels, par exemple et sans prétendre àl’exhaustivité, certains opérateurs de marché ou banquiers d’inves-tissement, dont les rémunérations, notamment en France, sontsouvent très supérieures à celles des dirigeants d’entreprise les plusfavorisés.

Ensuite – au-delà de la question du niveau des rémunérations,même si l’on peut regretter que leur transparence totale ne s’appliquequ’aux dirigeants d’entreprises cotées ainsi que, il est vrai, à certainescatégories d’hommes politiques –, dès lors que cette transparence estexigée, elle doit être totale et, à mon avis, relever directement de laresponsabilité des commissaires aux comptes. Une de leurs « notescomptables», plutôt que le « rapport de gestion», établi sous laresponsabilité du management, devrait donner le détail des rémuné-rations et avantages divers dont bénéficie le président-directeurgénéral.

En outre, un rapport du comité des nominations et des rémuné-rations, approuvé par le conseil d’administration, devrait donner lesmotifs des décisions prises. En revanche, ne compliquons pas leschoses. Le vote en assemblée générale n’a aucun sens, sinon dedonner prétexte à la démagogie du bouc émissaire et à priver leconseil d’administration d’un élément essentiel de son pouvoir denomination, de révocation et de recrutement du président-directeurgénéral. Ce doit rester la responsabilité du conseil de fixer demanière définitive les rémunérations, qu’il s’agisse du salaire de base,du bonus, des options de souscription d’actions, de l’éventuelleindemnité de départ ou de tout autre avantage.

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Il y a également la question de la relation entre le conseil et lecomité des nominations et des rémunérations et le président-direc-teur général. Quiconque a l’expérience de la vie des entreprises saitqu’il est essentiel, pour l’efficacité, que le chef d’entreprise aitautorité, responsabilité et durée. Il est également clair qu’il est néces-saire que le conseil puisse mettre fin à son mandat sans que celaprovoque nécessairement une crise grave et que cela ne tourne pasau drame psychologique et financier pour l’intéressé, le poussantainsi à des manœuvres de résistance préjudiciables à l’entreprise.

J’ai suggéré devant la mission d’information de la commission deslois de l’Assemblée nationale d’explorer la piste du systèmeallemand. Il s’agit d’un contrat en quelque sorte à durée déterminée,cinq ans en général, qui fixe la rémunération totale pour solde detout compte pour la période. Cette méthode a le double avantaged’obliger le conseil à se poser périodiquement et officiellement laquestion de la pertinence de la poursuite de la mission du président-directeur général et évite tout débat sur ses conditions de départ.Rien n’empêche d’inclure un système d’incitation dans ce contrat.

Pourtant quels que soient les efforts de transparence, les précau-tions de procédure et la modération nécessaire des décisions derémunération, il est probable que persistera le sujet essentiel decontroverse que constitue et qu’a constitué, dans mon cas particuliercomme dans beaucoup d’autres, la coïncidence de l’attribution d’uneindemnité de départ ou d’un avantage quelconque avec la mise enœuvre de plans de restructuration, l’effondrement du cours deBourse ou l’évidence supposée d’une mauvaise gestion.

La prise en considération des deux premiers éléments en tant quetels est évidemment inappropriée. Ou bien les restructurations etl’évolution du cours de Bourse ont pour origine la mauvaise gestiondu management, et c’est celle-ci qu’il faut, le cas échéant, apprécier etsanctionner ou bien ces faits sont la conséquence d’autres facteurs et,en ce cas, il n’y a pas de raison que les dirigeants en soient pénalisés.

L’essentiel est donc d’évaluer la gestion et, du même coup, desavoir qui est qualifié pour en juger. Certainement pas les banques

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que le souci légitime de protéger leurs propres intérêts et, le caséchéant, d’éluder leurs responsabilités, ne prédispose pas à l’impar-tialité. Certainement pas non plus les syndicats dont le rôle, toutaussi légitime, ne confère pas l’objectivité nécessaire pour juger lesdirigeants de l’entreprise. Est-ce le tribunal médiatique, est-ce leParlement, est-ce l’opinion publique? Poser ces questions, c’est yrépondre, tant, faute d’informations suffisantes, la conduite d’uneentreprise privée ne peut être évaluée honnêtement et sereinement,de l’extérieur, dans sa complexité et dans sa durée.

Dès lors, est-ce l’assemblée générale des actionnaires ? Sansdoute, de manière ultime. Mais cette institution a-t-elle les moyensde former directement son jugement ou doit-elle, conformément audroit des sociétés, s’en remettre au conseil d’administration qui a, àla fois le pouvoir, la responsabilité et la possibilité concrète denommer, de contrôler, bien sûr d’évaluer et, si nécessaire, derévoquer les présidents-directeurs généraux?

En toute hypothèse, l’évaluation elle-même est un exercice parti-culièrement difficile. Faut-il restreindre son jugement à une périodeparticulière de la gestion concernée, la dernière peut-être ou aucontraire évaluer l’ensemble de la période d’exercice des responsabi-lités ? Comment faire la part entre ce qui relève de l’action effectivedes dirigeants et ce qui résulte de la force des choses, dans les deuxsens bien entendu?

Dans mon cas, le conseil d’administration, formé de personnesexpérimentées et indépendantes avec lesquelles je n’ai eu aucunerelation d’intérêts croisés, a considéré, après mûre réflexion, que lacombinaison de la réduction, suivie de la suppression, de mes bonuspendant trois ans, de l’annulation de mes options de souscriptiond’actions et de l’attribution d’une indemnité de départ a constitué,compte tenu de mes succès et de mes échecs, un traitement appro-prié pour le dirigeant que j’ai été pendant mes douze années deresponsabilité. Certes il aurait pu ou même dû le dire et l’expliquer.Mais qui pouvait être mieux placé que lui pour en juger ?

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UN PROCÈS EXPÉDITIF

Sans la caisse de résonance des médias, le débat relatif aux circons-tances de mon remplacement et à l’indemnité qui m’a été attribuéeaurait sans doute conservé plus d’objectivité et de sérénité. Pourtant,jusqu’aux semaines qui ont suivi mon départ d’Alstom, je n’ai pas étémaltraité par la presse.

Que ce soit pendant mes quinze années de service public ou mesvingt et une années de vie industrielle, les journalistes ont ou ignoré ourapporté favorablement mes actions. Bien sûr il y a eu ici ou là quelquesexceptions, mais le plus souvent elles ont été inspirées par des circons-tances particulières comme les plans de restructuration en France.

Cette situation peut apparaître comme privilégiée si je me réfèreau fait que j’ai été le directeur de cabinet de Maurice Papon, l’un descollaborateurs proches de Georges Pébereau et que j’ai fait partie ducercle des dirigeants d’Alcatel à l’époque de Pierre Suard, autantd’épisodes parmi d’autres qui auraient pu donner prétexte, il est vraide manière injustifiée, à des commentaires désagréables.

Si cela n’a pas été le cas, c’est sans doute parce que de manièredélibérée, j’ai toujours voulu éviter les feux de la rampe, souventcontre l’avis de mes collaborateurs spécialisés dans la communica-tion qui m’auraient voulu plus actif dans ce domaine, et aussi parceque, dans les occasions peu fréquentes où j’ai parlé aux journalistes,j’ai essayé de le faire de la manière la plus honnête possible et queceux-ci généralement s’en sont rendu compte.

Même l’annonce de mon départ progressif et les explications quej’ai données dans un entretien avec Le Monde 20 ont été accueilliesconvenablement et retenues comme correspondant à la réalité. Ainsi,dans la plupart des commentaires, mon départ n’a-t-il pas été consi-déré comme relevant de la même catégorie que les remplacements

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20. Le Monde du 6 novembre 2002.

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faits dans l’urgence d’autres patrons qui ont défrayé la chronique à cemoment-là.

Cependant, dès cette période, il commence à y avoir des excep-tions21. Mais le véritable procès médiatique ne commence qu’enmars 2003. La plupart des commentaires qui l’ont alimenté ont aujour-d’hui été emportés par l’écume des jours et ceux qui feront l’effortd’analyser les faits, d’un point de vue d’historien de l’entreprise,n’auront pas de mal à se convaincre de leur manque de substance et depertinence. Mais, avant que je ne revienne sur le fond du débat au fil demes souvenirs, je crois néanmoins utile d’en résumer l’essentiel pourillustrer les cheminements tortueux et pernicieux du dénigrement.

Trois chefs d’accusation, assortis de circonstances aggravantes,sont articulés. La défense est réduite à la portion congrue. Et leverdict est sans circonstances atténuantes et sans appel.

À la suite de la présentation, le 12 mars 2003, par mon successeur,de son plan d’action et, le 14 mai 2003, des comptes 2002-2003d’Alstom qui en sont issus 22, l’accusation se concentre d’abord surmes «multiples» ou «grossières» erreurs de gestion qui sont censéesexpliquer la situation où se trouve l’entreprise à ce moment-là.

Le premier élément du réquisitoire consiste à mettre en douteque la cause centrale, sinon exclusive des difficultés d’Alstom a étéle sinistre technico-commercial d’une dimension sans précédent queles défauts techniques des turbines à gaz de grande puissanceGT24/GT26 ont provoqué. Même si le coût de ce sinistre, de 4 à5 milliards d’euros, selon les journaux 23, et le montant de la dette,

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21. Par exemple Le Point (édition Affaires) du 29 novembre 2002 : « Bilger et (…)ont démérité parce qu’ils rataient tout ce qu’ils entreprenaient. »

22. Trois articles dans le Nouvel Observateur du 3 avril 2003, Les Echos du 14 mai2003 et Le Monde du 20 mai 2003 sont particulièrement représentatifs de cettepremière vague.

23. Le coût global, tel qu’il résulte du rapport annuel 2002-2003, publié sous laresponsabilité de mon successeur, s’élève, à la date de ce rapport, à 4,3 milliardsd’euros, réduits à 3,8 milliards si l’on soustrait la provision de 519 millions d’euros,constituée avant la prise de contrôle complète d’ABB Power par Alstom.

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5 milliards d’euros 24, sont rappelés, le lien de causalité n’est pasétabli, est négligé ou est sous-estimé.

Du coup il devient possible contre toute logique d’attribuer laresponsabilité de la crise d’Alstom à une série d’autres actions ouattitudes, réelles ou supposées, du management, sans lien avec lesturbines à gaz de grande puissance. Ainsi le prélèvement d’undividende exceptionnel, opéré avant l’introduction en Bourse serait le«péché originel», source de toutes les difficultés, sans que cettedécision soit jamais replacée dans le contexte de l’époque où elle a étéprise. La revente d’une partie de Cegelec aurait provoqué, inventionpure et simple, une «lourde perte». Une véritable frénésie d’acquisi-tions, de surcroît, financée «à crédit» aurait résulté d’une volontéd’Alstom de s’affirmer très vite sur tous ses métiers sans que soient prisen compte l’étalement sur quinze années de l’action stratégique del’entreprise ni les multiples désinvestissements réalisés pour la financer.

Par ailleurs s’abritant «abusivement» derrière la conjoncture etaccumulant les «choix industriels désastreux», le management aurait étélaxiste dans les prises de commandes, imprégné d’une culture du chiffred’affaires plus que de la rentabilité et signant avec légèreté des clausescontractuelles risquées, par exemple dans le cas des financementsfournisseurs du secteur marine, notamment au profit de Renaissance,toutes affirmations qui ne sont ni documentées, ni plausibles au regardd’une dizaine d’années de performance ininterrompue et convenable.

Les Anglo-saxons, quant à eux, préfèrent mettre l’accent tout à lafois sur l’ampleur insuffisante et la supposée non-exécution 25 de

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24. D’après le rapport annuel 2002-2003, la dette économique au 31 mars 2003s’est établie à 4,9 milliards d’euros en réduction de 372 millions par rapport aux5,3 milliards d’euros, constatés au 31 mars 2002.25. Ainsi, selon le Financial Times du 13 mars 2003, «Alstom is paying for thetimidity of its Restore Value programme, unveiled just twelve months ago». Critiquecomplétée plus tard, le 24 juin 3003, par le Wall Street Journal Europe : «Mr Bilgerwas replaced earlier this year after Alstom was forced to admit that it wouldn’t achievethe targets set out in his Restore Value corporate-revamp plan, despite Mr Bilger’srepeated claims throughout last year that the plan was on track.»

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Restore Value, ignorant que, tel que je l’ai conçu à l’origine, le plan aété en fait exécuté fin avril 2003, six semaines après mon départ etavec un retard de seulement quatre semaines sur l’échéance prévue.Mais il est vrai que douze mois après le lancement de Restore Value,le changement des circonstances a imposé un effort supplémentaireque j’ai d’ailleurs engagé avant mon départ en préparant la cessiondu secteur transmission et distribution.

Dans un autre registre, on met à mon débit l’absence de noyaudur et plus généralement la faiblesse de la structure de l’actionnariat,sans qu’on se pose la vraie question qui est de savoir si le démantè-lement du portefeuille d’activités d’Alcatel Alsthom était souhaitable,s’il était possible de faire autrement ou si un substitut à ce modèlepouvait être trouvé pour Alstom.

Enfin on achève de peindre ou d’expliquer la médiocritésupposée de ma gestion par une série d’appréciations subjectives surma manière d’être et d’agir, auxquelles je n’ai à opposer que mapropre subjectivité qui ne va évidemment pas dans le même sens…

Les difficultés d’Alstom seraient ainsi venues de « l’inexpériencede son équipage», de ma tendance supposée « à voir grand» et àn’avoir vu « dans l’indépendance que les charmes de la liberté», dema « solitude de plus en plus grande» et du « peu d’intérêt que lesélites françaises attachent à l’industrie» de sorte, touche finale, que«pour l’instant, le seul espoir des actionnaires tient au fait qu’il aitsuffi de trois mois au nouveau président pour démarrer le chantier làoù Pierre Bilger avait tourné autour pendant près de trois ans 26 ».

Le deuxième chef d’accusation médiatique sera « judiciaire ». Le12 mai 2003, deux dépêches de l’AFP annoncent successivement laperquisition d’un juge d’instruction au siège d’Alstom et la mise enexamen de deux responsables dont l’identité n’est pas révélée.Louable mais fugace souci de respecter le secret de l’instruction et laprésomption d’innocence !

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26 Les Echos du 13 mars 2003.

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Quelques heures plus tard, mon identité et celle de ClaudeDarmon, en attendant celle de Bernard Lebrun, sont divulguées partous les médias écrits, électroniques, radiophoniques et télévisuels.Et les 14 et 15 mai 2003, mon nom, grâce à ceux qui violent le secretde l’instruction est, pour une longue période, associé à celui deCharles Pasqua.

Compte tenu du fait que les anciens responsables d’Alstom inter-rogés sur cette affaire ont expliqué sans détour, malice, ni délai, cequ’ils en savent, ce qu’ils auraient d’ailleurs également fait sansperquisition, ni garde à vue, sur simple convocation, la machinemédiatique manque de carburant.

Il y a bien trois tentatives de relance à travers la mise en examen dePierre-Henri Paillet (délégué général de la Datar) quelques jours plustard, puis la constitution de partie civile par Alstom et enfin, figureobligée de ce type de scénario, l’évocation le 1er juin 2003 par CharlesPasqua d’une «manipulation». Mais la couverture médiatique resterelativement mince. Néanmoins, dans la plupart des articles qui mesont consacrés par la suite – et il y en aura beaucoup –, figurera désor-mais systématiquement le rappel de ma «mise en examen pour abusde biens sociaux», expression commode, techniquement inatta-quable, mais lourde de soupçon de malhonnêteté et d’enrichissementpersonnel 27.

Mon indemnité de départ constituera le troisième chef d’accusation.Le 7 juin 2003, je l’ai dit, Le Monde a planté le décor et allumé la

mèche. Le décor, c’est un article sur les restructurations qui va lefournir et la mèche, c’est un encart sur « les indemnités de Pierre Bilgercontestées». Ces dernières sont présentées de manière relativementexacte28, puisque chiffrées à 4,1 millions d’euros et non 5,1 millions,comme cela sera ensuite répété à satiété, y compris par Le Monde.

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27. Une lettre de lecteur que Les Echos du 4 novembre 2003 ont éprouvé le besoinde publier, en se référant à ma « mise en examen pour des opérations immobilièresdouteuses» (sic) illustre le mécanisme de propagation du soupçon.28. Voir note 9, page 38.

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Dès lors et jusqu’à l’assemblée générale du 2 juillet 2003, lesarticles et les déclarations se succèdent pour « chauffer la salle ».Cela commence avec le lecteur belge du Monde 29, et se poursuitavec Pierre-Henri Leroy, président de Proxinvest qui choisit le WallStreet Journal Europe du 24 juin 2003 pour déclarer que mon indem-nité « is shocking », avec l’association des salariés actionnairesd’Alstom qui, nous dit Le Figaro Économie du 2 juillet 2003, comptedemander la restitution des indemnités de départ et avec leFinancial Times du même jour qui anticipe un « noisy protest » aucours de l’assemblée.

Et effectivement, nous apprendrons le lendemain, sur tous lestons, par Libération, Le Figaro, Le Monde, Les Echos et beaucoupd’autres, toutes les interpellations et insultes qu’une poignée d’agita-teurs professionnels des assemblées générales ont proférées à monégard, le script variant selon les journalistes : « Ouh! Scandale ! Enprison», « En prison comme Messier», « Voleurs en prison», « Il alaissé des pertes abyssales. Cela justifie un licenciement sans frais !»,«Pourquoi, interpelle un président d’association d’actionnaires àl’adresse de Patrick Kron, ne portez-vous pas plainte, comme nous,pour divulgation de fausses nouvelles ? », « C’est scandaleux !»

Une déclaration de Bertrand Tavernier, cinéaste, dans Le Parisiendu 16 juillet 2003, apportera une touche finale, en stigmatisant lapassivité de Seillière « qui ne fait rien vis-à-vis de patrons commeMessier, Jaffré, Bilger, Tchuruk et d’autres, qui s’offrent des indem-nités de départ mirifiques et exonérées d’impôt (sic), au moment oùleur groupe se débat dans les pires difficultés, licencie et ruine lesactionnaires ».

À ces trois chefs d’accusation, l’intervention de l’État, annoncée le6 août 2003, dans le plan de refinancement d’Alstom viendra ajouterdes circonstances aggravantes. Du coup la violence des commentairespurement médiatiques monte d’un cran supplémentaire.

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29. Voir note 11, page 39.

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Mais je n’insisterai pas davantage sur la presse, car le moment estvenu de la « grosse artillerie» politicienne. Curieusement, le signalest donné par Francis Mer qui déclare le 8 août 2003, encore dans LeMonde, interrogé sur mes indemnités de départ : « Cette décisionrelevait des actionnaires et des administrateurs de l’entreprise. Jegarderai pour moi mes opinions personnelles. Chacun a sa concep-tion des responsabilités. »

Je préfère oublier ce commentaire, ne retenant dans ma mémoirede cet ancien ministre que sa décision courageuse d’engager l’Étatpour se substituer aux banques internationales et françaisesincapables d’assurer le financement de l’entreprise dans les circons-tances exceptionnelles mais transitoires où elle s’est trouvée, mêmesi la méthode qu’il a choisie peut être discutée.

J’aurai beaucoup moins d’indulgence pour les trois politiciensUDF ou ex-UDF qui ont participé à la curée 30, que ce soit JeanArthuis, président de la commission des finances du Sénat, PierreMéhaignerie ou Alain Madelin. On peut en effet attendre desmembres du Parlement, chargés de faire la loi, encore plus quand ilss’affirment centristes ou libéraux, qu’ils s’informent avant des’exprimer et qu’ils s’interdisent d’attaquer nommément lespersonnes, ne serait-ce que pour respecter la présomption d’inno-cence. Ceux-là n’ont pas eu cette décence.

Sans surprise, les vannes ayant ainsi été grand ouvertes, les joursqui suivent voient, en dépit de la torpeur estivale ou peut-être àcause d’elle, les flux médiatiques à la fois déborder et déraper, parfoisaux limites de la diffamation 31.

Cerise sur le gâteau, dans Le Parisien du 14 août 2003, unbanquier anonyme explique que «Dès le second semestre 2002, nous

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30. Aucun homme politique ex-RPR ne s’est exprimé, peut-être parce que, héritagedu général de Gaulle, la démagogie est moins spontanée dans ces cercles-là !

31. À titre d’exemples : Libération du 8 août 2003, Le Canard enchaîné du 13 août2003, la Vie Française du 15 août 2003 ou Marianne du 18 août 2003.

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nous sommes mis à la recherche d’un successeur à Pierre Bilger (…)Nous avons assez vite pensé à Patrick Kron pour le remplacer (…) Ilne fallait pas que les banquiers soient une nouvelle fois critiqués pourleur manque d’anticipation.». Ce morceau d’anthologie, dont j’abrègel’extrait, aurait gagné en crédibilité si le processus conduisant à mondépart n’avait été engagé par le conseil d’administration d’Alstom dèsnovembre 2001 et si mon successeur n’avait été proposé par moi dèsle début de 2002!

Face à ce déferlement accusatoire, la défense est réduite à laportion congrue.

Je n’ai pas trouvé pendant cette période de cinq mois entre marset août 2003, un seul commentaire qui rappelle une quelconqueaction positive que j’aurais pu mener à bien pendant les douzeannées où j’ai dirigé Alstom. Les mêmes journalistes qui, au fil desannées, n’ont pas hésité à publier des appréciations sympathiquessur tel ou tel épisode, n’ont pas cherché à équilibrer leurs articles ens’y référant fût-ce marginalement.

Curieusement et par exception, Le Parisien encore se singulariseen citant un patron anonyme qui est le seul pendant cette période àesquisser une forme de défense solidaire, peut-être intéressée par leprécédent que mon cas représente : « Bilger qui se trouve dans legroupe depuis quinze ans a perçu ce que prévoit le droit du travailen la matière, défend un de ses pairs. Un mois par année de présence,une indemnité d’ancienneté et son préavis. Cela peut paraîtreénorme, au final, mais il a été traité comme n’importe quel salarié. »

Bien entendu, ma décision de renoncer à ces indemnités,confirmée par une lettre du 14 août à Patrick Kron et renduepublique et expliquée le 18 août, notamment par un entretiencirconstancié avec Le Monde 32, va changer partiellement la donne.

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32. Extrait : « Il y a une raison fondamentale : je ne veux pas être un motif descandale pour la centaine de milliers de salariés d’Alstom que j’ai eu l’honneur dediriger depuis douze ans, ni pour les actionnaires (suite de la note à la page suivante)

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Un éditorial de ce même journal, intitulé « L’exemple Bilger»analyse ma décision à la fois comme « un geste individuel »d’«ancien patron atypique (…) prenant une décision sans y êtreaucunement contraint» et le signe que le climat de “l’argent fou” esten passe d’être révolu. Et que commence celui de la modération».

Les premières réactions sont d’abord individuelles. Pierre Lescure,star médiatique que certains espèrent voir suivre mon exemple, confieà l’AFP «louer mon attitude», mais explique à juste titre que la diffé-rence de nos situations respectives n’exige pas de sa part un gesteanalogue. Colette Neuville qualifie, toujours pour l’AFP, cet événe-ment de «tournant» et complète plus tard le 21 août 2003 dansChallenges sa réaction en déclarant : Pierre Bilger «a bien réagi et il aeu raison de parler d’honneur». Le président d’une autre associationd’actionnaires moins représentative, toujours selon l’AFP, salue legeste, mais le trouve « insuffisant», réclamant dans un style d’ayatollahqui lui est propre, que «des sanctions soient prises» à mon égard.

À partir du lendemain, 19 août 2003, toutes les interprétations sedéploient : «une jurisprudence Bilger» (La Tribune), «Accident deparachute» (Les Echos, Crible), mais aussi «Honneur patronal» (desmêmes Echos sous une autre plume anonyme, Favilla, cette fois-ciassimilant mon geste à une nouvelle nuit du 4-août !), rembourse-ment par «peur du scandale», « l’ex-patron d’Alstom a rendu sonmagot. Il était lâché par ses bons amis» (Le Canard enchaîné),«L’honneur existe et il a un prix» (Journal des Finances), «PierreBilger a rendu l’argent. (…) voilà encore un facteur encourageant, entout cas pour ce qui participe du retour à la moralité» (Investir).

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(suite de la note 32.) qui m’ont accordé leur confiance depuis 1998.Subsidiairement, je ne veux pas que le management d’Alstom continue d’êtreembarrassé par cette controverse, alors qu’il se bat pour surmonter la crise queconnaît le groupe. – Pourquoi avoir attendu pour annoncer votre décision? – Parcequ’évidemment la décision n’était pas simple à prendre. Vous connaissez la formuled’Albert Camus à propos de l’Algérie : “Je crois en la justice, mais je défendrai mamère avant la justice”. Si j’ose une telle comparaison, j’avais à choisir entre mafamille et une certaine conception de l’honneur. »

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Un peu plus tard, encore des commentaires sympathiques. Parexemple un article de l’Usine Nouvelle du 28 août 2003, « L’honneurde Pierre Bilger», le seul à relever que j’ai conservé l’essentiel de mesactifs mobiliers en actions Alstom, subissant ainsi, comme les autresactionnaires, la chute du cours de Bourse. Ou encore la déclarationde Sophie de Menthon, la présidente d’Ethic, salue par le canal del’AFP, le 20 août 2003, mon geste « nécessaire, mais courageux»,ajoutant : « Il n’est pas facile de renoncer à une telle somme dont lemontant représente l’aisance et la sécurité pour toute une famillependant de longues années ! »

Le Point du 21 août 2003 qui m’a déclaré « en panne» la semaineprécédente, constate mon retour « en forme » et Paris Match,soucieux d’informer en temps réel les chaumières et peut-être ausside se faire pardonner sa dénonciation peu élégante du « scandale» lasemaine précédente, constate « l’honneur retrouvé de la familleBilger» dans un style people qui met en valeur à la fois mes cinqenfants et les effets bienfaisants de la campagne normande.

D’autres commentaires s’efforcent de relativiser ou de ridiculiserle geste accompli. Par exemple, Le Canard enchaîné, toujours à lapointe du combat anticlérical, attribue à « la mère de Dieu», cettedémarche qui a pris place le 14 août, veille de la Fête del’Assomption, véritable « opération du Saint-Esprit».

Mais cette revue de presse serait incomplète sans la presse anglo-saxonne. Après tout peu de Français ont eu droit à un éditorial duFinancial Times qui, le 19 août 2003, sous le titre «French lesson»,me donne son satisfecit, «Pierre Bilger has done the right thing». LeTimes du même jour, plus nuancé, écrit : «(…) you could applaud theFrenchman for doing the decent thing. English readers may even be alittle embarrassed to be upstaged in this way by a Frenchman. Honour,and its protection, are concepts deeply ingrained in those hailing fromboth sides of the Channel. »

Mais c’est Business Report du 2 septembre 2003 que j’affectionnele plus : «The Bilger story got editorials in the Financial Times, whilethe Messier story was relegated to the news-in-brief columns. Acts of

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honour by senior businessmen are now so rare they are deemednewsworthy, while greed are so common place they are hardly noted.(…) a traditional sense of honour must be restored. The corporate classwill have to reconnect with what ordinary people regard as right andwrong for themselves, someone will eventually do it for them.»

La presse allemande n’est pas en reste, le Handelsblatt du 19 août2003, parlant de « Eine ehrenhafte Geste ».

Le mouvement de sympathie qu’a suscité dans l’instant mongeste ne conduit pas pour autant à un début de réévaluation de monaction passée.

Certes, un article des Echos, le 23 septembre 2003, tout à faitinvolontairement il est vrai, a laissé suinter quelques éléments devérité. Pour la première fois, depuis que cette campagne médiatique acommencé, trois de ses correspondants à l’étranger ont rassembléquelques faits – enfin, uniquement des faits ! – sur la présence consi-dérable et reconnue d’Alstom en Grande-Bretagne et en Allemagne,fruit de longues années d’efforts. Le crédit n’en est attribué à personne,mais le lecteur attentif et honnête peut se dire qu’après tout, ce qui aété accompli pendant cette période n’est pas totalement négatif.

La Croix, qui, tout au long de la campagne, n’évoque jamais laquestion des indemnités, pour moi, ni pour qui que ce soit d’autre,quand il revient sur l’affaire Alstom, est le seul journal à oser recon-naître un effet positif de ma gestion en écrivant le 6 octobre 2003 :«La “stratégie de leadership”, préconisée par Pierre Bilger, a réussisur le plan industriel puisque le groupe est numéro 1 dans presquetous les métiers où il intervient. Les résultats financiers sont enrevanche moins éloquents…»

À partir de fin septembre, le nombre et l’intensité des articles meconcernant se raréfient. Pierre Suard dans Le Monde du 3 octobre2003 se charge, avec un certain retard dans la polémique, de porterun coup ultime. Sa démonstration qui se veut implacable d’un«enchaînement diabolique» est néanmoins considérablement affai-blie par l’affirmation deux fois répétée que tout aurait pu être évité siun juge n’avait pas écarté l’auteur de l’article de sa fonction à la tête

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d’Alcatel Alsthom! D’autant que cette démonstration n’échappe pasaux erreurs de fait et d’interprétation que l’on peut commettre quandon est écarté des affaires depuis huit ans et que l’on prétend réécrirel’histoire à la lumière d’une expérience obsolète.

Deux autres patrons 33 prendront position de manière différente.Claude Bébéar d’abord qui, dans Capital d’octobre 2003, exprimerapubliquement un sentiment non de solidarité, mais de sympathie àmon égard: «Je salue le geste de l’ancien patron d’Alstom, Pierre Bilger,qui a remboursé ses 4 millions d’euros d’indemnités. (…) Son exempledevrait faire réfléchir certaines personnes et les inciter à modifierleurs habitudes.»

Georges Pébereau ensuite, mon ancien patron qui, dans Le Mondedes 2-3 novembre 2003, sous le titre « Alstom ou le confort du boucémissaire» rappelle les erreurs commises par son successeur, PierreSuard, notamment lors de son repli dans Framatome et qui « s’estrésolu à prendre la plume aujourd’hui (…) aussi pour défendrel’honneur d’un homme qui, quelles que soient les erreurs que,comme beaucoup, il a certainement commises, ne mérite pas leprocès expéditif qui lui est fait ».

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33. Beaucoup se sont interrogés ou m’ont interrogé sur ce qu’ont pu être lesréactions du patronat à mon égard pendant cette période. Comme chacun le sait,il n’y a eu aucune expression de soutien public, ce qui en soi n’a pas de caractèreinhabituel. Moins conformes à la décence ont été certaines critiques exprimées parquelques patrons ou représentants du patronat à titre privé à l’intention de journa-listes et dont j’ai eu l’écho. Cette attitude ne m’a pas surpris. La plupart des chefsd’entreprise sont par définition peu enclins à la manifestation collective et évitenttoute action ou toute prise de position qui ne seraient pas directement motivéespar l’intérêt de leur entreprise et qui pourraient compliquer leur tâche. Cettepéripétie me remet en mémoire un conseil de Lord Weinstock que j’aurais peut-être dû écouter. Se référant au retrait de GEC de la « Confederation of BritishIndustries», il m’a recommandé de suivre cet exemple, soulignant que cela procu-rerait une économie substantielle (Alstom est en effet un des cotisants les plusimportants des organisations patronales), que cela m’éviterait d’être déçu le jouroù, en ayant besoin, je constaterais l’absence de soutien et qu’il n’y aurait aucuneffet négatif à une telle décision. Cela étant dit, quelques patrons ont néanmoinstenu à m’exprimer à titre privé leur sympathie et je garde en mémoire leur geste.

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Pour l’opinion cependant la cause est entendue. Rien ne lerésume mieux que ce propos, extrait d’une déclaration par ailleursmesurée 34 de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédérationCFDT-Métallurgie : « La démonstration est faite que, directement oupas, il est responsable de la faillite de son entreprise. » De démons-tration, il n’y en a pas eu, mais le verdict est rendu : sans circons-tances atténuantes et sans appel.

REPÈRES

Ainsi de novembre 2002, date de l’annonce de mon départ, àoctobre 2003, j’ai vécu douze mois de pression intense qui, à leurterme, me laissent encore stupéfait et abasourdi et dont je n’ai puprotéger mes proches et mes amis. Je n’ai jamais imaginé polariser surmoi autant d’événements adverses, susciter autant de polémiques, decritiques et d’attaques et devenir, à un tel degré, le bouc émissaire etla victime expiatoire de toutes les difficultés d’Alstom.

Avec le recul, les explications de ce déchaînement à mon égardparaissent évidentes : la gravité de la situation de l’entreprise à mondépart, l’inconfort des banques, l’absence de communication conve-nable sur mon indemnité de départ, l’implication de l’État, l’accidentjudiciaire.

Pourtant, la rationalité de ces explications me laisse insatisfait. Jen’échappe pas à la paranoïa qui submerge les caractères les mieuxtrempés en de pareilles circonstances. La convergence, l’unilatéra-

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34. Déclaration de Marcel Gignard, secrétaire général de la fédération CFDT-Métallurgie dans Le Parisien du 19 août 2003 : « Pierre Bilger se comporte avecbeaucoup de décence. Il pouvait conserver ses indemnités légales. Cela dit qu’unpatron s’en aille avec des indemnités qui lui assurent un avenir doré, alors que sessalariés se demandent de quoi sera fait leur propre avenir, c’eût été scandaleux.Surtout, lorsque la démonstration est faite que, directement ou pas, il est respon-sable de la faillite de son entreprise. »

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lisme et la violence des attaques me font songer à une formed’orchestration pour laquelle j’imagine, plusieurs « chefs» possibles.

La « révélation» tonitruante de mes indemnités n’a-t-elle pas dessources judiciaires ou policières auxquelles mon audition a donnéaccès à leur existence et à leur montant ? Plus classiquement certainssyndicats d’Alstom, sans doute plus attentifs lecteurs que d’autres durapport annuel de l’entreprise, ont-ils considéré que clouer au pilorimédiatique leur ancien président-directeur général leur donnerait unargument dans leur combat contre les restructurations? Ne suis-jepas la victime de « bavardages» bancaires inconsidérés et malheu-reusement fréquents au cours de dîners en ville, au mépris du«secret des affaires», comme l’expérience m’en a souvent donné desexemples en d’autres circonstances? Je ne chercherai jamais à appro-fondir ces hypothèses ou d’autres, plus complexes, mais j’ai du malà me résigner à croire au caractère totalement « spontané» dulynchage dont j’ai fait l’objet.

D’autres questions me viennent à l’esprit. Pourquoi, alors que jereçois de nombreux messages privés de soutien, personne n’a-t-ilimaginé de s’exprimer publiquement, dans les moments les plusdifficiles, ne serait-ce que pour appeler à la mesure et à l’équilibredans la critique 35 ? Pourquoi aucun journaliste, à l’exception dedeux journalistes anglo-saxons et une journaliste française, n’a-t-ilpris directement contact avec moi, avant que je renonce à mesindemnités de départ, pour être en état de mettre mon point de vueen regard des analyses exclusivement négatives qui étaient propa-gées ? Pourquoi ai-je fait l’objet d’attaques politiques de caractèrepersonnel aussi violentes ?

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35. Le 16 août 2003, dans Le Monde, des amis de Bertrand Cantat, HélèneChatelain, Claude Faber et Armand Gatti ont osé courageusement prendre ladéfense de celui que la mère de Marie Trintignant devait qualifier plus tard de«meurtrier». Lisant cet article, au moment où la polémique fait rage, je ne peuxm’empêcher de mettre en parallèle cette initiative et l’absence totale d’unequelconque expression de soutien public à mon égard, à l’exception, bien entendu,de Georges Pébereau en novembre.

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Je ne vois qu’une seule réponse logique : le fait que j’aie pris leparti de ne pas m’exprimer pour me défendre. Le silence face aulynchage médiatique vaut aveu de culpabilité. Les journalistes n’ontle temps et les moyens que de prendre en compte l’événement,l’information ou la déclaration instantanés. Il leur est impossibled’analyser et de comprendre en profondeur les faits qu’ils commen-tent, voire de remonter dans le temps pour relire leurs propresarticles qui leur permettraient de renouer le fil et de donner à leurslecteurs une grille d’analyse honnête. Ils en sont donc réduits à leurpropre subjectivité, considérablement influencée par la mode et lasensibilité du moment et sujette au panurgisme et à l’effet de meute.

Ceux qui m’entourent ont souhaité que je m’engage dans lapolémique et que je rende coup pour coup. Je ne me suis pas résoluà une telle démarche. Certains penseront que ce refus a été cohérentavec mon peu de goût pour la communication. Cependant, commeje l’ai montré à l’occasion de mon départ ou au moment où j’airenoncé à mon indemnité, je ne suis pas plus maladroit qu’un autrepour m’exprimer avec précision quand j’ai quelque chose à dire.

En fait, je considère que la situation de l’entreprise et les diffi-cultés que doit gérer mon successeur justifient que je me tienne,pendant un délai de décence suffisant, à la réserve qu’on attend enpareille circonstance du prédécesseur. Naïvement, je me dis aussique ceux des observateurs qui, dans le passé, ont applaudi beaucoupde mes initiatives, sauront faire la part des choses dans les manipu-lations et les rumeurs qui entourent inévitablement les entreprisesen crise et éviteront les analyses excessivement unilatérales, espoirqui évidemment a été déçu.

Au fur et à mesure que le temps passe, je prends plus de distanceavec l’événement et je commence à m’interroger sur mon actionpassée. La convergence et l’unanimité des critiques ne sont-elles pasjustifiées par des fautes que j’aurais commises personnellement etdont seule ma myopie m’empêcherait de voir la réalité et la gravité ?Pourtant l’accumulation des erreurs de fait que commettent cesmêmes critiques et leur incapacité ou leur refus d’analyser mon

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action dans sa durée affaiblissent grandement à mes yeux la perti-nence de leurs analyses.

Oui, alors que la partie est terminée, pour l’histoire, pour ceuxqui pendant douze ans ont participé et contribué à ce que j’ai entre-pris pour Alstom, pour ceux qui m’ont accompagné et soutenu àtoutes les étapes de ma vie professionnelle, pour les miens et pourl’honneur, le moment est venu de dire comment les choses se sontpassées. Réellement. Et tout simplement.

Et pour que la compréhension soit complète et parce que l’actiond’un homme ne s’explique que par ses racines, je vais raconter toutemon histoire depuis le début, c’est-à-dire depuis ma naissance. Cesera la meilleure manière pour moi de faire la paix avec moi-même etles autres et peut-être d’apporter un modeste témoignage à l’histoirede l’autre siècle, une petite cicatrice dans un océan d’événements.

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ORIGINES

FRAGMENTS

JE SUIS NÉ, TROIS OU QUATRE JOURS AUPARAVANT, le 27 mai 1940. Je suismaintenant dans les bras de ma mère. Elle me pose sur le siège à côtéd’elle dans la Chenard Walker. Elle fait démarrer la voiture. Nousquittons la clinique Sainte-Thérèse au centre de Colmar en Alsace.Pas très loin, nous entendons les chars allemands entrer dans la ville.Nous rejoignons la grande maison de mes grands-parents àIngersheim juste après le pont qui enjambe la Fecht.

Ma mère m’a si souvent raconté l’histoire que j’ai l’impression dela vivre dans mon souvenir et que je ne distingue plus ce qui relèvede la reconstitution ou de la réalité vécue. Je n’ai même jamais vérifiési c’est bien ce jour-là que les Allemands sont entrés dans Colmar ousi ma mère a « corsé» les choses dans sa propre mémoire.

Une autre réminiscence. Quelques jours ou semaines plus tard,devant la maison de mon grand-père, des milliers de soldats français,des divisions entières, dit ma mère, faits prisonniers, à peine gardés,se succèdent, marchant en direction de la captivité, ma famille etleurs employés s’affairant à leur donner à boire et à manger autantqu’ils le peuvent, le défilé se terminant par quelques dizaines degénéraux écrasés de honte et de tristesse.

D’autres souvenirs sont plus concrets. Près de Rosendaël, on mel’a dit après, ma mère arrête la voiture sur la route et se jette avec moi

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dans le fossé alors que des avions alliés lâchent leurs bombes sansque, miracle, ni nous ni la voiture ne soyons touchés. Toujours àMetz, dans la nuit, nous descendons dans une cave où nous sommesnombreux tandis qu’à l’extérieur les bombes tombent. Uniquementdes images fugaces, je n’ai que trois ou quatre ans.

Une autre image. La maison de mon grand-père au bord de laFecht n’est plus qu’un tas de cendres. Une bombe l’a détruite. Nousramassons une cuiller en argent encore toute chaude. Ma mère l’aconservée longtemps. C’est tout ce qui reste de richesses bourgeoisesaccumulées au fil des siècles en ce lieu.

Plus tard, je me souviens du parc de la maison de mon parrain etde ma tante à Turkheim. Mon parrain dirige la fabrique de papier.Dans le parc il y a une petite maison en bois – je crois qu’elle existetoujours – où nous jouons des heures et des heures, ma cousine etmoi. Ensuite, nous nous retrouvons dans une villa de Wintzenheimle long de laquelle passe un tramway, puis avec ma grand-mèrematernelle dans une maison dans les Vosges où chaque jour je vaisattendre au bout du chemin dans la forêt le retour de ma mère.

C’est au cours de l’une de ces journées que je vois revenir monfrère aîné, François, qui a déjà onze ans et qui est allé dans la valléeà la rencontre des soldats américains qui lui ont donné du chocolatet du chewing-gum qu’il apporte dans son petit sac à dos. Et puis unjour enfin, au bout du chemin, arrive ma mère. Bien entendu, je nesais pas qu’elle sort de prison et que mon père y est toujours et y serapour six ans encore.

ENGRENAGES

Leur histoire mériterait d’être racontée en détail. D’ailleurs ma mèrea laissé des notes éparses qu’il faudrait exploiter un jour et j’ai unepartie du verbatim du procès de mon père. Mon père, Joseph Bilger,est le fils d’un paysan du Sundgau de Seppois-le-Haut près de lafrontière suisse. Il n’a jamais eu que le certificat d’études, mais son

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intelligence brute et son goût de la contestation et de la controversel’ont conduit à s’engager très jeune dans le syndicalisme paysan et àprendre à vingt-cinq ans la direction de l’Union paysanne.

Ce mouvement de défense des agriculteurs, d’abord alsaciens, puisaussi lorrains, a pris progressivement, dans l’esprit du temps, unecouleur politique autoritaire, en même temps que «régionaliste» paropposition à «autonomiste», jamais pro-allemande et même in fine,juste avant la guerre, une vocation nationale sous l’étiquette de «Frontnational des travailleurs». Les «Chemises Vertes» que Henri Dorgères,un dirigeant paysan de l’entre-deux guerres, récupérera ensuite au plannational ont été inventées par lui et il sera le premier à utiliser la Croixde Lorraine comme le signe distinctif de son mouvement.

Ma mère, Suzanne Gillet, est la fille d’un viticulteur d’Ingersheim,président de la coopérative vinicole et notable du village comme sesancêtres l’ont été depuis longtemps. La légende familiale et notre arbregénéalogique veulent que Dominique Gillet, soldat (sergent?) del’armée de Turenne, ait été blessé à la bataille de Turkheim, abandonnédans les vignes et sauvé par une jeune fille du village tout proched’Ingersheim qu’il épouse et avec qui il donne naissance à cette lignée.

Ces racines franc-comtoises expliquent sans doute pourquoimon grand-père restera toujours irréductiblement attaché à laFrance et maintiendra l’usage de la langue française et la référence àsa culture comme des valeurs fondamentales de la famille. Au pointqu’en 1918, quand Raymond Poincaré revient prendre possession deColmar, c’est ma mère, habillée en petite alsacienne, qui a l’honneurde lui remettre le traditionnel bouquet de fleurs et de se faireembrasser par ses moustaches.

La rencontre entre ma mère et mon père correspond à l’archétype ducoup de foudre. Cela se passe à Ingersheim où mon père jeune syndica-liste la subjugue par son éloquence au grand dam de mon grand-pèrequi n’est pas un contestataire et qui aurait préféré un gendre plusconventionnel, mais qui ne sait rien refuser à l’aînée de ses deux filles.

Puis ma mère s’engage, sans recours, aux côtés de mon père. Sonsoutien est décisif pour la création des coopératives laitières qui est

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l’un des chevaux de bataille de mon père. Elle lui apporte le sens desréalités et de l’organisation dont il manque cruellement, lui dont lesarmes sont exclusivement la parole et l’écrit. Elle participe à tous lescombats, mobilisant ses partisans pour manifester à Strasbourg pourexiger sa libération lorsqu’il sera arrêté pour trouble à l’ordre publicpar une République excédée par les désordres paysans.

La guerre, faite au Quatrième Cuir, vaut à mon père d’être faitprisonnier. Libéré comme tous les Alsaciens-Lorrains, il est alorsconfronté au choix décisif : partir, ce qui, dans son cas, veut direpasser en Suisse pour attendre d’autres développements ou resterpour aider tous les paysans qui lui ont fait confiance et qui, eux,n’ont pas d’autre choix que de rester et qui, en son absence, risquentde tomber sous la coupe d’autres responsables, proches desAllemands et de leurs idées. Bien qu’il ait discuté longuement avecma mère l’option du départ, mon père choisit de rester pour«composer pour décomposer», comme il l’expliquera par la suite.

Ambiguïté et choix fatals qui l’entraînent dans une forme decollaboration dégradée. Nombreux sont les témoins à décharge auprocès qui viennent expliquer ce que mon père a fait pour lesprotéger, voire même les sauver, y compris des Juifs persécutés.Mais face à ces actes, il y a l’apparence, les responsabilités confiéesau début par l’appareil nazi dans l’organisation paysanne, lesrencontres avec le gauleiter Bürckel en Lorraine pour négocier etarracher pied à pied des concessions, l’utilisation contre son gré deson nom, cette histoire ubuesque d’une photo de ma mère repro-duite sans même qu’elle le sache par Der Stürmer, l’organe antisé-mite par excellence, pour symboliser la pure femme allemandearyenne alors que ma mère, dotée d’une dense chevelure brune,aurait mieux passé pour une belle italienne ou moyen-orientale quepour la blonde nordique idéale !

Ne pèsera pas non plus très lourd le fait que mon père indisposetellement les Allemands que le gauleiter décide de l’assigner à résidenceà Hambourg pour en débarrasser l’Alsace-Lorraine et son bureau. Maisce n’est pas une déportation au sens où l’histoire l’a retenu.

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L’arrestation de mon père à la Libération est donc inévitable. Il ala chance qu’elle soit effectuée par l’armée du général de Lattre deTassigny, bénéficiant ainsi d’un traitement convenable dans lescirconstances de l’époque. Moins évidente rétrospectivement estl’arrestation de ma mère à laquelle rien n’a jamais été reproché, maisqui passe néanmoins trois mois en prison, ce qui lui permetd’apporter son soutien et son aide à des femmes qui se trouvent avecelle, moins pour des incriminations politiques que pour des délitsplus classiques, prostitution, vols etc. et pour qui elle écrit des lettresà leurs familles, à leurs avocats, à leurs juges.

Vient le procès. Le président du tribunal initialement prévu, n’ayant,dit-on, rien trouvé de «sérieux» dans le dossier, est remplacé par unautre magistrat, plus sensible à l’air du temps et aux injonctions de lapresse communiste. Le procureur se prépare à requérir la peine de mort.Pourtant, la succession des témoins que ma mère, combattante inlas-sable, mobilise sans trêve (Pierre Pflimlin, futur président du Conseil dela IVe République est l’un d’eux) et les explications éloquentes de monpère ébranlent le jury, au point qu’un acquittement ne devient plusimpossible aux dires de jurés dont le temps déliera les langues.

L’affaire focalise cependant tellement l’attention qu’une telle issuene peut être tolérée. Le président du tribunal fait en sorte que lesjurés mesurent la responsabilité qui serait la leur et peut-être lesrisques personnels qu’ils prendraient s’ils se résolvaient à une telledécision. Le verdict est donc, non la mort, ni l’acquittement, maisdix ans de travaux forcés.

SURVIE

Nous sommes en 1945 et il revient à ma mère, désormais seule,d’assurer la survie et l’éducation de ses quatre enfants. Comme,interdite de séjour, elle n’a plus le droit de vivre en Alsace, lapremière étape est Nancy pour réfléchir et décider de l’avenir. J’ydécouvre pour la première fois l’école, mais en raison de la surpopu-

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lation des classes, au moins au début, on me met dans une classe dephilosophie où je vais présenter mes premiers « bâtons» à un profes-seur que ma présence distrait de la tâche plus ingrate d’enseigner lasagesse à des adolescents déstabilisés par la guerre.

Grâce à mon grand-père, ma mère peut, en association àquarante-neuf pour cent avec un ami de mon père, propriétaire enAlgérie, acquérir le domaine de La Jacqueminière près de Courtenaydans le Loiret. Il est convenu qu’elle l’exploitera, aidée par desanciens de l’Union paysanne que mon père mobilise de sa prison etmême d’un ancien jeune inspecteur de la BST (l’ancêtre de l’actuelledirection de la Surveillance du territoire) qui a participé à l’enquêteet qui considère la condamnation comme une injustice.

C’est un domaine de quatre cents hectares qui a été laissé àl’abandon pendant la guerre et qu’il faut défricher avant de leremettre en culture. Tout commence mal. La veille de notre arrivée,le château du domaine, un château du dix-neuvième siècle de taillemodeste, brûle. Au lieu du château, nous nous installons donc dansle pavillon de chasse que nous ne quitterons jamais avant notredépart du domaine, ma mère n’ayant eu que les moyens pour refairela toiture, mais pas pour le réaménager.

Cependant, grâce au maire de Courtenay, ma mère peut utiliserune vingtaine de prisonniers de guerre allemands pour mener à bienle défrichage, certains d’entre eux décidant de rester au domainemême après leur libération. L’exploitation, petit à petit, trouve sonéquilibre grâce notamment, sur l’initiative de ma mère, à un élevagede porcs à grande échelle, grâce aussi à des expédients comme lavente de beurre, transporté dans des valises, à des prix défiant touteconcurrence, à des restaurateurs de Montargis.

Pour nous, les enfants, c’est une période heureuse. Certes noussommes tous en pension, sauf mon jeune frère Philippe, au début,qui va à l’école maternelle et primaire de Montcorbon. Ma sœur,Marie-Christine, est en pensionnat à Sens dont, peu réceptive auxétudes, elle s’enfuit régulièrement pour rejoindre La Jacqueminière.Mon frère aîné, François, est pensionnaire au collège Stanislas à

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Paris. Quant à moi, âgé de sept ans à peine, je deviens pensionnaireau collège Saint-Louis à Montargis où Philippe, me rejoint au boutde quelques années et où je resterai près de dix ans avant d’intégreren « mathématiques élémentaires » 36 le lycée Louis-le-Grand à Paris.

Le domaine est un champ permanent de découverte et d’explora-tion. Près du château, il y a deux étangs que ma mère a fait drainer.Quand l’abbé Ingrain, l’un des prêtres du village, vient nous rendrevisite, au moins une fois par semaine, à la fois pour nous servir derépétiteur et pour dîner, il plonge d’abord dans l’étang. Nous suivonscet exemple avec prudence en bons continentaux, peu familiers avecl’eau, que nous sommes. Nous faisons aussi des promenades dans labarque qui est, en temps normal, amarrée à la gloriette.

L’abbé Ingrain a d’autres ressources et notamment un appareil deprojection grâce auquel il nous montre des vieux films muets. À vraidire le seul dont je me souvienne est une bande d’actualités où onvoit le roi Zog d’Albanie ! C’est à Courtenay que je vois mon premiervrai film, L’Aigle à deux têtes de Jean Cocteau. Je n’y comprends rien,mais la magie opère, renforcée par les séances de cinéma du mercrediauxquels nous nous rendons au collège dans le cinéma paroissial deVillemandeur dont la programmation comporte encore les grandsfilms du muet, par exemple le prodigieux Ben Hur avec RamonNovarro. Plus tard nous voyons des films parlants. Et les pèresprennent même le risque – audacieux à l’époque – de nous emmenervoir Le Défroqué avec Pierre Fresnay non sans de nombreuses expli-cations préalables.

La Jacqueminière, ce sont aussi les longues promenades àbicyclette dans la forêt et la nature avec ses risques. De temps entemps, ma mère organise des battues de sangliers, nombreux sur lapropriété. Je me souviens aussi de la foudre tombant à quelquesmètres de moi alors que nous attendons, en famille, le véhicule jaune

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36. Dernière classe du secondaire à l’époque pour ceux qui privilégiaient lesmathématiques.

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des « Autocars de Bourgogne» pour aller rendre visite à mon père àOermingen, un ancien camp de concentration allemand où il estdétenu.

C’est encore l’époque des calèches et, pour aller à la messe, nousattelons « Bijou», un beau cheval noir, que nous attachons à unanneau de fer à l’église pendant que nous participons à l’office. Audomaine, ma mère a trouvé une vieille et imposante Chryslerd’avant-guerre qu’un mécano, prisonnier de guerre allemand, aréussi à remettre en état, mais qui consomme des quantités considé-rables d’essence, point qui préoccupe suffisamment mon frèrePhilippe pour le conduire à remplir le réservoir d’eau, croyant ainsiavoir trouvé la solution du problème!

Il y a les soirées de Noël où Français et Allemands se retrouventà l’unisson et se rendent ensemble à la messe de minuit, accueillisindifféremment avec générosité et ouverture d’esprit par nos voisinsqui, pourtant, comme tous les autres, ont souffert de la guerre.

Ce bonheur tranquille ne dure pas. Au bout de quelques années,des dissensions apparaissent avec les collaborateurs qu’a fait venirmon père, puis excité par eux, avec l’autre actionnaire du domainequi a la majorité. Le fait que ma mère ait réussi à redresser l’exploi-tation et qu’elle soit au centre de l’attention locale les exaspère. Il n’ya bientôt d’autre solution que la séparation. Ma mère – mon grand-père qui ne lui a jamais mesuré son soutien est malheureusementmort entre-temps – ne réussit pas à trouver l’argent nécessaire pourracheter les cinquante et un pour cent qui lui manquent et doitvendre ses quarante-neuf pour cent.

Nous devons donc quitter La Jacqueminière pour nous installerà titre provisoire à Fontainebleau. Le seul à nous suivre dans cetexode est l’ancien inspecteur de la BST. Il faut tout recommencer etles ressources sont limitées alors que les pensions coûtent cher etque les enfants grandissent en même temps que leurs besoins.

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ENTREPRISE

Ma mère hésite plusieurs mois sur l’orientation à prendre. Elle visite desdomaines dans plusieurs régions de France sans jamais retrouver ce quil’a enthousiasmée dans La Jacqueminière. À l’époque, l’une des prioritésdu pays est de remettre l’agriculture en état de produire suffisamment.L’un des moyens est de rattraper le retard qu’a provoqué la guerre dansla mécanisation agricole. La France ne dispose ni des technologies nides entreprises permettant de satisfaire rapidement ce besoin.

Ma mère comprend qu’une opportunité existe dans l’importationde machines agricoles modernes que d’autres pays européens,comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Italie, moins bien pourvus quenous par la nature, développent rapidement. Ce n’est pas facile, carla France vit encore sous le régime des licences d’importation desti-nées à contrôler la balance commerciale, qu’il n’est pas aisé d’obtenir.Mais le besoin existe et ma mère pense pouvoir convaincre si elle està même d’offrir de bons produits.

Le tout est de les trouver et de s’en assurer l’exclusivité. Ma mèrerencontre un marchand-réparateur de machines agricoles de l’Est de laFrance qui consolide sa conviction et lui propose de l’aider à commer-cialiser une presse botteleuse qu’il importe d’Allemagne. C’est sur la basede cette opportunité qu’elle crée le 28 février 1950 le Comptoir généralpour l’équipement agricole et industriel qui devient plus tard en abrégéle Cogeai et que le 4 mars suivant, elle sous-loue en catastrophecinquante mètres carrés à un exposant du premier Salon de la machineagricole, Porte de Versailles, pour y présenter cet unique produit.

Je ne raconterai pas le détail de cette aventure qui fait de cetteentreprise, au fil des années, un importateur important et respecté demachines agricoles avec une part de marché régulièrement croissanteet significative.

Quelques épisodes m’ont cependant suffisamment marqué pourme donner le goût de l’entreprise sans pour autant m’éviter sespièges. Chaque année, nous rendons visite à ma mère au Salon de la

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machine agricole, ce qui nous permet de mesurer les progrès accom-plis à l’effectif des employés, à la superficie du stand et au nombre declients qui s’y pressent. Dans les débuts, cependant, ces chiffres sonttrès modestes et nos visites ne sont pas simplement de courtoisie.Nous sommes là pour aider.

Les uns distribuent des prospectus et s’efforcent de répondre auxquestions. D’autres, dont je suis, sont réquisitionnés pour s’installersur une planteuse de pommes de terre qui fait l’objet d’une démons-tration sur un dispositif circulaire et tournant, permettant aux clientsde se rendre compte en grandeur réelle de la manière dont ellefonctionne. Ma tâche consiste à mettre des pommes de terre entre lesdeux disques qui ensuite les positionnent de manière régulière et àla profondeur adéquate dans un sol de terre végétale.

Ces expériences me donnent aussi l’occasion de découvrir lesdifficultés qui peuvent résulter de machines commercialisées avantd’être au point. Au début, nous avons peu d’argent et il n’est pasquestion de nous payer des vacances coûteuses. Celles-ci se passentdonc parfois, quand l’opportunité se présente, à accompagner desagents de maintenance dans leurs tournées chez les clients.

Une année, ma mère a décidé d’importer des moissonneuses-batteuses bavaroises qui ont une bonne réputation en Allemagne. Sestalents de commerçante ont fait qu’un nombre significatif d’entre ellesa été vendu quand soudain, en juillet-août, en pleine saison demoissonnage, les moteurs se mettent à tomber en panne les uns aprèsles autres. J’accompagne l’agent technique allemand du constructeurqui doit à la fois affronter la colère des paysans concernés et s’efforcerde remettre en route la machine. Dure leçon pour le garçon dequatorze ans que je suis ! Priorité absolue à la satisfaction du clientpar tous les moyens imaginables, avant toute considération finan-cière, c’est l’obsession de tous dans cette petite entreprise !

Une autre expérience significative est celle des relations avec lesbanques et les créanciers. Dès l’emprisonnement de mon père, mamère a engagé les démarches pour obtenir sa grâce, soutenue par lesjurés et notamment leur président. Ces derniers n’hésitent pas à

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écrire le fond de leur pensée, à savoir que les services rendus auxLorrains qui auraient pu justifier un acquittement, rendent en toutcas injuste le maintien en détention. Avec le temps et l’apaisementdes esprits, ces arguments finissent par porter et René Mayer, Gardedes Sceaux, décide l’élargissement, six ans s’étant écoulés depuis lacondamnation.

Au retour de mon père, loyale jusqu’à l’extrême, même si cetteloyauté n’a pas toujours été payée de retour, ma mère décide de luiremettre les clés de l’entreprise qu’elle a créée et de s’effacer derrièrelui. Malheureusement mon père n’a pas les qualités d’un chefd’entreprise. Ni son rapport à l’argent, ni sa manière de juger leshommes, ni ses aptitudes de commerçant ou de gestionnaire, ne lequalifient pour exercer ce métier avec succès. Et ce qui doit arriverarrive : dépenses de fonctionnement somptuaires, recrutementshasardeux et nombreux, plans sur la comète avec d’anciens compa-gnons des luttes syndicales ou de prison.

Très vite l’entreprise est au bord de la cessation de paiement, et lefonds de commerce en péril. Banquiers et créanciers se réunissent etexigent le retour immédiat de ma mère à la tête de l’entreprise et leretrait simultané, complet et définitif de mon père en échange d’unsalaire dont la seule condition est qu’il n’y remette plus les pieds !Avec rapidité et énergie, ma mère, soutenue par tous ses enfants,dans la mesure des moyens de chacun, met en œuvre les mesures deredressement nécessaires et l’entreprise retrouve la santé et prospère.

Mais son couple ne résiste pas à cette épreuve même si elle essayeencore quelques années de le sauver sous prétexte que ses enfantssont encore trop jeunes pour supporter le choc d’une séparation. Ilnous faut la convaincre que nous préférons une telle issue plutôt quela persistance de l’ambiance méphitique qui prévaut entre les épouxet dont nous sommes les témoins impuissants.

Après le divorce se rompent aussi progressivement les liens entrele père et les enfants, soudés autour de leur mère. Nous apprenonspar la suite qu’il a repris des activités politiques et journalistiques etqu’il a été notamment secrétaire général du MP13, éphémère

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Mouvement populaire du 13 mai, créé par Charles Martel, unhomme politique algérois, pour perpétuer le combat pour l’Algériefrançaise. Il est décédé en 1975.

De ma mère, chef d’entreprise, j’ai retenu plusieurs leçons dont jeresterai imprégné pour la vie : l’engagement total pour la tâche quel’on s’est fixée, le fait qu’on obtienne plus de ses collaborateurs et deses interlocuteurs par l’enthousiasme, la transparence et la simplicitéque par la terreur, l’opacité et l’arrogance et puis, le travail et encorele travail, quels que soient les obstacles, les contre-temps, les décep-tions, faire face, continuer, rester debout.

Au bout du parcours, ma mère ne sait pas s’arrêter et trouverd’autres centres d’intérêt. Elle conserve la direction de l’entreprisejusqu’à soixante-seize ans, âge auquel elle la vend, en 1985, à l’un deses fournisseurs, hollandais, qui lui-même a été racheté par ThyssenBornemisza. Ces acquéreurs ne font pas une bonne affaire, car avecla création de l’espace unique européen, le rôle et l’importance de lafonction d’un importateur ont beaucoup diminué.

Cependant, infatigable, ma mère recrée une nouvelle entreprisedans un domaine d’avenir – celui des légumes frais et notamment dessalades sous vide – qui ne perd pas d’argent et en gagne même quelquepeu, avant qu’une attaque cérébrale, six ans plus tard, ne l’empêche decontinuer. Elle disparaît en 1996. Mais, grâce à ses efforts inlassables,elle a atteint son but : assurer la sécurité financière à ses enfants etpetits-enfants pour leur permettre d’accomplir leurs destins sansaffronter les incertitudes et les difficultés qu’elle-même a connues.

Paradoxalement, elle n’a jamais regretté qu’aucun de ses enfantsne suive sa voie ou prenne sa suite, car pour elle, réminiscence de sesannées de jeunesse, faites d’engagement syndical et politique, servirl’Université comme mon frère François, la Justice comme mon frèrePhilippe et l’État comme moi est une activité plus noble. Son véritableregret est qu’aucun d’entre nous ne s’engage à fond, pour y réussir,dans la politique même si chacun d’entre nous à des moments diverss’y frotte. Elle aurait aimé avoir un fils, ministre ou président de laRépublique. Nous ne lui donnerons pas cette satisfaction!

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ÉDUCATION

Ma mère veut que ses enfants aient la meilleure éducation possible.Dans la situation où elle se trouve, géographiquement et financière-ment, l’internat est la seule option possible même si elle est extrê-mement coûteuse. Pour ce qui me concerne, je l’ai dit, je passe dixannées scolaires au collège Saint-Louis de Montargis.

Même si ce mode d’éducation est plus commun à l’époque,notamment pour la jeunesse bourgeoise, qu’il ne l’est aujourd’hui, ilest plus ou moins bien supporté ou fructueux. Ainsi mon jeune frèrePhilippe ne s’y est jamais fait et s’est toujours senti mal à l’aise etrebelle au collège. Tel n’a pas été mon cas.

Certes la première fois quand, à sept ans, je vois ma mère me direau revoir à travers la vitre du réfectoire des petits, à peine éclairée parune lampe à pétrole, l’électricité étant encore incertaine dans cetteFrance de l’immédiate après-guerre, l’enfant que je suis alors, ressentune émotion qui aujourd’hui encore reste au fond de moi. D’autantqu’émergeant à peine de mon Alsace natale, après un bref détour parLa Jacqueminière, je pratique beaucoup plus l’alsacien que lefrançais. Je l’écris sans fausse modestie, il ne me faut qu’un trimestrepour maîtriser convenablement notre langue, pour prendre la tête dema classe de neuvième et pour perdre la connaissance indirecte del’allemand qui n’est pas enseigné au collège.

Ce n’est pas en effet la priorité de notre père supérieur, le ChanoineDanthon, particulièrement impressionnant dans un corset de cuir quilui est imposé par une blessure de guerre qu’il a subie dans les eaux deSalonique pendant la première guerre mondiale. Cet homme a desallures d’Erich von Stroheim dans Les Disparus de Saint-Agil, film quireflète bien l’ambiance qui règne dans notre collège, mais sous cesdehors austères, c’est un religieux pour lequel la charité, la rectitude etla foi sont «naturelles». Patriote authentique, il veille personnelle-ment à ce que jamais mon frère et moi ne souffrions du passé supposéde nos parents d’une manière ou d’une autre.

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Grâce à lui et grâce à d’autres éducateurs, prêtres exemplaires oulaïcs, à l’époque, moins nombreux que les premiers, nous bénéfi-cions d’une éducation qui, rétrospectivement, ne peut être qualifiéeque de luxe. Peut-être ai-je été aveugle, mais je n’ai jamais étéconfronté à aucune de ces turpitudes qu’aujourd’hui les romans etles films, reconstituant artificiellement le passé, associent à ce typed’institutions. Le plus grand scandale a été l’exclusion du collège detrois « grands», trouvés en possession d’une revue, reproduisant desphotographies de femmes dénudées qu’à l’époque la moraleréprouve !

En revanche, au cours de ces années, j’acquiers le sens de notrelangue, la pratique des classiques, le goût de l’histoire, le respect desmathématiques et l’amour de notre patrie. Les connaissances de nosprofesseurs sont limitées, mais ils savent nous inculquer ce qui estessentiel. Je suis un bon élève, discipliné et travailleur, mais, à mesyeux, pas exceptionnel, même si mes maîtres me rangent au nombredes meilleurs. Je ne suis pas mauvais juge de moi-même si je meréfère à mes performances aux examens officiels : succès sansproblème au BEPC, mais déjà, à l’époque, c’est facile ; premier bacca-lauréat A’, combinaison de lettres classiques et de mathématiques,sans mention ; « mathématiques élémentaires » à Louis-le-Grandensuite, à la session de septembre. Plus laboureur que cavalier,j’avance régulièrement et solidement, mais jamais avec facilité.

Un autre acquis de ces dix années est la confirmation de ma foicatholique. Je l’ai héritée de mes parents et de tous ceux qui les ontprécédés. J’ai le bonheur de n’avoir jamais douté, même et surtoutdans les circonstances les plus difficiles de la vie, et de trouver dansla prière la force et l’espoir.

A cette conviction innée et inaltérable, les années de collège ontajouté la « culture » religieuse, faite de références bibliques et histo-riques ainsi que le respect de l’Église que j’ai toujours perçue, grâceà l’exemple et à la pédagogie des prêtres qui ont accompagné majeunesse, comme transcendant les hommes qui la servent avec leursfaiblesses et leurs incertitudes.

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Néanmoins, je suis toujours resté un «catholique de base», s’effor-çant de vivre sa foi au quotidien sans engagement formel d’Église etsans m’afficher comme catholique autrement que par la participationà l’eucharistie et aux manifestations collectives qui naissent descirconstances, telles que les visites du Pape, les journées mondiales dela jeunesse ou la défense de l’école libre. Sur mes cinq enfants, deuxont fait leurs études dans un collège catholique et trois dans un lycée.

Je suis donc un « catholique pratiquant» comme beaucoup, maispas plus que d’autres, et si je ne prends pas, bien au contraire, le faitde me qualifier comme tel comme une insulte, j’ai néanmoins trouvésurprenant et même bizarre que très fréquemment des journalisteséprouvent le besoin d’accoler à mon nom cette caractéristique,surtout quand ce qu’ils y ajoutent est désagréable. Qualifie-t-onfréquemment d’autres personnages publics systématiquement de« juif pratiquant», de « musulman pratiquant», de « protestant prati-quant», d’« athée militant» ou de « franc-maçon notoire »?

POLITIQUE

Pendant cette période, d’autres événements me marqueront particu-lièrement. Dien Bien Phu en 1954 : le Père Supérieur réunit un matintout le collège pour nous annoncer la chute des dernières positionsfrançaises, cette défaite sonnant le glas de notre présence enIndochine, et pour nous demander de prier pour notre pays et pourceux de nos anciens – il y en a quelques-uns – tombés là-bas. Àquatorze ans, cet événement est l’occasion de ma première prise deconscience politique.

L’année suivante, par suite d’un hasard dont j’ai oublié lescirconstances, je me trouve un après-midi au fond de la salle desfêtes de Montargis avec quelques camarades, écoutant brièvement unpersonnage qui commence à faire parler de lui, Pierre Poujade, etdont le talent oratoire, exaltant la France et l’Algérie française, etpourfendant les « sortants», me subjugue. Quelques semaines plus

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tard, il crée la surprise aux élections législatives le 2 janvier 1956 enrécoltant cinquante sièges de députés parmi lesquels Jean-Marie LePen, élu à vingt-cinq ans au Quartier latin.

C’est l’époque où, par loyauté à l’égard de mon père et pourcombattre les gaullistes qui, à nos yeux, sont responsables de toutesles bavures de l’épuration, avec mon frère aîné, nous lisons Rivarol,l’hebdomadaire où tous les rescapés du passé entretiennent laflamme du ressentiment, nous nous passionnons pour Brasillach, ànos yeux, véritable martyr qui nous émeut par ses Poèmes de Fresnes,écrits avant son exécution et dont le beau-frère, Maurice Bardèche,entretient envers et contre tous le souvenir.

Nous avons hérité de notre mère lucidité et patriotisme. Aussijamais ce culte nostalgique ne tourne-t-il à l’apologie ou au regret dunational-socialisme ou du fascisme. Nous ne sommes pas de ce bord-là ! Et il nous faut des causes nouvelles. L’histoire nous les fournit.En effet, 1956 c’est aussi l’année de la révolte hongroise. Le siège duParti communiste, rue de Chateaudun, est proche de l’endroit oùnous habitons, rue Condorcet, et François participe à l’assaut quipermettra à la jeunesse solidaire des Hongrois en révolte d’en incen-dier symboliquement le rez-de-chaussée.

Mais l’histoire, c’est aussi et surtout à ce moment-là la guerred’Algérie. Pour nous, il n’y a pas de doute : elle est et doit demeurerfrançaise, selon le slogan fameux, «de Dunkerque à Tamanrasset».Nous ne voulons plus d’une nouvelle humiliation de type indochinois.

C’est ce qui me conduit à militer quelques mois dans le mouve-ment poujadiste. Je fais de l’affichage avec mon beau-frère, un anciend’Indochine, ce qui me vaut d’être emmené au poste de police etrépertorié comme un militant engagé. Durant l’été 1957, je vaisjusqu’à participer pendant plus d’un mois au tour de France dePierre Poujade qui nous conduit de ville en ville à organiser desmeetings et faire du porte-à-porte, notamment auprès des commer-çants et artisans, dans des bourgs de la province profonde, écraséspar la torpeur estivale. Je n’ai jamais regretté cette expérience qui memet au contact de gens simples, honnêtes et attachants.

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Cependant mai 1958 approche, qui va m’obliger à choisir entremon engagement pour l’Algérie française et mon rejet du gaullisme.Le fameux « Je vous ai compris» du général de Gaulle ne trompe passeulement les soldats perdus et les harkis, mais aussi, avec beaucoupd’autres, le jeune enthousiaste que je suis. Mais, par ce détour qui meconduit à soutenir l’accession au pouvoir du général de Gaulle,j’engage une conversion intellectuelle et morale qui me fait progres-sivement reconnaître ce qu’il apporte au pays et surmonter lejugement négatif hérité du passé.

Pour autant, je ne deviens jamais un « gaulliste » au sensclassique du terme, mais je rejoins, à travers ce processus paradoxal,ma vraie famille, la démocratie chrétienne qui combine les aspira-tions européennes et sociales qui sont encore les miennes aujour-d’hui avec le sens de l’État et de la grandeur du pays qu’incarnedésormais pour moi le général de Gaulle. Ce parcours n’a rien d’ori-ginal, mais il explique, probablement, pourquoi, au terme de cesannées d’apprentissage, je vais être mûr pour le destin qui doit êtrele mien.

NOSTALGIES

Ces années de collège prolongées par l’année de « mathématiquesélémentaires » au lycée Louis-le-Grand justifient de temps à autredes bouffées nostalgiques, correspondant à des moments de rire, dejoie ou tout simplement de bonheur et pratiquement jamais, et encela j’ai eu beaucoup de chance, de regrets ou de tristesse.

Je me souviens par exemple de ce jour où, en première, le ChanoineGoerung demande à l’un de nos camarades (nous étions six en classede grec) – il s’appelle Poulain si je me souviens bien et est doté d’uneforce physique certaine –, de «prendre la porte» et celui-ci de se dirigervers la porte, de la prendre à bras-le-corps en la sortant de ses gonds etde l’apporter au professeur d’abord médusé, puis éclatant de rire.Instant de joie indicible des potaches que nous sommes!

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Autres moments forts : les séances de théâtre. Dès mon plus jeuneâge, peut-être parce que j’ai une bonne mémoire, je suis voué aux rôles-titres! Ainsi, je dois avoir douze ans, je joue «le petit ramoneur»,affublé d’une gigantesque échelle sur la scène de la salle paroissiale deMontargis où nous nous produisons devant nos camarades rigolards,mais surtout les filles du pensionnat Saint-Joseph.

C’est l’occasion de mon premier émoi amoureux devant la beautéd’une jeune élève au visage virginal et à la chevelure blonde tombantsur ses épaules. Je ne l’ai jamais revue et je n’ai même jamais su sonnom. Mais j’ai longtemps rêvé d’elle et un peu plus tard je l’ai trans-cendée en Marianne de ma jeunesse, un film dont le romantisme memet longtemps en extase. Rétrospectivement, je crois qu’elle devaitressembler à ce qu’est aujourd’hui ma petite fille Margaux qui a en cedébut de siècle à peu près l’âge qu’elle devait avoir !

Je joue aussi un chef suisse, Arnold de Mechtal, dans des scènes,inspirées du Guillaume Tell de Schiller et retraçant le moment décisifde la création de cette nation. Pourquoi la Suisse, parce que nousavons un couple de maîtres auxquels nous devons beaucoup,monsieur et madame Devaud, qui sont de nationalité suisse et quiréussissent à nous mobiliser pour honorer leur pays.

Que de temps ont-ils passé pour concevoir et réaliser lescostumes grandioses et colorés que nous arborons sur la terrasse duchâteau dans la douceur d’une soirée de juin en présence de nosparents ! Il doit rester quelque part dans mes archives une photo encouleur de cet événement – la couleur, à elle seule, un autre événe-ment en ce temps-là !

Parlant des soirées de printemps, comment ne pas se souvenirdes cérémonies du rosaire devant la statue de la Vierge qui dominela ville à partir de la terrasse du collège. Je ne sais pas si nous étionsauthentiquement pieux, mais je suis certain que nous étionssensibles au charme vespéral, doux et tranquille de ces moments derecueillement comme nous le sommes à la torpeur qui nous gagne ledimanche soir dans la chapelle au retour de notre promenade dansla forêt de Montargis au moment du traditionnel « Tantum ergo »,bercé d’un encens odorant.

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Il y a aussi le sport assez primitif avec notre professeur degymnastique, Monsieur Machicoine, les matchs de football dans ladeuxième cour et les épreuves d’athlétisme où nous nous affrontons,dans les championnats régionaux, avec les élèves des lycées etcollèges publics et où j’ai l’occasion de remporter la course de vitessedes soixante mètres des minimes à la grande joie de mes professeurs.

À cette époque, les piscines sont rares et ni Philippe, ni moin’avons bénéficié de cours de natation. Ce qui nous vaut, pourcombler cette lacune, sur l’initiative de notre frère François, au coursd’un été à Paris, de prendre, déjà adolescents très avancés, des leçonsà la piscine Molitor sous les yeux goguenards de jeunes gens oujeunes filles, déjà entraînés et qui trouvent dans nos ébats au boutd’une perche ou soutenus par une sorte de portique un sujet dedivertissement plaisant.

Durant le service militaire, plus tard, alors que je n’ai pas réelle-ment progressé, un examen que je dois passer prévoyant uneépreuve de natation, l’adjudant responsable use d’une méthode plusexpéditive en me jetant purement et simplement à l’eau et en mefaisant progresser en maintenant une perche à cinquante centimètresdevant moi comme une bouée inaccessible. Le colonel qui surveillel’épreuve considère cependant très vite, que le sous-officier qui mestimule de cette manière altère les conditions de l’épreuve et laperche est retirée. J’ai survécu et j’ai surnagé suffisamment cepen-dant pour ne pas être éliminé !

J’évoque l’apprentissage de la politique. La classe de « mathéma-tiques élémentaires » me donne l’occasion de participer pour lapremière et jusqu’à présent la dernière fois à une compétition électo-rale. Aujourd’hui encore je ne sais pas pourquoi je m’y suis engagé,sinon que c’est, dans ce cas, littéralement et authentiquement sous lapression de mes amis dont avec le temps, deux seuls noms mereviennent, Yann Briancourt et Bertrand Giraud. Par contre le nomdont je me souviens, c’est celui de mon concurrent pour cetteélection des délégués de classe. Il s’agissait de Christian Sautter quidevient par la suite un inspecteur général des finances au tour

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extérieur, un éphémère ministre des Finances et aujourd’hui l’adjointaux finances du maire de Paris. C’est lui qui est élu, non sans quemes partisans se promènent pendant une longue période avec monnom inscrit à la craie sur leurs blouses grises – notre « uniforme»habituel – dans leur dos.

La classe de « mathématiques élémentaires », c’est aussi lecinéma, le cinéma à haute dose. Actua Champo, le cinéma de la ruedes Écoles, avec son système de projection indirect grâce à un miroiret ses piliers qui rendent souvent la vision particulièrement incon-fortable, est ma base avancée. En dépit de ces inconvénients, je melaisse facilement submerger par la magie des images en noir et blancet des acteurs. En fait toute salle nous est bonne, les Cineac quicommencent tôt le matin, le Déjazet, le Lynx, le Gaumont-Palace, leWepler. Nous pouvons voir trois ou quatre films dans la mêmejournée, westerns, policiers, drames romantiques, comédies, tout ypasse. Fascination du cinéma américain et du cinéma français de lagrande époque avec Louis Jouvet, Pierre Fresnay, MadeleineRobinson, Danielle Darrieux et beaucoup d’autres…

Je l’ai dit, cette période d’adolescence se termine pour moi par unéchec. Je dois repasser en septembre l’épreuve de mathématiquespour obtenir ce qui s’appelle à l’époque le deuxième baccalauréat etcet incident m’écarte définitivement des études scientifiques pourm’orienter vers Sciences po et ultérieurement l’École nationaled’administration.

VACANCES

L’évocation de cette période de ma vie ne peut être complète si je neparle pas des vacances. C’est évidemment pour nous un momentd’autant plus important que c’est le seul où nous voyons nos parents.Pensionnaires, nous ne rentrons à la maison que lors des vacances,grandes ou petites, mais il n’y a jamais de week-ends pour inter-rompre les longues semaines de présence au collège.

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Quand nous sommes à La Jacqueminière, nos vacances consis-tent à y revenir et cela nous suffit. Ensuite il y a Barmont, unepropriété beaucoup plus modeste, louée près de Mehun-sur-Yèvredans le Cher où nous passons un ou deux étés, je ne sais plus, justeavant que notre mère ne crée son entreprise de machines agricoles.Ensuite cela devient plus compliqué, nous ne pouvons passer toutesles grandes vacances à Paris et notre mère s’efforce de trouver lessolutions les moins coûteuses possibles, car, pendant ces années,l’argent manque. Je me souviens d’un Noël où il y a tout juste de quoiacheter deux poulets et un peu de vin rouge pour faire du vin chaud.Nous étions tous les cinq, les quatre enfants et ma mère autour de latable dans un petit rez-de-chaussée du neuvième arrondissement. Iln’y a rien d’autre et nous sommes heureux.

Aussi nos vacances se passent-elles à Seppois-le-Haut chez magrand-mère paternelle sous la responsabilité de François, mon frèreaîné, dont nous acceptons avec difficulté l’autorité. L’un de cesséjours a eu lieu l’été 1953, période pendant laquelle la France esttotalement paralysée par une grève générale. Je vais au cinéma àAltkirch à vélo, le relief rendant cette expédition particulièrementpénible.

La ferme grand-paternelle – notre grand-père est mort entombant d’une échelle alors qu’il cueillait des cerises – est particu-lièrement rustique. Aussi faisons-nous souvent notre toilette dans larivière qui coule à l’arrière de la maison. Nous allons aussi dans uneferme d’un ami de mes parents à Grüssenheim dans le Haut-Rhin etnous y cueillons du tabac, tâche pénible entre toutes. Une autre fois,toujours sous la responsabilité de François, nous allons à Berck-Plage où les joies de la mer se transforment pour moi en plaisirs dela lecture grâce à l’usage intensif de la bibliothèque locale.

Ce n’est que beaucoup plus tard, alors que notre adolescence estterminée, en 1964, que ma mère a les moyens nécessaires pouracquérir dans l’Aisne une propriété, à Rozières-sur-Crise, qualifiée dechâteau par les gens du village, mais qui est en réalité, un charmantpetit manoir. J’y retrouve ma mère, ma sœur, mes frères et leurs

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épouses pour des discussions passionnées sur la politique, la philo-sophie et la littérature… Nos enfants avec leurs cousins y grandis-sent, y font leurs racines et y construisent leurs souvenirs et leursregrets. C’est leur Jacqueminière, mais ce n’est pas la nôtre. Sansdoute est-ce la raison pour laquelle nous avons eu la cruauté de lavendre, aucun des enfants n’ayant eu le courage de prendre la suitede ma mère pour cette propriété où nous avons tout de même étéheureux pendant près de trente ans.

Plus tard, l’histoire a recommencé avec La Grange, dans l’arrière-pays cannois, que nous avons conservée une dizaine d’années, etcontinue aujourd’hui avec l’acquisition que j’ai faite, juste après,d’une propriété en Normandie. Je sais déjà que cet autre petit manoirtout agréable qu’il soit ne nous permettra pas non plus, tel qu’il estsitué et structuré, de nous enraciner même s’il nous a procuré, au furet à mesure que nos petits-enfants ont grandi, dans les journées et lesheures qui se sont succédé, des moments de bonheur.

Sans doute faut-il voir dans la répétition de ces épisodes avortésl’effet d’une destinée familiale, victime des chaos de l’histoire et desruptures de cheminement. Nulle part, je ne me sens réellement chezmoi parce que mes vraies racines, celles du Florimont à Katzenthalprès d’Ingersheim, couvert de vignes dans le soleil, je n’y ai plus accès,sauf quand de temps en temps je vais me recueillir sur la tombe de mamère dont il constitue l’arrière-plan. Pourtant à dix-sept ans, sorti del’adolescence et des études secondaires, à l’automne 1957, je suis prêtà affronter la vie pour mon propre compte et à rentrer dans l’action.

REPÈRES

Avec le recul du temps, il y a discordance, pendant ces annéesd’enfance et d’adolescence, entre le caractère dramatique des événe-ments historiques et politiques, la gravité des circonstancesfamiliales et le souvenir toujours présent des jours heureux quiefface celui des moments difficiles.

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Sans doute faut-il y voir un trait caractéristique de la conditionhumaine et surtout de la jeunesse qui privilégient généralement lesraisons d’espérer plus que les motifs de désespoir. Je crois aussi quela manière dont ma mère a su protéger ses enfants des tourmentes del’histoire et des conflits familiaux y est pour beaucoup.

Mais je pense également que les générations dont j’ai fait partiese sont habituées aux tragédies. Pendant les vingt-deux premièresannées de mon existence, la France a toujours été en guerre d’unemanière ou d’une autre et a vu tomber tous les jours nombre de sessoldats. La page n’a été réellement tournée qu’à partir de 1963 avecla fin de la guerre d’Algérie et la réconciliation franco-allemande,initiée par Robert Schuman, mais que, seul, le général de Gaulle a purendre définitive, permettant ainsi la poursuite et l’amplification dela construction européenne.

Il me semble aussi que pendant cette période, notre pays a étéfondamentalement optimiste. Le dynamisme démographique, lacroissance économique, l’absence de chômage ont donné le senti-ment que sinon tout, en tout cas, beaucoup était possible. L’État estl’institution à travers laquelle tout se fait ou peut se défaire. Certes ilsuscite déjà des réactions de rejet, comme l’a montré le mouvementpoujadiste, mais le progrès, la modernisation, l’adaptation au mondepassent par lui.

Les jeunes gens qui souhaitent agir, créer et marquer leur temps,et pas seulement les Rastignac, n’imaginent pas d’autre voie royaleque celle de servir l’État, soit comme soldat s’ils en ont la vocation,soit comme haut fonctionnaire s’ils en ont les capacités, soit commehomme politique s’ils en ont l’ambition. Devenir riche rapidementpar le commerce de l’argent, la réussite médiatique ou les stockoptions n’est pas encore l’idéal d’accomplissement personnel offert àla jeunesse. L’État reste la référence.

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VOCATION

JE CROIS ME SOUVENIR que le journal a traîné sur une table de classe de«mathématiques élémentaires» du lycée Louis-le-Grand où m’aconduit, au cours de l’année scolaire 1956-1957, mon ambition depréparer le concours de l’École polytechnique. Il s’agit de ce quis’appelle à l’époque France Observateur, le prédécesseur du NouvelObservateur d’aujourd’hui, et je lis une référence assez elliptique àl’Inspection des finances et au pouvoir dans l’État des inspecteursdes finances.

Il n’y a guère plus, et rien en particulier qui donne un tourconcret à ce que peuvent être le rôle de ces personnages et le contenude leur activité. Pourtant, par une alchimie assez mystérieuse ettotalement fortuite, mon attention est retenue et, me renseignant surla manière dont on peut devenir inspecteur des finances, je découvreque le chemin le plus simple est de faire Sciences po, d’entrer parconcours à l’École nationale d’administration et d’en sortir dans lestout premiers.

Aussi, quand après avoir entendu mon professeur de mathéma-tiques me dire que mes chances de réussir Polytechnique ne sont pasnulles, mais certainement marginales et que mon ignorance encosmographie m’oblige à repasser le baccalauréat de « mathéma-tiques élémentaires» en septembre, je décide que ma voie est ailleurs

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et j’entreprends le long parcours dont j’espère sans complexe qu’ilme conduira à l’Inspection des finances.

Échaudé par cet échec, je renonce à passer l’examen d’entrée àSciences po Paris que je n’ai pas préparé et je postule à l’entréedirecte à l’Institut d’études politiques de Strasbourg dont larenommée moindre, comme l’est à l’époque celle de tous les Institutssimilaires de province, justifie moins d’exigence dans le recrutement.Mais, néanmoins, l’enseignement, animé par son directeur, l’éminenthistorien, Félix Ponteil, y est de grande qualité.

Et surtout, je trouve dans ce séjour à Strasbourg l’opportunité derenouer avec mes racines alsaciennes. J’y découvre avec intérêtl’ambiance des Compagnons du devoir qui, ayant quelques chambresdisponibles, accueillent des étudiants peu nombreux au milieu desapprentis qui font leur Tour de France. Je suis également assidu auxconférences du Frère Médart qui contribue à consolider lesréférences démocrates-chrétiennes et européennes que j’ai en moisans les avoir encore extériorisées.

Cet environnement est stimulant et, alors que le pays connaît desheures cruciales – le coup d’État du 13 mai 1958 qui est censé sauverl’Algérie française et l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle –, jetermine premier de cette première année de Sciences po. En outre jeréussis brillamment la propédeutique, à l’époque la première annéede la licence de lettres, que j’ai menée de front grâce notamment àune copie sur « l’Ancien Régime et la Révolution» qui m’a convenud’autant plus que la lecture d’Alexis de Tocqueville m’a enthousiasmétout au long de cette année.

Grande est la déception de Félix Ponteil quand je vais lui demanderde consentir à mon entrée directe en deuxième année de Sciences po àParis, comme, compte tenu de mes résultats, la possibilité en existepour peu qu’il décide de la favoriser. Il fait le nécessaire, non sans medire qu’il n’a pas compris pourquoi je suis venu à Strasbourg pour cettepremière année alors que j’aurais pu intégrer Paris sans difficulté et qu’ilregrette mon départ, tant il est convaincu que j’aurais pu être le premierétudiant de cet institut de Strasbourg à réussir l’ENA.

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Les deux années suivantes sont studieuses. Il faut dégrossir leprovincial que je suis resté en dépit de mon année de Louis le Grand,il faut aussi gagner mon argent de poche, car ma mère n’a pas lesmoyens de financer les dépenses que requiert la vie d’un jeunehomme à Paris, cinémas à haute dose, pièces de théâtre d’Anouilh,de Marcel Aymé, de Sartre…, livres en quantité innombrable,longues stations dans des bistrots et restaurants variés, notammentLa Bûcherie, que la manière de courtiser une jeune fille – Éliane, enl’espèce – exige à une époque où les choses se passent avec plus decontraintes et aussi plus de romantisme qu’aujourd’hui.

De l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre, ma mère connaîtPierre Pflimlin, le dernier président du Conseil de la IVe République,qui dirige encore le Mouvement républicain populaire (MRP), legrand parti démocrate-chrétien français, l’ancêtre de l’actuelle UDF.Cela me vaut l’opportunité d’un emploi de journaliste à mi-temps àForces Nouvelles qui est l’hebdomadaire du MRP et surtout dans unelettre hebdomadaire économique et sociale, vendue à prix d’or pourcontribuer au financement du parti. C’est du journalisme enchambre qui consiste surtout à exploiter, le plus intelligemmentpossible, les dépêches d’agence et toute documentation disponible, ycompris chez les confrères, pour rédiger des synthèses trés précisesdans un délai extrêmement court.

Cette expérience renforce mes capacités rédactionnelles etm’oblige progressivement à porter sur le monde et les problèmespolitiques et économiques des jugements plus nuancés et pluséquilibrés que ceux que m’ont inspiré mes engagements partisansprécédents et ma volonté de rester fidèle au passé familial. Sansdoute faut-il que je passe par ce « sas » pour acquérir l’état d’espritdu futur haut fonctionnaire que j’ambitionne toujours de devenir.

Cette vocation est encore renforcée par une rencontre particu-lièrement stimulante avec François Bloch-Lainé, à l’époque l’arché-type emblématique – avec Paul Delouvrier – du grand hautfonctionnaire, dont cet intermède journalistique me fournit l’occa-sion.

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Pour l’anecdote, je mentionne aussi que je suis durant cettepériode le correspondant à Paris d’un journal suisse, la SolothurnerZeitung, dont la rubrique politique est assurée par le beau-père demon frère aîné, l’ancien député autonomiste, Marcel Stürmel, qui,sorti lui aussi de prison, a trouvé cette activité en Suisse. Je lui envoieun article par semaine qu’il traduit en allemand. Mon titre de gloire,dans cette activité, est que la Solothurner Zeitung est probablement leseul organe de la presse mondiale à faire état un mois à l’avanced’une perspective de coup d’État en France, initiée par le généralRaoul Salan et qui a lieu le 21 avril 1961, pseudo-information que j’aiimaginée à la suite de la lecture attentive des hebdomadaires et queMarcel Stürmel publie après moult hésitations !

Entre-temps j’ai terminé Sciences po dont je suis sorti, dans lasection service public, dans le peloton de tête. Et selon unedémarche qui me devient habituelle, peu sûr de moi, j’ai décidé defaire l’année de préparation à l’ENA avant de présenter le concourspour la première fois et en même temps de m’inscrire au cyclesupérieur d’études politiques où je côtoie des « gourous» universi-taires aussi prestigieux que Maurice Duverger, Jean Touchard etRaoul Girardet et des anciens de justesse, à l’époque, encoredébutants, comme Alain Lancelot ou Michèle Cotta.

Poursuivant dans ma veine éclectique, j’ai soutenu à Sciences poun volumineux mémoire de fin d’études de près de 300 pages dacty-lographiées sur « Les nouvelles gauches, janvier 1956-mai 1958,étude de stratégie politique» sous la direction de Maurice Duverger.

Au cycle supérieur d’études politiques, j’engage un travail defond sur la Défense nationale et les forces politiques dans l’avant-guerre sous la direction de Raoul Girardet. Cette étude qui meplonge notamment dans la lecture de tous les débats parlementairesentre 1930 et 1939 sur la Défense nationale, n’aboutit jamais, car, auterme de l’année de préparation, menée simultanément, je suis reçuvingtième, si je me souviens bien, au concours d’entrée à l’ENA. JeanTouchard veut un moment m’encourager à rester au cycle supérieurd’études politiques pour poursuivre une carrière dans la science

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politique et je suis même tenté brièvement d’accepter une offre dedevenir professeur de science politique en Australie, mais, la causeest entendue dans mon esprit, j’entre au service de l’État.

Henry Bourdeau de Fontenay, le «commissaire de la République»(il tient à ce titre correspondant à la fonction qu’il a occupée au lende-main de la Libération), directeur de l’École nationale d’administrationdepuis l’origine, me reçoit, comme tous les autres élèves avant ledépart au service militaire qui s’effectue avant la scolarité. Cetteentrevue est conçue pour impressionner, et elle m’impressionne.

C’est ma première rencontre avec l’État, l’État tel qu’on l’entendau temps du général de Gaulle. À l’évidence, mon interlocuteur saittout de moi, mes origines et mes pérégrinations politiques d’adoles-cence, mais n’en laisse transpirer que ce qui est nécessaire pourinspirer au jeune homme de vingt et un ans que je suis, la volonté deservir l’État avec détermination, courage et loyauté en lui manifes-tant sans hésitation une confiance sans réserve qui fonde monengagement sans faille pour le bien du pays pendant les vingt annéesqui suivront.

MILITAIRE

En janvier 1962, je rejoins le centre de sélection de Commercy pourêtre incorporé dans l’infanterie. Il y a incertitude sur le point desavoir si nous irons en Algérie alors qu’après l’échec du putsch, leprocessus conduisant au retrait français est engagé. J’ambitionne dedevenir officier de réserve : sera-ce Cherchell ou Saint-Maixent?

En fait les choses se passent différemment. Je suis affecté au24e groupe de chasseurs portés à la fourragère jaune, stationné àTübingen en Allemagne d’où je rejoins un peloton d’élèves officiersde réserve à Berlin à l’issue duquel, à ma grande déception, je ne suispas sélectionné et je vois mes camarades partir pour Cherchell.

Les critères qui m’éliminent ne sont pas limpides. Le sous-lieute-nant qui commande le peloton ne m’aime pas et n’aime pas l’ENA, mais

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je me suis toujours demandé si, à une mauvaise «note de gueule» qui,à l’époque, est beaucoup plus déterminante que les résultats desépreuves physiques ou militaires, ne s’est pas ajoutée une influence dela sécurité militaire, rémanence de mes origines et de mon passépolitique chaotique alors que la tentative de putsch est encore touterécente dans les mémoires et exige des précautions préventives.

Ce soupçon trouve une certaine consistance par la suite. Car, àmon retour à Tübingen, mon commandant de corps et surtout sonadjoint « Opérations» qui se résigne à mon élimination encoremoins que moi, me renvoie à Berlin pour que je fasse un deuxièmepeloton dont je sors premier et qui aurait dû me conduire à Saint-Maixent si le ministère des Armées n’avait considéré, me dit-on, untel rattrapage comme inacceptable.

Je reviens donc à nouveau à Tübingen où le commandement qui,décidément, n’accepte pas le cours des choses, me fait faire àmarches forcées, successivement, les pelotons de caporaux et desergents, avant de m’envoyer, fait exceptionnel pour un appelé, fairele peloton de chefs de sections, réservé habituellement aux sous-officiers d’active, à Besançon. J’en sors potentiellement adjudant, cequi me permet d’achever ma carrière militaire comme adjudant-chefdans la réserve, grade dont je suis extrêmement fier, car chacun saitque les adjudants et adjudants-chefs constituent l’ossature desarmées, ceux qui permettent de gagner les combats.

De retour de nouveau à Tübingen, le commandement juge que jemérite pour les six derniers de mes dix-huit mois de service un peude repos et me confie la sinécure de sergent photographe, tâche pourlaquelle je n’ai aucune prédisposition, mais à laquelle je prends goûtaprès y avoir été initiée par mon prédécesseur, Claude Sagroun, luiun vrai professionnel, qui est resté mon ami à travers toutes les vicis-situdes de l’existence. Elle me permet aussi d’apprécier la compagniede trois camarades de l’ENA qui se trouvent également à Tübingen,Jean-Pierre Falque, François Delafosse et Yves Gamelin, aveclesquels je fréquente les Gasthaus de la région, notamment grâce à la2 CV, déjà assez fatiguée, que mon frère aîné a mise à ma disposition.

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EURATOM

Fin juin 1963, pour nous qui faisons partie de la première « classe»à avoir bénéficié du raccourcissement à dix-huit mois, consécutif àla fin de la guerre d’Algérie, ce service militaire se termine.

Cependant, nous posons un problème à l’ENA, car la scolarité dela prochaine promotion ne doit débuter qu’en janvier 1964. La direc-tion décide donc de nous occuper à des stages exceptionnels, etquatre d’entre nous sont mis à la disposition du cabinet du présidentd’Euratom qui est à l’époque, avant leur fusion, l’une des trois insti-tutions communautaires aux côtés de la CECA et de la CEE. Leprésident est Pierre Chatenet qui a été le ministre de l’Intérieur dugénéral de Gaulle à partir de 1958. Nous le voyons peu, mais voyonsdavantage Serge Antoine qui dirige son cabinet et Jacques Isaac-Georges, son conseiller spécial.

De cette période, je n’ai conservé que peu de souvenirs profes-sionnels. Serge Antoine ne sait pas trop quoi faire de nous et le stagese limite à une initiation certes superficielle, mais néanmoins utile aunucléaire. J’ai particulièrement en mémoire un séjour au centre derecherche d’Euratom à Stresa en Italie dans la région des lacs. Surtoutparce que nous promenant à quatre dans une petite Fiat 500, nousouvrons la radio et entendons une référence à un certain présidentJohnson dont nous nous demandons à quel pays d’Amérique Latineou d’ailleurs il appartient sans nous rendre compte instantanémentqu’il vient de remplacer John Kennedy, assassiné quelques heuresplus tôt.

Je vis aussi un épisode surprenant et quelque peu romanesque pourle jeune homme que je suis. À la fin du stage, Jacques Isaac-Georges dontla personnalité, mystérieuse pour nous, nous impressionne, m’invite àdéjeuner. Nous ne savons pas quel est son rôle réel tout en pressentantqu’il s’agit d’un homme d’influence dont les avis sont déterminants.

La conversation tourne autour de mes études, de mon servicemilitaire, de mes ambitions. Puis, alors qu’elle se termine, Jacques

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Isaac-Georges me raconte un épisode de la guerre qu’il a faite dansl’armée du général de Lattre de Tassigny et sans doute dans lesrenseignements. Cela se passe, me dit-il, en Alsace, dans un petitvillage du Sundgau, Seppois-le-Haut. Il a dû procéder à l’arrestationd’un homme et de son épouse qui sont soupçonnés de collaborationavec les Allemands. Il a fait en sorte que les choses se passent propre-ment, notamment quand il a procédé à leur premier interrogatoire,ce n’est pas à lui de juger et, pour le peu de temps qu’il les a vus etleur a parlé, il en a gardé le souvenir de personnes dignes etestimables, quel qu’ait été leur parcours. Il s’agit de mon père et dema mère !

Pour moi, que ces circonstances relatives à mes origines inhibentencore et continueront à inhiber longtemps, cette conversationmarque néanmoins le début d’une sorte de délivrance. Cet épisodevenant après celui de mon entretien avec Henry Bourdeau deFontenay, je commence à comprendre que, pour des personnes intel-ligentes et honorables, les fautes supposées du père ne doivent pasretomber sur les fils et que ceux-ci doivent être jugés pour leurspropres mérites. Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais cela nel’est pas à l’époque et certainement pas dans mon subconscient.

MALADIE

Au terme de cet intermède, janvier 1964 doit marquer le début denotre scolarité effective avec le départ en stage de préfecture. Maisauparavant, il faut passer la visite médicale préalable qui s’impose àtout nouveau fonctionnaire. Je n’ai pas d’inquiétude particulière.Aussi est-ce un choc pour moi d’apprendre du médecin que je suisatteint d’une primo-infection tuberculeuse qui lui interdit de medéclarer apte au service de l’État. Il faut que je guérisse d’abord. Jedécouvre ensuite que je ne suis pas le seul dans ma situation. Il enest de même pour Jean-Pierre Falque qui, comme moi, était àTübingen où nos maux ont trouvé probablement leur origine.

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J’entreprends donc de me soigner. À l’époque le traitement de latuberculose, même si les antibiotiques existent, est encore un sujetde préoccupation et, comme je souhaite une guérison rapide etefficace, on me recommande un séjour en sanatorium. C’estSancellemoz en Savoie, un établissement tout droit sorti de ThomasMann, où je subis pendant neuf mois des perfusions quotidiennes destreptomycine, des siestes tous les après-midi et un régime culinaired’une fadeur dont le goût ou plutôt l’absence de goût m’est restépour toujours dans la bouche.

De ce séjour déprimant ne demeurent que deux souvenirspositifs, la splendeur des Alpes que, dans la dernière période de monséjour, j’ai le droit d’explorer grâce à la voiture, une Simca 1200, quemon traitement de fonctionnaire et mon absence de dépenses m’ontpermis d’acheter, et la décision que j’y prends d’épouser Éliane qui,pendant cette épreuve pénible, a continué, comme pendant le servicemilitaire, à m’écrire assidûment, soutenant ainsi, avec succès, monmoral. Cependant je guéris et en janvier 1965, à un peu plus devingt-quatre ans, je suis enfin en état de commencer ma scolarité,trois ans après avoir réussi le concours d’entrée.

PRÉFECTURE

La première étape, incontournable, est le stage de préfecture. Lesspéculations vont bon train sur les avantages ou les inconvénients detelle ou telle affectation. En ce qui me concerne, mon ignorance esttotale. Néanmoins quand j’apprends que je dois rejoindre le préfet del’Ariège à Foix, je sais que la chance m’a favorisé, car sa réputationest excellente.

Il s’agit de Jacques Juillet, le frère de Pierre Juillet qui est leconseiller de Georges Pompidou, Premier ministre, aux côtés deMarie-France Garaud. Jacques Juillet a été sous-préfet pendant laguerre et a activement participé à la Résistance. Il est d’autant plusdiscret sur ses références en la matière qu’elles sont réelles.

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Foix est une petite préfecture et l’état-major en est réduit, si bienqu’à l’époque, le stagiaire de l’ENA fait immédiatement office de chefde cabinet, ce qui est considéré comme le nec plus ultra en matièrede stage. Seule ombre au tableau, mon prédécesseur, Christian Aubina été très apprécié et a obtenu une excellente note. Je me dis que jerisque de pâtir de la comparaison et qu’un préfet ne peut imposer enpermanence d’excellentes notes pour tous ses stagiaires au directeurdes stages.

En fait tout se passe très bien et, auprès de Jacques Juillet, jeconfirme ma vocation de fonctionnaire, ma motivation pour l’intérêtgénéral et aussi mon aspiration à une action énergique et rapidequand les circonstances l’exigent. L’Ariège est un départementd’opposition où les socialistes règnent en maîtres. La tâche du repré-sentant du gouvernement n’est pas facile, mais un comportementobjectif et professionnel permet de l’assumer. J’assiste le préfet dansle maintien de l’ordre. Il n’y a pas eu de problèmes sérieux à traiter,l’événement le plus marquant qui ait justifié quelques précautionsayant été la visite du général Catroux, grand chancelier de la Légiond’honneur !

Je me souviens du 8 mai 1965. Le préfet, par fonction, préside lescérémonies les plus importantes et je l’accompagne. Nous attendonsl’heure du départ dans son bureau. Je suis face à lui, impressionnantdans son uniforme et portant toutes ses décorations, illustrant savaleur militaire et ses faits de résistance. C’est le moment que jechoisis pour lui expliquer que je suis le fils d’un homme condamnéà dix ans de travaux forcé pour collaboration et que j’espère qu’avecson passé que j’admire, cela ne lui pose pas problème. Il me dit qu’ilme faut être prudent dans mes jugements, que les circonstances ontété difficiles en ce temps-là, que bien des hommes honorables se sontfourvoyés et que, de toute façon, les fils ne sont pas comptables desactes de leur père. Une étape de plus dans mon travail de deuil,comme on dit aujourd’hui !

Un autre épisode. La réconciliation franco-allemande, initiée parle général de Gaulle et le chancelier Adenauer, est encore toute

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récente. Dans ce contexte, l’office franco-allemand pour la jeunesse,organise des échanges de lycéens entre les deux pays qui donnentlieu à des manifestations d’accueil. Le préfet, absent, me désignepour le représenter à l’une d’elles organisée par le président duConseil général, le sénateur Nayrou, où je dois prendre la parole. Jedécide de faire preuve d’initiative et demande à mon frère Françoisde m’aider à rédiger la moitié de mon discours en allemand, languequi m’est familière à cause de mon atavisme alsacien et un peuravivée par mon service militaire à Tübingen, mais que je ne maîtriseque très imparfaitement, faute d’apprentissage continu et depratique.

C’est ainsi que je le prononce à la grande surprise des élus locauxprésents qui se demandent ce que j’ai bien pu dire au vu de l’enthou-siasme excessif des jeunes allemands, justifié moins par le contenude mes propos que par la performance linguistique, inattendue poureux sur cette terre, la plus éloignée possible de la frontière qui séparenos deux pays. Le préfet a vent de cette prestation par ses propresréseaux et m’en félicite avec, dans ses yeux, un sourire intrigué ougoguenard, je ne sais.

Il y a aussi des événements plus frivoles. Ainsi de la mission quim’est confiée de présider au nom du préfet la sélection de MissAriège qui prend place au Casino d’Ax-Les-Thermes. La tâche estaisée, un consensus s’étant rapidement réalisé avec les notableslocaux, membres du jury. Ce qui l’est moins, c’est d’inaugurer lasoirée dansante aux bras de l’élue qui a fort heureusement descapacités suffisantes en la matière pour masquer, j’ose l’espérerrétrospectivement, mes propres insuffisances.

Au bout de quelques mois cependant, Jacques Juillet est nommépréfet de région à Limoges. Ce n’est pas une bonne nouvelle pourmoi. Car un changement de préfet en cours de stage n’est jamaispositif pour la note. Jacques Juillet résout le problème en me deman-dant de le suivre à Limoges et en imposant ce changement au direc-teur des stages qui est réticent pour l’accepter, l’ENA ne souhaitantpas favoriser les allégeances personnelles.

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Je passe peu de temps à Limoges, la fin de mon stage approchant.La tâche du préfet est beaucoup plus difficile qu’à Foix. Dans unepréfecture de cette importance, je ne peux être chef de cabinet, leposte est occupé à plein temps. Un souvenir demeure cependant,celui de ma première rencontre avec Jacques Chirac. Il est, àl’époque, chargé de mission au cabinet du Premier ministre et estparti à la conquête de la Corrèze dont il a l’ambition de devenirdéputé. La Corrèze fait partie du Limousin, notre région. JacquesChirac fait donc de temps en temps escale à Limoges.

Une image m’est restée : Jacques Chirac dans le bureau du préfet,assis dans son fauteuil et téléphonant les pieds sur la table, le toutsous les yeux de Jacques Juillet qui n’apprécie pas la posture, mêmes’il a de l’affection pour l’homme qui est un « poulain» de son frère…

Jacques Juillet fait en sorte que j’obtienne l’une des meilleuresnotes de stage. Mon mémoire de stage en revanche ne reste pas dansles annales, le jury considérant qu’il se présente à l’excès comme unedéfense et illustration de l’action exceptionnelle de mon préfet. Lanote est seulement moyenne. Mais ce qui compte, c’est la note destage. Et grâce à elle, ma scolarité parisienne démarre sur une basesolide et, plus important encore, je commence à bâtir un début deconfiance en moi-même.

ÉCOLE

Je dois à ma grande honte reconnaître que les dix-huit mois qui ontsuivi ne m’ont pas réellement marqué. C’est une évidence maintesfois soulignée par d’autres avant moi que l’ENA n’est pas une insti-tution dans laquelle on peut augmenter son savoir, du moins l’ENAque j’ai connue. Tout au plus peut-on espérer y acquérir certainestechniques, certaines méthodes.

Parfois jusqu’à la caricature ! Je me souviens de ce maître deconférence dont l’exercice favori consistait à demander à un groupede quatre de ses élèves de rédiger ensemble un exposé d’un quart

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d’heure, à charge pour chacun d’entre eux de l’apprendre par cœur,l’un d’eux étant sélectionné en séance au hasard pour le réciter avecun mot à mot scrupuleux et la durée prévue, le tout vérifié minutieu-sement par ses soins. J’ai peut-être tort aujourd’hui de railler cemaître de conférence, car il m’a gratifié d’une note excellente et,après tout, comme l’a montré l’exemple du général de Gaulle danstous ses discours et notamment à la télévision, le « par cœur» estpeut-être la clé d’une grande carrière !

Il y a aussi eu un stage d’entreprise, très court si je me souviensbien, deux mois. Le mien a lieu au sein d’une banque aujourd’huidisparue, l’Union européenne. J’y reçois un accueil très sympathiqueet j’y étudie l’épargne salariale et l’intéressement des salariés quiconnaissent à l’époque une grande vogue à la suite de l’amendementVallon. Pourtant c’est probablement de cette époque que date monpeu de goût pour le métier bancaire qui se confirmera par la suite. Jele trouve déjà trop abstrait et détaché des réalités humaines etconcrètes.

Mais l’essentiel est qu’il s’agit de classer les élèves de manière àdéterminer le rang dans lequel ils exerceront in fine les choix condui-sant à leur affectation. Ce classement résulte de la combinaison denotes multiples, les notes de stage et de mémoire, les notes de confé-rences, les notes obtenues à certaines épreuves écrites ou orales, ycompris le fameux « grand oral» final qui est plus révélateur du briodes examinateurs que du potentiel des élèves.

La chance joue un grand rôle. Cette chance qui fait que le matinde mon oral d’anglais, je mobilise Éliane, qui est devenue entre-temps mon épouse et qui est aussi interprète-traductrice, pourtraduire l’éditorial du Figaro du jour et que c’est précisément ce queme demande de faire l’examinateur quelques heures plus tard. Cettebonne fortune qui a voulu également qu’étant un des rares élèves àme présenter à l’épreuve optionnelle de mathématiques aux côtésdes polytechniciens de la promotion, l’examinateur me gratifie d’uneexcellente note, faisant en sorte en revanche, inspiré par une formede justice qui me favorise, mais qui ne correspond pas à la logique

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des concours, que celles des polytechniciens de la promotion soientmédiocres au regard de leurs capacités supposées en la matière. MaisNapoléon ne considérait-il pas la capacité de ses futurs généraux àbénéficier de la chance comme un des critères importants de leursélection !

Sans avoir eu à aucun moment le sentiment d’être plus performantque la plupart de mes camarades, je me trouve neuvième au classe-ment final et par conséquent éligible à l’un des trois «Grands Corps»,Conseil d’État, Inspection des finances et Cour des Comptes. Je neveux ni du Conseil d’État, ni de la Cour des Comptes, ayant peu degoût pour le droit ou la comptabilité à l’état pur.

Je ne veux que l’inspection ou, à défaut, le corps préfectoral quime paraissent plus orientés vers l’action à laquelle j’aspire. Jusqu’à« l’amphi-garnison », qui est le forum où les élèves doivent l’unaprès l’autre formaliser leurs préférences, je reste dans l’incertitude,car si sept des huit camarades qui me devancent dans le classementont depuis longtemps indiqué leur choix, un seul, notre major,Raphaël Hadas-Lebel, hésite jusqu’au bout entre le Conseil d’État etl’Inspection des finances de sorte que je ne sais qu’à la dernièreminute que j’accède à cette dernière parce qu’il a en définitive choisile premier.

INSPECTIONS

Le 1er juin 1967, à tout juste vingt-sept ans, j’entre au ministère del’Économie et des Finances par la grande porte, celle de l’Inspectiongénérale des finances. Ma « commission », document dont je suistrès fier et qui me permet d’accéder, sans entraves et à l’improviste,dans tous les locaux du ministère et à requérir l’assistance de sesagents est signée par Michel Debré qui en est le ministre alors queGeorges Pompidou dirige le gouvernement et que le général deGaulle, pour deux ans encore, est président de la République. Letemps est proche où la France « s’ennuiera ». L’État reste cependant

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inspiré par le patriotisme, le sens de l’autorité, celui de l’intérêtgénéral et, aussi, le réalisme ainsi que l’a voulu le fondateur de la Ve République.

Les quatre premières années d’un inspecteur des finances sontconsacrées à la « tournée», c’est-à-dire à des opérations de vérifica-tion des services extérieurs du ministère ou d’enquête sur desproblèmes que le ministre souhaite éclairer pour préparer desdécisions gouvernementales. C’est d’abord l’occasion d’exposer et depréparer de futurs dirigeants des administrations financières à dessituations concrètes leur permettant d’éprouver leur caractère et leurjugement et aussi d’approfondir leurs capacités d’analyse et decompréhension de questions complexes. En somme un entraîne-ment de luxe, qui peut quand même produire ici ou là des rapportset des études qui ont quelque utilité.

L’intérêt majeur des vérifications en « brigades» de cinq à dixinspecteurs dans une trésorerie générale, une direction départemen-tale des Impôts, une direction régionale des Douanes… est demanifester la présence du ministère sur le terrain en complément desinspections spécialisées.

Ces missions permettent à la « tête d’œuf» et au parisien que jesuis devenu de fréquenter pendant quinze jours, trois semaines oumême un mois, le percepteur de Wattrelos, de Comines, le receveurmunicipal de Beauvais, de Cholet, de Saint-Herblain, l’inspecteur desimpôts de Le Blanc et d’Auzances, les agriculteurs du Morbihan etdes Côtes-du-Nord, les arboriculteurs d’Aiguillon, du Bordelais, dela vallée du Rhône, les contribuables de Lorraine et de laChampagne, les constructeurs du Havre, de Blois, de Toulouse, deCambrai. Cet apprentissage m’a donc d’abord fourni l’occasion dedécouvrir la géographie française et d’approfondir des contactsmultiples avec les hommes et les problèmes de la « province», privi-lège rare et inestimable que de retrouver les cœurs et les paysagesaprès l’abstraction et le dessèchement des livres et des théories.

Mais il y a aussi eu parfois des suites concrètes. Ainsi à l’occasiond’une vérification surréaliste qui m’a menée dans une trésorerie de la

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région parisienne en mai 1968, poursuivant mon dialogue avec letrésorier principal alors que tous ses collaborateurs ont quitté letravail et que la France tout entière manifeste ou subit les manifes-tations, j’identifie un détournement de fonds.

Répondant à l’appel radiophonique du général de Gaulle, j’ainéanmoins le temps, le 30 mai, avec beaucoup d’autres, après avoirrejoint le ministère, de franchir le porche derrière Michel Debré et dem’engager dans la rue de Rivoli pour participer à la grande manifes-tation de plus d’un million de personnes sur les Champs Elysées parlaquelle la France jusque-là silencieuse marque le coup d’arrêt dudésordre.

Une autre mission reste dans ma mémoire. Maurice Couve deMurville qui est brièvement ministre de l’Économie et des Finances,est préoccupé par la porosité du dispositif douanier de contrôle deschanges alors que le franc est attaqué quotidiennement et que lescapitaux fuient la France. Il demande donc à l’Inspection desfinances de tester ce dispositif. Je fais partie de la brigade qui en estchargée. Cela me conduit à compter le nombre de voitures contrô-lées et non contrôlées à plusieurs postes de la frontière belge en medissimulant, incognito, derrière un arbre tout en ayant une vuedirecte sur la barrière. Je fais aussi plusieurs fois l’aller-retour ParisBruxelles en TEE, le prédécesseur du Thalys, ainsi que plusieursallers-retours Paris Genève en avion pour procéder à des comptagesanalogues.

Le directeur général des douanes de l’époque, célèbre pour sonautorité et sa truculence, Philippe Waldruche de Montrémyn’apprécie pas cette enquête au point de qualifier la brigade de «petitscons»! Ce mouvement d’humeur néglige le fait que cette missioncontribue à disqualifier le contrôle des changes en en démontrant lavanité, conclusion qui va dans le sens de l’histoire économique.

Les enquêtes, plus encore que les vérifications, élargissent noshorizons et nous préparent à nos fonctions futures. Il s’agit souventd’un travail collectif et les enjeux de certains des sujets que nousavons à traiter ne sont pas subalternes. Ainsi suis-je chargé deux fois

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et à chaque fois en tandem avec un inspecteur général, de deuxmissions d’envergure, l’une avec Jacques Delmas, positive, proposerun système de mensualisation de l’impôt sur le revenu, l’autre avecDominique Lewandowski, négative, analyser la fiscalité foncièrepour « tuer» définitivement le « serpent de mer» de l’impôt foncier.

Les deux rapports, sur décision de Valéry Giscard d’Estaing,redevenu ministre de l’Économie et des Finances, sont publiés etdiffusés à vingt-cinq mille exemplaires. Le premier inspire la loi quimet en place la mensualisation de l’impôt sur le revenu par prélève-ment sur les comptes bancaires, qui est aujourd’hui encore envigueur et qui connaît au fil des ans un succès certain. Le second meteffectivement fin au débat sur l’impôt foncier que suscite périodi-quement le ministère de l’Équipement et du Logement et qui agiteles partis politiques et les assemblées parlementaires.

D’autres missions analogues me permettent de travailler enéquipe avec mes camarades de promotion. Celle-ci est composée deMichel Pébereau, Denis Gautier-Sauvagnac, Hervé de Gouyon deCoipel et Daniel Lallier, dans l’ordre du tableau résultant du classe-ment de sortie de l’ENA qui fait de moi le dernier de la liste.L’Inspection des finances a cependant une autre particularité ; elle amaintenu la pratique dite du « petit concours» qui conduit un juryd’anciens à remettre en chantier ce classement sur la base destravaux effectués pendant les deux premières années de la« tournée». À l’issue de cet exercice, je me trouve promu endeuxième position derrière Michel Pébereau sans qu’il y ait d’autrechangement.

Mais l’inspection ne me réserve pas que des satisfactions.Pendant la « tournée», nous sommes organisés en « brigades» et leschefs de brigades, en général, deux ou trois ans plus anciens quenous et parfois plus, ont mission de nous guider et de nousconseiller, exerçant sur nous une forme de « tutorat», s’apparentantà ce que pratiquent les universités britanniques pour leurs étudiants.

L’un d’eux, René Lenoir, qui deviendra plus tard secrétaire d’Étatà la Santé et que nous estimons tous beaucoup, a un commentaire

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qui me « choque» pour longtemps, ce dont il ne s’est probablementpas rendu compte. Il s’étonne un jour que je ne m’exprime pasdavantage dans les réunions de travail du service et que quand jem’exprime, je le fais d’une manière non convaincante et, pour toutdire, inefficace. Il attribue cette faiblesse à la timidité et m’invite à lacorriger énergiquement en me recommandant de prendre des leçonsauprès d’un professeur de théâtre, ce que je tente avec René Simonqui est probablement le plus célèbre à l’époque dans cette discipline.

Ce maître m’invite à déclamer pendant nos séances derrière unlutrin et, suggère-t-il, par mes propres moyens au milieu de monjardin, à très haute et intelligible voix, des textes économiques etfinanciers. Contraint par l’éthique, qui m’interdit d’utiliser d’autrestextes plus confidentiels, j’utilise des extraits des « Notes bleues» duministère de l’Économie et des Finances, bien connues des étudiantset des journalistes. Au bout de deux séances, il me dit qu’il peutcontinuer à me prendre mon argent et à s’instruire sur des matièreséconomiques et financières ardues avec lesquelles il est peu familia-risé à sa grande honte, mais qu’il trouve cela abusif, considérant quema diction est excellente et que mon problème est très certainementde nature différente.

Il a bien entendu raison et j’ai longtemps souffert d’être mal àl’aise dès qu’il s’agit de m’exprimer ou de convaincre au sein deréunions regroupant plus de trois personnes. En revanche, je croisqu’il n’en est pas de même quand j’utilise l’écrit ou quand je m’entre-tiens en tête-à-tête avec un interlocuteur. Ce handicap ne m’a jamaisquitté, même s’il s’est atténué avec l’âge et l’expérience. Si je melaisse aller à une psychanalyse de pacotille, je suis tenté d’en situerl’origine dans les complexes qu’ont ancrés en moi les drames diversqui ont affecté ma famille. Mais comme certains de mes enfantsparaissent souffrir de difficultés analogues, je me dis qu’il y a peut-être quelque chose dans nos gènes qui nous a prédisposés à cetteinfirmité.

La « tournée» est aussi l’occasion de créer des liens qu’aucunedes circonstances de la vie ne rompra jamais entre les cinq membres

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de notre promotion. Nous sommes extrêmement différents les unsdes autres et nos carrières par la suite empruntent des chemins trèsvariés. Mais Michel, Denis, Hervé, Daniel et Pierre ont toujours euplaisir à se rencontrer, à échanger et à retrouver le souvenir de leurpassé commun. Au sein de ce petit groupe, il n’y a pas de relationsamicales privilégiées, mais nos parcours respectifs font que c’est avecMichel Pébereau que je forge au fil des années les liens les plusétroits.

Il y a d’abord eu des missions à deux qui se traduiront par desrapports cosignés qui nous sont assignés par l’inspection, parexemple sur la politique foncière en région parisienne, qui nouspermettent, parfois au prix d’efforts intenses, d’ajuster nos méthodesde travail et nos modes de réflexion. Il y a eu ensuite une complé-mentarité dans les choix professionnels qui a évité toute forme deconflit et au contraire nous a offerts de multiples opportunités decoopération.

La sortie de la « tournée» qui doit orienter de manière décisivenos carrières respectives en fournit un premier exemple. Notrepromotion est viscéralement attachée au service de l’État et aucund’entre nous n’imagine, comme cela est devenu fréquent aujourd’hui,de le quitter au terme de ces quatre premières années d’inspection.

L’Administration nous offre entre autres un emploi à la directiondu Trésor, à la direction du Budget, à la direction de la Prévision, àla direction des Relations économiques extérieures et à la directionde la Concurrence et des prix. L’ajustement se fait naturellement etsans drame entre nous et à aucun moment il n’est nécessaire derecourir à l’ordre du tableau pour nous départager.

Pour ce qui me concerne, le Budget est un choix naturel. Le chefdu service de l’Inspection générale des finances, Jacques Friedmann,a cru déceler cette vocation en moi beaucoup plus que je ne l’aipressentie moi-même et Renaud de la Genière, le directeur duBudget de l’époque, m’a agréé. Michel Pébereau, de toute éternité, enrevanche, est prédestiné à la direction du Trésor, supposée sansdoute à juste titre être la plus prestigieuse.

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Il n’y a pas débat entre nous parce qu’il est à l’évidence, à nosyeux, « l’homme » de cette filière et aussi parce que, l’option aurait-elle été disponible que je ne suis pas certain que je l’aurais saisie,tant l’esprit et le style « financiers » par excellence de cette adminis-tration ne me conviennent pas. Intuitivement, je pense que leBudget m’impliquera davantage dans l’action et, peut-être, dans lapolitique.

BUDGET

Le 1er juin 1971, je rejoins donc, comme chargé de mission, la direc-tion du Budget dans l’orbite de laquelle je vais passer onze annéesde ma vie professionnelle. Je l’ai dit, c’est Renaud de la Génière quila dirige. C’est le prototype du « grand » serviteur de l’État, quicontrôle d’une main de fer la dépense publique à une époque où lebudget de l’État est en excédent ou très proche de l’équilibre, sousl’impulsion de dirigeants soucieux des deniers publics, qu’il s’agissedu général de Gaulle, de Georges Pompidou ou de Valéry Giscardd’Estaing, et qui conservent le souvenir humiliant de la gestionfinancière calamiteuse de la IVe République.

Cet homme, sans que nous n’ayons jamais eu ce qu’on pourraitappeler une conversation personnelle, m’a marqué pour la vie. Venirdans son bureau est ressenti par certains comme une épreuve, car ilne tolère pas la médiocrité dans l’analyse et le jugement, mais, pourmoi, c’est plutôt un défi et un stimulant, tant j’aspire à le satisfaireintellectuellement et à recevoir de sa part un satisfecit qui n’estjamais explicite, mais qui se devine.

Je suis affecté successivement à deux « bureaux», l’un, celui quiréunit fort logiquement l’agriculture et les affaires européennes etl’autre, celui des transports qui exerce la tutelle, entre autres, sur laSNCF, la RATP, Air France, la construction navale etc. Je suisimpliqué à ce titre dans le financement des dépenses de soutien desmarchés agricoles, le règlement financier européen, le contrat de

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plan de la SNCF, le financement du train à grande vitesse, les inves-tissements de la RATP et beaucoup d’autres affaires.

Quand j’écris impliqué, cela veut dire être « l’homme de base»qui étudie les dossiers et prépare les notes d’analyse et de proposi-tion qui sont ensuite revues successivement par le chef de bureau –j’en ai eu trois successifs, Claude Villain, Jean Choussat, futur direc-teur du Budget, Jean-Marie Thiaville –, le sous-directeur, le directeuravant d’atterrir au cabinet du ministre chez le conseiller techniquechargé des affaires budgétaires, le directeur du cabinet et, enfin,quand il s’agit d’une note très importante, chez le ministre lui-même.Ce steeple chase fonctionne comme une sorte de « marché» quipermet de tester la qualité de l’analyse et des propositions et lacapacité de conviction.

Dans tout ce processus, le fait d’être inspecteur des financesn’apporte aucun privilège. En effet la direction du Budget constitueencore à cette époque un territoire à conquérir pour les inspecteursdes finances. Plusieurs d’entre eux ont exercé les fonctions de direc-teur, mais ils ont été parachutés par le haut dans cette position. Enrevanche Jean Choussat n’est que le deuxième inspecteur à avoir étérecruté « à la base» dans une position de compétition avec lesadministrateurs civils qui constituent l’armature quasi-exclusive duBudget. Je suis le troisième, le premier ayant été Guy Verdeil.Comme me l’a expliqué Renaud de la Genière, cette situation exigedes inspecteurs qu’ils soient encore plus excellents que leurscollègues s’ils ambitionnent d’avoir une carrière tout juste«normale» dans cette administration et devenir un jour, peut-être,l’un des six sous-directeurs (Jean Choussat sera le premier).

Si Renaud de la Genière ne me fait bénéficier d’aucun passe-droit– auquel d’ailleurs je n’aspire pas –, les affectations dont je bénéficiefournissent l’occasion de produire des notes qui retiennent l’attention.Par exemple celle relative à l’avenir de la politique agricole communeoù je m’efforce d’imaginer quand il sera possible pour la Franced’accepter une certaine dose d’aide au revenu, susceptible de se substi-tuer au soutien aveugle des prix agricoles. Autres exemples, une note

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relative à la réforme du règlement financier européen qui est l’une desœuvres maîtresses de Renaud de la Genière, toutes les notes relativesà l’avenir de la SNCF qui aboutissent au premier «contrat» entre l’Étatet cette entreprise ou encore la note relative au financement du TGV.

Ce dernier exemple permet de souligner que, contrairement àune idée répandue, le budget n’est pas toujours négatif. Renaud de laGénière a coutume de dire qu’un directeur du Budget peut bâtir unbudget excédentaire, en équilibre ou en déficit, que c’est à l’autoritépolitique de faire ce choix et que le reste est affaire de technique. Ilconsidère aussi qu’il y a de « bonnes» dépenses et que la direction duBudget doit savoir les reconnaître, voire les encourager. Ainsi dutrain à grande vitesse : nous sommes tellement convaincus que ceprojet sera un instrument de modernisation et de transformation dela SNCF que la direction du Budget, à l’opposé de la direction duTrésor, très soucieuse des enveloppes d’emprunts y est activementfavorable. Au point que le ministre Valéry Giscard d’Estaing – quiest, lui, beaucoup plus réservé – qualifie dans une réunion Renaudde la Genière comme le meilleur « lobbyiste de la SNCF», ce qui estsans doute vrai, mais qui n’ôte rien à la pertinence de la positionprise, comme l’expérience ultérieure l’a confirmé.

Un autre épisode illustre le sentiment que nous avons de pouvoirinfluencer effectivement le cours des choses. La direction du Budgetest légitimement préoccupée par le fardeau que représente laconstruction navale et l’activité maritime pour les financespubliques. À cette époque, l’une des subventions les plus impor-tantes et les plus discutables correspond au déficit d’exploitation dupaquebot France, néanmoins objet de fierté nationale. L’un de nosobjectifs est de mettre fin à cette subvention en retirant le paquebotdu service pour le vendre ultérieurement, si possible.

Je me souviens que, dans notre bureau, nous travaillons collecti-vement à la préparation d’un projet de lettre au Premier ministredont nous espérons que le ministre, encore Valéry Giscard d’Estaing,le signera pour déclencher le processus. Avec Marie-Hélène Bérard,la jeune administrateur civil, qui est en charge directe du dossier,

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nous préparons avec soin une lettre d’une page et demie qui ne subitaucune modification tout au long de la remontée vers le ministre etque celui-ci signe telle quelle. Notre satisfaction est grande puisqu’endéfinitive, à la suite de cette initiative, le processus espéré s’engageet aboutit, non sans qu’entre temps, l’élection de notre ministre à laprésidence de la République y soit pour quelque chose !

La construction navale restera, pour moi, un sujet d’intérêt et depréoccupation puisque je la retrouverai à travers le secteur marined’Alstom. J’aurai d’ailleurs la satisfaction de présider au plan deredressement qui permet à cette activité de devenir profitable sanssubventions de l’État… trente ans plus tard !

Succédant aux quatre années de la « tournée», ces trois années detravail de base achèvent d’une certaine façon ma formation profes-sionnelle. Connaissance des mécanismes administratifs (cabinet,administration centrale…), obsession des délais (la fabrication d’uneloi de finances ne peut souffrir aucun retard, le calendrier étantimposé par la Constitution), obligation de décider (tout sujet doit infine se traduire par un chiffre à soumettre au vote du Parlement),rigueur de l’argumentation et de la forme (il faut convaincre tous leséchelons), prise en compte des facteurs politiques, capacité de semobiliser totalement pour l’objectif poursuivi (il n’y a pas de limitesd’horaires), tels sont quelques-uns des éléments que cette expériencem’a permis d’approfondir et de cultiver.

CABINETS

Cependant à la suite du décès de Georges Pompidou en mai 1974,Valery Giscard d’Estaing devient président de la République. Cetévénement inattendu m’ouvre des perspectives nouvelles plus tôtque je ne l’ai escompté. Alors que Jacques Chirac devient Premierministre pour la première fois, un nouveau ministre de l’Économie etdes Finances, Jean-Pierre Fourcade prend possession de la rue deRivoli. Ce changement conduit à la formation d’un nouveau cabinet.

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J’ai déjà eu une opportunité d’entrer dans un cabinet quandJacques Chirac, devenu ministre de l’Agriculture, alors que PierreMessmer est Premier ministre, cherche un conseiller budgétaire.Renaud de la Genière me transmet une proposition de JacquesFriedmann et me laisse libre de mon choix, mais je sens bien que,pour lui, partir si vite de la direction du Budget, serait une erreur etune sorte de dévoiement surtout pour rejoindre le cabinet d’unministre dépensier. Mais il ne me trace aucune perspective de natureà me retenir, sauf à souligner que si je suis un jour attiré par unefonction de cabinet, celui des finances serait un moindre mal.

En fait, je partage son point de vue et je décline la proposition.Celui qui l’accepte est Alain Juppé qui sort tout juste de la« tournée» et qui trouve là la première occasion de lier son avenir àcelui de Jacques Chirac. Sans chercher à refaire l’histoire, je me disparfois que cette décision m’a fait manquer un destin politiqueauquel, sans me l’avouer, j’aspire dans mon for intérieur. Une parmid’autres des occasions manquées de mon existence !

En revanche, je souhaite faire partie du cabinet du ministre del’Économie et des Finances et j’ai fait part de cette aspiration àRenaud de la Genière. Je ne sais pas encore que celui-ci va rejoindrerapidement la Banque de France et que Paul Déroche qui s’apprête àoccuper le poste de directeur adjoint du cabinet du nouveauministre, est en réalité destiné à lui succéder. Je suis d’abord retenucomme candidat au poste de chargé de mission, responsable desaffaires transport, équipement, logement etc. alors que EmmanuelRodocanachi, un administrateur civil, davantage connu de PaulDéroche, doit devenir le chargé de mission pour les affaires budgé-taires. Mais de manière surprenante à mes yeux, Emmanuel préfèrerejoindre le cabinet du Premier ministre, à la suite de quoi PaulDéroche, après quelque hésitation, me propose de le remplacer.

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CONSEILLER

C’est ainsi que commencent ces sept années pendant lesquelles, sousdes titres divers, je conseille sept ministres et secrétaires d’Étatsuccessifs dans le domaine budgétaire. Ce sont les ministres Jean-Pierre Fourcade, Raymond Barre quand il cumule les fonctions dePremier ministre et de ministre de l’Économie et des Finances,Michel Durafour, Robert Boulin, Maurice Papon et les secrétairesd’État, Christian Poncelet et Pierre Bernard-Reymond.

Aujourd’hui peut-être plus qu’à l’époque où l’ombre portée dugénéral de Gaulle a redonné du crédit à la politique, il est de bon tonde mettre en cause la probité, l’intégrité, le dévouement et le sens del’intérêt général des hommes politiques et des ministres. En ce quime concerne, je puis témoigner, sur la base d’une expérience qui a,à tout le moins, une certaine valeur statistique, que chacun de ceshommes que j’ai servis a appliqué au ministère de l’Économie et desFinances l’ensemble de ces qualités. Certes tous n’avaient pas audépart des compétences identiques dans les domaines économiqueset financiers et les mêmes capacités intellectuelles, mais tous me sontapparus dans leur démarche et dans leurs actes comme inspirés parle seul intérêt du pays.

Raymond Barre est celui qui m’a le plus impressionné et dont jeme suis toujours senti le plus proche même si c’est celui de « mes»ministres que j’ai par définition le moins côtoyé puisqu’il a, avanttout, été Premier ministre même pendant la période où il exerce ladouble fonction entre 1976 et 1978. À la demande de Francis Gavoisqui est le directeur adjoint de son cabinet, j’ai eu la mission et leprivilège d’être seul derrière lui au banc du gouvernement pour sapremière prestation devant l’Assemblée nationale, car par fonction leconseiller budgétaire est celui des collaborateurs techniques qui,avec l’attaché parlementaire dont la place est dans les « couloirs»,connaît le mieux les usages parlementaires.

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C’est ce qui me vaut l’occasion d’indiquer au nouveau Premierministre que, quand il prend la parole du « banc» et non de latribune, il vaut mieux qu’il en sorte pour faire face à l’Assemblée aulieu de s’exprimer simplement en se levant, ce qui lui ferait tournerle dos à ceux à qui il s’adresse. Cela a été ma seule contribution cejour-là.

Par la suite, elle devient plus substantielle quand, face à unemajorité divisée dont une fraction dominante, le RPR, devient deplus en plus hostile, il faut user de toutes les armes de laConstitution et de la procédure pour faire adopter les textes législa-tifs et notamment les lois de finances que requiert le bien de l’État,articles 49-3 et 40 de la Constitution et 42 de l’ordonnanceorganique en vigueur à l’époque, votes bloqués, deuxième délibéra-tion, exceptions d’inconstitutionnalité, etc.

Mais mon attachement à Raymond Barre qui a subsisté tout aulong de sa carrière politique, y compris lors de sa candidature àl’élection présidentielle, a trouvé sa source dans mon adhésion à sespositions européennes, libérales et sociales. Il a incarné à mes yeux,à son époque, à la fois la tradition chrétienne-démocrate, le sensgaulliste de l’État et le choix de l’économie sociale de marché, combi-naison qui correspond désormais, alors que je suis parvenu à l’âgeadulte, à mes propres convictions dont je ne vais plus m’écarter.

Sans que mon frère aîné le mesure peut-être complètement, il ajoué un rôle décisif dans cette conversion définitive. François a faitsa thèse de doctorat sur « La pensée économique libérale dansl’Allemagne contemporaine», publiée en 1964 37, qui m’a fait décou-vrir l’«ordoliberalismus» de Wilhelm Röpke et Walter Eucken,principaux inspirateurs de la politique économique de LudwigErhard qui a permis à l’Allemagne, après la dernière guerremondiale, de se reconstruire avec succès en tournant le dos audirigisme national-socialiste. Pour moi, ces conceptions sont cellesde l’avenir et doivent fonder le rôle assigné à un État moderne.

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37. Librairie générale de droit et de jurisprudence.

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Je crois d’ailleurs encore aujourd’hui qu’elles représentent lecompromis raisonnable entre le libéralisme échevelé à l’anglo-saxonne et les exigences qu’impose à l’État un traitement humain del’évolution des structures économiques. Raymond Barre est, à monsens, l’homme d’État qui a été le plus proche de ces idées et le faitqu’il n’ait pas été porté à la magistrature suprême par nos conci-toyens constitue ma plus grande déception d’ordre politique.

MINISTRES

Les autres ministres que j’ai servis ont eu des itinéraires, des talents etdes caractères extrêmement variés. Jean-Pierre Fourcade, le premier,est un inspecteur des finances, ancien directeur général de la concur-rence et des prix, qui a fait un détour par la banque au CIC avant queValéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, à la surprise générale, nele nomment ministre de l’Économie et des Finances. C’est à l’époqueplus un technocrate qu’un politique même si par la suite il ne quitteraplus la vie publique. Ayant à gérer les conséquences du premier chocpétrolier, il fait de son mieux, mais, coincé entre un président de laRépublique et un Premier ministre dont les relations se détériorentrapidement, il a une marge de manœuvre très réduite.

Pour ce qui me concerne, il a été un patron agréable quim’apprécie même si entre lui et moi, il y a un directeur de cabinet etun directeur adjoint du cabinet dont la valeur ajoutée dans ledomaine budgétaire qui est le mien est par définition limitée. Decette période qui se termine avec la démission de Jacques Chiraccomme Premier ministre, deux épisodes restent dans ma mémoire.

Le premier marque ma deuxième rencontre avec ce dernier aprèsLimoges. C’est le premier comité interministériel sur le budget.J’accompagne mon ministre dans une petite salle au premier étage deMatignon et je suis en bout de table, le Premier ministre présidant àl’autre bout avec Jean-Pierre Fourcade à ses côtés. Pour moi, c’est lebaptême du feu. Jacques Chirac commence la séance en disant qu’il

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y a trop de monde autour de la table et qu’on ne peut travailler dansces conditions. Je ne sais pourquoi je prends cette remarque, commedirigée contre ma présence, peut-être parce que je me situe dans l’axede son regard, et je suis le seul à la prendre comme telle alors qued’autres que moi pourraient se sentir visés. De ma propre initiative,je sors, ce que Jean-Pierre Fourcade, après la réunion, me reprocheen me disant que, s’il avait souhaité mon départ, il me l’aurait dit, cequ’effectivement j’aurais dû prendre en compte.

Par la suite, je participe toujours à ces comités sans problème. J’aimême des contacts plus directs avec le Premier ministre à plusieursreprises. La circonstance la plus délicate se situe en août 1975, alorsque s’élabore ce qui deviendra le plan de relance de septembre. Jean-Pierre Fourcade qui y est peu favorable et qui pense ainsi être enligne avec le président de la République a pris quelques jours devacances en même temps d’ailleurs que son directeur de cabinet. Nerestent présents que le directeur adjoint et moi. Nous sommesconvoqués par le Premier ministre dans son bureau pour revoir leplan. Comme on peut l’imaginer, dûment chapitrés par le ministreavant son départ et sous l’étroit contrôle de la direction du Budget,nos propositions sont minimales.

Le dialogue est surréaliste. Chacune de nos propositions estsystématiquement majorée et, au sortir de la réunion, notre planinitial est en lambeaux. À son retour, Jean-Pierre Fourcade obtientquelques diminutions, mais pour l’essentiel, la volonté du Premierministre l’emporte, contribuant ainsi à aggraver les problèmeséconomiques du pays que Raymond Barre a eu ensuite à traiter.

Quand celui-ci devient Premier ministre en 1976 et jusqu’auxélections législatives en 1978, il n’y a plus aux Finances que desministres « délégués», le Premier ministre étant lui-même ministrede l’Économie et des Finances. Il y a d’abord Michel Durafour, mairede Saint-Étienne, homme estimable, sensible et cultivé, mais quin’est pas fait pour cette fonction. Je me souviens qu’un jour, à latribune du Sénat, lors de la discussion d’une loi de finances, il inter-vertit les réponses à deux amendements différents. J’essaie de

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l’alerter par des signaux visuels, mais je ne dois qu’à l’interventiond’Alain Poher qui préside la séance et qui voit mes gesticulations,pour qu’il prenne conscience de sa bévue et rectifie le tir. Anecdotesans conséquence et sans portée, mais qui illustre le fait qu’il nemaîtrise qu’imparfaitement les sujets que sa fonction lui impose detraiter.

Tel n’est pas le cas de Robert Boulin qui lui succède et qui a eu lerecord de longévité ministérielle sous la Ve République. C’est unavocat de formation et il a une capacité prodigieuse pour absorber etrestituer avec éloquence et conviction les questions les pluscomplexes. Il est aussi un parlementaire dans l’âme et il renâcletoujours, tout en s’exécutant, quand le caractère déliquescent de lamajorité d’alors nous conduit à lui demander de recourir aux armesde procédure pour imposer le vote d’un texte. Il préfère convaincreet accepte avec difficulté l’idée que parfois, cela ne peut suffire pourque le gouvernement puisse appliquer sa politique. J’aime et admirece ministre et quand plus tard j’apprends avec stupéfaction sonsuicide, alors qu’il est ministre du Travail, j’en conçois une grandepeine et, comme beaucoup d’autres, je me joins, profondément ému,à ses obsèques à Libourne.

Tout aussi talentueux en termes parlementaires est ChristianPoncelet, secrétaire d’État au Budget sous Jean-Pierre Fourcade etMichel Durafour, et, devenu, bien plus tard, président du Sénat etdeuxième personnage de la République. Ancien syndicaliste, députéet président du Conseil général des Vosges, Christian Poncelet a lapolitique dans le sang. Nous avons eu une relation intime de travailet de confiance. Je crois que je lui ai appris le Budget, il m’a appris leParlement. Pendant les périodes où se discutent les lois de financesinitiales ou rectificatives, nous sommes ensemble à l’Assembléenationale ou au Sénat, plus souvent de nuit que de jour, réussissantla plupart du temps avec succès à faire adopter les textes gouverne-mentaux alors que le conflit entre le président de la République et legouvernement d’un côté et l’UDR, devenu RPR après 1976, ne cessede s’aggraver.

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Nous tâchons de trouver des terrains d’entente pragmatiques surle terrain, n’utilisant les armes de procédure qu’à la dernière extré-mité, faisant voter à main levée aux petites heures de l’aube, tirantparti de la lassitude de tous et approchant les députés ou lessénateurs un par un. L’un des grands moments de cette tâche sans finest la négociation, essentiellement avec les présidents des groupes dela majorité, de la répartition de ce que nous appelons la « provisionparlementaire», destinée à donner aux parlementaires l’illusion oul’alibi d’un rôle à jouer dans la fixation des dépenses alors quel’article 40 de la Constitution leur interdit toute initiative en lamatière. Ainsi en échange d’une « recette de poche», droit de timbrepar exemple, un montant de l’ordre de 300 millions de francs estsaupoudré au prix d’âpres marchandages entre diverses utilisationscensées matérialiser certains infléchissements politiques. Personnen’est dupe de la réalité de cet exercice, mais cela permet de réglerquelques petits problèmes.

Quand Christian Poncelet est nommé ministre chargé desrelations avec le Parlement, il m’offre de devenir son directeur decabinet. En fait, il a appris à connaître Rivoli et il se doute que jerefuserai, privilégiant ce que je crois être la « voie royale» qui meconduira à ce qu’est mon ambition de l’époque, directeur du Budget,mais néanmoins il évoque de manière elliptique – mais j’ai appris à«décrypter» ses propos – la possibilité d’une « suite» politique, dansson sillage, dans les Vosges. Et effectivement, celui qui prend lafonction à ma place, Philippe Séguin, devient député des Vosges etMaire d’Epinal. Encore une occasion politique ratée…

Pierre Bernard-Reymond, un jeune centriste, député des Hautes-Alpes, lui succède pour contrebalancer le nouveau ministre délégué,le RPR Robert Boulin. Ce nouveau secrétaire d’État apprend rapide-ment le métier et exerce sa fonction avec rigueur même si sonministre lui laisse un espace réduit. Les circonstances – l’arrivée deFrançois Mitterrand au pouvoir – ne favorisent pas la suite de sacarrière politique. Il fait partie de la génération sacrifiée, même si,maire de Gap, il continue à jouer un rôle politique.

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DIRECTEUR DE CABINET

Après les élections législatives de 1978, Raymond Barre est reconduitcomme Premier ministre. Pour ma part, après avoir exercé pendantquatre ans la responsabilité de conseiller budgétaire des ministres,avec la charge de travail diurne et nocturne qu’elle implique, jem’apprête à retourner à la direction du Budget assumer effectivementles fonctions de sous-directeur auxquelles j’ai été nommé quelquesmois plus tôt. Je me considère en effet encore trop jeune pourpouvoir postuler au poste de directeur de cabinet du ministre del’Économie et des Finances.

Je commence donc à prendre mes marques comme sous-direc-teur de la première sous-direction, celle des recettes et de l’équilibre,sous l’autorité de Paul Déroche quand Raymond Barre décide, pourcette nouvelle étape de son action, de changer l’organisation gouver-nementale. Au lieu d’un ministre délégué, il y aura désormais deuxministres « pleins», l’un chargé de l’économie, l’autre du budget. Etpour montrer à la fois son souci d’écoute vis-à-vis des parlementaireset d’équilibre entre les différentes composantes de sa majorité, ilnomme à ces deux postes les anciens rapporteurs du budget au Sénatet à l’Assemblée nationale, l’un, UDF, et l’autre, RPR, René Monoryet Maurice Papon.

Du coup, la problématique du choix des directeurs de cabinet seprésente de manière différente. Francis Gavois, le directeur adjointdu cabinet du Premier ministre, qui coordonne les réflexions en lamatière avec le cabinet de l’Élysée, se convainc rapidement que lemoment est venu de recourir à la nouvelle génération. Dans cetteoptique, les options sont restreintes. Au trésor, c’est-à-dire pourl’économie, ce ne peut être que Michel Pébereau.

Au Budget, Paul Déroche, le directeur, accepte rapidement que jesois la seule solution disponible même s’il aurait préféré meconserver dans la sphère administrative qui, pour lui, est unemeilleure préparation aux grandes responsabilités qu’il me voit un

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jour occuper dans ce domaine. Telle est la décision de RaymondBarre approuvée par l’Élysée. Conformément à une pratique qui n’estpas inhabituelle à l’époque, je sais donc que je suis nommé directeurde cabinet du nouveau ministre du Budget avant même qu’il me l’aitformellement offert.

Certes Maurice Papon n’est pas, du moins en suis-je convaincu,un inconnu pour moi. J’ai eu l’occasion de le pratiquer dans sesfonctions de rapporteur général de la commission des finances àl’Assemblée nationale. Je n’ai pas beaucoup de sympathie spontanéepour lui. À travers ses livres, il m’apparaît comme un gaulliste«professionnel» et, dans sa fonction parlementaire, à mon sens, iln’aide que superficiellement le gouvernement. J’ai compris sanomination comme une manœuvre destinée à contenir l’oppositionlatente du RPR et à faciliter l’adoption des textes financiers par unemajorité dont le caractère rétif a à peine été émoussé par le succèsaux législatives qui est pourtant largement l’œuvre de RaymondBarre. Bien entendu, comme tout le monde, je ne connais de sonpassé que ses longues années comme préfet de police de Paris à lafois sous la IVe et la Ve République, qui lui ont donné une réputationsulfureuse de détenteur de dossiers compromettants sans qued’ailleurs des éléments concrets aient jamais été apportés à ce titre.

Maurice Papon me reçoit quelques instants avant la passation depouvoirs et me demande explicitement si j’accepte de devenir sondirecteur de cabinet, ce à quoi je consens instantanément. Je memets immédiatement au travail pour constituer notre équipe selon larègle non-écrite que telle est la responsabilité du directeur de cabineten liaison avec les administrations et sous réserve d’un nihil obstat deMatignon et de l’Élysée pour les postes-clés.

Bien entendu le ministre reçoit les candidats, mais il n’y a pasd’exemple qu’il en récuse un que j’aie proposé. Sa contribution selimite au choix de ses collaborateurs proches, son assistante et laresponsable de sa circonscription, l’attaché parlementaire, le futurdéputé, Bruno Bourg-Broc et le chef de cabinet, poste en principepolitique. C’est Jean-Louis Debré, le futur ministre de l’Intérieur et

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président de l’Assemblée nationale, plus tard remplacé par Paul-Henry Watine, un administrateur civil de la direction du personneldu ministère.

Comme j’ai également recruté Étienne Pflimlin, qui vient de laCour des Comptes, pour s’occuper des affaires sociales, nous avonsainsi deux fils d’anciens présidents du Conseil ou Premier ministre ausein du Cabinet! Pendant une brève période, Emmanuel Rodocanachiest mon adjoint avant qu’il ne rejoigne l’Élysée et ne soit remplacé parRobert Baconnier qui supervise les affaires fiscales avec sa connais-sance inégalée du Code général des impôts avant d’être remplacé parPatrick de Fréminet. L’emploi de conseiller technique chargé dubudget est occupé successivement par Guy Dutreix et Patrick Gatin.J’ai aussi le plaisir de recruter Daniel Bouton qui, comme jeune inspec-teur des finances, a rejoint la direction du Budget et qui devient notreconseiller technique chargé notamment des affaires industrielles.

Le comportement de Maurice Papon comme ministre du Budgetne justifie aucune préoccupation particulière et les réticences quiétaient les miennes à l’égard du rapporteur général du budget dansla période précédente s’effacent pour faire place à une relation detravail confiante et, je crois, efficace. Pour l’essentiel, il épouse lespositions classiques du ministère, réduction du déficit, limitation desdépenses, rejet des réformes fiscales intempestives. Ses contributionsles plus importantes portent sur le plafonnement de la taxe profes-sionnelle par l’introduction du critère de la valeur ajoutée, la réformedes procédures fiscales et la transformation de l’établissement public,Seita, en société anonyme. Les choix budgétaires et fiscaux essentielssont en revanche davantage le fait du Premier ministre pour lequelnotre cabinet travaille comme si nous étions le sien.

Maurice Papon a toutefois une tendance que nous jugeons parfoisexcessive à s’intéresser aux dossiers fiscaux individuels, tropisme quenous attribuons à son passé de préfet de police qu’avec PhilippeRouvillois, le directeur général des impôts et Robert Baconnier, puisPatrick de Fréminet, nous contenons, à vrai dire sans difficulté, de sortequ’aucun manquement à l’éthique n’a jamais pu nous être reproché.

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En revanche la déception vient du manque d’audience politiqueet par conséquent d’efficacité du ministre du Budget dans la gestiondes relations avec les groupes parlementaires du RPR à l’Assembléenationale et au Sénat. La « guérilla» est permanente et il faut souventmobiliser Christian Poncelet, le ministre chargé des relations avec leParlement, et Raymond Barre lui-même pour veiller au grain. Cesefforts n’empêchent pas à la fin de 1979, le RPR de provoquer le rejetde l’article d’équilibre du projet de loi de finances pour 1980 enpremière délibération à l’Assemblée nationale.

La non-interruption de l’examen du projet à ce moment et lerétablissement de l’article d’équilibre en deuxième délibération aumoyen d’un vote bloqué donnent lieu à un recours du groupe socialistedevant le Conseil constitutionnel sous l’impulsion de Michel Charasse,son talentueux secrétaire, qui conduit à l’annulation de la loi.

J’apprends cette décision par un coup de téléphone du secrétairegénéral du gouvernement, Marceau Long, le soir du 24 décembrealors que nous commençons à célébrer Noël en famille dans l’Aisne.Il faut convoquer le Parlement entre Noël et Nouvel An et faireadopter la loi de finances par deux votes bloqués successifs de tellesorte que, conformément à la Constitution, elle soit promulguée eten vigueur avant le 1er janvier.

Je n’ai eu connaissance des actions imputées à Maurice Paponsous l’occupation que le mardi 5 mai qui a suivi le premier tour del’élection présidentielle de 1981 38. Dans l’après-midi, comme tous lesdirecteurs de cabinet de ministre, je reçois en avant-première LeCanard enchaîné du lendemain mercredi. Celui-ci révèle en premièrepage l’implication du ministre du Budget dans la mise en œuvre de la

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38. J’ai retrouvé dans un carnet les commentaires suivants que j’ai écrits le 7 mai1981 et qui, je crois, reflètent assez bien le mélange d’irréalisme, de surréalisme etde méthode Coué qui caractérise les « fins de règne» :«Dans trois jours, intervient le deuxième tour de l’élection présidentielle. Jedemeure persuadé que Giscard d’Estaing sera élu.

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déportation des juifs à Bordeaux en 1942-1943. J’apporte ce journal àMaurice Papon dont le bureau communique avec le mien.

Impassible – peut-être est-il déjà prévenu de l’existence de cetarticle –, il lit le texte et se tourne vers moi en me disant : « Vous quiavez travaillé quotidiennement avec moi pendant trois ans, croyez-vous que les choses se sont passées comme il est écrit dans cetarticle. » Je lui réponds que je n’ai jamais eu de raison de lesimaginer. Il ajoute : « Vous savez, ce n’est pas une coïncidence si ceciest publié aujourd’hui. Il s’agit, à travers moi, de compromettrel’élection de M. Giscard d’Estaing. Pourquoi moi ? Parce qu’on ne me

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(suite de la note 38)Néanmoins, comme le veut l’usage et parce qu’en toute hypothèse, le mandat de cegouvernement s’achève, le cabinet a procédé au traditionnel renvoi des dossiersdans les services et à la liquidation des archives.Cette période, psychologiquement difficile, s’est trouvée aggravée par l’attaqueindigne dont Maurice Papon a fait l’objet de la part du Canard Enchaîné dumercredi 6 mai. Il est accusé d’avoir participé à la déportation des Juifs de Bordeauxde 1942 à 1944, bien qu’on reconnaisse simultanément qu’il en avait sauvéd’autres.Cette attaque a une double origine :– d’une part Le Canard enchaîné lui-même, qui n’a jamais pardonné à MauricePapon d’avoir ordonné une vérification fiscale à son encontre en septembredernier ;– d’autre part le parti socialiste, qui n’a pas pardonné à Maurice Papon son engage-ment dès le premier jour aux côtés de Giscard d’Estaing pendant la campagneélectorale et la formule qu’il a utilisée à Bourges au lendemain du premier tour,mettant le pays en garde contre le risque de devenir “la Pologne de l’Occident”.Maurice Papon a réagi par deux actions :– un communiqué “personnel” stigmatisant “le trucage honteux” et le caractère“électoral” de cette opération et faisant état de l’appui de ceux qui avaient pu jugerson action ;– un communiqué, précisément, de MM. Cusin, Soustelle et Bourgès-Maunoury,commissaires de la République à Bordeaux, dénonçant ces “scandaleuses attaques”.On en est là aujourd’hui. Il est clair que, quelle que soit la suite des événements,Le Canard enchaîné s’attachera à ne pas laisser tomber en désuétude cet événement.Demain, je réunis pour la dernière fois, avant la sanction du peuple français, lesdirecteurs les plus importants et le cabinet. Que leur dire ?»

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pardonne pas l’article que j’ai publié dans Le Figaro avant le premiertour sur le coût du Programme commun.»

Je n’ai jamais eu d’autres explications ou commentaires. J’ai eubeaucoup de mal à réconforter les membres du cabinet que je réunisen dehors de sa présence. Pour eux aussi, la surprise est totale etinterpelle leur conscience en les faisant douter du travail acharné etsouvent couronné de succès qu’ils ont accompli pendant trois ans. Jesuis moi-même trop désorienté pour être capable de leur apporter leréconfort attendu. Maurice Papon quitte le ministère définitivementla veille de la passation de pouvoirs avec le nouveau gouvernement.Aussi bien Jacques Delors que Laurent Fabius, les ministres désor-mais en charge de Rivoli refusent de le rencontrer en cette occasionformelle contrairement à l’usage.

Tandis que les choses se passent normalement avec René Monorypour le ministère de l’Économie, c’est moi qui remplis cette forma-lité pour le ministère du Budget, accueillant les deux nouveauxministres socialistes, comme le veut la coutume, au bas du perron.Ils sont d’une courtoisie parfaite à mon égard, je transmets un étatdes affaires, succinct à leur intention, plus détaillé à celui de leursdirecteurs de cabinet, Louis Schweitzer et Philippe Lagayette, aveclesquels j’entretiens des relations amicales.

Je ne revois jamais Maurice Papon. Mon dernier contact avec luiest indirect quand un magistrat instructeur de la Chambred’Accusation de Bordeaux me convoque assez bizarrement pourtémoigner alors que, né en 1940, je n’ai évidemment aucun élémentd’information pertinent pour l’affaire. En fait ce qui m’est demandé,c’est de dire si j’ai pressenti à travers le comportement quotidien deMaurice Papon quand j’ai travaillé à ses côtés, quoi que ce soit quipuisse corroborer l’accusation. Je ne peux que répondre par lanégative, soulignant par exemple qu’il a toujours mis en évidence sesexcellentes relations avec les Rothschild ou Antoine et Simone Veilsans que je décèle rien de suspect dans cet étalage.

Ainsi se terminent ces sept années de cabinet. M’en reste lesouvenir, comme je l’ai écrit à l’époque, d’une « tâche exaltante,

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passionnante, harassante, épuisante, qui ne laisse aucun répit ni àl’esprit ni au cœur» et d’une « immense fatigue» 39.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING

Alors que se met en place l’alternance, je n’imagine pas d’autre avenirà court terme que celui de poursuivre ma carrière à la direction duBudget. J’ai été nommé chef de service, ce qui, dans la nomenclaturede la rue de Rivoli, signifie que je suis l’adjoint du directeur duBudget, à l’époque Guy Vidal, et j’ai même commencé à exercer cettefonction à temps partiel en restant directeur de cabinet. Mais je saisque mon ambition suprême qui est, dans ces années-là, de devenirdirecteur du Budget est sérieusement compromise.

Plus de deux années auparavant, le 1er janvier 1979 au matin, j’aireçu un coup de téléphone du membre de cabinet de permanencequi m’avertit que Paul Déroche, le directeur du Budget en fonction,a succombé à un arrêt cardiaque pendant la nuit de la Saint-Sylvestre, en conséquence sans doute d’une partie de tennis impru-dente dans le froid l’après-midi précédent. À cette époque, JeanChoussat occupe la position de sous-directeur et Guy Vidal, celle dedirecteur général des douanes. J’ai trente-huit ans, je suis directeurde cabinet du ministre du Budget et je crois être apprécié à tous leséchelons de l’État, si bien qu’en mon for intérieur, je me prends àrêver que je pourrais être nommé à cette fonction.

Les signaux que je reçois sont contradictoires. Certes MauricePapon me soutient, mais je connais suffisamment les arcanes dupouvoir pour savoir que pour une telle nomination, ce soutienn’offre aucune garantie. Plus encourageante me paraît être laposition du Premier ministre dont je sais à travers Francis Gavoisque je suis son candidat. J’apprends aussi que, consulté, Jean

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39. Écrit le 10 avril 1976.

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40. Stendhal, Première Partie, page 104, Jean de Bonnot, 1971.

Choussat que sa sensibilité de gauche aurait porté à décliner l’offresi elle lui avait été faite, a soutenu très énergiquement l’éventualitéde ma nomination, y compris par une lettre personnelle adressée ausecrétaire général de l’Élysée, Jacques Wahl. Cependant celui-cidouchera rapidement mes espoirs par un coup de téléphone sanséquivoque, expliquant que ma candidature n’est pas la bienvenue,que je suis bien là où je suis où au demeurant on a besoin de moi etque mon tour viendra – peut-être ! – au cours du second septennat.Guy Vidal est donc nommé et quant au mirage du second septennat,il disparaît avec l’élection de François Mitterrand, Jean Choussatsuccédant fort logiquement à Guy Vidal en octobre 1981.

Cette occasion manquée constitue l’épilogue logique d’unerelation avortée avec le président de la République sortant. J’airetrouvé un texte que j’ai écrit en février 1982, que j’ai intitulé«Valéry Giscard d’Estaing et le haut fonctionnaire», qui est restédans mes cartons et qui traduit bien le sentiment de frustration etd’exaltation qu’a pu susciter le fait de travailler à l’ombre de ce grandhomme. Certains pourront discuter l’adjectif que je viens d’utiliser etassimileront à de la flagornerie mes pensées secrètes de l’époque.Mais je persiste et signe : pour moi, Valéry Giscard d’Estaing resteavec Raymond Barre, le seul homme d’État français incontestable dudernier quart de siècle, ne serait-ce que pour sa vision de l’Europe.

En exergue de ce texte, figure une citation de La Chartreuse deParme 40 : « Son principal chagrin était de ne pas avoir adressé cettequestion au caporal Aubry : Ai-je réellement assisté à cette bataille ?Il lui semblait oui, et il eût été au comble du bonheur s’il en eût étécertain.» Et il se poursuit de la manière suivante :

«Plusieurs fois, il aurait eu l’occasion de l’approcher, de se fairereconnaître de lui. Mais à chaque fois, le hasard ou les circonstancesl’en ont empêché. Jusqu’au vendredi 2 janvier 1981 où les corps

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constitués devaient pour la dernière fois présenter leurs vœux auprésident Giscard d’Estaing et, où cinq mois avant la fin, après d’obs-curs et loyaux services, s’entretenant sans doute moins d’une minuteavec lui, il eut enfin le sentiment fragile et ultime que sa vassalitéétait admise et ses services étaient reconnus.

En cet instant privilégié et fugitif et tandis que le Président informé,précis et concret l’interrogeait, des images du passé ressurgissaient.

1970 : il vient avec Jacques Delmas, inspecteur général desfinances, de rédiger un rapport sur la mensualisation de l’impôt surle revenu dont le ministre, Valéry Giscard d’Estaing, a décidé lapublication et qu’il entend mettre en œuvre. Il doit y participer. Orle hasard le conduit ce jour-là à Alger pour une mission d’enseigne-ment à l’École nationale d’administration algérienne. Jacques Delmasira donc seul à cette réunion.

1971 : le projet de loi, qui traduit les conclusions du rapport, estdiscuté à l’Assemblée nationale. Le ministre fait envoyer deuxcartons d’invitation qui, du haut de la loge ministérielle, lui permet-tent d’assister à son discours.

1972 : le débat s’achève à l’Assemblée nationale pour l’adoptionde la loi de finances pour 1973. Dans la salle des Pas-Perdus, dans lecoin des commissaires du gouvernement, il voit le ministre, debout,seul, près d’une des tables rondes, lisant un document. Personne nel’approche : il est grand, élégant, inaccessible…

1978 : sa femme et lui sont invités à la Comédie Française par lePrésident en l’honneur du président de la République du Sénégal,Léopold Senghor en présence de madame Pompidou. Chacun est àsa place et ne la quittera pas. Il est entouré de ministres. Il ne luiparlera pas.

1979 : encore les vœux des corps constitués. La veille, PaulDéroche, le directeur du Budget est mort. Son successeur n’est pasdésigné. Le Président passe devant lui, paraît ne pas le connaître ; ilsait déjà qu’il n’est pas le successeur de Paul Déroche.

Et voilà en cet instant au début de 1981 que le Président paraîttout connaître de lui, des efforts accomplis, du rôle joué, des respon-

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sabilités assumées. Voilà, hommage suprême, qu’il se préoccupe desa succession – alors qu’apparemment, elle n’est pas ouverte –, luidemande comment il la prépare et lui dit toute l’importance qu’ilattache à cette fonction assumée obscurément, fidèlement,besogneusement pendant sept années. En cet instant, le travailfourni, les nuits et les dimanches sacrifiés, les forces dilapidées, touttrouve sa justification, car IL sait. »

DÉPART

De retour au Budget, j’assume donc désormais à plein temps lafonction de chef de service sans que le nouveau ministre délégué auBudget, Laurent Fabius ou son directeur de cabinet, LouisSchweitzer, fassent une quelconque objection, respectant ainsi laplus pure tradition républicaine.

Adjoint du directeur, je gère le personnel de la direction duBudget, je la représente dans des occasions ou des affaires mineures,je remplace le directeur en cas d’absence et, surtout, je le conseille,notamment en lisant avant lui, toutes les notes qu’il est appelé àsigner. Tâches agréables aux côtés d’un directeur d’une qualitéhumaine et professionnelle aussi exceptionnelle que celle de JeanChoussat qui a entre-temps remplacé très vite Guy Vidal, mais tâchesnéanmoins frustrantes et peu exaltantes qui me laissent le loisir deperfectionner le cours de politique budgétaire dont j’ai pris la chargeà Sciences po succédant en cela à Renaud de la Genière, à sademande, deux ans auparavant.

Les mois passant et le choc du changement politique absorbé, jem’interroge néanmoins sur mon avenir, la perspective de devenir unjour directeur du Budget ayant disparu de l’horizon. Le hasard, lachance et l’amitié font leur œuvre. Un lundi matin – en mars 1982,si je me souviens bien –, Michel Pébereau, qui a suivi un itinéraireparallèle au mien en devenant chef de service à la direction du Trésoraprès avoir dirigé le cabinet de René Monory, entre dans mon bureau

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qui n’est qu’à quelques couloirs du sien. Il me fait part de l’intentionde son frère Georges, directeur général de la Compagnie généraled’électricité, de recruter un jeune haut fonctionnaire et me proposede le rencontrer.

Je ne connais rien ou pratiquement rien de cette entreprise. Jesais qu’elle vient d’être nationalisée en dépit du combat acharnémené par son président, Ambroise Roux, pour la sauvegarde del’entreprise privée. Ce dernier a en conséquence démissionné et a étéremplacé par un ambassadeur de France, Jean-Pierre Brunet, tandisque son directeur général reste en place. Je ne connais pas non plusGeorges Pébereau. En revanche, deux ou trois ans auparavant, j’aidéjeuné avec Philippe Dargenton, son directeur financier, à sademande, déjeuner que j’ai interprété comme un sondage de prére-crutement du type de ceux que les inspecteurs des finances prati-quent parfois entre eux, mais aucune suite n’en est résultée.

Le vendredi suivant, je rencontre Georges Pébereau pendantdeux heures au siège de CIT-Alcatel, la filiale telecom de la CGE, rueEmeriau. Je n’ai pas de souvenirs précis de notre entretien, sinon queje suis ébloui et séduit par l’intelligence fulgurante de l’homme. Je nem’attarde pas sur le contenu concret de la proposition qui, en fait,m’importe peu.

Après plusieurs mois d’incertitude et de désarroi, GeorgesPébereau m’offre l’opportunité unique de participer à ce que jepressens devoir être une grande aventure industrielle, sans tropmesurer ce que cela peut réellement être. D’emblée j’exprime unpréjugé positif, lui demandant de formaliser sa proposition, ycompris en termes de rémunération. Je m’en remets à lui de la fixersans que je négocie quoi que ce soit, approche que j’ai toujoursadoptée pendant toutes mes années industrielles et qui m’a valud’être toujours traité convenablement, mais ne m’a pas permis,comme d’autres dans des circonstances semblables, de devenir ceque l’on appelle « riche».

Comme cette proposition répond à mon attente profonde, jeconsulte peu et je réfléchis vite. Le seul dont l’avis m’importe réelle-

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ment est Raymond Barre qui me conseille sans hésiter d’accepterpour mettre fin à une situation « moralement et intellectuellementinacceptable».

Les choses vont ensuite très vite. Je rencontre Jean-Pierre Brunetqui me fait un accueil sympathique et chaleureux. Je demandeensuite l’accord des ministres du Budget et de l’Industrie à traversleurs directeurs de cabinet respectifs, Louis Schweitzer et Loïc LeFloch-Prigent, pour pouvoir être détaché auprès de ce qui est désor-mais une entreprise publique. Grâce à leur élégance d’esprit et decœur, c’est une formalité, même si l’ambiance de l’époque n’est pasfavorable à la « promotion» d’anciens hauts fonctionnaires, liés parleurs fonctions antérieures à la droite.

Ainsi s’achèvent pour moi ces années vécues à l’ombre dupouvoir. Je continuerai certes à m’intéresser à la politique. Avec unedouzaine d’anciens de Rivoli qui ont exercé des responsabilitésvariées pendant le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, nousconstituons un petit groupe qui se réunit sans interruption depuislors, au début presque tous les mois et aujourd’hui une ou deux foispar an et qui échange informations, expériences et réflexions sur lesgrands problèmes du pays.

Nous avons l’ambition de mettre le potentiel intellectuel ettechnique que nous représentons au service de l’homme ou deséquipes qui, après ce que nous considérons être le désastreux inter-mède socialiste, sauront remettre le pays debout. Nous ne trouveronspas l’homme qui pourrait justifier notre engagement collectif etunanime.

En revanche, de manière diverse, nous contribuons à la prépara-tion de l’alternance de 1986 et notamment à celle des privatisations.Puis certains d’entre nous dont je suis s’efforcent d’aider RaymondBarre dans sa candidature présidentielle de 1988. Je me souviensd’avoir rédigé à son intention, seul ou avec des amis, des notesportant notamment sur la politique budgétaire, la politique fiscale oula politique européenne. L’échec qui a suivi a marqué pour moil’abandon définitif de toute velléité politique.

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Mais pour l’heure, le 1er juin 1982, je rejoins le siège de laCompagnie générale d’électricité à la rue La Boétie, quittant définiti-vement la rue de Rivoli où j’ai servi le ministère de l’Économie et desFinances, c’est-à-dire, à mes yeux, la quintessence de l’État, pendantquinze ans, jour pour jour.

Et pour illustrer l’ambiguïté de ces périodes d’alternance, l’unedes premières visites que je reçois est celle de cadres de « gauche»,venant me dire tout l’espoir qu’ils mettent dans mon arrivée, moi quisuis « détaché» par un gouvernement socialiste, pour que les choseschangent dans une entreprise dont les dirigeants n’ont pas comprisou ne veulent pas comprendre que les choses ont changé et qu’uneentreprise nationalisée ne peut pas se gérer comme une entrepriseprivée !

REPÈRES

Ces quinze années pendant lesquelles j’ai été au service de l’État ontvu se succéder les événements de mai 1968, le départ du général deGaulle et les deux chocs pétroliers de 1973 et 1979 avec leurs consé-quences économiques et sociales désastreuses. L’alternance de 1981n’a donc pas constitué une vraie surprise, même si certains, dont j’aiété, ont jusqu’au bout espéré le miracle.

Le surprenant, c’est qu’elle n’ait pas eu lieu en 1978. La raisontient sans doute au fait qu’en 1976, il y a eu alternance au sein de lamajorité en place avec la nomination de Raymond Barre commePremier ministre qui a ouvert l’espoir d’un changement. Mais en1981, le rejet de cette alternance interne par une bonne partie de lamajorité d’alors a mis fin à cette forme de renouvellement et n’alaissé d’autre issue au peuple français que de porter au pouvoir lacoalition du « programme commun» de la gauche.

Cet événement de première grandeur a évidemment marqué l’his-toire du pays, mais il a aussi bouleversé beaucoup de destinéesindividuelles. Dans le microcosme de ce qui est encore la rue de

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Rivoli, une génération de dirigeants ou de dirigeants potentiels setrouvent écartée des cheminements initialement envisagés, non pas,sauf exceptions, par sectarisme politique, mais parce que, quelle quesoit la loyauté des hauts fonctionnaires, la bonne exécution desnouvelles politiques exige, à la tête des administrations, des respon-sables qui, sans être nécessairement engagés politiquement, n’ontpas une réaction d’allergie intellectuelle qui compromettrait leurefficacité.

Une anecdote me revient en mémoire qui illustre les paradoxesde l’époque. Au tout début de 1982, avant que je ne rejoigne la CGE,l’administration des finances m’envoie en mission d’assistancetechnique en Hongrie pour y expliquer et y défendre la politique denationalisation du nouveau gouvernement. Je m’acquitte de cettetâche devant un auditoire goguenard au premier rang duquel figurele directeur du Budget, Peter Medgyessi, futur Premier ministre, quim’interpelle au regard de sa propre expérience de pays encorecommuniste, engagé dans un vaste programme de privatisation.Inutile de dire qu’en dépit des efforts que me dicte mon devoir àl’égard du gouvernement démocratiquement élu de mon pays, macapacité de conviction est limitée.

Ainsi, beaucoup d’entre nous se sont retrouvés dans des entre-prises bancaires ou industrielles, nationalisées ou non, marquantainsi le début d’un mouvement de départs de la fonction publique degrande ampleur qui ne s’est plus interrompu. Il s’agit désormais nonplus de « parachutages» au sommet comme cela a été le cas parfoisdans le passé, mais de recrutement à tous les niveaux de responsabi-lité de l’entreprise selon l’âge et l’expérience des candidats au départet dans des conditions de concurrence normale avec les autressources auxquelles elle peut avoir recours.

En mai 1990, au cours d’un exposé sur « l’approche française desrelations entre administration et entreprises publiques et privées»que m’a demandé le Thursday Club qui réunit périodiquement deshauts fonctionnaires britanniques à Cumberland Lodge dans le parcdu château de Windsor, j’ai cité le chiffre de 725 anciens élèves de

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l’ENA, occupant des fonctions de responsabilité dans l’industrie oula banque, soit un cinquième de l’effectif en activité.

Ce mouvement a constitué à mon sens un phénomène transitoiredont les effets commencent à s’estomper. Il est en effet lié à laréorientation des priorités des élites du pays. Le service de l’État neconstitue plus désormais le modèle de référence et ceux qui choisis-sent néanmoins cette voie le font en raison d’une vocation affirméeet raisonnée qui n’a pas de raison d’être remise en cause plus tard.Les métiers de l’entreprise, de la banque, de l’audit et du conseil sontdésormais devenus la voie royale et le détour par l’État ne procureplus, sauf exceptions, aucun avantage particulier.

Ainsi en même temps que l’alternance devient la règle dans lefonctionnement de nos institutions politiques, les transferts decadres dirigeants du public vers l’entreprise seront moins nombreuxque dans le passé. Certains, spécialisés dans l’opposition systéma-tique à l’État, s’en féliciteront. D’autres regretteront que cette osmosese réduise, considérant que le partage d’expériences est toujoursfructueux, même si malheureusement, jusqu’à présent, l’échange nese fait que très peu dans l’autre sens, de l’entreprise vers l’État, fauted’avoir imaginé un mode de gestion des ressources humaines et destraitements financiers appropriés.

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APPRENTISSAGES

MES SOUVENIRS DES CINQ ANNÉES ET DEMIE passées rue La Boétie sontmoins précis et présents dans ma mémoire que ceux de la rue deRivoli ou, plus tard, de l’avenue Kléber. Peut-être est-ce un effetindirect du tourbillon que Georges Pébereau a imprimé en perma-nence à notre action et qui en quelque sorte a effacé les structures etles repères. Et cela d’autant plus que mes fonctions tout au long deces années n’ont cessé d’être redéfinies et modifiées.

PLAN

À cette époque, la Compagnie générale d’électricité (CGE) vient d’êtrenationalisée. Elle est présidée par Jean-Pierre Brunet qui a remplacéAmbroise Roux depuis trois mois. Elle a un chiffre d’affaires de66 milliards de francs, 10 milliards d’euros d’aujourd’hui, et pas loin de200000 salariés. Elle a 1000 filiales. Le conglomérat est présent dansles équipements électriques sous toutes les formes possibles, notam-ment avec Alsthom et CGEE-Alsthom, dans le bâtiment et le génie civilavec la SGE, dans l’ingénierie avec Sogelerg-Sogreah, dans les Câblesavec Câbles de Lyon, dans les télécommunications avec Cit-Alcatel etdans beaucoup d’autres activités, telle la Générale occidentale.

À mon arrivée, je suis nommé directeur de la planification. Cetitre d’apparence prestigieuse pour quelqu’un nourri de la culture de

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Rivoli n’a cependant aucune réalité concrète. Je n’ai en fait ni direc-tion, ni collaborateurs et je comprends vite que, pour fonctionner etréussir dans l’univers dans lequel je suis en train d’entrer, le premierpiège à éviter est l’ambition de devenir un centre de coûts.

La tâche qui m’est confiée est de piloter la mise au point avecl’État du contrat de plan qui doit régir les relations entre la CGErécemment nationalisée et son nouvel actionnaire. Ma mission estclaire : satisfaire l’État en produisant le document, le « plan», quisera la base de ce « contrat» et protéger l’entreprise et ses filiales dudélire bureaucratique auquel pourrait donner lieu son élaboration sinous n’y prenons garde.

Je décide donc de proposer de ne m’entourer que de trois colla-borateurs, l’une, à temps plein, une économiste, Marie-RoseYatsimirsky, qui fait déjà partie du siège et qui a travaillé dans lepassé essentiellement avec Ambroise Roux et deux autres, à tempspartiel, un administrateur de l’Insee, Philippe Fondanaiche, quiélabore les statistiques du groupe et Marc Flavigny, un contrôleur degestion qui dépend de la direction financière. Pour le reste, j’imaginede travailler en réseau avec les responsables des analyses stratégiqueset les responsables financiers des filiales. Tout le monde, et en parti-culier Georges Pébereau, applaudit à cette organisation dont le coûtsupplémentaire est limité à mon salaire et à celui de ma secrétaire !

Je fais en sorte aussi que toute discussion avec les hauts fonction-naires de l’industrie et des finances sur le projet de contrat de planpasse exclusivement par moi. Je me rends aux réunions soit seul, soitaccompagné de tel ou tel « stratège» de filiale dont l’examen est àl’ordre du jour.

Pourtant, avec Georges Pébereau, nous souhaitons égalementutiliser cet exercice pour expliciter et formaliser la stratégie dugroupe. La CGE est alors une entreprise solide financièrement, maisavec une performance médiocre, au moins exprimée en termes demarge opérationnelle sur le chiffre d’affaires, une taille encore insuf-fisante et un horizon trop exclusivement hexagonal. L’idée est,faisant contre mauvaise fortune bon cœur, de tirer parti de cette

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période de nationalisation que nous espérons transitoire pour réglerquelques problèmes de frontière en France et pour dynamiser notreexpansion internationale. Le plan fournit l’occasion d’afficher nosambitions et de préparer notre actionnaire unique du moment à lessoutenir.

Je n’ai pas conservé ce document, ni le contrat qui l’a suivi, maisje me souviens que toutes les grandes actions stratégiques qui ontmarqué les dix années suivantes y figurent plus ou moins explicite-ment. C’est le résultat d’un intense dialogue au sommet que j’ai menéavec les dirigeants de filiales et surtout avec Georges Pébereau. Touty est : la cession de la SGE, la rectification de frontières avecThomson, l’entrée dans Framatome, la grande alliance internationaled’Alstom, celles d’Alcatel…

FINANCES

Cette tâche accomplie je suis nommé directeur de la planification etdu contrôle budgétaire. Ce titre a donné lieu à une bataille séman-tique qui, comme c’est souvent le cas, reflète un débat de fond.L’intention initiale est de parler de contrôle de « gestion», mais cetteexpression se heurte à l’hostilité des filiales qui y voient une volontédu siège ou du holding nationalisé de s’impliquer de manière exces-sive dans la conduite opérationnelle du groupe.

Nous expliquons que l’objectif n’est pas celui-là, mais de nousdoter d’un instrument permettant de prévoir et de piloter le résultat.C’est l’époque héroïque où les comptes consolidés sont encore dansl’enfance et où les comptes sociaux règnent en maître. Mais les tempschangent et le « carnet noir», célèbre au sein du groupe, qu’utilise ledirecteur financier pour bâtir sur un coin de table les comptes conso-lidés n’est plus suffisant.

Dans la suite du plan qui vient d’être finalisé, je mets donc aupoint avec Marc Flavigny et Philippe Fondanaiche, un processusd’élaboration de budgets annuels, révisés à mi-année et faisant l’objet

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de comptes rendus mensuels très légers. Ce dispositif nous permetpetit à petit d’avoir une vision plus continue de l’évolution de laperformance du groupe et de mesurer où nous allons sans qu’il soitnécessaire d’attendre la clôture des comptes pour le savoir. Tout celaparaît évident aujourd’hui, mais dans la CGE de l’époque, cela nel’est pas !

L’étape suivante est ma nomination en 1985 comme directeurfinancier, directeur des services économiques et financiers selonl’appellation barbare en vigueur au sein de la CGE. Je succède danscette fonction à Philippe Dargenton qui demeure encore quelquetemps au siège comme directeur général adjoint, puis directeurgénéral. Ma mission est simple : moderniser la fonction financière,financer l’expansion du groupe qui commence à prendre forme, touten ayant à l’esprit que le socialisme alors triomphant n’aura qu’untemps et que reviendra un autre temps, celui de la privatisation.

Au cours de cette période, après m’être contenté d’utiliser lesressources humaines existantes, je recrute néanmoins deux collabo-rateurs dont le destin ultérieur confirmera les talents. Luc Vigneron,d’abord, est un jeune ingénieur des ponts et chaussées que j’avais faitentrer à la direction du Budget en 1982 et que je fais venir à la CGEen 1984 pour prendre en charge l’analyse stratégique. Il poursuivrasa carrière à Alcatel après 1986 avant de devenir le patron du GIAT,contraint de gérer sa restructuration drastique.

C’est l’époque aussi où, sous réserve de l’exception tardive dePhilippe Jaffré, pour la première et d’ailleurs unique fois pendant macarrière industrielle, je recrute un jeune inspecteur des finances degrand talent, Jean-Jacques Augier, qui en un laps de temps très réduit,contribuera à quelques actions décisives, après avoir servi brièvementd’assistant à Georges Pébereau. C’est lui qui ira au charbon, pour bâtirle système de consolidation des comptes de la CGE et c’est lui aussiqui animera et conclura les négociations financières conduisant aurachat des activités télécommunications d’ITT. Il nous quitterad’abord pour diriger le Groupe G7 et ensuite, devenu un véritableentrepreneur, pour créer son propre petit groupe industriel.

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CHANGEMENTS

En 1986, intervient une nouvelle réorganisation, annoncée enjanvier à l’occasion de la cérémonie traditionnelle des vœux, parGeorges Pébereau qui est devenu président-directeur général de laCGE entre-temps.

Je suis nommé directeur général adjoint, ajoutant à mes fonctionsfinancières, la tutelle des filiales « énergie» du Groupe, Alsthom,CGEE-Alsthom, la future Cegelec et aussi Framatome au capital delaquelle nous venons d’entrer.

Cette nouvelle promotion intervient cependant dans un environ-nement qui devient de plus en plus délétère. Les élections législa-tives qui verront la victoire de la droite approchent et chacun sepositionne dans cette perspective. Georges Pébereau a longuementhésité à accepter d’être nommé président à la place de Jean-PierreBrunet, craignant que la droite ne lui reproche cette désignation parun gouvernement de gauche. Il peut espérer qu’il lui sera tenu gréd’avoir maintenu Edouard Balladur à la tête de GSI, l’une des filialesde la CGE, pendant les « années noires » ainsi que de la présence àses côtés, parfois contestée, de Pierre Suard, directeur générald’Alcatel, après avoir été président-directeur général des Câbles deLyon, et qu’on suppose engagé au RPR.

Ces espoirs sont déçus et un samedi après-midi de juillet 1986alors que je suis à la campagne, je reçois un coup de téléphone de sapart, me disant qu’il vient d’être reçu par le ministre d’État, ministrede l’Économie et des Finances, Edouard Balladur, qui lui a notifiéson remplacement à la tête de la CGE par Pierre Suard. Le motifavancé est qu’un président désigné pour gérer une entreprise natio-nalisée n’est pas qualifié pour conduire sa privatisation. Ainsi setermine brutalement ma collaboration de quatre années avecGeorges Pébereau.

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RUPTURE

Les circonstances dans lesquelles Georges Pébereau reviendra sur ledevant de la scène à l’occasion du raid avorté sur la Société généralemené par Marceau Investissement ont injustement occulté l’œuvrequ’il a accomplie à la CGE. Tout cela paraît bien lointain aujourd’huialors que l’héritage stratégique qu’il a laissé – un peu comme celui deLord Weinstock à GEC – a été dilapidé par une succession dedirigeants de moindre inspiration.

Pendant ces quatre années en effet, à marches forcées, la CGE aradicalement changé de nature se spécialisant et acquérant unedimension mondiale et la taille critique dans deux domainesmajeurs, l’énergie et les télécommunications. Elle a ainsi été allégéepar la cession à Saint-Gobain de la SGE, entreprise qui n’a pas lataille adéquate et qui incorpore des risques élevés. Les activitéstélécommunications de Thomson ont été récupérées en échanged’activités militaires sans avenir au sein de la CGE, mettant fin à uneruineuse concurrence franco-française. La CGE prend 40 % ducapital de Framatome en association avec Dumez, entreprise privéequi en acquiert 12 % et avec la perspective d’en prendre le contrôleen cas de désaccord entre les deux partenaires. Et, enfin et peut-êtresurtout, après de longues explorations alternatives avec ATT etNorthern Telecom, elle se trouve en situation de racheter les activitéstélécommunications du géant américain ITT.

La manière dont ces opérations ont été conçues et conduites agrandement influencé ma propre approche stratégique quand, plustard, j’ai eu la responsabilité d’Alstom. Georges Pébereau est l’un deceux qui, dès cette époque, ont compris qu’il faut adopter d’embléeune vision industrielle mondiale, même si une consolidationeuropéenne peut être utile. Il est extrêmement attentif aux valorisa-tions des entreprises achetées et aux risques qu’elles peuvent incor-porer, de sorte que toutes les opérations qu’il a conduites se sontrévélées plus tard très avantageuses financièrement pour la CGE.

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Je me souviens par exemple de la négociation avec le commissariatà l’Énergie atomique pour le rachat d’une part du capital deFramatome en liaison avec Dumez, à l’époque dirigé par Jean-PaulParayre. Georges Pébereau n’est jamais satisfait des résultats successifsde la négociation que je mène pour son compte avec Gérard Renon,l’administrateur général du commissariat à l’Énergie atomique. Il mepousse continuellement jusqu’à la rupture, obtenant à chaque épisodeune satisfaction supplémentaire, jusqu’à la nuit finale, où, après quej’ai fait, pendant la journée et jusqu’à neuf heures du soir plusieurs foisl’aller-retour entre la rue de la Fédération et la rue La Boétie, je lui disque j’ai épuisé ma crédibilité et qu’il faut arrêter.

Il prend alors le relais pour une ultime discussion par téléphoneavec Gérard Renon qui dure deux heures et qui se termine à minuitpar une réduction supplémentaire de 5 millions d’euros, aboutissantà un prix final pour 100 % de Framatome de l’ordre de 250 millionsd’euros, alors qu’Alcatel Alsthom revendra quelques années plus tardune partie de sa participation sur la base d’une valorisation de1,1 milliard d’euros ! Se battre jusqu’au bout, ne jamais être satisfaitdu résultat, considérer qu’il y a toujours une amélioration possible,telle est la leçon que me donne Georges Pébereau.

SYSTÈME 12

Un autre épisode a influencé la manière dont plus tard j’ai abordél’achat d’ABB Power et explique pour partie l’opportunité qu’a repré-senté à mes yeux la reprise de sa technologie des turbines à gaz degrande puissance. Quand il s’est agi d’acquérir les activités télécom-munications d’ITT, le sujet essentiel qui préoccupent tous ceux –responsables d’Alcatel Cit, dirigeants de la CGE, hauts fonctionnairesde Rivoli ou de Grenelle représentant notre actionnaire, l’État – quiont leur mot à dire dans la décision finale, concerne le Système 12.

Le système 12 est le central téléphonique de nouvelle générationdéveloppé par ITT qui concrétise le passage de l’électromécanique au

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digital. Alcatel CIT a engagé des développements analogues sous lenom de E 10, mais se trouve à un stade moins avancé. Le Système 12constitue un élément essentiel de la valeur de ce qu’il est envisagéd’acheter. ITT a dépensé des sommes considérables pour le mettre aupoint et affirme qu’il l’est, mais cette affirmation n’a pas encore étévalidée par le marché et par l’expérience, les premiers systèmes 12étant à peine commercialisés.

Il faut donc se convaincre et convaincre notre actionnaire quecette technologie est viable et que nous avons raison de payer relati-vement cher pour l’acheter. Georges Pébereau m’envoie au contactde l’État pour expliquer que tel est bien le cas, moi qui ne suis pasun ingénieur et dont toute la compétence en la matière repose surl’ouï-dire. Je suis, il est vrai, assisté de François Petit, un dirigeantd’Alcatel qui, lui, sait de quoi il parle.

Pour autant et jusqu’à la fin, Georges Pébereau conserve un doutepersistant et s’efforce par de multiples réflexions et discussions de limiterle champ de l’incertitude. Celui qui emporte finalement la décision estPierre Suard, directeur général de Alcatel CIT, qu’il charge de l’expertise etde la synthèse finales sur cette question. Pierre Suard est de loin, àl’époque, le meilleur manager technique et industriel de la CGE. Il aime etconnaît les produits et les usines. Son jugement en la matière est d’unesûreté à toute épreuve, comme j’aurai l’occasion de m’en rendre comptepar la suite quand il sera l’un de mes deux actionnaires dans Gec Alsthom.

Un soir, la veille du jour où il faut signer ou ne pas signer lememorandum of understanding avec Rand Araskorg, le patron d’ITT,il rejoint un petit groupe de dirigeants réunis autour de GeorgesPébereau, qui attendent, haletants son verdict qu’il rend avec sasobriété coutumière par un simple « On peut y aller !». Et il a raison,comme le montrera la suite, puisque, grâce au système 12, dont ITTa supporté, seul, le poids considérable du développement, passant lamain, comme épuisé, Alcatel s’imposera à brefs délais comme leleader mondial de la commutation téléphonique digitale.

Pour ma part, je retiens de cet épisode que beaucoup de valeur peutrésulter de la récupération d’une technologie nouvelle créée par

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d’autres pour peu que les vérifications préalables nécessaires soienteffectuées. Plus tard, quand je dois prendre une décision analogue pourla technologie des turbines à gaz de grande puissance, rachetée à ABB,je confie à Claude Darmon le rôle qu’a joué Pierre Suard dans lesystème 12. Moins favorisés par la chance, nous n’éviterons cependantpas la tragédie en dépit de toutes les précautions prises.

GEORGES PÉBEREAU

Ce que j’ai cependant retenu de plus essentiel de Georges Pébereau,c’est ce que j’appellerai la quintessence de la stratégie, ce mélangeindissociable d’audace dans la pensée, de profondeur dans l’analysedes faits et des rapports de force, de sens de la durée et de la patience,de subjectivité dans la négociation, de détermination dans la conclu-sion et de prudence dans l’exécution.

Que d’audace et de patience a-t-il fallu pour faire émerger et mûrirle dialogue avec ITT! La première rencontre entre Rand Araskorg,assisté à l’américaine, par son lawyer, et le petit «Frenchie» tout seulqui vient tout de go lui proposer de le racheter, est glaciale. Ensuiteayant quelque peu progressé, il faut prendre sur soi pour satisfaire lademande insultante de produire une lettre de banquiers, certifiant quenous sommes capables de payer 4 milliards de francs, somme consi-dérable à l’époque. Je dois à la vérité de dire que les deux banquiersque, comme directeur financier, je sollicite à cette fin, Société généraleet BNP, produisent cette lettre sans barguigner et sans autre forme deprocès en vingt-quatre heures. Heureuse époque!

Pour être francs, nous sommes probablement légèrement incons-cients avec notre mauvais anglais, nos équipes squelettiques face auxbataillons de financiers et de lawyers américains et notre taille quireprésente la moitié de ce que nous achetons. Pourtant, sous la direc-tion de Georges Pébereau, nous avons osé !

Cet homme exceptionnel a cependant suscité plus d’inimitiés quede loyautés. Ceux qui, comme moi, sont fascinés par son intelligence

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et que leur équilibre personnel protège de son influence déstabilisa-trice, n’ont pas de difficultés à lui être fidèles et loyaux, tant leschemins sur lesquels il nous engage, nous stimulent et nous donnentle sentiment de participer à une grande aventure industrielle.

En revanche, ceux à qui leur profil ou leur caractère n’assurent pas lamême indépendance d’esprit, sont laminés ou écrasés. Je me souviensd’une des premières réunions du comité de direction de la CGE à laquelleje participe. L’un de nos collègues s’est fait tellement agonir de répri-mandes et de commentaires désobligeants sur ses capacités intellectuellesqu’en sortant, je dis à François de Laage de Meux, le directeur généraladjoint, que sans doute, il lui sera demandé de nous quitter rapidement.Il me détrompe en me disant que c’est le style de notre directeur généralet que la seule manière de réagir est de faire le gros dos et de continuer.

Et de fait Georges Pébereau ne se sépare pas de ses collaborateurs,bons ou mauvais, tout en traînant beaucoup d’entre eux plus bas queterre, y compris, ceux plus illustres ou plus valeureux que d’autres quitrouveront plus tard des occasions de se souvenir de la manière dont ilsont été traités. Cette manière d’agir et de parler n’est pas limitée auxcollaborateurs directs. Beaucoup d’interlocuteurs en font les frais dansles entreprises, les cabinets ministériels, les administrations ou la presse.

Cette intelligence ne tolère pas la médiocrité et ne respecte quel’excellence et éprouve le besoin de le dire et de l’affirmer sans fardsni complaisance. Rancœurs et inimitiés s’accumulent et ne deman-dent qu’à s’exprimer dès que les circonstances le permettront.

PIERRE SUARD

C’est ainsi qu’en juillet 1986, Pierre Suard devient président-directeurgénéral de la CGE. J’ai appris plus tard qu’avant son départ, GeorgesPébereau a pensé me nommer directeur général de la CGE, PierreSuard devenant pleinement responsable de CIT Alcatel, fusionnéeavec ITT Telecom et qu’il a déjà parlé de moi, à cette époque, demanière pour le moins prématurée, même à mes yeux, comme son

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successeur potentiel. De surcroît je crois que Edouard Balladur asuggéré à Pierre Suard de me conserver auprès de lui.

Ce dernier n’est pas homme à aimer les cartes forcées. Mais, peut-être parce qu’après tout, il a une certaine estime pour moi, il faitcontre mauvaise fortune bon cœur et me demande de rester dans sonéquipe comme directeur général adjoint et directeur financier, maisen me retirant la tutelle des filiales énergétiques, l’autre directeurgénéral adjoint, chargé des affaires industrielles, étant Bernard Pierre.

Ce schéma ne me pose pas de problème de fond car je considèrecette mission de tutelle comme très artificielle dès lors qu’en réalité lesrelations avec les filiales sont très naturellement gérées par l’ensemblede la direction générale. Ma préoccupation est différente. En effet,l’automne précédent, Jean-Pierre Desgeorges, le président-directeurgénéral d’Alsthom, filiale contrôlée par la CGE tout en étant cotée enBourse, m’a proposé de le rejoindre pour remplacer Paul Legrand, sonsecrétaire général, qui se prépare à prendre sa retraite et m’intégrer à ladirection générale dont le troisième homme est Paul Combeau.

Cette offre m’attire en ce qu’elle satisfait cette aspiration à l’opéra-tionnel qui anime tout responsable fonctionnel et peut-être aussi enraison de l’hérédité alsacienne de l’entreprise. Mais en même temps,elle peut paraître manquer de visibilité et de panache. Je surmontedans mon esprit cet inconvénient que tous ceux auxquels j’en parle,notamment Georges Pébereau, mettent en avant, en me disant qu’il ya dans toute carrière des détours productifs et que, peut-être, cetadoubement opérationnel me réservera de bonnes surprises sans quej’imagine réellement à l’époque ce que l’avenir me réservera.

PRIVATISATION

Quand j’explique tout cela à Pierre Suard, il me dit qu’il ne peut pasme laisser partir tout de suite, qu’il a besoin de moi pour la privati-sation de la CGE et qu’ensuite, si je persiste, je pourrai rejoindreAlsthom.

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Avec le recul, je pense que ce scénario lui a bien convenu. D’unepart, il peut utiliser mon potentiel de relations avec la direction duTrésor pour ce qui est son objectif immédiat et prioritaire, la privati-sation. D’autre part, il a la possibilité d’achever à terme de compléterson équipe, par un fidèle, André Wettstein, au demeurant hommecompétent et solide, qui a été son directeur financier aux Câbles deLyon. Je reste donc à la CGE jusqu’au 7 octobre 1987, date quimarque le terme de l’opération de privatisation.

Celle-ci est un succès même si elle est particulièrement complexe.En effet avec Pierre Suard, nous considérons qu’il faut tout à la foispurger le passif de la nationalisation et doter l’entreprise d’un bilan luipermettant de financer de manière convenable les actions straté-giques en cours et notamment l’acquisition de ITT Telecom.

C’est la raison pour laquelle nous cherchons et nous réussissonsà compléter l’offre publique de vente des titres détenus par l’État parla conversion en actions des titres participatifs, émis pendant lapériode de nationalisation et par une augmentation de capital.

À ces trois opérations, déjà délicates, nous ajoutons une augmen-tation de capital, réservée aux salariés, à travers un fonds communde placement, et la constitution d’un noyau dur d’actionnairesstables.

C’est encore le far west des privatisations même si, pour ce quiconcerne les entreprises industrielles, Saint-Gobain nous a ouvert laroute. Véritables néophytes, nous découvrons les joies de la commu-nication financière. Pour faire connaître le groupe et les fleuronsanciens et nouveaux de notre empire aux analystes et aux journa-listes, nous affrétons un Boeing 727 pour leur faire faire une tournéede trois jours en Europe, en France, en Allemagne et en Italie.

Nous faisons des roadshows bien frustes par rapport à ceuxd’aujourd’hui. Aux États-Unis, Pierre Leroux, le directeur financierd’Alcatel-CIT, et moi avons deux convives à un petit-déjeuner à Bostonet moins de dix, à un déjeuner à New York, interlocuteurs auxquelsnous faisons une courte présentation dans ce qui est indiscutablementun très mauvais anglais. Et aucun investisseur ne souhaite nous

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rencontrer à titre individuel en dépit des efforts déployés par MorganStanley, le chef de file de l’opération de privatisation!

Nous lançons parallèlement une campagne publicitaire à la fois àla télévision et dans la presse où nous associons l’image de la CGE àcelle de Jules Verne avec le slogan évocateur de « l’esprit deconquête».

Au total, cette opération multiforme est un grand succès. Lapartie du capital après augmentation cédée sur la Bourse de Paris aété souscrite plus de sept fois. 50 % des salariés ont souscrit plus dedeux fois et demi l’offre qui leur était faite. Quant à la part réservéeaux marchés internationaux elle a été souscrite plus de quinze fois.Enfin le taux de conversion des titres participatifs a été de 97,8 %!

Mais comme il est d’usage en France, sitôt réalisée, l’opérationdonne lieu à des soupçons et des critiques aussi politiciens qu’injus-tifiés, centrés sur le thème du « bradage» du patrimoine de l’État, aumotif que l’offre publique de vente n’a « rapporté» qu’un peu plus de6 milliards de francs à l’État alors que l’entreprise a « bénéficié» pourplus de 15 milliards de francs de la conversion des titres participatifset d’une augmentation de capital. Cette campagne s’essouffle cepen-dant rapidement et la commission d’enquête parlementaire qui, en1989, après le nouveau changement de majorité, analyse toutes lesopérations de privatisation, menées depuis 1986, ne relève aucunélément à charge méritant considération 41.

Je préfère conserver de cette période un autre souvenir quisymbolise, me semble-t-il, beaucoup mieux l’œuvre accomplie. C’està l’automne 1986. Les interminables discussions contractuelles quiprécèdent inévitablement tout accord, digne de ce nom, dès lors qu’ilimplique un partenaire américain et qui mobilisent des armées de

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41. Rapport n° 969 de la commission d’enquête sur les conditions dans lesquellesont été effectuées les opérations de privatisation d’entreprises et de banques appar-tenant au secteur public depuis le 6 août 1986 – Assemblée nationale – Président :Raymond Forni – Rapporteur : Raymond Douyère : ma propre audition figure auxpages 515 à 527 du rapport.

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juristes et de financiers, se sont terminées à Paris. Il ne reste plusqu’à signer et à payer et cela doit se faire à Bruxelles au siègeeuropéen d’ITT.

Rand Araskorg dispose, pour cette négociation, de trois avions,faisant partie de la flotte d’ITT, et nous propose de transporter deParis à Bruxelles la petite équipe de la CGE, quatre personnes ycompris Pierre Suard et moi-même. Mais Pierre Suard considère quel’occasion mérite que nous ayons notre propre moyen de transport etnous louons un petit avion, peut-être un Falcon 10, mais plus proba-blement un avion à hélices, démarche qui ne nous est pas habituelle.Les quatre avions décollent du Bourget, atterrissent et viennent seranger à Bruxelles, si j’ose dire, en file indienne.

Sur ce dernier aéroport, stationnent ainsi côte à côte, les trois grosavions d’ITT d’où sortent des dizaines de collaborateurs et le petitavion de la CGE d’où descendent quatre individus, confrontation«physique» qui résume bien ce qui se passe ce jour-là : rachat par unpetit européen d’une activité technologique d’avenir, employant desdizaines de milliers de salariés dans le monde, à une multinationaleaméricaine mythique, littéralement épuisée par ses efforts et abandon-nant la partie. Le résultat de « l’esprit de conquête» en somme!

REPÈRES

Le paradoxe est en effet que, par une véritable « ruse de l’histoire»,les nationalisations de 1982 ont permis aux grandes entreprisesindustrielles du pays de devenir en quelques années plus fortes, plusperformantes, plus internationales et mieux armées que jamais pourla compétition mondiale 42.

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42. Dans un article de L’Express du 6 décembre 1985, Philippe Simonnot résumaitcette thèse de manière saisissante : « Les nationalisations ont rendu possible larestauration du capitalisme en France.»

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Ces entreprises n’ont constitué ni le fer de lance de la politiqueindustrielle, ni l’instrument de lutte contre le chômage, ni la vitrinedes relations sociales, tout ce dont avait rêvé le législateur socialistede 1982. Elles ont certes maintenu un rythme important d’investisse-ment dans la lancée de leurs efforts antérieurs, mais le ralentissementconjoncturel les a contraints de le modérer. De même, après avoirstabilisé leurs effectifs, elles ont dû, à leur tour, entrer dans la voie dessuppressions d’emploi. Enfin leur capacité d’innovation sociale a étélimitée par les contraintes de la modernisation.

Pour autant ces entreprises n’ont pas subi non plus le discréditinternational, l’effondrement financier et le risque de «statufication»que leur prédisaient les contempteurs des nationalisations.

Bien au contraire, beaucoup d’entre elles ont donné une ampleurnouvelle à leur développement international et s’y sont peut-êtresenties encouragées, au moins autant que par le passé, par lespouvoirs publics. Leurs comptes sont restés positifs quand ils l’étaientou se sont progressivement redressés quand ils ne l’étaient pas.L’unicité d’actionnaire leur a permis une grande mobilité stratégiqueau plan national, et les a ainsi conduits à rationaliser leurs activités àun rythme que le jeu capitaliste normal aurait ralenti ou interdit.Enfin l’adaptation nécessaire des effectifs s’est opérée dans des condi-tions doublement imprévisibles, d’une part parce que l’État dans lecadre de la législation en vigueur dès avant 1981 a su prendre, laplupart du temps, ses responsabilités, d’autre part parce que l’amélio-ration du dialogue social a facilité la mise en œuvre de ces opérations.

Ces faits ont ainsi démenti les analyses et les pronostics quiavaient constitué l’essentiel du débat sur la nationalisation indus-trielle. Ce faisant, ils ont inauguré la réconciliation des Français avecleur industrie, favorisée par la convergence, à l’époque, surprenante,du discours modernisateur de la gauche et du discours libéral de ladroite et qui a permis son essor dans les vingt années qui ont suivi.Ce n’est qu’au début de ce siècle que, par un phénomène historiqueclassique de retour de balancier, les prémices d’une remise en causede cet acquis consensuel de l’alternance de 1981 commencent à

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apparaître comme conséquence de la crise économique, de l’éclate-ment des «bulles» financières et de la vogue de l’anti-mondialisation.

La fin de ces années d’apprentissage offre aussi l’occasion des’arrêter un instant sur ce qui oppose ou rapproche la pratique desentreprises publiques ou privées et de l’Administration. La différencedes finalités, maximisation du profit d’un côté et recherche del’intérêt général de l’autre, est patente même si on peut démontrerque la première concourt indirectement à la seconde.

Moins évidente est la thèse habituellement défendue de la plusgrande efficacité du fonctionnement des entreprises par rapport àcelui des administrations. Ce que j’ai retiré de mon expérience estque les entreprises ne sont en règle générale pas intrinsèquementmieux organisées ou plus performantes que les administrations, maisque leur avantage dans cette compétition est qu’elles ont la capacitéd’identifier et de corriger plus vite les dysfonctionnements et deremplacer plus rapidement les responsables insuffisants.

Un autre avantage que cultivent davantage les petites etmoyennes entreprises que les grandes est qu’elles sont capablesd’exiger et d’obtenir en moyenne une plus grande intensité et uneplus grande concentration dans l’effort professionnel. Je dis enmoyenne, car je dois à la vérité de témoigner que dans mes quinzeans de service public et mes vingt et une années de vie industrielle,je n’ai pas rencontré d’organisation où l’on ait davantage travailléqu’à la direction du Budget ou dans un cabinet ministériel du minis-tère de l’Économie et des Finances.

Quant à la différence entre les entreprises publiques et privées,je n’ai pas de témoignage substantiel à présenter. Le passage de laCGE dans le secteur public a en effet été trop court pour qu’ellepuisse être représentative d’un profil traditionnel d’entreprisepublique. Tout au plus ai-je perçu les premiers symptômes de cequi aurait pu devenir un mal fatal, les velléités de politisation decertaines nominations ou révocations et les tentatives d’imposerdes solutions industrielles inspirées par les nécessités politiquesplus que par la logique des entreprises.

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GEC ALSTHOM : LE DÉFI RELEVÉ

PRÉLUDE

EN OCTOBRE 1987, JE QUITTE DONC LA CGE pour rejoindre ce qui estencore Alsthom avec un « H » et j’en deviens le secrétaire général,abordant ainsi la dernière étape de ma vie professionnelle, unedernière étape qui va durer seize ans.

À cette époque Alsthom est une belle société française qui aconstruit sa prospérité sur sa position de fournisseur privilégiéd’EDF pour la partie conventionnelle du programme nucléaire, de laSNCF pour les trains à grande vitesse et de la RATP pour les métroset sur le soutien financier public pour quelques grands projets àl’exportation. Alsthom est aussi en train d’achever le regroupementd’une grande partie de l’industrie française de son domaine.

L’entreprise a un chiffre d’affaires de 28 milliards de francs, soit4,2 milliards d’euros d’aujourd’hui. Elle a un résultat net de455 millions de francs, soit 69 millions d’euros. Elle emploie 50000personnes dont un peu plus de 4000 hors de France. Elle exporte lamoitié de son chiffre d’affaires. Alsthom est cotée en Bourse, mais a unactionnaire majoritaire, la Compagnie générale d’électricité. Elle estorganisée en sept divisions : électromécanique, centrales énergétiques,transports ferroviaires, appareillage électrique, transformateurs,robotique et matériaux et constructions navales.

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Jusqu’à mon arrivée, Alsthom est dirigé par un triumviratcompétent et énergique formé de Jean-Pierre Desgeorges qui en estle président-directeur général, son adjoint industriel, Paul Combeauet, son adjoint financier, Paul Legrand. Jean-Pierre Desgeorges,avant de devenir le responsable de l’ensemble de l’entreprise, adirigé l’activité chaudières et centrales électriques. Même s’il al’ambition d’être un stratège, c’est avant tout un commerçant dansl’âme, vif, expéditif et intuitif. Il saisit vite les hommes et les situa-tions et sait les exploiter au mieux des intérêts dont il a la charge. Ilaime se mettre en avant, notamment pour communiquer, ce qui nelui évite pas toujours des pas de clerc et complique ses relationsavec son actionnaire majoritaire.

Paul Combeau est beaucoup plus réservé. Il vient de la CEM, lafiliale française de Brown-Boweri, l’homologue suisse d’Alsthom, quia été rachetée quelques années plus tôt. C’est un industriel extrême-ment compétent aussi bien dans la technologie que dans la produc-tion. Il gère avec discernement les relations sociales de l’entreprise etest profondément respecté par les syndicats.

Le troisième homme, le secrétaire général, Paul Legrand, celuique je remplace, tient la maison en appliquant une discipline degestion et une politique financière extrêmement rigoureuses. Il gèreen direct le financier et le juridique, sait tout de ce qui se passe et estredouté aussi bien par les opérationnels que par ses collaborateurs.

Je m’interroge sur ma capacité à le remplacer tel quel.Heureusement je découvre vite que l’entreprise dispose de collabo-rateurs solides et loyaux dans le domaine fonctionnel et que la tâcheest moins de remettre de l’ordre que d’essayer d’introduire desferments de changement et de modernisation. C’est d’ailleurs ce queJean-Pierre Desgeorges attend de moi dans le domaine qui est lemien. C’est pourquoi je m’attache rapidement à promouvoir unenouvelle génération de collaborateurs. Je nomme Yves de la Serre,directeur financier, je recrute Pascal Durand-Barthez en provenanced’Alcatel comme directeur juridique et je fais venir Patrice Mantz dela rue de Rivoli pour préparer l’avenir dans le domaine financier.

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La situation de l’entreprise est saine. Elle dispose de près de1 milliard d’euros de trésorerie nette et les commandes rentrent, 9 %de progression en 1988 par rapport au niveau élevé de 1987.Pourtant la rentabilité reste médiocre, moins de 10 % de retour surfonds propres et moins de 2 % sur le chiffre d’affaires. Mais surtoutla perspective du quasi-achèvement du programme nucléaire et duralentissement des investissements ferroviaires est acquise et faitreposer sur l’exportation pure et simple tout le futur de l’entreprisequi n’a pratiquement pas de présence industrielle à l’étranger.

Bien entendu, je sais cela en arrivant et aussi bien l’actionnaire,la CGE, que le management d’Alsthom ont conscience qu’à défautd’un mouvement stratégique de grande ampleur, la survie et ledéveloppement de l’entreprise risquent d’être compromis en raisondu rétrécissement progressif du marché national.

Je me souviens qu’au printemps 1988, nous nous réunissons unaprès-midi et une soirée, avec Jean-Pierre Desgeorges et PaulCombeau au château de Bellinglize, par un temps relativement froidqui justifie encore un feu dans la cheminée.

Nous examinons quatre options d’alliance dont nous allonsretrouver fréquemment les protagonistes au fil des annéessuivantes : l’allemand Siemens, l’américain General Electric, l’italienAnsaldo et le britannique The General Electric Company (GEC).Au résultat des analyses et des contacts que nous avons eus, il esttrès vite clair que, seule, la dernière est susceptible de se réaliser,même si les conditions de sa mise en œuvre constituent un défi quele sens commun industriel considérerait comme insurmontable.GEC refuse de vendre purement et simplement sa branche PowerSystems, refuse aussi une société commune dont Alsthom aurait lemanagement et n’envisage qu’une structure totalement paritaire,fût-ce au prix d’une soulte.

Avec une certaine forme d’inconscience, après mûre réflexion,nous proposons à Pierre Suard qui s’y rallie d’accepter la propositionde GEC, non sans obtenir que le siège de la société commune,détenue à parité par ce qui est encore la CGE et GEC, soit à Paris,

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que le président en soit français et que, dans le directoire, il y ait troisFrançais pour deux Anglais. Ainsi va naître Gec Alsthom par unaccord du 23 décembre 1988, mis en œuvre en mars et juillet 1989.

Mais, avant d’aboutir à cette heureuse conclusion, les négocia-tions, bien que menées rondement de part et d’autre, donnent lieu àde nombreuses péripéties qui souvent nous paraissent devoir encompromettre l’issue. Sous l’autorité de Lord Weinstock qui en est lemanaging director, c’est-à-dire l’équivalent du président-directeurgénéral « à la française», l’équipe de GEC que nous avons en face denous et que nous allons progressivement apprendre à connaître estdirigée par Malcolm Bates qui a ce profil de true Englishman que l’onimagine sur la passerelle d’un navire de la Royal Navy, impavide sousles embruns et dans les combats. Il est assisté par Michael Lester, unjuriste de qualité exceptionnelle, mais qui constitue l’expression laplus achevée du lawyer britannique avec ce que cela implique decompétence, mais aussi de morgue.

Les dirigeants de GEC Power Systems, l’entité avec laquelle nousallons fusionner, jouent également un rôle décisif : Sir Robert Davidson,le patron, l’homologue de Jean-Pierre Desgeorges, sans doute celui denos interlocuteurs, le plus convaincu de l’inéluctabilité de l’alliance etqui a su faire partager sa vision à Lord Weinstock et Jim Cronin, sonadjoint financier, qui, à cette occasion, fait sans doute, pour la premièrefois, connaissance avec le «continent», après avoir pratiqué assidûmentle «Commonwealth». De notre côté, je suis le pivot de la négociation.Pierre Suard m’a en effet confié la responsabilité de la conduire avec,évidemment, le plein soutien de l’équipe de management d’Alsthom.

Le dialogue initial a été noué entre Jean-Pierre Desgeorges et LordWeinstock, mais, très vite, il faut tenir de nombreuses séances dediscussion au cours desquelles nous échangeons des informationsdétaillées sur nos entreprises respectives de manière à définir lesconditions financières de la transaction et préparons l’accord d’action-naires qui constituera la «constitution» de la société commune.

Ces réunions se tiennent alternativement entre le 38 avenueKléber et Stanhope Gate, le siège de GEC à Londres. Les débuts sont

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difficiles. Nos interlocuteurs ne parlent que l’anglais et sont extrê-mement « insulaires ». Notre anglais est laborieux et nous nousméfions de « la perfide Albion». Pourtant de manière chaotique, unealchimie se crée, notamment entre « Bob » (Sir Robert Davidson),« Jim» (Jim Cronin), « Paul» (Paul Combeau) et « Pierre » (moi). Ceclimat permettra de surmonter les difficultés qui naissent de lamanière provocante dont Malcolm Bates formule ses exigences,parlant par exemple lors de la première réunion de « monkeybusiness » à propos d’Alsthom!

Les termes d’un accord se dessinent. GEC veut éviter de payerformellement la soulte qu’impose la différence de dimension desdeux entreprises qui se rapprochent, même si GEC Power Systemsest plus profitable qu’Alsthom. La CGE conservera donc l’immeubledu 38 avenue Kléber plus une partie du cash. Il est confirméqu’Alsthom, au grand regret de ses responsables, sera retirée dumarché boursier. La société commune sera détenue à parité par laCGE et GEC. Elle sera de droit néerlandais. Son Conseil desurveillance, formé exclusivement à parité de représentants des deuxactionnaires, sera présidé par Lord Weinstock. Le directoire seraconstitué du regroupement des deux équipes de direction, les troisd’Alsthom et les deux de GEC Power Systems et présidé par Jean-Pierre Desgeorges. Le siège opérationnel du nouvel ensemble serasitué à Paris au 38 avenue Kléber où il sera locataire de la CGE. Lenouvel ensemble adoptera l’exercice comptable décalé de GEC du1er avril au 31 mars. Enfin les comptes de cette entreprise communeeuropéenne seront établis en écus, le prédécesseur de l’euro.

À quelques jours de Noël, les choses nous paraissent en bonnevoie ; Pascal Durand-Barthez et moi nous rendons dans les locauxdu cabinet d’avocat de GEC à Londres, Freshfield, pour ce quenous pensons être d’ultimes détails à régler. Quelle n’est pas alorsnotre surprise d’entendre Malcolm Bates nous soumettre une listeconsidérable de demandes de modifications qui tendent à remettreen cause de manière substantielle l’accord auquel nous avonsabouti.

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Je décide sur-le-champ d’interrompre les discussions et déclare ànos interlocuteurs que, compte tenu du caractère totalement inaccep-table de leurs exigences, je rentre immédiatement à Paris pour rendrecompte à Pierre Suard de la situation et que je suis extrêmementpessimiste sur l’avenir de notre projet si GEC n’y renonce pas au plusvite. Cette «gesticulation», soutenue par un coup de téléphoneénergique de Pierre Suard à Lord Weinstock, produit son effet. Trente-six heures plus tard nous sommes de retour à Londres et le23 décembre, nous signons lememorandum of understanding qui scellel’accord entre les parties sous réserve des audits, des autorisationsréglementaires à obtenir et des formalités sociales à accomplir.

Autant cet accouchement s’est révélé difficile, autant, après la signa-ture, les étapes ultérieures – l’accord définitif en mars et closing le1er juillet – se sont déroulées sans anicroches ni manœuvres tortueuses,de sorte que, en fait, le management de la nouvelle entité a pucommencer à travailler dès le début de janvier 1989.

ENVOL

Le faire-part de naissance, publié dans quelques journaux, affirmeaudacieusement : « A Power is born. » Mais l’entreprise, au regard dumarché mondial et encore plus de ses concurrents, a une taillemodeste avec un chiffre d’affaires de 6,5 milliards d’écus et moins de80 000 employés, même si ses neuf divisions couvrent un largespectre d’activités : centrales électriques, équipements électroméca-niques, chaudières et environnement, turbines à gaz et diesels, trans-mission et distribution d’énergie, équipements électriques, transport,robotique et matériaux, équipements navals sans oublier unerubrique « autres»…

Peu de personnes, à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe, donnentbeaucoup de chances de survie durable à cette société commune. Iln’y a pratiquement pas eu d’expérience comparable dans le domaineindustriel en Europe et certainement aucune, associant à parité des

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intérêts français et anglais. Et pourtant elle a survécu sous cetteforme pendant neuf ans jusqu’en juin 1998.

Il y a de nombreuses raisons qui expliquent que cette structureait pu durer aussi longtemps : la forte complémentarité géographiqueet industrielle entre les deux ensembles regroupés (Alsthom et GECPower Systems), les synergies significatives qui en résultent, lebénéfice d’une conjoncture des marchés d’infrastructure en amélio-ration progressive pendant la période, l’absence de problèmes straté-giques majeurs à traiter au moins pendant les premières années et labonne compréhension entre Lord Weinstock et Pierre Suard et, à undegré affaibli et décroissant par la suite, entre Lord Simpson et SergeTchuruk.

Un autre facteur déterminant est sans doute l’entente inattendueentre les cinq membres d’origine de la direction générale, réduits àtrois après 1991 à la suite du retrait simultané de Jean-PierreDesgeorges et de Sir Robert Davidson. Ce dernier point est illustrépar le soutien immédiat que m’apportent mes deux collègues, JimCronin et Paul Combeau lorsqu’ils sont dûment et préalablementconsultés par les deux actionnaires sur l’opportunité de ma désigna-tion à la tête de l’entreprise.

En effet, en mars 1991, je remplace Jean-Pierre Desgeorges à lademande de Lord Weinstock, le patron de GEC. Cette décision n’estpas réellement une surprise pour nous. Nous savons qu’«Arnold»pense, en dépit de la sympathie qu’il a pour «Jean-Pierre», que celui-ci, ancien président d’une société cotée, ne saura pas s’adapter durable-ment à sa nouvelle position de président d’une société totalementcontrôlée. Il a en outre très mal pris la conférence de presse que Jean-Pierre Desgeorges a faite en janvier 1991, considérant que la commu-nication externe est exclusivement l’affaire des deux actionnaires.

Pierre Suard partage ce dernier point de vue et ne fait donc pasréellement obstacle au changement, même s’il n’en est pas le moteur,se contentant de m’imposer, dans une structure curieuse, unecohabitation de plus de trois ans avec un président du directoire nonexécutif, Jean-Pierre Desgeorges. Gec Alsthom a ainsi la particularité

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pendant cette période d’être dotée de deux présidents non exécutifs,si l’on compte Lord Weinstock, président du Conseil desurveillance ! Je deviens néanmoins, sans ambiguïté, le ChiefExecutive Officer, responsable réel, unique et non contesté de cettesociété de droit néerlandais.

Pourtant c’est bien Jean-Pierre Desgeorges qui a mis Gec Alsthomsur orbite, présidant aux bonnes décisions initiales qui ont considéra-blement favorisé son succès. J’ai retrouvé le discours qu’il a fait enoctobre 1990 à une conférence de management. La plupart des ingré-dients qui ont été exploités au cours des années suivantes s’ytrouvaient déjà. Organisation décentralisée certes, mais nécessitéd’«une vraie cohésion». Priorité à une vraie internationalisation, avecau-delà de l’exportation à partir de France et de Grande-Bretagne, lanécessité «d’être allemands en Allemagne, espagnols en Espagneetc.». Développement du service. Renforcement de l’indépendancetechnologique, « la seule exception notable devant être, au moins dansles circonstances actuelles, les turbines à gaz de grande puissance».Renforcement de la présence mondiale avec priorité à l’Europe.

ACTIONNARIAT

La raison principale de la pérennité de la société commune tient sansdoute à la situation de blocage de l’actionnariat qui résulte du désiraffiché par chacun des deux actionnaires de racheter la part del’autre, désir sans doute plus réel de la part de la CGE, devenuesuccessivement Alcatel Alsthom, puis Alcatel, que de la part de GEC,devenue Marconi, néanmoins tout aussi obstinée, dans ce cas, pourdes raisons plus politiques ou culturelles que stratégiques.

Pendant la première période, celle de Pierre Suard et LordWeinstock, la plupart des décisions essentielles nécessaires, notammentdans le domaine de la croissance externe, ont pu être prises et exécu-tées sans drame. Il n’y a eu que deux exceptions, l’acquisition desactivités d’ABB Transport et celle de Fiat Ferroviaria, bloquées par GEC.

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Dans le premier cas, curieusement, avec le recul créatif de lamémoire, Pierre Suard, dans un article publié 43 en 2003, expliqueque c’est lui qui nous a empêchés de faire cette opération. Monsouvenir est plutôt celui d’une discussion normale entre actionnaireset management sur une opportunité stratégique à l’issue de laquelleun consensus négatif s’est créé sans difficultés.

Dans le second cas, celui de Fiat Ferroviaria, il n’en est pas demême. Cela s’est passé au moment de ma nomination. LordWeinstock a manifesté une opposition catégorique tandis que PierreSuard exprime une neutralité plutôt positive. Engager un bras de ferde cette nature alors que je viens à peine de prendre mes fonctionsne m’a pas paru opportun. Nous avons rectifié cette erreur par lerachat de cette entreprise italienne, après la mise en Bourse, presquedix ans plus tard.

En revanche toutes les autres opérations stratégiques que nousavons lancées, y compris les plus importantes, telles le rachat del’activité transmission et distribution d’AEG, ont fait l’objet d’unaccord unanime. Même une décision aussi difficile que le lancementdu développement d’une technologie propre de turbine à gaz degrande puissance alors que nous étions licenciés de General Electrica pu être prise, même si pour des raisons financières et techniques,elle n’a pu être menée à son terme.

En dehors de ces occasions en définitive peu fréquentes où ils’agit de prendre des décisions stratégiques importantes, les relationsentre l’actionnariat et le management sont rythmées par des rendez-vous périodiques sans surprises ni conflits.

Tous les mois un rapport est adressé aux deux actionnaires, quirécapitule l’ensemble des informations de gestion essentielles et quidonne lieu quand c’est nécessaire à un dialogue informel entre leursdirecteurs financiers et le directeur financier de Gec Alsthom. GEC ademandé et obtenu d’être saisi d’un compte rendu périodique sur les

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43. Le Monde du 3 octobre 2003.

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offres commerciales supérieures à 200 millions d’euros, compte renduque la CGE, pour sa part, souhaite ne pas recevoir pour rester encohérence avec sa position de principe selon laquelle la gestion est laresponsabilité du management. En neuf années de pratique, ce compterendu spécifique ne donnera jamais lieu à aucune observation. Il estvrai que le nombre des offres supérieures à 200 millions d’euros, endépit de la taille des projets d’Alstom, restera relativement faible.

Le Conseil de surveillance se réunit une fois par an au cours dupremier trimestre, l’exercice comptable de Gec Alsthom allant du1er avril au 31 mars de l’année suivante. La première fois c’est àAmsterdam et ensuite alternativement à Paris et à Londres. L’ordre dujour est toujours le même. Le management présente le projet de budgetde l’année suivante après avoir rendu compte des conditions danslesquelles va se clôturer l’exercice en cours. Parfois un ou plusieursdirecteurs généraux de division présentent en détail leur activité.

Puis un dialogue s’instaure pour fixer l’objectif de résultat opéra-tionnel que les deux actionnaires prendront en compte dans leurspropres prévisions et qui servira également de référence pour lecalcul des bonus de l’année suivante. Il est clair pour tout le mondeque, quoi qu’il arrive, l’objectif doit être tenu. Les actionnaires atten-dent de nous prévisibilité, certitude et régularité. En échange de quoiils se satisfont d’une performance modérément croissante. En neufannées, nous n’avons jamais manqué notre objectif.

Le conseil fournit également l’occasion de fixer le dividende, maisen réalité cette question n’a donné lieu à débat que lors de la premièreréunion qui a déterminé une règle de calcul qui a toujours été appli-quée par la suite : distribution des deux tiers du résultat, le manage-ment fee de 0,7 % du chiffre d’affaires, s’imputant sur ce montant.

Enfin, en marge du conseil, j’ai une séance séparée avec lesadjoints des présidents, Malcolm Bates et François de Laage deMeux, pour fixer les augmentations de salaires des membres dudirectoire et des directeurs généraux de divisions ainsi que leursobjectifs de bonus de l’année suivante, les bonus payés pour l’annéeen cours résultant d’un simple calcul dont je rends compte quand les

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résultats définitifs sont connus. Quant à ma propre situation, ellem’est notifiée.

Mais plus qu’au cours de ce conseil annuel, le vrai contrôle s’exercelors des entretiens le plus souvent en tête-à-tête que j’ai séparémenttous les mois avec Pierre Suard et Lord Weinstock, puis, plus tard,Serge Tchuruk et Lord Simpson, à Paris et à Londres. Ce sont cesentretiens qui me permettent de donner les informations essentielles,de partager mes préoccupations majeures, de discuter les initiativesque je projette, de traiter les questions de personnes et de recevoir desavis et des recommandations dont je tiens le plus grand compte.

PERSONNALITÉS

Si les neuf années de Gec Alsthom ont été, somme toute, fastes, celase doit aux personnes que les circonstances m’ont fait connaître etapprécier, et avec lesquelles j’ai pu échanger et travailler.

Lord Weinstock, dès le début de nos relations, en 1988, me fascine.Voilà un homme qui, sans jamais sortir de son bureau, par l’analyseminutieuse des comptes et l’usage intensif du téléphone à toute heuredu jour et de la nuit, sait tout des activités dont il a la responsabilité etsouvent beaucoup plus que les hommes auxquels il les a déléguées. Ilappréhende les situations et les problèmes avec la rigueur du scalpel,mais selon un processus tourbillonnant qui désorganise les réunionset décourage toute planification. Beaucoup de livres et d’articles lui ontété consacrés44. Ce que je puis y ajouter, c’est que sans sa vision del’Europe industrielle, Gec Alsthom n’aurait jamais vu le jour.

Pour ce qui me concerne, il achève de m’éduquer à l’industrie etchaque conversation avec lui stimule mes initiatives et me laisseheureux d’une connaissance plus approfondie des problèmes. Arnold

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44. Par exemple : Weinstock : The Life and Times of Britain’s Premier Industrialist, deAlex Brummer et Roger Cowe chez HarperCollins Business, 1998, ArnoldWeinstock and the making of Gec, de Stephen Aris chez Aurum Press, 1998.

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ne décourage jamais, il inspire. Il cédera la place à Georges Simpson enseptembre 1996 après avoir été managing director de GEC pendant plusde trente ans. Avant qu’il ne disparaisse en juillet 2002, j’ai beaucoupregretté, en raison des réticences de la nouvelle équipe de GEC, den’avoir pu en faire un membre du conseil d’administration du nouvelAlstom, ce qu’il aurait beaucoup apprécié et qui aurait été utile à l’entre-prise.

L’autre personnalité marquante de cette période est Pierre Suard.Cet homme, complexe et secret que je n’ai jamais réellement compristout en reconnaissant sa profonde intelligence et sa grande compé-tence, reste pour moi jusqu’au bout un mystère. Nous n’avons jamaisréellement sympathisé; nos relations sont cependant toujours restéesd’une très grande courtoisie.

Pierre Suard a été un industriel exceptionnel, non seulement auxCâbles de Lyon, mais aussi à la tête de ce qui est devenu Alcatel Alsthom.Son jugement a été sûr et pratiquement jamais pris en défaut sur leschoses de l’industrie. Il l’a moins été sur les hommes, se laissant parfoistromper par les apparences et s’installant dans le confort des relationsstables par crainte du risque d’ajustement à des personnalités nouvelles.Contrairement à Lord Weinstock, il ne fait pas confiance. Une telleattitude à la tête d’un grand groupe condamne au rétrécissement et stéri-lise le dialogue qui permet d’anticiper les problèmes et de les surmonter.

Quant à son destin final, je n’y ai jamais rien compris non plus, carpour moi, quel que soit le jugement qu’il ait porté sur moi et bien qu’il sesoit joint dans la période récente à la meute des critiques45, Pierre Suard aété et demeure un honnête homme et je ne sais par quelle aberration, sonexistence professionnelle a pu se terminer de manière aussi absurde46.

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45. Voir page 60.46. Dans un roman à clés amusant, écrit à la manière d’un « thriller», intitulé Lesconseils de l’ombre et publié chez BrunoLePrince en 2002, Michel H. Jamard, unancien membre de l’équipe de la communication d’Alcatel Alsthom à l’époque dePierre Suard, donne une interprétation originale, mais qui contient peut-être deséléments de vérité, de ce qui reste une tragi-comédie, comme seul notre pays saitles organiser pour compromettre ses propres intérêts.

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Le 30 mai 1995 47, il sera remplacé par Serge Tchuruk. Celui-ci,fort courtoisement, me rend visite au 38 avenue Kléber pour unpremier contact. Je n’ai aucune difficulté à l’assurer de ma disponi-bilité, de ma motivation et de ma loyauté. Je lui dis que je n’ai jamaiscru sérieusement que je pourrais être retenu, dans les circonstancesdu moment, comme le successeur de Pierre Suard, mais que j’airegretté que, dans la période de transition où Pierre Viénot a étéprésident-directeur général intérimaire, le conseil d’administration

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47. Je retrouve une note datée de ce soir-là : «C’est ce soir que le conseil d’adminis-tration d’Alcatel Alsthom se réunit pour désigner le président-directeur général quidoit succéder à Pierre Suard. Cette convocation inopinée va sonner le glas de monambition et de mon espoir d’occuper ce poste. À vrai dire, je m’attends depuisplusieurs semaines ou, pour tout dire, depuis l’origine à cette issue. Mais l’homme estainsi fait que, même devant l’évidence, il conserve toujours une parcelle d’espérance.Car personne, ni le président-directeur général intérimaire, ni aucun membre duconseil ne m’ont jamais dit explicitement que je n’allais pas être choisi. Seul, leprésident-directeur général intérimaire a consenti à écouter la déclaration decandidature qu’il est le seul à avoir jamais entendue et qu’il a accueillie aveccourtoisie, mais aussi avec hermétisme. Rétrospectivement, je me dis qu’il a dû latrouver totalement incongrue.Pourtant, mes collaborateurs, mes pairs au sein du groupe et, même, certainsmédias me considéraient comme la “solution interne” naturelle en dépit de mesdénégations répétées que beaucoup devaient trouver forcées et hypocrites et qui nefaisaient que traduire la prescience de l’inévitable. À vrai dire, comme un journa-liste devait l’écrire quelques jours plus tard, j’avais compris dès le commencementdes événements, qu’indépendamment même de ma propre indignité et de l’espritde préservation de la “mafia”, la situation de crise que connaissait le groupeconduisait nécessairement à une “solution externe”.Tout en éprouvant du plaisir à écrire de ces choses – car écrire libère –, je me disou peut-être je souhaite que la pathologie et la thérapeutique que décrit cettehistoire ne sont en aucune façon représentatives du capitalisme français et qu’ilvaut dès lors mieux écrire des choses plus sérieuses que le compte rendu de cettesuccession d’événements pitoyables dans lesquels le système judiciaire et unconseil d’administration se sont déconsidérés. D’autant que le résultat final, c’est-à-dire la nomination d’un nouveau président-directeur général, est convenable,non pas en raison de la sagesse des acteurs, mais à cause de cette “main invisible”qui, dans l’économie de marché, sauve parfois les entreprises. »

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d’Alcatel n’ait pas fait preuve de plus de doigté et de considérationpour les candidats internes supposés ou réels, ne serait-ce que pourmaintenir le moral du management. Lorsque le moment sera venu depréparer ma propre succession, je me souviendrai de cetteexpérience pour faire en sorte que les candidats « internes», à défautd’être retenus, soient à tout le moins entendus.

Mais deux hommes représentent encore davantage pour l’entre-prise et pour moi durant cette période. Paul Combeau est directeurgénéral d’Alsthom sous Jean-Pierre Desgeorges quand j’y suis arrivécomme secrétaire général. D’emblée, nous nous sommes sentis àl’aise l’un avec l’autre et son soutien ne m’a jamais manqué jusqu’à saretraite. Il a assumé avec dignité le choix qui a fait préférer Jean-Pierre Desgeorges pour diriger l’entreprise et quand il faut luiproposer un successeur, c’est lui le premier qui milite pour que jesois retenu. Ce qui a été accompli au cours des premières années deGec Alsthom ne l’aurait pas été sans sa présence à mes côtés et saconnaissance exceptionnelle de notre industrie.

Jim Cronin a un rôle tout aussi décisif. Jim est mon homologueau sein de GEC Power Systems au moment de la création de GecAlsthom. Quand nous nous rencontrons, pour la première fois, je necomprends rien à son anglais, cultivé à Rugby, et je soupçonne qu’ilne comprend pas davantage le mien. Pourtant j’apprécie d’emblée lacompétence remarquable de cet « Accountant » britannique caracté-ristique, mais peut-être plus encore sa grande honnêteté intellec-tuelle et sa gentillesse extrême bien que discrète. Je crois que, sans larelation que nous avons établie, Gec Alsthom n’aurait pas non plusvu le jour, ni prospéré. Lord Weinstock a une grande confiance en luiet cela facilite le dialogue avec nos actionnaires. Dans la dernièrepériode, son bon sens et ses avis équilibrés et documentés m’ontsouvent manqué. J’ai eu le plaisir d’obtenir que la Républiquefrançaise en fasse un chevalier de la Légion d’honneur à titreétranger. Cette distinction récompense une contribution fondamen-tale, parfois mal comprise par certains de mes collègues français, ànotre œuvre franco-britannique commune.

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L’un des sous-produits de ma cohabitation avec Jim est que monanglais s’améliore considérablement, bien que j’aie eu à cœur detoujours conserver mon accent français distinctif ! En effet, à titreprivé, résidant à Paris, Jim pratique le français plus qu’il ne veut bienle reconnaître, mais se fait un point d’honneur à ne jamais le parlerau bureau, de sorte que nous appliquons, sans défaillir, l’instructionque, dès les débuts de Gec Alsthom, Jean-Pierre Desgeorges a émiseet qui a fait de l’anglais, la langue officielle de l’entreprise. Bien nousen a pris, tant il devient clair par la suite qu’il n’y a pas d’autresmoyens pour communiquer, non seulement avec les Anglais ou lesAméricains, mais avec les Allemands, les Espagnols, les Asiatiques etmême maintenant les Italiens.

D’autres personnes parmi mes collaborateurs ont joué un rôlecapital pendant cette période. Celles que j’ai déjà mentionnées, maisaussi Jacques Strack qui a été longtemps notre directeur du dévelop-pement ainsi que Martin Nègre et Jack Cizain, talentueux respon-sables successifs du réseau international et qui ont eu l’un et l’autrede brillantes suites de carrière, l’un à Suez, l’autre, à EDF. Si leurnombre au fil des années n’était devenu trop important, je devraisd’ailleurs citer tous les directeurs généraux de division successifs quiont été en fait les piliers opérationnels de Gec Alsthom.

Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron d’un côté et Lord Simpson etJohn Mayo de l’autre ont été présents dans les dernières années de GecAlsthom, mais ils ont surtout contribué à la naissance du nouvel Alstom.

MANAGEMENT

Si les hommes sont au cœur du succès ou de l’échec d’une entreprise,la manière de l’organiser et de la gérer constitue également unfacteur décisif. Dans les années 1993 à 1995, alors que l’entreprises’installe dans le paysage industriel et dément par sa longévité lespronostics pessimistes qui ont entouré ses débuts, l’occasion m’estdonnée à plusieurs reprises de m’expliquer sur notre style ou notre

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culture de management. On m’excusera de me plagier moi-mêmepour expliquer ce que nous avons voulu faire 48.

À l’époque où nous commençons à « théoriser » nos méthodes,notre chiffre d’affaires dépasse 8 milliards d’euros d’aujourd’hui etnotre résultat opérationnel après financement représente un retoursur chiffre d’affaires de l’ordre de 7 % et sur les capitaux investis, de18 %. Cinq divisions se partagent les ventes : production d’énergie(45 %), transmission d’énergie (15 %), transport (22 %), équipe-ments industriels (10 %) et construction navale (8 %). Ces ventessont réalisées à raison de 24 % en France, 13 % en Grande-Bretagne,21 % dans le reste de l’Europe et 42 % dans le reste du monde dont24 % en Asie. Pour servir ces marchés, Gec Alsthom disposed’unités de production dans vingt-huit pays et d’unités de commer-cialisation dans cent pays. Les effectifs de l’entreprise atteignent83 000 personnes dont, encore à l’époque, 33 000 en France, 16 000en Grande-Bretagne, 12 000 dans le reste de l’Europe et 22 000 dansle reste du monde.

Au cours de cette période, l’entreprise doit relever simultanémentdeux défis : la mondialisation des marchés qui l’a conduite à multi-plier et à disséminer dans le monde ses unités de commercialisation,d’assemblage, de maintenance et, dans une certaine mesure, d’ingé-nierie et la concentration et la spécialisation des unités de dévelop-pement et de fabrication qui l’ont menée à en réduire le nombre et ladimension, principalement en Grande-Bretagne et en France. Lechemin qu’il a fallu parcourir en raison de l’évolution rapide destechnologies, de l’ouverture progressive des marchés et de la privati-sation des clients peut être illustré par deux exemples : dans ledomaine des grandes turbines à vapeur il y a à l’époque, cinq usinesaux États-Unis, quatre au Japon et treize dans l’Union européenne ;

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48. Achievement/Décembre 1993 : The men driving Gec Alsthom towards its worldambitions – Entretien du 21 décembre 1994 avec Michel Drancourt et RolandFitoussi – Colloque du Nouvel Economiste du 3 octobre 1995 : Comment passerd’un management national à un management transnational.

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dans celui des turbines à gaz, il y a quatre usines aux États-Unis, cinqau Japon et huit dans l’Union européenne.

Alors même que l’industrie dans laquelle opère Gec Alsthom estengagée dans une mutation accélérée, le problème de management quiest posé est de conduire l’évolution nécessaire à partir de deux bases,industrielle et commerciale, française et anglaise, fortement typées et,par certains côtés, antagonistes, au moins en termes culturels.

D’ordinaire, dans une telle situation, un actionnariat paritaire, enl’espèce franco-britannique, est considéré, sans doute à juste titre,comme un handicap, en ce qu’il maximise les risques de conflitsd’intérêt et de paralysie du commandement. Dans le cas particulierde Gec Alsthom, ces inconvénients ont été évités par l’option,inscrite dans l’accord d’actionnaires et respectée dans la pratique, deconfier au management la pleine responsabilité juridique et effectivede conduire l’entreprise, les décisions remontant aux deux action-naires étant limitées en nombre et ne concernant jamais la gestion.

Cette structure a eu un effet bénéfique inattendu. En excluant laprise de contrôle par l’un ou l’autre des actionnaires fondateurs, ellea imposé au management, désigné par les deux ensemble, une règlede comportement, fondée sur l’objectivité et le respect mutuel, appli-quée à toutes les unités et tous les personnels du nouvel ensemble,quels que soient leur nationalité et leur lieu d’implantation.

Ce point fournit l’occasion d’une digression. Aujourd’hui encore,tout le système intellectuel, législatif et fiscal qui préside aux regrou-pements industriels est fondé sur le mécanisme d’une prise decontrôle par une société d’une nationalité déterminée de sociétésd’autres nationalités, même si récemment la perspective d’une«société» de droit européen paraît commencer à émerger. Or il seraitbien plus efficace au regard du marché unique de mettre en place dessociétés industrielles d’actionnariat européen diversifié de telle sorteque tous les pays européens dans lesquelles elles opèrent s’en sententau même titre propriétaires. Imagine-t-on ce que pourrait être laforce de frappe dans la compétition mondiale, face aux quelquesgrands groupes concurrents américains ou japonais, des groupes

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dont non seulement le marché domestique, mais aussi l’actionnariat,seraient considérés comme européens, c’est-à-dire comme assurés dusoutien de tous les États européens?

La liberté d’action que les actionnaires ont assurée au manage-ment lui a permis d’effectuer les choix d’organisation et de méthodesen fonction de leurs mérites propres et en privilégiant la simplicité etla rapidité plutôt que la recherche de compromis « boiteux».

Ainsi, dès le premier jour, c’est une structure fondée sur desdivisions correspondant à un marché qui a été retenue. La segmenta-tion évolue au cours du temps : au début neuf divisions, ensuite sept,puis cinq, ramenés à quatre secteurs – nouvelle dénomination – dansAlstom avant que leur nombre ne remonte après mon départ. Cesdivisions ou secteurs sont eux-mêmes divisés d’abord en «business»et enfin en unités opérationnelles, respectivement quarante et centsoixante à l’époque, chacun de ces niveaux constituant des centres deprofit. La ou les sociétés nationales ont donc été délibérémentécartées comme centres de profit et de commandement.

Ce choix d’organisation permet de réaliser sans délai et enpermanence les rationalisations et adaptations nécessaires. Lespatrons des divisions ou des secteurs ainsi que ceux des business,ayant la responsabilité industrielle, commerciale et financière d’unmarché ou d’un segment de marché mondial et étant rémunérés dansune large proportion sur cette base, sont de ce fait fortement encou-ragés à pratiquer une approche transnationale optimisée.

Autre choix fondamental: le principe du commandement unique.Dès l’origine, les deux actionnaires ont décidé de confier la responsabi-lité de l’entreprise à un seul homme et non à un collège, même si pourdes raisons de droit et de présentation, Gec Alsthom, société de droitnéerlandais, a à sa tête un directoire composé d’une partie du comitéexécutif de l’entreprise et formé de cinq membres reflétant de manièreconstante l’équilibre d’origine, trois Français et deux Anglais, lui-mêmereflet du déséquilibre des contributions de départ des deux actionnaires.

Le processus de décision interne a ainsi échappé au risqueinhérent à toute organisation mettant en jeu plusieurs nationalités, le

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risque des mauvais compromis et des arbitrages artificiels, ce que l’onpeut appeler le «syndrome communautaire». Cela ne nous a pasprémunis contre les mauvaises décisions, mais cela nous a interdit deles justifier pour de mauvaises raisons. Je dois tout de même direqu’au début, nous avons failli succomber à ce syndrome en flanquant,pendant une période brève, par des adjoints d’une autre nationalité,certains de nos directeurs généraux de division. L’expérience a été sipeu concluante que nous y avons renoncé très vite.

Nous avons aussi mis en place un contrôle de gestion standardiséet unifié dès le départ, qui a transposé pour l’essentiel le modèle GECjugé plus performant que l’ancien système d’Alsthom. Cela peutparaître une évidence. Cependant, ceux qui ont eu à l’époque l’occa-sion de pratiquer ce genre de situations savent la difficulté que peutreprésenter le fait d’imposer un système de comptabilité générale etanalytique unique, associé à une discipline de comptes rendusmensuels obligatoires et à un contrôle centralisé des offres commer-ciales les plus importantes, à des unités participant de plusieurs natio-nalités en Europe et hors d’Europe et qui considèrent toutes,notamment lorsqu’elles sont issues de fusions ou d’acquisitionsrécentes, que leurs comptes statutaires ou «sociaux» doivent suffireà l’information de l’échelon central de l’entreprise. Cette démarche estcependant indispensable au succès. Sans cet instrument d’analyse etde mesure homogène, il n’est pas de gestion transnationale possible.

Pour le réseau international en revanche, c’est le modèle Alsthomqui a été mis en œuvre. Contrairement à GEC qui laisse à chaquebusiness le soin d’organiser comme il l’entend sa représentationcommerciale dans tous les pays du monde de manière isolée etautonome, Alsthom a mis en place une structure de représentationunique qui est au service de l’ensemble des unités et leur fournit unoutil qui a la taille critique et économise les coûts fixes. Au fur et àmesure du développement de la présence industrielle de GecAlsthom dans le monde, cette structure évoluera. Dans certains paysoù les implantations sont importantes, les délégués de Gec AlsthomInternational deviendront des « coordinateurs nationaux» avant

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qu’au terme du parcours, chaque pays soit doté d’un « président».Celui-ci représente et incarne Alstom dans le pays, gère un certainnombre de fonctions transversales, structures juridiques, trésorerie,relations sociales locales, communication, achats quand il y a lieu,développe l’approche commerciale en amont des grands projets etveille aux relations avec les grands clients en soutien des secteurs.

Mais, pour décisive qu’ait été l’existence de ce réseau communpour favoriser l’émergence d’un style de management propre àl’entreprise, plus important encore a été l’échange d’expériences, lenetworking, comme disent nos amis anglais. Nous sommesconvaincus que les sources principales de progrès résident dans lescomparaisons et les discussions entre unités et professionnels desdivers pays où nous opérons. Mais nous savons aussi que la tentationnaturelle de chacun est de fermer les écoutilles et de cultiver leconfort de ses pratiques antérieures. Il faut donc forcer les échangesd’expériences et imposer l’ouverture des esprits. Nous avons doncmultiplié les conventions au niveau de l’entreprise tout entière, auniveau du réseau international, au niveau des divisions, au niveaudes principales fonctions financière, technique, ressources humaineset juridique. Nous avons mis en place des programmes de formationtransnationaux lourds pour les (250) et pour les potential seniorexecutives (500). Au début, nous avons « forcé la dose» parce que lebesoin était considérable et le temps limité, puis, nous en sommesvenus à un rythme plus normal.

La manière de surmonter les difficultés rencontrées a aussicontribué à forger notre style de management. Un obstacle signifi-catif est et reste dans tout projet de construction d’une entreprisetransnationale, la barrière linguistique. Cette question concerneprincipalement le système de communication entre les responsablesdes unités, des business, des divisions et de l’échelon central. Elleconcerne aussi d’une autre manière les collaborateurs intervenantdans la commercialisation, les bureaux d’études, les achats, la direc-tion de la production, soit au total à l’époque pas loin de 5 000personnes sur un total de plus de 80 000.

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Nous n’avons pas trouvé d’autre solution que de faire de l’anglaisla langue de travail de l’entreprise. Aurions-nous été une société àmajorité française ou allemande que nous aurions pu imaginer deretenir le français ou l’allemand comme langue du groupe, comme l’afait jusqu’à une date récente Siemens. Mais encore cela n’est-il pascertain, tant l’anglais s’impose comme le véhicule privilégié desrelations avec nos principaux clients mondiaux et comme l’instru-ment de communication le plus efficace entre collaborateurs dediverses nationalités. Quant à utiliser la traduction et l’interprétationsimultanées comme instruments habituels, outre les coûts impor-tants que cela engendre, cela ne nous a pas paru compatible avec laspontanéité et la rapidité que requiert la vie de l’entreprise.

Mais le choix de l’anglais comme langue de travail a comportél’inconvénient de handicaper des collaborateurs anciens et expéri-mentés qui, moins aptes que les nouvelles générations à s’adapter àcette situation, voient de ce fait leurs perspectives de carrière seternir. Le fait que soient lancés à grande échelle des programmes deformation à l’anglais ne limite que partiellement cet inconvénient.

Un autre obstacle a résidé dans la difficulté qu’ont eue principa-lement les « continentaux» de l’entreprise à s’affranchir de la pesan-teur des structures juridiques. Il est clair qu’il est impératif derespecter scrupuleusement les règles du droit des sociétés, du droitsocial et du droit fiscal applicables dans les divers pays où l’entre-prise opère. Mais pour que l’approche transnationale fonctionne, ilfaut que la structure de management ait le pas sur les structuresjuridiques et qu’il soit par exemple plus important d’être directeurgénéral d’une division que président-directeur général d’une filialede l’entreprise dans tel ou tel pays.

Derrière cette question se profilent le problème des « baronnies»et celui des intérêts minoritaires. Extirper et ne pas laisser se recréerles « baronnies» que des managers à forte personnalité ont parfoistendance à constituer pour s’affranchir des disciplines collectives degroupe, a été notre politique constante, la seule thérapeutique, danscette affaire, résidant dans le choix des hommes.

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Le maintien d’intérêts minoritaires dans une filiale est souventl’alibi derrière lequel se cache une « baronnie», mais cela peut êtreaussi efficace pour l’approche d’un marché ou la mobilisation dusoutien d’un gouvernement. Il y a aussi des cas où la présence d’inté-rêts minoritaires locaux est imposée par la législation du paysd’implantation. La politique retenue a été de détenir la totalité ducapital des filiales, même si les circonstances ont parfois obligé decomposer avec ce principe.

Un autre danger que nous avons rencontré est celui de circuitsparallèles, systèmes d’influence reliant entre eux les collaborateursde même nationalité pour tenter de contourner la structure demanagement officielle de l’entreprise, tentatives de liaison directeentre structures françaises ou britanniques et l’un des deux action-naires de même nationalité.

Ces phénomènes ont existé surtout dans les débuts de GecAlsthom. Mais leur nocivité a été contrecarrée par la volonté déter-minée des responsables ultimes des deux actionnaires et du manage-ment de refuser de telles manœuvres. L’expérience a d’ailleursmontré que, chaque fois que certains essayent d’obtenir desdécisions en n’impliquant que des collaborateurs français ou britan-niques parce que l’affaire est supposée être strictement franco-française ou anglo-britannique, celles-ci s’avèrent souvent erronéespour s’être privées de la contribution de quelques-unes des partiesprenantes normales du processus de décision, quelle que soit leurnationalité.

Le dernier obstacle rencontré est celui des ressources humaines.Il est bien difficile en effet de mettre en mouvement les dirigeants etles cadres supérieurs entre différents pays d’implantation.L’internationalisation des états-majors à tous les niveaux requiert desefforts considérables. De même n’est-il pas besoin d’insister longue-ment sur la difficulté de recruter des cadres européens de hautniveau prêts à s’expatrier en Asie et en Amérique du Sud pourconduire les projets sur le terrain, lancer des joint-ventures ou toutsimplement assurer une présence commerciale convenable.

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Reste la question cruciale de l’état d’esprit international ou trans-national des dirigeants. J’en ai connu, techniciens exceptionnels,managers de talent, praticiens reconnus de l’anglais, qui n’étaientpourtant pas aptes à exercer une fonction de responsabilité impor-tante. Il leur a manqué quelque chose. Ce quelque chose, c’est cemélange d’ouverture d’esprit, de curiosité à l’égard des autres cultures,d’objectivité intellectuelle et de chaleur humaine qui fait d’un diri-geant qu’il est reconnu légitime par ses collaborateurs, quelle que soitleur nationalité. Comment les renouveler, comment en élargir lenombre, comment les sélectionner, comment étendre cet état d’esprità l’ensemble de l’organisation? Tel est sans doute le défi majeur quenous ayons eu à relever.

STRATÉGIE

Entre 1988, dernière année de l’ancien Alsthom, et 2002, ma der-nière année de responsabilité à la tête du nouvel Alstom, notredémarche stratégique a radicalement transformé l’entreprise et l’aportée à figurer dans les trois premiers mondiaux dans chacun de sesdomaines d’activité.

Pendant ces quatorze années, dont neuf sous la forme de GecAlsthom, le chiffre d’affaires a plus que quintuplé, progression corres-pondant à un taux de croissance moyen annuel de près de 13 %, la partréalisée hors de France est passée de 48 % à 92 % et les effectifs françaisse sont réduits de 41500 à 27000 tandis que hors de France ils passaientde moins de 5000 à un peu moins de 100000. Hors financement et horséléments exceptionnels, la marge opérationnelle était de l’ordre de 1%en début de période pour être proche de 5 % en fin de période.

Cette croissance est d’abord le résultat d’une stratégie, appliquéeavec continuité et détermination, qui n’a pas fondamentalementvarié tout au long de ses années, même si elle n’a été complètementextériorisée et affichée qu’à l’occasion de l’introduction en Boursed’Alstom en 1998.

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Les objectifs poursuivis étaient clairs et simples : se concentrersur le marché des infrastructures pour l’énergie et le transport,maîtriser l’ensemble des technologies-clés, correspondant à cettevocation, devenir l’un des trois ou deux premiers mondiaux à la foispar la taille et la performance dans chacun des quatre secteursconcernés (production d’énergie, transmission et distributiond’énergie, transport, construction navale), déployer une présencemondiale, industrielle et commerciale équilibrée à partir d’unancrage fort sur le marché européen devenu « domestique».

C’est cette vision, progressivement épurée et affinée au fil desannées, qui a inspiré ma démarche et celle des équipes qui se sontsuccédé à la tête de ce qui est devenu Alstom, qui a animé les actionsde développement technique et de croissance organique et qui ajustifié les nombreuses acquisitions qui ont été réalisées. De 1989-1990 à 1997-1998, les neuf années de Gec Alsthom, le chiffred’affaires acquis par croissance externe a été d’environ 7 milliardsd’euros pour un prix cumulé de 1,5 milliard.

L’effort a d’abord porté sur l’Europe et plus spécifiquementl’Union européenne. D’abord la création de Gec Alsthom a réglé, sij’ose dire, par définition et pour l’essentiel, les cas de la France etde la Grande-Bretagne. Quelques acquisitions mineures ultérieuresont achevé d’établir la position de l’entreprise dans ces deux pays,notamment dans le domaine ferroviaire avec Metro Cammell, GECRailway Signals et GT Raiway Maintenance en Grande-Bretagne etDe Dietrich Ferroviaire en France. Au moment de l’introduction enBourse, le rachat de Cegelec permet de satisfaire une ambitionstratégique ancienne en mettant fin à la compétition fratricide dansles systèmes et l’ingénierie électriques entre les deux entreprises.

L’Allemagne a également fait l’objet d’un parcours obstiné. Rachatpar morceaux successifs d’AEG, d’abord les turbines à gaz, puis lesalternateurs, puis l’essentiel, transmission et distribution d’énergie.Rachat en plusieurs étapes des turbines à vapeur de MAN. Rachatd’EVT, le grand fabricant de chaudières allemand en trois étapes,l’une étant favorisée en 1989 par l’échec – bienvenu – de l’acquisition

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de Combustion Engineering par ABB que nous allions récupérer dixans plus tard, mais sans l’amiante ! Rachat de quelques activités dechaudières en Allemagne de l’Est. Rachat en deux étapes de LinkeHofmann Bush, le constructeur ferroviaire. Enfin, une fois Alstom,introduit en Bourse, rachat de ABB Power.

Cette dernière opération a également assuré à l’entreprise uneimportante présence industrielle en Suisse, position qui a déjà étéinitiée de nombreuses années auparavant par le rachat de Sprechertransmission et distribution. Le rachat de trois sociétés ferroviairesespagnoles en liaison avec l’attribution du contrat TGV Madrid-Séville a permis de créer une base industrielle dans ce pays. La percéeen Italie est plus tardive. Une première approche se fait à nouveau àtravers transmission et distribution, s’amplifie par les activitésitaliennes de ABB Power et prend de l’ampleur avec le rachat tardifde Fiat Ferroviaria. Entre temps l’entreprise s’est également installéeen Belgique à travers la reprise des activités de l’ancienne ACEC.

Au bout du compte, Gec Alsthom, puis Alstom, auront regroupéquasiment l’ensemble des activités européennes historiques del’énergie et du transport, à l’exception de Siemens !

Les Amériques ont constitué la deuxième zone de croissanceexterne. Tout a commencé avec le Brésil où, à partir de MecanicaPesada, une activité hydraulique héritée de Schneider, a été répliquédans ce pays avec succès l’ensemble des secteurs d’Alstom, à l’excep-tion du secteur marine, sous l’impulsion notamment d’un présidenttalentueux et dynamique, Philippe Joubert. Le Canada et le Mexiqueont fait l’objet d’une approche analogue, les bases industrielles qui ysont constituées permettant également d’aborder le marché desÉtats-Unis, notamment dans le cadre du NAFTA.

Les États-Unis, le plus important marché du monde, mais aussile plus difficile et le plus risqué, ne sont l’objet d’un effort d’implan-tation significatif que plus tardivement. Le secteur transmission etdistribution s’y est développé essentiellement par croissanceorganique. En revanche dans le domaine ferroviaire, c’est la reprisede l’usine d’Hornell, tombée en déshérence après la faillite de

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Morrison-Knudsen, qui permet de décoller avant que le rachat d’ABBPower conduise à récupérer l’ancienne Combustion Engineeringsans l’amiante, mais redressée au prix d’une décennie d’efforts d’ABB,qui crée une forte position dans les centrales thermiques et dans leservice aux entreprises de production d’électricité.

Le troisième axe est l’Asie et surtout la Chine. Avec patience desentreprises communes sont établies au fil des années d’abord dans latransmission et distribution, puis dans l’hydraulique et enfin dans letransport, à quoi s’ajoutent des partenariats techniques dans lesturbines nucléaires et les chaudières à charbon. Singapour,l’Indonésie et la Corée du Sud grâce au contrat du TGV Séoul-Pusanconstituent trois autres points d’ancrage de moindre importance.

L’Europe centrale et orientale est le dernier champ d’expansion.Une présence importante a, là encore, été apportée par ABB Power enTchéquie, Pologne et Russie. Auparavant la prudence a commandédes efforts limités pour l’essentiel à transmission et distribution, enPologne et en Russie et au transport, encore en Pologne.

Parallèlement, corollaire naturel de cette stratégie, d’importantsdésinvestissements sont réalisés pour accentuer la concentration sur lavocation essentielle de l’entreprise. Cela commence avec une premièreactivité diesels, une première activité basse tension, bientôt toutel’activité robotique et matériaux, une nouvelle activité diesels héritéede GEC, enfin l’activité turbines à gaz de grande puissance développéesur technologie General Electric, le secteur industrie et la partie entre-prise régionale de Cegelec, ces cessions faisant partie de la stratégie debase de l’entreprise avant que le sinistre technique et commercial desturbines à gaz GT24/GT26 n’impose des initiatives supplémentaires.

La plupart des acquisitions réalisées pendant cette marche forcéede quatorze ans se sont révélées profitables à l’exception de quelquespetites opérations qu’avec le recul, il aurait mieux valu éviter et desacquisitions ferroviaires espagnoles, héritées de mon prédécesseur,qui, probablement, ne pouvaient pas être évitées, sauf à être exclu dumarché du premier TGV espagnol et qui n’ont été réellement assai-nies qu’après dix années d’efforts.

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CONQUÊTE

Même si le calcul est difficile à faire de manière assurée sur unepériode de quatorze ans, on peut estimer que la moitié de la crois-sance réalisée par l’entreprise a été due aux acquisitions stratégiques,l’autre moitié provenant de l’action commerciale.

Les circonstances ont été favorables. Le marché des infrastructurespour l’énergie et le transport a connu une croissance soutenue pendantles dix dernières années du siècle précédent. Parallèlement les indus-tries correspondantes ont été libéralisées et privatisées de sorte que,paradoxalement, cette évolution s’est accompagnée d’une dégradationdes prix sans précédent avec des baisses massives de 40 à 50 %.

La concentration réalisée par Gec Alsthom avec les rationalisa-tions et les spécialisations qui l’ont accompagnée lui ont permis nonseulement de résister à cette pression, mais de gagner des parts demarché tout en protégeant sa rentabilité. L’entreprise a ainsi connudes années particulièrement fastes en termes de prises decommandes notamment en 1992-1993, 1993-1994 et 1995-1996.

Certains de mes collaborateurs ou, par exemple, mon prédéces-seur, Jean-Pierre Desgeorges, sont ou ont été des commerçants nés. Jene crois pas avoir le même talent naturel. De surcroît la taille de l’entre-prise ayant très vite considérablement grandi, ne serait-ce qu’en raisonde la création de Gec Alsthom, je n’ai pas pu, autant que ce dernier,m’impliquer personnellement dans tous les grands appels d’offres.

Néanmoins, pour moi, l’action commerciale sera toujours fonda-mentale. Gec Alsthom a besoin des commandes non seulement pourcharger ses centres d’ingénierie et ses usines, mais aussi pouralimenter sa trésorerie. Compte tenu de l’ampleur et de la durée de sesprojets, l’entreprise ne peut fonctionner qu’avec l’argent de ses clientsqu’elle reçoit sous forme d’acomptes qui en accompagnent et souventen anticipent l’exécution. Ce n’est pas un hasard si elle a connu sesplus hauts niveaux de trésorerie nette, proche de 3,5 milliards d’euros,dans les années 1993-1994, 1994-1995 et 1995-1996.

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Je passe donc beaucoup de temps à animer cette action. Mapremière contribution est de réfléchir en permanence sur son organi-sation optimale, rôle du réseau international par rapport auxdivisions, organisation de ce réseau, structuration des divisions elles-mêmes pour répondre aux attentes du marché, recherche de respon-sables commerciaux de premier rang. Bien entendu, c’est la tâche desdirecteurs généraux de division, encore plus que la mienne, maismon dialogue avec eux sur ces sujets doit être intense de manière àne jamais relâcher l’effort. Il ne faut pas hésiter à bouleverser lesméthodes et les organisations aussi souvent que nécessaire quandelles ne donnent pas ou plus satisfaction.

Le dialogue porte aussi sur les grands appels d’offres. Chaquemois, lors des business reviews, je consacre beaucoup de temps àdiscuter avec les directeurs généraux de division les progrès, lesdifficultés, les initiatives à prendre. Il est vrai qu’ils n’ont pas réelle-ment besoin d’être stimulés sur ces sujets dont ils sont les premiersà savoir l’importance. Au demeurant les objectifs commerciauxfigurent en bonne place dans les indicateurs qui serviront à fixer leurbonus. Mais ils ont besoin d’avoir un interlocuteur qui soit « dansleur camp» pour échanger et réfléchir.

Je suis aussi, bien entendu, à leur disposition, pour leur apportermon appui dans l’approche des clients et plus généralement duréseau de décision souvent complexe qu’il faut convaincre pourgagner. Je me rends ainsi six fois en Corée du Sud pour stimuler,accompagner et soutenir les efforts de l’équipe qui finalementsignera en 1994 le contrat du TGV Séoul-Pusan, au moins quatre foisà Hong Kong pour le projet de centrale à cycle combiné de BlackPoint et je ne sais combien de fois en Chine pour la centralenucléaire de LingAo, le barrage des Trois Gorges, les métros deShanghaï, la centrale de Baïma. Il faut parfois des années et unnombre considérable de visites pour que les choses prennent corps.

Je n’ai jamais tenu le compte de ces voyages, mais en douzeannées, j’ai dû visiter une trentaine de pays plus ou moins régulière-ment. Cela n’est pas du tourisme. Éliane ne m’a accompagné que

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dans quelques cas très exceptionnels, lorsque les coutumes commer-ciales locales rendaient nécessaire la présence des épouses à larequête d’un client. Le plus souvent je passe vingt-quatre heures ouquarante-huit heures dans le pays considéré. J’enchaîne parfoisplusieurs pays à la suite, même si je m’organise pour, sauf exceptionrarissime, être toujours absent moins d’une semaine du bureau, demanière à conserver au moins un jour ouvrable, utilisant les fins desemaine pour les délais de route.

Je demande que, dès la descente de l’avion, les événements sesuccèdent sans interruption, rendez-vous politiques ou commer-ciaux, réunions avec les managers, visites des usines, déjeuners etdîners avec les clients, rencontres avec la presse. Rien ne m’exaspèreplus que les plages horaires vides que certains voudraient meménager pour me « reposer», alors que par définition les décalageshoraires et la brièveté des séjours rendent inévitablement tout reposimpossible. Ce n’est d’ailleurs pas ce que cherche. Chacun de cesvoyages a un coût important même si je ne suis accompagné par desmanagers venant comme moi de Paris ou d’Europe que lorsqu’unprojet ou un client le rendent nécessaire. Le but est d’accumuler lemaximum d’informations, de contacts et d’initiatives dans leminimum de temps.

Avec l’écoulement des années, l’équipe qui organise ces voyagesdans la dernière période – Jean-Daniel Lainé, le directeur du bureaudu président, et Étienne Dé, le responsable du réseau internationalqui a brillamment succédé à Jacques Strack – devient de plus en plusperformante pour en accroître la densité et l’efficacité. La chargephysique et psychologique de ces déplacements est considérable etje surprends toujours les amis à qui j’en parle hors de l’entreprise enleur expliquant qu’il ne s’agit jamais de parties de plaisir, quelquesexotiques que puissent paraître mes destinations, même s’il est justede dire que j’en tire parfois des moments d’intense satisfaction quandun beau succès commercial est au bout de l’effort.

Autant je suis mobilisable en amont pour les approches, lesnégociations et les points de situation en cours d’exécution, autant

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je considère comme du temps perdu, sauf circonstances très excep-tionnelles, la participation aux cérémonies d’inauguration. Enrevanche, il est parfois utile de participer aux voyages gouverne-mentaux au niveau du président de la République ou du Premierministre. Dans certains pays, notamment la Chine, la Corée oul’Egypte, ces voyages font avancer les choses. François Mitterrandpar exemple nous a apporté un soutien décisif pour le TGV Séoul-Pusan et Lionel Jospin, pour le métro de Shanghaï. Jacques Chiracne nous a jamais mesuré son soutien en de multiples occasions.

Utiles aussi dans beaucoup de pays sont les rencontres avec leschefs d’État ou les Premiers ministres. Ces entretiens relèvent dansla plupart des cas du marketing en amont, destiné à manifester àl’environnement décisionnel du pays considéré qu’Alstom y estpersona grata. J’ai en mémoire un seul exemple où un contrat a étéeffectivement conclu en une telle circonstance. Il s’agit du Liban oùje me suis rendu en janvier 1992 avec Jack Cizain, sur l’initiative deJacques Chirac, à l’époque maire de Paris, relayé par Pierre Suard, enavion privé, seul moyen à ce moment-là pour accéder à l’aéroport deBeyrouth. À la descente de l’avion, nous avons été conduits jusqu’auprésident de la République, Haroui, mis en place et gardé par lesSyriens, par une escorte armée composée de véhicules blindés et decommandos. Après deux heures de discussions, nous avons arrêtéles détails financiers et contractuels d’un projet de réparation de lacentrale de Zouk qui avait une fois de plus été endommagée, avantde repartir par le même chemin.

J’ai eu ainsi le privilège de faire connaissance avec des dirigeantsaux profils les plus variés, le général Suharto en Indonésie, lePremier ministre Mahatir de Malaisie, le président Jian Zemin, lesPremiers ministres Li Peng et Zu Rongji, en Chine, le présidentCardoso au Brésil, les présidents mexicains successifs, y comprisVincente Fox, le président Iliescu de Roumanie, les présidents Willyde Clerk et Nelson Mandela d’Afrique du Sud, le président Khatamid’Iran, le Premier ministre de Grande-Bretagne, Tony Blair, lechancelier d’Allemagne Gehrard Schröder, le roi d’Espagne, Bill

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Clinton, le président des États-Unis… et beaucoup d’autres encoreque l’on m’excusera de ne pas mentionner. Au fil de ces rencontres,je me suis dit parfois qu’il m’a été plus facile de mobiliser pour GecAlsthom, puis Alstom, l’attention, la compréhension et souvent lasympathie de ces dirigeants du monde que celle de dirigeantsfrançais de moindre rang et de moindre responsabilité.

Parmi toutes les anecdotes dont le souvenir me revient, je n’enretiendrai que quelques-unes. Par exemple quand je fais antichambreau Palais des Peuples à Pékin pour rencontrer Zu Rongji, je voissortir de la salle où il reçoit ses visiteurs et passer devant moi,Gerhrard Schröder accompagné de Heinrich von Pierer, avant que jen’y entre à mon tour, bénéficiant de ce comportement éclectique desChinois vis-à-vis des Européens qui est une de leurs nombreusesforces.

Dans ce même Palais des Peuples, j’ai en mémoire la cérémoniede signature du contrat d’équipement des Trois Gorges. Dans unevolonté de justice distributive que justifie l’ampleur de ce projet, lesautorités chinoises en ont partagé la responsabilité entre la totalitédes six entreprises mondiales compétentes, à l’époque, dans ledomaine de l’hydraulique : General Electric, Siemens, Voith, ABB,Kwaerner et Alstom. La solennité du moment exige à leurs yeux laprésence physique du Chairman and CEO de chacune d’entre elles, etleur ordre d’entrée en scène est régi par un protocole minutieux quidonne la préséance à Alstom, non seulement à cause de son rôle dansle projet, mais aussi en raison de sa présence continue en Chinedepuis 1949, confortée par la reconnaissance précoce de ce pays parle général de Gaulle.

Tous les CEO de ces six sociétés sont présents, à l’exception deJack Welch qui a délégué un représentant et défilent en rangd’oignons devant les dignitaires chinois avant de partager un dîneravec eux. Nous profitons ainsi d’une occasion de concertation que lamorale européenne des affaires réprouve, mais qui paraît naturelle etpresque nécessaire dans ce pays qui a fait de l’exploitation habile desdivisions des nations occidentales une opportunité sans pareille.

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J’ai aussi en mémoire la visite à Saint-Nazaire du Premier ministrede Malaisie. Une visite en France lui fournit l’opportunité de serendre compte de visu de l’avancement de la construction des sixméthaniers dont nous avons reçu commande pour son pays. Tout sepasse bien jusqu’à ce que nous nous rendions au modeste aéroportde Saint-Nazaire où stationne l’avion d’Alcatel Alsthom qui nous aété prêté pour l’occasion et où doit se trouver un autre avion privédont nous ne savons rien sinon qu’il appartient à un ami de Mahatirqui désormais doit le prendre en charge. Nous arrivons à l’aéroport.L’avion attendu n’est pas là. Je m’installe avec le Premier ministredans un local exigu, qui nous donne cependant un minimum d’iso-lement par rapport à la nombreuse suite qui l’accompagne.

Conciliabules multiples sans effet apparent. Je mets notre avion àla disposition du Premier ministre qui n’en veut pas. Nos pilotes serenseignent et découvrent que l’avion attendu est allé par erreuratterrir à Brest au lieu de Saint-Nazaire! Il ne sera pas là avant troisheures, ce qui me donne l’occasion d’une conversation extrêmementdifficile à entretenir avec un personnage aussi arrogant qu’hermétique.

Heureusement, il me dévoile avec réticence au bout d’un certaintemps qu’il se rend à Colmar, ville dont il est enthousiaste au pointd’avoir reproduit le quartier historique de cette ville à échelle réduitepour en faire un parc d’attraction en Malaisie. Quand il apprend qu’ils’agit de ma ville natale, la conversation enfin se détend au point dedevenir presque chaleureuse. Sans qu’il y ait de lien de cause à effet,la Malaisie a néanmoins été l’un des marchés les plus importantsd’Alstom. En effet aux méthaniers ont succédé dans la période qui asuivi, notamment plusieurs centrales électriques, en particulier cellede Manjung, sans parler des projets hydrauliques.

Autre souvenir : l’enthousiasme sincère de Bill Clinton pour lestrains à grande vitesse et son regret que le Congrès des États-Unisn’ait pas retenu ses propositions tendant à mettre en place un dispo-sitif destiné à encourager les États à promouvoir ce type de transport.La rencontre s’étant située à la fin de son mandat, l’idée m’a traversél’esprit de nous assurer de ses services pour la promotion de nos

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projets ferroviaires américains, mais je ne l’ai même pas évoquée avecmes collaborateurs, imaginant ce que pourraient être les tarifs requis,à supposer que, comme d’autres hommes d’État américains l’ont faitpour d’autres entreprises dans le passé, il ait envisagé de s’y prêter !

Et bien entendu il y a aussi le contrôle. La dimension des projets,leur complexité technique et contractuelle, leur étalement dans letemps font qu’ils recèlent des risques intrinsèques considérables quinaissent non seulement en cours d’exécution, mais aussi dès l’élabo-ration, la remise et la négociation des offres. J’ai toujours considéréque cette responsabilité est fondamentalement celle du directeurgénéral de division et plus tard celle du président de secteur. Il est leseul à avoir un accès direct et facile à l’ensemble des informationstechniques, industrielles et commerciales nécessaires pour mesurerles risques et fixer le prix.

Néanmoins je dois avoir connaissance des termes des offres lesplus importantes ou de celles où il est envisagé de prendre un risquesignificatif même si sa valeur est faible. Nous avons donc une celluleau niveau central qui les suit de près. J’ai demandé à Jim Cronind’abord, à Claude Darmon plus tard et, dans la dernière période, àFrançois Newey et Nick Salmon de présider en mon nom le comitédes appels d’offres, d’abord informel, puis formel après l’acquisitiond’ABB Power, qui assure ce contrôle, à charge pour eux de m’impli-quer en cas de difficulté ou de désaccord particuliers.

Au risque de surprendre, tant la calomnie superficielle a fait sonœuvre, je soutiens que notre contrôle a été sérieux et n’a pas laissépasser d’offres dont nous n’aurions pas volontairement assumé lesrisques. Ni les offres Renaissance, délibérées, sur lesquelles jem’expliquerai plus tard, ni les turbines à gaz GT24/GT26 pourlesquelles les offres ont été faites pour l’essentiel par ABB, ni lesprojets ferroviaires britanniques qui ont dérapé au niveau de l’exé-cution ne constituent un démenti de cette affirmation.

Au-delà des questions d’organisation et de méthode, l’actioncommerciale, c’est aussi la conquête. La conquête et l’enthousiasme. Ilen a fallu pour gagner la bataille du TGV Corée où notre concurrent

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allemand a utilisé tous les moyens d’intelligence économique et dedéstabilisation politique pour torpiller notre offre avant que nel’emporte la qualité intrinsèque de notre produit, démontrée par desannées de performance opérationnelle sur le réseau ferroviaire françaisalors que l’ICE ne connaît pendant cette période que des déboires.

Autre exemple, en Chine, cette fois-ci, l’îlot conventionnel 49 dela centrale nucléaire de Ling Ao que la dispersion et l’éclatement desactions françaises ont failli faire perdre à Gec Alsthom. J’ai dûm’imposer à la réunion tactique ultime qui se tenait dans la«chambre sourde » de l’ambassade de France à Pékin entre unministre français et les entreprises concernées, réunion dontFramatome voulait nous exclure, mais où le soutien de l’ambassa-deur a changé la donne.

Les négociations sur l’îlot nucléaire traînent de telle manière queje vois venir le moment où la délégation française repartira pourParis sans que l’îlot conventionnel soit abordé, nous faisant perdrel’atout de la pression politique dont Framatome bénéficie à plein. Jem’installe donc avec Mike Barrett, le responsable à l’époque dusegment turbines à vapeur dans l’antichambre de la salle de réunionoù les négociations se tiennent. Nous y restons pendant cinq heuresjusqu’à ce que les discussions sur l’îlot nucléaire se terminent. Àdeux heures du matin, Zanulong, le négociateur chinois, sort de lasalle, nous voit et, bien qu’épuisé, nous invite à le rejoindre pour quenous finalisions l’îlot conventionnel. Nous réglons l’affaire en deuxheures de sorte que notre signature peut intervenir en même tempsque celle de Framatome, le lendemain matin, avant que la délégationfrançaise ne s’envole pour Paris.

Toujours en Chine, le barrage des Trois-Gorges nous vaut desséances tout aussi mémorables. Je pourrais citer beaucoup d’autres

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49. C’est-à-dire, en simplifiant, par opposition à l’îlot nucléaire, la partie nonnucléaire de la centrale nucléaire qui, à mon époque, représentait environ un tiersde sa valeur.

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affaires où la furia francese qui a animé les équipes de Gec Alsthom,qu’elles soient françaises ou non, ont permis de l’emporter.

Certains nous ont reproché de communiquer à l’excès sur cesgrands projets et ont insinué que souvent ils n’ont pu être gagnés quegrâce au soutien public et en acceptant des pertes significatives.J’assume la fierté que nous avons ressentie au moment de cesvictoires et qui nous a incités à les faire connaître. Je témoigne aussique le soutien des pouvoirs publics en France et aussi dans tous nospays d’implantation concernés par l’un de nos projets, par exemplela Grande-Bretagne, nous a rarement manqué. Mais croit-on que nosconcurrents allemand, Siemens, ou américain, GE, ont été privés dusoutien de leurs gouvernements? Ce serait bien naïf de croire auxprofessions de libéralisme pur et dur quand on connaît l’efficacité duKfW allemand ou de la War Room commerciale, créée aux États-Unispar le secrétaire au commerce Brown.

Quant à la rentabilité, j’en surprendrai sans doute beaucoup enleur affirmant que ce sont ces projets-phares qui ont souvent été lesplus rentables en dépit de commentaires, sans doute inspirés par laconcurrence 50, expliquant que nous n’avions été retenus que parceque nous avions accepté de perdre de l’argent. Ce n’est d’ailleurs passurprenant puisque, tout à fait normalement, plus l’effort de convic-tion commerciale est intense, documenté et bien organisé, plus lesconcessions de prix dont il faut tenir compte dès le départ dansl’offre sont limitées.

Il n’en reste pas moins que cette publicité, qui, pour répondre ànos vœux, n’aurait dû se déployer qu’une fois les affaires gagnées, aparfois eu des effets boomerang. Ainsi, dans le cas des trains à grande

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50. On a pu noter qu’après mon départ, Siemens n’a pas perdu l’habitude d’expli-quer publiquement ses échecs commerciaux par le fait que son ou ses concurrentspratiqueraient du dumping, non sans que quelques commentateurs ou analystes,quelque peu naïfs, accordent du crédit à cette pratique indécente qui n’est celled’aucune autre entreprise dans cette industrie.

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vitesse, un malentendu s’est installé sans que nous y soyons pourgrand-chose. Ce produit emblématique, résultat des efforts conjointsde la SNCF et de Gec Alsthom, a connu le succès que l’on sait enFrance et auprès des étrangers visitant notre pays. Au point que leshommes politiques et les journalistes observant notre action ont trèsvite mis à notre débit le fait que rares ont été les pays qui ont adoptéce système de transport sans mesurer que les décisions en la matièrene peuvent résulter de l’action directe du fournisseur qu’est GecAlsthom.

Dans la plupart des pays qui s’y sont ralliés, l’initiative a été celledes États, en France, bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Corée duSud, en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne eten Italie. Cela n’est d’ailleurs pas surprenant quand on considère lecoût de ces projets, extrêmement élevé non en raison de la fourni-ture de Gec Alsthom qui ne représente pas plus de 15 à 20 % dutotal, mais du fait de l’infrastructure dédiée qui est indispensable.

Au fil des années, quelques projets privés ont néanmoins surgi,développés par des entrepreneurs, plus ou moins heureux, que GecAlsthom a toujours soutenus de son expertise aux États-Unis, auTexas, en Floride, en Californie, en Russie, à Taiwan ou ailleurs, maisdont le coût a été tel qu’en fait, seul le projet taïwanais a abouti. Quen’aurait-on dit ou écrit si Gec Alsthom ou plus tard Alstom avaitdécidé de les soutenir financièrement, ayant en particulier enmémoire l’avalanche de critiques que je subirai pour avoir accordéun financement fournisseurs à Renaissance.

Pourtant Gec Alsthom a gagné tous les projets arrivés à terme àl’exception de deux d’entre eux, le train à grande vitesse taïwanaisremporté par les Japonais qui ont pu convaincre leur gouvernementde financer intégralement le projet ce que l’alliance Alstom-Siemensn’a pu obtenir ni même jamais envisagé d’obtenir – sans surprise –de l’Union européenne, et les nouveaux trains à grande vitesseespagnols, concédés à Siemens et à Talgo-Bombardier, grandementaidés par l’état peu satisfaisant des relations franco-espagnoles aumoment de la décision.

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Au demeurant, le fait qu’Alstom ait fourni avec Bombardier leseul train rapide que les États-Unis aient mis en œuvre pendant cettepériode, l’ACELA qui relie Washington à Boston en passant par NewYork, confirme la position dominante que l’entreprise a acquise surce segment de marché.

Ces batailles que nous avons fréquemment gagnées ne doivent pasfaire oublier que l’essentiel des succès commerciaux et de l’alimentationdu carnet de commandes résulte d’un travail de fourmi, loin des feux dela rampe, et concernent des milliers de projets suivis simultanément etdont le montant peut aller de quelques dizaines de milliers d’euros àquelques centaines de millions. Ainsi les trains à grande vitesse ou lesîlots conventionnels de centrales nucléaires ou les grands barrages ou lesgrands paquebots de croisière ne représenteront au terme du parcoursque quelques pour cent du chiffre d’affaires d’Alstom sur lesquels l’atten-tion et les commentaires se focaliseront, alors que la charge des centresd’ingénierie et des usines viendra de la multitude des contrats anonymesde systèmes, d’équipements et de services dont personne ne parle!

GRÈVE

Commandes en hausse, mais pourtant effondrement des prix, telleest l’équation paradoxale que nous avons à résoudre. La réductionsubstantielle et rapide des coûts constitue la seule réponse.

Pour y arriver, il y a d’autres solutions que l’adaptation des effec-tifs. Elles sont toutes utilisées au mieux de nos moyens et de noscompétences : effet de volume, spécialisation des usines, réductiondu coût des achats, chasse à la non qualité. Les programmes dechangement se multiplient et se succèdent pour mobiliser les imagi-nations et les énergies et trouver des solutions : The Way Forward,Change Now, Stretch 30, Pace, Quality Focus et Six Sigma. Cettefrénésie d’actions de progrès, orchestrée au niveau Corporate,notamment dans la dernière période, avec brio, par Jacques Léger,nous sera parfois reprochée.

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J’ai effectivement laissé faire ce foisonnement. Je pense en effetque, dans cette entreprise qui est nouvelle en permanence comptetenu du rythme des acquisitions, le brassage des idées et des hommesqu’entraînent les actions de changement, à la limite quelle que soitleur pertinence intrinsèque, a un effet fondamentalement positif. Jene le regrette donc pas même si, en fin de période, à un moment oùil n’était plus question d’acquisitions et où l’entreprise commençait àacquérir son identité, je me suis rallié sans problème au principe duréférentiel unique externe et, de ce fait, théoriquement objectifqu’est Six Sigma.

En dépit de toutes ces actions, nous n’avons pas échappé à l’adap-tation permanente des effectifs. J’ai un jour calculé qu’ils s’étaientréduits, à structure constante, à un rythme moyen annuel supérieurà 6 %. Cette évolution n’a pratiquement jamais cessé, comme lemontrent les provisions de restructuration inscrites année aprèsannée, dans nos comptes. Il y a pu y avoir des périodes de répit danstel ou tel secteur, mais globalement la tendance n’a jamais changé.

La philosophie dont nous avons hérité à la fois de GEC etd’Alcatel est que les restructurations doivent être gérées au niveau leplus bas et le plus segmenté possible de l’organisation de manière àen faciliter le traitement au plus près des personnes concernées et àéviter tout blocage global, toute « prise en masse» qui pourraitparalyser l’entreprise. Cette démarche est appropriée dans la plupartdes pays soit parce qu’elle correspond, comme dans le cas de laGrande-Bretagne, à la manière de faire locale, soit parce que, notam-ment dans les débuts de Gec Alsthom, dans beaucoup de pays nousne sommes présents qu’à travers de petites unités qui, sauf excep-tion, comme en Belgique, se prêtent bien à ce type de traitement.Comme de surcroît les restructurations de grande ampleur ontd’abord concerné les unités britanniques de l’entreprise, les vraiesdifficultés ne commencent qu’en 1994.

Et c’est la France qui en est le théâtre. En octobre 1993 estannoncée la fermeture de l’usine de transformateurs du Havre quiemploie 745 personnes. En juin 1994, deux jours avant qu’Édouard

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Balladur, Premier ministre, n’annonce un plan emploi, la divisiontransport rend publique la suppression de 984 emplois ! Enfin ennovembre 1994 s’engage à Belfort une grève de cinq semaines quiporte sur les salaires et qui se veut la répétition de la grande grève«historique» de 1974 qui avait mis à mal l’ancienne Alsthom.

La succession de ces événements met brutalement les relationssociales en France en bonne place dans mon agenda. Ils arrivent desurcroît au plus mauvais moment. Paul Combeau, mon adjointindustriel, expert social et respecté des syndicats, a pris sa retraite le31 mars 1994. Le directeur des ressources humaines France, unhomme de qualité, n’a cependant pas l’expérience nécessaire pour sesubstituer totalement à lui et le directeur des ressources humaines auniveau mondial est britannique et ne peut nous être que d’un secourslimité.

C’est donc moi que les syndicats français vont tester en lacirconstance. Les choses se passent mal sur les trois dossiers. SurLe Havre, nous sommes obligés de maintenir pendant un temps troplong 210 emplois et de réduire le temps de travail à 31 heures ! Leplan social de la division Transport, à l’époque dirigée par ClaudeDarmon, bien qu’exemplaire du point de vue de la gestion prévi-sionnelle de l’emploi puisqu’il prend en compte un objectif sur troisans, s’enlise dans des discussions interminables même si in fine,préalablement laminé, il sera exécuté. Quant aux revendicationssalariales de Belfort, elles ne seront pas satisfaites, le conflit se termi-nant à l’usure avec l’octroi d’une petite prime.

Je découvre cependant, à cette occasion, que le talent et le brio,avec lesquels Paul Combeau a géré de manière centralisée en Franceles relations sociales, ont occulté l’absence d’une vraie fonctionressources humaines à chaque niveau de responsabilité et l’insuffi-sance de l’implication des managers dans la gestion sociale. Il y a, enparticulier depuis le départ de Paul, une véritable déconnexion entrele management, notamment central, et la « base».

Je sais, bien entendu, que l’attente qui s’exprime est surtout le faitde nos salariés français, imprégnés d’une « culture sociale» qui

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Enfin, en juin 1995,deux jours avant qu'Edouard Balladur, Premier Ministre, n'annonce un plan emploi, la division transport rend publique la suppression de 984 emplois!
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suppose l’engagement de la direction générale de l’entreprise, pourartificiel qu’il soit. En effet la taille d’Alstom exclut que le dialogue,même s’il est honnête, ait à ce niveau de globalité un contenuconcret, réel et utile. Il n’en est pas encore de même dans la plupartdes autres pays bien qu’au fil des années, l’échange des expériencesentre les syndicats de l’espace européen contribue à une formed’osmose progressive.

Le changement est donc nécessaire. En France, il commence parune convention des principaux cadres qui entend le secrétairegénéral de la fédération CFDT de la métallurgie nous révéler nosfaiblesses et nos lacunes. Nous filialisons toutes les activitésfrançaises de manière à créer des entités de dialogue social dotéesd’un comité d’entreprise de taille humaine, une pour le transport,une autre pour transmission et distribution, trois pour l’énergie et,bien entendu, une pour la construction navale qui existe déjà. Mêmeprocessus pour les établissements : à Belfort, il y en aura désormaisquatre au lieu d’un seul, chacun d’eux étant doté d’un directeur desressources humaines. Au bout du parcours, alors que Gec Alsthom aencore plus de 30 000 salariés en France, ils seront couverts parplusieurs dizaines de comités d’entreprise ou d’établissement. Cetteinflation a un coût, mais elle « force » les partenaires au dialoguesocial et permet de segmenter le traitement des problèmes.

L’arrivée de Jacques Gounon, recruté comme directeur desressources humaines France avant de devenir plus tard le présidentde notre secteur entreprise, que j’ai eu l’occasion de connaître etd’apprécier quand il était mon interlocuteur au cabinet du ministredu Travail au moment de la grève, achève de modifier le climat.Jusqu’à mon départ, neuf ans plus tard, il n’y aura plus de « grandegrève» modèle Belfort au sein de Gec Alsthom et ensuite Alstom. Ily aura encore des conflits sur les restructurations, mais ils seronttraités au niveau approprié sans menacer le fonctionnement del’ensemble de l’entreprise.

Mais le changement doit aussi s’étendre au niveau mondial.Quelques initiatives sont de nature à la favoriser. Chaque division est

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désormais dotée d’un directeur des ressources humaines à vocationmondiale. Les « coordinateurs nationaux » ou plus tard les«Présidents Pays» ont qualité pour superviser et coordonner lesrelations sociales dans leur pays.

Une négociation est engagée avec la fédération européenne de lamétallurgie pour constituer un comité de groupe européen. Celamettra du temps puisque la cérémonie de signature n’intervient quele 30 mai 1996, mais ce processus à lui seul constitue un acte dedialogue social. Je me rendrai au fil des années à toutes les réunionsdu European Works Forum, deux fois par an, pour présenter et actua-liser les orientations stratégiques de l’entreprise et répondre auxquestions pendant deux heures. Le directeur des ressourceshumaines gère le Select Committee, formation restreinte qui se réunitplus fréquemment.

Les relations sociales n’ont jamais été apaisées et sereines au seinde Gec Alsthom et d’Alstom. Il m’est même arrivé un soir de retourd’Allemagne où j’ai passé la journée de ne pouvoir rejoindre monbureau, le 38 avenue Kléber étant bloqué depuis le matin par unepoignée de syndicalistes de l’usine de Saint-Ouen. J’ai dû donner uncoup de téléphone au préfet de police pour que vers neuf heures dusoir une compagnie de CRS vienne en quelques minutes déloger lesmanifestants et libérer les locaux de cette entreprise internationaleparalysée depuis le matin. Belle image de la France et de Pariscomme siège attractif pour les groupes étrangers !

Mais, de tels incidents auraient-ils pu être évités alors que lesrestructurations étaient permanentes et que notre pays ne sait pasgérer ces opérations autrement qu’en termes de guerre civile ?Néanmoins nous avons fait des progrès, le dialogue s’est structuré etsa nécessité a été progressivement reconnue par le management, carl’obstacle principal ne vient pas tant des syndicats que de managers,fondamentalement imprégnés d’une culture d’ingénieurs qui privi-légie la dimension technique de la gestion par rapport à la dimensionhumaine. Les mœurs ont progressivement changé, mais l’effort nepeut se relâcher.

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BELFORT

La grève a été aussi pour moi l’occasion de faire la connaissance deJean-Pierre Chevènement qui a longtemps incarné le mythe belfortain.

Bien que deux promotions m’aient seulement séparé de lui, je nel’ai jamais rencontré à l’ENA à l’époque où il cosignait sous lepseudonyme de Jacques Mandrin un livre au vitriol sur l’énarchie, nipu nouer avec lui des relations autres que professionnelles. J’ainéanmoins toujours apprécié le courage qu’il a manifesté en diversesoccasions, choix de l’opposition comme jeune administrateur civilquand les carrières ne peuvent se faire que dans la majorité, démis-sions ministérielles sur des questions de principe, choix du combatpolitique solitaire, nécessairement ingrat, courage et énergie qui luiont permis de surmonter son accident opératoire…

Cette fermeté de caractère fort estimable a cependant conduit lemaire de Belfort, qu’il est déjà quand je prends mes fonctions, àchoisir, sans beaucoup de nuances et en toutes circonstances, le partide la revendication et de la contestation sociale. Comme il me l’asouvent exprimé, il est indéfectiblement de ce camp-là et, pourutiliser d’autres mots que les siens, c’est le fonds de commerce surlequel il a assis sa carrière politique locale.

N’étant pas loin de faire sienne la théorie de la CGT selonlaquelle les entreprises qui font des bénéfices doivent s’abstenir delicencier, Jean-Pierre Chevènement prend difficilement en compte,au moins publiquement, la complexité des situations économiquesqu’elles ont à affronter. Il a également une vision colbertiste desrelations entre les entreprises et l’État, attendant de celui-ci à la foisqu’il les mette sous tutelle en contrepartie, pour être juste, d’unsoutien qu’il souhaite indéfectible. Enfin la Bourse et les marchésfinanciers lui paraissent être les ennemis irréductibles des salariés etles initiateurs réels des plans sociaux.

Pendant la grève de 1994, il sait cependant encore faire la partdes choses et quand il prend conscience que Gec Alsthom ne peut

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céder, il contribue à l’arrêt progressif du conflit. Mais, par la suite, aufur et à mesure qu’il devient évident, notamment, mais pas seule-ment, en raison de l’effondrement durable du marché français, que lasurvie d’une activité électrotechnique à Belfort passe inéluctable-ment par une rationalisation européenne et même mondiale, ildonne souvent l’impression de s’arc-bouter dans la défense sans issued’une sorte de Fort Alamo industriel.

La segmentation du site en plusieurs unités séparées, les opéra-tions d’externalisation auxquelles nous avons procédé au fil desannées, la cession à General Electric de l’activité de turbines à gaz degrande puissance, développée sur leur technologie et dont l’usineprincipale est à Belfort et enfin le rachat en deux étapes de ABBPower constituent autant d’événements successifs qui le confirmentdans cette attitude et justifient de sa part réserves et inquiétudes.

À l’évidence je n’ai pas su faire partager à Jean-Pierre Chevène-ment notre conviction que toutes ces actions ont pour uniqueobjectif de faire en sorte que nos usines françaises et notammentcelles de Belfort puissent survivre en continuant à exporter au moinsla moitié, sinon davantage, de leur production. C’est grâce à la quêtepermanente de compétitivité à laquelle nos managers et nos salariésfrançais ont su s’adapter, que nous avons réussi à maintenir ce ratiocontre vents et marées.

Du coup notre démarche est volontiers caricaturée comme étantd’inspiration exclusivement « financière » et attribuée au faitqu’Alstom n’est pas dirigé par un ingénieur, défaut que la nomina-tion de Patrick Kron, sur ma proposition, a désormais heureusementcorrigé !

Je crains pour ma part que le refus des autorités locales decomprendre, d’anticiper et d’expliquer les évolutions inéluctables,n’ait contribué à entretenir des faux espoirs chez nos salariés et n’aitretardé ou affaibli les initiatives indispensables pour préparer etrechercher à temps et avec suffisamment d’énergie les alternativesnécessaires. J’ajoute qu’à l’évidence, le climat de « guérilla» socialepermanente qui a prévalu à Belfort pendant toutes ces années n’a pas

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manqué de décourager les entreprises existantes d’investir et lesnouvelles implantations de se multiplier.

En dépit de ce désaccord grandissant, Jean-Pierre Chevènementne nous a cependant jamais ménagé son soutien pour l’actioncommerciale aussi bien en France qu’à l’étranger, notamment dansles pays, tel l’Irak, où il bénéficie d’introductions particulières

Dans la dernière période, après que j’ai renoncé à mon indemnité dedépart, il a déclaré à France-Soir du 23 octobre 2003 que «Pierre Bilger,à l’origine d’une erreur industrielle majeure, mérite plutôt de lourdespénalités financières». J’ai été déçu et surtout surpris qu’il se soit ainsirangé ainsi parmi ces procureurs et juges politiques qui s’autoprocla-ment compétents pour évaluer la performance des dirigeants d’entre-prise. En effet, attaquer de cette manière les personnes ne correspondpas au souvenir que j’ai conservé de son style.

Pour ma part, je laisserai au suffrage universel le soin d’apprécierla performance de Jean-Pierre Chevènement. Il s’est d’ailleurs déjàexprimé en première instance en lui retirant son siège de député,circonstance qui aurait pu l’inciter à manifester plus de modestie etde réserve dans l’expression de ses propres jugements.

GENERAL ELECTRIC

Toute entreprise majeure doit maîtriser ses technologies critiques.Dès 1990, Jean-Pierre Desgeorges a noté que la seule lacune signifi-cative de Gec Alsthom qui vient d’être créée est la technologie desturbines à gaz de grande puissance que nous fabriquons sous licencede General Electric, et il ajoute « dans les circonstances actuelles».Quelques années, plus tard, Jack Welch reconnaît dans une de nosconversations bisannuelles que, dès le premier jour de l’existenced’une licence, le licencié a l’obligation de prendre les dispositionspour s’en affranchir progressivement.

Cette prise de conscience s’impose d’autant plus à nous que lesegment de marché le plus dynamique au cours de cette période,

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celui autour duquel se structure toute la problématique de la produc-tion d’énergie, est précisément celui des turbines à gaz de grandepuissance, supérieures à 50 MW. Nous pensons que cette tendancepersistera au moins au cours des deux décennies suivantes en raisondu niveau prévisible du coût du gaz, du coût modéré d’investisse-ment qu’exigent les centrales à cycle combiné et de leur flexibilitéd’utilisation, même si dans le très long terme, les centrales à charbonet les centrales nucléaires conservent leur intérêt.

Or Gec Alsthom est présent sur toute la gamme de 4 MW à250 MW, mais pour les turbines à gaz de grande puissance, nousbénéficions de la technologie de General Electric à travers un accordde licence conclu en 1989 grâce à une opportunité saisie par LordWeinstock dans le cadre d’une bataille boursière impliquant GeneralElectric.

Les succès commerciaux rencontrés au cours de l’exercice 1992-1993 renforcent encore cette perception avec l’enregistrement de12 000 MW de cycles combinés à Hong-Kong (Black Point), enHollande (Eems), en Tunisie, en Chine, au Pakistan, en Allemagne etau Royaume-Uni. Le principal vecteur de cette expansion est laturbine à gaz 9F dont un premier exemplaire a été mis en service parEDF à Gennevilliers.

Cette question devient un sujet stratégique majeur qui préoccupenos deux actionnaires au même titre que nous et au premier chefPierre Suard. Nous leur proposons de lancer dans le plus grandsecret un programme de développement d’une première machine de70 MW qui ferait appel à une technologie propre, développée à partirdes compétences dont nous disposons dans les turbines à gaz indus-trielles à Whetstone et à Lincoln en Grande-Bretagne et à Belfort entant que licencié de General Electric. Yvon Raak est chargé de ceprojet et nous estimons que nous devrons dépenser 700 millionsd’euros pour arriver à un résultat significatif. L’équipe se constitue etles études préliminaires démarrent.

Cependant, au fil du temps, la part de marché de Gec Alsthoms’est considérablement renforcée au point de représenter désormais

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la moitié de celle du licencieur, General Electric, ce qui commence àl’indisposer, notamment parce qu’il souhaite de manière abusivecontrôler le commerce des pièces de rechange qui constitue la sourceessentielle de la profitabilité de ces machines.

Il est probable aussi que notre partenaire est informé de nosintentions de développement autonome. Il sait que nous avons descompétences que nous avons montrées quand il a accepté que nousaméliorions par nos propres moyens les performances de certainesmachines à la condition que les modifications correspondantessoient mises à sa disposition. La lucidité de Jack Welch sur lecomportement inévitable d’un licencié ne va pas jusqu’à accueilliravec bienveillance cette initiative.

Enfin General Electric a entrepris une politique systématique derachat du réseau d’associés (« Business Associates») qui a constituéla forme principale de son expansion internationale dans ce métier.Mais le plus important de ces partenaires est Gec Alsthom qui n’aaucune raison de se prêter à cette manœuvre, bénéficiant d’unelicence d’une durée de vingt-cinq ans dont seuls cinq sont expirés.

General Electric entreprend donc de nous décourager et de nouscontenir par une mise en œuvre tatillonne et a minima de sesengagements contractuels, retardant autant qu’il est possible lestransferts de technologie pour les machines nouvelles même s’il y estcontraint juridiquement. Mais chacun sait que les transferts detechnologie supposent, quand ils portent sur des produitscomplexes, bien plus que l’application littérale de clauses contrac-tuelles, une entente parfaite et des échanges intenses entre leséquipes techniques du licencieur et du licencié, conditions qui nesont plus remplies de manière délibérée par notre partenaire.

Dans cette ambiance de plus en plus conflictuelle, interviennentles difficultés de mise au point de la nouvelle turbine à gaz de classe F,la 9F pour le marché 50 Hz, le seul accessible à Gec Alsthom et celuioù il excelle. Les coûts de rectification et les pénalités dues aux clientsqui résultent de ces difficultés frappent aussi bien General Electric(pour les 7 F et les 9 F) que Gec Alsthom (pour les seules 9 F).

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L’essentiel de la charge, qui est substantielle, incombe à GeneralElectric et fait l’objet d’une demi-ligne dans un de ses rapportsannuels. Mais la part de Gec Alsthom, bien que beaucoup plusmodeste, réduit par contre sa capacité à financer son programme dedéveloppement d’une technologie autonome et conduit du coupl’entreprise et ses actionnaires à s’interroger sur sa pertinence.

Son interruption est décidée. Mais les pressions du partenairesubsistant pour rendre la licence la moins fructueuse possible,l’option retenue est de privilégier la recherche d’une solution straté-gique au problème. L’opportunité surgit en 1997 avec la mise envente longtemps attendue de l’activité production d’énergie deWestinghouse, engagé par ailleurs dans un processus de recentragesur CBS, le grand Network américain.

Paradoxalement, saisir une telle opportunité m’a été recom-mandée par Jack Welch lui-même, comme le moyen élégant de réglernotre différend en établissant Gec Alsthom comme son nouveauconcurrent aux États-Unis, car, dit-il, il est souhaitable queWestinghouse tombe entre des mains responsables et profession-nelles et il n’est de l’intérêt de personne d’ajouter sur le marché unetechnologie supplémentaire qui serait développée par Gec Alsthom.Jack Welch va même jusqu’à évoquer l’idée de racheter en parallèlel’activité que nous avons développée sous licence General Electricpour nous aider à financer une telle transaction, offre que je ne peuxsaisir sur le moment, mais que j’exploiterai plus tard.

Westinghouse Power Generation représente à peu près la moitiédu chiffre d’affaires de Gec Alsthom dans ce domaine d’activité,dispose d’une excellente technologie de turbines à gaz de grandepuissance 60 Hz qu’il aurait fallu adapter au marché 50 Hz, ce qui nereprésente pas une difficulté majeure, et est fortement implantéindustriellement à Shanghai en Chine.

Mais le rachat ne peut aboutir. D’une part Alcatel égalementactionnaire de Framatome souhaite que les deux entreprises fassentune offre commune pour la partie conventionnelle et nucléaire etquand cette stratégie qui ne répond pas aux vœux du vendeur se

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révèle infructueuse, les deux actionnaires refusent à Gec Alsthom lapossibilité de faire une offre compétitive face à Siemens. Ce concur-rent l’emporte par un écart si faible que, rétrospectivement, il apparaîtdérisoire par rapport aux coûts que générera par la suite le sinistre desturbines à gaz de grande puissance GT24/26 héritées d’ABB.

Siemens, en revanche, grâce à cette transaction, assure son avenirdans ce domaine. En effet la technologie de Westinghouse excellente– et d’ailleurs également à l’origine de la position de Mitsubishi quia été longtemps son licencié – est substituée à la sienne propre surles marchés 60 Hz et le fait bénéficier dans de bonnes conditions dugas bubble américain dans les années 1998 et 1999.

FRAMATOME

Si assurer l’avenir de la division production d’énergie constitue lesujet de préoccupation prioritaire du management de Gec Alsthom,sortir de son actionnariat paritaire et fermé est celui d’Alcatel et, à unmoindre degré, de GEC. Serge Tchuruk s’inscrit à cet égard dans lacontinuité de Pierre Suard. Lord Weinstock ou, après lui, LordSimpson lui auraient-ils offert l’opportunité de racheter leur part,qu’il l’aurait saisie en dépit de la pression des analystes financiers quicommencent à recommander une spécialisation à outrance desentreprises cotées en Bourse au motif que les pure players surtouts’ils interviennent dans le domaine des télécommunications etd’internet recueillent la faveur des marchés et peuvent espérer unemeilleure valorisation.

Mais cette offre, à mon grand regret, ne vient jamais. Responsablede l’entreprise commune, je suis astreint à la plus parfaite neutralitéet objectivité vis-à-vis des deux partenaires. Je n’ai donc aucunmoyen de forcer l’un ou l’autre à l’initiative que j’espère. Je suisconvaincu que même si Alcatel lui avait offert le rachat de sa parti-cipation, GEC, surtout après l’arrivée de Lord Simpson, n’en auraitpas tiré parti. Mais GEC rejette également le retrait pur et simple au

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profit de son partenaire que l’environnement britannique semble luiinterdire.

C’est dans ce contexte que Serge Tchuruk en parfaite harmonie etcoordination avec moi tente de mettre en œuvre une manœuvre qui,si elle avait abouti, aurait permis de constituer un acteur de laproduction d’énergie d’une taille et d’une puissance dans ce domaineéquivalent à celles de General Electric. C’est le projet de fusion entreGec Alsthom et Framatome.

Ce n’est pas une idée nouvelle. Les ambitions que la CGE a eues,dans les années soixante-dix, dans le domaine nucléaire ont tournécourt lorsque la France a choisi la technologie des réacteurs à eaupressurisée pour son programme nucléaire dont Schneider, actionnaireprincipal de Framatome, s’est fait le promoteur, appuyé sur la licenceWestinghouse. Mais ses dirigeants ont toujours considéré que touteopportunité de retour dans ce domaine devrait être saisie pourcompléter leur offre énergétique en regroupant Alsthom, leur filiale, etFramatome. Aussi bien cet objectif figure-t-il en bonne place dans le«plan» que j’ai rédigé, à peine arrivé à la CGE en 1982 à la demandede Georges Pébereau pour servir de base au «contrat de plan» qui doitêtre négocié entre l’État et la CGE nouvellement nationalisée.

L’occasion attendue se présente quand Framatome tombe paraccident dans le secteur public en 1984. Cette entreprise, créée en1958, a en effet pour actionnaire majoritaire le groupe Schneider,principalement à travers sa filiale Creusot-Loire, même si, en 1975,l’État a racheté à travers le commissariat à l’Énergie atomique les 30 %du capital qui sont alors détenus par Westinghouse. Au demeurant en1981, Framatome s’est affranchi de sa dépendance technologique àl’égard de Westinghouse, la licence dont elle bénéficie étant simple-ment transformée en un accord de coopération technique. Il est vraiqu’entre temps, après le premier choc pétrolier, Framatome s’est vucommander en trois ans – à partir de 1974 – 34 tranches nucléairesauxquelles se sont ajoutées quatre tranches vendues à l’étranger !

C’est la faillite de Creusot-Loire qui conduit le commissariat àl’Énergie atomique à prendre possession de la totalité des actions de

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Framatome. Cette situation ne convient ni au management del’entreprise, ni à l’État qui n’a pas fait de la nationalisation de cetteentreprise un objectif politique. Georges Pébereau propose donc quela CGE devienne l’actionnaire principal (40 %), qu’un partenaireprivé, Dumez, l’accompagne dans ce mouvement (12 %) et que lepersonnel se voit également réserver une participation (3 %).

Je suis chargé de cette négociation que, appuyé par le manage-ment d’Alsthom, je mène avec le commissaire à l’Énergie atomique,Gérard Renon et qui est finalisée en 1985. En complément nousconcluons un accord avec Dumez qui organise notre partenariat etpermet à la CGE de récupérer la participation de son associé dansl’éventualité d’un désaccord persistant. Potentiellement la CGE adonc le contrôle de Framatome sur la base d’une valorisation d’unpeu plus de 250 millions d’euros qui apparaîtra par la suite commetrès avantageuse.

Toute cette opération est grandement facilitée par la relationconfiante que Georges Pébereau a su établir avec Jean-Claude Lény,le président-directeur général de Framatome. En 1986, la privatisa-tion de la CGE marque le retour de Framatome au secteur privé qu’iln’aura ainsi quitté que pendant une courte période de deux ans.

Mais Pierre Suard qui a succédé à Georges Pébereau à la tête dela CGE et qui ne saura pas nouer les mêmes liens avec Jean-ClaudeLény n’arrive pas à transformer l’essai. Curieusement il ne tire pasparti de la période où la droite se trouve au gouvernement avecJacques Chirac comme Premier ministre pour s’efforcer de récupérerles actions de Dumez, ce qui n’était pas un objectif inaccessible,compte tenu de l’excellence des relations des deux groupes, et attendle retour de la gauche au pouvoir pour le faire en s’appuyant sur unaccord verbal de Roger Fauroux, ministre de l’Industrie. Cela sepasse en août 1990. En octobre de la même année, Pierre Suard selaisse imposer par le gouvernement de Michel Rocard de céder 7 %au secteur public alors qu’il n’y est contraint par aucune dispositionjuridique. Ainsi après avoir détenu pendant deux mois 52 % deFramatome, la CGE, devenue entre temps Alcatel Alsthom, se

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retrouve avec 44 % ! À travers cette péripétie désastreuse, les effortsde plusieurs années se trouvent ainsi gâchés et le rapprochementavec ce qui est encore Gec Alsthom, manqué.

Serge Tchuruk a remplacé Pierre Suard en 1995. Il a très vitecompris que clarifier les structures des actionnariats de Gec Alsthomet de Framatome doit constituer pour lui une priorité stratégique.Dans les deux cas, Alcatel Alsthom immobilise des capitaux consi-dérables sans contrôler, sans consolider autrement que de manièreproportionnelle et sans avoir la maîtrise des deux trésoreries trèspositives. La fusion des deux entités doit permettre dans son espritde mettre en mouvement un processus qui pourrait conduire soit àla prise de contrôle totale par la reprise des participations de l’État,soit, à défaut, à la mise en Bourse de l’entreprise unifiée dans d’excel-lentes conditions.

Lord Weinstock mesure l’intérêt de cette dernière perspective.Contemporain de la grande aventure nucléaire européenne, ilapprécie aussi la valeur que représente Framatome, une fois réunie àGec Alsthom. Il donne donc son accord de principe à Serge Tchuruk.Le gouvernement français, informé notamment par une note dePhilippe Rouvillois, président de CEA-Industrie, adressée au prési-dent de la République, rend public le 30 août 1996 son accord pourque l’étude du rapprochement s’engage avec pour seule conditionsignificative, « la mise en œuvre de garanties appropriées relatives aucontrôle du nouvel ensemble et à l’exercice des activités nucléaires».

GEC et Alcatel Alsthom confirment le même jour leur volontécommune d’aboutir à cette fusion, étant entendu que « la nouvelleentité serait détenue par les actionnaires actuels des deux sociétés ettenant compte de leurs apports respectifs».

Le processus semble donc s’engager sur des bases claires. Certesdes difficultés subsistent. Jean-Claude Lény, le président-directeurgénéral de Framatome, est opposé à la fusion. Ce n’est pas unesurprise, car, sauf pendant le bref intermède de sa relation avecGeorges Pébereau, il a toujours été hostile à toute structure capita-listique qui se serait traduite par un contrôle réel sur Framatome. Le

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problème est réglé par la décision que prend l’État de le remplacer àla tête de Framatome par Dominique Vignon qui pendant sept ans adirigé la branche nucléaire de Framatome et qui est favorable à lafusion. La position qu’il prend permet d’atténuer l’opposition tradi-tionnelle des syndicats.

Une mission d’information de la commission de la production etdes échanges de l’Assemblée nationale, présidée par Yvon Jacob etdont le rapporteur est Claude Birraux, permet, à travers de multiplesauditions, y compris celles de Serge Tchuruk, Jean-Claude Lény, JimCronin, représentant GEC et la mienne de dépassionner le débat etde mettre en valeur l’intérêt de la fusion 51. Tout paraît donc allerdans la bonne direction.

C’est oublier la volatilité dans les négociations qui fait le charmede la méthode britannique. Une nouvelle équipe a pris enseptembre 1996 la tête de GEC, formée principalement de GeorgesSimpson et, plus tard, de John Mayo. Elle a d’abord confirmé l’accordde principe de Lord Weinstock, mais son conseil d’administrationrevient sur cet accord. Le 26 mars 1997, Georges Simpson vientexpliquer à Paris à Frank Borotra, ministre de l’Industrie, qu’il nepeut accepter une position minoritaire dans le nouvel ensemble faceaux intérêts français, Alcatel Alsthom et le commissariat à l’Énergieatomique, que d’ailleurs il n’est pas prêt non plus à faire l’effortfinancier nécessaire pour se porter à la parité avec Alcatel Alsthom sil’opportunité lui en était offerte et qu’enfin toute évolution del’actionnariat de Gec Alsthom ne pourra s’effectuer qu’en respectantscrupuleusement le principe de parité entre les deux actionnaires.

Frank Borotra, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, veuttoujours croire en avril 1997 que d’autres montages sont possibles etque les discussions peuvent se poursuivre pour aboutir à la privati-

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51. Le rapport d’information n° 3246, enregistré le 18 décembre 1996 à l’Assembléenationale, sous le titre « Framatome-Gec Alsthom: un mariage sous conditions»,fournit des informations précieuses sur le projet et reproduit le verbatim del’ensemble des témoignages collectés.

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sation de Framatome. Certes, en septembre 1997, Serge Tchuruk sedéclare encore « persuadé» qu’une fusion entre Gec Alsthom etFramatome reste « la bonne solution». Mais le secrétaire d’État àl’Industrie, Christian Pierret – qui a succédé à Frank Borotra après leremplacement à Matignon d’Alain Juppé par Lionel Jospin –, aprèsavoir été interpellé par les syndicats de Framatome, déclare le1er octobre 1997 à l’Assemblée nationale que l’actionnariat de cetteentreprise doit garder « une nature publique», enterrant ainsi défini-tivement le projet.

L’échec de cette deuxième tentative de rapprochement entre GecAlsthom, successeur d’Alsthom, et Framatome est lourd de consé-quences. L’enjeu, je l’avais résumé dans un entretien avec La Tribune 52 :

«Pourquoi aurions-nous raison contre le monde entier ? Quandon regarde tous les grands concurrents étrangers, Siemens, GeneralElectric (GE), Westinghouse, ABB, Mitsubishi… tous se sont dotésde l’ensemble des compétences de la production d’énergie dans lemême ensemble industriel. Si GE maintient ses capacités dans ledomaine nucléaire, si ABB fait de même, c’est qu’ils sont convaincusqu’il est important d’être aussi dans le nucléaire.

Ces querelles sur l’indépendance de tel ou tel sont d’un autre âge.Aux États-Unis, il n’existe plus qu’un acteur, peut-être deux dans cedomaine : GE et Westinghouse. En Europe, nous sommes cinq dontdeux Français qui jouent séparément. Ce qui est en jeu, c’est lacréation d’un grand groupe électrotechnique européen à dominantefrançaise qui sera le vrai challenger de General Electric. Dans cetteperspective, l’alliance avec Siemens pour le développement duréacteur européen du futur est un élément majeur de la stratégie deFramatome. Elle est judicieuse et doit être maintenue et développée.»

Jack Welch n’aimera pas la référence au « challenger de GeneralElectric». Il me le dira plus tard. Mais la réalité est bien celle-là. Entorpillant ce projet, GEC a détruit la possibilité de constituer, à partir

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52. La Tribune du 6 novembre 1996 : le PDG de Gec Alsthom défend la fusion avecFramatome.

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d’une initiative franco-britannique, sur des bases techniques etfinancières saines, la grande entreprise dont l’Europe a besoin dansle domaine de la production d’énergie. Il a aussi mis en route unmécanisme qui a limité et affaibli le potentiel d’évolution et derebond de Gec Alsthom, puis d’Alstom. Oui, 1997 a été une annéenoire pour l’industrie électrotechnique européenne dont elle ne s’estpas encore remise.

Je ne le sais pas encore à ce moment-là. Mais l’autre conséquencede cet événement a été de passer le relais à Siemens dans ce rôle defédérateur que Gec Alsthom, réuni avec Framatome, aurait pu jouer.Mais cela, il faudra quelques années de plus et beaucoup de diffi-cultés pour en prendre conscience.

C’est en effet en décembre 1999 que Framatome et Siemenssigneront un accord de principe ayant pour objet de regrouper leursactivités nucléaires au sein d’une société commune Framatome ANPdont Siemens détiendra 34 %. L’accord définitif est signé enjuillet 2000 et sa mise en œuvre intervient en janvier 2001. Alstom,à ce moment-là, n’est évidemment pas informé de la clause scélérate,associée à cet accord, qui donne à Siemens la priorité pour fournirles îlots conventionnels des centrales nucléaires qui seraientcommandées à Framatome ANP. J’ignore si cette clause exclut ounon de son champ d’application les centrales nucléaires françaises etchinoises sur technologie Framatome dont les îlots conventionnelsont été jusqu’à présent fournis par Alstom.

Mais, épilogue navrant de ce gâchis anglo-français, endécembre 2003, quand Framatome ANP vend pour la première foisle réacteur européen du futur, l’EPR, à un client finlandais, c’est l’îlotconventionnel de Siemens qui est inclus dans l’offre retenue. AinsiFramatome ANP réussit ce tour de force de réintroduire Siemens surun marché dont il était pratiquement exclu depuis longtemps,notamment en raison de l’arrêt du programme nucléaire allemand,alors qu’Alstom en est le spécialiste mondial incontesté. De manièresurprenante, cet événement particulièrement désastreux pour Belfortet pour l’intérêt national, n’a donné lieu à aucun commentaire.

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PERFORMANCE

L’échec du projet de fusion, en dehors de son effet propre, comprometencore davantage la qualité des relations entre les deux actionnairesde Gec Alsthom et les incite à rechercher rapidement une solution quileur permette à la fois de se séparer et de se retirer. Alors que s’achève1997, le moment est donc proche pour Gec Alsthom, après neuf ansd’existence, de céder la place au nouvel Alstom.

Le parcours de Gec Alsthom peut être illustré par des chiffres.Le chiffre d’affaires d’abord : 4,3 milliards d’euros pour l’ancienAlsthom en 1988, 6,8 milliards pour la première année de GecAlsthom en 1989-1991 et 11,2 milliards pour sa dernière année en1997-1998, soit un rythme annuel moyen de croissance de 10 % oude 5,7 % selon le point de départ.

Le résultat opérationnel pour les mêmes périodes, 5,4 millions,228 millions et 524 millions d’euros, correspond à un rythme annuelmoyen de 9,7 % pour la période 1989-1998. Quant à la marge opéra-tionnelle, elle est quasiment nulle en 1988, de 3,3 % en 1989-1990et de 4,7 % en 1997-1998.

Le résultat financier pour les trois années était respectivement de100 millions, 133 millions et 75 millions d’euros, chiffres d’autantplus satisfaisants qu’en dix ans les taux d’intérêt ont considérable-ment baissé et que Gec Alsthom a totalement autofinancé ses acqui-sitions.

Enfin les fonds propres de Gec Alsthom ont doublé, passant entre1989-1990 et 1997-1998 d’un peu moins de 1,3 milliard à 2,3 milliardsd’euros. En résumé, neuf années de croissance rentable réussie!

Le positionnement stratégique constitue une autre mesure de laperformance. En 1997-1998, ce qui est encore la division productiond’énergie de Gec Alsthom est l’un des premiers fournisseurs mondiauxdes systèmes, équipements et services nécessaires aux centralesélectriques. La base installée par la division représente 15 % de lacapacité mondiale. Gec Alsthom est aussi le deuxième fournisseur

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mondial de systèmes, d’équipements et de services pour la transmis-sion et la distribution de l’énergie. La division transport est égalementle deuxième fournisseur mondial sur son marché. Enfin la divisionnavale est le premier constructeur mondial de navires de croisière.

Ces données sèchement énumérées ne rendent pas compte de larichesse de technologies, de savoir-faire, de compétences, derelations commerciales que détient cette entreprise européennequ’est Gec Alsthom, devenue l’un des trois premiers mondiaux danschacun de ces métiers.

L’évolution de la répartition géographique du chiffre d’affairestraduit la marche forcée vers l’internationalisation et la mondialisa-tion que l’entreprise a dû consentir pour assurer son développement.La part de la France s’effondre de 51 % en 1988 avec l’ancienAlsthom, à 37 % en 1989-1990 et enfin à 17 % en 1997-1998.Corrélativement, les pourcentages du reste de l’Europe bondissentde 11 % à 26 %, puis 39 %. Les Amériques passent de 13 % à 10 %,puis 16 % tandis que l’Asie grimpe de 19 % à 21 %, puis 25 %. Quantau reste du monde, il se situe à 6 % et 7 % en début de période pourtomber in fine à 2 %.

Ce mouvement est également reflété dans la répartition des effec-tifs. En 1988 l’ancien Alsthom emploie 37 000 personnes en Franceet seulement 4 300 à l’étranger. Dès 1989-1990, la fusion avec GECPower Systems introduit un changement substantiel : il y a toujours35 000 personnes employées en France, mais il y en a désormais23000 au Royaume-Uni et 21 000 dans le reste du monde pour untotal de 79000. En 1997-1998, les chiffres deviennent 30000 pour laFrance, un peu moins de 20000 pour le Royaume-Uni et 35000pour le reste du monde, correspondant à un total de 85000.

Ainsi, en neuf ans, une œuvre considérable a été accomplie. Deuxentreprises « hexagonale» et « insulaire », mais exportatrices ont vus’évanouir leurs marchés domestiques sur lesquels elles ont bâti leurscompétences et leur fortune. Elles ont anticipé que l’exportation,quels que soient les efforts consentis et les soutiens publics obtenus,ne permettrait pas la survie de ce modèle. Elles ont su aussi

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comprendre que face aux deux géants américains et allemands, laconcentration était non seulement inévitable, mais nécessaire pourconserver une taille critique appropriée. C’est la prise de consciencede ces réalités par les managers et les salariés de Gec Alsthom qui apermis la survie et le succès de leur entreprise.

Je confesse cependant que j’ai été trop impliqué personnellementdans cette aventure pour faire reconnaître mon jugement commetotalement serein et objectif. Je pourrais citer beaucoup de journa-listes dont les appréciations ont toujours été largement positives surce parcours. Je préfère néanmoins extraire quelques phrases dutémoignage de Serge Tchuruk devant la mission d’information del’Assemblée nationale sur Framatome53. Ses propos ont à mon sensd’autant plus de valeur qu’il les tient à un moment où, récemmentnommé, son point de vue n’est pas encore altéré par l’accoutumanceà son nouvel environnement.

Première citation : « Gec Alsthom n’est pas un groupe dans lequeldeux parents interviennent sans arrêt dans le fonctionnement ; c’estun groupe qui a su trouver sa personnalité dans un heureux ménageentre les collaborateurs français et britanniques, avec un patronfrançais. »

Plus loin : «Regardons les choses en face. Gec Alsthom: rares sontles sociétés françaises qui sont, dans leur métier, leaders mondiaux,ou quasi-leaders mondiaux. Ils sont dans le peloton de tête, ça“rupine”, leur carnet de commande croît, cette année 54, de façon toutà fait sympathique. Ils ont en outre, des réserves financières, qui meparaissent d’ailleurs excessives – c’est l’actionnaire qui parle.»

Remarque ultime qui constitue une introduction appropriée à lanouvelle page qui s’ouvre…

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53. Voir page 204, note 51.54. Exercice 1995-1996.

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REPÈRES

Non sans s’arrêter un instant sur l’aventure européenne qui a étécelle de Gec Alsthom.

Ce dont Gec Alsthom et ses concurrents ont pris consciencependant la décennie de la fin du siècle précédent, dans le domainequi est le leur, celui des infrastructures pour l’énergie et le transport,est que le facteur déterminant de la performance est la taille. Cetimpératif a été imposé par la combinaison de la déréglementation dela production d’énergie et du transport et de l’ouverture de tous lesmarchés mondiaux à la compétition. La taille s’analyse non seule-ment en part de marché mondial, qui doit s’exprimer en dizaines depour cent, mais aussi en « masse critique» domestique.

Je m’explique : la taille est nécessaire pour générer la rentabilitépermettant de financer la recherche et de garantir par la solidité dubilan de l’entreprise la pérennité des engagements que les clientsdemandent de souscrire pour des périodes qui se comptent endécennies. Mais il ne suffit pas que cette taille soit diluée à l’échellede la planète. Il faut aussi qu’elle soit critique sur un marchéhomogène, lui aussi, d’une taille suffisante, où l’entreprise est chezelle, où elle bénéficie d’un environnement favorable, du soutien despouvoirs publics à l’intérieur et à l’extérieur.

Quelle autre explication donner à la puissance et à la rentabilité deGeneral Electric, que sa dimension massive et dominante sur le plusgrand marché du monde, celui des États-Unis, sans oublier le contre-exemple que constitue l’effondrement d’ABB, jadis présenté commel’alter ego de General Electric, qui n’a jamais eu d’autres bases domes-tiques que la Suisse ou la Suède dont la taille n’est pas suffisante.

C’est à la construction d’une position semblable sur le marché del’Union européenne que Gec Alsthom a travaillé pendant ces années,démarche qui a été au cœur de sa stratégie et qui a connu des succèsimportants. Les progrès accomplis ont été reconnus et compris parexemple en Chine et en Amérique du Sud comme un élément de

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consolidation et de renforcement de l’industrie électrotechniqueeuropéenne face au grand concurrent américain.

Mais un grand scepticisme subsiste qui mine la crédibilité desactions entreprises. L’enracinement des réflexes nationaux et la lassi-tude produite par la lenteur du processus de construction del’Europe, engagé il y a cinquante ans y sont pour beaucoup. Lesentreprises qui ont multiplié et réussi les fusions européennespeuvent avoir l’impression d’être des commandos parachutés très enavant des lignes et qui désespèrent de voir le gros des troupes semettre en marche pour les rattraper.

C’est ce sentiment qui prévaut quand on constate l’absence d’uncadre juridique et fiscal, cohérent avec les exigences d’un marchédomestique unifié, le refus d’une politique commerciale offensivecommune en termes de soutien à l’exportation, réduisant celui-ciaux seuls moyens nationaux, structurellement dispersés, à l’inertiedes initiatives européennes dans le domaine de la recherche, à lanaïveté des procédures de concurrence.

L’Union européenne paraît vouloir mettre en œuvre un modèleanglo-saxon que les Américains ont réservé au domaine du discours,confiant à celui de l’action le soin de soutenir leur industrie par tousles moyens possibles. Mais ce dont elle a besoin, c’est d’une vraie etgrande politique industrielle, revendiquée et assumée, qui ignore les« théologiens» du libéralisme et les « ayatollahs» du marché finan-cier, alliés objectifs de la domination économique américaine.

Au moment de tourner cette page, je m’aperçois que je n’ai passatisfait à l’exercice de style que mon expérience peut laisser espérerau lecteur, celui du commentaire sur le choc des cultures française,britannique, allemande… Les fusions successives dont Gec Alsthoma été le résultat lui ont en effet permis de vivre ce « choc» à grandeéchelle. Cette omission peut s’expliquer par le fait que, ce qui restedans la mémoire, ce sont moins les différences que les similarités.

Certes à l’usage les Français se sont révélés plus performantsdans l’action internationale et dans l’organisation industrielle, lesBritanniques, plus efficaces dans le contrôle de gestion et dans le

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fonctionnement en réseau et les Allemands, plus préoccupés deplanification à long terme et de qualité. D’autres exemples de diffé-rences ou de nuances pourraient être donnés, concernant ces natio-nalités et d’autres.

Pourtant, une fois les problèmes linguistiques surmontés, trèsvite un langage opérationnel unique s’est imposé et le fait de fairetravailler des équipes multinationales sur des projets communs n’apas rencontré d’obstacles insurmontables. La clé du succès a été dereconnaître que les différences de méthode intellectuelle qui semanifestent par exemple dans la manière de tenir les réunions, loind’être un handicap, sont au contraire une source d’enrichissementpour peu qu’un temps suffisant soit consacré, en toutes circons-tances, au dialogue préalable à la décision.

Je crois que nous avons ainsi démontré, au sein de Gec Alsthom,qu’une entreprise européenne est possible et qu’elle peut connaître lesuccès.

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DÉCISION

APRÈS L’ÉCHEC DU PROJET DE FUSION entre Gec Alsthom et Framatome,Alcatel Alsthom et GEC n’ont toujours pas résolu leur dilemmestratégique. Ils sont toujours actionnaires à égalité de Gec Alsthom.Et pour ce qui concerne Alcatel Alsthom, ses participations dans lesecteur de l’énergie sont toujours éclatées (Cegelec, 100 %, GecAlsthom, 50 % et Framatome, 44 %). Parallèlement, les deux groupesont engagé des négociations dans le secteur de la défense qui impli-quent également Thomson-CSF, devenue depuis lors Thalès.

Leurs discussions se poursuivent donc et se concentrent progres-sivement sur la seule option praticable qui reste disponible : mettreGec Alsthom en Bourse. Mais il faut plusieurs mois pour que cettesolution soit mise en œuvre.

Durant l’été 1997, est étudiée l’hypothèse d’une scission(demerger) qui permettrait de remettre directement aux actionnairesdes deux maisons-mères des actions de l’entreprise mise en Bourse.Cette technique a la faveur des Britanniques en raison des avantagesfiscaux qu’elle comporte pour les actionnaires de ce pays. Elle n’a pasles mêmes attraits en France. Et surtout elle offre l’inconvénient dene pas apporter directement d’argent frais à Alcatel Alsthom et àGEC. Elle est donc abandonnée et la réflexion se concentre surl’hypothèse d’une introduction en Bourse classique.

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GEC est conseillé par Crédit Suisse First Boston, Alcatel Alsthompar Goldman Sachs et Gec Alsthom par Warburg et BNP Paribas. GecAlsthom est soumis à des due diligences approfondies, menées par les«coordinateurs globaux» et futurs « chefs de file teneurs de livres »que sont Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, assistésd’équipes juridiques nombreuses (pas moins de cinq cabinets d’avo-cats sont impliqués d’une manière ou d’une autre). Gec Alsthoms’organise pour dialoguer avec eux et se préparer à l’introduction enBourse.

Sous la responsabilité de François Newey, le nouveau directeurfinancier recruté sur l’initiative de John Mayo et de Jean-PierreHalbron, et de Andrew Hibbert, le directeur juridique, qui aremplacé Pascal Durand-Barthez, les compétences nécessaires sontmises en place. Henri Poupart-Lafarge, nouvellement recruté,devient responsable de ce qui est pour nous désormais une tâcheessentielle, la communication financière, rampe de lancement stimu-lante pour celui qui s’affirmera peu à peu comme notre plus brillantfinancier de la jeune génération.

Alors qu’approche la fin de l’année 1997, les deux actionnaires necachent plus leurs intentions. « Les discussions avec GEC conti-nuent. Nous essayons de faire évoluer cette société actuellement à50/50. Nous ne souhaitons pas nous en désengager. Peut-être nousalléger. La mise en Bourse d’une part du capital de Gec Alsthom estune éventualité sérieuse.», déclare Serge Tchuruk dans Le Monde du15 octobre 1997.

Si sérieuse que le 4 décembre, Alcatel Alsthom et GEC annoncentleur accord pour mettre en Bourse leur filiale commune et pourréduire chacun leur participation à 24 %, offrant ainsi au total 52 %au public et, pour une petite part, aux salariés. Il est convenu etrendu public de manière préliminaire que Gec Alsthom abandonnerala référence à GEC devenant simplement Alsthom, que nous allonstransformer en Alstom sans « h », tandis qu’Alcatel Alsthom nes’appellera plus qu’Alcatel. La société ne sera plus de droit néerlan-dais, mais de droit français, elle sera cotée simultanément à Paris,

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Londres et New York et un dividende exceptionnel précédera la miseen Bourse.

Commence alors un effort d’explication qui ne sera pas exemptde quelques ratés. D’abord Serge Tchuruk motive sa décision : « GecAlsthom était au début une juxtaposition d’équipes. Elle s’est mise àexister. Mais nous avions, peu à peu, atteint les limites du 50/50.»

Quelques jours plus tard, le 12 décembre 1997, je m’exprime, àmon tour, pour la première fois, dans ce nouveau contexte, dans unentretien avec La Tribune où je commence à roder le discours qui vaêtre le mien pendant les semaines de marketing qui vont suivre :l’entreprise est saine financièrement, bien positionnée stratégique-ment, leader mondial dans 50 % de ses activités. J’explique que leprix qui aurait dû être offert pour être retenu pour le rachat deWestinghouse production d’énergie a été jugé trop élevé, qu’unrapprochement avec Cegelec mérite réflexion et que celui avecFramatome, tout en n’ayant rien perdu de son intérêt, n’est plusd’actualité.

C’est le moment où une fuite rend public un épisode dont je n’aijamais décrypté complètement la signification. Quelque tempsauparavant, Serge Tchuruk m’a proposé de prendre la responsabilitéde Thomson-CSF dont, avec Serge Dassault, il devient l’actionnairede référence et où je succéderais à Marcel Roulet. J’ai eu un déjeunerd’embauche avec les dirigeants de Dassault et je comprends que, si jele souhaite, le poste est pour moi.

J’indique cependant à Serge Tchuruk que je préfère rester à GecAlsthom même si, à ce moment-là, la perspective de la mise enBourse est encore incertaine. Je pense cependant qu’elle ne l’est paspour Serge Tchuruk et je me demande par conséquent s’il n’a pas entête quelqu’un d’autre pour la conduire. Je ne saurai jamais le fin motde l’histoire.

Un autre épisode illustre l’ambiguïté de cette période. Le Mondeécrit le 5 décembre 1997, manifestement après que son correspon-dant à Londres se soit entretenu avec des personnes de GEC, que« pour lui (Georges Simpson), cette firme commune apparaît

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dominée par les Français, peu respectueuse des normes comptablesanglo-saxonnes et laxiste en matière de contrôle financier».

Une telle déclaration supposée le jour même où GEC avec AlcatelAlsthom annonce son intention de vendre ses actions de GecAlsthom en Bourse est particulièrement inopportune. Nousengageons donc George Simpson à rectifier le tir ce qu’il fait dansune lettre au Monde publiée le 17 décembre 55.

Néanmoins cet échange constitue un bon exemple des arrière-pensées, des procès d’intention et des malentendus culturelsauxquels Gec Alsthom a échappé, en tout cas, au niveau de sesorganes dirigeants, au cours de ses premières années d’existencegrâce à la compréhension qui s’est créée entre Lord Weinstock,Pierre Suard, puis Serge Tchuruk, et moi-même et que l’arrivée d’unenouvelle équipe à GEC a détruit, rendant impossibles la définition etla mise en œuvre communes des solutions stratégiques optimales.

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55. Lettre de George Simpson dans Le Monde du 17 décembre 1997 : « Votre articleme fait dire que cette firme commune apparaît dominée par les Français et peurespectueuse des normes comptables anglo-saxonnes et laxiste en matière decontrôle financier.Outre le fait que je n’ai jamais dit ou même pensé cela, je crois qu’il est utile dementionner plusieurs faits objectifs. Tout d’abord le Management Board de GecAlsthom est constitué de trois Français et de deux Britanniques, dont l’un d’eux,Jim Cronin, directeur général, est notamment en charge de la stratégie financièreet du contrôle financier. D’une façon plus générale, l’analyse des structures dedirection de Gec Alsthom démontre clairement que le groupe n’est pas dominé parles Français.Ensuite les Financial Statements de Gec Alsthom NV, société de droit néerlandais,sont établis conformément aux normes comptables internationales édictées parl’International Accounting Standarts Committee ; préalablement à leur publication,ces comptes sont approuvés par le comité d’audit de Gec Alsthom, auquel nousparticipons ; ces comptes sont certifiés par deux commissaires aux comptes, ArthurAndersen et Deloitte & Touche, dont la réputation de rigueur et de compétence auplan international n’est pas contestable ; ceux-ci ont constamment approuvé lescomptes de Gec Alsthom sans aucune réserve depuis la formation du groupe il y ahuit ans. »

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EXIGENCES

L’opération d’introduction en Bourse est donc lancée. Mais elle a unprix – un « prix fort », diront certains plus tard avec ce discernementsupérieur que procure l’analyse rétrospective –, un prix qu’avec JimCronin et Claude Darmon, je pèse et soupèse avant de l’accepter.L’alternative n’est d’ailleurs pas d’accepter ou de renoncer à la miseen Bourse. Cette dernière est décidée et se fera de toute façon. Laseule question est de savoir quelle équipe la conduira et si, avec mesdeux collègues, je considère le risque qui sera pris, comme raison-nable et gérable sans compromettre l’avenir de l’entreprise.

Le délai qui s’est écoulé entre l’arrêt du projet de fusion avecFramatome (mars 1997) et l’annonce de l’introduction en Bourse(décembre 1997) ne s’explique en effet que par le temps qu’il a falluaux deux actionnaires pour se mettre d’accord sur les exigences nonnégociables imposées au management.

L’objectif initial d’Alcatel Alsthom – stratégique ou tactique, je nesais – est d’obtenir qu’au terme de la mise en Bourse, il soit l’action-naire le plus important, GEC détenant moins d’actions que lui, situa-tion qui aurait prévalu si la fusion avec Framatome était intervenue.

Cette asymétrie reste tout aussi évidemment inacceptable pourGEC. Alcatel Alsthom y renonce et obtient en échange que GecAlsthom achète Cegelec préalablement à la mise en Bourse et que celle-ci soit structurée juridiquement d’une manière qui lui évite de rendreimposable la plus-value qui sera réalisée à cette occasion. Mais GEC neveut pas être en reste et demande le versement préalable d’un dividendeexceptionnel substantiel qu’Alcatel Alsthom ne saurait décemmentrefuser même s’il comprend mieux que son partenaire la nécessité pourl’entité mise en Bourse de disposer d’un bilan convenable.

La première exigence, l’achat de Cegelec, ne nous fait pas réelle-ment problème, bien au contraire.

Cette opération met fin à un contentieux vieux de vingt-sept ansentre Alstom et son actionnaire français. C’est en effet en 1971 que

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la CGE crée CGEE Alsthom – devenu Cegelec en 1989 – par leregroupement forcé de la CGEE et des départements d’entrepriseélectrique de la SGE et d’Alsthom. En 1980, quand la CGE reprendla majorité d’Alsthom après quatre années où elle est restée minori-taire à la suite de l’absorption des Chantiers de l’Atlantique, Alsthoms’attend à récupérer le contrôle de la future Cegelec. Il n’en sera rien.

En dépit d’une revendication exprimée avec constance par lesresponsables successifs d’Alstom, les dirigeants qui se sont succédé àla tête de la CGE, puis d’Alcatel Alsthom, Ambroise Roux, GeorgesPébereau et Pierre Suard 56, ne lui donneront jamais cette satisfaction.

Alstom est de ce fait la seule des grandes entreprises énergétiques etferroviaires à ne pas disposer en son sein des compétences systèmes etingénierie électriques lui permettant de faire des offres globalescohérentes et optimisées. Il lui faut se mettre en consortium avecCegelec dont l’actionnariat est différent du sien, ce qui complique singu-lièrement l’élaboration des prix et l’action commerciale. Nousaccueillons donc cette première exigence comme une «divine surprise»qui nous permettra enfin de procéder aux rationalisations nécessaires.

Bien entendu nous savons que, dans Cegelec, il y a aussi unedeuxième activité, appelée entreprise « régionale», qui offre desinstallations électriques et des services à l’industrie et au bâtiment etqui nous intéresse beaucoup moins, mais dont nous pensonsaméliorer la rentabilité qui est alors médiocre.

Dès lors la seule préoccupation du management d’Alstom est quele prix que nous serons amenés à payer soit convenable et défen-dable, sachant que les risques que recèle cette entreprise que nous

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56. Pierre Suard s’en faisait encore récemment, huit ans après avoir quitté la prési-dence d’Alcatel Alsthom, un titre de gloire en écrivant dans Le Monde du 3 octobre2003 : « La direction d’Alstom tenait, depuis longtemps, à acquérir Cegelec, filialespécialisée dans l’entreprise électrique que j’avais soigneusement veillé à tenirindépendante de la fabrication des équipements, car les cultures sont très diffé-rentes dans ces deux métiers complémentaires. » Point de vue que les dirigeantssuccessifs d’Alstom ont toujours contesté…

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connaissons bien, puisqu’elle est notre partenaire forcé depuis vingt-sept ans, sont limités.

Au résultat de la négociation, nous décaissons 1,6 milliardd’euros pour une société dont le chiffre d’affaires est de 3,4 milliardsd’euros, mais qui nous apporte une trésorerie qui, une fois déduitesses dettes, se monte à environ 1,1 milliard d’euros. Le cash netdépensé par Alstom pour cette acquisition est donc d’environ500 millions d’euros. Trois chiffres encore : le résultat opérationnelde la société, 70 millions d’euros, le résultat financier, 39 millions, lerésultat net, 43 millions.

Le lecteur averti jugera. Quant au lecteur non averti, je ne luidemanderai pas de me croire sur parole, mais je lui dirai simplementque la Banexi qui fait partie du groupe devenu BNP Paribas depuis,qui s’est fait une réputation en la matière et qui évidemment n’est pasimpliquée dans l’opération, a produit le 14 mai 1998 « une lettred’opinion», habituelle en la circonstance, confirmant « le caractèreraisonnable» des termes économiques de la transaction.

Au demeurant, trois ans plus tard, la cession du secteur entre-prise, l’ancienne entreprise « régionale», pour financer l’acquisitionde la deuxième tranche de ABB Power, confirme ce jugement. Pource secteur qui représente environ la moitié de l’ex Cegelec et qui seravendu, à travers un management buy out, à un groupe d’investisseurs,dirigé par CDC Ixis et Charterhouse Development et qui s’est assuréles services de Claude Darmon et de Jacques Gounon, Alstom encais-sera 770 millions d’euros et conservera les 600 millions de cashdétenus par l’entité cédée, soit au total 1,4 milliard d’euros, autantque le prix d’acquisition total de l’ancienne Cegelec. Là encore,Merril Lynch, autre maison réputée, n’aura pas de difficultés àconfirmer le caractère raisonnable de cette seconde transaction quise traduira d’ailleurs par une plus-value de 106 millions d’euros 57.

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57. Page 25 des informations financières du rapport annuel d’Alstom pour 2001-2002.

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Enfin les activités «systèmes et ingénierie électriques» issues deCegelec qui ont été transférées aux secteurs «production d’énergie»,«transmission et distribution d’énergie» et «transport» d’Alstom onttoutes connu depuis lors un rythme rapide de croissance profitable.

Ainsi dans le débat historique qui a opposé la maison-mère à safiliale, c’est cette dernière qui a eu raison, mais je doute que cela soitjamais reconnu et admis par certains des protagonistes encorevivants, tant l’émotion et la subjectivité l’ont emporté au fil desdécennies sur la sérénité et l’objectivité que naïvement on croitpouvoir attendre d’une controverse entre ingénieurs !

La deuxième exigence, celle d’un montage juridique de l’opéra-tion de mise en Bourse évitant à Alcatel Alsthom d’être imposée surla plus-value réalisée, nous préoccupe davantage.

Bien entendu le souci d’optimisation fiscale d’Alcatel Alsthom estparfaitement compréhensible. La difficulté est que, pour le satisfaire,il faut transférer tous les actifs de la société néerlandaise GecAlsthom NV vers sa filiale à 100 % Gec Alsthom SA, dont les actionsseront ensuite apportées à Alstom SA, société de droit françaisnouvellement constituée qui sera introduite en Bourse. Ces actifscomprennent notamment les actions de la société European GasTurbines NV, détenue à 90 % par Gec Alsthom et à 10 % par GeneralElectric et qui gère l’activité turbines à gaz de grande puissance,développée sur la base de la licence octroyée par le partenaire améri-cain. Or ce transfert peut s’analyser comme un changement decontrôle au regard de l’accord de licence sur les turbines à gaz et peutdonner à General Electric la possibilité d’y mettre fin.

Certes la violation de l’accord n’est qu’apparente et formelle etn’est pas de nature à modifier la substance de la relation entre lesdeux partenaires. Nos avocats sont convaincus que, si contentieux ildevait y avoir, Alstom aurait d’excellents arguments à faire valoirpour exiger le maintien de la licence. Néanmoins le risque existe etnous ne pouvons garantir que General Electric n’utilise pas cetteopportunité pour tenter de remettre en cause la pérennité et lestermes de l’accord de licence.

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Aucune autre solution n’est trouvée pour aboutir au résultatrecherché qui constitue pour Alcatel Alsthom un élément nonnégociable de l’opération. Elle est donc mise en œuvre, mais nousveillons à ce que ce risque de modification ou de résiliation de lalicence soit soigneusement et clairement décrit dans les documentsde l’offre publique de vente validés par la Commission des opéra-tions de Bourse (COB) et son homologue américaine (SEC). Nousprécisons également que General Electric nous a fait savoir sa préoc-cupation sur ce changement de structure, que nous privilégions larecherche d’un accord amiable avec notre partenaire et que, dans lecas extrême d’une éventuelle résiliation, l’accord de licence prévoitque nous pourrons continuer à utiliser les technologies déjà transfé-rées sans bénéficier des améliorations futures, les redevances dispa-raissant progressivement pendant une période de cinq ans.

Nos futurs actionnaires ne sont donc pas pris par surprise. Maisil est clair que, dans le contexte de la détérioration déjà engagée denos relations avec General Electric et après l’échec du rachat deWestinghouse, cet élément confirme le caractère prioritaire durepositionnement de notre secteur énergie.

La troisième exigence, le versement d’un dividende exceptionnelavant l’introduction en Bourse, est tout aussi incontournable.

En neuf ans, de 1989-1990 à 1997-1998, bien que, pendant cettepériode, chaque année, les deux actionnaires aient prélevé 70 % durésultat sous forme de management fees et de dividendes, les capitauxpropres de Gec Alsthom ont été portés d’un peu moins de1,3 milliard d’euros à un peu plus de 2,3 milliards. C’est cet accrois-sement qu’ils entendent récupérer en prélevant un dividende excep-tionnel de 1,2 milliard d’euros 58.

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58. Ce montant n’inclut pas l’acompte sur dividende de 226 millions d’euros queles actionnaires cédants ont également prélevé à leur seul profit au titre de l’exer-cice 1998-1999.

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Ainsi au 1er avril 1998, après prise en compte de l’ensemble desopérations liées à l’introduction en Bourse et avant constatation durésultat de l’exercice 1998-1999, les capitaux propres du nouvelAlstom se réduisent à 1,3 milliard d’euros, au même niveau queneuf ans auparavant alors que, dans l’intervalle, pour ne prendre quece seul indicateur, le chiffre d’affaires a connu une augmentation deplus de 70 %, passant de 6,5 milliards à 11,2 milliards d’euros.

Jim Cronin, Claude Darmon et moi sommes évidemment tout àfait conscients qu’une entreprise comme Alstom, engagée dans lesgrands projets d’infrastructure avec les risques contrôlables, maisréels, qui leur sont associés, a besoin de fonds propres solides. Maisnous sommes bien les seuls de cet avis. Aussi bien les responsablesfinanciers d’Alcatel et de Marconi comme leurs banquiers conseils,Crédit Suisse First Boston et Goldman Sachs, nous assurent que nosréflexes – peut-être influencés par le fait d’appartenir à une autregénération (on me l’a dit avec délicatesse !) – sont ceux du passé etque désormais « l’effet de levier» constitue le nec plus ultra d’unegestion financière moderne et du succès auprès des investisseurs etdes banquiers.

Nous demandons à nos propres banquiers conseils de nous aiderdans notre effort de conviction, ce qu’ils font, avec loyauté, mais sansplus de succès, peut-être parce qu’intellectuellement, ils ne sont pasloin de partager le point de vue de leurs interlocuteurs. Je sensnéanmoins que Jean-Pierre Halbron, le directeur financier d’AlcatelAlsthom, a une certaine sympathie pour notre thèse et qu’il se satis-ferait d’un dividende exceptionnel limité à 600 millions d’euros,mais John Mayo, le directeur financier de GEC, présenté à l’époque,avant sa chute, comme la « star de la City», est intraitable.

La seule satisfaction que nous obtenons est l’inclusion dans l’opé-ration d’une augmentation de capital de 300 millions d’euros,présentée comme destinée à financer l’acquisition de Cegelec et dontle montant est modeste par rapport aux prélèvements qui sont effec-tués. Ces actions nouvelles s’ajoutent à celles qui seront offertes auxsalariés.

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Les réactions que nous recueillons dans les roadshows, cestournées de marketing indispensables pour assurer l’information desinvestisseurs et la vente des actions, ne démentent pas le point devue de nos interlocuteurs et nous confortent dans la conviction quele risque que nous avons pris est raisonnablement calculé. Je doisdire qu’un analyste – un seul – et un investisseur – un seul – expri-ment une préoccupation à ce sujet. Il s’agit, pour l’analyste, de ChrisHemingway de Lehman Brothers et, pour l’investisseur, Voltaire, unfonds londonien, géré par un Français.

Un article du Monde du 14 mars 1998 résume bien l’ambiance del’époque : « Les sociétés cajolent leurs actionnaires avec desdividendes exceptionnels. (…) Le temps est révolu où les groupesriches de liquidités étaient bien considérés. (…) Avec la baisse destaux d’intérêt, le coût des capitaux propres est pratiquement deuxfois plus élevé que celui des emprunts. Les dirigeants ont donc entre-pris de redistribuer dès que possible leurs excédents de capitaux àleurs propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires. »

Pourtant le même article note déjà : « Bouyghes, en 1996, a faitremonter un dividende exceptionnel de 512 millions de francs de safiliale Bouyghes Offshore, la vidant de sa trésorerie avant son intro-duction en Bourse. Les boursiers ont peu apprécié. Ils craignent dela même façon que les groupes français Alcatel Alsthom et britan-nique GEC se partagent un dividende exceptionnel de 10 milliardsde francs (1,5 milliard d’euros d’aujourd’hui), versé par leur sociétécommune Gec Alsthom avant son introduction en Bourse prévuepour les mois à venir. »

Les seules autres réserves exprimées l’ont été par les syndicatsd’Alstom lors de séances du European Works Forum, mais leurspréoccupations ne sont pas différentes de celles du management del’entreprise, même si celui-ci a fait le choix de présenter cetteexigence des actionnaires comme un défi que nous sommes capablesde relever, comme nous avions su le faire au cours des neuf annéesprécédentes.

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COTATION

Toutes difficultés surmontées, au prix d’un travail considérable deséquipes concernées, le grand jour arrive enfin. Le 2 juin 1998, jetiens la conférence de presse de lancement de l’introduction enBourse. Sur le conseil de nos banquiers, nous utilisons le françaisavec traduction simultanée, mais c’est une erreur que nous corrige-rons par la suite. L’entreprise est désormais tellement internationa-lisée 59 que l’intérêt qu’elle suscite hors de nos frontières l’emporte deloin sur celui que lui accordent nos compatriotes et notre moded’expression devra s’adapter à cette réalité.

J’annonce que l’offre publique de vente est lancée simultanémentsur les trois places financières de Paris, Londres et New York. Jeconfirme que les roadshows viennent de démarrer et vont sepoursuivre jusqu’au 18 juin et que les cotations débuteront le 22 juin.

J’énumère les huit décisions-clés qui sont associées à cet événement:un nouveau nom, Alstom sans «h», un nouveau logo qui veut illustrerle dynamisme, l’innovation et l’adaptabilité, un nouveau statut juridiquequi fait de Gec Alsthom NV de droit néerlandais un Alstom SA de droitfrançais, un nouvel actionnariat associant Alcatel Alsthom et GEC quiconserveront chacun environ 24 %, les salariés pouvant acquérir jusqu’à2%, et de nombreux actionnaires institutionnels et individuels, unnouveau conseil d’administration dont je détaille les caractéristiques, unnouveau comité exécutif concentré, une nouvelle dimension résultantnotamment de l’acquisition de Cegelec et enfin une valorisation encoreindicative comprise entre 6 et 7 milliards d’euros.

En conclusion je résume les raisons essentielles qui font, à monsens, de l’introduction en Bourse d’Alstom une excellente opération

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59. Un article du Nouvel Observateur du 18 juin 1998 est titré : « Alstom, premièreentreprise en euro. C’est la plus grosse introduction en Bourse hors privatisation.C’est aussi la reconnaissance pour le fabricant de TGV, devenu une multinationaleeuropéenne exemplaire. »

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d’investissement, que beaucoup des marchés où nous intervenonssont en forte croissance et à forte marge et que nous sommes plutôtmieux positionnés que d’autres pour en profiter, que nous affichonsdes résultats plus élevés et plus réguliers que nos principaux concur-rents, enfin la réserve importante de rentabilité pour les prochainesannées que constituent les activités récemment acquises.

Ce discours, je vais le développer et le répéter sans trêve avec JimCronin et François Newey sur les routes aériennes et terrestres en allantvisiter en Europe et aux États-Unis nos actionnaires potentiels et enmultipliant les présentations individuelles et collectives. Cette démarchede marketing intensif connaît un grand succès puisqu’elle permet auxactionnaires vendeurs de fixer le prix à 205 francs ou 31,25 euros, soità peu près au milieu de la fourchette annoncée au départ.

Nos banquiers conseils et nous-mêmes aurions cependantpréféré, compte tenu des demandes collationnées dans le book, qu’ilsfixent le prix à 195 francs ou 29,7 euros afin de permettre un démar-rage plus satisfaisant et plus « naturel » de la cotation pour la plusgrande offre publique de vente « privée» européenne. Mais une foisde plus la rapacité à court terme des deux actionnaires et surtout deGEC les conduira à retenir le chiffre le plus élevé et le plus tendu parrapport aux conditions du marché. La tenue du cours s’en ressentiraau cours des premières semaines.

Le 22 juin cependant la cotation débute. L’usage veut que je soisprésent symboliquement à l’ouverture dans la brasserie Le Vaudevillequi fait face au Palais Brongniart. Après quoi nous nous envolons pourNew York pour assister à la clôture de Wall Street où un gigantesquenez de TGV en carton pâte, aux couleurs de notre nouveau logo,installé dans la rue, marque l’événement. Je sonne la cloche avecRichard Grasso, le président du NYSE, dans l’atmosphère chaleureuse– sans doute artificiellement chaleureuse – que les Américains saventcréer en de telles occasions.

Je repars pour Paris où j’arrive exténué le lendemain matin alorsque commence le parcours boursier du nouvel Alstom sans apporterà nos nouveaux actionnaires la petite plus-value initiale qu’ils affec-

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tionnent en pareille circonstance et à laquelle l’État privatisant lesentreprises publiques les avait habitués. Il est vrai que, dans ce cas,ce sont d’autres actionnaires privés qui vendent et qu’ils n’ont pas àfaire de cadeaux, sauf à se souvenir qu’un bon démarrage boursierpeut faciliter les offres secondaires ultérieures par lesquelles ilspourront céder le reste de leurs participations 60.

Parallèlement, 28000 salariés d’Alstom souscrivent près de3 millions d’actions pour environ 50 millions d’euros venant compléterl’augmentation de capital de 300 millions d’euros placée sur le marché.

Un mois plus tard, dans un marché, il est vrai morose, l’action achuté de plus de 10 % sans qu’aucune information nouvelle ne justifiecette évolution. Alcatel Alsthom et GEC ont bien vendu leur fillecommune! Au cours d’introduction de 31,25 euros, sa valeur s’établità 6,7 milliards d’euros. Ce montant peut être rapproché des chiffresde l’exercice 1998-1999, premier exercice clôturé après l’introduc-tion : chiffre d’affaires, 14 milliards d’euros, résultat opérationnel,707 millions, résultat net, 303 millions et capitaux propres,1626 millions. À chacun de former son jugement !

Ce n’est que dix-huit mois plus tard, le 5 novembre 1999, quel’action Alstom entre dans le CAC 40 pour n’y rester d’ailleurs quedeux ans et demi, la chute de sa capitalisation boursière l’en faisantsortir le 3 avril 2002.

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60. En tout cas, l’introduction en Bourse d’Alstom aura échappé à la critiqueformulée par le prix Nobel d’Économie, Joseph Stiglitz, dans Quand le capitalismeperd la tête (Fayard, 2003), pages 204-205 : « Certains échanges de dons étaient sidiscrets qu’avant l’éclatement des scandales fort peu de gens en étaient informés.Les économistes se demandaient depuis longtemps pourquoi lors des introduc-tions en Bourse, ces IPO où l’on offre pour la première fois au public les actionsd’une entreprise, celles-ci l’étaient régulièrement à des prix très inférieurs au justeprix de marché, comme tendait à le prouver leur ascension rapide. C’étaient lesbanquiers d’affaires chargés de mettre les actions nouvelles sur le marché (et quel’on pouvait présumer bien au fait des perspectives de la firme) qui fixaient ces prixartificiellement bas. Concrètement ils faisaient cadeau de l’argent des actionnaires,ce qui pourrait être raisonnablement interprété comme une forme de volpatronal. »

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GOUVERNANCE

Quelques-unes des décisions qui ont façonné ce nouvel Alstomméritent un retour en arrière.

D’abord le nom. Quand je prends la résolution de retirer le « h »d’Alstom, j’imagine qu’il s’agira d’une simple formalité. Je pense quetout un chacun comprendra, sans difficulté, que ce changementpermettra à nos clients dans tous les pays du monde de mieux lire,de mieux mémoriser et de mieux prononcer notre nom. Il n’y auraplus l’éternelle confusion avec Alsthröm, le fabricant de chaudièresfinlandais et nous faciliterons la tâche de nos clients chinois. D’autrepart la mise en place d’une identité visuelle plus compacte et plusforte à l’image de celle dont bénéficient certains de nos concurrentssera facilitée. Passer de sept lettres à six lettres n’est pas neutre. Enfinsans renier nos racines industrielles, nous montrons que nous noustournons vers l’avenir.

Je demande que le concept soit testé sur des panels de salariés etde clients. Globalement, la réaction est très positive avec desnuances curieuses. Belfort est plus favorable que Rugby, peut-êtreparce qu’habitué à une plus grande diversité de contacts avec lesmarchés mondiaux. D’une manière plus générale, les Français et lesAméricains se rallient plus facilement que les Britanniques ou lesAllemands, plus attachés aux traditions. Mais nous ne décelons pasde réelle opposition, y compris au niveau des syndicats qui appré-cient le dynamisme novateur de l’approche.

La difficulté vient d’où je ne l’attends pas. Par courtoisie, j’aiconsulté les deux actionnaires même si cela concerne l’avenir d’uneentreprise qu’ils ne contrôleront plus. GEC se désintéresse de laquestion et me donne carte blanche. En revanche Serge Tchuruk quia personnellement la même attitude juge néanmoins opportun deconsulter son conseil d’administration qui, par la voix d’AmbroiseRoux, exprime une forte opposition. Il me convie donc à rendre visiteà l’intéressé, rue Roquépine, me laissant le soin de le convaincre.

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La préoccupation d’Ambroise Roux est à la fois historique ettactique. Il pense que ce changement nous coupera de nos racines etque cela est de nature à affaiblir notre culture d’entreprise à la foistechnique et française. En outre il ne désespère pas qu’un jour lenouvel Alstom revienne dans l’orbite d’Alcatel Alsthom dont iln’aime pas d’ailleurs qu’il devienne uniquement Alcatel et que parconséquent il ne faut rien faire qui agrandisse la distance entre lamère et la fille émancipée.

Très vite la conversation s’élargit. Je lui explique le nouvelAlstom, sa présence mondiale, ses positions stratégiques qu’ilconnaît mal. Je lui fais part des réactions des salariés de l’entrepriseet des clients. Je résume mon point de vue en lui disant qu’il s’agitd’un changement dans la continuité et en soulignant que l’introduc-tion en Bourse en mettant fin au face-à-face franco-britanniquepermet de « refranciser» Alstom dans la mesure où la contributionmajeure de notre pays à la réalité opérationnelle de l’entreprise nesera plus occultée ou contrée par la structure de l’actionnariat.Finalement Ambroise Roux comprend ma démarche et, sans yadhérer véritablement, s’y résigne.

En définitive la nouvelle orthographe du nom entre dans lesmœurs sans difficulté même si de temps à autre quelques grincheuxregrettent encore l’ancienne dénomination peut-être comme unsymbole d’un bon vieux temps, plus idéalisé que réellement vécu. Lenouveau logo a contribué aussi à ce succès. L’engrenage rouge, ceque j’appelle l’engrenage, ne m’enthousiasme pas, mais ce n’est pasle cas de mes collaborateurs les plus proches qui sont tous séduits.Je me rallie à leur point de vue que l’expérience confirme.

Une autre décision, en fait beaucoup plus importante, ne va pasde soi : la triple cotation à Paris, Londres et New York.

Paris s’impose pour la cotation primaire. Nous avons envisagé unmoment de rester à Amsterdam mais, dans le nouveau contexte,aucune raison ne nous y poussait, ni fiscale, ni financière. Le seulargument est qu’il s’agit d’un terrain neutre entre Paris et Londres,mais la logique consistant à retenir le pays où nous avons la plus

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forte implantation ainsi que la dimension du marché de Parisl’emportent aisément. Alstom sera Alstom SA.

Il n’y a pas d’avantages véritables à une cotation à Londres. Leseul argument est que GEC souhaite offrir un accès direct pour sespropres actionnaires à une action Alstom « britannique». Pour mapart, je n’y suis pas hostile, car je sais que nos 23000 salariés britan-niques seront sensibles à une telle cotation et la charge supplémen-taire reste limitée, car Londres accepte de se référer à ladocumentation boursière de Paris dûment traduite. Nous irons doncà Londres.

Pour New York, la décision est plus complexe. La charge detravail, les contraintes de toute nature et les coûts de cette cotationsont substantiels. Je le sais, car Andrew Hibbert, notre directeurjuridique qui est notamment avocat au barreau de New York m’enavertit, comme à son habitude, avec clarté et précision. Lesarguments en sens inverse ne sont pas négligeables. La présence àNew York peut élargir le marché de l’action, notre image vis-à-vis denos clients et de nos salariés américains sera renforcée par unecotation à Wall Street, les contraintes de transparence qui nousseront imposées peuvent renforcer la crédibilité et la visibilité del’entreprise. Et quant à la charge de travail, si, comme je le pense àce moment-là, tôt ou tard, nous serons obligés d’aller à New York,autant tout faire d’un coup pour ne plus y revenir.

Le seul à me mettre en garde contre cette initiative est Jean-PierreHalbron. Il a eu raison, et j’ai eu tort de ne pas l’écouter. Lescontraintes bureaucratiques qu’impose la cotation à New York sontpires que tout ce que j’ai pu imaginer ; la nécessité de satisfaire enparallèle et simultanément aux règles de Paris et de New York,parfois divergentes, constitue un casse-tête permanent ; le fait d’êtreobligé de publier et d’expliquer nos comptes en principescomptables US en même temps que les comptes français introduitdistorsion, confusion et occasion de spéculation ; la cotation à NewYork ne nous apporte pas un actionnaire supplémentaire avec unvolume de transactions ridiculement faible.

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C’est la raison pour laquelle, avant mon départ d’Alstom, j’ailancé l’étude des conditions dans lesquelles nous pourrions nousretirer de Londres et de New York. Pour Londres, mon successeur l’afait. Je lui souhaite de pouvoir aussi le faire un jour pour New York.

Quelques mots du comité exécutif qui est en place au moment del’introduction en Bourse. Il est formé de huit personnes : le président-directeur général que je suis, Claude Darmon, le directeur général,chargé des opérations, Jim Cronin, le directeur général qui superviseles affaires financières et commerciales, les patrons des trois princi-paux secteurs, Nick Salmon pour l’énergie, Robert Mahler pour latransmission et la distribution et André Navarri pour le transport, ledirecteur financier, François Newey et le directeur juridique, AndrewHibbert. Une équipe compacte, motivée et engagée pour le succès dunouvel Alstom comme le sont Patrick Boissier, le responsable dusecteur marine, et Yvon Miran, qui vient de Cegelec et qui sera bientôtle responsable du nouveau secteur entreprise.

Mais du point de vue du gouvernement de l’entreprise, l’acte le plusimportant est la constitution du nouveau conseil d’administration.

La page n’est pas totalement vierge. Chacun des deux action-naires d’origine conserve 24 % du capital. Il est donc naturel qu’ilssoient représentés au conseil. J’obtiens qu’ils le soient par leurs chefsde file, Serge Tchuruk et Jean-Pierre Halbron pour Alcatel Alsthomqui devient désormais Alcatel tout court, Lord Simpson et JohnMayo pour GEC qui devient Marconi, le nom de sa branche défense.

Outre moi-même, ce conseil comportera dès le départ troisadministrateurs non exécutifs indépendants : Klaus Esser qui estencore à cette époque vice-président du directoire de Mannesman,Jacques de Larosière, notamment ancien président de la BERD etancien gouverneur de la Banque de France et désormais conseillerdu président de BNP Paribas et enfin Sir William Purves qui vient deprendre sa retraite de président de la Hong Kong Shanghai Bank, lapremière banque mondiale qu’il a dirigée pendant plus de vingt ans,et que je vais proposer de nommer vice-président non exécutif duconseil.

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Deux comités sont constitués entre lesquels les membres duconseil se répartissent. Le comité des nominations et des rémunéra-tions est présidé par Sir William Purves et comprend, Serge Tchuruk,George Simpson et moi-même 61. Le comité d’audit regroupe, sous laprésidence de Jacques de Larosière, Klaus Esser, Jean-Pierre Halbronet John Mayo.

Ainsi alors que le nouvel Alstom commence à fonctionner, je suisassez satisfait par la diversité des nationalités des membres qui lecomposent en harmonie avec la substance industrielle et commer-ciale de l’entreprise et par la qualité et la dimension des personna-lités qui le constituent, qui me paraissent de nature à garantir que lesrègles et l’éthique du gouvernement moderne des entreprises serontscrupuleusement respectées.

Pendant deux ans, la composition du conseil restera inchangée.Le premier changement résulte du départ de Jacques de Larosière endécembre 2000 et son remplacement par Jean-Paul Béchat enjanvier 2001. En mai 2001, après l’offre secondaire qui a conduitAlcatel et Marconi à réduire leurs participations à moins de 5 %,Serge Tchuruk et John Mayo se retirent du conseil. À ma demande,pour assurer une certaine continuité, l’un de leurs deux représen-tants d’origine demeure. Ce seront George Simpson et Jean-PierreHalbron. Quant à ceux qui partent, ils seront remplacés par JimCronin et Paolo Scaroni qui nous quitte cependant rapidement avantd’être bientôt nommé à la tête de l’ENEL, l’EDF italienne, dontAlstom est un des fournisseurs et aspire à le devenir davantage.

Dans l’intervalle l’assemblée générale approuve la proposition duconseil de nommer deux nouveaux administrateurs. Il s’agit dePatrick Kron que j’ai perçu dès juillet 2000 comme un successeurpossible et de Candace Beinecke, qui est Chairwoman de HughesHubbard & Reed, l’une des principales firmes d’avocats américaines,

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61. Bien entendu je ne participe pas aux séances ou aux parties de séances où esttraitée ma situation personnelle !

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et dont la contribution remarquable au conseil, notamment pendantla crise finale, l’élégance et la finesse demeurent dans ma mémoire.

Le dernier changement sera la conséquence du départ de Jean-Pierre Halbron lors de l’expiration de son mandat. Georges Chodronde Courcel, numéro trois de BNP Paribas, accepte ma proposition dele remplacer et il est nommé à l’assemblée générale de juillet 2002.Je pense en effet que, dans les temps difficiles que vit l’entreprise, ilest approprié que le conseil ait dans ses rangs, un administrateurproche de l’un de ses principaux banquiers.

Ainsi à mon départ, neuf membres composent le conseil, nombrequi serait resté à dix avec Paolo Scaroni, ce chiffre de dix me parais-sant représenter un optimum à la fois pour permettre un travailefficace et pour assurer une diversité suffisante. Sur ces neufmembres, quatre sont français (Béchat, Chodron de Courcel, Kron etmoi), trois sont britanniques (Cronin, Purves et Simpson), un estallemand (Esser) et la dernière (Beinecke) est américaine.

Je sais qu’il est de bon ton aujourd’hui de chercher des boucsémissaires quand une entreprise traverse une crise, le conseil d’admi-nistration par son anonymat collectif, mais néanmoins restreint étantbien placé pour jouer ce rôle. Je suis évidemment mal placé pourtémoigner, mais j’ose néanmoins dire que le conseil d’Alstom aglobalement bien fait son travail, notamment dans le processus dema succession. Je pense qu’il aurait pu mieux faire dans la gestion ducalendrier et dans la motivation publique de mes indemnités, maisces critiques sont mineures.

Par ailleurs il a exercé avec discernement et fermeté sa fonctionde surveillance et de contrôle notamment par le canal du comitéd’audit, en particulier à partir de l’affaire Renaissance. Certainsdiront que, sur tel ou tel point, la communication par exemple, ilpouvait être plus exigeant à mon égard. Peut-être, mais il a travailléet a formulé les recommandations normales imposées par lescirconstances.

Les échanges entre les membres et le management ont été directset transparents, notamment parce qu’en l’absence de représentants

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du personnel, Alstom SA, le holding de tête du groupe n’employantaucun salarié, aucune autocensure n’a été pratiquée, comme c’estparfois le cas ailleurs. Outre le président, assistent aux séances, lesdeux directeurs généraux, le directeur financier et le directeurjuridique de même que périodiquement les présidents de secteurs.Surtout à partir de 2000, je corresponds électroniquement trèsfréquemment avec les membres du conseil pour les tenir informés entemps réel de l’évolution des affaires essentielles. Je crois donc qu’ilserait abusif et injuste d’imputer au conseil d’Alstom des diligencesinsuffisantes dans la crise qu’a traversée l’entreprise.

En revanche, ce que je me reproche, c’est de n’avoir introduit quetrop tardivement plus de sang neuf. En mai 2001, j’aurais dû fairepartir non pas seulement la moitié mais tous les représentants desprécédents actionnaires et j’aurais dû attacher plus de soin au recru-tement d’administrateurs de premier rang, notamment français, plusindustriels que financiers et particulièrement à même de comprendreen profondeur le fonctionnement de l’entreprise. Tant que les chosesallaient bien, cette lacune n’a pas présenté d’inconvénients. Quandelles ont mal tourné, les hommes ou femme d’expérience dont j’aidisposé m’ont dispensé des conseils précieux, mais, faute d’être suffi-samment enracinés dans l’environnement industriel, ils n’ont pas pum’apporter les avis, les relais et les soutiens qui m’auraient permispeut-être d’agir avec plus d’efficacité et plus de rapidité.

Alstom est donc désormais en Bourse. Le parcours de la grandeentreprise industrielle européenne, Gec Alsthom, qui lui a donnénaissance, a été atypique, long et difficile. Neuf années d’actionnariatbipolaire et paritaire ont été un défi sans précédent que nous avonssu relever.

Beaucoup d’entre nous aurions préféré l’absorption par AlcatelAlsthom ou à défaut la fusion avec Framatome, convaincus quel’optimum pour une activité comme la nôtre, les infrastructures pourl’énergie et le transport, est de s’intégrer dans l’ensemble le plus vasteet le plus fort possible, comme le montrent les exemples réussis denos deux principaux concurrents. Je ne perdrai pas de vue cette

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nécessité, même si les circonstances et le temps dont j’ai disposé neme permettront pas de la satisfaire.

En attendant, je convie l’entreprise à faire sienne la belleambition de la mise en Bourse et de la marche en avant dans l’indé-pendance qu’elle représente. Ainsi, alors que les jours qui passentsont désormais scandés par le cours de Bourse, trois priorités straté-giques s’imposent à moi comme incontournables : d’abord et avanttout renforcer la performance opérationnelle, ensuite surmonterl’impasse dans laquelle se trouve notre secteur production d’énergie,enfin rechercher inlassablement la grande alliance qui soit de natureà stabiliser l’avenir à long terme de l’entreprise.

OPÉRATIONS

La performance opérationnelle, c’est principalement la responsabi-lité de Claude Darmon depuis que je l’ai nommé le 1er avril 1996directeur général chargé des opérations, Chief Operating Officer dansla terminologie anglo-saxonne. Il le sera jusqu’au 1er juillet 1999,date à laquelle il deviendra Chairman and Chief Executive Officer deABB Alstom Power, la société commune que nous avons créée avecABB dans le domaine de la production d’énergie.

Mes relations avec Claude Darmon sont anciennes. Je le rencontrepour la première fois à la direction du Budget où jeune polytechnicienet administrateur de l’INSEE, il fait la synthèse des recettes de l’Étatet où j’apprécie ses qualités intellectuelles. Il n’y reste cependant quepeu de temps, rejoignant Saint-Gobain où il fait ses «classes» indus-trielles avant d’intégrer la Compagnie générale d’électricité, d’abord àla Compagnie européenne d’accumulateurs dont il devient, aprèsquelque temps le directeur général sous la présidence d’EdouardBalladur, puis à la SAFT dont il est président-directeur général, deuxpositions où j’ai l’occasion d’observer ses compétences industrielles.

C’est dans cette dernière entreprise que je vais le chercher pourlui proposer de rejoindre Gec Alsthom, transfert auquel Pierre Suard

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consent non sans réticences. Mon offre initiale est qu’il deviennedirecteur général de la division transmission et distributiond’énergie. Cependant quinze jours avant son arrivée, je lui annoncequ’en définitive, je lui demande de devenir directeur général de ladivision transport. Je dois en effet me séparer de Michel Perricaudetqui exerce cette fonction et qui, pour estimable et motivé qu’il soit,ne saura pas mener à son terme le redressement nécessaire.

Le secteur transport a été longtemps une success story d’Alstom.Néanmoins, quand je prends mes fonctions en 1991, il enregistre undéficit substantiel. Il est empêtré dans des problèmes de qualité,concernant notamment la livraison de l’Eurostar dont la commande aété prise en commun avec GEC avant même la constitution de GECAlsthom. Il peine aussi à sortir d’un mode de relations avec ses clientset notamment le principal d’entre eux, la SNCF, qui en fait un fabri-cant de trains sans véritable capacité autonome de développement etd’ingénierie. Enfin il achève péniblement d’intégrer les sociétésfrançaises qui ont été regroupées autour de lui, l’intégration avec lesactivités correspondantes de GEC n’ayant pas réellement commencé.

Le parcours de Claude Darmon à la tête de cette division est remar-quable. D’une structure qui est encore dans une large mesure une sorted’«arsenal» de la SNCF et de la RATP, bénéficiant de quelquescommandes à l’exportation, insuffisantes pour compenser la dispari-tion programmée du marché national, il fait en un peu plus de quatreans une entreprise de plein exercice, motivée et conquérante, maîtri-sant progressivement ses technologies, engageant son déploiementinternational et surtout devenant la plus profitable de la profession.

Aussi quand il m’explique, après avoir accompli ce travail, qu’ilsouhaite prendre des responsabilités plus larges en devenant auprèsde moi le directeur général des opérations, j’accepte de réfléchir àcette possibilité. J’y suis d’autant plus enclin que le départ à laretraite de Paul Combeau a laissé un grand vide, que la grande grèvede fin 1994 a montré l’inconvénient qu’il y a pour l’entreprise à ceque je sois en première ligne sur les opérations et enfin que sa taillegrandissante justifie un renforcement de l’équipe de direction.

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J’hésite néanmoins. Je me demande si ses talents ne seraient pasmieux utilisés s’il prenait la tête de la division production d’énergiepour succéder à Kelvin Bray qui prend sa retraite le 30 mai 1997 etque je remplacerai en définitive par Nick Salmon. Et surtout jem’interroge sur notre écart d’âge que je trouve trop limité, considé-rant que la position qu’il ambitionne devrait être le tremplin normalpour mon futur successeur.

Je me convaincs néanmoins que cette nomination est la bonnedécision. Désormais donc c’est Claude Darmon qui présidera lesbusiness reviews mensuelles avec les directeurs généraux de division,qui aura avec eux le dialogue permanent destiné à stimuler leurperformance, qui prendra position sur les grands appels d’offres etqui supervisera les actions de rationalisation et de modernisation.Du coup, tout en étant informé en temps réel par lui de l’évolutiondes affaires industrielles et en rencontrant une fois tous les quinzejours en tête-à-tête les directeurs généraux de division, je meconcentre sur l’action stratégique, sur l’action commerciale et sur lesrelations avec les investisseurs.

Claude Darmon imprime sa marque très rapidement. Il renforceles compétences industrielles au niveau du siège. Il lance des actionstransversales énergiques dans le domaine des achats et de la qualité.Il rationalise les relations entre les divisions et les pays à travers leréseau international. Il anime l’intégration des acquisitions et notam-ment de Cegelec. Il apporte une contribution importante au choixdes hommes-clés. Ainsi c’est lui qui identifie Patrick Boissier dontj’approuve le recrutement sans hésitation, me félicitant rétrospecti-vement de ce choix.

Cependant l’évolution de la marge opérationnelle qui reste stablependant la période ne reflète pas le travail accompli. De 5,2 % en 1996-1997, elle tombe à 4,7 % en 1997-1998 (4,2 % pro-forma pour tenircompte de l’intégration de Cegelec) pour remonter à 5 % en 1998-1999et rechuter à 4,5 % en 1999-2000, ce chiffre étant négativement affectépar l’inclusion pour la première fois de 50 % de ABB Alstom Power quivient d’être créé et s’établissant à 5,7 % pour les activités hors énergie.

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Pourtant je pense avec le comité exécutif qu’une marge opéra-tionnelle de 6 % est accessible. C’est l’objectif que j’ai annoncé pour2002 au moment de l’introduction en Bourse et que je repousserai à2003 au moment de l’acquisition de ABB Power.

Quatre facteurs de retournement nous donnent confiance. D’abordla cession progressive du secteur industrie qui sera achevée en 2000-2001 dont l’élimination de la marge, très faible, doit contribuermécaniquement au redressement de la marge globale. Ensuite l’inté-gration dynamique de Cegelec et la cession en 2001-2002 de sa partiela moins profitable, l’entreprise régionale, vont aller dans le mêmesens. De plus la transformation du secteur marine en une entrepriseraisonnablement profitable sans subventions va éliminer « l’épée deDamoclès» qu’il fait peser sur notre performance. Enfin nous atten-dons de la rationalisation de notre secteur production d’énergie,engagée à marche forcée avant et après l’acquisition en deux étapesd’ABB Power, qu’elle dégage une marge opérationnelle supérieure à6 % dans ce qui va désormais représenter la moitié d’Alstom.

Deux événements vont perturber ce scénario : le sinistre techniqueet commercial des turbines à gaz de grande puissance GT24/GT26 quicommencera à affecter négativement le compte de résultat à partir de2000-2001 jusqu’en 2003-2004, le retournement brutal du marché dela production d’énergie à partir de l’automne 2002 qui imposera descoûts de restructuration supplémentaires et retardera le retour à unemarge opérationnelle normale dans ce secteur.

Pour autant mon successeur, Patrick Kron, n’abandonnera pas laréférence à cet objectif de 6 % en fixant désormais l’échéance à 2005-2006. Ce qui confirme, par le jugement d’une équipe renouvelée,qu’un tel objectif est normal et accessible dans le type d’industriedans lequel opère Alstom. Mais ce qui confirme aussi que, commecela a été fait ailleurs et comme je ne l’ai sans doute pas fait suffi-samment, la communication doit insister sur le fait que cet objectifne peut être atteint que dans une configuration de croissance écono-mique et d’augmentation en volume des marchés de l’énergie et dutransport qu’il faut quantifier, sauf à bercer d’illusions les analystes

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et les investisseurs qui ne feraient pas d’eux-mêmes ce raisonnementde bon sens.

PRODUCTION D’ÉNERGIE

L’introduction en Bourse n’a pas réduit, mais a au contraire aggravél’acuité de la question stratégique que continue de poser l’avenir denotre secteur production d’énergie. La pression de General Electricpour réduire par tous les moyens possibles les avantages que noustirons de la licence s’intensifie. Dès juin 1998, nous nous attaquonsau problème, considérant que prendre l’initiative est dans notreintérêt tactique de manière à éviter que s’installe une logique deconflit qui pourrait être dévastatrice, notamment vis-à-vis de nosclients qui auraient vite choisi, s’ils y étaient contraints, entre lelicencié et le bailleur de licence !

Une première voie est explorée : au lieu de rompre nos relationsavec General Electric, pouvons-nous les réaménager d’une manièrequi puisse satisfaire les deux parties ? L’hypothèse de deux sociétéscommunes, l’une à majorité General Electric pour les turbines à gaz,et l’autre à majorité Alstom pour les turbines à vapeur, est étudiée,mais il apparaît rapidement que General Electric n’est pas réellementdéterminé à aller de l’avant dans cette direction notamment en raisonde la difficulté de mettre au point un système équilibré de relationsentre les deux futurs ensembles.

Une deuxième option est envisagée, qui ne manque pas d’attraitsà court terme, que nous appelons le scénario du soft landing. Ilrésulte en effet de l’accord de licence que, si celle-ci est interrompue,nous continuons à avoir le droit d’exploiter toutes les technologiesacquises à cette date et avons évidemment le droit de les améliorerou de les renouveler par nos propres moyens. Nous pensons que,dans ce cas de figure, nous pouvons faire décroître notre activitéturbines à gaz de grande puissance de manière profitable pendantquelques années, mais qu’il est hors de notre portée financière,

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commerciale et probablement technique de rebondir par la mise aupoint d’une technologie autonome qui serait la sixième au mondederrière celles de General Electric, de Westinghouse, de Siemens (cesdeux dernières étant alors distinctes, comme elles le sont encoreaujourd’hui), de ABB et de Mitsubishi, et donc probablement celle detrop ! Nous ne sommes pas loin de conclure que le soft landingconduirait à long terme au dépérissement progressif de notre activitéproduction d’énergie.

Or dans la même période, nous avons commencé à réfléchir àl’éventualité d’un rapprochement avec ABB. Des discussions entrehomologues des deux secteurs production d’énergie ont lieu pério-diquement et nous sentons un intérêt grandissant de la part de cesinterlocuteurs pour approfondir un tel schéma au motif que troistechnologies européennes, Siemens, désormais renforcé parWestinghouse, ABB et potentiellement Alstom face à une techno-logie américaine, désormais unique, bénéficiant à plein des subven-tions considérables du Department of Energy alors que l’Unioneuropéenne se désintéresse totalement de ce sujet, n’ont probable-ment pas d’avenir.

Mais avant d’aller de l’avant, il faut d’abord nous convaincre quele choix technologique qu’a fait ABB pour la nouvelle génération demachines de la classe F, c’est-à-dire le recours à deux chambres decombustion ou sequential combustion est viable. Ce n’est pas uneapproche totalement nouvelle, mais c’est la première fois qu’elle estutilisée à cette échelle. Nos meilleurs experts, formés à l’école deGeneral Electric et de Rolls Royce, étudient la question et concluentque, au plan théorique, cette approche est intéressante et peut mêmeprésenter des avantages compétitifs importants, même si, bien sûr,des vérifications plus approfondies sont nécessaires si la décision estprise de se rapprocher d’ABB.

Une autre condition préalable doit être satisfaite : il faut obtenirque, dans l’éventualité d’une fusion entre les deux activités produc-tion d’énergie d’Alstom et d’ABB, General Electric accepte à la fois deracheter au même moment l’activité turbines à gaz de grande

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puissance que nous avons développée avec leur technologie à unprix convenable et de voir Alstom se rétablir le lendemain dans uneactivité en concurrence frontale.

JACK WELCH

Le seul moyen de s’en assurer est que j’aille voir Jack Welch, ce queje fais à New York au cours d’un déjeuner qu’il m’offre au RockefellerCenter devenu le GE building. Le démarrage est glacial. Les relationsentre les deux entreprises sont devenues détestables. Nos activités demaintenance et de pièces de rechange se développent très rapide-ment, ce que General Electric, ne supporte pas, nous accusant de«casser les prix», sous-estimant la performance de notre usine deBelfort dans les achats et la réduction des coûts, comme celui qui estencore notre partenaire pourra s’en convaincre ultérieurement aucours des due diligences, préalables à l’acquisition.

Mais nous n’en sommes pas là. J’explique à mon interlocuteurque, quand les relations entre deux groupes responsables comme lesnôtres se détériorent de cette manière après des années de bonneentente, la faute n’en incombe pas aux personnes, mais à la situationdans laquelle ils se trouvent.

D’ailleurs, je le pense toujours, j’ai toujours eu la plus grandeadmiration pour lui depuis ce jour de septembre 1991 où nous avonsfait connaissance au cours d’un déjeuner au siège de Gec Alsthom àParis. J’ai toujours apprécié nos échanges et les conseils qu’il m’adonnés au fil de nos deux rencontres annuelles, destinées à revoirnos sujets d’intérêt commun, souvent en présence de Paolo Frescoque je vois aussi souvent séparément.

Cette situation structurellement conflictuelle résulte de la colli-sion inévitable entre sa stratégie d’internalisation de ses partenairesdans le domaine des turbines à gaz et notamment de la maintenanceet des pièces de rechange et l’ambition légitime et inévitable

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d’Alstom de devenir un acteur de plein exercice dans la productiond’énergie.

Dès lors, lui dis-je, il n’y a que trois solutions, les deux dernièress’inscrivant dans un contexte de « divorce à l’amiable».

La première consiste pour General Electric à essayer de mettre finà la licence et d’acculer Alstom au soft landing, ce qui expose notreconcurrent à deux risques, une bataille juridique déplaisante dontl’issue favorable est rien moins qu’acquise et ensuite une bataillecommerciale sans merci où Alstom a d’excellents atouts pour attaquerleur part de marché dans la maintenance et les pièces de rechange.

La deuxième consiste pour General Electric à racheter la totalitédu secteur production d’énergie d’Alstom, ce qui lui apporterait uneposition inexpugnable dans les turbines à vapeur et réglerait sonproblème turbines à gaz tout en éliminant un concurrent agaçant.Certes cette solution qui mettrait fin à notre ambition stratégiquedans la production d’énergie n’est pas idéale pour Alstom, mais elleserait un moindre mal dès lors que le prix serait suffisant pouraméliorer la valeur de l’entreprise, ce qui, après tout, depuis quenous sommes en Bourse, est le seul critère déterminant et légitime.

La troisième possibilité est que General Electric rachète notreactivité turbines à gaz de grande puissance tout en acceptant quenous nous rétablissions le même jour dans la même activité avec unautre partenaire. Dans cette solution, tout en réglant son problèmeessentiel, General Electric voit disparaître un concurrent et bénéficieindirectement de la concentration correspondante. Bien entenduAlstom devrait conclure les deux transactions simultanément, nepouvant prendre le risque de signer l’une sans finaliser l’autre.

Jack Welch réagit de manière directe et claire. Il n’est pasintéressé par la deuxième solution, d’une part parce qu’il ne veut pass’engager dans les chaudières, ni, à grande échelle, dans l’ingénieriedes centrales complètes, qui sont des points forts du secteur produc-tion d’énergie d’Alstom, d’autre part, en substance, parce qu’il neveut pas surcharger General Electric avec un nombre excessif«d’ouvriers communistes, contrôlés par la CGT, à Belfort ou ailleurs

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en France» (sic), pays qui a encore une conception d’un autre âgedes restructurations, incompatible avec une économie de marchéperformante !

En revanche, sans être effrayé par la première option, il n’exclutpas la troisième tout en demandant quel serait le nouveau partenaired’Alstom et quel serait le prix convenable que nous attendons. Je luiindique que le partenaire serait probablement ABB – il craignait àl’évidence que ce fût Siemens – et que, pour le prix, nous ne traite-rons pas en dessous de 1 milliard de dollars.

Notre déjeuner se conclut sur l’indication qu’il m’appellera avantla fin de la semaine. Ce qu’il fait en m’informant qu’il « prend» latroisième option, qu’il accepte l’ordre de grandeur que nous souhai-tons ainsi que le rétablissement immédiat avec un concurrent avecune seule réserve : que nous nous engagions à ne pas utiliser lestechnologies héritées de General Electric et les hommes qui lesconnaissent, dans les activités correspondantes issues d’ABB, cecipendant une durée de cinq ans, ce qui est bien le moins.

GÖRAN LINDAHL

Il ne reste plus qu’à trouver un accord avec ABB. Je connais peuGöran Lindahl, le President and Chief Executive Officer qui a succédéà Percy Barnevik à la tête d’ABB.

J’ai davantage connu ce dernier qui associe, de manière surpre-nante, un « look» de pasteur nordique sorti d’un film de Bergman àune chaleur, j’allais dire, une faconde, toute méridionale, ce qui, à monsens, explique le succès médiatique qu’il a rencontré tout au long desdix années durant lesquelles il a dirigé cette entreprise alors que sesperformances réelles ne justifient pas l’enthousiasme dont il a faitl’objet. Nous nous rencontrions au moins une fois par an, toujours demanière agréable, et évoquions des possibilités de coopération et sansque rien jamais aboutisse, même pas la discussion la plus sérieuse quenous ayons eue, celle relative au rachat d’ABB Transport.

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Göran Lindahl a un profil différent. Il a dirigé pendant de longuesannées la branche transmission et distribution d’énergie d’ABB où,selon Robert Mahler qui était responsable à l’époque de celui de nossecteurs qui était son concurrent direct, il s’est fait une réputation deprofessionnalisme et de dureté en affaires, j’allais dire, de bon aloi.En tout cas, c’est un Suédois aux origines lapones qui n’a rien deméridional !

Dès le départ, nos rencontres prennent une tournure particulière.Göran Lindahl est toujours par monts et par vaux et affectionne deproposer des rendez-vous physiques ou téléphoniques à des heuresabsurdes parce qu’elles coïncident avec ses escales ou parce qu’elles luipermettent une gestion acrobatique de son agenda. Ainsi notre premièrerencontre sur cette affaire a lieu dans un salon de l’hôtel Sheraton deRoissy à 4 heures du matin. Sans en faire une pratique habituelle (!), j’aiaccepté cet horaire à titre exceptionnel et considérant qu’il s’agit d’unepremière entrevue sur le sujet, parce que nous voulons avancer rapide-ment et aussi parce qu’il fait l’effort de venir jusqu’à nous.

Il vient seul, mais, comme toujours dans ces sortes de circons-tances, autant que possible et surtout si je connais mal l’interlocuteur,je souhaite avoir près de moi un collègue pour m’aider à analyser sesréactions et éviter l’exercice solitaire du pouvoir dans des transactionsd’une telle envergure. Cette fois-là c’est Philippe Soulié qui est àl’époque notre directeur de la stratégie et du développement.

Notre objectif stratégique est simple : nous souhaitons fusionnerles activités « production d’énergie » des deux groupes en unensemble qui, avec 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires, consti-tuerait un acteur mondial à parité avec General Electric, loin devantSiemens, et doté de l’ensemble des technologies indispensables, ycompris pour les turbines à gaz avec l’apport d’ABB pour la grandepuissance et celui d’Alstom pour les petites machines. Même si, àterme, notre ambition est de devenir maître de cet ensemble, nouspensons que dans l’immédiat, nos capacités de financement, mêmerenforcées par le produit de la transaction simultanée avec GeneralElectric, ne nous permettent pas d’envisager un rachat pur et simple

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des activités de notre concurrent, même si ABB y était disposé, cedont nous ne sommes pas certains.

Au fil de nos rencontres, les discussions avec Göran Lindahlaboutissent à une analyse commune et simple : il devient urgent deregrouper l’industrie européenne de la production d’énergie, lescoûts de développement des nouvelles générations de produits, passeulement dans les turbines à gaz, ne nous laissant pas le choix ; il ya une complémentarité naturelle entre ABB et Alstom dans cedomaine, géographique, industrielle et commerciale. Il n’y a pasd’autre solution qu’une société commune paritaire ; d’ailleurs lesexpériences parallèles d’ABB et d’Alstom montrent qu’il est possiblede faire fonctionner de manière durable et efficace de telles struc-tures dès lors qu’un accord se fait pour choisir le meilleur candidatpour diriger le nouvel ensemble, quelle que soit sa nationalité ou sasociété d’origine.

Nous nous mettons d’accord sur ce concept et arrêtons les détailsdu processus de négociation. J’indique que, de notre côté, nousaurons trois préoccupations essentielles, nous convaincre de lasolidité de la technologie des turbines à gaz de grande puissanced’ABB, nous assurer d’une valorisation correcte de nos actifs, jumelerla conclusion des deux transactions avec General Electric et Alstom,l’une n’allant pas sans l’autre.

TRANSACTIONS

Sur ces bases, les deux négociations s’engagent en parallèle. NickSalmon qui est, à l’époque, le président de notre secteur productiond’énergie, dirige l’équipe qui traite avec GE. Philippe Soulié, notredirecteur du développement, coordonne nos discussions avec ABB. Ilest fortement soutenu par Claude Darmon, à l’époque directeurgénéral d’Alstom, chargé des opérations, par Yvon Raak, notremeilleur spécialiste des turbines à gaz, qui a été responsable de notreprogramme interrompu de développement autonome, par Andrew

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Hibbert, notre directeur juridique et par François Newey, notredirecteur financier.

Nous réussissons à contenir le « rouleau compresseur » deGeneral Electric et in fine la transaction se conclut à un niveau trèsproche de l’ordre de grandeur que nous avions initialement indiqué,910 millions d’euros, représentant 150 % du chiffre d’affaires vendu.

En ce qui concerne ABB, des réunions approfondies ont lieu surl’état des technologies et les conditions commerciales acceptées parABB dans les contrats conclus. Les conclusions qui en résultent sonttoutes positives. Le prix que nous acceptons de payer pour équilibrerles apports, 1,5 milliard d’euros, valorise la contribution d’ABB àmoins de 50 % du chiffre d’affaires. C’est un résultat avantageuxpour Alstom même si on tient compte du fait que le périmètre achetéincorpore les turbines à vapeur et hydrauliques, les alternateurs etles chaudières dont les marges sont plus faibles que celles desturbines à gaz et des services.

Un accord est conclu rapidement sur la dénomination, ABBAlstom Power, et le siège, Bruxelles, de la nouvelle société commune.Et Göran Lindahl accepte, après réflexion, une proposition qu’il luiest difficile de refuser, n’ayant aucun candidat d’une envergureéquivalente à proposer, celle de nommer Claude Darmon, le directeurgénéral d’Alstom, comme President and Chief Executive Officer dunouvel ensemble, Göran lui-même devenant Chairman duSupervisory Board.

En mars 1999, les deux transactions sont annoncées simultané-ment, la création d’ABB Alstom Power donnant lieu à une conférencede presse réunissant, à Bruxelles, Claude Darmon, Göran Lindahl etmoi-même, marquée par une photo symbolique où nos mains s’entre-lacent de manière inextricable pour symboliser une entente quechacun des protagonistes espère durable et fructueuse. Le 1er juillet1999, ABB Alstom Power commence son existence opérationnelle.

Simultanément nous lançons la cession de notre secteur industriedont le produit, ajouté à celui de la transaction avec General Electric,doit compléter le financement de l’opération.

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La communauté financière, analystes et investisseurs, accueillece double mouvement stratégique avec sympathie et notre cours deBourse, sans véritablement décoller, retrouve, un an après, le niveaud’introduction.

ABB ALSTOM POWER

Rétrospectivement, ce qui pourrait être appelé la première alertevient en septembre 1999. Claude Darmon, en bon gestionnaire, aprocédé à un état des lieux de l’entreprise commune et considèrequ’un certain nombre de projets, apportés par les actionnaires d’ori-gine, ne sont pas correctement provisionnés. Le rapport qu’il produitmet en évidence des dérives, beaucoup plus importantes du côté ABBque du côté Alstom, qu’il chiffre à environ 600 millions d’euros, maisne met pas un accent particulier sur les turbines à gaz. La charge encause, réévaluée après discussion, sera provisionnée immédiatement,pour sa quote-part, par Alstom dans les comptes semestriels denovembre. Elle est certes importante, mais pas anormale, comparéeà la dimension de la transaction d’origine.

Mais l’essentiel de cette charge relève de la responsabilité d’ABBauquel nous demandons évidemment de la compenser en applica-tion des garanties réciproques, données dans le cadre de la transac-tion. Il apparaît très vite que l’attitude de nos interlocuteurs n’est pasconforme à l’esprit que l’on peut attendre de partenaires dans uneentreprise commune et que nous ne pouvons espérer obtenir satis-faction que par le recours à l’arbitrage. Au fur et à mesure que cesdiscussions progressent, il est de plus en plus évident que neprévaudra jamais entre les deux actionnaires le climat de confianceet de transparence qui a permis à Gec Alsthom, société communeégalement paritaire, de fonctionner efficacement pendant neuf ans.

Prenant conscience de cette situation et constatant que lastratégie d’ABB paraît s’éloigner de plus en plus des marchés d’infra-structure (il est par exemple clair que ABB cherche à se dégager de

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sa société commune avec Daimler Benz dans le domaine duTransport, AdTranz), me souvenant aussi du temps et des efforts quiont été nécessaires pour dénouer la société commune Gec Alsthom,je considère qu’il est de l’intérêt d’Alstom de tirer parti de ce momentpropice pour prendre le contrôle total de ABB Alstom Power, à unprix attractif.

Je rencontre à nouveau Göran Lindahl dans une chambre d’hôtelet nous tombons d’accord sur le fait que la seule manière de réglernotre différend sans compromettre l’avenir de l’ensemble que nousavons constitué est de nous séparer. ABB souhaite se dégager de laproduction d’énergie ; en revanche Alstom en a fait un axe majeur desa stratégie. Il faut donc déterminer si un terrain d’entente peut êtretrouvé en vue d’une transaction équitable.

RACHAT

Pour Alstom, l’enjeu est majeur. D’une part c’est l’opportunité deconcrétiser la stratégie de positionnement et de focalisation, faisantd’Alstom l’un des trois leaders mondiaux des infrastructures pourl’énergie et le transport avec General Electric et Siemens. D’autre partc’est aussi un défi financier en raison du caractère tendu de notrebilan.

Sur la base des projections qui nous sont fournies, en tant qu’ac-tionnaire, par ABB Alstom Power et de celles qui nous sont proprespour le reste d’Alstom, François Newey et moi élaborons, en liaisonavec Merril Lynch qui nous conseille pour cette transaction, unscénario qui, nous l’espérons, nous permettra de financer correcte-ment l’acquisition, étant entendu que le prix tiendra compte durèglement de notre différend et aussi d’un début de détérioration desperspectives du marché. Nous comptons mettre en œuvre deuxinitiatives, d’une part céder l’un de nos secteurs d’activité, non-critique, le secteur entreprise (la partie entreprise « régionale» del’ancienne Cegelec que nous avons rachetée à Alcatel juste avant

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l’introduction en Bourse), d’autre part émettre des obligationsconvertibles en actions pour un montant significatif.

La négociation avec ABB est difficile. Certes nous ne pouvonsexiger des garanties relatives aux activités apportées précédemmentà la société commune allant au-delà de ce qui a été initialementconvenu alors que nous avons été coactionnaires de l’entreprisecommune pendant un an. Nous devons en revanche tenir compte dela partie des provisions constituées en novembre qui a trouvé sonorigine dans les contrats apportés par ABB.

Mais, sur le conseil, clairement exprimé, d’Andrew Hibbert, notredirecteur juridique, et de Jean-François Chenard, notre banquierconseil de Merril Lynch, hélas trop tôt disparu, il n’est pas questionpour Alstom de prendre la responsabilité du risque amiante que ABBa voulu transférer à la société commune en prétendant qu’une provi-sion de 400 millions de dollars, à laquelle d’ailleurs il tarde à contri-buer, suffit à couvrir le risque. Bien nous en a pris puisque in fineABB, désormais dirigé par Jürgen Dorman, a dû engager 1,2 milliardde dollars pour se débarrasser de ce problème dans le cadre de lamise en faillite de Combustion Engineering.

D’autre part Göran Lindahl a des exigences de prix que nousn’avons pas l’intention de satisfaire et qu’il faut laminer progressive-ment au fil de nombreuses réunions, de moins en moins physiqueset de plus en plus téléphoniques, combinant par exemple Lindahl enChine, Hibbert à New York où ont lieu les négociations contrac-tuelles, et moi, à Paris.

Finalement la transaction est conclue de manière définitive le29 mars 2000 avec la seule clause suspensive de l’accord de Bruxellesqui est levée le 11 mai 2000. Bien entendu, avant la signature, avecAndrew Hibbert, nous avons procédé à une ultime due diligence despoints-clés en consultant toutes les personnes appropriées. Les infor-mations ainsi collectées ne font pas apparaître d’éléments, y comprissur les difficultés de mise au point des turbines à gaz de grandepuissance GT24/26, qui soient de nature à mettre en cause l’équilibrede la transaction. En tenant compte de l’aléa technologique que nous

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avons inclus dans l’évaluation et en considération du fait que noussommes totalement et définitivement couverts du risque amiante, leprix auquel nous avons abouti, 1,25 milliard d’euros pour 50 %, aprèsdiscussion avec l’équipe, me paraît convenable.

Le conseil d’administration qui approuve la transaction me réservenéanmoins une déception. Le projet d’émission d’obligations conver-tibles qui, dans notre esprit, doit boucler le financement de l’opérationen complétant le produit attendu de la cession d’une partie de Cegelecne fait pas l’unanimité. Je m’y résigne sur le moment, considérant qu’uneffort de dialogue supplémentaire permettra de rallier l’assentiment detous, d’autant que les conditions du marché obligataire, qui sont entrain de se détériorer, ne se prêtent pas à un lancement immédiat. Je meréserve d’y revenir quand les circonstances le justifieront.

L’accueil que reçoit l’annonce de la transaction est excellent et lecours de Bourse en bénéficie au point de dépasser enfin par momentsle cours d’introduction.

MAGNUM OPUS

Cependant, même dans cette courte période d’euphorie stratégiqueet boursière, je ne perds pas de vue que le socle sur lequel est installéle nouvel Alstom n’a pas la solidité qui puisse lui garantir son avenircomme un « long fleuve tranquille».

Je n’oublie pas que face aux deux mastodontes que représententGeneral Electric et Siemens, notre position reste fondamentalementfragile. Je mesure que là où la France aligne Alstom, Framatome,Schneider, Snecma et bientôt Nexans sans parler d’Alcatel commedes entreprises séparées, nos deux grands concurrents regroupent,peu ou prou, en leur sein, leurs équivalents en y ajoutant encorebeaucoup d’autres activités.

J’ai beau essayer de me persuader que les analystes, les boursierset les banquiers, férus de pure players, peuvent nous trouver à leurgoût pour investir de manière ciblée dans les infrastructures pour

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l’énergie et le transport, je sais néanmoins que la manière dont cetteindustrie est organisée aux États-Unis et en Allemagne n’est pas lefruit du hasard, mais de l’expérience et de l’histoire et que nouscourons de grands risques à nous écarter de ce modèle.

Aussi, pendant ces années, je remets périodiquement en chantierce que j’appelle avec mes collaborateurs le « Magnum Opus», repre-nant une expression que Lord Weinstock avait appliquée au projetavorté de rapprochement avec Framatome.

Celui-ci, malheureusement ne peut être repris pendant cettepériode. D’une part, sous le gouvernement socialiste, la perspectived’une sortie possible de Framatome du secteur public s’éloigne. D’autrepart la participation de 34 % de Siemens au capital de cette entrepriseà la suite de l’accord de décembre 1999, fusionnant leurs activitésnucléaires, constitue désormais un handicap majeur pour Alstom.

Périodiquement, j’évoque le problème au niveau gouvernementalsans trouver aucun écho. Ma dernière tentative consistera, en 2002,à proposer à Anne Lauvergeon, devenue présidente du directoired’Areva, actionnaire à 66 % de Framatome ANP, de participer à l’aug-mentation de capital, lancée par Alstom dans le cadre de RestoreValue, me disant que sa présence, fût-elle modeste, au capital permet-trait enfin d’amorcer un dialogue d’entreprise à entreprise. C’est unéchec, sans doute parce que les circonstances peuvent laisser penserque je cherche simplement à « placer» l’augmentation de capital,alors que je n’ai pas de souci de ce point de vue, mais aussi parce quele management d’Areva prend en compte d’autres priorités et paraîtégalement soucieux, à ce moment-là, de ménager sa relation avecSiemens.

J’imagine un autre projet, celui d’un rapprochement avecSchneider. L’arrivée à sa présidence de Henri Lachmann me paraîtfournir l’opportunité nécessaire. Nous nous voyons régulièrementtous les trimestres pour parler de l’évolution de notre industrie.Nous sommes à la fois à l’époque concurrents dans le domaine de lahaute et moyenne tension et complémentaires, car Alstom est unclient important de Schneider pour la basse tension.

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Ma vision est que beaucoup de valeur pourrait être créée pournotre secteur transmission et distribution par un adossement auleader mondial de la basse tension qu’est Schneider. Bien entendu, jepense aussi à la consolidation financière qui résulterait de la fusiondes deux entreprises.

Schneider y trouverait l’avantage de régler le problème de sonactivité moyenne tension, ayant entre-temps cédé sa haute tension àl’Autrichien VaTech à travers une société commune. La fusion luipermettrait aussi d’utiliser son cash que les analystes financiers luireprochent de thésauriser. Mais préserver les intérêts des action-naires de Schneider dans la transaction constituerait un problèmecompliqué, compte tenu des valorisations boursières respectives desdeux entreprises.

Je n’hésite pas à aller voir Claude Bébéar et Daniel Bouton qui sontmembres du conseil d’administration de Schneider pour leur présenterle concept et avec Henri Lachmann, nous décidons d’engager uneréflexion à laquelle la Société générale participe. Cette réflexion portesur deux scénarios, celui d’une fusion globale, celui de la création d’unesociété commune dans le domaine de la haute et moyenne tension.

Le premier est écarté très rapidement par Schneider en raison del’effet de dilution que la différence de valorisation des deux entre-prises peut lui imposer et aussi parce que le souvenir du désastre deCreusot-Loire rend son management très réservé à l’idée d’un retourdans l’industrie des grands projets. Le second est davantage appro-fondi, mais ne peut arriver à terme en raison notamment de sacoïncidence dans le temps avec l’affaire Legrand qui voit Schneiderrencontrer des difficultés importantes avec Bruxelles. Tout en respec-tant les raisons de nos interlocuteurs, je demeure persuadé que, dansdes circonstances différentes, le premier scénario surtout aurait puconstituer une belle opportunité.

Pourtant je connais trop la viscosité et le comportement de« tribus gauloises» de l’industrie française que, seuls, des électro-chocs du type des nationalisations de 1982 peuvent surmonter, pourêtre réellement surpris de l’échec de mes efforts franco-français,

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même si je conserve l’espoir qu’un contexte nouveau permettra peut-être dans l’avenir de réactiver telle ou telle piste.

Aussi me semble-t-il nécessaire de conserver ouvert « letéléphone rouge» qui fonctionne entre Heinrich von Pierer, le CEOde Siemens, et moi.

Au fil des années, une relation qui restera néanmoins superficielles’est établie entre nous, non sans mal. Pendant un certain temps, entoute courtoisie, il ne m’a pas considéré comme un interlocuteurvalable. Pour l’Allemand qu’il est, l’organisation industrielle françaiseest dans une certaine mesure incompréhensible. Pour lui, le seulinterlocuteur est Alcatel Alsthom, c’est-à-dire Pierre Suard, feignantd’ignorer que Gec Alsthom a aussi un autre actionnaire, GEC, c’est-à-dire Lord Weinstock avec lequel il a des relations détestables.

Cependant comme ses relations avec Pierre Suard deviennentégalement difficiles, que décidément Gec Alsthom s’installe dans lepaysage européen, que notre présence en Allemagne se renforce etque nos batailles commerciales s’intensifient, notamment à l’occa-sion du TGV Corée, il trouve progressivement un intérêt à deséchanges de vue périodiques. Ainsi, à partir de notre premièrerencontre utile à Gênes, en janvier 1993, à l’occasion du 140e

anniversaire de notre concurrent italien Ansaldo, nous avons descontacts réguliers, le dernier d’entre eux ayant eu lieu par téléphone,peu de temps après mon départ d’Alstom, où il me dira sa sympathieet son amitié dans les circonstances difficiles que je traverse.

Heinrich von Pierer offre l’image d’un homme d’une grandeélégance, non seulement physique, mais aussi morale. Il n’élèvejamais le ton. Ses propos sont mesurés. Il n’éprouve pas le besoin dedramatiser les choses, de bousculer les emplois du temps ou deforcer les événements ou les décisions. Pourtant il a su transformeret consolider considérablement Siemens à un rythme compatibleavec la taille de ce mammouth industriel et les contraintes particu-lièrement lourdes de l’environnement allemand qui ne le cèdent enrien à celles que nous connaissons en France. Si, sous sa direction,cette entreprise avance pas à pas, sa stratégie et son organisation ne

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sont pas toujours très lisibles et, en dépit de sa puissance, elle faitparfois preuve d’une retenue au moins apparente qui peut être consi-dérée comme excessive.

Ainsi, dans le domaine d’Alstom, Siemens hésite à s’engager à fondet à découvert dans l’industrie française, poursuivant davantage unestratégie de neutralisation que de conquête tout en se plaignant despositions solides et profitables que nous avons acquises outre-Rhin. Leverrouillage de Framatome participe de cette démarche de même que salenteur ou ses hésitations face aux opportunités que peut offrir Alstom.

Cela n’empêche pas Siemens de fasciner l’establishment français.La seule explication de « l’aura» de cette entreprise dans notre paysest qu’elle bénéficie de « l’ombre portée » de l’entente franco-allemande, pierre angulaire, à juste titre, de notre politiqueeuropéenne et étrangère. Siemens est considéré comme étant ensymbiose parfaite avec le gouvernement et la société d’outre-Rhin. Ilne faut donc rien faire qui puisse indisposer ou chagriner cetteentreprise et tenir compte au plus haut point de ses avis, mêmelorsqu’ils n’ont pas lieu d’être, par exemple, lorsque ses intérêtsentrent en conflit avec ceux d’une société française. Alstom nebénéficiera jamais d’une proximité analogue avec son propregouvernement, ni d’une écoute similaire à celle du gouvernementallemand, avant que la crise que l’entreprise a traversée en 2003 n’aitchangé la donne, je l’espère, définitivement.

Il n’y a pas lieu d’être surpris de cette situation après tout, car faceà Siemens qui « est» toute l’industrie allemande dans de nombreuxsecteurs, la France aligne un nombre considérable d’acteurs isolés etsouvent antagonistes. Nous n’avons pas su créer dans notre paysl’équivalent de « cette force qui va », préférant cultiver nos particula-rismes et multiplier des alliances partielles qui ont progressivementrendu impossible jusqu’à présent l’émergence d’un véritablechampion de notre industrie dans le monde.

En ce qui me concerne, au fil des années, je pressens de plus enplus que le début du XXIe siècle verra ou Alstom ou Siemens devenirl’acteur dominant, sinon exclusif, de notre industrie des infrastruc-

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tures pour l’énergie et le transport pour l’Union européenne commeGeneral Electric l’est pour les États-Unis.

Jusqu’en 2000, la cause n’est pas encore entendue. Alstom estnuméro un en Europe dans la production d’énergie (après le rachatd’ABB Power), numéro deux dans le monde derrière ABB dans latransmission et la distribution d’énergie et numéro deux dans letransport, toujours dans le monde, derrière AdTranz, qui a résulté dela fusion entre ABB Transport et AEG Transport et qui est devenudepuis lors Bombardier Transport. Ainsi, dans chacun de nos troisprincipaux métiers, nous sommes, à ce moment-là, devant Siemensen termes de parts de marché, de chiffre d’affaires et de profit.

Mais je mesure bien que d’une manière ou d’une autre, au bout duparcours, il sera nécessaire de se rapprocher. C’est pourquoi il mesemble nécessaire de réfléchir en commun chaque fois que nous lepouvons et de créer des occasions d’affaires communes. Dans certainscas peu fréquents, nous allons ensemble à la bataille commerciale. Ainsipour le métro d’Athènes, gagné et construit ensemble. Ainsi, demanière plus organisée, pour les trains à grande vitesse pour lesquelsnous décidons d’aborder ensemble le marché asiatique. Cependant,nous échouons à Taiwan, battus par les Japonais, et les Chinois n’appré-cient pas du tout, à cette époque, cette approche commune, tant ilsespèrent et savent tirer parti des combats fratricides entre Européens.

Nous sentons bien que ces expériences, même si elles permettentaux équipes de se connaître et aux cultures de se confronter, neseront qu’anecdotiques et que des approches similaires en Europe seheurteraient aux objections de Bruxelles et aux réticences desclients. Aussi décidons-nous d’explorer des options plus radicales.

À plusieurs reprises, nous envisageons de fusionner dans uneentreprise commune notre activité transport. Des idées analogues,mais beaucoup moins concrètes, sont agitées dans la productiond’énergie. Arrive même un moment où nous évoquons un projet«Peter» d’absorption d’Alstom par Siemens qui donne lieu à unexamen sérieux de part et d’autre, mais que nous écartons d’uncommun accord comme « prématuré».

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Il est vrai que la perspective de la «descente aux enfers» d’Alstomcommence à se profiler et que Siemens peut se dire qu’il lui suffitd’attendre pour récupérer, à bon compte, activité par activité, ce quil’intéresse, calcul, s’il a été fait, dont les circonstances justifieront lapertinence dans certaines limites. En effet s’il rachète l’activitéturbines industrielles en 2003, il est néanmoins obligé de la payer àun prix convenable. Et surtout sous-estimer la capacité d’Alstom àréagir à l’adversité peut conduire à des mécomptes.

Au demeurant la compétition entre Siemens et Alstom n’a, àaucun moment, cessé d’être frontale. Ce concurrent n’a jamais fait decadeaux et s’ingénie en toutes circonstances à compliquer notretâche. Dans la dernière période, je ne peux m’empêcher de voir samain derrière l’acharnement dans le dénigrement dont fait preuve telanalyste qui publie toujours ses études engagées à un moment choisipour faire le plus mal possible ou derrière la démarche destructricede Bruxelles à l’égard du plan de sauvetage d’Alstom.

Mais début juillet 2000, à la veille des vacances d’été, on n’en estpas encore là. Ma tâche, telle que je la vois, est maintenant, de trans-former l’essai en améliorant l’efficacité opérationnelle de l’entrepriseet en portant sa performance au niveau mondial. Il faut aussicommencer le processus de sélection de mon successeur et ne pasperdre de vue la nécessaire consolidation stratégique à long terme.

REPÈRES

Pourtant la belle ambition d’Alstom de devenir le principal, et peut-être à terme le seul, acteur européen de l’industrie électrotechniquemondiale va bientôt tourner court sous l’effet combiné du sinistredes turbines à gaz de grande puissance et de l’effondrement dumarché de la production d’énergie.

Le temps a en effet manqué pour achever de corriger convena-blement les défauts que le processus de formation du nouvel Alstomn’a pas pu éviter : l’absence d’accès à une technologie des turbines à

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gaz de caractère compétitif qui, après l’échec du rachat deWestinghouse, n’a pu passer que par la reprise nécessairement plusdifficile de ABB Power, l’insuffisance du bilan provoquée par lesconditions de l’introduction en Bourse et la faiblesse stratégique quipersiste en raison de l’avortement de la fusion avec Framatome.

Ce constat conduit à s’interroger sur la pertinence du processusde mise en Bourse qui peut apparaître rétrospectivement comme unpari hasardeux. Pourtant les trois défauts majeurs de conceptionsont parfaitement connus de l’ensemble des protagonistes et dupublic. Rien n’a été et ne sera caché.

La légitimité de la volonté d’Alcatel et de Marconi de sortir de leurrelation paritaire dans l’actionnariat de Gec Alsthom et de le fairedans les conditions les plus profitables pour leurs propres action-naires est difficilement contestable. Le « torpillage» par Marconi duprojet de fusion avec Framatome pour des raisons plus politiques quefinancières a en revanche constitué une faute majeure dont Alstomsubit aujourd’hui encore les effets. Quant à Alcatel, imagine-t-on cequ’aurait pu être sa situation, quand elle a traversé sa propre crise,sans les ressources tirées de l’introduction en Bourse d’Alstom?

Le management de Gec Alsthom s’est efforcé de limiter les dégâtset a veillé à la transparence des informations fournies. Conscient dupari, il pense qu’il est raisonné plus que hasardeux et que le risquevaut la peine d’être pris pour débarrasser l’entreprise d’actionnairesqui n’ont plus désormais aucune affectio societatis et qui sontincapables de mettre en œuvre d’un commun accord des solutionsplus favorables. Certes ce management aurait pu céder la place à uneautre équipe, mais est-ce la fuite devant les responsabilités qu’onpouvait en attendre dans une telle circonstance?

Restent les banques. Aucune ne s’est exprimée pour alerter oumettre en garde les deux actionnaires, le management ou le public àl’égard des risques supposés de l’opération. Sans doute sont-elles endroit de soutenir que les documents d’introduction ont clairementidentifié tous ces risques, ce qui est exact. Mais leur rôle ne doit-ilpas aller au-delà, ne sont-elles pas les plus qualifiées pour juger de

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l’adéquation de la structure de bilan à la nature de l’activité del’entreprise et si cette structure n’est pas appropriée, ne leur appar-tient-il pas de le faire savoir et le cas échéant de refuser l’opérationfinancière qu’il leur est demandé de conduire ?

La vérité est que le jugement collectif de tous les protagonistes està l’époque que les risques ne sont pas excessifs par rapport à ceux queprennent les souscripteurs dans tout investissement offert au public.

De surcroît, chacun considère jusqu’à la grande désillusion de mi-2000 que les marchés financiers représentent durablement un bonplacement à forte croissance et faible risque. Tout est fait et organisépour encourager l’épargne populaire à s’investir en actions. Personnene prévoit l’effondrement des cours que provoqueront l’éclatementdes bulles spéculatives et la récession économique mondiale.

L’absence de responsable identifié crédible laissera sur leur faimles petits actionnaires qui ont acheté au départ des actions dans uneperspective à long terme et qui ont vu leur valeur s’effondrer. Maisont-ils pu ignorer, du moins ceux qui sont de bonne foi, que de telsinvestissements ont nécessairement un caractère spéculatif et risqué.Il est vrai que le marché les a habitués aux parcours boursiers desprivatisations qui ont été en général plus fructueux pour eux aumoins au stade initial.

Avec Alstom, comme avec quelques autres opérations pendant lamême période, la situation est différente. Il s’agit d’actionnairesprivés qui vendent certains de leurs actifs et qui sont fondés en toutelégitimité à exiger le prix que le marché est prêt, à ce moment-là, àtort ou à raison, à leur payer. En vertu de ce principe de précaution,désormais tellement à la mode, les intermédiaires, les analystesfinanciers et le management auraient sans doute mieux rempli leurrôle s’ils avaient davantage mis en valeur cette particularité dont laprise de conscience par les souscripteurs individuels aurait peut-êtrepermis d’éviter de trop cruelles déceptions.

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TEMPÊTE

CE PLAN DE MARCHE SEREIN que je vois se profiler devant moi cèdebrutalement la place en juillet 2000 à la tempête quand ClaudeDarmon, devenu le président du nouveau secteur power d’Alstom,me rend compte de l’aggravation brutale des difficultés techniquessur les turbines à gaz de grande puissance GT24/26.

Il ne s’agit plus désormais des défauts de jeunesse susceptibles d’êtrecorrigés rapidement et d’un impact limité dont nous avions connais-sance jusqu’alors. Les incidents, d’une nature nouvelle, constatés surune turbine GT 24 qui vient d’être ouverte et corrélés rapidement pardes observations analogues sur d’autres machines, mettent en causel’intégrité du design ou la durée de vie de plusieurs composants-clésainsi que les performances qui ont été annoncées aux clients.

Les informations disponibles sont encore limitées, mais, au fildes investigations dans les jours et semaines qui suivent, il apparaîtclairement que leur gravité ne laisse pas d’autre choix que d’avertirle marché du problème bien que nous ne soyons pas en état de luidonner une évaluation sérieuse ni de l’étendue finale du dommage,ni du calendrier de rectification, ni des conséquences financières quenous pressentons néanmoins comme considérables.

La bonne nouvelle, au début de ce désastre, est que nous identi-fions rapidement un mode opératoire permettant de continuer à faire

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fonctionner les machines, au moins de manière provisoire, àpuissance et rendement réduits.

La première mauvaise nouvelle est que nous ne voyons pas à cemoment-là la solution définitive et que les délais inévitables quiseront nécessaires pour la valider et la mettre en œuvre seront telsque les garanties contractuelles données aux clients pour les 79 machines qui ont été vendues risquent de jouer à plein et parconséquent d’engendrer des coûts considérables que nous devronssupporter.

La deuxième mauvaise nouvelle est que, au terme d’une analyseextrêmement approfondie, nous sommes obligés de conclure quenous n’avons pas la possibilité de mettre en cause la responsabilitéd’ABB, notamment parce que les défauts techniques incriminés quiont pris naissance au stade du développement des machines n’ontété identifiés par leurs effets que postérieurement à notre prise decontrôle et n’étaient pas connus du vendeur au moment de lapremière transaction, ni des deux coactionnaires d’ABB AlstomPower au moment de la seconde.

Il reste néanmoins que, nous trouvant désormais en position etdans la nécessité de mettre à plat l’ensemble du système industrield’ABB dans le domaine considéré, nous constatons a posteriori qu’ila accumulé les erreurs de management, les improvisationstechniques et les légèretés commerciales. Leur origine se trouvemoins dans une intention délibérée que dans une inadaptation struc-turelle de l’organisation et de la culture industrielles des unitésopérationnelles concernées dont l’inefficacité a été occultée parl’inconscience et l’arrogance de beaucoup de managers et qu’aucunedue diligence n’a pu révéler à l’avance. Mais, malheureusement, nousne pourrons pas identifier des « fraudes» caractérisées qui auraientpermis de ne pas gaspiller en pure perte des frais de justice dans uncontentieux perdu d’avance.

Commence alors un véritable «marathon» pour gérer ce désastreau plan technique, commercial et financier d’une manière quimaintienne autant que faire se peut une relation convenable avec nos

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clients dans le domaine considéré et par ricochets dans les autressegments ou secteurs d’Alstom et qui permette la survie de l’entreprise.

Il faut d’abord renouveler complètement le management. C’estdésormais Alexis Fries qui a la responsabilité du segment turbines àgaz. Je considère que, bien qu’originaire d’ABB, il n’est pas comptabledu désastre, mais qu’en revanche, il est le mieux équipé pourpénétrer la « forteresse» ex Brown Boveri de Baden et de Birr et pourla mobiliser pour le combat de redressement. Je mise aussi sur lesqualités techniques et intellectuelles d’Alexis pour maîtriser unprocessus dont tout annonce qu’il sera d’une complexité sans précé-dent. Je me dis aussi qu’en tant que Suisse, il sera d’autant plusmotivé qu’il ressent cette affaire comme un blâme pour la traditionindustrielle de son pays et qu’il aura à cœur de relever le défi et dereconquérir avec ses équipes une réputation perdue.

Quand Claude Darmon quitte Alstom en juillet 2001 pour gérerla partie de l’ex-Cegelec vendue à un groupe d’investisseurs, je lenomme à la tête du secteur power, ce mouvement donnant l’occasionde parachever l’ouverture de ces équipes par la nomination, à la têtedu segment turbines à gaz, de Mike Barrett, un Britannique, anciend’Alstom, spécialiste des centrales électriques complètes et desturbines à vapeur.

Entre-temps, fin 2000, j’ai également introduit Joe Chriqui, unautre ancien d’Alstom et un autre spécialiste des centrales, qui estpassé par l’hydraulique et qui est un négociateur aussi expérimentéque compétent. J’espère qu’il limitera les dégâts en recherchant etobtenant des arrangements avec les clients, ce qu’il fera avec brio.Mon seul regret sera de ne pas l’avoir nommé dès juillet dans cetteposition.

Je n’oublierai pas de mentionner que, dès la prise de contrôle, j’ainommé Patrice Mantz comme directeur financier du secteur power.Il est, à mon sens, pendant cette période, le meilleur financierd’Alstom, ayant construit sa compétence, d’abord au niveau central àl’époque de Gec Alsthom, puis comme directeur financier du secteurtransmission et distribution, essentiellement sous Robert Mahler.

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Le deuxième chantier est technique. Il faut consolider la solutiontransitoire, engager rapidement le programme destiné à élaborer etmettre en œuvre la solution définitive et commencer, en dépit detous les problèmes du court terme, à réfléchir aux étapes suivantes.

L’activité turbines à gaz est au sein d’Alstom, l’une de celles quis’inscrit le plus dans une optique de long terme. Il faut savoir que ledéveloppement, l’expérimentation et la validation définitive d’unenouvelle machine requièrent entre cinq et dix ans selon sa taille etl’importance des innovations projetées. Ensuite elle peut êtreexploitée de façon de plus en plus rentable jusqu’à trente ou trente-cinq ans avec certes des évolutions, mais sans changements substan-tiels. C’est cette phase initiale qu’ABB n’a pas su gérer.

Tel n’est pas le cas d’Alstom qui, dans les petites turbines à gazindustrielles entre 4 et 20 MW, à Lincoln, en Grande-Bretagne, a unepratique couronnée de succès de lancement de nouveaux produits.Ce n’est même pas le cas d’ABB pour les turbines à gaz de moyennepuissance où, à Finspong, en Suède, des produits nouveaux perfor-mants ont été lancés de manière convenable.

Mais à Baden et à Birr, tous les processus doivent être reconstruitset les ressources humaines doivent être complètement renouveléesavec au surplus la nécessité de recourir à des consultants extérieursqualifiés pour raccourcir le temps nécessaire pour progresser.

Beaucoup sera fait en peu de temps dans cette direction. Il estcependant évident pour nous que, quels que soient nos efforts, ilsrisquent d’être insuffisants. Toute la culture turbines à gaz de Badenet de Birr trouve son soubassement dans une compétence turbines àvapeur et alternateurs, excellente en elle-même, mais qui ne donnepas naturellement accès aux technologies des hautes températures,essentielles pour dessiner des ailettes performantes. L’une des causesmajeures de la domination de General Electric sur ce marché (60 %du marché mondial à cette époque) n’est-elle pas la réunion en sonsein des turbines à gaz de production d’énergie et des moteursd’avions pour lesquels la maîtrise des hautes températures est fonda-mentale ?

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Aussi, avant même que le désastre n’intervienne, avons-nous déjàenvisagé de rechercher une alliance avec un motoriste aéronautiquepour reproduire à notre façon la combinaison gagnante de GeneralElectric. Il y a trois possibilités : Pratt et Withney, le Canado-Américain, Rolls-Royce, le Britannique, et Snecma, le Français. Trèsvite, il est clair que le Canado-Américain, d’ailleurs en proie àcertaines difficultés qui se sont confirmées par la suite, ne manifestepas d’intérêt pour un tel partenariat (une démarche analogue qui l’aassociée à Siemens a d’ailleurs échoué dans le passé).

Snecma pose un problème, car il a une longue relation historiqueréussie avec General Electric dans les moteurs d’avion civils, mais ildispose néanmoins d’une technologie autonome, dérivée notammentde ses compétences militaires. En outre, nous avons d’excellentesrelations fondées, notamment, sur des sous-traitances que notreusine de Belfort a assurées pour leur compte. De plus, Jean-PaulBéchat, le président de la Snecma est un membre actif de notreconseil d’administration, où il a remplacé Serge Tchuruk.

Avec Rolls Royce, nous avons aussi un historique de longuesrelations. Notre centre de développement de Whetstone en Grande-Bretagne assure de temps en temps des prestations à leur bénéfice.Nous sommes partenaires à travers Mermaid dans la nouvelletechnologie de propulsion navale appelée « Pods» qui équipe désor-mais la plupart des navires de croisière et un nombre croissant denavires militaires.

Nous engageons donc des discussions avec ces deux interlocu-teurs. Rolls Royce souhaite qu’un partenariat technologique dans lesturbines à gaz de grande puissance soit combiné avec la créationd’une société commune dans les turbines à gaz industrielles où ilsont une petite activité qu’ils souhaitent développer, considérant laproduction d’énergie décentralisée comme un axe de diversificationintéressant.

Nous explorons cette option, mais il apparaît très vite que nousaurons du mal à trouver un accord sur la valorisation de notrepropre activité. Snecma a proposé de son côté de prendre 50 %

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Jacques de Larosière.
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d’une société commune à constituer où il n’y aurait eu que nospropres turbines à gaz industrielles, n’ayant pas lui-même d’activitédans ce domaine.

Finalement ces options complémentaires disparaissent. Et ledébat se résume au choix entre deux partenaires technologiques surla base de trois critères essentiels : la compétence et le savoir-faireaccumulés, les performances garanties pour les ailettes à dessiner encommun, les redevances demandées. La décision n’est pas facile, carl’écart est faible sur chacun des critères. Je propose finalement auconseil d’administration de retenir Rolls Royce.

L’ensemble de ces initiatives permet rapidement d’assurer lacontinuité du fonctionnement des machines. De leur côté, la mise aupoint et la validation des nouveaux composants progressent demanière satisfaisante. Le nouveau compresseur et les nouvellesailettes, destinés à rétablir une puissance et un rendement conve-nables, ne seront cependant disponibles qu’au cours de l’exercice2003-2004 avec un léger retard en fin de période qu’il n’aura pas étépossible de rattraper. Quant aux réflexions sur la génération demachines suivantes, elle s’est poursuivie, mais avec des moyenslimités avec l’objectif d’arrêter une stratégie à la fin de 2003-2004 quiserait mise en œuvre les années ultérieures.

Le troisième chantier est commercial. L’insatisfaction des clientsest évidemment profonde. Certes les machines, dans la plupart descas, peuvent fonctionner. Mais leur mise en service est souventretardée, leur exploitation doit être fréquemment interrompue pourpermettre le remplacement ou la rectification de pièces défectueuseset enfin leurs performances sont inférieures à celles qui ont étégaranties par les contrats d’origine.

Il faut donc négocier avec les clients pour qu’ils acceptent derenoncer à l’application brutale des clauses contractuelles qui, danscertains cas, peuvent conduire au rejet pur et simple de la centrale etde mettre en place de nouveaux arrangements qui, en échange dupaiement de pénalités les plus faibles possibles et de fourniture depièces de rechange et de prestations de maintenance à des conditions

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avantageuses, prévoient le retour à des objectifs de performance plusréalistes assortis, dans certains cas, d’une période transitoire auterme de laquelle ils doivent être constatés.

Ces négociations, à l’évidence, difficiles en elles-mêmes, secompliquent encore davantage en raison de la structure de la base declients héritée d’ABB. Il s’agit, dans la plupart des cas, non pas d’opé-rateurs de production d’électricité compétents et établis comme parexemple EDF, Tractebel ou China Light & Power, mais de structuresad hoc de financement de projets, constituées par des développeurs,financés par des banques et que la grande vague de la dérégulation aconvaincus, notamment aux États-Unis que la production d’électri-cité représente un Eldorado où il est facile de gagner de l’argent. Cesstructures, gérées par des financiers et des juristes, ignorent totale-ment les contraintes de ce métier et les risques associés inévitable-ment à la mise en œuvre de technologies nouvelles, risques que lesopérateurs traditionnels connaissent pour les avoir subis avec tousles grands fournisseurs, chacun à leur tour, au rythme du lancementde leurs nouvelles turbines.

Le climat qui résulte de cette situation est aggravé par la dimen-sion du parc de machines concernées, désormais 80. La multiplicitédes clients et, derrière eux, le nombre considérable d’établissementsbancaires concernés constituent une caisse de résonance d’autantplus nuisible à la réputation d’Alstom qu’elle est souvent le fait depersonnes totalement incompétentes en la matière et n’ayantd’ailleurs qu’une vision extrêmement parcellaire des enjeux réels.

Les résultats atteints n’en ont été que plus méritoires. Aucunecentrale n’a été rejetée et, pour aucune d’entre elles, les pénalitésmaximales n’ont été appliquées. Dans la totalité des cas, des négocia-tions amiables, renouvelées à plusieurs reprises et, dans quelquescas, ayant exigé le passage par une phase contentieuse, ont permis delimiter les dégâts.

Amère satisfaction : la manière dont Alstom a conduit cetteopération de sauvetage, restera, à mon sens, un modèle du genre eta en tout cas démontré la compétence de son management par

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opposition à celle de l’équipe d’ABB qui a été à l’origine du désastrepar ses carences, notamment au stade du développement desmachines et de l’octroi des garanties contractuelles de performance.

Reste à considérer l’essentiel, c’est-à-dire les conséquences finan-cières. Dès l’origine, il est clair qu’elles seront considérables etn’aurais-je écouté ou retenu que les évaluations spontanées improvi-sées dans la hâte par les managers et financiers, directementconcernés, littéralement « tétanisés» par l’ampleur du défi, nousaurions pu perdre le contrôle de la situation.

Des hypothèses de mise en règlement judiciaire de la filiale suisseet de la filiale américaine, principalement concernées, sont exami-nées sans que j’aie cru un seul instant à leur viabilité ou à leur oppor-tunité, Alstom garantissant, comme il est naturel, les engagementsde ses filiales contrôlées à 100 %.

Il n’y a donc pas d’autre option – au demeurant, la seule, digned’un management responsable – que de traiter le problème en profes-sionnels sérieux. Ce qui veut dire que les charges correspondant à cesinistre doivent être comptabilisées ou provisionnées au fur et àmesure qu’il est possible de les évaluer avec un degré de certitudesuffisant et en les assortissant des plans d’action nécessaires suivis enpermanence. En parfait accord avec nos commissaires aux comptes,nous avons donc reconnu scrupuleusement les effets instantanés surle compte d’exploitation et constitué les provisions que requiertl’appréciation que le management porte sur le risque en fonction desinformations certaines dont il dispose. Bien entendu, ces informa-tions sont régulièrement portées à la connaissance du marché.

Ainsi à chaque arrêté des comptes, semestriels et annuels, nousindiquons le montant actualisé de la provision figurant dans noscomptes à ce titre et nous rappelons de surcroît que l’objectif demarge opérationnelle à moyen terme pour l’ensemble de l’entreprisene prend pas en compte une contribution positive du segmentturbines à gaz.

L’historique de ce provisionnement est résumé dans le rapportannuel 2002-2003 d’Alstom et dans l’actualisation du document de

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référence du 17 novembre 2003, établis sous la responsabilité dePatrick Kron 62.

Cette présentation qui globalise les provisions stricto sensu et lescharges à payer, permet de mesurer le coût final global de ce sinistre sansprécédent. 519 millions d’euros figurent dans les comptes d’ABB AlstomPower en 1999-2000 alors qu’Alstom n’en est encore qu’actionnaire à50 %. Ensuite, les coûts additionnels successifs comptabilisés chaqueannée s’élèvent à 1068 millions d’euros en 2000-2001, à 1075 millionsen 2001-2002 et à 1637 millions en 2002-2003. Rétrospectivement, àcette date, le coût total du sinistre des turbines à gaz de grande puissances’établit donc à 4299 millions d’euros. En retranchant de ce montant ladotation initiale de 519 millions, on obtient le coût supplémentaire réelpour Alstom après l’acquisition, soit 3780 millions d’euros.

Si l’on fait abstraction un instant de l’énormité intrinsèque de cechiffre et de ses conséquences sur le destin de l’entreprise et si on retientun point de vue purement industriel, il est intéressant de le considérercomme un élément du prix d’acquisition en deux étapes d’ABB Power etde la technologie des turbines à gaz de grande puissance qui en faisaitpartie. En définitive, le prix payé par Alstom63 se sera élevé au total à6,5 milliards d’euros, résultant de l’addition de 1,5 milliard pour lapremière tranche, 1,25 milliard pour la deuxième tranche et3,8 milliards supplémentaires pour la technologie.

Le chiffre d’affaires acquis a été de 7,9 milliards d’euros, corres-pondant pour plus de la moitié aux turbines à gaz et aux services,activités ayant vocation à dégager des marges élevées, et pour l’autremoitié, aux turbines à vapeur et alternateurs, aux chaudières, àl’hydraulique et à l’environnement dont la rentabilité est plus faible.C’est au regard de cette structure que peut être apprécié le ratio prixsur chiffre d’affaires de 82 % qui en résulte par comparaison avec lesratios de transactions de même nature.

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62. Rapport annuel 2002-2003 (page 63), note 20 des comptes consolidés (page 122)et actualisation du document de référence du 17 novembre 2003 (page 23).63. Rapport annuel 2002-2003 (page 50).

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Ainsi pour la cession par Alstom des turbines à gaz de grandepuissance de Belfort à General Electric 64, le même ratio est d’environ150 %. Dans le cas de l’acquisition de Westinghouse Power (turbinesà gaz plus turbines à vapeur et alternateurs) par Siemens, le ratiosemble avoir été proche de 70 %, mais évidemment les coûts quepeut avoir engendrés postérieurement cette opération ne sont pasconnus. Enfin, dans des circonstances de marché très défavorables,Alstom a vendu, en avril 2003, son activité de turbines industrielles(petites turbines à gaz plus petites turbines à vapeur) dont le chiffred’affaires a été de 1,25 milliard d’euros en 2002-2003 pour unevaleur de 967 millions d’euros, correspondant à un ratio de 77 % 65.

Chacun peut appliquer son jugement à ces chiffres. Pour ma part,je considère que l’acquisition en deux tranches de ABB Power s’esteffectuée à un prix d’origine faible qui a pris en compte de fait,comme cela a été admis par les deux parties pendant les négocia-tions, un élément significatif de risque technologique, mais que, bienentendu, le coût considérable du sinistre qui lui a été très supérieura détruit cet avantage initial.

Par cette transaction, le secteur power d’Alstom a acquis un poten-tiel stratégique dont les effets positifs réels ne se mesureront qu’avec letemps. Il est devenu numéro un mondial dans les turbines à vapeur ethydrauliques, les alternateurs, les chaudières et surtout les services quiexploitent la base installée combinée d’ABB et d’Alstom qui représenteplus de 20 % de la capacité mondiale de production d’électricité.Alstom dispose en outre désormais de sa propre technologie deturbine à gaz, considérablement renforcée par l’apport de Rolls Royce

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64. Rapport annuel 2002-2003 (page 50) : prix d’achat payé par General Electric :922 millions de dollars, pour un chiffre d’affaires acheté de 609 millions d’euros.65. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom (page 47), complété par l’actualisation dudocument de référence du 17 novembre 2003 (page 5). Si on retient la valeurd’entreprise de 1,1 milliard d’euros et non pas le produit net de la cession, ce ratiodevient 88 %.

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et, paradoxalement, par l’investissement humain et technique qu’aimposé le traitement du sinistre66. Dans les années 2000, cependant,la rentabilité du secteur power d’Alstom, voisine de 4 % hors turbineà gaz, n’a pas reflété ces atouts. La montée en puissance attendue etinéluctable a été retardée par les retombées commerciales de la crisefinancière que l’entreprise a traversée, par le retournement brutal dumarché de la production d’énergie, intervenu depuis la fin de 2002et par les délais qui ont affecté l’adaptation correspondante des effec-tifs en France et en Allemagne.

ACTIONNAIRES

Quel que soit le jugement qui sera porté avec le recul nécessaire surla pertinence de l’acquisition d’ABB Power, l’effet de l’annonce dusinistre technique sur le cours de Bourse est, de manière compré-hensible, immédiat et substantiel. Alors que l’introduction a étéeffectuée en juin 1998 sur la base d’un cours de 31,25 euroset aprèsque l’annonce de la création d’ABB Alstom Power et, plus tard, durachat total a même fait « toucher» un sommet de 36 euros, le coursrevient dans une fourchette aux alentours de 20-25 euros .

Cette évolution ne dissuade pas Alcatel et Marconi de céderl’intégralité de leurs titres en deux étapes à travers une offre secon-daire en février 2001, puis le solde, en juin 2001, par un placementprivé. À l’été 2001, nous nous trouvons donc libérés de l’effet de«surplomb» que fait peser sur notre cours la présence de deuxminoritaires dont chacun sait qu’ils n’ont plus aucune affectio societatis.

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66. Trois ans et demi après l’émergence du sinistre, Patrick Kron indique, le19 janvier 2004, que « la commande, obtenue en Espagne, d’une centrale équipée detrois turbines à gaz de grande puissance GT26 (...) confirme notre retour sur cemarché avec des machines compétitives».

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Aussi pouvons-nous espérer, lors de l’assemblée générale qui se réuniten juillet 2001 – battant à cette occasion un record de brièveté du délai deproduction des comptes et de convocation des actionnaires –, queprogressivement nous retrouverons un niveau de cours plus convenable.

En particulier, nous avons présents à l’esprit que notre conseild’administration, dans sa générosité, nous a octroyé des options desouscription d’action dont la mise en œuvre effective est subordonnéeà la condition de la constatation d’un cours moyen de 38 eurospendant vingt jours consécutifs ! Autant dire que cette « incitation»est restée lettre morte !

MARINE

C’est sans compter avec le destin qui prend, pour nous, la forme desabominables attentats du 11 septembre 2001. Je fais antichambrechez un investisseur suédois à Stockholm. J’ai, le matin même, parti-cipé à Finspong à une réunion du European Works Forum, et j’airencontré au début de l’après-midi, le ministre suédois chargé destransports pour lui parler de nos projets dans son pays.

Je regarde Bloomberg quand soudain la nouvelle et les imagessurgissent sur l’écran, totalement incompréhensibles sur l’instant.Quelques minutes plus tard, l’investisseur sort de son bureau et nousconvenons aisément qu’il lui est difficile de quitter son desk à cemoment et que nous nous reverrons à une autre occasion.

En rejoignant l’aéroport, mon assistante, Martine Morel, me révèleau téléphone, minute par minute l’étendue du drame. Dans la salled’attente, je m’emploie à réconforter une jeune collaboratrice américainedes ressources humaines, originaire de New York, que je ne connais pasjusqu’alors, mais qui se trouve prendre le même avion que moi pourrentrer à Paris. Honnêtement je ne pressens pas à ce moment-là les effetsindirects que cet événement tragique aura sur notre entreprise.

Un peu plus d’une semaine plus tard, je me trouve au Brésil pourrencontrer des clients, nos employés et le président du Brésil, Enrique

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Cardoso. Entre deux rendez-vous, Nick Salmon et François Neweym’alertent pour m’indiquer que nous sommes saisis par l’un de nosanciens clients, Renaissance Cruises, confronté à une crise de tréso-rerie majeure, d’une demande de soutien de 100 millions de dollarspour lui éviter la banqueroute. La seule justification de cette demandeest que, avec la COFACE et plusieurs banques, nous lui avons accordé,dans le passé, un financement fournisseurs partiel pour lui permettred’acquérir au fil des ans six navires de croisière identiques de la classeRenaissance, commande répétitive qui a été l’un des éléments specta-culaires du plan de redressement de notre secteur marine.

C’est en 1997 que, sur proposition de Claude Darmon, j’airecruté Patrick Boissier – volontairement choisi en dehors de laconstruction navale et doté d’une expérience industrielle authen-tique – pour prendre la tête de ce secteur et relever le défi, consistantà rendre progressivement cette activité profitable sans recours auxsubventions de l’État. La disparition de ces dernières est en effetinéluctable en raison d’une décision de l’Union européenne qui doitprendre effet au début de 2001.

La première commande de Renaissance qui remonte à 1996 estantérieure à son arrivée, mais à un moment où nous n’avons pas encoreconsolidé notre position sur ce marché, ce client représente l’opportu-nité de renforcer notre savoir-faire et de réduire nos coûts. Ces contrats,réserve faite des conséquences de la banqueroute du client, vontd’ailleurs se révéler parmi les plus profitables dont nous ayons bénéficiédans ce secteur, dégageant, d’après mes souvenirs, un profit cumulésupérieur à 200 millions d’euros. Et Patrick Boissier va, comme je le luiai demandé, réussir ce retournement, grâce à son exceptionnel talent demanager industriel et de catalyseur des énergies, à travers deuxprogrammes de changement successifs, Cap 21 et CAP 21+.

Du Brésil, je demande à mes deux collègues d’analyser la situation,de contacter nos partenaires dans le financement et de me proposer unplan d’action. Leur diagnostic est catégorique: compte tenu des consé-quences prévisibles du 11 septembre sur le marché de la croisière,Renaissance Cruises n’a aucune chance de survivre, même avec notre

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aide. Dès lors, la seule attitude possible est de refuser notre soutien etde nous organiser avec nos partenaires pour récupérer le contrôle desnavires et en assurer ensuite l’affrètement avant de saisir toute oppor-tunité dans l’avenir pour les céder dans des conditions convenables.

Telle est la décision. Décision que la suite justifie puisque,aujourd’hui, les navires ont tous retrouvé un usage, deux ayant étévendus et les autres affrétés pour de longues durées. Une provisionde 140 millions d’euros a été constituée en deux étapes et en utili-sant notamment une provision préexistante de 110 millions, réservéepar précaution pour couvrir les risques du secteur marine, et toutlaisse penser qu’elle sera suffisante par excès pour couvrir ce risque,quand l’issue finale sera connue d’ici cinq à sept ans !

En revanche la manière dont la communauté financière accueillece sinistre nous prend totalement par surprise. L’existence de finan-cements fournisseurs n’a jamais été cachée : ils figurent dansles notes comptables. Mais il est juste de dire que nous n’avons jamaismis particulièrement l’accent sur ces engagements qui n’ont d’ailleursjamais donné lieu à aucun sinistre et sur lesquels les analystes nenous ont jamais interrogés. Seul, l’un d’entre eux, toujours le même,Chris Hemingway de Lehman Brothers, s’est inquiété d’un finance-ment fournisseurs que nous avons fait pour le Métro de Londres etqui, d’ailleurs, ne présente aucun risque particulier.

Nous publions un communiqué, sans doute trop lentement – celanous prend deux jours – pour exposer la situation sans donner dechiffres. Erreur que je rectifie dans un entretien avec Les Echos, qu’onme reprochera par la suite parce que j’aurais minimisé abusivement lerisque, reproche que je n’accepte pas, car comme je l’ai dit à l’époque,compte tenu de la provision préexistante, le risque n’était pas et n’estjamais devenu «substantiel» au sens que les comptables et les juristesdonnent à ce mot en harmonie avec l’adjectif anglo-saxon material.

Quand Alstom a consenti ces financements fournisseurs, c’estd’abord la survie des chantiers navals de Saint-Nazaire, menacé àterme par la suppression des subventions européennes que j’avais entête. La technique financière utilisée que beaucoup d’autres secteurs

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industriels, tel l’aéronautique, pratiquent, ne m’a pas paru une incon-gruité. Au surplus mes éventuels scrupules auraient été balayés, sibesoin est, par la conscience que la seule alternative à cette politiqueétait la décision de licencier dans un délai rapide les 4000 employésdes Chantiers. Mais au bout du compte il apparaîtra qu’en dépit descoûts que cette décision a entraînés, Renaissance aura été, globale-ment, compte tenu des marges dégagées sur la vente des navires, uneaffaire légèrement bénéficiaire pour Alstom et surtout qu’elle aurapermis aux Chantiers d’améliorer substantiellement leur compétiti-vité, permettant ainsi notamment le triomphe du Queen Mary 2.

Mais tout cela, personne ne veut l’écouter, ni a fortiori le comprendreà l’époque. Rien n’y fait. Nous sommes rentrés dans un tourbillonémotionnel, aggravé par le climat qui prévaut sur les marchés après le11 septembre, l’éclatement progressif de la bulle technologique, l’éclate-ment de la bulle des turbines à gaz aux États-Unis qui nous concerneplus directement et enfin la modification des repères des investisseurs etdes analystes qui désormais donnent la priorité à la solvabilité, l’absencede dettes et ce qu’ils appellent la transparence.

TRANSPORT

La descente aux enfers du cours de Bourse d’Alstom commence,mais pour que le drame se noue complètement doit encore surgir undernier protagoniste, également inattendu, le secteur transport.Inattendu parce que, déjà à ce moment, il bénéficie d’une envolée descommandes qui se poursuivra pendant plusieurs années.

Claude Darmon a radicalement transformé et redressé ce secteurentre 1992 et 1996. Quand il est nommé directeur général chargé desopérations à mes côtés, nous choisissons ensemble son successeur,André Navarri dont l’adjoint sera Michel Moreau. André Navarri faitun beau parcours, poursuivant l’expansion de l’activité, mais en1998, il se laisse tenter par l’offre qui lui est faite de succéder à NoëlGoutard à la tête de Valéo.

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Cette décision dont j’ai essayé sans succès de le dissuader aucours d’un dîner à l’Hôtel Raphaël à la fois dans l’intérêt d’Alstom etdans le sien propre, ne lui porte pas chance puisqu’il n’exerce cettefonction que très brièvement, comme celle qu’il occupe ensuite àAlcatel, avant de rejoindre Bombardier Transport. Pour le remplacer,je choisis Michel Moreau qui, entre-temps, a approfondi sa connais-sance inégalée du métier ferroviaire et confirmé ses talents decommerçant hors ligne.

Pendant la période qui suit, en dépit de la croissance dont lesecteur bénéficie, le secteur transport a toujours de grandes difficultésà atteindre le résultat opérationnel, inscrit au budget. De surcroît, àmon sens, la performance de l’activité signalisation n’est pas à lahauteur de l’opportunité qu’elle représente et le redressement del’activité espagnole, dont le mauvais état a, il est vrai, été hérité desprédécesseurs de Michel Moreau, continue à se faire trop attendre.

Mais en ce mois de septembre 2001, un nouveau problème surgit,celui des trains régionaux britanniques. Les unités britanniques dusecteur transport, et surtout Birmingham, le centre d’ingénierie etd’assemblage et d’intégration des trains, ont au cours des annéesprécédentes enregistré un volume important de commandes dans lecontexte de la dérégulation et de la privatisation du système ferro-viaire de ce pays. Nous sommes conscients que pour faire face à cetafflux, il faut que les capacités de management et les méthodes deBirmingham soient considérablement renforcées, notamment parceque le passé de cette unité, que GEC a acquise juste avant la créationde Gec Alsthom, a été médiocre en termes de qualité, de perfor-mance technique et encore plus de résultats financiers.

Michel Moreau confie la responsabilité de nos opérations ferro-viaires en Grande-Bretagne à celui qui est considéré comme notremanager britannique le plus performant, Mike Lloyd, qui vient dusecteur production d’énergie et met à sa disposition les meilleurescompétences disponibles au sein du secteur transport.

À l’époque, le principal défi à relever nous parait être le«Pendolino» que nous devons livrer pour la West Coast Main Line à

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la société Virgin de Richard Branson en partenariat avec FiatFerroviaria qui n’a pas encore rejoint Alstom. Mike Lloyd applique lesméthodes les plus avancées notamment dans le domaine de la qualitéet Birmingham nous parait sortir du Moyen Âge industriel où, selonles managers du secteur transport, il s’est trouvé jusqu’alors. Lescontrats des trains régionaux paraissent s’exécuter normalement.

Au début de 2001, un rapport d’audit tire une sonnette d’alarme,en soulignant notamment le mauvais état de la comptabilité deBirmingham. Au cours d’une réunion spécialement convoquée à ceteffet, le management du secteur transport à la fois local et mondialexplique, de manière convaincante, que les mesures correctrices sonten cours de mise en œuvre et qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter parti-culièrement.

L’annonce que quatre contrats relatifs à la livraison de trainsrégionaux à quatre clients différents font apparaître des décalages delivraisons et des problèmes de qualité substantiels et justifient laconstitution de provisions significatives, compromettant la prévisionde résultats du secteur transport pour l’année en cours, constitueune nouvelle surprise intervenant au pire moment.

Nous savons que ce problème sera résolu. Nous ne sommes pasface à un défi technique comme dans le cas des turbines à gazGT24/26, mais à un problème d’exécution. Et, d’ailleurs, à la fin de2002, tous les trains auront été livrés, il est vrai, avec un retardcompris entre douze et dix-huit mois. De même après plusieurspéripéties et quelques coûts supplémentaires, mon successeurpourra annoncer la bonne fin du « Pendolino».

CRISE

Mais, quelle que soit l’issue finalement positive de ces affaires, à cemoment-là, nous n’avons pas le choix. En présentant nos résultatsdu premier semestre début novembre à la communauté financière, ilfaut rendre compte non seulement du déroulement de notre

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programme de redressement pour les turbines à gaz, mais aussi dutraitement de la banqueroute de Renaissance Cruises et desproblèmes affectant la livraison des trains régionaux britanniques.

Le choc est rude. L’effet de ces événements combinés sur lesrésultats et la trésorerie est sévère et durable. L’endettement, précé-demment ignoré devient un sujet majeur de préoccupation. Lesengagements hors-bilan, financements fournisseurs et surtoutcautions et garanties données dans le cadre de l’exécution descontrats, auxquels, jusqu’alors, personne ne s’intéresse, focalisentl’attention.

La confiance des marchés, c’est-à-dire des analystes et des inves-tisseurs, qui ne nous a pas manqué précédemment, se volatilise. Lecours de Bourse s’effondre. En juin 2001, il a touché un maximumhistorique de 36 euros. Après le 11 septembre, il reste dans la zonedes 26-27 euros, résistant bien au krach des Bourses mondiales.Mais, après la publication du premier communiqué sur Renaissance,il connaît en deux jours une chute foudroyante à moins de 12 eurosavec une rémission pendant le mois d’octobre, consécutive à notredeuxième communiqué donnant des explications plus détaillées quile fait remonter au-dessus de 17 euros.

Les comptes semestriels, publiés début novembre, qui récapitu-lent toutes ces difficultés, donnent lieu à une rechute brutale avec unplus bas de l’année à 11,46 euros avant une remontée progressivepour finir à 12,09 euros au 31 décembre. Le communiqué présenteles faits sans les noircir ou les embellir : des commandes et un chiffred’affaires en forte progression, un résultat et une marge opération-nels stables, un résultat net stable, une dégradation sensible de latrésorerie nette (-421 millions d’euros), une dette financière enhausse à un peu plus de 2 milliards d’euros et la titrisation descréances futures en baisse à 1,2 milliard, des engagements hors-bilanen forte baisse à 10,8 milliards.

Comme il se doit, tous les chiffres sont comme toujours sur latable. Mais, à la suite du 11 septembre et des scandales comptablesaméricains, la grille de lecture des analystes et des investisseurs a

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changé, et l’attention se focalise désormais sur les paramètres dubilan, qui sont tendus, plus que sur la performance des opérations,qui est convenable dans le contexte.

Face à cette situation dramatique, le conseil d’administration,que je tiens scrupuleusement informé en temps réel de tous lesdéveloppements essentiels, se mobilise et s’interroge. Il intensifie ledialogue avec moi, démarche grandement facilitée par le courrierélectronique qui devient notre instrument de communication privi-légié entre les séances, notamment parce qu’il nous affranchit desfuseaux horaires. Il cherche des solutions, imaginant que le départdu directeur financier et l’accélération – déjà initiée – du remplace-ment du président-directeur général résoudront plus rapidement lesproblèmes.

En dépit de ce climat délétère qui commence à sourdre autour demoi, j’ai la satisfaction au cours de cette période de bénéficier del’engagement indéfectible de toute l’équipe de management pourcontinuer notre tâche comme si j’avais l’éternité devant moi.

RESTORE VALUE

Ce soutien est d’autant plus nécessaire que le moment est venud’engager et d’intensifier l’action sur ce qui doit être désormais notreobjectif unique et absolu, la restauration du bilan.

Novembre et décembre 2001 sont consacrés à finaliser et mettreen œuvre les plans d’action relatifs aux navires Renaissance et auxtrains régionaux britanniques tout en continuant à gérer leprogramme de redressement des turbines à gaz de grande puissance.En même temps se déroule, comme chaque année à pareille époquel’élaboration du budget de l’année suivante, en l’espèce 2002-2003,et du plan à trois ans qui lui est toujours associé, le tout devant êtrearrêté dans son état définitif dans la première semaine de février.

Cet exercice est d’autant plus important qu’il constitue les fondations de ce que j’appelle encore, de manière interne le Revival

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Plan par imitation de Carlos Ghosn, le sauveur de Nissan (je suis devenu entre-temps membre du Advisory Board de l’AllianceRenault-Nissan !) et que nous appelons en définitive Restore Value.

En janvier et au début de février, nous en définissons les élémentsessentiels, tels que nous allons les présenter au conseil d’administra-tion du 24 février 2002 et aux analystes le 11 mars 2002 au coursd’une réunion consacrée à la stratégie. J’effectue ce travail notam-ment avec Nick Salmon et François Newey qui sait qu’une rechercheest engagée pour le remplacer, mais qui continue avec courage àexercer sa fonction comme s’il n’en était rien. Philippe Jaffré nousrejoint le 24 février.

Nous sommes également aidés dans cette tâche par GoldmanSachs qui nous conseille avec brio à la fois sur le fond et sur la forme.Nous souhaitons conserver le bénéfice de cette assistance tout aulong de l’exécution du plan, mais le conseil d’administrationsoucieux de ne pas indisposer les banques prêteuses y est peufavorable, ce qui, à l’usage, aurait pu se révéler désastreux pour lesintérêts des actionnaires, si Philippe Jaffré n’avait été là pourmaîtriser un processus qui aurait pu facilement devenir pervers.

La structure de Restore Value est simple : accentuer l’excellenceopérationnelle, renforcer le management, générer du cash, avec deuxobjectifs quantitatifs essentiels, 6 % de marge opérationnelle et 20 %de taux d’endettement net sur fonds propres en 2004-2005, et troisleviers mis en œuvre à court terme, des cessions immobilières, lavente d’activités industrielles non critiques pour la stratégie et uneaugmentation de capital, le tout devant permettre d’encaisser plus de2 milliards d’euros à fin mars 2003.

La recherche de l’excellence opérationnelle est une préoccupa-tion constante depuis la création de Gec Alsthom et encore plusdepuis notre introduction en Bourse. Nous avons toujours suadapter de manière convenable la dimension de l’outil de productionau plan de charge, favorisés en cela par la longueur de nos cycles quipermet de gérer les évolutions nécessaires dans la durée et même siles contraintes légales, l’incompréhension de l’environnement

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politique et social et nos propres maladresses dans le dialogue socialallongent parfois à l’excès les délais d’exécution.

Très tôt aussi, sous la bannière de Stretch 30 pour moins 30 %,nous avons réussi à réduire considérablement les coûts de nos achatsau point d’impressionner General Electric par nos méthodes quand ilsont racheté notre activité turbines à gaz de grande puissance. Puisnous avons lancé notre programme Quality Focus, devenu progressi-vement Six Sigma, avec des progrès plus lents, mais qui se déploientnéanmoins en profondeur. Parallèlement un contrôle des offres et desrisques a été mis en place, même si sa continuité peut être améliorée.

Restore Value peut s’appuyer sur tous ces acquis en se fixant pourobjectif de les amplifier, mais nous y ajoutons deux actions supplémen-taires. La première met l’accent sur la réduction des frais générauxengendrés par des structures de fonctionnement devenues dans certainscas trop lourdes, notamment à la suite des nombreuses acquisitionsréalisées dans les dernières années. Il faut réduire le nombre de niveaux,optimiser les fonctions, réduire le nombre et le coût des voyages… Lechamp est immense et l’objectif de 250 millions d’euros d’économies enrégime de croisière au bout de trois ans nous paraît accessible.

Par ailleurs deux actions majeures de réorganisation sont lancéespar transmission et distribution, pour optimiser l’organisationcommerciale, spécialiser et réduire les implantations industrielles etsimplifier les gammes de produits et par power, en créant deuxsegments, l’un dédié aux turbines et l’autre aux centrales électriques.

Le renforcement du management est également illustré par leschangements déjà effectués au cours de la dernière période. Enfaisant « sauter» à Philippe Joubert, jusqu’alors responsable particu-lièrement performant de nos opérations brésiliennes, au moins unéchelon de responsabilité, je l’ai mis à la tête du secteur transmissionet distribution où il va confirmer et révéler à tous ses talents excep-tionnels. Nick Salmon rejoint la direction générale. Et beaucoupd’autres remplacements interviennent à d’autres niveaux. Unchangement ne peut encore être annoncé, le mien, car le choixdéfinitif de mon successeur n’est pas encore effectué. Et j’ai réglé la

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question du directeur financier, au moins pour un temps, avec lerecrutement de Philippe Jaffré.

La génération du cash et donc la réduction de l’endettementconstituent le deuxième axe de Restore Value. Il résulte du plan àtrois ans, et encore cette perspective est-elle incertaine, car dépen-dant de l’évolution des commandes et de l’encaissement desacomptes correspondants, que nous pouvons espérer au mieux unmontant cumulé de 1,3 milliard d’euros sur la période. Des rentréesexceptionnelles substantielles sont donc nécessaires pour réduirenotre endettement économique qui, en cumulant les empruntsclassiques et la titrisation des créances futures, représente3,7 milliards d’euros (sans tenir compte d’une autre source de finan-cement : la mobilisation des créances nées pour 1 milliard) alors quenos fonds propres sont inférieurs à 1,8 milliard.

Paradoxalement l’action la plus aisée et la plus rapide à mettre enœuvre est une augmentation de capital avec droit préférentiel desouscription, émise à 9,65 euros et qui permet de récolter617 millions d’euros dès juillet 2002.

La deuxième action – les cessions immobilières – prévue pour750 millions d’euros, paraît simple, mais une erreur de stratégieretarde le processus. En effet avec notre premier conseiller, City,nous adoptons une approche de vente globale qui se révèle infruc-tueuse. Nous changeons en septembre de conseiller – c’est désormaisBNP Paribas – et de méthode en retenant une cession fragmentée etcelle-ci est couronnée de succès, garantissant l’encaissementprogressif de 600 millions d’euros, objectif réévalué entre-temps.

Reste le plus difficile, les cessions industrielles. Mon souci serad’éviter de ne rien vendre qui déstabilise de manière incohérentenotre stratégie. Les cessions envisagées en respectant ce principepermettent d’atteindre, voire de dépasser, l’objectif global fixé.

La liste ne comprend pas la plupart des idées des banquiers queleurs préoccupations à court terme ont volontiers conduit à recom-mander de céder des pans entiers d’activités dont le départ auraitlaissé Alstom exsangue, sans stratégie et sans futur. Elle ne

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comprend pas non plus le secteur marine que des conseilleurs, plusou moins compétents, analystes ou banquiers, nous recommandentpériodiquement de vendre comme le remède à tous nos maux. Sansme prononcer sur l’opportunité, au moins dans le dialogue avec cetype d’interlocuteurs, je me borne à leur demander de me désignerl’acquéreur, ce qui en général met fin à la conversation !

Mais à l’automne 2002, alors qu’approche le moment de monremplacement par Patrick Kron et l’échéance de fin mars 2003, lesopérations qui ont abouti ou sont proches de l’aboutissement, nereprésentent encore que 400 millions d’euros au total. La raison enest que les éléments les plus substantiels de ce programme ont ététorpillés par la paranoïa qui a entre-temps saisi les milieux financiersà propos de l’amiante.

Les deux projets concernés – qui faisaient partie du segmentchaudières et environnement du secteur power et qui auraient dûproduire ensemble au moins 1 milliard d’euros – correspondent à desactivités héritées d’ABB et « teintées» d’amiante, mais que je neconsidère pas comme essentielles pour notre stratégie dans ledomaine de la production d’énergie. D’ailleurs nos deux grandsconcurrents n’ont pas d’activités similaires.

Le risque amiante est celui d’ABB puisque nous avons refusé de lereprendre à notre compte dans la transaction. Mais les acquéreursavec lesquels nous sommes proches d’un accord sur les conditionscontractuelles et les prix, refusent de se satisfaire de la garantie decette entreprise, doutant de sa pérennité et de surcroît « tétanisés» parl’importance que prend ce problème dans l’environnement américain.

En septembre 2002, il est donc devenu clair qu’aucun de cesdeux projets n’aboutira à court terme même si à moyen terme quandABB se sera définitivement débarrassé du risque amiante à travers lamise en faillite de Combustion Engineering, les acquéreurs poten-tiels le seront aussi et du même coup manifesteront peut-être ànouveau leur intérêt. Mais nous ne pouvons pas attendre.

Je propose donc aux conseils d’administration des 11 septembreet 5 novembre 2002 d’activer immédiatement le projet de cession des

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turbines industrielles. Heureusement, nous n’avons jamais cessé dele préparer depuis plusieurs mois, notamment dans le cadre desdiscussions que nous avons eues avec Rolls Royce et SNECMA pourl’éventuelle constitution d’une société commune dans ce domaine.

Avant même le lancement de Restore Value, j’ai toujours considérécette cession comme une solution de repli acceptable qui n’est pas denature à remettre en cause notre stratégie. En effet, comme leur noml’indique, les turbines industrielles visent les marchés industriels etnon ceux des infrastructures pour l’énergie et le transport dontAlstom entend être le spécialiste global. Si la motivation que vamanifester Siemens pour les acquérir peut introduire un doute sur lapertinence de notre raisonnement, en revanche, nous allonsconstater que notre autre grand concurrent General Electric, aprèsavoir manifesté un intérêt de principe, se retire. L’hésitation est eneffet possible, car le numéro un mondial dans ce métier où Alstomest numéro deux, est Solar, une filiale de Caterpillar, et non pas l’unde nos deux grands concurrents. De surcroît les performances relati-vement satisfaisantes de cette activité doivent être tempérées par lefait qu’elle consomme beaucoup de capitaux.

Mais, de toute façon, les circonstances ne nous laissent pas le choix.L’opération est menée tambour battant, si bien que mon successeur a puannoncer cette cession le 28 avril 2003 pour une valeur d’entreprise de1,1 milliard d’euros et pour un cash encaissé de 950 millions.

Ainsi, à cette échéance, avec seulement un mois de retard sur lecalendrier, Patrick Kron pourra constater que les actions concrètes,prévues et annoncées le 11 mars 2002, ont été exécutées. L’augmen-tation de capital a produit617 millions d’euros, les cessions immobi-lières 405 millions, les cessions industrielles 1101 millions (en cash),soit au total, 2,12 milliards d’euros, comparés à un objectif fixé à2,1 milliards 67.

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67. Rapport annuel 2002-2003 d’Alstom, page 42.

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Mais, dès l’origine, je suis convaincu que l’assainissementdéfinitif de la situation financière d’Alstom exigera d’aller au-delà deRestore Value. Cette conviction n’est pas fondée, à ce moment-là, surune réévaluation des prévisions qui lui ont servi de base. Cesnouvelles données ne seront disponibles qu’au début de l’annéesuivante dans le budget 2003-2004 et le plan à trois ans qui lui estassocié. Elle résulte du sentiment que la nature de notre métier dansle contexte chaotique qui est devenu celui de l’économie mondialeimpose le retour le plus rapide possible à l’endettement le plus faiblepossible et que l’échéance de 2005, inscrite dans Restore Value pouratteindre ce résultat, est trop éloignée.

Je suis également conscient que cette accélération indispensablene pourra provenir de la seule amélioration de la performance opéra-tionnelle, incapable de compenser sur une aussi courte périodel’impact négatif des sorties de cash du segment turbines à gaz quipersisteront jusqu’en 2004-2005.

La solution ne peut venir que d’un mouvement stratégique. Pourmoi, deux options seulement peuvent être utilement considérées :soit céder tout ou partie du secteur power, soit céder le secteur trans-mission et distribution. J’écarte la cession du secteur transport, car jepense que c’est dans ce domaine qu’Alstom a les positionstechniques et commerciales les plus fortes et que le nouvel Alstomqui peut sortir de cette crise devra, à mon sens, être nécessairementengagé dans ce métier où il excelle. Quant au secteur marine, poursouhaitable que soit un désengagement, il n’est ni plausible à courtterme ni susceptible de régler à lui seul le problème posé.

C’est pourquoi j’ai poursuivi depuis plusieurs mois un dialogueavec Siemens – nom de code : Siegfried ! – pour explorer l’éventua-lité d’une cession partielle du secteur power. Pour la première fois,depuis douze ans que je pratique ce concurrent, j’ai le sentimentqu’il manifeste un intérêt sérieux pour ce projet. Les équipestravaillent ensemble et au mois d’octobre, Heinrich von Piererconfirme par écrit, à ma demande, qu’il est prêt à engager desnégociations sous réserve d’étudier ensemble au préalable la

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manière dont pourraient être surmontées les difficultés probablesavec les autorités de concurrence.

J’estime que, faute de fusion avec Areva/Framatome, cette optionest de loin la meilleure, car elle correspond à une vision à long termede l’évolution de cette industrie, c’est-à-dire la création d’un GeneralElectric européen. Deux ans auparavant, Alstom aurait encore pu enêtre le pivot, mais les difficultés que nous rencontrons et l’éclatementpersistant des forces industrielles françaises dans ce domaine m’ontconvaincu que, dans les circonstances du moment, seul Siemenspeut, au moins provisoirement, être le vecteur de cette vision.

Néanmoins je sais que la bonne fin de cette option demeureratrop longtemps incertaine. Or, s’il y a échec, Alstom ne peut seretrouver en fin de parcours sans solution de rechange. C’estpourquoi je demande, au début de l’été 2002, à Philippe Joubert et àHenri Poupart-Lafarge, président et directeur financier du secteurtransmission et distribution, de préparer les éléments d’un éventueldossier de cession dans l’hypothèse où je serais obligé de l’activer.

Il est clair enfin que le choix final entre ces deux solutions, àsupposer que la première demeure ouverte jusqu’au bout, ne peutqu’être le fait de mon successeur dont l’arrivée est programmée pourle 1er janvier 2003. Certes il est en permanence associé et informé,mais il n’est pas encore en situation de responsabilité. Je proposedonc au conseil d’administration du 5 novembre 2002 d’engageravec Siemens l’exploration des problèmes de concurrence et d’accé-lérer la préparation de l’éventuelle cession du secteur transmission etdistribution avec la perspective d’une prise de décision au cours dupremier trimestre de 2003.

Dans les premiers jours de janvier, je prends l’avion avecPatrick Kron et Nick Salmon pour Munich. Je présente mon succes-seur à Heinrich von Pierer et à son équipe. Les discussions s’enga-gent. Quelques semaines plus tard, Patrick Kron constate, au vu dela manière dont se comporte Siemens dans les négociations, qu’unrésultat suffisamment engageant est probablement inaccessible et, entout cas, ne peut être obtenu dans le calendrier qui s’impose à lui. Il

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y met donc fin et prend, en mars 2003, avec le conseil d’administra-tion, la décision de céder le secteur transmission et distribution quiaboutira quelques mois plus tard avec Areva. Si Alstom avait étésoumis à un calendrier moins contraignant, peut-être cette négocia-tion aurait-elle pu aboutir. Mais nul ne le saura jamais. Ce qui estcertain, c’est que les banques ne laissent plus aucune marge demanœuvre à celui qui m’a succédé.

Entre-temps en effet, en décembre 2002 et au début dejanvier 2003, au moment où Patrick Kron me remplace commedirecteur général, les secteurs poursuivent la préparation de leurbudget 2003-2004 et du plan à trois ans qui lui est associé. C’estdésormais mon successeur qui analyse leurs prévisions et leurspropositions et arrête les hypothèses et les choix qui vont déterminerla suite des événements.

Des éléments qui sont communiqués au président du conseild’administration, que je suis encore, résultent trois constats essentiels.

Au cours de la dernière période, le programme de développementdes nouveaux composants des turbines à gaz de grande puissance apris un retard de plusieurs mois qui, contrairement à notre attente,n’a pas pu et ne pourra pas être rattrapé ou compensé même si sesrésultats sont positifs et s’il n’y a plus d’inquiétude sur l’issue duprocessus. D’autre part certains clients manifestent une raideurgrandissante dans les négociations commerciales, plus soucieuxd’encaisser des pénalités que de produire de l’électricité en raison dela stagnation de la demande qu’ils ont à satisfaire. Il faut doncprévoir des coûts et des sorties de cash supplémentaires par rapportà ce qui était jusqu’alors envisagé. En mars 2003, leur montant, aujugement de Patrick Kron, est pour l’essentiel cerné et acquis.

Deuxième constat : l’effondrement désormais patent du marchéde la production d’énergie. Trois conséquences en résultent. Lesecteur power va devoir intensifier et accélérer l’adaptation de sonoutil de production au nouvel état de la demande, ce qui entraîneraaussi des coûts et des sorties de cash supplémentaires. La dérive duprogramme des turbines à gaz GT24/GT26 ne pourra pas être

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compensée, au moins partiellement, comme on aurait pu l’espérer etcomme cela a été le cas dans la période précédente, par les perfor-mances du reste du segment turbines à gaz et du secteur power.Enfin la chute brutale des commandes entraîne celle des acomptesqui ne viennent plus alimenter la trésorerie.

Troisième constat : les autres secteurs ne sont pas non plus en étatd’apporter une compensation. Le secteur transmission et distributiontient ses objectifs, mais sans plus, en raison de l’atonie du marché. Lesecteur transport en dépit de l’excellent niveau de commandes dont ilbénéficie termine d’exécuter les difficiles contrats britanniques. Lesecteur marine ne reçoit pratiquement plus de commandes.

Deux effets concrets résultent de ces constats. D’abord le déficitprovoqué notamment par la provision supplémentaire sur lesturbines à gaz va réduire substantiellement les fonds propres.Ensuite la prévision de génération de1,3 milliard d’euros de cash surtrois ans qui est incluse dans Restore Value est désormais caduque,une moitié disparaissant en raison des turbines à gaz et l’autremoitié, en raison de l’effondrement du marché de la productiond’énergie 68.

Du coup, l’endettement ne pourra être réduit au rythme prévu,même si, au 31 mars 2003, une première étape de diminution de400 millions d’euros interviendra et si la solution est disponible avecl’alternative préparée entre l’alliance avec Siemens dans la produc-tion d’énergie ou la cession de transmission et distribution.

À cette même date, les covenants, c’est-à-dire les clauses contrac-tuelles des contrats de prêts dont le non-respect entraîne l’obligationde leur remboursement immédiat (par exemple le ratio dette nettesur fonds propres), ne seront plus satisfaits.

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68. Dans le plan d’actions, présenté par Patrick Kron le 12 mars 2003, le montantattendu des cessions industrielles est porté par rapport à Restore Value de1,6 milliard à 3 milliards d’euros, soit une majoration de 1,4 milliard d’un montantproche de la prévision de 1,3 milliard d’euros de génération de cash qui étaitenvisagée et qui est désormais caduque.

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BANQUES

Cette perspective désormais avérée transfère la responsabilité del’avenir d’Alstom des mains du management et du conseil d’admi-nistration à celles des banques. Patrick Kron n’a pas d’autre choixque d’en prendre acte et d’intensifier les négociations avec elles pourtrouver des solutions permettant d’assurer la continuité des opéra-tions de l’entreprise. C’est lui désormais qui prend la suite et je megarderai bien de commenter ou de juger la manière dont le problèmea été traité.

Je sais d’expérience que, seuls, le management et le conseild’administration disposent des éléments nécessaires pour se formerune opinion et prendre les décisions appropriées. Tout ce que l’onpeut faire de l’extérieur, y compris quand on a dirigé pendant douzeans l’entreprise, c’est de juger l’arbre à ses fruits. Or, dans le casd’Alstom, plus que dans beaucoup d’autres entreprises, selonl’expression bizarre, mais aujourd’hui consacrée, il faut laisser dutemps au temps. L’action de Patrick Kron ne pourra être honnête-ment évaluée qu’à l’horizon 2006-2008, quand les premiers contratsqu’il prend aujourd’hui auront été exécutés et que ses premièresdécisions stratégiques et opérationnelles commenceront à produireleurs effets concrets 69.

En revanche la manière dont ont évolué les relations d’Alstomavec les banques dans le passé mérite un commentaire. De fait mesderniers mois de responsabilité à la tête d’Alstom ont été profondé-ment marqués par une dépendance croissante à l’égard d’un nombrede plus en plus restreint de ces établissements.

Nous n’avons jamais été dans une telle situation. Entre 1991et 1998, notre trésorerie a été constamment positive et de manière

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69. À titre d’illustration extrême, il est intéressant de noter que le marketing duTGV vendu à la Corée a commencé en 1989, que nous avons signé le contrat en1994 et que l’inauguration a eu lieu en mars 2004!

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croissante. Même après le prélèvement du dividende exceptionnel etl’achat de Cegelec à la veille de la mise en Bourse, nous n’avions pasde dettes.

En 1999, la première étape de l’acquisition d’ABB Power estfinancée quasi intégralement par la cession à General Electric denotre activité turbines à gaz et grâce au désinvestissement progressifdu secteur industrie. La majeure partie de la deuxième étape l’est parla cession du secteur entreprise qui interviendra en 2001.

Dans le même temps, Alstom monte en puissance dans l’exécu-tion de plusieurs contrats qui avaient bénéficié dans le passéd’acomptes exceptionnellement élevés, jusqu’à 100 % dans certainscas, et qui se traduisent désormais par des décaissements sans contre-partie (1 milliard d’euros de 1999 à 2002). Par ailleurs le sinistre desturbines à gaz GT24/GT26 commence aussi à consommer du cash(4 milliards d’euros de 2000 à 2004). Enfin les investissements corpo-rels (1,9 milliard d’euros de 1998 à 2002) se poursuivent et les coûtsde restructuration (1,7 milliard d’euros de 1998 à 2003) sont de plusen plus lourds.

Du coup, le cash flow libre est négatif de 1,1 milliard d’euros en2000-2001, de 1,2 milliard en 2001-2002 et de 265 millions en 2002-2003, bien qu’Alstom ait pu souligner que ce dernier chiffre aurait étépositif à 1 milliard d’euros sans ces facteurs exceptionnels et nonrécurrents.

La conséquence cependant est qu’à partir de 2000-2001, la detteéconomique, dans la définition qu’Alstom lui donne désormais,s’établit à 4,5 milliards d’euros pour des capitaux propres qui sontencore à 2,1 milliards. Elle atteint un maximum de 5,3 milliardsd’euros en 2001-2002 pour des capitaux propres de 1,8 milliardavant de retomber à 4,9 milliards d’euros à fin mars 2003 pour descapitaux propres qui s’effondrent à environ 800 millions.

Dans le même temps, un autre paramètre va focaliser l’attentiondes banques. Il s’agit des garanties et cautions qu’elles-mêmes et lescompagnies d’assurance émettent pour donner aux clients le confortque le fournisseur honorera ses engagements. Cette pratique

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habituelle dans les métiers où les délais d’exécution des contrats sontparticulièrement longs est rémunérée au profit des émetteurs parune redevance et, dans le passé, n’a donné lieu, dans le cas d’Alstom,à aucun sinistre significatif.

L’en-cours correspondant est néanmoins facialement élevé, bienqu’en forte diminution, 15 milliards d’euros en 2000-2001,12,5 milliards en 2001-2002 et 10,3 milliards en 2002-2003. Il fautcependant relativiser ces montants en les rapprochant de ceux ducarnet de commandes, 39,5 milliards d’euros en 2000-2001,35,5 milliards en 2001-2002 et 30,3 milliards en 2002-2003.

Tous ces chiffres, toutes ces données et beaucoup d’autres sontparfaitement connus des banques. Elles ont un accès permanent àl’entreprise et ont parfaitement les moyens de se former une opinionsur sa situation. Ce sont elles qui ont proposé les instruments definancement qui ont constitué la dette économique. Empruntsobligataires, emprunts à moyen terme, billets de trésorerie, titrisa-tion de créances futures, titrisation de créances nées ne sont passortis de l’imagination des trésoriers d’Alstom, ils sont le produit dumarketing intensif dont ils ont fait l’objet au fil des années de la partdes établissements bancaires.

Au demeurant, beaucoup d’entre eux ont participé dans des rôlesdivers à la mise en Bourse d’Alstom de juin 1998, à l’offre secondairede février 2000 et à l’augmentation de capital de juin 2002 et ont étéassociés à la préparation de Restore Value au printemps 2002. Que lasituation d’Alstom ait constitué une « surprise» pour certainesbanques, comme cela aurait été dit, demeurera longtemps une«surprise» pour moi et sans doute pour mes collaborateurs quin’ont cessé au fil des années de répondre à leurs questions !

La situation que connaît Alstom à la fin de 2002 et au début de2003 est évidemment préoccupante. Pour autant, l’entreprise n’estpas en état de faillite ou de quasi-faillite comme on ne cesse del’écrire, au risque de compromettre sa réputation commerciale et dedétruire la confiance de ses clients. En effet, en dépit des conditionsdifficiles des marchés et en termes cumulés, Alstom aura vendu, en

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2002-2003, environ un cinquième de son chiffre d’affaires pour prèsde 2 milliards d’euros, ce qui veut dire que la totalité des actifs del’entreprise a une valeur sensiblement supérieure au montant de sonendettement économique, 4,9 milliards d’euros, à fin mars 2003.

Néanmoins, en raison de la rupture des covenants, collective-ment, les banques ont la possibilité technique de provoquer unecrise de liquidité, mais elles n’y ont pas intérêt, sauf à assumer lesaléas inhérents à toute procédure de liquidation et les risquespolitiques qui lui seraient nécessairement associés dans le cas d’uneentreprise comme Alstom.

Aussi, comme elles l’ont fait pour Marconi en Angleterre, ABB enSuisse, Fiat en Italie ou Vivendi en France dans une situationanalogue, les banques vont accepter de donner à l’entreprise le tempsindispensable pour revenir à meilleure fortune et de garantir lesfinancements qu’elle sera obligée de rechercher sur le marché.Prenant en compte le caractère exceptionnel et transitoire de la crisefinancière, elles lui assureront ainsi le soutien nécessaire en pariantsur la mise en œuvre des engagements du management, déjà vérifiéepour Restore Value, et crédible pour le «plan d’actions» de PatrickKron.

Mais des circonstances particulières à Alstom vont compliquer ceprocessus. L’entreprise a une population de banques particulièrementnombreuse en raison de l’accumulation en France et à l’étranger derelations historiques, héritées du passé à l’occasion des nombreusesacquisitions qui ont été réalisées, en particulier celle d’ABB Power. Ladirection financière d’Alstom n’a pas eu le temps, avant la crise, derestructurer et concentrer ces relations, notamment en réduisant lenombre d’établissements impliqués dans les opérations de l’entreprise.

La détérioration de l’environnement économique et l’éclatement desdiverses bulles financières entraînent cependant un changement rapideet brutal d’attitude de beaucoup d’entre eux, en particulier américains etallemands pour lesquels Alstom est un client marginal. D’où un tarisse-ment des sources de crédit, même quand il s’agit simplement de renou-veler des crédits existants, et un appétit très réduit pour des opérations,

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telles les titrisations de créances futures ou nées, qui autrefois ont suscitéleur enthousiasme. Plus encore, les cautions et garanties sont soumisesà un processus de rétrécissement progressif, essentiellement parce qu’àla suite de sinistres consécutifs au 11 septembre et à de grandes faillitesaméricaines, les agences de notation recommandent aux émetteurs,principalement des compagnies d’assurances, de réduire ou d’inter-rompre leurs engagements à ce titre.

Il est vrai que la nature et la durée des cycles et des contratsd’Alstom, combinées avec les effets de l’effondrement du marché dela production d’énergie font que le délai requis pour le redressementdu bilan – de l’ordre de trois ans – dépasse l’horizon habituel auquella communauté bancaire est habituée dans des circonstancessimilaires. À cette explication spécifique s’ajoute évidemment laprise en compte de la dégradation de l’environnement économiquemondial qui laisse les banques, les plus éloignées de l’entreprise,sceptiques sur sa capacité à améliorer rapidement son exploitation,de l’expérience malheureuse que beaucoup d’entre elles ont vécue ense faisant producteurs d’énergie aux beaux jours de la dérégulationet de l’ombre portée des scandales américains comme Enron quin’ont pourtant aucun rapport avec Alstom.

L’avenir du soutien bancaire à Alstom dépend ainsi de plus enplus d’un club restreint formé de ses banquiers principaux, essen-tiellement Français. Mais ceux-ci ne sont en état ni de reprendre àleur compte tous les engagements des établissements qui renonce-raient à soutenir Alstom, ni d’émettre toutes les garanties et cautionsque les compagnies d’assurances spécialisées ne veulent plusassumer, ni de convaincre l’ensemble de la communauté bancaire delaisser le temps nécessaire à l’entreprise pour réaliser son désendet-tement sans autre soutien extérieur. Dès lors, pour surmonter cetteimpasse, il n’y a plus d’autre solution que de faire intervenir un tiers,un autre groupe industriel ou l’État.

Le fait que les difficultés d’Alstom ne sont pas interprétéescomme exceptionnelles et non récurrentes, mais comme résultant del’accumulation d’erreurs et de fautes multiples de management

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facilite politiquement cette démarche. Providentiellement, le rempla-cement du président-directeur général fournit le bouc émissaireidéal. D’autant qu’au même moment, face aux restructurations donttout le monde sait qu’elles ne résultent pas de la crise financière,mais de l’effondrement des marchés, certains syndicats en font égale-ment un usage commode.

On a pu parler de « nouvel âge d’or des banquiers» 70 à propos decette période où s’est établi un nouveau rapport de forces entrebanquiers d’un côté et entreprises et actionnaires de l’autre. En effetcette situation se traduit pour les établissements qui consentent lescrédits, par des taux d’intérêt accrus, par des revenus tirés des opéra-tions financières qui se révèlent nécessaires, par le « monopole» descommissions substantielles, générées par les cessions industriellesou immobilières auxquelles les entreprises concernées se trouventcontraintes de procéder et par un droit de regard permanent etapprofondi sur leur gestion. Ainsi, pendant le temps que requiertl’exécution du programme de redressement du bilan, le manage-ment, les conseils d’administration et les actionnaires, un peucomme un pays en crise passé sous la tutelle du FMI, perdent defacto le contrôle de l’entreprise au bénéfice de l’espoir qu’au termedu parcours, celle-ci survivra et se revalorisera.

J’ai tiré deux leçons de cette expérience venue trop tard dans macarrière industrielle : il ne faut jamais dépendre des banques et donc,surtout, dans les métiers d’infrastructures, il faut viser au minimuml’endettement zéro (situation dont j’ai joui pendant neuf années surmes douze années de responsabilité), il ne faut jamais écouter lesbanques quand elles vous proposent des formes nouvelles, attrac-tives et séduisantes d’endettement supplémentaire, car elles s’arran-gent pour les structurer par les covenants d’une manière telle quevous n’en avez plus l’usage quand vous en avez réellement besoin.

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70. Yves de Kerdrel dans Les Echos des 19 au 19 juillet 2002.

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Ces leçons ne me seront plus d’aucune utilité, mais je suisconvaincu néanmoins que l’organisation Alstom dans ses profon-deurs saura s’en souvenir.

Au bénéfice de cette expérience, j’ai cependant décidé, de mapropre initiative, de me retirer du conseil d’administration de laSociété générale. Dans d’autres circonstances, j’aurais aimé continuerà y participer sous la présidence de Daniel Bouton pour lequel j’ai àla fois amitié et admiration. Mais au moment où Alstom vit toutes sesdifficultés, ma présence m’y a paru incongrue. Je suis reconnaissantdu soutien raisonné que beaucoup d’établissements bancaires, aupremier rang desquels BNP Paribas, la Société générale et le Créditagricole, ont apporté à l’entreprise. J’admire également leurs perfor-mances financières remarquables. Mais je ne peux me départir del’idée que les malheurs autant que les succès de l’industrie y sontpour quelque chose. Il m’en est resté un sentiment de gêne que je n’aiplus de raisons d’assumer.

REPÈRES

Il me reste à donner mon interprétation de cette crise financière quia failli emporter Alstom.

La cause première et centrale est sans contestation possible ledésastre technique des turbines à gaz GT24/GT26. Le coût supplé-mentaire direct de ce sinistre, selon les chiffres publiés après mondépart, s’est élevé en termes de résultats et de cash à 3,8 milliardsd’euros, sans compter les dommages indirects en termes de perte decommandes et de réputation.

Qui ne voit que, sans ce sinistre, il n’y aurait pas eu d’endette-ment excessif (4,9 milliards d’euros à fin mars 2003), ni de chute desfonds propres (805 millions d’euros à fin mars 2003), ni évidemmentde crise de liquidités et de mise sous tutelle par le système bancaire.

D’autres facteurs ne peuvent être ignorés. Il n’est pas douteuxque si le 1,2 milliard d’euros de fonds propres prélevés au moment

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de l’introduction en Bourse par les deux actionnaires de GecAlsthom était restés dans l’entreprise, la crise financière n’aurait paspris la même ampleur, sans qu’à l’évidence, un lien de causalitépuisse être honnêtement établi.

L’effondrement des commandes de la production d’énergie àpartir de novembre 2003 a substantiellement accru les besoins deliquidités et retardé la réduction de l’endettement à la déception dusystème bancaire.

Le changement de président-directeur général au milieu de la miseen œuvre de Restore Value et la dramatisation supplémentaire inévi-table qui en a résulté ont à la fois compliqué son exécution, amplifiéla crise de confiance des clients et aggravé l’anxiété des banquiers. Quine voit qu’il aurait été préférable de me remplacer, en tant que direc-teur général, tambour battant, début 2002 ou, au contraire, d’attendrefin 2003, comme cela était initialement envisagé.

Il y a aussi des fausses explications. Par exemple l’acquisition deCegelec. Cette opération était justifiée par l’intérêt stratégiqued’Alstom qui la souhaitait depuis vingt ans. De surcroît, en prenanten compte la revente du secteur entreprise, elle n’a pratiquementrien coûté en trésorerie et elle a généré une plus-value tout en appor-tant à Alstom les activités systèmes et ingénierie revendiquées depuislongtemps et dont la valeur s’est confirmée au fil des années.

Que n’aurait-on dit si Alcatel, conservant Cegelec, s’étaitmaintenu comme le concurrent de la filiale qu’il mettait en Bourse,situation déjà difficilement supportable compte tenu de la différenced’actionnariats entre Cegelec et Gec Alsthom, mais qui seraitdevenue franchement abusive dans la nouvelle situation.

Je range aussi au rang des fausses explications, l’acquisitiond’ABB Power. Le financement en a été assuré dans des conditionssaines par la cession des turbines à gaz sur technologie GeneralElectric, du secteur industrie et du secteur entreprise, le dernierélément du puzzle, l’émission d’obligations convertibles, n’ayant puêtre mise en place en raison de l’évolution des conditions du marchéà partir de l’automne 2000.

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Les positions stratégiques, acquises à travers cette opération,restent remarquables dans les turbines à vapeur et les alternateurs,les chaudières et surtout le service et marquent l’entrée d’Alstomcomme un acteur de plein exercice dans les turbines à gaz de grandepuissance. Le prix payé en incluant le coût du sinistre reste évidem-ment trop élevé.

Même s’il est impossible de refaire l’histoire en fonction d’hypo-thèses qui ne se sont pas réalisées, je suis convaincu que, sans cetteopération, Alstom aurait disparu de la production d’énergie, écrasépar la concurrence, et que, pour ne prendre que cet exemple, lesactivités de Belfort dans les turbines à vapeur, les alternateurs et lesturbines à gaz sur technologie General Electric auraient été progres-sivement rayées de la carte, faute de commandes françaises capablesde les soutenir.

Une dernière explication a été souvent invoquée dont je ne saiss’il faut la considérer comme vraie ou fausse, celle de l’inadaptationde notre communication financière. Je ne doute pas bien entenduque nous aurions pu faire mieux. Les exigences d’information desmarchés, relayées par les analystes, nous ont conduits à rendrepublics des objectifs et des prévisions qui ont traduit honnêtementnotre vision du moment, mais que parfois la réalité a démenti. Sansdoute aurait-il mieux valu résister à cette pression et laisser les inves-tisseurs se déterminer en fonction des performances constatées. Lemarché aussi, dit-on, n’aime pas les « surprises», c’est-à-dire lesévolutions et les événements non prévus. Alstom, comme d’autresentreprises, lui en a réservé et s’est efforcé de les expliquer du mieuxpossible dans les circonstances du moment.

Mais je ne peux me défaire de l’idée que le fond du problème estailleurs. La fonction du marché est de donner une valeur aux entre-prises à partir des données réelles qui la caractérisent. Une commu-nication différente aurait peut-être atténué les variations brutales decours qui sont désormais de plus en plus fréquentes, pas seulementpour Alstom, mais n’aurait sans doute rien changé à l’évolution ducours de Bourse à moyen et long terme.

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Notre époque ne se satisfait pas des explications même quandelles sont honnêtes et complètes. Il lui faut des responsables. Bienentendu, en tant que patron d’Alstom du 6 mars 1991 au 1er janvier2003, je suis par définition responsable de ce qui s’est passé pendantces douze années, ce qui s’est bien passé et ce qui s’est mal passé !

Je ne chercherai pas à me décharger de cette responsabilité surd’autres, ni sur les ingénieurs qui ont développé à l’origine lesGT24/GT26 dont les calculs ont été défaillants, ni sur les commerçantsqui ont vendu ces machines en prenant, sous le management d’ABB,des risques contractuels rétrospectivement excessifs, ni sur lesdirigeants d’ABB Alstom Power qui n’ont peut-être pas donné, pendantleur année de management autonome, l’attention prioritaire qui conve-nait au segment des turbines à gaz. Je sais d’expérience que lesjugements péremptoires a posteriori et extérieurs aux structures au seindesquelles les événements ont été vécus atteignent rarement la vérité.

Les décisions qui ont été prises, dont certaines ont été critiquées,l’ont été de bonne foi et au mieux de mon jugement. Bien entendu,je sais aussi que, dans certains cas, si j’avais disposé des informationsqui sont disponibles aujourd’hui, certaines de ces décisions auraientpu être différentes. Malheureusement le management n’est jamaisrétrospectif. Il doit faire au mieux en temps réel avec les informa-tions auxquelles il a accès au moment où les décisions sont prises.

Pourtant au moment où je tourne définitivement la paged’Alstom, je me dois d’aller plus loin dans ce retour sur mon actionet sur moi-même.

Je peux énumérer une liste de décisions que je n’aurais pas dûprendre, par exemple le consentement que j’ai donné à mon corpsdéfendant au paiement d’une commission pour le transfert du siège dela division transport, la cotation à la Bourse de New York, le défautd’attention de ma part aux caractéristiques et à la présentation de monindemnité de départ, quelques nominations peu heureuses et sans douteune communication parfois insuffisamment réactive et trop elliptique…

Mais ces erreurs sont du second ordre par rapport aux enjeux etencore plus par rapport au nombre de décisions que j’ai dû prendre

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en douze ans et qui ont eu des effets positifs et rentables pourAlstom. En fait, dans les reproches que je me fais à moi-même, il enest un qui est essentiel, même s’il ne relève pas de la rationalité, maisde la subjectivité.

À un instant décisif, en mars 2000, au moment de signer l’accordirrévocable de rachat de la seconde moitié d’ABB Power, l’instinctm’a manqué pour « sentir» que la mise au point des turbines à gazGT24/26 recélait un risque excessif, même si les défaillancestechniques spécifiques qui ont effectivement provoqué le sinistren’ont été identifiées que plus tard. Deux autres préoccupations m’ontparu à l’époque beaucoup plus importantes : stabiliser ce qui estdevenu Alstom Power en mettant fin à un actionnariat paritaire,condamné à la paralysie et à l’inefficacité par l’attitude d’ABB,protéger définitivement et sans contestation possible Alstom contrele risque amiante.

Encore faut-il souligner que, déjà actionnaire à 50 % d’ABBAlstom Power et confronté à un partenaire, ABB, lui-même en situa-tion critique, Alstom n’aurait pas pour autant échappé aux diffi-cultés, mais, sans doute, l’impact en aurait été plus faible et lacapacité de manœuvre de l’entreprise, plus importante.

En regard, il serait équitable que je mette en évidence qu’endouze ans, j’ai appliqué avec constance et, je crois, avec succèsjusqu’à la crise finale, une stratégie simple, celle de faire d’Alstom, lespécialiste global des infrastructures pour l’énergie et le transport.

La taille du groupe a été multipliée par trois. Nous avons suintégrer efficacement des centaines d’unités opérationnelles, résul-tant d’acquisitions multiples. Alstom, à mon départ, est implantéindustriellement dans plus de soixante pays et commercialementdans plus de cent. Les activités de l’entreprise se répartissent harmo-nieusement entre toutes les grandes zones économiques mondiales.Nous pouvons être fiers des positions que nous avons construitesdans la transmission et la distribution, le transport et la constructionnavale où nous sommes les champions de l’Union européenne etdans la production d’énergie où, en dépit des difficultés en voie d’être

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surmontées, nous sommes toujours parmi les trois premiersmondiaux. Et comment oublier les richesses humaines de nationa-lités et de cultures multiples qui assurent à l’entreprise un potentielde développement exceptionnel ?

Tout cela est vrai, mais, alors que j’ai quitté l’entreprise, quelleest, pour la plupart des observateurs, la portée de ces succès auregard, pendant les toutes dernières années, d’une performanceopérationnelle médiocre, des pertes nettes qui ont été enregistrées,de la suspension du dividende et de la valeur dérisoire de l’action ?Poser cette question, c’est y répondre. Le jugement du marché nesait se référer qu’à la situation instantanée. Les succès passés et lesperspectives futures n’alimentent pas un crédit sur lequel il seraitpossible de tirer pour compenser les insuffisances et les échecs dumoment.

Assumant ma responsabilité, je revendique cependant le droit dedire avec force que, contrairement à ce qui est écrit ou dit en perma-nence, la tourmente qui a emporté Alstom n’a rien à voir avec lescrises qui ont affecté pendant la même période d’autres groupesindustriels ou de services auxquels son nom a été accolé de manièrerépétée, abusive et, peut-être, dans certains cas, intéressée. Alstomn’a pas truqué les comptes ou laissé libre cours à l’escroquerie de sesmanagers comme telle entreprise américaine. Alstom n’a pas étéemporté par la folie des grandeurs en accumulant des acquisitionssans pertinence stratégique et mal financées comme telle ou telleentreprise européenne. Ce qui a frappé l’entreprise, c’est un sinistretechnique d’une gravité et d’une dimension qui n’a pas beaucoupd’équivalents dans l’histoire industrielle même si des précédentsexistent par exemple dans l’industrie pharmaceutique, dans l’indus-trie aéronautique ou dans notre propre industrie.

Il est heureux que le gouvernement français ait su mesurer lavraie nature de cet « accident» et prendre les initiatives que justifiele rôle d’« assureur ultime» que doit jouer l’État dans une économiede marché ordonnée plutôt que de livrer à l’encan une entreprise quia tous les atouts pour réussir au plus grand bonheur de ses concur-

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rents à l’affût et des pays que dérange la vitalité d’une industriefrançaise conquérante et performante.

C’est en revanche une déception de plus que de constater quel’Union européenne n’a pas compris immédiatement cette situationet, au lieu d’aider dès le départ à la résoudre, a pris des initiatives quin’ont fait qu’aggraver les difficultés et qui, curieusement, si ellesavaient abouti en l’état, auraient pu faire disparaître définitivementtoute concurrence intra-européenne dans l’énergie et le transport auprofit du concurrent allemand. A long terme, il est sans douteenvisageable et possible qu’il n’y ait qu’une seule entrepriseeuropéenne dans ces domaines, mais il aurait été scandaleux etregrettable que ce soit le résultat d’une « razzia» et non pas d’unevision industrielle méditée, débattue et cohérente, mise en œuvre demanière amicale ou soumise au verdict du marché.

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AU MOMENT DE CONCLURE CE RÉCIT, il faudrait faire preuve de distanceet de hauteur. Je ne cache pas que j’ai encore du mal à faire miennecette attitude mentale pourtant nécessaire.

Plus d’un an après mon départ, Alstom est toujours présent àmon esprit. Bien que désormais hors jeu, je ne peux m’en détacher.Je ne sais quel sort l’avenir réservera à cette entreprise magnifique.Logiquement, une fois surmontés, les effets dévastateurs des événe-ments vécus de 2000 à 2003, le potentiel exceptionnel, construit aucours de ce parcours stratégique de douze années, même après lesamputations d’activité, imposées par sa situation financière, devraitlui redonner sa chance. Le pire n’est certes jamais exclu, surtout dansle contexte d’un débat qui implique les autorités européennes etnationales, la communauté bancaire et des concurrents alléchés parles opportunités qui leur sont offertes par cette situation trouble.

Mais la confiance prévaut quand on constate la capacité deréaction que l’entreprise a démontrée pendant la crise, illustréenotamment par la manière dont elle a su gérer techniquement etcommercialement le sinistre des turbines à gaz GT24/26 etconvaincre les clients de maintenir et d’accroître leur rythme decommandes. Et peut-être le bon sens stratégique prévaudra-t-il enfinpour imposer les regroupements nécessaires au plan français d’abordet sans doute un jour au plan européen?

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Reste de toute façon pour longtemps dans mon esprit et dansmon cœur le souvenir des centaines et des milliers de collaborateursque j’ai eu le privilège de rencontrer, de connaître ou d’apprécier toutau long de ces années.

Je pense à l’équipe du projet de la ligne numéro trois du métro deShanghai avec laquelle j’ai dîné de manière impromptue alors quenous venions de remporter le contrat. Je pense à la samba endiabléeque, invités par Philippe Joubert, nous avons dansée avec lesouvriers brésiliens de notre usine de Taubaté au Brésil à l’occasion deson quarantième anniversaire. Je me souviens de notre enthousiasmequand nous avons gagné le TGV Corée. Je me rappelle la soupe depetits pois, consommée avec les ouvriers de notre usine d’Essen lorsde son inauguration et les dîners de la Alstom InternationalAssociation à Londres.

Je garde en mémoire les réunions du comité de groupe dont ladiversité des nationalités reflète chaque année de manière croissantel’expansion jamais interrompue de l’entreprise, même si les non-Européens n’y figurent pas sauf les Turcs, bien qu’ils ne fassent pasencore partie de l’Union européenne. Je ne veux pas oublier non plusles innombrables visites de clients, les sessions du AdvancedManagement Seminar avec les « hauts potentiels» à Fontainebleau,que sais-je encore.

Et puis toujours des visages, au fil des années et des visites, tousces visages qui se sont imprimés en moi et toutes ces mains que j’aiserrées de salariés français, britanniques, allemands, espagnols,italiens, belges, indiens, chinois, indonésiens, brésiliens, mexicains,canadiens, américains, suédois, norvégiens, tchèques, roumains,russes, turcs…

Mais, au bout du compte, ce dont je reste le plus fier, ce quicaractérise le plus cette entreprise, ce qui restera dans la mémoire detous ceux qui y ont participé ou y participent, c’est l’esprit deconquête, de combat et de courage qui anime ses équipes et qui leurpermet souvent, quels que soient les coups du sort, de réaliserl’impossible.

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Mais au-delà de ces images et de ces sentiments, demeurent aussitrois éléments de fond, sujets lancinants de préoccupation et défisd’aujourd’hui à relever, qui ont marqué mes deux décennies deresponsabilités industrielles : la rigidité sociale, le handicapeuropéen, l’émergence asiatique.

Le seul paramètre de gestion, permanent et incontournable, dontle sens n’a pas varié et auquel je n’ai jamais échappé a été la réduc-tion des effectifs. Je n’ai eu le plaisir et la joie d’être associé à desaugmentations d’effectifs que, dans des cas extrêmement rares, pourdes activités de service par exemple et, pendant une trop courtepériode, pour la construction navale.

Dans l’industrie que j’ai connue, cette évolution a eu deuxcauses : le progrès technique ininterrompu et accéléré et, pour ce quiconcerne les effectifs européens, le déplacement des marchés vers lespays d’Asie et d’Amérique du Sud.

Cette réalité écrasante a eu des conséquences dévastatrices sur lesdestins individuels de millions d’hommes et de femmes en Europequi ont dû affronter l’incertitude du lendemain et l’insuffisance deleurs ressources. Elle a aussi marqué à vie des générations entières demanagers qui ont dû assumer la tâche ingrate et décourageante demettre en œuvre cette adaptation permanente. Elle a enfin influencéde manière substantielle notre mode de gestion, non pas, comme onle dit parfois de manière insultante, en nous conduisant à retenir laréduction des effectifs comme le moyen prioritaire, voire exclusif,d’amélioration de la performance, mais en nous incitant à n’envi-sager que très exceptionnellement leur accroissement.

Ce réflexe d’extrême prudence a prévalu particulièrement dansceux de nos pays d’implantation, tels la France, l’Allemagne ou,pendant longtemps, l’Espagne où, de manière diverse, l’adaptationdes effectifs à l’évolution des marchés donne lieu à des conflits,parfois violents, à des procédures judiciaires sans fin et, en tout cas,à des délais incompatibles avec les exigences opérationnelles.

L’opinion publique a du mal à reconnaître que cette absence deflexibilité et de réactivité est, par exemple dans notre pays, la cause

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essentielle du faible nombre de créations d’emploi, beaucoup plus àmon avis que la réduction de la durée du travail. Son excuse est que laclasse politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, et la caste média-tique n’ont cessé, par des gesticulations intempestives, de l’entretenirdans l’illusion que les suppressions d’emplois trouvaient leur originedans la mauvaise volonté ou les erreurs de gestion des patrons.

Plus productif et utile serait de substituer à cette « guerre destranchées» une attitude consistant à admettre délibérément la néces-sité de la flexibilité pour favoriser la croissance et à la gérer collecti-vement dans l’intérêt des personnes par la mobilisation des moyensde formation et de reconversion. Mettre fin à cette rigidité socialeparalysante permettrait enfin aux managers de mobiliser l’essentielde leurs efforts pour le développement et la croissance et non paspour la gestion du déclin.

Un deuxième constat est qu’en dépit d’efforts acharnés et desuccès partiels, ce que j’appelle le « handicap européen» demeure.Dans notre industrie, nul ne peut contester, notamment en raisondes coûts considérables de développement des nouvelles générationsde systèmes et d’équipements et des risques qui leur sont associés,que trois ingrédients sont nécessaires pour garantir la performancedans la durée : un marché domestique puissant, une taille suffisantesur le marché mondial, un socle financier qui permette d’absorber leschocs. Au regard de chacun de ces critères, les nations européennesindividuellement et l’Europe dans son ensemble n’offrent pas encorel’environnement qui convient.

Certes le marché unique a permis de réaliser des progrès etAlstom par exemple, comme d’autres, a pu progressivement faire del’Europe son marché domestique. Mais que d’étapes restent encore àfranchir pour que les entreprises européennes jouissent chez ellesd’un marché équivalent à celui des États-Unis ou demain de laChine. Sans même parler des barrières linguistiques, il y a, sansprétendre à l’exhaustivité, les frontières mentales, l’absence d’un BuyEuropean Act, l’inexistence de l’équivalent du ministère américain dela Défense ou du Secrétariat américain ou japonais à l’énergie pour

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soutenir la recherche industrielle ou le refus d’une politiqueeuropéenne de l’exportation, tous obstacles qui constituent desfreins à l’expansion mondiale et qui ne peuvent être surmontés parles seuls moyens nationaux.

Une illusion d’optique, provoquée par deux décennies defusions-acquisitions en Europe, peut laisser croire que, dansbeaucoup de cas, la question de la taille adéquate par rapport aumarché mondial est résolue. Il n’en est rien. Il suffit, sauf exceptions,de comparer les grandes entreprises européennes aux grandes entre-prises américaines pour constater que nous sommes encore loin ducompte. Même Siemens, la plus grande entreprise industrielleeuropéenne, est bien loin de jouer dans la même catégorie queGeneral Electric en termes de taille et de performance.

Les obstacles tiennent dans beaucoup de pays européens à lapersistance de structures industrielles balkanisées et éclatées. LaFrance n’a même pas été capable, à partir de l’ancien groupe CGE, decréer l’équivalent de Siemens, faisant le choix des pure players,parfois subi, mais aussi voulu quand il s’agit de préserver l’ego dequelques patrons.

Mais plus grave encore, la rationalisation industrielle européennecontinue de se heurter très souvent, quand elle concerne des groupesimportants, aux égoïsmes nationaux. Quels meilleurs exemples queGEC torpillant la fusion d’Alstom et de Framatome ou Siemenspréférant déstabiliser Alstom à Bruxelles pour le piller ensuite aulieu de proposer une démarche européenne authentique dans latransparence d’une offre publique d’achat, appuyée sur un planindustriel convaincant. À quoi s’ajoute une action de l’Unioneuropéenne qui a pour excuse de se fonder sur les traités dans leurétat actuel, mais qui, arc-boutée sur la politique de concurrence et lerejet des aides d’État, ignore la nécessité de créer l’industrieeuropéenne puissante dont le XXIe siècle a besoin.

Quant au socle financier, il demeure imparfait. Quand y aura-t-ilune vraie Bourse européenne qui permette de donner une réelleidentité financière européenne aux entreprises industrielles ? Quand

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y aura-t-il des banques européennes capables d’accompagner et desoutenir l’expansion mondiale des entreprises européennes sans lesfaire dépendre des priorités et des humeurs des banques anglo-saxonnes? Quand y aura-t-il une EximBank européenne? Quand yaura-t-il une compagnie d’assurance européenne, capable d’émettredes cautions au profit des entreprises européennes? Quand y aura-t-il une vraie politique de recherche européenne, financée, comme auxÉtats-Unis, directement ou indirectement sur fonds publics ? Autantde questions, parmi d’autres, qui n’ont pas trouvé de réponse satis-faisante jusqu’à présent.

Lacune qui est d’autant plus préoccupante que, ultime réflexion,au cours des deux dernières décades, le centre de gravité de lacompétition industrielle s’est déplacé de l’Atlantique vers lePacifique. Si le XIXe siècle a été européen, si le XXe siècle a été améri-cain, le XXIe siècle sera asiatique. C’est en Asie que sont désormais lesmarchés dont le volume croît le plus fortement. C’est en Asie quecommencent à émerger les nouvelles entreprises qui seront lesgéants industriels de demain.

À titre de première réponse à ce changement, au cours des deuxdernières décennies, les entreprises européennes, plus que les entre-prises américaines, ont accepté de fournir à ces économies les techno-logies dont elles ont désespérément besoin, spéculant sur le décalageentre technologies actuelles et futures pour maintenir leur avantagecompétitif. Leur deuxième réponse a été de multiplier les implanta-tions sur place, souvent en partenariat avec des acteurs locaux.

Mais au fur et à mesure que ces derniers se renforcent, cesréponses deviennent insuffisantes. Le temps est sans doute procheoù des rapprochements d’égal à égal seront à la fois possibles etnécessaires. D’une certaine manière l’alliance réussie entre Renault etNissan constitue le modèle des opportunités que l’industrieeuropéenne pourrait saisir dans ce contexte nouveau. Et pourquoiAlstom, composante ou non d’un nouvel ensemble français oueuropéen, dont l’expérience asiatique est ancienne et profonde, nes’engagerait-elle pas à terme dans une telle voie ?

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Surmonter la rigidité sociale, éliminer le «handicap européen»,tirer avantage de l’émergence asiatique, voilà les trois chantiers priori-taires que ceux qui ont la responsabilité de l’industrie européenne ontà traiter, sauf à accepter comme inéluctable un processus qui, enEurope, comme cela a été le cas en Grande-Bretagne, verrait sa dispa-rition. La difficulté est que la réponse n’est pas d’abord industrielle,mais essentiellement politique et qu’elle renvoie à la fondation de ceque Valéry Giscard d’Estaing a proposé, sans être suivi, d’appeler demanière évocatrice l’Europe unie. Mais ce n’est pas parce que c’estdifficile, qu’il faut renoncer à y travailler et à espérer.

Il est temps de prendre congé de vous, cher lecteur, qui m’avezsuivi jusqu’ici. À cet instant, il serait sans doute opportun que jerésume en quelques mots, ces quarante-deux années de vie profes-sionnelle dont je viens à grands traits de faire le récit avec ses hautset ses bas, ses succès et ses échecs. Je répugne à cet exercice, consi-dérant ma nécrologie comme encore prématurée.

Aussi vais-je user du détour des décorations. Elles sont l’un desprivilèges que réservent parfois l’âge et l’expérience à ceux qui ontexercé des responsabilités importantes et, à travers les cérémoniesauxquelles elles donnent lieu, fournissent souvent le prétextecommode d’un retour sur l’itinéraire personnel du récipiendaire.

Ainsi le 18 septembre 2002, au Pré Catelan, alors que monremplacement est finalisé et formalisé depuis une semaine, mais n’estconnu que d’un nombre très restreint de personnes, la réponse que jefais au ministre de l’Industrie, qui me remet la rosette d’officier de laLégion d’honneur, est en réalité le discours de bilan et d’adieu que lescirconstances ne me permettront pas de faire six mois plus tard. Ainsil’ont compris certains de mes collaborateurs plus attentifs qued’autres et qui ont deviné au soin que je lui apporte, qu’il marque ouannonce un changement. Ceux qu’intéresse ce résumé de ma visionde ce que j’ai été et de ce que j’ai fait pourront s’y reporter 71.

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71. Voir annexe 2, page 329.

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Mais pour l’heure, la question que je me pose après avoir si inten-sément vécu est de savoir s’il y a encore place pour une ultime étape,cette quatrième vie à laquelle j’ai aspiré quand j’ai décidé d’anticipermon départ d’Alstom avant que la tourmente ne bouleverse tout.

Comme je l’ai pressenti, j’ai quitté la Normandie, mes enfants etmes petits-enfants occupent mon esprit et mon temps, les médias,non sans quelques soubresauts probables, vont m’oublier, mepermettant de retrouver la discrétion et la tranquillité qui m’onttoujours convenu. Mais bien sûr, je vais continuer à m’intéresser à cequi se passe dans le vaste monde et surtout en Europe. Il y a tant decauses qui méritent passion et tant de rêves qui restent à poursuivre.

Paris, le samedi 1er mai 2004

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ANNEXES

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ANNEXE I

ASSEMBLÉE NATIONALEAudition 72 de M. Pierre BILGER,

ancien président-directeur général d’Alstom(procès-verbal de la séance du mercredi 22 octobre 2003)

LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT: Je vous remercie d’avoir répondu à l’invita-tion de notre mission. Votre cas est emblématique puisque vous êtes lepremier dirigeant d’entreprise à avoir reversé son indemnité de départ, ce quimarquera sans doute une étape dans la gouvernance. Je suis même convaincuqu’après votre geste, nombre de dirigeants se poseront la question de savoirs’ils peuvent accepter des golden parachutes alors que l’entreprise est en diffi-culté. C’est sur ce sujet que nous souhaitons vous entendre et, plus globale-ment, sur la question de la rémunération des hauts dirigeants des sociétés duCAC 40.

M. PIERRE BILGER: Je suis très heureux de venir témoigner devant cettemission d’information. Je tiens à préciser en préalable que les propos queje tiendrai devant vous n’engageront que moi-même et en aucun casAlstom dont je ne suis plus le président.

72. Extrait du rapport d’information n° 1270 de la commission des lois sur«Gouvernement d’entreprise : liberté, transparence, responsabilité. De l’autorégu-lation à la loi. » Décembre 2003 : pages 293 à 300.

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D’emblée, je voudrais dire à ceux qui sont présents ici et à ceux qui ontété sincèrement choqués, c’est-à-dire les honnêtes gens qui n’avaient pourinformation que les journaux et la télévision, que je comprends leurémotion et regrette d’en avoir été la cause involontaire. L’ampleur des écartsde rémunérations dans le cadre de l’économie de marché, entre lesdirigeants des sociétés cotées et les petits salariés, suscite un sentimentd’amertume chez beaucoup de nos concitoyens. C’est pourquoi il estnaturel qu’il y ait réflexion et débat. Toutefois, pour qu’un débat soithonnête, il doit être complet, c’est-à-dire élargi à toutes les hautes rémuné-rations, à l’ensemble des catégories professionnelles ainsi qu’à la dimensionfiscale.

Je ne crois pas que la chasse à l’homme et le lynchage soient les meilleursmoyens de faire avancer ce type de débat. En effet, la plupart de ceux qui sesont exprimés sur cette affaire, y compris les plus éminents, l’ont fait sanschercher à analyser et à comprendre les faits avant de juger. Ils se sont faitprocureur et juge sans jamais laisser aucune chance à la défense ou à un aviscontraire de s’exprimer.

C’est la raison pour laquelle je suis extrêmement reconnaissant auxmembres de cette mission d’information, car vous m’offrez l’opportunité deprésenter les faits, rien que les faits. Si vous y avez convenance, j’ajouteraià l’exposé sur mon cas personnel quelques remarques de caractère généralqui n’engageront désormais que le retraité que je suis et qui pourront peut-être constituer une contribution modeste à la réflexion que vous avezengagée.

Avant même d’aborder le sujet des hautes rémunérations, il convient déjàde savoir à quel type de profil elles s’appliquent. Pour ma part, après sixannées de service militaire et d’École nationale d’administration, j’ai passéquinze années au ministère des Finances et vingt et une années dans l’indus-trie. Je ne suis pas, comme a cru plaisant de le dire un homme politique, un«intermittent du privé»73. J’ai passé l’essentiel de ma carrière dans l’indus-trie électrotechnique.

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73. Note de l’auteur : Le Journal du Dimanche : 10 août 2003 : Alain Madelin : « Il estinacceptable de voir des dirigeants qui ont conduit une entreprise privée au bord

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Cette carrière s’est déroulée dans un cadre contractuel absolumentlimpide. Pendant huit ans, j’ai été salarié de la CGE, devenue plus tardAlcatel, puis salarié d’une société dépendant de la CGE. Ensuite, je suispassé à Alstom, où j’ai été soumis, comme tous les salariés, à la conventionde la métallurgie. Dans l’intervalle, j’avais reçu une lettre du présidentd’Alcatel Alsthom modifiant mon contrat. Tout cela a été pris en compte etvalidé par le comité des nominations et des rémunérations d’Alstom aumoment de la mise en Bourse de la société 74.

Quant à mon départ, il s’est fait dans le cadre d’une successionprogrammée et amicale, au terme d’un processus engagé deux ans et demiauparavant, et indépendamment des difficultés qui ont simplement conso-lidé ce processus de départ. Il était engagé dans le cadre d’un processus,extrêmement organisé, de révision semestrielle des plans de succession del’entreprise où il avait été convenu, avant que naissent ces difficultés, qu’ilétait juste et normal qu’après douze années à la tête de l’entreprise, une

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(suite de la note 73)du gouffre partir les poches pleines en laissant les caisses vides. D’autant que cesindemnités – à la différence de celles de Jean-Marie Messier- ne sont pas payées parl’entreprise mais par le contribuable (sic). (…) Il est vrai aussi que les ex-hautsfonctionnaires – intermittents du privé ! – qui dirigent Alstom connaissent bien,pour l’avoir pris souvent, le chemin des subventions de Bercy.»

74 Note de l’auteur : De 1982 à 1990, l’employeur a été la Compagnie généraled’électricité (CGE) ; en 1990, mon contrat a été transféré au Centre d’expertiseinternational (CEI), filiale à 100 % de la CGE, ayant vocation à gérer ses cadresdirigeants ; le 1er mai 1998, à la veille de l’introduction en Bourse d’Alstom, il a ététransféré à Gec Alsthom Resources Management SA, devenu rapidement AlstomResources Management SA où il est resté jusqu’à mon départ d’Alstom.À partir de 1991, année de ma nomination comme responsable de Gec Alsthom, leCEI, puis, à partir de 1998, année de ma nomination comme président-directeurgénéral d’Alstom, Alstom Resources Management m’ont appliqué strictement lesdécisions prises par CGE/Alcatel et GEC/Marconi pendant la première période,puis par le conseil d’administration d’Alstom pendant la seconde période. Je n’aijamais été évidemment ni administrateur, ni mandataire social du CEI ou deAlstom Resources Management dont la gestion a été assurée par les directeurs desressources humaines successifs.

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relève soit assurée et que j’en sois récompensé. Ce départ s’est fait dans desconditions qui sont connues. J’ai quitté les fonctions de directeur généralde l’entreprise le 1er janvier 2003 et en ai quitté la présidence du conseild’administration le 10 mars 2003.

Je voudrais mettre en exergue le fait que, durant toute cette période,mon comportement financier personnel a toujours été transparent etengagé. Transparent d’abord, car j’ai été le deuxième président d’unesociété cotée à publier ma rémunération. Dès que la société a été cotée enBourse, à partir du premier exercice 1998-1999, tous les actionnaires ontpu prendre connaissance de cette rémunération, bien avant que cela nedevienne obligatoire. Le seul autre exemple de ce genre est celui deM. Claude Bébéar. En effet, j’étais convaincu que cette publicité était inévi-table, notamment parce qu’à l’étranger, cette pratique existait, et que lasociété était cotée à Londres et New York.

Par ailleurs, le comité des rémunérations d’Alstom, en accord avec moi-même et presque sur ma proposition, a réduit, il y a trois ans, mon bonus,qui est passé de 500000 euros à 300000 euros de 2000 à 2001, puis l’asupprimé au cours des deux dernières années, pour refléter la performancede l’entreprise à ce moment-là. Il était, en effet, normal que le bonus me soitsupprimé du fait que je n’avais pas atteint les objectifs de résultat opéra-tionnel qui m’étaient assignés 75.

D’autre part, au moment de mon départ, le comité des rémunérationset le conseil d’administration ont décidé de supprimer les stock options quim’avaient été allouées, ce qui est également normal. En effet, la perfor-mance de l’entreprise, à la fin de mes douze années d’exercice, n’était pascelle que l’on pouvait espérer. Néanmoins, je souligne qu’au contraire

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75. Note de l’auteur : Il est sans doute utile de préciser qu’au cours des trois années1998-1999,1999-2000 et 2000-2001, ma rémunération bonus inclus a été succes-sivement de914694 euros, 1 155531 euros et 1 120000 euros. Au cours des deuxdernières années, j’ai renoncé au bénéfice du bonus compte tenu des performancesd’Alstom et donc ma rémunération s’est établie en 2001-2002 et 2002-2003 auniveau de mon salaire de base, 880000 euros.

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d’autres, j’ai investi la totalité de mon épargne en actions en achat d’actionsAlstom, qui ont donc subi le sort boursier de cette action.

Concernant l’indemnité de départ, je n’ai pas participé aux quatreséances du comité des nominations et des rémunérations ni aux troisséances du conseil d’administration qui se sont tenues pour débattre de cesujet. Après délibération, les membres de ces instances ont décidé dem’accorder, en chiffres ronds, une indemnité de préavis d’un milliond’euros, une indemnité résultant de la convention collective d’un milliond’euros et une indemnité transactionnelle de 2 millions d’euros, soit4 millions d’euros au total. Le chiffre de 5 millions d’euros, avancé dans lesmédias, et qui n’a guère de sens d’ailleurs, inclut les salaires de l’annéeprécédente avec les congés payés. Le chiffre net avant impôt était de3 millions d’euros, à la rigueur de 4 si on tient à y ajouter le préavis, maiscertainement pas de 5 millions d’euros.

Les motifs qui ont justifié, aux yeux du comité, ces décisions n’ont pasété rendus publics. Je ne peux donc que témoigner indirectement. Il étaitparfaitement clair, compte tenu de mon éthique personnelle, qu’en aucuncas, il n’y avait un risque de contentieux entre l’entreprise et moi-même. Leconseil était libre de prendre la décision qu’il voulait : ses membres avaientdonc une totale liberté d’esprit. J’ai dirigé cette entreprise pendant douzeans et je n’aurais jamais poursuivi le conseil d’administration de l’entre-prise. Cet élément doit être parfaitement clair.

Quelles sont les raisons qui ont incité les membres du conseil d’admi-nistration à prendre cette décision positive? Tout d’abord, ils ont considérél’esprit de coopération dont j’avais fait preuve pendant les deux dernièresannées de mon mandat : j’ai identifié et proposé mon successeur, continuéà gérer l’entreprise comme si de rien n’était et maintenu la ligne. Ils ontconsidéré que cela justifiait un geste positif. Par ailleurs, ils ont considéréqu’ils avaient déjà tenu compte de la performance en diminuant, puis ensupprimant, le bonus. Ils ont également tenu compte d’un troisièmefacteur, à savoir ma situation future de retraité. En effet, ils ont pu constaterque, pour des raisons tenant aux caractéristiques de ma carrière, maretraite serait inférieure au quart de mon dernier salaire (hors bonus). Auregard de cette situation anormale à leurs yeux, l’indemnité qu’ils avaient

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décidé de m’accorder m’aurait fait bénéficier après impôt de l’équivalentd’une rente portant mon revenu de retraité à environ un tiers du derniersalaire (toujours hors bonus) 76. Tel est le raisonnement de fond qui a déter-miné leur choix.

Alors me direz-vous, puisque vous semblez avoir bonne conscience etque vous considérez que la situation était claire, pourquoi avez-vousrenoncé à cette indemnité? J’y ai renoncé pour trois raisons que j’ai déjàexpliquées et que je vais vous redonner. Il me semble qu’elles restent malcomprises.

J’ai renoncé à cette indemnité parce que je ne voulais pas être un objetde scandale pour les salariés d’Alstom, que je n’avais aucun moyend’informer. En effet, ils étaient désinformés sur ce sujet par les médias, sansque j’aie le moyen de leur faire connaître les motifs qui avaient inspiré cettedécision. Vis-à-vis d’eux et après les avoir dirigés pendant douze ans, je mesentais, alors que l’entreprise traversait des difficultés, frappé dans monhonneur. Quand vous avez dirigé une entreprise pendant tant d’années, lesemployés ne sont pas une notion abstraite. Pendant ces douze ans, j’en airencontré des milliers, j’ai travaillé avec des centaines d’entre eux. Pourmoi, il était important que ces gens-là, que j’aimais, que je connaissais etavec lesquels j’avais travaillé, ne gardent pas le souvenir de cette image quel’on donnait de moi à l’extérieur.

La deuxième raison qui m’a poussé à abandonner cette indemnité tenaità ma volonté de ne pas placer mon successeur, M. Patrick Kron, en diffi-culté, à ne pas le handicaper, alors qu’il se retrouvait dans une situationdifficile à gérer.

Enfin, quand, au début du mois d’août, l’État est entré dans le jeu, lesystème bancaire n’étant plus lui-même en mesure d’assurer la continuitéde l’entreprise, le décor a totalement changé. Je me suis dit que je devaisprendre cette décision.

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76. Note de l’auteur : Ordre de grandeur qui correspond au revenu annuel que peutgénérer une indemnité de l’ordre de 4 000000 euros, réduite après impôt sur lerevenu à moins de 2 500000 euros et placée par exemple à 4 % par an.

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J’estime toujours que cette décision s’imposait. J’ai néanmoins deuxregrets. Le premier consiste à n’avoir pas rendu public, en 1999, le contratme liant à la société. Très franchement, je n’y ai pas pensé. En cohérenceavec ma décision de publier mes propres rémunérations depuis le début demon mandat, j’aurais pourtant dû également publier le contrat et en parti-culier l’indemnité de départ que le conseil avait validés. Je ne crois pas quecela aurait infléchi la suite des événements, mais, au moins, les débatsauraient été plus honnêtes, nourris par des éléments d’information plustransparents.

Mon deuxième regret, c’est que le conseil d’administration d’Alstomn’ait pas motivé publiquement sa décision. Je ne suis pas responsable d’unedécision qui ne m’appartenait pas, sauf à l’avoir acceptée, mais j’estimequ’on ne devrait pas jeter en pâture des chiffres de ce genre, sans expliquerde quoi ils découlent. Je termine là sur mon cas personnel.

Je passe maintenant aux propositions que je souhaite vous soumettre,qui sont de trois ordres.

Tout d’abord, on n’insistera jamais assez sur le fait que les rémunéra-tions, qu’elles soient hautes ou basses, sont des sujets complexes qui nepeuvent être traités que dans une approche globale. Les individus que vousavez en face de vous ne sont pas interchangeables ; ils ont chacun desprofils de carrière différents. Toutefois, parmi les dirigeants, il faut distin-guer les mercenaires, qui occupent des fonctions de dirigeant pendant deuxou trois ans dans l’entreprise puis repartent ailleurs, des serviteurs delongue durée. Comprendre la rémunération du président suppose aussi deprendre en compte la structure de l’entreprise. Ainsi, il convient de tenircompte du degré d’internationalisation de l’entreprise, qui implique que leprésident a des collaborateurs dans tous les pays du monde. Il faut égale-ment prendre en considération l’état du marché, le comportement dudirigeant, sa capacité de rebond et la réserve que vous attendez de luiquand il quitte ses fonctions. Certaines fonctions, assumées par le prési-dent, ne l’autorisent pas, dans les douze ou dix-huit mois qui suivent, à setransformer en consultant pour un lobby ou en représentant d’intérêtsdivers et variés. Enfin, il faut tenir compte de la situation du dirigeant auregard de sa retraite, sans oublier le régime fiscal auquel il est soumis. En

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effet, une comparaison honnête entre la situation de dirigeants en Grande-Bretagne et celle de dirigeants en France, doit inclure, indépendamment duseul niveau de rémunération, une analyse en brut et en net.

J’estime, pour ma part, que la fixation des rémunérations devraitrespecter les principes suivants. En premier lieu, les instruments quiexistent – salaire de base, bonus, stock options – sont bons et il ne faut pasles condamner. Reste à savoir comment les mettre en œuvre.

S’agissant du salaire de base, je considère qu’on ne peut pas ignorer laréférence au marché. Il convient donc de positionner ce salaire de base ense référant à ce que j’appellerais la moyenne du comité exécutif, c’est-à-direla moyenne du petit groupe de dirigeants qui exercent avec lui les respon-sabilités principales dans l’entreprise, tant ce mythe du PDG deus exmachina, que l’on cultive notamment dans notre pays, est absurde. Enréalité, ce n’est pas un individu seul qui dirige une entreprise commeAlstom, mais des équipes. Pour ma part, je trouve absurde que ce salaire debase soit très supérieur à cette moyenne. Il peut être de 40, 50, voire 60 %,supérieur, mais certainement pas multiplié par deux, trois, quatre, cinq oudix, par rapport à la moyenne des rémunérations des membres du comitéexécutif.

En second lieu, il me paraît très important, compte tenu de la modéra-tion qui doit s’appliquer au salaire de base, de maintenir un bonus signifi-catif, lié à la performance opérationnelle. Un grand nombre de mécanismesont été inventés, notamment par les Anglais et les Américains, liant cesbonus au cours de Bourse. Je trouve cela très mauvais. Un PDG d’entre-prise, pour l’évaluation du montant de son bonus, doit être jugé sur laperformance de l’entreprise en elle-même, et non en fonction du cours dela Bourse, qui ne dépend directement ni de lui ni de sa performance.Beaucoup d’autres facteurs rentrent en jeu. Dès lors que le bonus est entiè-rement dépendant de la performance déterminée par des critères objectifs,je ne trouve pas choquant qu’il représente jusqu’à 100 % du salaire.

En dernier lieu, il faut maintenir les stock options, parce qu’elles lientl’intérêt du dirigeant à celui de l’actionnaire. Si le cours de Bourse sedéveloppe bien, cela lui apporte une satisfaction. Mais je suis convaincu,tout comme Warren Buffet, que le coût des stock options doit être compta-

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bilisé dans les charges de l’entreprise. Quand nous proposons, en conseild’administration, un système de stock options, il ne faut pas que l’exercicepotentiel de celles-ci se traduise par une dilution du capital. Or, si vous êtesobligés de comptabiliser le coût dans le compte de résultat, à ce moment-là, le garde-fou est beaucoup plus important car cela a un impact direct surla performance de l’entreprise. J’ai bien conscience d’être extrêmementminoritaire sur ce point. Cette démarche me semble cependant être la seulemanière d’être honnête vis-à-vis des actionnaires et de rester dans lamesure.

Je suis également partisan du maintien des indemnités en cas de départanticipé, sachant que cela doit être programmé et publié à l’avance.

Je pense aussi qu’il faudra un jour traiter de manière intelligente le casparticulier du serviteur ancien de l’entreprise qui devient PDG Je ne dis pascela pour moi car j’ai terminé ma carrière. En effet, un certain nombred’individus qui se trouvent à la tête de sociétés cotées après avoir servil’entreprise pendant de longues années, ne devraient pas, parce qu’ilsdeviennent président, perdre le bénéfice de tout ce qu’ils ont accompliavant. Qu’ils soient soumis à l’aléa lié à leur fonction de président, certes.En revanche, il n’est pas normal qu’ils perdent les avantages acquis au titrede salarié. Une bonne pratique serait peut-être, lorsque l’un de ces vieuxserviteurs est nommé PDG que la société rachète, au moment de sanomination, les avantages qu’il a acquis au titre de ses anciennes fonctions,et d’aligner ainsi son statut sur celui du PDG venant de l’extérieur.

LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT: Il s’agirait en quelque sorte d’un goldenhello.

M. PIERRE BILGER: Oui. D’ailleurs, le président qui quitte son entreprisepour une autre, bénéficie généralement de conditions intéressantes lors deson départ, n’étant pas nécessairement en conflit avec son ancienne entre-prise.

Le dernier point que je souhaitais évoquer concerne le processus defixation des rémunérations, qui est certainement l’aspect le plus important.Personnellement, je suis catégoriquement opposé à l’idée de confier à

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l’assemblée générale le soin de fixer les niveaux de rémunération d’unPDG, voire d’intervenir dans la fixation de celle-ci. En effet, tout comme leParlement britannique, le conseil d’administration à la française n’a qu’unseul vrai pouvoir ; celui du Parlement britannique est de pouvoir révoquerle Premier ministre ; celui du conseil d’administration en France, en dehorsde son pouvoir de surveillance et de contrôle, d’ailleurs très dépendant desinformations que lui fournit le président, c’est de nommer, révoquer etrecruter le président. Si le conseil d’administration n’a pas la responsabilitéultime en matière de fixation de rémunération, ce pouvoir en est totale-ment altéré. Il est impossible, pour un conseil, de recruter un PDG detalent s’il n’est pas en état de négocier avec lui de manière définitive lestermes de sa rémunération.

La contrepartie de ce pouvoir absolu, c’est la transparence totale. À cetégard, je fais une petite suggestion, qui n’a aucun caractère législatif maisplutôt pratique. À l’heure actuelle, l’information sur les rémunérationsfigure dans le rapport de gestion, publié sous la responsabilité du manage-ment de la société. Dans la mesure où cette question fait l’objet de suspi-cions multiples et revêt une portée importante, je suggérerais que cetteinformation figure dans une note comptable élaborée par les commissairesaux comptes. Sous leur responsabilité, ils garantiraient ainsi de manièreexplicite que la totalité des éléments de cette rémunération est bien reflétéedans le rapport annuel. Par ailleurs, il serait normal que le conseil d’admi-nistration publie chaque année, également dans le cadre du rapport annuel,un bref rapport complémentaire dans lequel seraient exposées les raisonspour lesquelles les membres du conseil ont décidé d’augmenter la rémuné-ration du dirigeant, de lui donner un bonus ou de lui attribuer telle indem-nité ou tel avantage en nature.

Je ferai une dernière suggestion très personnelle. Il se trouve que, de parmes fonctions de président pendant douze ans, j’ai eu l’occasion de pratiquernombre de systèmes de commandement des entreprises. L’équation à résoudreest contradictoire: d’une part, les dirigeants doivent être à la fois motivés etsûrs de leur avenir ; d’autre part, les conseils d’administration doivent avoir lapossibilité de réévaluer en permanence les performances de leur président. Àcet égard, il me semble que le système allemand de contrat à durée et rémuné-

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ration déterminées est une manière de résoudre cette équation. Ainsi, enAllemagne, un dirigeant de directoire est recruté pour cinq ans sur la based’un contrat, avec une rémunération fixée pour les cinq ans, qui peut êtreassortie d’un bonus. À l’issue du contrat, il est soumis à réélection. C’est là lepoint important. Le fait, pour le conseil, d’être obligé de se prononcer explici-tement sur la prolongation du contrat n’est pas la même chose que d’êtreobligé de prendre l’initiative de sanctionner. Je précise enfin que, dans cesystème, si le Conseil de surveillance décide de se débarrasser du PDG enposte, ce dernier conserve le bénéfice de son contrat, ce qui règle le problèmedes indemnités.

LE PRÉSIDENT PASCAL CLÉMENT: S’agissant de vos indemnités de départ, lemode de calcul en était-il prévu ab initio ou au moment du départ ? Lecomité des rémunérations qui a calculé cette indemnité a-t-il fait appel àdes consultants extérieurs ?

Vous savez que le rapport du comité d’éthique du MEDEF parle d’équi-libre entre la rémunération et les performances. Ce qui a choqué dans votrecas, ce n’est peut-être pas tant le montant, que cette connexion entreindemnité et performance. Peut-on verser une indemnité au dirigeant quiquitte une entreprise qui se porte très mal, ce qui était le cas ? Sous cetaspect, on peut se demander si les membres du conseil d’administration ontjoué leur rôle d’avertissement : comment, en termes de gouvernance,certains administrateurs en sont-ils arrivés à cette « surprise» publique deconstater brutalement une situation qu’ils auraient dû voir venir ?

La possibilité d’être mis en cause pour complicité d’abus de bienssociaux a-t-elle influencé votre décision?

M. PIERRE BILGER: Les conditions financières de mon départ étaient fixéesab initio. En février 1999, quand le conseil d’administration a validé lecontrat d’origine, ils l’ont fait en toute connaissance des termes. La décisionde me verser une indemnité n’a pas été prise à la sauvette ou négociée sousla pression. Les membres du conseil ont eu à décider s’ils appliquaient lecontrat ou non, mais ils n’ont subi aucune pression de ma part et savaienttrès bien que je n’engagerais aucune action contentieuse. Dès lors que le

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sujet portait sur l’opportunité de me donner ou non une indemnité, leconseil n’a pas eu besoin de consultants. En revanche, ils ont consulté desjuristes à l’intérieur et à l’extérieur de la société pour s’assurer de la recti-tude du mécanisme.

En ce qui concerne le lien entre rémunération et performance, j’aiquelques difficultés à vous répondre, car cette mission n’a pas pour objetde discuter la situation d’Alstom. Je crois d’ailleurs que moins on parled’Alstom et mieux ce sera dans les mois qui viennent, dans la mesure où, àBruxelles, notamment, et chez un certain nombre de concurrents, on est àl’affût de tout élément qui pourrait affaiblir cette grande entreprisefrançaise. Je me suis interdit, depuis neuf mois, de m’exprimer sur la situa-tion d’Alstom et sur ma performance passée.

Cela ne signifie pas que je n’ai rien à dire. Tout d’abord, je tiens à souli-gner que je soutiens totalement l’action de l’actuel PDG d’Alstom. Parailleurs, j’aurais beaucoup à dire sur cette « surprise» qui aurait été celle,selon vous, de certains administrateurs ou des banques et sur les informa-tions erronées qui sont propagées, y compris des erreurs extraordinaire-ment grossières.

J’accepte cependant tout à fait de reconnaître que, dans les deuxdernières années, les performances objectives de l’entreprise se sont consi-dérablement dégradées. Les raisons de cette dégradation tiennent, dans unelarge mesure, à des facteurs externes, ce qui, je le précise, n’exonère en rienma responsabilité : je suis responsable des douze années pendant lesquellesj’ai été à la tête d’Alstom, pour le meilleur et pour le pire. Nous avonsaccompli beaucoup de choses positives pendant ces douze ans, mais nousavons malheureusement aussi connu des heures difficiles, en particulierdans la dernière période.

Je suis responsable et c’est pourquoi, lorsque le conseil d’administra-tion et le comité des rémunérations de l’époque ont considéré qu’en suppri-mant le bonus et les stock options, ils tiraient les conséquences de ladégradation de la performance, j’ai accepté leurs décisions. Fallait-il allerau-delà et supprimer toute indemnité de départ ? Je vous ai expliqué tout àl’heure les raisons qui les ont conduits, me semble-t-il, à prendre uneposition différente de l’accord initial. C’est une question de jugement et

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d’appréciation, mais, néanmoins, in fine, comme vous l’avez constaté, j’airenoncé à cette indemnité.

M. ALAIN MARSAUD: Votre proposition, qui rentre plus dans le cadre denotre mission sur la gouvernance, de soumettre à réélection les manda-taires sociaux n’est pas sans intérêt, tant s’en faut, et pourrait retenir l’atten-tion des législateurs que nous sommes.

Je voudrais vous poser une question, dont je n’ignore pas la dimensiontrès personnelle et à laquelle vous pouvez refuser de répondre. En renon-çant à vos indemnités, n’avez-vous pas pris en considération le danger lié àl’abus de biens sociaux? Par ailleurs, les motivations de votre décision derendre l’indemnité n’auraient-elles pas été dictées par des considérationsque je qualifierais de religieuses ou de philosophiques?

Vous avez tout à l’heure évoqué la problématique de la transparence desrémunérations et fait différentes propositions concrètes à cet égard. Pourma part, je me demande si l’AMF récemment créée par la loi, dont on nesait pas trop ce qu’elle aura à faire, ne pourrait pas avoir pour mission depublier annuellement, ou bi-annuellement, l’état exact des rémunérationsdes dirigeants sociaux, dans tous leurs détails, des grandes sociétés cotées ?On pourrait même envisager de mettre à disposition cette information surun site Internet, qui serait le site de l’AMF. Ainsi un actionnaire, à n’importequel endroit du monde, avant de se décider à investir dans une société,pourrait connaître l’état de la rémunération de son dirigeant.

M. MICHEL PIRON: D’aucuns parleront peut-être de naïveté, mais j’ai étésensible à votre geste. Aussi souhaiterais-je que vous en réaffirmiez lesraisons profondes. Par ailleurs, vous nous avez indiqué que, compte tenude la dégradation de la situation de l’entreprise, l’abandon du bonus voussemblait justifié. S’agissant des stock options, vous avez également indiquéqu’il vous paraissait, compte tenu du contexte, et peut-être aussi pour desraisons de communication interne, important de les abandonner. Faut-il,selon vous, en faire une règle générale ? En cas de dichotomie entrerémunérations et résultats, n’y aurait-il pas lieu d’envisager la suppressionsystématique des stock options?

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M. CHRISTOPHE CARESCHE: Comment votre geste a-t-il été perçu par vospairs ? Avez-vous eu, en retour, des réactions, des commentaires, des obser-vations, voire des réprobations de leur part ? De fait, votre geste ne va pasde soi, loin s’en faut. Vous avez dit qu’elle avait été inspirée par la percep-tion d’un déséquilibre entre les sommes considérées et la réalité socialevécue par nos compatriotes. Par ailleurs, vous avez soumis à la mission unesérie de propositions que je trouve très intéressantes et qui pourraient sansdoute permettre d’avancer, même si je suis conscient qu’en la matière, toutela difficulté tient à l’application concrète des dispositions qui existentd’ores et déjà, notamment sur la transparence des rémunérations. Jerappelle à cet égard qu’environ 40 % des entreprises cotées ne respectentpas l’obligation légale de transparence des rémunérations. Comment, dèslors, garantir l’application de la règle ?

M. XAVIER DE ROUX: Il ne faut pas perdre de vue que, si nous sommes ici,ce n’est pas par curiosité pour le montant de la rémunération des dirigeantsd’entreprise, mais parce qu’il est apparu qu’il pouvait y avoir une contra-diction forte sur les conditions de la rémunération des dirigeants et lasituation de l’entreprise. Le but de cette mission est de déterminercomment, dans les entreprises cotées, protéger non seulement l’actionnaireou le partenaire public, mais aussi les salariés de l’entreprise qui, en cas dedifficultés, ont à faire face à des plans sociaux extrêmement coûteux pourleur avenir. L’entreprise est un tout. Nous sommes sortis du capitalisme duXIXe siècle et, si nous voulons que l’entreprise reste cette entité cohérente,doit être respecté un certain nombre de règles de solidarité. Figure parmielles le lien entre rémunération et efficacité du dirigeant de l’entreprise.

À la question du président Clément concernant le rôle de l’assembléegénérale en matière de fixation des rémunérations, vous avez répondu parun non catégorique. Vous avez indiqué, que pour être efficace, le conseild’administration devrait prendre des décisions en toute indépendance.Pensez-vous que les conseils d’administration, tels qu’ils fonctionnentactuellement en France dans les grandes sociétés, exercent toute leurresponsabilité de façon réellement indépendante, notamment vis-à-vis dumarché des chefs d’entreprise, dans la mesure où ces conseils sont égale-

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ment composés de personnes qui interviennent sur ce marché? Par ailleurs,l’avis conforme de l’assemblée générale n’aurait-il pas pour effet de dépas-sionner totalement la discussion? En effet, pour le non-initié, il n’est pasaisé de voir clair dans la rémunération des dirigeants, répartie à plusieursendroits du rapport annuel. L’assemblée générale n’a-t-elle pas d’autant plusun rôle à jouer si le commissaire aux comptes lui soumet une notecomptable sur le sujet?

M. PIERRE BILGER: La question d’une éventuelle complicité d’abus de biensocial ne m’a absolument pas traversé l’esprit. Je ne suis pas un juristeprofessionnel, mais je ne m’imagine pas une seconde que la situation dontnous discutons puisse donner lieu à une telle préoccupation.

Quel rôle ont joué mes convictions personnelles dans ma décision? Ilest certain que l’individu est unique et que toute décision qu’il prend estinfluencée par un ensemble des paramètres. Même si je trouve bizarrequ’en permanence soit accolée à mon nom l’étiquette de « catholique prati-quant», que je ne récuse en rien et que j’assume totalement, il est certainque cela a dû jouer un rôle dans ma décision. Je l’ai traduit par cette expres-sion, « l’honneur», qui fait un peu vieillot… Mais il est important pour moique je puisse me regarder dans la glace.

M. ALAIN MARSAUD: Morale chrétienne?

M. PIERRE BILGER: Oui, si vous voulez. Mais je pense que des nonchrétiens pourraient tout à fait avoir la même démarche avec d’autresconceptions. Cela n’a rien à voir avec la religion.

Je suis opposé à la généralisation de la pratique qui consisterait àsupprimer les stock options déjà attribuées quand l’entreprise est en diffi-culté. Au sein d’Alstom, il était de règle que, quand un salarié quittaitl’entreprise, les stock options qu’il possédait étaient annulées. Mais le PDGavait la liberté de proposer au comité de nomination et de rémunération deles maintenir dans des cas exceptionnels. Il peut arriver, en certainescirconstances, que le départ d’un dirigeant d’entreprise se fasse enharmonie totale ; dans ce cas, maintenir ses stock options est un moyen de

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régler intelligemment son départ. Pour être tout à fait transparent vis-à-visde vous, j’ajouterai que la suppression de mes propres stock options nerépondait pas, au départ, à mes vœux. J’étais choqué par l’idée que me soitsupprimé cet avantage, alors que j’avais passé douze ans dans cette entre-prise.

Quelles ont été les réactions de mes pairs ? Honnêtement, je n’ai pas faitde sondages. J’ai reçu de collègues que je ne nommerai pas des mots trèsgentils à la suite de cette affaire. Sans en avoir été informé par courrier, jecrois savoir que d’autres ont trouvé sans doute cela moins brillant et ontjugé que ce n’était pas une réaction très appropriée.

J’ignorais que 40 % des entreprises ne respectaient pas l’obligationlégale de publicité des rémunérations. Il me semble que ma proposition deconfier aux commissaires aux comptes, dans l’exercice normal de leuraudit, le soin de présenter la rémunération des dirigeants dans les notescomptables, et non pas dans un rapport spécial, apporte une réponse. Ceserait une manière intelligente de faire respecter cette prescription légale.

Pour en revenir à la question du lien entre performance de l’entrepriseet octroi d’une indemnité de départ, c’est un sujet compliqué : certainsprésidents partent lorsque la situation est difficile, tandis que d’autres, aucontraire, restent et la redressent. Personne ne sait ce qui se serait passé sile dirigeant était resté. Par conséquent, l’amalgame et le jugement instan-tanés que l’on ferait à un instant t, entre la performance de l’entreprise et lesort réservé au dirigeant, sauf en cas de faute professionnelle avérée, sontun point délicat. Je ne voudrais pas être à la place de ceux qui seraientchargés de juger, en toute honnêteté, de ce lien.

Pour en revenir au cas précis d’Alstom, je me dois de rappeler que lesadaptations d’effectifs d’Alstom ne sont pas le résultat de la crise financière,mais de l’évolution du marché de la production d’énergie. Elles sontantérieures à la crise financière récente ; il est à craindre qu’elles ne sepoursuivent un certain temps. N’y aurait-il pas eu de crise financière quemalheureusement, des plans sociaux auraient néanmoins eu lieu. En effet,quand un marché s’effondre de 30 %, l’entreprise est obligée de s’adapter.Quant à la crise financière actuelle, sa cause principale est le sinistre qu’ontconnu les turbines à gaz de grande puissance.

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En ce qui concerne le rôle des conseils d’administration, je ne peux pastémoigner pour l’ensemble des conseils de la place, n’ayant été membre quede trois d’entre eux. Néanmoins, leur fonctionnement me semble être dansune phase de transition et de changement. Les diverses dispositions légis-latives qui ont été introduites dans notre droit, notamment en matière detransparence des rémunérations, ainsi que le mouvement général d’inter-rogation et d’interpellation, par l’opinion, des modalités de fonctionnementdes entreprises, ont déclenché un réel mouvement de changement au seindes conseils d’administration, en France et à l’étranger. Il serait dommagede ne pas laisser à ce mouvement la possibilité de s’épanouir de manièrespontanée. De plus en plus, les dirigeants sont conscients de leur respon-sabilité, les membres des conseils d’administration s’expriment.

Je peux vous certifier qu’au sein d’Alstom, depuis 1998 jusqu’à mondépart – et je suis convaincu que cela continue maintenant – les discus-sions étaient sérieuses et nourries. Bien au-delà de la simple information,les décisions du président étaient contestées et discutées. Je pourraisénumérer un certain nombre de décisions qui ont été modifiées à l’issue desconseils d’administration, voire abandonnées. À mon sens, il seraitdommage d’encadrer à l’excès ce mouvement qui est en route. Il faut lesuivre, l’observer, analyser ses résultats et lui donner, de temps à autre,quelques impulsions. Je suis convaincu que les membres de conseilsexerceront de plus en plus sérieusement leurs responsabilités.

ANNEXES 327

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ANNEXE II

LEGION D’HONNEUR 77

18 Septembre 2002

Madame la Ministre, Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Pourquoi le cacher? Je suis extrêmement sensible à l’honneur qui m’estfait aujourd’hui. Je sais qu’il est parfois de bon ton de traiter les décorationscomme des hochets qui ne justifieraient que l’humour ou la dérision. Pourma part, c’est la fierté que m’inspire cette distinction.

D’abord parce qu’une ministre de la République a pris la peine dedistraire de son agenda le temps nécessaire pour venir dire ici ce soir cequ’elle pensait de mon parcours humain et professionnel d’une manière àl’évidence excessivement élogieuse.

J’y suis d’autant plus sensible que ce ministre incarne trois causes, àmes yeux, essentielles, la liberté – souvenons-nous de son combat pour laliberté de l’enseignement –, l’Europe – elle a présidé son Parlement –, etmaintenant l’industrie – elle en a la charge.

77. « Réponse» prononcée à l’occasion de la remise de la rosette d’officier de laLégion d’honneur par madame Nicole Fontaine, ministre de l’Industrie, au PréCatelan à Paris.

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Merci, Madame la Ministre, pour ce geste qui venant de vous me toucheprofondément.

Mais j’ai une autre raison de me sentir profondément honoré.

La République, aujourd’hui, reconnaît solennellement mes mérites. Orc’est la République qui a fait de moi ce que je suis. En m’offrant une éduca-tion de luxe à l’École nationale d’administration, poursuivie pendantquatre années de tournée à l’Inspection générale des finances. En m’assi-gnant à moins de trente ans des missions importantes, par exemple sur lamensualisation de l’impôt sur le revenu ou sur la réforme de la fiscalitéfoncière. Et en me confiant des responsabilités significatives au sein dudispositif budgétaire de l’État entre trente et quarante ans.

Ces quinze premières années de vie professionnelle sans compter lesannées d’apprentissage ont été intenses et exaltantes. J’y ai rencontré deshommes exceptionnels à tous les niveaux de responsabilité, ayant servi pasmoins de sept ministres ou secrétaires d’État et de nombreux hautsfonctionnaires. Je ne citerai que deux d’entre eux qui m’ont marqué pourla vie, Renaud de la Génière, directeur du Budget, aujourd’hui disparu, etRaymond Barre, Premier ministre. Notamment, grâce à eux, j’ai conservéde cette période, le respect de l’État et, je l’espère, le sens de l’intérêtgénéral.

Vingt autres années ont suivi à la CGE avant qu’elle ne devienneAlcatel, à Alsthom avec un H, à Gec Alsthom et à Alstom sans H.

Là aussi, ce qui reste d’abord dans la mémoire, ce sont les hommes,Georges Pébereau qui m’a recruté et éduqué à l’industrie, Jean-PierreDesgeorges qui m’a choisi et promu et Lord Weinstock, récemmentdisparu, qui m’a beaucoup appris, et combien d’autres collègues, PaulCombeau, Jim Cronin ou Jacques Strack – lui aussi disparu, trop tôt –, sansparler de tous les autres qui comprendront que je ne puisse les citer.

Les hommes, oui ! Mais aussi l’aventure, la grande aventure industrielleeuropéenne. Quelle chance j’ai eue, avec tous ceux que j’ai nommés ou queje n’ai pas nommés, de participer à la construction du spécialiste global desinfrastructures pour l’énergie et le transport qu’est devenu Alstom.

330 QUATRE MILLIONS D’EUROS

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Français, puis européen, européen, puis mondial, sans renier aucune de sesracines. Acte fondateur, le 23 décembre 1988, l’accord créant Gec Alsthom,puis toutes les étapes qui ont progressivement construit l’Alstom d’aujour-d’hui : AEG Kanis, EVT, AEG T&D, Fiat Ferroviaria, Cegelec, ABB Poweret beaucoup d’autres.

Bien sûr, nous avons eu des difficultés et nous en avons et en auronsd’autres encore. Mais Alstom, aujourd’hui est numéro deux ou troismondial dans chacun de ses quatre domaines d’activité, productiond’énergie, transmission et distribution, transport et marine. Alstom estprésent industriellement et commercialement de manière équilibrée surl’ensemble de la planète. Et Alstom est à l’avant-garde des technologies surl’ensemble de ses activités. Au total, plus de 20 milliards d’euros de chiffred’affaires, plus de 110000 employés dans le monde dont 23 % en Francealors que nos ventes n’y représentent que 8 %.

Voilà ce que tous ensemble nous avons construit, voilà la base à partirde laquelle doivent maintenant se déployer plus d’excellence et de perfor-mance opérationnelles ! C’est le défi de maintenant que nous allons relevercomme nous avons su relever celui de la conquête.

Pourquoi cette confiance? À cause des hommes, j’y reviens, à cause del’expérience que nous avons acquise, grâce à cette entreprise d’un nouveautype que nous avons construite.

Peu de gens sensés croyaient en 1989 que notre entreprise communefranco-britannique pourrait survivre. Et pourtant elle a survécu ! Et mieuxencore elle s’est transformée en une entreprise multidomestique et multi-culturelle, d’abord européenne, puis mondiale.

Ce succès, nous le devons à certains choix d’organisation, faits dès l’ori-gine, et qui nous ont différenciés d’expériences similaires, à l’objectivitéabsolue des processus de décision industriels, à l’exploitation des diffé-rences pour stimuler le progrès et au respect de l’autre érigé en principe defonctionnement.

Bien sûr, tout n’a pas été parfait, mais les intentions étaient nobles et cequi a été accompli demeurera.

ANNEXES 331

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Vous l’avez deviné, ces quinze années de service public et ces vingtannées d’industrie stimulantes et exaltantes, je ne vois pas contre quoij’aurais voulu les échanger.

Mais, me direz-vous, vous ne parlez que de votre activité profession-nelle, n’y a-t-il rien eu d’autre dans votre vie ? En effet, comment pourrais-je oublier l’essentiel, ma famille, ma mère, disparue maintenant, qui plusque tous aurait apprécié ce jour, tous les miens, ma sœur, Marie Christine,mes frères, François et Philippe, mes cinq enfants et mes deux gendres, messix petits-enfants 78 et Éliane, ma femme, sans qui rien n’aurait été possible.Tous, je les remercie du fond du cœur devant vous ce soir pour avoircontribué chacun à leur façon à ce parcours.

Deux choses encore m’ont soutenu : ma foi catholique, mais cela, jen’en parlerai pas davantage ce soir, mais aussi une conviction fondamen-tale : il n’y a pas d’avenir pour ce pays, il n’y a pas d’avenir pour nos enfantssi la France que j’aime ne se transcende pas de manière décisive dans uneUnion européenne, organisée, prospère et puissante. Cela, j’aimerais le voiret, pourquoi pas, y contribuer modestement dans les années qui viennent.

Pour conclure je voudrais soumettre à votre méditation deux « propos»d’O.L.Barenton, confiseur, qui sont parvenus jusqu’à nous grâce à AugusteDetoeuf, l’un de mes éminents prédécesseurs à la tête d’Alstom qu’il adirigé de 1928 jusqu’en 1940 79.

Le premier qui rappellera, notamment à l’usage de mes petits-enfants,ce qui est essentiel dans la vie d’un industriel :

«On peut réussir dans l’industrie par intelligence, par habileté ou parhasard. Mais on ne réussit pas sans travail. Tous les grands maîtres de l’indus-trie ne sont pas intelligents ; tous ne sont pas habiles ; tous ne sont pas veinards– mais tous sont de grands travailleurs.»

332 QUATRE MILLIONS D’EUROS

78. Devenus sept depuis lors.79. Et qui, par le plus bizarre des hasards, s’est révélé être le grand-oncle de l’un demes gendres.

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Le second de ces propos vise à réconforter certains d’entre nous aumoment où se termine ce discours :

«On rencontre quelquefois dans les affaires des gens qui ne sont pasofficiers de la Légion d’honneur. Il ne faut pas les mépriser ; ils le deviendront.»

Merci, Madame la Ministre, pour m’avoir permis de revenir devantvous, d’une manière inhabituellement extrovertie, sur ces années que ladistinction que vous m’avez remise, récompense. Merci, chers amis, pourm’avoir écouté patiemment et, pour conclure, laissez-moi vous encouragertrès amicalement à me faire le plaisir de boire – sans trop de modération –à ma santé. Merci à tous !

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ISBN: 2-8494-1008-X966 197 8

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