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Avertissement du traducteur. Je m’appelle Léon Tourtzevitch et par ma mère je fais partie de la famille Stiagov dont la chronique est ici racontée. J’ai reçu un jour ce texte en russe, par la poste, de Ludmila Plisko. Voici l’arbre généalogique simplifié : L’auteur, qui est donc la cousine germaine de ma mère Moi, le traducteur J’ai traduit cette chronique surtout sur l’insistance de mon fils. J’ai ajouté des notes et des explications complémentaires sur certains événements familiaux ou historiques auxquels ma tante fait référence. J’ai « calé » devant certaines expressions idiomatiques ou quelques rares textes en Ukrainien ou en Biélorusse. J’ai également décidé de ne pas traduire de longs extraits de poèmes dans le dernier chapitre, qui n’ont pas d’intérêt du point de vue de notre histoire familiale. J’ai mis en annexe une carte de la région d’origine de cette famille et l’arbre généalogiques complet des Stiagov. Ma tante a également fait celui des Moukhonienko et Rakitiansky qui sont alliés à la famille Stiagov. Je ne l’ai pas reproduit dans la mesure où très peu de personnes de cet arbre sont citées dans cette chronique. À l’heure où j’écris ces lignes, je reviens d’un voyage en Russie, de St Petersbourg à Moscou par les fleuves, les lacs et les canaux et j’ai pu voir ma tante qui a semblé émerveillée que mon fils Cyril s’intéresse à ce récit. Il n’y a pourtant rien d’étonnant à cela. L’histoire des ses grands parents paternels est si étrange… Et Cyril a beau être Français, il porte un nom russe et tous les traits de son visage sont « d’ailleurs » de cette Russie à laquelle il s’intéresse déjà mais pour laquelle il va sûrement un jour se passionner. Nous venons tous de quelque part, mais là d’où je viens, il me semble que c’est loin, très loin. Et pour Cyril ça l’est encore un peu plus. Je ne remercierai jamais assez ma tante. Ce genre de chronique est un lien indispensable pour des gens comme nous. L’émigration de nos parents ou grands-parents a créé une cassure dans notre histoire familiale, et nos racines sont plus difficiles à percevoir. LUDMILA PLISKO Chronique d’une famille Ce livre est dédié à ma mère, Marina Valérianovna Plisko. Il n’a pu voir le jour que grâce à son indéfectible mémoire. Moscou 2002 Valérian Vassiliévitch STIAGOV + Oustinia Evstignéévna Fedor Marina ép. PLISKO Féokista Praskovia Ludmila Clarisse ép .TOURTZEVITCH Léon

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Avertissement du traducteur.

Je m’appelle Léon Tourtzevitch et par ma mère je fais partie de la famille Stiagov dont la chroniqueest ici racontée.

J’ai reçu un jour ce texte en russe, par la poste, de Ludmila Plisko. Voici l’arbre généalogiquesimplifié :

L’auteur, qui est donc la cousine germaine de mamère

Moi, le traducteur

J’ai traduit cette chronique surtout sur l’insistance de mon fils. J’ai ajouté des notes et desexplications complémentaires sur certains événements familiaux ou historiques auxquels ma tante faitréférence. J’ai « calé » devant certaines expressions idiomatiques ou quelques rares textes en Ukrainien ou enBiélorusse. J’ai également décidé de ne pas traduire de longs extraits de poèmes dans le dernier chapitre, quin’ont pas d’intérêt du point de vue de notre histoire familiale.

J’ai mis en annexe une carte de la région d’origine de cette famille et l’arbre généalogiques completdes Stiagov. Ma tante a également fait celui des Moukhonienko et Rakitiansky qui sont alliés à la familleStiagov. Je ne l’ai pas reproduit dans la mesure où très peu de personnes de cet arbre sont citées dans cettechronique.

À l’heure où j’écris ces lignes, je reviens d’un voyage en Russie, de St Petersbourg à Moscou par lesfleuves, les lacs et les canaux et j’ai pu voir ma tante qui a semblé émerveillée que mon fils Cyril s’intéresse àce récit. Il n’y a pourtant rien d’étonnant à cela. L’histoire des ses grands parents paternels est si étrange…Et Cyril a beau être Français, il porte un nom russe et tous les traits de son visage sont « d’ailleurs » de cetteRussie à laquelle il s’intéresse déjà mais pour laquelle il va sûrement un jour se passionner.

Nous venons tous de quelque part, mais là d’où je viens, il me semble que c’est loin, très loin. Et pourCyril ça l’est encore un peu plus.

Je ne remercierai jamais assez ma tante. Ce genre de chronique est un lien indispensable pour desgens comme nous. L’émigration de nos parents ou grands-parents a créé une cassure dans notre histoirefamiliale, et nos racines sont plus difficiles à percevoir.

LUDMILA PLISKO

Chronique d’une famille

Ce livre est dédié à ma mère, Marina Valérianovna Plisko. Il n’a pu voir le jour que grâce à sonindéfectible mémoire.

Moscou2002

Valérian Vassiliévitch STIAGOV + Oustinia Evstignéévna

Fedor Marina ép. PLISKO

Féokista Praskovia

Ludmila

Clarisse ép .TOURTZEVITCH

Léon

En guise de préambule

Tout a commencé avec un poème écrit le 9 mai1 1995 dans un train de banlieue très matinal,dans lequel avaient pris place des retraités qui se rendaient dans leurs datchas2. Les passagers étaientexcités, les souvenirs du jour de la victoire réunissaient les gens. Ils parlaient de ceux leurs prochesqui avaient participé aux faits de guerre. Mes pensées se tournèrent aussi vers les miens. Leursouvenir m’aida à composer ces vers.

Ce serait bien d’accrocher les portraits,Du grand-père, de l’arrière grand-père, de ses ancêtres,De se souvenir de leurs préceptes séculaires,Mais l’on sait peu à leur propos.

Il n’y a pas dans la famille de description du passé,Beaucoup de tombes, même, sont impossible à retrouver,Leurs dépouilles sont dispersées quelque part,Sur les champs du chemin de feu.

Il y a la tombe du grand-père en France,Ce cimetière de Geneviève-des-Bois,Il y a en Biélorussie notre victoire,Mais je n’ai pu trouver beaucoup des nôtres parmi les survivants.

En Craïna Serbe, en Glétchie montagneuse,Sur le Don reposent les os des ancêtres,Et Smolensk a été défendu contre les fascistesPar le grand-père, le père, le journaliste et le soldat.

Mon grand-oncle, amiral de la marine à vapeur,Là où est l’Extrême-Orient,Là il à disparu dans la vague océane,Coulé avec la barge de prisonniers.

Et mon cousin germain qui, de notre sang,A irrigué le fond de la Baltique,Comme le tribut payé aux abords de MoscouPar les soldats de la famille.

Mais ces portraits ne se trouveront qu’à grand peine,En Russie l’on ne s’en préoccupe pas,C’est chez les vivants que l’on garde la mémoire,De ceux de mes ancêtres dont les traits n’ont pas été dessinés.

Ce poème m’a incité à trouver dans les archives familiales une photo de groupe de la familleStiagov.

1 Les Soviétiques hier, et les Russes aujourd’hui, fêtent la victoire de la 2e guerre mondiale, le 9 mai et non le 8 commeles autres alliés. Staline avait, en effet, exigé qu’une cérémonie de capitulation de l’Allemagne, séparée, ait lieu àMoscou, le lendemain de celle de Berlin.2 La « datcha » désigne une maison de campagne. Le plus souvent c’est une simple cabane plantée sur un terrain où lesRusses cultivent leurs fruits et légumes dont ils ont encore besoin pour subsister.

Autour de Valérian Vassiliévitch3 et de Oustinia Evstignéevna, leurs enfants : leur fils Fedoret sa femme, leur fille Praskovie et son mari, leur fille Féoktista et son mari et leur fille Marinaencore célibataire, ma future mère. C’est l’unique photo de groupe conservée dans notre famille aprèsla guerre. Et voilà, après des questions à ma mère, quelques lettres et récits, souvenirs et recherches,s’est construite la description de la vie de notre famille. Cela a été comme si je m’étais rapprochéed’une source et m’étais remplie d’un courant ininterrompu et vivifiant. Quelques détails de la vie desquatre générations qui m’ont précédée ont été découverts par les quatre générations qui m’ont déjàsuccédée.

La première date que j’ai pu établir est celle de la naissance de mon trisaïeul. Il est né en 1776et à vécu une longue vie, jusqu’à l’âge de 105 ans.

Son petit-fils, Valérian Vassiliévitch Stiagov et sa femme, Oustinia Evstignéévna élevèrentsix enfants.

La première génération après eux se compose de 8 personnes, trois hommes et cinq femmes.La deuxième génération se compose de dix personnes, 4 hommes et 6 femmes.La troisième génération— 15 personnes 8 hommes et 7 femmesLa quatrième génération— 2 hommes, l’un a 5 ans, l’autre 6 mois.Il est vrai que tous les descendants des Stiagov portent déjà d’autres noms de famille, il est

d’autant plus important de ne pas laisser s’assécher cela, cet arbre déjà épanoui, et de remarquertoutes les branches qui y sont apparues.

Lorsque j’ai commencé à écrire sur mes ancêtres, j’ai compris que je n’avais pas honte de leurvie, et elle me devint intéressante.

On ne leur a pas distribué de terres, de blasons et de grades. Mais c’étaient tous des gens quipossédaient une forte potentialité de vie qu’ils n’ont pas gaspillée à chercher du pouvoir politique,des situations dans des cabinets et des promotions en grade.

Mes nombreux ancêtres, dans leur lutte pour la vie, ont fait preuve de fermeté et dedébrouillardise, ont pris des décisions sensées, étaient travailleurs et chacun à leur place.

C’étaient plutôt des « passionaria » que leur contraire. Ils ont construit des navires et desmaisons, des voitures, des chemins de fer et des stations hydro-électriques.

Ils ont aimé la vie sous toutes ses formes, ont aimé leur famille, leurs enfants, ils les ontinstruits et protégés, lorsque cela a été nécessaire.

Ils sont restés sur place lorsque de leurs efforts dépendait le sort d’autres gens et ont donnéleur vie en protégeant tout ce qu’ils aimaient.

Ils ont vécu ! Et je les aime !

3 Pour identifier une personne les Russes utilisent un prénom suivi du nom patronymique, c’est à dire le prénom du pèresuivi du suffixe vitch ou vna losqu’il s’agit d’une femme et enfin du nom de famille. Valérian est donc son prénom,Vassiliévitch indique que son père se prénommait Vassili, Stiagov le nom de famille. Chez les Russes, encoreaujourd’hui, la manière polie et déférente de s’adresser à quelqu’un est de l’appeler par son prénom suivi de son nompatronymique. Beaucoup de prénoms russes ont une traduction française (ex : Vassili = Basile. Fédor = Théodore etc).Mais comme certains (ex : Evstigneï) n’ont pas leur équivalent j’ai adopté la règle d’utiliser le prénom russe sans letraduire. Pour les diminutifs, qui compliquent encore les identifications, voir note de la page suivante.

L’unique photo de famille

OUSTINIA IEVSTIGNEEVA STIAGOVA

1/10/1875 – 20/07/1950

« Oustinka4 »

Oustinka était de la famille Rakitiansky. Ses frères Ossip Issaévitch et Vassili Issaévitchportaient le nom de famille des Rakitiansky. Leur père Issaïa Danilovitch avait longtemps servicomme directeur à la propriété des sieurs Oussikov et était un grand connaisseur en chiens de chasseet chevaux de course. Et ils le traitaient à la propriété comme un des leurs, plus que comme un voisin.Leur mère Catherine, maîtresse-brodeuse apprenait aux filles les travaux manuels, brodait descanevas au point de croix et des perles de verre sur du velours. Catherine avait un sens inné du beau.Elle pouvait coiffer les jeunes filles de manière étonnante. Elle coupait même des mèches de sespropres tresses pour leur en faire des postiches. Et ses tresses étaient châtain foncé, s’étalaient envague dans le dos, quand elle les défaisait, elles lui tombaient plus bas que les genoux.

Oustinka aussi savait broder, plutôt sur des métiers, et elle disposait ses petites croix dans ledessin comme de minuscules perles.

Les garçons vivaient avec leur père et leur mère sur la propriété, et quand Oustinka est née àPokrov, le 14 octobre 1785, Catherine l’emmena chez le grand-père Evstigneï Loukitch Lipov. EtOustinka resta avec le grand-père et la grand-mère Arina, et ils la déclarèrent ensuite à l’état civilavec le nom du grand-père comme Oustinia Oustignéévna Lipov.

Lorsque Oustinka eu sept ans, Catherine eut un fils, Vassenka, mais ne put s’en remettre, elletomba malade et mourut dans l’année. Ainsi les garçons restèrent avec leur père sur le domaine, et lesenfants du maître, Pierre, Vassili y grandissaient également, et Oustinka resta avec le grand-père.Tant que Catherine était vivante, la maison du grand-père vivait dans l’aisance, lui-même n’avait pasd’exploitation personnelle. Ses fils non plus ne savaient pas bien s’occuper d’une exploitation. Etdans le village, il y avait une famille très connue, nombreuse, et qui avait une exploitation biensolide. Khripkov Prokop Arkhipitch dirigeait cette famille, il avait cinq fils, une fille, Nathalie, toustravailleurs, et le pépé Khripok, lui-même, c’est ainsi qu’on l’appelait, était encore bien solide. L’undes fils faisait la comptabilité : combien on a semé, combien on a récolté de blé. Et quand arrivaientles marchands pour le leur acheter, on avertissait le pépé Khripok qu’un marchand était arrivé avecdes chariots pour prendre le blé.. « Combien il en veut, un wagon ou bien deux ? », - demandait lepépé et il se lamentait qu’il n’en avait pas pris assez. Le pépé Khripok vécut jusqu’à l’âge de 105 ans.

Sa fille Nathalie, encore gamine, se blessa en forêt à un orteil et se mit à boiter, et en conservaune démarche tordue. Elle eut comme enfants quatre fils et une fille, et son mari passait son tempsdans les offices religieux. Elle se débattait seule avec sa famille. Une telle inclinaison si démesuréepour la religion aurait complètement détruit la famille si, le mari parti à ses prières, Nathalie neretournait pas dans la maison de ses parents.

Le pépé Khripok pouvait donner un veau, ou attacher une vache au chariot, charger toutessortes de provisions et ordonner à ses fils de les apporter à la maison de sa fille. C’est ainsi queNathalie nourrissait toute sa famille. Sous la surveillance du pépé toute la famille vivait correctement.Lorsque les enfants eurent grandi voilà qu’un malheur arriva dans la famille, au fils aîné de Nathalie,Valérian. Pour la deuxième fois Valérian Vassiliévitch avait dû enterrer sa femme et il restait avecdeux jeunes enfants. Valérian Vassiliévitch se lança dans la confection de vêtements. L’hiver il allaitde ferme en ferme et cousait des vêtements. L’été il allait dans les prés faucher le foin. Il aimait cetteactivité et était très adroit avec une faux. Au début les paysans se moquaient, ils pensaient avoiraffaire à un « intello-frigo5 », d’un coup d’œil jugeaient qu’il ne fallait pas le suivre. Mais ValérianVassiliévitch aiguisait la faux, l’ajustait, se mettait à la balancer et traçait une belle traînée. Les

4 « Oustinka » est un diminutif de Oustinïa. Les Russes disposent d’une gamme très étendue de diminutifs pour chaqueprénom, qui constituent autant de nuances pour désigner la personne. ( Suivant son âge, son caractère, l’humeur de celuiqui utilise le diminutif, le lien qu’il a avec elle etc). Parfois, comme ici, il est facile de le reconnaître, parfois non. Ainsi,Sacha est le diminutif d’Alexandre mais il peut aussi se décliner en « Sachetchka », « Sachenka » etc. Quand uneconfusion sera possible j’indiquerai entre parenthèses le prénom « normal » de l’intéressé.5 Traduction approximative d’une expression populaire locale qui désigne quelqu’un qui n’a pas l’habitude du travailmanuel et que l’on protège de la chaleur dans un local frais de peur qu’il fonde au soleil.

paysans finissaient par reconnaître son habileté. Dans l’une des propriétés il aperçut Oustinka en trainde faire cuire le pain pour les ouvriers.

La grand-mère d’Oustinka, Arina, connaissait toutes sortes d’herbes et de préparations, lesmélangeait avant le lever du jour à la pâte au levain, au matin elle avait levé et elle la mettait au four.Quant au pain, lorsque l’on sortait la miche du four, c’était comme s’il souriait, doré et léger. Elleapprit à Oustina à faire le pain. L’important était la levure utilisée pour la pâte. Et Oustinka fabriquaitla sienne, la mélangeait au hachis, faisait des saucisses qui séchaient et se conservaient ainsi. Mais, leplus important, il fallait trouver du houblon. Le vrai houblon ne se trouve pas souvent. Il ne poussepas partout. Une fois Oustinka était même grimpée à un arbre pour cueillir des tresses de houblon. Apeine l’avait-elle aperçu grimpant sur le tronc d’un arbre qu’elle s’était jetée dessus, tant le houblonétait important pour elle dans son travail.

À l’époque des moissons Oustinka partait avec l’équipe pour la récolte ou la fenaison et là-bascuisait le pain. C’était un travail meilleur que de traire les vaches. Au village, certaines exploitationsen avaient beaucoup, les Dimkov quarante, les Mourgouliev soixante, et ils recrutaient des filles pourcela. Valerian Vassiliévitch commença à demander qu’on lui trouvât une fiancée, et Oustina lui plûtbeaucoup.

Ses oncles entreprirent de lui donner Oustinka en mariage. Elle avait déjà 16 ans et les onclessoutenaient qu’elle vivrait dans l’abondance.

Oustinka avait encore moins envie d’avoir pour mari un vieillard qu’un homme qui avait déjàdes enfants, mais, déjà plus personne ne lui faisait la cour. En réalité Oustinka n’avait pas envie demariage du tout. Elle voulait voir le monde. Elle se le représentait entouré d’une coupole transparenteavec à son sommet le Seigneur-Dieu, et en dessous, sur la Terre, des églises et des monastères d’oùpartaient des rayons de lumière qui les reliaient à Dieu. Et au monastère de Sarov il y avait le StaretzSéraphim qui parle avec le Seigneur et qui, ensuite, apporte aux gens le secours de la parole de Dieu.Et sa grand-mère lui avait raconté la laure de Kiev6. Elle aimait écouter les prêches du prêtre et ellerevenait de l’église concentrée et radieuse et racontait à quel point le prêtre avait prononcé desparoles intelligentes, que le Seigneur avait donné aux hommes le discernement pour qu’il soit auservice des humains, que les gens vivent pour féconder la terre de leurs travaux. Ensuite, plus tard,Oustinka visita Sarov, la laure de Kiev et le Haut-Don, puis ne sachant plus où aller, épousa ValérianVassiliévitch Stiagov. Elle eut immédiatement ses deux jeunes enfants à élever, Nathalie et Nicolas,et ou bout de deux ans un fils lui est né, qui fut baptisé Fédor.

Le mari, bien que sévère, était très adroit de ses mains, aussi bien menuisier que vitrier etexcellent tailleur, aussi vécurent-ils dans l’aisance, et en 1903 Valérian Vassiliévitch forma le projetde s’installer dans une grande ville pour que les enfants puissent faire des études. Ils déménagèrentsur le Don, près de Rostov. Oustinka avait six enfants, trois filles lui étaient nées en plus, Pania, Fétaet Marina. Et elle se débrouillait avec tout le travail domestique et cousait des blouses aux fillettes.Elle-même était de grande taille, bien charpentée, avec une natte qui lui arrivait aux genoux, et elleavait les cheveux châtains, mais plus clairs que sa mère Catherine, ils lui faisaient une vague légèresur la tête et frisaient sous la tresse et autour du visage. Elle avait des traits fins emprunts d’une sortede tristesse qui lui est toujours restée. Et Oustinka chantait si bien, la voix n’était pas forte, mais ellesentait si bien la musique, sa mélodie et elle conduisait le chant7 d’une manière très juste : « J’aiplanté moi-même mon petit jardin, je l’arroserai moi-même… »

En 1920 toute la famille attrapa le typhus et Oustinka eut des complications aux oreilles.L’abcès était tel qu’il formait une excroissance qui lui arrivait jusqu’aux épaules. ValérianVassiliévitch en fut très affecté : si elle venait à en mourir, l’église ne lui permettrait pas de se marierune troisième fois devant Dieu. Valerian Vassiliévitch trouva un médecin. Un colonel, médecinmilitaire s’était installé avec ses enfants à proximité, son épouse était morte et il vivait difficilementavec ses enfants, traînant une vie désordonnée.

Mais le médecin apporta son aide. Oustinka survécut, mais se mit à mal entendre. Elle serapprocha encore plus de Dieu.

6 Monastère7 Dans un chœur informel, il y a toujours quelqu’un qui « conduit le chant », c’est à dire qui prend l’initiative decommencer une chanson en choisissant sa tonalité et qui entraîne les autres.

La voyageuse.

La grand-mère avait raconté à Oustinka les lieux de lumière, les monastères, ou vivent desstaretz8 pieux, sanctificateurs. Les gens venaient les voir et eux, leur transmettaient la parole divine.A côté de Voronej, au-delà du Don, vivait le staretz Tikhon, on l’appellait pour cela Tikhon « après-Don ». Des femmes se réunirent pour prier, Oustinka l’apprit et demanda à Valérian Vassiliévitch lapermission d’y aller. Elle emmena avec elle Nathalie qui était déjà grande fille et se rendit chezTikhon après-Don entendre la parole divine. On disait que le staretz Tikhon s’inquiétait beaucoup dedu respect, par les chrétiens, des commandements chrétiens principaux. Il faisait beaucoup d’effortspour éradiquer chez eux la déplorable habitude de consommer du vin et de faire ripaille.

On parlait beaucoup en ce temps-là d’un autre staretz, Séraphin de Sarov. Séraphin lui-mêmen’était plus de ce monde, mais on racontait beaucoup ses œuvres. En tant que médecin des âmes ilguérissait celle de la plupart des personnes qui l’approchaient. Par un mot bref, un sermon, mais,pour l’essentiel, par l’amour et la joie qu’il dégageait. À tous il s’adressait en les appelant « monbonheur ». Toute sa vie avait été dictée par des mots qu’il avaient lui-même entendus d’un moine :« Mon bonheur, je te prie, mets-toi l’esprit en paix et alors mille âmes autour de toi seront sauvées.Ces paroles touchèrent beaucoup Oustinka et elle pensait qu’elle devrait absolument s’en rappeler.

Oustinka revint du monastère de Divéévski illuminée. Elle apportait des images où le pèreSéraphin était dessiné en compagnie d’un ours, et l’ours lui mangeait dans les mains.

En 1878, alors que Oustinka n’avait que trois ans, Séraphin s’en alla dans le monastère deSarovsk, il avait alors 24 ans. Pour ses pieux efforts en faveur de l’édification de couvents et del’avancement de l’œuvre monastique il devint habité du Saint Esprit – grande pureté d’âme,clairvoyance et capacité à accomplir des miracles.

D’un cours d’eau, à côté duquel la Mère de Dieu apparut au staretz Séraphin, Oustinkarapporta de l’eau sainte.

En 1924 Oustinka séjourna à Kiev, dans la laure de Kiev-Petchersky. Au moment où elledemandait à Valerian Vassiliévitch la permission d’y aller, le compère qui avait baptisé Fedor s’étaitarrêté chez eux avec sa besace, il se rendait justement à la laure. Et Valérian Vassiliévitch la laissapartir, se rendant compte que ces voyages illuminaient littéralement Oustinka.

Oustinka apprit 1'histoire de la grande princesse Olga, que l'on appelle «Isoapostolique» pourses œuvres en faveur de l'édification d'un État et de la culture dans la Russie de Kiev. Et surtout pourses sermons en faveur de la foi chrétienne.

Le petit-fils d'Olga, le grand prince Vladimir, réalisa la christianisation de la Russie. Il institual'Epiphanie, la fête préférée d'Oustinka et construisit des églises orthodoxes. Il propagea la foiorthodoxe en Russie, pour qu'elle resplendisse « comme un soleil ».

Oustinka n'avait jamais vu de reliques de Saints, mais à la laure de Kiev, ils allèrent dans lesgrottes. Et là, elle vit des reliques de Saints, et on lui raconta quels miracles elles produisaient. Lesreliques de Saint Macar, que les tatars avaient tué, restent impérissables. Celles du révérend AgapiePetcherski, qui avait un don particulier pour éloigner la maladie. Il soignait à l'aide de décoctionsd'herbes et de prières. Ils visitèrent un grand nombre de grottes, et tout cela était, pour eux, etétonnant et effrayant.

A l'intérieur du temple de Sainte Sophie il y avait une multitude d'icônes, et elles étaienttoutes particulières. L'icône de l'Assomption de la Sainte Mère de Dieu est si ancienne que la Mère deDieu elle-même l'avait confiée à quatre architectes byzantins en leur ordonnant d'aller en Russie, àKiev, et d'y construire un temple. Les architectes arrivèrent à Kiev au XIe siècle et commencèrent laconstruction du temple.

Et une icône de la Mère de Dieu avait descendu toute seule le cours du Dniepr. Le fleuvel'avait déposée sur la berge à Kiev. Elle avait flotté depuis Vichgorod, que les tatars avaient dévastée,mais l'icône avait été sauvée.

Oustinka rapporta de Kiev, des livres, des icônes, du pain béni et elle raconta auxenfants les merveilles qu'elle avait entendues en quantité lors de ces voyages.

8 Homme pieux et sage.

Les fêtes

Sous la couverture d'une nuit étoilée, Dort un village russe.

Toutes les routes, tous les sentiers,Sont balayées de neige.Par-ci par-là des lumières, comme des étoiles,Brillent aux fenêtres.A travers les tas de neige, avec une étoile,Une troupe d'enfants court vers la lumière.Ils frappent au carreau de la fenêtre,Ils chantent Ta naissance.« Gloire au Christ, gloire au Christ »Entend-on un peu partout.Et dans le chœur désaccordé des enfants,Elle est si joyeuse, si pure dans son mystère,La nouvelle de la naissance du Christ.

Comme si le nouveau né lui-même,

Pénétrait sous chaque abri

Où se terrent les pauvres affligés

Les sombres exclus

C'est ainsi que, chez eux, dans les villages cosaques, les enfants couraient d'une maison à uneautre et chantaient les koliadkis9.

Invisible lorsqu'il y a des nuagesOu parfois du brouillard,Mais toujours présente sur le cielL'étoile de Beethléem.

Elle a un jour indiqué à des bergersLe chemin du salut,Et à nous maintenant, elle montre le cheminDu bien et de la paix.

À l’Epiphanie tout le monde allait au Don, on perçait une trouée dans la glace et l’onconstruisait une haute estrade de blocs de glace10. L'endroit recevait le nom de « Jourdain ». Il faisaittrès froid, le Don gelait profondément, et l'on sciait des blocs de glace d'un mètre de côté,transparents et bleus sur les tranches. Le prêtre aspergeait la neige autour du trou, bénissait l'eau,trempait la croix d'argent dans le fleuve. Les gens recueillaient l'eau bénite avec des seaux et laconservaient. On considérait que l'eau bénite possédait des propriétés particulièrement bénéfiquespour soigner les affections du corps comme de l'esprit. A l’Epiphanie, Oustinka aussi allait chercherde l'eau du Don, on y organisait une grande fête, on faisait un lâcher de colombes. Et c'était là tout lesens de cette cérémonie de l’Epiphanie11. Le baptême du Seigneur est aussi appelé Apparition deDieu, parce qu'à cette occasion furent révélés au monde les trois visages de la Sainte Trinité : Dieu lefils s'était fait baptiser dans le Jourdain, Dieu le père avait témoigné par sa voix venue des cieux: «Tues mon fils bien-aimé, par lequel Ma volonté sera accomplie », et Dieu le Saint-Esprit était venu du

9 Chant traditionnel des Noëls Ukrainiens10 Dans certaines régions on construisait de véritables églises de glace.11 Il me semble qu’il y a là une erreur ? Le baptême du Christ, n’est pas l’Epiphanie qui est le jour de la présentation duChrist aux rois mages.

ciel se poser sur le Christ sous la forme d'une colombe.Et à tout cela, Oustinka croyait, et conservait l'eau longtemps, l'année entière, dans le coin des

icônes. Elle en frottait les contusions et les écorchures des enfants et leur en donnait à boire lorsqu'ilsétaient malades.

Durant la Semaine Sainte, dès le mercredi, on commençait les préparatifs pour Pâques.Oustinka observait un jeûne rigoureux, et vers la fin elle avait les traits tirés, seuls les yeux brillaient.Toute la famille faisait obligatoirement ses dévotions. On choisissait une semaine et tout le mondeallait chaque jour à l'église. Même les instituteurs amenaient les petits enfants prier par classesentières, ils se mettaient à genoux, se joignaient aux fidèles et participaient.

Le jeudi avant Pâques on peignait les œufs. D'ordinaire on en peignait une centaine, tous decouleurs différentes. Et l’on faisait cuire la viande en galantine. Et quand elle la mettait dans le plat etélaborait la présentation, Oustinka n'en donnait aux enfants pas même un bout d'os à goûter, elleaffirmait que c'était un péché.

Le soir du Jeudi Saint, c'était l'office de la Passion, on lisait dans les douze évangiles12 le récitdes souffrances du Christ, et après chaque supplice on chantait : «Gloire à tes souffrances, Seigneur »et tout le monde se mettait à genoux et communiait aux saints mystères du Christ. Lorsqu'on étaitrevenu de l'église, tout le monde prenait un bain, ce jeudi était ainsi appelé « Le jeudi propre ».

Le vendredi aussi on allait à l'office. C'était le jour le plus triste, on y évoquait la crucifixionsur le Golghota, on sortait le suaire de l'autel. Au centre de l'église il y avait une pierre, sur laquelleon étendait le suaire, il recouvrait le corps saint du Christ descendu de la croix. Et lorsque l'on avaitenlevé le suaire de la pierre, qu'on l'avait promené autour de l'église, alors à côté de la pierre setenaient deux grands « anges» ailés, et il y avait des fleurs sur les supports.

Vendredi dans la joumée Oustinia Evstignééva cuisait les koulitchs 13. Elle utilisait denombreuses formes que Valérian Vassiliévitch lui avait fabriquées. Il y avait de petits koulitchs touten hauteur, c'était pour chaque membre de la famille, mais pour la bénédiction elle en cuisait unlarge, de grande taille. On posait le koulitch sur un plat rond, avec quelques œufs colorés, un morceaude lard et la paskha14, on recouvrait le tout d'une serviette amidonnée et le samedi matin on les portaità l'église pour qu'ils y soient bénis.

Le samedi soir on allait à l'office de nuit. L'office de Pâques commençait devant le suaireétalé sur la pierre au centre de l'église, par la lecture d'un canon particulier. Ensuite avait lieu laprocession autour de l'église. Le prêtre tenant une croix et tous les fidèles avec une bougie allumée àla main. C'était si solennel que l'on croyait entendre des anges chanter dans les cieux.

On revenait de la messe très tôt le matin, on réveillait les plus jeunes enfants, on les pressaitde mettre leur nouvelle robe, leurs nouveaux chaussons, à Pâques les enfants avaient toujours denouveaux habits. Et tout le monde se mettait à table. Et sur la table il y avait un jambon dont l'os étaitentouré d'un panache coloré, des saucissons maison, des préparations en gelée, de divers aliments ensaumure, des œufs multicolores, la paskha, les koulitchs.

Et tout le monde rompait le jeune.

Les fleurs

Par ailleurs, Oustinia Evstignééva aimait les fleurs, elle leur accordait autant d'attention qu'àde jeunes enfants. Elles étaient dans la plus grande pièce, la salle à manger, qui avait trois fenêtresdonnant sur le côté ensoleillé, et les balcons étaient tous garnis de fleurs.

Elle avait deux lilas, un rouge et un blanc, et justement, ils fleurissaient à Pâques. Elle avaitdes amaryllis si beaux, qu'on en prenait à Oustina Evstignééva pour les mettre à l'église à côté du

12 Il n’y a que quatre évangiles : St Luc, St Mathieu, St Marc, St Jean. Ces « douze évangiles » en sont douze extraitsrelatifs à la passion du Christ. A l’issue de cet office la tradition voulait que l’on rapporte de l’église une bougie alluméedont la flamme allait allumer les veilleuses des icônes de la maison.13 Gâteau traditionnel de Pâques à base de pâte levée, dont la forme et le goût rappellent le panetoni italien, en plus denseet plus sec, toutefois14 Deuxième gâteau traditionnel de Pâques, très sucré, ayant la consistance du beurre, composé de fromage blanc égouttéet de nombreux autres ingrédients (œufs, crème, beurre, fruits confits, vanille, épices etc...). Le koulitch ne va pas sans lapaskha, le premier étant très sec, le second très onctueux.)

suaire.Deux rosiers de Chine aux pétales de cire fleurissaient abondamment en rouge et rose, et

quand on les aspergeait d'eau les gouttelettes jouaient au soleil sur ces pétales en éclairs de diamants.Un dragonnier majestueux avec des feuilles sur le pied était posé sur un balcon, un buisson

bien droit bien soigné. Il y avait aussi de simples herbes aromatiques qui répandaient leur odeur toutautour, mais ne fleurissaient pas, et dont les feuilles avaient été coupées.

Par terre il y avait les fleurs de grande taille. Deux ficus en forme d'arbres branchus auxtroncs élancés, avec des feuilles allongées et parcheminées, étaient placés aux coins dans descuveaux. Un laurier-rose avait poussé formant un grand buisson aux fleurs odorantes et fragiles.

Sur des supports étaient fixés des pandanus aux feuilles étroites comme des sabres, piquantessur les bords, avec des dents recourbées en arrière.

Des géraniums fleurissaient sans interruption : tantôt d'un blanc pur, tantôt roses, tantôtrouges foncés.

Le citronnier obtenu à partir d'une bouture qu'elle avait repiquée et alimentée s'était orné defruits jaunes au bout de trois ans.

Le philodendron aux grandes feuilles découpées était la fierté d'Oustinia Evstignééva.Tous les samedi on mettait ces pots dans des cuvettes, on essuyait les feuilles des ficus et du

pandanus, des lilas et des aloès. Et l'on aspergeait toutes les fleurs avec de l'eau pure du Don.

C'était le jour des fleurs.

VALERIAN VASSILIEVITCH STIAGOV

(25/10/1861 — 14/08/1934)

Le feu de bois.

Tous les travailleurs du dépôt de chemin de fer de la station de Kizitérink, située entre Rostovet Novotcherkask sur la ligne du Nord-Caucase, se rassemblaient pour un meeting consacré auseptième anniversaire de la Révolution d’Octobre. Le commissaire politique et le secrétaire de lacellule du parti, en vestes de cuir, montaient à la tribune. Le meeting battait son plein. Et sur la hautemontagne derrière le ruban du chemin de fer, où se trouvaient les maisons dans lesquelles vivaientses employés, brûlait un feu de bois, et il flambait tellement qu’il était visible depuis les tribunes, etcela troubla l’orateur.

— Quel est ce feu de bois ? Qui l’a allumé ?— C’est Valérian Vassiliévitch Stiagov qui fait griller un sanglier.— Et pourquoi est-il à une fête ? Pourquoi n’est il pas au meeting ?

Et l’on renvoya Valérian Vassiliévitch des chemins de fer. Valérian Vassiliévitch décida dedéménager et de s’installer avec toute sa famille dans la ville de Rostov.

L’économie domestique.

Valérian Vassiliévitch dut se séparer de sa maison. Une grande maison, le bas en pierre, lehaut en bois, dehors un atelier avec, à l’intérieur, un outil pour chaque usage, et à chaque petitmarteau, chaque vrille, sa place. Une pierre à aiguiser ronde. Lorsqu’il affûtait un outil, les enfantstournaient la poignée de la meule. Un grand établi qui lui servait aussi bien pour les travaux decharpente que de confection. Marina a vu plus d’une fois dans les mains de son père une toise qu’ils’était fabriquée en cinq quarts d’archine15, et pour marquer chaque quart, une pièce d’un kopeck

15 Mesure de longueur russe égale à 0,711 m. Cinq quarts d’archine font donc à peu près 90 cm.

était clouée : un quart - un kopeck, deux quarts - encore un kopeck. Avec cette toise ValérianVassiliévitch mesurait sans aucun patron, mettait des repères et cousait des vêtements aussi bien pourles cosaques que pour ses collègues de travail. Il cousait beaucoup pour les cosaques16. Les famillescosaques étaient nombreuses, genre cinq fils plus les fiancées. À tous Valérian Vassiliévitch faisaitdes vêtements.

La maison avait trois chambres, deux couloirs, tout était éclairé avec des lampes à pétrolefixées au mur. Et dans la salle à manger, au-dessus de la table sous un abat-jour, pendait une lampedes années cinquante, elle éclairait toute la pièce et on l’allumait les jours de fête.

A côté de la maison, une large cour ; sur le côté, les enclos pour les poules et le cochon, lacuisine d’été et une table sous un auvent.

Tout le versant de la colline était planté d’arbres.

Depuis la haute colline on avait une vue sur le Don et sur les prés submersibles au-delà duDon. On qualifie le Don de large, et de paisible, et les Grecs anciens l’appelaient Tanaïs. La longueurdu fleuve et de l’ordre de deux mille kilomètres. Le Don se jette dans le golfe de Tagan-Rog de lamer d’Azov. À Kizitérink, le Don est large, et déborde de quelques kilomètres au printemps. Ilinonde la rive gauche plus basse, et quand l’eau se retire elle laisse place à des potagers et desprairies. Les potagers, près du rivage, plus loin, les prairies.

Valérian Vassiliévitch prenait pour sa famille deux lots de terre. Lorsque les cosaquespartageaient la prairie chez l’ataman17, ils tombaient chaque année sur une parcelle différente. ChezCholokhov dans « Le Don paisible » il y a la description d’une prairie au-delà du Don que lescosaques venaient faucher : « À la Trinité commença la fenaison. Dès le matin le terrain était fleurides jupes multicolores des jours de fête des femmes, des draps aux broderies éclatantes et descouleurs des fichus. On sortait tous à la fois des fermes pour la fenaison. Les faucheurs et lesrâteleurs s’habillaient comme s’ils allaient à la fête annuelle. Il en était ainsi depuis la nuit destemps. Du Don jusqu’aux aunes lointains, la prairie, en se dégarnissant sous les faux, secouait sachevelure et poussait des soupirs. »

Tantôt on arrivait à louer une parcelle à côté, carrément en face de la maison, il n’y avait quele Don à traverser, et tantôt il suffisait de se hausser un peu, pour se croire mêlé aux lointainesaventures dans « Le piège »18. Il fallait traverser le Don, attacher la barque et marcher longtemps surla berge à droite en direction de Rostov. On plantait le potager sur ces parcelles très éloignées.

Pour traverser le Don, Valérian Vassiliévitch construisit une barque, et au final elle s’avéra silégère et bien flanquée, que des pêcheurs le persuadèrent de la leur vendre, lui pouvait s’en construireune autre, et c’est ce qu’il fit. Valérian Vassiliévitch tailla de ses mains tous les gabarits. Il fabriquale fond, la quille, tout seul dans son atelier. Oustina Evstignéévna aussi l’aida à courber les planches.Et lorsqu’ils l’enduisaient de poix, ils faisaient un feu de bois, leur fils Fédor les aidait, et le fond dela barque devenait lisse comme sous une couche de laque. Voilà, la barque est prête, ils ont empruntéune remorque, ils l’ont chargée ; comme il est impossible de traverser la voie de chemin de fer, ilsdoivent passer sous le petit pont de Tchervinsk, par où l’on fait passer le bétail vers le Don. Ils ontaccroché la barque sur le rivage à une chaîne, juste en face de la maison. Avec des gaffes, onaccrochait la chaîne et on approchait la barque, les enfants la prenaient, ils naviguaient sur le Don.Un jour Marina prit ses cousines germaines, elle-même avait huit ans, les autres encore plus jeunes.Elle les installa dans la barque, et le courant les emporta loin du rivage. Le Don à cet endroit estprofond. Marina vire de bord pour revenir, mais un vent, la « nizovka19 » se lève, immédiatement desvagues se forment, un ressac sombre et haut. Marina n’arrive pas à ramer, de l’eau commence àpasser par-dessus bord. Valérian Vassiliévitch depuis la haute rive voit ce qui se passe, il crie,« garde le nez sur la vague, coupe la vague », mais lorsque les fillettes finirent par accoster,évidemment, elles subirent une réprimande du père.

Au potager, c’était comme une règle, près du rivage on plantait les choux, plus loin lestomates, les haricots, ensuite les cornichons. Tout à fait en haut, à côté du pré, on semait du millet

16 Sur la définition des cosaques, voir la note plus loin.17 L’ataman est le chef élu de chacune des communautés cosaques (Du Don, du Dniepr, du Terek etc)18 Titre d’une œuvre qui semble tellement connue que ma cousine néglige d’en donner l’auteur.19 On m’a expliqué que sur le Don il y avait deux vents principaux, celui du bas « Nizovkha » qui soufflait au ras des flotset celui du haut « Verkhovka ».

pour les balais. Oustinia Evstignéévna faisait des semis sur des claies dans la cour et ensuite lesemportait de l’autre côté du Don et les repiquait. Il fallait arroser le potager, et Oustina Evstignéévnatraversait en barque le Don avec l’un ou l’autre des enfants. Ils transportaient l’eau du Don par seauxet arrosaient toutes les plantes. Oustinia Evstignéévna prenait soin des plantes : et elle les attachait, etelle les arrosait, et elle les buttait.

Valérian Vassiliévitch disposait d’un autre lot de terre au-delà de la stanitza20, au-delà duchemin non goudronné, vingt-cinq kilomètres à pieds, où l’on plantait les pastèques et les melons. Ony allait en passant devant un tumulus dans lequel on avait un jour entrepris des fouilles qui ne furentjamais terminées, on disait qu’un « bogatir »21 y était enterré. La route passait devant des moulins àvent, les cosaques y avaient des fermes où ils gardaient leur bétail.

Là-bas, sur de grands espaces, les cosaques semaient du blé, du froment, de l’orge, del’avoine. C’était là aussi que se trouvaient les melonnières.

Sur la melonnière de Valérian Vassiliévitch poussaient des melons, des pastèques, descitrouilles. À côté poussaient le maïs et le tournesol. En 1921 il y eut une sécheresse très forte surtout le Don. Au moment de planter les graines, il n’y avait aucune humidité. C’était loin du Don, loinde la maison, nulle part on ne pouvait prendre de l’eau. Oustina Evstignéévna mouillait les graines desalive, mais rien ne poussa. L’absence de récolte était telle qu’elle s’étendit à de nombreusesprovinces. Des provinces de Tambovsk, Voronej, Saratov marchaient des trains entiers de gens ensouquenilles, en laptis22, beaucoup avec des enfants. Ils allaient « sur le Kouban », ils emportaientavec eux des tissus de lin, de chanvre, de leur fabrication pour les échanger contre du pain.

Mais en 1922 il y eu une récolte exceptionnelle. Le blé était tellement haut que si une télègueavec un cheval traversait le champ on n’en voyait que l’arc de limonière. Alors la famille de ValérianVassiliévitch fit une récolte remarquable. Les melons et les pastèques se développèrent. On sala lespetites pastèques pour l’hiver. La famille était grande, on en sala beaucoup. Valérian Vassiliévitchfabriquait des tonneaux, et devint si adroit, que de tout le village on venait et on lui demandait :« Fais m’en, Valérian Vassiliévitch ». Toute l’eau était apportée de Don, et dans toutes les maisons ily avait des bacs - des cubes pour l’eau, on les remplissait à ras. Oustina Evstignéévna portait lesseaux sur des perches, on charriait de l’eau pour le bain et pour l’arrosage. Il y avait des seaux engrande quantité dans chaque maison, et Valérian Vassiliévitch de souder, de poser des fonds, deréparer les poignées ; il suffisait de demander, il aidait tout le monde. On payait le travail en nature.Les femmes cosaques fabriquaient du beurre et de la crème avec le lait. Et quels ravioles à la crème,elles faisaient ! Elles disaient : « Valérian Vassiliévitch, envoie tes fillettes avec un petit seau, je leurmettrai du lait ». Et quand les vergers donnaient des fruits, ils apportaient tantôt des cerises, tantôtdes abricots, tantôt des prunes. Les cosaques avaient tous des vergers, si bien qu’on faisaitcontinuellement des confitures chez Valérian Vassiliévitch. Oustinia Evstignéévna était unechampionne de la confiture.

Dans la cour poussaient quatre acacias, des troncs épais, des couronnes larges, et au milieu dela cour on avait planté deux pieux et l’on avait accroché une balançoire. Les enfants s’y asseyaienttous les quatre, se balançaient et chantaient des chansons. En 1915 le train du Tsar passa, la familleimpériale revenait du Caucase et chez Valérian Vassiliévitch, de sa cour qui est juste en face de lastation, on entend crier depuis la station : « C’est le train du Tsar, c’est le train du Tsar ! », et lesfillettes se balancent et chantent à tue-tête :

Hardi Khazboulat,Elle est pauvre ta hutte…

Oustinia Evstignéévna sort de la maison et dit : « … ce n’est pas une chanson d’enfant, necriez pas ainsi », comme si elle allait être immédiatement obéie.

A l’époque, on pêchait beaucoup de poissons dans le Don – brèmes, sandres – La chaloupepleine de poissons s’approche du rivage. Les pêcheurs essayaient de bonimenter : « Prends-en,Valérian Vassiliévitch, le sandre est bien gras. » On en prenait quatre dizaines, on les salait, et ensuiteon les pendait à sécher dans le grenier. Le sandre était translucide, et avait un dos épais. On pêchait 20 Village cosaque21 Chevalier des épopées russes du moyen âge généralement représenté sous les traits d’un géant22 Chaussure traditionnelle de paysan pauvre, en écorce de bouleau

des sandres et il y avait aussi des sterlets. Lorsque l’on traversait le Don pour aller arroser ou sarclerle potager, on emportait avec soi du pain et du poisson. Et lorsque les pastèques, les melons étaientmûrs, on les cueillait à l’envie, à l’un une pastèque, à l’autre un melon. Marina aimait les melons,Oustinia préférait les pastèques.

Les fêtes

Moi – Je viens du Ladoga geléMoi - Je viens des eaux bleues de la NevaMoi – Je viens de la Kama abondanteMoi – Je viens de la mère-Moscou.Prépare donc, Don intime,Pour les arrivants vigoureuxLe jus frémissant, étincelantDe tes raisins…

À proximité de la stanitza du Grand Logue, qui n’est pas loin de Kizitérink s’étendent desvignes. Catherine II avait ordonné de planter des ceps de vigne sur la colline, parce que le Don étaitsuffisamment ensoleillé. À côté des vignes il y avait des propriétés et des exploitations quiproduisaient le vin du Don. Elles se glorifiaient du « Tchimliansky », un vin mousseux et pétillant detype « Champagne ». On fabriquait à partir du raisin du Don un bon vin, rouge et doux.

Pour les fêtes, Valérian Vassiliévitch achetait du vin.À Noël et à Pâques il se réunissait à la maison jusqu’à vingt personnes. Venait de la famille de

Rostov, le frère de Oustinia Evstignéévna, Vassili Issaévitch, et de Novotcherkass – l’autre frère,Ossip Issaévitch. Ils venaient avec leur famille. Les routes étaient sales, et tous portaient descaoutchoucs. Il incombait aux enfants de Valérian Vassiliévitch de laver ces innombrables bottines.Dans le grand vestibule ils les étalaient sur une rangée et sur leur doublure rouge on pouvait voir lesinitiales de leur propriétaire. Beaucoup s’invitaient pour quelques jours.

On s’asseyait à table bruyamment et, en tête de table, Valérian Vassiliévitch, aimait présiderles tablées de fêtes. Il y avait de quoi faire, avec sur la table toujours des saucissons maison, dujambon cuit au four dans sa couenne, doré, juteux. Après l’avoir découenné, Valérian Vassiliévitch ledécoupait à même la table. Avec les pattes et les oreilles on préparait toujours de la galantine.Oustinia Evstignéévna était une championne pour les gâteaux, les tourtes, les chaussons, leskoulitchs. On faisait des tourtes au foie, les chaussons aux haricots mélangés à des oignons grillés etdes épices. À Pâques, en dehors des koulitchs individuels, on peignait des œufs pour chacunégalement, à raison d’une dizaine par personne, et on les donnait à chaque enfant dans une boîte oudans un bonnet pour sa satisfaction personnelle. On organisait des compétitions pour désigner celuiqui avait l’œuf le plus solide23. Une fois la joyeuse Marina avait secoué sa boîte, et il n’y avait plusrien pour participer à la compétition, heureusement, ses frère et sœurs eurent pitié d’elle et luidonnèrent des leurs.

Oustinia Evstignéévna cuisinait la paskha au fromage dans une forme spéciale faite deplanchettes de bois fabriquée par Valérian Vassiliévitch, on retirait les planchettes et la paskha,beauté aux flancs blancs vous regardait de ses yeux de raisins secs et se dressait au milieu de la table.

On buvait le thé avec de la confiture. Oustinia Evstignéévna aimait particulièrement en faireavec la petite mirabelle, la cerise, l’abricot, la prune.

Un cosaque allait au moulin, passait devant la maison : « Valérian Vassiliévitch, qu’est-cequ’il te faut comme farine ? En semoule, fine, très fine ? Quelquefois il y avait sur la table de vraiestartes. La femme de Méthode, le fils d’Ossip Issaévitch, était une pâtissière émérite, et ils lesapportaient de Rostov en cadeau pour les fêtes.

23 Jeu russe traditionnel qui se pratique avec les œufs de Pâques : deux compétiteurs choquent l’un contre l’autre l’œufqu’il tiennent dans la main. Le vainqueur est celui dont l’œuf ne s’est pas brisé.

Oustinia Estignééva aimait la belle vaisselle, et Valérian Vassiliévitch versait lui-même le thédans des tasses très fines ou des verres avec des protections ajourées24, assis à côté du samovar25 et sedélectant de l’opération elle-même, et à côté du samovar il y avait un vase au pied étroit sur lequels’élançaient des branches dorées avec des arabesques, et des poignées découpées et recourbées.

On chantait beaucoup dans la famille, les plus musiciens étaient surtout les enfants aînés,Fédia (Fédor ) et Pania. Ils chantaient à l’église et Fédia dirigeait le chœur. Lorsqu’à table, le pèredemandait : « Fédia, chante ! » tout le monde renchérissait et Fédia chantait « Le chauffeur » :

Et l’hélice produit des vagues à la proueEt leur trace se perd au lointain…

On chantait aussi des chants ukrainiens :Par-dessus un ruisseau, par-dessus un autre,Donne ta main, donne moi l’autre…

Et voilà, à l’automne 1924, la famille fut obligée de déménager à Rostov. Encore heureux queMéthode, le petit-fils d’Oustinia put leur faire attribuer un appartement d’une chambre avec terrasseet balcon, il travaillait alors à la commission aux logements.

La famille

Valérian Vassiliévitch était né dans le village de Ternovok, district de Nijni-Devitskovo, province de Voronej. Et il s’était fixé comme but d’apprendre quelque chose. D’abord ilfut assistant d’un pope26. En ces temps-là l’église était le centre principal de culture dans le village,les prêtres et les instituteurs les personnes les plus respectables. Des religieuses apprirent à Valérianla lecture : elles virent un gamin dégourdi, lui montrèrent les lettres. Mais il voulait surtout apprendreun métier. À l’église, il se mettait là où se tenaient les gens importants, les marchands, et il observaitcomment étaient cousus, pour les hommes, les caftans, les manteaux de fourrure. Et ensuite il sereprésentait en pensée quelles lignes, quelles coupes étaient nécessaires pour chaque vêtement. Et ilfaisait lui-même les coupes, à la toise, sans patron. Au début il cousait ce qu’il y avait de plus simple,ensuite il acheta une machine « Singer », puis il embaucha quelqu’un pour l’aider. Et il se déplaçaitde ferme en ferme, dans les grandes propriétés et cousait des fourrures, des vestons.

Valérian était l’aîné des enfants de sa famille ; venaient ensuite Ivan, Térenti etIgnat27, puis sa sœur Daria. C’est pour cela que l’on n’accepta pas Valérian dans l’armée, ses frèresétant à sa charge. Il eut une vie difficile. Il du équiper ses frères pour leur service militaire, fournirtout leur attirail. Il maria sa sœur, enterra ses parents. Et sa propre vie familiale se mettait mal enplace, il faisait deux enfants, mais ses épouses mouraient.

Lorsque Valérian Vassiliévitch épousa Oustinka, la famille commença à s’agrandir, etil comprit que sans maison, sans moyen de transport, sans vache, il était impossible de survivre à lacampagne. Il était déjà maître-artisan, il employait deux gars, mais il n’avait pas assez d’argent pours’acheter une terre, et il décida d’aller vers le Don.

Valérian Vassiliévitch avait 41 ans lorsqu’il arriva avec toute sa famille sur le Don. Lafamille comptait sept personnes. Valérian Vassiliévitch, Oustinka, les deux enfants les plus âgés,deux enfants plus jeunes et le frère d’Oustinka, Vassili. Ce dernier avait dix ans lors du mariage de sasœur, et depuis, vivait dans la famille d’Oustinka ; Valérian Vassiliévitch lui apprit le métier, ildevint artisan tailleur. Il cousait de bons vêtements pour hommes. Il avait beaucoup de commandes.Valérian Vassiliévitch était sous-chef de station de chemin de fer, de service 24 heures d’affilée, puis48 heures au repos. C’est alors qu’il faisait tout le travail à la maison. Un jour de 1914 il rentra de lastation et dit : « voilà, la mère, la guerre a commencé ».

24 Il s’agit de gaines de cuir au d’un autre matériau qui enrobe le verre pour qu’on puisse le saisir brûlant.25 Le samovar est un appareil qui fournit de l’eau bouillante pour le thé.26 Prêtre orthodoxe27 Jean, Térence, Ignace

On prit alors son fils Fedor à la guerre, et Vassili aussi. Vassili fut affecté sur le frontsud, les régiments étaient cantonnés à Temirkhan Choura. Sa femme, Evgodie Mikhaïlovna et sa filleTossia entreprirent un voyage pour le voir, mais les opérations commencèrent et Vassili Issaévitch futfait prisonnier par les Turcs.28On chantait à l’époque :

Ça fait déjà trois ans que dans les fersOn supporte le poids du supplicePourquoi, Dieu Miséricordieux,Nous as-tu envoyé ces tourments ?

En captivité, Vassili Issaévitch eut les fers aux pieds, on le fit souffrir de la faim,travailler jusqu’à épuisement, on l’enferma dans des fosses. Il resta trois ans prisonnier des Turcs,jusqu’en 1917. C’était un très bel homme, noir de sourcils, de cheveux, de haute stature, et unefemme Turque lui vint en aide. Lorsqu’il entendit parler de la Révolution en Russie, il pensa às’évader. Il parvint avec la Turque, jusqu’à la frontière, mais ne pu la traverser que seul. ÀAlexandrovsk il vivait encore dans la famille de Valérian Vassiliévitch. Ils allaient ensemble à lapêche sur le Don. Il l’aidait à la découpe du sanglier, et dans son activité de tailleur.

Le frère aîné d’Oustinka, Ossip Issaévitch, qui avait grandi sur le domaine du seigneurOussikov avec ses enfants Pierre et Vassili, après la Révolution, après qu’ils aient eu vendu ledomaine et acheté des commerces à Novotcherkass, travaillait comme directeur d’un magasinappartenant à Pierre Pétrovitch dit « Pétrik ». Ossip Issaévitch eut une première femme Tania et deuxenfants Méthode Ossipovitch et Tatiana Ossipovna, qui se maria avec Pavel GavrilovitchMoukhonenko. Sa deuxième femme, Elisabeth Fedorovna, dirigeait le travail domestique à la maisonde Vassili Pétrovitch Oussikov. C’était une dame sévère. Elle exigeait des enfants qu’ils soientsoigneux. Vassili Pétrovitch avait cinq enfants. On invitait Elisabeth Federovna chez PierrePetrovitch Oussikov losque la cuisinière avait besoin d’aide. Surtout, on ne faisait pas confiance à lacuisinière pour les « cotelettes »29, on préférait que ce soit Elisabeth Federovna qui les fasse.

Vassili Petrovitch avait à Novotchrkass une belle maison avec une grande cour et unjardin. Les enfants se promenaient dans la cour et jouaient dans le jardin. Les deux frères avaient unmagasin, chez Vassili Petrovitch on vendait du saucisson, du jambon, des bonbons et diversespâtisseries. Pierre Petrovitch avait une manufacture. Toute la vie de la famille Stiagov fut liée à cesfamilles.

Lorsque Valérian Vassiliévitch quitta avec sa famille la campagne, près de l’endroit oùse trouvait l’exploitation des Oussikov, il s’arrêta d’abord à Novotcherkass. Au début, tant qu’il n’eutpas de travail et qu’il fallait, pourtant, nourrir la famille, ils achetaient du pain blanc qui coûtait, frais,dix kopeks et le lendemain seulement cinq. Et ils buvaient du thé avec ce pain. Ils ne restèrent paslongtemps à Novotchrkass. Valérian Vassiliévitch signa un contrat pour être sous-chef de la stationde Kizitérink, qui se trouve près de Rostov, et toute la famille déménagea à la stanitzad’Alexandrovsk. Il avait une grande famille, Valérian Vassiliévitch. Lui-même travaillait beaucoup etson épouse Oustinia Evstignéévna, bien que très jeune encore, se débrouillait de tout. ValérianVassiliévitch l’aimait, il prisait la beauté des femmes. Il admirait ses cheveux bouclés, il aimaitquand elle défaisait sa tresse. Il lui faisait cadeau de peignes de corne, qui décoraient des deux côtésses coiffures.

On maria en premier la fille aînée de Valérian Vassiliévitch, Natacha. Elle épousa lepeintre Piotr Fedorovitch Kovalevsky, qui travaillait à la fabrique de carrosses de Plaksina. C’était unbon ouvrier et il travaillait sur des commandes importantes. Il réalisa un carrosse pour le TsarévitchAlexis Nicolaiévitch et reçut pour son travail une montre en or de la firme « Paul Bourret » gravée àson nom. Lui et Natacha reçurent en remerciement un diplôme signé du Tsar. Piotr Federovitch étaitpeintre, et fit un tableau de sa maison de plein pied, à trois fenêtres, donnant sur la rue Pouchkine àRostov. Les fenêtres étaient cachées par des volets décorés de desseins de style russo-ukrainien : desfleurs de couleurs vives encadrées de feuilles de tiges et de diverses figures géométriques. PiotrFedorovitch fit des peintures sur toutes les surfaces planes à l’intérieur de sa maison. Sur les plafonds 28 Les Turcs étaient alliés des Austro-Allemands pendant la première guerre mondiale.29 Boulettes de viande ou de poisson haché avec de la mie de pain, de l’œuf, de l’oignon des épices… Généralementproposées dans les restaurants russes sous l’appellation « côtelettes à la Pojarski ».

se répétaient les volutes des fleurs, au centre se détachait une rosace avec des bouquets de roses, etautour, des couronnes de petites fleurs formaient un cercle fermé comme une ronde de jeunes filles setenant par la main. Natacha travaillait comme infirmière auprès d’un chirurgien. Tout le mondel’aimait, elle était jolie, des cheveux sombres, un visage aux traits fins, avenant. Natacha était svelte,fragile avec des poignets fins.

Valérian Vassiliévitch resta quinze ans sous-chef de gare à la station de Kizitérink. Ilétait respecté pour son caractère calme, son goût du travail. Et il attachait de l’importance à ce quel’on s’adressât à lui avec respect. C’est pourquoi il n’adopta pas tout de suite la fraternisation pendantla Révolution. Et il n’aimait pas qu’on l’appelle « camarade ». Il revenait du travail et s’indignaitquand on l’avait appelé camarade Stiagov , depuis quand je suis son « camarade » ? disait-il. Ilaimait qu’on s’adressât à lui, comme avant, en l’appelant Monsieur Stiagov.

Lorsque Valérian Vassiliévitch dut quitter la station, ses plus jeunes filles, Praskovie etFéoktiste étaient déjà mariées. Féta (Féoktiste) s’était mariée dans une famille cosaque et comme ellerestait à la stanitza, elle récupéra une grande partie des objets de la maison. Pania (Praskovie) étaitdéjà à Goudermeiss avec son mari, on y construisait un grand nœud ferroviaire, et on y embauchaitdes spécialistes. Et le fils, Fedor Valérianovitch, travaillait comme répartiteur à la station deKizitérink. Sa famille s’agrandissait, il eut des enfants, un fils, Eugène, et deux filles, Clarisse 30etLida.Ne sont venus habiter à Rostov que Valérian Vassiliévitch, Oustinia Evstignéévna et leur plus jeunefille Marina.

FEDOR VALERIANOVITCH STIAGOV(1896 – 1942)

Le couronnement

Fedor Valérianovitch – le fils de Valérian Vassiliévitch et d’Oustinia Evstignéévna, était leurpremier-né31. Le jour de sa naissance coïncida avec un événement tout à fait remarquable, à la fois sisolennel et si triste. Ce jour-là avait lieu le couronnement solennel du Tsar Nicolas II. Cet événementavait été longuement préparé et longtemps remis, mais ses conséquences ont fait trembler toute laRussie.

Le 18 mai 1896 sur le champ de Khodinsk, à côté de Moscou, on avait installé despromenades gigantesques, des attractions foraines, des tentes, et plus de cinq mille personnes yaffluèrent. Il y eut une panique et un effondrement avec pour conséquence la mort ou la mutilation deplus de deux mille personnes. La catastrophe de Khodinsk a été décrite par Gorki dans son roman« La vie de Klima Samguine ».

Au même moment, dans un lointain village, à côté de Voronej, est né un garçon que l’on aappelé Fédor. J’ai marqué sur une carte l’espace géographique triangulaire Tambov - Voronej –Borissoglebsk. Ici, à côté de Tambov, il y a le célèbre « Soukhodol » de Bounine32, son lieu denaissance. A côté de Borissoglebsk, Pavlovk, la propriété des princes Volkonski, avec la chambre oùsont rassemblées les reliques-souvenirs de Marie et Serge Volkonski, les décembristes33. Sur larivière Vorona, Pierre le Grand construisit la flotte de la mer d’Azov et la fit descendre jusqu’à la merpar la Vorona, le Khopr et le Don.

De la même manière mon grand-père34 Valérian Vassiliévitch Stiagov a descendu le Don versle sud, vers les grandes villes, d’abord Novotcherkass puis Rostov-sur-le-Don. Son but était noble,

30 Clarisse est ma mère…31 Il s’agit de leur premier enfant commun. Valérian Vassiliévitch avait deux autres enfants de ses deux précédentesépouses décédées.32 Grand poète de l’immigration Russe en France, prix Nobel de littérature en 193333 Appellation donnée aux acteurs de la tentative de coup d’état contre le pouvoir impérial menée par une poignéed’officiers supérieurs de la noblesse en décembre 1825. Déportés pour la plupart en Sibérie, leurs femmes obtinrent duTsar de les rejoindre pour partager leur sort. C’est le sujet de la trilogie « La lumière des justes » d’Henri Troyat.34 Pour moi il s’agit de mon arrière grand-père.

donner à ses enfants la possibilité de s’instruire. Nous nous souvenons et nous nous souviendronsdans l’avenir de cette décision de notre grand-père, qui a modifié notre destin.

L’enfance de Fédia (Fédor)

Fédia alla étudier dans une école religieuse à trois classes. Il n’était pas possible de s’instruireailleurs, en ce temps-là on ne permettait pas aux enfants de n’importe quelle position socialed’accéder au lycée. On considérait que l’école religieuse, c’était bien suffisant. Fédia allait en classeet servait la messe à l’église.

Lui et Pania, sa sœur, chantaient dans le chœur de l’église. À la maison ils organisaient desreprésentations des offices religieux. Les rôles principaux, ceux du prêtre et du diacre, ils les jouaientà tour de rôle. À la place de l’étole, ils utilisaient un centimètre de tailleur, et pour la communion, dupain blanc et de la confiture dans un petit vase. Ils connaissaient tous les offices en détail. LorsqueFédia jouait le diacre il avait l’étole suspendue à son épaule gauche, il en tenait l’extrémité dans lamain droite et psalmodiait d’une voix forte : « Prions le Seigneur » ou : « Sauve nous, Seigneur, duglaive, des massacres, de la peur, de la noyade, du feu, de l’épée, des invasions étrangères, sauvenous Seigneur ! »

Pania lui disait : « T’as qu’à faire tomber le centimètre ». Fédia, ne comprenant pas : « Pourquoi faire ? » Pania : « Et moi je dirai, Monsieur le diacre, vous avez fait tomber l’étole ». Lorsquec’est Pania qui jouait le prêtre, elle préparait tout pour la communion et partageait la confiture pourqu’ils en aient chacun. Lorsque c’était Fédor le prêtre, il mangeait tout le pain et la confiture. Panialui disait : « Pourquoi tu m’en as pas laissé ? » Il répondait : « Privilège du prêtre ».

À l’église il y avait un prêtre, le Père Georges, grand avec une petite barbe étroite, il avait unevoix de ténor léger, Valérian Vassiliévitch et lui se saluaient. Un jour il vint se plaindre de Fédia :« Vous savez, Valérian Vassiliévitch, je crois que le petit Fédia fume. » On alla chercher Fédia sur-le-champ. Son père lui mit une correction à coups de ceinture, et Pania courait autour d’eux etdemandait : « Papa, arrête, il ne le fera plus, il ne le fera plus ». Et l’on enferma Fédia dans le cellieret Pania lui apportait en cachette des gâteaux qu’elle faisait passer sous la porte. Le père était sévère.S’il l’avait vue, elle y aurait eu droit aussi.

Un jour Fédia se battit à l’école. L’institutrice, Daria Federovna, vint se plaindre que pendantla bagarre, Fédia avait cassé un coin du poêle en faïence. Le père fut furieux à nouveau , mais réparalui-même – c’était un maître, il savait tout faire.

Le fils de Valérian Vassiliévitch, Fédor, n’avait pas besoin de précepteur sévère, il attrapaittout au vol. Il avait surtout un talent étonnant pour organiser les chants d’église. Dans la famille, onaimait chanter, mais les offices religieux procuraient une joie particulière lorsque l’on chantait ledimanche : « Je crois en un seul Dieu » et que les cloches sonnaient. Et à la stanitza d’Alexandrovsk,dans l’église de Srétine, à la fête de l’autel, on chantait : « Seigneur délivre maintenant ton esclave ».C’était une pièce musicale écrite. Fédia apprit tout seul le solfège et écrivit les albums pour toutes lesvoix, sopranos, altos, ténors et basses. Quand ils chantaient « Nous te louons Seigneur », le Credo, le« Notre Père », c’était Fédia qui dirigeait le chœur. Il avait une voix de baryton, pas très puissante,mais il chantait beaucoup et adorait cela. Au sein du chœur de l’église, il était considéré comme unmaître et on lui demandait de le diriger. Souvent, au milieu de la messe, le dimanche, il lisait lesépîtres des apôtres, et sa voix s’élevait, forte, vers la voûte. Ils avaient des répétitions plusieurs foispar semaine, il faisait sombre à l’intérieur de l’église, et pour qu’on puisse lire les partitions onprenait les plus jeunes enfants qui tenaient une bougie à côté de chacun.

Lorsque la famille se réunissait pour les fêtes, Valérian Vassiliévitch demandait : « Fédia,chante ! » Tout le monde chantait : « La mer s’est étendue largement », « Voilà que se dépêche latroïka de la poste », « Mer glorieuse, saint Baïkal » et beaucoup d’autres chants. On aimait chanterles chants ukrainiens, lyriques, entraînants.

Fédia était également un excellent patineur. On lui avait vissé sur les chaussures des disquesmétalliques, acheté des patins brillants et il patinait sur le Don là où il y avait de l’espace. Et les fillesdu diacre venaient sur la glace, Nadia et Vera, elles tombaient toutes les deux, elles ne savaient paspatiner, et lui aidait tantôt l’une, tantôt l’autre.

La maturité

Fédia alla travailler aux chemins de fer. Et de ce jour, toute la vie de Fedor Valérianivitch futliée au chemin de fer.

Le chemin de fer - une artère vivante qui transportait du blé, des combustibles, du pétrole, estune artère vitale, la voie de communication principale de la capitale vers le Caucase, et sur ce trajetse trouvait Rostov-sur-le-Don, un grand nœud ferroviaire.

Entre Rostov et Novotcherkask il y a la gare de Kizitérinsk et à proximité de la gare, se trouvela stanitza d’Alexandrovsk, où habitait toute la famille. C’est à la station de Kizitérinsk, que FedorValérianovitch commença à travailler.

Le chemin de fer était, déjà à cette époque, un fondement de la vie. Dès avant la premièreguerre mondiale, en 1913, il y avait l’électricité, le télégraphe, le téléphone. La construction duchemin de fer ne mit pas plus de deux dizaines d’années. Il y a des témoins qu’en 1898 la voies’arrêtait à Tambov. Parce qu’il fallait joindre la capitale au Caucase, on construisit donc la ligne duNord-Caucase. À Rostov se croisaient quelques branches du chemin de fer, et c’était un nœudferroviaire important.

Les trains de voyageurs avaient 7-8 Wagons et ils étaient de couleurs différentes.1° classe, 1 – 2 wagons — bleus2° classe, « » — jaunes3° classe, « » — vertsDans les wagons verts on vendait de petites cartes de couleur verte – les billets.C’étaient les places les moins chères, on les appelait « dechevka »35dans le peuple.« Monsieur le chef Chapeau Rouge, poinçonne la « dechevka », y a l’wagon vert qui

caquette ». C’était la manière dont on s’adressait au sous-chef de gare, dont la casquette d’uniformecomportait un bandeau rouge, pour qu’il se dépêchât de poinçonner le billet parce que le train entraiten gare.

Fedor Valérianovitch portait aussi un « Chapeau Rouge », il était répartiteur de la station dechemin de fer.

Les cheminots avaient des « provisionki », on leur donnait ces billets pour qu’ils puissent serendre à Rostov chercher des marchandises et des provisions, en effet les trains de banlieueNovotcherkask-Rostov passaient par Kizitérink.

Des trains entiers transportaient de l’eau vers les mines, on appelait ces trains des« vodianki »36, ils comportaient dix citernes et locomotives.

La première guerre mondiale.

Le premier août 1914 l’Allemagne déclara la guerre à la Russie. La Russie faisait partie del’alliance militaire « L’Entente Cordiale » conclue en 1907 entre la France, l’Angleterre et la Russie.

En 1914 les armées Russes combattirent en Prusse Orientale, et après ces opérations sereplièrent vers le Niemen et la Narva. En octobre 1914 les armées Russes étaient déjà en Pologne, ennovembre l’armée du Caucase écrasa l’armée Turque.

En 1915 le centre de gravité des opérations militaires se déplaça vers le front Russo-Allemand. En février – mars 1915 la tentative d’attaque sur Berlin à travers la Prusse Orientaleéchoua.

On avait besoin de nouvelles forces dans l’armée Russe, on décréta la mobilisation générale.Fedor Valérianovitch, âgé de 18 ans fut appelé.Valérian Vassilmiévitch en fut très affecté, c’était son seul fils, les autres enfants étaient des

filles, et voilà qu’il fallait le donner. Au moment de l’accompagner, il mettait ses bottes et pleurait.

35 De « déchevo », bon marché.36 De « voda », l’eau.

Au début on expédia les nouveaux appelés vers la frontière, quelque part en Biélorussie prèsde Gomel, pour y creuser des tranchées. Les officiers avaient l’œil sur ces nouvelles recrues quivenaient pour la plupart de la campagne, beaucoup d’entre eux étaient déjà mûrs, avec des barbes. Onproposa à Fedor Valérianovitch d’aller à l’école des sous-officiers, il refusa. A l’époque, dansl’armée, on en venait souvent aux mains et aux bris de dents, et Fédor ne parvenait pas à imaginercomment il pourrait s’imposer à ces gigantesques barbus. Juste au moment où ils arrivèrent près de lafrontière polonaise, il fut affecté à l’état-major du régiment comme secrétaire. Cela, grâce à sonécriture remarquable : il écrivait comme avec des caractères d’imprimerie, ce qui émerveillait lesofficiers.

Toute l’année 1916, jusqu’en février 1917 il servit à l’état-major, et dès le Tsar renversé enfévrier 17, tous les mots d’ordre sur lesquels reposait l’armée « Pour la foi, pour le Tsar et pour lapatrie » s’écroulèrent. Celui sur lequel reposait l’espoir de sauver le pays était le général Korniloffqui fut nommé commandant-en-chef de l’armée. En août 1917 il mit l’armée en mouvement pour uneattaque sur St-Petersbourg. Mais la préparation de l’offensive prit du retard, l’armée était paralysée etn’exécuta pas l’ordre d’attaque. La tempête Korniloff fit long feu. Kerensky le trahit, et le mit enprison avec son chef d’état-major, Dénikine. Rapidement Kerensky fut renversé, on libéra lesprisonniers, et ils parvinrent jusqu’au Don rejoindre Alexéiev et Kalédine. Et par un ordre deKorniloff du 6 janvier 1918, fut créée l’armée des volontaires.

Dès que les troubles s’installèrent au sein de l’armée tsariste, celle-ci commença à sedécomposer. Fedor Valérianivitch avait à sa disposition parmi les documents de l’état-majorbeaucoup de laisser-passer et d’ordres de mission. Ils s’établirent avec un ami, des certificats venantdu commandement. Fedor Valérianivitch rejoignit Rostov. Il revint travailler au chemin de fer, c’étaitun excellent spécialiste, et on le prit comme répartiteur à la station de Kizitérink. Par cette stationtransitaient des convois de troupes de Russie vers le Caucase et du Caucase vers la Russie. Mais lestransports les plus importants en 1918 se déroulaient de Rostov à Novotcherkask et retour.Kizitérinsk se trouvait entre Rostov et Novotcherkask.

Le mouvement blanc.

Novotcherkask était déjà depuis 1805 le centre administratif des cosaques du Don. ÀNovotcherkask se trouvait l’ataman de l’armée cosaque du Don, et en 1918 elle devint le lieu deconcentration de l’Armée Blanche. L’histoire de la ville est auréolée de la gloire des héros de laguerre patriotique de 1812.37. D’énormes monuments rappellent les heures de gloire des arméescosaques. Celui de Platov- l’ataman cosaque, général de cavalerie, héros de cette guerre de 1812-s’élève sur la place. En face de la cathédrale, il y a le monument dédié à Ermak38- un autre atamandes cosaques.

Au début il y avait aussi à Novotcherkask l’état-major de l’Armée Blanche. En dehors desquestions militaires, Dénikine39 avait à résoudre aussi des conflits politiques, la difficulté venait dufait qu’à son état-major il y avait aussi bien des monarchistes que des partisans d’une république. Ilfallait décider de l’avenir de la Russie. Et pendant ce temps, sur le Don et en Ukraine il y avait lesAllemands, l’hetman40, les chefs cosaques, et tout autour les troubles s’étendaient.

Des convois de troupe passaient par Kiziterinsk et les plus petits retards dans leuracheminement pouvaient coûter la vie du répartiteur. Plus d’une fois des officiers Blancs, le revolversur la tempe de Fédor Valérianovitch avaient exigé : « Fais passer le convoi, sinon tu prends uneprune dans la tête ».

Toute la famille Stiagov vécut des moments difficiles. Leur maison était sur une hautemontagne, grande, avec un étage, et en bas, le Don. Les Grecs anciens connaissaient déjà ce fleuve etl’appelaient Tanaïs. En 1918 le Don devint un camp de bataille. Et dans la maison des Stiagov

37 Contre Napoléon38 Autre chef cosaque, célèbre pour les expéditions qu’il mena en Sibérie au XVII° siècle39 Chef des armées blanches, qui avait succédé à Kornilov, tué au cours du printemps 1918.40 Je suppose que ma tante fait référence au gouvernement ultra-réactionnaire, avec à sa tête l’hetman Skoropadsky, misen place en Ukraine par les austro allemands.

passaient tantôt des Blancs, tantôt des Rouges. On l’appelait « maison du colonel » parce qu’uncolonel en avait acheté une partie en 1918, il voulait en faire cadeau à sa femme.

Une fois une vingtaine de personnes font irruption pour la nuit et s’écroulent par terre pourdormir. Oustinia Evstignééva se lève à quatre heures pour allumer le poêle, et dans le coin il y en adeux qui chuchotent. Elle écoute, va voir Valérian Vassiliévitch et lui dit : « Il y en a deux quichuchotent, qu’est-ce qu’ils ont en tête ? » Elle revient et les chuchoteurs se lèvent et disent : « N’aiepas peur, tante Oussia, c’est nous. » Le neveu Méthode et Pavel Gavrilovitch Moukhonenko, le maride sa sœur, avec un détachement de travailleurs venaient protéger des réserves d’or entreposées auTrésor à Rostov.

Après la « campagne de glace41 » l’armée Blanche s’arrêta à environ 70 verstes de Rostov etde Novotcherkask. Cette avancée avait duré trois mois pendant lesquels eurent lieu 46 bataillesimportantes. Certaines eurent lieu près de la stanitza d’Alexandrosk, et Oustinia Evstignééva quiavait une vue perçante, put voir du balcon, au-delà du pré, comment les parties s’étaient affrontées.L’armée Blanche était encerclée par les bolcheviques, sous un feu constant d’artillerie. A la station deKiziterinsk il y avait des détachements d’officiers Blancs en grand uniforme avec éperons etaiguillettes42. Ils étaient passés en revue, alignés devant les wagons, avant leur départ.

L’armée des volontaires prit Ekatérinograd et forma un gouvernement de Russie avec à sa têteAlexéiev. Ce gouvernement (celui du Don) se trouvait à Rostov.

Serguéï Efron, le mari de Marina Tsvétaïeva fut détaché à la commission extraordinaire dugouvernement du Don. Rapidement Alekséïev mourut, et le chef du gouvernement fut Denikine.

A l’automne 1919 Dénikine entreprit de marcher sur Moscou. Au sein de l’équipe desmitrailleurs du régiment d’officiers du général Markov, il y avait le sous-lieutenant Efron.

A l’été-automne 1919 les impérialistes de l’Entente s’étaient joint aux forces des gardesblancs et se dirigeaient vers la moyenne Volga. L’armée de Koltchak43 vers la fin 1919 était détruite.Les opérations militaires s’étaient déplacées dans le sud, où l’armée de Dénikine attaquait, et enseptembre-octobre les gardes Blancs conquirent Koursk, Voronej, Orel et s’approchèrent de Toula,avec pour but une frappe sur Moscou. Les 11-12 octobre l’armée Rouge lança sa contre-attaque. Audébut de 1920 l’armée de Dénikine fut définitivement anéantie et ses restes se retrouvèrent à nouveausur le Don.44

À la stanitza d’Alexandrovsk le Don est large. L’hiver, au moment des grands froids leshommes de Dénikine commencèrent leur retraite à travers le Don sur la glace. Les wagons de cheminde fer manquaient. Et à nouveau Fedor Valérianovitch était assis devant le pupitre de commande desaiguillages sous la menace d’un revolver. Les restes de l’armée Blanche allaient vers Bataïsk àtravers le Don ? Avec eux s’enfuyaient des civils. Ils allaient en Crimée – dernier rempart dumouvement Blanc.

En 1927 Fedor Valérianivitch se procura des manuels et vint tout seul à bout des cours del’institut des chemins de fer. On réunit une commission et on l’interrogea sur l’exploitation d’ungrand nœud ferroviaire. Mais Fedor Valerianovitch avait déjà une très grande expérience, et ilrépondit si bien que la commission fut enthousiasmée.

41 Il s’agit d’un épisode qui se situe au tout début de la guerre civile, au printemps 1918. L’armée des volontaires au coursd’un mouvement vers le Kouban fut noyée sous un orage qui trempa tous les soldats et là-dessus la température chutabrutalement au dessous de zéro. Les vêtements, les cheveux, tout fut pris dans une gangue de glace.42 C’était en effet une particularité de « l’armée des volontaires » dans laquelle on ne trouvait, au début, quasiment quedes officiers !43 Autre chef des armées blanches, sur le front sibérien.44 Ma tante passe sous silence le rôle du mouvement libertaire dit « Makhnoviste » qui a, en Ukraine et dans le sud de laRussie, supporté seul le poids de la lutte contre Dénikine, et les assimile un peu vite à « L’armée Rouge ». Lesbolcheviks, espérant que les armées blanches les débarrasseraient de Makhno, se sont bien gardés d’intervenir. Ladoctrine de Trotsky était claire : les anarchistes de Makhno constituaient pour la révolution un danger politique bien plusgrand que les armées Blanches… A la suite de cette victoire les Bolcheviks conclurent une alliance « tactique » avec lesanarchistes d’Ukraine qui leur permit de venir à bout, en Crimée, des armées de Wrangel, le général qui prit la successionde Dénikine, ce dernier ayant jeté l’éponge. Et une fois la victoire acquise en Crimée, à nouveau, en grande partie grâceaux paysans de la « Makhnovchina », les bolcheviks exterminèrent les anarchistes, signant là le premier grand massacresystématique de leur histoire. Les Ukrainiens prétendent même que les bolchéviks ont sciemment organisé la terriblefamine de 1923 pour punir la population de son soutien aux anarchistes.Le rôle et la personnalité de Makhno restent très controversés auprès des historiens.

On l’affecta comme répartiteur du grand nœud ferroviaire de Rostov. Le répartiteur ydisposait déjà à l’époque d’un sélecteur et gérait tout le nœud par un réseau de haut-parleurs. Ilcomposait les trains, expédiait les convois. Par Rostov tout le sud était relié à la Russie.

La ville de Rostov-sur-le-Don est disposée sur la haute rive droite du Don, à 46 kilomètres del’endroit où il se jette dans la mer d’Azov. C’est un port maritime et fluvial et un grand carrefourferroviaire. En 1761 on construisit dans l’embouchure du fleuve une forteresse qui porte le nom dumétropolite Dimitri Rostov. La ville qui s’est étendue autour et la forteresse reçurent le nom deRostov-sur-le-Don. En 1888 Rostov-sur-le-Don fut intégrée à la province de l’Armée du Don.

Rostov était le centre de la région du Nord-Caucase, qui réunissait les régions de Krasnodar etde Stavropol. C’était la porte du nord du Caucase.

On attribua à Fedor Valérianovitch un appartement à Rostov. Avec sa femme il avait déjàtrois enfants, un fil, Eugène, et deux filles, Clarisse et Lida.

La guerre

Les Allemands se ruaient vers le Caucase, vers le pétrole de Bakou. En novembre 1941lorsqu’ils prirent Rostov, Fedor Valérianovitch eut le temps d’emmener sa famille à Sirzan, sur laVolga, où vivait à cette époque la famille de sa sœur cadette Marina. Rostov fut rapidement libérée.Et Fedor Valérianovitch revint à Rostov, mais les troupes Allemandes se replièrent sur Taganrog et, ànouveau, attaquèrent massivement du sud vers Rostov, tandis que les Russes se repliaient vers aunord vers Bataïsk. Fedor Valérianovitch expédia les convois, évacua la population, il avait à sadisposition une draisine de service, mais les troupes qui se repliaient firent sauter le pont par-dessusle Don, et Fedor Valérianovitch n’eut pas le temps de s’enfuir, les Allemands le capturèrent et lefusillèrent.45

Le fils de Fedor Valérianovitch, Eugène, avec désir de venger son père, périt au sein de l’équipaged’un sous-marin au fond de la mer Baltique.

PAVEL GAVRILOVITCH MOUKHONIENKO(1872 – 1937

Pavel Gavrilovitch est un gendre pour la famille Stiagov-Rakitiansky, le mari de Tassia,Tatiana Ossipovna, la fille d’Ossip Issaiévitch Rakitiansky46. Il a été le directeur de l’usine DonRouge, un Professeur Rouge47, et l’amiral commandant la flotte de l’Amour de l’Extrême Orient.

Toute la vie de Pavel Gavrilovitch est liée à la flotte. Lorsque en mars 1921 fut décidé au Xème

congrès du PCUS de « prendre des mesures pour construire des bâtiments pour la flotte marchande etde guerre » il était directeur d’usine. C’était une vieille fonderie, qui dut se reconvertir. Elle reçutpour mission de construire des bateaux de passagers pour la navigation sur les bassins intérieurs.Pavel Gavrilovitch commença la construction des bateaux. Ils avaient déjà la soudure électrique pourla construction des coques. Le premier bâtiment soudé d’une seule pièce fut construit à StPetersbourg en 1929. Il fallut un peu plus de cent ans pour que la marine à voile passe à la propulsionà vapeur.

La premier bateau à aubes, entièrement en bois, date de 1802. C’est en 1835 que l’onconstruisit à Petersbourg le premier vapeur, appelé « Elisabeth » pour la liaison Petersbourg-Kronstat. Ce fut le premier navire maritime à vapeur du monde. L’application pratique de la turbine a

45 Les Allemands fusillaient tous les membres du parti communiste qui leur tombaient sous la main. Bien que ma tante nele signalât pas, je suppose que mon grand-père l’était, il n’aurait pu sans cela exercer les responsabilités qui étaient lessiennes au sein des chemins de fer.46 Lui-même, frère d’Oustinia Evstignéévna.47 Je n’ai pu obtenir de renseignement clair sur cette appellation de « Professeur Rouge ». Il semble qu’il s’agisse d’untitre donné aux enseignants d’université formés par le nouveau pouvoir et issus de milieux populaires…

commencé en 1901 ( en 1903 en Russie). Le premier navire du monde à utiliser une machine àcombustion interne s’appelait « Vandale ».

À cause de la première guerre mondiale, de l’intervention des puissances étrangères et de laguerre civile, les constructions navales déclinèrent. Les bateaux tombaient en ruine. La flotte de lamer d’Azov, construite par Pierre Ier à Voronej était en service depuis 1696, il fallait l’équiper denavires modernes. Quant à la flotte de la mer Noire, elle était partie avec les Armées Blanches deCrimée à Bizerte en Afrique, lorsqu’en novembre 1920 après la défense de Perekop (la chute dePerekop date du 28 octobre 1920 ou du 10 novembre selon le nouveau calendrier48) l’armée dugénéral Wrangel fut évacuée vers Gallipoli sur ces navires. Denikine avait donné le commandement àWrangel et avait quitté la Russie. En Sibérie, Koltchak avait été fusillé.

Le 10 novembre 1920 la flotte reçut l’ordre d’évacuer la Crimée. Pratiquement, en trois jours,on entassa 150 000 hommes sur 120 bateaux.

Le sous-essaoul49 Nicolas Touroverov a écrit l’hymne : « Nous avons quitté la Crimée ».

Nous quittâmes la CriméeAu milieu du feu et de la fumée.Moi depuis la poupe je tiraisA côté de mon cheval,Et lui nageait en s’épuisantVers la poupe si haute,Ne sachant pas, ne croyant pas,Qu’il me disait adieu.Combien de fois en nous battantN’avons nous attendu une tombe commune.Et le cheval nageait, perdant ses forces,Croyant à ma trahison.

Dans son ordre d’évacuation de la Crimée, Wrangel avait prévenu que ceux qui partaient,allaient vers l’inconnu le plus total, en énumérant les difficultés et les privations qui les attendaient,et proposait de rester en Crimée.

Des milliers et des milliers d’hommes se chargèrent nuit et jour sous le tocsin et à la lumièrerouge des incendies.

Au cours de la traversée une tempête fit rage sur la Mer Noire. Les navires se mirent à la radede Moda. Le gouvernement Français là-bas, à Constantinople occupée par les alliés Anglais etFrançais qui avaient gagné la guerre, était au comble du bonheur. Une vie bouillonnante et animéerégnait. Mais le gouvernement Français décida de s’emparer de la flotte Russe et de l’envoyerimmédiatement sur Bizerte.

Bizerte – un promontoire escarpé s’avançant dans la Méditerranée- est le point le plusseptentrional de l’Afrique. La traversée de cette mer s’effectuait au plus mauvais moment :décembre-janvier 1921 lorsque tempêtes et coups de vent régnaient en maîtres. Beaucoup de naviressubirent des dégâts importants. Ils nécessitaient des réparations. Mais les Français commencèrentimmédiatement à les désarmer.

À Bizerte la flotte impériale Russe acheva une route qui avait duré 230 ans. Ici, le drapeau àla croix de Saint-André fut descendu pour toujours.

Les uns eurent pour destin de devenir des victimes du cours implacable de l’Histoire, lesautres de commencer à construire son futur.

La nouvelle Russie avait besoin d’une nouvelle flotte. Les principales artères du sud du paysétaient les fleuves avec les embarcations de la flotte des régions Azov- Don –Kouban.

Il faut rendre hommage aux vieux bolchéviks. C’était un parti d’un incroyable volontarisme50.Pavel Gavrilovitch commença quasiment de zéro, à l’usine, où l’on déterrait du sable les lingots de

48 Les Russes n’ont abandonné le calendrier Julien qu’à la Révolution. Il continue d’être le calendrier de l’égliseorthodoxe et a treize jours de retard sur notre calendrier occidental, dit « Grégorien ».49 Les cosaques n’avaient pas les mêmes grades que l’armée régulière. L’essaoul correspond, chez eux, au grade decapitaine. Sous-essaoul se traduirait par Capitaine en second.

fonte à la main, il installa un chantier naval, d’où sortaient de grands navires fluviaux. Ainsi, oncommença à construire à Rostov-sur-le-Don, dans la petite usine « Le Don Rouge » des paquebots àdeux ponts, avec un rouf et des superstructures, un compartiment machines au milieu del’embarcation.

En 1927 deux paquebots, le Bolchévik et le Moscou sortirent des cales de l’usine. La fête dulancement du Bolchévik fut grandiose. Les invités se répartirent sur les ponts inférieurs et supérieurs.Marina était à la fête au milieu des invités. On leur montra les cabines aux murs tendus de soiecolorée. Il y avait de la musique, les invités buvaient du champagne. Une bouteille de champagne futbrisée contre la coque du beau navire blanc.

Chez Vassia Jelieznovoï, dans le roman de Gorki, lorsque l’on lançait un navire, un prêtre lebénissait. Les tables étaient dressées, et Vassia déclarait : « Je vous en prie, chers invités ».

Au début des années vingt, les fêtes avaient une autre tonalité. À Rostov-sur-le-Don il y avaitdes promenades sur les larges avenues « Grande », « Moyenne » et « Petite ».

À la fête du Premier Mai le défilé passait sur l’avenue Taganrog ensuite rebaptiséeBoudiénovski. Et en tête de la colonne il y avait Pavel Gavrilovitch Moukhonienko. Les marcheurs serassemblaient sur la place Lenine et Pavel Gavrilovitch s’avançait et recevait les vœux du PremierSecrétaire du parti de la région de Rostov.

Pendant la Révolution Pavel Gavrilovitch Moukhonienko, à la tête de son détachement detravailleurs, sauva les réserves d’or de Rostov et il reçut en récompense le manteau de Maréchal. Ilfut l’un des premiers commandants rouges, après Vorochilov et Egorov à le reçevoir et à le porter.Des portraits de Pavel Gavrilovitch, en uniforme de parade complet, et de sa femme TatianaOssipovna, qui ont été peints dans ces années-là, sont conservés chez leur fils Piotr Pavlovitch àBélaïa Kalitva.

En 1929, on envoya Pavel Gavrilovitch à l’institut Rouge. Il étudia deux ans dans L’écolesupérieure du Parti et reçut le titre de Professeur Rouge. On le nomma commandant de la flotted’extrême-orient.

Les rapports avec les Japonais furent toujours difficiles surtout à cause de la mer. Leur intérêtpour les îles Russes ne s’éteignait jamais. Les rencontres perpétuelles avec les navires Japonais dansles eaux Russes et les affrontements sur les questions des frontières et des droits de pêche exigeaientdes solutions immédiates.

Pour la résolution des questions internationales concernant des pays divers au sein desinstances diplomatiques, il existe une personne spéciale, que l’on consulte lorsque surviennent lesconflits. La personne chargée, dans les missions diplomatiques, d’étudier les questions maritimess’appelle un Attaché Maritime. Pavel Gavrilovitch Moukhonienko travailla quelques temps en cettequalité. Si les Japonais s’exprimaient sur les thèmes courants en Russe, qu’ils parlaient bien, enrevanche, pour toutes les questions diplomatiques, ils usaient d’un interprète. Ses rencontres avec lesreprésentants Japonais à Kharbine nécessitaient toujours une grande attention et beaucoup de finesse.

L’année 193751, pour beaucoup de familles, est l’année de pertes, de l’horreur, de la peurdevant l’inconnu.

Pavel Gavrilovitch Moukhonienko fut l’un des premiers à tomber sous les coups del’inquisition Stalinienne. On le captura à Khabarovsk. On entassa tous les prisonniers sur une bargepour les emmener sur une île, et la barge a coulé.52

PRASKOVIA VALERIANOVNA DMITRIEVNA

« PANIA » (NEE STIAGOVA)

(28/10/1898 – 30/09/1989)

50 Pour sûr… La victoire d’une dizaine de milliers de bolcheviks sur tous leurs ennemis et leur mainmise totale surl’empire russe, au cours de la Révolution, reste pour moi, malgré toutes les explications que l’on en a donné, une énigmehistorique. Il n’y a qu’un endroit où ils ont échoué, c’est en Finlande…51 C’est le début des grandes purges staliniennes.52 Elle n’a pas coulé toute seule…Ce genre de pratique est rapporté aussi par Soljenitsine dans L’achipel du Goulag

L’ouvrière

Pania a une robe couleur chocolat, avec des rayures grises. Il avait fallu aller au magasinKhazizov pour trouver le matériau. Le commis avait entassé sur le comptoir une pile de tissus :« Voilà, cela peut plaire à votre jeune fille ». Pania avait choisi un tissu de soie à un rouble etcinquante kopecks le mètre, très cher, la cotonnade valait à cette époque 15-20 kopecks. Le magasinKhazizov, était célèbre à Rostov : on y entrait, on vous montrait, et on montrait encore, on étalait, onséduisait, et l’on en achetait au moins pour un rouble.

Cette robe était confectionnée pour les quinze ans de Pania. Elle était revenue à la maisonaprès quatre années ni tout à fait d’études, ni tout à fait de travail. Elle avait elle-même cousu sa robe,mais le modèle avait été choisi sur un journal. Et elle avait inventé une garniture. Un cordon argenté,dans le ton des rayures grises, soulignait de hautes manchettes et un col qui s’étalait sur les épaules.À 12 ans on avait mis Pania en apprentissage chez une modiste. Un groupe de jeunes filles yapprenaient le métier. Sur une photo de cette époque, Pania se tient au milieu de six jeunes filles enrobes d’uniforme à col blanc. La modiste s’appelait Farba Davidovna. Elle avait un frère quidisparaissait souvent du champ de vision de sa sœur, et elle envoyait Pania à sa recherche en ville.Fabra disait : « Vas-y, va chercher Moïse », et Pania, de courir dans tout Rostov. Elle courait piedsnus pour ne pas abîmer ses chaussures. Et lorsqu’elle le trouvait, il lui donnait quelques pièces etproférait : « Dis que j’arrive bientôt ».

Pania était dégourdie, elle ne confondait rien, c’est pourquoi on l’envoyait souvent encommission ou choisir du tissu pour une garniture ou une doublure : on lui donnait des bouts de tissuet elle devait trouver ce qui allait avec la couleur.

On envoyait les filles, à tour de rôle, faire les provisions de nourriture avec la cuisinière. Onles réveillait tôt le matin, on leur donnait un panier, et il fallait suivre la cuisinière jusqu’à ce qu’elleait tout acheté. Et la cuisinière remplissait le panier, et il fallait traîner un tel poids sur tout lemarché… Pania fut deux ans en apprentissage, et ensuite travailla comme ouvrière. Elle travaillaitdans l’atelier des petits, là où l’on cousait les manteaux pour enfants. Lorsque l’on emportait lesvêtements terminés pour les dépoussiérer dans la neige,53 depuis l’atelier des hommes qui était enface, un maître –artisan voyait comment elle travaillait. Il demanda à Valérian Vassiliévitch de lamettre en apprentissage chez lui : « J’en ferai une très bonne ouvrière ». Mais Valérian Vasssiliévitchne donna pas son autorisation, il eut pitié de sa fille. Ensuite, Pania fut contente d’être revenue à lamaison mais regretta ensuite d’avoir peu appris pendant ses années d’apprentissage.

À la maison, on fabriquait toujours des vêtements neufs pour les fêtes. Pania cousait des robespour ses jeunes sœurs. À Pâques, des robes en satin « Liberty », et pour Noël en tissu écossais. Maissurtout, les sœurs attendaient des vêtements pour leurs poupées. On cousait pour ces poupées desvêtements de cérémonie, des robes de bal, qui allaient nécessairement avec des chapeaux à bords.Pania choisissait les vêtements sur un journal, découpait les bords des chapeaux dans du carton et lestendait de soie. Le chapeau était décoré de rubans ou de fleurs. Lorsque les sœurs, impatientes,jetaient des coups d’œil par la porte, Pania disait : « Allez dormir, sinon je ne vous habillerai pas vospoupées pour demain matin ».

La soliste

Il y avait deux églises à la stanitza d’Alexandrovsk. L’une petite, ancienne, qui était situéeprès de Rostov, celle de Mikhaïlovsk, et la deuxième, grande, à trois autels, était l’église de Sréténi.L’autel de gauche était celui de Nicolas le Bienfaiteur et l’autre, à droite, celui de la Mère de Dieu.L’église était vaste, belle. À la fête de l’Autel, le chœur de Sréténi chantait : « Maintenant, délivreton sujet Seigneur ». Il avait été prédit au vieillard de la Bible, Siméon, qu'il trépasserait le jour où ilverrait Dieu. Lorsque Marie apporta le Christ-enfant au temple, Siméon le prit dans ses bras et

53 On m’a expliqué qu’il s’agit d’une astuce de nettoyage en hiver. On bat les vêtements et la poussière s’agglutine à laneige fraîche. Encore aujourd’hui, dès les premières neiges, on voit les femmes sortir leurs tapis dehors pour les battre.

comprit que ce n’était pas un simple enfant. C’est à ce moment que le chœur chante : « Maintenantdélivre…54 ». Ils chantaient magnifiquement, d’après des partitions.

Avant la Trinité, on décorait l’église avec des branche de bouleau et des herbes. Les enfantsles plus jeunes allaient dans les ravins et cueillaient du serpolet. Ils en répandaient sur le sol et uneodeur douce se diffusait dans toute l’église.

À la frontière du printemps et de l’étéRespectant les préceptes anciensPersonne ne sort sans un bouquetA la fête du jour de la Trinité.Les élèves du tendre MaiViolette, Muguet et lilas,Décorent largement en ce jourLe temple du Seigneur, en le parfumant.

Sur le portes on suspendait des branches de bouleau, d’acacias. Dans ces endroits, beaucoupd’acacias blancs fleurissaient. Les enfants en mettaient des branches entières dans la bouche, etmangeaient les fleurs qui sont sucrées.

Le dimanche on chantait : « Je crois en un seul Dieu… »et le cloche sonnait, et les femmescosaques dans la stanitza mettaient au four des « katlamtchiks » saupoudrés de sucre, pour qu’ilssoient cuits à l’arrivée des invités qui venaient prendre le café en sortant de l’église.

Pania chantait dans le chœur de l’église de Sréténi. Elle avait une voix forte, un sopranosonore. Ils chantaient souvent d’après partitions. Chacun avait son album de partitions. Le frère dePania, Fedor dirigeait le chœur et écrivait les partitions de chacun. Il avait écrit les partitions dechacune des voix. Pour la première voix féminine –soprano, pour la deuxième - alto, et pour les voixd’hommes -ténors et basses.

Les jours de fête l’église se remplissait de fidèles. Près de l’entrée, dans le chœur, se tenaientles chanteurs. Il y avait un maître de chapelle à l’église de Sréténi, et il chantait parfois lui-même lapartie des ténors. Tous les choristes connaissaient le déroulement des cérémonies par cœur et à quelsmoments les sacristains accompagnaient. Il y avait un endroit spécial pour eux, au milieu à droite,séparé par une barrière métallique. Le chœur chantait : « Je crois en un seul Dieu, au Père tout-puissant » et les sacristains accompagnaient « Seigneur aie pitié, Seigneur aie pitié » ou : « Seigneursauve nous, Seigneur sauve-nous ».

Et l’on entendait la musique de Bortiansky, Tchaïkovsky, Rachmaninoff55. Sur les pupitres,devant chaque choriste, étaient posées les albums de partitions. Et les jeunes enfants montaient dansles chœurs pour tourner les pages. Marina venait aider sa sœur, elle tournait les pages des partitionslorsque Pania chantait.

Les choristes avaient des répétitions plusieurs fois dans la semaine. Les jours ordinaires onn’allumait pas les cierges, il fallait tenir une bougie pour chaque chanteur afin qu’il puisse lire sapartition. Il fallait rester à côté de Pania, en arrière avec une bougie, et elle avait une voix tellementpuissante qu’elle arrivait à souffler la bougie en chantant.

Pania était l’une des solistes du chœur. Elle chantait les parties de la première voix, celle desoprano. Dans le chœur il y avait quinze filles et seulement deux solistes. Pania et Ania Popova, quivenait de l’autre côté de la stanitza d’Alexandrovsk, de Mikhaïlovsk. Par convention, la stanitza étaitdivisée en deux parties. Ceux qui vivaient du côté de l’église de Mikhaïlovsk, s’appelaient lesmikhaïlovski, et ceux de l’autre partie, où se trouvait l’église de Sréténi, les sretenski. Il n’y avait pasde chœur à l’église de Mikhaïlovsk, et les gamines venaient chanter à celle de Srétini, et les garçonsse querellaient et parfois se battaient pour des filles, pour qu’on n’attire pas une fille de leur coin.

Le soliste ténor du chœur s’appelait Mikhaïl. Il avait un timbre de voix si agréable, commecelui de Lemechev. Lorsque Mikhaïl chantait « Notre Père » et que le chœur le soutenait, sa voix serépandait dans toute l’église. Pania aimait beaucoup la manière dont Mikhaïl chantait.

54 Il demande à Dieu de le laisser mourir, maintenant que la prophétie s’était accomplie.55 La quasi-totalité des grands compositeurs classiques russes ont écrit accessoirement des musiques religieuses. Mais certainscompositeurs, qui pour cela sont moins connus, se sont spécialisés dans le chant d’église (Kostalsky, Gretchaninoff par exemple). Ilfaut rappeler que seule la voix humaine est autorisée à l’intérieur des églises orthodoxes russes.

Pour les fêtes, cinq, parfois sept personnes du chœur venaient chez Pania et Fédia (Fédor). Onchantait des romances56 à la maison :

Ça m’est égal d’aimer ou de me régaler,Depuis longtemps j’ai l’habitude des calomnies,On ne m’aime pas, et il ne le faut pas,Tout m’est égal, tout m’est égal.

On aimait beaucoup les mélodieuses chansons ukrainiennes, on apprenait les paroles. Lesvoix étaient fortes, et surtout, tout le monde aimait chanter. « Le soleil est bas… » « ? ? ? ? ? »,« Oh, n’éclaire pas petite lune, n’éclaire personne, n’éclaire que mon amoureux, lorsqu’il vient à lamaison ». Ainsi sonnaient les voix des jeunes, larges et puissantes.

On chantait aussi d’autres chansons avec beaucoup de sentiment :

« ………………………..………………………………………………………………………………. »57

Il y avait des cosaques dans le chœur. Pania s’était liée d’amitié avec Nicolas, il avait unevoix puissante. Nicolas disait à Pania : « Eh, Pania, et si on s’aimait tous les deux ? ». Et Paniarépondait : « Mais je n’ai aucun trousseau, et chez vous on aime les trousseaux riches ». Et moi —disait Nicolas — je vais prendre du froment chez ma mère, tu n’auras qu’à le vendre et t’acheter toutce qu’il faut. Mais ce n’était pas pour Pania, elle avait d’autres projets en tête.

L’enfance de Pania.

Pania, la fille de Valerian Vassiliévitch et Oustinia Evstignééva est née le 28 Octobre 1898.Elle grandit avec son frère Fedor, plus âgé qu’elle de trois ans. A la maison il y avait beaucoup delivres sur la vie des saints, et le père ordonnait aux enfants de les lire à haute voix pendant qu’iltravaillait. Valerian Vassiliévitch, était assis, il cousait quelque chose, et Pania lui faisait la lecture.Les enfants devaient lire chacun à leur tour. Pania disait : « Fedka c’est à toi de lire aujourd’hui ».—Non, disait-il, mon tour c’était hier ». — « Mais tu n’as pas lu hier » — « Mais ça ne veut rien dire ».Et à nouveau c’était Pania qui lisait. La vie de Panteleïmon, de Varvara la martyre, elle s’en souvintlongtemps.

Il y avait un grand et beau livre « Le Paradis perdu et retrouvé » de Milton, qu’on lisait aussi.Comment Dieu avait chassé les anges. De ces anges qu’il avait jeté dans le précipice, une partie avaitrejoint Satan, une partie était restée. Il y avait des images dans le livre, Pania les observait, commentGabriel chassait les anges, ce que Dieu lui avait ordonné. Il y avait un grand nombre d’anges, etbeaucoup tombaient. Sur une autre image il y avait Adam et Eve. On voyait comment les mainsd’Eve tremblaient, mais elle avait cueilli quand même la pomme lorsque le serpent l’avait trompée.

Pania, quant à elle, aimait lire d’autres livres. À l’époque tout le monde lisait du LidaTcharskaïa. Il y était question de sentiments humains très élevés, de modestie et d’espérance, devérité et de bonté, d’honnêteté et de pureté.

Lorsque à Rostov on jouait un nouveau film, toute la ville était prévenue par des affiches. EtPania, évidemment courait voir le film. On passait des films Géorgiens avec Nata Vatchnazdè. L’und’entre eux était « Arsène le bandit ». Pour chacun de ses films il y avait la queue pour prendre desbillets.

Les films avec Vera Kholodnaïa, étaient muets mais son regard déchirant, les expressionsinquiétantes de son visage et sa bouche particulière, asymétrique, étaient très parlants. Les filmspréférés du public étaient avec Ivan Mozjoukin et Polonski.

56 Chez les Russes, la « romance » est un genre à part. C’est une chanson d’amour avec une mélodie très travaillée enprincipe exécutée par une seule voix.57 Le texte est ici en ukrainien, langue que je ne comprends pas !

Quant aux films musicaux avec Mary Pickford, où elle chantait, dansait et faisait desespiègleries, on allait les voir plusieurs fois.

Les sorties au théâtre étaient rares, mais lorsque des troupes moscovites ou ukrainiennesvenaient en tournée à Rostov, Pania ne les ratait sous aucun prétexte. À l’époque la troupe deSabinine brillait au sein du théâtre Ukrainien. Elle avait monté la pièce « La mère et la servante ».C’était un spectacle dans lequel tout le monde compatissait aux malheurs de la pauvre mère obligéed’abandonner son enfant à une famille riche, et ensuite de s’y faire engager comme domestique pourvoir son enfant.

Le père, Valérian Vassiliévitch, était très sévère avec les enfants et il demandait desexplications pour tout retard le soir. Le père disait : « Les poules sur le perchoir, et toi, à la maison ».Pania souffrait beaucoup de son caractère despotique. Après les répétitions à l’église elle se dépêchaitde rentrer à la maison. Mais la voix de leur soliste Mikhaïl ne lui donnait aucun répit, Pania tombaamoureuse de sa voix.

Le mariage.

Pania et Mikhaïl se marièrent en avril 1917. On respectait encore le rituel, les noces étaienttrès solennelles. Tous les lustres étaient allumés. Le serviteur se déplaçait, allumait par en dessous lecordon et toutes les bougies prenaient feu en même temps. La fiancée en robe blanche avec un voile,et sur la tête par-dessus le voile une couronne de fleurs blanches en cire. Et comme c’étaient seschoristes qui se mariaient, tout le chœur chantait avec plaisir les hymnes nuptiaux et les complimentsaux fiancés.

Mikhaïl vivait à Axaïa, et Pania quitta la maison. Le père était très mécontent de son choix. Iln’avait aucune considération pour le père de Mikhaïl, il disait à Pania : « Quand je le vois à lastanitza je ne lui tends même pas la main, et toi, tu me jettes dans sa famille ». Toutefois, pour lemariage de sa fille, il lui prépara ce qui était indispensable à son ménage. Il fabriqua lui-même unecommode pour le linge, une armoire et une vitrine pour la vaisselle. Il avait tout décoré avec despanneaux qu’il avait donné à découper à un menuisier. Ensuite il les avait lui-même façonnés et polisà la lime. À la hauteur des étagères supérieures de la vitrine il avait posé des vitres. La commodeavait trois grands tiroirs et deux petits, tous avec des poignées brillantes. Valerian Vassiliévitch étaitun grand maître artisan.

Sa fille se maria, mais se prit la tête, « qu’ai-je fait ? », se demanda-t-elle. Quand on chantaitdans le chœur, après on restait assis sur le perron jusqu’au chant du coq, on avait de quoi parler. Maislà, vivre ensemble… Et lorsque leur fils Anatole naquit, Pania revint définitivement à la maison chezson père avec son enfant.

La Tchetchénie

La guerre civile se termina et, dans les années 1921, on commença de nouveaux chantiers. Surle chemin de fer du nord-caucase on commença à construire une branche vers Kizral et l’on réunit ungrand nombre de cheminots pour travailler dans cette direction.

Mikhaïl était aussi cheminot, et il décida de commencer une nouvelle vie - partir avec cettebrigade. Il vint chez Pania et la persuada de partir avec lui pour arranger leur vie familiale. Et Paniapartit avec Mikhaïl à Goudermeiss, en Tetchénie-Ingouchie.

Au début ils reconstruisirent la gare de Goudermeiss, détruite pendant la guerre civile. Il yavait là-bas un important nœud ferroviaire. On répartit les nouveaux cheminots dans des wagons, lesconditions de vie étaient dures. Pania avait un enfant en bas âge, et Mikhaïl n’avait pas obtenu detravail. La vie ne se résout pas avec des mots…

Elle souffrit ainsi quelques années. Et les années 1921, 22, 23 furent des années de famine. Samère, Oustinia Evstignéévna, lorsqu’elle avait marié sa fille, avait persuadé Valérian Vassiliévitch delui donner une machine à coudre. Et c’est cette machine à coudre qui sauva Pania.

Dans le détachement il y avait beaucoup de militaires dont les femmes voulaient avoir denouveaux vêtements. Pania les leur cousait, à l’une avec des nids d’abeille, à l’autre avec des volantsou des rubans. Et elles payaient le travail avec du pain. Ils vivaient grâce à cela.

Pania rencontra un bienfaiteur, qui prit une part importante dans sa vie. Pavel VassiliévitchDmitriev devint un père pour Anatole et un mari pour Pania.

Pavel était de Marchansk. Son père était le directeur de la station, et sa mère OlgaMikhaïlovna, avait étudié avant la Révolution à St Petersbourg, et elle suivait les règles de l’étiquette,même dans cette nouvelle vie. Leur grand-mère, Daria Pavlovna, avait été dame de la cour. Et lessœurs d’Olga Mikhaïlovna, Catherine et Elisabeth, avaient terminé leurs études à l’université dePetersbourg. Plus tard Elisabeth enseigna à Marchansk. Et son mari, Jacob Lvovitch, était le directeurde l’école. Leur fils, Alexis Jacoblevitch fut titulaire de la chaire « Machines-outils et automates » àl’institut MVTU de Bauman.

Olga Mikhaïlovna lisait beaucoup, et Pavel était un grand admirateur des philosophiesorientales. Il était passionné par les réflexions philosophiques de Ramakrishna et Vivekananda.

Ils étaient tous , Olga Mikhaïlovna, et surtout Pavel, des amateurs passionnés de thé. Ilsaimaient le thé fort, en feuilles. Pavel faisait le thé à sa manière – « à la bulle », c'est-à-dire lorsquel’eau dans la théière frémissait à peine, ensuite le thé infusait, il conservait son arôme et sa couleur.Ils buvaient le thé exclusivement dans des verres très fins, en admirant sa couleur et sa transparence.

Pania aimait aussi ces séances familiales de consommation de thé, durant lesquelles il étaitpossible de parler de tout. Mais la vie en Tchétchénie lui pesait, son âme n’aspirait qu’au retour àRostov. Et bien qu’elle allât rendre visite tous les ans à sa mère et à sa sœur, ici, autour d’elle, c’étaitune vie totalement différente. Elle ne prit ni les habitudes de malpropreté des femmes Tchétchènes, nila position assise sur les talons des Aksakals. Elle n’avait pas peur d’eux, contrairement à sa sœurMarina qui, venue lui rendre visite, craignait de passer devant ces hommes assis à croupetons lepoignard à la ceinture.

Mais ils ne parvinrent pas à retourner à Rostov. On ne laissait pas partir les techniciens,comment aurait-on pu travailler si les spécialistes se dispersaient ? Et Pavel resta.

C’était un bon père, et Anatole l’aimait beaucoup. Il était sévère mais juste, et lorsqu’il luiarrivait de punir le garçon il disait : « Tu vas rester ici pendant deux heures et tu n’iras nulle part ».Le fils s’excusait sans discuter, tant l’autorité du père était forte sur lui. Anatole courait à sa rencontredepuis le sémaphore lorsqu’il revenait de ses voyages. Et lorsque le père le prit avec lui dans lalocomotive, il devint fou de joie. Ainsi, il devint cheminot à son tour, comme son père, bien qu’on lepressât de toute part d’entrer au conservatoire, il avait une voix remarquable. Visiblement lesrépétitions chorales de sa mère ne s’étaient pas passées en vain, alors qu’il n’était pas encore né.C’est que, par la suite, lorsqu’il fut venu au monde, il cria tellement fort et tellement longtemps, quependant une demi-année on ne sut que faire pour se mettre à l’abri de ses cris. Les vieilles disaient àPania que si le petit criait, c’était parce que sa mère avait beaucoup chanté.

Et finalement, Pania resta en Tchétchénie.

Le jardin

Au début des années cinquante on construisit pour les cadres du chemin de fer cinq maisons àproximité de Goudermeiss, au bord d’un ravin. Plus loin commençaient les montagnes du Caucase.Cet endroit commença à s’appeler le bourg de Stalinsk. La famille Dmitriev déménagea dans sanouvelle maison en 1952.

La maison avait trois chambres avec une terrasse et une parcelle de terrain, entourée d’unepalissade aveugle, comme toutes les maisons tchétchènes. On avait attribué cette maison à Pavel entant que cadre et Pania comprit qu’il lui faudrait y vivre de manière permanente.

Elle commença à créer un jardin. Elle planta des arbres fruitiers, des pieds de vigne qui luifirent plus tard une tonnelle. Mais ses arbustes préférés étaient des pêchers obtenus à partir denoyaux. Ah, comme elles étaient ces pêches ! Parfumées, dorées, avec une peau douce. Et elle réussitaussi à faire pousser des poires inhabituelles, deux poires pour faire un kilo, et juteuses, et sucrées.

Elle expédiait les offrandes de son jardin à sa mère, et à ses sœurs. On pouvait remettre auxconvoyeurs un panier de vivres, ainsi la marchandise fragile arrivait rapidement et sans perte.

Il y avait aussi à Goudermeiss des sources d’eaux minérales chaudes, sulfurées, naftolées,nitro-chlorées, avec une haute teneur en iode et en brome. La température de ces sources atteignaitcinquante degrés.

Goudermeiss est disposé au bord d’une plaine pentue, entourée des sommets du GrandCaucase avec au nord les crêtes de Sounja et de Terek. Les rivières Terek et Sounja découpent lesmontagnes. Et c’est dans les contreforts de ces montagnes que l’on trouve les sources d’eau minérale.La montagne de Bragoun est dénudée, mais il arrive qu’elle soit couverte d’un chapeau de nuages,alors les gens de la région s’attendent à du mauvais temps.

Ces sources étaient connues depuis longtemps des autochtones, et ils les utilisaient pour sesoigner de maux divers. Particulièrement, lorsque l’on avait mal au dos ou lorsque l’on avait du mal àplier les genoux.

La renommée de ces sources aux vertus curatives s’étendit largement. Le train s’arrêtait à lagare de Bragoun, on sortait les gens sur des civières, ils vivaient un long moment près de ces sources,chacun installé à sa façon, certains sous la tente d’autres simplement sous un auvent, mais ilspartaient sur leurs deux jambes.

Pania conduisit trois ans de suite sa mère, Oustinia Evstignéévna, aux eaux chaudes. Elle avaitalors mal aux mains, et n’avait plus la force de les lever pour se coiffer. Elle avait une inflammationdes nerfs de l’épaule. Les sources d’eaux chaudes lui firent du bien.

Et les sources ne jaillissent pas des hauteurs toutes au même endroit. Il y en a à Ista – Sou. Ilfaut prendre depuis Goudermeiss la direction de Rostov-Bakou jusqu’à Kourtchala, et à la fourchemonter la montagne vers Bragoun, puis descendre six kilomètres jusqu’à Isté-Sou. Maintenant il y unmédecin et un système de soins de cure, on désigne une baignoire, les gens y vont selon une duréeprescrite, mais à l’époque c’était : tiens bon le temps que tu pourras dans l’eau bouillante…

Pas loin des sources il y a le mausolée de Bragoun du XV° siècle avec des restes de sculpturedans la pierre. Cet art populaire s’est conservé jusqu’à nos jours. Mais ce qu’aiment par-dessus toutles Tchétchènes, c’est danser au son de leurs instruments nationaux.

En 1956 on renvoya les Tchétchènes sur les terres dont ils avaient été chassés58.Des famillesTchétchènes commencèrent à arriver également à Goudermeiss. Un Tchétchène se lia d’amitié avecPania, elle l’invitait et il lui rendait l’invitation avec une table très riche.

Le maître de maison, même mort de chagrin,Ou ivre à cause d’un bonheur quelconqueMettra un point d’honneur à te reçevoir,Il mettra sur la table tout ce qu’il a.Pour accueillir un invité, le Tchétchène —Même pauvre— aura le cœur d’un riche.

Ainsi écrivait le célèbre poète Tchétchène Arbi Mamakaev dans son poème « Dans lesmontagnes Tchétchènes ».

L’homme que connaissait Pania avait trois épouses, la dernière s’appelait Arva. LeTchétchène lui-même s’appelait Timourka. Quand on jouait pour lui du detchk-pondar, une sorted’instrument à cordes pincées, il dansait sur les orteils59, il était léger et volait comme une plume.

Elle pleure, orpheline,La corde du pondar oublié.

Et le pondar pleurait sur lui. Longtemps les Tchétchènes n’avaient pas vécu comme ils lesouhaitaient, comme leurs ancêtres, c’est qu’il y a dans les montagnes un mode de vie particulier.

Dans l’aoul60 des montagnes il n’y pas de rueComment pourrait y avoir des rues dans les montagnes,

58 Par Staline…59 C’est l’une des particularités des danses de la plupart des peuples du Caucase. Les hommes dansent sur les pointes, lesorteils repliés vers l’intérieur maintenus par leurs bottes souples qui épousent le pied comme des gants.60 Village caucasien

Là où les saklias61 se sont éparpilléesComme des oiseaux dans les nuages.

Et plus loin :

Les montagnes rejettent la servilité,Comme avoir un seigneur au-dessus de soi.

C’est un peuple fier, qui a apprivoisé les montagnes.

Nous n’avons besoin de nulle gentillesse du Tsar,Et ne rendrons pas ce qui est nôtre.

C’est pourquoi il est impossible de défaire le nœud qui lie le peuple des montagnes au peupledes plaines.

Tous les montagnards sont rassemblés comme le poing,Lorsque l’ennemi commun les menace.

Mais les hommes, lorsqu’ils vivent côte à côte, vivent en paix. Timour avait beaucoupd’enfants. Ils venaient chez Pania, lui prenaient un fer à repasser, une râpe, et après, impossible de lesrécupérer…

La maison de Pavel Vassiliévitch et de Praskovia Valérianovna était bruyante également.Trois petits-enfants y grandirent et se dispersèrent. Ils partirent construire le BAM.62

Et Praskovia Valérianovna resta finalement en Tchétchénie.

FEOKISTA VALERIANOVNA KOROTKOVA (NEE STIAGOVA)

(1905 – 1967)

Les stanitsas cosaques

Razdori, Sémikarakori, Siniavka, Alexandrovka, toutes les stanitsas cosaques s’offrent auregard avec des jardins de cerisiers en fleurs, comme des fiancées avec des voiles blancs.

Et dans la stanitsa il y a autant de jardins que de cosaques. Dès sa naissance on attribue aucosaque une parcelle de terre pour un jardin et pour le foin. Et on crée immédiatement le jardin, lecosaque grandit, et avec lui le jardin, et dès que le cosaque a l’âge de monter sur un cheval, le jardinest en mesure de donner des récoltes, les arbres sont tous tressés de couronnes, il y a de l’ombre, descerises mûrissent, et des pommes, et des prunes en quantité.

Et comme le cosaque est équipé pour les rassemblements de mai ! Les cosaques du Donétaient équipés d’une tunique, de charovars63 à bandes. En mains une pique et un sabre. Et sous euxun cheval de course. Le cosaque devait se présenter sur le lieu du rassemblement entièrement équipé.On les accompagnait aux rassemblements avec des chansons, les femmes cosaques chantaient :

Offre-moi, mon faucon,Offre-moi pour tes adieux ton sabre,Et avec le sabre tranchantOffre-moi ta pique.

Et tout au bout de la pique

61 Habitation caucasienne62 (Baïkal- Amour- Magistral) Ligne de chemin de fer qui doublera le transsibérien plus au sud.63 Pantalons bouffants que l’on rentre dans les bottes.

Je vais attacher un petit mouchoir,Je vais te regarder,Regarder tes yeux clairs.

Et avec le sabre que tu m’as donné,Avec la pique que tu m’as donnéeA travers toute la stanitsaJe vais t’accompagner.

Les cosaques fantassins64 et cavaliers en uniformes complets se rassemblaient sur la placed’armes, on nourrissait les chevaux, on les abreuvait pour un long voyage, jusqu’au camp derassemblement. Ils s’y rendaient en calèches, les chevaux sellés suivaient attachés derrière. Enchemin on entendait des chants, entrecoupés de longs récits et d’éclats de rire.

Lors de ces rassemblements on instruisait abondamment et sévèrement les jeunes gens. Lesrégiments cosaques, en effet, servant de garde du Tsar, la discipline y était dure. On leur apprenait àmanier le sabre, à avoir une bonne tenue, à seller un cheval et à galoper avec une pique. Et pourconstituer la garde du Tsar on choisissait les plus robustes et les plus intelligents. Les cosaquesattachaient une grande importance au service des armes. Ils considéraient que les cosaquesconstituaient un peuple particulier, et se conduisaient avec hauteur vis à vis des Russes.65

Lorsque les Russes utilisaient encore la faux, les cosaques se servaient de faucheuses, ilsbattaient le blé avec des batteuses quand les Russes utilisaient encore des fléaux.

Les noces

C’est au sein d’une telle famille cosaque que Fétia, la deuxième fille de Valérian Vassiliévitchprit un époux. Elle se maria avec Volodia Korotkov.

L’hiver, Fétia suivait des cours au lycée de Novotcherkass, et l’été lorsqu’elle revenait à lamaison dans la stanitsa, se tenaient les foires et avaient lieu les bals cosaques. Chez leurs voisins, lesSosnitski, et il y avait une jeune fille un peu plus âgée que Fétia, et voilà qu’on invitait lesdemoiselles au bal.

On se préparait au bal à l’avance. Une huitaine de gars louaient auprès d’un particulier unesalle dans une grande maison. Les « Recruteurs » circulaient de maison en maison et invitaient trente,quarante jeunes filles au bal. Le long des murs ils disposaient des chaises et invitaient les filles à s’yasseoir. On dansait au son d’un quarté, violon, mandoline66, guitare, et quelques fois accordéon. Etles « chefs du bal » marchaient et choisissaient des filles pour la danse.

La danse à la mode était alors le quadrille, on le dansait en suivant des figures numérotées, etl’une des variantes était « au milieu de la planche », lorsque deux gars s’avancent au milieu de lasalle et exécutaient l’un devant l’autre diverses figures.

64 Je n’ai jamais entendu parler de cosaques fantassins ! ! ! !65 En réalité les cosaques ne constituent pas un groupe ethnique. Les deux communautés les plus importantes sont lescosaques du Don, et les Zaporogues d’Ukraine. Même s’ils sont majoritairement slaves et tous orthodoxes, c’est leurstatut juridique, formalisé à partir du XVII° siècle, au sein de l’empire Russe qui les caractérise. Au plus fort de leursprivilèges, ils disposent d’une autonomie très grande : ils élisent leur assemblée, la Rada, avec un chef civil et militairel’ataman (ou hetman en Ukraine) qui rend la justice et est à la tête d’une armée de cavaliers. Ils ne paient pas l’impôt. Lacontrepartie était un service militaire très long dans les armées du tsar. Dès l’âge de 18 ans le cosaque devait se présenteraux autorités de sa stanitsa avec son cheval, ses armes et son équipement. Il devait 20 ans de service, trois ans de servicepréparatoire puis douze ans de service actif avec un système où, par roulement, un tiers des effectifs était sous lesdrapeaux et les autres, mobilisables à tout moment. Au bout des douze ans il était versé pour cinq ans dans la réserve. Del’avis des spécialistes et de tous leurs contemporains, (qu’ils les aient observés, fréquentés ou combattus), c’étaientcertainement les meilleurs cavaliers du monde, mais constituaient une troupe peu disciplinée avec une tendance à n’obéirqu’à ses chefs. A la Révolution, une faible partie se rangea du côté des bolchéviks, une partie tenta de se constituer en étatindépendant ( C’est l’histoire racontée dans « Le Don paisible » de Mikhaïl Cholokhov). Mais la plupart combattirentdans les armées blanches. Les cosaques étaient très fiers de leur statut, et se considéraient à juste titre comme « à part »dans la société Russe. Il n’y a jamais eu, chez eux, de noblesse ni de servage par exemple. Il y a un renouveau importantdu mouvement cosaque en Russie actuellement.66 Il s’agit probablement de la « Dombra » qui est l’équivalent russe de la mandoline.

Et sous les fenêtres se pressaient les garçons et les filles trop jeunes pour aller au bal et ceuxqui n’avaient pas été invités. On repérait une fille en regardant par la fenêtre. Il arrivait qu’un de cesgars appelle la maîtresse de maison et lui demande : « Appelle celle-là en chemisier rose, ou celle quia les petites nattes sur les épaules ». Ils se mettaient d’accord pour la raccompagner chez elle après lebal. On faisait connaissance ainsi. Quant aux gars plus âgés et encore célibataires on leur « tricotaitdes fers », on leur accrochait sur le revers du veston deux fers avec un cordon, et on leur chantaitautour :

Il y a eu un grand festin de viandeEt toi tu ne t’es pas mariéOn t’a accroché les petits fersPour que tu sois fait prisonnier.

Il y avait sur le cordon deux petits fers, les gars non mariés les achetaient. Ils devaientorganiser une invitation quelconque ou un divertissement.

Lorsque l’on invitait Fétia au bal, sa mère était contre et son père ne voulait même pas enentendre parler, et Fétia y allait parfois en cachette, on s’arrangeait pour que le père ne s’enaperçoive pas.

Dans l’ensemble, à la stanitsa, les filles étaient tenues sévèrement, et les garçons étaient toutle temps à la recherche de blagues à faire. Les mères avaient généralement du lait dans deschaudrons, elles faisaient du caillé qu’elles suspendaient quelque part sous le toit, et les gars leprenaient et le dérobaient. La mère décidait d’aller vendre son caillé et s’apercevait qu’il avaitdisparu.

Et Volodia Korotkov était très différent. Il travaillait à l’usine « L’Akssaï Rouge » àNakhitchévan, dans les faubourgs de Rostov. C’est pourquoi il n’était jamais dans ces réunions, lescosaques eux-mêmes ne le considéraient pas comme un des leurs. Volodia était costaud avec untoupet noir frisé. Le toupet noir et le bon caractère de Volodia ensorcelèrent Fétia. Ils s’observèrentpendant deux ans et cela finit par un mariage.

Lors de la guerre contre les Turcs, le grand-père maternel de Volodia avait ramené unefemme – une Turque. Elle avait les cheveux noirs, longs, et un regard acéré ; c’était une Turque à lapeau basanée. La mère de Volodia, Kapitolina Konstantinovna, eut la peau sombre également. À lastanitsa, on l’appelait Kopa, et c’était une vraie cosaque. Elle disait souvent : « Nous on est descosaques, et les Russes – des salauds.67 ». Et voilà qu’il y avait mésalliance, ils récoltaient unefiancée issue d’une famille Russe.

À la stanitsa les noces cosaques se déroulaient avec faste.

Les petits verres, les assiettes étincellent,Donnez du feu dans les godetsAu moins un peu, un tout petit peu,Pour mouiller nos petites âmes.

Avant le mariage, le « pugilat » - la négociation, les accordailles, ensuite, « les oreillers » :la veille du mariage on apporte des carafes avec des rubans, des couvertures, des couvre-lits, et sixoreillers. Tout cela les marieuses l’apportent en sautillant d’une jambe sur l’autre. Et sur deschariots on transporte les meubles, des chiffonniers, des vitrines pour que toute la stanitsa voit quela fiancée est riche. Et lorsque l’on marie une fiancée qui, pour le mari n’est pas dans la norme, onchante :

? ? ? ? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ? ? ? ?68

67 Traduction très approximative. Elle traite les Russes de « Cham ». Cham est le nom du fils de Noé qui se moqua de sonpère lorsque celui-ci s’enivra après avoir découvert la fabrication du vin. C’est une injure très forte chez les Russes quiqualifie un personnage sans honneur ni respect, un barbare sans aucun sentiment noble.68 Est-ce un dialecte cosaque ? Il est pour moi incompréhensible.

Et le deuxième jour les marieuses allaient le long des rues en tenant une branche sur laquelleétaient noués des rubans rouges « Kalina-malina »69 et répètaient :

? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ? ?

On allait féliciter les parents pour l’honnêteté de leur progéniture. Chez les Pomoskov et lesKhomakov on cuisait des boules auxquelles on attachait des rubans rouges. On cuisait autant de cesbrioches que l’on invitait de couples aux noces.

Lorsque Oustinia Evstignéévna et Valérian Vassiliévitch revenaient d’une noce où ils avaientété invités ils rapportaient une de ces brioches entourée d’un ruban rouge.

Mais, Valérian Vassiliévitch lui-même, ne respectait pas ces usages cosaques. Lorsque Fétiaépousa Volodia, on emporta sur un chariot un lit avec des couvertures et les oreillers, un tapis et toutle trousseau vers la maison de Volodia sur la colline chez les beaux-parents. Et lorsque la marieuse« grogna » que tout cela ne se faisait pas selon les usages, Valérian Vassiliévitch l’envoya sur lesroses.

Le mariage de Fétia eut lieu en 1923, la faim rôdait tout alentour. Et les mariages avaienttoujours lieu à l’église, avec solennité, mais sans chœur. À cette époque il n’y avait plus de chœurdans les églises. On épinglait une fleur à tous ceux qui avaient été invités à l’église. La fiancée portaitle voile. Le premier jour des noces on le passa à table chez les Korotkov, et le deuxième chez lesStiagov.

Chez Fétia, à la maison, il y a des poupées et des livres. Elle en lisait à sa jeune sœur Marina.« La princesse Djavakha » et « Le nid des Djavakha » de Tcharsky, « Capitaine de quinze ans » deJules Vernes, « Le prince et le pauvre », « Tom Sayer » de Marc Twain. C’étaient de bons livres :lorsqu’elle lisait « L’hivernage sur la Stoudenia » de Mamin-Sibiriak, lorsque Mouzgarka était entrain de mourir et que le viellard continuait d’appeler « Mouzgarka, ma petite Mouzgaroucha, nem’abandonne pas », elles fondaient toutes les deux en larmes.

Pour Pâques et Noël, les filles avaient obligatoirement une nouvelle robe. Pour Pâques celaavait été une robe rose en satin « Liberty » avec un repli et une jupe large, et un ruban derrière, etpour Noël en tissu écossais à carreaux. C’était Pania qui cousait pour ses jeunes sœurs Fétia etMarina d’après des modèles dans des revues de mode.

Les femmes cosaques aimaient s’habiller et Valérian Vassiliévitch cousait beaucoup pourelles. Mais elles choisissaient toujours des tissus chers. Les jupes étaient longues avec des volants debengaline avec des ramages brillants sur le côté mat. Les femmes cosaques aimaient beaucoup lesbijoux en or, elles portaient des bracelets d’or, et encore avec des grelots, c’étaient deux breloquesaccrochées au bracelet, et lorsque durant les fêtes, à l’église, elles faisaient le signe de croix lesgrelots faisaient du bruit. Elles portaient le chignon sur lequel elles mettaient des bonnets brodés deperles de verre, de jais, de paillettes. Le dimanche à l’église, lorsque l’on chantait : « Je crois en unseul Dieu » et que les cloches sonnaient, les femmes cosaques mettaient au four les « katlamtchikis »ces pâtisseries saupoudrées de sucre et attendaient les invités pour le café.

Dans les familles cosaques les dispositions étaient sévères, on respectait le père et la mère, etla fiancée devait tout faire à temps. Fétia ne vivait chez sa belle-mère que comme une belle-fille.

La belle-fille devait tout faire et tout supporter, on exploitait la belle-fille, et l’argent n’étaitencaissé que par la belle-mère.

69 On m’a expliqué que ces rubans rouges étaient les symboles de la virginité perdue de la jeune épousée, et la ritournelleque répètent les marieuses dit en gros qu’une honnête jeune fille née d’une famille honnête est entrée dans une maisonhonnête et a trouvé un destin honnête

Kopa

Lorsque Fétia arriva dans la maison des Korotkov, la belle-mère décréta que « Khvéta »,qu’est-ce que c’était que ce nom ? on va t’appeler Fania, tu sera « Khvaniétchka ».

Fania vecut six ans dans la même maison que Kopa, la mère de Volodia. C’était la mère quiétait importante dans la maison. Le père Gregori Mikhaïlovitch, était artisan-pêcheur, il partait sur leDon aux aurores, on ne le voyait pas à la maison. Le dimanche il officiait à l’église comme sacristain.

Il y avait beaucoup de poisson dans le Don, des sandres, des brèmes, des esturgeons, dessterlets, des bélugas. Grégori pêchait beaucoup de poisson, on le salait, on faisait des balyks70 et onportait les vendre au marché dans des « sapètkas » ces sortes de paniers ronds.

Le marché était essentiel, source de revenus et d’approvisionnements. Si l’on arrivait à vendrequelque chose, on pouvait en acheter une autre. On portait au marché dans les sapetkas des cerises,des prunes, des cornichons, des tomates, tout ce qui poussait dans les jardins, et on revenait dumarché avec de l’argent ou de la halva71 pour le café.

Kopa aimait boire le café dans son jardin. Pour le retour de la belle-mère du marché, Fania enavait déjà préparé une grande cafetière, fait cuire des kotlamtchikis72, et elle appelait, « mère, venezboire votre café ».

Et Kopa sort sur le pas de la porte et appelle, Glacha, Malacha, venez boire le café, c’est prêt.On va chercher les bouteilles de vodka, et commencent les chants et les discussions entre cosaques:« Le cosaque selle le petit cheval… » ou :

? ? ? ? ? ?? ? ? ? ?? ? ? ? ? ?

Kopa avait sept enfants, tous bruns de peau, les garçons avaient des toupets de cheveux noirsfrisés, l’apport du sang turc de la grand-mère se manifestait. Les plus âgés s’appelaient Nila,Vassena, Philippe et Volodia, les plus jeunes Maroussia, Chourka et Miledka (Emilian).

On portait tout au marché et on le vendait, mais l’argent, c’était Kopa qui le ramassait si Faniavendait quelque chose elle donnait tout l’argent. Lorsque Volodia disait : « mère, il faudraitm’acheter un pantalon », elle répondait, « tu n’es pas prêt de te marier que je sache, alors que monPhilka (Philippe) doit se marier bientôt, il faut mettre de côté pour ses noces ».

Les cosaques vivaient richement dans la stanitsa, les maisons étaient en pierre, et les toitsrecouverts de métal, il n’y avait pas de maison cosaque avec des toits de chaume. Mais les cosaquesvivaient dans leur cuisine, dehors, et la maison était réservée aux réceptions. Toute la vie se passaitdehors. Tous les objets avaient des noms qui leur étaient propres : les sceaux - des kasani, un tablier-une zaveska. On chauffait avec des kiziaks qui sont des sortes de briques obtenues à partir du fumier.Pour fabriquer ces kiziaks, on louait des khokhlouches, des filles Ukrainiennes. Il en arrivait quelquesunes, toutes le fichu serré, on ne voyait que leurs yeux briller, elles foulaient avec les pieds unmélange de paille et de fumier et ensuite versaient le mélange dans des formes spéciales où il séchait,puis on le rangeait dans les granges73. Les cosaques avaient aussi des étables, ils y avaient des bœufsqu’ils attelaient à des charrettes à pans hauts pour le transport des récoltes, et pour les transportslointains il y avait des fourgons.

Nila, la sœur de Volodia était la belle-fille d’une Bardicheva qui avait une autre fille, qu’onappelait Makhora. Sa mère ne la laissait pas aller au bal et elle resta vieille fille.

La pêche sur le Don était une affaire rentable. Après la révolution on organisa des pêcheriescollectives, les cosaques en firent volontiers partie puis commencèrent à se disputer et tous leskokhozes et ateliers collectifs s’écroulèrent.

70 Dos d’esturgeon séché et salé.71 Patisserie d’origine et d’inspiration orientale (turque peut-être) à base de sésame, épouvantablement sucrée et qui seprésente sous forme de plaque épaisse enveloppée de papier comme du beurre.72 Je suppose qu’il s’agit de gâteaux.73 A titre d’information, une fois le kiziak sec, il ne sent plus du tout l’odeur du fumier.

Vassenka, une autre des sœurs de Volodia avait épousé un Linikov qui était un pêcheurconnu, qui resta sans travail après que les pêcheries collectives se soient écroulées. Ildisait : « Khvania j’suis plus Nicolas mais Taka. Elle s’en va et ma dit « Taka aller… Takaapporter… Kopa disait : « On a toujours été cosaques et on le restera, et votre pouvoir de va-nu-piedsne durera pas74 ».

Féokista Valérianivna et Vladimir Grigoriévitch eurent deux filles : Nina et Anna.En 1941 Féokista Valérianovna travaillait comme comptable dans la polyclinique de l’usine

Rostselmach75. Et l’usine où travaillait Vladimir Grigoriévitch fut évacuée sur Tachkent, où ildéménagea avec sa famille.

Pendant la guerre en 1942, lorsque les Allemands arrivèrent sur le Don, Kopa s’en réjouit. Unofficier Allemand s’installa dans sa maison, et Kopa était contente de le servir, et les Allemands sesentaient vainqueurs, maîtres du monde, et se conduisaient envers la population en conséquence.L’officier un jour poussa brutalement Kopa du perron, elle se cogna la tête, et ne se releva jamais.

CLARISSA76

(Fille de Fedor Valérianovitch Stiagov)

Allongée sur une chaise longue basse et confortable entourée d’hibiscus rouges et de strelitzjaunes, Madame Clarisse se reposait après plusieurs voyages dans des boutiques de préparateurs depoisson et de produits de la mer. À côté d’elle posés sur un table basse carrée, un verre embruméplein de jus d’ananas et des noix de cola. Elle portait un corsage rouge flamboyant et une jupe beigeétalée autour d’elle en éventail et qui recouvrait ses jambes posées sur un pouf. Elle n’avait mêmepas eu le temps d’enlever ses chaussures à talons-aiguille, accaparée par les travailleurs africains dela station, qui étaient accourus pour recevoir les directives concernant le service de la table que l’ondressait de l’autre côté du grand patio. C’était une cour intérieure avec des arbustes fleuris etperpétuellement verts, une barrière vivante et compacte qui entourait la résidence du directeur de lastation de recherches scientifiques de la section française de l’académie d’agriculture de la Côted’Ivoire.

La deuxième saison des pluies s’était achevée, et toute la semaine une délégation nombreused’étudiants avait visité les rizières ensemencées sur des parcelles nettoyées des plantes de lamangrove, les plantations de cacao et de café variété robusta. C’est une variété locale africaine quipousse en zone forestière humide et qui constitue77 l’exportation principale de la Côte d’Ivoire. Maisc’étaient les plantations de cacao qui étaient l’objet des préoccupations principales. Il s’agit deplantes fragiles perpétuellement menacées de maladies. Protéger avec des produits phytosanitairesdes arbres de grande taille dont les fruits poussent à des hauteurs variées est difficile, et le produit lui-même, efficace sur telle maladie, il faut encore le trouver. À cette conférence on allait examinerbeaucoup de questions relatives au riz sec, celui que l’on plante sur des terrains appropriés entred’autres cultures ou en alternance avec du manioc, du coton, du sorgho, du ? ? ? ou du maïs.Certaines cultures s’effectuaient sur des terres drainées, d’autres exigeaient une irrigation. Toutes cesquestions étaient de la compétence de la station de recherche dirigée par Valentin PhilippovitchZelensky. Un banquet se tenait dans sa résidence pour clôturer la conférence à laquelle étaient venusassister des scientifiques d’Europe et des États voisins de la Côte d’Ivoire faisant partie de l’AfriqueOccidentale Française.

Et Madame Clarisse, c’est ainsi que l’appelaient les africains de la tribu Sénoufo avec l’aidedesquels elle devait organiser aujourd’hui le banquet, avait hérité d’une tâche difficile. Cette affaireexigeait quelques efforts, il fallait acheter beaucoup de victuailles et elle avait déjà fait plusieurs

74 C’est écrit avec, soit la transcription d’un accent, soit dans un parler local.75 Probablement, forme contractée de : « Machine agricoles de Rostov », ces fameux acronymes dont ont usé et abusé lesSoviétiques.76 Ma mère77 Constituait. Le cacao est devenu le premier produit d’exportation.

voyages chez les traiteurs dans sa « grenouille », une Citroën bleue78. Il fallait mettre la table pourquarante personnes. Dans les ustensiles il y avait une ménagère précieuse, avec des couverts enargent, que l’on conservait dans des armoires fermées à clé, et elle devait expliquer ce qu’il fallait enfaire, où les mettre et comment les disposer sur la table. Elle l’avait déjà expliqué de nombreuses foisà ses aides africains, mais ils n’arrêtaient pas d’accourir auprès d’elle avec des questions nouvelles ouauxquelles elle avait déjà maintes fois répondu, ce qui la mettait en colère.

C’était déjà la deuxième année, depuis 1950, qu’elle vivait en Côte d’Ivoire avec son mariYaroslav Tourtzevitch. Ils habitaient loin de la capitale79, à trois cent cinquante kilomètres80 de lacôte du golfe de Guinée, à Daloa.

Le climat dans cette partie de l’Afrique est de type équatorial – les pluies tombent tous lesmois avec deux maximums, entre lesquels il y a une saison sèche, ce qui permet d’effectuer deuxrécoltes par an et plus.

C’était le lieu où vivait le peuple Sénoufo, qui déjà au XI° siècle avait fondé en Côte d’Ivoirela ville de Kong qui s’enorgueillissait de sa richesse. Kong devint célèbre comme grand centrecaravanier. Ici s’échangeait les noix de kola venues du sud contre le bétail et le sel venu du nord.

La conquête de ce territoire par les Français s’est déroulée en trois étapes. Les côtes du golfede Guinée étaient sablonneuses et basses, et n’étaient pas barrées par des récifs coralliens, ce quirendait leur accès facile. La première période se situe entre 1637 et 1704, lorsque les navires françaisne faisaient qu’accoster en Côte d’Ivoire. La deuxième – de 1843 à la guerre entre la France et laPrusse (1870 – 1871) – voit la construction de forts à Aména, Grand – Bassam et Dabou. A partir de1889 ces terres reçoivent l’appellation de Côte d’Ivoire et sont rattachées à toute la partie française dela côte.

En 1934, après Bingerville, ce fut Abidjan qui devint la capitale.Après la deuxième guerre mondiale, en 1946 l’académie d’agriculture y avait installé une

station de recherche, qui comprenait un parc automobile important81, et c’est pour le diriger que l’onfit appel au mari de Clarisse. Yaroslav Nicolaïévitch était un contractuel de l’Etat français. Ingénieurdiplômé82, il connaissait bien la technique et la maîtrisait parfaitement. Son atelier était remplid’outils les plus divers, des forets et des pinces le plus élégants aux plus gros vérins hydrauliques etpompes à eau. Lorsque l’on parlait de Yaroslav Nicolaïévitch, les visages s’éclairaient, les ridesdisparaissaient, tout le monde l’aimait. En outre, pour ses connaissances professionnelles et sonexpérience d’ingénieur – mécanicien, il était respecté non seulement des techniciens français quitravaillaient sur le parc automobile, mais aussi des populations noires locales.

L’histoire de Yaroslav Nicolaïévitch a été très liée à l’automobile. Lorsqu’il revint à Parisaprès la guerre avec Clarisse, il était très difficile de trouver du travail. La France étouffait sous lesgrèves, les crises gouvernementales, les pénuries de nourriture, le chômage et les problèmes desalaires. Ce qui l’aida ce fut son habitude de la conduite et ses connaissances en mécaniqueautomobile, et Yaroslav Nicolaïévitch parcourut de nombreuses routes du nord de la France,transportant toutes sortes de marchandises, d’abord en moto avec une remorque, puis avec un grandcamion.83 Souvent Clarisse était du voyage, dans les fermes et les villages84. Ses talentsd’organisatrice les aidèrent dans leurs rapports avec les fermiers, et pour ces mêmes talents elles’était vue confier l’organisation des banquets. Des années plus tard Clarisse montrait ces couverts enargent aux lourdes poignées ouvragées, couteaux, fourchettes, couverts de service, et autres objets.Cette ménagère en argent lui avait été offerte en remerciement de l’organisation de cette réception.

78 Il s’agissait d’une 2 cv.79Abidjan, à l’époque.80 350 km de routes de latérite. Il fallait deux jours pour les parcourir en voiture !81 Des véhicules particuliers, mais surtout des utilitaires et des machines agricoles, notamment ces monstrueux bulldozersCaterpillar, à chenilles, qui servaient au défrichage.82 … de l’école polytechnique de Prague ! Formation dont l’équivalence n’était pas vraiment reconnue en France, ce quilui avait valu bien des déboires et l’avait conduit en Afrique. Pour ces emplois loin de la métropole, on était moinspointilleux sur la provenance du diplôme.83 Il s’agissait d’un camion de marque Saurer qui stupéfiait tous ceux qui avaient l’occasion de l’approcher à l’époque. Cecamion acheté d’occasion dans un état lamentable était en principe incapable de rouler, et seul le génie mécanique desdeux frères Yaroslav et Léon parvenait à le maintenir en état de marche.84 Et moi aussi ! Souvent ma mère me racontait ces épisodes de ma toute petite enfance, où je dormais à l’arrière entredeux sacs de navets ou de pommes de terre. En particulier un accident de la route qui faillit être dramatique pour moi.

Justement, pour le début du banquet les amis de Clarisse, Paul et Germaine, étaient revenus d’unvoyage au Kenya. Ils travaillaient dans le parc automobile et voyageaient souvent en Afrique. Aprèsleur retour du Kenya ils racontèrent abondamment les circonstances de l’éruption du volcan85. Lesroutes étaient fréquemment taillées dans des couches épaisses de lave refroidie. Ganzelka etSigmund86, voyageant au Kenya en 1948, virent la deuxième éruption du volcan, qui :

« …commença le deux mars, et le dix-sept se produisirent deux explosions fortes. Le flux delave brûla une traînée de plusieurs kilomètres de large et se dirigea vers le lac. Le feu se déchaînaplusieurs semaines. La route se trouva recouverte d’une masse gigantesque de matière fumante. Toutautour s’entassaient des blocs plissés de lave refroidie. La vitesse du courant de lave était de 450mètres par heure. Les gens commençaient à s’étouffer par la fumée de l’incendie qui s’approchait.La rivière de feu traversa la route et il n’y eut plus aucune possibilité de quitter cet endroit. Lorsquela lave atteignit le lac et toucha l’eau, le lac se mit à écumer et à bouillir, la température de l’eaudevint si élevée, qu’elle brûlait les mains et l’air devint irrespirable. La cendre volcanique crissaitsous les pieds. Les morceaux étaient de la taille d’une pomme mais pesaient à peine quelquesgrammes. La cendre s’éparpillait au moindre contact. De temps en temps les gaz accumulés au-dessus du volcan explosaient. Après l’explosion des nuages de cendres et de fumée se formaient entempête. L’éruption a duré toute la nuit, la terre et le ciel se noyaient dans une lueur de sang. Levolcan croissait et devenait une nouvelle « montagne africaine ». Voilà ce qu’écrivaient Ganzelka etSigmund à propos de l’éruption de ce volcan.

De leurs voyages, à côté de leurs récits, Paul et Germaine rapportaient des objets fabriqués pardes artistes africains. C’étaient des sculptures, des objets d’usage courant, fabriqués avec amour et letalent artistique national. Germaine était passionnée par les créations artistiques des tribus africaines.Elle collectionnait d’innombrables masques, des parures féminines de perles, qui se mettaient au couou au poignet. Certaines étaient constituées d’anneaux lourds, en bronze, parfois des braceletsfabriqués dans des alliages de fer. Ils pesaient plusieurs kilogrammes. Certains étaient mis auxfillettes en bas âge et n’étaient pas enlevés de toute leur vie.

De ce voyage Paul et Germaine avaient ramené quelques figurines en fer. L’une d’entre ellesreprésente une femme qui porte sur la tête un plateau qu’elle tient à deux mains. Sur le plateau uncochon, et sur le cochon assis sur un pouf, trône un homme qui se touche l’oreille de la main droite etsemble plongé dans une réflexion profonde. La femme a juste une ceinture, mais l’homme porte uncollier brillant qui lui couvre la moitié de la poitrine. D’autres figurines représentaient des animauxdivers. Ils symbolisaient diverses vertus humaines appréciées par les tribus.

Le porc-épic – symbole de du courage à la guerre – illustre le proverbe : si on en tue mille, ilen viendra encore mille. Les peuples Akaï croyaient que le porc-épic pouvait faire repousser sespiquants.

L’oiseau sur un petit banc : si tu attrapes un « assantrofi » (c’est un oiseau) tu attrapes unemalchance, tu laisses un assantrofi, tu perds une chance. Ce proverbe dit la vulnérabilité de toutedécision politique.

La poule avec quatre poussins : la poule n’attaque pas ses poussins pour leur nuire mais pourleur montrer le bon chemin.

L’éléphant : il n’y pas d’animal plus gros que l’éléphant.Le perroquet – symbole de la sagesse du chef, puisqu’il est capable d’apprendre à parler

Français.

Amboise

Dans les années soixante beaucoup d’états africains devinrent indépendants, d’abord lescolonies anglaises : la Côte d’Or, le Nigeria, le Sierra Leone, et ensuite les colonies françaises. LaCôte d’Ivoire, à partir des années soixante-dix commença à s’appeler « Kot d’Ivouare »87

Les spécialistes Français commencèrent à revenir en Europe. Ils s’achetèrent des terrains etcommencèrent à se faire construire des maisons. 85 Le Kilimanjaro ?86 Pas la moindre idée de qui sont ces gens-là…87 Je suppose qu’à partir de l’indépendance, le nom du pays, en Russe, a été prononcé à la française, et n’a plus été traduitmot à mot.

Paul et Germaine acquirent un terrain dans la vallée de la Loire, à côté du château royald’Amboise qui appartient aujourd’hui à la Fondation Saint-Louis présidée par son Altesse le comtede Paris. Le château a une histoire longue de deux mille ans, et on y conserve un manuscrit de 1234du vassal du Roi de la famille des Chaumont-Amboise.

Les membres de la dynastie des Valois et des Bourbons ont honoré de leur présence lechâteau d’Amboise jusqu’à la veille de la Révolution Française. En 1821 ce château fut transmis parhéritage à Louis-Philippe et il est resté dans le patrimoine de la maison de France. En ses murs, dansl’église Saint-Hubert de style gothique flamboyant, repose la dépouille de Léonard de Vinci.

Autour du château avec ses hauts murs baignés par la Loire, s’est développée une ville et unpont aux multiples arches s’est déployé par-dessus le fleuve.

C’est là, pas loin de ce pont qui traverse la Loire, que Paul et Germaine, de retour d’Afrique,commencèrent la construction de leur maison. Grâce à leur énergie infatigable et leur goût du travail,autour de la maison apparurent des dépendances et un jardin dont Paul s’occupait en permanence.Germaine, après un accident automobile88 qui avait transformé cette remuante jeune femme,excellente conductrice et qui avait transporté toutes sortes de marchandises, était devenue uneinvalide clouée dans son fauteuil. Elle se trouva beaucoup d’occupations, même dans cet espacelimité. Elle avait son jardin adoré avec ses perruches au plumage multicolore qui avaient grandi aumilieu des vitrines de verre qui s’avançaient dans la cour de leur maison. Dans ce jardin sepromenaient ses chats préférés, il en sortait de partout à l’appel de leur onze noms par la maîtresse demaison. Germaine connaissait les divers caractères de ses chats et supportait avec patience,compréhension et respect leurs caprices.

Mais la plus grande richesse de la maison était la collection d’objets africains.

Marcher dans Amboise,Dans le rêve royal,Dans la contrée royale,Dans la prison royale.

Le champagne dans le lilas,Le lilas dans le champagne –Avec le vin et les fleurs –Il y a tant d’espiègleries.

Nous avons marché le long des lilas,Nous nous sommes enveloppés dans une mantille,A la rencontre d’une idylleDans le siècle des familles…

… courtoises,Odette et Odile.Sous le parfum des lilasLes yeux étincellent.

Loire sur lilas,Château – Bastille,Dans les blasons et emblèmesC’est la terre des Valois

Nous buvons avec les duchessesDu champagne au milieu des lilas

88 J’ai entendu une toute autre version de l’origine de l’infirmité de Germaine: une tentative de pratiquer sur elle-même,en Afrique, un avortement qui aurait mal tourné. Je tiens cette version d’Anne Zelinsky, la fille du Valentin Philippovitch,à qui Germaine aurait raconté l’histoire.

Amboise

Et voyons depuis le balconLa princesse d’Orléans.

Dans le rêve royal,Dans la contrée royale,Dans la prison royale,Nous allons à Amboise.89

La collection africaine

Dans quelques armoires en verre ressemblant à des vitrines, étaient rassemblés des objetsmétalliques innombrables, pour l’essentiel des figurines humaines sombres, fondues à la cire perduedans des alliages divers. C’étaient les peuples Baoulé, Achanti, Sénoufo, Akaï de Côte d’Ivoire quis’enorgueillissaient particulièrement de ce genre d’artisanat.

Ces figurines racontaient les travaux domestiques, les événements de la vie, les occupations,toute la sagesse du peuple. C’étaient des figurines les représentant dans leurs occupations les plushabituelles. Voilà une femme, en train d’accoucher, debout, les jambes arquées et on voit l’enfantarriver au monde. Un homme tombé dans un piège, Germaine, à propos de cette figurine avaitraconté que les Africains avaient un proverbe : « Personne ne va dans un piège volontairement »,c’était une mise en garde contre les comportements irréfléchis. Une autre figurine représente un chefcouronné, assis à table devant une bassine avec de la nourriture, et près de la table il y a un hommequi se tient le ventre. Cette scène illustre un proverbe Baoulé : « La nourriture appartient à celui qui ale pouvoir sur elle, pas à celui qui a faim ». Cela signifie que c’est le pouvoir qui fait la loi, pas lanécessité.

Un homme coupe du bois. Pour les Africains c’est la preuve que le fer est plus dur que le bois.Un lion terrassant un homme – un ennemi, qui se tient couché sur un tonnelet de poudre. Cette

figurine représente la supériorité du chef.Mais il y avait surtout, dans la collection, d’innombrables ornements féminins. Elle

comportait des boucles d’oreille, des anneaux et des bracelets, des couronnes et des colliers. Etaientparticulièrement prisées les grosses boucles d’oreille, dont la taille, précisément indiquait la richessede celle qui les portait. Leur poids était tel, que parfois les femmes étaient obligées de les accrochersur un cordon spécial, rouge, qui était fixé sur la tête, pour éviter une déchirure du lobe de l’oreille.

Les femmes Africaines aimaient porter beaucoup d’ornements. A chaque pas de lourdsanneaux de fer tintaient autour du cou, des poignets et dans les oreilles.

Durant des siècles les peuples vivant en Côte d’Ivoire s’enorgueillissaient de leur art defondre des perles magnifiques de différentes formes géométriques. Les chefs portaient des colliers enor, mais les femmes des tribus portaient plus souvent des perles de cuivre recouvertes d’une finecouche d’or, ce qui est bien meilleur marché.

On donnait aux perles des appellations qui correspondaient à leur forme. Germaine avait dansles mains de grandes perles sphériques que l’on appelait « Soleil couchant », et celles qui étaientcarrées « Porte de bambou ». Parfois les grosses perles rondes étaient décorées de représentationsd’animaux de la région : lézards, crocodiles, araignées. On considérait que ces perles protégeaientcelui qui les portait.

Mais ce sont surtout les bracelets Akaï qui stupéfient. Ce sont des bracelets moulés, composésde deux moitiés identiques réunies par une aiguille, parfois décorés d’arabesques, et les plus simplesont au moins le dessus noir. En principe on porte ce genre de bracelet au poignet gauche, maissouvent au bras ou à l’avant bras, comme au mollet ou au-dessus du genou. Paul et Germaine disaientavoir été stupéfait de leur amour des bijoux. Les femmes Massaï s’enferment les bras et les jambesdans des spirales de fil de fer ou de cuivre au point que seuls les genoux et les coudes sont libres. Onmet ces ornements aux fillettes lorsqu’elles sont très jeunes, et elles les portent de si longues annéesqu’il devient impossible de les retirer. Mais les femmes de ces tribus sont fières de ces ornements quideviennent partie de leur corps. Germaine disait que cela se voyait à leurs attitudes et à leurs yeuxbrûlants. 89 Faut pas chercher à comprendre, c’est Russe…

Les couronnes Akaï sont des ornements de tête, décorés de coquillages, de feuilles, de fleurs,de papillons, de lions, de petites croix ou d’amulettes. Tous ces petits sujets sont coulés dans desalliages brillants et fixés à l’ornement de tête.

Des garnitures semblables se fabriquaient pour les glaives. Elles ont des formes d’animaux,comme le lion – symbole de courage, d’oiseau – symbole de la capacité du chef à déplacer sestroupes rapidement sur une longue distance.

On fabriquait aussi des pendentifs en forme d’animaux divers, on en décorait les cheveux, lefront et le cou ; il y avait parmi eux des formes simples de demi-lune ou de disque, mais on trouvaitdes pendentifs en forme de serpent, de crocodile, de poisson et d’oiseau. Il y avait discussion àpropos des pendentifs qui représentaient des visages humains, étaient-ce des portraits d’amis, oucomme l’affirmaient certains Baoulé, des représentations d’ancêtres ou de chefs défunts ?

Une telle abondance d’objets exotiques africains dans le centre de la France, au milieu desdynasties royales des Bourbons et des Valois, des ducs d’Anjou et des comtes de Blois, stupéfiait parle contraste qu’elle produisait.

La chasse

Revenons quelques années en arrière en Afrique. La Côte d’Ivoire occupe en territoirecompris entre 5,5 et 10 degrés de latitude nord. C’est une zone de végétation tropicale, de mangrovesdans les deltas des fleuves et de lagunes d’eau salée.

L’arbre rouge des mangroves90 est célèbre pour ses « racines-échasses », qui ne pénètrent pasdans le sol, mais plongent dans l’eau et se divisent en une quantité innombrables de radicelles qui ense tressant forment une sorte de feutre ressemblant à la barbe du père-laforêt91.

Les arbres toujours verts forment avec leur couronne un rideau dense, et produisent uneimpression encore plus forte par leurs sombres racines aériennes sur lesquels ils semblent posés.

Le long de la rivière pousse une forêt de marécage d’eau douce. Dans les anses de la rivière sedéveloppe une plante aquatique (le sèdd), ce sont des terrains marécageux couverts de papyrus,enracinés d’herbes, de buissons de petite taille et de fougères. Il est très difficile de se frayer unchemin en barque sur ces étendues recouvertes de végétations emmêlées ; en outre, il est très facile,une fois engagé dans cette végétation de ne pas retrouver son chemin. C’est pourquoi, on ne selançait dans une telle navigation qu’avec un bon guide, connaissant bien les lieux.

Valentin Philippovitch Zelensky92 (le directeur de la station de recherche agricole), aimaitbeaucoup chasser et parcourir la forêt tropicale. Il se faisait accompagner d’un guide Baouléexpérimenté qui travaillait à la station. Le visage de l’Africain avait des traits que l’on trouvaitgénéralement dans les masques. Un grand front encadré de lobes pariétaux proéminents, un nez fin etaplati et des lèvres épaisses, des dents blanches qui étincelaient dans sa bouche grande ouverte sur unlarge sourire.

Les voyageurs se déplaçaient au milieu de la végétation dans une grande pirogue avec douzepagayeurs. De tous les animaux de l’endroit seules les têtes des girafes93 et des éléphants s’élevaientau-dessus de ces roseaux ressemblant à des bambous, ces herbes dont les troncs font près de troiscentimètres de diamètre.

Au milieu de ces roseaux se promènent des hôtes innombrables et très divers, qui viennentboire à la rivière et tracent des sentiers sur les berges. Sur ces chemins se produisent des rencontresde personnages et de troupeaux d’humeurs variées.

Dans l’eau, en dehors d’innombrables variétés de poissons, on peut aussi rencontrer desserpents à écailles. C’est une variété rare de reptile africain. Et voilà qu’il en apparaît un dans lechamp de vision de Valentin Philippovitch et de son guide. Le fusil équipé d’une lunette de visée 90 Très probablement le palétuvier.91 Sans en être absolument certain, il doit s’agir d’un personnage de contes pour enfants mi-humain, mi-végétal qui vitdans la forêt.92 Les Russes installés à des titres divers sur tout le territoire de la Côte d’Ivoire pouvaient sans doute se compter sur lesdoigts de la main, et il avait fallu un hasard vraiment extraordinaire pour que mon père travaillât au fin fond de l’Afriquesous les ordres d'un Russe comme lui. Valentin Zelensky fut pour ma famille bien plus que le supérieur de mon père.J’aurai l’occasion d’y revenir.93 Ma cousine se laisse emporter par son imagination. Je doute que l’on ait pu apercevoir une seule girafe, animal typiquede savane, en Côte d’Ivoire…

permet de vite éloigner ce grand serpent. Ses écailles lui font vraiment comme un plumage rayé detraits multicolores et, couvertes de gouttes d’eau, explosaient en pures étincelles de diamant. Le coupde feu se révéla, dans cet espace confiné, extrêmement bruyant et le guide africain, s’étant bouché lesoreilles avec les mains, avait failli passer par-dessus bord en se saisissant de sa tête par superstition.

Ayant déposé leur trophée, les chasseurs commencèrent à tourner la pirogue, mais les fleuvesafricains sont pleins d’imprévus et d’agressivité. Sans aucun avertissement ils apportent de tellessurprises qu’ils vous font basculer à votre insu dans l’horreur.

Tout à coup dans l’anse obscurcie par l’ombre de la berge, le miroir de l’eau est troublé et au-dessus de l’eau apparaît, puis lentement disparaît l’énorme tête d’un hippopotame. Seuls les yeuxrestent à la surface de l’eau comme un périscope, mais à peine l’eau se calme, tout à coup avec uneincroyable et stupéfiante vitesse l’hippopotame se jette droit à la rencontre de la pirogue. Cette massede deux tonnes et demi dans un nuage de gouttelettes d’eau aurait renversé la pirogue si ValentinPhilippovitch avec les pagayeurs ne l’avait fait pencher de l’autre bord, alors que le guide, s’étaitcaché la tête au fond de la pirogue.

Les spécialistes des animaux assurent que l’hippopotame est un animal inoffensif, calme etqui n’attaque jamais l’homme. Mais une conversation avec Valentin Philippovitch m’a laissé uneimpression toute différente. Un jour que nous mangions au déjeuner des cailles farcies au « foiegras », une fabrication spéciale à partir de foies d’oie94, quelqu’un demanda à Valentin Philippovitchs’il avait déjà chassé la caille. A quoi il répondit qu’il n’avait tiré que sur des hippopotames, et passur ces pauvres oiseaux.

— Et pourquoi sur des hippopotames ?— Eh, pour qu’ils ne m’arrachent pas la cuisse. On en rencontre tellement en

Afrique de ces mutilés ! Mais moi, je suis un gars qui aime la plaisanterie etl’hippopotame aussi, c’est pourquoi ses dents ne m’ont jamais atteint, mais que de fois ilsm’ont retourné la pirogue, et que de cantines j’ai perdues !

— Et pourquoi il ne vous a jamais goûté ?— Eh, c’est que j’avais une pirogue très grande, douze pagayeurs.— Et alors, ils nageaient autour de la pirogue lorsqu’elle était renversée ?— Bien sûr, mais moi l’hippopotame ne m’a jamais touché, et si on lui tombe sous

la dent ce n’est pas seulement le pied, mais toute la cuisse qui y passe.

Cette fois ils purent éviter l’affrontement avec l’hippopotame. Bien que ValentinPhilippovitch tenait son fusil chargé, pour cet animal c’était inutile, aucune balle ne pouvait luitraverser la peau95.

L’hippopotame, avec un grognement sonore, passa à côté des occupants de l’embarcationpenchée sur le côté, comme une coquille de noix, des barques sur la rivière, de la pirogue engagée aumilieu des plantes aquatiques et se traîna à nouveau dans l’eau montrant une paire d’oreillescharnues, des yeux écarquillés et de larges naseaux, et ensuite disparut dans l’eau complètement. Leguide en profita pour retrouver ses esprits, on commença à pagayer dans la direction opposée ausemeur de troubles. Sous la surface de l’eau les confrères de ce sportif fringant de plusieurs tonnespouvaient se reposer, et impossible de savoir quelle nouvelle rencontre ils devraient encore éviter.

Ganzelka et Sigmund, lorsqu’ils racontent leur voyage en Afrique tropicale, attestent qu’unhippopotame peut courir à la vitesse d’une automobile roulant jusqu’à 40 km heure.

Et tous nos chasseurs de rentrer avec un magnifique butin. Bien plus tard, dans la maison dePaul et Germaine à Amboise un exemplaire de la peau de ce splendide serpent pendait au mur entreles portes de la pièce où il y avait la collection africaine et le bureau de Paul. Elle représentaithonorablement toute la faune africaine, occupant un espace d’un mètre de long sur un demi mètre delarge. Même dans la pénombre du corridor, les couleurs de la généreuse nature tropicale africainejouaient, gorgées de soleil.

94 Les Russes ne connaissent pas le foie gras.95 Aucune balle de calibre « normal » destinée, à l’époque, à la chasse, je suppose.

Claire (Clarisse)

Clarisse est née le 12 décembre 1922 à la stanitza d’Alexandrovsk. Son père, FédorValérianovitch Stiagov et sa mère Anna Nicolaïévna vivaient depuis 1930 dans la ville de Rostov-sur-le-Don, où Clarisse alla à l’école, sans manifester, toutefois, beaucoup d’application.

Le 21 novembre 1941, les fascistes96 prirent la ville de Rostov. Le père emmena sa famille surla Volga, dans la ville de Sizran. En 1942 la ville de Rostov fut libérée, l’invasion des Allemandsvers le nord-Caucase avait été cassée, et la famille revint, mais les Allemands s’étant consolidés àTaganrog, réoccupèrent Rostov. Ils déportèrent Clarisse et sa jeune sœur Lida en Allemagne. Là-basClarisse travailla dans une famille allemande comme « Haushalfmadhen »97. Toute la propreté et lerangement d’une grande maison de six chambres, salle de bain et cuisine reposaient sur elle. Lorsque,en 1944 les armée russes commencèrent à s’approcher des frontières de l’Allemagne, ilsrassemblèrent tous les « ost », c’est ainsi qu’ils les appelaient, dans des camps, et Clarisse fut dunombre. Ils les sortaient du camp pour aller travailler dans une usine qui se trouvait à six kilomètresqu’ils devaient parcourir à pieds, aller et retour. Dans ce camp elle rencontra Yaroslav Nicolaïévitch.Il avait le droit de travailler sur les automobiles et vivait avec les Français en dehors du camp. Parfoisil emmenait Clarisse en camion jusqu’à l’usine, à l’époque elle souffrait beaucoup des jambes.Yaroslav travaillait dans un grand centre automobile qui comptait dix-sept mécaniciens, prisonniersde guerre Français pour la plupart. Vers la fin 1944 les troupes Soviétiques avançaient en Allemagneet le centre automobile devait être évacué vers le nord, vers Stettin, où devait s’établir une zoneaméricaine. Yaroslav essaya de faire en sorte que Clarisse reste avec les Français98, mais le patron ducentre refusa de prendre cette personne supplémentaire sans un acte de mariage officiel. En 1944Yaroslav et Clarisse s’épousèrent à la mairie. Clarisse commença à travailler dans le garage. « Petitesœur » l’appelèrent les Français. Elle était chargée de transmettre les pièces détachées et les outils.

Lorsque les Russes s’approchèrent tout près, le centre automobile fut évacué vers le nord, ilsrestèrent avec l’espoir que les Russes les libéreraient et ne les feraient pas prisonniers.99

Commença le retour. La santé de Clarisse s’était tellement détériorée qu’elle fit plusieursséjours dans les hôpitaux, à Berditchev elle fut sans connaissance et personne ne sut qu’elle étaitRusse.

A côté de Varsovie, à nouveau l’hôpital, elle souffrait d’une néphrite et ne survécut que grâceà Yaroslav et ses camarades Français. Depuis l’hôpital elle envoya à Moscou une demande pourqu’on autorisât son mari Français à revenir avec elle en Russie.

Le 19 janvier 1945, les Russes libérèrent Varsovie, et au consulat elle reçut la réponse, quiétait négative.100

Lorsque Clarisse et Yaroslav revinrent en wagon sanitaire en France, dans le même train,revenant des camps, se trouvaient beaucoup de Russes, les Français les séparèrent des autres et lesmirent en prison, mais cela ne se produisit pas avec eux.101.

Commença la vie en temps de paix. En 1945 leur mariage fut enregistré dans une mairieFrançaise102, et eut lieu ensuite le mariage religieux à l’église russe Alexandre Nevski.103

96 Je trouve étonnante cette qualification soviétique de « fascistes » pour désigner les armées allemandes, mot qu’enfrançais nous réservons habituellement au régime italien de l’époque. Le terme de « nazis » semble rarement utilisé parles Russes.97 Bonne à tout faire…98 Il y avait surtout, que les « ost » devaient être évacués ailleurs et que mon père avait toutes les chances de ne jamaisrevoir ma mère.99 D’une manière générale les prisonniers Russes capturés par les Allemands étaient considérés comme des traîtres et deslâches par Staline et généralement exécutés. Aussi, les Russes n’étaient pas forcément enthousiastes à être « libérés » parl’armée rouge, et un grand nombre n’est pas rentré en URSS.100 Mon père en conçut une telle colère qu’il jura de ne plus remettre de sa vie les pieds en Russie, et il tint promesse.Contrairement à ma mère qui y retourna plusieurs fois, beaucoup plus tard, et y retrouva sa mère, sa sœur et sa cousine.101 Ce retour en France reste quelque peu obscur. Je sais que mes parents purent bénéficier d’une véritable filièred’évasion organisée par des militaires Français pour quitter la zone occupée par les Russes. J’ai pu rencontrer vers l’âgede 18 ans l’un d’entre eux qui était devenu gendarme, le commandant Mauger. Quant à ces Russes que les Françaisavaient mis en prison à leur arrivée en France, j’en ignore les motifs.

Yaroslav

Yaroslav est né en 1903 dans la petite ville de Vassiliévitchi au sud de la Biélorussie. Sonpère, Nicolas Tourtzevitch, étudia le Droit à Petersbourg et fut ensuite juge dans la province deRiazan. C’était un homme original avec certaines idées libérales. Au début il avait été assez favorableà la Révolution, mais en 1922 il décida de quitter la Russie. Dans la famille, en dehors de la mère, il yavait le frère cadet Léon et la sœur Marguerite. Toute la famille vint en Yougoslavie. D’abord enSerbie, où il y avait à l’époque de nombreux Russes et où se trouvait les hautes autorités de l’ÉgliseRusse. Ils s’installèrent ensuite en Tchécoslovaquie, où, à Prague, Léon et Yaroslav firent leursétudes à l’institut polytechnique pour obtenir des diplômes d’ingénieurs.104Ils connaissaient lefrançais depuis leur enfance, et en 1936 la famille s’installa en France105.

Yaroslav et son frère firent du transport routier, et leurs parents n’avaient pas de travail.Travailler comme artisan-producteur était considéré comme honteux, et travailler comme juge dansun pays étranger, même en connaissant la langue n’était pas possible. Les Français ne permettaientpas l’accès à de tels métiers à des étrangers. Quant aux femmes, il n’était pas admis dans leur milieuqu’elles travaillent. Tous en étaient encore à respecter des manières recherchées et un coded’honneur, mais en attendant il n’y avait pas de ressources suffisantes pour vivre décemment. Tousles espoirs reposaient sur les fils.

Ce ne fut que trois ans après leur arrivée à Paris que les frères Léon et Yaroslav reçurent enfindes passeports français et furent naturalisés.106Comme c’est écrit dans le livret de l’immigrant del’année 1931, un étranger peut demander sa naturalisation s’il a vécu sans interruption pendant troisans sur le territoire national et s’il possède les documents suivants :• Un passeport, national, ou le passeport Nansen (passeport de migrant)• Une copie du certificat de domicile délivré par le propriétaire de la maison et certifié par le

commissariat de police.• Une quittance d’acquittement des impôts et un « certificat de situation » délivré par la perception

des impôts directs.• Le certificat établissant que l’on avait satisfait à ses obligations militaires.• Une carte d’identité non périmée.• Un certificat de travail certifié par le commissariat de police• Un extrait de naissance.• Les Russes devaient, en outre, présenter un certificat de nationalité délivré par l’office de

l’émigration du 7 rue de Genève.107

Cette vague d’émigration qui a concerné Yaroslav et Léon, est appelée conventionnellementla Première vague d’immigration Russe. On appelle maintenant Deuxième vague d’immigration , lesRusses déportés par les fascistes depuis les provinces russes qu’ils avaient occupées ou capturés surle front, et qui ensuite pour une raison ou une autre n’étaient pas revenus dans leur patrie. C’est cellequi concerne Clarisse. Les personnes balayées de leurs terres natales par les vagues d’émigrationavaient été saisis par une autre force – la deuxième guerre mondiale.

102 En réalité, incapables d’apporter la preuve de leur mariage civil en Allemagne, ils se remarièrent.103 Il s’agit de la cathédrale russe de la rue Daru.104 Eaux et forêts pour mon oncle Léon, agronomie pour mon père.105 Cette tradition aristocratique du bilinguisme Franco-Russe qui a commencé sous le règne de Catherine II (qui étaitpourtant Allemande) s’est maintenue en Russie jusqu’à la Révolution et s’est même partiellement transmise au-delà.André Makine en est un merveilleux exemple… Les premiers vers du plus grand poète Russe, Pouchkine, ont été écrits enfrançais !106 J’ai la copie du décret de naturalisation, il date du 1° Juillet 1947. Ma cousine veut dire : trois ans après le retour deYaroslav de captivité avec ma mère.107 Je ne comprends pas bien l’intérêt de cette énumération. Ma tante, veut-elle signifier que les conditions étaient àl’époque très restrictives ?

La guerre

Après la défaite militaire de la France et l’occupation du pays par les troupes Germano –fascistes le gouvernement de la France s’enfuit de Paris. Le 14 juin 1940 Paris fut livré sans combataux attaquants hitlériens. Lorsqu’il était au maquis, le poète français Paul Eluard a écrit :

Là-bas l’ennemi se repose et les ombres se cachentNous avons su hier, - Paris livré sans combat.Je n’oublierai jamais les roses et le lilas,La douleur des deux pertes, qu’à nouveau tu ne remettras pas.

Le 18 juin 1940 de Gaulle s’envola pour Londres et s’adressa à la BBC au peuple français et àl’armée. De cet appel commença la Résistance française.

Le général Charles de Gaulle, un gradé du gouvernement d’alors, se révolta contre la décisiondu vieux maréchal Pétain et de l’état-major de l’armée française de conclure l’armistice avec Hitler.

Qui était alors de Gaulle ? Il n’avait alors aucune armée. Il n’avait pas de pouvoir. Mais ilétait persuadé qu’il fallait continuer la lutte.

Churchill obtint pour de Gaulle l’autorisation de parler à la radio. Son intervention ne duraque quatre minutes (actuellement il y à Paris, près de Petit Palais, une statue de Churchill. Il n’est pasreprésenté immobile, il marche de sa longue foulée vers le pont Alexandre III). C’est à partir de cetappel du 18 juin que commence l’armée de la France Libre. Le même jour les volontairescommencèrent à s’inscrire.

Yaroslav Nicolaïévitch fut mobilisé dans l’armée Française.108 A l’armée il conduisait descamions chargés d’explosifs, et devant lui un camion identique explosa. L’explosion fut si fortequ’elle rendit sourd Yaroslav Nicolaïévitch qui se trouvait dans un autre camion109. L’explosioninterrompit le mouvement, son camion se trouva immobilisé, et il fut fait prisonnier par lesAllemands.

Paris

Lorsque Yaroslav et Clarisse revinrent à Paris, ils vécurent avec les parents de Yaroslav. Ilslouèrent au dernier étage une chambre de bonne. On conservait dans la famille des habitudes d’avantla Révolution, et notamment la passion pour la pratique fréquente de la musique après les repas.

Ils descendaient manger dans la grande pièce où vivaient les parents. Il y avait un bureau et,au milieu de la chambre, un piano à queue de marque Steinway110

. Le déjeuner se terminait par le faitque l’on « jetait les poêles sous la table », ainsi disait Clarisse, et tout le monde passait au salon pourécouter et jouer de la musique. Yaroslav et Léon jouaient des sonates pour violon ou piano seul, ouviolon avec accompagnement de piano. Yaroslav jouait très bien du violon, et même à la guerre il nese sépara jamais de son violon. Il jouait au camp pour les prisonniers, et les gens attendaient cesminutes de répit et venaient écouter d’un peu partout. Ces minutes de rare bonheur étaient aimées detous, tout comme le violoniste qui les dispensait. Clarisse aussi venait écouter le violon. Elle étaitprise par le jeu du violoniste Franco-Russe, c’est ainsi qu’ils firent connaissance111. La musique leurétait indispensable, mais le travail aussi.

108 … dans les régiments dits « étrangers ».109 Cette surdité qui sur le coup ne fut que partielle s’accentua avec l’âge. A cinquante ans mon père était totalementsourd. Ce fut pour lui un véritable drame car il du abandonner assez vite le violon.110 L’origine de ce demi queue Steinway reste pour moi très mystérieuse, il a été acquis par mon oncle pendant la guerredans des conditions que je ne connais pas. Je ne vois pas comment, fauchés comme ils l’étaient, ils ont pu se payer unpiano de ce prix ! Cet instrument d’une qualité remarquable est toujours dans la famille, chez ma tante Ludmilla dans leurmaison de Sèvres.111 L’histoire de ce violon est absolument extraordinaire. Je l’ai racontée dans mes mémoires de jeuness « Etincelles »…

Le violon emmailloté.

Le violon chantait sous les tentes des blessés,Il volait dans les coins éloignésCe son plaintif retenait l’attentionDes patients de l’hôpital.

Parfois il pleurait amèrementEt donnait aux soldats endurcisD’attendrir leur cœurDe s’abandonner un instant aux larmes.

Le violon a fait à une jeune fille un présent,Lui a promis de faire revenir l’espoirEt l’a conquise pour toujoursEt lui a indiqué le chemin de la vie.

Dans l’incertitude, sur fond de crépusculeAvec des béquilles, avec la tête bandée,Il en sorti deux des murs de l’hôpitalAvec un violon emmailloté dans les bras.

Yaroslav parcourait les routes de France, transportant des marchandises. Parfois Clarissel’accompagnait. Mais elle voulait avoir son propre travail. La frau Allemande lui avait appris lestravaux ménagers. Elle savait tricoter avec minutie, avec une application toute germanique, ellesavait donner à ses ouvrages un aspect fini, professionnel et élégant. Elle avait des talentsd’organisatrice, et elle ne pouvait tout simplement rester en place à la maison. Elle voulait étudier laproduction de fleurs et ouvrir un magasin de fleurs. Ce ne furent que protestations dans la famille.Tous les principes se trouvaient bafoués : une femme, travailler ? et en outre, le plus inacceptable,dans les commerce ? Pas question !

Clarisse essaya de s’occuper à fabriquer des vêtements de femme, mais cette affaire n’eut pasde développement, et cela ne lui plaisait pas à elle-même.

Ensuite elle trouva une entreprise qui faisait du commerce avec l’Allemagne et saconnaissance de la langue lui permit de travailler à, la réalisation de la production. Elle montra degrandes réserves d’énergie et on lui confia bientôt la tâche de mener toutes les relations de la firmeavec l’Allemagne.

La famille s’agrandit. En 1946 lui naquit un fils Liévouchka (Léon)112.Yaroslav reçut unlogement séparé en tant qu’invalide de guerre113.C’était une petite chambre dans le centre de Paris.114

Yaroslav effectua un stage de mécanisation agricole. Mais, en France, à cette époque de telsspécialistes n’étaient pas recherchés. Ils décidèrent de chercher du travail dans d’autres pays. Ilsfaillirent partir travailler au Venezuela, mais le climat ne convenait pas à leur très jeune enfant.Lorsque le choix se présenta, ils choisirent l’Afrique. Et ainsi, ils se retrouvèrent en Côte d’Ivoire. 115

Pavillons-sous-Bois

Après dix ans de vie en Afrique en Côte d’Ivoire, en 1960 Clarisse et Yaroslav Nicolaïevitchcommencèrent à se chercher une maison pour s’y installer à demeure. Liova allait devenir étudiant àl’université, et après avoir étudié et vécu dans un internat, il lui fallait vivre à la maison. Paris est uneville très bruyante, et un appartement dans Paris les intéressait peu. Il fallait une maison en proche

112 Il s’agit de votre serviteur…113 C’est la première fois que j’entends parler de cela. L’invalidité en question ne peut être que sa surdité.114 En réalité, pas vraiment au centre : rue Marc Seguin dans le 18°115 Pas tellement mieux du point de vue du climat…

banlieue. Ils cherchèrent longtemps. D’abord lecture des petites annonces, puis visites sur place. Maisbeaucoup de maisons ne convenaient pas pour des raisons diverses, et avant tout, bien sûr,financières.

Ils trouvèrent enfin une maison à Pavillons-sous-Bois, à six kilomètres de Paris sur la RN3,route de Meaux en direction de Soissons.

La petite ville avait l’aspect typique des cités-dortoirs, dans lequel autour de la mairies’élevaient quelques maisons à deux étages et pour le reste ce sont des pavillons avec des terrainsplus ou moins étendus autour. Ils déménagèrent en 1962 dans leur nouvelle maison.

La maison de Yaroslav et de Clarisse avait une entrée principale tout de suite derrière la grille,à gauche un chemin bétonné étroit menait derrière le coin de la maison et de la cour. Il y avait unedeuxième entrée qui donnait dans la cuisine. Au rez-de-chaussée, à part la cuisine, il y avait deuxpièces. De la cuisine un escalier menait au premier où se tenaient une petite chambre116 aménagée enbureau pour Yaroslav et une salle de bains.

Devant la maison un jardinet dans lequel quelques buissons de roses égayaient de leurssuperbes teintes et remplissaient les chambres de leurs parfums à travers les fenêtres ouvertes.Yaroslav Nicolaïévitch aimait beaucoup les fleurs.

À toute époque des fleurs poussaient autour de la maison. Au début du printemps les oignons :les narcisses et les crocus, ensuite les hyacinthes et les tulipes. Plus tard s’épanouissaient les roses. Àl’angle de la maison près de la cuisine des hortensias blancs chatoyaient de leurs nuances lilas. Maisla plus grande somptuosité de ce jardin était apportée par des rosiers grimpants rouges qui courraientsur une arche faite de tubes métalliques recourbés. Il était agréable de passer en dessous pour allerdans la maison et respirer l’odeur puissante des roses que l’on apportait avec soi en rentrant dans lamaison.

Dans cette maison Clarisse avait organisé les tâches domestiques de la manière la plusrationnelle. Partout de l’ordre et de la propreté. Et les coins et recoins étaient nombreux. Le garageétait attenant à la maison, où était rangée la voiture et où il y avait l’atelier de Yaroslav Nicolaïévitch.En dehors de cela on y trouvait la machine à laver avec des programmes complets delavage.117L’automatisation destinée à simplifier les tâches quotidiennes retenait beaucoup l’attentionde Yaroslav Nicolaïévitch. Dans le garage la porte à segments se montait automatiquement lorsqu’ilfallait rentrer la voiture. Le lavage de la voiture et l’arrosage étaient aussi automatisés.

Dans la pièce principale il y avait un secrétaire, sur lequel Clarisse écrivait les lettres à sesproches en Russie. C’était le coin Russe de la maison. Sur le mur souriaient les photographies de sasœur et de ses enfants. Clarisse répondait toujours très ponctuellement à leurs lettres.

Dans la cour, en face de la porte d’entrée, il y avait l’accès à une dépendance. Et là bas étaientconservés de très nombreux dépliants touristiques. Des prospectus et des cartes postales de leursvoyages dans divers pays et continents. Ils avaient été dans le sud : en Sicile et Sardaigne, au nord : àAmsterdam et Londres. Beaucoup de voyages passionnants dans toute la France qu’elle racontait àses sœurs en Russie. Le jardin de Giverny de Claude Monnet lui a laissé un souvenir très agréable.Elle se souvenait souvent de ce jardin quoi avait obsédé le peintre. Elles étaient si agréables ces alléesombragées et ces étangs aux nymphéas bleues.

Ils allaient régulièrement visiter sur la Loire leurs amis Paul et Germaine. Ils en profitaientpour visiter l’un des quarante châteaux de la Loire. La très particulière architecture du château deChambord. Ses flèches, tourelles, cheminées et lucarnes, et à l’intérieur les escaliers à vis et lespasserelles attiraient par leur mystère. Et dans une clairière ouverte entourée de forêts on était attirépar une représentation en costume de nobles Français allant chasser à cheval en compagnie de leurjeune Duc, en habit Louis XV.

Le château de chasse de Cheverny, ses galeries de portraits et ses salons décorés d’armes auxmurs. Les statues de bronze autour de cheminées, encadrées du même bronze étaient très expressives,et la salle des trophées aux bois de cerfs, couvrant complètement le plafond et les murs de la salle,stupéfiait le visiteur de l’importance de ce divertissement royal.

Le château d’Amboise où sont exposées des armes et armures de chevaliers du début duMoyen âge, avait la collection la plus ancienne.

116 Avant cela, ce fut ma chambre.117 Cela reste encore pour beaucoup de Russes une curiosité. Ne parlons même pas des lave-vaisselle !

Les voyages à Amboise, chez leurs amis africains, étaient remplis de conversations amicaleset d’évocations du passé.

Yaroslav Nicolaïévitch est décédé en 1983 et il fut inhumé au cimetière Russe de Sainte-Geneviève-des-Bois. C’est une petite ville à 22 kilomètres au sud de Paris. Y sont enterrés égalementle père et le mère de Yaroslav Nicolaïévitch118.. Leur tombeau se situe derrière l’église, juste en facede la véranda ouverte de la maisonnette dans laquelle vivent les membres du personnel, et on peutvoir le comte Chérémétiev arroser les fleurs devant la véranda. Il habite à côté de l’église et remplitles fonctions de sacristain.

L’église du cimetière, celle de l’Assomption119 avec son clocher et ses ventaux estmagnifique. Cette église à une seule coupole dans les style de celles des XV° – XVI° siècles a étéconstruite sur les plans d’Albert Benoît qui avait été jusqu’à Talachkino, près de Smolensk pour yétudier des éléments de l’architecture des églises Russes. C’est également lui qui a dessiné l’intérieurde l’église de l’Assomption. À côté du cimetière il y a une maison de retraite Russe, fondée après larévolution par la princesse Mecherskaïa. Les vieux princes et généraux y finissent leur siècle.120

Dans ce cimetière reposent un grand nombre de défunts célèbres aux noms russes sonores. IciIvan Bounine121 dont la tombe porte une croix de pierre toute droite. Dimitri Merejkovsky et ZinaïdeHuippius122 reposent sous une guérite dans laquelle il y a une petite niche avec une icône ; VictorNekrassov123, avec une croix couchée sculptée dans sa pierre tombale. Ici Serge Lifar et RodolpheNouréiev , voici Georges Ivanov et Alexandre Galitch,124 voilà le prince Youssoupov125 et lescombattants avec leur monument-pyramide, reproduction en plus petit de celui de Gallipoli126. Onappelle ce coin le panthéon du Paris Russe. Et sur ce repos on entend le murmure de ces mots,comme apportés par le vent :

Et les bouleaux, les bouleaux, et les tombes et les tombes,Et tous vos noms Russes connus,C’est comme si un vent d’une force inconnueVous avait dispersés par le monde, comme une poignée de semences.

Clarisse est décédée le 6 mai 2000. Elle est enterrée dans la tombe familiale de Sainte-Geneviève-des-Bois.

FEDOR IVANOVITCH PLISKO

(24 /XI/ 1901 –4 /III / 1966)

Rostov

Fedor Ivanovitch Plisko marchait depuis longtemps dans le parc, parcourant les allées les unesderrière les autres. Il avait sur les épaules, confortablement installé, son jeune fils de sept mois entrain de dormir. Au début, l’enfant regardait tout autour de ses yeux ronds, réagissant aux robes decouleurs vives, aux vélos des enfants, mais les apparitions fugaces du soleil à travers le feuillage de lavégétation dense du parc, ainsi que le rythme des pas paternels l’avaient fatigué.

Fedor Ivanovitch passait à côté du bâtiment nouvellement construit du théâtre, et l’ayantdépassé se trouva devant sa façade dont les pylônes de verre répétaient les contours d’un tracteur –

118 Également son frère Léon, mon oncle, décédé bien avant lui, bien que plus jeune, d’une crise cardiaque.119 Pour les mécréants : l’Assomption, c’est quand, selon les évangiles, la Vierge Marie s’est « endormie » et est montéeau ciel.120 Le cimetière Russe a d’abord été créé pour enterrer les pensionnaires de cette maison de retraite.121 LE grand poète de l’émigration Russe en France, prix Nobel de littérature en 1933.122 Figures emblématiques de la vie intellectuelle Russe à Paris.123 Autre écrivain de l’émigration124 Je ne sais rien de Georges Ivanov et d’Alexandre Galitch. Serge Lifar et Noureïev, danseurs bien sûr.125 C’est l’un des assassins de Raspoutine.126 Gallipoli est une ville de Crimée d’où ont embarqué les derniers éléments des armées blanches vers l’Europe.

production du « Rostelmach », l’usine de Rostov qui fabriquait des machines agricoles. C’était sonusine, là où il travaillait depuis déjà quelques années après avoir terminé ses études au lycéetechnique.127 Cette usine géante avait immédiatement attiré son attention, tout comme la ville deRostov-sur-le-Don, elle-même. Cette ville du sud lui avait plu lorsque en 1928 avec son ami Vania ilavait décidé, après son service militaire à la frontière Polonaise, de voir le monde et de choisirl’endroit où il s’établirait. Vania continua plus loin, mais Fédor Ivanovitch fut charmé par Rostov,avec ses larges rues vertes rafraîchies par la respiration du grand fleuve, les lumières éclatantes quibrillaient la nuit, la liberté de cette ville du sud, les vêtements blancs des habitants. Il aimait mettre uncostume blanc, et immédiatement tout sur lui devenait blanc : une casquette de toile blanche et deschaussures blanches.

Mais surtout, il voulait travailler dans cette nouvelle usine moderne qui produisait depuissants tracteurs et autres machines agricoles miracles de la technique contemporaine : la machinefauchait, battait, tressait et enlevait la paille, et donnait du grain tout fait. On organisait desexcursions pour montrer ces nouvelles machines. On attendait cette technique partout, dans tous lesvillages ; la campagne ne pouvait survivre que grâce à elle.

C’est là, dans ce « Rostelmach », que Fedor Ivanovitch rencontra Marina. Il y aperçut un jourun groupe d’étudiants qu’une jeune fille emmenait dans l’atelier. Les jeunes visitaient l’atelier etpartout on entendait la voix claire de la jeune fille, et on apercevait ses légers cheveux châtain.Lorsque le groupe sortit de l’atelier, Fedor Ivanovitch sortit aussi. Il arriva que la bruyante trouped’étudiants, tout en s’extasiant sur ce qu’elle avaient vu, se dispersa rapidement, et lui et la jeune fillearrivèrent jusqu’à la station de tramway. Fedor Ivanovitch s’assit à côté d’elle dans le tramway. Elles’appelait Marina, elle parlait avec passion de l’excursion et de son engagement aux Komsomols128.Marina allait vers les faubourgs de la ville, Fedor Ivanovitch sortit avec elle. Ils arrivèrent devant unemaison, la jeune fille ouvrit la grille avec une clé, retint le chien, et l’invita à entrer. Elle habitait avecses parents au rez-de-chaussée d’une maison à un étage. La maison était posée sur un petit jardin.Fedor Ivanovitch commença à fréquenter cette maison. Souvent, quand il devait attendre Marina, ildevisait avec Valérian Vassiliévitch ou ils lisaient ensemble la collection des innombrables tomes dujournal de Niva. Oustinia Evstignééva faisait du thé, et Marina – tantôt aux cours de langues, tantôtaux cours de culture générale – devait parfois taper à la machine, tard le soir, les décisions de lasection d’éducation populaire, pour pouvoir les expédier tôt le matin dans les diverses provinces. Elleavait appris toute seule à taper à la machine. Elle rendait visite avec un groupe de Komsomols à dejeunes mamans, dans leur maison, pour les inciter à se rendre aux consultations féminines pour lasurveillance de la santé des nouveau-nés. Là, on distribuait la layette pour les enfants, et lesKomsomols persuadaient les mères d’amener les nourrissons à la consultation. Et Marina étaittoujours devant, avec enthousiasme, avec une chanson : partout c’était Marina qui entraînait lesautres.

Fedor Ivanovitch était tellement perdu dans ses pensées qu’il n’avait pas remarqué qu’ilmarchait depuis trois heures. Vitochka (Vitia) s’était réveillé, et certainement Marina avait du jeterplusieurs fois un coup d’œil par la grille en se demandant où le papa avait bien pu disparaître avecson fils.

C’était l’année 1936, Fedor Ivanovitch avait 35 ans. Demain il ferait le voyage jusqu’àNovotchercask, où l’institut de la construction avait été transféré de Rostov, l’année précédente, poury défendre le projet de son diplôme, et y recevoir dans moins d’un mois son diplôme d’ingénier enconstruction. Il avait un fils qui grandissait, et à la maison l’attendait son épouse, la plus rayonnantedes jeunes femmes, Marina.

La Biélorussie.

Ferdor Ivanovitch est né le 24 novembre 1901 dans le village de Slobodka, district de Lépelde la province de Vitebsk, dans une famille paysanne. Son père Ivan Ivanovitch Plisko et sa mèreEktérina Ivanovna avaient une grande famille. Ils avaient cinq enfants – Olia, Fédia (Fédor), Sacha,Polia, Vera. Fédia montrait des aptitudes à suivre des études et le père voulait qu’il soit instruit.

127 Traduction au hasard de « Technicum » (Lycée technique ou institut supérieur de technologie ?)128 Jeunesses communistes.

Après l’école du village on envoya le jeune garçon à Obol, dans l’école religieuse paroissiale. Fédiamontrait toujours de l’intérêt pour les sciences exactes, mais le plus souvent c’était un prêtredénommé Kalkhass, paresseux et lourdaud qui venait faire l’instruction religieuse. Le pope était gros,il n’avait pas du tout de cou, et parlait en haletant, tout ce que l’on comprenait c’était : « au piquet, aupiquet », il mettait la moitié de la classe au piquet mais Fédia refusait de se laisser punir.

D’après le règlement intérieur de l’école qui devait être connu par cœur et en permanencerespecté, il fallait : « apprendre tous les jours la patience, la modération, la pureté d’âme, le couragephysique, la piété des dévotions, la discrétion de la voix, la correction du langage, le silence pendantles repas ; en présence des aînés – se taire ; les sages – les écouter ; les aînés – leur obéir ; les faibleset les petits – les aimer sans hypocrisie ; peu prophétiser et beaucoup discerner ».

Fédia avait envie d’écrire des récits, il avait des cahiers où il esseyait de les écrire. EnsuiteFédia fit ses études à Vitebsk, à Minsk, il vécut peu avec sa famille et ne s’occupa pas d’agriculture.Lorsque vint le temps du service militaire, il fut affecté à la frontière entre la Biélorussie et laPologne. Par l’union de Lioublinsk de 1569 à 1793 la Biélorussie et les terres appartenant à laLituanie, à l’Ukraine (Voline, Podolia, Lvov, Galitch) entrèrent dans la Proclamation Pospolite129,c’est ainsi que s’intitulait officiellement l’Etat Polono-Lutuanien. C’était une république originale,aristocratique (RZECZPOPOLITA). Il y eut de nombreuses guerres avec la Proclamation Pospolite,dans lesquelles participèrent de nombreuses coalitions : pour la succession de Pologne (1733 – 35)avec d’un côté la France et de l’autre, la Russie et l’Autriche. Après la mort du roi Auguste II, leprétendant au trône des Français était Stanilas Leczynski, et de l’autre l’électeur de Saxe Frédéric –Auguste II, qui occupa le trône de la Proclamation Pospolite sous le nom d’Auguste III à la fin de laguerre par le traité de Vienne de 1735.

À partir de 1772 commença la guerre de partition de la Proclamation Pospolite. En 1792 lesarmées Russes et prussiennes occupèrent la Pologne, ce qui conduisit au soulèvement polonais poursa libération. La Russie, la Prusse et l’Autriche qui s’était jointe à eux réprimèrent le soulèvementpour conserver le système aristocratique. Après quoi, Auguste III procéda au partage de la Pologneen 1795. Déjà lors du premier partage de 1793 les terres d’Ukraine et de Biélorussie étaient revenuesà la Russie, avec celles de Lituanie et de Lettonie. Lors de ce partage furent redues la province deVitebsk et le district de Lépelski. La frontière de la Biélorussie fut établie sur le tracé actuel àproximité de Grodno, Brest. On appelait les jeunes gens à venir servir sur la frontière Polonaise. LesPolonais s’efforçaient de convaincre nos soldats de rejoindre l’armée polonaise. On leur proposait defaire des études, d’acquérir des grades.

Fédor Ivanovitch alla faire son service militaire au début 1917, lorsque la Russie était encoreun empire et que Nicolas II avait le titre de Tzar de toutes les Russies, Tzar de Pologne, Roi deFinlande. Le royaume de Pologne avait été créé en 1907 à partir du duché de Varsovie. Après ladéfaite de Napoléon, à la suite du congrès de Vienne des années 1814 – 1815, la Pologne reçut uneconstitution, aux termes de laquelle elle avait son propre gouvernement, un parlement de deuxchambres, conservait son armée, mais fut soumise au Tzar de Russie. Après la défaite del’insurrection de 1830, le pouvoir tsariste punit les insurgés, la constitution de la Pologne fut abolie etl’armée polonaise liquidée.

La Révolution, la guerre civile et les premières années du pouvoir soviétique avaient besoinde frontières solides, et le service de Fédor Ivanovitch à la frontière se révéla traîner en longueur.Après son service, il décida d’organiser sa propre vie. Ainsi se retrouva-t-il à Rostov-sur-le-Don.

Le bâtisseur

Après avoir terminé ses études à l’institut du bâtiment de Rostov, Fedor Ivanovitch reçut sondiplôme lui donnant droit de conduire des travaux et fut envoyé à Maïcop comme spécialiste pour laconstruction d’un sovkhoze d’élevage. En 1931, au termes du plan quinquennal de développement del’économie, le mot d’ordre était de nourrir la population de viande, et il fut décidé que la manière laplus rapide de produire de la viande était l’élevage de lapins.

La ville de Maïcop, disposée sur la rivière Blanche, un affluent gauche du fleuve Kouban,était le centre de la province autonome d’Adigeï, faisant partie de la région de Krasnodar. Le plan

129 Je n’ai, pour l’instant, pas réussi à éclaircir ce point de l’histoire polonaise, qui reste très obscur pour moi.

avait décidé de produire des lapins de Nutria.130. Fedor Ivanovitch participa aux tous débuts del’organisation du sovkhoze et mena les travaux de construction des volières, des bâtiments pour lepersonnel, la direction et le club. C’était son premier chantier comme responsable et FedorIvanovitch venait tout juste de se marier. Mais le travail était prioritaire, son départ avait été brusque,les équipements essentiels devaient être construits avant l’été, et il n’avait même pas encore reçu sondiplôme. Un mois après le départ de Fedor Ivanovitch eut lieu la remise solennelle du diplôme. Elleeut lieu dans la salle Aktov131, et tous les amis invitèrent Marina, elle reçut le diplôme à la place deFédor Ivanovitch, alors que lui-même depuis un mois construisait des cages à lapins en plein désert,dans la steppe.

Les terres de Maïkop, au piémont du Caucase, au troisième millénaire avant notre ère étaientdéjà peuplées d’agriculteurs-éleveurs. À proximité du chantier on pouvait apercevoir des tumulusfunéraires et dans l’un d’entre eux au siècle dernier on mit à jour le très riche tombeau d’un chef detribu. Le chef était couvert d’un baldaquin cousu de plaquettes d’or et de tubes d’argent, avec dessilhouettes de lions et de bœufs coulées dans de l’or et de l’argent. Des armes, des vases d’or etd’argent. Les ornementations montraient de liens anciens entre les peuples du nord Caucase etl’Orient ancien.

Après la guerre civile, la vie à Rostov reprit un cours plus paisible, on ouvrit desétablissements d’enseignement, d’abord d’enseignement général, technique, et à la fin des annéesvingt on commença à ouvrir des facultés et de nouveaux instituts.

À la fin de l’été 1931 on annonça l’ouverture de la nouvelle faculté des travaux publics ausein de l’institut polytechnique de Rostov et des camarades du lycée technique déposèrent desdossiers d’inscription. Ils arrivèrent chez Marina et lui proposèrent de déposer un dossier pour FedorIvanovitch. Son diplôme de fin d’études du lycée technique, on l’avait, ils remplirent sa demande etles autres documents, et ainsi, Fedor Ivanovitch devint étudiant à la faculté des travaux publics del’institut de Rostov.

Ses amis étaient de vrais amis, lorsqu’il arrivait à Fedor Ivanovitch de séjourner à Rostov, ilsse rencontraient avec chaleur, beaucoup de joie et beaucoup de bruit.

Ils étaient amis avec les familles de Micha et Artioucha Khanoumian. Celle d’ArtiouchaKhachaïan faisait partie de ces Arméniens à qui Catherine II avait attribué des terres sur le Don, deceux qui avaient participé à la calamiteuse mise en place de la communauté arménienne deCrimée.132Artioucha Khachaïan était le rédacteur du journal de l’institut et les blagues et les défisn’avaient pas de fin. On demandait souvent à Fedor Ivanovitch de lire le poème biélorusse« Parnasse ». La prononciation Biélorusse est toujours perceptible, et bien que Fedor Ivanovitchparlât correctement et sans accent, la prononciation biélorusse réapparaissait à la lecture du poème,ce qui les mettait en joie et les faisait rire incontinent. Dans ce poème un jeune homme se retrouvesur le mont Parnasse parmi les dieux.

???????????????????Suit un poème dont je ne comprendsQue quelques mots par-ci par-làJe suppose qu’il s’agit d’un dialecte biélorusse ????????????????????????????????????????

En 1935 la Faculté de travaux publics fut convertie en Institut et déplacée à Novotcherkassk,et Fedor Ivanovitch devint étudiant de la section de jour de l’Institut des travaux publics deNovotcherkassk. Il ne put aller dans sa famille à Rostov que les jours de sortie. En 1935 lui naquit unfils, Victor (Vitia).

Le groupe d’étudiants de Rostov dont faisait partie Fedor Ivanovitch s’était distingué depuislongtemps au sein de l’Institut : ils avaient tous leurs examens avec la mention « excellent ». Ilacquirent la distinction de l’ordre du drapeau rouge. En 1936 le groupe d’étudiants en travaux publics 130 Il s’agit probablement d’une race de lapins à poils longs que l’on utilise aussi en fourrure.131 Connais pas…132 C’est un point d’histoire de la Russie sur lequel je ne dispose pour l’instant d’aucun renseignement…

de Rostov, décoré de l’ordre du drapeau rouge, reçut le diplôme de fin d’études et se dispersa dans denouvelles directions. Fedor Ivanovitch aussi reçut une affectation à la construction de la nouvelleusine d’aviation de Smolensk.

Oh, comme il n’avait pas envie de quitter Rostov ! Mais on certifia à Fedor Ivanovitch, auministère, que dès les équipements essentiels installés, il serait rapatrié.

À l’automne 1936 la famille déménagea à Smolensk.

Smolensk

Allons ensembleA Smolensk.Nous prendrons un trainRapide. Rapide, rapide,Il nous conduira en une nuit.Nous sortirons à l’aube,Et verrons immédiatementLes coupoles et les tentes.Nous traverserons le pontVers les escarpements du DnieprEt là nous immobiliserons,En attendant le soleil.Il se lève, jetant des étincellesSur les coupoles multiples de l’Assomption,Et à travers la dentelle du pontIl jette un coup d’œilSur une petiteÉglise en amont.Et nous, dans ses rayons,Nous gravissons la montagne,Et les lumières des croix doréesNous montreront le cheminVers le refuge des voyageursPrès des vieux ormes du parc.Maintenant,Comme dans l’ancien temps…

L’histoire de Smolensk est riche d’événements, surtout militaires. Smolensk est une ville-clé,ouvrant depuis l’occident l’accès vers l’intérieur de la Russie, vers Moscou. C’est pourquoi de trèsnombreux princes occidentaux : Lituaniens, Suédois, Polonais, voulurent l’avoir en leur pouvoir. Lesfleuves Dniepr et Dvina avec leur lit et leurs collines constituaient réellement des obstacles auxdéplacements de troupes, et à Smolensk ils se séparent, laissant un isthme étroit à sec, un passage, etc’est là que fut fondée Smolensk.

On connaît Smolensk par les chroniques depuis le dixième siècle. Au douzième, elle devint lecentre de la principauté de Smolensk. Au début du quatorzième de 1404 et jusqu’en 1514 elle futsous la domination du Grand prince de Lituanie. Dans les années 1609 – 1611 elle subit un siège devingt mois par les troupes polonaises, et de 1618 à 1654 elle resta sous la domination polonaise. En1654 Smolensk revint dans le giron de l’état Moscovite.

En 1812 Smolensk connut une bataille importante avec les troupes de Napoléon. Son plan des’emparer des hauteurs de la ville échoua. La mémoire des défenseurs de Smolensk est perpétuée pardes monuments du parc du square de la Mémoire des Héros. Le monument aux aigles est une hautefalaise avec un nid au sommet, que protègent deux aigles, et il y a, presqu’au somme, la statue d’ungaulois armé d’un glaive133, et sur le côté de la base du mémorial sont gravés les noms des chefs

133 Une représentation de l’armée Française ! ! ???? !!!!!

militaires : Barclay de Tolli, Bagration, Neverovski, Raevsky, Dokhtourov. On trouve ces noms dansle roman de Tolstoï « Guerre et paix ».

Lors de la bataille de Smolensk en août 1812, les troupes et avec elles une paisible population,quittèrent la ville, sous la poussière d’une puissante canonnade et détruisirent le pont par-dessus leDniepr. Le plan de Napoléon d’encercler l’armée russe dans une bataille générale fut déjoué parBarclay de Toly, qui était le général en chef de l’armée russe. Près de Moscou le feld-maréchalKoutouzov répéta la manœuvre exécuté la première fois devant Smolensk, abandonna Moscou, et lesarmées Françaises furent défaites.

Tout comme Smolensk avait défendu la souveraineté nationale, elle devint le berceau del’aviation, qui se mesura plus tard dans le ciel aux « Fokerwolf » allemands. C’étaient des ingénieurs-héros qui les construisaient dans des usines d’aviation. À l’époque on prononçait encore le mot« ingénieur » avec fierté. C’étaient des gens sur lesquels reposait une responsabilité écrasante.

La plus grande entreprise de Smolensk était l’usine d’aviation. En 1936 elle produisait denouveaux appareils et cela nécessitait des travaux de construction importants. Fedor Ivanovitchcommença à travailler dans cette usine.

En avril 1924 le front de l’Ouest fut transformé en région militaire avec Smolensk pourcentre. L’un des commandants était un natif de Smolensk – M. N. Toukhatchevky134, qui avait menéles troupes du front Ouest et, dans la guerre avec la Pologne avait conduit les opérations de mai,juillet et celle de Varsovie. En 1936 M. N. Toukhatchevsky était déjà Maréchal de l’UnionSoviétique, commissaire du peuple à la défense et connaisseur en sciences et constructionsmilitaires ; il séjournait souvent à Smolensk. Toukhatchevsky, Ouborévitch, tenaient des réunionsauxquelles participait Fedor Ivanovitch.

La vie de la ville et les nouvelles des constructions urbaines paraissaient souvent dans lespages des journaux et magazines. En 1936 on publiait à Smolensk un journal qui s’appelait « Laprovince de l’Ouest », une imposante revue généraliste et politique qui publiait des articles sur la viequotidienne, culturelle et politique de la province de l’ouest de cette époque, dont le rédacteur en chefa longtemps été A. T. Tvardovsky, qui deviendra plus tard celui du journal « Novi mir » (Le nouveaumonde).

L’usine d’aviation, située au nord, en amont du Dniepr sur la montagne de Pokrovskaïa, qu’onappelait simplement « Pokrovka », occupait un grand territoire sur lequel étaient menées d’unemanière intensive des constructions dont l’ingénieur en chef était Fedor Ivanovitch.

À l’été 1937 commencèrent les arrestations : fut arrêté le maréchal M.N. Toukhatchevsky etfusillé comme traître à la patrie, et derrière, Ouborévitch commandant de la région militaire deBiélorussie. Que pouvaient en penser les gens qui travaillaient à leur côté, qui les connaissaientbien… ?

Mais on continua à réfléchir, construire, inventer. D’abord l’usine fabriqua les avions Yak-42,et à l’approche des années 40 commencèrent les commandes de l’armée.

Fedor Ivanovitch construisait les équipements pour l’aviation et pour les tanks. En 1940 on luidit : « Eh, dis-donc, Fedor Ivanovitch, tu n’es pas au Parti ? » Et Fedor Ivanovitch répond : « Je n’airien fait qui me permette d’être communiste, je ne me suis distingué en rien ». « Mais non, disent-ils,tu es un homme prometteur, on va te donner une recommandation ». Et en 1941, Fedor Ivanovitchintégra le Parti. Il en vit beaucoup, fut en désaccord avec beaucoup, mais un chef ne pouvait pas nepas être au Parti. En 1940 commença la guerre avec la Finlande ; la journée il était sur les chantiers etla nuit en réunions. En mai 1940 Fedor Ivanovitch partit en cure à Sotchi, on lui donna une feuille deroute, et Marina lui dit « Vas-y, vas-y », - il avait énormément travaillé. Et elle-même avait déjà deuxenfants en charge : Vitia (Victor) de cinq ans et Lucie135 (Ludmila) âgée de deux ans, et sa mère âgéeet malade.

134 L’histoire de ce Maréchal Toukhatchevsky est passionnante. Personnage réellement hors du commun, il fut victimed’une extraordinaire machination montée contre lui par Staline qui redoutait sa popularité au sein de l’armée. Cettemanipulation consistait à faire parvenir aux autres cadres de l’Armée Rouge de fausses preuves de la trahison duMaréchal, par un canal tortueux qui rendait ces preuves plausibles. L’enlèvement du Général Miller, à Paris, qui avait prisla succession de Koutiepov (enlevé lui aussi par les services secrets soviétiques) à la tête du ROVS en est un épisode.Toukhatchevsky a été la première victime des grandes purges staliniennes de 1937 au sein de l’Armée Rouge.135C’est ma tante, celle qui a écrit ce livre.

Fedor Ivanovitch passait souvent à Moscou, au ministère, et au printemps 1941 il reçut unenouvelle affectation dans la ville de Sizran, sur la Volga, où le début de guerre le 22 Juin 1941 letrouva.136 Précisémment, ce dimanche sa famille l’attendait à Smolensk. Et l’attendit en vain. Ils nepurent se voir que trois semaines plus tard, loin de Smolensk, à Sizran.

Smolensk reçut, parmi les premières, l’attaque des armées germano-fascistes. Les avionsennemis commencèrent à survoler la ville dès le 24 juin, ils la bombardèrent, et le dernier convoi del’usine d’aviation quitta la ville le 9 juillet avec Marina Valérianovna et ses enfants. Le 15 juillet lesélément motorisés de l’armée allemande s’engouffrèrent dans la ville, et vers la fin juillet elle futprise.

Fedor Ivanovitch reçut une affectation dans une usine de bois de Sizran, qu’il fallait rééquiperpour en faire une usine de construction et de réparation d’avions. Au printemps 1941 il était encore àl’endroit de son affectation. Le 21 juin il devait partir rejoindre sa famille à Smolensk, mais lecommandant militaire ne le laissa pas partir. Et Marina lui envoya un télégramme « J’ai emmené lesenfants dans un endroit sûr, un village de la région de Monastichisky ». Et Fedor Ivanovitch de seprendre la tête à deux mains : « C’est encore plus près du front, de trente kilomètres ». Lorsque letélégramme lui arriva, indiquant que la famille partait par un convoi numéroté, il veilla toute la nuitauprès du chef de la gare de Sizran, mais un tel convoi avec ce numéro ne se présenta jamais. Toutesles pensées lui passèrent par la tête : la guerre se déroulait sur notre terre, Smolensk brûlait, desconvois passent avec des équipements, des gens, mais il n’y avait pas celui dans lequel était safamille. Ce convoi se vit attribuer un numéro de train, et cette nuit-là, il passa par Sizran, mais sanss’arrêter.

Le piège

La grenouille, tombe malencontreusement dans une cruche avec de la crème fraîche. Le becverseur est tout en haut, il y a de la crème jusqu’en haut, et il n’y a aucun espoir de s’en sortir. Et lagrenouille commença à sauter. Et elle sautait et elle sautait et l’ouverture se rapprochait serapprochait, mais la grenouille ne s’arrêtait pas de sauter et ayant fini par avoir battu la crème enbeurre, put rapidement sortir de la cruche.

C’était le début de l’année 1942 dans la ville de Sizran au bord de la Volga, il y avait cethiver–là beaucoup de neige. Elle ensevelissait toutes les saillies naturelles, les fossés et s’étendait enune couche régulière sur les espaces libres.

Tu es l’habit de la blancheur intimeTu es fort, blanchi par les nuits de gel,Éclairé par les premiers rayons de soleil,Tu es le linceul protecteur de tout le pays.

La neige reposait immaculée et sur notre terre se déroulait une guerre. L’ennemi se précipitaitsur la Volga. C’est pourquoi on envoyait toute la population valide creuser des tranchées pourprotéger les villes et les berges de la Volga.

Les femmes du pays ont pris entre leurs mainsDe lourdes pelles comme si c’étaient des fusilsPour que des fossés antichars,Constituent des obstacles sur le chemin de l’ennemi…

C’est ce qu’écrivit un poète inconnu, qui combattait pendant ces jours de guerre.Dans notre maison, justement, à cette époque il y avait quelques adultes. La famille de Fedor

Valérianovitch, le frère de Marina, était arrivée de Rostov-sur-le-Don occupée par les Allemands. Il yavait sa femme Anna Nicolaïevna et leur deux filles Clarisse, l’ainée et Lida la plus jeune. En dehorsd’eux il y avait encore deux jeunes enfants, la grand-mère et Marina.

136 Rappel : pour les Soviétiques, la guerre ne commence qu’avec l’exécution du plan Barbarossa en Juin 41 et non par ladéclaration de guerre de 1939

Arriva un délégué qui recensa tous les adultes et ordonna qu’ils se présentent le matin pourcreuser les fossés. Fedor Ivanovitch rentra à la maison le soir, on lui raconta. Marina resta à la maisonavec les enfants et la grand-mère, et Anna Nicolaïevna et Clarisse partirent au village creuser lesfossés. Ils vivaient là-bas dans des isbas, Anna Nicolaïevna souffrait des jambes, aussi revint-ellerapidement. Et c’était Fedor Ivanovitch qui devait rendre compte de l’exécution de ces travaux lorsdes réunions avec le directeur de l’usine, il était ingénieur en chef et il était responsable de tous lestravaux.

La nuit tombait tôt. On le déposa près de l’objectif et il partit voir ce qui avait été fait dans lajournée… et il tomba dans un fossé quelconque, si profond qu’il ne voyait que les étoiles au-dessusde la tête. Sa chapka lui avait sauté de la tête, il n’attachait jamais les oreillettes, et personne autour.Alors Fedor Ivanovitch commença à tasser la neige avec son dos, il essaya de poser les pieds sur laneige mais elle s’écroulait. Lorsqu’il la tassait très fort, il arrivait à faire une marche et on pouvait setenir debout sur elle. Presque toute la nuit il construisit ainsi des marches, il ne parvint à la maisonqu’au petit matin, et il avait pensé ne pas pouvoir se sortir de ce piège, mais ce n’était pas dans soncaractère de se rendre.

Les années cinquante.

Le destin de Fedor Ivanovitch fut celui des découvreurs, des initiateurs, ceux qui posent lapremière pierre, plantent le premier piquet, tendent la corde à l’emplacement d’une rue future,construisent les fondations d’une maison, ne se contentent pas de penser aux maisons futures quiabriteront des gens paisibles et joyeux mais construisent de leurs propres mains ces rues, ces maisons,ces villes. Mais il n’incomba pas à Fedor Ivanovitch de construire seulement des bâtiments urbains etindustriels, il eut aussi en charge l’édification gigantesque , du plus grand et du plus long barrage entravers du plus grand fleuve de Russie, la Volga. Dans les années cinquante Fedor Ivanovitchconstruisit la centrale hydraulique de Kouïbitchev.

La longeur du barrage de terre était de 2800 mètres, la hauteur de 50 mètres. La puissance dela station hydroélectrique était de 2, 1 millions de Kilowatts-heure, produite par 20 alternateurs de105 000 KW chacun.

D’après le plan GOELRO137 des 1931 la puissance des stations électriques de district del’URSS atteignait 2, 105 millions de KW, et celle de Kouïbichev devait atteindre cette puissance àelle seule. C’était une construction géante, on y utilisa de puissants équipements modernes : desalternateurs avec des turbines d’une puissance de 105 000 KW et des générateurs de 125 000kilovolts- ampères, la seule hauteur du générateur était de 28 mètres. Il fallut installer 15,5 millecâbles à haute tension, au nombre desquels une ligne de 400 volts alimentant Moscou.

Pendant la construction de la centrale, durant des mois particuliers, on coulait jusqu’à 395 000mètres cubes de béton. Pour le produire quatre usines automatisées furent construites, deux situéessur la rive droite, deux sur la rive gauche de la Volga. Pour couler le béton dans les blocs desaspirateurs à béton furent installés. On utilisait les méthodes de construction les plus nouvelles : leremblayage du barrage dans le cours du fleuve sans estacade.138.

Ces gigantesques travaux du communisme exigeaient une énorme quantité de main d’œuvre.Et des prisonniers travaillèrent à la construction de la SHE de Kouïbichev. En tant qu’ingénieur enchef, il était tout le temps sur les chantiers dont il était responsable, mais il devait également répondrede ceux qui exécutaient les travaux. Et les prisonniers avaient leurs propres lois. Un chef d’équipeavait perdu aux cartes. Il rentra dans un baraquement, et on commença à le jeter d’un mur à l’autre,jusqu’à ce que mort s’en suive, et ils prétendirent qu’il était mort d’une crise cardiaque. Ils jouèrentaussi et plus d’une fois avec Fedor Ivanovitch, mais les meneurs prirent sa défense, ils disaient que cechef-là était correct.. Le barrage fut terminé en 1955, et la ville de Stavropol en fut noyée sous leseaux. On créa un lac de retenue de 6500 kilomètres carrés et un réservoir de 58 milliards de mètrescubes d’eau. On construisit une nouvelle ville, Jigoulievsk (cette ville est située sur la rive droite de

137 ? ? ? ? ?IL s’agit encore d’une contraction de plusieurs mots qui désigne un organisme, une administration ou uneentreprise.138 L’estacade est une barrière à claire-voie prenant appui sur des pieux plantés dans le lit d’un fleuve pour le détourner oul’assécher durant des travaux.

la Volga), quant à la ville de Stavropol, on la déplaça à 109 kilomètres au nord-ouest de Kouïbichev,qui est devenue maintenant un port sur le réservoir d’eau. En 1957 pour les 40 ans de la GrandeRévolution Socialiste d’Octobre on mit en construction la station hydroélectrique de Kouïbichev, laplus importante du monde139. Le 10 août 1958, le jour solennel de sa mise en route, on lui attribua lenom de V. I. Lénine.

Khimki

Après les travaux de la SHE de Kouïbichev, Fedor Ivanovitch travailla dans le ville deKhimki.140. Beaucoup de bâtiments de Khimki ont été constuit sous sa direction. Le palais« Rodina », la polyclinique et l’hôpital, des écoles et des maisons d’habitation.

En dehors des maisons d’habitation, les chantiers les plus importants concernaient lespolygones d’essais « Energomach ». Fedor Ivanovitch avait dirigé la construction des laboratoiresd’essais souterrains. Il a été le directeur en chef d’une construction capitale, le OKS du« Energomach »141.. Alors, nous ne savions pas ce que faisaient nos pères. Des ordres impératifs nousdissimulaient ce dont nous aurions pu être fiers, les extraordinaires techniques spatiales qui sedéveloppaient.

Fedor Ivanovitch a été le constructeurs des premiers complexes géants nationaux :• Fabrication de machines : Rostselmach• Station hydroélectrique : SHE de Kouïbichev• Construction de fusées : Energomach

MARINA VALERIANOVNA PLISKO

(Née Stiagova)

Le théâtre

« Le théâtre ! Aimez-vous le théâtre comme je l’aime, c’est à dire te toutes les forces de monâme, avec tout l’enthousiasme, toute la fureur dont seule est capable la jeunesse, avide et passionnée,jusqu’à ressentir le sentiment de grâce ? Ô, c’est le véritable temple de l’art, à l’entrée duquel vousvous séparez instantanément de la terre , vous vous affranchissez des rapports ordinaires ! Ces sonsd’instruments en train de s’accorder dans l’orchestre font languir votre âme dans l’attente dequelque chose de merveilleux, vous serre le cœur dans la prescience d’un bonheur chaud etmystérieux ».142Des sentiments de cet ordre saisissaient Marina lorsqu’elle franchissait le seuil d’unthéâtre.

Vers la fin des années vingt la vie théatrale à Rostov-sur-le-Don s’actualisa. Les théâtresouvrirent en grand leurs portes aux spectacles en tournées. Et voilà que l’Opéra de Moscou arriva àRostov. On jouait La sirène de Dargomijsky, La fiancée du Tzar de Rimsky-Korsakov, BorisGodounov de Moussorgsky, Le prince Igor de Borodine.

Marine écoute, à l’opéra, La sirène. Déjà le premier acte la captive par sa musiqueinquiétante, l’authenticité des tourments sentimentaux de Natacha.

(Suivent une description, que je ne traduis pas de toute l’histoire de cet Opéra et d’autres (BorisGodounov, Le prince Igor)

Ludmila nous explique ensuite que Marina adore la poésie et elle nous cite des extraits de ces poèmespréférés, que je ne traduis pas non plus. Il y a du Feta, du Lermontov, du Merejkovsky.)

Le goût de Marina pour le théâtre, l’art, la poésie exigeait une culture en conséquence. Elleentreprit des études à la faculté de lettres. Elle allait aux cours et aux conférences et lisait beaucoup.

139 … de l’époque, bien entendu.140 Banlieue de Moscou, où habite toujours ma famille.141 ? ? ? ? ? Même combat : contraction de noms.142 Ma tante omet de préciser l’auteur de cette citation. Il s’agit probablement, une fois de plus, d’un texte très connu desRusses.

Elle aimera toujours les livres. Et même à son âge le plus avancé, les livres resteront la sourceprincipale de ses enthousiasmes.

La téléphoniste

Marina est née en 1909, le 21 novembre, le jour de la saint Michel. Elle était la plus jeune dela famille.

À la stanitza Alexandrovsk il y avait une église ancienne dédiée à Saint Michel, qui était loinde leur maison. Dans l’enfance de Marina, on l’y emmenait lors de la fête paroissiale de l’archangeMichel, les jours de ses anniversaires. Elle s’en rappelle sans plaisir particulier, comme le temps étaiten général froid, le sol trempé, il fallait marcher longtemps, avec un manteau lourd sur les épaules, etde plus, à l’intérieur de l’église, on était à l’étroit et l’on étouffait.

Mais les femmes cosaques, pour la fête votive, décoraient l’église et faisait cuiredes merveilles143 pour les offrir aux visiteurs. On les mettait dans de grands vases avec des pieds trèshauts : comme ils s’élevaient élégants et croustillants !

En 1914 Marina se rappelle qu’elle jouait dehors dans un bac à sable, et ValérianVassiliévitch arriva et dit : « Maman, c’est la guerre ! ». Ils se mirent à parler ensemble, il étaitquestion de Goutchkov, Milioukov, Rodzianko144, de la Douma.

Marina s’intéressa dès son enfance à toutes sortes de machines et de mécanismes. Un jour onl’emmena dans le magasin des Oussikov, et là-bas il y avait le caisse « en argent », avec la manivelleque l’on tournait, les tiroirs qui bougeaient, la caisse qui brillait. Cette caisse enregistreuse plutbeaucoup à Marina.

Son frère, Fédia (Fedor) ramena un jour du chemin de fer une machine à écrire« Underwood », pour que Marina apprenne à taper. Il dit : « On va taper les paroles des chansons,j’en ai besoin pour les répétitions, il faut que tous aient les textes ». Marina se prit d’intérêt pour lanouveauté. Elle s’installa un bureau dans un débarras. Avec une boîte, des fils de fers et des pivotselle se fabriqua un téléphone et un commutateur et, elle mettait en relation les abonnés comme unetéléphoniste, elle insérait les fiches dans les trous de son pupitre.

Plus tard elle dut beaucoup à taper sur des machines à écrire et avoir affaire au téléphone.Le cousin germain de Marina, Méthode, était marié à Anna Sokolovskaïa. Son père était

maître de chapelle et dirigeait le chœur à l’église de Rostov, et elle et ses deux sœurs prenaient dutravail à la maison pour une confiserie. Elles recevaient les bonbons et des feuilles entières de papierqu’elles découpaient et dont elles enveloppaient les caramels, et rendaient les bonbons enveloppés deleur papier. Plus tard, Anne devint elle-même confiseur, elle travailla d’abord dans un atelier decaramel, et plus tard, comme maître-confiseur, elle fabriqua des gâteaux . Elle faisait cuire lesbiscuits, les coupait finement, les imprégnait de sirop, les décorait de roses, de fruits confits et dechocolat. Et le soir Anne jouait dans un orchestre à cordes de la domra145 et c’était une excellenteinstrumentiste. Lorsqu’elle se rendait à ses répétitions elle emmenait souvent Marina. Marina avaitalors onze - douze ans, elle faisait ses études et vivait à Rostov chez Méthode et Anne. Elle allaitavec eux voir des films. Sur le grand boulevard il y avait un cinéma, le « Colisée », on y passait desfilms Géorgiens avec Nata Vatchnadzé, allemands avec Dino Dourbin, avec Mary Pickford, des filmsmuets russes.

Vers la fin des années vingt, aller au cinéma était une fête. Dès qu’un nouveau film était àl’affiche, on faisait la queue pour avoir des billets. En sortant du cinéma, il y avait autour du bâtimentdes allées, des fleurs dans des massifs que l’on soignait, arrosait.

Rostov était une belle et grande ville. Tôt, dès le printemps, commençaient de chaudes soiréeset les gens aimaient se promener dans les parcs. On y jouait de la musique et les fleurs répandaientleur arôme. On plantait de nombreuses fleurs dans les massifs, le tabac parfumé, des pétunias, despivoines. La plus grande artère était l’avenue Boudiénovski, anciennement avenue de Taganrog, oùse trouvait l’université. Au centre de la ville cette avenue croisait la place Lénine avec son 143 Pâtisserie dont je ne parviens pas à trouver la composition.144 Autant d’inconnus pour moi…145 La domra est un instrument à cordes à caisse bombée qui ressemble beaucoup à la mandoline et qui se décline endifférentes tailles de la plus aiguë à la plus grave. La domra prima, la plus aiguë est accordée comme un violon et commela mandoline, mi la ré sol.

monument. Sur la même place il y avait la nouvelle cathédrale146. Plus loin sur l’avenueBoudiénovski, il y avait un cirque, des cinémas. Les avenues « petite », « moyenne », « grande »croisaient la rue Engels.

La rue Engels, anciennement rue des jardins, traversait toute la ville, réunissant Rostov àNakhitchévan. À Nakhitchévan les rues s’appelaient des « lignes » et avaient des numéros. Au début,la famille vécut dans la 35° ligne, qui partait de la deuxième des Komsomols et allait vers le Don. Parla suite, lorsque l’on attribua à Marina un appartement dans un immeuble réservé aux travailleurs del’eau, ils vécurent dans la « ligne » zéro, maison N° 35. Le balcon de l’appartement qui se situait au2°étage donnait sur un parc. Ce parc avait été créé sur un terrain vague qui séparait Rostov deNakhitchévan.

À Rostov on circulait en tramway, qui parcourait la rue Engels. Il traversait d’abord lecroisement Bogotianovsky, qui descendait vers le Don, vers les quais et les chantiers navals, versl’usine « Don rouge » dans laquelle Marina travaillait. Ensuite le tramway traversait le carrefourPokrovsky où se trouvait le club des ouvriers de l’alimentation, qui se tenait dans un grand édificeblanc avec des balcons et des balustrades, où Anne Sokolovkaïa jouait de la domra dans l’orchestre.Plus loin la rue Engels était traversée par les trois avenues, la « petite », la « moyenne », la« grande » avec le cinéma Colisée, ensuite l’avenue Boudiénovsky avec le club des travailleurs ducommerce, dans lequel, au troisième étage se trouvait le Rabfak147, où Marina étudiait. Plus loin onpouvait aller en tramway jusqu’à la gare où travaillait Fedor Valérianovitch, et ensuite descendrejusqu’au pont qui traverse le Don. Ce pont était mobile. On l’ouvrait pour laisser le passage auxnavires.

Lors de la retraite de nos armées durant la guerre, on le fit sauter, et Fédor Valérinovitch neput s’extirper de Rostov et fut fait prisonnier par les Allemands. Beaucoup d’événements de la vie deMarina – gais et tristes sont liés à cette ville. Rostov est une ville remarquable !

L’étudiante

Lorsqu’en 1924 Marina vint s’installer avec ses parents à Rostov, elle commença par suivredes cours de « Polyglotte ». Il y avait des sections de langues étrangères, d’éditions de livres,d’écriture et de dactylographie. Marina commença à étudier la dactylographie. Sa sœur, Pania, luienvoya dix roubles, et elle paya pour ses études.148

Au bout d’un an, lorsque Marina eut terminé ces cours, elle commença à travailler à l’usine« Don rouge », dont le directeur était P.G. Moukhonienko. Il vivait dans un appartement situé dans lacour de l’usine, et Marina vécut dans leur famille. Elle travailla d’abord à la commission du Parti149

comme secrétaire – dactylographe, et ensuite, on l’invita à s’occuper des écritures de l’administrationde l’usine. Elle devint la directrice de la chancellerie dont dépendait un bureau de dactylos de troisemployées. Marina organisait leur travail, et leur fournissait des textes à taper.

Marina était une komsomol150 active. Cette jeune génération avait de la conviction et de lasincérité. Elle était tournée exclusivement vers un avenir tout clair et tout radieux. Elle était pousséepar la foi dans la possibilité d’un bonheur sur Terre, d’une chance pour tous, pour tout le peuple.

Les komsomols allaient vérifier la bourse du travail. On y recensait mille travailleurs, maispas un n’allait travailler. Avec un paquet d’adresses dans les bras les komsomols allaient voir dans

146 Détail étonnant…147 Les russes, plus particulièrement les Soviétiques, utilisent beaucoup d’acronymes, de mots contractés, de préférenceaux sigles, en accolant les premières syllabes de plusieurs mots entre eux. On connaît, par exemple Kokhoze, contractionde Kollectivnoïe Khoziaïstvo (propriété collective). Ici Rabfak est probablement la contraction de « RabotchyFakoultet », faculté des travailleurs.148 Ce genre de renseignement est stupéfiant : les études n’étaient pas gratuites en URSS ?149 Il est tout à fait clair que, du côté de ma mère, la famille a été très « Soviétique », pro-communiste, voire communistetout court. Avoir une mère issue de ce milieu et un père aristocrate Russe authentique, a toujours été pour moi unegarantie d’équilibre dans mon jeune âge, et m’a permis d’échapper à cette éducation souvent très réactionnaire querecevaient beaucoup d’enfants d’immigrés Russes en France. Ma mère, d’ailleurs, à ce qu’elle m’en a dit, n’a pas étéaccueillie avec beaucoup d’enthousiasme, semble-t-il, par la famille paternelle lorsque celui-ci revint avec elle decaptivité.150 Ces organisations de jeunesse communistes étaient l’endroit où l’on repérait les éléments dévoués à la cause dusocialisme et constituaient l’antichambre de l’appartenance au Parti.

leur maison ceux qui étaient sur les listes mais qui n’allaient pas travailler dans les entreprises d’Etat.Ils se faisaient inscrire à la bourse du travail, mais travaillaient au noir, ne payaient pas d’impôt ettouchaient des allocations. Il était particulièrement difficile d’aller à Nakhitchevan. Ce villageArménien était un faubourg de Rostov. C’est Catherine II qui avait attribué ces terres au Arméniens.L’agglomération était divisée en « lignes » qui descendaient vers les rives du Don. Sur la place, il yavait la grande cathédrale Alexandre Nevski et, avant, au milieu de cette place il y avait unmonument dédié à Catherine II, sur lequel était gravé : « Les Arméniens reconnaissants, à CatherineII ». Les komsomols marchaient dans les « lignes » 33, 35 le soir pour trouver les occupants chezeux. Ces rues étroites étaient sombres, il y avait des chiens dans les cours, et les occupants très loind’être amicaux. Ils leurs mettaient le marché en main, si dans un mois ils n’étaient pas venustravailler, ils étaient rayés des listes. Ils parvinrent ainsi à apurer la bourse du travail.

Dans les années 1929 –30 les approvisionnements étaient difficiles. Pour les fêtes de mai etd’octobre, les komsomols préparaient des cadeaux pour les enfants des ouvriers de l’usine « Donrouge ». Ils partageaient de la farine, de la marmelade, des raisins secs, des abricots secs, du beurre.Les femmes se réunissaient et toute la nuit faisaient cuire des gâteaux. Et c’était Marina qui dirigeaitles opérations. On chantait. La voix de Marina était sonore, elle connaissait les chansons et aimaitchanter. Le matin ils achetaient des bonbons, des pommes, ils fabriquaient des paquets, et mettaientdans chaque paquet un gâteau, une pomme, des bonbons et les distribuaient aux enfants au momentdes fêtes.

Le 30 juin 1930 commença l’instruction universelle. Cette action avait pour but d’éliminerl’illettrisme au sein de la population. Et les komsomols participèrent à ces mesures. Marina enseignaà Likbez ( ?). Elle s’occupa des femmes au foyer et des ouvrières, qui commençaient la lecture avecun alphabet. Et lorsqu’elles parvenaient à l’alphabétisation, elles étaient si heureuses, elles disaient :« Maintenant je peux corriger mon fils, lorsqu’il se trompe en lisant, et jeter un coup d’œil à sescahiers. »

Marina tirait très bien. Elle allait s’entraîner au champ de tir. Son père lui avait même cousuun survêtement avec un ceinturon pour cette activité. Et l’on envoya cette komsomol exemplaire devingt ans participer à des compétitions. Et elle y fit la preuve de sa précision et de sa force. L’équipeféminine de tir à la carabine battit l’équipe masculine du lycée technique de culture du blé et reçut, enrécompense, un buste de Lénine.

Le 18 mars, le jour de la commune de Paris, on attribua à Marina un appartement en bordurede Rostov et de Nakhitchevan, sur la ligne du Champ. Dans le temps un champ les séparait, et ensuiteon en fit un parc, on le ferma trois ans pour que la végétation pousse. C’est à côté de ce parc queMarina reçut un appartement. Et la vie devenait de plus en plus difficile, en 1932 on introduisit lescartes de rationnement. Elles donnaient droit à 200 grammes de pain pour un non-travailleur, 400grammes pour un employé et 800 grammes pour un ouvrier. Le système des cartes de rationnementdura jusqu’en 1935.

En 1932 Marina entreprit des études au Rabfac. C’était une faculté151 qui préparait à l’entréeen institut. Y étudiaient essentiellement des hommes adultes qui avaient eu le temps d’accumulerquelques connaissances après la Révolution et la guerre civile. L’un était colonel, l’autre membre dela Tchéka152, le troisième, relieur. Et il n’y avait que deux jeunes filles dans le groupe. Marina etChoura Chelomïanskaïa. Son père avait une fabrique dans laquelle on produisait de la khalva. Ilsavaient à Rostov un grand appartement, cinq chambres, certaines, après « rationalisation », avait étévidées. Marina se rappelle que pour aller dans la chambre de Choura il fallait traverser ces chambresvides. Dans leur maison il y avait une grande bibliothèque, et Marina en était très attirée, elle aimaitles livres .

Après le Rabfac Marina fit des études à l’institut de production littéraire, dans la sectionlittérature. Plus tard il fut transformé en institut pédagogique. Le professeur de mathématique étaittellement passionné par sa matière que lorsqu’il n’avait plus de place au tableau il continuait à écrirepar terre. Il marchait presque pieds nus, et les étudiants l’ayant pris en pitié, se cotisèrent et luiachetèrent des souliers, ce dont il fut très touché.

151 Je n’ai pu me faire expliquer la hiérarchie des centres d’études tels que faculté, institut, académie, technicum152 Police politique du régime

Marina prenait ses cours le soir et dans la journée et travaillait à l’usine, au bureau. Onexpédia dix personnes de l’usine dans des kolkhozes, on les appelait les « cinq mille ». Ils avaientpour mission d’aider à relever l’agriculture dans les villages. Commencèrent à arriver des saboteurs,ils organisèrent une campagne contre eux. Ils commencèrent à faire disparaître les chefs qui étaientjuifs. Hitler a massacré des juifs, mais c’est Staline qui a commencé. En réalité, les rafles au sein duParti débutèrent. Et Marina comprit que tout se mettait à dérailler.

En 1931 Marina épousa Fedor Ivanovitch Plisko et la famille déménagea à Smolensk.

La vie paisible

La famille s’installa dans une maison de plain-pied comportant deux appartements aucarrefour de Kronstad, près du mur d’un kremlin du XVIIème siècle construit par l’architecte FedorKon. Boris Godounov lui-même était venu poser la première pierre. L’enceinte de fortification quifait plus de six kilomètres avait trente-huit tours. Cette maison se trouvait à côté de la tour Nicolas.

L’appartement avait trois chambres et un chauffage par un poêle. Le poêle était au milieu, etses parois, couvertes de carreaux de faïence, chauffaient les trois pièces à la fois. À côté de la maisonil y avait une petite cour où les enfants pouvaient se promener. C’était Lena, la nounou, une fille de lacampagne au caractère doux et bon, qui s’occupait des enfants et se promenait avec eux. La mèreemmenait les enfants se promener au Jardin Blonié.

Les jours de repos, on pique-niquait dans le parc forestier de la Pinède Rouge, on cueillait desfraises des bois, on faisait rôtir des chachliks153. Parfois Marina et Fedor Ivanovitch sortaient authéâtre. Ils virent, une fois, le spectacle « Ouriel Akosta ». Ils allèrent quelques fois à la maison desofficiers, à une soirée, un concert ou pour danser.

Fedor Ivanovitch travaillait beaucoup, et Marina s’occupait des enfants et de la maison. Endehors de cela, elle brodait beaucoup, elle aimait la broderie au plumetis. Les rideaux aux portes etfenêtres étaient de sa fabrication avec de magnifiques dessins, cousus de grands anneaux dorés surlesquels s’enroulaient des fleurs variées. En dehors des rideaux, Marina avait brodé cinq panneaux deparavent. La partie supérieure de la toile était carrée, la partie inférieure rectangulaire, et lespanneaux resplendissaient de glaïeuls rouges et roses, d’iris bleus et violets, de grenouilles dans del’herbe verte. Marina faisait la lecture aux enfants, jouait avec eux et brodait.

Dans les dernières années avant la guerre, Fedor Ivanovitch fut très occupé. Le jour à l’usined’aviation et sur les chantiers, la nuit en réunions.

La guerre

Le 22 Juin 1941 Marina, ses enfants et sa mère, Oustinia Evstignéévna, s’apprêtaient à aller àune représentation matinale de cirque. Le matin il y avait eu beaucoup de remue-ménage, il avaitfallu nourrir les enfants, les habiller et ils n’avaient pas eu le temps de mettre la radio. FedorIvanovitch devait rentrer le soir de Moscou.

Ils arrivèrent au cirque élégants et joyeux, mais pour une raison inconnue il n’y avait presquepersonne. La femme assise à côté de Marina s’essuyait les yeux avec un mouchoir. « Vous avezcertainement un grand malheur », lui dit Marina par sympathie. « Tout le monde, maintenant a ungrand malheur » lui répondit la femme. « Je vois que vous n’êtes au courant de rien. C’est la guerre !Les Allemands ont déclaré la guerre à la Russie ! »

Fedor Ivanovitch ne vint pas le soir.Smolensk commença à subir des bombardements dès le 24 juin. Les avions passaient au-

dessus de la ville. Les gens avaient peur de rester dans les maisons, sortaient dans les rues et restaientdebout, la tête vers le ciel, en essayant de déterminer quels étaient les avions qui volaient au-dessusde leur tête. On commença à quitter la ville. Et les premiers à en partir furent les gouvernants.

On conseilla à Marina d’emmener les enfants à la campagne. Dans la maison du carrefourKronstat, à côté de la tour Nicolas du kremlin de Smolensk, il y avait deux appartements. Dans l’unMarina, ses enfants et sa mère, dans l’autre vivait le directeur de production de l’usine d’aviationavec sa famille. Les parents de son épouse Tamara, vivaient à la campagne, à trente kilomètres de 153 Plat caucasien, brochettes de viande marinée, puis rôtie enfilée normalement sur des sabres.

Smolensk dans le district de Monastirchinsky. Ils s’apprêtaient à y partir et invitèrent Marina. Tout lemonde pensait que c’était pour peu de temps, ils ne prirent avec eux que des oreillers et de lavaisselle pour boire le thé.

Marina décida au bout de quelques jours d’aller en ville expédier un télégramme à FedorIvanovitch pour lui indiquer qu’elle avait mis les enfants en lieu sûr. Elle marchait à travers la ville etun flot humain lui arrivait en face. Des femmes avec des baluchons qui traînaient par la main desenfants effrayés. Toutes les routes étaient bouchées par ce flot.

Elle arriva en ville, les rues étaient désertes, comme si tout le monde était mort. On glissaitsur du verre cassé, toutes les fenêtres avaient perdu leurs vitres, les vasistas battaient, les portesétaient ouvertes.

Maman est entrée dans la ville par mégarde,Après trente verstes à travers champs.Toute la ville partait par les routesChacun avec un petit baluchon.

Là-bas les rues étaient videsLes pas résonnaientEt les talons écrasaient sous les piedsLe verre bruissant des vitres.

Elle arrive dans la maison.. Il y a la radio, une assiette noire, elle crie sur toute la maison :Debout pays gigantesqueLève-toi pour le combat mortel.Contre la force obscure du fascisme,Contre la horde maudite.

Les poules courent dans la cour, et le chien tire sur sa chaîne.

La maison abandonnée n’a pas cruQue les adieux étaient pour de bon,On ouvrait si facilement les portes,Et les portraits regardaient depuis les murs.

Que prendre avec soi dans sa solitude ?Que sauver de toute une maison ?Deux assiettes, la poupée de la fille,Voilà ce qu’elle avait réussi à prendre.

À nouveau elle referma la maison et revint vers sa famille dans le village. Et lorsqu’ellearriva, le grand-père assis sur le banc lui dit : « Alors, Valérianovna, on va devenir prisonniers ? »« Comment ça, on va devenir prisonniers ? ». « Comme ça, dit-il, les miens sont partis, on charge ledernier convoi, l’usine déménage ». À nouveau Marina se précipita à Smolensk, arriva à l’usine oùFedor Ivanovitch travaillait comme ingénieur en chef. On lui dit : « Donnez vite vos affaires, MarinaValérianovna, on va vous transporter ». Et elle n’avait pas d’affaires, pas ses enfants.

Le camion était là ; avec Tamara, elles convainquirent le chauffeur, Marina lui donna sonalliance, et Tamara dut revenir au village, ils avaient oublié une valise.

Et dans le dernier simple convoiLe gars déluré, chauffeur sur gazogèneAida à embarquer de la maison de campagneDeux enfants et la vieille mère.

Marina avait amené sa famille, on commença le chargement dans le wagon, c’était un wagonde marchandises, et on annonça un raid. Ils disaient qu’il fallait emmener toutes les femmes et lesenfants à la campagne. Les villes étaient plus souvent bombardées, c’est pourquoi il fallait mettre ensûreté les enfants. Marina expédia la grand-mère et les enfants à Komarovka, et elle-même resta pourterminer le chargement des affaires, mais les affaires pour tout le monde c’étaient : deux valises, et

un balluchon avec du couchage, que Lena, une fille de la campagne qui était nounou chez eux, avaitmis.

Marina avait vu que de la gare sa famille était partie sur deux chariots, l’un des chevaux estblanc, l’autre noir, et on lui avait dit qu’on les emmenait à Komarovka, mais où est-ce Komarovka ?Marina partit à sa recherche, il commençait à faire sombre. À pieds c’était loin, une voiture allaitdans la bonne direction, on emmena Marina. Ils arrivèrent jusqu’à un croisement, la voiture devaittourner. Marina en sortit, on lui dit qu’il fallait traverser le champ : Komarovka était de l’autre côté.

Marina traversa le champ mais le blé était plus haut qu’elle. Cette année-là le blé avait pousséainsi. Justement il commençait à faire des épis. Elle marchait à travers le blé, elle ne voyait riendevant, et ses pieds s’enfonçaient dans la terre, commençant à la retenir. On ne voyait pas où aller, ilfaisait trop sombre. Elle commença à crier et tout à coup une voix féminine lui répondit : « Prends àdroite, là il y a une planche par-dessus un ruisseau, tu la traverses, tu montes la colline et tu sera àKomarovka. Lorsqu’elle vit sur la colline un cheval blanc et un cheval noir en train de paître, soncœur se réjouit. Elle raconta par la suite qu’elle avait reçu l’aide de Dieu.

Ils quittèrent Smolensk avec le convoi le 9 Juillet, et le 15 les fascistes s’y engouffrèrent.Sur le trajet le convoi était mitraillé par les avions, bombardé. Au début, les gens à chaque

bombardement sortaient des wagons, lorsque le train était arrêté. Mais il repartait sans aucun signal.Dès qu’il se mettait en branle, les gens se précipitent dans les wagons, et pour ceux qui avaient deshommes avec eux c’était plus facile, et Marina avec sa mère et ses enfants avait peur de rester enarrière. Une fois ils ne purent d’aucune manière hisser Oustinia Evstignéévna dans le wagon, deshommes la tenaient par les mains, le train avait pris de la vitesse, et elle avait sur elle desphotographies qu’elle avait cachées dans sa blouse, elles s’étaient coincées dans le pas de la porte etla retenaient, les jambes ballottaient, et ils n’arrivaient pas à l’attraper ! Après cet incident ellesdécidèrent de plus quitter le wagon. Advienne que pourra !

Dans les grandes stations Marina expédiait des télégrammes à Fedor Ivanovitch. Il travaillait àSizran sur la Volga, mais l’usine d’aviation était expédiée plus loin sur le fleuve. Ils arrivèrent àBatraki, le train s’arrêta devant le pont sur la Volga. Marina demanda où était Sizran, et on lui ditqu’on l’a passée, le train ne s’y est pas arrêté. On propose à Marina de continuer plus loin avec lematériel de l’usine, et elle répondit « à quoi bon aller plus loin alors que mon père nous attend àSizran. On va décharger nos affaires ici. » La nuit était sombre, il y avait le talus de la voie de cheminde fer. Il y avait la grand-mère avec deux petits enfants, Victor avait cinq ans et demi, Ludmila154

trois.À côté de la gare, de jeunes gens se promenaient, ils attrapèrent les affaires, les enfants et les

transportèrent dans la guérite de régulation du trafic, c’est là qu’ils passèrent la nuit et le lendemainMarina partit à Sizran. Elle arriva à l’entrée de l’usine et demanda Fedor Ivanovitch, et on luirépondit : « Oh, vous êtes arrivée mais lui-même n’est pas là, il a passé toute la nuit auprès du chef destation et n’a pu trouver sa famille.

C’est ainsi qu’ils se retrouvèrent.La famille vécut à Sizran sur la Volga jusqu’en 1944. Ensuite Fedor Ivanovitch reçut une

affectation à Moscou dans une usine d’hélicoptères et il déménagea sa famille. Lorsqu’ils arrivèrent àMoscou ils vécurent quelques temps ou carrefour Krivogrouzinsky chez les Poliakoff, c’étaient desamis de Fedor Ivanovitch, Eugène et Nadia. Ils avaient deux fils du même âge que les enfants deMarina et Fedor Ivanovitch, Volodia (Vladimir) et Vassia ( Victor). On emmenait tous les enfantsfaire de la luge sur le boulevard.

Ils fêtèrent le jour de la victoire avec une telle joie ! C’étaient des réjouissances populaires. ÀMoscou, sur les places, les gens s’embrassaient, se congratulaient. Et le soir le défilé, ils leregardèrent par les fenêtres et depuis les balcons, ils ne se résolurent pas à aller sur la Place Rougeavec les enfants.

Ensuite ils partirent à Dolgoproudny, un hameau à côté de Moscou, lorsqu’on y construisitune maison et attribuèrent un appartement à Fedor Ivanovitch. Les enfants commencèrent àfréquenter l’école.

154 Je rappelle que Ludmila est celle qui a écrit ce livre.

Khimki

En 1948, un nouveau déménagement. Fedor Ivanovitch avait été embauché dans uneentreprise qui travaillait pour l’espace. Les enfants grandirent et Marina Valérianovna commençaégalement à travailler à la firme « Energomach’ » comme secrétaire technique de VladimirIvanovitch Kourbatov l’adjoint scientifique du constructeur principal Glouchko. Son travail était trèsintéressant. Elle était familiarisée avec les questions relatives à la production depuis son enfance. Ledirecteur scientifique d’une telle firme entretenait des relations avec des entreprises situées sur tout leterritoire de l’Union Soviétique. Et toutes ces relations transitaient par Marina Valérianovna. Ànouveau elle travaillait avec des téléphones, avec des gens qui téléphonaient de tous côtés etarrivaient. Ils disaient souvent : « Marina Valérianovna, votre voix on la reconnaît immédiatement. »

Les cosmonautes, les pilotes, étaient en ces temps lointains les élites. Ils étaient fiers de leurtravail et le pays était fier d’eux.

En avril 1961 la radio informa qu’un citoyen Soviétique était dans l’espace. C’était unejournée chaude et ensoleillée, ce fut un jour de fête pour toute la population. Et Vladimir IvanovitchKourbatov félicita spécialement Marina Valérianovna et lui dit : « Ce sont nos objets qui volent là-haut dans l’espace ! »

Marina Valérinovna se rappelle qu’en 1962 elle était avec Fedor Ivanovitch à Sotchi. Ilsétaient assis sous un palmier dans le parc d’une maison de repos, et la radio annonçait que d’autreshommes volaient, à nouveau, dans l’espace.

Ensuite, Marina Valérianovna rencontra de nombreux cosmonautes dans l’entreprise : YouriGagarine vint à l’usine, et German Titov. On les emmenait voir le musée de l’espace qui avait étéinstallé dans la division de la construction. Par la suite, il y eut un si grand nombre de cosmonautesque leur venue ne produisait plus une telle impression.

Dans les années soixante, chaque année, ils se rendaient en vacances dans une ville d’eau, enCrimée ou au Caucase. En 1965 ils reçurent des feuilles de route différentes, Marina Valérinovnapour Yalta, Fedor Ivanovitch pour Gagri. Il y avait tellement de soleil là-bas, tellement de mer, FedorIvanovitch avait toujours aimé nager, mais il revint de la ville d’eau et tomba malade. En 1966 ildisparut.

Marina Valérinovna a trois petits-enfants. Elle a actuellement quatre-vingt douze ans155, elleest pleine d’intérêt pour la vie. À chacun de ses anniversaires, ses proches et ses connaissances luienvoient des télégrammes de félicitations, et toute sa famille se rassemble autour de la table : sesenfants, ses petits-enfants, ses arrière petits-enfants, ses amis. Et tous souhaitent à MarinaValérianovna une bonne santé et une longue vie.

L’arbre de vie inlassablement fabrique de nouvelles branches. Voilà que le 8 décembre 1993Marina Valérinovna eut une arrière petite-fille – la petite Victoria, et le 29 mars 2002 – un arrièrepetit-fils, Georges.

Quel sera leur destin ?

CONCLUSION

Nous sommes tous des enfants de notre temps. Mais le temps est destructeur. Seule lamémoire peut lutter contre l’action dévastatrice du temps. Chaque génération s’imagine que sajeunesse a été l’époque la plus heureuse et la plus juste. Ensuite les événements prennent unesignification différente. « Rien ne meurt – tout ne fait que changer de forme », c’est ce qu’écrivaitIvan Alexéévitch Bounine dans son roman « La vie d’Arsène », à propos de la mémoire« héréditaire ». Chez tous les membres d’une famille il y a quelque chose qui ne relève pas du

155 Quatre-vingt-dix-sept aujourd’hui , en 2006. Elle est très malade.

changement d’aspect, qui ne change pas durant des millénaires. Et qui se transmet des ancêtres auxdescendants. On ne peut remarquer ces particularités de caractère que au sein de la famille.

La famille en Russie était à la fois un kolkhoze, une usine, un hôpital, un théâtre.En Russie le mode de vie a toujours été rural, pas urbain. Dans un tel mode de vie l’institution

familiale avait merveilleusement bien rempli son rôle. Les fêtes étaient familiales et les joursouvrables, tous les membres de la famille travaillaient.

Lorsque les villes commencèrent à s’étendre avec les usines et les fabriques, alors commençaun flux de population des campagnes vers les villes, d’abord les hommes, puis les femmes. La famillecomme institution particulière commença à se détruire.

À l’époque actuelle, dans les villes, les familles sont devenues très peu nombreuses ; le plussouvent elles se composent de trois personnes, les parents avec un enfant. Et ce n’est pas bien.

Que ces quelques pages délivrent la nostalgie et la splendeur d’un passé lointain, mais pastout à fait gaspillé ni complètement oublié. Ce livre a été écrit avec l’espoir qu’il entretienne unemémoire semblable. Une telle mémoire, selon Bounine, est capable d’éloigner la mort, il n’y a paspour elle de non-existence. C’est la mémoire des descendances.

Et s’il pousse des branches à l’arbre de la vie, la mémoire doit garder le lien des nouveauxrameaux avec le tronc principal.

Pour la sauvegarde de la Russie, il faut ressusciter la famille. Une famille forte – ce sont desenfants moralement sains, c’est le lien entre les générations, c’est l’avenir de notre peuple.

Préservons donc la famille !

Annexe 1

« Pour que la famille se développe il faut connaître les emplacements des tombes. »

KHRIPKOV Procope Arkhipovitch (Le père Khripok) (1776-1881) Paysan cossu du district deNijnidevitsk de la province de Voronej.

STIAGOVA Natalia Prokopieva née Khripkova (fille du père Khripok), son mari VassiliVassiliévitch STIAGOV.

STIAGOV VALERIAN Vassiliévitch (25 octobre 1861 – 14 août 1934), surveillant de la stationde Kizitérink sur la ligne ferroviaire du Caucase-nord, enterré à Rostov-sur-le-Don.

STIAGOVA Oustinia Evstignééva, née RAKITIANSKAÏA (1 octobre 1875 – 20 juillet 1950) aélevé six enfants dont quatre d’elle, enterrée dans la ville de Khimki.

RAKITIANSKY Ossip Issaiévitch, son frère, il a élevé deux enfants Méthode Ossipovitch et unefille Tatiana Ossipovna

RAKITIANSKY Vassili Issaïévitch, son autre frère, il a eu deux enfants Fedor Vassiliévitch etune fille Antonine Vassiliévna.

STIAGOV Fedor Valérianovitch (18 mai 1896 – 1942, ingénieur des chemins de fer, répartiteurprincipal de la station de Rostov-sur-le-Don. Mort à Rostov-sur-le-Don dans les prisons fascistes.

STIAGOVA Anna Nicolaïévna, sa femme (1901 –1987, elle eut un fils, Eugène et deux filles :Clarisse Fedorovna et Lida Fedorovna. Elle est enterrée à Slaviansk, en Ukraine.

MOUKHONIENKO Pavel Gavrilovitch (1872- 1937) directeur de l’usine de construction navale« Don rouge », « Professeur rouge », commandant de la flotte d’extrême orient et de l’Amour156,victime d’une épuration Stalinienne et mort dans les eaux de l’océan Pacifique, réhabilité par la suite.

156 Il s’agit du fleuve évidemment…

MOUKHONIENKO Tatiana Ossipovna, née RAKITIANSKAÏA, sa femme, éleva trois enfants :Niclolas Pavlovitch (mort en extrême orient), Pierre Pavlovitch, Stanislav Pavlovitch (chassé enAllemagne à l’âge de 15 ans).

DMITRIEVA Praskovie Valérinovna, née STIAGOVA (28 ocobre 1898 – 30 septembre 1989) aeu un fils Anatole Pavlovitch. Enterrée à Goudermess, en République autonome de Tchétchénie.

DMITRIEV Pavel Vassiliévitch, son mari ingénieur des ponts et chaussées, enterré àGoudermess.

KOROTKOVA Féokista Valérianovna, née STIAGOVA (14 novembre 1905 – 1967 eut deuxfilles : Nina Vladimirovna et Anna Vladimirovna, enterrée dans la ville de Tachkent en Ouzbekistan.

KOROTKOV Vladimir Grigoriévitch, son mari, ajusteur-tourneur, enterré à Tachkent.

TOURTZEVITCH Clarisse, née Stiagova (20 décembre 1922 - 6 mai 2000), a eu un enfant,Léon Yaroslavovitch. Enterrée au cimetière Russe de Sainte-Geneviève-des-Bois près de Paris.

TOURTZEVITCH Yaroslav Nicolaïévitch, son mari, ingénieur agronome, enterré à Sainte-Geneviève-des-Bois, près de Paris.

PLISKO Fedor Ivanovitch (24 novembre 1901 – 4 mars 1966), ingénieur en bâtiments, enterrédans la ville de Khimki.

PLISKO Marina Valérianovna, née STIAGOVA le 21 novembre 1909, a eu deux enfants : VictorFedorovitch et Ludmila Fedorovna, trois petits-enfants et deux arrière petits-enfants. En 2001 elle afêté son 92 ème anniversaire.

ZELENSKY Valentin Philippovitch (1914 – 29 juin 1999), ingénieur agronome. Ses cendres ontété dispersées au cimetière du Père Lachaise à Paris.

Arbre généalogique des descendants

de Valérian Vassiliévitch Stiagov

et Oustinia Evstignéévna, née Rakitiansky