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1 Averroès, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome à propos de la localisation de l’espèce intelligible La localisation de l’espèce intelligible, ainsi que les propriétés hébéphréniques qui en découlent, occupent une place centrale dans la dispute fantôme, car sans adversaire en état de répondre, entre Averroès, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome. En mettant en lumière les deux critiques concernant la « localisation » de l’espèce intelligible, la première adressée par Thomas à Averroès dans le De unitate intellectus contra averroistas, la seconde de Gilles à l’encontre de Thomas dans son De plurificatione intellectus possibilis, nous espérons non seulement présenter une analyse fine des problèmes posés par les différentes positions et leur/s critique/s, mais aussi – et surtout – rendre compte de l’importance centrale que ces positions occupent dans la construction des théories de la connaissance proposées par nos différents auteurs et, ultimement, de l’adoption – ou non – d’une théorie aristotélicienne de l’intellection. Introduction S’il y a bien une théorie qui a attire tous les regards et un grand nombre de critiques, non seulement des adversaires de la position averroïste mais aussi de ses défenseurs, c’est bien la théorie du sujet de l’espèce intelligible, que l’on peut aussi trouver dans l’historiographie sous la forme de “théorie des deux sujets de l’espèce intelligible”. Il est absurde de prétendre couvrir ici toute l’histoire des théories de la localisation de l’espèce intelligible durant le moyen âge ; c’est pourquoi nous n’allons suivre qu’une seule question directrice : « où se trouve l’espèce intelligible », à travers les yeux de Thomas d’Aquin critiquant Averroès et à travers ceux de Gilles de Rome réfutant la critique thomasienne. Nous n’allons pas non plus donner une analyse séparée des théories de la connaissance de nos auteurs, ce qui serait fort trop compliqué et bien trop chronophage – si nous voulions procéder ainsi nous ne devrions pas seulement prendre en compte les évolutions des différentes théories de chacun de nos auteurs, mais aussi essayer de remplir les vides existants dans chacune de ces théories. En nous concentrons sur les critiques thomasienne et égidienne, nous avons l’avantage de travailler sur un point définitif dans le temps (1270-1274) et dans le lieu (l’Université de Paris), sur uniquement deux textes (De unitate intellectus contra averroistas; De plurificatione intellectus possibilis), et de laisser de côté tout incohérence ou manque dans la théorie propre d’Averroès, en nous concentrant sur la manière dont Thomas et Gilles l’ont comprise. Averroès Mais avant de disséquer la critique de Thomas, nous devons juste faire un détour par la théorie averroïste de la localisation de l’espèce intelligible, ceci afin de mieux comprendre les intérêts et enjeux de la dispute. On trouve l’un des textes centraux du Grand Commentaire au De Anima d’Averroès pour Please note that this text has been released under the Creative Commons License 3.0. You are free to share — to copy, distribute and transmit the work while respecting attribution to the author. You may not use this work for commercial purposes. You may not alter, transform, or build upon this work. For further information: http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/

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Averroès, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome à propos de la localisation de l’espèce intelligible

La localisation de l’espèce intelligible, ainsi que les propriétés hébéphréniques qui en découlent, occupent une place centrale dans la dispute fantôme, car sans adversaire en état de répondre, entre Averroès, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome. En mettant en lumière les deux critiques concernant la « localisation » de l’espèce intelligible, la première adressée par Thomas à Averroès dans le De unitate intellectus contra averroistas, la seconde de Gilles à l’encontre de Thomas dans son De plurificatione intellectus possibilis, nous espérons non seulement présenter une analyse fine des problèmes posés par les différentes positions et leur/s critique/s, mais aussi – et surtout – rendre compte de l’importance centrale que ces positions occupent dans la construction des théories de la connaissance proposées par nos différents auteurs et, ultimement, de l’adoption – ou non – d’une théorie aristotélicienne de l’intellection.

Introduction

S’il y a bien une théorie qui a attire tous les regards et un grand nombre de critiques, non seulement des adversaires de la position averroïste mais aussi de ses défenseurs, c’est bien la théorie du sujet de l’espèce intelligible, que l’on peut aussi trouver dans l’historiographie sous la forme de “théorie des deux sujets de l’espèce intelligible”.

Il est absurde de prétendre couvrir ici toute l’histoire des théories de la localisation de l’espèce intelligible durant le moyen âge ; c’est pourquoi nous n’allons suivre qu’une seule question directrice : « où se trouve l’espèce intelligible », à travers les yeux de Thomas d’Aquin critiquant Averroès et à travers ceux de Gilles de Rome réfutant la critique thomasienne.

Nous n’allons pas non plus donner une analyse séparée des théories de la connaissance de nos auteurs, ce qui serait fort trop compliqué et bien trop chronophage – si nous voulions procéder ainsi nous ne devrions pas seulement prendre en compte les évolutions des différentes théories de chacun de nos auteurs, mais aussi essayer de remplir les vides existants dans chacune de ces théories. En nous concentrons sur les critiques thomasienne et égidienne, nous avons l’avantage de travailler sur un point définitif dans le temps (1270-1274) et dans le lieu (l’Université de Paris), sur uniquement deux textes (De unitate intellectus contra averroistas; De plurificatione intellectus possibilis), et de laisser de côté tout incohérence ou manque dans la théorie propre d’Averroès, en nous concentrant sur la manière dont Thomas et Gilles l’ont comprise.

Averroès

Mais avant de disséquer la critique de Thomas, nous devons juste faire un détour par la théorie averroïste de la localisation de l’espèce intelligible, ceci afin de mieux comprendre les intérêts et enjeux de la dispute.

On trouve l’un des textes centraux du Grand Commentaire au De Anima d’Averroès pour

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la problématique de la multiplication des sujets de l’espèce intelligible lors du commentaire au troisième livre du De anima à la hauteur du textus 5. Afin d’être plus complet il aurait fallu aussi prendre en compte les commentaires 31 et 36 qui chacun apportent à la discussion de la théorie des deux sujets des éléments important ; cela ne sera par contre pas nécessaire ici, non seulement à cause du manque de temps ou du déplacement du point focal de notre discussion sur Gilles de Rome, mais aussi – et surtout – parce que le fondement de la théorie averroïste de l’espèce se trouve toute entière compris dans ce passage :

Car, puisque concevoir par l’intellect, comme le dit Aristote, c’est comme percevoir par le sens, et que percevoir par le sens s’accomplit par l’intermédiaire de deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel le sens devient vrai (et c’est le sensible extérieur à l’âme) et l’autre, le sujet par lequel le sens est une forme existante (et c’est la perfection première de la faculté sensorielle), il est aussi nécessaire que les intelligibles en acte aient deux sujets, dont l’un est le sujet par lequel ils sont vrais, à savoir les formes qui sont des images vraies, et le second, celui qui fait de chaque intelligible un étant du monde [réel], et c’est l’intellect matériel. En effet, il n’y a en cela aucune différence entre le sens et l’intellect, si ce n’est que le sujet du sens, par lequel il est vrai, est extérieur à l’âme, alors que le sujet de l’intellect, par lequel il est vrai, est à l’intérieur de l’âme. Et c’est ce qu’Aristote lui-même a dit de cet intellect [matériel], comme on le verra ensuite.1

Et Averroès ne nous donne pas plus de renseignement, laissant ainsi une grande part de son argument ouvert à l’interprétation. Sans entrer dans la comparaison avec le sens et les sensibles qui pose de nombreuses questions liées à leur propre problématique, la partie sur l’intellect et les intelligibles pose bien des questions par elle-même : il n’y est en effet pas mentionné que les deux sujets doivent être sujet en même temps, pas plus que n’est affirmée la bilocation de l’espèce, ni si les sujets peuvent ou non co-exister ensemble. Il n’y est par ailleurs nulle part fait mention de la théorie puissance-acte sur laquelle la critique thomasienne va se baser, comme nous allons le voir.

Thomas d’Aquin critique de la position d’Averroès

Suivant les lignes directrices établies lors de l’introduction, nous allons nous concentrer ici sur le De unitate intellectus contra averroistas de Thomas d’Aquin, mais il faut cependant rester conscient que de nombreux autres passages d’autres œuvres du Docteur Angélique pertinents pour la discussion de l’unité et de la séparation de l’intellect

1 Averroès, L’intelligence et la pensée, trad. Alain de Libera, Paris, GF-Flammarion, 1998, p. 69-70. Quoniam, quia formare per intellectum, sicut dicit Aristoteles, est sicut comprehendere per sensum, comprehendere autem per sensum perficitur per duo subiecta, quorum unum est subiectum per quod sensus fit verus (et est sensatum extra animam), aliud autem est subiectum per quod sensus est forma existens (et est prima perfectio sentientis), necesse est etiam ut intellecta in actu habeant duo subiecta, quorum unum est subiectum per quod sunt vera, scilicet forme que sunt ymagines vere, secundum autem est illud per quod intellecta sunt unum entium in mundo, et istud est intellectus materialis. Nulla enim differentia est in hoc inter sensum et intellectum, nisi quia subiectum sensus per quod est verus est extra animam, et subiectum intellectus per quod est verus est intra animam. Et hoc dictum est ab Aristotele in hoc intellectu, ut videbitur post (Averroes, Averrois Cordubensis Commentarium Magnum in Aristotelis de Anima Libros, ed. F. Stuart Crawford, Cambridge (Mass), The Mediaeval Academy of America, 1953, p. 411.710-412.728).

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possible, comme par exemple les deux Sommes, le Commentaire au De anima, les Questions sur le De anima, etc., qui sont autant importants. Nous allons center notre réflexion sur seulement deux arguments tirés du petit opuscule – qui représente en fait une guerre totale contre Averroès et sa théorie de l’unité des intellects (agent et possible) dont le scope s’étant d’un côté de l’exégèse des philosophes anciens que Thomas avait à sa disposition en montrant qu’Averroès ne les avait pas compris à la démonstration de la fausseté des thèses averroïstes. Les deux arguments sont de plus au centre de son argumentaire contre Averroès, précisément là où il affirme la bêtise et la fausseté de la thèse du philosophe de Cordoue. Notre choix n’est pas seulement orienté par l’importance centrale de ces deux arguments, mais aussi par le simple fait que Gilles lui-même reporte ces arguments dans son De plurificatione, et ceci explicitement même si non nommément, affirmant que ces arguments sont parmi les meilleurs contre Averroès, même s’ils sont eux-mêmes faux bien sûr.

Voici les arguments de Thomas d’Aquin: Deuxièmement, parce que cette jonction ne se réaliserait pas grâce à quelque chose d’un, mais à travers des choses complètement disparates. A l’évidence, en effet, tant qu’elle est contenue dans les images, l’espèce intelligible reste pensée en puissance; dans l’intellect possible, en revanche, son être est celui d’une pensée en acte, abstraite des images. Si donc l’espèce intelligible n’est forme de l’intellect possible qu’en étant abstraite des images, ce n’est pas par l’espèce intelligible que l’intellect possible va entrer en contact avec les images: au contraire, c’est plutôt elle qui l’en séparera. A moins peut-être qu’on ne dise que l’intellect possible est au contact des images comme le miroir est au contact de l’homme dont l’espèce se reflète en lui; mais il est manifeste qu’un tel contact ne suffit pas à la prolongation de l’acte. Il est clair, en effet, que l’action du miroir, qui est de représenter, ne peut être attribuée à l’homme sous prétexte <qu’il y entre eux ce contact>: de même l’action de l’intellect possible ne peut, sous prétexte qu’il y a ce couplage, être attribuée à cet homme-ci qu’est Socrate, en sorte qu’on puisse vraiment dire que cet homme-ci pense.2 Troisièmement, parce que, supposé qu’une seule espèce numériquement identique soit et forme de l’intellect possible et simultanément contenue dans les images, ce type de couplage ne suffirait encore pas pour que cet homme-ci pense. Il est en effet clair que quelque chose est pensé par l’espèce intelligible, alors que quelque chose pense par la puissance intellective, de même que quelque chose est senti par l’espèce sensible, alors que quelque chose sent par la puissance sensitive. C’est pourquoi le mur dans lequel se

2 Thomas d’Aquin, Contre Averroès, trad. Alain de Libera, Paris, GF-Flammarion, 1997 (AdL), §64, p. 137-139. Secundo uero, quia ista coniunctio non esset secundum aliquid unum, sed secundum diuersa. Manifestum est enim quod species intelligibilis secundum quod est in fantasmatibus, est intellecta in potentia; in intellectu autem possibili est secundum quod est intellecta in actu, abstracta a fantasmatibus. Si ergo species intelligibilis non est forma intellectus possibilis nisi secundum quod est abstracta a fantasmatibus, sequitur quod per speciem intelligibilem non continuatur fantasmatibus, sed magis ab eis est separatus. Nisi forte dicatur quod intellectus possibilis continuatur fantasmatibus sicut speculum continuatur homini cuius species resultat in speculo; talis autem continuatio manifestum est quod non sufficit ad continuationem actus. Manifestum est enim quod actio speculi, que est representare, non propter hoc potest attribui homini: unde nec actio intellectus possibilis propter predictam copulationem posset attribui huic homini qui est Sortes, ut hic homo intelligeret (S. Thomae de Aquino De unitate intellectus contra averroistas, ed. H. F. Dondaine O.P. in S. Thomae de Aquino Opera Omnia XLIII (Opuscula IV), Roma, Editori di San Tommaso, 1976, p. 303, l. 76-96).

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trouve la couleur, dont l’espèce sensible en acte est dans la vue, est quelque chose de vu, non quelque chose qui voit; ce qui voit, c’est l’animal doté de la faculté de vision où se trouve l’espèce sensible. Or le couplage de l’intellect possible et de l’homme en qui sont les images dont les espèces sont dans l’intellect possible est comme le couplage du mur, dans lequel est la couleur, et de la vue, dans laquelle est l’espèce de sa couleur. <Si donc il y avait ce couplage>, de même que le mur ne voit pas, mais que sa couleur est vue, il en résulterait que l’homme ne penserait pas, mais que ses images seraient pensées par l’intellect possible. Il est donc bien impossible de sauver la thèse que cet homme-ci pense si l’on adopte la position d’Averroès.3

Gilles est actuellement assez fidèle dans sa présentation des arguments de Thomas, même s’il fait fusionner les deux arguments thomasiens en un seul – une fusion faite avec sensibilité et prudence par notre auteur, car comme on peut le constater, il contient encore les deux moments distingués par Thomas4 – ; il présente l’objection ainsi :

Le premier d’entre eux est que l’homme n’intellige pas. En effet, de cette union que le Commentateur pose entre l’intellect et nous il ne suit pas que l’homme intellige, mais plutôt qu’il est intelligé. Et la raison en est que selon le Commentateur l’intellect nous est couplé par les images; mais l’intellect se rapporte aux images comme l’œil se rapporte aux couleurs; par conséquent comme l’œil est uni au mur par les couleurs qui existent en lui, de la même manière notre intellect nous est uni par les images qui sont en nous; mais de l’union qu’a l’œil avec le mur il ne suit pas que le mur voit, mais qu’il est vu; par conséquent de l’union qu’a l’intellect avec nous il ne suit pas que nous intelligeons mais que nous sommes intelligés. C’est pourquoi ceux-ci disent que le Commentateur a été trompé par le paralogisme de l’accident. En effet, si nous intelligeons, il importe que nous possédions l’intellect comme une forme nous étant unie; mais c’est par accident qu’il nous est uni en tant qu’il se tourne vers les images, parce qu’il ne nous est pas uni selon qu’il se tourne vers de telles images mais il est plutôt ainsi séparé de nous, parce qu’aussi longtemps que l’espèce est dans l’imagination, elle n’est pas forme de l’intellect possible; ce n’est qu’en tant que séparée et abstraite, qu’elle devient forme de l’intellect possible. Cependant c’est par accident qu’il échoit à l’intellect en tant qu’il nous est uni de se tourner vers des images parce que sur ce mode il est plus séparé qu’uni.5

3 Tertio, quia dato quod una et eadem species numero esset forma intellectus possibilis et esset simul in fantasmatibus: nec adhuc talis copulatio sufficeret ad hoc quod hic homo intelligeret. Manifestum est enim quod per speciem intelligibilem aliquid intelligitur, sed per potentiam intellectiuam aliquid intelligit; sicut etiam per speciem sensibilem aliquid sentitur, per potentiam autem sensitiuam aliquid sentit. Vnde paries in quo est color, cuius species sensibilis in actu est in uisu, uidetur, non uidet; animal autem habens potentiam uisiuam, in qua est talis species, uidet. Talis autem est predicta copulatio intellectus possibilis ad hominem, in quo sunt fantasmata quorum species sunt in intellectu possibili, qualis est copulatio parietis in quo est color ad uisum in quo est species sui coloris. Sicut igitur paries non uidet, sed uidetur eius color, ita sequeretur quod homo non intelligeret, sed quod eius fantasmata intelligerentur ab intellectu possibili. Impossibile est ergo saluari quod hic homo intelligat, secundum positionem Auerroys (De unitate intellectus contra averroistas, p. 303-304, l. 97-118). AdL, §65, p.139-141. 4 Il faut noter ici que Thomas d’Aquin lui-même fusionne les deux arguments en un seul, par exemple dans la Summa Theologiae et dans les Quaestiones in Aristoteles De anima. 5 Quarum prima est quod homo non intelligit. Nam ex tali unione quam Commentator ponit intellectus ad nos non sequitur quod homo intelligat sed magis quod intelligatur. Et ratio est: nam secundum Commentatorem intellectus copulatur nobis per phantasmata; sed intellectus comparatur ad phantasmata ut oculus comparatur ad colores; igitur sicut oculus unitur parieti per colores qui in ipso existunt ita intellectus noster unitur nobis per phantasmata que in nobis sunt; sed ex unione quam habet oculus ad parietem non sequitur quod paries uideat

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Il est assez de remarquer que dans ces deux textes, l’original et sa reconstruction, le centre de l’argument se trouve juste au centre de la question qui nous occupe aujourd’hui : la localisation de l’espèce, ou mieux sa bilocation. En d’autres mots, le centre de la critique thomasienne est la suivante : l’espèce intelligible, pour autant qu’elle est dans l’image, est seulement pensable – ou pensée en puissance – ; l’espèce intelligible, en tant qu’elle est dans l’intellect possible, est pensée – ou pensée en acte. C’est pourquoi quand l’espèce intelligible est actuellement pensée, elle est en acte et elle est actuellement abstraite – ou encore séparée – par l’intellect agent des images contenues dans l’imagination où elle se trouvait en puissance. Par conséquent, l’espèce intelligible est la forme de l’intellect possible seulement quand elle est séparée des images et de l’imagination ; il en suit que l’intellect possible ne nous est pas uni quand il est en contacte avec les images par l’intermédiaire de l’espèce intelligible, mais plutôt qu’il nous est séparé par elle. Pour faire encore plus clair : quand l’espèce intelligible est dans l’imagination, elle est pensée en puissance seulement ; et quand l’espèce est dans l’intellect possible, elle est pensée en acte seulement. Comme quelque chose ne peut être au même moment en puissance et en acte, mais est d’abord en puissance dans l’imagination puis après son abstraction par l’intellect agent elle est en acte dans l’intellect possible, non seulement l’espèce intelligible ne pourra être au même moment dans l’intellect et dans l’imagination mais, même si cela était possible, comme l’intellect possible est séparé de nous, lorsque l’espèce intelligible est en lui, comme il nous est séparé, il ne sera jamais notre forme, et nous ne pourrons jamais sauver le fait que c’est bien l’homme qui pense.

Selon Thomas d’Aquin, et la reconstruction que fait Gilles de son argument, la bilocation de l’espèce intelligible (l’espèce est dans l’imagination et dans l’intellect possible établie par Averroès pour soutenir sa théorie de la connaissance ne fonctionne pas parce que soit une telle bilocation est impossible (à cause de la théorie puissance-acte) ou, si elle était possible, elle ne pourrait pas sauver le fait que c’est l’homme qui pense, mais uniquement que nos images sont pensées par l’intellect possible.

A première vue, cette objection semble définitive. Mais bien sûr, on devrait toujours se méfier d’une première impression, et creuser plus profond : évidemment, Gilles ne tient pas l’argument de Thomas en grande estime, pour rester poli.

Gilles de Rome critique de Thomas

Afin de déterminer la part de vérité que contiennent les arguments ci-dessus, il faut s’y prendre autrement. Pour ce faire, il faut remarquer que, bien que les arguments énoncés contiennent quelque vérité et bien que pour certains d’entre eux leur conclusion soit vraie, cependant leur manière de conclure est toujours fausse. Et parce que toute la force de

sed quod uideatur; ergo ex unione quam habet intellectus ad nos non sequitur quod intelligamus sed quod intelligamur. Vnde dicunt isti quod Commentator deceptus fuit per fallaciam accidentis. Nam si nos intelligimus oportet quod habemus intellectum quasi formam nobis unitam; sed accidit sibi ut respicit phantasmata quod uniatur nobis, quia non unitur nobis secundum quod huius phantasmata respicit sed magis sic a nobis separatur, quia quamdiu species est in phantasia non est forma intellectus possibilis; ut a phantasia est separata et abstracta, sic efficitur forma intellectus possibilis. Tamen accidit intellectui ut est unitus nobis respicere phantasmata quia isto modo magis est separatus quam unitus (§10.1, l. 10-21).

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l’argument est tirée des prémisses, si nous examinons soigneusement quel est le degré de force que contiennent les prémisses, il apparaît clairement que par ces arguments ils ne concluent rien contre le Commentateur.6

Ce jugement non équivoque est dirigé en plein sur l’un des meilleurs arguments que Thomas d’Aquin a dans sa main pour contrer le Commentateur ; le but de Gilles ici est non seulement de montrer combien la critique que Thomas adresse à Averroès manque son objectif, mais aussi qu’elle est simplement fausse, même si Gilles reconnaît que l’argument peut contenir quelque vérité – principalement là où Gilles est d’accord avec Thomas. Donc, selon Gilles, qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans l’argument de Thomas ? une fois encore, sa réponse est claire et précise :

En effet, en ce qui concerne le premier argument qui soutient que l’homme n’intellige pas du fait que l’intellect ne nous est pas uni par une union au moyen de laquelle nous pourrions maintenir que l’homme intellige parce qu’il ne fait pas plus quelque chose d’un de l’intellect et de nous que du mur et de l’œil, il apparaît clairement que la fausseté de cet argument réside dans le fait qu’il tire sa conclusion d’une fausse supposition: en effet, comme on l’a montré lorsque fut déclarée la position du commentaire, une seule et même espèce informe l’imagination et l’intellect, c’est pourquoi aussi la forme de l’intellect est une forme en nous, raison pour laquelle l’acte d’intelliger nous est communiqué ; mais une seule et même espèce n’informe pas l’œil et le mur ; par conséquent la forme de l’œil n’est pas une forme dans le mur, raison pour laquelle l’acte de voir n’est pas communiqué au mur. Il apparaît ainsi que même si cette conclusion est vraie – étant supposée la position du commentaire que l’homme n’intellige pas –, cependant cet argument ne conclura pas la vérité”.7

Afin de mieux comprendre la critique que Gilles de Rome adresse à l’encontre de l’objection faite par Thomas à Averroès, nous devons d’abord analyser la reconstruction que Gilles fait de la position d’Averroès : c’est là que se trouve la base doctrinale de son jugement plutôt sévère et dépréciatif de l’argumentaire thomasien.

La tâche que notre auteur s’impose ne consiste pas à transformer la théorie averroïste pour en créer une version nouvelle qui serait plus raisonnable, mais à l’expliquer d’une manière plus plausible et à en compléter les lacunes, tout en restant fidèle à ce que le Commentateur soutient. Le Doctor Fundatissimus identifie ce qu’il comprend comme étant le centre duquel dépend toute la construction de la noétique averroïste, soit le fait

6 Propter hoc ut uideamus quid ueritatis continent argumenta pretacta intendendum est aliter; ad cuius euidentiam aduertendum quod licet dicta argumenta aliquam ueritatem concludant et in aliquibus eorum conclusio sit uera, modus tamen concludendi in eis semper est falsus. Et quia tota uis rationis ex premissis colligitur, si diligenter aduertimus quantam uim premisse continent satis apparet quod per illa argumenta contra Commentatorem nichil concludunt (§16, l. 1-6). 7 Nam prima ratio que arguit hominem non intelligere ex eo quod intellectus non unitur nobis unione per quam possimus saluare hominem intelligere quia non plus fit ex nobis unum et intellectu quam ex pariete et oculo, satis apparet quod falsitas huius rationis concludit ex falsa ymaginatione: nam sicut ostensum fuit quando declarata fuit positio commenti quod una et eadem species informat phantasiam et intellectum, et ideo forma intellectus erat forma in nobis propter quod actus intelligendi nobis communicabatur; sed una et eadem species non informat oculum et parietem; et ideo forma oculi non est forma in pariete propter quod actus uidendi parieti non communicatur. Et ita apparet quod et si ista conclusio est uera – supposita positione commenti quod homo non intelligit – ratio tamen ista ueritatem non concludit (§16.1, l. 7-17).

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que c’est la même espèce qui informe l’imagination et l’intellect, et se met en devoir de l’expliquer de la manière la plus correcte qui soit8.

Et si la position du Commentateur doit apparaître de quelque manière plausible ou raisonnable, il importe que la même forme informe l’imagination et l’intellect; de cette manière en effet l’intellect nous sera uni par sa forme ; de cette manière l’image elle-même pourra informer l’intellect. 9

Pour ce faire, Gilles va développer une analyse originale des plus complexes, faisant appel aux différences existant entre 1) les formes réelles et les formes intentionnelles, 2) les natures intellectuelles et corporelles, le tout en utilisant les découvertes de la science de la perspective afin de rendre ces différences compréhensibles10.

Et pour que cette information et unité de l’intellect nous apparaissent en quelque manière raisonnable, il faut voir de quelle manière les formes réelles diffèrent des formes intentionnelles et deuxièmement de quelle manière la nature spirituelle ou intellectuelle diffère des natures corporelles. 11

L’analyse de ces différences permettra ensuite à Gilles d’avancer cinq points qui en dépendent et qui sont d’une certaine manière les chevilles ouvrières de la noétique averroïste : il reprend comme premier point la thèse à l’origine de sa réflexion, soit le fait que c’est la même intention qui informe l’imagination et l’intellect, et il en ajoute quatre autres, soit que c’est un seul et même intellect qui peut s’unir à tous les hommes, qu’il est plus correct d’affirmer ‘l’homme pense’ que ‘l’intellect pense’, que l’intention qui est une du côté de l’intellect est multiple du côté des imaginations et que quand quelque homme intellige quelque chose pour la première fois il n’importe pas qu’il y ait une nouvelle réception d’une intention, mais seulement une nouvelle union avec l’intellect matériel. 8 Dans la suite, nous allons suivre le développement de l’analyse que Gilles de Rome propose à son lecteur dans les paragraphes 8 et 9 du De plurificatione intellectus possibilis. 9 § 8, l. 5-8. Et si debet aliquo modo Commentatoris positio probabilis uel rationabilis apparere oportet quod eadem species informat phantasiam et intellectum; sic enim unietur nobis intellectus per formam suam si ipsum phantasma poterit intellectum informare. 10 Paradoxalement, Gilles n’utilise pas les principaux traités sur la perspective disponible au Moyen Age, soit ceux d’Alkindi (De aspectibus, in R. Rashed (éd.), Œuvres philosophiques et scientifiques d’Al- Kindi, Leiden, Brill, 1997), d’Alhazen (De aspectibus, in A. M. Smith (éd.), Alhacen’s Theory of Visual Perception, Philadelphia, American Philosophical Society, 2001), de Robert Grosseteste (De lineis, in L. Baur, Die philosophischen Werke des Robert Grosseteste, Bischofs von Lincoln, Münster, Aschendorff, 1912), de Roger Bacon (De multiplicatione specierum, in D. C. Lindberg (éd.), Roger Bacon’s Philosophy of Nature, Oxford, Clarendon Press, 1983 et Perspectiva, in D. C. Lindberg (éd.), Roger Bacon and the origins of Perspectiva in the Middle Ages, Oxford, Clarendon Press, 1996) ou encore de Jean Peckham (Perspectiva communis, in D. C. Lindberg (éd.), John Pecham and the Science of Optics, Madison, The University of Wisconsin Press, 1970), ni ne les cite, même s’il s’en est probablement inspiré ; en fait, comme nous allons le voir, Gilles utilise uniquement la théorie de la multiplication des espèces telle qu’exposée par Roger Bacon par exemple, alors que tout le reste de son développement est original ; au sujet des théories de la perspective, cf. principalement D. C. Lindberg, Theories of Vision from al-Kindi to Kepler, Chicago, The University of Chicago Press, 1976 ; K. H. Tachau, Vision and Certitude in the Age of Ockham, Leiden, Brill, 1988 ; G. Simon, Archéologie de la vision, Paris, Editions du Seuil, 2003 et G. F. Vescovini, Le teorie della luce e della visione ottica dal IX al XV secolo, Perugia, Morlacchi Editore, 2003. 11 § 8, l. 8-11. Et ut ista informatio et unitas intellectus ad nos aliquo modo rationabilis appareat uidendum est quomodo differunt forme reales a formis intentionalibus; secundo quomodo differt natura spiritualis uel intellectualis a naturis corporalibus.

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L’analyse des différentes formes et natures n’est donc pas une parenthèse dans le raisonnement égidien, mais bien un point central de son développement et l’explication principielle des fondements de la théorie noétique du Commentateur.

Formes intentionnelles vs formes matérielles

Il s’agit en premier lieu de déterminer ce qui différencie les formes intentionnelles des formes réelles ; Gilles relève deux critères : contrairement aux formes réelles, les formes intentionnelles ne sont pas nombrées selon le nombre de sujets et elles ne sont pas étendues par l’extension du sujet.

Pour ce qui est du premier point, il faut remarquer que les formes intentionnelles ne sont ni nombrées selon le nombre des sujets ni étendues selon l’extension du sujet. 12

La structure argumentative de cette double différence est très travaillée par Gilles car non seulement les arguments sont complexes mais ils s’articulent les uns avec les autres :

1.1 Le premier argument soutient que les formes intentionnelles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets en utilisant les théories perspectivistes de la propagation de l’espèce à travers un milieu13.

1.2.1 Le second argument, dans sa première partie, soutient que les mêmes formes intentionnelles ne sont pas étendues selon l’extension du sujet en utilisant la théorie de l’holenmerisme.14

1.2.2 Le second argument, dans sa deuxième partie, répond exactement à la première, et soutient que les formes réelles sont étendues selon l’extension du sujet en utilisant la même théorie de l’holenmerisme15.

1.3.1 Le troisième argument, dans sa première partie, soutient que les formes réelles sont nombrées selon le nombre des sujets en utilisant la théorie de la génération.16

1.3.2 Le troisième argument, dans sa deuxième partie, répond à la première, et soutient que les formes intentionnelles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets en utilisant la même théorie de la génération.17

1.3.3 Gilles donne la conclusion générale du troisième argument.18

1.4 Il donne un résumé général de la différence entre les deux types de formes.19

1.5 Il donne un nouvel argument pour la distinction en utilisant la théorie de la

12 §8, l. 12-13. Propter primum notandum quod forme intentionales nec numerantur numeratione subiectorum nec extenduntur extensione subiecti. 13 Cf. ibid., l. 13-26. 14 Cf. ibid., l. 26-29. 15 Cf. ibid., l. 29-34. 16 Cf. ibid., l. 34-44. 17 Cf. ibid., l. 44-49. 18 Cf. ibid., l. 49-56. 19 Cf. ibid., l. 56-59.

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connaissance.20

1.1

Elles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets parce que les choses qui sont ainsi nombrées ne peuvent être plusieurs en nombre dans un même sujet ; et c’est pourquoi le Philosophe dans les Métaphysiques au livre VI soutient, pour toutes les choses qui ont l’être dans un même sujet et diffèrent, qu’elles diffèrent selon l’espèce et non pas seulement selon le nombre ; or de telles intentions différant seulement selon le nombre peuvent exister dans la même partie de l’air ; c’est pourquoi il est prouvé dans la science optique que n’importe quelle chose multiplie son espèce à travers tout le milieu, de sorte que pour deux corps blancs placés dans le même milieu, n’importe lequel des deux multipliera sa similitude à travers tout le milieu ; et comme leurs blancheurs diffèrent selon le nombre dans n’importe quelle partie du milieu, les intentions seront différentes seulement selon le nombre. Certains donnent aussi comme exemple les luminaires dont la lumière, de l’un comme de l’autre, est reçue dans la même partie du milieu. Et de même qu’il est possible que dans la même partie du milieu se trouvent deux intentions différant seulement selon le nombre, de la même manière s’il était possible que deux corps soient dans le même lieu comme l’air et l’eau de sorte que l’un ne cède pas devant l’autre, une seule et même intention se trouverait dans ces deux corps, c’est-à-dire dans l’air et dans l’eau.21

La forme générale de l’argument est la suivante : des formes intentionnelles différant seulement selon le nombre peuvent exister simultanément dans le même sujet, comme le prouve la perspective ; par conséquent les formes intentionnelles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets.

Le but de l’argument est annoncé dans la première phrase : «Elles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets parce que les choses qui sont ainsi nombrées ne peuvent être plusieurs en nombre dans un même sujet». Plusieurs choses peuvent exister dans un même sujet et différer de deux manières : selon le nombre et selon l’espèce (par exemple l’intention d’un chien et l’intention d’une vache), ce que Gilles avance par l’autorité d’Aristote, ou selon le nombre seulement (par exemple deux intentions de la blancheur). Par cet argument, Gilles cherche ultimement à assurer le fait que l’imagination puisse contenir en même temps des intentions différant seulement selon le nombre (par exemple la blancheur d’un mur et celle d’une chemise) ; en effet, cela ne pose pas de problème particulier pour l’intellect possible car, comme on le verra lors de l’analyse du 20 Cf. §8, l. 59-66. 21 Non numerantur numeratione subiectorum quia que sic numerantur non possunt esse plura numero in eodem subiecto; et ideo Philosophus in sexto Metaphysice uult quod quecumque habent esse in eodem subiecto et differunt, quod differunt specie non numero solum; sed huiusmodi intentiones solo numero differentes possunt esse in eadem parte aeris; unde probatur in perspectiua quod quodlibet multiplicat speciem suam per totum medium ita quod duo corpora alba in eodem medio posita, quodlibet eorum per totum medium suam similitudinem multiplicabit; et cum albedines eorum differant numero in qualibet parte medii, erunt intentiones solo numero differentes. Ponitur etiam exemplum ab aliquibus de luminaribus quod in eadem parte medii recipitur utriusque lumen. Et sicut est possibile quod in eadem parte medii sint due intentiones solo numero differentes, ita si esset possibile quod duo corpora essent in eodem loco ut aer et aqua ita quod unum non cederet alteri, una et eadem intentio esset in illis duobus corporibus scilicet in aere et in aqua (§8, l. 13-26).

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paragraphe 9.4, en ce qui le concerne, deux intentions abstraites soit diffèrent selon l’espèce, soit elles sont en fait la même intention (La blancheur particulière du mur et la blancheur particulière de la chemise ne sont en fait qu’une seule intention abstraite dans l’intellect possible, celle de la blancheur)22 ; autrement dit, deux intentions différant selon l’espèce et selon le nombre peuvent résider dans l’intellect et/ou dans l’imagination; par contre, des intentions différant seulement selon le nombre ne peuvent résider que dans l’imagination. Si Aristote suffit à autoriser l’existence d’intentions différant selon l’espèce dans un même sujet, soit l’imagination ou l’intellect, l’existence d’in- tentions différant seulement selon le nombre dans un même sujet, soit l’imagination, mérite une démonstration particulière car cela ne va pas de soi. Afin d’argumenter cette possibilité, Gilles va utiliser une analogie avec la perspective, en démontrant que plusieurs intentions différant seulement selon le nombre peuvent être dans la même partie de l’air. En effet, selon la théorie perspectiviste de la multiplication des espèces, n’importe quelle chose «diffuse» des similitudes d’elle-même dans le milieu dans lequel elle se trouve – l’air par exemple –, similitudes qui se multiplient à travers tout le milieu dans toutes les directions. Donc, étant supposés deux corps blancs placés dans le même milieu, n’importe lequel des deux multipliera sa similitude à travers tout le milieu ; or, comme les deux corps sont blancs, leurs intentions ne différeront pas selon qu’elles sont blanches, mais elles différeront seulement selon leur nombre, parce que leurs deux similitudes seront numériquement différentes (pour poursuivre notre exemple, parce que l’une est similitude de la blancheur du mur et l’autre de la blancheur de la chemise, elles ne diffèrent pas par la blancheur, mais du fait que l’une est intention de la blancheur du mur, l’autre de la chemise). Gilles apporte ensuite un exemple pour illustrer sa théorie, exemple canonique de la perspective, soit celui des luminaires, c’est-à-dire du soleil et de la lune ; comme c’est dans la même partie du milieu que sont reçues à la fois la lumière de la lune et la lumière du soleil, les deux lumières ne diffèrent pas selon l’espèce, puisqu’elles sont toutes deux de la lumière, mais elles diffèrent numériquement, puisqu’une d’elle est lumière du soleil et l’autre de la lune.

La seconde partie de l’argument est plus intrigante : ayant prouvé la possibilité pour plusieurs intentions d’exister dans le même milieu en différant seulement selon le nombre, autrement dit la possibilité de la co-présence dans l’imagination d’intentions différentes seulement selon le nombre, Gilles change son fusil d’épaule et souligne, par analogie avec l’argument qu’il vient d’établir, la possibilité pour une seule intention d’exister dans deux milieux eux-mêmes co-existants. L’argument n’est pas très développé ici car il sera repris plus en détail par notre auteur lors de l’étude de la différence entre les natures intellectuelles et les natures corporelles. Cependant il est intéressant de remarquer qu’il soutient le fait qu’une même espèce puisse se trouver à la fois dans l’intellect et dans l’imagination, si ceux-ci peuvent occuper le même lieu, sans que l’un ne cède devant l’autre23. Comme le dit Gilles, de même qu’il est possible que dans la même partie du milieu se trouvent deux in- tentions différant seulement selon le nombre, de la même 22 La distinction entre les espèces particulières et les espèces abstraites est désignée grâce à l’expression ‘recipere ut hic et nunc’. 23 Ce qui sera effectivement démontré lors de l’analyse des deux types des natures, comme nous le verrons ci-dessous

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manière s’il était possible que deux corps se trouvent dans le même lieu comme l’air et l’eau de sorte que l’un ne cède pas à l’autre, une seule et même intention se trouverait à la fois et en même temps dans l’air et dans l’eau.

Le Doctor Fundatissimus vient donc d’avancer, en utilisant les propriétés des formes intentionnelles, qu’il est possible pour plusieurs intentions différant selon l’espèce de se trouver dans l’imagination et/ou dans l’intellect matériel, pour plusieurs in- tentions différant seulement selon le nombre de se trouver dans l’imagination et, s’il est possible que l’imagination et l’intellect matériel puissent co-exister dans le même lieu au même moment sans que l’un ne cède devant l’autre, pour une seule intention d’exister en même temps dans l’intellect matériel et dans l’imagination.

1.2.1 Or non seulement ces intentions ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets, mais à proprement parler elles ne sont pas non plus étendues selon l’extension de ceux-ci, parce que du fait que n’importe quelle forme se multiplie à travers le milieu et à travers n’importe quelle partie du milieu, elle sera toute entière dans tout le milieu et toute entière dans n’importe quelle partie du milieu.24

La forme générale de l’argument est la suivante : une forme intentionnelle se trouve toute entière dans tout le sujet et toute entière dans chaque partie du sujet, comme la perspective le prouve; par conséquent les formes intentionnelles ne sont pas nombrées selon le nombre des sujets.

Le deuxième argument vise à démontrer que les formes intentionnelles ne sont pas non plus étendues selon l’extension du sujet. Pour ce faire, Gilles va lier les théories perspectivistes qu’il vient d’utiliser avec la thèse de l’holenmerisme25. Nous n’allons pas revenir sur la thèse de la multiplication des espèces que nous venons d’exposer ci-dessus; par contre, il convient de considérer brièvement la thèse de l’holenmerisme; elle articule deux principes de méréologie qui affirment qu’une entité peut être présente tout entière dans le tout et tout entière dans chacune des parties (tota in toto et tota in qualibet parte) ou qu’une entité peut être présente toute entière dans le tout et partiellement dans chacune des parties (tota in toto et pars in parte)26. Cette articulation se trouve au cœur du second argument, qui garde son fondement perspectiviste : du fait que n’importe quelle forme multiplie sa similitude à travers l’entier du milieu, et à travers n’importe quelle partie du milieu celle-ci sera non seulement toujours toute entière dans la totalité du milieu, mais aussi toute entière dans chaque partie du milieu qu’elle traverse ; autrement 24 Non solum autem iste intentiones non numerantur numeratione subiectorum sed etiam proprie loquendo non extenduntur extensione eorum quia ex quo quelibet forma multiplicat se per medium et per quamlibet partem medii, tota erit in toto medio et tota in qualibet parte medii (§8, l. 26-29). 25 Pour une archéologie de l’holenmerisme, cf. A. de Libera, Archéologie du sujet II. La quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008, p. 438-445. 26 C’est la version tota in toto et tota in qualibet parte, dont l’attribution à l’âme a son origine chez Plotin, qui est généralement choisie pour expliquer non seulement la nature de l’âme humaine, mais aussi l’omniprésence de Dieu par exemple ; en ce qui concerne son attribution à l’âme humaine, le passage s’est fait très probablement par Saint Augustin et son De Trinitate, cf. ibid., p. 440-441. L’utilisation que Gilles en fait pour distinguer les formes intentionnelles des formes réelles et soutenir la théorie averroïste de la forme intelligible est à notre connaissance tout à fait originale.

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dit, l’intention sera complète dans chacune de ses similitudes, et non pas seulement dans toutes les similitudes prises ensemble.

1.2.2 Mais si nous voulons connaître la raison de ce qui a été dit, il faut savoir que la raison pour laquelle une forme est étendue selon l’extension d’un sujet est que cette forme est tirée de la puissance de la matière et parce que pour n’importe quelle chose qui est tirée de la puissance de la matière, le tout est tiré du tout et la partie de la partie; c’est pourquoi il s’ensuit que toute forme matérielle tirée de la puissance de la matière est divisée selon la division de la matière et ainsi elle est toute entière dans le tout et partie dans la partie.27

La forme générale de l’argument est la suivante : toute forme matérielle est tirée de la puissance de la matière ; or tout ce qui est tiré de la puissance de la matière est tiré tota in toto et pars in parte ; par conséquent toute forme matérielle est tirée tota in toto et pars in parte ; donc les formes matérielles sont étendues selon l’extension du sujet.

Gilles dans la deuxième partie du second argument va utiliser les mêmes critères de l’holenmerisme pour établir la première différence explicite entre les formes intentionnelles et les formes réelles ou matérielles28. Mais l’argument est ici renversé : dans la première partie on affirme que parce que les formes intentionnelles ne sont pas étendues par l’extension du sujet, comme cela est montré à l’aide des théories perspectivistes, elles sont tota in toto et tota in qualibet parte, alors que dans la seconde partie on affirme que si une forme est étendue par l’extension du sujet c’est parce qu’elle est tirée de la puissance de la matière et donc qu’elle est tota in toto et pars in parte ; mais le résultat est exactement le même. Un exemple devrait suffire pour clarifier la situation : si une forme est étendue par l’extension du sujet, par exemple la forme d’un livre, c’est parce qu’elle est effectivement tirée de la puissance de la matière, le livre en question, et en effet, la forme du livre est forme du tout composé des pages, de la colle et de la reliure, mais la forme du livre n’est pas dans chaque page du livre, ou dans chacun de ses composants.29

Grâce au deuxième argument, Gilles peut établir que non seulement une espèce intelligible peut se trouver toute entière dans les imaginations considérées comme une totalité, mais qu’elle se trouve aussi toute entière dans chacune des imaginations – bien sûr le problème ne se pose pas pour l’intellect matériel qui est unique pour tous les hommes. Cet argument garantit que si un homme a dans son imagination la forme

27 Si autem rationem dicti scire uolumus, sciendum quod causa quare forma ex- tenditur extensione subiecti est quia forma illa educitur de potentia materie et quia quicquid educitur de potentia materie, educitur totum de toto et pars de parte; ideo sequitur quod omnis forma materialis de potentia materie educta diuidatur diuisione materie et sic tota in toto et pars in parte (§8, l. 29-34). 28 Gilles utilise ici ‘formes réelles’ et ‘formes matérielles’ comme synonyme, toutes deux signifiant une forme nombrée selon le nombre des sujets et étendue selon l’extension du sujet. 29 Au contraire de la forme intentionnelle du livre qui multiplie sa similitude à travers tout le milieu et par chaque partie du milieu : l’intention en n’est pas plus intention du livre si l’on considère la totalité des similitudes dans l’entier du milieu ou dans chacune de ses parties prises une à une.

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intentionnelle d’une chose, cette forme sera complète, et cela pour chaque homme qui considérerait le même objet30. Reste la question de savoir si ce sera la même intention ; c’est sur ce point précis que va porter le troisième argument.

1.3.1 Et la raison pour laquelle les formes sont nombrées selon le nombre du sujet est que les formes elles-mêmes ne sont pas engendrées, mais le composé est engendré ; c’est pourquoi la blancheur n’est pas engendrée, ni la noirceur, mais du bois blanc et du bois noir; et parce que l’être est le terme de la génération, l’être de toutes les formes est attribué au mélange auquel la génération convient par soi. Et parce que de même que la diversité de l’espèce provient de la nature de la quiddité, de la même manière la diversité numérique provient d’un être différent ; et parce qu’un tel être est attribué au composé, il s’ensuit que la diversité numérique dans les formes provient de la diversité des sujets. Puis donc que ceci est propre à toute forme réelle que ce n’est pas elle qui est engendrée mais que c’est le composé qui est engendré, il appartient à toutes les formes réelles d’être nombrées selon le nombre des sujets ; toutefois, du fait que toutes les formes réelles ne sont pas tirées de la puissance de la matière, toutes les formes réelles ne sont pas étendues par l’extension du corps.31

La forme générale de l’argument est la suivante : comme une forme réelle n’est pas engendrée mais le composé est engendré, et comme l’être convient au composé, et comme la diversité numérique provient d’un être différent, alors la diversité numérique provient du composé ; par conséquent la forme matérielle est nombrée par le nombre des sujets.

Le troisième argument soutient que la génération des formes n’est pas de la même nature pour les formes matérielles que pour les formes intentionnelles. En miroir de la seconde partie du deuxième argument, Gilles commence avec les formes qui sont nombrées selon le nombre des sujets, soit les formes réelles ou matérielles ; et la raison pour laquelle une forme est nombrée par le nombre des sujets est que les formes elles-mêmes ne sont pas générées, mais que le composé est engendré. Afin d’établir sa démonstration, Gilles

30 On ose à peine imaginer les problèmes qu’il nous faudrait affronter si les formes intentionnelles étaient tota in toto et pars in parte... chaque homme n’aurait qu’une version partielle et différente de la forme, qui ne ferait sens que si l’on pouvait considérer toutes les imaginations comme une seule totalité ; autant dire que l’on ne pourrait plus garantir l’unité de l’intelligible et donc l’unité du savoir. On peut facilement illustrer ce problème en reprenant l’exemple du livre : au lieu que chaque homme possède dans son imagination la forme intelligible complète du livre, chacun aurait la forme intelligible d’une page, ou de la colle ou encore de la reliure, et l’on ne pourrait avoir une forme intelligible complète du livre que si l’on pouvait considérer l’ensemble des imaginations comme une totalité. 31 Causa autem quare forme numerantur numeratione subiecti est quia ipse forme non generantur sed generatur compositum ; unde non generatur albedo nec nigredo sed lignum album et lignum nigrum; et quia esse est generationis terminus, esse omnium formarum coniuncto attribuitur cui per se competit generatio. Et quia sicut ex ratione quidditatis diuersa sumitur diuersitas speciei, ita ex diuerso esse sumitur diuersitas numeralis ; et quia huiusmodi esse com- posito attribuitur sequitur quod diuersitas numeralis in formis ex diuersitate subiectorum esse habeat. Cum igitur hoc sit proprium omni forme reali quod ipsa non generatur sed generatur compositum, omnibus formis realibus compe- tit numerari numeratione subiectorum; uerum, quia non omnes forme reales de potentia materie educuntur, non omnes forme reales extenduntur extensione corporis (§8, l. 34-44).

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commence par donner un exemple dont la qualité principale est d’être évident : une forme réelle n’est pas générée seule, autrement dit la blancheur d’un morceau de bois ou sa noirceur n’est pas générée sans son substrat, mais c’est le composé de la forme et de son sujet qui est engendré, soit du bois blanc ou du bois noir. En effet, parce que l’être est le terme de la génération, l’être des formes est attribué au mélange auquel la génération convient par soi; autrement dit, l’être de la forme, soit la blancheur ou la noirceur, sera attribué au composé qui est celui qui engendre, puisque comme on vient de le voir la blancheur et la noirceur n’engendrent rien, mais c’est le bois, blanc ou noir, qui engendre. Gilles entre alors dans la vif de l’argument et affirme par analogie que de même que la diversité de l’espèce provient de la nature de la quiddité, de la même manière la diversité numérique provient d’un être différent; en effet c’est parce que deux choses diffèrent selon leur quiddité qu’elles appartiennent à deux espèces différentes, et de la même manière, c’est parce que deux choses proviennent d’un être différent qu’elles sont différentes numériquement 32 . Et parce que ce qui fait que deux choses sont différentes selon le nombre n’est pas uniquement la forme matérielle mais le composé (puisque c’est à lui qu’appartient en propre la génération), la diversité numérique dans les formes matérielles provient de la diversité des sujets.

1.3.2 Mais parce que les formes intentionnelles sont celles auxquelles appartient la génération parce que l’air n’est pas généré ainsi intentionnellement coloré mais l’intention de la couleur elle-même est générée dans l’air – et la raison en est que dans les choses réelles un tout composé est engendré parce que c’est un tout composé qui engendre, mais dans les choses intentionnelles seule l’intention est générée parce que seule la forme génère –, c’est pourquoi nous disons que la blancheur elle-même génère sa similitude dans l’air selon ce que le perspectiviste démontre.33

La forme générale de l’argument est la suivante : dans les choses intentionnelles, l’intention génère parce que la forme génère, selon ce que la perspective prouve; par conséquent la numération par le nombre des sujets ne convient pas à la forme intentionnelle.

La seconde partie du troisième argument reprend la problématique de la génération, mais cette fois dans le cas des formes intentionnelles. Pour les distinguer des formes réelles, il suffit de montrer que le point de départ de la première partie de l’argument, soit que pour les formes réelles c’est le composé qui engendre, ne vaut pas pour les formes intentionnelles, soit que dans leur cas, c’est la forme qui génère, et on pourra ainsi nier,

32 Par exemple c’est parce que l’homme est un animal raisonnable mortel et que l’âne n’est qu’un animal mortel mais non raisonnable que l’homme et l’âne appartiennent à deux espèces différentes ; en revanche, c’est parce que la science est science d’Albert Einstein ou de Joe le plombier, qu’elles diffèrent, mais seulement numériquement et non pas en tant que science. 33 Sed quia forme intentionales sunt ille quibus competit generatio quia non generatur aer sic intentionaliter coloratus sed ipsa coloris intentio generatur in aere, – et ratio est quia in realibus totum compositum generatur quia totum com- positum generat sed in intentionalibus sola intentio generatur quia sola forma generat –, unde dicimus quod ipsa albedo generat similitudinem suam in aere secundum quod perspectiuus probat (§8, l. 44-49).

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au sujet des formes intentionnelles, la conclusion qu’on affirmait pour les formes réelles. Pour ce faire, Gilles utilise une nouvelle fois la perspective : en effet, il est évident que dans le cas de la multiplication des espèces, par exemple une forme intentionnelle de la blancheur, qu’à chaque fois que l’espèce se multiplie à travers le milieu, soit l’air, ce n’est pas tout le composé du milieu et de l’intention qui est généré, mais seulement l’intention qui est générée dans le milieu ; autrement dit, il est faux de dire qu’à chaque multiplication c’est l’air coloré par l’intention qui est engendré, comme si dans ce lieu il n’y avait pas d’air avant qu’il n’y ait l’intention puisque les deux forment un composé, mais il faut soutenir que l’intention est générée elle-seule à travers tout le milieu34.

1.3.3 Et cette vérité peut être rendue manifeste à partir d’un certain signe : en effet nous constatons dans la génération des choses réelles que ce qui est engendré ne suit pas parfaitement la similitude de ce qui engendre, parce que, bien qu’une telle similitude existe par l’unité de la forme, ce qui est engendré ne suit pas parfaitement l’unité de la forme par rapport à ce qui engendre du fait que cette action n’est pas attribuée à la forme mais au composé, bien que la forme soit la raison de cette action ; au contraire, dans les générations des choses intentionnelles, ce qui est engendré suit parfaitement la similitude de ce qui engendre, comme la similitude générée dans le miroir suit parfaitement la similitude de ce qui engendre.35

Ce que ce troisième argument cherche à montrer, c’est que, dans le cadre de la génération des formes intentionnelles, la forme générée est la copie conforme de la forme génératrice. Le but final de l’argument est dès lors évident : montrer que lorsque l’espèce multiplie sa similitude à travers le milieu, ces similitudes sont parfaitement identiques, autrement dit : que les espèces intelligibles qui sont générées dans les imaginations sont parfaitement identiques à l’espèce intelligible qui les génère. Cette troisième partie du troisième argument n’est en fait pas en elle-même un argument, mais plutôt la conclusion des deux parties précédentes : dans le cas des formes réelles, ce qui est engendré ne suit pas parfaitement la similitude de ce qui engendre parce que ce qui est engendré ne suit pas parfaitement l’unité de la forme de ce qui engendre, car l’action d’engendrer est attribuée au composé; en revanche, dans le cas des formes intentionnelles, comme c’est uniquement la forme qui génère, et pas le composé, ce qui est généré suit parfaitement la similitude de ce qui génère parce que ce qui est généré suit parfaitement l’unité de la forme de ce qui génère. Deux exemples peuvent éclairer ces thèses : 1)

34 En effet, il est absurde d’affirmer que c’est l’air qui est engendré en étant blanc à chaque multiplication, car sinon avant la multiplication, là où il n’y avait aucune intention, il n’y aurait pas d’air ; en revanche, il faut affirmer grâce à la perspective que c’est seulement l’intention de la blancheur qui est générée dans l’air, celui-ci existant indépendamment d’elle, étant le milieu qui permet sa multiplication. 35 Ista autem ueritas ex quodam signo patere potest : uidemus enim in generatione realium quod genitum non perfecte assequitur similitudinem gignentis quia, cum talis similitudo sit per unitatem forme, non perfecte assequitur genitum gignenti unitatem forme, ex eo quod illa actio non attribuitur forme sed attribuitur com- posito, licet illius actionis forma sit ratio ; sed in generationibus intentionalium genitum perfecte consequitur similitudinem gignentis sicut similitudo in speculo genita perfecte consequitur gignentis similitudinem (§8, l. 50-56).

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lorsqu’un enfant est engendré, ce n’est pas seulement la forme des parents qui engendre, mais le composé, soit les parents ; et ce n’est pas une forme qui est engendrée, mais un composé, soit un enfant ; grâce à la forme, qui est la même dans les parents et dans l’enfant, celui-ci ressemble à ses parents ; mais parce que ce n’est pas la forme seule des parents qui engendre l’enfant, mais le composé, il différera de ses parents. 2) Lorsque l’image d’un être humain est générée dans un miroir, c’est seulement la forme de l’être humain qui est générée dans le miroir, et pas un nouvel être humain fait de chair et d’os, car seule la forme de l’être humain est générée dans le miroir et pas le composé, car seule la forme génère.

1.4

Gilles tire une première conclusion générale : la forme intentionnelle diffère de la forme réelle de deux manières parce que la forme intentionnelle ne reçoit pas de numération d’un sujet comme la forme réelle, ni n’est tirée de la puissance de la matière puisqu’à proprement parler ni mouvement ni transformation ne sont requis ici ; autrement dit la forme intentionnelle n’est pas étendue par l’extension du sujet dans lequel elle réside comme c’est le cas pour la forme réelle. Mais cette conclusion n’est pas le point final de son analyse... il faut encore boucler le cercle en rejoignant le premier argument.

Par conséquent la forme intentionnelle diffère de la réelle de deux manières parce que la forme intentionnelle ne reçoit pas de numération d’un sujet comme c’est le cas pour la forme réelle, ni n’est tirée de la puissance de la matière puisqu’à proprement parler ni mouvement ni transformation ne sont requis ici.36

1.5

Voilà donc expliquée la différence entre les formes réelles et intentionnelles. Deux points en découlent : premièrement qu’elles ne sont pas étendues selon l’extension du sujet ; deuxièmement qu’elles ne sont pas nombrées selon le nombre du sujet, mais elles sont plutôt nombrées par le nombre des choses à la connaissance desquelles elles conduisent, c’est-à-dire par lesquelles elles sont. Car cette intention de la blancheur existant dans cette partie de l’air diffère numériquement de cette autre intention de la blancheur existant dans la même partie de l’air non selon la raison du sujet – parce qu’elles sont dans le même sujet – mais selon la raison des diverses blancheurs à la connaissance desquelles elles conduisent et desquelles elles tirent leur origine.37

36 Igitur in duobus differt forma intentionalis a reali quia forma intentionalis non recipit numerationem a subiecto ut realis nec educitur de potentia materie cum per se loquendo non requiratur ibi motus et transmutatio (§8, l. 56-59). 37 Visa igitur differentia inter formas reales et intentionales ex qua differentia duo consequuntur scilicet primum quod non extenduntur extensione subiecti et secundum quod non numerantur numeratione subiecti sed potius numerantur numeratione eorum in quorum cognitionem ducunt siue eorum a quibus sunt. Nam ista intentio albedinis in illa parte aeris existens differt numero ab alia intentione albedinis in eadem parte aeris existente non ratione subiecti – quia in eodem subiecto sunt – sed ratione diuersarum albedinum in quarum cognitionem ducunt et a quibus traxerunt originem (§8, l. 59-66).

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Dans cette dernière partie, Gilles non seulement réaffirme que les formes intentionnelles ne sont pas étendues selon l’extension du sujet ni nombrées selon le nombre des sujets, mais il introduit un nouvel élément lorsqu’il soutient que les formes intentionnelles sont en revanche nombrées selon le nombre des choses à la connaissance desquelles elles conduisent, c’est-à-dire par lesquelles elles sont. Et c’est à ce point qu’il rejoint ce qu’il avait déjà plus ou moins évoqué dans le premier argument : une intention de la blancheur existant dans une partie de l’air diffère selon le nombre d’une autre intention de la blancheur existant dans la même partie de l’air, et ce non selon la raison du sujet dans lequel elles sont, puisqu’elles sont dans la même partie de l’air, mais en raison des diverses blancheurs à la connaissance desquelles elles conduisent et dont elles tirent leur origine. Pour illustrer ce point, nous pouvons reprendre notre exemple de la chemise blanche et du mur blanc : supposons un mur blanc et une chemise blanche ; l’intention de la blancheur du mur multiplie son espèce à travers tout le milieu, et l’intention de la blancheur de la chemise fait de même ; si l’intention de la blancheur du mur et l’intention de la blancheur de la chemise sont dans la même partie de l’air, elle ne diffèrent pas selon l’espèce puis- qu’elles sont toutes deux des intentions de la blancheur; elles diffèrent cependant selon le nombre, non parce qu’elles seraient dans un sujet différent puisqu’elles sont toujours par hypothèse dans la même partie de l’air, mais parce qu’une est intention de la blancheur du mur et l’autre de la blancheur de la chemise, autrement dit car l’une provient du mur et l’autre de la chemise, et celle qui provient du mur nous conduit à la connaissance de la blancheur du mur, et l’autre à la connaissance de la blancheur de la chemise.

Le but de cette dernière partie est évident : il faut s’assurer que deux espèces différant seulement selon le nombre dans notre imagination pourront toutefois être distinguées, et ce grâce au fait qu’elles proviennent de deux sujets différents et conduisent donc à deux connaissances différentes; cet argument permet d’éviter une confusion complète dans l’imagination des espèces différant seulement selon le nombre.38

Pour résumer les conclusions des arguments présentés permettant de distinguer les formes intentionnelles des formes réelles ou matérielles, nous pouvons dresser la liste suivante :

– Plusieurs intentions différant selon l’espèce peuvent se trouver dans l’imagination et/ou dans l’intellect matériel.

– Plusieurs intentions différant seulement selon le nombre peuvent se trouver dans l’imagination.

– S’il est possible que l’imagination et l’intellect matériel puissent co-exister dans le même lieu au même moment sans que l’un ne cède à l’autre, une intention peut exister en même temps dans l’intellect matériel et dans l’imagination.

– Une espèce intelligible se trouve toujours toute entière dans chacune des imaginations.

38 De plus, il faut noter que nous pouvons trouver dans cette conclusion une justification de la possibilité de connaître le singulier, bien que ni Averroès ni Gilles de Rome ne semblent remarquer ce fait.

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– Les espèces intelligibles qui sont générées dans les imaginations sont parfaitement identiques à l’espèce intelligible qui les génère.

– Deux espèces différant seulement selon le nombre dans notre imagination pourront être distinguées, et ce grâce au fait qu’elles proviennent de deux sujets différents et conduisent donc à deux connaissances différentes. Avant de pouvoir mettre un terme à la reconstruction de la théorie noétique averroïste, il reste un point dans l’argumentation de l’archevêque qui n’est pas démontré et qui reste hypothétique : le fait que l’imagination et l’intellect puissent co-exister dans le même lieu au même moment sans que l’un ne cède devant l’autre et vice et versa ; c’est jusqu’à présent le seul point faible de sa démonstration. Et c’est ce que Gilles va démontrer grâce à la distinction entre nature intellectuelle et nature corporelle.

2. Natures intellectuelles vs natures corporelles

Il reste maintenant à voir de quelle manière la nature intellectuelle diffère de la nature corporelle. Pour ce faire il faut savoir que la nature intellectuelle ou spirituelle diffère de la nature corporelle en deux points : la première différence est que la nature spirituelle peut exister en même temps avec une nature corporelle sans que la nature corporelle ne lui cède. C’est pourquoi ceux qui disaient que l’âme est un corps selon le Philosophe posaient deux corps dans le même ; cependant la nature corporelle ne peut exister en même temps avec une autre nature corporelle. La deuxième différence est que la nature spirituelle peut exister en même temps et en une seule fois dans diverses choses, pourvu que ces diverses choses soient ordonnées à quelque chose d’un. De même que nous concédons qu’une seule et même essence de l’âme est dans différentes parties du corps dans la mesure où ces parties sont ordonnées à un tout, de même aussi ceux qui posaient un Donateur des formes quand ils posaient qu’un seul et même Donateur opérait dans diverses choses, devaient dire en même temps que ce Donateur était simultanément dans différentes choses dans la mesure où ces différentes choses étaient ordonnées à quelque chose d’un, en l’occurrence à la réception d’une forme. Cependant la nature corporelle ne peut jamais en tant que telle être toute entière et en même temps dans des choses différentes quand bien même ces diverses choses seraient ordonnées à quelque chose d’un.39

Il s’agit à présent de déterminer ce qui distingue les natures corporelles des natures spirituelles. Selon Gilles, elles diffèrent en deux points :

39 Restat modo uidere quomodo differt natura intellectualis a natura corporali. Propter quod sciendum quod natura intellectualis siue spiritualis differt a natura corporali in duobus : prima differentia est quia natura spiritualis simul potest esse cum natura corporali absque eo quod natura corporalis ei cedat. Vnde illi qui dicebant animam esse corpus secundum Philosophum ponebant duo corpora in eodem; natura tamen corporalis simul cum alia natura corporali esse non potest. Secunda differentia est quia natura spiritualis potest esse simul et semel in diuersis dumtamen illa diuer sa habeant ordinem ad aliquid unum. Sicut concedimus unam et eandem essentiam anime esse in diuersis partibus corporis prout ille diuerse partes habent ordinem ad unum totum, ita etiam illi qui ponebant datores formarum, cum ponerent quod unus et idem dator operaretur in diuersis; simul oportebat eos dicere quod ille dator simul esset in diuersis inquantum illa diuersa ordinabantur ad aliquid unum ut forte ad susceptionem unius forme. Natura tamen corporalis nunquam secundum se totam simul potest esse in diuersis quantumcumque illa diuersa ordinantur ad aliquid unum (§8, l. 67-80).

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– Une nature spirituelle ou intellectuelle peut exister simultanément et dans le même lieu avec une nature corporelle sans que celle-ci ne lui cède sa place ; par contre, une nature corporelle ne peut pas exister en même temps et dans le même lieu avec une autre nature corporelle, car elles s’excluent l’une l’autre. Ce point n’est pas argumenté par Gilles de Rome, car il est probablement considéré comme évident ; en effet, une nature intellectuelle, comme une intention de la blancheur, peut se trouver en même temps et dans le même lieu qu’une nature corporelle, comme l’organe de la vision, car l’intention de la blancheur est dans l’œil, et ce sans que l’intention ne cède devant l’œil ni le contraire, faute de quoi la vision serait impossible. Nous pouvons aussi prendre comme exemple l’âme et le corps : l’âme est toute entière dans le corps et toute entière dans chaque partie du corps, en même temps, sans que l’âme n’exclue le corps ni que le corps n’exclue l’âme ; en revanche, deux êtres humains ne peuvent se trouver exactement dans le même lieu et au même instant sans que l’un ne cède devant l’autre. Cet argument reprend l’une des formes du principe de non-contradiction.

– Une nature spirituelle peut exister en même temps dans diverses choses, pourvu que ces diverses choses soient ordonnées à quelque chose d’un. Afin d’appuyer cette affirmation, Gilles va à nouveau utiliser une analogie, mais cette fois entre l’essence de l’âme et le Donateur des formes. La première moitié de l’analogie utilise la propriété holenmériste de l’âme : une seule et même essence de l’âme – chaque fois la même et chaque fois complète comme cela vient d’être démontré auparavant – se trouve dans chaque parties du corps dans la mesure où ces parties sont ordonnées à un tout ; autrement dit l’âme se trouve dans chaque partie du corps pour autant que ces parties soient ordonnées à la formation du corps. Un exemple peut être éclairant : l’essence de l’âme est dans le bras, dans la jambe, dans chaque partie du corps pour autant que toutes ces parties soient ordonnées pour former le corps. On dira donc que la vie appartient à chaque partie du corps, bras, jambe, etc., pour autant qu’elles soient des parties formant le corps ; en revanche, on ne dira plus que la vie appartient à un bras par exemple, si le bras a été séparé du corps. La seconde moitié de l’analogie est plus complexe : ceux qui affirment l’existence d’un Donateur des formes remarquent que comme l’essence de l’âme se trouve dans diverses choses, de la même manière un seul et même Donateur des formes opère dans diverses choses40 ; par conséquent, si l’essence de l’âme se trouve dans diverses choses seulement en tant qu’elles sont ordonnées à quelque chose d’un, alors il en sera de même pour le Donateur des formes : il opérera dans diverses choses seulement si celles-ci sont ordonnées à quelque chose d’un. Et ce qui ordonne ces diverses choses c’est le fait même de prendre une forme. Autrement dit, un seul et unique Donateur des formes agit dans diverses choses pour autant que toutes ces choses soient ordonnées à quelque chose d’un, soit au fait qu’elles peuvent prendre une forme. Par exemple le Donateur opérera dans l’eau mise à bouillir pour autant que l’eau soit ordonnée au fait qu’elle puisse prendre une forme, en l’occurrence celle de la chaleur, et donc devenir chaude.

40 L’analogie est valide car pour Gilles de Rome l’essence de l’âme est son acte c’est-à-dire, pour notre exemple, de donner la vie ; l’âme opère donc son acte dans chaque partie du corps pour autant que ces parties en fait forment le tout qu’est le corps.

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Cette dernière partie insiste à la fois sur le fait qu’une seule et unique espèce intelligible peut se trouver dans diverses choses, autrement dit plusieurs imaginations, pour autant que ces diverses imaginations soient ordonnées à quelque chose d’un, c’est-à-dire à la connaissance de la chose de laquelle l’espèce intelligible tire son origine, et sur le fait qu’un seul intellect peut opérer dans plusieurs êtres humains pour autant que ces êtres humains sont ordonnés à quelque chose d’un, par exemple l’acquisition de la science.

Une fois établies les différences entre les formes intentionnelles et les formes réelles (ou matérielles), ainsi que celles entre les natures intellectuelles (ou spirituelles) et les natures corporelles, Gilles va pouvoir utiliser tous les arguments qu’il vient de formuler pour rendre manifeste la position d’Averroès, ce qu’il fait en explicitant cinq points fondamentaux :

2.1) c’est la même intention qui informe l’imagination et l’intellect

2.2) c’est un seul et même intellect qui peut s’unir à tous les hommes

2.3) il est plus correct d’affirmer ‘l’homme pense’ que ‘l’intellect pense’

2.4) l’intention qui est une du côté de l’intellect est multiple du côté des imaginations

2.5) quand un homme intellige quelque chose pour la première fois il n’importe pas qu’il y ait nécessairement une nouvelle réception d’une intention, mais parfois seulement une nouvelle union avec l’intellect matériel suffit.

2.1

Gilles présente une justification en deux parties de la thèse du sujet de l’intention.

- Premièrement, ces intentions ne sont pas nombrées selon les sujets dans lesquels elles sont. Gilles affirme en effet : Ainsi comme il a été dit, ces intentions ne reçoivent pas un nombre des sujets dans lesquels elles sont ; c’est pourquoi deux intentions différant seulement selon le nombre peuvent être dans la même partie de l’air, et une seule et même intention pourrait être simultanément dans l’air et dans l’eau si l’eau ne cédait pas à l’air et vice et versa ; puis donc qu’une nature corporelle comme l’organe imaginatif ne cède pas devant une nature spirituelle comme l’intellect, cette même intention qui informe l’imagination pourra informer l’intellect. 41

Gilles reprend ici simplement les conclusions des arguments qui bouclent son parcours démonstratif, soit celle du premier argument portant sur la distinction entre les formes intentionnelles et les formes réelles, et celle du dernier portant sur la distinction entre les natures intellectuelles et les natures corporelles ; l’archevêque peut ainsi soutenir à la fois que deux intentions différant seulement selon le nombre peuvent exister au même

41 Nam ut dicebatur intentiones ille non recipiunt numerum a subiectis in qui- bus sunt ; unde due intentiones solo numero differentes possunt esse in eadem parte aeris, et una et eadem intentio simul posset esse in aere et in aqua si aqua non cederet aeri uel e conuerso ; cum igitur natura corporalis ut organum phantasticum non cedat nature spirituali ut intellectui, illa eadem intentio que informat phantasiam informare poterit intellectum (§ 9, l. 3-8).

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instant dans la même imagination, et qu’une seule et même intention peut exister au même instant dans l’imagination et l’intellect sans que l’un ne cède devant l’autre – et vice et versa – car la première est de nature corporelle et le second est de nature intellectuelle.

- Deuxièmement, ces intentions sont nombrées selon le nombre des choses à la connaissance desquelles elles conduisent. Gilles soutient en effet : A ce propos on peut aussi faire valoir ce que l’on a exposé plus haut parce que de telles intentions reçoivent un nombre des choses à la connaissance desquelles elles conduisent ; et parce que l’espèce dans l’intellect conduit à la connaissance de la nature sans les conditions de la matière, alors que l’espèce dans l’imagination conduit à la connaissance de la nature avec les conditions de la matière, de même que c’est une seule et même nature qui est considérée avec les conditions de la matière et sans ces conditions, de la même manière une seule et même espèce pourra informer l’imagination et l’intellect, et alors l’intellect nous sera joint par sa forme. 42

La deuxième partie lie les conclusions des premier et dernier arguments soutenant la distinction entre les formes intentionnelles et les formes réelles, soit le fait qu’une seule et même intention peut exister à la fois et au même instant dans l’imagination et dans l’intellect sans que l’un ne cède devant l’autre, et le fait que les intentions sont nombrées selon les choses à la connaissance desquelles elles conduisent43. Il va utiliser la conclusion du dernier argument afin d’apporter une nouvelle preuve pour soutenir le premier argument, mais cette fois son but est différent.44 En effet, Gilles affirme que parce que les intentions sont nombrées selon les choses à la connaissance desquelles elles conduisent, puisque l’espèce du côté de l’intellect conduit à la connaissance de la nature sans les conditions de la matière et que l’espèce du côté de l’imagination conduit à la connaissance de la nature avec les conditions de la matière, c’est une seule et même nature qui est considérée avec les conditions de la matière et sans celles-ci, et non pas deux natures différentes; par conséquent, si c’est une seule nature qui peut être considérée avec et sans les conditions de la matière, il y aura en fait une seule espèce qui sera considérée avec et sans les conditions de la matière, et non pas deux intentions différentes ; et donc une seule et même intention pourra informer l’imagination et

42 Ad hoc autem ualere potest quod superius fuit tactum quia huiusmodi inten- tiones recipiunt numerum ab hiis in quorum cognitionem ducunt; et quia species in intellectu ducit in cognitionem nature sine conditionibus materie, species autem in phantasia ducit in cognitionem nature cum conditionibus materie, sicut una et eadem natura est que consideratur cum conditionibus et sine conditionibus, ita una et eadem species esse poterit que informabit phantasiam et intellectum et tunc intellectus copulabitur nobis per formam suam (§ 9, l. 8-14). 43 Et non plus desquelles elles proviennent puisque dans ce cas précis elles proviennent de la même chose ; la seule différence ici est le fait qu’elles conduisent à deux connaissances différentes. 44 Si Gilles cherchait à montrer que deux espèces co-existantes dans le même milieu et différant seulement selon le nombre peuvent être distinguées grâce au fait qu’elles conduisent à la connaissance de deux choses différentes, il va maintenant démontrer, en utilisant les mêmes arguments, qu’une seule espèce existant au même moment mais dans des milieux différents co-existants ne s’excluant pas peut être différenciée grâce au fait que, considérée avec les conditions de la matière, elle conduit à une certaine connaissance, et considérée sans les conditions de la matière, elle conduit à une autre connaissance. Ce point renforce la thèse selon laquelle c’est une seule et même intention qui est dans un seul lieu composé de deux milieux et conduit à deux connaissances différentes.

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l’intellect. Par exemple, une seule intention de la blancheur du mur, se trouvant au même instant et dans le même lieu mais dans deux milieux co-existants non exclusifs, c’est-à-dire à la fois dans l’imagination et dans l’intellect, est considérée avec les conditions de la matière du côté de l’imagination et sans ces conditions du côté de l’intellect, puisque dans ce cas elle a été abstraite desdites conditions; l’intention pourra donc être distinguée, non en tant qu’elle est intention de la blancheur – puisqu’elle est intention d’une seule et même blancheur, celle du mur –, non en tant qu’elle est dans un sujet différent – puisque les milieux sont co-existants dans un seul sujet, l’homme – mais parce que dans un cas, lorsqu’elle est considérée du côté de l’imagination, elle conduit à la connaissance de la blancheur particulière du mur et dans l’autre cas, lorsqu’elle est considérée du côté de l’intellect, elle conduit à la connaissance universelle de la blancheur.45

2.2

Deuxièmement, l’intellect matériel ou possible est unique pour tous les hommes. Le premier point ayant été exposé, à savoir qu’une seule et même intention informe l’intellect et l’imagination (…), le deuxième qu’il reste à exposer pour que sa position soit comprise est qu’un seul et même intellect peut être uni à tous les hommes. En effet bien que la nature corporelle ne puisse être dans des choses différentes dans la mesure où ces choses sont ordonnées à quelque chose d’un, la nature spirituelle, elle, le peut, comme cela a été établi ; et c’est pourquoi il n’est pas absurde qu’un seul intellect soit uni à tous les hommes du fait que tous les hommes sont ordonnés à quelque chose d’un. Et c’est ce que dit le Commentateur en posant qu’on a été d’avis fut que l’intellect matériel est uni à tous les hommes. 46

En ce qui concerne le deuxième point, notre auteur ne fait que rapporter les conclusions établies lors de la distinction des natures intellectuelles et des natures corporelles, en les appliquant cette fois explicitement au cas de l’intellect matériel. En effet, comme une nature intellectuelle peut exister – ou peut opérer47 – dans différentes choses pour autant que ces choses soient ordonnées à quelque chose d’un, il en sera aussi ainsi de l’intellect matériel, puisqu’il est une nature intellectuelle : il pourra opérer dans différentes choses pour autant que ces choses soient ordon- nées à quelque chose d’un; autrement dit, il 45 Nous pouvons remarquer que, contrairement à la première partie qui ne fait qu’articuler des conclusions établies précédemment, la deuxième apporte un nouvel argument. 46 Declarato primo quod una et eadem intentio informat intellectum et ymagina- tionem (...), secundum quod restat declarandum ut intelligatur positio ipsius est quod unus et idem intellectus potest esse unitus omnibus hominibus. Nam licet natura corporalis non possit esse in diuersis quantumcumque illa diuersa ordinentur ad aliquid unum, natura tamen spiritualis potest ut habitum est ; et ideo non est inconueniens quod unus intellectus sit unitus omnibus hominibus ex quo omnes homines ordinantur ad aliquid unum. Et hoc est quod Commentator dicit quod opinati sumus quod intellectus materialis unitus est omnibus hominibus (§ 9, l. 20-28). 47 Comme on l’a vu précédemment, dire qu’une forme exerce son acte peut être employé synonymiquement pour dire qu’elle est dans une chose, dans le cas précis où être une forme existante dans une matière consiste à lui communiquer son acte, comme dans le cas de l’âme qui existe dans le corps pour lui communiquer la vie ; dans ce cas, c’est effectivement la même chose de dire qu’une forme existe dans une matière que de dire qu’elle opère dans cette matière, puisqu’elle opère ainsi son acte qui est de communiquer la vie au corps.

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pourra opérer dans différents êtres humains pour autant qu’ils soient ordonnés à quelque chose d’un. Gilles ne nous donne aucune indication ici sur ce que c’est pour des être humains que d’être ordonné à quelque chose d’un, mais nous pouvons proposer quelques possibilités : les êtres humains peuvent être ordonnés à une fin, qui peut être la fin ultime, la vision béatifique, ou des fins relatives, comme la conservation de l’espèce, la science, le bonheur,...

2.3

Troisièmement, Gilles soutient que si l’on est fidèle à ce que dit Averroès au sujet de l’intellect, on doit souscrire au fait qu’il est plus correct d’affirmer ‘l’homme pense’ que ‘l’intellect pense’. Il avance deux arguments pour soutenir cette proposition :

– Le premier est le suivant : Le troisième point qu’il reste à exposer pour comprendre sa position est que l’homme intellige est plus propre que l’intellect intellige. La raison en est double : l’une consiste en cela que du fait de l’union susdite l’intellect est en quelque sorte devenu notre forme ; et parce que proprement la forme n’agit pas mais le composé par la forme, aussi il n’appartiendra pas à l’intellect d’intelliger ni à l’âme, mais plutôt à l’homme par l’intellect ou par l’âme; c’est pourquoi aussi le Commentateur soutient dans son commentaire au premier livre du De anima que si nous voyions des parties intrinsèques travailler en intelligeant comme nous voyons des parties extrinsèques travailler en tissant ou en construisant, de même que nous ne concéderions pas que l’âme tisse ou file, de la même manière nous ne concéderons pas que l’âme intellige. 48

L’argument mis en place par Gilles est nouveau et n’est pas directement dépendant des différences existant entre les formes intentionnelles et les formes réelles, ni de celles séparant les natures intellectuelles des natures corporelles ; il est simple et efficace : du fait que l’intellect nous est uni par une même intention qui est de quelque manière sa forme mais qui est aussi dans notre imagination comme sa forme, l’intellect est en quelque sorte notre forme ; or la forme n’agit pas mais le composé de forme et de matière par la forme; par conséquent l’intellect – ou l’âme intellective – n’agit pas, mais l’homme composé du corps et de l’âme intellective agit, et le fait par l’âme intellective. L’exemple qu’il reprend à la suite d’Averroès est tout aussi éclairant : si l’on voit des mains qui filent, on ne concède pas que ce sont uniquement les mains qui filent ou l’âme seule, mais on affirme que c’est la fileuse qui file à l’aide de ses mains ; de la même manière si on voit un homme penser, on ne dira pas que c’est uniquement son intellect qui pense ou l’âme seule, mais on affirmera que c’est l’homme qui pense grâce à ou par son âme

48 Tertium quod restat declarandum ut intelligatur positio eius est quod magis proprie homo intelligit quam intelligat intellectus. Cuius ratio duplex esse potest : una est quia intellectus ex tali unione quodammodo effcitur forma nostra; et quia forme proprie non est agere sed compositi per formam, ita non est intellectus intelligere nec anime sed magis intelligit homo per animam uel per intellectum; unde etiam uult Commentator Super primo de anima quod si ui- deremus membra intrinseca que laborant in intelligendo sicut uidemus membra extrinseca que laborant in texendo uel edificando, sicut non concedimus quod anima texit uel edificat, ita non concederemus quod anima intelligit (§ 9, l. 29-37).

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intellective.49

– Le second est le suivant : La deuxième raison à ce propos peut être que, selon le Philosophe au deuxième livre du De anima, ce par quoi nous sommes sains est double parce que nous sommes sains par le corps et nous sommes sains par la santé, et ce par quoi nous connaissons est double parce que nous connaissons par la science et nous connaissons par l’âme ; par conséquent selon lui non seulement la forme est la raison de l’agir mais aussi la matière; en effet, du fait que la forme ne peut pas exercer une action propre si ce n’est dans une matière propre, la matière elle-même est aussi raison de l’agir; cependant, la forme est plus principalement une raison de l’agir que ne l’est la matière. Puisque par conséquent intelliger, ou l’acte d’intellection est tiré de la puissance intellective informée par une espèce, du fait que la forme est une raison d’agir plus principale que la matière, l’intention elle-même informant l’intellect sera plus une raison de l’acte d’intellection que ne l’est la puissance intellective; puisque par conséquent cette intention qui informe l’intellect est nôtre et est une forme en nous, car comme cela a été établi l’intellect nous est unis par sa forme, c’est-à-dire par une intention imaginée existant en nous, il en résulte que nous intelligeons et plus proprement que n’intellige l’intellect, d’autant plus proprement que la forme est davantage raison d’intelliger que la matière. 50

Le second argument est complexe et, à l’instar du premier, dépasse les conclusions établies lors de l’analyse des différences entre les deux types de formes et de natures. Gilles introduit son raisonnement par un double exemple qui lui permet d’établir sa première prémisse, qui est elle-même un argument : l’être humain est sain de deux manières, soit à la fois par le corps, puisque c’est lui qui est le support de la santé, et par la santé, puisque c’est elle qui, lorsqu’elle est dans le corps, permet à l’homme d’être sain ; il en va de même pour la connaissance, car l’homme est savant par l’âme qui est le support de la connaissance, et par la science puisque c’est elle qui, lorsqu’elle est dans l’âme, permet à l’homme d’être savant51 . Gilles peut ainsi rendre sa prémisse plus

49 Gilles voit bien ici qu’Averroès utilise lui aussi l’argument provenant d’Aristote en affirmant que c’est bien l’homme qui pense grâce à l’intellect et pas l’intellect seul; ainsi, on ne peut utiliser comme argument contre Averroès et le monopsychisme que si l’on accepte l’unicité de l’intellect on est obligé d’affirmer que ce n’est que l’intellect qui pense; au contraire, Averroès affirme explicitement que c’est l’homme qui pense, et en cela il reste fidèle à Aristote. 50 Secunda ratio ad hoc esse potest quia secundum Philosophum in secundo De anima quo sanamur est duplex quia sanamur corpore et sanamur sanitate et quo scimus est duplex quia scimus scientia et scimus anima ; igitur secundum eum non solum ratio agendi est forma sed etiam ratio agendi est materia ; nam ex quo forma non potest propriam actionem exercere nisi in materia propria etiam ipsa materia est agendi ratio ; tamen forma principalius est ratio agendi quam materia. Cum igitur intelligere uel actus intelligendi egrediatur a potentia intellectiua informata specie, cum principalius ratio agendi sit forma quam materia, ipsa intentio informans intellectum magis erit ratio actus intelligendi quam intellectiua potentia; cum igitur illa intentio que intellectum informat sit nostra et sit forma in nobis, quia ut habitum est intellectus unitur nobis per formam suam scilicet per intentionem ymaginatam in nobis existentem, igitur proprie nos intelligeremus et magis proprie quam intellectus quanto magis proprie forma est ratio intelligendi quam materia (§ 9, l. 37-49). 51 Pour que l’exemple fonctionne, il faut comprendre l’âme non seulement comme étant l’âme intellective, mais plus précisément comme étant l’intellect possible. Le rapport hylémorphique est le suivant : l’intelligible spéculatif est composé de l’intelligible en acte qui est comme sa forme et de l’intellect matériel qui est comme sa matière ; autrement dit l’intellect matériel sera comme la matière de la connaissance, et

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plausible : non seulement la forme est la raison de l’action, mais aussi la matière, parce que la forme n’exerce son action propre que dans une matière propre ; pour reprendre notre exemple : non seulement la science est la raison du fait que l’homme connaît, mais cela ne peut se faire que parce qu’il y a un intellect possible capable de recevoir cette science52. Or, la forme est plus principalement une raison de l’agir que la matière puisque c’est la forme qui agit dans la matière, et non pas l’inverse, même s’il est nécessaire qu’il y ait une matière dans laquelle la forme puisse agir. C’est pourquoi, si l’on suit toujours l’exemple de la science, l’intention informant l’intellect possible sera plus principalement la raison de l’acte d’intellection que ne l’est l’intellect possible, même si l’existence de l’intellect possible est une condition nécessaire à cet acte, car l’intention est comme la forme de l’acte d’intellection et l’intellect possible comme sa matière.

La deuxième prémisse utilise le fait que l’intention qui informe l’intellect est nôtre car elle est en nous parce que, d’après ce que nous venons de voir, elle existe au même moment et dans le même lieu à la fois dans l’intellect et dans l’imagination (sans que l’un ne cède à l’autre), étant forme des deux. La conclusion est alors évidente : puisque nous sommes dits plus principalement connaître par la forme, c’est-à-dire par l’intention, que par la matière, c’est-à-dire par l’intellect possible, et si l’intention est nôtre, il sera donc plus correct d’affirmer ‘l’homme connaît’ que ‘l’intellect connaît’.

4. Quatrièmement, Gilles affirme que selon Averroès, l’intention qui est une du côté de l’intellect est multiple du côté des imaginations. Il dit en effet :

Le quatrième point qu’il reste à exposer est que l’intention qui est multipliée du côté des imaginations a un être un du côté de l’intellect. En voici la raison : bien que de telles espèces intentionnelles reçoivent un nombre à proprement parler des choses dont elles proviennent, cependant cette numération est parfois accidentellement empêchée parce que, bien que deux intentions de la blancheur différant seulement numériquement puissent exister dans la même partie de l’air du fait que ces deux intentions proviennent de formes numériquement différentes, cependant si l’air ne recevait pas en tant qu’ici et maintenant, ces deux intentions formeraient une seule intention puisqu’il ne peut exister dans un même sujet deux choses abstraites différant seulement selon le nombre. Et s’il était possible que l’eau existe simultanément avec l’air, et que l’air ne cède pas à l’eau, et que l’air reçoive ici et maintenant, l’eau ne recevrait pas ici et maintenant, bien qu’une seule et même intention prise de manières différentes puisse informer l’air et l’eau; cependant il serait possible que les choses qui seraient plusieurs du côté de l’air deviennent un du côté de l’eau, de sorte que si deux intentions différant selon le nombre informaient l’air lorsqu’elles informent l’eau, elles deviendraient une seule intention. Ainsi c’est en tant qu’elles informent l’intellect que toutes les intentions imaginées différant seulement numériquement sont une seule intention ; c’est pourquoi le Commentateur dit aussi que de telles intentions intelligées sont uniques selon le

l’intelligible en acte comme sa forme et ainsi, comme nous l’avons vu ci-dessus, on pourra dire que l’homme pense – et non pas que l’intellect pense. 52 Autrement dit, si un homme connaît le premier principe de la thermodynamique, c’est non seule ment à cause du fait que l’homme en question possède cette science, mais aussi parce qu’il y a un intellect qui peut être le récipient de cette science ; si cette science du premier principe de la thermodynamique n’existait pas, l’intellect serait vide et l’homme ne pourrait rien savoir à son sujet et de même si cette science existait, mais non pas l’intellect, il n’y aurait rien pour penser cette science et l’homme ne pourrait rien savoir non plus.

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récepteur et multiples selon l’intention reçue, et il appelle ici ‘l’intention reçue’ l’intention imaginée, parce que c’est la même intention qui informe l’imagination et qui est reçue par l’intellect. 53

Ce quatrième point utilise un élément que nous avons déjà relevé lors de l’étude de la première différence entre les formes intentionnelles et les formes réelles : nous avions remarqué que si deux intentions différant seulement selon le nombre peuvent exister dans le même milieu, ce milieu ne peut être que l’imagination, car dans l’intellect, deux intentions différant seulement selon le nombre sont en fait une seule et même intention. Ce point est en effet repris comme fondement de l’analyse faite par le Doctor Fundatissimus de la possibilité pour l’espèce d’être multiple du côté de l’imagination et unique du côté de l’intellect, mais son développement est cette fois bien plus conséquent.

Toute sa réflexion s’articule autour de l’expression recipere ut hic et nunc ; par conséquent, il nous faut d’abord brièvement en dire un mot. Gilles utilise cette ex- pression technique complexe dans le cadre de son explicitation de la théorie noétique averroïste pour qualifier la manière dont l’imagination et l’intellect «reçoivent» l’intention. Le nœud de l’expression repose sur ce que signifie ut hic et nunc, en français ‘en tant qu’ici et maintenant’. Sur la base de ce que nous venons de voir, nous pouvons postuler que dans l’ontologie égidienne qui sert de base au soutient de la noétique, ‘ici et maintenant’ signifie non seulement des catégories identifiables, soit celles de lieu et de temps, mais en plus elle indique une détermination précise en fixant les coordonnées de l’acte qu’elle qualifie dans le temps présent et à l’endroit de la chose elle-même54 ; ut hic et nunc qualifie donc une chose ou un acte comme étant particulier et actuel55, autrement dit

53 Quartum quod restat declarandum est quod intentio que plurificatur ex parte ymaginationum habet esse unum ex parte intellectus. Et ratio est : nam licet huiusmodi species intentionales recipiant numerum per se loquendo ab hiis a quibus sunt, per accidens autem aliquando iste numerus impeditur quia licet in eadem parte aeris possint esse due intentiones albedinis solo numero differentes ex eo quod ille due intentiones sunt a diuersis formis numero tamen si aer non reciperet ut hic et nunc, cum non possint esse in eodem subiecto duo abstracta solo numero differentes, ille due intentiones fierent una intentio. Et si esset possibile quod aqua esset simul cum aere et aer non cederet aqua et aer reciperet ut hic et nunc, aqua non reciperet ut hic et nunc, licet una et eadem intentio aliter et aliter accepta posset informare aerem et aquam, tamen posset esse quod ea que essent plura ex parte aeris fierent unum ex parte aque, ita quod si due intentiones numero differentes informarent aerem cum informarent aquam, fierent una intentio. Ita est ex parte ista quod omnes intentiones ymaginate solo numero differentes ut informant intellectum fiunt una intentio; unde et Commentator dicit quod huiusmodi intellectiua sunt unica secundum recipiens et multa secundum intentionem receptam, et appellat ibi ‘intentionem receptam’ intentionem ymaginatam quia eadem est que ymaginationem infor- mat et que intellectu recipitur (§ 9, l. 50-67). 54 Recevoir en tant qu’ici et maintenant l’intention d’une chose, c’est recevoir l’intention de la chose comme elle est à ce moment-là présente dans son lieu. 55 Effectivement, le fait d’être hic et nunc ne peut convenir à un particulier non-actuel car le fait d’être passé ou futur contredit la propriété d’être maintenant, ni ne peut convenir à quelque chose d’universel car par définition les caractéristiques d’une nature universelle sont justement d’être commune ou partageable et a-temporelle, soit exactement le contraire d’ici et maintenant. Un exemple peut être éclairant : l’intention abstraite du chien n’est pas liée à un instant dans le temps, comme si demain ce qu’est un chien pourrait être différent (il ne faut pas oublier que pour ces auteurs les espèces étaient éternelles et n’évoluaient pas), pas plus qu’elle n’est liée à un lieu particulier, car sinon on ne pourrait penser au chien que par rapport à un seul lieu, ce qui est absurde.

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sous les conditions de la matière56. Nous pouvons à présent revenir à l’argumentation de Gilles, dont les articulations sont maintenant plus claires : deux intentions différant seulement numériquement peuvent exister dans l’imagination, car elles retiennent les conditions de la matière ; en revanche, deux intentions seulement numériquement différentes ne peuvent pas exister dans l’intellect, car comme elles ne retiennent pas les conditions de la matière, elles sont de fait une seule et même intention. De plus, comme l’imagination considère l’intention avec les conditions de la matière et l’intellect considère l’intention sans les conditions de la matière, il n’importe pas que l’intention du côté de l’imagination et l’intention du côté de l’intellect soient différentes, mais elle peut être la même intention considérée de différentes manières. Par conséquent, il est possible que des intentions dans l’imagination différant seulement numériquement soient une seule intention dans l’intellect. Nous pouvons illustrer cette thèse par un exemple : l’intention de la blancheur du mur et l’intention de la blancheur de la chemise sont différentes seulement selon le nombre dans l’imagination car elles sont toutes deux intentions de la blancheur ; mais comme les intentions dans l’imagination retiennent les conditions de la matière des choses dont elles proviennent, l’intention de la blancheur du mur conduit à la connaissance de la blancheur particulière du mur particulier, alors que l’intention de la blancheur de la chemise conduit à la connaissance de la blancheur particulière de la chemise particulière. En revanche, l’intention abstraite de la blancheur dans l’intellect possible ne retient pas les conditions de la matière et est donc dépouillée de toute relation au parti- culier; il n’y aura donc qu’une seule intention abstraite de la blancheur puisque l’intention du mur et celle de la chemise sont deux intentions de la blancheur. C’est pourquoi aussi l’intention abstraite de la blancheur conduira à une autre connaissance que celles de la blancheur du mur et de la blancheur de la chemise, c’est-à-dire à la connaissance de la blancheur elle-même.

5. Cinquièmement, Gilles affirme que pour Averroès, quand quelque homme intellige quelque chose pour la première fois, il n’importe pas qu’il y ait une nouvelle réception d’une intention, mais seulement une nouvelle union avec l’intellect matériel.

Le cinquième point qu’il reste à exposer est que l’intellect ne reçoit pas toujours une intention pour la première fois quand quelque homme intellige quelque chose pour la première fois, mais parfois il s’agit ici d’une nouvelle réception, parfois cependant seulement d’une nouvelle union sans une nouvelle réception, ce qui ressort avec suffisamment d’évidence des points établis. En effet du fait que les intentions sont multipliées du côté des imaginations, mais sont cependant unies du côté de l’intellect, il n’y a qu’une seule réception de toutes les espèces différant seulement numériquement. Et c’est pourquoi si tu intelliges pour la première fois une pierre qu’auparavant cependant

56 Il faut remarquer que ‘avec les conditions de la matière’ ne signifie pas matériel, bien au contraire ; cela signifie seulement que les caractéristiques particularisantes de la matière sont conservées ; dans le cas qui nous occupe, l’intention dans l’imagination retient les conditions de la matière car, bien qu’étant non-matérielle, elle retient les caractéristiques particularisantes de la chose dont elle est l’intention. Par exemple l’intention de Médor dans mon imagination ne retient pas la matière de Médor – ce n’est pas Médor lui-même qui est dans mon imagination – mais il retient les particularités de Médor liées à la matière, comme sa taille, sa couleur, ses expressions, etc. au moment et à l’endroit où je le vois ; ‘sans les conditions de la matière’ renvoie donc à une nature sans ce qui la particularise, autrement dit une intention abstraite, soit pour notre exemple l’intention du chien.

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tu n’avais pas intelligée, il n’importe pas que l’intellect reçoive pour la première fois l’espèce de la pierre, parce que tu avais peut-être l’espèce de la pierre avant que d’intelliger la pierre, et comme cela a été établi plusieurs espèces différant seulement numériquement ne peuvent pas être dans l’intellect. Et c’est pourquoi du fait que tu intelliges une pierre pour la première fois puisque tu ne l’avais pas intelligée auparavant, l’intellect t’est unis bien qu’auparavant il ne t’ait pas été uni ; cependant il n’y a pas ici une nouvelle réception, par conséquent il y a une nouvelle union sans une nouvelle réception ; ce qui peut être montré par quelque chose de semblable dans la nature universelle : en effet si quelque homme est engendré pour la première fois, l’homme ne commence pas à exister absolument puisqu’auparavant il n’existait pas, mais la nature humaine seulement commence à exister dans cet homme bien qu’auparavant elle n’ait pas été en lui. Donc de la même façon quand tu intelliges pour la première fois une pierre, il n’importe pas que l’espèce de la pierre commence pour la première fois d’exister dans l’intellect, au sens où elle n’était pas en lui auparavant ; mais l’intellect par une telle espèce commencerait à avoir une nouvelle relation avec toi, et à t’être uni, et à être en toi bien qu’auparavant il n’ait pas été ainsi joint à toi ou couplé par cette espèce. 57

Ce cinquième et dernier point utilise le quatrième comme prémisse : du fait que les intentions qui sont multiples du côté des imaginations sont une seule intention du côté de l’intellect, on peut affirmer que plusieurs espèces différant seulement numériquement dans plusieurs imaginations d’êtres humains différents ne sont en fait qu’une seule intention du côté de l’intellect possible séparé; il n’y a en effet qu’une seule réception du côté de l’intellect possible des intentions qui ne diffèrent que selon le nombre, quelle que soit leur provenance. Donc, si quelqu’un a dans son imagination une espèce d’une pierre pour la première fois, il n’importe pas nécessairement que l’intellect reçoive pour la première fois l’espèce abstraite de la pierre : en effet, si jamais personne n’a eu l’intention d’une pierre, il faudra effectivement que l’intellect reçoive l’espèce abstraite de la pierre pour la première fois ; en revanche, si quelqu’un d’autre avait intelligé l’espèce d’une pierre auparavant, il ne serait pas nécessaire que l’intellect reçoive à nouveau l’espèce abstraite puisqu’il la possède déjà, étant donné que du côté de l’intellect ces deux espèces ne diffèrent que par le nombre et qu’il n’y a qu’une seule réception des intentions qui ne diffèrent que selon le nombre. Par conséquent, si quelqu’un a déjà pensé à une pierre auparavant, si tu intelliges maintenant un pierre alors qu’auparavant tu ne l’avais jamais intelligée, l’intellect te sera uni alors qu’auparavant il ne l’était pas ; mais comme il n’y a 57 Quintum quod declarandum restat est quod non semper intellectus de nouo recipit quando aliquis homo de nouo intelligit sed aliquando est ibi noua receptio aliquando autem solum noua unio absque noua receptione, quod ex habitis satis patet. Nam ex quo intentiones plurificantur ex parte ymaginationum, uniuntur autem ex parte intellectus, non est nisi una receptio omnium specierum dif- ferentium solo numero. Et ideo si tu intelligis de nouo lapidem prius autem non intelligebas lapidem, non oportet quod intellectus de nouo recipiat speciem lapidis quia forte habebas speciem lapidis antequam intelligeres lapidem et ut habitum est non possunt esse in intellectu plures species numero differentes. Et ideo ex quo tu de nouo intelligis lapidem cum prius non intelligeres, unitur tibi intellectus cum prius non esset unitus; non tamen est ibi noua receptio igitur est ibi noua unio absque noua receptione; quod per simile potest declarari in natura uniuersali : nam si aliquis homo de nouo generatur non incipit homo esse simpliciter cum prius non esset sed solum in hoc homine incipit esse natura humana cum prius in eo non esset. Sic etiam quando tu de nouo intelligis lapidem non oportet quod de nouo incipiat esse species lapidis in intellectu ita quod in eo prius non esset; sed intellectus per huiusmodi speciem inciperet habere nouam relationem ad te et esse unitus tibi et esse in te cum prius in te non esset sic coniunctus uel per istam speciem copulatus (§ 9, l. 68-85).

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qu’une seule réception des intentions différant seulement selon le nombre, ce qui est le cas de deux intentions d’une pierre qui ne diffèrent que selon le nombre puisqu’elles sont toutes deux intentions d’une pierre, il n’y aura pas de nouvelle réception de l’intention par abstraction grâce à l’intellect agent mais seulement une nouvelle union à l’intellect possible.58

Gilles illustre cette thèse par un exemple éclairant : si un homme est engendré pour la première fois, autrement dit si un enfant est né, on ne dira pas que l’homme commence à exister absolument parce qu’auparavant l’enfant n’existait pas ; par contre on dira que la nature humaine commence à exister dans cet enfant parce qu’auparavant l’enfant n’existait pas, puisque par hypothèse il vient d’être engendré ; le fait pour un enfant d’être engendré n’implique donc pas que l’homme commence à exister avec lui, mais seulement que la nature humaine commence à exister dans l’enfant lorsqu’il est engendré. Cependant, s’il s’était agit d’Adam, on aurait pu dire qu’avec lui, non seulement la nature humaine commence à exister en lui au moment de sa création par Dieu, mais que par la même occasion, puisqu’il est le premier humain, l’homme commence aussi à exister avec lui ; ce n’est en revanche plus le cas une fois qu’il y a déjà eu au moins un homme. De la même manière, si un quelconque être humain intellige pour la première fois une pierre qui a déjà été intelligée par quelqu’un d’autre auparavant, l’espèce de la pierre ne commence pas pour la première fois à exister dans l’intellect possible, mais l’intellect possible commence à avoir une nouvelle union avec cet être humain intelligeant pour la première fois une pierre.

En conclusion de ce commentaire sur la reconstruction égidienne de la position averroïste, nous ne pouvons que constater la qualité de l’analyse de l’archevêque. Si l’on résume les thèses rendant manifestes les fondements de la noétiques du philosophe de Cordoue, on obtient une liste détaillée et précise :

– Les espèces intelligibles multiplient leurs similitudes à travers tout le milieu.

– Les espèces intelligibles qui sont générées sont parfaitement identiques à l’espèce intelligible qui les génère.

– Une espèce intelligible se trouve toujours toute entière dans chacune de ses similitudes et dans chacune des imaginations.

– Plusieurs intentions différant selon l’espèce peuvent se trouver du côté de l’imagination et/ou du côté de l’intellect matériel.

– Plusieurs intentions différant seulement selon le nombre peuvent se trouver du côté de l’imagination.

– Plusieurs intentions différant seulement selon le nombre ne peuvent pas se trouver du côté de l’intellect matériel car elles ne seraient qu’une seule et même intention.

58 Ce n’est pas l’union en tant que telle qui est nouvelle, comme si la personne n’avait jamais pensé avant d’intelliger la pierre, mais c’est un cas plus général qui est évoqué ici, où c’est uniquement l’union qui est nouvelle, car même si la personne en question avait déjà pensé à une feuille auparavant et avait été unie à l’intellect pour l’intelliger, c’est la première fois qu’elle s’unit à l’intellect pour l’intellection de l’espèce de la pierre.

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– Plusieurs intentions différant seulement selon le nombre sont multiples du côté des imaginations, mais sont une seule et même intention du côté de l’intellect possible.

– Une seule intention peut exister en même temps du côté de l’intellect matériel et du côté de l’imagination car l’imagination et l’intellect matériel peuvent co-exister dans le même lieu au même moment sans que l’un ne cède à l’autre, et vice et versa.

– Deux espèces différant seulement selon le nombre du côté de l’imagination pourront toutefois être distinguées, et ce grâce au fait qu’elles proviennent de deux sujets différents et conduisent donc à deux connaissances différentes.

– Une seule et même espèce considérée du côté de notre imagination et du côté de notre intellect conduit à deux connaissances différentes, la première avec les conditions de la matière et la seconde sans les conditions de la matière, autrement dit à une connaissance abstraite.

– Une seule et unique espèce intelligible peut se trouver du côté de plusieurs imaginations de différents êtres humains pour autant que ces diverses imaginations soient ordonnées à quelque chose d’un, c’est-à-dire à la connaissance de la chose d’où l’espèce intelligible tire son origine.

– Un seul intellect peut opérer dans plusieurs être humains pour autant que ces être humains soient ordonnés à quelque chose d’un, par exemple la science.

– Quand un homme intellige quelque chose pour la première fois, il n’importe pas qu’il y ait une nouvelle réception d’une intention par l’intellect possible, mais seulement une nouvelle union est suffisante dans le cas où l’intellect possible a déjà intelligé une telle intention auparavant.

Cette liste, structurée en trois parties par nos soins, contient tout ce qui est requis pour rendre plausible la théorie d’Averroès et assurer l’unité de l’intelligible, l’unité du sujet et l’unité du savoir.

1. L’unité de l’intelligible est garantie car les intentions en multipliant leurs similitudes à travers tout le milieu génèrent des similitudes qui leurs sont parfaitement identiques et toujours complètes. Par conséquent, l’intention générée sera à chaque instant et dans chaque partie de n’importe quel milieu toujours complète et identique à celle qui est génératrice.

2. L’unité du sujet est assurée car c’est bien l’homme qui pense. Stricto sensu, il n’y a pas deux sujets de l’intention, mais bien un seul, l’homme, même s’il se trouve que cet unique sujet est le point de rencontre de deux natures co-existantes59. C’est le point d’orgue de sa reconstruction qu’il nous faut à présent analyser. Pour bien le comprendre, il faut prendre au sérieux le fait qu’une seule et même intention peut exister à la fois, au même moment et dans le même lieu, dans lequel se trouve un seul sujet composé de

59 La thèse ici soutenue va à l’encontre de celle habituellement imputée à Gilles de Rome, laquelle affirme que Gilles soutiendrait, lorsqu’il présente sa reconstruction de la position averroïste, l’existence de deux sujets de l’espèce intelligible et se trouverait donc du côté des théories de la bilocation de l’espèce.

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deux natures, étant donné qu’une nature est corporelle (l’imagination), et l’autre intellectuelle (l’intellect possible), de sorte que l’une ne cède pas devant l’autre. Comme seule la nature corporelle possède des dimensions et peut donc occuper un lieu à proprement parler, ce qui n’est pas le cas de la nature spirituelle – puisqu’elle peut exister dans le même lieu avec une nature corporelle mais deux natures corporelles ne le peuvent –, l’intention sera donc à proprement parler dans l’imagination, et elle sera comme par accident «dans» l’intellect dans la mesure où celui-ci, étant non-matériel, se trouve être «dans» le même lieu au même moment lors de l’intellection. Dire que l’intention est en puissance dans l’imagination puis qu’une fois abstraite par l’intellect agent elle se trouve dans l’intellect matériel en acte et dire que c’est la même intention qui est à la fois en puissance et en acte est faux selon la théorie reconstructive de Gilles. En effet, la différence puissance - acte n’est pas pertinente, ou pas suffisamment efficace pour expliquer le processus noétique. Il faut soutenir que des intentions sont dans une image sans la matière des objets dont l’image est la représentation, mais avec les conditions de la matière qui particularisent les objets en question, et que cette image se trouve réellement en l’homme, autrement dit dans son imagination ; c’est le premier stade. A ce moment-là, il y a dans l’imagination une image qui est en fait une représentation complexe d’un contexte extérieur, par exemple Médor dans un champ d’herbes et de coquelicots courant après une boule bleue, sous un ciel d’été dégagé et ensoleillé; il y a donc plusieurs intentions, qui sont autant de similitudes de différentes choses réelles dans l’imagination ; chacune de ces intentions est donc particulière et reflète le lieu et le temps exacte de la scène. La faculté cogitative va sélectionner dans l’image l’intention sur laquelle l’attention du sujet pensant va se porter, Médor par exemple. La cogitative isole donc Médor du reste de la représentation60. Une fois l’intention isolée dans l’imagination, elle nous conduit à la connaisssance particulière de Médor, soit sa couleur, sa taille, le son de son jappement, etc... dans ce même instant et dans le même lieu, c’est-à-dire le lieu occupé par l’espèce dans l’imagination, il y a une co-existence avec l’intellect matériel, qui peut justement occuper le même lieu au même moment sans tomber sous le principe de non-contradiction car il n’est pas de même nature que l’imagination, celui-ci étant de nature intellectuelle et celle-ci étant de nature corporelle. L’intention qui se trouve dans l’imagination se trouve en même temps et dans le même lieu «dans» l’intellect matériel, mais sous des conditions différentes : elle est considérée du côté de l’imagination avec les conditions de la matière, donc particulière, et du côté de l’intellect sans les conditions de la matière, donc universelle. On peut distinguer l’intention du côté de l’intellect matériel parce qu’elle va nous conduire à la connaissance du chien en général, mais non pas parce qu’elle est une intention différente.

La nuance entre une explication de type ut hic et nunc et une explication de type puissance - acte est cruciale : il y a une seule intention qui est dans un seul lieu dans lequel se trouve deux natures co-existantes et qui, grâce à l’existence simultanée de ces deux natures peut être considérée avec ou sans les conditions de la matière. Il n’y a pas besoin de deux sujets ici, mais d’un seul, l’homme, dans lequel co-existent deux natures 60 La cogitative est la faculté discriminative qui est de fait responsable de l’intentionnalité dans la théorie averroïste de la connaissance ; c’est elle qui fait qu’une chose ou une autre devient objet de notre connaissance.

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qui ne sont distinguables que parce que les connaissances auxquelles elles conduisent, bien que se rapportant à la même chose parce que leur point d’origine est la chose réelle ayant multiplié sa similitude, sont différentes, l’une étant particulière, l’autre universelle. Et ce qui fait la différence, c’est l’action de l’intellect agent lorsqu’une intention n’a jamais été intelligée auparavant, ou le rappel de l’intelligible habituel si l’intention a déjà été intelligée auparavant. C’est parce que c’est la même intention qui peut être considérée par l’imagination avec les conditions de la matière et par l’intellect sans ces conditions, et parce que l’imagination et l’intellect sont deux natures co-existantes au même moment et au même endroit, c’est-à-dire en l’homme qui intellige, que l’on peut dire avec vérité que l’homme pense, et qu’au moment où il pense, l’intellect est devenu son intellect, car il fait effectivement un avec lui, lui étant co-existant absolument grâce à sa capacité d’exister en même temps et dans le même lieu avec l’imagination, et c’est à ce titre que l’on peut aussi affirmer correctement qu’il est sa forme.

Le nœud du problème est qu’ici deux explications différentes dont les scopes ne se recouvrent pas entrent en conflit : une explication basée sur la puissance et l’acte, et une autre explication basée sur le particulier et l’universel61. Si l’on suit à la lettre la version puissance-acte, on est effectivement obligé d’affirmer qu’une fois l’intention passée de la puissance à l’acte elle n’est plus en puissance et elle n’est donc plus dans l’imagination mais uniquement dans l’intellect, et qu’avant d’être en acte elle était en puissance uniquement dans l’imagination ; on contredit donc la thèse averroïste reconstruite par Gilles qui affirme que l’intention est en même temps dans l’intellect et dans l’imagination. Par contre la version particulier-universel permet d’affirmer qu’une même intention peut être considérée avec les conditions de la matière, et donc en tant qu’elle est particulière, et sans les conditions de la matière, et donc en tant qu’elle est universelle, et ce sans qu’il n’y ait une transformation ou qu’elle ne change de lieu, puisqu’elle est effectivement par définition dans un seul lieu. Si l’on s’en tient strictement à une explication de type puissance - acte, on ne peut donc rendre compte avec précision du fait que l’intention se trouve au même moment et dans le même lieu à la fois dans l’intellect et dans l’imagination. Ce n’est donc pas en vain que Gilles pointe du doigt ces endroits où la théorie averroïste de la séparation de l’intellect et du sujet de la pensée sont problématiques, et c’est pourquoi il tente de combler ces vides pour rendre la théorie d’Averroès plus plausible : c’est parce qu’ils appartiennent en propre à la théorie averroïste qui se base principalement sur le principe puissance - acte.

3. L’unité du savoir est aussi garantie car, pour autant que les êtres humains sont ordonnés à quelque chose d’un, comme la quête du savoir, une seule et unique intention peut se trouver dans plusieurs imaginations, et un seul et unique intellect pourra opérer dans plusieurs êtres humains. Autrement dit, le savoir pourra non seulement être 61 On peut remarquer qu’une explication qui se base sur les principes puissance-acte a aussi besoin, mais à un stade ultérieur de son développement, d’une théorie particulier-universel : une fois l’espèce intelligible en puissance élevée à l’acte par l’intellect agent et reçue par l’intellect possible, elle est en effet abstraite et donc universelle. Une théorie se basant sur le concept ut hic et nunc ne peut pas non plus se passer totalement du binôme puissance-acte, car elle l’utilise pour qualifier un statut déterminé, en affirmant par exemple qu’un intelligible spéculatif est un intelligé en acte. Les deux explications sont conflictuelles mais toutes deux sont nécessaires car elles éclairent un pan différent de la théorie.

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communiqué mais être compris car 1) les intentions sont identiques et complètes dans leurs multiplications, 2) il s’agit toujours des mêmes intentions imaginées pour une seule chose dans différentes imaginations, 3) il s’agit toujours d’une même intention abstraite pour des choses différentes seulement numériquement, 4) il s’agit du même intellect pour tous les hommes.

Conclusion

La reconstruction effectuée par Gilles de Rome dépasse donc le cadre épistémologique de l’explication qu’Averroès produit pour rendre compte de sa propre doctrine et le force à utiliser des instruments herméneutiques qu’Averroès n’avait pas utilisés ; ce qui s’avère cependant nécessaire pour résoudre les difficultés théoriques que rencontre la théorie averroïste et l’on ne peut donc lui en tenir rigueur – puisque son but est effectivement d’expliquer la théorie averroïste pour la rendre plus plausible, non d’en faire un compte- rendu ou une paraphrase. Le Doctor Fundatissimus exécute sa tâche avec minutie et intelligence : sa reconstruction est à notre avis non seulement brillante, mais l’une des plus complexes et des plus satisfaisantes jamais produites. Il est néanmoins très difficile de dire si l’explication égidienne aurait été effectivement approuvée par Averroès. Sur la base de notre étude, on peut en conclure que Gilles tente de rester le plus fidèle possible à ce qu’il identifie comme étant le principe d’articulation de la théorie du Commentateur, et que ce faisant il construit d’une manière effectivement plus plausible une explication de la théorie du sujet de l’intention ; dans ces conditions, on peut effectivement affirmer qu’il donne une reconstruction convaincante de la théorie noétique d’Averroès telle qu’il la lit dans la traduction latine du Commentaire au de anima.

En ce qui concerne sa critique de l’argument thomasien, on ne peut que prendre le parti de Gilles en constatant que Thomas n’a pas compris correctement ce que cela signifie pour une intention d’être à la fois dans l’imagination et dans l’intellect – ou tout du moins qu’il ne l’a pas compris de la même manière que Gilles l’a fait. Quoi qu’il en soit, la reconstruction que Gilles nous présente est un travail exceptionnel de philosophie et d’exégèse et il fait un excellent travail en montrant les faiblesses de l’argument de l’Aquinate, même si les deux illustres contemporains sont tout à fait d’accord sur le résultat des courses : Averroès a tort.