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« QUE PEUT-ON DIRE AUX HOMMES ? » Biographie spirituelle Avec la collaboration de Béatrice Guibert Préface de François d’Agay STAN ROUGIER SAINT EXUPÉRY EN APPROCHE DE DIEU

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« QUE PEUT-ON DIRE AUX HOMMES ?»

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Biographie spirituelle

Avec la collaboration de Béatrice GuibertPréface de François d’Agay

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Stan Rougieravec la collaboration de Béatrice Guibert

« Que peut-on direaux hommes ? »

Saint Exupéry en approche de Dieu

Biographie spirituelle

Préface de François d’AgayPostface d’Olivier de Lestrange

MamE

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Direction : Guillaume ArnaudDirection éditoriale : David GabilletDirection artistique : Armelle RivaÉdition : Pauline Trémolet, Vincent MorchCompositeur : Text’Oh !Direction de fabrication : Thierry DubusFabrication : Marie Guibert

© Éditions Gallimard pour tous les textes de Saint Exupéry cités dans le présent ouvrage.

© Mame, Paris, 2017 pour le reste du texte.www.mameeditions.comISBN : 978-2-7289-2422-6MDS : 531683

Tous droits réservés pour tous pays

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Tous les titres de chapitre et les intertitressont des citations d’Antoine de Saint Exupéry.

L’orthographe de son nom, sans trait d’union, est respectueuse de son choix personnel.

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Préface

Marie de Saint Exupéry a élevé ses cinq enfants avec douceur et fermeté. Antoine est un enfant turbulent et difficile, mais doué d’une grande sensibilité. Sa mère est son refuge, elle seule peut le calmer, lui rendre la paix. Marie a donné à ses enfants le sens des valeurs humaines, chrétiennes et fondamentales dont ils s’imprè-gneront, particulièrement Antoine, qui doit beaucoup à sa mère admirable, courageuse et exemplaire et qui s’est donnée toute sa vie à ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

La mort de son frère François à l’âge de quinze ans a profondé-ment marqué Antoine, il est révolté par cette « injustice » et il est possible que ce drame soit la cause de sa désaffection pour la foi de son enfance.

Antoine de Saint Exupéry est devenu vraiment lui-même le jour où il s’envole de Toulouse, ayant en charge son premier courrier. Il partage alors les mêmes risques que ses camarades pilotes dans un métier qui enseigne le sens précis du mot « devoir ». Il se découvre, il existe, il a trouvé la communauté humaine à laquelle il aspirait.

Il retrouve dans ces missions ce qu’il appelle « la poignante méditation des heures de vol » découverte au temps de l’Aéro-postale et les souvenirs reviennent. Antoine s’évade vers son enfance, vers le pays de son enfance. Il lui semblait ne pas avoir vécu depuis ce temps.

Ce pouvoir d’évocation que possède Saint Exupéry est immense. À chacun de ses vols de courrier postal aérien ou de guerre, il engrange et retrouve ses pensées dans le calme de l’escale du soir. Il puise alors dans cette provision de souvenirs pour écrire, il nous laisse son œuvre universelle.

Que peut-on, que faut-il dire aux hommes pour qu’ils s’unissent et non pas se divisent ? Telle était bien la grande inquiétude d’Antoine de Saint Exupéry.

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Mais je crois que Le Petit Prince apporte déjà une réponse : écrit avec des phrases composées de mots simples et faciles à comprendre par une grande partie des hommes de la planète, ce petit livre est également une ouverture vers toute son œuvre, qui est elle-même une réponse à cette question.

« Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise peut créer l’homme1. »

*

Vous avez évoqué pour nous, Stan, votre enthousiasme pour cet « aventurier mystique » qui vous a communiqué le goût de la spiri-tualité et son œuvre universelle a été pour vous la plus grande source d’inspiration. Il vous a « façonné intérieurement ».

Je vous cite, mais qui mieux que vous peut nous parler de votre recherche ?

Votre quête a donné un sens à votre vie. Antoine de Saint Exupéry vous a parlé. Son œuvre tout entière est déjà une réponse à vos questions, à la question qu’il se posait : « Que peut-on dire aux hommes ? »

Il se sentait responsable de tous.Si Antoine de Saint Exupéry remet sa foi en question, s’il se

remet lui-même en question, c’est qu’il en sentait le besoin. Il fait chaque fois un pas, encore un pas vers la lumière. Vous avez réussi à nous faire mieux comprendre la quête spirituelle de Saint Exupéry brusquement interrompue le 31 juillet 1944.

Votre ouvrage est un témoignage, presque une certitude : Antoine de Saint Exupéry était en approche vers ce dieu caché dans la Lumière.

Merci Stan pour « cette mise à jour » qui nous touche profon-dément.

François d’agay,neveu et filleul d’Antoine de Saint Exupéry,

Agay, le 26 janvier 2017.

1. a. de saint exupéry, Terre des hommes, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, p. 261.

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Prologue

« Celui-là n’habite point le même univers,qui habite ou non le royaume de Dieu1. »

Antoine de Saint Exupéry est un diamant aux facettes multiples. En parcourant plus de trois mille pages de sa main et une trentaine de biographies, je le découvre voyageur de commerce, pilote de ligne, pilote de l’Aéropostale, pilote de guerre, inventeur patenté (onze brevets déposés en France et un aux États-Unis), écrivain, poète, philosophe, dessinateur, expert en tours de cartes, éternel amoureux, ami exigeant et indéfectible, prêt à risquer sa vie pour sauver celle d’un collègue en difficulté… j’en passe ! Un « touche-à-tout de génie ». Beaucoup s’accordent pour dire qu’il avait énor-mément de charme et que son sourire était irrésistible. Annette Doré, journaliste de Montréal, lui trouvait une « tête de batracien rêveur ».

Une lettre d’Anne Morrow Lindbergh tombe sous mes yeux :

Je viens de lire la deuxième partie de Pilote de guerre. Ce livre exprime toute l’angoisse de notre époque. Tel un saint Christophe, Saint Ex en accepte tout le poids.

Au cours de ce magnifique « credo », je me suis sentie pardon-née. Tout ceci n’est que la vieille expérience religieuse : être touché par « la Grâce »2.

1. A. de saint exupéry, Citadelle, dans Œuvres, p. 518. 2. a. M. Lindbergh, « Journal d’A. M. Lindbergh », dans a. de saint exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1982, p. 228.

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J’animais il y a quelques jours, dans une ancienne chartreuse, une session sur l’ouvrage Citadelle. Une des participantes, arrachée au matérialisme ambiant des années soixante par la lecture de Saint Exupéry, dévoila : « Lorsque cela n’allait pas bien, lorsque je me heurtais à une difficulté, à une épreuve, j’ouvrais Citadelle et aussitôt la lumière se faisait en moi. Je trouvais la solution. Saint Exupéry m’a réconciliée avec la quête spirituelle. Il m’a guérie des bavardages de l’époque. Je n’aurais jamais lu cet auteur s’il avait été catholique ! »

Combien ont éprouvé, à la lecture d’Antoine de Saint Exupéry, un sentiment analogue à celui d’Anne Morrow Lindbergh ! Le poète-aviateur avait trouvé le langage qui convenait à leur sensibi-lité pour leur permettre d’avoir accès à Dieu et, par Lui, au sens de la vie… Renée Zeller, à la fin des années quarante, adressait à Saint Ex ces mots : « Je connais tel homme qui, vous ayant lu, Saint Ex, a quitté le monde et s’est fait apôtre pour être jardinier des âmes1. »

J’en connais également un… moi-même.

*

Dans un livre collectif d’hommages à Saint Exupéry, Roger Stéphane résume la trace que le pilote-écrivain a laissée dans son esprit : « C’est lui qui m’a mené à la tentation communiste2. » J’ai attendu d’avoir publié près de quarante livres avant de relater aujourd’hui comment, par ses écrits, Antoine m’a conduit à la « tentation chrétienne ».

Je ne m’attarderai pas sur ce que fut sa vie, ses liens, sa façon d’enchanter les cercles d’amis les plus divers, ses relations avec ses copains du groupe de reconnaissance 2/33 à Orconte, en Sardaigne, en Corse, ou avec des hommes de lettres dans les cafés de la rive gauche parisienne. Tout cela, une cinquantaine d’ouvrages l’ont consigné à merveille. Le but de ma démarche est de dire comment cet auteur a pu chambouler, par sa parole, toute mon existence. Chaque matin, durant soixante ans, j’aurais pu dire : « Je ne serais

1. r. ZeLLer, La Vie secrète de Saint Exupéry, Paris, Alsatia, 1948, p. 84.2. r. stéphane, « Ce qui demeure », Confluences, nos 12-14, Saint Exupéry, Paris, Éd. Georges Neveu & Cie, 1947, p. 238.

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pas là aujourd’hui, avec les différentes missions qui sont les miennes, si un aumônier ne m’avait pas offert Citadelle la veille de mon départ pour dix-huit mois en Afrique, durant lesquels ce livre constituerait mon unique lecture ! »

Les pages qui suivent sont un hommage et un témoignage. Aucun auteur n’écrit pour lui-même. La vie et l’œuvre de ceux qui nous ont lus, voilà qui semble justifier la passion d’écrire.

« La seule question qui m’angoisse et me pèse, la seule réponse qui me peut ranimer et aider et servir : que devient mon livre chez qui le lit1 ? » À cette belle question, Antoine, les pages qui suivent souhaitent répondre.

Dans cet ouvrage, je viens raconter une étonnante aventure, au sens qu’Antoine donne lui-même à cette expression : « L’aventure repose sur la richesse des liens qu’elle établit, des créations qu’elle provoque2. »

Je souhaite, à travers ces lignes, rendre compte de la paternité spirituelle que les paroles de cet écrivain ont eue sur le jeune homme que j’étais. Il a posé sur mes yeux les mots qui m’ont relié à la Révé-lation de l’existence de Dieu et de Sa relation aux hommes. Je rêve depuis un demi-siècle de mettre au jour la quête spirituelle du célèbre aviateur-prophète.

*

L’œuvre de Saint Exupéry n’était pas pour moi un banal ensemble de textes de sagesse et de poésie. L’homme de lettres m’est devenu très vite un contemporain capital. Je me suis toujours senti tellement proche !… À cinq ans près, j’aurais pu faire la guerre à ses côtés…

Le premier livre de sa main que j’ai lu fut Le Petit Prince. Je venais d’avoir dix-sept ans. C’était trois ans après la mort

1. A. de saint exupéry, « Lettres à Pierre Chevrier », dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 952.2. id., Pilote de guerre, dans Œuvres, p. 299.

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d’Antoine. Un de mes camarades détestait ce livre. Je prenais furieusement la défense de l’auteur comme s’il s’agissait d’une cause personnelle et très importante. Son agacement s’exprimait ainsi : « Il veut nous faire croire que c’est un livre pour enfants alors que c’est un livre pour adultes ! »

*

Les deux plus grandes sources d’inspiration que j’ai reçues dans ma jeunesse pour me façonner intérieurement sont Antoine de Saint Exupéry et Jésus Christ. L’influence du premier a contribué à la seconde. J’ai exploré les Évangiles avec les lunettes de l’huma-nisme exupéryen. Et j’ai exploré les écrits de Saint Ex avec le prisme des Évangiles.

Quelques intuitions essentielles de cet aviateur-écrivain ont été déterminantes pour l’orientation de ma vie : le goût de Dieu (« Je connus l’ennui qui est d’abord d’être privé de Dieu… »), le carac-tère sacré de l’être humain (« Mille se sacrifient pour en sauver un seul de la prison de l’injustice »), l’attrait du silence et de la méditation (« Je t’enseignerai l’amour par l’exercice de la prière »).

Dans la quête spirituelle de mes vingt ans, je n’en suis pas resté au Dieu de Citadelle. Ce fut un commencement, comme peut l’être le premier barreau d’une échelle. Saint Ex avait fait de moi un disciple d’Abraham et de Moïse. C’était déjà magnifique.

Il me donnait la confirmation d’une vérité que je pressentais : Dieu est l’alpha et l’oméga de l’univers. Il est l’origine et le terme de toute existence. Je m’adressais au Dieu invisible et inaccessible avec une quinzaine de prières composées par mon auteur préféré.

*

À mon retour d’Afrique, lors d’un camp d’étudiants en mon-tagne, le père Philippe, chaleureux dominicain de trente-deux ans, me fit découvrir un visage neuf de Dieu, un Dieu passionné de l’homme. Notre premier échange fut rude :

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« Quelle est ta lecture préférée ? – Citadelle, de Saint Ex. – Tu as lu la Bible ? – Non ! – Quand tu l’auras lue, Citadelle te paraîtra du pipi de chat ! – Alors, je ne lirai pas la Bible ! »

Avant de rencontrer ce religieux, je donnais la priorité à Saint Exupéry sur Jésus Christ. C’était probablement une question de langage. Ce sont bien les Évangiles que l’écrivain mystique m’of-frait avec les mots que je pouvais saisir. Il a été très vite mon repère, ma boussole. Lorsque je doutais au sujet de mon avenir, de ce que j’allais faire de ma vie, je me remémorais telle ou telle petite phrase comme : « À la tête de ma cité, j’installerai des poètes et des prêtres, ils feront s’épanouir le cœur des hommes1 », « Seigneur, rattache-moi à l’arbre dont je suis. Je n’ai pas de sens si je suis seul2 ».

J’admire combien l’humour de Dieu est grand ! Un auteur que l’on disait agnostique a ravivé ma foi. Un homme que l’on disait s’être écarté de l’Église catholique m’a donné l’envie d’y entrer jusqu’au cœur ! Lorsque je suis devenu prêtre, c’est en partie sous l’effet du retentissement de son œuvre en moi. Comme elles sont nombreuses, les allusions au rôle du messager de Dieu dans les pages de Citadelle !

D’aimer Dieu, je m’en vais à pied sur la route boitant durement pour Le porter d’abord aux autres hommes… Et je suis nourri de ce qu’Il donne à d’autres3.

Tu la connais, ta vocation, à ce qu’elle pèse en toi. Et si tu la trahis, c’est toi que tu défigures, mais sache que ta vérité se fera lentement car elle est naissance d’arbre et non trouvaille d’une formule4.

Triste est celui-là qui écoute sonner la cloche sans qu’elle exige rien de lui. Et quand chante le clairon tu es triste de ne point devoir

1. Citadelle, XXI, p. 582.2. Ibid., CLXXIII, p. 859.3. Ibid., LV, p. 647.4. Ibid., LVI, p. 652.

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te mettre debout, mais tu le vois heureux celui qui te dit : « J’ai entendu l’appel qui est pour moi et je me lève. » Mais pour les autres, il n’est chant de cloche ni de clairon et ils demeurent tristes. La liberté pour eux n’est que liberté de ne point être1.

J’ai pensé souvent à Antoine de Saint Exupéry, entré dans son éternité. Je me réjouissais qu’il ait enfin trouvé la réponse à ses questions. Je m’adressais à lui :

« N’êtes-vous pas un peu content de voir que la graine que vous avez semée a fleuri ? Vous le savez, c’est un prêtre qui m’a offert Citadelle ! Ce livre dont vous parliez avec tant de passion, rêvant de le terminer, a été le terrain le plus fertile pour mon âme. Nous sommes sans doute des milliers à lui devoir d’être réveillés ! Vous rêviez de faire plein de petits Antoine. La réalité a dépassé large-ment vos rêves.

Aidez-moi à comprendre où ont été réellement vos résistances lorsque le Fils de Dieu venait frapper à votre porte… »

1. Ibid., LXXXIII, p. 703.

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« Vivre, c’est naître lentement »

À partir des livres de la Bible qu’Antoine a lus au long de ses années de jeunesse, que veut dire : « vivre » ? « Je suis venu pour que vous ayez la vie en plénitude 1. » Il s’agit d’apprendre à aimer. « Dieu nous a choisis en lui avant la création du monde pour que nous soyons réalisés et sans reproche en Sa présence dans l’amour 2 », résume saint Paul.

Le message de l’apôtre Paul est le même que celui du Premier Testament : « On t’a fait savoir, homme, ce qui est le bien, ce que Dieu attend de toi : Rien d’autre que d’accomplir la volonté de Dieu, d’ai-mer avec tendresse, et de marcher humblement avec ton Dieu 3. »

« Le sacriFice pour Fonder L’aMour »

« J’ai fondé mon amour pour les miens par le don du sang comme la mère fonde le sien par le don du lait… Il faut commen-cer par le sacrifice pour fonder l’amour4. »

Telle une éponge plongée dans un parfum singulier, la pensée de Saint Exupéry a baigné plus de vingt ans au cœur des sources chré-tiennes. Il est assez normal que s’exhale, à l’approche de ses propos, un arôme religieux.

1. Jn 10, 10.2. Eph 1, 4.3. Mi 6, 8.4. Écrits de guerre, p. 534.

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« Vous êtes le sel de la terre 1 », dit Jésus à ses disciples. Il les envoie donner au monde entier le goût de la fraternité, du partage, du service, de la compassion. Saint Exupéry a bien compris le sens de cette mission. C’est « par amour et par religion intérieure » qu’il veut combattre le nazisme.

Fais-moi partir dans une escadrille de chasse, supplie-t-il un ami influent. Fais-moi donner les épreuves auxquelles j’ai droit… ceux qui ont une valeur, s’ils sont le sel de la terre, alors ils doivent se mêler à la terre2.

Les seuls moments où nous sommes vivants sont ceux durant lesquels nous sommes liés à quelqu’un. « J’aime donc je suis », pourrions-nous dire à la suite du Petit Prince, cet enfant qui s’étonne souvent et s’indigne parfois en chacun de nous. Découvrir cela, c’est commencer à exister.

« avant tout coMpte L’âMe »

Ceux que nous aimons donnent sens à notre vie et à notre mort. Il n’est pas un seul auteur chrétien, de saint Augustin à Éric-Emmanuel Schmitt, en passant par Maurice Clavel, qui n’ait souf-flé sur ces braises-là.

Un matin de mes dix-neuf ans, je découvrais une phrase griffon-née sur une petite carte envoyée par une amie de trois ans plus jeune : « Tu es responsable pour toujours de ce que tu as appri-voisé3. »

Cette simple parole agissait comme une injonction envoyée d’en-Haut. Consacrer alors des nuits entières à écouter une âme qui me confiait sa détresse devenait une urgence. La dédicace qu’elle me fit d’un livre qu’elle venait de publier me désignait une mission :

1. Mt 5, 13.2. Écrits de guerre, p. 54.3. A. de saint exupéry, Le Petit Prince, dans Œuvres, p. 476.

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« VIVRE, C’EST NAîTRE LENTEMENT »

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« Les vilaines petites filles assises sous le pommierDiscutent avec le serpent qui leur tient des discours tendres.Si tu passes dans le coin, ne t’assieds pas pour entendre,Offre-leur des jeux qui conviennent à leur âge.Peut-être te suivront-elles vers de plus calmes rivages… »Mon aide fut un échec. La jeune fille s’est donné la mort. Cela

ne fit que renforcer cette vocation.

Saint Ex voyait juste. Comment se résigner à ce que l’on vive de football, de pétanque, de belote ou de bridge ?… Les âmes humi-liées, les âmes captives s’étiolent. Cet auteur m’arrachait à une conception matérialiste de la vie. Un monde d’âmes peuplait la Terre et je ne le savais pas.

Les relations d’un cœur à un autre cœur ne sont pas un long fleuve tranquille, mais elles nous créent. Nous existons dans la mesure où ce lien se construit et s’affirme dans la durée. Un sour-cier de quelques années mon aîné me faisait naître au monde. Un éblouissement ! J’en avais la chair de poule !

*

J’ai eu le sentiment de découvrir l’esprit de l’Évangile dans les trois quarts des pages de Saint Exupéry. L’engagement, la fraternité, le partage, la contemplation, le don de soi, le défi contre ce qui fait avorter les âmes. C’était bien tout cela que l’aviateur-prophète réveillait en moi. Il ravivait ma foi, que j’avais délaissée peu ou prou.

Dans le scoutisme de ma jeunesse, on nous inculquait chaque jour le sacrifice de soi pour les autres. « Le sacrifice », n’est-ce pas là un des maîtres mots de Saint Ex ? « Je choisis l’usure maximum. Il faut toujours aller jusqu’au bout de soi-même1. »

On s’étonne de mon enthousiasme à évoquer cet auteur. On me réclame souvent : « Cite-nous une phrase de lui qui t’a marqué ! »

1. Écrits de guerre, p. 423.

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Je mentionnais hier, dans une conférence à de jeunes lycéens, ces lignes, qui sont de pure poésie :

Car ne pèse point l’individu avec sa pauvre écorce et son bazar d’idées, mais avant tout compte l’âme plus ou moins vaste avec ses climats, ses montagnes, ses déserts de silence, ses fontes des neiges, ses versants de fleurs, ses eaux dormantes, toute une caution invi-sible et monumentale1.

Saint Exupéry était, à mes yeux, très profondément humain, grâce à son métier de pilote, qu’il vivait comme un sacerdoce. Cela me rendait d’autant plus percutant son message. Son humanisme n’était ni intellectuel ni froid. Il donnait de l’homme une dimen-sion noble, éternelle. Les porteurs de spiritualité de l’époque, les prêtres, avaient trop souvent une sorte d’onction ou de solennité qui me les rendaient lointains, ennuyeux, d’un autre âge, d’une autre culture.

J’aimais qu’Antoine se soit toujours proposé pour les opérations les plus périlleuses, qu’il n’ait interrompu une mission que lorsque son avion fût sévèrement endommagé, qu’il voulût jusqu’au bout « prendre sa part de risque et de danger2 ». J’étais sensible à son sens très chaleureux de l’esprit de groupe. Son chef, le commandant Alias, écrivait à son sujet : « Très aimé de tous pour sa simplicité, sa modestie, sa camaraderie très sûre3. »

*

Je ne peux aborder l’œuvre d’Antoine de Saint Exupéry sans de grands battements de cœur. J’avais à peine vingt ans lorsque cet homme orienta mon existence. Je lui dois le meilleur de ce que je suis. Il a réveillé le « seigneur endormi » qui sommeillait en moi. Il a libéré mon âme de sa gangue. Il m’a « converti », c’est-à-dire « amené à des points de vue tels qu’à leur lumière le monde s’or-

1. Citadelle, XCIV, p. 720.2. Écrits de guerre, p. 136.3. Ibid.

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donne mieux, où l’homme se sent plus riche1 ». Il fut, pour le jeune que j’étais, celui qui délivre des mirages et fait fleurir le désert.

Je venais, pendant deux ans, d’étourdir mon cerveau avec les ouvrages de quelques penseurs à la mode : Gide, Marx, Freud, Nietzsche, Sartre, Jean Rostand, Camus… Les athées avaient pignon sur rue. Les professeurs de philosophie savaient mettre en avant leur message. Mais ces humanistes définissaient l’homme d’une façon démoralisante. À la question : « Qu’est-ce que l’homme ? », Sartre répondait : « L’homme est une passion inu-tile » ; Marx : « L’homme produit des biens et augmente le capi-tal » ; Freud : « L’homme est une libido frustrée »… Où est passée l’âme humaine dans ce fatras ?

Heureusement, il y avait quelques sages indiens : Tagore, Vivekananda, et des disciples de Gandhi, comme Lanza del Vasto…

J’avais mal de la poussée de mon âme. À cette époque, l’angoisse existentielle rivalisait avec la religion. L’angoisse était violente et lourde de révolte. La religion apparaissait le plus souvent fade et soumise. Le cri de Gide bourdonnait dans nos têtes : « Comman-dements de Dieu, vous avez endolori mon âme2 ! » « J’étais là, seule, sans témoins là-Haut, sans interlocuteur, sans recours3… », confiait, douloureuse, Simone de Beauvoir.

L’aviateur mystique nous éloignait d’un univers de robots. Il nous permettait de percevoir le mystère de la condition humaine comme la plus superbe des aventures. La vie terrestre n’était plus réduite à produire et à consommer, ou à grappiller ici et là quelques miettes de reconnaissance éphémères. Freud et Marx nous avaient égarés. Le plus beau versant de notre destinée nous était caché. On avait dégradé l’existence. On avait réduit l’homme à ses fonctions biologiques et économiques. Saint Ex nous révélait la part lumi-neuse de la vie.

1. A. de saint exupéry, Carnets, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1953, p. 143.2. A. Gide, Les Nourritures terrestres, livre 6e, Paris, Gallimard, 1977.3. S. de beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008.

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Quel choc en lisant le tressaillement de Saint Exupéry devant son « camarade vieux bureaucrate1 » ! Ah oui, notre société avait bien bétonné les issues des aspirations spirituelles de l’homme ! L’argile, si ductile entre les mains du Créateur, avait bien séché ! Comment réveiller le Mozart ou le Rimbaud ou le Kepler qui dor-mait en nous ?

J’ai toujours appris à distinguer l’important de l’urgent. […] À mes boutiquiers enrichis que gonfle la sécurité je préfère le nomade qui s’enfuit éternellement et poursuit le vent, car il embellit de jour en jour de servir un seigneur si vaste2.

*

Je souhaitais que l’homme soit autre chose qu’un petit tas de cellules, portées par le hasard, programmées pour mourir. Saint Ex m’offrait une dignité, un but, une raison d’être. En ancien élève des prêtres, il fondait cet horizon de nos destinées essentiellement sur la relation à Dieu. Par sa noblesse de cœur et sa notoriété, il levait mes doutes. Celui que l’on définissait comme agnostique m’autori-sait à croire. Qu’importe, dans la toundra glacée, que quelqu’un nous dise : « Je ne crois pas à l’existence du feu » s’il nous apporte un briquet ou une braise dans un pot de terre… Celui qui m’affir-merait : « Bien sûr que je crois à l’existence du feu ! » sans m’en procurer la moindre étincelle, quelle joie m’apporterait-il ?…

Les écrits de Saint Ex n’étaient pas de la simple littérature. Ses paroles étaient criantes de vie. Elles me permettaient de respirer plus haut. Dieu n’était pas là pour nous exaucer mais pour nous « ex-hausser ». C’est-à-dire nous conduire à un point de vue plus élevé, à partir duquel nous pourrions comprendre d’où nous venions et vers quoi nous marchions. Le silence de Dieu n’était plus le signe d’une indifférence ou d’un châtiment, mais d’un immense respect.

1. Terre des hommes, p. 148.2. Citadelle, XIX, p. 571.

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Le livre de la Sagesse rappelle que « face à Dieu, l’univers entier est comme une perle de rosée 1 ». Si Dieu Se montrait, alors Il S’impo-serait à nous. C’en serait fini de notre liberté. Et sans liberté, l’amour ne peut même pas naître. Saint Ex développait longue-ment cette évidence. Sa vision de Dieu me réconciliait avec Dieu.

J’écoutais, il y a quelque temps, une jeune fille dévastée par la cocaïne : « Vous n’avez pas compris qu’on va tous mourir ! C’est le mot “mort” que je lis sur tous les visages. Je suis un cadavre en sursis. Cela m’angoisse. Avec la drogue j’oublie tout ! »

J’étais en indignation continuelle contre une époque qui sem-blait n’avoir que trois finalités : les cours de la Bourse, les promesses de l’alcôve et les prouesses du ballon rond2. Mon entourage parais-sait s’en accommoder. La qualité des relations humaines, le sens de la vie, le but de l’existence tenaient très peu de place dans nos « humanités ». Cette résignation créait en moi une sorte de rage.

Certaines phrases de Saint Exupéry m’arrachaient des larmes de bonheur :

Vivre, c’est naître lentement. Il serait un peu trop aisé d’em-prunter des âmes toutes faites3 !

La ferveur n’est fruit que du nœud divin qui noue les choses4.

Me vint l’impérissable désir de bâtir les âmes5.

L’alliage d’action, de poésie et de pensée de Terre des hommes et de Pilote de guerre avait de quoi me mobiliser. Encore aujour-d’hui, le style d’Antoine de Saint Exupéry continue de m’envoûter. Cet écrivain a le don de magnifier tout ce qu’il touche. S’il parle d’un petit feu à alimenter dans sa chambre, il dira : « Je me sentais

1. Sg 11, 22.2. S. rougier, Dieu était là et je ne le savais pas, Paris, Presses de la Renaissance, 1998.3. Pilote de guerre, p. 295.4. Citadelle, LXXXIII, p. 701.5. Ibid., LXXXV, p. 705.

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grand architecte de la braise1. » Lorsqu’il évoque son logement l’hi-ver à Orconte, il écrit : « Un lit glacé, c’est merveilleux… Si on ne bouge pas, on baigne dans une rivière chaude… Le lit est plein de mystère, avec son Gulf Stream et ses icebergs. Au fond, je n’aime pas le confort qui efface tout2. »

« Le style de Saint Ex, c’est un bloc de cristal3 », faisait remar-quer, admiratif, son ami Léon Werth.

« c’est vers La conscience que Marche La vie »

Quelle inspiration eut un prêtre de m’offrir Citadelle au moment où je quittais la France pour rejoindre l’Afrique de l’Ouest ! Pen-dant dix-huit mois, chaque jour, après les soins donnés aux malades d’un hôpital, je me rafraîchissais à la source de cette fable intempo-relle.

À partir de 1939, Saint Exupéry rédige au fil des jours ce livre singulier, dont le personnage principal est Dieu. Un chef d’empire saharien observe les événements et les destinées avec un regard de mystique, témoin de Dieu pour son peuple. On y retrouve les accents d’une foi musulmane avec les beautés du soufisme, et par-fois une rigueur insoutenable que l’on attribuerait à la charia. La transcendance de l’Absolu y est fortement soulignée. Dieu ne dépend de rien. Tout dépend de Lui.

Lorsqu’il fait allusion à ce manuscrit, auquel il s’est attelé depuis des mois et qui n’a pas encore le titre Citadelle 4, Saint Ex en révèle l’importance primordiale : « Auprès de ce livre, confiait-il, tous mes autres bouquins ne sont qu’exercices5. »

1. Écrits de guerre, p. 97.2. Ibid.3. L. Werth, Saint Exupéry tel que je l’ai connu, Paris, Éd. Viviane Hamy, 2010, p. 23.4. G. péLissier, Les Cinq Visages de Saint Exupéry, Paris, Flammarion, 1951, p. 71.5. P. DaLLoZ, « Dernières rencontres », Confluences, nos 12-14, p. 164.

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« Bazar d’idées », ironisait Luc Estang. Comment en serait-il autrement puisque Saint Exupéry écrivait ces pages sans avoir le temps de les regrouper, ni de les organiser ? « J’en ai pour dix ans1 », assurait-il.

Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes auxquels les étoiles doivent leur réponse. Nous sommes quelques-uns debout avec notre option sur Dieu. Portant la charge de la ville, […] nous sommes quelques-uns aux frontières, ceux que brûle le mal et qui rament lentement vers le jour, ceux qui attendent comme un mât de vigie la réponse à leurs questions. […] Angoisse et ferveur échoient aux mêmes. […]

Seuls veillent avec moi les angoissés et les fervents2.

Au sujet de cet ouvrage, je lis aujourd’hui sur la Toile : « Saint Ex oscille entre l’Évangile du Christ et le contre-évangile de Nietzsche3. »

Jean-Claude Ibert émet, dans son article de La République des Lettres, quelques hypothèses :

En Saint Exupéry, il y a deux personnages.L’un, le Petit Prince qui désarme l’adulte. Il évolue volontiers

dans le rêve. Il accepte la fragilité de la vie et transfigure le réel. La mission de l’homme est d’apprivoiser l’univers.

L’autre, c’est le jeune seigneur du désert. Il a soif d’absolu, d’ordre, de permanence, de solidité.

Tous les deux se tendent la main. Ils défendent le même souci de la communauté humaine…

Jean-Claude Ibert prolonge son commentaire séduisant :

Le Saint Exupéry de Terre des hommes est devenu le Saint Exupéry de Citadelle. L’homme d’action s’est effacé devant l’homme de religion. Ce qui était émotion s’est transformé en ferveur. Avec

1. « Lettres à Pierre Chevrier », p. 951.2. Citadelle, p. 594.3. L. Estang, cité par H. Hardt, « Saint Exupéry, Antoine (1900-1944) », Encyclopaedia Universalis en ligne.

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Citadelle, Saint Ex nous a livré son être. Dans l’œuvre d’Antoine de Saint Exupéry, l’ouvrage le plus important est Citadelle. Ce n’est pas un livre qui vous emporte, mais un livre qui vous enracine…

Héritier de Pascal et de Nietzsche, Saint Ex a réussi à dépasser le christianisme de l’un et l’athéisme de l’autre. À « Dieu est mort », il oppose : « Dieu est silence. »

*

Les versets de sagesse de Citadelle m’entraînaient vers les som-mets de trois religions assez facilement identifiables. L’auteur ne se disait-il pas déjà, dans Pilote de guerre, « issu d’une civilisation héritière de Dieu et des valeurs chrétiennes1 » ? Nombre de ses paroles, comme : « J’ai la religion du sauvetage », me ramenaient à des chapitres clés des deux Testaments : « Celui qui voit son frère dans le besoin sans se laisser attendrir, comment l’amour de Dieu pourrait-il demeurer en lui ? Nous devons aimer non avec des paroles mais avec des actes 2. »

D’autres pages célébraient la grandeur de l’islam. Néanmoins, lorsqu’il s’en prend au dogmatisme religieux ou politique, il le qua-lifie de « Coran3 », ou de « Coran de vérités inébranlables4 ».

Le livre Citadelle, avec la couleur coquille d’œuf et le liseré rouge

des éditions Gallimard, devenait mon compagnon de chaque jour. J’en recopiais à la machine à écrire des pages entières pour les joindre aux lettres que j’adressais depuis le Sénégal ou la Haute-Volta (actuel Burkina Faso) à mes amis. Je me sentais missionné, porteur d’un nouveau et merveilleux message.

Je découvrais, au cœur de l’élan, de la poésie et de la ferveur de cette œuvre de Saint Ex, une vision du monde permettant d’échap-per aux sirènes du nihilisme et de l’ennui. Ce langage « mordait ».

1. Pilote de guerre, p. 374. 2. 1 Jn 3, 17-18.3. « Lettres à Pierre Chevrier », p. 979.4. A. de saint exupéry, Un sens à la vie, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1956, p. 156.

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Un être jeune est tiraillé entre deux aimantations contraires : la mort et la vie ; l’indignation et l’enthousiasme ; la révolte et l’amour.

Un être jeune cherche avant tout la fougue, l’intensité, le feu sacré, la passion d’exister. Saint Ex me les offrait. En me communi-quant le goût de la spiritualité, cet aventurier mystique m’arrachait au vertige du néant, au sentiment de l’absurdité d’une existence que rien ne justifiait. Nelly de Vogüé, qui pourrait être, après sa mère, la personne qui l’a le mieux compris, a résumé son projet : « Saint Exupéry a voulu répondre à l’inquiétude de son temps et léguer l’enseignement qu’il avait si durement acquis1. »

Le versant engagé et généreux de sa vie contribuait à faire de Saint Exupéry un penseur crédible. Un jeune a besoin de modèles pour rêver. Une vérité que l’on ne pourrait jamais voir s’incarner dans la réalité engendrerait le désespoir.

*

Ce qu’apportait Saint Exupéry, c’était une « conversion à notre propre grandeur ». La science était disqualifiée pour expliquer l’âme humaine. Les larmes d’une femme qui pèle un oignon et celles qu’elle verse à la mort de son enfant sont exactement les mêmes pour le laboratoire. Mais tout le monde sait bien qu’elles sont à des années-lumière !…

Si je tressaillais en lisant certaines pages de Pilote de guerre, de Terre des hommes ou de Citadelle, n’est-ce pas parce qu’elles reve-naient inlassablement sur cette différence ?

Qu’en était-il de l’homme s’il venait de rien et n’avait pour seul horizon qu’un trou dans un cimetière ? Comment pouvions-nous supporter de vivre comme des clochards alors que nous étions des princes ? Saint Exupéry exaltait la grandeur de l’homme de façon telle que son éternité devenait une évidence.

1. P. Chevrier, Saint Exupéry par Pierre Chevrier, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1958, p. 13.

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Même sans mentionner son origine divine, lorsqu’il parlait de l’homme, Saint Ex nous communiquait son enthousiasme :

Comment mesurer l’homme ? L’ancêtre de celui-là a dessiné, une fois, un renne sur la paroi d’une caverne, et son geste, deux cent mille ans plus tard, rayonne encore. Il nous émeut. Il se prolonge en nous. Un geste d’homme est une source éternelle1.

Le simple berger lui-même qui veille ses moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle, se découvre plus qu’un berger. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’Empire2.

C’est vers la conscience que marche la vie. La pâte d’étoile nour-rit et compose lentement sa plus haute fleur3.

L’écrivain-prophète avait laissé des écrits de Teilhard de Chardin dans la malle qu’il confia en 1944 à son ami Georges Pélissier. Une influence du paléontologue jésuite sur sa pensée est donc plausible. À moins que ce ne fût l’inverse. Il y a tant de convergences entre ces deux visionnaires4 !

On voudrait nous convaincre qu’Antoine de Saint Exupéry répétait que Dieu était nécessaire, et que du coup il l’inventait. C’est comme si l’on nous disait : Celui qui est perdu dans le désert pense de façon obsessionnelle à l’eau tellement la soif le dévore. Alors il invente une source. Il l’entend couler peut-être. Il voit une étendue d’eau, c’est possible. Mais c’est un mirage.

Si on croit pouvoir s’abreuver d’un mirage, la mort n’est plus très loin ! Pour la foi, il en va de même.

Si Charles de Foucauld avait inventé son Dieu, nous n’aurions jamais vu ce regard transfiguré sur son visage. Si le Dieu auquel je me suis attaché n’était pas débordant de réalité, je n’aurais pas

1. Un sens à la vie, p. 109.2. Ibid., p. 180.3. Ibid.4. Voir à ce sujet l’ouvrage d’A.-A. Devaux, Teilhard de Chardin et Saint Exupéry, Fribourg, Éditions universitaires, 1962.

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éprouvé, jour après jour, depuis plus de soixante ans, cette passion pour Lui, cette fascination pour Son projet : le Royaume de Dieu !

« Les êtres sont vides s’iLs ne sont pas Fenêtre sur dieu »

« Comment, me dirais-tu, sont vraies les pierres et non le temple1 ?… »

Des centaines de phrases de Citadelle s’égrenaient dans ma tête au long de mes marches à travers les plateaux d’Afrique. L’atmos-phère de ce poème était celle d’un empire, dont Dieu Lui-même était l’organisateur et le législateur. Dieu était Celui dont la pré-sence, telle une attraction magnétique, organisait l’ordre des choses selon des lignes de force vastes et souveraines. Le soir venu, c’était un tel bonheur d’écouter les louanges au Créateur de la part de mes amis musulmans ! Un Dieu aux mêmes projets, aux mêmes élans que Celui de Citadelle s’imposait majestueusement à eux.

Plusieurs fois par jour, ils me parlaient de Lui avec une émotion que je ne connaissais pas. Ils avaient, dans ces moments-là, des étoiles dans les yeux comme les grands amoureux. Leur foi était si forte qu’elle irradiait. Comme Dieu était beau dans leurs regards ! L’immensité stupéfiante des ciels étoilés servait de cadre à nos conversations. La foi du chef d’empire et celle des musulmans bien réels de mon environnement convergeaient.

Le Dieu de Citadelle ne pouvait pas être une fiction puisqu’Il était l’âme du quotidien de mes compagnons d’existence. Du lever au coucher du soleil, leur vie s’organisait sous Son regard. Le vide religieux en moi se faisait plus lourd, la faim plus prenante.

La voix de Dieu qui est besoin, recherche et soif inexprimables, ils renoncent à l’entendre. Ils ne cherchent pas le soleil comme le cherchent dans l’épaisseur de la forêt les arbres. […] Dieu ne

1. Citadelle, CXX, p. 771.

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S’atteint point mais Se propose et l’homme se construit dans l’es-pace comme un branchage1.

Dans le même temps, Saint Exupéry me tirait par la manche pour me montrer Dieu. Son Dieu était aussi le fondement de toute chose, la clef de voûte de l’univers, l’arbitre entre les hommes, le garant des valeurs véritables. Il était surtout le donneur de sens.

Si Dieu existait, le monde, la vie, les hommes prenaient alors une dimension miraculeuse. Comme les pôles d’un aimant, Dieu rassemblait les limailles éparses de l’univers. Il était la source de toute vie, de toute ferveur, de tout émerveillement et de tout amour.

C’était bien en ces termes-là qu’en parlait le grand sage du désert, guerrier, philosophe et poète :

Celui-là qui aime tous les hommes à travers Dieu aime infini-ment plus chacun des hommes que celui qui n’en aime qu’un seul et étend simplement à son complice le champ misérable de sa per-sonne2.

Il changeait les chenilles en papillons, la banalité du quotidien en épopée.

Si je n’avais pas répondu à son injonction « que peut-on dire aux hommes ? », je n’aurais pas vu autant de jeunes passer du dégoût d’eux-mêmes et de la vie à la passion d’exister et de servir.

Je me mis à écrire pour retenir chaque éblouissement. Écrire, c’était comme suivre l’idée du Petit Poucet qui voulait pouvoir retrouver la trace de ses pas.

*

1. Ibid., XLIX, p. 637.2. Ibid., LII, p. 641.

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Un jour, un écrivain interrogé à France Culture par Jacques Chancel déclara :

« Je ne suis pas athée, je suis agnostique. – Qu’entendez-vous par là ?– Je laisse à Dieu sa chance. »

Depuis si longtemps que je dialogue avec ceux qui se réclament de l’athéisme, j’ai la conviction que les athées rendent, sans le vou-loir, un grand hommage à Dieu. En n’acceptant pas ce qu’ils esti-ment être une offense à la dignité de l’homme, ils nous invitent à tourner le dos à une idole. Beaucoup de jeunes m’ont confié être troublés par la prétention de chaque religion à se considérer déten-trice de la vérité entière.

Une parabole indienne traduit bien la subjectivité dans notre vision des choses : « Cinq aveugles s’approchent d’un éléphant et donnent leur version sur ce qu’est cet animal. L’un touche la trompe et déclare : “C’est un tuyau !” Le deuxième, qui palpe la jambe, affirme : “C’est une colonne !” Le troisième, au contact du ventre, s’écrie : “C’est un mur !” Le quatrième, touchant l’oreille qui s’agite, assure : “C’est un éventail !” Le cinquième, recevant un coup de queue, certifie : “C’est un balai !” »

De la même façon, chacun croit pouvoir définir Dieu et impo-ser sa version, qu’il estime être la plus proche de la vérité. Mais Dieu est « au-delà de tout », au-delà des définitions, au-delà du discernement des hommes. On ne peut approcher de Lui que par l’émerveillement… et un profond désir d’entrer en relation avec Lui et d’œuvrer à Son service.

J’emploierai volontiers une image analogue à celle de l’élé-phant : « Plusieurs personnes possèdent chacune une photo diffé-rente d’une même statue. Chacune de ces photos est prise sous un angle original. Aucune ne peut nier le bien-fondé de l’autre. Aucune ne peut dire : “Je représente la totalité de l’œuvre.” »

Je crois, pour ma part, qu’en Jésus Christ nous est donnée la plénitude de la Révélation, mais qui oserait dire : « Je détiens la

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vérité absolue de Jésus Christ. J’ai tout accueilli de Lui. J’ai tout compris de ses enseignements » ?

Les rencontres entre des grands témoins de religions diverses purifient les messages.

Au contact du bouddhisme, des chrétiens, comme mon ami le père Oshida au Japon, ont acquis une foi plus dépouillée des ajouts intellectuels de l’Occident. Le contact avec des penseurs chrétiens a aidé le sage Vivekananda à débarrasser l’hindouisme de certaines traditions mortifères. « C’est une religion faiseuse d’hommes qu’il nous faut ! Abandonnez vos mysticismes affaiblissants ! C’est l’amour qui est l’âme du monde ! » Le regard de l’islam sur la trans-cendance de Dieu décourage les chrétiens qui seraient tentés de considérer Dieu comme un simple camarade. De leur côté, les musulmans ont vu leur foi s’épurer au contact de saints comme le père Charles de Foucauld ou les moines de Thibirine.

*

L’approche religieuse n’est pas tombée du ciel, un beau jour, sur Antoine de Saint Exupéry. Quelles nourritures spirituelles l’ont fait éclore ? Je me pose cette question depuis plus de soixante ans.

*

Les contours du Sacré sont bien différents selon les diverses reli-gions auxquelles il s’applique.

Le Sacré, pour les hindous, c’est tout ce qui exprime la vie et le désir. « L’Absolu, c’est ce qui en toute chose la rend désirable. »

Lors d’un pèlerinage au dieu Shiva à la grotte d’Amarnath, à 3 888 mètres d’altitude au cœur du Cachemire, je dialoguai avec un disciple du père Lesaux, Marc Chaduc, séminariste. Il tenait des propos étranges : « Depuis que je lis les Upanishads, je ne peux plus lire la Bible, Dieu y est trop compromis avec la boue humaine. » Cette réaction serait-elle proche de celle de Saint Exupéry considé-rant, semble-t-il, l’incarnation comme une dégradation de l’Être ?

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Il y a des degrés dans « l’expérience mystique ». Entre ce que rapportent certains poètes sur le goût d’éternité de leur vie amou-reuse et ce que les mystiques vivent dans les moments vertigineux de leur vie spirituelle, peut-être n’y a-t-il que des différences de gradation ?…

« Si Dieu me ressemble pour Se montrer à moi, Il n’est point Dieu1 », assure Saint Exupéry.

Il est possible qu’un musulman y trouve son compte, mais le fondement du christianisme repose sur la permission que Dieu S’est donnée, par amour pour Sa créature, de partager son destin humilié et de la soustraire à son aimantation vers la mort de l’âme. J’ai connu un homme qui, pour retrouver son fils qui s’était intégré à une bande de drogués, à Katmandou, est parti le rejoindre au sein de cette bande. C’est lorsqu’il abandonne les attributs de la puis-sance, pour le bien de l’être aimé, que l’amour accède à sa vraie nature.

Le Sacré, pour Jésus Christ, c’est le regard qui valorise, la parole qui réhabilite, le geste qui sauve, la tendresse qui pardonne, en un mot : c’est l’amour lorsqu’il « prend soin ». La religion chrétienne veut être fidèle à la relation à Dieu et au service de l’homme. Ce sont là les deux ailes d’un même oiseau ! Toute hérésie veut valori-ser l’une des deux dimensions aux dépens de l’autre. D’après l’opi-nion que nous nous faisons le plus souvent de lui, l’écrivain-pilote serait avant tout un humaniste soucieux de fraternité. Nous ris-quons ainsi d’occulter qu’il n’oublie jamais la fertilité de la contem-plation :

La contemplation, ça domine la charité. C’est un étage plus

haut2.

Dans telle petite ville silencieuse, sous la grisaille d’un jour de pluie, j’aperçois une infirme cloîtrée qui médite contre sa fenêtre. Qui est-elle ? Qu’en a-t-on fait ? Je jugerai, moi, la civilisation de la

1. Citadelle, CXLII, p. 810.2. « Lettres à Pierre Chevrier », p. 936.

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petite ville à la densité de cette présence. Que valons-nous une fois immobiles ? Dans le dominicain qui prie, il est une présence dense. Cet homme n’est jamais plus homme que quand le voilà prosterné et immobile1.

Saint Exupéry eut-il connaissance de Marthe, la jeune paysanne mystique de la Drôme, de deux ans sa cadette, paralysée et en méditation continuelle depuis 1925 ? On peut le penser.

*

Dans Citadelle, c’est surtout la transcendance du Dieu de Moïse et de Mohamed qui est mise en lumière. C’est la majesté de Dieu qui est soulignée. Mais c’est aux valeurs véhiculées dans les Évan-giles que le seigneur du désert donne la primauté.

L’âme humaine est habitée par une soif que seul un Dieu infini peut étancher. Le Dieu qui devient homme heurte le sens de la transcendance pour les juifs, pour les musulmans… et pour Saint Ex ! Jésus, Lui, n’est pas choqué de faire descendre l’Absolu jusqu’aux pieds sales des disciples qu’Il va s’employer à laver !

Où habite la Transcendance ? Est-ce dans un orageux Sinaï dont les secousses font trembler tout un peuple2 ? Est-ce dans une pierre noire polie, la Ka’aba, qui garde un silence glacial ? Ou dans le sourire du Bon Samaritain ?

« Où est la foi ? » En ouvrant le livre du prophète Amos, j’en-tends Dieu exprimant Son dégoût pour des offices religieux qui ne sont pas accompagnés de l’amour des plus menacés3. Et le prophète Isaïe, tout au long du chapitre 58, met encore davantage l’accent sur cette dimension sacrée de la solidarité fraternelle.

Pour Jérémie, la connaissance de Dieu consiste à « faire droit au pauvre et au malheureux4 ». Le Dieu des prophètes se caractérise par

1. Pilote de guerre, p. 314.2. Voir Ex 20, 18-20.3. Am 5, 21.4. Jr 22, 76.

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deux mots : « Hesed » (« Jamais Je ne me découragerai de t’aimer ») et « Rahamim » (« D’un amour éternel, Je t’ai aimé »).

Plusieurs commentateurs affirment sans hésitation que Saint Exupéry s’adresse au dieu des philosophes et des savants et nulle-ment au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ils paraissent bien sûrs de leur information ! Mais ne nous fâchons pas ! Antoine doit bien s’amuser au spectacle de nos litiges à son sujet !…

*

« Se sentir aimé est ce qui justifie d’exister », déclare l’auteur de La Nausée. Il est naturel que l’être humain jeté dans l’existence sans qu’il n’ait rien demandé puisse se sentir « de trop ». Antoine a reçu, dès l’enfance, un tel amour de sa mère qu’il pouvait trouver dans ce trésor le minimum vital pour croire en son étoile. Deux échecs sentimentaux l’obligent à aller chercher en lui-même sa propre valeur.

La compassion qu’il éprouve, plus tard, en regardant dormir ses coéquipiers, il la traduit ainsi : « Ils auraient tant besoin d’un dieu1. » Je lisais volontiers, l’année de mes vingt ans : « Ils auraient tant besoin de Dieu. » Et je me mis à la recherche de ce Dieu…

Le mot « dieu » est à géométrie variable et il n’évoque pas tou-jours pour tous Celui qui est, à la fois, la Source de l’univers et la racine de notre personne.

Je perçois depuis plusieurs décennies une évolution qui réjouit les uns et inquiète les autres. Des chercheurs de sens, des assoiffés de transcendance garnissent les ashrams, les lamaseries, les lieux d’enseignements spirituels qui foisonnent aujourd’hui en Occident. Parfois, ils n’ont rien connu auparavant dans ce domaine. Leur famille, leur entourage, ne leur ont rien présenté. D’autres fois, ils ont été déçus par le manque d’accueil, le manque de chaleur humaine dans les paroisses qui leur proposaient un catéchisme et des messes.

1. Un sens à la vie, p. 231.

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Depuis une trentaine d’années, je suis régulièrement invité dans ces nouveaux lieux où s’expriment les chemins d’éveil au spirituel les plus divers. Ce que j’expose à propos des mystiques chrétiens et des intuitions d’Antoine de Saint Exupéry captive ces quêteurs de sens. Saint Ex avait pressenti cette nostalgie de Dieu, cette soif d’un Dieu oublié. C’était bien là sa conviction. « Un jour, nous parti-rons à Sa recherche1… »

Des catholiques, des protestants, des orthodoxes me rétorquent, lorsque je leur parle de ma gratitude envers Antoine de Saint Exupéry, que les églises officielles risquent de se discréditer davan-tage si on offre dans leurs édifices religieux des lectures d’Antoine de Saint Exupéry ou de Khalil Gibran, de Tagore ou de Christiane Singer, ou bien d’un maître zen… Ils voient dans ces auteurs un sous-produit de spiritualité, une friandise de l’esprit, sans véritable engagement, sans contact avec un Dieu personnel appelant à une conversion vers une relation d’amour authentique. Je compte de nombreux évêques et cardinaux parmi mes amis et je n’aimerais pas mériter l’étiquette « électron libre ». Je souscris à la sourate 5 du Coran : « Dieu a permis que nous soyons différents pour que nous rivalisions vers le bien. »

Dieu aime d’un même amour tous Ses enfants, sur quelque route qu’ils marchent vers Lui. « Paix aux hommes de bonne volonté », chantaient les anges et non « Paix aux catholiques ». Je veux rester fidèle à l’Église qui a fait de moi un prêtre. Mon histoire person-nelle m’y a conduit2. Je n’ai pas la prétention de posséder la vérité. Je veux tout faire pour qu’elle me possède.

Ce sont ceux qui ont « filtré le moustique et avalé le chameau » qui ont prémédité la mort de Jésus. Cette expression, le Christ l’emploie pour confondre les personnes qui sont dures, intolé-rantes, fermées à l’essentiel et rugissant à propos de petits détails sans importance.

1. A. de saint exupéry, Vol de nuit, dans Œuvres.2. Voir S. Rougier, Dieu écrit droit avec des lignes courbes, Paris, Pocket, 2001.

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« VIVRE, C’EST NAîTRE LENTEMENT »

« Je prendrai de chacun tout Le bien, J’en Ferai un cantique »

Des réflexions telles que : « Je hais le nazisme parce qu’il ruine la qualité des relations humaines1 », « Une démocratie doit être une fraternité2 », « Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enri-chit3 », et cent autres pensées d’Antoine de Saint Exupéry célèbrent la fraternité humaine. Comment ferait-il, lui, l’élève des prêtres, pour ne pas reconnaître le fondement biblique de ces élans qui lui tiennent tellement à cœur ?

Par nature, l’homme est loin de cet idéal. C’est là une des causes de la mélancolie de cet aventurier mystique… L’humiliation est omniprésente. Le respect n’est jamais spontané.

Dans ma recherche sur l’humanisme religieux de Saint Exupéry, je me trouve régulièrement renvoyé à des propos de Martin Buber, philosophe de la relation :

Dieu est le « tout autre », l’être tout autre que nous, mais Il est aussi le « tout même », le tout présent. Certes Il est le mysterium tremendum dont l’apparition nous terrasse ; mais Il est aussi le mys-tère d’évidence qui m’est plus proche que mon moi4.

Dieu est celui dont l’existence nous est le plus immédiate, le plus proche et le plus durablement présente, celui que l’on peut légitime-ment invoquer, mais que l’on ne peut exprimer5.

Que tu aies besoin de Dieu par-dessus toute chose, ton cœur l’a toujours su ; mais savais-tu que Dieu a besoin de toi, de toi dans la plénitude de son éternité ? Comment l’homme existerait-il si Dieu n’avait besoin de lui, et comment existerais-tu ? Tu as besoin de Dieu pour être, et Dieu a besoin de toi pour réaliser justement par ton moyen ce qui est le sens de ta vie6.

1. Écrits de guerre, p. 271.2. Ibid., p. 118.3. Pilote de guerre, p. 372.4. M. buber, Je et tu, Paris, Aubier, coll. « Philosophie », 2012, p. 114.5. Ibid., p. 115.6. Ibid., p. 116.

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Table des matières

Préface ........................................................................................... 9

Prologue ........................................................................................ 11

1. « Vivre, c’est naître lentement » ................................................. 17« Le sacrifice pour fonder l’amour » ......................................... 17« Avant tout compte l’âme » ..................................................... 18« C’est vers la conscience que marche la vie » ........................... 24« Les êtres sont vides s’ils ne sont pas fenêtre sur Dieu » ........... 29« Je prendrai de chacun tout le bien, j’en ferai un cantique » ... 37

2. « Balbutiement d’un langage » .................................................. 39« Un style qui réenchante la vie » ............................................. 39« Trop tôt sevrés de Dieu » ....................................................... 44« Les contradictions sont le terreau de notre croissance » ......... 49« Seule est importante la part de ta vie qui t’engage » ............... 57

3. « Ma civilisation héritière de Dieu » ......................................... 61« Contempler Dieu à travers tous les hommes » ....................... 61« Lève-toi et marche ! » ............................................................ 64« On dort à quelque chose. Mais je ne sais pas à quoi » ............ 66« Les hommes voudraient être réveillés » .................................. 70

4. « La foi, la ferveur ou le désir » ................................................. 77« Navire des hommes, sans lequel ils manqueraient l’éternité » ... 79« Dieu ne S’atteint pas, Il Se propose »..................................... 85« Il faut servir l’idée chrétienne du Verbe qui se fait chair » ...... 89« Je crains pour les cœurs comblés » ......................................... 92« Use-toi contre tes litiges » ...................................................... 93« Poésie, fille des litiges » .......................................................... 94

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Que peut-on dire aux hommes ?

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5. « Citadelle, mon testament spirituel » ....................................... 97« Moi qui suis serviteur de Dieu, j’ai le goût de l’éternité » ...... 100« L’amour de Dieu vous augmente l’amour de l’empire » ........ 103« L’esprit seul voit le navire » .................................................... 105« … au travers de la vie diverse, le visage de Dieu » .................. 107« Je n’étais plus que prière » ...................................................... 111« Seigneur, je vais à Toi le long de la pente qui fait devenir » .... 113

6. « De mon enquête vers Dieu » .................................................. 121« Un signe dans le désert de l’abandon » .................................. 124L’étoile du Petit Prince ............................................................. 125« J’engage ma conscience de chrétien » ..................................... 130« Je forge l’homme » ................................................................. 131« Celui-là venait de Dieu » ....................................................... 138

7. « L’homme n’existe que par son âme » ..................................... 141« Faim de ce pain-là… Pain des anges » ................................... 143« Rendez-nous nos religions ! » ................................................. 149« La Bible, quelle merveille ! » .................................................. 152

8. « Tu la connais ta vocation à ce qu’elle pèse en toi » ................. 155« Convertir l’homme à sa propre grandeur » ............................ 156« Seigneur, rattache-moi à l’arbre dont je suis » ........................ 161« Retrouver le ferment que j’ai perdu » ..................................... 164« Je ne connais qu’un acte fertile qui est la prière » ................... 167« C’est l’âme aujourd’hui qui est tellement déserte » ................ 168« Je n’ai de passion que pour l’invisible avènement » ................ 171

9. « Un cœur pour aimer » ............................................................ 181« L’amitié et l’amour ne se nouent qu’en Dieu » ....................... 182« Que votre amour soit découverte d’un empire ! » .................. 183« Nous sommes ensemble passage pour Dieu » ........................ 186« Nous refoulons dans notre gorge le cri d’amour » .................. 189« Se faire présent, c’est prendre le risque de l’absence » ............. 194

10. « Purs, droits, lumineux et indulgents » .................................. 199« Nous commençons à comprendre ton message » .................. 200« Créer des liens » ..................................................................... 205« S’il te plaît, apprivoise-moi » ................................................. 208« Semblable à ce prisonnier qui s’émerveille » ......................... 213

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TABLE DES MATIèRES

11. « Rendre à un homme sa dignité d’homme » .......................... 217« La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme » .... 217« Nous sommes équipage d’un même navire » ......................... 220« Seigneur, je sais que toute aspiration est belle » ...................... 221« Toute œuvre est une marche vers Dieu » ............................... 224« Je fonderai l’amour par l’exercice de la prière » ..................... 228

12. « Connaître, c’est accéder à la vision » .................................... 231« J’étais comme quelqu’un qui attend quelqu’un » ................... 231« Je suis la lucarne dans la prison » ........................................... 233« Pesa sur mon cœur le poids du monde » ............................... 237« La destinée de l’homme est de glorifier Dieu

par son action » ....................................................................... 239

13. « L’impérissable désir de bâtir les âmes » ................................ 247« Le don de soi dépasse en valeur la vie humaine » ................... 248« J’ai besoin d’un Dieu pour me recevoir » ............................... 249« Un évangile qui surmonte nos évangiles provisoires » ............ 257

14. « Je voudrais être jardinier » .................................................... 263« On ne peut signer qu’avec le sang » ....................................... 265« Dieu m’a sorti de lui, Sa gravitation m’y ramène » ................. 269

Épilogue ........................................................................................ 271

Postface .......................................................................................... 275

Pour aller plus loin ........................................................................ 277

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« QUE PEUT-ON DIREAUX HOMMES ?»

STAN

ROU

GIER

La lecture du Petit Prince, à dix-sept ans ans, a marqué pour Stan Rougier le début d’une grande « aventure » spirituelle avec Antoine de Saint Exupéry. C’est lui, en effet, qui parvint à le détourner du matérialisme ambiant. En renouvelant le langage de la recherche de Dieu, l’aviateur- poète lui ouvrait les portes de sa vocation religieuse. Durant plus de soixante années, Stan Rougier a pu constater combien les œuvres de Saint Exupéry répondaient à la soif de sens des jeunes qui « avaient mal de la poussée de leur âme ». L’âme humiliée réclame son dû.

Loin de se contenter d’exprimer une dette personnelle, ce livre est aussi l’occasion, pour Stan Rougier, de restituer toute l’intensité de la quête intérieure d’Antoine de Saint Exupéry et de mettre en lumière la place centrale que les Évangiles y ont réellement prise.

« Que peut-on dire aux hommes ? » est ainsi, tout à la fois, un sillage dans la quête du sens de la vie, une invitation à l’enchantement de l’âme et à la redécouverte d’un des plus grands écrivains français du xxe siècle.

Éducateur puis aide-soignant en Afrique, Stan Rougier, passionné par les jeunes et leur quête de sens, a été longtemps aumônier de lycée et de faculté. Prêtre du diocèse d’Évry-Corbeil, chroniqueur, prédicateur à France Culture et à la télévision, il parcourt le monde en animant rencontres, retraites et conférences pour partager la joie qui l’habite : « Dieu aime chacun d’entre nous, croyants et incroyants. Sa tendresse est infinie. »

Après avoir exercé des fonctions de conseil auprès de la Cour suprême du Nicaragua et travaillé en France aux Journaux officiels, Béatrice Guibert épaule aujourd’hui Stan Rougier dans la réalisation de ses ouvrages.

« Les deux plus grandes sources d’inspiration que j’ai reçues pour me façonner intérieurement sont Antoine de Saint Exupéry et Jésus Christ. »

Stan Rougier.

15,90 € France TTCwww.mameeditions.com

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