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AVEC GROTOWSKI Peter Brook Préface de Georges Banu APPRENDRE

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AVECGROTOWSKI

Peter Brook

Préface de Georges Banu

APPRENDRE

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Dès leur première rencontre, dans les années 1960, et

jusqu’à la disparition de Jerzy Grotowski (1933-1999),

Peter Brook a saisi l’importance de cet homme extra-

ordinaire et mis en valeur ses choix radicaux. Grâce

à des textes, des prises de parole, des témoignages,

nous suivons dans ce livre de l’amitié la trajectoire du

metteur en scène polonais, de la quête d’une forme

“parfaite” à l’“art comme véhicule”. Mais le metteur en

scène anglais pointe aussi sa différence, son besoin du

public et de l’impureté élisabéthaine. Il ne commente

pas, il dialogue avec Grotowski. Toute une vie.

Textes traduits de l’anglais par Valérie Latour-Burney, ainsique Jean-Claude Carrière et Sophie Reboud, Christine Estienneet Franck Fayolle, Frédéric Maurin, Dominique Edde.

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ACTES SUD - PAPIERSEditorial : Claire David

© Actes Sud, 2009 pour la présente édition,sauf – “Grotowski” (p. 17-20 ) et “Artaud et le grand puzzle” (p. 37-39) : deux extraits de Points de suspension, quarante-quatreans d’exploration théâtrale (1946-1990) de Peter Brook,trad. Jean-Claude Carrière et Sophie Reboud, coll. “Fiction& Cie”, © Editions du Seuil, Paris, 1992, coll. “Points Essais”,2004, p. 61-66 ;– extrait de “Le théâtre sacré” (p. 21-23) in L’Espace vide,Ecrits sur le théâtre de Peter Brook, trad. Christine Estienneet Franck Fayolle, coll. “Fiction & Cie”, © Editions du Seuil,Paris, 1977, coll. “Points Essais”, 2001, p. 83-85 ;– “Martyr et conteur” (p. 63), extrait de Oublier le temps dePeter Brook, trad. Dominique Edde, coll. “Fiction & Cie”,© Editions du Seuil, Paris, 2003, p. 235 ;– Dialogue entre Peter Brook et Jerzy Grotowski” (p. 111-137),© Peter Brook, Mario Biagini et Thomas Richards, 2009.

Actes Sud remercie Grzegorz Ziól/kowski,

de l’Institut Jerzy Grotowski(Wrocl/aw), et Nina Soufy de leur

aimable collaboration.

ISSN : 0298-0592ISBN : 978-2-7427-8004-4978-2-330-10553-2

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AVEC GROTOWSKI

PETER BROOK

Préface de Georges Banu

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Préface

LE LIVRE D’UNE VIE

Les qualités essentielles d’un homme se reflètent en ses amis, et par eux doi-vent un jour être perpétuées.

PETER BROOK

C’est une amitié qui se trouve à l’origine de celivre, puzzle reconstitué à partir de témoignageset autres textes, preuves d’un lien auquel letemps profita et qui s’imposa par-delà les frac-tures d’une Europe divisée cinquante ans durant.Le livre de l’amitié que Peter Brook éprouve pourJerzy Grotowski. Livre d’une vie… qui laissedeviner la parenté fondamentale de ces deuxêtres dont le théâtre moderne porte la marque.

Leurs voies – pas leurs destins – se sont ren-contrées, entrelacées, jamais dissociées depuisl’origine : leur rencontre au début des années 1960.Apprenant que, quelque part dans une Polognequi n’avait rien du ‘‘nulle part’’ de Jarry, dansune ville loin du centre, Opole d’abord, Wro-cław ensuite, un metteur en scène avait engagéune recherche sur l’acteur voisine de la sienne,Peter Brook l’invita à Londres pour travailleravec les comédiens du groupe Théâtre de la

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cruauté, qu’il dirigeait. Geste fondateur dont lavie ne cessera pas de confirmer la justesse touten confortant l’amitié qui naquit alors. Brook aeu l’intuition première, puis, ensemble, à deux,par-delà tout, ils l’ont entretenue, amitié exem-plaire, à l’un et l’autre nécessaire.

Une fois la dernière page d’Oublier le temps(Le Seuil, Paris, 2003) finie, livre qui m’a tantcaptivé, livre où Brook revisite sa vie, la nuit, lesentiment d’un manque s’empara de moi. Ilm’aura fallu du temps pour le formuler et com-prendre : Jerzy, l’ami, était absent !

Convaincu que l’énigme appelait une ré-ponse, je l’ai cherchée dans l’obscurité. Pour-quoi ? A quoi tenait ce silence sur ce qui n’étaitpoint secret ? Les maîtres, toujours, posent desquestions… Peter, me dis-je, se ménageait ainsila possibilité d’écrire un autre livre, tout entierconsacré à Grotowski, projet qu’il ne renia pasle jour où je lui fis part de mon hypothèse. Ras-suré et satisfait, je me suis mis à attendre. Maisrien ne vint… trop de spectacles, de voyages,d’expériences. Comment sauver la trace de cetteamitié ponctuée de tant de gestes, de tant detextes ? Je pressentais le danger sans avoir l’au-dace d’amorcer le projet. Jusqu’au jour où dansun minibus qui nous conduisait, sous une tem-pête de neige, de Poznan à Wrocław, la villemême de Grotowski, j’ai parlé de ce livre tantattendu à Peter et à Grzegorz Ziółkowski quidirige le Théâtre Laboratoire. Peter sourit etdonna son accord, Grzegorz amorça le travail. Etainsi naquit Avec Grotowski… à partir d’un désirpartagé et d’éclats épars recollés comme les tes-sons des belles céramiques dispersés dans unchamp de fouilles. Avec la bienveillance de Peteret l’aide de Nina Soufy, nous sommes parvenus

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à faire surgir ce livre dont les chapitres furentécrits tout au long d’une vie.

On y retrouve les prises de parole convertiesen écrits où Brook, avec un extraordinaire pou-voir d’interprétation, rattache Grotowski au théâ-tre sacré, mais tant d’autres gestes, scènes, motsmanquent pour reconnaître ce par quoi Brookle définit : “Tendresse, chaleur, humour.” Com-ment oublier le soir où, en quittant une répéti-tion aux Bouffes du Nord, je reconnus Jerzyqui attendait dans le hall ? Vite, j’alertai Peter quise précipita à sa rencontre. Comment oublier laphoto de Jerzy une rose à la main pour accueillirPeter lors de son arrivée en Pologne au milieudes années 1960 ? Comment oublier Peter etJerzy ensemble à Taormina ? Comment oublierl’appel alarmé que je passai à Peter pour l’infor-mer de l’inquiétude qu’inspirait l’état de Jerzy,provoquant son départ immédiat pour Ponte-dera où son ami avait trouvé refuge ? Commentoublier la rencontre aux Bouffes autour d’Actionet les conseils que tous les deux m’ont prodi-gués pour mon témoignage public ? Il s’agissaitd’un premier dévoilement de cette pratique gar-dée secrète. Comment oublier le récit de YoshiOida sur la présence de Jerzy aux Theatre Daysde Peter Brook à New York ? Comment oublierla leçon inaugurale de Jerzy pour le Collège deFrance aux Bouffes du Nord avec Peter à sescôtés ? Comment oublier la première rencontredont Peter lui-même parle, quand, enthousiaste,il se rendit, après Le Prince constant, dans la logede Jerzy… souvenirs personnels, souvenirs héri-tés, légende d’une amitié que Brook seul pour-rait ressusciter. Le fera-t-il ?

Mais le théâtre nous a appris à travailler avecla perte. Et cette perte qui peut être élargie auniveau de la vie est l’équivalent de l’oubli, tout

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aussi indispensable que la mémoire. L’oubli, laperte nous invitent à regretter le livre qui, sansdoute, n’existera pas, mais, par ailleurs, rendentencore plus précieux le livre qui aujourd’huiexiste. Livre qui sauvegarde le noyau de ce lienexemplaire, l’explique et le motive. Brook recon-naît en Grotowski l’artiste habité d’une exigencemaximale parce qu’il a “des choses à dire” : ar-tiste résolu à mener sa quête jusqu’au bout, jus-qu’à la “fin de partie” en payant le prix à force decombats et de sacrifices. Il a incarné un modede vie, mais, précise Brook, “un mode de vie estun chemin vers la vie*”. L’ami anglais l’a déceléet admiré. Même s’il ne l’a pas emprunté car,avoue-t-il, du “public” il n’a jamais pu se pas-ser. Grotowski pratiquait une ascèse que Brookrespecte mais n’entend pas adopter. De cetteattirance doublée d’une réticence provient l’in-térêt du discours de Brook sur Grotowski, dontil reconnaît la radicalité – il est allé, lui, “au cœurde la flamme” ! – pour affirmer l’identité de sonpropre chemin. Ni discours critique, ni discoursprosélyte, discours libre. Mais aussi discours del’intérieur car Brook a connu et approché le tra-vail de Grotowski dans ses moindres détails.Plus encore que d’une connaissance directe,c’est d’une connaissance “intime” – le mot re-vient souvent – qu’il se réclame. Comme disaitGrotowski, Peter parle “du dedans” tout en res-tant lui-même ! Il ouvre la porte et nous invite àapprécier l’inédit de la perspective dégagée, laperspective grotowskienne fondée sur la “verti-calité”. Elle “existe. On regarde vers le haut etl’on sait vers quoi il faut s’orienter”, précise-t-il.

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* Toutes les citations de Peter Brook viennent des textesréunis ici.

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Grotowski indique le chemin et Brook confirmesa valeur.

Les maîtres posent des questions. Et le sous-titre du livre retenu par Peter Brook lui-mêmeen est une : “Le théâtre n’est qu’une forme.”D’abord, contre pareille affirmation, il est com-mode de s’insurger tout en étant dérouté del’entendre proférer du haut de cette amitié des“Himalayas du théâtre”, pour paraphraser Euge-nio Barba. Elle s’éclaire au fur et à mesure de lalecture car Brook, avec son goût reconnu pour“le double”, précise bien que les formes “dissi-mulent, mais elles protègent aussi la vie qui leshabite”. D’un côté, le danger du creux – “moinsde forme et plus de substance”, réclame dansHamlet la reine Gertrude au diplomate maniéréqu’est Polonius –, de l’autre, la sécurité des rem-parts dressés par la cité de la vie. Et Brook necessera pas de rappeler que Grotowski accordeà la forme le sens second. Elle capte, cristallise,sauvegarde l’essence : la vie devient ainsi unchamp restreint, certes, mais un champ intense.Sans elle, le fourvoiement menace car “rienn’est pire que le besoin de l’au-delà pris d’unemanière vague et généralisée”, met en gardeBrook qui, sur un autre registre, poursuit ladéfense de la forme et des exigences qu’ellecomporte : “Il faut que le sens de l’idéal accom-pagne à chaque instant la recherche de la tech-nique.” La forme, dans le sens grotowskien duterme, n’a rien de superflu, et l’acteur y parvientuniquement au terme d’efforts soutenus qui luipermettent d’accéder au niveau indispensable àla poursuite de la quête : l’accès à “l’au-delàréclame d’abord le fait d’accomplir le cercle par-fait”. Parce que cela implique l’effort et le tra-vail du dépassement de soi, afin que l’acteur se

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mette “au service de quelque chose qui n’est paslui-même et qui le dépasse”. Voilà le but su-prême : “Réaliser la forme.” Une forme qui, parson autorité, ne se suffit pas à elle-même mais– c’est sa raison première ! – permet de “voir leréel”, d’en saisir “le noyau”. C’est le sens del’éloge rendu à “la forme” par Brook. Et il érigele célèbre Akropolis de Grotowski en preuve decette tension entre la perfection d’une forme etla sauvegarde du réel. Les deux réunis.

“Le troisième homme” ici est Ryszard Cieslak.Il appartient à cette catégorie rare de comédiensqui, à eux seuls, incarnent la ligne d’horizond’un metteur en scène : Gérard Philipe pour JeanVilar, Hélène Weigel pour Bertolt Brecht, IbenNagel Rasmussen pour Eugenio Barba, PatriciaSmith pour Andreï Serban… Cieslak a réalisé lerêve de la forme incarnée, de l’aveu par le jeu,de l’insoumission à l’égard du personnage. Mais,si Cieslak y est parvenu, Brook le dit, c’est parcequ’en lui Grotowski s’est reconnu au point del’investir, tel un Christ moderne, en apôtre deson théâtre, “instructeur” auprès des comédiensde la Royal Shakespeare Company, Glenda Jack-son comprise. Cieslak et Grotowski ont sculptéensemble cette “œuvre d’art commune” qu’étaitdevenu l’acteur fétiche du Théâtre Laboratoire.Cieslak a poussé jusqu’aux limites dernières cedont Grotowski a fait le régime de son travail,l’éthique de la dévotion. Ethique à même deconduire à la maîtrise de la forme et à l’oublidu moi, dans le vœu grotowskien accompli auterme d’un unique “chemin de croix”. Il a re-connu son disciple et il en a fait la personnifica-tion de son attente… Brook reconnaît les sacrificesconsentis, les épreuves surmontées et, avec uneréserve extrême, avoue n’avoir jamais envisagé

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de “prendre” Cieslak à son ami. Il aura falluque Grotowski quitte le théâtre et Ryszard laPologne pour que Brook lui ouvre l’abri desBouffes du Nord. Un seul regret subsiste pournous : celui de ne pas l’avoir choisi pour jouerGurdjieff dans Rencontres avec des hommesremarquables. Mais il fut dans Le Mahabharata,celui qui, dans l’obscurité de l’aveuglement, voitclair. Et quand Brook parle de lui, c’est aussi deGrotowski qu’il parle.

A regarder de près ces textes, le lecteur nepeut rester insensible à une mutation qui s’opèreet que Brook signale et interprète. Elle concernele déplacement de “la forme”, propre au théâtreoù, malgré tout, Grotowski inscrit ce qui parti-cipe à son univers personnel, à l’art comme“véhicule”, où il s’engage sur la voie du dépouil-lement de soi et vise l’anonymat des savoirstraditionnels du corps. Mais, avec génie, Brookconfirme ce que Grotowski lui-même a reconnudans ses dernières interventions : du théâtre, ilne se séparera jamais. Il l’a quitté pour avancer,mais sans l’abandonner : l’extra-théâtralité, unefois expérimentée, va le conduire au point dedépart, le théâtre. Et ainsi, sans rien sacrifier, lavie referme son cercle. Peut-être que Brook, quiavoue “avoir passé sa vie à essayer d’abandon-ner le théâtre”, aime dans l’être qui lui est siproche le fait d’avoir réalisé son désir ina-bouti. Ce dont Brook a rêvé, Grotowski l’a fait.Mais nulle déception n’accompagne ses lignes,seulement la reconnaissance publique de lajustesse du chemin choisi. Lui qui a mis gé-nialement en scène La Conférence des oiseauxa reconnu chez les acteurs de Grotowski “laqualité de l’oiseau”. Belle preuve de récipro-cité.

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A travers les textes réunis ici, Brook, tout à lafois, parle de Grotowski et s’entretient avec lui.Posture complémentaire d’un inédit particulier,celui d’une relation de deux amis que tant dechoses relient. Surtout, par-delà le théâtre etd’autres expériences, se dégage l’attrait du secretcomme impératif pour concentrer les forces etéviter leur dispersion. “Un travail profond doitêtre protégé”, dit Brook qui, par rapport à Gro-towski, aime le secret pour mieux le délivrerensuite. C’est lui qui parle, et non pas Jerzy, lors-qu’il formule cette loi où l’on reconnaît sa pro-pre manière d’accorder la relation entre “le secretde l’exploration” et “l’ouverture de l’exploita-tion” : “Il y a une relation vivante et permanenteà établir entre le travail caché de recherche etla nourriture immédiate que cela peut donnerau travail public.” Le secret, préalable indispen-sable du don !

Brook et Grotowski ont éprouvé l’envie com-mune de chercher au théâtre “quelque chosequi le dépasse”, de parvenir, par des voiespropres, à “l’invisible” auquel seules “la qualité”et “la forme” du travail théâtral assurent l’accès.Brook désigne ici les écueils de l’imitation, qui“tarit le fleuve de la vie, le fige”, mais aussi lesdangers que celle-ci comporte. Toute entreprisede l’extrême ne reste pas étrangère, dit Brooken expert avisé, à sa dégradation, et sa sauve-garde réclame une exigence sans partage car,“sans une véritable attention et compréhension,quelque chose de qualité peut facilement êtregalvaudé”. Cette conviction, Brook et Grotowskil’ont partagée. De même que tous les deux, sansy succomber tout à fait, ont intégré, malgré lesapparences, le doute comme posture de leur tra-vail. Il est, lui, le doute, “l’un des moteurs les

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plus puissants de la vraie détermination”. Ledoute des gens forts qui, comme la salamandre,résistent et renaissent à travers cette “épreuve dufeu”.

Enfin, comment ne pas le rappeler ? Cetteamitié a fait fi de la division imposée à l’Europepar le rideau de fer. En surmontant les épreu-ves, en franchissant les obstacles, deux artistes,par leur amitié, ont témoigné aussi de la victoirede l’esprit sur la tragédie de l’histoire. Peterinvite Jerzy à Londres en le conviant aux tra-vaux du groupe du Théâtre de la Cruauté et, vingtans plus tard, quand l’ami polonais quittait sonpays en état de siège, Peter, de nouveau, l’ac-compagna, lui et son acteur emblème, RyszardCieslak qui ainsi, du ‘‘Prince constant’’ qu’il futchez l’un, devint le ‘‘roi aveugle’’ chez l’autre. Ilfaut dire ici que Brook fut pour Grotowski ce queStanislavski fut pour Meyerhold, pris dans l’œildu cyclone de l’histoire russe ! L’amitié entre deuxpenseurs du théâtre comme résistance contrel’absurde des totalitarismes. Leçon éthique, leçonpolitique !

Comme toujours, en parlant d’un ami, ondresse son autoportrait en creux. Parce que l’en-tente se nourrit justement de cette “confusion”partielle, de ce dialogue avec l’ombre… Voilà lesens de ce livre. Une confession et une admira-tion. Qu’est-ce qui les a reliés ? Ce fut et cela res-tera sans doute leur énigme. Montaigne disait,avec une phrase trop souvent citée, à propos del’affection pour La Boétie : ‘‘Parce que c’était lui,parce que c’était moi !’’ Et Picasso pourquoiavait-il Matisse comme seule référence ? Lesmaîtres posent des questions. Jerzy et Peter, leurquête était-elle commune ? Avançaient-ils lesmêmes réponses ? Leurs exigences étaient-elles

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