Autour de Derrida et du Messianisme

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Autour de Derrida et du Messianisme.

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  • Grard Bensussan (Universit de Strasbourg)

    La politique et le temps

    Autour de Derrida et du messianisme Je voudrais essayer de revenir sur un certain nombre de questions qui sont

    dbattues depuis quelques annes, autour de Derrida bien sr, et sur lesquelles jai eu, pour mon propre et modeste compte, maintes fois loccasion dintervenir depuis la publication de mon livre sur le temps messianique 1.

    Je partirai dun bref texte que jextrais de lensemble des rponses donnes par Jacques Derrida aux objections, amricaines pour la plupart, Spectres de Marx et publi en franais sous le titre Marx & Sons 2 :

    La messianicit (que je tiens pour une structure universelle de lexprience et qui ne se rduit aucun messianisme religieux) est [], dans tout ici maintenant, la rfrence la venue de lvnement le plus concret et le plus rel, cest--dire laltrit la plus irrductiblement htrogne. [] Cette exprience tendue vers lvnement est la fois une attente sans attente (prparation active, anticipation sur le fond dun horizon), mais aussi exposition sans horizon, et donc une composition irrductible de dsir et dangoisse, daffirmation et de peur, de promesse et de menace. Bien quil y ait l une attente, une limite apparemment passive de lanticipation (je ne peux pas tout calculer, prvoir et programmer de ce qui vient, du futur en gnral,etc., et cette limite de la calculabilit ou du savoir est aussi, pour un tre fini, la condition de la praxis, de la dcision, de laction, de la responsabilit), cette exposition lvnement qui peut arriver ou ne pas arriver (condition de laltrit absolue) est insparable dune promesse et dune injonction qui commandent de sengager sans attendre, interdisent en vrit de sen abstenir [] Elle commande ici maintenant linterruption du cours ordinaire des choses, du temps et de lhistoire ; elle est insparable dune affirmation de laltrit et de la justice 3.

    1 Le temps messianique. Temps historique et temps vcu, Paris, Vrin, 2001. Cf. galement G. Bensussan, Messianisme, messianicit, messianique : pour quoi faire, pour quoi penser ? in J.Benoist et F. Merlini, Une histoire de lavenir. Messianit et Rvolution. Paris, Vrin, 2004 et G.Bensussan / Jean-Luc Nancy, Du messianisme in Etudes sur Le temps messianique de Grard Bensussan , Annales de philosophie, Universit Saint-Joseph, Beyrouth, n 24, 2004. 2 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galile, 1993 et Marx & Sons, Paris, PUF, 2002. 3 Marx & Sons, d. cit., p. 70. Cest cette mme page 70 laquelle je me rfre dans la suite.

  • Ce propos gnral dispose avec rigueur et prcision les pierres dangle du messianique, en particulier le nud quil signifie entre le temps et le juste, linstant et lagir, la promesse et lvnement. De ce propos, jai effac, dans lextrait qui prcde, ce qui se rapporte lutopique et au rapport entre le messianique et lutopique. Un mot sur cet effacement et sur sa ncessit, sur ce qui, en cet effacement, tait requis pour aller droit lessentiel. A certains de ses objecteurs qui font valoir quaprs tout le messianique nest rien quune utopie, une utopie et rien dautre, Derrida rpond de faon trs ferme, et presque courrouce, que le messianique est tout sauf utopique . En effet, notre texte lindique, la dtermination derridienne du messianique en implique immdiatement les effets dans une promesse de justice qui aurait sinscrire dans une imminence, dans lurgence la plus concrte, la plus rvolutionnaire aussi . Le messianique serait ainsi le strict quivalent dun ralisme de limmdiat et lantonyme de lutopie ou de lutopique. Ce point me parat trs contestable, et ceci partir de Derrida lui-mme. Le messianique en effet ne peut pas ne pas avoir partie lie, dun lien opaque mais dense, avec lutopique, sous peine de ne se mesurer quau champ des possibles , comme on dit, alors que limpossible ou lincompossible des temps lui est problmatiquement associ. Je nentre pas ici dans le dtail de largument mais je relverai deux traits particuliers. Premirement, il convient videmment de marquer lutopique, pour que ses usages soient clarifis et prciss dans leur devenir-pratique, de certaines conditions de dlimitation ngative. La principale : ne jamais penser lutopie daujourdhui comme la ralit de demain 1, car alors, on le voit bien, sa fonction ne serait plus que de faire linairement, cumulativement et causalement le lien entre les problmes actuels et leur rsolution prochaine. Cette utopie technocratique qui prend sa source dans le rationalisme et le progressisme des Lumires est des lieux de ce que Derrida appelle souvent politique venir ou encore dmocratie de lavenir 2 - lesquelles ouvrent instantanment sur une altrit radicale qui djoue tout demain et sinscrivent, dailleurs, en travers de toute dmocratie et de toute politique. Comment ne pas rapporter cette altrit lautre de toute figure topique que la politique, la tradition du politique, ou encore la politique selon le rgime elle impos par la philosophie politique, ont historiquement dtermin ? Cest le second trait et nous pouvons ici convoquer Derrida contre Derrida en quelque sorte. En effet, et conformment ltymologie elle-mme, le non-lieu, le non-localisable, me parat troitement associ au messianisme derridien, la messianicit sans messianisme , en tant quil serait la ressource mme de la promesse qui a toujours se porter au-del de tout programme possible. Les seuls lieux du messianique sont des non-lieux, ou des lieux

    1 Derrida lui-mme semble ne rvoquer que ce que signifient la lettre et linterprtation courante de ce mot dutopie. Mais la question du rapport entre messianique et utopique nen est pas rgle pour autant 2 Voir Voyous, Paris, Galile, 2003

  • aportiquessans issue, sans rive ni arrive, sans dehors dont la carte soit prvisible 1. Le messianisme emporte donc une pratique de la politique tout la fois commande par un interdit de sabstenir et par la dconstruction de tout enracinement topique dans une cit, dans un Etat, de toute territorialisation dans une dmocratie ralise : un ralisme plus une u-topie , une immdiatet du faire avec un inachvement du fait. Le quasi-mot dordre rosenzweigien dune limitation de toute politique quil faut faire malgr tout va dasn une direction exactement convergente je lai montr ailleurs.

    Une fois marque cette prcision, et sans la dvelopper davantage (mais la suite de mon propos implique son dveloppement partiel), que retenir de si prcieux dans largument derridien ?

    Dabord la faon, proprement messianique (jy vois pour ma part le cur le plus enfoui, le plus tendu, du messianisme), de penser ensemble et rigoureusement le refus de la prsence et du signifi, leur diffrance, et linjonction qui commande de sengager sans attendre . Comme si, de cette immdiatet, de ce faire avant que dentendre (Levinas), dpendaient lavenir et le destin de lhumanit tout entire, comme si, de l, et de l seulement, soit dune certaine configuration de l-venir, la rvolution pouvait tirer sa posie selon le mot de Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Que la signification signifie au-del de la prsence et de labsence, que lhistoire soit ainsi renvoye sa dhiscence davec elle-mme, que le politique soit sans cesse confront son inadquation soi, que le temps ait toujours compter avec ce quil ne peut contenir, tout cela ne barre en aucune faon louverture de linstant, de lici maintenant , sur laffirmation immdiate et interruptive de laltrit et de la justice . Il y a l bien plutt une pense radicalement inaccomplissable, non-plrmatique, comme je la nomme dans mon livre sur le temps, de la relation entre linstant et la venue. Seule la promesse dun messianisme asctique, nu, dsertique, est mme de faire accueil larrivant 2. Je dois prciser ici que je ne partage pas du tout lobjection de G. Agamben (qui me parat renouer avec le geste antikantien de Hegel) selon laquelle, au fond, la diffrance ne serait quun diffrement infini de la signification, le suspens de tout accomplissement, un mauvais messianisme. Ce qui nest pas faux dans la lettre de linterprtation, mais sinscrit dans un tout autre mouvement (que jappelle plrmatique par rfrence laptre Paul) que ce que je tente ici de dterminer comme messianique. La trace est une Aufhebung suspendue qui ne connat jamais son plrme. La dconstruction est un messianisme bloqu, une suspension du thme messianique 3. Je me contente ici de poser une question : que pourrait bien tre un messianisme dbloqu sinon une tlologie dguise de laccomplissement ?

    1 J. Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 1996, p. 15 : ces lieux aportiques se nomment la terre promise, le dsert, lle, khra 2 Cf. Spectres de Marx, d.cit., p. 265-268 3 Le temps qui reste, Paris, Rivages, 2000, p. 164

  • Le messianique ne nous dit-il pas justement que le blocage est ce qui caractrise au plus juste le temps de lhistoire et de la politique ? Ne sert-il pas nommer le blocage absolu dune ngativit qui ne pourrait plus se nier elle-mme et se relever dans une crativit ?

    Une premire mise au point simpose qui est requise par les usages

    courants, et de plus en plus rcurrents, du vocable de messianisme. Il est ncessaire de disjoindre ce quon peut appeler, en substantivant ladjectif, le messianique, ou le paradigme messianique, des recours convenus au terminus messianisme, coupls gnralement la notion de scularisation. Quentend-on par l, en gnral, lorsquon applique cette pseudo-catgorie aussi bien au communisme du XXme sicle qu la politique amricaine en ce dbut de XXIme ? Une tlologie, cest--dire une structure historiale oriente selon un sens dj prdispos au mouvement densemble et quil traverse et transit selon une universalit abstraite : lavenir se prsente ds lors comme la ralisation ou lautoralisation de ce sens la fin, dans lunification ultime des fins. Cette tlologie objective 1 sest incorpore dans des formes idologiques et politiques assez prcises quon peut regrouper sous lappellation de progressisme, ce mlange paradoxal de rationalisme intgral et de relativisme historiciste.

    Or, que peut-on constater quand on se donne la peine dexaminer les contenus originaires du messianisme, le messianisme juif en premier lieu, contenus engloutis le plus souvent dans les philosophies de lhistoire qui sen sont institues plus ou moins explicitement les hritires ou quon a institues comme telles ? Et que peut-on en lire dans les grandes rlaborations messianiques du XXme sicle, chez Rosenweig, Bloch, Benjamin, Levinas ? Ce qui sen dgage, cest tout autre chose quune tlologie ou quun progressisme. Cest la pense dune structure de la temporalit humaine o le temps est tout la fois endur selon une patience, selon une attente qui dure et qui sendure, et o il est galement scand par une impatience de tous les instants. Cette structure de la temporalit humaine que fait apparatre ou qui apparat dans le messianique est universelle, elle renvoie une exprience universelle de la temporalit Derrida le rappelle. Si lon songe au caractre mtaphysique de toute exprience du temps, si le temps fait lpaisseur ontologique de la conscience, alors la conscience, cest lattente, cest cette prsence qui se transcende sans cesse vers lavenir, et qui schappe sans cesse de soi. La conscience nest que cette pure attente qui nattend pas lattendable, mais qui se prvient sans cesse, avant mme quon puisse prendre conscience de quoi que ce soit. 1 Je dis objective pour la distinguer malgr tout de la tlologie subjective hglienne, laquelle pense leffectuation de cette mme structure sense comme recherche de la libert par lEsprit ce qui ne va pas cependant sans une certaine proximit affinitaire entre les deux (voir un certain nombre dlments relatifs au dveloppement organique, la thodice ou la providence dans les Leons sur la philosophie de lhistoire). Sous cet aspect, le messianisme des grands rcits ou celui des neocons amricains, par exemple, est une sorte dhglianisme du pauvre, pour reprendre lexpression dAlthusser.

  • Cette structure universelle, cest ce que Levinas appelle attente sans vise dattendu 1. Elle renvoie une exprience de la temporalit, de lattente et de lexposition lvnement. Elle commande lengagement de concepts qui dsarticulent le temps uniformment causal et homogne, linaire et progressif soit un temps o ce qui arrive au prsent aurait pu tout aussi bien arriver dans un autre prsent, dans un prsent indiffrent, dans une in-diffrence politique du temps. La diffrance derridienne sest esquisse, partir de la lecture de Husserl, et contre elle, comme retard originaire, cest--dire chappe de toute dialectique de la rtention et de la protention. Le nud, ici, cest bien sr linstant. Que reste-t-il de linstant dans la dialectique husserlienne ? Quest-ce quun instant antrieur ? Tout instant peut tre unique. Mais peut tout autant ne pas ltre et ne faire que rpter dans son identit monotone lindiffrence du temps. Sil signifie la sparation dun pass et dun avenir, il en est lindice positif, si je puis dire, politique en quelque sorte stratgique, tactique, perspectif, mais cependant hors-valuation. Il ne se tient pas reclus dans la simple vanescence que dcrit par exemple Aristote, laquelle reconduit lin-diffrence temporelle. En son indterminabilit mme, linstant, lici-maintenant derridien, est inconstructible et ouvert, ouvert parce quinconstructible, inconstructible parce quindconstructible tel est son minent pardoxe.

    Sur quoi a-t-il chance douvrir, si toutefois, par cette inconstructibilit, il ouvre ? Sur une radicale extra-historicit, sur une dimension trangre lhistoire en train de se drouler, cest--dire lhistoire en tant quelle serait conforme la rationalit de son concept, en tant quelle se donnerait et se reprsenterait telle. Ouverture qui serait cependant, et au plus haut point, historiquement efficiente puisquelle viendrait bouleverser cette conformit de lhistoire avec elle-mme. Linstant, dans son ouverture, est ignorant de ce qui le prcde, il est adoss un pass aveugle quil ne peut, ni ne veut, sans doute, jamais rattraper. Il ne sait pas davantage lavenir mais, cest une diffrence de taille, il en est le porteur, le vhicule toujours nouveau, linstigateur secret insu de lui-mme. De cet avenir impossible, inconnaissable, il tmoigne malgr tout . Il en atteste, hors tout savoir et toute prvision, lattente improbable mais inradicable. La patience de ses recommencements et limpatience de ses renouvellements en font donc la force de rupture et de fcondit. On voit bien que le messianisme, ds lors quil est dgag de toutes ses versions scularises et retrouv dans ses formes radicalement non-historicises, combine un extraordinaire refus de lhistoire, lunique et relle catastrophe dont parlait Benjamin, et lattente dun vnement ou dune propulsion extra-historiques qui viendrait bouleverser lhistoire en la rinvestissant. On comprend par consquent que louverture de linstant, louverture qui le porte, nest pas de lordre dun accomplissement, dune tlologie, elle ne vise pas une fin dtermine. Dailleurs si elle la vise, et pour peu quelle la vise, elle ne latteint

    1 Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993, p. 39 par exemple

  • pas, ou alors ce quelle atteint nest pas ce quelle visait. Lun des effets politiques les plus remarquables de linstantanit de linstant, cest que lEtat ne peut plus tre tenu pour linstance de laccomplissement de lhistoire et de sa rationalit. Il peut bien tre sa mise en conformit ou en adquation provisoire mais au prix de son immobilisation funeste. Linstant mobilise en revanche une extriorit qui interrompra toujours, et a toujours interrompu, cette prtention de lEtat et de la politique la ralisation de lthique, de la justice, du droit ou de lhumanit. Il indique en revanche que lagir politique y est foncirement irrductible et quil ne se laisse pas rapporter une ralisation . Lagir politique est un agir temporel. Et le temps est toujours inadquat soi (est temporel, selon la belle formule de Schelling, tout ce qui est inadquat son concept par o se dnonce lintemporalit ou latemporalit insue des politiques adquates ). Ceci assigne lagir politique la prescription dune figure thico-pratique qui est celle du comme-si, dune action en comme-si : je dois agir, dans linstant, comme si jtais le messie (Levinas) et comme si, dans linstant, le destin de lhumanit dpendait de mon action (Rosenzweig), comme linstant dune naissance ou dune mort (Nancy). Sans quon puisse jamais savoir sa teneur en messianit, tout se passe cependant comme si chaque instant, patience et impatience, tait gros dune ternisation, dun suspens, dune interruption. Lurgence de linstant est donc, chaque fois, une urgence pratique, elle est de lordre dun faire : ici et maintenant, le sort du monde dpend de ce faire, de mon faire, de ce que personne ne peut faire ma place et qui est, selon lexpression de Rosenzweig l-faire du monde .

    Je voudrais maintenant revenir au texte de Derrida et, plus prcisment

    dsormais, la structure dite messianicit sans messianisme . Dans le passage qui fait suite notre extrait, Derrida y met deux conditions qui ont pour objet principal dexpliciter le sans . Dune part, la messianicit sans messianisme naurait aucun rapport essentiel une figure relativement dtermine du messie et, dautre part, elle ne serait pas rfrable la mmoire dune rvlation historique dtermine .

    Le premier point est dautant moins problmatique, apparemment, quil ne faut pas oublier que le messianisme juif, au moins dans la caractrisation classique quen propose G. Scholem, est lui-mme dj un messianisme sans messie 1. La messianicit sans messianisme de Derrida consiste donc en une 1 Il pourrait tre galement dun grand intrt dexaminer ce que la philosophie religieuse dHermann Cohen et le socialisme thique qui en sort montrent, partir de Kant, du lien entre prophtisme et messianisme : 1) les prophtes annoncent une re venir, une sorte de rgne des fins, de communaut raisonnable o tous et chacun seront traits comme des fins en soi ; 2) le messie ainsi annonc, contre pass et prsent, nest pas un roi ou une personne particulire, mais bel et bien un ordre temporel, lhumanit elle-mme en tant quadvenir ; 3) cest donc lhumanit qui a uvrer pour cette venue, moyennant une ide de Dieu qui ne serait que le fondement objectif de la possibilit de la moralit.

  • sorte de redoublement performatif du sans . Par consquent, si le sans nindique pas ncessairement la ngativit, encore moins lannihilation 1, sil sert avant tout interrompre leffet analogique propre aux philosophies de lhistoire, alors il est originairement interne au paradigme messianique. Celui-ci signifie proprement une ngativit ngative , un blocage , une trace qui se produit comme son propre effacement. Il faut voir dans cette signifiance irrductible du messianisme sa rsistance inentamable se laisser penser par les philosophies de lhistoire ou les scnarios phnomnologiques.

    Une philosophie de la prsence et de la coprsence, celle de Hegel, ne fera valoir la ngativit quafin de linclure dans une logique du sens et une pense de son adquation historiale ltre. Or la ngativit messianique indique un tat de crise, de scission, dinadquation, irrelevable dans un processus historique. Elle emporte une interruption ici-maintenant de toute histoire, de toute srialit, de toute inscription squentielle. Elle ouvre, on la dit, sur limminence de limprobable, sur la venue de linattendable attendu .

    Une phnomnologie, quant elle, restera tributaire dun mode de manifestation ajustable un regard, une visibilit immanente. Or le messie ne se prsente pas comme tel, et moins encore une intuition, il ne se donne pas en personne, il ne se dtermine pas dans une vidence. Le messianique rsiste la pense philosophique et ses reprises plrmatiques en raison du sans quil contient et retient nigmatiquement : indconstructible comme la justice.

    Le second point, lirrductibilit de la messianicit sans messianisme une rvlation dtermine, est plus difficile. En son entente faible , il ne fait pas vraiment problme. Le messianique, quelles que soient ses nominations et dnominations, signifie une exprience immmoriale que les rvlations abrahamiques proprement dites, si elles en sont les donnes et consignations historiques, ne limitent pas. On conviendra donc trs aisment quil ne se rduit pas une religion et quil en est structurellement distinct. En a-t-on fini pour autant avec la question de la rvlation en tant que question adresse la philosophie ? Je dirai ici ce que jai dit plus haut de lutopie. Avec cette constellation messianique de notions foncirement temporelles, on a faire des mtaconcepts qui, tout la fois, ne font jamais systme entre eux, ne peuvent entrer en liaison synthtique et substantiellement signifiante, mais ne se laissent pas purement et simplement dissocier. Leur cart et leur dliaison les associent et leur association est une association sans concept , comme la parataxe adornienne, elle est elle-mme, et messianiquement sans .

    Jaffirmerai ici de la rvlation ce que dit Derrida du messianisme et de son traitement sans . Je propose donc dy voir une structure dlie de tout avec (avec une mmoire dtermine, avec tel ou tel monothisme, avec un systme de croyances). La rvlation dsigne une possibilit douverture un autre-que-soi prcdant toute rvlation religieuse. Elle constitue la structure

    1. Marx & Sons, d.cit., p. 73

  • fondamentale de toute extriorit et de toute extriorisation. Les penses schellingienne et rosenzweigienne, pour nvoquer quelles, autorisent thoriquement cette procdure extensive qui consiste penser la rvlation comme un fond existentiel universel et quasi-transcendantal 1. Ltre schellingien, quoi est oppos ce qui sera comme le concept par excellence , ou encore la cration rosenzweigienne, que la rvlation mobilise exprienciellement et rvle comme cration, nomment des modes de non-existence, de pure premire fois substantielle et prive de tout renouvellement , de toute singularisation 2. Exister, cest (se) rvler, dans un acte, dans une manifestation, dans lexpressivit dun faire. Ce qui se contente dtre, ou mme dtre-l, nexiste pas, mais sabme jamais dans un purement tant . Il faut un arrachement de soi soi, le surmontement dun fond pour quun existant se mette exister depuis cette dposition de soi, cette exposition hors de soi. En ce sens, on laura compris, dire Dieu existe na dautre sens que de dire quil sest rvl, quil sest extrioris pour un autre que soi : lpreuve de la divinit de lexistence destitue delle-mme les preuves de lexistence de Dieu.

    Sloigne-t-on du messianique, avec lextriorisation, avec la rvlation ? Srement pas si lon sait voir que lenjeu majeur ouvert par ces penses ne concerne rien moins que lhistoricit. Elles tentent, non sans peine, darticuler lhistoire, toute histoire, un devenir-manifeste, une rvlation, une production dextriorit, qui seules la rendraient intelligible comme histoire. Peut-tre ny a-t-il pas dhistoricit lucidable sans que le modle structural de la rvlation, de louverture lextriorit, nentre dans le jeu des dterminations multiples et, finalement, des fractures de la totalit historique. La prgnance de la Weltgeschichte hglienne, son anamnse comme idiotisme de mtier (Marx) du philosophe-politique, est ici massive. Au fond, ce que Schelling analyse comme le caractre minemment historique du christianisme ent sur la possibilit dune histoire suprahistorique, ce que Rosenzweig cible comme lextra-historicit mtaphysique du judasme saisi comme reste htrogne, sont des tentatives dlaboration messianique de modles thoriques concurrents du modle hglien. Cest le rapport entre histoire et temps tel que donne le penser celui-ci que lun et lautre nacceptent pas. Pour fonder lintelligibilit de lhistoire, Hegel part en effet de lternit de lIde, de lintemporalit du processus logique. Le temps, lorsquil se saisit 1 Dans la note 65 de la p. 80 de Marx & Sons, Derrida pose la question de la prcdence, du sens de la possibilisation : et si ctait seulement travers lvnement de la rvlation que se manifeste la rvlation de la rvlabilit ? . Question entirement ouverte, bien sr. Mais ni plus ni moins que celle quon peut adresser paralllement la messianicit sans messianisme : il serait bien imprudent dliminer la question de savoir si ladite structure nest pas rendue possible et pensable seulement partir de la mise en scne biblique et talmudique de la venue du messie. Derrida ne le fait pas (ibid., p. 79-80). Mais il me semble quil y va ici dune dcision philosophique qui doit, dans chaque cas de figure, produire se cohrence propre. 2 Schelling, Philosophie de la Rvlation, PUF, 1991 (cf. leons 10 et 11 sur le ce qui sera ) ; Rosenzweig, Ltoile de la rdemption, Seuil, 1982 je ne peux ici quesquisser grossirement ces points et me permets encore de renvoyer le lecteur au Temps messianique

  • comme concept, supprime sa forme temps, il est le destin et la ncessit de lesprit qui nest pas achev en lui-mme 1 et que le savoir absolu accomplit en annulant le temps, en dominant toute temporalit. Pour concevoir lhistoire, au sens le plus fort, il faut abolir le temps ou tout le moins se soustraire en pense au temps. Le triomphe du concept emporterait ainsi la cessation du temps. Les structures de lhistoricit sont intemporelles selon cette matrice dintelligibilit car elles sont rapportes la logique de lEsprit, soit une ngativit de la ngation momentane et de son accs ncessaire labsoluit du sens.

    On voit comment la question de la rvlation, comme celle de lutopie, ou comme toutes celles connexes de ladresse messianique dans sa rfraction philosophique et politique la plus forte, permettent de dgager une vritable ligne de dmarcation. Dun ct les philosophies de lhistoire comme philosophies du devenir, dun autre ct les philosophies du temps comme philosophies de lvnement. La premire ligne fournit les dispositifs conceptuels de ce que Lyotard a appel les grands rcits , les ontologies de lhistoire, les sociologies historicisantes. La seconde peut tre rapporte aux penses du messianique , ces penses des temps discontinus et de limmmorial, avant ou hors toute ontologie, ou encore de lvnement, inanticipable puisque leffectivit en prvient la possibilit, mais cependant immdiatement exprienable dans le cligotement de linstant.

    Ainsi, par le messianisme, quelque chose arrive la philosophie, quelque chose arrive la politique. Il ne sagit pas de quelque chose qui releverait de lhistoire ou de la sociologie des religions, de lanalyse politique convenue des mouvements millnaristes et autres, ni mme dune particularit partage par quelques grands penseurs singuliers. Il y a dans ce nud, par ce paradigme du messianique, la possibilit dune ouverture multiforme de la philosophie, non seulement dans ses dimensons thico-politiques ou anthropologiques, mais aussi dans ses contenus mtaphysiques. Loin des ritournelles journalistiques sur le messianisme du mouvement communiste, ou des terroristes kamikazes ou de ladministration Bush (cette simple numration que je ninvente pas, quon peut lire tous les jours dans nimporte quel quotidien montre elle seule linanit de cette caractrisation), il importe, et Derrida nous y aura grandement aid, de considrer les grappes de questions qui se lvent autour du messianique, comme des questions philosophiques majeures, sur le temps et sur lhistoire, et comme des questions o la politique se dtermine ou sindtermine. Peut-on encore la penser comme lont fait les grandes philosophies politiques, savoir articule sur ses lieux propres, autour de sujets naturels et leur surimposant une rationalit extrinsque, ou bien, depuis le pivotement de chaque instant et lagir ainsi emport, faut-il tenter den apercevoir la dsautonomisation, lensauvagement, la limite qui nen empcherait pas le faire de la politique, mais au contraire en stimulerait lexprience ?

    1 Phnomnologie de lEsprit, Aubier, trad. J.P.Lefebvre, p. 519