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Aude Jeannerod, « L’architecture lue par J.-K. Huysmans : de la parabole au symbole » Paris, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 16 mai 2013 1 L’ARCHITECTURE LUE PAR J.-K. HUYSMANS : DE LA PARABOLE AU SYMBOLE Aude Jeannerod (Université de Lyon) Joris-Karl Huysmans fait ses premiers pas de critique d’art en 1867 avec un article sur les peintres paysagistes à l’Exposition universelle de Paris. Et jusqu’à sa mort, en 1907, le critique d’art s’intéressera principalement à l’art pictural – notamment à l’impressionnisme, au symbolisme puis à la peinture médiévale des Primitifs. Cependant, comme l’a fait remarquer Emmanuel Schuck, dans un article paru en 1991 dans Romantisme, Huysmans est l’un des rares critiques de la seconde moitié du XIX e siècle à consacrer régulièrement quelques pages de ses « Salons » aux dessins d’architecture qui s’y trouvent exposés – même s’il s’agit la plupart du temps de les dévaloriser afin de faire valoir l’architecture moderne, visible en dehors du Salon. Comme l’écrit Emmanuel Schuck, Huysmans « oppose le Salon, refuge d’une conscience historiciste, anachronique et spéculative de l’architecture, à la grande épopée constructive de l’école nouvelle » 1 . Mais que le point de départ de ses réflexions sur l’architecture soit les dessins exposés au Salon, cela n’est pas anodin ; au contraire, cela nous indique que le salonnier regarde l’architecture comme il regarde la peinture, autrement dit que son appréhension de l’architecture est toute visuelle. Les œuvres architecturales qu’il commente ne s’adressent pas à son corps, mais uniquement à son œil. Ainsi, lorsqu’il parcourt la capitale parisienne pour en observer les monuments les édifices officiels de l’État et du Culte et les constructions temporaires des Expositions universelles il se soucie moins de leurs vertus pratiques que de leurs qualités esthétiques. Si Huysmans, en tant que romancier, s’intéresse à la question de l’habitat (qu’on pense aux aménagements intérieurs de la maison de des Esseintes dans À rebours) et si, en tant que voyageur, il commente l’urbanisme des villes qu’il visite (qu’on pense par exemple à Francfort, ville « tirée au cordeau », dans Trois Primitifs), le critique d’art envisage l’architecture comme l’un des beaux-arts, c’est-à-dire avant tout comme un art du beau. 1 Emmanuel Schuck, « La critique et la section d’architecture dans les Salons de la seconde moitié du XIX e siècle », Romantisme, n° 71, 1991, p. 52.

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Paris, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 16 mai 2013

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L’ARCHITECTURE LUE PAR J.-K. HUYSMANS :

DE LA PARABOLE AU SYMBOLE

Aude Jeannerod (Université de Lyon)

Joris-Karl Huysmans fait ses premiers pas de critique d’art en 1867 avec un article sur

les peintres paysagistes à l’Exposition universelle de Paris. Et jusqu’à sa mort, en 1907, le

critique d’art s’intéressera principalement à l’art pictural – notamment à l’impressionnisme,

au symbolisme puis à la peinture médiévale des Primitifs. Cependant, comme l’a fait

remarquer Emmanuel Schuck, dans un article paru en 1991 dans Romantisme, Huysmans est

l’un des rares critiques de la seconde moitié du XIXe siècle à consacrer régulièrement

quelques pages de ses « Salons » aux dessins d’architecture qui s’y trouvent exposés – même

s’il s’agit la plupart du temps de les dévaloriser afin de faire valoir l’architecture moderne,

visible en dehors du Salon. Comme l’écrit Emmanuel Schuck, Huysmans « oppose le Salon,

refuge d’une conscience historiciste, anachronique et spéculative de l’architecture, à la grande

épopée constructive de l’école nouvelle »1.

Mais que le point de départ de ses réflexions sur l’architecture soit les dessins exposés

au Salon, cela n’est pas anodin ; au contraire, cela nous indique que le salonnier regarde

l’architecture comme il regarde la peinture, autrement dit que son appréhension de

l’architecture est toute visuelle. Les œuvres architecturales qu’il commente ne s’adressent pas

à son corps, mais uniquement à son œil. Ainsi, lorsqu’il parcourt la capitale parisienne pour

en observer les monuments – les édifices officiels de l’État et du Culte et les constructions

temporaires des Expositions universelles – il se soucie moins de leurs vertus pratiques que de

leurs qualités esthétiques. Si Huysmans, en tant que romancier, s’intéresse à la question de

l’habitat (qu’on pense aux aménagements intérieurs de la maison de des Esseintes dans

À rebours) et si, en tant que voyageur, il commente l’urbanisme des villes qu’il visite (qu’on

pense par exemple à Francfort, ville « tirée au cordeau », dans Trois Primitifs), le critique

d’art envisage l’architecture comme l’un des beaux-arts, c’est-à-dire avant tout comme un art

du beau.

1 Emmanuel Schuck, « La critique et la section d’architecture dans les Salons de la seconde moitié du XIX

e

siècle », Romantisme, n° 71, 1991, p. 52.

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Au total, ce sont sept textes que Huysmans consacre à l’architecture contemporaine ;

on remarque que cette question l’intéresse du Salon de 1879 à l’Exposition universelle de

1889, soit pendant une décennie seulement, sur les quarante années de sa carrière littéraire.

Car l’architecture, si elle est un art de l’espace, est néanmoins étroitement liée à son temps.

Selon Huysmans, elle manifeste son époque, elle rend compte des courants non seulement

artistiques mais aussi idéologiques qui parcourent la société actuelle. Aussi, les opinions

professées par Huysmans au sujet de l’architecture illustrent bien son attitude ambivalente

vis-à-vis de la modernité dans les années 1880. D’une part, il réclame un renouveau de

l’architecture moderne qui passerait par l’abandon de la pierre au profit du fer. D’autre part, il

célèbre les prouesses des constructeurs de cathédrales médiévales et méprise l’une des

réalisations métalliques les plus marquantes de la fin du siècle, la Tour Eiffel. Il réclame du

moderne mais il rejette tout ce qui est actuel – au sens de « ce qui caractérise le présent »,

mais aussi au sens de « ce qui existe ».

C’est cette ambivalence vis-à-vis de la modernité que je vais essayer de mettre en

lumière à travers la question de l’architecture. Car aux yeux de Huysmans, le monument est

étroitement lié à l’époque qui l’a créé, parce qu’il en est le signe : il en assure la

compréhension et il permet d’en faire la lecture. La visibilité de l’architecture se pose donc

d’emblée en termes de lisibilité. Mon propos s’organisera en deux moments : d’abord, le

monument comme emblème de son temps ; puis la question du renouveau de l’architecture

moderne.

Le monument, emblème de son temps

Huysmans juge sévèrement les bâtiments édifiés au cours du XIXe siècle ; il écrit en

1886 : « Depuis un siècle, l’architecture est un art perclus, toutes les bâtisses élevées le

prouvent »2. Selon lui, l’architecture a subi, au cours des siècles, une inéluctable décadence

qui a atteint son terme avec le néo-classicisme ; il écrit :

Après le Roman, le Gothique, la Renaissance, l’architecture se traîne, découvre

encore de nouvelles combinaisons de pierre, s’engraisse dans les maussades

emphases du Louis XIV, maigrit dans le Rococo, meurt d’anémie, dès que la

Révolution naît.3

2 « Le musée des arts décoratifs et l’architecture cuite », Certains (1889), éd. cit., p. 147.

3 « Le Fer », Certains (1889), éd. cit., pp. 151-152.

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Ainsi, à ses yeux, le Premier Empire s’est d’abord rendu coupable de la conception du Palais

d’Orsay ; Charles Bonnard en a dessiné les plans en 1810, même si c’est son élève, Jacques

Lacornée, qui en a assuré la réalisation de 1833 à 1838, sous la monarchie de Juillet. Selon

Huysmans :

[J]amais monument plus laid ne fut élevé. C’était poncif, pompier, coco, buffet,

patriarche, chaufferette, tout ce que l’on voudra ; cette bâtisse puait le grec, le

romain, le premier Empire, toutes les senteurs d’architecture les plus nauséeuses

et les plus fades4

À son tour, le Second Empire a commis des monuments que Huysmans trouve exécrables ; il

écrit :

Le second Empire, grand bâtisseur, comme chacun sait, mais d’une

irrémédiable ineptie au point de vue du goût, avait rêvé de faire éclore un art

architectonique qui portât son nom. Il encouragea, dans ce but, des amalgames

disparates de tous les styles ; il poussa à cet abus des lourdes ornementations

[…] ; bref, il dépensa des millions et n’arriva à rien.5

Aussi le Tribunal de commerce édifié par Louis Bailly est-il (je cite) « l’un des palais les plus

affligeants du siècle »6.

4 « Le musée des arts décoratifs et l’architecture cuite », Certains (1889), éd. cit., p. 145.

5 « L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 102.

6 Ibidem.

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Mais c’est surtout l’Opéra de Paris, conçu par Charles Garnier qui s’attire les foudres de

Huysmans ; selon lui :

[L]’Opéra […] n’est qu’une marqueterie de tous les styles, un raccord de toutes

les époques, avec son escalier pris à Piranèse, sa masse péniblement agrégée, ses

parties disparates réunies comme les pièces d’un jeu de patience.7

Huysmans dénonce le caractère hétéroclite de ce monument, cette « sorte de cuisine

polychrome, un méli-mélo de marbres, de mosaïques, de bronzes et d’or dans la pierre », cette

« bâtardise des styles péniblement raccordés », que Charles Garnier a l’audace de nommer

« le style actuel »8. Il condamne sans appel cet anachronisme architectural :

Non, l’art moderne ne peut admettre ce caractère rétrograde, ce retour à une

beauté de colifichet prônée par M. Garnier. Le faste des costumes de Véronèse est

loin et il ne reviendra jamais, car il n’a plus de raison d’être, dans un siècle affairé,

bataillant pour la vie, comme le nôtre.9

7 « Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 95-96.

8 « L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 104.

9 « Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 244-245.

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L’architecture doit donc cesser d’emprunter ses formes au passé, afin d’être résolument

moderne ; et c’est ce que signale la mention des « costumes de Véronèse », qui est une

référence au « Peintre de la vie moderne » de Charles Baudelaire. En effet, Huysmans

applique aux formes de l’architecture ce que Baudelaire écrivait de la mode dans la peinture ;

je cite Baudelaire :

Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous

n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous

tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable […].

Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à

peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de

comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de

Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine,

ou toute autre étoffe de nos fabriques […].10

Ainsi, comme Baudelaire en peinture, Huysmans appelle de ses vœux une modernité

architecturale, un véritable « style actuel » – qui reste encore à déterminer. Une chose est sûre,

l’innovation ne viendra pas des dessins d’architecture exposés au Salon, qui sont pour

l’essentiel des relevés ou des projets de restauration ; en 1881, Huysmans écrit :

10

Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » (1863), dans Œuvres complètes, éd. Claude Pichois,

Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, t. II, p. 695.

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[T]ous rabibochent des bâtisses vermoulues ou recopient, mot à mot, les types

déjà conçus des villas et des casernes ; aucun n’essaie de marcher dans ses propres

bottes.11

Ainsi, la Troisième République semble perpétuer la médiocrité architecturale de l’Empire ;

selon Huysmans, en 1889 :

En architecture, la situation est maintenant telle :

Les architectes élèvent des monuments saugrenus dont les parties empruntées à

tous les âges constituent, dans leur ensemble, les plus serviles parodies qui se

puissent voir.

C’est le gâchis dans la platitude et le pastiche ; l’art contemporain se résume

presque en ce misérable pot-pourri qu’est l’Opéra de M. Garnier […].

Un fait est certain ; l’époque n’a produit aucun architecte et ne s’est

personnifiée dans aucun style.12

« Servile parodie », « platitude et pastiche », l’architecture de la fin du XIXe n’a ni originalité

ni personnalité ; elle se confine dans la reproduction anachronique, se cantonne (je cite) à

« ces éternelles reproductions de bâtisses de tous les styles, […] ces copies serviles de dômes,

de frontons, de flèches »13

.

Ainsi, l’église de la Trinité présente également (je cite) un « caractère rétrograde », car

« le style Renaissance était imposé par un programme à l’architecte »14

, qui était Théodore

Ballu. Toutefois, malgré son anachronisme, elle est aux yeux de Huysmans « un merveilleux

spécimen de l’époque qui l’a créée »15

, car elle en exhibe le mauvais goût « morbidement

distingué et corrompu »16

; il écrit ainsi en 1879 :

Tout l’art maladivement élégant du second Empire est là. […] Le scepticisme

et la corruption raffinée des temps modernes ont construit la Trinité, cette église-

fumoir, ce prie-Dieu sopha, où l’ylang et le moos-rose se mêlent aux fumées de

l’encens, où le bénitier sent le saxe parfumé qui s’y trempe, cette église d’une

religion de bon goût où l’on a sa loge à certains jours, ce boudoir coquet où les

dames de M. Droz flirtent à genoux et aspirent à des lunchs mystiques, cette

Notre-Dame de Champaka, devant laquelle on descend de sa voiture comme

devant la porte d’un théâtre.17

L’église de la Trinité manifeste donc « le scepticisme et la corruption raffinée des temps

modernes » ; autrement dit, elle est le signe de la décadence et de l’athéisme contemporains.

11

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 236. 12

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 151. 13

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 107. 14

Ibid., p. 105. 15

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 95. 16

Ibid., p. 96. 17

Ibid., p. 95. Gustave Droz (1832-1895), romancier idéaliste à succès sous le Second Empire.

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De la même manière, le Palais du Trocadéro est (je cite) « une parabole », un

« symbolique monument »18

, un « emblème » dont Huysmans veut expliciter « l’acception »

et « le sens »19

. Pour ce faire, il procède d’abord à une anthropomorphisation grotesque du

bâtiment ; il écrit :

Ce palais que d’inconscients architectes dédièrent à la gloire de la Musique, se

dresse sur l’imposante estrade du Trocadéro, comme l’un des plus véridiques

emblèmes du Paris moderne.

Vue de face, cette bâtisse, construite en fer à cheval, présente une gigantesque

rotonde que surmontent deux tours octogones, deux vagues minarets fenestrés, à

clochetons d’or.

À l’examiner d’un peu loin, l’on dirait d’un ventre énorme et de deux maigres

jambes, les pieds en l’air, chaussés de bas à jour et de mules d’or, et le dessin se

18

« L’Emblème », art. cit., p. 375. 19

Ibid., p. 377.

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complète par les deux ailes appuyées à terre, soutenant ainsi que des bras, en un

périlleux équilibre, l’impudente posture de ce corps debout, la tête en bas.20

La description est rendue comique par l’animalisation (avec « les deux ailes »), par le

renversement (avec « les pieds en l’air » et « la tête en bas »), par la disproportion (avec le

« ventre énorme » et les « deux maigres jambes ») et par le risque de la chute (avec le

« périlleux équilibre »). Mais l’interprétation qu’en fait Huysmans est largement

dysphorique ; il y voit en effet les menaces conjointes du lucre et de la luxure que la

bourgeoisie fortunée fait peser sur le peuple miséreux ; il écrit :

Mais, si malsaine, si affaiblie, si cariée qu’elle soit par les excès qui ont bouffi

son ventre d’hydropique et desséché ses membres grêles, cette despotique et ladre

race n’en persiste pas moins à narguer le pauvre, en se campant devant lui dans

une goguenarde et vénale pose, et en tendant, comme une prostituée, ses

inlassables reins aux luxures éparses, derrière elle, dans les rues riches. […]

C’est la concupiscente richesse, les jambes en l’air, sous la garde des sabres qui

protègent, du Champ-de-Mars, ses abominables ruts ; c’est la grande prostituée

bourgeoise qui ouvre ardemment dans le ciel ses deux cuisses, conviant à

d’infatigables fornications, dans l’espoir d’un nouvel enfantement de gain,

l’omnipotent génie du siècle, l’abject Esprit de lucre.21

20

Ibid., p. 374. 21

Ibid., pp. 375-378.

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Le corps anthropomorphe est d’une part sexualisé (avec la mention du « ventre », des

« reins », des « jambes en l’air », des « cuisses » ouvertes) mais d’autre part atteint par la

maladie : sa chair est « malsaine », « affaiblie », « cariée », « bouffi[e] », « hydropique »,

« desséché[e] » et « grêl[e] ». La sexualité est ainsi corrompue par le règne de l’argent. Aussi

le monument allégorise-t-il le capitalisme bourgeois, que Huysmans nomme : « l’omnipotent

génie du siècle ».

Et lors de l’Exposition universelle de 1889, Huysmans fait une lecture similaire du

Dôme central du Palais des Industries et de la Tour Eiffel qui sont, dit-il, « le symbole

artistique d’un temps »22

. Il se livre à une assimilation imaginaire du Dôme central à un

temple, où se célèbrerait un culte blasphématoire, une messe jaune tout aussi profanatoire que

la messe noire ; il écrit :

[L]’on rêve devant cette entrée monumentale, et dans la galerie qu’elle

commande, à une église consacrée au culte de l’or, sanctifiée par un autel que

gravit, aux sons des orgues à vapeur, l’homme le plus riche du monde, le pape

américain Jay Gould, qui célèbre la messe jaune et devant la foule agenouillée,

22

Lettre à Arij Prins, 27 avril 1889, dans Lettres inédites à Arij Prins, Genève, Droz, 1977, lettre n° 78, p. 162.

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aux appels répétés des timbres électriques, élève l’hostie, le chèque, détaché d’un

carnet à souche !23

Et la Tour Eiffel, bâtie au bout du Champ-de-Mars, vient compléter cet édifice religieux ;

Huysmans poursuit :

[L]’on peut conjecturer qu’elle est le clocher de la nouvelle église dans laquelle se

célèbre, ainsi que je l’ai dit plus haut, le service divin de la haute Banque. Elle

serait alors le beffroi, séparé, de même qu’à la cathédrale d’Utrecht, par une vaste

place, du transept et du chœur.

Dans ce cas, sa matière de coffre-fort, sa couleur de daube, sa structure de

tuyau d’usine, sa forme de puits à pétrole, son ossature de grande drague pouvant

extraire les boues aurifères des Bourses, s’expliqueraient. Elle serait la flèche de

Notre-Dame de la Brocante, la flèche privée de cloches, mais armée d’un canon

qui annonce l’ouverture et la fin des offices, qui convie les fidèles aux messes de

la finance, aux vêpres de l’agio, d’un canon, qui sonne, avec ses volées de poudre,

les fêtes liturgiques du Capital !

Elle serait, ainsi que la galerie du dôme monumental qu’elle complète,

l’emblème d’une époque dominée par la passion du gain […].24

Ce que Huysmans dénonce dans la Tour Eiffel, c’est l’usage sacrilège de la techné – de la

technique, mais aussi de l’art – au service du capitalisme moderne, dont l’Exposition

universelle se charge de célébrer les réalisations.

Aussi commence-t-il par lister les images mélioratives qui ont cours dans la presse à

propos de la Tour ; il écrit :

Tous les dithyrambes ont sévi. La Tour n’a point, comme on le craignait,

soutiré la foudre, mais bien les plus redoutables des rengaines : “arc de triomphe

de l’industrie, tour de Babel, Vulcain, cyclope, toile d’araignée du métal, dentelle

du fer”. En une touchante unanimité, sans doute acquise, la presse entière, à plat

ventre, exalte le génie de M. Eiffel.25

Puis, à ces images mélioratives, Huysmans substitue ses propres comparaisons bouffonnes ; il

poursuit :

Et cependant sa tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une

carcasse qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On ne

peut se figurer que ce grillage infundibuliforme soit achevé, que ce suppositoire

solitaire et criblé de trous restera tel.

[…] Que penser d’ailleurs du ferronnier qui fit badigeonner son œuvre avec du

bronze Barbedienne26

, qui la fit comme tremper dans du jus refroidi de viande ? –

C’est en effet la couleur du veau “en Bellevue” des restaurants ; c’est la gelée sous

laquelle apparaît, ainsi qu’au premier étage de la tour, la dégoûtante teinte de la

graisse jaune.

23

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 155. Jason Gould, dit Jay Gould (1836-1892) est un homme d’affaires

américain qui s’enrichit dans l’industrie du chemin de fer. 24

Ibid., pp. 159-160. 25

Ibid., pp. 155-156. 26

Ferdinand Barbedienne (1810-1892), industriel spécialisé dans la reproduction en bronze d’objets d’art.

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[…] De près, de loin, du centre de Paris, du fond de la banlieue, l’effet est

identique. Le vide de cette cage la diminue ; les lattis et les mailles font de ce

trophée du fer une volière horrible.

[…] Et que peut être ce flacon clissé de paille peinte, bouché par son campanile

comme par un bouchon muni d’un stilligoutte […] ?27

Les métaphores dégradantes nient à la Tour le statut d’œuvre d’art, en l’identifiant à des

objets qui ont soit une fonction utilitaire (tuyau, grillage, suppositoire, cage, volière, flacon,

stilligoutte), soit un usage alimentaire (jus refroidi de viande, veau “en Bellevue”, gelée,

graisse) ; la Tour est bien le produit de l’industrie, et en aucun cas celui des beaux-arts.

De même, dans la décoration kitsch du Dôme central du Palais des Industries,

s’affirment la surenchère, le luxe et l’appétit de jouissance propres aux sociétés modernes ;

selon Huysmans :

On dirait d’une moitié de poire, la queue en l’air, d’un scaphandre géant,

émaillé, troué de verrières, lamé d’or, bariolé d’azur et glacé de brun. Et nichés,

partout, autour des galeries, dans des plis d’oriflammes, ce sont des génies nus

brandissant des caducées et des palmes ; ce sont des enfants joufflus, des bottes de

chicorées couleur d’étain, des breloques pour nez de sauvages, encore mêlés à des

armoiries de cités surmontées de couronnes murales à créneaux d’or.

C’est le triomphe de la mosaïque, de la faïence, de la brique émaillée, du fer

peint en chocolat beurré et en bleu ; c’est l’affirmation de la polychromie la plus

ardente ; c’est lourd et criard, emphatique et mesquin ; cela évoque en un art

différent la peinture théâtrale de Makart si chère à Hambourg au faste redondant

des maisons de filles !28

L’excès ornemental, qui s’exprime dans la prose de Huysmans par la prolifération des

énumérations, est la manifestation du principe d’accumulation qui caractérise le capitalisme

moderne – ce qui fait du Dôme central la quintessence de son époque.

Parce qu’ils sont censés être provisoires, les bâtiments édifiés pour l’Exposition

universelle sont, plus intimement encore que les autres, liés à leur époque et manifestent

d’autant plus la quintessence de leur temps. Ils sont la matérialisation du mauvais goût

contemporain : à la fois bourgeois, capitaliste et américanisé. Aussi Huysmans écrit-il :

Il est nécessaire pour juger impartialement l’architecture du Palais de se

répéter, à chaque sursaut, que ces bâtiments tout provisoires ont été érigés pour

satisfaire le goût des cambrousiers de la province et des rastaquouères

hameçonnés dans leur pays par nos annonces.

À ce point de vue, les architectes ont pleinement atteint leur but ; ils ont

fabriqué de l’art transocéanien, de l’art pour les Américains et les Canaques.

27

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., pp. 156-157 28

Ibid., pp. 154-155. Hans Makart (1840-1884), peintre et décorateur autrichien.

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[…] Du coup, il faut bien l’avouer, le mauvais goût des tailleurs de la pierre est

surpassé ; mais il convient de le répéter aussi, ces constructions temporaires

s’ajustent merveilleusement à l’âme des foules qui s’y meuvent.29

Sous la plume de Huysmans, la question de l’architecture se pose donc en termes de signe : le

monument est l’emblème de son temps, il le désigne et en signale la teneur.

Mais l’écrivain est un moderne mis en difficulté par le moderne : il hait son temps,

bien qu’il ne cesse jamais de demander à l’art d’« être de son temps ». Dans le domaine de

l’architecture, il constate la péremption des formes traditionnelles, mais aux monuments issus

de la modernité, comme ceux de l’Exposition universelle de 1889, il reproche d’être (je cite)

« fatalement l’image d’une époque de mercantilisme et de hâte »30

. Comment expliquer cette

contradiction ? C’est là qu’il faut opposer le moderne à l’actuel et au contemporain. Selon

Huysmans, pour être moderne, il ne faut pas se conformer à la laideur contemporaine, mais au

contraire en extraire la beauté. Le critique s’appuie ici sur la définition baudelairienne du

beau ; je cite le « Salon de 1846 » de Baudelaire :

Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque

chose d’éternel et quelque chose de transitoire, – d’absolu et de particulier.31

Ainsi, le beau ne doit pas être recherché, ni dans le passé, ni dans le seul présent. Comme

Baudelaire, Huysmans pense que « la beauté absolue et éternelle n’existe pas »32

, mais aussi

qu’elle ne se réduit pas à l’éphémère et au transitoire. Autrement dit, il faut rechercher ce qui,

dans le présent, manifeste l’éternité : « Il s’agit », écrit Baudelaire, « de dégager de la mode ce

qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire »33

. Et c’est

là qu’échoue, par exemple, l’église de la Trinité, qui (je cite Huysmans) « ne donne que le

coin d’un siècle, […] n’en rend que le côté “pompon et fanfreluche” »34

, c’est-à-dire qu’elle

manifeste le particulier et le transitoire, sans parvenir à en dégager l’absolu et l’éternel.

Puisque, selon Baudelaire, « le transitoire, le fugitif, le contingent [est] la moitié de l’art, dont

l’autre moitié est l’éternel et l’immuable »35

, l’art réellement moderne sera celui qui réunira

les deux moitiés de la beauté.

Et dans le domaine de l’architecture, il faut commencer par renouveler les formes et

les matériaux ; selon Huysmans :

29

Ibid., pp. 153-155. 30

« Le musée des arts décoratifs et l’architecture cuite », Certains (1889), éd. cit., p. 147. 31

Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 493. 32

Ibidem. 33

Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » (1863), dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 694. 34

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 105. 35

Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » (1863), dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 695.

Aude Jeannerod, « L’architecture lue par J.-K. Huysmans : de la parabole au symbole »

Paris, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 16 mai 2013

13

Un fait certain, c’est que la vieille architecture a donné tout ce qu’elle pouvait

donner. Il est donc bien inutile de la surmener, de vouloir approprier des

matériaux et des styles surannés aux besoins modernes.36

L’architecture moderne : le renouveau par le matériau

Au nom d’une équivalence entre les arts, Huysmans pose les fondements d’une

histoire généraliste de l’art moderne ; en 1880, il écrit :

Comme la peinture qui, à la suite de Manet et de Degas, s’affranchit des

désolants préceptes de l’École, comme la littérature qui se jette, conduite par

Émile Zola, dans le grand mouvement naturaliste, l’architecture sort, elle aussi, de

l’ornière et crée avec des matières nouvelles un art naturaliste nouveau.37

L’adjectif « naturaliste » peut surprendre, appliqué à l’architecture, mais le terme est à

prendre ici dans une acception qui s’écarte de la définition zolienne du naturalisme comme

« étude scientifique de la nature ». Sous la plume de Huysmans, il désigne d’abord un

mouvement littéraire qui est jeune, moderne et actuel. Très vite, cette signification est étendue

à l’art pictural, pour désigner les impressionnistes ; ceux-ci sont naturalistes parce qu’ils (je

cite) « apportent une méthode nouvelle, une senteur d’art singulière et vraie, [et] distillent

l’essence de leur temps »38

. De même, l’adjectif « naturaliste » est appliqué à l’architecture

qui repose sur l’emploi du fer et de la fonte, parce qu’elle est, selon Huysmans, « un art

nouveau aussi élevé que l’ancien, un art tout contemporain, approprié aux besoins de notre

temps »39

. Huysmans oppose donc l’innovation naturaliste à la péremption d’un art « ligoté

dans ses tristes rengaines, […] avec les vieux matériaux de la vieille architecture »40

. L’art

naturaliste est donc de son temps, contrairement au romantisme qui regarde vers le passé ;

l’architecte Charles Garnier est ainsi qualifié de « romantique forcené », et l’Opéra de Paris

est désigné comme le « dernier effort du romantisme en architecture »41

.

À l’inverse, les Halles centrales de Victor Baltard sont « une des gloires du Paris

moderne »42

. Huysmans fait en cela une lecture zolienne du renouveau de l’architecture, par le

matériau, conformément à la vision qui est exposée par Claude Lantier dans Le Ventre de

Paris en 1873 ; en effet, face aux Halles et à Saint-Eustache, celui-ci déclare :

36

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 245. 37

« L’Architecture nouvelle », art. cit., pp. 107-108. 38

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 13-14. 39

Ibid., p. 94. 40

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 107. 41

Ibid., p. 104. 42

Ibid., p. 105.

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C’est une curieuse rencontre […] ce bout d’église encadré sous cette avenue de

fonte… Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches… […] Je

m’imagine que le besoin de l’alignement n’a pas seul mis de cette façon une

rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales. Voyez-vous, il y a

là tout un manifeste : c’est l’art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous

voudrez l’appeler, qui a grandi en face de l’art ancien…43

Zola et Huysmans prônent donc un renouveau de l’architecture par l’adoption de nouveaux

matériaux : la pierre est anachronique, sa lourdeur et sa raideur résistant au mouvement et à la

souplesse de la vie contemporaine.

Huysmans oppose ainsi la plasticité des formes artistiques modernes – romanesques,

picturales et architecturales – au caractère figé de la poésie et de la sculpture classiques ; il

écrit :

Nous voyons clairement aujourd’hui l’évolution déterminée en littérature et en

peinture ; nous pouvons également deviner quelle sera la conception architecturale

moderne. […] il ne reste donc, en fait d’art, que la poésie et que la sculpture qui

soient demeurées stationnaires.44

Huysmans attribue l’impasse dans laquelle se trouve la sculpture au choix de ses matériaux.

Selon lui, l’utilisation de matières minérales – et particulièrement du marbre, forme dure,

43

Émile Zola, Le Ventre de Paris (1873), dans Les Rougon-Macquart, éd. Armand Lanoux et Henri Mitterand,

Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, t. I, p. 799. 44

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 94-96.

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blanche et lisse – est incompatible avec la conception moderne de la chair, souple, granuleuse

et colorée ; il écrit :

[C]ette matière monochrome et glacée [est] incapable de rendre […] les mollesses

du corps raffermies par les buscs, le gingembre des traits avivés par un rien de

fard, le ton mutin que prennent des physionomies de Parisiennes.45

C’est également ce qu’écrivait Baudelaire dans Les Fleurs du Mal en 1857 : dans le sonnet

« La Beauté », la sculpture se présente comme « un rêve de pierre, […] / Éternel et muet ainsi

que la matière ». Elle se caractérise par sa froideur, sa blancheur et son immobilité : « J’unis

un cœur de neige à la blancheur des cygnes ; / Je hais le mouvement qui déplace les lignes ».

Et Baudelaire associe explicitement cet hiératisme figé à celui de l’architecture minérale :

« mes grandes attitudes, / Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments »46

. Ainsi, la

sculpture pétrifie la chair – selon Huysmans, « c’est l’ankylose la plus effroyable qu’on puisse

voir »47

– et du même coup, elle rend impossibles son propre mouvement, sa propre évolution,

sa propre survie. Il écrit :

[L]a sculpture ira, s’ankylosant, d’année en année, davantage et finira par tomber,

à jamais paralysée et radoteuse.48

La pierre, cantonnée aux « froides blancheurs inanimées »49

, est un matériau mort et

mortifère, qui asphyxie le vivant et qui n’a plus d’avenir. De même, en architecture, elle

freine l’innovation par sa pesanteur – par sa pesanteur réelle, mais aussi par le poids de la

tradition ; selon Huysmans :

Un autre fait certain, c’est que la pierre, considérée jusqu’alors comme matière

fondamentale des édifices, est fourbue, vidée par ses redites ; elle ne peut plus se

prêter à d’introuvables innovations qui ne seraient du reste que des emprunts

mieux travestis ou plus adroitement raccordés des anciennes formes.50

Et pour sortir de cette impasse, le critique propose deux solutions – l’une fantaisiste, l’autre

sérieuse.

La première proposition est de continuer l’œuvre entreprise par la Commune en 1871,

en prenant comme modèle le Palais d’Orsay, dont l’incendie a (je cite) « désagrégé ce

fastidieux amas de pierres »51

; en 1886, Huysmans écrit :

45

« L’Exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 250-251. 46

Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du mal (1857), dans Œuvres complètes, éd. cit., t. I, p. 21. 47

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 97. 48

« L’Exposition des indépendants en 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 253. 49

Ibid., p. 248. 50

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 152. 51

« Le musée des arts décoratifs et l’architecture cuite », Certains (1889), éd. cit., p. 145.

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La carcasse de cette bâtisse est subitement devenue auguste ; ses colonnes si

patraques et si lourdes se sont allégées et elles filent presque altières dans le ciel.

Par les cadres déserts des fenêtres et des portes, par les fentes du gros œuvre, par

les trous des murs de refend, le soleil entre, éclaire les blessures fermées des

flammes, caresse le bloc charbonneux des poutres, glisse sur le jais des moellons

calcinés, orange la rouille des fers, rosit les briques, blondit les plâtres, dore du

haut en bas l’immense cage où des milliers de corbeaux tournoient.

Au lieu d’une caserne affreuse, l’on a un palais écroulé de Rome, une fantaisie

babélique, une eau-forte de Piranèse avec ses voûtes inachevées, ses arches

perdues, ses galeries courant en l’air, s’interrompant, sautant par dessus le vide,

ses masses colossales d’arceaux s’entrecroisant, les uns dans les autres, se barrant

la route, se dégageant, se rejoignant encore par des baies taillées en pleins nuages,

toute une architecture de rêve, tout un cauchemar de colonnes abruptes, taillées à

coup de hache, dans la congestion d’un sommeil fou !52

Le feu a coloré la blancheur de la pierre : il l’a « orangée », « rosie », « blondie », « dorée ». Il

l’a également allégée de sa pesanteur et délivrée de son immobilité, comme le montre

l’accumulation des participes présents (« courant […], s’interrompant, sautant […],

s’entrecroisant, […] se barrant […], se dégageant, se rejoignant »). Autrement dit, il en a

extrait la beauté. Au nom d’une poétique des ruines, le critique réclame donc qu’on mette le

feu à tous les monuments de Paris, car (je cite) « le Feu est l’essentiel artiste de notre temps et

52

Ibid., pp. 145-146.

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[…] si pitoyable quand elle est crue, l’architecture du siècle devient imposante, presque

superbe, lorsqu’elle est cuite »53

. Aussi la démolition est-elle présentée comme une œuvre

baudelairienne et salutaire, et Huysmans prône la destruction de tous les monuments anciens ;

il écrit :

[N]e pourrait-on présenter comme un exemple à suivre la beauté acquise par le

palais de la Cour des Comptes, depuis qu’une chance esthétique voulut qu’on le

détruisît et qu’on le délaissât ?

Au lieu de donner à bâtir à des architectes des monuments qu’ils composent de

bric et de broc, prenant ici un morceau de l’antiquité, là un bout de moyen âge et

raccordant le tout, tant bien que mal, ne vaudrait-il pas mieux qu’un adroit

chimiste se substituât aux professeurs de l’École et leur apprît le moyen

d’imprimer au Tribunal de Commerce, par exemple, une étampe réelle d’art, en

l’incendiant ?

Pour embellir cet affreux Paris que nous devons à la misérable munificence des

maçons modernes, ne pourrait-on – toutes précautions prises pour la sûreté des

personnes – semer çà et là quelques ruines, brûler la Bourse, la Madeleine, le

Ministère de la Guerre, l’église Saint-Xavier, l’Opéra et l’Odéon, tout le dessus du

panier d’un art infâme !54

Au-delà d’une volonté de renouveau architectural, il y a bien entendu une provocation

politique derrière cet accès de pyromanie ; comme l’écrit Jean-Marie Seillan dans Huysmans :

politique et religion :

Sous couvert de considérations esthétiques d’une ironie noire à la Villiers de

l’Isle-Adam, ce sont bien, la liste ne trompe pas, les monuments emblématiques

des pouvoirs économique, judiciaire, religieux et culturel de l’État […] qu’il est

question d’incendier en poursuivant l’œuvre – artistique – des communards.55

Dès sa publication, cette « Fantaisie sur l’architecture cuite » a d’ailleurs fait l’objet d’une

lecture politique, puisqu’elle a été republiée dans le supplément littéraire de l’hebdomadaire

anarchiste, La Révolte56

.

La seconde proposition, plus sérieuse, est de remplacer la pierre par le fer, afin de

créer (je cite) « un art qui, transformé de fond en comble, supprime presque la pierre, le bois,

les matériaux bruts fournis par la terre pour emprunter aux usines et aux forges la puissance et

la légèreté de leurs fontes »57

. Huysmans s’appuie ici sur les travaux de l’architecte Louis-

Auguste Boileau (1812-1896), qui était son voisin de palier au 11 rue de Sèvres, à Paris.

Boileau a conçu en 1854 les plans de l’église Saint-Eugène, premier édifice religieux dont la

53

Ibid., p. 148. 54

Ibidem. 55

Jean-Marie Seillan, Huysmans : politique et religion, Paris, Éditions Classiques Garnier, « Études romantiques

et dix-neuviémistes », n° 4, 2009, pp. 35-36. 56

« L’Architecture cuite », La Révolte, n. s., n° 33, 18-24 mai 1888, « Supplément littéraire », p. 50. 57

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 94-95.

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structure porteuse a été réalisée en grande partie en métal. Et dans un volume publié en 1871,

Le Fer, principal élément constructif de la nouvelle architecture, il a exposé des idées qui

rejoignent la conception huysmansienne de la modernité architecturale ; il écrit ainsi dans Le

Fer :

[C]omme les beaux modèles de tous les temps ne doivent leur perfection qu’à la

faculté qu’ont eue leurs auteurs de s’identifier au plus haut point avec le génie de

leur époque, les exigences de nos idées, de nos besoins et de nos mœurs n’étant

plus les mêmes, il ne pouvait résulter de l’imitation de leurs œuvres, faite par des

artistes placés dans un milieu tout différent, que des copies plus ou moins bien

réussies, mais supportant difficilement la comparaison avec les originaux.58

À partir de la lecture de cet ouvrage, Huysmans élabore une réflexion sur l’architecture

moderne. Selon lui, les révolutions industrielles ont imposé des besoins nouveaux en termes

d’architecture ; le développement du chemin de fer a ainsi rendu nécessaire la construction de

nombreuses gares. Fonctionnaliste avant la lettre, Huysmans estime que c’est l’usage du

bâtiment – gare, halle, hippodrome – qui doit déterminer sa forme. Or il pense que

l’architecture ferronnière épouse parfaitement les besoins modernes, en (je cite) « enveloppant

de son large cadre la grandeur superbe des machines ou abritant de ses vaisseaux énormes et

58

Louis-Auguste Boileau, Le Fer, principal élément constructif de la nouvelle architecture, Paris, chez l’auteur,

11 rue de Sèvres, 1871, p. 22.

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pourtant aériens et légers comme des tulles, la houle prodigieuse des acheteurs ou la multitude

extasiée des cirques »59

.

Le critique célèbre ainsi la réussite de plusieurs édifices métalliques, comme par

exemple le Marché aux bestiaux de la Villette, qui a été conçu en 1865-1867 par Jules de

Mérindol, assisté de Louis-Adolphe Janvier ; Huysmans écrit :

Ici, le métal atteint des proportions grandioses. D’énormes routes filent, rompues

par de sveltes colonnes qui jaillissent du sol, supportant de légers plafonds,

inondés de lumière et d’air. C’est l’énorme préau dans les flancs duquel

s’engouffrent des milliers de bêtes, la vaste plaine dont le ciel couvert plane sur

une activité fébrile de commerce, sur un incessant va-et-vient de bestiaux et

d’hommes, c’est une série d’immenses pavillons dont la sombre couleur, l’aspect

élancé et pourtant trapu, convient aux infatigables et sanglantes industries qui s’y

exercent.60

Il existe donc une convenance entre l’usage du bâtiment et son aspect, qui rappelle la

campagne dont proviennent les troupeaux : Huysmans compose en effet un véritable paysage

campagnard en distribuant, sur le fond d’une « vaste plaine » et d’un « ciel couvert », des

« routes », les « flancs » des « bêtes », et des « colonnes qui jaillissent du sol » telles des

arbres. Les verbes de mouvement (« atteint », « filent », « jaillissent », « s’engouffrent »)

59

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 96. 60

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 240.

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animent l’architecture, qui s’adapte ainsi à l’« activité fébrile » et à l’« incessant va-et-vient »

de la vie moderne.

De même, à propos du Carreau du Temple, qui a été réalisé en 1863-1865 par Ernest

Legrand et Jules de Mérindol, Huysmans écrit :

[V]oilà le marché du Temple qui s’élève sur ses jets de fonte ; un marché plus

petit, plus coquet, plus chiffonné. Ici les allées s’amenuisent, les arcs s’élancent,

moins hauts, la couleur devient moins sombre ; la coulée de vie qui le sillonne est

moins lourde qu’à la Villette, moins brutale, plus tatillonne et plus caquetante.

C’est un joyeux édifice, composé de six petits pavillons dont deux, réunis par une

arcade, forment la façade flanquée de tourelles carrées et surmontées de

clochetons ; c’est une série de ruelles parant, avec leur ménagement de jour, la

misère des défroques. Il y a presque un rire de volière dans ce leste bâtiment où le

fer semble se gracieuser, pour s’assortir au pimpant tapage de couleur des rubans

et des bijoux amoncelés, dans des boutiques, sous ses voûtes.61

Le marché aux vêtements prend l’allure de ses marchandises en étant à la fois « coquet » et

« chiffonné » ; de plus, ses teintes « s’assorti[ssent] au pimpant tapage de couleur » des

marchandises ; et sa forme de « volière » s’adapte à la foule « caquetante » des acheteuses. On

retrouve cette congruence entre la forme et la destination du bâtiment.

61

Ibid., p. 241.

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Ces nouvelles formes architecturales ne sont rendues possibles que par les potentialités

offertes par le fer et la fonte. Huysmans passe rapidement sur les informations techniques que

lui a fournies la lecture de l’ouvrage de Boileau – notamment le fait que « la fonte […] offre

une résistance à l’écrasement soixante fois supérieure à celle de la pierre »62

– mais il

s’attarde davantage sur les possibilités ornementales permises par le métal, loin des (je cite)

« combinaisons à jamais appauvries de la pierre »63

. Huysmans admire ainsi l’œuvre d’Henri

Labrouste, architecte des salles de lecture de la Bibliothèque Sainte-Geneviève d’une part et

surtout celles de la Bibliothèque Nationale d’autre part ; il écrit :

[L]a salle métallique de lecture, contenue dans les bâtiments de pierre de la

Bibliothèque nationale, est une merveille d’agilité et de grâce ; c’est une vaste

salle surmontée de coupoles sphériques, percée de larges baies; une salle posée

comme sur des pédoncules effilés de fonte, une salle d’une incomparable

distinction, rejetant l’uniforme gris-bleu dont est presque toujours affublé le

métal, admettant sur les cintres soutenant ses lanternons les blancs et les ors,

acceptant le concours décoratif des majoliques.64

62

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 107. 63

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 107. 64

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., pp. 242-243.

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Au-delà de sa légèreté, opposée à la lourdeur de la pierre, la réussite de cette construction

tient à sa « distinction » ornementale ; Huysmans porte en effet au crédit de Labrouste,

intronisé « artiste »65

, l’originalité qui distingue le talent. Il écrit :

La ferronnerie artistique s’est affirmée dans des parties de son œuvre et avec une

forme originale, impossible à trouver avec d’autres éléments de construction.66

Contrairement à l’architecture de la pierre qui empruntait anachroniquement ses formes au

passé, l’architecture ferronnière est donc résolument neuve et moderne ; Huysmans écrit :

Dans tous ces monuments dont je viens de passer la revue, nul emprunt aux

formules grecque, gothique ou renaissance ; c’est une forme originale, neuve,

inaccessible à la pierre, possible seulement avec les éléments métallurgiques de

nos usines.67

Ainsi, si les combinaisons propres à la pierre ont connu leur plus parfaite réalisation au moyen

âge, c’est l’époque moderne qui verra l’accomplissement de l’architecture du fer ; selon le

critique :

La suprême beauté des âges pieux a créé l’art magnifique, presque surhumain,

du Gothique ; l’époque de la ribaudaille utilitaire que nous traversons n’a plus rien

à réclamer de la pierre qui stratifia en quelque sorte des élans et des prières, mais

elle peut s’incarner en des monuments qui symbolisent son activité et sa tristesse,

son astuce et son lucre, en des œuvres moroses et dures, en tout cas, neuves.

Et la matière est ici toute désignée, c’est le fer.68

Comme l’écrit Baudelaire, « puisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté,

nous avons inévitablement la nôtre »69

; aussi les architectes modernes doivent-ils s’efforcer

d’extraire la beauté de « l’époque de ribaudaille utilitaire que nous traversons ». C’est ainsi

que, selon Huysmans, les chefs-d’œuvre de l’architecture ferronnière seront les équivalents

modernes des cathédrales médiévales.

Réalisé en 1877, l’Hippodrome de l’Alma est ainsi, selon Huysmans, « une œuvre

admirable, possible seulement avec de puissants métaux, une œuvre qui est peut-être la plus

belle qu’ait produite l’École contemporaine »70

; cette beauté, à la fois éphémère et éternelle,

est ce qui autorise sa comparaison avec un édifice religieux. Huysmans écrit :

[L]à, dans une prodigieuse altitude de cathédrale, des colonnes de fonte fusent

avec une hardiesse sans pareille. L’élancé de minces piliers de pierre si admirés

dans certaines des vieilles basiliques semble timide et mastoc près du jet de ces

65

Ibid., p. 238. 66

Ibidem. 67

Ibid., p. 243. 68

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 152. 69

Charles Baudelaire, « Salon de 1846 », dans Œuvres complètes, éd. cit., t. II, p. 493. 70

« L’Architecture nouvelle », art. cit., p. 106.

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légères tiges qui se dressent jusqu’aux arcs gigantesques de ce plafond tournant,

reliés par d’extraordinaires lacis de fer, partant de tous les côtés, barrant, croisant,

enchevêtrant leurs formidables poutres, inspirant un peu de ce sentiment

d’admiration et de crainte que l’on ressent devant certaines machines à vapeur

énormes.71

D’une part, l’accumulation des participes présents (« tournant, […] partant […], barrant,

croisant, enchevêtrant ») signale le mouvement perpétuel, le caractère transitoire et fugitif de

la beauté du bâtiment. D’autre part, « cathédrale » qui surpasse les « vieilles basiliques »,

l’Hippodrome inspire un sentiment intemporel et quasiment religieux « d’admiration et de

crainte ». Ce sentiment saisit également Huysmans devant « certaines machines à vapeur

énormes », dit-il, et notamment devant celles de la Galerie des Machines, édifiée pour

l’Exposition universelle de 1889. Il écrit :

[T]out à coup la partie grandiose de l’Exposition se lève. On entre dans la galerie

des machines, et les yeux harassés se rassérènent dans cette prodigieuse salle où la

gloire de la fonte éclate ! Imaginez une galerie colossale, large comme on n’en vit

jamais, plus haute que la plus élevée des nefs, une galerie s’élançant sur un jet

d’arceaux boulonnés de fer, décrivant comme une sorte de plein cintre brisé,

comme une sorte d’immense ogive qui rejoint dans les nuages ses vertigineuses

pointes – et, là dedans, sous le ciel infini des vitres, la vie terrifiante des machines,

71

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 242.

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qu’à cette heure de formidables grues soulèvent dans les pénibles hiements72

des

poulies fortes !

Le mot gigantesque vous assiège, vous obsède, devant l’exubérante grandeur

de ce vaisseau si léger et si clair, malgré l’énormité de ses portants et de ses arcs.

L’on sort, stupéfié et ravi […].73

L’édifice se caractérise par sa démesure, comme le montrent les adjectifs : « grandiose »,

« prodigieuse », « colossale », « immense », « vertigineuses », « infini », « terrifiante »,

« formidables », « gigantesque », « exubérante ». Mais son caractère inouï n’empêche pas le

bâtiment d’emprunter son vocabulaire architectural à la cathédrale gothique : il est doté de

« la plus élevée des nefs », d’« arceaux boulonnés de fer », d’« une sorte de plein cintre

brisé », d’« une sorte d’immense ogive », et il bénéficie de la comparaison traditionnelle à un

« vaisseau ». Toutefois, le monument n’imite pas le gothique, mais le transpose dans un

matériau moderne afin de surpasser son modèle ; Huysmans écrit :

La forme de cette salle est empruntée à l’art gothique, mais elle est éclatée,

agrandie, folle, impossible à réaliser avec la pierre, originale avec les pieds en

calice de ses grands arcs.74

72

Hiement : Bruit que fait une machine à élever des fardeaux (Littré). 73

« Promenades à l’Exposition : Les derniers travaux », art. cit., pp. 18-19. 74

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 161.

Aude Jeannerod, « L’architecture lue par J.-K. Huysmans : de la parabole au symbole »

Paris, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 16 mai 2013

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Le gigantisme de la construction, « éclatée, agrandie, folle, impossible », offre à la vue une

démesure qui excède les proportions du beau, et provoque de nouveau admiration et crainte

chez le spectateur, « stupéfié et ravi ». Ainsi, dans l’Hippodrome de l’Alma comme dans la

Galerie des Machines, Huysmans, à la fois étonné et emporté, fait l’expérience du sublime, tel

qu’il a été défini par Edmund Burke ; je cite celui-ci :

[L]’étonnement [est] un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont

suspendus par quelque degré d’horreur. L’esprit est alors si complètement rempli

de son objet, qu’il ne peut en concevoir d’autre ni par conséquent raisonner sur

celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime qui, loin de résulter de

nos raisonnements, les anticipe et nous entraîne avec une force irrésistible.75

L’architecture du fer, cet « art que la terrible vie des grandes cités a fait éclore »76

, parvient

donc à « tirer l’éternel du transitoire » et atteint ainsi à une forme de sublime moderne.

Conclusion : La cathédrale, un symbole

Cependant, ce qui manque à l’Hippodrome de l’Alma comme à la Galerie des

machines, c’est une cohérence architecturale entre intérieur et extérieur ; selon Huysmans :

Si l’extérieur de ce cirque était [d’]une originalité, d’une valeur artistique,

égales à celles de l’intérieur, l’Hippodrome serait certainement le chef-d’œuvre de

la nouvelle architecture.77

Et à propos de la Galerie des machines, il écrit :

Le palais des machines est grandiose, en tant que nef, qu’intérieur d’un édifice,

mais il est nul, en tant qu’extérieur, en tant que façade, vue du dehors.78

Et c’est ainsi, dans un ultime retournement qui coïncide avec la conversion de Huysmans au

catholicisme, qui a lieu dans les années 1890, que l’architecture religieuse médiévale reprend

ses droits.

Si l’ornement extérieur de la cathédrale de Chartres la rend supérieure à toute autre

réalisation architecturale, ce n’est pas pour des raisons esthétiques, mais symboliques. En

effet, c’est grâce à sa façade que, selon Huysmans, « la cathédrale est lisible »79

. Ainsi, dans

le roman intitulé La Cathédrale et publié en 1898, le personnage de Durtal, double de

Huysmans, s’efforce de la déchiffrer ; je cite :

75

Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757),

trad. fr. Baldine Saint Girons, Paris, Vrin, « Textes philosophiques », 1998, II, 2, pp. 101-102. 76

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 95. 77

« Le Salon officiel de 1881 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 242. 78

« Le Fer », Certains (1889), éd. cit., p. 162. 79

La Cathédrale (1898), éd. cit., t. XIV*, p. 312.

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Paris, École Nationale Supérieure d’Architecture Paris-Val de Seine, 16 mai 2013

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[I]l voulut se ruer à nouveau sur la cathédrale et il tenta, maintenant qu’il était

moins obsédé par des songeries, de la lire.80

Huysmans file la métaphore dans tout le roman : l’édifice devient un véritable livre, il est « un

immense dictionnaire »81

composé de « feuillets de pierre »82

et de chapitres. Selon Durtal :

« Ce portail Royal […] est également le premier chapitre du livre »83

. Le bâtiment est donc

doté d’un sens de lecture ; Huysmans écrit :

En partant du clocher neuf et en longeant la façade jusqu’au clocher vieux, l’on

feuillette l’histoire de Notre Seigneur narrée par près de deux cents statues.84

Dans l’édifice, tout fait signe ; selon le romancier : « Toutes ses figures sont des mots ; tous

ses groupes sont des phrases ; la difficulté est de les lire »85

. Si le sens de certains vocables

demeure parfois obscur, Durtal comprend cependant le sens global du livre : Notre-Dame de

Chartres célèbre la gloire de la Vierge Marie. Je cite :

[C]’est l’idée maîtresse du poème, disposée ainsi qu’un refrain après chacune des

strophes de pierre, l’idée que la cathédrale appartient à notre Mère ; l’église reste

fidèle à son vocable, féale à sa dédicace.86

80

Ibid., p. 308. 81

Ibid., p. 313. 82

Ibid., p. 313. 83

Ibid., p. 315. 84

Ibid., p. 317. 85

Ibid., p. 156. 86

Ibid., p. 312.

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À l’architecture moderne, qui est l’emblème de son époque, Huysmans oppose ainsi ce qu’il

nomme l’« architecture scripturale » dans laquelle, écrit-il :

[T]oute partie d’église, tout objet matériel servant au culte est la traduction d’une

vérité théologique […], tout est souvenir, tout est écho et reflet et tout se tient.87

Dans un article publié en 1905, et intitulé « La Symbolique de Notre-Dame de Paris », il

développe cette définition en écrivant :

La symbolique, qui est la science d’employer une figure ou une image comme

signe d’une autre chose, a été la grande idée du moyen âge, et, sans elle, rien de

ces époques lointaines ne s’explique. Sachant très bien qu’ici-bas tout est figure,

que les êtres et que les objets visibles sont, suivant l’expression de Saint Denys

l’Aréopagite, les images lumineuses des invisibles, l’art du moyen âge s’assigna le

but d’exprimer des sentiments et des pensées avec les formes matérielles, variées,

de la vitre et de la pierre et il créa un alphabet à son usage. Une statue, une

peinture, purent être un mot et des groupes, des alinéas et des phrases ; la

difficulté est de les lire, mais le grimoire se déchiffre.88

L’architecture médiévale apparaît donc comme un art total, qui combine la sculpture et la

peinture ; et par sa comparaison à un langage et à une écriture qui sont le reflet des Écritures,

Huysmans dit le pouvoir de l’édifice religieux à être un signifiant, visible, qui renvoie à un

signifié, invisible. Les arts de l’espace sont dotés des mêmes qualités sémiotiques que les arts

du temps. Ce que Huysmans reproche donc aux bâtiments de son époque, c’est d’être

dépourvu de signification, de désigner leur époque sans signifier une vérité supérieure. Le

converti en quête de sens s’indigne devant ce qu’il nomme le « positivisme architectural »89

de ses contemporains ; selon lui :

[T]ous les architectes, tous les archéologues, depuis Viollet-le-Duc jusqu’à

Quicherat, n’ont vu dans la basilique ogivale qu’un corps de pierre dont ils ont

expliqué contradictoirement les origines et décrit plus ou moins ingénieusement

les organes. Ils ont surtout noté le travail apparent des âges, les changements

apportés d’un siècle à un autre ; ils ont été à la fois physiologistes et historiens,

mais ils ont abouti à ce que l’on pourrait nommer le matérialisme des monuments.

Ils n’ont vu que la coque et l’écorce ; ils se sont obnubilés devant le corps et ils

ont oublié l’âme.90

Car selon Huysmans, l’architecte doit doter le bâtiment qu’il édifie non seulement d’un corps

– de pierre hier, de fer aujourd’hui – mais également d’une âme, qui fait défaut à l’époque

contemporaine. Ce critère esthétique de l’âme renvoie moins à la foi qu’au sens. En effet,

comme l’écrit Pierre Glaudes, dans son article « Symbolisme et “jeu de langage esthétique”

87

Ibid., p. 213. 88

« La Symbolique de Notre-Dame de Paris », Trois Églises et trois Primitifs (1908), éd. cit., p. 170. 89

Ibid., p. 192. 90

Ibid., p. 170.

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dans La Cathédrale », les plus grandes œuvres « sont précisément [celles] où s’épanouit aussi

l’imagination symbolique », conçue comme « un principe analogique, ouvrant sur l’infini, qui

assure, en une épiphanie, un saut qualitatif du visible à l’Invisible »91

. Et l’âme d’une œuvre

est précisément cette capacité à signifier ; Pierre Glaudes poursuit :

C’est à travers [ce principe analogique] que se manifeste l’“âme” d’une œuvre, ce

je ne sais quoi qui la libère de sa disgrâce mondaine et lui permet soudain – dût-

elle laisser toujours quelque chose à deviner – de se métamorphoser hic et nunc en

témoin du principe transcendant par lequel l’univers est gouverné.92

Mais dans le monde moderne, cette transcendance du signe a disparu ; selon Huysmans : « La

cathédrale érigée par les croyants est morte. Notre-Dame n’a plus de raison d’être »93

; et à sa

place s’élève l’église de la Trinité.

Aussi le drame de la modernité est-il la rupture du symbole, le hiatus qui sépare le

signifiant du signifié, cet écart que creuse toujours plus le passage du temps. À Chartres, écrit

Huysmans :

[L]e texte de pierre qu’il s’agissait de comprendre était sinon difficile à déchiffrer,

au moins embarrassant par des passages interpolés, par des répétitions, par des

phrases disparues ou tronquées.94

91 Pierre Glaudes, « Symbolisme et “jeu de langage esthétique” dans La Cathédrale », dans J.-K. Huysmans, la

modernité d’un anti-moderne, op. cit., p. 294. 92

Ibid., pp. 294-295 93

« Le Salon de 1879 », L’Art moderne (1883), éd. cit., p. 95. 94

La Cathédrale (1898), éd. cit., t. XIV*, p. 308.

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De même, à Notre-Dame de Paris, le signifié a disparu au profit du seul signifiant ; je cite :

Malheureusement, si les vocables proférés par ces sculptures restent à peu près

clairs, le sens des phrases qu’ils doivent figurer dans l’extraordinaire page écrite

autour de Notre-Dame, demeure à jamais perdu.

[…] en associant les symboles que chacun d’eux représente et en en ordonnant

l’ensemble, l’on pourrait évidemment retrouver, pour quelques monstres, les

acceptions qu’ils précisent, mais nous n’en demeurerions pas moins inaptes à

relier la chaîne de ces vocables et à déchiffrer l’inexplicable texte.

Notre-Dame est maintenant un hiéroglyphe où les iconographes chrétiens

épellent des mots isolés et tristes, où les alchimistes recherchent vainement la

recette de la pierre philosophale dans une image sculptée le long d’une porte.95

Et de ce vide du sens part le projet d’écriture huysmansien : puisque le visible a perdu sa

lisibilité, l’écrivain cherche à la restaurer par la littérature. Selon Gaël Prigent dans Huysmans

et la Bible, l’auteur veut, dans le roman intitulé La Cathédrale, « déchiffrer le monument

chartrain » et « en redonner le sens oublié et perdu »96

afin de le « rendre à la littérarité »97

.

Mais plus largement, je pense que pour Huysmans, toute œuvre d’art est symbole,

signifiant demandant à être réuni à son signifié, visible demandant à être rendu lisible, corps à

la recherche d’une âme. Ainsi, au-delà de la question de l’architecture que j’ai traitée

aujourd’hui, je pense que ce sont tous les écrits sur l’art de Huysmans qui demandent à être

examinés sous cet aspect : comment le texte huysmansien entend donner la parole à l’œuvre

d’art muette, afin de combler la fondamentale incomplétude du réel.

95

« Le Monstre », Certains (1889), éd. cit., pp. 127-129. 96

Gaël Prigent, Huysmans et la Bible. Intertexte et iconographie scripturaires dans l’œuvre, Paris, Champion,

« Romantisme et modernités », n° 112, 2008, p. 184. 97

Ibid., p. 209.