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1 Aude Jeannerod Université Jean Moulin Lyon 3 L’idéalisme esthétique dans la critique d’art de Charles Baudelaire Les Doctoriales de la SERD 15 décembre 2012 Dans sa critique d’art, Baudelaire présente l’idéal et la nature comme deux pôles opposés qui aimantent la création artistique : d’une part, la nature est le matériau premier de toute œuvre d’art, et d’autre part, l’idéal est ce vers quoi tend l’artiste lorsqu’il crée. De prime abord, le critique semble renvoyer dos à dos idéalisme et naturalisme esthétiques : selon lui, les naturalistes qui copient aveuglément la nature ne sont pas des artistes, car ils ne créent pas, tandis que les idéalistes peignent des choses improbables, en dehors de toute vraisemblance. Le véritable artiste sera donc celui qui parviendra à combiner nature et idéal, et Baudelaire, notamment dans le « Salon de 1846 », prend l’exemple du portrait pour défendre cette idée. La création artistique est donc prise dans un mouvement, une tension qui prend la nature pour socle et l’idéal pour horizon. Mais l’idéal baudelairien ne doit pas être entendu au sens d’un Beau universel ; l’idéal est au contraire propre à chacun, il est le génie particulier à chaque artiste. C’est en cela qu’on peut parler d’un idéalisme esthétique chez Baudelaire : seul l’artiste de grand talent, le génie comme Delacroix, peut s’affranchir de la nature afin de créer une œuvre idéale. I. Idéalisme et naturalisme esthétiques 1) Nature et idéal Commençons par cette citation, bien connue, de la troisième section du « Salon de 1859 » : Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec

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Aude Jeannerod

Université Jean Moulin Lyon 3

L’idéalisme esthétique dans la critique d’art de Charles Baudelaire

Les Doctoriales de la SERD – 15 décembre 2012

Dans sa critique d’art, Baudelaire présente l’idéal et la nature comme deux pôles

opposés qui aimantent la création artistique : d’une part, la nature est le matériau premier

de toute œuvre d’art, et d’autre part, l’idéal est ce vers quoi tend l’artiste lorsqu’il crée.

De prime abord, le critique semble renvoyer dos à dos idéalisme et naturalisme

esthétiques : selon lui, les naturalistes qui copient aveuglément la nature ne sont pas des

artistes, car ils ne créent pas, tandis que les idéalistes peignent des choses improbables, en

dehors de toute vraisemblance. Le véritable artiste sera donc celui qui parviendra à

combiner nature et idéal, et Baudelaire, notamment dans le « Salon de 1846 », prend

l’exemple du portrait pour défendre cette idée. La création artistique est donc prise dans un

mouvement, une tension qui prend la nature pour socle et l’idéal pour horizon.

Mais l’idéal baudelairien ne doit pas être entendu au sens d’un Beau universel ; l’idéal

est au contraire propre à chacun, il est le génie particulier à chaque artiste. C’est en cela

qu’on peut parler d’un idéalisme esthétique chez Baudelaire : seul l’artiste de grand talent,

le génie comme Delacroix, peut s’affranchir de la nature afin de créer une œuvre idéale.

I. Idéalisme et naturalisme esthétiques

1) Nature et idéal

Commençons par cette citation, bien connue, de la troisième section du « Salon de 1859 » :

Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec

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l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations. (S59, « III. La reine des facultés »)1

Si l’imagination est, selon Baudelaire, la « reine des facultés », elle ne peut se priver de

l’observation de la nature. L’on connaît également la célèbre phrase tirée du « Salon de

1846 » : « la nature est un vaste dictionnaire » (S46, « IV. Eugène Delacroix »).

Mais à l’inverse, le critique refuse l’art qui serait une pure reproduction de la nature,

une pure mimésis. Sinon, cela revient à la photographie, telle qu’elle est décrite et décriée

dans « Le public moderne et la photographie » :

En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature […]. Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. (S59, « II. Le public moderne et la photographie »)

La photographie est donc pour Baudelaire l’antithèse de l’art, parce qu’elle n’est que la

reproduction exacte de la nature. L’art, au contraire, doit se distinguer de l’industrie par la

présence d’un idéal. L’idéal, c’est ce qui guide l’artiste vers le Beau, ce qui l’oriente – et

Baudelaire emploie les images de l’étoile et de la boussole :

[L]’art, pour être profond, veut une idéalisation perpétuelle qui ne s’obtient qu’en vertu du sacrifice, – sacrifice involontaire.

Quelque habile que soit un éclectique, c’est un homme faible ; car c’est un homme sans amour. Il n’a donc pas d’idéal, il n’a pas de parti pris ; – ni étoile ni boussole. (S46, « XII. De l’éclectisme et du doute »)

L’artiste sans idéal court donc le risque d’être un éclectique qui s’égare et s’écarte du Beau,

et le véritable artiste sera celui qui conjuguera nature et idéal.

Baudelaire en donne pour exemples les dessinateurs Achille Devéria et Constantin

Guys ; il écrit à propos du premier :

Toutes ses femmes coquettes et doucement sensuelles étaient les idéalisations de celles que l’on avait vues et désirées le soir dans les concerts, aux Bouffes, à l’Opéra ou dans les grands salons. (S45, « II. Tableaux d’histoire »)

1 Abréviations utilisées : S45 pour « Salon de 1845 », MBBN pour « Le Musée classique du Bazar Bonne-

Nouvelle » (1846), S46 pour « Salon de 1846 », S59 pour « Salon de 1859 », PVM pour « Le Peintre de la vie moderne » (1863).

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L’art de Devéria combine l’observation de la nature (les femmes « vues ») et l’« idéalisation »

de celles-ci. Baudelaire écrit également au sujet de Constantin Guys :

Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité ! (PVM, « III. L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant »)

On retrouve ici l’observation (avec les mots « naturelles et plus que naturelles », « nature »,

« matériaux », « mémoire », « perception ») et l’imagination (avec les termes « belles et plus

que belles », « âme », « fantasmagorie », « idéalisation »).

De même, la peinture de paysage, avec Théodore Rousseau, est prise dans cette

tension, dans ce mouvement qui va de la nature vers l’idéal :

Il y mêle beaucoup de son âme, comme Delacroix ; c’est un naturaliste entraîné sans cesse vers l’idéal. (S46, « XV. Du paysage »)

Dans « Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle » en 1846, Baudelaire s’attarde

également sur la description de La Mort de Marat par Jacques-Louis David (fig. 1), et fait de

cette toile un chef-d’œuvre parce qu’elle est une adroite combinaison de réalité et d’idéal :

Le divin Marat, un bras pendant hors de la baignoire et retenant mollement sa dernière plume, la poitrine percée de la blessure sacrilège, vient de rendre le dernier soupir. Sur le pupitre vert placé devant lui sa main tient encore la lettre perfide : « Citoyen, il suffit que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre bienveillance. » L’eau de la baignoire est rougie de sang, le papier est sanglant ; à terre gît un grand couteau de cuisine trempé de sang ; sur un misérable support de planches qui composait le mobilier de travail de l’infatigable journaliste, on lit : « À Marat, David. » Tous ces détails sont historiques et réels, comme un roman de Balzac ; le drame est là, vivant dans toute sa lamentable horreur, et par un tour de force étrange qui fait de cette peinture le chef-d’œuvre de David et une des grandes curiosités de l’art moderne, elle n’a rien de trivial ni d’ignoble. Ce qu’il y a de plus étonnant dans ce poème inaccoutumé, c’est qu’il est peint avec une rapidité extrême, et quand on songe à la beauté du dessin, il y a là de quoi confondre l’esprit. Ceci est le pain des forts et le triomphe du spiritualisme ; cruel comme la nature, ce tableau a tout le parfum de l’idéal. Quelle était donc cette laideur que la sainte Mort a si vite effacée du bout de son aile ? Marat peut désormais défier l’Apollon, la Mort vient de le baiser de ses lèvres amoureuses, et il repose dans le calme de sa métamorphose. Il y a dans cette œuvre quelque chose de tendre et de poignant à la fois ; dans l’air froid de cette chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et funèbre baignoire, une âme voltige. (MBBN)

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« Cruel comme la nature, ce tableau a tout le parfum de l’idéal » : selon Baudelaire, David

restitue l’histoire, le réel, la nature, mais il en efface le trivial et l’ignoble, afin de les mettre

au service du spirituel, de l’idéal et de l’âme. Tout est dans l’équilibre dualiste entre âme et

corps, entre esprit et matière, entre nature et idéal.

Figure 1 : Jacques-Louis David, La Mort de Marat, 1793, huile sur toile, 165 x 128 cm, Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts de Belgique

Le critique voit cet équilibre chez tous les grands artistes. Ainsi, si l’on oppose

habituellement l’idéalisme de la Renaissance italienne au réalisme du Siècle d’Or hollandais,

Baudelaire, lui, bouscule la classification usuelle ; selon lui :

[L]e Midi est naturaliste, car la nature y est si belle et si claire que l’homme, n’ayant rien à désirer, ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit : ici, l’art en plein air, et, quelques centaines de lieues plus haut, les rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris.

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Le Midi est brutal et positif comme un sculpteur dans ses compositions les plus délicates ; le Nord souffrant et inquiet se console avec l’imagination et, s’il fait de la sculpture, elle sera plus souvent pittoresque que classique.

Raphaël, quelque pur qu’il soit, n’est qu’un esprit matériel sans cesse à la recherche du solide ; mais cette canaille de Rembrandt est un puissant idéaliste qui fait rêver et deviner au delà. L’un compose des créatures à l’état neuf et virginal, – Adam et Ève ; – mais l’autre secoue des haillons devant nos yeux et nous raconte les souffrances humaines. (S46, « II. Qu’est-ce que le romantisme ? »)

En traitant Raphaël de « naturaliste » et Rembrandt d’« idéaliste », Baudelaire inverse les

catégories traditionnelles afin de nous montrer que tous les grands maîtres conjuguent les

deux esthétiques.

L’œuvre d’art semble ainsi naître de la confrontation entre nature et idéal, entre le

génie de l’artiste et le réel qu’il observe. En effet, dans « L’Art philosophique », Baudelaire

définit ainsi le but et les moyens de ce qu’il nomme « l’art pur » :

Qu’est-ce que l’art pur suivant la conception moderne ? C’est créer une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même. (« L’Art philosophique », [1859])

Baudelaire semble ici influencé par l’idéalisme allemand, et plus particulièrement par la

philosophie de Schelling, puisque l’œuvre d’art réunit « l’objet » (ou « le monde extérieur »,

c’est-à-dire la nature) et le « sujet » (ou « l’artiste lui-même », c’est-à-dire sa conscience

créatrice, sa vision idéale). Pour Schelling, l’opposition entre sujet et objet, entre moi et non-

moi se résout dans l’absolu – qui peut être atteint en philosophie et dans les beaux-arts.

Baudelaire était familier, si ce n’est avec la pensée, du moins avec la terminologie de

l’idéalisme allemand, puisqu’il utilise l’opposition entre moi et non-moi dans « Le Peintre de

la vie moderne ».

Et selon Wolfgang Drost dans son commentaire du « Salon de 1859 », Baudelaire est

également proche de la pensée de Fichte et de son concept de Wechselbestimmung, c’est-à-

dire la détermination réciproque du moi et du non-moi. En effet, écrit Wolgang Drost, « pour

Baudelaire, l’imagination n’est pas une émanation arbitraire du Moi mais [elle est] guidée

par le défi lancé par les choses au Moi subjectif »2.

2 Wolfgang Drost, « Baudelaire critique de l’art contemporain », dans S59, Champion, 2006, p. 131.

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2) « De l’idéal et du modèle » (S46)

C’est dans le genre du portrait que Baudelaire voit une illustration de la nécessaire

conjugaison de la nature et de l’idéal. Il développe cette idée dans la septième section du

« Salon de 1846 », « De l’idéal et du modèle », titre à propos duquel il écrit :

Le titre de ce chapitre est une contradiction, ou plutôt un accord de contraires ; car le dessin du grand dessinateur doit résumer l’idéal et le modèle. (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

Selon Baudelaire, le portrait doit être cet « accord de contraires » qu’est le « modèle

idéalisé » et qu’il définit plus loin :

Le dessin est une lutte entre la nature et l’artiste, où l’artiste triomphera d’autant plus facilement qu’il comprendra mieux les intentions de la nature. Il ne s’agit pas pour lui de copier, mais d’interpréter dans une langue plus simple et plus lumineuse. (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

Baudelaire semble ici paraphraser Balzac qui écrivait dans Le Chef-d’œuvre inconnu : « La

mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! ». Et c’est le même

mélange d’idéalisme et de naturalisme que professera Hippolyte Taine dans les années

1860 ; dans ses leçons à l’école des beaux-arts, il déclare :

Nous avons dit que l’œuvre d’art a pour but de manifester quelque caractère essentiel ou saillant, plus complètement et plus clairement que ne font les objets réels. Pour cela l’artiste se forme l’idée de ce caractère, et d’après son idée il transforme l’objet réel. Cet objet ainsi transformé se trouve conforme à l’idée, en d’autres termes idéal. Ainsi les choses passent du réel à l’idéal, lorsque l’artiste les reproduit en les modifiant d’après son idée, et il les modifie d’après son idée lorsque, concevant et dégageant en elles quelque caractère notable, il altère systématiquement les rapports naturels de leurs parties pour rendre ce caractère plus visible et plus dominateur. (De l’idéal dans l’art, 1867)

Cette esthétique que semblent partager Balzac, Baudelaire et Taine, « suppose une certaine

impuissance de la nature et la supériorité de l’artiste. L’artiste réussit mieux que la nature à

faire apparaître l’essence qui travaille la chose »3.

Ainsi, Ingres est un grand portraitiste parce qu’il réalise « de vrais portraits, c’est-à-dire

la reconstruction idéale des individus » (MBBN). Baudelaire évoque les portraits, découverts

en 1846 à l’exposition de peinture classique du Bazar Bonne-Nouvelle, de M. Bertin, du

compositeur Cherubini, du comte Molé et de la comtesse d’Haussonville (fig. 2 à 5).

3 Pascale Seys, « Le naturalisme esthétique de Taine : entre positivisme et idéalisme », Dialogue. Canadian

Philosophical Association, n° 40, 2001, pp. 311-342.

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Figure 2 : Dominique Ingres, Monsieur Bertin,

1832, huile sur toile, 116 x 95 cm, Paris, musée du Louvre

Figure 3 : Dominique Ingres, Le compositeur Cherubini

et la muse de la poésie lyrique, 1842, huile sur toile, 105 x 94 cm, Paris, musée du Louvre

Figure 4 : Dominique Ingres, Portrait du comte Molé,

1834, huile sur toile, 147 x 114 cm, Paris, musée du Louvre

Figure 5 : Dominique Ingres,

La comtesse d'Haussonville, 1845, huile sur toile, 132 x 92 cm, New York, The Frick Collection

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Selon Baudelaire, le talent d’Ingres réside dans son dessin, dans son trait, dans son coup de

main, qui parvient à rendre la nature et à l’idéaliser dans le même temps :

Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la plus importante, c’est à cause de ce dessin tout particulier, dont j’analysais tout à l’heure les mystères, et qui résume le mieux jusqu’à présent l’idéal et le modèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il dessine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de l’idéal […]. (S46, « VIII. De quelques dessinateurs »)

Comme Baudelaire l’écrit plus loin, Ingres est donc un « mélange singulier de qualités

contraires », simultanément « naturaliste dans le dessin » et « idéaliste par raison » (S46,

« VIII. De quelques dessinateurs »). C’est parce que sa main et son esprit marchent à

l’unisson que sa peinture ne dissocie pas nature et idéal. Sa main dessine le modèle, mais

son esprit lui insuffle dans le même temps un idéal. Il en va de même chez Eugène

Delacroix :

En effet, la peinture étant un art d’un raisonnement profond et qui demande la concurrence immédiate d’une foule de qualités, il est important que la main rencontre, quand elle se met à la besogne, le moins d’obstacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile les ordres divins du cerveau : autrement l’idéal s’envole. (S46, « IV. Eugène Delacroix »)

Dans le genre du portrait, Baudelaire renvoie donc dos à dos idéalisme et naturalisme. Il

condamne le portrait idéal, conçu comme représentation d’un physique parfait, absent de la

nature ; et il utilise pour cela une métaphore géométrique :

La circonférence, idéal de la ligne courbe, est comparable à une figure analogue composée d’une infinité de lignes droites, qui doit se confondre avec elle, les angles intérieurs s’obtusant de plus en plus.

Mais comme il n’y a pas de circonférence parfaite, l’idéal absolu est une bêtise. Le goût exclusif du simple conduit l’artiste nigaud à l’imitation du même type. Les poètes, les artistes et toute la race humaine seraient bien malheureux, si l’idéal, cette absurdité, cette impossibilité, était trouvé. Qu’est-ce que chacun ferait désormais de son pauvre moi, – de sa ligne brisée ? (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

Baudelaire s’inscrit donc en faux contre la critique qui entend juger et condamner certaines

œuvres au nom de leur conformité à un idéal-type, qui préexisterait à toute expérience

esthétique. Mais immédiatement après, il condamne le portrait qui, trop fidèle à la nature,

particularise à outrance :

J’ai déjà remarqué que le souvenir était le grand criterium de l’art ; l’art est une mnémotechnie du beau : or l’imitation exacte gâte le souvenir. Il y a de ces misérables peintres, pour qui la moindre verrue est une bonne fortune ; non seulement ils n’ont garde de l’oublier, mais il est nécessaire qu’ils la fassent

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quatre fois plus grosse : aussi font-ils le désespoir des amants, et un peuple qui fait faire le portrait de son roi est un amant. (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

L’artiste doit donc se fonder sur la nature, mais il doit éviter l’écueil du laid et de

l’invraisemblable :

De plus, un artiste […] doit éviter de donner à une figure des mouvements de cou et de bras improbables. Si la nature le veut, l’artiste idéaliste, qui veut être fidèle à ses principes, n’y doit pas consentir. (S46, « XIV. De quelques douteurs »)

Ce que Baudelaire reproche donc à l’idéalisme comme au naturalisme, c’est de s’exclure l’un

l’autre : le portrait idéaliste oublie la nature, et le portrait naturaliste oublie l’idéal.

L’idéalisme omet que le réel est composé d’une infinité d’êtres particuliers, différents et

imparfaits ; le naturalisme omet que l’homme tend vers un idéal, qui est le Beau. Et

Baudelaire synthétise cette idée en écrivant :

Trop particulariser ou trop généraliser empêchent également le souvenir […]. Quoique le principe universel soit un, la nature ne donne rien d’absolu, ni

même de complet ; je ne vois que des individus. (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

Et c’est justement sur cette notion d’individu que j’aimerais m’attarder maintenant, ou

plutôt sur la définition baudelairienne de l’idéal, conçu comme quelque chose d’individuel et

de particulier.

II. Baudelaire et l’idéal

1) L’idéal individuel et particulier

La notion d’idéal ne doit pas être comprise comme un Beau immuable, universel, absolu –

chose qui n’existe pas selon Baudelaire, puisque l’on connaît la définition qu’il donne de la

beauté :

[P]uisque tous les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l’ordre.

Toutes les beautés contiennent, comme tous les phénomènes possibles, quelque chose d’éternel et quelque chose de transitoire, – d’absolu et de particulier. La beauté absolue et éternelle n’existe pas, ou plutôt elle n’est qu’une abstraction écrémée à la surface générale des beautés diverses. L’élément particulier de chaque beauté vient des passions, et comme nous avons nos passions particulières, nous avons notre beauté. (S46, « XVIII. De l’héroïsme de la vie moderne »)

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Baudelaire s’oppose ici à l’académisme et au néo-classicisme ambiants qui, à la suite de

Winckelmann, voulaient figer la beauté dans le marbre antique. Et comme le Beau, l’idéal

n’est pas quelque chose d’universel, mais d’infiniment particulier : il est propre à chaque

époque. Aussi Baudelaire parle-t-il non pas d’idéaux, mais d’idéals, pour mettre en avant

leur caractère relatif :

Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur.

La philosophie du progrès explique ceci clairement ; ainsi, comme il y a eu autant d’idéals qu’il y a eu pour les peuples de façons de comprendre la morale, l’amour, la religion, etc., le romantisme ne consistera pas dans une exécution parfaite, mais dans une conception analogue à la morale du siècle. (S46, « II. Qu’est-ce que le romantisme ? »)

Chaque époque a donc sa conception du beau, et c’est l’idéal vers lequel elle tend. Et de cet

idéal particulier à chaque moment, la mode est une illustration :

La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature. Aussi a-t-on sensément fait observer (sans en découvrir la raison) que toutes les modes sont charmantes, c’est-à-dire relativement charmantes, chacune étant un effort nouveau, plus ou moins heureux, vers le beau, une approximation quelconque d’un idéal dont le désir titille sans cesse l’esprit humain non satisfait. (PVM, « XXI. Éloge du maquillage »)

L’idéal est donc une tension par laquelle l’homme cherche à s’arracher à la nature ; et son

activité artistique – dont la mode est une manifestation – consiste en ce mouvement. Ces

idées sont reprises dans les années 1860 par Hippolyte Taine, qui fonde son esthétique

historique sur un modèle scientifique : les productions de l’esprit humain, comme celles de

la nature vivante, ne s’expliquent que par la conjonction de trois paramètres qui sont la race,

le milieu et le moment.

Mais, ajoute Baudelaire, et c’est là son originalité, l’idéal est propre non seulement à

chaque époque, mais à chaque individu :

Chaque individu a donc son idéal. Je n’affirme pas qu’il y ait autant d’idéals primitifs que d’individus, car un

moule donne plusieurs épreuves ; mais il y a dans l’âme du peintre autant d’idéals que d’individus, parce qu’un portrait est un modèle compliqué d’un artiste.

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Ainsi l’idéal n’est pas cette chose vague, ce rêve ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des académies ; un idéal, c’est l’individu redressé par l’individu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à l’éclatante vérité de son harmonie native. (S46, « VII. De l’idéal et du modèle »)

Le portrait étant la rencontre de deux individus – un modèle et un artiste, un physique et un

tempérament – concrétisée dans une œuvre d’art, celle-ci exprimera à la fois l’idéal du

modèle (en tant que représentation physique idéalisée) et l’idéal de l’artiste (en tant que

produit de son idée du Beau artistique).

Chaque véritable artiste a donc son idéal, qui le guide vers la transfiguration du réel en

art ; ainsi, « Delacroix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, à son insu, un poète

en peinture » (S46, « IV. Eugène Delacroix », je souligne). Mais dans le cas de Delacroix, la

nature s’absente au profit de l’idéal : l’idéal propre à l’artiste devient alors tempérament

particulier, génie individuel.

2) Vers un idéalisme esthétique

Dans le chapitre du « Salon de 1846 » consacré à Delacroix, Baudelaire établit une hiérarchie

entre les différents types de dessins, hiérarchie qui part de l’imitation de la nature pour

s’élever en direction de l’idéal :

D’ailleurs il y a plusieurs dessins, comme plusieurs couleurs : – exacts ou bêtes, physionomiques et imaginés.

Le premier [le dessin exact ou bête] est négatif, incorrect à force de réalité, naturel, mais saugrenu ; le second [le dessin physionomique] est un dessin naturaliste, mais idéalisé, dessin d’un génie qui sait choisir, arranger, corriger, deviner, gourmander la nature ; enfin le troisième qui est le plus noble et le plus étrange [le dessin imaginé], peut négliger la nature ; il en représente une autre, analogue à l’esprit et au tempérament de l’auteur.

Le dessin physionomique appartient généralement aux passionnés, comme M. Ingres ; le dessin de création est le privilège du génie. (S46, « IV. Eugène Delacroix »)

C’est donc par là que Delacroix se différencie d’Ingres et le distance : si Ingres combine

adroitement nature et idéal en raison de son talent, le génie de Delacroix « peut négliger la

nature », car ce qu’il représente est son idéal propre, né de son « esprit » et de son

« tempérament ». Il n’est donc pas donné à tout le monde de suivre cette voie ; elle est

périlleuse et réservé aux génies :

Parmi les élèves de Delacroix, quelques-uns se sont heureusement approprié ce qui peut se prendre de son talent, c’est-à-dire quelques parties de sa méthode, et se sont déjà fait une certaine réputation. Cependant leur couleur a,

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en général, ce défaut qu’elle ne vise guère qu’au pittoresque et à l’effet ; l’idéal n’est point leur domaine, bien qu’ils se passent volontiers de la nature, sans en avoir acquis le droit par les études courageuses du maître. (S46, « IV. Eugène Delacroix »)

Dans le genre même du portrait, où Ingres semblait avoir été consacré maître par l’équilibre

savamment maintenu entre modèle et idéal, l’artiste de génie pourra « négliger la nature ».

Dans le « Salon de 1846 », « Du portrait », la section qui suit « De l’idéal et du modèle »,

commence ainsi :

Il y a deux manières de comprendre le portrait, – l’histoire et le roman. L’une est de rendre fidèlement, sévèrement, minutieusement, le contour et le

modelé du modèle, ce qui n’exclut pas l’idéalisation, qui consistera pour les naturalistes éclairés à choisir l’attitude la plus caractéristique, celle qui exprime le mieux les habitudes de l’esprit ; en outre, de savoir donner à chaque détail important une exagération raisonnable, de mettre en lumière tout ce qui est naturellement saillant, accentué et principal, et de négliger ou de fondre dans l’ensemble tout ce qui est insignifiant, ou qui est l’effet d’une dégradation accidentelle.

Les chefs de l’école historique sont David et Ingres ; les meilleurs exemples sont les portraits de David qu’on a pu voir à l’Exposition Bonne-Nouvelle, et ceux de M. Ingres, comme MM. Bertin et Cherubini.

La seconde méthode, celle particulière aux coloristes, est de faire du portrait un tableau, un poème avec ses accessoires, plein d’espace et de rêverie. Ici l’art est plus difficile, parce qu’il est plus ambitieux. Il faut savoir baigner une tête dans les molles vapeurs d’une chaude atmosphère, ou la faire sortir des profondeurs d’un crépuscule. Ici, l’imagination a une plus grande part, et cependant, comme il arrive souvent que le roman est plus vrai que l’histoire, il arrive aussi qu’un modèle est plus clairement exprimé par le pinceau abondant et facile d’un coloriste que par le crayon d’un dessinateur. (S46, « IX. Du portrait »)

Ainsi, à ceux qu’il nomme les « naturalistes éclairés » comme David et Ingres, Baudelaire

préfère donc les artistes qui suivent leur imagination, leur idée. On passe d’une nature

idéalisée (« mettre en lumière tout ce qui est naturellement saillant ») à un idéalisme pur,

« plus difficile, parce qu’il est plus ambitieux ».

Et c’est chez Delacroix qu’on trouve réalisée cette inféodation de la nature à l’idéal,

conçu comme « pensée intime » de l’artiste, dès lors comparé au démiurge divin :

Delacroix part donc de ce principe, qu’un tableau doit avant tout reproduire la pensée intime de l’artiste, qui domine le modèle, comme le créateur la création […]. (S46, « IV. Eugène Delacroix »)

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Conclusion

On peut donc parler d’un idéalisme esthétique chez Baudelaire, mais réservé à

quelques artistes de génie – à part Delacroix, on ne voit que Rembrandt. À tous les autres, si

talentueux soient-ils – comme Ingres, Guys –, le critique recommande l’alliance entre nature

et idéal.

Mais l’originalité de Baudelaire réside, me semble-t-il, dans son rejet de l’universel et

dans sa définition extrêmement particulariste de l’idéal, entendu comme idée, pensée,

imagination, mais propre à un tempérament, à une personnalité, à un individu.