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AU SERVICE DE LA VIE BULLETIN UISG NUMÉRO 151, 2013 AVANT-PROPOS 2 SUR LES PAS DE LA VIE RELIGIEUSE 4 EN AMÉRIQUE LATINE ET AUX CARAÏBES MÉMOIRE, BILAN ET PROSPECTIVE P. Ángel Darío Carrero, OFM SPIRITUALITÉ DE LA CONSÉCRATION 19 S. Josune Arregui, CCV LE CÉLIBAT (DANS LA CHASTETÉ) 26 DANS LA VIE CONSACRÉE EN AFRIQUE P. Richard Kuuia Baawobr, M.Afr. QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE MINISTÈRE DE JUSTICE 35 ET PAIX DANS L’ÉGLISE DANS LA PERSPECTIVE DU ROYAUME DE DIEU P. John Fuellenbach, SVD « FOI ET JOIE » EN PRISON 42 S. Maria Luisa Berzosa, F.I.

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AU SERVICE DE LA VIE

BULLETIN UISG NUMÉRO 151, 2013

AVANT-PROPOS 2

SUR LES PAS DE LA VIE RELIGIEUSE 4EN AMÉRIQUE LATINE ET AUX CARAÏBES

MÉMOIRE, BILAN ET PROSPECTIVE

P. Ángel Darío Carrero, OFM

SPIRITUALITÉ DE LA CONSÉCRATION 19

S. Josune Arregui, CCV

LE CÉLIBAT (DANS LA CHASTETÉ) 26

DANS LA VIE CONSACRÉE EN AFRIQUE

P. Richard Kuuia Baawobr, M.Afr.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE MINISTÈRE DE JUSTICE 35

ET PAIX DANS L’ÉGLISE

DANS LA PERSPECTIVE DU ROYAUME DE DIEU

P. John Fuellenbach, SVD

« FOI ET JOIE » EN PRISON 42

S. Maria Luisa Berzosa, F.I.

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AVANT-PROPOS

ans son article intitulé « Sur les pas de la vie religieuse en AmériqueLatine et aux Caraïbes », Angel Darío Carrero, théologien etpoète franciscain décrit la réception créative et originale réservée à

Vatican II par une vie religieuse qui s’était établie là où jaillissaient dessignes de vie. Dans les années qui suivirent, le rêve fit place au désenchantementpuis à la frustration. Dans cette nuit collective, la VR entendit l’appel à uneconversion de sa manière de vivre la foi. Un appel à passer « de l’exode àl’exil », autrement dit, à assumer le passé avec humilité, à goûter la part nonnégociable de la foi, et accueillir la nouveauté de Dieu qui fait irruption dansl’histoire, et ceci en partant d’une mystique des sens ouvrant à l’espérance.

Notre identité religieuse porte le sceau de la Consécration qui est un actedivin. Dans « La spiritualité de la Consécration », Sr Josune Arregui, CCV,nous présente les principaux aspects de la spiritualité qui nous anime etdevient source de vie pour le monde : l’appartenance, signe de notre enracinementdans le mystère que nous annonçons ; le regard fixé sur Jésus, qui fait de nousdes indicateurs de chemin ; en communautés fraternelles et circulaires quirendent visible ce qui nous réunit ; un regard contemplatif porté sur la réalitédans laquelle nous sommes incarnés. L’étude se termine par l’évocation del’Eucharistie qui nous donne la possibilité unique de faire de notre vie uneoffrande féconde en union avec celle du Christ.

Nous incluons aussi, en raison de sa profondeur théologique et de sonintérêt interculturel, un exposé que le P. Richard Kuuia Baawobr, supérieurgénéral des “Pères Blancs”, a fait dans le cadre de ce que l’on appelle leConseil des 18 : “Le célibat dans la vie consacrée africaine”. Le constat dela valeur culturelle de la fécondité en Afrique l’amène à creuser le sujet età découvrir que dans cette culture, la continence est également perçuecomme source de vie et de croissance humaine, comme une manière decontinuer à transmettre la vie mais de façon différente. Le célibat pour leRoyaume est l’imitation du Christ pleinement libre dans sa capacité d’aimertoutes les personnes. L’auteur poursuit en présentant la dimension communautairedu célibat dans la vie consacrée et il conclut en nommant avec couragequelques-uns des défis que présentent la formation et la pratique du célibat.

Le P. John Fuellenbach, SVD, fonde théologiquement le ministère deJustice et Paix, dont l’apport est essentiel à la construction du Royaume de

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Dieu. Ce Royaume est encore à venir car Dieu seul peut nous conduire à cetteplénitude de vie à laquelle nous aspirons, mais qui s’incarne en même tempsdans l’histoire. Les mots justice, paix et joie évoquent déjà le contenu duRoyaume et peuvent nous guider vers les cieux nouveaux et la terre nouvellequi reflèteront le monde transformé. Ces « Quelques réflexions sur leministère de justice et de paix exercé par l’Église, pour hâter l’avènementdu Royaume de Dieu » se présentent comme un texte de sensibilisation pleind’espérance.

Enfin, Foi et joie en prison nous propose une expérience de vie.Sr Maria Luisa Berzosa (Filles de Jésus), directrice à Rome de « Foi etjoie », nous décrit une situation dans laquelle cette œuvre importante d’éducationne se contente pas d’aller jusqu’« où s’arrête le macadam ». Elle franchitaussi les barreaux de la prison de Rome et, grâce à une équipe de bénévolescomposée de religieuses et de laïques, ouvre des horizons aux personnesprivées de liberté et établit avec elles des relations d’amitié.

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SUR LES PAS DE LA VIE RELIGIEUSEEN AMÉRIQUE LATINE ET AUXCARAÏBES

MÉMOIRE, BILAN ET PROSPECTIVE

P. Ángel Darío Carrero, OFM

Ángel Darío Carrero, ofm, est un théologien portoricain. Père Gardiendes franciscains des Caraïbes, Président de la Conférence des religieux dePorto Rico, il fut pendant sept ans théologien assesseur de la CLAR. Il estaussi l’auteur de plusieurs livres.

Original en espagnol

vec le passage du temps, et cela fait déjà cinquante ans, s’est accentuéel’idée que le Concile Vatican II fut un moment d’action intense del’Esprit à l’intérieur du christianisme. On raconte aujourd’hui, avec

une fierté légitime, que sous l’action de l’Esprit, l’Église sortit alors de l’anti-modernisme stérile pour entamer un dialogue ouvert et fécond avec le mondemoderne. Pendant toute cette période l’Église fit preuve de grande disponibilitépour s’adapter à une nouvelle et plus profonde compréhension de l’Évangiledans un contexte caractérisé par une volonté d’émancipation. Selon Rahnerc’est aussi le moment où l’Église commença à se découvrir Église universelle.Au niveau de la vie consacrée, le Concile incita à « un renouvellement adapté »à partir de trois aspects : retour à l’Évangile de Jésus-Christ, retour aux sourcesfondatrices, et adaptation aux conditions changeantes des temps.

L’ouverture de l’Église à la culture moderne et son aspiration à unevéritable universalité, aussi bien que son appel vibrant au renouveau, fort de lamultiplicité des charismes, ont fait du Concile un point de référence,particulièrement pour nous, latino-américains et Caribéens. L’après-Concileest aussi le temps de la visibilité de l’Église, de la vie religieuse et de lathéologie de ce continent, non plus comme prolongement mimétique maiscomme effort créatif pour se construire.

Le Concile donna l’impulsion à une démarche inédite de réflexion sur lafoi à partir de la spécificité de nos blessures et de nos rêves. La secondeConférence générale de l’Épiscopat Latino-américain, qui eut lieu à Medellínen 1968, apparut comme un des exemples les plus vivants de réception créative

1. Kairós du Concile et réception créative

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du Concile au niveau universel.

On a dit de Medellín qu’elle marquait le début de la majorité de l’Églised’Amérique Latine et des Caraïbes. En en recevant les conclusions, le pape PaulVI déclara au Cardinal Pironio: « C’est un véritable monument historique qu’ilsont élevé ». Le ton enthousiaste avec lequel il fait allusion à cette Conférence,confirme que nous sommes devant « l’effort le plus sérieux de l’histoire del’Église latino-américaine pour incarner l’évangélisation dans l’histoire ». Lavie religieuse se transforma et laissa sa trace indélébile dans cet effort magnifique,grâce surtout à l’accompagnement plein de sollicitude de la ConfédérationLatino-américaine des Religieux (CLAR) fondée en 1959. En 1974, la CLARcréa une équipe théologique de soutien, inter-congrégationnelle et interculturelle,qui a accompagné les religieux/ses dans leur cheminement spirituel jusqu’à cejour. La continuité ininterrompue de la réflexion théologique fut l’un de sesgrands secrets.

2. La Modernité et ses revers

Un des signes de la grande originalité et de l’impact universel de cet effortse vérifie dans le fait que l’ouverture à la Modernité demandée par l’Église nese traduisit pas dans notre contexte par l’adoption pure et simple ses valeurs :elle eut aussi l’audace spirituelle de confronter son côté pernicieux, celui quigénère la pauvreté et la misère pour les deux tiers de la population mondiale.Cette prise de position contraire, fut le moment déterminant qui situa l’effortentrepris dans une perspective de libération et devint une note spécifique de lavie religieuse.

Medellín décréta sans ambages, non seulement pour les chrétiens del’hémisphère Sud mais pour ceux du monde entier, que « l’identité ecclésialepasse aujourd’hui par la solidarité avec les pauvres, et les laissés-pour-compte,car au milieu d’eux nous trouvons le Seigneur qui nous montre le chemin versle Père ».

Lucide, Joseph Ratzinger, saisit vite la perspective inquiétante : « Leprogrès de l’Église ne peut consister à épouser sur le tard l’ère moderne, commenous l’a enseigné de façon irréfutable la théologie de l’Amérique Latine. C’estici que s’enracine son droit de revendiquer la libération ».

Gustavo Gutiérrez explicita l’originalité de cette réinterprétation située àl’envers du décor : « Vatican II donne les grandes lignes d’un renouveau del’Église ; Medellín indique les règles du jeu pour transformer l’Église enfonction de sa présence dans un continent de misère et d’injustice ».

Bien qu’impliquée dans ce rêve, la vie religieuse ne tomba pas dans lepiège de l’euphorie moderne : par son contact direct avec la réalité de la misère,elle reconnaissait qu’il existe entre Dieu et le monde de nets désaccords. Le

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péché ne se manifeste pas uniquement dans le for interne de la conscience, maisaussi dans les structures sociales. Elle ne chercha pas non plus à se situer àcontre-courant de l’esprit d’une époque aux prises avec l’immobilisme ou lepessimisme historique ; la relecture de la prolepse de Jésus, anticipant dansl’histoire la fin de l’histoire, empêchait un tel désespoir paralysant. La viereligieuse témoignait d’une espérance eschatologique, celle qui contemple etassume le « déjà » des signes des temps, à partir de ce persistant « pas encore »qui vous maintient dans une attitude de discernement.

La vie religieuse reconnut, comme l’a exprimé alors Walter Kasper, quel’espérance chrétienne n’est crédible que « si ses témoins s’engagent dans lapraxis en faveur des opprimés et des spoliés ». Et elle ne sera pas crédible « sielle se contente d’essayer d’appliquer une orthodoxie théorique sans se montrerefficace et généreuse dans l’ortho-praxis concrète ».

3. Les pauvres et les causes de la pauvreté

La vie religieuse ne se contenta pas de « penser le monde », mais ellechercha « à se situer comme une des étapes du processus de transformation dumonde : en s’ouvrant au don du Royaume de Dieu, dans un amour qui libère,et en construisant une société nouvelle, juste, fraternelle ».

Pour cela il lui fallut enquêter sur les causes de la pauvreté - il était en effetimpossible de tracer un chemin de transformation réelle sans les connaître - etceci, malgré les conséquences que cela allait impliquer et qui se vérifièrenteffectivement : la vie religieuse dut affronter la violente résistance du pouvoirpolitique, économique, et militaire, ou celle de milieux religieux étroitementliés à ces puissances du monde.

Pour la première fois, cette enquête sur les causes obligea à faire intervenirdans la réflexion théologico-pastoral, la médiation socio-analytique (voir), lamédiation herméneutique (juger) et la praxis (agir) qui constituent les troisétapes d’une triade circulaire. Bien qu’il s’agît là d’un élément méthodologiqueprometteur, il fut établi dès le départ que ce ne sont pas les sciences sociales quipermettent une connaissance profonde de la réalité : « celle-ci s’acquiert parl’expérience et le contact direct ; elle se proclame « en un langage plus prochede la dénonciation ouverte des prophètes d’Israël que du langage de l’analysescientifique».

Un autre aspect du profil de la nouvelle vie religieuse fut la place donnéeà la lecture priante de la Parole de Dieu, car il s’agissait de se situer du côté ducri des pauvres ; non en simples sociologues, pédagogues ou travailleurssociaux, mais en disciples de Jésus-Christ. Plus que jamais la vie religieuse mitau centre de sa mission le recours à la Parole, qui ne sépare pas de la réalité dumonde, mais au contraire, l’éclaire et la transforme.

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Ce chemin spirituel permit à la vie religieuse de devenir adulte et d’assumer« son propre destin ». Une Église atteint sa majorité - pensait Paulo Freire -quand « elle ne se conçoit plus comme une réalité neutre ou qu’elle n’essaie plusde cacher sa propre option » ; lorsque qu’« elle n’établit pas de dichotomieentre le monde et la transcendance, et ne sépare pas le salut de la libération » ;enfin, quand elle cesse d’être reflet pour devenir source. L’Église latino-américaine et caribéenne avec la profonde implication du charisme de la viereligieuse, se proposa de présenter son visage propre ; elle décida d’incarnercette vision lumineuse de Jean XXIII qui était restée en attente d’applicationpratique au Concile : « l’Église est et veut être l’Église des pauvres ».

À côté du registre historique des modèles : monastique, mendiant, moderne-apostolique entre autres, s’ouvrait maintenant celui de l’insertion inculturée.Puebla allait résumer ce nouveau paradigme en quatre tendances : l’expériencede Dieu, la communauté fraternelle, l’option préférentielle pour les pauvres, etl’insertion dans la vie de l’Église particulière. La CLAR souligna : la missioncomme clé de réinterprétation ; l’historicité constitutive du projet religieux ;l’ecclésialité radicale de la vie religieuse ; l’option pour les pauvres, et l’insertion ;la centralité de la lecture orante de la Bible. Autant d’aspects qui n’ont pas perduleur actualité, bien qu’il faille les relire dans le contexte d’un nouveau paradigmequi n’est plus sous le signe de l’utopie.

4. L’Esprit qui vint au secours d’une époque

Ce n’est un secret pour personne que beaucoup de religieux et religieusesrésistèrent au Concile et à son ouverture au monde moderne ; et que d’autresacceptèrent le Concile, mais pas Medellin. Mais, sans doute, la véritable forcesymbolique, pas nécessairement numérique d’ailleurs, fut représentée par ceuxet celles qui entreprirent la « réception créative », ceux et celles qui comprirentqu’on ne pouvait adhérer au Concile sans assumer le contexte dans lequel on estappelé à vivre.

Et ce fut plus qu’une adhésion à quelques idées claires : cela entraîna unchangement de domicile pour un bon nombre de religieux et religieuses (insertion),de méthode du travail théologique (réflexion critique sur la praxis) ; de langage(libération) ; d’anthropologie (péché structurel) ; de manière d’être dans lemonde (inculturation) ; d’options (les pauvres, le Royaume) ; de vision del’Église (communautés ecclésiales de base) ; cela changea la manière elle-même de comprendre Dieu (le Dieu de la vie) à partir de la figure historique deJésus (le Libérateur) et de l’Esprit Saint (Consolateur des pauvres) ; de comprendreMarie (Mère des pauvres) ; et l’importance radicale de la mémoire et dutémoignage (les martyrs). Tout se trouvait englobé dans le modèle inédit duprimat de la praxis, avec comme point de départ le lieu théologique du pauvre.

C’est une erreur commune de détecter les signes uniquement à partir du

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milieu religieux, alors qu’il s’agissait en réalité d’une démarche épocale.

Loin des polarisations stériles, ils s’agissait de l’esprit venant à l’aided’une époque à laquelle la vie religieuse, avec les contradictions inévitablesqu’entraîne toute option, n’avait pas tourné le dos. L’incompréhension obstinée- nous ne parlons pas de la critique saine et nécessaire - qui se manifesta parfoisautour de ce processus, vint souvent du fait qu’on n’ait pas su lire les signes quivisitèrent une époque. La touche particulière de la vie religieuse consista dansl’implication juste et la distance qui affine les sens et permet de percevoir lesouffle de la brise légère et, à partir de là, de servir, librement et joyeusementdans une authentique aventure amoureuse.

Pour peu que le monde intellectuel, artistique et pédagogique extra-ecclésialait suivi on y trouve une présence, spontanée et féconde dégageant le parfumde la vie religieuse. Et voici une autre note particulière : la vie religieuse setrouvait là où jaillissaient les signes de vie, y compris en dehors des structuresde l’Église. La vie religieuse remit sa pendule charismatique à l’heure del’exode qu’elle avait devant les yeux pour saluer elle aussi l’avènement d’unenouvelle heure des utopies et des rêves qui prenait appui sur le lieu évangéliquedu pauvre, à la manière de Jésus Christ.

Ce rapprochement direct et motivé du monde des pauvres, à la lumière dela Parole vivante de Dieu pour concrétiser un engagement prophétique delibération, unit fortement le Nord et le Sud, non seulement pour tenter d’expliquerla trame de la dialectique de la misère, mais encore le chemin nécessaire de lasolidarité évangélique à partir d’une identification internationale. La vie religieused’Amérique Latine et des Caraïbes trouva chez des centaines de religieux etreligieuses du monde entier une passion évangélique commune dont les lienssubsistent encore aujourd’hui.

Notre Ordre des Frères Mineurs, pour citer l’exemple que je connais lemieux, reconnut qu’il y avait une syntonie entre l’esprit franciscain et lanouvelle conscience ecclésiale latino-américaine. Par manque de temps, nousne retracerons pas le cheminement ici, mais je ne crois pas exagérer en disantque de toute évidence, le réveil du nouveau paradigme de la vie religieuselatino-américaine aida notre Ordre à se rapprocher de manière cohérente de l’unde ses traits identitaires les plus essentiels : l’option pour les plus petits de laterre. Cette influence pourrait sûrement se reconnaître dans la réalité d’autresOrdres et congrégations religieuses ici présentes. La vie religieuse d’AmériqueLatine et des Caraïbes, - qui comprend un grand nombre de personnes qui nesont pas latino-américaines de naissance, mais qui le sont bien par l’esprit et lesang versé - servit, avec ses lumières et aussi avec ses ombres, de thérapie dechoc à l’Église et à la vie religieuse universelle ».

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5. La portée d’un mouvement de l’Esprit

Même si nous faisons uniquement allusion au domaine de la théologie,nous constatons que le rayon de projection fut véritablement prodigieux.L’intérêt suscité par ce mouvement théologique déborda largement le continentlatino-américain et caribéen. Non seulement il franchit les frontières géographiquesmais aussi politiques, raciales, de genre, culturelles, religieuses et intellectuelles.Très vite on se mit à parler de théologies de la libération,-au pluriel donc-,manifestant ainsi le flou de sa projection, aux aspects d’origine variée, allantde la théologie noire, indienne et asiatique à la théologie juive et palestinienne,en passant par une théologie féministe, queer, écologique et une théologie desreligions. Perspectives diverses et de grande disparité théologique, mais quiavaient pour dénominateur commun l’exclusion, comprise comme péché structurel,et la soif de liberté, dès l’instant où elles étaient éclairées par une relecturecritique en contexte, de la Parole vivante de Dieu. La théologie de la viereligieuse accentua quelques-unes de ces motivations par une sensibilisationaux divers visages de la pauvreté, et en donnant un relief satisfaisant aux voixqu’on avait fait taire et qui n’étaient pas écoutées, tant dans la société que dansl’Église : celle des noirs, des indigènes, de la femme, des immigrants, del’interreligieux, de la création…

Avec tout cela, la lettre de présentation la plus importante ce ne sont pasles textes fondamentaux, ni même cet important rayon de transcendance qui adiversifié les lieux de la vie religieuse, mais c’est le témoignage des martyrs.Ceux-ci révèlent, à travers l’horreur du sang versé, qu’il ne s’agissait passeulement d’une simple pensée capable de rendre compte de l’espérance chrétienne,mais d’une foi qui donne tout, qui va jusqu’à accepter prophétiquement de payerle prix de son audace, comme Jésus. Une histoire qui a donné des martyrs ne peutêtre vouée à l’oubli. Sans ce souvenir persistant, la justice, celle d’hier et celled’aujourd’hui, cesserait d’être actuelle, elle se ferait invisible.

Le document de Puebla et St Domingue (1992), celui d’Aparecida (2007)illustrent également une longue démarche de maturité ecclésiale libérée par laréception créative du Concile Vatican II qui aboutit à Medellin. C’est cecheminement latino-américain et caribéen qui a conduit le Pape Benoît XVI àreconnaître, récemment à Aparecida, que l’option pour les pauvres est implicitedans la foi christologique. Ce fut la note caractéristique la plus importante etvigoureuse qu’apportèrent l’Église et la vie religieuse d’Amérique Latine etqu’elles apportent encore à l’Église universelle. Cette tonalité devra continuerà être la mémoire qui dérange des lieutenants du Crucifié.

6. Le crépuscule d’un paradigme

Le moment est venu de reconnaître que nous ne vivons plus dans le contexted’euphorie dont nous venons de faire mémoire. C’est comme si, tout à coup,

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chacun des termes du paradigme de la praxis s’étaient encadrés de signesd’interrogation clignotants. Dans le paradigme dominant, les grandes optionsne sont pas niées, mais ce qui s’affirmait auparavant avec détermination s’estrelativisé ; il est remis en question ou simplement ignoré. Tout ce qui a unparfum d’engagement social, d’insertion, d’utopie, se trouve relégué dans uncoin, alors qu’en fait, on voit augmenter le nombre des déshérités dans lemonde.

Comme l’a rappelé Lipovetsky, chaque génération aime se reconnaître ettrouver son identité dans une grande figure mythologique. À la lumière de laproblématique de notre temps, disons que les rêves prométhéens, à forced’aboutir, comme pour Sisyphe, à la frustration après chaque effort, ont amenécette génération à se replier comme Narcisse sur ses propres désirs. L’avenirpromis, qui eut en son temps la force de faire sacrifier le présent à toute unegénération, se réduit aujourd’hui à repérer les traces dans le sable mouvant del’instant. La grande Raison et son étendard apollinien flottant au faîte du mâtdes grands récits, y compris celui de la libération, semble aujourd’hui céder lepas aux passions dionysiaques quotidiennes et à leurs menus faits, qui n’arriventmême pas à ondoyer sur l’horizon ouvert. « La force historique des pauvres ! »répète-t-on désormais devant le miroir comme une question usée : que reste-t-il de la théologie de la libération ? On entend aussi la question : qu’en est-il doncaujourd’hui de cet élan des religieux et religieuses d’Amérique Latine et desCaraïbes ?

7. Aperçu des causes du désenchantement

Sans vouloir être exhaustifs, à l’heure d’approfondir les causes del’essoufflement, il saute aux yeux que le rêve de libération des pauvres et desexclus n’a pas eu de réveil heureux. Tant de portes fermées de concert sous ladirection mondiale des marchés et de leur ami le néolibéralisme qui les légitimesi bien ! La constatation de la défaite - y compris par voie électorale- desmouvements de libération nationale de la fin du XX° siècle n’a réussi qu’àdécourager ceux qui avaient placé en eux leur ferme espérance. L’essor manifestedes mouvements religieux dissociés de la pratique historique de transformation,au milieu des pauvres eux-mêmes, n’a fait que susciter des doutes, des perplexitéset des reformulations enflammées. La chute vertigineuse des vocations, aussien Amérique Latine et aux Caraïbes, a laissé de nombreuses institutions avecde grands projets sur les bras, sans personne de disponible pour les mener àterme. Et si aux forces que nous venons de décrire nous ajoutons celles quiœuvrent politiquement et de manière contradictoire à l’intérieur même del’Église - qui a constamment besoin de purification – nous aurons assurémentune compréhension plus juste de la nature du désenchantement et de la frustrationactuels.

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Si nous considérons uniquement les deux utopies qui marquent notrehistoire, le socialisme et le capitalisme, nous voyons aussi comment dans lapratique, toutes les deux se présentant comme des fins absolues, ont crucifiél’utopie. Une justice qui exige la suppression de la liberté pour se développerest, avant tout invivable, car elle suppose une nature idéalisée, étrangère à lacomplexité paradoxale de l’être humain. Le socialisme devint en bien des lieuxintransigeant, réducteur et totalitaire, et il tua ainsi ses propres rêves de justiceet d’égalité. Au-delà des rémoras caricaturales, le système capitaliste est restépratiquement seul sur la scène mondiale, dévorant les pauvres et la maisoncommune à tous : la nature. On parle de la fin de l’histoire, dans la mesure oùle capitalisme néolibéral existant serait déjà la réalisation du rêve. Il ne resteplus qu’à s’asseoir dans les fauteuils du consumérisme et à adopter une attitudeindividualiste, consumériste, et égocentrique.

D’un côté comme de l’autre, nous voyons partout régner le désenchantement.Soyons honnêtes : dans la vie religieuse aussi. Mais nous ne pouvons tomberdans le piège car : « la disparition du rêve entraîne une morosité, un essoufflement,un croupissement dans lequel l’homme lui-même se transforme en objet ». Lavie religieuse devrait se rappeler, avec Paul Ricœur, qu’elle est l’ennemie parexcellence de l’absurdité, que son identité particulière est d’être prophète dusens : « non par volonté désespérée, mais parce qu‘elle reconnaît que ce sensa été attesté par les faits proclamés dans les Écritures ».

8. Changement épocal, conversion et retour aux fondements

La conception unitaire du monde favorisée par la foi chrétienne (prémodernité)a été dépassée. La confiance euphorique en l’homme rationnel capable dedominer les lois d’un monde qui peu de temps auparavant reposait absolumentdans les mains de Dieu a été remise en question (modernité). Mais les euphoriesutopico-libératrices de notre continent latino-américain et caribéen (revers dela modernité) sont aussi restées au bord du chemin. Une autre étape a commencéoù en fait, règne la crise, le désenchantement et l’émergence d’autres valeurs(postmodernité). La postmodernité annule précisément les prétentions utopiquesde la Modernité et, aussi celles de son contraire. Le défi est supérieur à celuid’hier : être prophètes du sens, non dans un contexte d’utopie, mais dans lecontexte du manque de sens et du désenchantement.

Nous nous trouvons devant un vrai changement d’époque. Tout le systèmeen vigueur jusqu’à ce jour se trouve remis en question. On entend des criss’élever de bouches disparates et difficiles à harmoniser entre elles, qui annoncentla naissance d’une autre époque. Ce processus de changement d’époque ne faitpas irruption de manière claire et distincte, car la concurrence entre les différentesvisions du monde qui essaient de dominer dans cette époque émergente, génèreune sensation de crise, de confusion, d’obscurité et de désarroi généralisé.

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Ce changement paradigmatique exige non seulement une attitude de simplerenouvellement, mais encore un processus plus profond et radical. Certains, àla recherche d’un terme adéquat, ont parlé de refondation, de nouveaucommencement à partir des fondements, de revitalisation. Quel que soit le termequi convienne le mieux pour l’avenir, ce qui est certain, c’est que les croyantsont commencé à comprendre que nous vivons une grande nuit obscure collectiveet, c’est précisément là, au sein de celle-ci, que se fait entendre l’invitation àrepenser intégralement le sens de notre existence et de nos actes ; nous sentonsla nécessité d’une vraie conversion dans notre manière de vivre la foi. Le poèteErnesto Cardenal nous assure que « dans les ténèbres croît la pulpe palpitantede la vie ». Avant lui, Hölderlin avait déjà révélé que : « c’est dans le dangerde la nuit que grandit ce qui nous sauve ».

9. De l’exode à l’exil

Gustavo Guttiérrez s’est avancé à dire que : « Les souffrances et lesangoisses, les joies et les espérances des personnes d’aujourd’hui, de même quela situation actuelle de la mission évangélisatrice de l’Église devraient présenterpour nous un plus grand intérêt que le présent et l’avenir d’une théologiedéterminée », ou d’un modèle de vie religieuse, ajouterions-nous aujourd’hui.Joseph Comblin faisait remarquer que, lorsqu’une étape de l’histoire est vraimentterminée, « il ne faudrait pas que nous cherchions inconsciemment à la prolonger ».C’est alors que le défi de désappropriation et de confiance devient passionnantpour la vie religieuse.

De fait, dans cette voie qui privilégie la vie (acte premier) plutôt que lathéologie (acte deux), on a déjà commencé à parler, non plus d’exode maisd’exil ; non tant pour simplifier les choses, que pour illustrer la fin d’une époqueet la naissance d’une autre. Victor Codina décrit la situation actuelle avecjustesse : « Aujourd’hui, nous ne savons pas qui est Pharaon, pas plus que nousne savons quelle Mer Rouge nous avons à traverser, ou s’il est pour nous uneterre promise, ni encore si nous avons des chefs pour nous guider. Nous sommesplutôt dans le paradigme de l’exil… Et l’exil fut pour Israël un temps depurification, de conversion et d’approfondissement spirituel ».

Outre une dure épreuve, la déportation à Babylone fut pour Israël uneépoque de créativité extraordinaire qui mit tout le peuple – comme il peut arriveraujourd’hui-, devant la nécessité de trouver de nouvelles manières de définirson identité. Le contraste entre l’ancien et le nouveau s’est mué en ce qui faitla caractéristique de la prophétie de l’exil.

Comme en harmonie avec ce sentiment d’exil, la vie religieuse se trouvedans un état de latence. Cette phase peut se comprendre de trois manièresdifférentes :

a) comme un temps de purification, qui se risque à regarder en arrière et assume

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les erreurs du passé avec un humble esprit critique pour s’ouvrir aveclégèreté d’esprit au présent ;

b) comme un temps où l’on identifie et l’on goûte les essentiels non négociablesde la foi, équipement indispensable pour la route ;

c) comme un temps d’écoute attentive et de disponibilité devant la nouveautéde Dieu qui fait irruption dans le présent de notre histoire (le féminin,l’écologie, le dialogue interreligieux, la pensée systémique, le cyberespace,le multiculturalisme latino-américain, etc.)

Aujourd’hui, comme le démontrent déjà les religieux et les religieuses ducontinent, la situation requiert de notre part, au moins trois horizons où puissese déployer la maturité humaine et spirituelle :

- liberté et authenticité pour assumer le passé avec un regard de reconnaissanceet conversion (mémoire)

- intériorisation et enracinement pour nous ancrer dans l’essentiel (mystique)

- créativité pour découvrir la nouveauté de Dieu dans notre présent, et à partirde là, reformuler notre style de vie (prophétie)

C’est une façon de reposer de manière radicale le problème de notresequela Christi dans l’inédit de notre aujourd’hui. Elle s’est révélée comme unchemin mystico-prophétique, à la coloration franchement poético-mystiqueplus que sociologique car issu de la contemplation active de Dieu qui,paradoxalement, est notre présent.

10. Santé des nouveaux signes des temps

Il y a peu de temps, j’ai découvert quelques versets éblouissants du poètesoufi Rumi : « Le passé et le futur nous cachent Dieu ; brûlons-les par le feu ».Autrement dit, ce qui révèle ce qui est Caché, c’est le présent vivant. Seul leprésent a la force de concentrer le temps. « Le passé et le futur se diluent en lui ;et la flèche du futur, loin de s’orienter vers un lendemain indéterminé, pointevers ce ‘maintenant’ dans lequel tout se succède et tout s’origine. Le présent estla réalité qui récapitule le passé et le futur et leur confère sens et valeur ».

Le plus éloigné de l’horizon de l’espérance se situe dans des directionsapparemment opposées mais qui finissent par s’embrasser dans les sous-sols del’amertume et de la désespérance : l’attachement au passé et l’obsession dufutur (presque toujours le futur de notre passé). La vie religieuse pressent qu’illui faut dépasser une insistance excessive sur ses sources qui laisse entrevoir uncertain attachement idolâtre au passé ; mais elle doit aussi surmonter uneobsession pathologique de son avenir qui cache un manque de foi en lapuissance de Dieu. Dans l’une et l’autre directions l’espérance s’évanouit. Il estcurieux que pour Dante l’enfer soit symboliquement l’horizon où il n’y a pasde place pour l’espérance : « Ils perdent toute espérance en me franchissant ».

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La clé est là : ne pas sortir de l’horizon du présent. Dans la mesure où nous nouséchappons vers le passé ou le futur, la vie religieuse, comme toute vie quellequ’elle soit, s’installe dans une voie sans issue et se flétrit progressivement. Ily aura un excès de nostalgie ou de faux idéalisme, mais il manquera la perleprécieuse : l’espérance. Ce qui épouserait le mieux sa dynamique c’est lafluidité du présent assumée dans un esprit de discernement : « Ne vous souvenezplus des événements anciens, ne pensez plus aux choses passées, voici que jevais faire une chose nouvelle, déjà elle pointe, ne la reconnaissez-vous pas ? »

Que ce soit parce que la crainte et nos sécurités nous portent à regarder enarrière (hors du monde), ou que le désenchantement nous a maintenus dansl’amertume, voire le cynisme (ni dans le monde, ni hors du monde) ; ou bienparce que nous ne prenons pas le recul nécessaire par rapport à la réalité, sansopérer de discernement (dans le monde, parce que nous sommes du monde),beaucoup de religieux et religieuses ne reconnaissent pas cette chose nouvelle !Cet aveuglement par rapport au temps dans lequel ils vivent, dont ils ne voientpas toute la profondeur, se traduit par une vie insignifiante qui favorise etreproduit le vide et le désenchantement qui nous entourent, au lieu que le tempssoit l’alternative évangélique de l’espérance. Une vie qui a peur de la nouveautédu monde n’est pas à proprement parler une vie de foi : « avoir peur de lanouveauté, c’est avoir peur de Dieu ».

À vagabonder entre ces diverses manières d’aborder le présent vivant, ontend progressivement à défigurer les valeurs et les sensibilités qui, en soi,appartiennent à la vie religieuse.

La vie religieuse devrait se distinguer par cette sagesse qui est la sienne:celle qui sait être dans le monde, dans ce monde, sans être du monde, qui saits’incarner dans ce monde sans se lier à ses schémas idolâtres, tout en « appartenant »uniquement à Dieu. Alors, les valeurs qui caractérisent la vie religieuse severront renforcées, élevées, elles trouveront tout leur sens (signification etorientation) au lieu d’être tristement caricaturées, manipulées, déformées,pâlies, éteintes, mais seulement dans la mesure où elles entrent en relation avecle Dieu qui se fait présent dans l’histoire vivante et dans la Parole.

Dans le contact avec le présent, à la lumière de la Parole, les différentescomposantes qui donnent forme à notre vie religieuse commencent à interagirentre elles ; elles s’alimentent mutuellement et dansent en harmonie parce quec’est la même vie qui les unit. Si les différentes composantes (prière, viefraternelle, formation, mission, …) ne ressentent pas le besoin d’entrer enrelation, quand elles se sentent à l’aise, chacune dans son retranchement, c’estassurément parce qu’elles se sont éloignées de la force de la vie inscrite dansla dynamique du présent. Quand la vie nous unit, alors nous remarquons – avectout ce que nous sommes - la présence de la nouveauté de Dieu, du Dieu toujoursnouveau.

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Les valeurs essentielles de la vie religieuse se dénaturent parce qu’ilmanque la Valeur qui leur donne structure et mouvement, qui leur insufflel’espérance ; une valeur qui n’est pas intrinsèque, mais perdure dans la maréede l’histoire et qui, lorsque nous la découvrons et l’accueillons, nous enveloppede ses vagues de vie pour nous emporter au loin, très loin dans la mission.Réfléchir avec joie la participation à ce mouvement de la vie, doit être aujourd’huinotre première annonce, pour timide et provisoire qu’elle soit.

Ce ne sont pas les projets communautaires, ni les modèles achevés depastorale, mais la proximité à la réalité et à la lumière la Parole lue encommunauté qui nous ouvre le chemin non seulement du quoi, mais du comment,du quand, et du pourquoi de la vie et de la mission, en clé d’espérance, et nouséloigne de la vie pseudo-mission, prédéterminée et prévisible, monotone etrépétitive, craintive et diabolisante, ou superficiellement caquetante et voyante.

François d’Assise invitait à trinquer joyeusement : « À la santé des signesnouveaux du ciel et de la terre, qui sont grands et très excellents devant Dieuet que beaucoup de religieux et religieuses et autres personnes considèrentinsignifiants ».

Pour trinquer aujourd’hui, il faut laisser derrière soi les sécurités et lesgrands engagements de notre activisme stérile pour nous faire participants dela fête de la vie quotidienne avec ses lumières et ses ombres, comme une noce,à laquelle le vin manquera certainement, mais où se trouvent présents leSeigneur et la tendresse prévenante de la Mère. Pour boire il faut accrocher auvestiaire la robe de tristesse du cynisme, et se laisser surprendre par le mystèreinfini de l’autre, sans oublier que jamais il ne cessera d’être contradictoire. Pourtrinquer, il faut réfréner la hâte de boire goulûment qui enivre sottement et nouséduquer à prendre la petite gorgée qui réjouit le cœur, et nous permet desupporter même la douleur avec dignité. Pour distinguer le bon vin des suppléantsersatz génériques ou pernicieux, nous avons besoin de temps et d’espaceprolongés pour gagner dans l’accumulation des expériences qui précède toutesagesse. Et nous n’avons pas dit le plus exquis du toast : dans le choc des coupeson rencontre et on est rencontré. Les regards s’embrassent et s’embrasent. Letintement des coupes dans la vie de François, et de tant de mystiques, est lasynthèse réussie entre le ciel et la terre, synthèse d’immanence et de transcendance,de foi et d’histoire, c’est-à-dire où résonne ce qui est proprement chrétien.

Jean Paul II invitait particulièrement les religieux « à reproduire aveccourage, l’audace, la créativité et la sainteté de leurs fondateurs et fondatricespour répondre aux signes des temps qui surgissent dans le monde d’aujourd’hui »et à ne pas nous contenter de lire les signes, mais à contribuer à « élaborer età porter à terme de nouveaux projets d’évangélisation, adaptés aux situationsactuelles ».

C’est le moment de repenser notre identité et notre mission, en reconnaissant

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pour commencer que « celui qui ne lit pas les signes des temps, court le dangerde s’installer, de se répéter, d’invalider les rêves les plus profonds, de perdrepeu à peu la joie contagieuse de la foi ». Il faut le contact mystico-prophétiqueavec le présent car c’est là que le Mystère se laisse constamment rencontrer demanière fortuite : dans la richesse multiculturelle menacée par la mondialité ;dans l’annonce de la résurrection qui vient par la voix des femmes pourtantréduites au silence de façon impressionnante ; dans la beauté de la création quenous nous acharnons à détruire ; dans le protagonisme des laïcs, que nouscontinuons à traiter comme des chrétiens de seconde zone ; dans le réveil dessentiments que nous regardons encore avec une suspicion dualiste ; dans lamanifestation plurielle de l’expérience religieuse face à l’adoration de tantd’idoles dogmatiques…

11. Éduquer les sentiments

« Dieu - disait Teilhard de Chardin- se trouve aussi répandu et aussitangible que s’il s’agissait d’une mer qui nous baignait… Il nous enveloppe touscomme le monde. Que vous manque-t-il donc pour pouvoir l’étreindre ? uneseule chose : le voir ». Teilhard proposait, avec une urgence qui se faisaitimpérative, une « éducation du regard », pour que nous soyons capables de voirDieu partout : « dans le plus secret, dans le plus consistant, dans le plus définitifdu monde ».

L’accent fortement mystique de la vie religieuse latino-américaine, m’inviteà regarder le monde autrement, non seulement à partir de la sociologie, mais demanière bien plus intégrale, comme lorsque nous étions enfants et qu’il s’ouvraitpour la première fois à notre regard émerveillé sans les restrictions qu’imposentaujourd’hui les idéologies, qu’elles soient conservatrices ou libératrices.

Maria Zambrano, si profondément liée aux Caraïbes, nous découvre lesdifférents niveaux de vision que nous devons développer : « N’importe quelregard ne peut engendrer des visions. Certains regards ne voient rien de pur,immergés qu’ils sont dans l’immédiat ; d’autres, prenant un peu plus de recul,se perdent dans les mirages ; d’autres arrivent à se représenter des personnages,des créatures. Enfin il y a le regard de génie de celui qui, unifié car il a un centre,et parvenu en un lieu privilégié, regarde depuis ce lieu avec créativité.

C’est précisément ce regard que nous désirons atteindre, un regard capablede voir Dieu dans la réalité crucifiée et qui, loin de se résigner devant elle, faitle pari de contribuer à créer un monde nouveau. Sans épouser la réalité, maisen ne la fuyant pas non plus, il voit plus profondément, et, à partir de là, il sedécouvre à la fois créé et co-créateur, capable d’engendrer des visionstransformantes.

Ernst Bloch propose une clé fort éclairante qui met également en relief la

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proximité de la réalité en prenant, pour sa part, une comparaison auditive : « Ilfaut écouter le mouvement de la réalité avec un sens quasiment musical, etdemander : ‘dans quelle direction faut-il jouer la mélodie ?’ ».

Il est clair que cette ouverture des divers sens aspire à des niveaux deprofondeur, ce qui finit par les réunir. Rumi, très versé dans l’interprétationmystique des sens affirmait que lorsque l’oreille est pénétrante, elle se convertiten œil ; sinon la Parole de Dieu reste empêtrée dans l’ouïe sans parvenir aucœur ».

Nous avons non seulement besoin de la vue, non seulement d’une mystiquedes yeux ouverts, mais de tous les sens pour capter sa présence bienveillante.« Dieu est comme le soleil brillant qui impressionne toutes les parties de l’espritde l’humanité pour se donner à percevoir : c’est la parole vivante qui appellesans cesse la sensibilité profonde de tout homme afin de se faire sentir. Là oùune fente s’ouvre à la lumière, là où un cœur perçoit obscurément sa voix, Dieufait irruption avec l’impatience de l’amour et inaugure un dialogue qui, profitantde cette ouverture, va en s’amplifiant et en s’approfondissant ».

Pour évangéliser il faut commencer par détacher les sens parce qu’il nes’agit pas d’une épiphanie magique et soudaine, mais de l’agir diaphane d’unDieu toujours à l’œuvre, qui attend sans se lasser le ‘oui’ de nos sens et de notreliberté pour se communiquer et nous conduire en des lieux insoupçonnés dansnotre vie et notre mission.

Paul Tillich assurait qu’une religion qui ne peut dire avec conviction« Dieu est ici », parmi nous, se transforme tôt ou tard en un système de normesdoctrinales ou morales, marquées par le conservatisme ou le libéralisme, peuimporte. Et, malheureusement, l’annonce pourrait bien alors se transformer enannonce publique au service du sabbat.

Le religieux ou la religieuse est appelé(e) à être une personne sage(savoir) ; non parce qu’elle sait beaucoup de choses sur Dieu, mais parce qu’ellel’a goûté avec tous ses sens, de tout son cœur, avec tout son être et qu’elle n’engarde pas le secret pour elle-même.

Ce qui paraît urgent actuellement pour la vie religieuse du continent cen’est pas simplement une éthique de la libération, qu’elle a déjà bien assimilée,mais une esthétique, une poésie de l’existence, une mystique des sens ouvertspour contempler la réalité à la lumière de la parole et s’engager, à partir de cetteintimité amoureuse, sur un chemin toujours nouveau.

La poétesse Maria Wine, et tant d’autres femmes nous ont fait tressaillir ennous parlant d’un lieu marqué par l’espérance invincible :

Quelque part

il doit bien y avoir un rayon de lumière

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qui dissipe les ténèbres de l’avenir

une espérance qui ne se laisse pas tuer

par le désenchantement

et une foi qui ne perd pas

immédiatement la foi en soi-même

Quelque part

il doit bien y avoir un enfant innocent

que les démons n’ont pas encore vaincu

une fraîcheur de vie sans odeur de putréfaction

et un bonheur qui n’est pas fondé

sur les malheurs des autres

Quelque part

il doit bien y avoir un éveilleur

du bon sens qui avertisse du danger

des jeux auto-annihilants

une gravité qui se risque

à se prendre au sérieux

et une bonté dont la racine n’est pas

simplement méchanceté réfrénée

Quelque part

il doit bien y avoir une forme de beauté

qui continue à être beauté

une conscience pure

qui ne dissimule pas quelque crime passé

il doit y avoir un amour de la vie

qui ne parle pas un langage équivoque

et une liberté qui n’est pas fondée

sur l’oppression des autres

Je veux croire que ce lieu existe. Je veux croire que les religieux et lesreligieuses du Nord, du Sud, de l’Orient et de l’Occident, nous pouvons être unde ces petits lieux vitaux où se distille l’élixir de l’espérance. Je veux croire quenous pouvons « être des signes humbles et simples de l’étoile qui scintilleencore au creux de la nuit des peuples, et les attirent tous vers la centralité dela Vie ».

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SPIRITUALITÉ DE LA CONSÉCRATION

S. Josune Arregui, CCV

Sœur Josune Arregui est secrétaire exécutive de l’UISG.

L’article a été publié dans la revue Testimonio n. 251- année 2012

Original en espagnol

n dit que notre société, sous couvert d’agnosticisme et d’éloignement detoute religion, cache en réalité une profonde nostalgie de l’Absolu quinous a donné la forme et l’être. On perçoit un désenchantement par rapport

au progrès mondialisé. L’espérance, qui jaillit spontanément de tout cœur humain,se sent comme retenue sans savoir où se projeter.

Face à cette situation qui nous interpelle, que pouvons-nous faire, nous, lesconsacrés/ées ? Nous avons à notre actif des siècles d’excellents servicesd’humanisation et d’annonce de la bonne nouvelle de l’Évangile de Jésus. Dans lasituation que nous connaissons aujourd’hui certains de ces services sont désormaisexercés par l’État (pas dans tous les pays) et, dans une culture hédoniste etcompétitive, ils sont peu nombreux ceux qui manifestent quelque intérêt pourécouter cette bonne nouvelle que nous voudrions leur annoncer.

De plus, il nous devient également difficile de continuer à gérer nos œuvres.En raison de leur âge et de leur état de santé, bon nombre de nos membres se retirentdes services apostoliques actifs. Le danger nous guette de nous réfugier dans lesouvenir d’un passé glorieux que nous estimons révolu.

Mais le défi se fait pour nous de plus en plus aigu : que pouvons-nous faireaujourd’hui, nous les consacré(e)s ? Comment, selon ce qu’on attend de nous,continuer dans cette situation à « contribuer de manière profonde au renouveau dumonde » (VC 25)?

La réflexion que l’on me demande est non seulement de dire ce que supposele fait de vivre la spiritualité de la consécration, mais aussi, comment, à partir decelle-ci, donner un sens à notre monde.

Rappelons donc brièvement en quoi consiste cette consécration qui définitnotre identité et nous pourrons ensuite signaler quels sont les traits qui la caractérisentet comment ceux-ci peuvent apporter beauté et sens à notre monde.

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1. Consacrées/és par Dieu

La vie religieuse est une manière particulière parmi d’autres dans l’Église, desuivre Jésus. Dès les origines, des baptisés se sont sentis invités « non seulementà accueillir le Royaume de Dieu dans leur vie, mais aussi à mettre leur existenceau service de cette cause, en quittant tout et en imitant de près la forme de vie [deJésus] » (VC 14).

Cet appel, nous l’avons perçu comme un attrait - nous l’appelons vocation -dont Dieu a l’initiative et qui correspond de la part de la personne à une libreréponse qui se traduit par une forme de vie communautaire dans la chasteté, lapauvreté et l’obéissance pour le Royaume. Appel et réponse. Oui, mais est-ce celala consécration ou bien y a-t-il quelque chose de plus ?

L’usage qui est fait du mot consacrer nous désoriente. Il est parfois employédans un sens juridique pour signifier que des lieux et des choses (un calice, untemple) sont exclusivement réservés à un usage religieux. Quand il s’agit depersonnes, se consacrer est fréquemment utilisé comme l’équivalent de se livrer,comme une action humaine, bien qu’elle soit orientée vers Dieu.

Mais en réalité, consacrer c’est rendre sacré. Et qui peut con-sacrer sinonCelui qui est Sacré par excellence ? Dans cette perspective, nous devons dire quela consécration est une action de Dieu, l’unique Sacré, qui choisit des personneset établit avec elles une relation nouvelle pour remplir sa mission - la mission deDieu – en faveur de l’humanité. Du côté de Dieu, nous dirions que consacrer unepersonne c’est se la réserver, en prendre possession, l’envahir de sa sainteté etl’envoyer. À cette personne il revient d’accueillir l’action de Dieu, de se laisserconsacrer et posséder, de se vider, de se livrer, de consentir. Donc, nous lesreligieuses et religieux, nous ne nous consacrons pas à Dieu mais nous sommesconsacrées/és par Lui pour une mission.

L’élément essentiel d’une profession religieuse n’est pas tant l’engagementpris en public par la personne à vivre les vœux en communauté, selon un charismedéterminé, mais la prière d’invocation que fait toute la communauté réunie pourque l’Esprit Saint descende sur cette personne et la rende apte à remplir la missionreçue, en associant son oblation à l’offrande du Christ.

Cette mystérieuse action transformante de l’Esprit Saint s’exprime par deuxmots : onction, et envoi.

L’onction est une action pénétrante qui imprègne, revigore et assouplit, quidispose la personne et la rend apte à être envoyée en mission.

L’envoi, est l’impulsion qu’entraîne cette onction : prolonger la miséricordede Dieu, rendre visible la présence de Jésus dans le monde, signaler la beauté infiniequi peut seule combler le cœur humain » (VC 16).

Cette consécration que Dieu opère chez les religieuses et religieux par l’actionde son Esprit est le sceau qui marque notre identité. Nous ne pouvons pas identifier

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notre personne en marge de cette marque transformatrice. « Celui qui nous affermitavec vous dans le Christ et qui nous a donné l’onction, c’est Dieu, Lui qui nous aaussi marqués d’un sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l’Esprit » (2 Co1,21).

Le Consacré par excellence c’est Jésus, « que Dieu a consacré par l’EspritSaint et rempli de sa force » (Ac 10,38), que le Père a consacré et envoyé dans lemonde (Jn 10,36). Jésus est le Christ, l’oint par antonomase. « Son oblation parfaiteconfère la portée d’une consécration à tous les événements de son existenceterrestre » (VC 22).

En s’incarnant, Jésus prend un chemin de consécration qui culminera dans samort et sa résurrection. Sa vie consistera à se vider de tout, et sans cesser d’êtrechair, il sera envahi par la transparence divine.

C’était là son identité la plus profonde et c’est pourquoi, en se présentantpubliquement dans la synagogue de Nazareth, il s’appliqua à lui-même le texted’Isaïe : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’Il m’a consacré par l’onctionpour porter la bonne nouvelle aux pauvres ; Il m’a envoyé annoncer aux captifs ladélivrance…‘Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture’ »(Lc4,18.21).

2. L’Esprit qui nous dynamise

À partir de cette manière de comprendre la consécration religieuse, nouspouvons essayer de définir cette forme de spiritualité chrétienne qui nous anime etdont nous sommes appelées à imprégner notre monde avec la famille religieusedans laquelle nous avons été consacrées/és. Cette spiritualité peut se définir par lespoints suivants :

La pertinence : engagement et tradition

Le ‘oui’ par lequel nous acceptons l’acte consécratoire de Dieu a marqué lesprofondeurs de notre identité. Il n’affecte pas uniquement le style de vie, ni l’actionou l’orientation des énergies de la personne, ni les pratiques religieuses. C’est lenoyau le plus profond, l’axe central de la personne qui est touché et progressivementtransformé.

Dans le baptême l’identité de la personne avait déjà été transcendée parl’identité chrétienne, et dans la profession religieuse l’identité chrétienne se trouvespécifiée par l’identité consacrée. Dieu nous a marqués de son sceau et la personnene peut se définir désormais qu’à partir de cette consécration.

Mais l’autre face de l’identité est l’appartenance. « Il n’est pas possible derépondre à la question qui suis-je sans inclure dans la réponse à qui j’appartiens ».L’appartenance implique le lien, concept qu’il n’est pas facile d’accepter dans uneculture de l’individualisme comme la nôtre. Ce lien se réfère avant tout à Dieu quinous a « réservé(e)s », non comme un privilège d’intimité, mais en vue d’un

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ministère au service de l’humanité. C’est aussi le lien qui nous unit à la famillecharismatique par laquelle l’appel nous a été confirmé, et dans laquelle nous noussommes engagés à vivre cette réponse.

Le mot lien est le terme fort qui nous définit. Si nous sommes consacrés/ées,alors nous ne nous appartenons plus, et en appartenant à Celui-là seul qui peut sedéfinir comme Je-Suis, nous avons découvert notre identité originelle et notreliberté la plus profonde.

Dans une société dont Dieu paraît absent, cette appartenance, ce lien fort desconsacrés que l’on perçoit ancrés dans un Mystère qui leur donne cohérence etintègre toutes les autres appartenances (peuple, famille, profession, etc), posequestion et affaiblit toutes ces affirmations qui limitent l’horizon de l’existencehumaine. Les consacrés/ées annoncent par leur existence qu’une beauté suprêmes’est emparée de leur vie, et que marcher fidèlement à la suite de Celui qui lesprécède avec sa croix rédemptrice, n’empêche pas d’être heureux mais au contraire,génère le bonheur profond auquel nous aspirons tous.

Pèlerins et indicateurs de chemin

Nous définissons la vocation comme un attrait qui s’empare de nous à mesureque nous laissons Dieu envahir notre vie par son Esprit et nous configurer à Jésus.Cette transformation est le fruit d’un abandon, d’un consentement, qui n’estpossible qu’en gardant le regard fixé sur Jésus et en marchant à sa suite. « Il fautqu’il grandisse et que moi je diminue », disait Jean-Baptiste.

Cependant, la profession religieuse est dynamique ; ce n’est pas un faitponctuel qui nous situe automatiquement dans un « état de perfection », mais unacte humain libre qui déclenche un processus qui dure toute la vie : une vie émailléede choix qui viennent l’alimenter. L’Esprit attire, mûrit, configure et jour après journous conforme au style de vie de Jésus, et fait de nous des consacrés/ées (oints etenvoyés). Saint Paul dit : « Que le Dieu de la paix lui-même vous sanctifietotalement » (1 Th 5,23).À mesure que le regard se concentre sur Lui, la vie setransforme. C’est pourquoi l’itinérance missionnaire ne déracine pas, car les yeuxsont fixés sur Jésus et c’est ce regard qui nous unifie intérieurement.

Cet attrait mystérieux grandit à mesure que nous acceptons qu’il s’empare denous ; c’est lui qui donne solidité et consistance à notre vie. « Il faut s’habituerprogressivement au Seigneur », disait sainte Joaquina Vedruna pour exprimer ceprocessus humano-divin. « Je ne sais pas si son visage était beau, – disait MartínDescalzo- je sais seulement que le contempler donne à mon âme l’eau qui la faitvivre ».

Dans une culture de l’éphémère et du jetable (user et jeter), dans une sociétédéçue par le progrès, nous les consacrés/ées pouvons être par la clarté de nos yeux– reflet de son regard - des poteaux indicateurs de chemin qui orientent tous ceschercheurs de sens dans la direction de ce trésor qu’il « nous a laissé à comprendre ».

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Communautés fraternelles et circulaires

Nous savons que notre manière de suivre Jésus se distingue par son caractèrecommunautaire, et que notre vocation est une con-vocation. Notre style de vie senourrit de la relation avec un Centre qui nous attire et dont la présence se vérifiedans des relations fraternelles et circulaires qui découlent de ce centre. Avoir lesentiment que chaque frère ou chaque sœur m’appartient, est la clé de la spiritualitéde communion. « Dans la vie communautaire, la force de l’Esprit qui est en unepersonne se communique à tous en même temps », disait saint Basile.

La communion fraternelle est l’espace théologal dans lequel « on peut fairel’expérience de la présence mystique du Seigneur ressuscité » (VC 42). Encommunauté nous écoutons la Parole, en communauté, nous discernons sa volontéà travers les médiations et les événements, en communauté nous recréons chaquejour les relations de la famille des fils de Dieu.

Disons que l’appartenance à Dieu se vérifie dans l’appartenancecommunautaire. Nous savons bien que cette appartenance qui exprime l’authenticitéde notre vie est exigeante et nous engage fortement, mais je ne sais pas si nousestimons suffisamment le fait que cette même appartenance est un enracinementprécieux qui nous soutient et nous nourrit. La vie fraternelle canalise les énergiesdes consacré(e)s et soutient leur fidélité.

Face à l’individualisme atroce dans lequel débouche souvent la recherched’autonomie dans notre société, la communauté exerce une force d’attraction, etpar là même elle devient mission. Nous les consacrés/ées nous pouvons présenternos fraternités concrètes comme une manière possible de surmonter jour après jourles inévitables conflits de la cohabitation ; comme une forte incitation à organisernotre économie en bourse commune, ce qui nous maintiendrait dans la sobriété etnous permettrait de partager avec ceux qui n’ont rien ; comme l’exercice del’autonomie de personnes mûres qui cherchent dans une interdépendance la volontéde Dieu, par le biais de la communauté et de structures choisies d’un communaccord.

La société actuelle et l’Église elle-même ont un besoin urgent de cescommunautés fraternelles.

Mystique des yeux ouverts

Par sa référence au Sacré la consécration peut se comprendre de manières trèsdiverses selon l’image qu’on a de Dieu. On dit que ce qui fait la différence ce n’estpas tant que nous croyons en Dieu ou pas, mais en quel Dieu nous croyons. C’estpourquoi, en parlant de la spiritualité de la consécration il s’avère nécessaire depréciser que nous parlons du Dieu de Jésus Christ.

Nous croyons que Jésus est Dieu mais nous croyons également que Dieu c’estJésus ; nous croyons que Dieu nous a parlé par son Fils ; que les paroles et les actesde Jésus sont la révélation même qu’Il est venu nous apporter, rectifiant par là de

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fausses conceptions de la religion.

Nous l’appelons spiritualité de l’incarnation pour marquer la distance parrapport à toute espèce de spiritualisme, et nous centrer en une vie guidée parl’Esprit lui-même qui anima Jésus tout au long de son existence, car c’est làl’unique spiritualité chrétienne.

En nous donnant l’onction, et en nous mettant ainsi à part, la consécrationpourrait s’entendre comme un éloignement du monde. Mais il n’en est pas ainsi,nous suivons un Dieu qui a décidé de s’impliquer dans l’histoire. Au baptême deJésus, le ciel se déchira et, à sa mort, le voile du temple se déchira. C’est-à-dire queJésus rompt la différence entre le sacré et le profane. Le commencement del’Évangile de Matthieu (1,26) nous annonce la venue de l’Emmanuel, (Dieu avecnous) et le dernier verset dit : « Je serai avec vous jusqu’à la fin du monde »(28,20).

Si la spiritualité de l’incarnation prend corps en nous, notre propre spiritualitédeviendra nécessairement contemplative. Certains l’ont appelée « mystique desyeux ouverts » : celle-ci ne nie pas pour autant la « mystique des yeux fermés » carpersonne ne peut substituer la relation personnelle qui alimente ce regard, mais ellesouligne un autre aspect. Par la foi nous brisons la coque de la réalité et nousdécouvrons alors le germe de vie qui se cache dans les situations ambiguës ; nousvoyons comment Dieu agit en profondeur, à son rythme.

Vivre le regard fixé sur le visage du Seigneur ne diminue en rien l’engagementen faveur de l’être humain, au contraire, cela le renforce (cf VC 75). La mystiquedes yeux ouverts nous amènera normalement à découvrir l’image divine déforméesur tant de visages défigurés de nos contemporains et à nous engager dans une tâched’humanisation et d’annonce jusqu’à ce qu’ils deviennent des visages transfigurés.

Ainsi, les communautés insérées et humanisantes peuvent-elles constituer unatout significatif pour la nouvelle évangélisation de ces personnes que rebute unereligion ritualiste mais qui sont capables d’accueillir la bonne nouvelle : leRoyaume de Dieu est déjà parmi nous.

3. Faire de sa vie une offrande

Dans « Repartir du Christ », l’Église nous a dit que la consécration religieuseassume une structure eucharistique et que la participation à la célébrationeucharistique façonne de l’intérieur l’offrande renouvelée de sa propre existence(26).

L’Eucharistie nous offre la possibilité unique de faire de notre vie uneoffrande associée à celle du Christ. C’est là que nous sommes consacrés/ées chaquejour, là que nous devenons capables d’assumer l’envoi pour la mission reçue.

Lorsque Jésus a dit « Faites ceci en mémoire de moi », la table est restéeouverte pour tous ceux qui veulent faire de leur vie une offrande pour le bien detous. Les sacrifices de l’Ancien Testament ont été abolis, mais il nous reste le

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« mémorial » de cette offrande unique dans laquelle il n’y a plus qu’un seul prêtre,le Christ Jésus, qui s’est livré lui-même et qui a fait de son peuple nouveau « uneRoyauté de prêtres pour son Dieu et Père » (Ap 1,6).

Que l’Église ait institué un ministère pour présider à ce culte véritable,n’enlève rien à la vérité de notre sacerdoce, que nous sommes invités/ées à exercerconsciemment et activement avec Lui. Nous ne devons pas aller à la messe « enspectateurs extérieurs et muets », comme le dit le Concile, mais nous devons nousoffrir pour le bien de tous, non seulement par les mains du prêtre, mais avec lui (cf.SC 48). Cela nous demande donc d’être con-célébrants dans l’offrande que fait leChrist au Père avec son Église.

Notre rôle à nous, les consacrés/ées, est de nous approcher pour boire à cettesource en tant que membres d’un peuple, d’accueillir la Parole vivante, de chanterla fidélité de Dieu, d’apporter à l’autel les angoisses et les espérances des personnesainsi que la mission de notre communauté propre, et d’y déposer notre vieconsacrée, pauvre et simple. L’Esprit Saint descendra sur tout cela pour l’associerau Corps et au Sang de Jésus, et nous l’offrirons au Père pour lui rendre gloire parle Christ, avec Lui, et en Lui.

Notre faible foi s’appuie et s’affermit dans la foi de l’Église. C’est ainsi quel’Eucharistie donne sens à tout le culte de notre vie consacrée.

Conclusion

Nous sommes tous/toutes convaincu(e)s de la dimension prophétique de la vieconsacrée, mais dans la situation actuelle (incroyance, injustice, crise économique,etc.) nous pouvons dire que le moment est venu de porter cette prophétie àl’extrême.

Ce que la vie religieuse peut donner avant tout, c’est une « précieuse impulsion »et une plus grande cohérence à la vie des croyants, parmi lesquels beaucoup sontdésorientés, scandalisés, et ont besoin de retrouver l’identité dont ils ont reçu lesceau au baptême.

Pour les non-croyants, la vie religieuse peut être une annonce existentielle dela présence de ce Dieu qu’ils ignorent, tout en le cherchant de mille manières.

Et chez tous, notre présence peut raviver l’espérance que vienne le Royaume.L’espérance est annonce et anticipation, l’espérance est aussi mission.

« Ainsi, la vie consacrée devient-elle l’une des traces perceptibleslaissées par la Trinité dans l’histoire, pour que les hommes et les femmespuissent connaître la fascination et la nostalgie de la beauté divine »(VC 20).

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LE CÉLIBAT (DANS LA CHASTETÉ)DANS LA VIE CONSACRÉE EN AFRIQUE

P. Richard Kuuia Baawobr, M.Afr.

Le P. Richard Kuuia Baawobr est supérieur général des Missionnairesd’Afrique (Pères Blancs). Né au Ghana en 1959, le P. Baawrob est lepremier africain à assumer cette fonction. En 2004 il a obtenu un doctoraten Études bibliques et depuis 2010 il est aussi Chancelier de l’InstitutPontifical d’Études Arabes et d’Islamologie (PISAI) à Rome.

Original en anglais

l y a quelques années, un jésuite congolais écrivait un livre sur le célibatd’un point de vue africain, lui donnant un titre qui fait réfléchir : « Célibatconsacré pour une Afrique assoiffée de fécondité »1 (ce qui pourrait se

traduire librement en anglais par Consecrated Celibacy for an Africa thirsty forFecundity). S’il est une valeur qui est bien mise en relief dans toute l’Afriquesubsaharienne (celle que je connais le mieux), c’est celle de la vie physique,donner la vie à d’autres pour assurer l’avenir. Le célibat consacré en Afrique,(et ailleurs probablement, pour d’autres raisons) se pose comme un choix quiva radicalement à contre-courant. Et ceci représente un défi pour beaucoup dejeunes, hommes et femmes qui optent pour la vie consacrée. Acceptent-ils lecélibat comme partie intégrante d’un contrat forfaitaire de consécration - etdans ce cas il est évident que l’on recherchera des compromis ? ou bien lechoisissent-ils comme signe de quelque chose de nouveau et de comblant(pour eux-mêmes et pour le monde)… le Royaume de Dieu ? Au fil des années,en tant que membre d’un Institut missionnaire, j’ai réalisé dans mes échangesavec mes frères et des membres d’autres congrégations que vivre le célibatdans la chasteté présente des défis réels qui ne se limitent pas à une culture -la culture africaine par exemple. Au lieu d’être paralysants, ces échangespeuvent être plutôt des occasions de croissance et d’approfondissement del’engagement pris envers Dieu et envers le prochain. Je mentionnerai brièvementquelques problèmes pastoraux (et administratifs) auxquels nous sommesparfois confrontés, en tant que Congrégations Religieuses ou Sociétés de VieConsacrée. Toute lumière/aide que nous pourrons nous apporter les uns auxautres sera, je crois, très appréciée.

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Mon propos reposera sur quatre points principaux :

- Le célibat : un appel à accepter un contrat forfaitaire?

- Quelques points d’appui pour l’engagement au célibat en Afrique ;

- Grandir dans l’appel au célibat en Afrique (et ailleurs) ;

- Quelques questions de pastorale : les défis de la formation au célibat et dansle vécu du célibat.

Il est certain que des années de vie interculturelle ont fortement influé surma vision africaine du célibat. Je crois cependant, que dans les conseilsgénéraux, l’unité des personnes consacrées autour de l’Évangile est plus forte,plus déterminante que les divergences culturelles. Et je n’oublie pas que lesdivergences culturelles sont appelées à être évangélisées !

1. Le célibat : un contrat global ? Un appel !

Fort de mon expérience, je dirai qu’en Afrique, lorsque de nombreuxgarçons et fillettes (servants de messe, scouts, etc.) font le choix de devenirprêtres, ou religieux et religieuses en réponse à ce qu’ils croient être l’appelde Dieu, ils n’en mesurent ni les conséquences ni les exigences. Je vois encorele regard du prêtre qui nous sondait en nous demandant ce que nous voulionsfaire plus tard quand nous serions grands. Pour ma part, je répondis avecaudace que je voulais être prêtre. Il me demanda si j’étais prêt à vivre le célibat.Je savais à peine ce que signifiait ce mot, mais je répondis oui. Ce quim’attirait, vers le sacerdoce tout d’abord, et plus tard vers les Missionnairesd’Afrique, c’était que les prêtres que je voyais étaient des gens heureux etdisponibles. Des modèles de ce que je désirais être. J’ignorais tout de leursvœux ou des conseils évangéliques. Je me sentais appelé à vivre comme eux,et si pour vivre de cette manière il me fallait devenir prêtre, et rester célibataire,peu m’importait ce que cela signifiait et les conséquences que cela entraînait,j’étais heureux et prêt.

Bien sûr avec les années et plus tard à l’école secondaire, avant d’entrerau séminaire à l’âge de 20 ans, j’en savais un peu plus mais je m’en tenais àune compréhension rudimentaire, à savoir que les prêtres ne se marient pas,qu’ils n’ont pas d’enfants, etc. C’était une compréhension négative, et il mefaudrait les années de formation initiale pour lui donner un contenu positif entermes d’appel à vivre avec le Christ, totalement consacré à Dieu et auprochain, sans limites, et que c’est un appel qui doit être renouvelé chaquejour.

Au cours de la formation initiale, ce qui est devenu clair pour moi (et pourbeaucoup d’autres, je suppose) est qu’il est nécessaire que nous choisissionsnous-mêmes de vivre le célibat dans la chasteté et ceci, y compris dans uncontexte comme l’Afrique où la transmission de la vie est si importante.

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2. Points d’appui pour l’engagement au célibat en Afriquesubsaharienne

Bien que la fécondité soit particulièrement mise en valeur dans la cultureafricaine, il est des cas où le célibat ou la continence temporaire2 est choisieou imposée ; ou encore des cas où l’on s’attend à ce qu’elle soit pratiquée parles personnes concernées. Voici ce qu’a révélé une étude menée par Matunguluen RD du Congo (1980-1981). Deux questions étaient posées :

a) Y a-t-il des choses interdites en ce qui concerne la transmission de la vie ?

b) Pourquoi sont-elles interdites ?

Il découvrit ce qui suit :

Dans de nombreuses tribus, on attend d’une jeune fille qu’elle arrivevierge au mariage car c’est une bénédiction pour celui qui va l’épouser etpour les parents de cette jeune fille ; c’est une garantie de sa fidélité future àson époux unique.

En temps de guerre ou de compétition : comme dans les temps bibliques,les hommes engagés dans la guerre sont supposés s’abstenir de relationssexuelles afin d’être complètement voués à leur tâche et à la poursuite de lavictoire.3

En temps de sécheresse ou autres calamités : les hommes s’abstiennentnormalement de toute relation sexuelle pour donner une chance à la nature dese refaire et de pourvoir ainsi aux besoins de la famille humaine.

En période de deuil : il est interdit aux couples d’avoir des relationssexuelles. C’est ainsi que hommes et femmes sont séparés et dorment à partde crainte que la personne décédée ne vienne troubler ceux qui restent.

J’ajouterai deux autres cas qui requièrent une continence temporaire.Dans certains cas, les ministres des religions traditionnelles sont supposéss’abstenir de relations sexuelles avant de pratiquer certains sacrifices.

Même chose pendant les rites d’initiation : en effet, la période d’initiationest une période « entre-deux » 4. En langage théologique, nous pourrionsparler du « déjà » et du « pas encore ». Ils ne sont pas encore adultes mais onleur apprend ce qu’ils ont besoin de savoir pour les préparer à vivre leursresponsabilités en tant que jeunes hommes et jeunes femmes adultes. Tout esten puissance, mais l’activité sexuelle n’est pas autorisée et même sévèrementpunie. Il y a une séparation stricte entre garçons et filles pendant cette périodeet tandis que les premiers sont instruits par des hommes, les autres le sont pardes femmes.

Selon Matungulu, ces divers cas nous rappellent que la vie a du prix, nonseulement en elle-même mais en raison de ce qu’elle signifie pour la famille,

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le clan, la tribu et la nation. La vie doit être accueillie et protégée. Enconséquence, tout ce qui la met en danger à un moment particulier n’est pasacceptable. Bien longtemps avant la proclamation de l’Évangile, nosancêtres réalisaient déjà que dans et par la continence, s’exerçait unepuissance vitale, une source de vie et de croissance humaine. La continenceétait rigoureusement pratiquée à certains moments de la vie. Elle est encorepratiquée en vue de sauvegarder et de renforcer la vie qui vient de Dieu etpar la voie des ancêtres. Le Muntu de religion traditionnelle qui pratique lacontinence périodique ne le fait pas par amour de la continence elle-même,mais par amour de la vie.

Il me semble que nous, les africains, avons là un point d’appui pour notreengagement au célibat. La vie que nous recevons de Dieu et que nouscherchons à promouvoir est absolument manifeste dans la personne de Jésus,dans son message et dans son style de vie. Le célibat est une manièred’annoncer dans et à travers nos personnes que le Royaume de Dieu est là etcependant qu’il doit encore atteindre sa plénitude. Dans cette période du « déjàet du pas encore », nous acceptons d’être signes des valeurs du Royaume !Notre engagement nous rappelle, à nous et aux autres, que la vie n’est passeulement physique. En suivant cette voie, nous continuons à donner la vie,bien que de manière différente. Pour autant, elle n’en est pas moins réelle quecelle du couple qui a beaucoup d’enfants, beaucoup de petits-enfants etd’arrière-arrière-petits-enfants !

3. Grandir dans l’appel au célibat en Afrique (et ailleurs)

Pendant les années passées en formation, que ce soit comme candidat oucomme éducateur et maintenant dans l’équipe de leadership, j’ai acquis laconviction que dans la vie consacrée de rite latin, le célibat en tantqu’appel doit être profondément enraciné dans le désir d’être avec Jésuset d’imiter le Christ obéissant, chaste et pauvre en même temps que celadoit nous permettre d’être totalement à la disposition de nos frères etsœurs. J’associe ici les points de vue de Matungulu Otene5, jésuite congolais,et de Aylward Shorter6 anthropologue britannique, Missionnaire d’Afrique,qui a travaillé de nombreuses années en Afrique et a beaucoup écrit, et undominicain d’Afrique du Sud, Albert Nolan7.

3. 1. Chastes et célibataires, avec le Christ

Matungulu fait remarquer avec raison que dans la vision du monde bantutelle qu’elle s’exprime dans les langues de l’Afrique de l’Est, du Centre et duSud, le concept de l’« avoir » est en fait le prolongement du concept del’«être». Le mot « avoir » exprime effectivement l’idée d’« être avec »8. Pourdire « je suis prêtre » en Lingala, par exemple, je dirai « Nazali Nganga-

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Nzambe » et pour dire « Je suis avec un prêtre », « Nazali na Nganga-Nzambe ». Ceci souligne le fait que pour le Muntu et pour beaucoup d’africainssubsahariens le verbe « être » signifie « être avec », être en communion avecles choses, les autres personnes, les esprits, et l’Être Suprême (Dieu). Nullepart ailleurs ceci n’est plus vrai que dans ces régions. Comme dit le dictonpopulaire « nul n’est une île ». Nous avons besoin les uns des autres.

Répondre consciemment à l’appel de la vie consacrée, c’est choisird’« être avec » le Christ de telle manière que ma vie soit un reflet de la sienne.Parmi les passages bibliques que Matungulu indique à ce sujet, je mettrai enexergue :

- Mc 3,13-14 : l’appel et le choix des apôtres « pour être avec lui… » avantd’être envoyé ;

- Mt 28,20 : promesse du Seigneur Ressuscité : « je suis avec vous tous lesjours… »

Jésus a vécu chastement pour les autres, et pauvrement pour partager cequ’il possédait, dans une obéissance totale, une ouverture et une disponibilitécomplètes à la volonté du Père. L’expérience du dépouillement de soi (kénose),dont Paul parle en Philippiens 2 est à considérer. Il me semble que Shorter faitici une remarque très juste (dans une certaine mesure) lorsqu’il soulignel’importance de la kénose culturelle qui accompagne la pratique des conseilsévangéliques en général et du célibat en particulier. Voici ce qu’il écrit :

« Le célibat implique un profond don de soi-même qui atteint jusqu’à laracine de la personnalité humaine, dans la mesure ou la sexualité estinhérente à notre identité elle-même. Chez les hommes comme chez lesfemmes, vivre le célibat dans la chasteté est une consécration, une offrandede soi à Dieu. Dieu est la source de cet état de vie librement choisi, et lesdésirs et les frustrations de l’être le plus intérieur de la personne quipratique le célibat sont des signes et des moyens d’approfondir leurrelation avec Dieu. Le célibat est un combat dans lequel les ressourcesintérieures de la personne consacrée sont mises constamment au défi.C’est un renoncement qui conduit à une disponibilité et une libertétoujours plus grandes »9.

Il y a dépouillement pour se remplir davantage du Christ. Comme nous lesavons tous, « dans un verre rempli de vinaigre il n’y a pas de place pour ymettre du miel ! »

Selon Shorter, la pauvreté est « le vœu-racine »10 (fondamental), puisquel’obéissance et la chasteté font partie du détachement de soi qu’exige la vieconsacrée. De manière spécifique, le célibat est une offrande et un don de soià Dieu qui a des conséquences positives pour sa propre vie et pour les autres.Comme il le fait remarquer, « Le célibat est une kénose, une pauvreté qui

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enrichit d’autres personnes. C’est une forme de privation culturelle pour unplus grand bien – la pratique d’un amour universel, oublieux de soi »11.

Pour aller plus loin, soulignons maintenant avec le dominicain sud-africain, Albert Dolan12, cette nature positive du célibat. Il ne consiste pas àimiter le Christ non marié, mais le Christ totalement disponible à Dieu etaux autres, ce qui le rend capable d’aimer librement chaque être humain,sans vouloir posséder la personne qu’il aime. Voilà l’argument qui parlefort en Afrique, (et ailleurs) comme signe des valeurs qui donnent la vie et lavie que Dieu nous offre en plénitude, en Jésus (Jn 10,10).

« De manière positive, dit Nolan, [le célibat] est une promesse solennelled’aimer tout le monde, de tendre vers un amour qui inclut toutes lespersonnes. Le vœu est une forme spéciale d’engagement à un amouruniversel, inconditionnel, et inclusif ». Et l’auteur poursuit en citant JoanChittister « La chasteté ne consiste pas à ne pas aimer. Il s’agit d’apprendreà aimer comme il faut, à aimer d’un grand amour, avec des gesteslarges »13.

Tel est le second élément de notre engagement au célibat.

3.2. Être disponible pour nos frères et sœurs

Dans son exhortation Africa Munus, le Pape Benoît XVI insiste sur le faitque les personnes consacrées sont appelées à donner un témoignage crédiblede leur appel si elles veulent être des agents de réconciliation, de justice et depaix dans l’Église, la Famille de Dieu qui est en Afrique. Vivre le célibat, estune façon de le faire. Le Saint Père écrit :

« Édifiez vos communautés chrétiennes par votre exemple en vivant vosengagements sacerdotaux dans la vérité et la joie : le célibat dans lachasteté et le détachement des biens matériels. Vécus avec maturité etsérénité, ces signes qui sont particulièrement conformes au style de viede Jésus, expriment ‘le don total et exclusif au Christ, à l’Église et auRègne de Dieu’»14.

Ce témoignage est souvent appelé « témoignage prophétique »15. Eneffet, comme la vie des prophètes, la nôtre annonce qu’un autre monde(reflétant les valeurs de Celui qui est Dieu-avec-nous) est possible ; ellemontre que bien que nous ne soyons pas toujours fidèles (à dénoncer au nomde Dieu) nous sommes prêts à mettre la main à la pâte pour hâter sa venue(engagement). En qualité de prophètes, nous parlons au nom de Dieu, sansdissimuler le défi : car il s’agit de transcender les usages courants tenus pourdes valeurs, et dans ce cas précis, ce que certains dénomment pan-sexisme ouculture du sexe immédiat16, véritable exploitation du sexe !

Sous cet éclairage, il s’avère important de favoriser dans les communautés

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un soutien solide qui permette un niveau de partage plus profond que leprogramme de travail. C’est là qu’interviennent l’expérience et le désir de lakoinonia. Comme les premiers chrétiens, il est important d’être attentifs auxbesoins des frères et des sœurs avec lesquels nous partageons une vocationcommune, et de nous soutenir mutuellement. Voici encore un passage deAfrica Munus où le Pape Benoît XVI cite la spiritualité de communion duBienheureux Jean Paul II :

« être capable de percevoir la lumière du mystère de la Trinité sur levisage des frères qui sont à nos côtés ; se montrer attentif, « dans l’unitéprofonde du Corps mystique, à son frère dans la foi, le considérant donccomme “l’un des nôtres”, pour partager ses joies et ses souffrances, pourdeviner ses désirs et répondre à ses besoins, pour lui offrir une amitiévraie et profonde » ;]être capable en outre, de reconnaître ce qu’il y a depositif dans l’autre pour l’accueillir et le valoriser comme un don que Dieume fait à travers celui qui l’a reçu, bien au-delà de sa personne qui devientalors un intendant des grâces divines ; enfin, «savoir ‘donner une place’à son frère, en portant ‘les fardeaux les uns des autres’ (Ga 6, 2) et enrepoussant les tentations égoïstes qui continuellement nous tendent despièges et qui provoquent compétition, carriérisme, défiance, jalousies ».

Ainsi mûrissent des hommes et des femmes de foi et de communion faisantpreuve de courage dans la vérité et l’abnégation, et illuminés par la joie.Ils donnent alors un témoignage prophétique d’une vie cohérente avecleur foi. Marie, Mère de l’Église, qui a su accueillir la Parole de Dieu, estleur modèle : par son écoute de la Parole, elle a su entendre les besoinsdes hommes et intercéder pour eux dans sa compassion (Africa Munus 35).

Le Saint Père indique ceci comme l’une des voies de la réconciliation, dela justice et de la paix. Mais à mon sens, ces paroles mettent bien en relief laqualité de communion que l’on serait en droit d’attendre de nos communautéspour nous entraider à vivre notre engagement au célibat. Toute personne a soifd’aimer et d’être aimée, et chacun(e) de nous sait dans la foi qu’il/elle a étéappelé/e par Dieu. C’est pourquoi notre témoignage prophétique devraitcommencer par le soutien mutuel pour vivre l’appel au célibat. De tellescommunautés apportent un appui à chacun mais témoignent aussi à l’extérieur.

4. Quelques problèmes pastoraux et défis pour éduquer envue du célibat et pour vivre le célibat

Quand les choses vont mal dans le ministère, le programme de formationinitiale est souvent blâmé. La formation et le processus sont mis en cause pourne pas avoir suffisamment traité l’un ou l’autre sujet, ou bien pour l’avoircomplètement négligé ou encore traité n’importe comment. Quelle qu’en soitl’issue, et si grands que soient les efforts déployés par le processus de

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formation initiale, nous devons reconnaître que nous demeurons des mystèresen tant qu’êtres humains, y compris pour nous-mêmes et que nous sommes enévolution permanente dans et à travers les événements de nos vies et l’influencedes gens et des événements sur nous. Je me contenterai de signaler troisdomaines qui ne sont peut-être que la pointe de l’iceberg de problèmes plusprofonds dont il faudrait s’occuper.

4.1. Les effets de la modernisation/mondialisation

Puisque l’Afrique n’est pas isolée du reste du monde, nous sommesconstamment influencés par ce qui se passe ailleurs et il y a une érosion decertaines des valeurs culturelles mentionnées plus haut. Elles ne sont pasnécessairement remplacées par de bonnes ou de meilleures valeurs. Le relativismerègne même dans des lieux que nous ne soupçonnerions guère ! La cultureafricaine à l’état pur et non contaminée n’existe plus, pas même dans les coinsles plus reculés de la brousse ! Comment tenons-nous compte de cettemodernisation/mondialisation sans perdre ce qui aide à vivre un engagementau célibat aujourd’hui ?

4.2. L’influence de la technologie de l’information

Avec l’avènement d’une technologie de l’information plus développée(courrier électronique, internet, skype, etc.), il n’est pas facile de maintenir laqualité et l’intensité de la vie communautaire sans qu’elle soit menacée par desinterférences venant de l’extérieur. Il est déjà arrivé que des gens « de là-bas »soient mieux informés que nous des joies et des combats d’un frère ou d’unesœur avec lequel ou laquelle nous vivons. Nous ne saurons jamais tout, maisquand la plus grande part de l’énergie affective est employée en « relationsvirtuelles », ceci peut avoir des conséquences négatives pour une communautédans laquelle nous essayons de nous aider mutuellement.

4.3. Situations canoniques irrégulières

Bien que dans le rite latin, le Droit Canon prévoit des sanctions, y comprisla réduction à l’état laïc, dans certains cas de mauvaise conduite touchant lasexualité, il y a des exemples où les personnes refusent catégoriquementd’entamer le processus en dépit de rappels à l’ordre. Les expulsions de lafamille religieuse et la réduction à l’état laïque sont-elles toujours les seulessolutions ?

Vers une conclusion

Je me suis contenté de partager sur le célibat quelques idées - incomplètes,je l’admets - du point de vue limité qui est le mien. Mais fondamentalement,si beaucoup d’entre nous essaient encore de vivre le célibat malgré la luttepermanente que cela demande, c’est parce que ce célibat a un sens et nous

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Le célibat (dans la chasteté) ....R

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donne vie, à nous qui sommes enfants de Dieu et disciples de Jésus. Il promeutla vie de bien plus de façons que nous pensons. Pour Francis Moloney, biblistesalésien, c’est notre manière de reconnaître, comme Jésus, « la présence ennous du règne de Dieu, qui nous envahit de plus en plus. En d’autres termes,notre décision irrévocable de vivre la chasteté peut se comprendre comme unedécision qui se manifeste dans le contexte d’une expérience religieuse forte,exactement comme la décision du mariage qui intervient dans le contexte d’uneexpérience religieuse forte »18 (celle de l’amour).

Selon Moloney, et je suis pleinement d’accord, voilà ce que signifie être« eunuque pour l’amour du royaume des cieux »(Mt 19,12) et « être occupésaux affaires du Seigneur » (1Co 7,32-35), au point de choisir de vivre dans lecélibat.

Comme Marie, renouvelons notre oui chaque jour, dans une écouteattentive de Dieu et du prochain.

1 Publié à Kinshasa par les Éditions SaintPaul Afrique, 1982 ; officiellement traduitpar Louis C. Plamondon sous le titreCelibacy and the African value ofFecundity (Spearhead, n°65), Eldoret,Gaba Publications, 1981.

2 Otene Matungulu, Être avec le Christchaste, pauvre et obéissant. Essai d’unespiritualité bantu des vœux, Kinshasa,Editions Saint Paul Afrique, 1983, p.31-«33.

3 Otene Matungulu, Être avec le Christ, p.74 Cf A.Shorter, Celibacy and African

Culture, Nairobi, Pauline PublicationsAfrica, 1998, pp.35-40 qui développe cepoint en termes de célibat et de liminalité.

5 Otene Matungulu, Être avec le Christ.6 A. Shorter, Celibacy and African Culture,

Nairobi, Pauline Publications Africa, 1998.7 Albert Nolan, Hope in an Age of Despair

and other Talks and Writings (Publié etprésenté par Stan Muye], New York, OrbisBooks, 2009, pp.112-119.

8 Otene Mantungulu, Être avec le Christ,p.7

9 A. Shorter, Celibacy in African Culture, p.13.

10 A. Shorter, Celibacy in African Culture,p. 13.

11 A. Shorter, Celibacy in African Culture, p.42.

12 Albert Nolan, Hope in an Age of Despairand Other Talks and Writings [Edited andintroduced by Stan Muyebe], New York,Orbis Books, 2009, pp. 112-119.

13 Albert Nolan, Hope in an Age of Despair,p114.

14 Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale « Africae Munus, sur l’Egliseen Afrique au service de la réconciliation,de la justice et de la paix » Vous êtes lesel de la terre… Vous êtes la lumière dumonde” (Mt 5, 13-14), n°111.

15 A. Nolan, (Hope in an Age of Despair),intitule son chapitre sur les vœux «La vieconsacrée, un témoignage prophétique».Voir aussi Francis J. Moloney, Disciplesand Prophets. A Biblical Model forReligious Life , Bombay, St PaulPublications, 1980, pp.85-117.

16 A. Shorter, Celibacy and African Culture,p.29.

17 Otene Matunglu, Etre avec le Christ, p.37-40 ; A. Shorter, Celibacy and AfricanCulture, p.46-47.

18 Francis J. Moloney, Disciples andProphets, p.116.

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QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LEMINISTÈRE DE JUSTICE ET PAIX DEL’ÉGLISEDANS LA PERSPECTIVE DU ROYAUME DE DIEU

P. John Fuellenbach, SVD

Le P. John Fuellenbach, SVD, enseigne la théologie fondamentale àl’Université Grégorienne et au Beda College, tous deux situés à Rome,ainsi qu’à l’École de Théologie de Sankt Augustin (Allemagne). À sacarrière d’enseignant, s’ajoute depuis trente ans la direction de séminaires,d’ateliers et de retraites pour différents groupes.

Original en anglais

ujourd’hui, théologiens et exégètes sont unanimes pour dire que lesujet principal et le message central de Jésus était le Royaume deDieu. Un rapide survol des Évangiles montre immédiatement que

Jésus était poussé (pour ainsi dire) par la vision qu’il exprimera en cestermes : « Je suis venu jeter un feu sur la terre et comme je voudrais qu’ilbrûle » (Lc 12,49). Cette vision contient deux concepts ou symbolesfondamentaux. Le premier est le mot Abba, l’expression humaine que Jésusutilisa pour parler de Dieu dont il sentait si intensément la présence que lavolonté de Dieu était sa nourriture. Le second est le symbole du Royaumede Dieu qu’il définit comme le projet de Dieu pour la création entière. Jésuslui-même utilise ce symbole du Royaume 92 fois. La plupart de ses parabolesont pour sujet sa vision du Royaume qu’il apporte au monde. L’expressionRoyaume de Dieu, contient donc en raccourci tout ce qu’il veut apporter etcommuniquer à l’humanité. Nous pourrions dire qu’il est venu sur terre pournous apporter le Royaume de Dieu : il s’est fait l’un de nous afin que nouspuissions partager avec lui la vie du Royaume de Dieu pour toujours.

Cette vision, que saint Paul appela l’insondable richesse du Christ… lemystère caché depuis les siècles en Dieu, le Créateur de toutes choses (Ep3, 3-11) nous devons la comprendre à la fois comme christocentrique etenglobant tout.

Le message central de Jésus : Le Royaume de Dieu

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Premièrement christocentrique : tout fut créé en vue du Christ, tout serare-créé et tout trouvera sa plénitude en Lui. L’Incarnation est le point dedépart et la fin de la création, nous dit saint Paul :

Il est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, car c’esten lui qu’ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, lesvisibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances; tout a été créé par lui et pour lui. Il est avant toute chose et tout subsisteen lui. Et il est aussi la tête du Corps, c’est-à-dire l’Église : Il est lePrincipe, Premier-né d’entre les morts (il fallait qu’il obtînt en tout laprimauté), car Dieu s’est plu à faire habiter en lui toute la Plénitude etpar lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre quedans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. (Col 1,15-20).

Deuxièmement, englobant tout, ce qui signifie qu’elle embrasse tout cequi a été créé dans les cieux et sur la terre.

Le Royaume de Dieu n’est donc pas une vision quelconque. Commel’ont fait remarquer de nombreux savants, c’est la vision la plus grandioseque le monde ait jamais connue. Elle peut remplir le vide laissé par lesidéologies du siècle passé. C’est pour le Royaume de Dieu que Jésus a vécu,travaillé, souffert, et qu’il est mort. Et Il l’a confié à ses disciples et àl’Église. Le Royaume de Dieu se révèle à nous comme le thème central dela Bible. Il est la fin ultime de l’histoire, l’accomplissement du dessein deDieu sur sa création tout entière. Il offre « le symbole d’espérance le pluspuissant de l’histoire de l’humanité ». Il place le croyant devant un appel etun projet qui le dépasse. Oui, le Royaume de Dieu vaut la peine que l’ontravaille, vive, souffre et même que l’on meure pour lui.

Un Royaume qui appartient à la fois au monde présent et aumonde à venir

Pour Jésus le Royaume qu’il prêchait n’appartenait pas totalement etexclusivement au monde à venir. Sa vision du Royaume laisse place à unedouble interprétation : le Royaume estdéjà présent en ce monde et en mêmetemps, il annonce un monde à venir que l’on ne peut déduire des circonstancesde l’histoire présente. L’avenir tel que le comprend la Bible, est quelquechose de qualitativement neuf. Il dépasse la programmation et les capacitéshumaines ; c’est quelque chose que nous pouvons seulement accepter derecevoir. Si le symbole du Royaume prend le monde et l’effort humain ausérieux, il ne renonce pas pour autant à l’ouverture sur un avenir transcendant,dans la plénitude de Dieu. Seul Dieu peut en définitive garantirl’accomplissement des aspirations les plus profondes de l’humanité. Cependantil est également important de réaliser que le Royaume de Dieu s’incarne

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dans l’histoire, dans la société humaine, et dans le monde. Bien qu’il nes’identifie pas purement et simplement avec le monde, il est identifiabledans le monde. Nous pourrions dire encore que le Royaume se manifestedans la société et se rencontre dans la société, mais que cette société n’estpas le Royaume. Cet aspect trouve son expression dans la seule définition duRoyaume, que nous trouvons en Rm 14,17.

Le Royaume de Dieu est justice, paix et joie dans l’Esprit Saint (Rm14,17).

Justice, paix et joie : Paul décrit ainsi le contenu du Royaume de Dieu,qu’il voit déjà concrètement présent dans la communauté eschatologique.Nous pourrions qualifier ces trois caractéristiques de valeurs fondamentalesdu Royaume. Pour Albert Schweizer la définition de Paul est un « Credopour tous les temps ». On pourrait considérer cette phrase comme une loi dela foi ou de l’attitude chrétienne.

En substance, la paix est d’abord l’opposé de la guerre, la tranquillitéde l’ordre, l’ordre social ; le premier sens du mot justice est précisément lajustice, cette vertu propre aux relations sociales ; et la joie, malgré unedimension individuelle, peut évoquer une réjouissance, précisément dans lecadre des bénédictions apportées par la paix et la justice. Ce sont des réalitésqu’il est déjà possible de vivre en ce monde ; ce n’est pas quelque chose quiarrivera seulement à la fin. Si la plénitude du Royaume, encore à venir,signifie la pleine transformation de cette terre, alors l’Église a l’obligationde se lever et de promouvoir les vraies valeurs du Royaume déjà sur la terre.C’est bien cette intuition de Vatican II qui fut à l’origine de la création descommissions Justice et Paix dans l’Église catholique comme partie intégrantede l’Évangélisation.

Le nouveau ciel et la nouvelle terre évoquent ce monde transformé,renouvelé, purifié et renouvelé. C’est ce vieux monde, pétri de péché,corrompu, un monde où il y a tant de haine, d’égoïsme, d’oppression, dedésespoir et de souffrance, qui sera l’objet de la transformation. Il deviendraquelque chose de totalement neuf. Notre monde est le théâtre où se déploiele projet ultime de Dieu pour la création. C’est là, au milieu des affaireshumaines que se réalise le ‘Royaume de Dieu’. Il est fait pour ce monde, iciet maintenant. Cet aspect du Royaume appartenant à ce monde fut trèsprécisément exprimé comme suit au Concile Vatican II:

C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre dela croissance du règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoupd’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peutcontribuer à une meilleure orga˜nisation de la société humaine. Car cesvaleurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits

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de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terreselon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous lesretrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés,transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père « un Royaume éternelet universel : Royaume de vérité et de vie, Royaume de sainteté et degrâce, Royaume de justice, d’amour et de paix ». Mystérieusement, leRoyaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quandle Seigneur reviendra. (Gaudium et Spes 39).

La perspective universelle du salut (qui s’imposa à VaticanII)

Le point de vue qui prévalut au Concile réaffirmait la vision défenduepar les Premiers Pères, à savoir que cette création est le champ du planrédempteur de Dieu. La création a été conçue dans le Christ, réalisée par leChrist et rachetée par le Christ et trouvera son plein achèvement dans leChrist. L’incarnation de Jésus montre que le salut apparaît ici et maintenant,dans notre monde concret. Le salut n’est pas hors de ce monde mais – nousen faisons l’expérience - dans et pour ce monde (Col 1,15-20). C’est là leprojet final de Dieu pour la création tout entière.

Si nous acceptons cette perspective, notre compréhension du salut setrouve complètement changée. Être sauvé ne signifie pas être retiré de cemonde pour être transféré ailleurs. Être sauvé signifie continuer à fairepartie de la création entière transformée en nouveau ciel et en nouvelle terre.Je serai sauvé/e parce que la création tout entière sera sauvée. Mon salut estt�contenu dans le salut de tous les êtres humains. Parce que mes frères etsœurs seront sauvés, je serai sauvé, moi aussi, car je ne fais qu’un avec eux.Strictement parlant, il est impropre de parler de salut individuel puisquenous sommes liés par des milliers de liens, les uns aux autres et à la créationentière. Le salut qui nous est offert en Jésus Christ a une portée universelle.

Église et Royaume

En ce qui concerne le ministère de justice et paix, le plus important àretenir à la base, est que le Royaume de Dieu, tel qu’il est présent maintenantdans l’histoire, n’est pas identique à l’Église ; il déborde les frontières decelle-ci du fait qu’il concerne toute la création. L’alignement de ces troisimportants concepts est essentiel : Royaume-monde-Église. L’Église n’estpas une fin en elle-même : elle est au service du Royaume, lui-mêmeordonné à la transformation de la création. Dans l’Église, nous dit VaticanII, se réalise et se manifeste en Jésus Christ le dessein éternel du Père deconduire l’humanité à sa gloire éternelle(Cf. LG). L’Église est considérée

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ici dans sa relation avec la révélation du secret tenu caché en Dieu depuisdes siècles (Col 1,16 ; cf. Ep 3,3-9 ; 1Co 2,6-10). Ceci veut dire qu’il fautvoir l’Église dans cette vaste perspective du plan de salut de Dieu qui incluttous les êtres humains et la création tout entière (1Tm 2,4 ; Rm 8,22 ss).

Le Royaume présent dans l’Église

Bien qu’on ne puisse identifier le Royaume avec l’Église, cela ne veutpas dire que le Royaume n’est pas présent en elle. Le mot Église peut ne pasapparaître dans l’enseignement de Jésus, mais le concept lui-même decommunauté messianique, intrinsèquement lié au Royaume, implique lamême chose que le concept d’Église. Il est donc exact de dire :

Le Royaume de Dieu et l’Église sont deux concepts clés du NouveauTestament ; tous deux sont essentiels à la compréhension du dessein deDieu pour l’humanité. Ils sont au centre de l’accomplissement de sonprojet rédempteur. Alors que l’Église ne peut être identifiée avec leRoyaume car ce dernier est un terme plus large et plus englobant, tousdeux sont néanmoins en corrélation si étroite qu’il est impossible de lesséparer (Kuzmic, Church and Kingdom, p.49).

C’est le Royaume qui maintenant engendre l’Église et la maintient dansl’existence. Nous pouvons donc dire que le Royaume se rend présent dansl’Église d’une manière particulière. L’Église est la « réalisation initiale » oul’« anticipation prophétique » du Royaume de Dieu pour l’humanité ; oupour reprendre Vatican II, elle est sur la terre le germe initial du Royaume(LG 5). Deuxièmement, l’Église est un moyen, ou un sacrement par lequelse réalise dans l’histoire le dessein de Dieu pour le monde (LG 8;48).

Conscience du Royaume

En définitive, l’identité de l’Église dépend donc de la consciencequ’elle a du Royaume, fondée sur l’Écriture. Cette conscience inclut les cinqaspects suivants :

1. Avoir conscience du Royaume signifie vivre et travailler dans la fermeespérance du triomphe final du Règne de Dieu. Face à l’évidence contraire,le Royaume des chrétiens garde la conviction que Dieu finira par engloutirtout mal, toute haine, toute injustice. Ils croient fermement que le levaindu Royaume est déjà à l’œuvre dans la pâte de la création, pour employerla parabole de Jésus. Ceci donne aux chrétiens une confiance audacieuse,surnaturelle qui leur permet de faire sans hésitation ce que les autresjugent impossible ou inutile.

2. Comprendre le Royaume veut dire savoir que la ligne de démarcation

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entre le sacré et le profane n’existe pas dans la réalité concrète. LeRoyaume de Dieu signifie que tout est dans la sphère de la souverainetéde Dieu et donc, que Dieu s’en préoccupe. Toutes les sphères de vie sontsous le regard de Dieu.

3. Avoir conscience du Royaume de Dieu signifie que le travail que nousfaisons déborde largement le cadre de l’Église. Les chrétiens quicomprennent le sens du Règne de Dieu savent qu’ils sont aux affaires duRoyaume, et pas seulement aux affaires de l’Église. Ils comprennentqu’en définitive, toute l’activité humaine intéresse le Royaume.

4. Dans la perspective du Royaume, le souci de la justice et de l’engagementconcret pour la Parole de Dieu vont nécessairement de pair. Être conscientdu Royaume de Dieu, comme le comprend la Bible, résout la tensionentre ces deux préoccupations vitales. Ceux qui sont engagés au servicedu Royaume veulent gagner les gens à une foi personnelle en JésusChrist, puisque le Royaume est l’ultime aspiration de tout cœur humain.Ils sont également engagés au service de la paix, de la justice à chaqueniveau de la société car le Royaume englobe tout ce qui existe dans lescieux et sur la terre (Ep 1,10), le bien-être de chaque personne et tout ceque Dieu a fait.

Les personnes qui se consacrent au ministère de la justice et de la paix nesont pas seulement des agents de développement ; elles veulent servir lamission du Christ et apporter le Christ au monde par leur ministère,rendre plus familière aux hommes la volonté de Dieu de sauver toutel’humanité

5. Il est possible de faire déjà l’expérience de la réalité du Royaume de Dieugrâce à l’Esprit Saint qui donne ici et maintenant au croyant les premiersfruits de la plénitude du Royaume. Le peuple du Royaume, particulièrementdans la liturgie, peut goûter par anticipation la joie du Royaume.Bibliquement parlant, le ministère de Justice et Paix est un charisme,c’est-à-dire, un don accordé par l’Esprit Saint pour témoigner concrètementdu Royaume présent. Comme tel, il devrait être apprécié par tous lesmembres de l’Église comme une claire manifestation de la présence duRoyaume au cœur de leur vie quotidienne (cf. Marcus Bork, Models of theKingdom, pp.154-155).

Remarques finales

Il est facile de trouver dans la théologie post-Vatican II un fondementthéologique au ministère de Justice et Paix dans l’Église. La résistancesouvent déplorée vis-à-vis de ce ministère tient davantage au défautd’intégration de cette dimension de la foi dans notre spiritualité chrétienne

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comme exigence essentielle de notre qualité de disciples de Jésus, et aumanque de mise en œuvre de cette exigence dans la situation concrète oùnous nous trouvons. Prendre fait et cause pour les problèmes de justice et depaix n’est pas une partie de plaisir. Cela demande courage et dévouementpour remplir la mission qui nous est confiée.

Il n’est pas rare que les personnes qui s’engagent dans ce ministère dansleur ordre religieux ou diocèse respectif connaissent un manque dereconnaissance et d’intérêt pour ce qu’elles font et essaient de promouvoir.Changer de spiritualité est un processus long et douloureux. Qu’ils ne sedécouragent pas et se rappellent (comme nous l’avons déjà dit) que ce quicompte pour le Royaume ce n’est pas le succès mais la fidélité à la missionconfiée. Un processus persévérant de sensibilisation aux problèmes dejustice et de paix pourrait bien être ce qui manque encore à la plupart descommunautés. Donner par leur simple présence à leurs communautés unechance de prendre de plus en plus conscience de cet aspect constitutif de leurmission chrétienne en général ne serait-il pas justement ce que réclament cescommunautés ? Sous cet aspect, leur ministère devient un ministère decroissance pour la spiritualité missionnaire de leur communauté elle-même.Ces personnes deviennent donc pour ainsi dire, missionnaires dans leurspropres communautés.

Notre espérance pour le monde à venir ne repose pas sur un optimismepurement humain mais uniquement sur la foi inébranlable que le Christ, leCrucifié est ressuscité. Nous espérons contre toute espérance – Dieu feraque cette grande vision, le Royaume de Dieu, devienne réalité commel’annonce le prophète Isaïe (25,6-9) :

Le Seigneur, Dieu de l’univers, préparera pour tous les peuples, sur samontagne, un festin de viandes grasses et de vins capiteux, un festin deviandes succulentes et de vins décantés.

Il enlèvera le voile de deuil qui enveloppait tous les peuples et le linceulqui couvrait toutes les nations.Il détruira la mort pour toujours. Le Seigneur essuiera les larmes sur tousles visages, et par toute la terre il effacera l’humiliation de son peuple;c’est lui qui l’a promis.Et ce jour-là, on dira : « Voici notre Dieu, en lui nous espérions, et il nousa sauvés ;c’est lui le Seigneur, en lui nous espérions ;exultons, réjouissons-nous :il nous a sauvés !Le chrétien d’aujourd’hui est quelqu’un qui marche à la suite du Seigneurcrucifiéen chantant l’Allelluia de Pâques.

(Benoît XVI)

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« FOI ET JOIE » EN PRISON

S. Maria Luisa Berzosa, F.I.

Coordinatrice du mouvement Foi et Joie Rome

Original en espagnol

e Mouvement d’Éducation Populaire et de Promotion Sociale « Foiet joie » est né en 1955 dans un quartier de Caracas (Venezuela) dudésir d’un jésuite, José María Vélaz, de permettre aux personnes les

plus pauvres et défavorisées de la société de recevoir une éducation dequalité.

Le P. Vélaz bénéficia de l’aide d’un groupe d’universitaires et putcommencer son œuvre grâce à la collaboration d’Abraham Reyes et de sonépouse Patricia qui décidèrent généreusement de céder à l’école de Foi etJoie la moitié de la maison qu’ils construisaient pour leurs huit enfants. Cetteœuvre désormais répandue dans toute l’Amérique Latine est aujourd’huiprésente dans 19 pays de ce continent, ainsi qu’au Tchad (Afrique) et en Italie-Gênes, Milan et Rome. Elle a pour but de venir en aide aux immigrés latino-américains, et leur permet de préparer leur baccalauréat tout en travaillant.

Cette œuvre relève de la Compagnie de Jésus qui l’a développée encollaboration avec de nombreux laïcs et congrégations religieuses. Lesdifférents pays sont regroupés dans la Fédération Internationale Foi et Joie(FIFyA) sous la coordination générale du P. Ignacio Suñol, sj, et de sonéquipe de direction. Dans chaque pays existe également un directeur nationalassisté d’une équipe.

L’objectif du mouvement est l’éducation sous toutes les formes etmodalités possibles. Selon la phrase de son fondateur : « Foi et Joie commencelà où finit le macadam », c’est-à-dire, dans les quartiers pauvres à la périphériedes grandes villes aussi bien que sur les hauts plateaux boliviens ou enquelque autre point des pays andins, dans les lieux les plus inhospitaliers, làoù les conditions climatiques et les communications sont les plus difficiles.C’est là que l’on trouve les écoles de FyA (F&J) dont le logo -un cœur pleind’enfants- exprime bien la mission…

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En 2001 s’est ouverte à Rome une école pour immigrants, installée dansles salles de l’Université Grégorienne où sont dispensés chaque semaine lescours de préparation au baccalauréat, le jeudi soir et le dimanche, journéeslibres pour ceux qui travaillent. Ce cursus est sanctionné par un Diplôme ensciences du commerce et de l’administration avec spécialisation eninformatique qui leur permet d’entrer à l’université, en Italie comme dansleurs pays d’origine.

Il y a deux ans, accueillant une préoccupation de l’Ambassade del’Équateur, nous avons décidé de nous présenter à la prison de Rebibbia,section hommes, où se trouve un bon groupe de latino-américains. Nousavons expliqué notre programme d’études au directeur d’alors, le Dr CarmeloCantone qui nous a donné l’autorisation d’y intervenir. Nous aurions pourélèves les prisonniers condamnés à des peines de 6 à 8 ans pour « délitsmineurs », pratiquement tous liés à la drogue, ces personnes pouvant êtreautorisées à sortir de leurs cellules pour se rendre dans les salles, maistoujours accompagnées de leurs gardiens.

Nous sommes en relation plus directe avec deux personnes : Anna LuisaGiustiniani, italienne, responsable du secteur éducatif, et Cristóbal Muñoz,médiateur culturel et linguistique, mexicain.

Deux après-midi par semaine nous ont été accordées: le lundi et lemercredi de 14h à 18h. Nous nous sommes alors mis en quête de professeurset d’une personne qui assurerait la coordination, toujours en lien avec notreécole. Une psychologue mexicaine, Sofia Barra, s’en est chargée et a fait unexcellent travail. Nous avons rapidement trouvé pour les différentes matièresun groupe de professeurs qui travaillent avec un dévouement et une générositéà toute épreuve, totalement bénévoles, et qui ont réussi à former une véritablecommunauté éducative entre les élèves et les professeurs.

Au cours de la session, nous nous retrouvons pour célébrer quelques-unsdes moments importants de l’année liturgique comme Noël, Pâques et aussila fin de l’année académique. En effet, nous ne pouvons nous rendre à laprison pendant les mois d’été car le personnel, très réduit à cette période, nepeut assumer toutes les activités.

Ces moments sont des occasions privilégiées de rencontres vraimentcordiales pendant lesquelles nos élèves parlent avec beaucoup de spontanéitéet racontent leur vie, leur histoire toujours impressionnante… Nous chantons,rions, nous festoyons ensemble et ceci nous donne une plus grande facilitéd’approche pour continuer le travail.

Nous avons lié connaissance avec les gardiens qui assuraient le serviced’accompagner nos élèves. Peu à peu, la bureaucratie très longue et complexe

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pour obtenir l’autorisation et autre s’est simplifiée ; ceci nous a permis denous sentir « bien intégrés » comme professeurs, et je puis dire que l’intérêtest allé croissant de notre part. La manière dont les élèves s’engageaient,voulaient se préparer et mettaient tout leur intérêt dans chacune des matièresa été aussi pour nous un puissant stimulant.

Nous avions proposé tel quel le programme d’études de l’école mais àla session suivante, à la demande des étudiants, nous avons réduit ce programmeaux matières que nous avons jugé plus essentielles car suivre constammentun rythme réglé suppose de leur part un gros effort, qui s’est d’ailleurs révéléimpossible à tenir : dépressions, changement de situation judiciaire, activitésautres qui parfois se superposaient aux nôtres etc. En conséquence, nousavons remis à la fin du cours un certificat justifiant du travail accompli parchacun sans que ce soit un diplôme officiel.

Pour la session présente, en plus du programme d’études, il leur a étéproposé un cours d’espagnol car les demandes étaient assez nombreuses ; ily a deux niveaux : débutant et avancé ; ce cours est suivi par des ressortissantsitaliens, marocains, égyptiens, roumains… Sofía a quitté sa fonction decoordinatrice et la dernière session a déjà été assumée par Alessandro Lepre,italien, licencié en sciences politiques, qui fait très bien son travail. Il estprésent tous les jours auprès des élèves et des professeurs.

L’expérience se révèle très positive au milieu de difficultés non négligeables,qui ne sont pas seulement d’ordre bureaucratique, mais également dues auxsituations que vivent nos élèves : problèmes familiaux, judiciaires, étatsd’âme de chacun… Et malgré cela, la constance et l’engagement généreuxdes professeurs sont admirables. Lors de l’évaluation ils disent toujours ques’occuper ne serait-ce que d’une seule personne vaut la peine. Forts de cetteconviction ils préparent leurs séances et accourent fidèlement chaque jour.

Les paroles du Seigneur dans l’Évangile s’imposent à nous: « J’étais enprison et tu m’as visité ». Quand nous entrons là et que nous rencontrons nosélèves incarcérés, nous sentons que cette « visite » est « accompagnée » deQuelqu’un de plus grand que nous, et lorsque nous sortons – et qu’eux restentà l’intérieur - nous avons aussi des sentiments mêlés qui maintiennent notrecœur en attente de la fois prochaine.

Des liens très cordiaux se sont créés qui nous permettent de poursuivresur le chemin commencé malgré, ou précisément à cause des difficultésfréquentes, mais l’amour et la générosité sont plus grands et nous font allerde l’avant.