Au-delà du marxisme, de l'existentialisme et du libéralism ...

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ETUDES et REFLEXIONS Au-delà du marxisme, de l'existentialisme et du libéralisme : PENSER LA LIBERTE AUTREMENT E ' I n apparence, existentialisme et marxisme sont frères jumeaux. Méfions-nous toutefois des doctrines jumelles. , I Encore et toujours non confondues, elles demeurent deux monades distinctes, aurait pu dire Leibniz, et supportent donc assurément quelques différences au moins, et souvent des plus essentielles. Certes naquirent-elles de la même aspiration à ne plus croire béatement aux idées abstraites, religieuses ou séculières. Aspiration à débusquer, derrière les arcanes des discours idéaux, les instincts dictés par des vues bassement matérielles. Cette chasse méticuleuse à la mauvaise foi invisible aux consciences communes sous les rutilants apprêts idéologiques et institutionnels appelle un soulèvement. Une révolution. Passer au crible les concepts et les normes ne suffit pas. Montrer que la machine juridique, qui prétend 80 REVUE DES DEUX MONDES MAI 1998

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ETUDES et REFLEXIONS

Au-delà du marxisme, de l'existentialisme et du libéralisme :

PENSER LA LIBERTE AUTREMENT

E' I n apparence, existentialisme et marxisme sont frères

jumeaux. Méfions-nous toutefois des doctrines jumelles. , I Encore et toujours non confondues, elles demeurent deux monades distinctes, aurait pu dire Leibniz, et supportent donc assurément quelques différences au moins, et souvent des plus essentielles. Certes naquirent-elles de la même aspiration à ne plus croire béatement aux idées abstraites, religieuses ou séculières. Aspiration à débusquer, derrière les arcanes des discours idéaux, les instincts dictés par des vues bassement matérielles. Cette chasse méticuleuse à la mauvaise foi invisible aux consciences communes sous les rutilants apprêts idéologiques et institutionnels appelle un soulèvement. Une révolution. Passer au crible les concepts et les normes ne suffit pas. Montrer que la machine juridique, qui prétend

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dire le bon droit, ne fait que justifier légalement des positions économiques dominantes, ne suffit pas non plus. Déclamer ou proclamer ne suffit tout bonnement plus, il faut agir : passer du soupçon à l'action. Ainsi, existentialisme et marxisme ne s'expriment et ne se comprennent que par l'action.

Marxisme et existentialisme : une abstraite obsession du concret

La philosophie est redéfinie comme praxis : théorie de la pratique. Le philosophe se doit d'agir dans le monde pour être cohérent. Sa pensée ne peut tenir toute seule sur des fils syllogistiques joliment tendus entre ciel et terre. Il ne peut se contenter de jouer les équilibristes dans le grand cirque mondain protégé des intempéries sous un gigantesque chapiteau socio-économique, ou de baguenauder avec mépris loin des cirques et de leurs pitreries humaines... trop humaines. Le philosophe désor­mais devra se tenir sur le plancher des hommes. Il devra participer aux mouvements inférieurs qui se manifestent dans le public, la masse de la population, qui jusque-là se contentait d'admirer le jeu des équilibristes, dompteurs et clowns officiels. Jusque-là vivait-il dans un tonneau ou dans l'ombre majestueuse d'un empereur. Au mieux rêvait-il un monde meilleur, au pire servait-il à justifier celui-ci, ou bien se moquait-il cyniquement de tout et de son contraire. Aujourd'hui, il descend dans la rue pour éveiller les citoyens de ce songe hivernal, cette trop longue hibernation plébéienne de la liberté, pour qu'un autre Juvénal ne puisse plus s'exclamer plein d'amertume et de sarcasmes : « Panem et circenses ! »

Pourtant existentialistes et marxistes se retrouvèrent encore acteurs sous un chapiteau, non plus équilibristes des métaphysiques, mais bouffons au service d'une autre pitrerie. Celle, justement, de la révolution. Une révolution mise en scène par les intellectuels. Ceux-là mêmes qui descendirent des hauteurs métaphysiques pour, soi-disant, se mélanger au mouvement des masses. Sauter du fil céleste et se dépouiller du costume brillant de l'acrobate idéaliste ne les retira pas pour autant du centre de la scène. Ils restèrent au

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milieu des planches, et même plus visibles, captieusement proches des plèbes de tous les pays. Le sourire artistique, à la mode du réalisme socialiste, ils chantèrent les radieuses promesses d'une terre enfin débarrassée de la mauvaise foi. Ils n'omirent pas de revêtir un costume de scène original, et pour le moins inattendu, sur le torse du lettré : la vareuse bleue et râpée du pauvre travailleur. La mise misérable et le concept gouaillant, ils s'adressèrent alors à la foule enchantée par ce nouveau spectacle. L'habit, dès lors, fit le prolétaire. Ces beaux et miséreux intellectuels se mirent à crier « camarades » à un public en liesse, alors qu'il semble, avec le recul, que ce terme signifiât plutôt « mascarade ». Me vient soudain, à la vision de ce spectacle affligeant, une réflexion toute marxiste : la Révolution française ne fit que confirmer officiellement l'élite matérielle, la bourgeoisie, et la substitua à une élite décrépie qui ne gardait d'aristocrate que le nom, la noblesse. La structure de la domination resta cependant la même. Seul changea l'habit : le paletot bourré de pièces d'or du bourgeois remplaça le pourpoint doré du comte. De même aujourd'hui, le métaphysicien se métamorphose en intellectuel engagé pour rester plausible et, en termes politiques, légitime. Dans un monde moderne matérialiste il prétendra que ces concepts eux aussi sont matériels, alors qu'ils ne sont encore -explicite lapalissade - que des concepts.

N'exagérons rien du reste sur la récente originalité de ce retour conceptuel au non-conceptuel, ce retour à l'action. La définition de la philosophie comme praxis n'est pas une découverte marxiste, ni existentialiste. L'Antiquité grecque et romaine regorge de ces théoriciens de la pratique : Antisthène, Diogène, Epicure, Lucrèce, et bien d'autres. De l'ancien matérialisme au moderne il n'y a qu'un pas, qui fut franchi par Marx de sa thèse de doctorat, portant justement sur le matérialisme antique, à ses écrits ultérieurs qui développeront le fameux matérialisme historique. L'originalité de la nouvelle démarche (1) tient, en effet, dans la prise en compte de l'aspect historique, d'une part, et économique, d'autre part.

Les hommes sont aliénés, irresponsables, inconscients, aveu­glés par l'idéologie dominante qui leur peint le bien et le mal sous la figure du droit, des institutions de toutes sortes, d'une pensée classique (2) de bon ton, de l'art bourgeois, pour masquer la profonde injustice, l'inégalité entre les détenteurs du capital et ceux

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qui le font fructifier à force de labeur. L'idéologie voile perversement le rapport matériel. On aura compris que les capitalistes sont bien moins nombreux que les travailleurs, d'où le vicieux secours de leur machine idéologique destinée à convaincre cette foule, quantitati­vement supérieure, de l'irremplaçable qualité de l'élite. Les bour­geois s'escriment à justifier sans cesse leur position dominante. Il faudra donc briser cette illusion, découvrir et déjouer cette crapuleuse mystification pour délivrer les travailleurs. Le marxisme (3) entend affranchir par le haut, désabrutir les individus par un changement de système. Par une complète révolution, qui est, de toute façon, historiquement inéluctable parce qu'elle découle de l'effondrement nécessaire du capitalisme sous le poids intenable de ses contradictions internes.

Incompatibilité entre existentialisme et marxisme

Les individus sont socialement déterminés, soûlés par l'alcool idéologique qui circule le long de toutes les artères publiques. Ils ne renâclent point sous le joug le plus arbitraire, docilement enchaînés, nageant dans une lénifiante ébriété. Aliénés par les discours des clercs religieux, des capitalistes et de tous leurs intermédiaires, médias de la mythologie officielle. Aveuglés par les éblouissantes lumières d'une fictive transcendance, ou par le scintillement doré des piécettes de monnaie que les bourgeois font miroiter, ou encore plus malignement, distillent en miteuses rémunérations. Hormis l'obsession du retour au concret, l'existentia­lisme met à l'honneur l'irréfragable liberté humaine face aux déterminismes de toutes sortes, sociaux, biologiques, psycho­logiques, culturels. Pour un marxiste, l'ouvrier à la chaîne qui vend sa force de travail contre une somme dérisoire est victime de l'industriel qui profite de cette situation inégalitaire. Or, la position de Sartre, pourtant chantre du communisme, sur ce point crucial est radicalement antimarxiste. La situation au sens de ce dernier n'est qu'un fait neutre, qui n'exerce pas d'emprisonnement définitif. Le conditionnement, social par exemple, est toujours partiel, relatif à la conscience que nous nous en faisons. L'efficacité d'un obstacle

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ne réside que dans la résignation que nous cultivons à son égard : nous choisirons de le franchir héroïquement, de le contourner astucieusement, de le détruire hardiment, ou de nous avachir sur le bas-côté, nous et notre piteuse hébétude. Dans ce dernier cas, nous décidons de nous représenter l'obstacle comme infranchis­sable. Les choses permettent l'expression de la liberté, mais jamais ne l'annihilent. Le « coefficient d'adversité des choses », pour employer une de ses expressions favorites, dépend de la fin que nous fixons par rapport à elles : « Tel rocher, qui manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer, sera, au contraire, une aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même - s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester comme adversaire ou comme auxiliaire (4). »

Nous choisissons de nous croire conditionnés parce que nous n'acceptons pas notre libre arbitre, trop sauvage, massif, oppressant, trop lourd à supporter. Néanmoins, aucun déterminisme ne résiste à la fulgurante spontanéité d'un choix. La volonté brise toutes les fatalités. Mais nous désirons avec acharnement ce déterminisme, honteuse fabrication imaginative de l'insouciance, car il nous rassure, repose notre vie en une confortable destinée, à l'ombre des censeurs, des pères, des autorités responsables à notre place. Ainsi tentons-nous de rendre la condition sociale et le déterminisme économique responsables d'un asservissement, d'un aliénant complot. C'est ce sombre trafic de naïveté qui nous métamorphose soudain en misérables victimes. Subtile opération de notre esprit saint person­nel ! L'existentialiste rejoint ici l'opinion de La Boétie dans son célèbre ouvrage au titre évocateur : De la servitude volontaire. L'homme, dès sa naissance traversé par le monde, n'attend pas une quelconque marge de manœuvre pour s'exprimer selon son gré. Car la volonté n'attend la proclamation d'aucun décret pour délibérer en âme et conscience. Elle est, pour reprendre une habile expression heideggérienne, volontaire de sa volonté. L'homme qui se pré­tend, et se présente à lui-même, enfermé dans une situation économique, captif d'un corps chétif, enchaîné dans une série d'incontournables causes, refuse son propre vouloir. En outre, il n'écorche, quoi qu'il en croit ou en fasse accroire, ni sa liberté

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ni sa responsabilité, les deux faces du même incorruptible parangon. Diamant opaque des hommes de mauvaise foi, qui camouflent un misérable tas de petits secrets, ou diamant transparent des hommes volontaires de leur volonté. Nous sommes, contrairement à ce que les mauvaises fois voudraient laisser penser, condamnés au libre arbitre. Jetés dans la liberté comme en notre corps, sans aucune échappatoire possible. La vérité la plus profonde de l'ontologie existentialiste sartrienne se manifeste dans cette contradiction apparente. Notre seule condamnation est notre liberté même ; calcul précautionneux un moment, fantaisie sauvage l'instant d'après : nos humeurs et décisions sont imprévisibles, et nous enferment sous la paradoxale autorité d'une non-autorité, une sorte de gouvernement anarchique. L'angoissant totalitarisme de ce gouffre intérieur ne pourra jamais être renversé. C'est un monde multicolore peuplé tantôt de démons, fantasques velléités, tantôt d'anges gardiens, sages résolutions. Les hommes sont libres de tout, sauf d'abandonner leur faculté de choix. Solitude de la liberté : infranchissable cloître, absurde thébaïde ! Certains claustrophobes se révoltent donc. En désespoir de « cause », ils choisiront la seule « fin » certaine conférée par la mort volontaire. Le suicide est en effet le seul choix qui détache vraiment et définitivement de la liberté, mais aussi... de la vie.

La liberté incompressible en chaque homme réfléchit nécessai­rement sa responsabilité universelle (5). Le seul moyen de se déresponsabiliser est donc aussi de se croire prisonnier d'une situation déterminée. Prétendre justifier un comportement passif pour cause de mauvaises conditions « originelles », être mal né financièrement ou biologiquement : autant de viles stratégies d'aveuglement. Dans l'existentialisme, à l'inverse du marxisme, les victimes ne sont pas honorées. Œdipe est responsable de ne point reconnaître son père et sa mère. La liberté se constitue et s'exprime à chaque instant par tous les actes d'un sujet, d'un être-au-monde. Le criminel n'apitoiera pas un magistrat existentialiste cohérent sur son enfance malheureuse. Le délinquant n'obtiendra aucune remise de peine. Une situation quelconque n'a jamais de contenu concret, puisqu'elle n'est qu'une forme froide, pour ainsi dire en attente d'activité. Le contenu de la liberté est l'acte qui manifeste un choix. Dans n'importe quelle situation, y compris les plus extrêmes,

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l'homme peut choisir la résistance, ou la révolte dirait Camus. Sartre illustre ce thème par l'ingénieux exemple du prisonnier toujours libre de projeter sa libération. Cette projection, en tant que décision entièrement volontaire, échappe à l'empire de la situation d'enferme­ment. Celui, par contre, qui se défend de son propre libre arbitre est un salaud. Un être de mauvaise foi. Incapable d'accepter son imprescriptible responsabilité face à la vie, il préfère abandonner sa souveraineté personnelle à quelque autorité extérieure, écono­mique, policière ou religieuse. En conclusion : l'oppresseur est toujours choisi par l'oppressé. L'enfermement est une inavouable représentation de l'enfermé.

Sartre, ce salaud sartrien !

Comment l'existentialiste peut-il dès lors appeler de ses vœux une révolution collective, massive, globale ? Un changement radical de système, alors que l'adversité d'un système, quel qu'il soit, ne dépend que du choix d'une multitude d'individus responsables, qu'ils se défendent ou non de leur responsabilité. Seul un bouleversement des perspectives individuelles, un effort spirituel, une révolution subjective, non pas objective, rendrait aux hommes cette conscience de leur autonomie unilatérale, qui fut si sournoise­ment étouffée. Un coup de balai global et massivement destructeur ne saurait nettoyer la tenace, invisible et d'autant plus envahissante crasse de la mauvaise foi. L'odieuse fraude qui empoisonne les rapports humains ne réside pas intrinsèquement dans un régime politique, social, culturel objectif, mais dans la cauteleuse et subjective activité, ou inactivité, de ceux qui le rendent effectif. Bien sûr, un ordre juridique et politique despotique, à plus forte raison totalitaire, n'est pas souhaitable. Cependant, cet ordre est toujours soutenu et donc accepté par l'agrégat des mauvaises consciences. En lui-même, il n'a aucune efficacité. Les masses laborieuses ne sont pas moins responsables de leur servitude que les élites. La passive tolérance des hommes, leur inactivité face à si abjecte situation, les rendent chacun complices de leur propre tourment, ainsi que de celui d'autrui.

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Le rapport économique, modalité concrète de l'aliénation des souverainetés individuelles, si finement emballé dans l'idéologie, est révoqué par l'existentialisme. En outre, le déterminisme historique n'existe pas non plus. L'Histoire ne décrit pas la vérité humaine. Seuls les actes individuels inscrivent un sens, peignent un tableau dont la condition historique n'est que le cadre. L'histoire est un instrument à la disposition de la volonté, et non son déterminant. Existentialisme et marxisme relèvent d'une perspective complètement inversée sur le monde et la vie. Priorité est donnée à la structure, au rapport externe, donc à l'égalité statutaire et matérielle chez Marx. Priorité est donnée à l'infrastructure ontique, rapport interne volonté-velléité, donc à la liberté, chez les existentialistes. Camus ou Sartre s'exprimèrent toujours au nom de cette fameuse liberté, et se refusèrent à proclamer des slogans sociaux à valeur prescriptive. Ce fut d'ailleurs l'un des multiples reproches que le très marxiste Pierre Naville fit à Sartre à la suite de la conférence de ce dernier publiée sous le titre provocateur L'existentialisme est un humanisme, autrement dit un marxisme, ou au moins une continuité du marxisme. Pourquoi Jean-Paul Sartre se voulut-il marxiste ? Ne reprendra-t-il pas à son compte le mythe d'Oreste dans sa fameuse pièce les Mouches, pour faire proclamer à son héros que la pire horreur, le pire crime, pèse certes comme un fardeau, mais « plus Usera lourd à porter, plus je me réjouirai car ma liberté, c'est lui ». Les entraves, les efforts pour réaliser une action, font vivre la liberté sur un sol rocailleux. Elle ne circule pas par le plus court chemin d'un point à un autre, ligne parfaite, unique et préconçue, comme celle du parti. Route euclidienne sur laquelle chacun glisse à la même vitesse et suivant une unique direction. Cette unique voie, parfaite et reluisante de l'idéal réaliste-socialiste est sans issue, un traquenard pour la conscience.

La prétention de Sartre à la transparence de la volonté, pureté de l'intention, m'apparaît dès lors en une ombreuse et visqueuse pellicule de cette mauvaise foi tant décriée par lui. Pour un peu, on soupçonnerait l'illustre intellectuel d'être un salaud sartrien. Nullement imbécile, mais stratège agissant avec la sordide vergogne du calculateur, géomètre, arpenteur, architecte de sa monumentale célébrité. Pourquoi souhaita-t-il embrasser les causes communiste et stalinienne, alors même que son ontologie contredit les fonde-

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ments du déterminisme historico-économique ? Alors même que la mise en place d'une société de parfaite égalité de conditions, sans classes, n'est pas particulièrement souhaitable en termes existentia­listes, par manque de rochers, d'aspérités, de différences, de discontinuités, autant d'occasions nouvelles et imprévisibles à exercer notre volontaire volonté. La liberté ne finirait-elle pas par succomber, et avec elle la vie, livrée à la parfaite égalité du monde, plongée en une asphyxiante confusion unitaire, sans combat et donc sans destin possible ? Nous débouchons sur un constat aux effluves apocalyptiques aussi asphyxiantes que paradoxales : le règne absolu de l'histoire finirait par anéantir la possibilité même de tout destin individuel, donc, in fine, de toute histoire. Rassurons-nous, ce tragique scénario n'a aucune chance, ou même aucune raison déterminée par suites causales, de se produire. En revanche, cette double utopie-uchronie ne manqua pas de produire - hélas ! et comme chacun sait - de très concrètes et bâtardes conséquences. La tenace prégnance de cette fantasmagorie relève des mystères de l'hypnotisme, ou de l'inoculation d'invisibles virus à travers les multiples réseaux de notre corps culturel.

L'ontologie libérale masquée par le cabotinage communiste

Les intellectuels furent-ils victimes de ce virus, ou inoculateurs eux-mêmes ? Les existentialistes ne sont théoriquement pas marxistes. Pratiquement, un nombre indécent d'entre eux prétendra appartenir à cette fratrie. L'excellent Naville, communiste convaincu, ne rétorquera-t-il pas à Sartre tentant, en vain, de le convaincre de l'orthodoxie matérialiste de son approche : « Je ne crois pas que vos définitions soient conformes à vos textes (6). » Ne prenons pas l'accusation à la légère : notre célèbre existentialiste manipulant ses propres textes pour l'intérêt de la cause communiste, plus claire­ment, pour sa publicité personnelle. Nous devrions mieux apprécier la vocation sartrienne pour la dramaturgie. Soif ardente - enragée ! -d'exister sur tous les fronts, pourvu que ce fût sur une estrade visible et sûre, protégée des périls physiques. Publier cette fureur

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d'exister dans les journaux à grands tirages et dans les revues universitaires, s'insinuer dans la littérature, la philosophie, dans toutes les variations publicitaires et sur toutes les palettes de gouaches idéales qui colorent les modes et les révolutions. Jouer un rôle coûte que coûte dans la nouvelle pièce à succès mise en scène par le socialisme d'Etat. L'intellectuel engagé, chauffard de l'action à tout prix, se devait de courtiser les maîtres du cirque communiste, les producteurs et les metteurs en scène. Quel rôle magnifique il pourrait jouer ! Une gigantesque pitrerie attirant une foule encore plus grouillante à s'agglutiner devant les guichets. Il reste qu'au-delà des « couillonnades » de Jean-Paul, persifleraient certains de mes amis marseillais, Sartre reste un penseur profond, qui fut trop vite honni après avoir été trop vite adulé. Sa pertinence philosophique ne regarde pas les jeux de jambes, les écartèlements, et autres exercices démonstratifs (au sens théâtral) du parfait salaud sartrien, père spirituel de nos bouffons intellectuels contemporains, toutes appartenances politiques confondues. Qu'importe le parti pourvu qu'on ait l'ivresse ! Ne confondons pas, comme la plupart des langues trop médiatisées ou trop académisées (ce qui revient presque au même), Sartre le philosophe et Sartre l'histrion de ses propres créations dramatiques, pour la plupart d'ailleurs passable­ment barbantes. Le moins rébarbatif de ses premiers rôles, grâce au comique secours des situations et des attitudes, fut joué dans les rues et devant des usines dont le public de grévistes surchauffés ne sut pas apprécier à leur indéniable valeur ses déclamations enflammées, pourtant objectivement hilarantes.

Après un tel découpage de la duplicité de Jean-Paul Sartre, nous ne serons pas surpris par la judicieuse circonspection de Raymond Aron à le juger. On ne soupçonnera pourtant pas ce libéral convaincu d'applaudissements, ni même de s'être assis dans la salle, lors des représentations de son ancien camarade normalien. S'il fût jamais présent à l'un de ces désolants spectacles, il dut copieusement le conspuer, au moins autant que ses livres et articles dénoncèrent l'opium des intellectuels. Un de mes anciens professeurs de philosophie, Gérard Lebrun, éminent spécialiste de Hegel, avec qui je m'entretenais parfois dans les couloirs de l'université ou plus franchement devant une table de restaurant provençal abondam­ment garnie, et qui avait bien connu Aron, me rapporta que celui-ci

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ne tarissait pas d'éloges privés sur son grand ennemi public, tant il admirait son excellent profil philosophique. Naville lui-même accusait l'existentialisme de « régression » vers le libéralisme. Le réflexe de défense intuitif du communiste fervent rejoint selon moi l'opinion que je prête à Aron le libéral concernant la philosophie de son ennemi public : l'ontologie phénoménologique de Sartre constitue un magnifique édifice de la pensée libérale. Elle révoque le déterminisme économique, valorise la liberté des individus en face de la toute-puissance étatique. Théorie de la responsabilité totale de chacun face à tous les conditionnements possibles, elle est incompatible avec l'outrance interventionniste et redistributrice sur le plan économique, et avec les plus séduisants galbes autoritaires et totalitaires sur le plan politique. En outre, cerise sur l'opulent gâteau, l'existentialisme égruge soigneusement l'historicisme ab­horré par tout penseur libéral sain de corps et d'esprit. Il serait temps d'oublier les mauvaises pièces existentialistes pour ne plus discré­diter injustement une pensée trahie par son propre auteur.

Vers une voie authentiquement concrète

Mais la limite de l'existentialisme, comme celle du libéralisme sur le plan politique et économique, tient dans l'abstraction, prétendument concrète, d'une entité individuelle atomique et absolument indépendante. Une monade leibnizienne aux fenêtres absolument closes, mais sans harmonie préétablie. Cette abstraction conduit à l'ultime solitude de l'homme dans un univers infiniment étranger à lui. Au règne narcissique de l'absurde. Economiquement, au règne des grandes multinationales qui étouffent l'individu sous la chape impersonnelle des stratégies financières. Sous le beau prétexte de liberté individuelle absolue, l'individu implose sous l'infernale pression d'immenses sociétés privées... de toute humanité. L'homme n'a que le sens qu'il se donne gratuitement et... arbitrairement. Ce petit sens misérable est englouti dans la morbide entropie du monde. La petite liberté individuelle est engloutie dans la folie du libéralisme planétaire. L'universalité humaine sans cesse se construit en dehors de toute mesure universelle. La liberté ainsi

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conçue, sans portée cosmique, sans saillie hors d'elle-même, sans objet donc, est la plus abjecte condamnation. On ne sacre pas l'affranchissement mais l'enfermement, le désespoir sans bornes, sur le trône d'un empire dont la loi fondamentale est le suicide. Ou la simple survie ! La liberté d'entreprise sans fin (sans limite et sans but) est la fin (l'extinction) de la liberté d'entreprendre.

L'existentialisme se résume-t-il à une complaisance intellec­tualiste, au délire morbide de quelques philosophes ? Le libéralisme absolu résulte-t-il d'une obsession anticollectiviste, d'un délire de la persécution? L'univers, à l'instar de l'homme, serait dénué de finalité. Notre être sans amarres dériverait sur un océan absolument opaque ballotté par les contingentes vagues qui en frisent la surface. Etourdi parfois par d'imprévisibles typhons, dont certains pourraient bien nous soulager un jour, et une fois pour toutes, de notre si insupportable liberté. La vie serait entièrement superflue pour l'éternité. Eternité ! le mot est encore trop signifiant, positif, optimiste. Il n'y aurait pas même de temps dans un univers existentialiste, car la succession des événements ne serait qu'une image rassurante, une parodie mentale de continuité.

Cruelle philosophie ! qui fait l'apologie de l'action, tout en la rendant aussitôt vaine. La liberté de Sartre est plus pessimiste que le plus dur déterminisme scientiste. La liberté de VHomo œcono-micus purement individualiste est plus despotique que le plus centralisé des socialismes d'Etat. Notre philosophe, tout comme l'archétype du pur libéral, décrit l'homme, Yêtre-au-monde, la liberté détachée de leur contexte réel. C'est-à-dire de leur rapport vivant. De leur environnement naturel. Il photographie des moments de la vie et les dissèque : le monde, autrui, l'acte, le choix, le pour-soi, l'en-soi, l'intentionnalité. Il tue ces moments en les abstrayant de leur relation concrète. A proprement parler, de leur développement mutuel. Le sens de l'existence se configure par la croissance des diverses formes de vie se nourrissant mutuellement. Le monde vivant résonne de l'harmonieux concert des existences. L'Autre est aussi l'autre qui croît-avec, avec les autres hommes, et les autres formes vivantes, de la protéine à l'organisme social. La vie ne s'arrête pas à une seule réalité, l'individu, l'entreprise, le petit commerce, l'Etat, l'homme, mais continue sans cesse. Elle croît, et ajoute du nouveau différemment, nullement par d'arbitraires conjonctions, mais par la

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force guidée d'un rapport d'alimentation. Toute obstruction de ces flux autogénérateurs met en péril l'épanouissement de l'organisme individuel ou même sociétal. La liberté est donc développement, lutte pour vivre par-delà la survie, pour créer, construire, mémoriser, exprimer, et ajouter du langage à la langue, augmenter le champ de perception et d'expression. Les lettres organiques imprimées sur le vélin de la matière écrivent le sens de la vie, sa signification au-delà de toutes les abstractions, arrêts sur image, perspectives partielles de l'ensemble du mouvement. Si l'être vivant se heurte au roc solide qui barre sa route, et le transcende en le contournant, en sautant par-dessus, ou même en le sculptant, son geste vainqueur ne se réduira pas à un acte libre, solitaire et inutile. Il ajoutera une expérience, une lettre au langage de la vie, une nouvelle capacité, une ouverture, un horizon plus vaste et une plus précise orientation, qui affinera la direction choisie par le marcheur sur sa route. L'initiative du pérégrin complète toujours, pour ainsi dire, son code génétique.

Liberté et égalité, organiquement compatibles

Cette liberté-croissance contrarie donc la liberté-contingence de l'existentialisme sartrien ou du libéralisme exacerbé sur le plan économique (ou de l'individualisme méthodologique en sociologie). J'entends ici croissance du sens, non pas exclusivement accumu­lation de matière inerte, pièces de monnaie ou actions financières. Du code génétique des pissenlits à la mémoire des vaches gourmandes, et jusqu'à la main du peintre génial qui produit, et non pas reproduit, ce paysage bucolique, la vie se donne une signification. Un ordre qui ordonne l'univers, un organisme qui creuse dans le ventre inerte et entropique de la matière, une conscience à jamais signifiante.

Le vieux rêve platonicien de cité idéale, l'aspiration marxienne à la parfaite égalité des hommes, sous-traite les plus ignominieuses célébrations totalitaires. L'absolue liberté d'entreprise individuelle se décompose nécessairement en funeste activité financière. Car la société parfaite, comme l'individu entièrement libre, ne sont pas des réalités mais des fantasmes. Dépendance et indépendance absolues :

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deux projections qui se croisent sur le même écran utopique. Deux abstractions. Toutes deux produisent l'inégalité et l'enfermement concrets dans le jeu pervers d'intérêts inavouables. Les nervures des belles doctrines, tuyauteries excrémentielles secrètes, se dérobent derrière les magnifiques cloisons de l'idéal socialiste ou libéral. Parce que toute cité s'intègre organiquement à un environnement, aux hommes concrets qui la composent, aux aspérités naturelles des terrains physiques et psychiques, aux contraintes météorologiques, et aux voisinages des autres sociétés humaines et animales. La cité idéale se présuppose unique, universelle, posée par enchantement sur une terre lisse, sans voisinage intérieur ou extérieur : péché d'anthropocentrisme. Tout homme s'alimente de sa famille, culturel-lement et nutritionnellement, puis se complète des autres vivants, respire l'oxygène produit par les plantes, et rejette le gaz carbonique qu'elles absorbent gracieusement. Ses doigts manient la fourchette fabriquée par l'ouvrier. Sa mâchoire triture les épinards fraîchement cultivés dans les champs par une multitude d'autrui. Et ainsi de suite. Exclure un seul être, un seul membre du cycle organique, c'est donc s'exclure soi-même en profondeur. Meurtrir sa propre croissance. C'est le narcissisme suicidaire des colossales unités économiques internationales, dont les froids mécanismes broient les chances de croissance du vivant, l'intérêt concret de l'existence humaine. De l'existence tout court. A ce stade le profit ne profite plus à personne. Il s'engrange dans les coffres, se chiffre en milliards aussi ridicules qu'inutiles, et accentue l'inertie de rouages de plus en plus impersonnels et incontrôlables.

L'homme entièrement libre et l'égalité parfaite des humains n'existent pas. La seule égalité plausible, et juste, est celle de tous les êtres dans leur droit à croître ensemble comme les membres divers et complémentaires du même développement universel. La seule liberté plausible, et juste, est celle d'inspirer l'air qui sort de la bouche d'autrui, et de lui offrir celui que nos poumons transforment. Profiter et offrir. Echanger et jouir sans exclure rien ni personne a priori. Profiter de l'autre sans jamais interrompre sa respiration. Morale organique. Ethique des profondeurs. Grande santé. Liberté nullement totale et donc totalitaire, mais relative aux respirations et inspirations de nos vivants voisinages. Ainsi s'élabore une conception organique de la personne et de la société. Une

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politique qui ne se confine pas au cynisme, sans pour autant se goinfrer de drogues idéales. Une nouvelle et salutaire affirmation des forces de vie dans un monde humain peu à peu englouti par de trop idéalistes ou matérialistes pulsions de mort. Ainsi se dissout l'apparente incompatibilité entre liberté et égalité, comme deux extrêmes intouchables, deux pôles qui devraient toujours théori­quement se repousser. Les deux murailles opaques qui semblaient à jamais les séparer se désintègrent naturellement. Le pouvoir des deux plus sinistres mythes philosophiques soudain s'évanouit. Indépendance absolue et dépendance totale, désuètes et fausses oppositions, fusionnent et disparaissent dans l'horizon organique du monde. De ces deux leurres découlèrent les plus absurdes propositions : l'individu libre doit être absolument indépendant de la société et (ou) de la nature, ou l'individu doit dépendre absolument de la société et (ou) de la nature qui assure dès lors l'égalité de chacun.

Indépendance et dépendance, abstraites réflexions, se fondent en la voie concrète de l'interdépendance des êtres et des choses. De sorte que liberté et égalité ne soient plus des arrêts sur image, ou plutôt sur fantasme, d'inertes utopies contradictoires, mais les deux moments organiques de la même dynamique vitale.

Raphaël Liogier

1. Original par rapport au matérialisme antique, car l'« historicisme » moderne me paraît être une découverte hégélienne. 2. Classique n'est pas équivalent à antique, mais désigne ici ce qui est normalement étudié dans les classes. 3. Au sens large, non limité aux théories développées par Marx lui-même. 4. Jean-Paul Sartre, l'Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 527. 5. Cf. la quatrième partie de l'Etre et le Néant, au paragraphe « Liberté et responsabilité ». 6. Sartre, L'existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1966, p. 107.

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