Au bonheur des dames - One More Library

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Émile Zola AU BONHEUR DES DAMES (1883) https://TheVirtualLibrary.org

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ÉmileZola

AUBONHEURDESDAMES(1883)

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I

Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train deCherbourg l’avaitdébarquéeavecsesdeuxfrères,aprèsunenuitpasséesurladurebanquetted’unwagondetroisièmeclasse.Elle tenait par lamainPépé, et Jean la suivait, tous les trois brisésduvoyage,effarésetperdus,aumilieuduvasteParis,lenezlevésurlesmaisons,demandantà chaque carrefour la rue de laMichodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait.Mais, comme elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s’arrêta net desurprise.

–Oh!dit-elle,regardeunpeu,Jean!

Etilsrestèrentplantés,serréslesunscontrelesautres,toutennoir,achevantlesvieuxvêtementsdudeuilde leurpère.Elle,chétivepoursesvingtans, l’airpauvre,portaitunlégerpaquet; tandisque,de l’autrecôté, lepetit frère,âgédecinqans,sependaitàsonbras, etque,derrière sonépaule, legrand frère,dont les seizeans superbes florissaient,étaitdebout,lesmainsballantes.

–Ahbien!reprit-elleaprèsunsilence,envoilàunmagasin!

C’était,àl’encoignuredelaruedelaMichodièreetdelarueNeuve-Saint-Augustin,unmagasindenouveautésdontlesétalageséclataientennotesvives,dansladouceetpâlejournéed’octobre.HuitheuressonnaientàSaint-Roch,iln’yavaitsurlestrottoirsqueleParismatinal,lesemployésfilantàleursbureauxetlesménagèrescourantlesboutiques.Devant laporte,deuxcommis,montéssuruneéchelledouble, finissaientdependredeslainages, tandisque,dansunevitrinede la rueNeuve-Saint-Augustin,unautrecommis,agenouilléetledostourné,plissaitdélicatementunepiècedesoiebleue.Lemagasin,videencoredeclientes,etoùlepersonnelarrivaitàpeine,bourdonnaitàl’intérieurcommeuneruchequis’éveille.

–Fichtre!ditJean.ÇaenfonceValognes…Letienn’étaitpassibeau.

Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premiermarchanddenouveautésdelaville;etcemagasin,rencontrébrusquement,cettemaisonénorme pour elle, lui gonflait le cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste.Dans le pan coupédonnant sur la placeGaillon, la haute porte, toute englace,montaitjusqu’à l’entresol, aumilieud’une complicationd’ornements, chargés dedorures.Deuxfigures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaientl’enseigne:AuBonheurdesDames.Puis,lesvitriness’enfonçaient,longeaientlaruedelaMichodièreetlarueNeuve-Saint-Augustin,oùellesoccupaient,outrelamaisond’angle,quatreautresmaisons,deuxàgauche,deuxàdroite,achetéesetaménagées récemment.C’étaitundéveloppementquiluisemblaitsansfin,danslafuitedelaperspective,aveclesétalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l’entresol, derrière lesquelles onvoyait toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie,

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taillait un crayon, pendant que, près d’elle, deux autres dépliaient des manteaux develours.

–AuBonheurdesDames,lutJeanavecsonriretendredebeladolescent,quiavaiteudéjàunehistoiredefemmeàValognes.Hein?c’estgentil,c’estçaquidoitfairecourirlemonde!

MaisDenisedemeuraitabsorbée,devantl’étalagedelaportecentrale.Ilyavaitlà,aupleinairdelarue,surletrottoirmême,unéboulementdemarchandisesàbonmarché,latentationde laporte, lesoccasionsquiarrêtaient lesclientesaupassage.Celapartaitdehaut, des pièces de lainage et de draperie,mérinos, cheviottes,molletons, tombaient del’entresol, flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris ardoise, bleumarine, vert olive, étaient coupés par les pancartes blanches des étiquettes. À côté,encadrantleseuil,pendaientégalementdeslanièresdefourrure,desbandesétroitespourgarnituresderobe,lacendrefinedesdosdepetit-gris,laneigepuredesventresdecygne,lespoilsdelapindelafaussehermineetdelafaussemartre.Puis,enbas,dansdescasiers,sur des tables, au milieu d’un empilement de coupons, débordaient des articles debonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine tricotés, capelines, gilets, tout unétalage d’hiver, aux couleurs bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes derouge.Denisevitunetartanelleàquarante-cinqcentimes,desbandesdevisond’Amériqueà un franc, et desmitaines à cinq sous.C’était un déballage géant de foire, lemagasinsemblaitcreveretjetersontrop-pleinàlarue.

L’oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la main de sa sœur,ouvraitdesyeuxénormes.Unevoiturelesforçatoustroisàquitterlemilieudelaplace;et, machinalement, ils prirent la rue Neuve-Saint-Augustin, ils suivirent les vitrines,s’arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D’abord, ils furent séduits par unarrangementcompliqué:enhaut,desparapluies,posésobliquement,semblaientmettreuntoitdecabane rustique ; dessous, des bas de soie, pendus à des tringles,montraient desprofils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses, les autres de toutesnuances,lesnoirsàjour,lesrougesàcoinsbrodés,leschairsdontlegrainsatinéavaitladouceur d’une peau de blonde ; enfin, sur le drap de l’étagère, des gants étaient jetéssymétriquement,avecleursdoigtsallongés,leurpaumeétroitedeviergebyzantine,cettegrâceraidieetcommeadolescentedeschiffonsdefemmequin’ontpasétéportés.Maisladernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies, de satins et de velours, yépanouissait,dansunegammesoupleetvibrante,lestonslesplusdélicatsdesfleurs:ausommet,lesvelours,d’unnoirprofond,d’unblancdelaitcaillé;plusbas, lessatins, lesroses,lesbleus,auxcassuresvives,sedécolorantenpâleursd’unetendresseinfinie;plusbas encore, les soies, toute l’écharpe de l’arc-en-ciel, des pièces retroussées en coques,plissées comme autour d’une taille qui se cambre, devenues vivantes sous les doigtssavants des commis ; et, entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l’étalage,couraitunaccompagnementdiscret,unlégercordonbouillonnédefoulardcrème.C’étaitlà, auxdeuxbouts,quese trouvaient, enpilescolossales, lesdeuxsoiesdont lamaisonavait lapropriétéexclusive, leParis-Bonheuret leCuir-d’Or,desarticlesexceptionnels,quiallaientrévolutionnerlecommercedesnouveautés.

–Oh ! cette faille à cinq francs soixante !murmuraDenise, étonnéedevant leParis-Bonheur.

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Jeancommençaitàs’ennuyer.Ilarrêtaunpassant.

–LaruedelaMichodière,monsieur?

Quandonlaluieutindiquée,lapremièreàdroite,toustroisrevinrentsurleurspas,entournantautourdumagasin.Mais,commeelleentraitdanslarue,Denisefutrepriseparunevitrine,oùétaientexposéesdesconfectionspourdames.ChezCornaille,àValognes,elle était spécialement chargée des confections. Et jamais elle n’avait vu cela, uneadmiration laclouait sur le trottoir.Aufond,unegrandeécharpeendentelledeBruges,d’unprixconsidérable,élargissaitunvoiled’autel,deuxailesdéployées,d’uneblancheurrousse;desvolantsdepointd’Alençonse trouvaient jetésenguirlandes ;puis,c’était,àpleinesmains,unruissellementde toutes lesdentelles, lesmalines, lesvalenciennes, lesapplicationsdeBruxelles,lespointsdeVenise,commeunetombéedeneige.Àdroiteetàgauche, des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient encore celointaindetabernacle.Etlesconfectionsétaientlà,danscettechapelleélevéeaucultedesgrâcesdelafemme:occupantlecentre,unarticlehorsligne,unmanteaudevelours,avecdesgarnituresderenardargenté;d’uncôté,unerotondedesoie,doubléedepetit-gris;del’autre,unpaletotdedrap,bordédeplumesdecoq;enfin,dessortiesdebal,encachemireblanc, enmatelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait pour tous lescaprices,depuislessortiesdebalàvingt-neuffrancsjusqu’aumanteaudeveloursaffichédix-huitcentsfrancs.Lagorgerondedesmannequinsgonflaitl’étoffe,leshanchesfortesexagéraientlafinessedelataille,latêteabsenteétaitremplacéeparunegrandeétiquette,piquéeavecuneépingledans lemolletonrougeducol ; tandisque lesglaces,auxdeuxcôtésdelavitrine,parunjeucalculé,lesreflétaientetlesmultipliaientsansfin,peuplaientlaruedecesbellesfemmesàvendre,etquiportaientdesprixengroschiffres,àlaplacedestêtes.

– Elles sont fameuses ! murmura Jean, qui ne trouva rien d’autre pour dire sonémotion.

Ducoup,ilétait lui-mêmeredevenuimmobile, laboucheouverte.Toutceluxedelafemme le rendait rosedeplaisir. Il avait labeautéd’une fille,unebeautéqu’il semblaitavoirvoléeàsasœur,lapeauéclatante,lescheveuxrouxetfrisés,leslèvresetlesyeuxmouillés de tendresse. Près de lui, dans son étonnement, Denise paraissait plus minceencore, avec son visage long à la bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sachevelure pâle. Et Pépé, également blond, d’un blond d’enfance, se serrait davantagecontre elle, comme pris d’un besoin inquiet de caresses, troublé et ravi par les bellesdamesde lavitrine.Ilsétaientsisinguliersetsicharmants,sur lepavé,ces troisblondsvêtuspauvrementdenoir,cettefilletristeentrecejolienfantetcegarçonsuperbe,quelespassantsseretournaientavecdessourires.

Depuisuninstant,ungroshommeàcheveuxblancsetàgrandefacejaune,deboutsurleseuild’uneboutique,del’autrecôtédelarue,lesregardait.Ilétaitlà,lesangauxyeux,labouchecontractée,mishorsde luipar lesétalagesduBonheurdesDames, lorsquelavuedelajeunefilleetdesesfrèresavaitachevédel’exaspérer.Quefaisaient-ils,cestroisnigauds,àbâillerainsidevantdesparadesdecharlatan?

–Etl’oncle?fitremarquerbrusquementDenise,commeéveilléeensursaut.

–NoussommesruedelaMichodière,ditJean,ildoitlogerparici.

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Ilslevèrentlatête,seretournèrent.Alors,justedevanteux,au-dessusdugroshomme,ils aperçurent une enseigne verte, dont les lettres jaunes déteignaient sous la pluie :AuVieilElbeuf, draps et flanelles,Baudu, successeurdeHauchecorne.Lamaison, enduited’un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des grands hôtels Louis XIV quil’avoisinaient, n’avait que trois fenêtres de façade ; et ces fenêtres, carrées, sanspersiennes, étaient simplement garnies d’une rampe de fer, deux barres en croix.Mais,dans cette nudité, ce qui frappa surtoutDenise, dont les yeux restaient pleins des clairsétalagesduBonheurdesDames,cefutlaboutiquedurez-de-chaussée,écraséedeplafond,surmontéed’unentresol trèsbas,auxbaiesdeprison,endemi-lune.Uneboiserie,de lacouleurdel’enseigne,d’unvertbouteillequeletempsavaitnuancéd’ocreetdebitume,ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires, poussiéreuses, où l’ondistinguaitvaguementdespiècesd’étoffeentassées.Laporte,ouverte,semblaitdonnersurlesténèbreshumidesd’unecave.

–C’estlà,repritJean.

–Ehbien!ilfautentrer,déclaraDenise.Allons,viens,Pépé.

Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque leur père était mort,emportéparlamêmefièvrequiavaitprisleurmère,unmoisauparavant,l’oncleBaudu,dansl’émotiondecedoubledeuil,avaitbienécritàsaniècequ’ilyauraittoujourschezluiuneplacepourelle,lejouroùellevoudraittenterlafortuneàParis;maiscettelettreremontaitdéjààprèsd’uneannée, et la jeune fille se repentaitmaintenantd’avoir ainsiquitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle. Celui-ci ne les connaissaitpoint,n’ayantplusremislespiedslà-bas,depuisqu’ilenétaitpartitoutjeune,pourentrercommepetitcommischezledrapierHauchecorne,dontilavaitfiniparépouserlafille.

– Monsieur Baudu ? demanda Denise, en se décidant enfin à s’adresser au groshomme,quilesregardaittoujours,surprisdeleursallures.

–C’estmoi,répondit-il.

Alors,Deniserougitfortementetbalbutia:

–Ah!tantmieux!…JesuisDenise,etvoiciJean,etvoiciPépé…Vousvoyez,noussommesvenus,mononcle.

Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges vacillaient dans sa facejaune, ses paroles lentes s’embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cettefamillequiluitombaitsurlesépaules.

–Comment!comment!vousvoilà!répéta-t-ilàplusieursreprises.MaisvousétiezàValognes!…Pourquoin’êtes-vouspasàValognes?

De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des explications.Après lamortdeleurpère,quiavaitmangéjusqu’auderniersoudanssateinturerie,elleétaitrestéelamèredesdeuxenfants.Cequ’ellegagnaitchezCornaillenesuffisaitpointàlesnourrirtous les trois. Jean travaillait bien chez un ébéniste, un réparateur demeubles anciens ;maisilnetouchaitpasunsou.Pourtant,ilprenaitgoûtauxvieilleries,iltaillaitdesfiguresdansdubois;même,unjour,ayantdécouvertunmorceaud’ivoire,ils’étaitamuséàfaireunetête,qu’unmonsieurdepassageavaitvue ;et justement,c’étaitcemonsieurqui lesavaitdécidésàquitterValognes,entrouvantàParisuneplacepourJean,chezunivoirier.

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–Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en apprentissage, chez sonnouveaupatron.Onnemedemandepasd’argent,ilseralogéetnourri…Alors,j’aipenséquePépé etmoi, nous nous tirerions toujours d’affaire.Nous ne pouvons pas être plusmalheureuxqu’àValognes.

Cequ’elletaisait,c’étaitl’escapadeamoureusedeJean,deslettresécritesàunefillettenoble de la ville, des baisers échangés par-dessus unmur, tout un scandale qui l’avaitdéterminéeaudépart ;etelleaccompagnaitsurtoutsonfrèreàParispourveillersur lui,prise de terreurs maternelles, devant ce grand enfant si beau et si gai, que toutes lesfemmesadoraient.

L’oncleBaudunepouvaitseremettre.Ilreprenaitsesquestions.Cependant,quandill’eutainsientendueparlerdesesfrères,illatutoya.

–Tonpèrenevousadoncrienlaissé?Moi, jecroyaisqu’ilyavaitencorequelquessous.Ah!jeluiaiassezconseillé,dansmeslettres,denepasprendrecetteteinturerie!Unbravecœur,maispasdeuxliardsdetête!…Ettuesrestéeaveccesgaillardssurlesbras,tuasdûnourrircepetitmonde!

Sa facebilieuses’étaitéclairée, iln’avaitplus lesyeuxsaignantsdont il regardait leBonheurdesDames.Brusquement,ils’aperçutqu’ilbarraitlaporte.

– Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus… Entrez, ça vaudramieux que debaguenauderdevantdesbêtises.

Et, après avoir adressé aux étalages d’en face une dernièremoue de colère, il livrapassageauxenfants, il pénétra lepremierdans laboutique, enappelant sa femmeet safille.

–Élisabeth,Geneviève,arrivezdonc,voicidumondepourvous!

Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les ténèbres de la boutique.Aveuglésparlepleinjourdelarue,ilsbattaientdespaupièrescommeauseuild’untrouinconnu, tâtant lesoldupied,ayant lapeur instinctivedequelquemarche traîtresse.Et,rapprochésencoreparcettecraintevague,seserrantdavantagelesunscontrelesautres,legamintoujoursdanslesjupesdelajeunefilleetlegrandderrière,ilsfaisaientleurentréeavecunegrâce souriante et inquiète.La clartématinaledécoupait la noire silhouette deleursvêtementsdedeuil,unjourobliquedoraitleurscheveuxblonds.

–Entrez,entrez,répétaitBaudu.

Enquelquesphrasesbrèves, ilmettaitaucourantMmeBauduetsa fille.Lapremièreétait une petite femme mangée d’anémie, toute blanche, les cheveux blancs, les yeuxblancs,leslèvresblanches.Geneviève,chezquis’aggravaitencoreladégénérescencedesamère,avaitladébilitéetladécolorationd’uneplantegrandieàl’ombre.Pourtant,descheveuxnoirsmagnifiques,épaiset lourds,pousséscommeparmiracledanscettechairpauvre,luidonnaientuncharmetriste.

–Entrez,direntàleurtourlesdeuxfemmes.Vousêteslesbienvenus.

EtellesfirentasseoirDenisederrièreuncomptoir.Aussitôt,Pépémontasurlesgenouxde sa sœur, tandis que Jean, adossé contre une boiserie, se tenait près d’elle. Ils serassuraient,regardaientlaboutique,oùleursyeuxs’habituaientàl’obscurité.Maintenant,

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ilslavoyaient,avecsonplafondbasetenfumé,sescomptoirsdechênepolisparl’usage,sescasiersséculairesauxfortesferrures.Desballotsdemarchandisessombresmontaientjusqu’auxsolives.L’odeurdesdrapsetdesteintures,uneodeurâpredechimie,semblaitdécupléeparl’humiditéduplancher.Aufond,deuxcommisetunedemoisellerangeaientdespiècesdeflanelleblanche.

–Peut-êtrecepetitmonsieur-làprendrait-ilvolontiersquelquechose?ditMmeBauduensouriantàPépé.

–Non,merci,réponditDenise.Nousavonsbuunetassedelaitdansuncafé,devantlagare.

Et,commeGenevièveregardaitlelégerpaquetqu’elleavaitposéparterre,elleajouta:

–J’ailaissénotremallelà-bas.

Ellerougissait,ellecomprenaitqu’onnetombaitpasdelasortechezlemonde.Déjà,danslewagon,dèsqueletrainavaitquittéValognes,elles’étaitsentiepleinederegret;etvoilàpourquoi,àl’arrivée,elleavaitlaissélamalleetfaitdéjeunerlesenfants.

–Voyons,dittoutd’uncoupBaudu,causonspeuetcausonsbien…Jet’aiécrit,c’estvrai,maisilyaunan;et,vois-tu,mapauvrefille,lesaffairesn’ontguèremarché,depuisunan…

Il s’arrêta, étranglé par une émotion qu’il ne voulait pas montrer. Mme Baudu etGeneviève,l’airrésigné,avaientbaissélesyeux.

–Oh!continua-t-il,c’estunecrisequipassera,jesuisbientranquille…Seulement,j’aidiminuémon personnel, il n’y a plus ici que trois personnes, et lemoment n’est guèrevenud’enengagerunequatrième.Enfin, jenepuis teprendrecommejete l’offrais,mapauvrefille.

Denisel’écoutait,saisie,toutepâle.Ilinsista,enajoutant:

–Çanevaudraitrien,nipourtoi,nipournous.

–C’estbien,mononcle,finit-ellepardirepéniblement.Jetâcheraidem’entirertoutdemême.

LesBaudun’étaientpasdemauvaisesgens.Maisilsseplaignaientden’avoirjamaiseudechance.Au tempsoù leurcommercemarchait, ilsavaientdûélevercinqgarçons,donttroisétaientmortsàvingtans;lequatrièmeavaitmaltourné,lecinquièmevenaitdepartirpour leMexique,commecapitaine. Ilne leur restaitqueGeneviève.Cette familleavaitcoûtégros,etBaudus’étaitachevé,enachetantàRambouillet,lepaysdupèredesafemme,unegrandebaraquedemaison.Aussi touteuneaigreurgrandissait-elle,danssaloyautémaniaquedevieuxcommerçant.

– On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre dureté. Tu pouvaism’écrire, je t’aurais répondu de rester là-bas…Quand j’ai appris la mort de ton père,parbleu!jet’aiditcequ’onditd’habitude.Maistutombeslà,sanscriergare…C’esttrèsembarrassant.

Ilhaussaitlavoix,ilsesoulageait.Safemmeetsafillerestaientlesregardsàterre,enpersonnessoumisesquinesepermettaientjamaisd’intervenir.Cependant,tandisqueJean

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blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié. Elle laissa tomber deuxgrosseslarmes.

–C’estbien,mononcle,répéta-t-elle.Nousallonsnousenaller.

Ducoup,ilsecontint.Unsilenceembarrassérégna.Puis,ilrepritd’untonbourru:

– Je ne vous mets pas à la porte… Puisque vous êtes entrés maintenant, vouscouchereztoujoursenhaut,cesoir.Nousverronsaprès.

Alors,MmeBauduetGenevièvecomprirent,surunregard,qu’ellespouvaientarrangerleschoses.Toutfutréglé.Iln’yavaitpointàs’occuperdeJean.QuantàPépé,ilseraitàmerveillechezMmeGras,unevieilledamequihabitaitungrandrez-de-chaussée,ruedesOrties,oùelleprenaitenpensioncomplètedesenfantsjeunes,moyennantquarantefrancsparmois.Denisedéclaraqu’elle avait dequoipayer lepremiermois. Il ne restait doncqu’àlaplacerelle-même.Onluitrouveraitbienuneplacedanslequartier.

–Est-cequeVinçardnedemandaitpasunevendeuse?ditGeneviève.

–Tiens!c’estvrai!criaBaudu.Nousironslevoiraprèsdéjeuner.Ilfautbattreleferpendantqu’ilestchaud.

Pas un client n’était venu déranger cette explication de famille. La boutique restaitnoireetvide.Aufond,lesdeuxcommiset lademoisellecontinuaientleurbesogneavecdes paroles chuchotées et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent, Denise restaseule un instant. Elle baisa Pépé, le cœur gros, à l’idée de leur prochaine séparation.L’enfant, câlin comme un petit chat, cachait sa tête, sans prononcer une parole.QuandMmeBauduetGenevièverevinrent,ellesletrouvèrentbiensage,etDeniseassuraqu’ilnefaisaitjamaisplusdebruit:ilrestaitmuetlesjournéesentières,vivantdecaresses.Alors,jusqu’au déjeuner, toutes trois parlèrent des enfants, duménage, de la vie àParis et enprovince, par phrases courtes et vagues, en parentes un peu embarrassées de ne pas seconnaître.Jeanétaitallésurleseuildelaboutiqueetn’enbougeaitplus,intéresséparlaviedestrottoirs,souriantauxjoliesfillesquipassaient.

À dix heures, une bonne parut. D’ordinaire, la table était servie pour Baudu,Geneviève et le premier commis. Il y avait une seconde table à onze heures pourMmeBaudu,l’autrecommisetlademoiselle.

–Àlasoupe!crialedrapier,ensetournantverssanièce.

Et,commetousétaientassisdéjàdansl’étroitesalleàmanger,derrièrelaboutique,ilappelalepremiercommisquis’attardait.

–Colomban!

Le jeune homme s’excusa, ayant voulu finir de ranger les flanelles. C’était un grosgarçondevingt-cinqans,lourdetmadré.Safacehonnête,àlagrandebouchemolle,avaitdesyeuxderuse.

–Quediable!ilyatempspourtout,disaitBaudu,qui,installécarrément,découpaitunmorceau de veau froid, avec une prudence et une adresse de patron, pesant lesmincespartsducoupd’œil,àungrammeprès.

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Ilservittoutlemonde,coupamêmelepain.DeniseavaitprisPépéauprèsd’elle,pourle fairemanger proprement.Mais la salle obscure l’inquiétait ; elle la regardait, elle sesentait le cœur serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires, de saprovince.Uneseulefenêtreouvraitsurunepetitecourintérieure,communiquantaveclarueparl’alléenoiredelamaison;etcettecour,trempée,empestée,étaitcommeunfonddepuits,oùtombaitunronddeclartélouche.Lesjoursd’hiver,ondevaitallumerlegazdumatinausoir.Lorsqueletempspermettaitdenepasallumer,c’étaitplustristeencore.Il fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer suffisamment lesmorceauxsursonassiette.

– Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en constatant que Jean avaitachevésonveau.S’iltravailleautantqu’ilmange,çaferaunrudehomme…Maistoi,mafille,tunemangespas?…Etdis-moi,maintenantqu’onpeutcauser,pourquoinet’es-tupasmariée,àValognes?

Deniselâchasonverrequ’elleportaitàsabouche.

–Oh!mononcle,memarier!vousn’ypensezpas!…Etlespetits?

Elle finit par rire, tant l’idée lui semblait baroque. D’ailleurs, est-ce qu’un hommeauraitvoulud’elle, sansunsou,pasplusgrossequ’unemauviette, etpasbelleencore?Non,non,jamaisellenesemarierait,elleavaitassezdedeuxenfants.

–Tuas tort, répétait l’oncle, une femmea toujoursbesoind’unhomme.Si tu avaistrouvéunbravegarçon,vousneseriezpastombéssurlepavédeParis, toiet tesfrères,commedesbohémiens.

Ils’interrompit,pourpartagerdenouveau,avecuneparcimoniepleinede justice,unplat de pommes de terre au lard, que la bonne apportait. Puis, désignant de la cuillerGenevièveetColomban:

– Tiens ! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la saison d’hiver estbonne.

C’étaitl’habitudepatriarcaledelamaison.Lefondateur,AristideFinet,avaitdonnésafille Désirée à son premier commis Hauchecorne ; lui, Baudu, débarqué rue de laMichodière avec sept francs dans sa poche, avait épousé la fille du pèreHauchecorne,Élisabeth:etilentendaitàsontourcédersafilleGenevièveetlamaisonàColomban,dèsquelesaffairesreprendraient.S’ilretardaitainsiunmariagedécidédepuistroisans,c’étaitparunscrupule,unentêtementdeprobité: ilavaitreçulamaisonprospère, ilnevoulaitpoint la passer aux mains d’un gendre, avec une clientèle moindre et des opérationsdouteuses.

Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme le père deMme Baudu ;même il existait entre eux un cousinage éloigné. Un gros travailleur, qui,depuis dix années, trimait dans la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement !D’ailleurs, il n’était pas le premier venu, il avait pourpère cenoceurdeColomban, unvétérinaireconnudetoutSeine-et-Oise,unartistedanssapartie,maistellementportésursabouche,qu’ilmangeaittout.

–Dieumerci!ditledrapierpourconclure,silepèreboitetcourtlagueuse,lefilsasuapprendreicileprixdel’argent.

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Pendantqu’ilparlait,DeniseexaminaitColombanetGeneviève.Ilsétaientàtablel’unprès de l’autre ;mais ils y restaient bien tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire.Depuislejourdesonentrée,lejeunehommecomptaitsurcemariage.Ilavaitpasséparlesdifférentesétapes,petitcommis,vendeurappointé,admisenfinauxconfidencesetauxplaisirsdelafamille,letoutpatiemment,menantunevied’horloge,regardantGenevièvecommeuneaffaireexcellenteethonnête.Lacertitudedel’avoirl’empêchaitdeladésirer.Etlajeunefille,elleaussi,s’étaitaccoutuméeàl’aimer,maisaveclagravitédesanaturecontenue,etd’unepassionprofondequ’elleignoraitelle-même,danssonexistenceplateetrégléedetouslesjours.

– Quand on se plaît et qu’on le peut, crut devoir dire Denise en souriant, pour semontreraimable.

–Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, qui n’avait pas encore lâché uneparole,mâchantaveclenteur.

Geneviève,aprèsavoirjetésurluiunlongregard,ditàsontour:

–Ilfauts’entendre,ensuite,çavatoutseul.

Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieux Paris. C’étaitcommeunefleurdecave.Depuisdixans,elleneconnaissaitquelui,vivaitlesjournéesàsoncôté,derrièrelesmêmespilesdedrap,aufonddesténèbresdelaboutique;et,matinet soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dans l’étroite salle à manger, d’unefraîcheur de puits. Ils n’auraient pas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne,sousdesfeuillages.Seulundoute,unecraintejalousedevaitfairedécouvriràlajeunefillequ’elle s’étaitdonnéeà jamais, aumilieudecetteombrecomplice,parvidedecœuretennuidetête.

Cependant,Denise avait cru remarquer une inquiétudenaissante, dans le regard jetéparGenevièvesurColomban.Aussirépondit-elle,d’unaird’obligeance:

–Bah!quandons’aime,ons’entendtoujours.

MaisBaudusurveillaitlatableavecautorité.Ilavaitdistribuédeslanguettesdebrie,etpour fêter ses parents, il demanda un second dessert, un pot de confiture de groseilles,largessequiparutsurprendreColomban.Pépé,jusque-làtrèssage,seconduisitmaldevantles confitures. Jean, prisd’intérêt pendant la conversation sur lemariage, dévisageait lacousineGeneviève,qu’iltrouvaittropmolle,troppâle,etqu’ilcomparaitaufonddeluiàunpetitlapinblanc,avecdesoreillesnoiresetdesyeuxrouges.

–Assezcausé,etplaceauxautres!conclutledrapier,endonnantlesignaldeseleverdetable.Cen’estpasuneraison,quandonsepermetunextra,pourabuserdetout.

MmeBaudu,l’autrecommisetlademoiselle,vinrents’attableràleurtour.Denise,denouveau, resta seule, assiseprèsde laporte, enattendantque sononclepût la conduirechezVinçard. Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son poste d’observation, sur leseuil. Et, pendant près d’une heure, elle s’intéressa aux choses qui se passaient autourd’elle. De loin en loin, entraient des clientes : une dame parut, puis deux autres. Laboutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, où tout l’ancien commerce,bonhommeetsimple,semblaitpleurerd’abandon.Mais,del’autrecôtédelarue,cequilapassionnait, c’était leBonheurdesDames,dont elle apercevait lesvitrines, par laporte

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ouverte.Lecieldemeuraitvoilé,unedouceurdepluieattiédissaitl’air,malgrélasaison;et, dans ce jour blanc, où il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grandmagasins’animait,enpleinevente.

Alors,Deniseeutlasensationd’unemachine,fonctionnantàhautepression,etdontlebranleauraitgagnéjusqu’auxétalages.Cen’étaientpluslesvitrinesfroidesdelamatinée;maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure.Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute unefoule brutale de convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du trottoir : lesdentellesavaientunfrisson,retombaientetcachaientlesprofondeursdumagasin,d’unairtroublant de mystère ; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées, respiraient,soufflaientunehaleinetentatrice;tandisquelespaletotssecambraientdavantagesurlesmannequinsquiprenaientuneâme,etquelegrandmanteaudevelourssegonflait,soupleet tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la gorge et lefrémissementdesreins.Maislachaleurd’usinedontlamaisonflambait,venaitsurtoutdelavente,de labousculadedescomptoirs,qu’onsentaitderrière lesmurs. Ilyavait là leronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entasséesdevant les rayons,étourdiessous lesmarchandises,puis jetéesà lacaisse.Etcela réglé,organiséavecunerigueurmécanique,toutunpeupledefemmespassantdanslaforceetlalogiquedesengrenages.

Denise,depuislematin,subissait la tentation.Cemagasin,sivastepourelle,oùellevoyait entrer enuneheureplusdemondequ’il n’envenait chezCornaille en sixmois,l’étourdissait et l’attirait ; et il y avait, dans son désir d’y pénétrer, une peur vague quiachevaitdelaséduire.Enmêmetemps,laboutiquedesononcleluicausaitunsentimentdemalaise.C’étaitundédainirraisonné,unerépugnanceinstinctivepourcetrouglacialdel’ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète, l’accueil aigri de sesparents, le déjeuner triste sous un jour de cachot, son attente au milieu de la solitudeensommeilléedecettevieillemaisonagonisante,serésumaientenunesourdeprotestation,enunepassiondelavieetdelalumière.Et,malgrésonboncœur,sesyeuxretournaienttoujours auBonheurdesDames, commesi lavendeuseenelle avait eu lebesoinde seréchaufferauflamboiementdecettegrandevente.

–Envoilàquiontdumonde,aumoins!laissa-t-elleéchapper.

Mais elle regretta cette parole, en apercevant lesBauduprèsd’elle.MmeBaudu, quiavaitachevédedéjeuner,étaitdebout,touteblanche,sesyeuxblancsfixéssurlemonstre;et,résignée,ellenepouvaitlevoir,lerencontrerainsidel’autrecôtédelarue,sansqu’undésespoir muet gonflât ses paupières. Quant à Geneviève, elle surveillait avec uneinquiétude croissante Colomban, qui, ne se croyant pas guetté, restait en extase, lesregards levéssur lesvendeusesdesconfections,dontonapercevait lecomptoir,derrièrelesglacesdel’entresol.Baudu,labileauvisage,secontentadedire:

–Toutcequireluitn’estpasd’or.Patience!

Lafamille,évidemment,renfonçaitleflotderancunequiluimontaitàlagorge.Unepensée d’amour-propre l’empêchait de se livrer si vite, devant ces enfants arrivés dumatin.Enfin,ledrapierfituneffort,sedétournapours’arracherauspectacledelavented’enface.

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–Ehbien!reprit-il,voyonschezVinçard.Lesplacessontcourues,demainilneseraitplustempspeut-être.

Mais,avantde sortir, ildonna l’ordreausecondcommisd’allerà lagareprendre lamalledeDenise.Desoncôté,MmeBaudu,à laquelle la jeunefilleconfiaitPépé,décidaqu’elleprofiteraitd’unmoment,pourmenerlepetitruedesOrties,chezMmeGras,afindecauseretdes’entendre.Jeanpromitàsasœurdenepasbougerdelaboutique.

–Nousenavonspourdeuxminutes,expliquaBaudu,pendantqu’ildescendaitlarueGaillonavecsanièce.Vinçardacrééunespécialitédesoie,oùilfaitencoredesaffaires.Oh!iladelapeinecommetoutlemonde,maisc’estunfinaudquijointlesdeuxboutspar une avarice de chien… Je crois pourtant qu’il veut se retirer à cause de sesrhumatismes.

Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près du passage Choiseul. Ilétait propre et clair, d’un luxe toutmoderne, petit pourtant, et pauvre demarchandises.BauduetDenisetrouvèrentVinçardengrandeconférenceavecdeuxmessieurs.

–Nevousdérangezpas,crialedrapier.Nousnesommespaspressés,nousattendrons.

Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l’oreille de la jeune fille, ilajouta:

–LemaigreestauBonheursecondàlasoie,etlegrosestunfabricantdeLyon.

DenisecompritqueVinçardpoussaitsonmagasinàRobineau,lecommisduBonheurdesDames.L’air franc, lamineouverte, il donnait sa parole d’honneur, avec la facilitéd’unhommequelessermentsnegênaientpas.Selonlui,samaisonétaituneaffaired’or;et,dansl’éclatdesagrossesanté,ils’interrompaitpourgeindre,pourseplaindredesessacrées douleurs, qui le forçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux ettourmenté, l’interrompait avec impatience : il connaissait la crise que les nouveautéstraversaient,ilcitaitunespécialitédesoietuéedéjàparlevoisinageduBonheur.Vinçard,enflammé,élevalavoix.

–Parbleu!laculbutedecegrandserindeVabreétaitfatale.Safemmemangeaittout…Puis,nous sommes ici àplusdecinqcentsmètres, tandisqueVabre se trouvaitporte àporteavecl’autre.

Alors,Gaujean, le fabricant de soie, intervint.De nouveau, les voix baissèrent. Lui,accusaitlesgrandsmagasinsderuinerlafabricationfrançaise;troisouquatreluifaisaientlaloi,régnaientenmaîtressurlemarché;etillaissaitentendrequelaseulefaçondelescombattreétaitdefavoriserlepetitcommerce,lesspécialitéssurtout,auxquellesl’avenirappartenait.Aussioffrait-ildescréditstrèslargesàRobineau.

–VoyezcommeleBonheurs’estconduitàvotreégard!répétait-il.Aucuncomptedesservicesrendus,desmachinesàexploiterlemonde!…Lasituationdepremiervousétaitpromise depuis longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait du dehors et qui n’avaitaucuntitre,l’aobtenueducoup.

La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau. Pourtant, il hésitait às’établir,ilexpliquaitquel’argentnevenaitpasdelui;c’étaitsafemmequiavaithéritédesoixantemille francs, et il semontrait plein de scrupules devant cette somme, il aurait

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mieuxaimé,disait-il,secoupertoutdesuitelesdeuxpoings,quedelacompromettredansdemauvaisesaffaires.

–Non, jenesuispasdécidé, finit-ilparconclure.Laissez-moi le tempsde réfléchir,nousenrecauserons.

– Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant son désappointement sous un airbonhomme.Monintérêtn’estpasdevendre.Allez,sansmesdouleurs…

Et,revenantaumilieudumagasin:

–Qu’ya-t-ilpourvotreservice,monsieurBaudu?

Le drapier, qui écoutait d’une oreille, présentaDenise, conta ce qu’il voulut de sonhistoire,ditqu’elleavaittravaillédeuxansenprovince.

–Et,commevouscherchezunebonnevendeuse,m’a-t-onappris…

Vinçardaffectaungranddésespoir.

–Oh ! c’est jouer de guignon ! Sans doute, j’ai cherché une vendeuse pendant huitjours.Maisjeviensd’enarrêterune,iln’yapasdeuxheures.

Un silence régna.Denise semblait consternée.Alors,Robineauqui la regardait avecintérêt,apitoyésansdouteparsaminepauvre,sepermitunrenseignement.

–Jesaisqu’onabesoincheznousdequelqu’un,aurayondesconfections.

Bauduneputretenircecridesoncœur:

–Chezvous,ah!non,parexemple!

Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue toute rouge : entrer dans ce grandmagasin,jamaisellen’oserait!etl’idéed’yêtrelacomblaitd’orgueil.

– Pourquoi donc ? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire une chance pourmademoiselle…JeluiconseilledeseprésenterdemainmatinàMmeAurélie,lapremière.Lepisquipuisseluiarriver,c’estden’êtrepasacceptée.

Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des phrases vagues : ilconnaissaitMmeAurélie,oudumoinssonmari,Lhomme,lecaissier,ungrosquiavaiteulebrasdroitcoupéparunomnibus.Puis,revenantbrusquementàDenise:

–D’ailleurs,c’estsonaffaire,cen’estpaslamienne…Elleestbienlibre.

Et il sortit, après avoir saluéGaujeanetRobineau.Vinçard l’accompagna jusqu’à laporte,enrenouvelant l’expressiondesesregrets.Lajeunefilleétaitdemeuréeaumilieudumagasin,intimidée,désireused’obtenirducommisdesrenseignementspluscomplets.Maisellen’osapas,ellesaluaàsontouretditsimplement:

–Merci,monsieur.

Surletrottoir,Baudun’adressapaslaparoleàsanièce.Ilmarchaitvite,illaforçaitàcourir,commeemportéparsesréflexions.RuedelaMichodière,ilallaitrentrerchezlui,lorsqu’unboutiquiervoisin,deboutsurlaporte,l’appelad’unsigne.Denises’arrêtapourl’attendre.

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–Quoidonc,pèreBourras?demandaledrapier.

Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et barbu, avec des yeuxperçants sous de gros sourcils embroussaillés. Il tenait un commerce de cannes et deparapluies, faisait les raccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui avaitconquisunecélébritéd’artistedanslequartier.Denisedonnauncoupd’œilauxvitrinesdelaboutique,oùlesparapluiesetlescanness’alignaientparfilesrégulières.Maisellelevalesyeux,etlamaisonsurtoutl’étonna:unemasurepriseentreleBonheurdesDamesetungrandhôtelLouisXIV,pousséeonnesavaitcommentdanscettefenteétroite,aufonddelaquelle ses deux étages bas s’écrasaient. Sans les soutiens de droite et de gauche, elleserait tombée, les ardoises de sa toiture tordues et pourries, sa façade de deux fenêtrescouturéedelézardes,coulantenlonguestachesderouillesurlaboiserieàdemimangéedel’enseigne.

–Vous savezqu’il a écrit àmonpropriétairepour acheter lamaison,ditBourras enregardantfixementledrapierdesesyeuxdeflamme.

Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence, les deux hommesrestaientfaceàface,avecleurairprofond.

–Ilfauts’attendreàtout,murmura-t-ilenfin.

Alors,levieillards’emporta,secouasescheveuxetsabarbedefleuve.

–Qu’ilachètelamaison,illapayeraquatrefoissavaleur!…Maisjevousjureque,moivivant,iln’enaurapasunepierre.Monbailestencorededouzeans…Nousverrons,nousverrons!

C’étaitunedéclarationdeguerre.BourrassetournaitversleBonheurdesDames,queni l’un ni l’autre n’avait nommé. Un instant, Baudu hocha la tête en silence ; puis, iltraversalaruepourrentrerchezlui,lesjambescassées,enrépétantseulement:

–Ah!monDieu!…ah!monDieu!…

Denise,quiavaitécouté,suivitsononcle.MmeBaudurentraitaussiavecPépé;et,toutdesuite,elleditqueMmeGrasprendraitl’enfantquandonvoudrait.MaisJeanvenaitdedisparaître,cefutuneinquiétudepoursasœur.Quandilrevint,levisageanimé,parlantduboulevardavecpassion, elle le regardad’unair tristequi le fit rougir.Onavait apportéleurmalle,ilscoucheraientenhaut,souslestoits.

–Àpropos,etchezVinçard?demandaMmeBaudu.

Ledrapiercontasadémarcheinutile,puisajoutaqu’onavaitindiquéuneplaceàleurnièce;et,lebrastenduversleBonheurdesDames,dansungestedemépris,illâchacesmots:

–Tiens!là-dedans!

Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première table était à cinq heures.Deniseetlesdeuxenfantsreprirentleurplace,avecBaudu,GenevièveetColomban.Unbec de gaz éclairait la petite salle àmanger, où s’étouffait l’odeur de la nourriture. Lerepasfutsilencieux.Mais,audessert,MmeBaudu,quinepouvaittenirenplace,quittala

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boutiquepourvenirs’asseoirderrièresanièce.Et,alors, le flotcontenudepuis lematincreva,toussesoulagèrent,entapantsurlemonstre.

– C’est ton affaire, tu es bien libre, répéta d’abord Baudu. Nous ne voulons past’influencer…Seulement,situsavaisquellemaison!

Parphrasescoupées,ilcontal’histoiredecetOctaveMouret.Toutesleschances!Ungarçon tombé du Midi à Paris, avec l’audace aimable d’un aventurier ; et, dès lelendemain,deshistoiresdefemme,unecontinuelleexploitationdelafemme,lescandaled’un flagrant délit, dont le quartier parlait encore ; puis, la conquête brusque etinexplicabledeMmeHédouin,quiluiavaitapportéleBonheurdesDames.

–CettepauvreCaroline!interrompitMmeBaudu.Elleétaitunpeumaparente.Ah!sielleavaitvécu,leschosestourneraientautrement.Ellenenouslaisseraitpasassassiner…Etc’estluiquil’atuée.Oui,danssesconstructions!Unmatin,envisitantlestravaux,elleesttombéedansuntrou.Troisjoursaprès,ellemourait.Ellequin’avaitjamaisétémalade,quiétaitsibienportante,sibelle!…Ilyadesonsangsouslespierresdelamaison.

Au travers desmurs, elle désignait le grandmagasin de samain pâle et tremblante.Denise,quiécoutaitcommeonécouteuncontedefées,eutunlégerfrisson.Lapeurqu’ilyavait,depuislematin,aufonddelatentationexercéesurelle,venaitpeut-êtredusangdecettefemme,qu’ellecroyaitvoirmaintenantdanslemortierrougedusous-sol.

–Ondiraitqueçaluiportebonheur,ajoutaMmeBaudu,sansnommerMouret.

Maisledrapierhaussaitlesépaules,dédaigneuxdecesfablesdenourrice.Ilrepritsonhistoire,ilexpliqualasituation,commercialement.LeBonheurdesDamesavaitétéfondéen1822parlesfrèresDeleuze.Àlamortdel’aîné,safille,Caroline,s’étaitmariéeaveclefilsd’unfabricantdetoile,CharlesHédouin;et,plustard,étantdevenueveuve,elleavaitépousé ce Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin. Trois mois après lemariage, l’oncleDeleuzedécédaitàsontoursansenfants ; sibienque, lorsqueCarolineavaitlaissésesosdanslesfondations,ceMouretétaitrestéseulhéritier,seulpropriétaireduBonheur.Toutesleschances!

– Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleversera le quartier, si on lelaisse faire ! continuaBaudu. JecroisqueCaroline,unpeu romanesqueelle aussi, adûêtre prise par les projets extravagants du monsieur… Bref, il l’a décidée à acheter lamaisondegauche,puislamaisondedroite;etlui-même,quandilaétéseul,enaachetédeuxautres;desortequelemagasinagrandi,toujoursgrandi,aupointqu’ilmenacedenousmangertous,maintenant!

Ils’adressaitàDenise,maisilparlaitpourlui,remâchant,parunbesoinfiévreuxdesesatisfaire, cette histoire qui le hantait.Dans la famille, il était le bilieux, le violent auxpoingstoujoursserrés.MmeBaudun’intervenaitplus,immobilesursachaise;GenevièveetColomban, lesyeuxbaissés, ramassaientetmangeaientpardistractiondesmiettesdepain. Il faisait si chaud, si étouffé dans la petite pièce, que Pépé s’était endormi sur latable,etquelesyeuxdeJeanlui-mêmesefermaient.

– Patience ! reprit Baudu, saisi d’une soudaine colère, les faiseurs se casseront lesreins!Mourettraverseunecrise,jelesais.Iladûmettretoussesbénéficesdanssesfoliesd’agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des capitaux, il s’est avisé de

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déciderlaplupartdesesemployésàplacerleurargentchezlui.Aussiest-ilsansunsoumaintenant,etsiunmiracleneseproduitpas,s’iln’arrivepasàtriplersavente,commeill’espère, vous verrez quelle débâcle !…Ah ! je ne suis pas méchant, mais ce jour-là,j’illumine,paroled’honneur!

Il poursuivit d’une voix vengeresse, on eût dit que la chute duBonheur desDamesdevaitrétablirladignitéducommercecompromise.Avait-onjamaisvucela?unmagasindenouveautésoùl’onvendaitdetout!unbazaralors!Aussilepersonnelétaitgentil:untas de godelureaux qui manœuvraient comme dans une gare, qui traitaient lesmarchandisesetlesclientescommedespaquets,lâchantlepatronoulâchéparluipourunmot,sansaffection,sansmœurs,sansart!Et ilprit toutd’uncoupàtémoinColomban :certes, lui, Colomban, élevé à la bonne école, savait de quelle façon lente et sûre onarrivaitauxfinesses,auxroueriesdumétier.L’artn’étaitpasdevendrebeaucoup,maisdevendrecher.Puis,ilpouvaitdirecommentonl’avaittraité,commentilétaitdevenudelafamille,soignélorsqu’iltombaitmalade,blanchietraccommodé,surveillépaternellement,aiméenfin!

–Biensûr,répétaitColomban,aprèschaquecridupatron.

–Tuesledernier,monbrave,finitpardéclarerBauduattendri.Aprèstoi,onn’enferaplus…Toiseulmeconsoles,carsic’estunepareillebousculadequ’onappelleàprésentlecommerce,jen’yentendsrien,j’aimemieuxm’enaller.

Geneviève, la têtepenchéesuruneépaule,commesisonépaissechevelurenoireeûtpesé trop lourdàsonfrontpâle,examinait lecommissouriant ;et,danssonregard, ilyavaitunsoupçon,undésirdevoirsiColomban,travailléd’unremords,nerougiraitpas,sousde telséloges.Mais,engarçonrompuauxcomédiesduvieuxnégoce, ilgardaitsacarruretranquille,sonairbonasse,avecsonplideruseauxlèvres.

Cependant,Bauducriait plus fort, en accusant cedéballaged’en face, ces sauvages,quisemassacraiententreeuxavecleurluttepourlavie,d’enarriveràdétruirelafamille.Etilcitaitleursvoisinsdecampagne,lesLhomme,lamère,lepère,lefils,touslestroisemployésdanslabaraque,desgenssansintérieur,toujoursdehors,nemangeantchezeuxqueledimanche,unevied’hôteletdetabled’hôteenfin!Certes,sasalleàmangern’étaitpasgrande,onauraitpumêmeysouhaiterplusdejouretplusd’air;maisaumoinssavietenaitlà,ilyavaitvécudanslatendressedessiens.Enparlant,sesyeuxfaisaientletourde la petite pièce ; et un tremblement le prenait, à l’idée inavouée que les sauvagespourraient un jour, s’ils achevaient de tuer samaison, le déloger de ce trou où il avaitchaud,entresafemmeetsafille.Malgrél’assurancequ’ilaffectait,quandilannonçaitlaculbutefinale,ilétaitpleindeterreuraufond,ilsentaitbienlequartierenvahi,dévorépeuàpeu.

– Ce n’est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d’être calme. Si ton intérêt estd’entrerlà-dedans,jeserailepremieràtedire:Entres-y.

– Je le pense bien,mon oncle,murmuraDenise, étourdie, et dont le désir d’être auBonheurdesDamesgrandissait,aumilieudetoutecettepassion.

Ilavaitposélescoudessurlatable,illafatiguaitdesonregard.

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– Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s’il est raisonnable qu’un simplemagasin de nouveautés se mette à vendre de n’importe quoi. Autrefois, quand lecommerce était honnête, les nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage.Aujourd’hui, elles n’ont plus que l’idée de monter sur le dos des voisins et de toutmanger…Voilà ce dont le quartier se plaint, car les petites boutiques commencent à ysouffrirterriblement.CeMouretlesruine…Tiens!Bédoréetsœur,labonneteriedelarueGaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. ChezMlle Tatin, la lingère du passageChoiseul,onenestàbaisserlesprix,àlutterdebonmarché.Etl’effetdufléau,decettepeste,sefaitsentirjusqu’àlarueNeuve-des-Petits-Champs,oùjemesuislaissédirequeMM.Vanpouillefrères,lesfourreurs,nepouvaienttenirlecoup…Hein?descalicotsquivendentdesfourrures,c’esttropdrôle!UneidéeduMouretencore!

–Et lesgants,ditMmeBaudu.N’est-cepasmonstrueux? il a osé créer un rayondeganterie!…Hier,commejepassaisrueNeuve-Saint-Augustin,Quinettesetrouvaitsursaporte,l’airsitriste,quejen’aipasvoululuidemandersilesaffairesallaientbien.

– Et les parapluies, reprit Baudu.Ça, c’est le comble ! Bourras est persuadé que leMouretavoulusimplementlecouler;car,enfin,àquoiçarime-t-il,desparapluiesavecdesétoffes?…MaisBourrasestsolide,ilneselaisserapaségorger.Nousallonsrire,undecesjours.

Il parla d’autres commerçants, il passa le quartier en revue. Parfois, des aveux luiéchappaient:siVinçardtâchaitdevendre,tousn’avaientplusqu’àfaireleurspaquets,carVinçard était comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler. Puis,aussitôt,ilsedémentait,ilrêvaitunealliance,uneententedespetitsdétaillantspourtenirtêteaucolosse.Depuisunmoment,ilhésitaitàparlerdelui,lesmainsagitées,labouchetirailléeparunticnerveux.Enfin,ilsedécida.

–Moi,jusqu’ici,jen’aipastropàmeplaindre.Oh!ilm’afaitdutort,legredin!Maisil ne tient encore que les draps de dame, les draps légers, pour robes, et les draps plusforts,pourmanteaux.Onvienttoujourschezmoiacheterlesarticlesd’homme,lesveloursde chasse, les livrées ; sans parler des flanelles et des molletons, dont je le défie biend’avoirunassortimentaussicomplet…Seulement,ilm’asticote,ilcroitmefairetournerlesang,parcequ’ilamissonrayondedraperie,là,enface.Tuasvusonétalage,n’est-cepas ? Toujours, il y plante ses plus belles confections, au milieu d’un encadrement depièces de drap, une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles… Foid’honnêtehomme ! je rougirais d’employerde telsmoyens.Depuisprèsde cent ans, leVieilElbeufestconnu,etiln’apasbesoinàsaportedepareilsattrape-nigauds.Tantquejevivrai,laboutiqueresteratellequejel’aiprise,avecsesquatrepiècesd’échantillon,àdroiteetàgauche,pasdavantage!

L’émotiongagnaittoutelafamille.Genevièvesepermitdeprendrelaparole,aprèsunsilence.

– Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer… Aujourd’hui encore,MmeDesforgesetMmedeBovessontvenues.J’attendsMmeMartypourdesflanelles.

–Moi,déclaraColomban,j’aireçuhierunecommandedeMmeBourdelais.Ilestvraiqu’ellem’aparléd’unecheviotteanglaise,affichéeenfacedixsousmeilleurmarché, lamêmequecheznous,paraît-il.

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–Etdire,murmuraMmeBaududesavoixfatiguée,quenousavonsvucettemaison-làgrande comme un mouchoir de poche ! Parfaitement, ma chère Denise, lorsque lesDeleuzel’ontfondée,elleavaitseulementunevitrinesurlarueNeuve-Saint-Augustin,unvraiplacard,oùdeuxpiècesd’indienne s’étouffaientavec troispiècesdecalicot.Onnepouvait pas se retourner dans la boutique, tant c’était petit… À cette époque, le VieilElbeuf,quiexistaitdepuisplusdesoixanteans,étaitdéjàtelquetulevoisaujourd’hui…Ah!toutcelaestchangé,bienchangé!

Ellesecouaitlatête,sesparoleslentesdisaientledramedesavie.NéeauVieilElbeuf,elleenaimaitjusqu’auxpierreshumides,ellenevivaitquepourluietparlui;et,autrefoisglorieusedecettemaison,laplusforte,laplusrichementachalandéeduquartier,elleavaiteulacontinuellesouffrancedevoirgrandirpeuàpeulamaisonrivale,d’aborddédaignée,puiségaleenimportance,puisdébordante,menaçante.C’étaitpourelleuneplaietoujoursouverte,ellesemouraitduVieilElbeufhumilié,vivantencoreainsiqueluiparlaforcedel’impulsion, mais sentant bien que l’agonie de la boutique serait la sienne, et qu’elles’éteindrait,lejouroùlaboutiquefermerait.

Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur la toile cirée. Iléprouvaitunelassitude,presqueunregret,des’êtreainsisoulagéunefoisdeplus.Danscet accablement, toute la famille d’ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer lesamertumesdesonhistoire.Jamaislachanceneleuravaitsouri.Lesenfantsétaientélevés,la fortune venait, lorsque brusquement la concurrence apportait la ruine. Et il y avaitencore lamaisondeRambouillet,cettemaisondecampagneoù ledrapier faisaitdepuisdixanslerêvedeseretirer,uneoccasion,disait-il,uneantiquebâtissequ’ildevaitréparercontinuellement,qu’ils’étaitdécidéàlouer,etdontleslocatairesnelepayaientpoint.Sesderniersgainspassaientlà,iln’avaiteuquecevice,danssaprobitéméticuleuse,obstinéeauxvieuxusages.

–Voyons,déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table auxautres…Envoilàdesparolesinutiles!

Cefutcommeunréveil.Lebecdegazsifflait,dansl’airmortetbrûlantdelapetitepièce.Tousse levèrentensursaut, rompant le triste silence.Cependant,Pépédormait sibien,qu’onl’allongeasurdespiècesdemolleton.Jean,quibâillait,étaitdéjàretournéàlaportedelarue.

–Et,pourfinir,tuferascequetuvoudras,répétadenouveauBauduàsanièce.Noustedisonsleschoses,voilàtout…Maistesaffairessonttesaffaires.

Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive. Denise, que ces histoiresavaient passionnée davantage pour le Bonheur des Dames, au lieu de l’en détourner,gardait son air tranquille et doux, d’une volonté têtue de Normande au fond. Elle secontentaderépondre:

–Nousverrons,mononcle.

Etelleparlademontersecoucherdebonneheureaveclesenfants,carilsétaienttrèsfatigués tous les trois. Mais six heures sonnaient à peine, elle voulut bien rester unmomentencoredanslaboutique.Lanuits’étaitfaite,elleretrouvalaruenoire, trempéed’une pluie fine et drue, qui tombait depuis le coucher du soleil. Ce fut pour elle unesurprise:quelquesinstantsavaientsuffi,lachausséeétaittrouéedeflaques,lesruisseaux

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roulaientdeseauxsales,uneboueépaisse,piétinée,poissaitlestrottoirs;et,sousl’aversebattante, on ne voyait plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, seballonnant,pareilsàdegrandesailessombres,danslesténèbres.Ellereculad’abord,prisedefroid, lecœurserrédavantageparlaboutiquemaléclairée, lugubreàcetteheure.Unsouffle humide, l’haleine du vieux quartier, venait de la rue ; il semblait que leruissellementdesparapluiescoulâtjusqu’auxcomptoirs,quelepavéavecsaboueetsesflaquesentrât,achevâtdemoisirl’antiquerez-de-chaussée,blancdesalpêtre.C’étaittouteune vision de l’ancien Parismouillé, dont elle grelottait, avec un étonnement navré detrouverlagrandevillesiglacialeetsilaide.

Mais,del’autrecôtédelachaussée,leBonheurdesDamesallumaitlesfilesprofondesdesesbecsdegaz.Etelleserapprocha,attiréedenouveauetcommeréchaufféeàcefoyerd’ardentelumière.Lamachineronflaittoujours,encoreenactivité,lâchantsavapeurdansunderniergrondement,pendantquelesvendeursrepliaientlesétoffesetquelescaissierscomptaientlarecette.C’était,àtraverslesglacespâliesd’unebuée,unpullulementvaguedeclartés, toutunintérieurconfusd’usine.Derrièrelerideaudepluiequi tombait,cetteapparition, reculée, brouillée, prenait l’apparence d’une chambre de chauffe géante, oùl’onvoyaitpasserlesombresnoiresdeschauffeurs,surlefeurougedeschaudières.Lesvitrines senoyaient, onnedistinguaitplus, en face,que laneigedesdentelles,dont lesverres dépolis d’une rampe de gaz avivaient le blanc ; et, sur ce fond de chapelle, lesconfectionss’enlevaientenvigueur,legrandmanteaudevelours,garniderenardargenté,mettait le profil cambré d’une femme sans tête, qui courait par l’averse à quelque fête,dansl’inconnudesténèbresdeParis.

Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu’à la porte, sans se soucier durejaillissement des gouttes, qui la trempait. À cette heure de nuit, avec son éclat defournaise,leBonheurdesDamesachevaitdelaprendretoutentière.Danslagrandeville,noireetmuettesouslapluie,dansceParisqu’elleignorait,ilflambaitcommeunphare,ilsemblait à lui seul la lumière et la vie de la cité.Elle y rêvait son avenir, beaucoupdetravailpouréleverlesenfants,avecd’autreschosesencore,ellenesavaitquoi,deschoseslointainesdontledésiretlacraintelafaisaienttrembler.L’idéedecettefemmemortedanslesfondationsluirevint;elleeutpeur,ellecrutvoirsaignerlesclartés;puis,lablancheurdes dentelles l’apaisa, une espérance lui montait au cœur, toute une certitude de joie ;tandisquelapoussièred’eauvolanteluirefroidissaitlesmainsetcalmaitenellelafièvreduvoyage.

–C’estBourras,ditunevoixderrièresondos.

Ellesepencha,elleaperçutBourras,immobileauboutdelarue,devantlavitrineoùelleavaitremarqué,lematin,touteuneconstructioningénieuse,faiteavecdesparapluiesetdescannes.Legrandvieillards’étaitglissédansl’ombre,pours’emplirlesyeuxdecetétalagetriomphal;et,lafacedouloureuse,ilnesentaitpasmêmelapluiequibattaitsatêtenue,dontlescheveuxblancsruisselaient.

–Ilestbête,fitremarquerlavoix,ilvaprendredumal.

Alors, en se tournant, Denise vit qu’elle avait de nouveau les Baudu derrière elle.Malgré eux, commeBourras qu’ils trouvaient bête, ils revenaient toujours là, devant cespectaclequi leurcrevait lecœur.C’étaitunerageàsouffrir.Geneviève, trèspâle,avait

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constaté que Colomban regardait, à l’entresol, les ombres des vendeuses passer sur lesglaces ; et, pendant que Baudu étranglait de rancune rentrée, les yeux de Mme Baudus’étaientemplisdelarmes,silencieusement.

–N’est-ce pas, tu t’y présenteras demain ? finit par demander le drapier, tourmentéd’incertitude,etsentantbiend’ailleursquesanièceétaitconquisecommelesautres.

Ellehésita,puisavecdouceur:

–Oui,mononcle,àmoinsquecelanevousfassetropdepeine.

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II

Lelendemain,àseptheuresetdemie,DeniseétaitdevantleBonheurdesDames.Ellevoulaits’yprésenter,avantdeconduireJeanchezsonpatron,quidemeuraitloin,danslehautdufaubourgduTemple.Mais,avecseshabitudesmatinales,elles’étaittroppresséededescendre:lescommisarrivaientàpeine;et,craignantd’êtreridicule,prisedetimidité,ellerestaàpiétineruninstantsurlaplaceGaillon.

Unventfroidquisoufflait,avaitdéjàséchélepavé.Detouteslesrues,éclairéesd’unpetitjourpâlesouslecieldecendre,lescommisdébouchaientvivement,lecolletdeleurpaletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson de l’hiver. Laplupartfilaientseulsets’engouffraientaufonddumagasin,sansadresserniuneparolenimêmeunregardàleurscollègues,quiallongeaientlepasautourd’eux;d’autresallaientpardeuxoupar trois,parlantvite, tenant la largeurdu trottoir ;et tous,dumêmegeste,avantd’entrer,jetaientdansleruisseauleurcigaretteouleurcigare.

Denises’aperçutqueplusieursdecesmessieursladévisageaientenpassant.Alors,satimiditéaugmenta,ellenesesentitpluslaforcedelessuivre,ellerésolutden’entreràsontourquelorsqueledéfiléauraitcessé,rougissanteàl’idéed’êtrebousculée,souslaporte,aumilieudetousceshommes.Maisledéfilécontinuait,etpouréchapperauxregards,ellefitlentementletourdelaplace.Quandellerevint,elletrouva,plantédevantleBonheurdesDames,ungrandgarçon,blêmeetdégingandé,qui,depuisunquartd’heure,semblaitattendrecommeelle.

–Mademoiselle, finit-ilpar luidemanderd’unevoixbalbutiante,vousêtespeut-êtrevendeusedanslamaison?

Ellerestasiémotionnéed’entendrecegarçoninconnuluiadresserlaparole,qu’elleneréponditpasd’abord.

–C’estque,voyez-vous,continua-t-ilens’embrouillantdavantage,j’ail’idéedevoirsil’onnepourraitpasm’yprendre,etvousm’auriezdonnéunrenseignement.

Ilétaitaussitimidequ’elle,ilserisquaitàl’aborder,parcequ’illasentaittremblantecommelui.

–Ceseraitavecplaisir,monsieur,répondit-elleenfin.Maisjenesuispasplusavancéequevous,jesuislàpourmeprésenteraussi.

–Ah!trèsbien,dit-iltoutàfaitdécontenancé.

Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent un instant face à face,attendriesparlafraternitédeleurssituations,n’osantpourtantsesouhaitertouthautunebonneréussite.Puis,commeilsn’ajoutaientrienetqu’ilssegênaientdeplusenplus,ilsseséparèrentgauchement,ilsrecommencèrentàattendrechacundesoncôté,àquelquespasl’undel’autre.

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Lescommisentraient toujours.Maintenant,Denise lesentendaitplaisanter,quandilspassaientprèsd’elle,enluijetantuncoupd’œiloblique.Sonembarrasgrandissaitd’êtreainsi en spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’une demi-heure, lorsque lavued’un jeunehomme,quiarrivait rapidementpar laruePort-Mahon,l’arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous lescommislesaluaient.Ilétaitgrand,lapeaublanche,labarbesoignée;etilavaitdesyeuxcouleurdevieilor,d’unedouceurdevelours,qu’ilfixauninstantsurelle,aumomentoùil traversa laplace.Déjà il entraitdans lemagasin, indifférent,qu’elle restait immobile,toute retournée par ce regard, emplie d’une émotion singulière, où il y avait plus demalaisequedecharme.Décidément,lapeurlaprenait,ellesemitàdescendrelentementlarueGaillon,puislarueSaint-Roch,enattendantquelecourageluirevînt.

C’étaitmieuxqu’unchefderayon,c’étaitOctaveMouretenpersonne.Iln’avaitpasdormi,cettenuit-là,carausortird’unesoiréechezunagentdechange,ilétaitallésouperavecunamietdeuxfemmes,ramasséesdanslescoulissesd’unpetitthéâtre.Sonpaletotboutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement, il monta chez lui, sedébarbouilla,sechangea;et,quandilvints’asseoirdevantsonbureau,danssoncabinetdel’entresol,ilétaitsolide,l’œilvif,lapeaufraîche,toutàlabesogne,commes’ileûtpassédixheuresaulit.Lecabinet,vaste,meublédevieuxchêneettenduderepsvert,avaitpourseul ornement un portrait de cetteMme Hédouin dont le quartier parlait encore.Depuisqu’ellen’étaitplus,Octaveluigardaitunsouvenirattendri,semontraitreconnaissantàsamémoiredelafortunedontellel’avaitcombléenl’épousant.Aussi,avantdesemettreàsigner les traites posées sur son buvard, adressa-t-il au portrait un sourire d’hommeheureux.N’était-cepas toujoursdevantellequ’il revenait travailler,aprèsseséchappéesdejeuneveuf,ausortirdesalcôvesoùlebesoinduplaisirl’égarait?

On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et maigre, aux lèvresminces,aunezpointu,trèscorrectd’ailleursavecsescheveuxlissés,oùdesmèchesgrisessemontraientdéjà.Mouretavaitlevélesyeux;puis,continuantdesigner:

–Vousavezbiendormi,Bourdoncle?

–Trèsbien,merci, répondit le jeunehomme,quimarchaitàpetitspas,commechezlui.

Bourdoncle, filsd’un fermierpauvredesenvironsdeLimoges, avaitdébuté jadisauBonheurdesDames,enmêmetempsqueMouret,lorsquelemagasinoccupaitl’angledela placeGaillon.Très intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter aisémentsoncamarade,moinssérieux,etquiavaittoutessortesdefuites,uneapparenteétourderie,des histoires de femme inquiétantes ; mais il n’apportait pas le coup de génie de ceProvençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse. D’ailleurs, par un instinctd’homme sage, il s’était incliné devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès lecommencement.LorsqueMouretavaitconseilléàsescommisdemettreleurargentdansla maison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiant même l’héritageinattendud’unetante;et,peuàpeu,aprèsavoirpassépartouslesgrades,vendeur,puissecond,puischefdecomptoiràlasoie,ilétaitdevenuundeslieutenantsdupatron,lepluscheret leplusécouté,undessix intéressésquiaidaientcelui-ciàgouverner leBonheurdes Dames, quelque chose comme un conseil deministres sous un roi absolu. Chacund’euxveillaitsuruneprovince.Bourdoncleétaitchargédelasurveillancegénérale.

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–Etvous,reprit-ilfamilièrement,avez-vousbiendormi?

Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hocha la tête, enmurmurant:

–Mauvaisehygiène.

–Pourquoidonc?dit l’autreavecgaieté !Jesuismoinsfatiguéquevous,moncher.Vousavezlesyeuxbouffisdesommeil,vousvousalourdissez,àêtretropsage…Amusez-vousdonc,çavousfouetteralesidées!

C’étaittoujoursleurdisputeamicale.Bourdoncle,audébut,avaitbattusesmaîtresses,parceque,disait-il,ellesl’empêchaientdedormir.Maintenant,ilfaisaitprofessiondehaïrles femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il ne parlait pas, tant ellestenaientpeudeplacedanssavie,etsecontentantaumagasind’exploiterlesclientes,avecungrandméprispourleurfrivolitéàseruinerenchiffonsimbéciles.Mouret,aucontraire,affectaitdesextases,restaitdevantlesfemmesravietcâlin,emportécontinuellementdansdenouveauxamours;etsescoupsdecœurétaientcommeuneréclameàsavente,oneûtditqu’ilenveloppaittoutlesexedelamêmecaresse,pourmieuxl’étourdiretlegarderàsamerci.

–J’aivuMmeDesforges,cettenuit,reprit-il.Elleétaitdélicieuseàcebal.

–Cen’estpasavecellequevousavezsoupéensuite?demandal’associé.

Mouretserécria.

–Oh!parexemple!elleesttrèshonnête,moncher…Non,j’aisoupéavecHéloïse,lapetitedesFolies.Bêtecommeuneoie,maissidrôle!

Ilpritunautrepaquetdetraitesetcontinuadesigner.Bourdonclemarchaittoujoursàpetits pas. Il alla jeter un coup d’œil dans la rueNeuve-Saint-Augustin, par les hautesglacesdelafenêtre,puisrevintendisant:

–Voussavezqu’ellessevengeront.

–Quidonc?demandaMouret,auquellaconversationéchappait.

–Maislesfemmes.

Alors, il s’égaya davantage, il laissa percer le fond de sa brutalité, sous son aird’adorationsensuelle.D’unhaussementd’épaules,ilparutdéclarerqu’illesjetteraittoutespar terre, comme des sacs vides, le jour où elles l’auraient aidé à bâtir sa fortune.Bourdoncle,entêté,répétaitdesonairfroid:

–Ellessevengeront…Ilyenauraunequivengeralesautres,c’estfatal.

– As pas peur ! cria Mouret en exagérant son accent provençal. Celle-là n’est pasencorenée,monbon.Et,siellevient,voussavez…

Ilavaitlevésonporte-plume,illebrandissait,etillepointadanslevide,commes’ileût voulu percer d’un couteau un cœur invisible.L’associé reprit samarche, s’inclinantcomme toujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein de trous ledéconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans chute possible, en étaitencoreàcomprendrelecôtéfilledusuccès,Parissedonnantdansunbaiserauplushardi.

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Un silence régna. On n’entendait que la plume deMouret. Puis, sur des questionsbrèvesposéesparlui,Bourdonclefournitdesrenseignementsausujetdelagrandemiseenventedesnouveautésd’hiver,quidevaitavoirlieulelundisuivant.C’étaitunetrèsgrosseaffaire,lamaisonyjouaitsafortune,carlesbruitsduquartieravaientunfonddevérité,Mouretsejetaitenpoètedanslaspéculation,avecuntelfaste,unbesointelducolossal,que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait làun sensnouveaudunégoce,uneapparentefantaisiecommerciale,quiautrefoisinquiétaitMmeHédouin,etquiaujourd’huiencore,malgré depremiers succès, consternait parfois les intéressés.Onblâmait à voixbasse le patron d’aller trop vite ; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement lesmagasins, avantdepouvoir compter suruneaugmentation suffisantede laclientèle ;ontremblaitsurtoutenlevoyantmettretoutl’argentdelacaissesuruncoupdecartes,emplirles comptoirs d’un entassement demarchandises, sans garder un sou de réserve.Ainsi,pourcettemiseenvente,après lessommesconsidérablespayéesauxmaçons, lecapitalentiersetrouvaitdehors:unefoisdeplus,ils’agissaitdevaincreoudemourir.Etlui,aumilieu de cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude desmillions, enhomme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit detémoignercertainescraintes,àproposdudéveloppementexagérédonnéàdesrayonsdontlechiffred’affairesrestaitdouteux,ileutunbeauriredeconfianceencriant:

–Laissezdonc,moncher,lamaisonesttroppetite!

L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plus à cacher.Lamaisontroppetite!unemaisondenouveautésoùilyavaitdix-neufrayons,etquicomptaitquatrecenttroisemployés!

–Maissansdoute, repritMouret,nousseronsforcésdenousagrandiravantdix-huitmois… J’y songe sérieusement. Cette nuit, Mme Desforges m’a promis de me fairerencontrerdemainchezelleavecunepersonne…Enfin,nousencauserons,quandl’idéeseramûre.

Et,ayantfinidesignerlestraites,ilseleva,ilvintdonnerdestapesamicalessurlesépaulesdel’intéressé,quiseremettaitdifficilement.Ceteffroidesgensprudents,autourde lui, l’amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont il accablait parfois sesfamiliers, ildéclaraqu’ilétaitaufondplusjuifquetouslesjuifsdumonde: il tenaitdesonpère,auquelilressemblaitphysiquementetmoralement,ungaillardquiconnaissaitleprixdessous;et,s’ilavaitdesamèrecebrindefantaisienerveuse,c’étaitlàpeut-êtreleplusclairdesachance,carilsentaitlaforceinvincibledesagrâceàtoutoser.

–Voussavezbienqu’onvoussuivrajusqu’aubout,finitpardireBourdoncle.

Alors, avant de descendre dans lemagasin jeter leur coup d’œil habituel, tous deuxréglèrentencorecertainsdétails.Ilsexaminèrentlespécimend’unpetitcahieràsouchesqueMouretvenaitd’inventerpourlesnotesdedébit.Cedernier,ayantremarquéquelesmarchandises démodées, les rossignols, s’enlevaient d’autant plus rapidement que laguelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveaucommerce.Il intéressaitdésormaissesvendeursàlaventedetouteslesmarchandises, illeuraccordaituntantpourcentsurlemoindreboutd’étoffe,lemoindreobjetvendupareux:mécanismequiavaitbouleversélesnouveautés,quicréaitentrelescommisuneluttepour l’existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses

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mains la formule favorite, le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Illâchait lespassions,mettait les forcesenprésence, laissait lesgrosmanger lespetits, ets’engraissaitdecettebatailledes intérêts.Lespécimenducahier futapprouvé :enhaut,surlasoucheetsurlanoteàdétacher,setrouvaientl’indicationdurayonetlenuméroduvendeur;puis,répétéeségalementdesdeuxcôtés,ilyavaitdescolonnespourlemétrage,ladésignationdesarticles,lesprix;etlevendeursignaitsimplementlanote,avantdelaremettre au caissier. De cette façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait decollationner les notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec les souchesrestéesentrelesmainsdescommis.Chaquesemaine,cesdernierstoucheraientainsileurtantpourcentetleurguelte,sanserreurpossible.

–Nousseronsmoinsvolés,fitremarquerBourdoncleavecsatisfaction.Vousavezeulàuneidéeexcellente.

–Etj’aisongécettenuitàautrechose,expliquaMouret.Oui,moncher,cettenuit,àcesouper…J’ai enviededonnerauxemployésdubureaudedéfalcationunepetiteprime,pourchaqueerreurqu’ilsrelèverontdanslesnotesdedébit,enlescollationnant…Vouscomprenez,nousseronscertainsdèslorsqu’ilsn’ennégligerontpasuneseule,carilseninventeraientplutôt.

Ilsemitàrire,pendantquel’autreleregardaitd’unaird’admiration.Cetteapplicationnouvelle de la lutte pour l’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécaniqueadministrative, il rêvait d’organiser la maison de manière à exploiter les appétits desautres, pour le contentement tranquille et complet de ses propres appétits. Quand onvoulaitfairerendreauxgenstoutleureffort,disait-ilsouvent,etmêmetirerd’euxunpeud’honnêteté,ilfallaitd’abordlesmettreauxprisesavecleursbesoins.

–Ehbien !descendons, repritMouret. Il fauts’occuperdecettemiseenvente…Lasoieestarrivéed’hier,n’est-cepas?etBouthemontdoitêtreàlaréception.

Bourdonclelesuivit.Leservicedelaréceptionsetrouvaitdanslesous-sol,ducôtédela rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où lescamions déchargeaient lesmarchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient surune glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient, polis sous le frottement desballots et des caisses. Tous les arrivages entraient par cette trappe béante ; c’était unengouffrementcontinu,unechuted’étoffesquitombaitavecunronflementderivière.Auxépoquesdegrandeventesurtout, laglissoirelâchaitdanslesous-solunflot intarissable,les soieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles des Flandres, les calicotsd’Alsace, les indiennesdeRouen ; et, parfois, les camions devaient prendre la file ; lespaquetsencoulantfaisaient,aufonddutrou,lebruitsourdd’unepierrejetéedansuneeauprofonde.

Lorsqu’il passa,Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire.Elle fonctionnait, desfilesdecaissesdescendaienttoutesseules,sansqu’onvîtleshommesdontlesmainslespoussaient, en haut ; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes, ruisseler en pluied’une source supérieure.Puis, desballotsparurent, tournant sur eux-mêmescommedescaillouxroulés.Mouretregardait,sansprononceruneparole.Mais,danssesyeuxclairs,cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui lâchait des milliers defrancsàlaminute,mettaitunecourteflamme.Jamaisencoreiln’avaiteuuneconscience

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si nette de la bataille engagée.C’était cette débâcle demarchandises qu’il s’agissait delancerauxquatrecoinsdeParis.Iln’ouvritpaslabouche,ilcontinuasoninspection.

Dans le jourgrisquivenait des larges soupiraux,une équiped’hommes recevait lesenvois,tandisqued’autresdéclouaientlescaissesetouvraientlesballots,enprésencedeschefsderayon.Uneagitationdechantieremplissaitcefonddecave,cesous-soloùdespiliersdefontesoutenaientlesvoûtins,etdontlesmursnusétaientcimentés.

–Vousaveztout,Bouthemont?demandaMouret,ens’approchantd’unjeunehommeàfortesépaules,entraindevérifierlecontenud’unecaisse.

–Oui,toutdoityêtre,réponditcedernier.Maisj’enaipourlamatinéeàcompter.

Le chef de rayon consultait la facture d’un coup d’œil, debout devant un grandcomptoir,surlequelundesesvendeursposait,uneàune,lespiècesdesoiequ’ilsortaitdela caisse. Derrière eux, s’alignaient d’autres comptoirs, encombrés également demarchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient. C’était un déballagegénéral,uneconfusionapparented’étoffes,étudiées, retournées,marquées,aumilieudubourdonnementdesvoix.

Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face ronde de joyeuxcompère,avecunebarbed’unnoird’encreetdebeauxyeuxmarron.NéàMontpellier,noceur,braillard,ilétaitmédiocrepourlavente;mais,pourl’achat,onneconnaissaitpasson pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas unmagasin de nouveautés, ilavaitabsolumentrefuséderetourneraupays,quandlebonhommes’étaitditquelegarçonensavaitassezlongpourluisuccéderdanssoncommerce;et,dèslors,unerivalitéavaitgrandientrelepèreetlefils,lepremiertoutàsonpetitnégoceprovincial,indignédevoirunsimplecommisgagnerletripledecequ’ilgagnaitlui-même,lesecondplaisantantlaroutine du vieux, faisant sonner ses gains et bouleversant la maison, à chacun de sespassages. Comme les autres chefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois millefrancs d’appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier, surpris etrespectueux, répétaitque le filsBouthemontavait, l’annéeprécédente, empochéprèsdequinze mille francs ; et ce n’était qu’un commencement, des gens prédisaient au pèreexaspéréquecechiffregrossiraitencore.

Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont il examinait le graind’unairattentifd’hommecompétent.C’étaitunefailleàlisièrebleuetargent,lefameuxParis-Bonheur,aveclaquelleMouretcomptaitporteruncoupdécisif.

–Elleestvraimenttrèsbonne,murmural’intéressé.

– Et elle fait surtout plus d’effet qu’elle n’est bonne, dit Bouthemont. Il n’y a queDumonteilpournousfabriquerça…Àmonderniervoyage,quandjemesuisfâchéavecGaujean, celui-ci voulait bienmettre centmétiers sur cemodèle,mais il exigeait vingt-cinqcentimesdeplusparmètre.

Presquetouslesmois,Bouthemontallaitainsienfabrique,vivantdesjournéesàLyon,descendant dans les premiers hôtels, ayant l’ordre de traiter les fabricants à bourseouverte. Il jouissait d’ailleursd’une liberté absolue, il achetait commebon lui semblait,pourvu que, chaque année, il augmentât dans une proportion fixée d’avance le chiffred’affairesdesoncomptoir;etc’étaitmêmesurcetteaugmentationqu’iltouchaitsontant

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pourcentd’intérêt.Ensomme,sasituation,auBonheurdesDames,commecelledetousleschefs,sescollègues,setrouvaitêtrecelled’uncommerçantspécial,dansunensembledecommercesdivers,unesortedevastecitédunégoce.

–Alors, c’est décidé, reprit-il, nous lamarquons cinq francs soixante…Vous savezquec’estàpeineleprixd’achat.

–Oui!oui,cinqfrancssoixante,ditvivementMouret,etsij’étaisseul,jeladonneraisàperte.

Lechefderayoneutunbonrire.

–Oh !moi, je ne demande pasmieux…Ça va tripler la vente, et commemon seulintérêtestd’arriveràdegrossesrecettes…

MaisBourdonclerestaitgrave,leslèvrespincées.Lui,touchaitsontantpourcentsurlebénéficetotal,etsonaffairen’étaitpasdebaisserlesprix.Justement,lecontrôlequ’ilexerçait consistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant au seul désird’accroîtrelechiffredevente,nevendîtpasàtroppetitgain.Dureste,ilétaitreprisparsesinquiétudesanciennes,devantdescombinaisonsderéclamequiluiéchappaient.Ilosamontrersarépugnance,endisant:

–Sinousladonnonsàcinqfrancssoixante,c’estcommesinousladonnionsàperte,puisqu’ilfaudraprélevernosfraisquisontconsidérables…Onlavendraitpartoutàseptfrancs.

Ducoup,Mouretsefâcha.Iltapadesamainouvertesurlasoie,ilcrianerveusement:

–Maisjelesais,etc’estpourquoijedésireenfairecadeauànosclientes…Envérité,mon cher, vous n’aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont sel’arracher,cettesoie!

–Sansdoute,interrompitl’intéressé,quis’entêtait,etplusellessel’arracheront,plusnousperdrons.

– Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? le beaumalheur,sinousattirons toutes lesfemmesetsinous les tenonsànotremerci,séduites,affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sanscompter!Letout,moncher,estdelesallumer,etilfautpourcelaunarticlequiflatte,quifasseépoque.Ensuite,vouspouvezvendrelesautresarticlesaussicherqu’ailleurs,ellescroirontlespayerchezvousmeilleurmarché.Parexemple,notreCuir-d’Or,cetaffetasàseptfrancscinquante,quisevendpartoutceprix,vapasserégalementpouruneoccasionextraordinaire,etsuffiraàcomblerlaperteduParis-Bonheur…Vousverrez,vousverrez!

Ildevenaitéloquent.

–Comprenez-vous!jeveuxquedanshuitjoursleParis-Bonheurrévolutionnelaplace.Ilestnotrecoupdefortune,c’estluiquivanoussauveretquinouslancera.Onneparleraquedelui,lalisièrebleuetargentseraconnued’unboutdelaFranceàl’autre…Etvousentendrezlaplaintefurieusedenosconcurrents.Lepetitcommerceylaisseraencoreuneaile.Enterrés,touscesbrocanteursquicrèventderhumatismes,dansleurscaves!

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Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois, écoutaient en souriant. Ilaimaitparler et avoir raison.Bourdoncle,denouveau, céda.Cependant, la caisse s’étaitvidée,deuxhommesendéclouaientuneautre.

–C’est la fabricationqui ne rit pas ! dit alorsBouthemont.ÀLyon, ils sont furieuxcontrevous, ilsprétendentquevosbonsmarchés les ruinent…VoussavezqueGaujeanm’a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longs crédits aux petitesmaisons,plutôtqued’acceptermesprix.

Mourethaussalesépaules.

–SiGaujean n’est pas raisonnable, répondit-il,Gaujean restera sur le carreau…Dequoi se plaignent-ils ? Nous les payons immédiatement, nous prenons tout ce qu’ilsfabriquent,c’estbienlemoinsqu’ilstravaillentàmeilleurcompte…Et,d’ailleurs,ilsuffitquelepublicenprofite.

Lecommisvidaitlasecondecaisse,pendantqueBouthemonts’étaitremisàpointerlespièces,enconsultant la facture.Unautrecommis, sur leboutducomptoir, lesmarquaitensuiteenchiffresconnus,etlavérificationfinie,lafacture,signéeparlechefderayon,devaitêtremontéeàlacaissecentrale.Uninstantencore,Mouretregardacetravail,toutecetteactivitéautourdecesdéballagesquimontaientetmenaçaientdenoyerlesous-sol;puis,sansajouterunmot,del’aird’uncapitainesatisfaitdesestroupes,ils’éloigna,suivideBourdoncle.

Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, de place en place,jetaientuneclartépâle;et,aufonddescoinsnoirs,lelongd’étroitscorridors,desbecsdegazbrûlaient, continuellement.C’était dans ces corridorsque se trouvaient les réserves,descaveauxbarréspardespalissades,oùlesdiversrayonsserraientletrop-pleindeleursarticles.Enpassant, lepatrondonnauncoupd’œilaucalorifèrequ’ondevaitallumerlelundipourlapremièrefois,etaupetitpostedepompiersquigardaituncompteurgéant,enfermédansunecagedefer.Lacuisineetlesréfectoires,d’anciennescavestransforméesenpetitessalles,étaientàgauche,versl’angledelaplaceGaillon.Enfin,àl’autreboutdusous-sol,ilarrivaauservicedudépart.Lespaquetsquelesclientesn’emportaientpoint,yétaient descendus, triés sur des tables, classés dans des compartiments dont chacunreprésentaitunquartierdeParis;puis,parun largeescalierdébouchant justeenfaceduVieil Elbeuf, on les montait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans lefonctionnementmécaniqueduBonheurdesDames,cetescalierdelaruedelaMichodièredégorgeaitsansrelâchelesmarchandisesengloutiesparlaglissoiredelarueNeuve-Saint-Augustin,aprèsqu’ellesavaientpassé,enhaut,àtraverslesengrenagesdescomptoirs.

–Campion,ditMouretauchefdudépart,unanciensergentàfiguremaigre,pourquoisix paires de draps, achetées hier par une dame vers deux heures, n’ont-elles pas étéportéeslesoir?

–Oùdemeurecettedame?demandal’employé.

–RuedeRivoli,aucoindelarued’Alger…MmeDesforges.

À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, les compartiments necontenaient que les quelques paquets restés de la veille. Pendant queCampion fouillaitparmi ces paquets, après avoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, en

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songeant que ce diable d’homme savait tout, s’occupait de tout, même aux tables desrestaurantsdenuitetdanslesalcôvesdesesmaîtresses.Enfin,lechefdudépartdécouvritl’erreur:lacaisseavaitdonnéunfauxnuméroetlepaquetétaitrevenu.

–Quelle est la caissequi adébité ça?demandaMouret.Hein? vous dites la caisse10…

Et,seretournantversl’intéressé:

–Lacaisse10,c’estAlbert,n’est-cepas?…Nousallonsluidiredeuxmots.

Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monter au service desexpéditions, qui occupait plusieurs pièces du deuxième étage. C’était là qu’arrivaienttouteslescommandesdelaprovinceetdel’étranger;et,chaquematin,ilallaityvoirlacorrespondance. Depuis deux ans, cette correspondance grandissait de jour en jour. Leservice, qui avait d’abord occupé une dizaine d’employés, en nécessitait plus de trentedéjà.Lesunsouvraientleslettres,lesautresleslisaient,auxdeuxcôtésd’unemêmetable;d’autresencorelesclassaient,leurdonnaientàchacuneunnumérod’ordre,quiserépétaitsur un casier ; puis, quand on avait distribué les lettres aux différents rayons et que lesrayonsmontaient lesarticles,onmettait au furet àmesurecesarticlesdans lescasiers,d’après les numéros d’ordre. Il ne restait qu’à vérifier et qu’à emballer, au fond d’unepiècevoisine,oùuneéquiped’ouvriersclouaitetficelaitdumatinausoir.

Mouretposasaquestionhabituelle:

–Combiendelettres,cematin,Levasseur?

–Cinqcenttrente-quatre,monsieur,réponditlechefdeservice.Aprèslamiseenventedelundi,j’aipeurdenepasavoirassezdemonde.Hier,nousavonseubeaucoupdepeineàarriver.

Bourdonclehochaitlatêtedesatisfaction.Ilnecomptaitpassurcinqcenttrente-quatrelettres, un mardi. Autour de la table, les employés coupaient et lisaient, avec un bruitcontinu de papier froissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vient desarticles.C’étaitundesserviceslespluscompliquésetlesplusconsidérablesdelamaison:on y vivait dans un coup de fièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que lescommandesdumatinfussenttoutesexpédiéeslesoir.

–On vous donnera lemonde dont vous aurez besoin, Levasseur, finit par répondreMouret,quid’unregardavaitconstatélebonétatduservice.Vouslesavez,quandilyadutravail,nousnerefusonspasdeshommes.

En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres où couchaient les vendeuses.Maisilredescendit,etilentraàlacaissecentrale,installéeprèsdesoncabinet.C’étaitunepièce ferméeparunvitrage àguichet de cuivre, dans laquelleon apercevait un énormecoffre-fort, scellé aumur. Deux caissiers y centralisaient les recettes, que, chaque soir,montaitLhomme, lepremiercaissierde lavente,et faisaientensuite faceauxdépenses,payaientlesfabricants,lepersonnel,toutlepetitmondequivivaitdelamaison.Lacaissecommuniquaitavecuneautrepièce,meubléedecartonsverts,oùdixemployésvérifiaientles factures. Puis venait encore un bureau, le bureau de défalcation : six jeunes gens,penchéssurdespupitresnoirs,ayantderrièreeuxdescollectionsderegistres,yarrêtaient

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lescomptesdutantpourcentdesvendeurs,encollationnantlesnotesdedébit.Ceservice,toutnouveau,fonctionnaitmal.

MouretetBourdoncleavaienttraversélacaisseetlebureaudevérification.Quandilspassèrent dans l’autre bureau, les jeunes gens qui riaient, le nez en l’air, eurent unesecoussedesurprise.Alors,Mouret,sanslesréprimander,leurexpliqualesystèmedelapetite prime qu’il avait imaginé de leur payer, pour chaque erreur découverte dans lesnotesdedébit;et,quandilfutsorti, lesemployés,cessantderireetcommefouettés,seremirentpassionnémentautravail,cherchantdeserreurs.

Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à la caisse 10, où AlbertLhomme se polissait les ongles, en attendant la clientèle. On disait couramment : « ladynastiedesLhomme»,depuisqueMmeAurélie,lapremièredesconfections,aprèsavoirpoussésonmariaupostedepremiercaissier,étaitparvenueàobtenirunecaissededétailpoursonfils,ungrandgarçonpâleetvicieux,quinepouvait resternullepartetqui luidonnait les plus vives inquiétudes. Mais, devant le jeune homme, Mouret s’effaça : ilrépugnaitàcompromettresagrâcedansunmétierdegendarme,ilgardaitpargoûtetpartactiquesonrôlededieuaimable.Légèrementducoude,il touchaBourdoncle,l’hommechiffre,qu’ilchargeaitd’ordinairedesexécutions.

–MonsieurAlbert,ditcederniersévèrement,vousavezencoremalprisuneadresse,lepaquetestrevenu…C’estinsupportable.

Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage le garçonqui avait fait lepaquet.Cegarçon,nomméJoseph,appartenait,luiaussi,àladynastiedesLhomme,carilétaitlefrèredelaitd’Albert,etildevaitsaplaceàl’influencedeMmeAurélie.Commelejeunehommevoulaitluifairedirequel’erreurvenaitdelacliente,ilbalbutiait,iltordaitlabarbichequiallongeaitsonvisagecouturé,combattuentresaconscienced’anciensoldatetsagratitudepoursesprotecteurs.

–LaissezdoncJosephtranquille,finitparcrierBourdoncle,etsurtoutnerépondezpasdavantage…Ah ! vous êtes heureux que nous ayons égard aux bons services de votremère!

Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près de la porte, ilapercevaitcelledesonfils,quisetrouvaitaurayondelaganterie.Déjàtoutblanc,alourdiparsaviesédentaire,ilavaitunefiguremolle,effacée,commeuséeaurefletdel’argentqu’ilcomptaitsansrelâche.Sonbrasamputénelegênaitnullementdanscettebesogne,etl’onallaitmêmeparcuriositélevoirvérifierlarecette, tellementlesbilletset lespiècesglissaientrapidementdanssamaingauche,laseulequiluirestât.Filsd’unpercepteurdeChablis,ilétaittombéàPariscommeemployéauxécritures,chezunnégociantduPort-aux-Vins. Puis, demeurant rue Cuvier, il avait épousé la fille de son concierge, petittailleuralsacien;et,depuiscejour,ilétaitrestésoumisdevantsafemme,dontlesfacultéscommerciales le frappaient de respect. Elle se faisait plus de douze mille francs auxconfections,tandisqueluitouchaitseulementcinqmillefrancsd’appointementsfixes.Etsa déférence pour une femme apportant de telles sommes dans leménage, s’élargissaitjusqu’àsonfils,quivenaitd’elle.

–Quoidonc?murmura-t-il,Albertestenfaute?

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Alors, selon sonhabitude,Mouret rentra en scène,pour jouer le rôledubonprince.QuandBourdoncles’étaitfaitcraindre,luisoignaitsapopularité.

–Unebêtise,murmura-t-il.MoncherLhomme,votreAlbertestunétourdiquidevraitbienprendreexemplesurvous.

Puis,changeantdeconversation,semontrantplusaimableencore:

–Etceconcert,l’autrejour?…Étiez-vousbienplacé?

Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Il n’avait que ce vice, lamusique,unvicesecretqu’il satisfaisait solitairement,courant les théâtres, lesconcerts,lesauditions;malgrésonbrasamputé, il jouaitducor,grâceàunsystèmeingénieuxdepinces;et,commeMmeLhommedétestaitlebruit,ilenveloppaitsoninstrumentdedrap,lesoir,raviquandmêmejusqu’àl’extaseparlessonsétrangementsourdsqu’ilentirait.Aumilieudeladébandadeforcéedeleurfoyer,ils’étaitfaitdanslamusiqueundésert.Çaetl’argent de sa caisse, il ne connaissait rien autre, en dehors de son admiration pour safemme.

–Trèsbienplacé,répondit-il,lesyeuxbrillants.Vousêtestropbon,monsieur.

Mouret,quigoûtaitunejouissancepersonnelleàsatisfairelespassions,donnaitparfoisàLhommelesbilletsquedesdamespatronnessesluiavaientmissurlagorge.Etilachevadel’enchanter,endisant:

–Ah!Beethoven,ah!Mozart…Quellemusique!

Sansattendreuneréponse,ils’éloigna,ilrejoignitBourdoncle,entraindéjàdefaireletourdesrayons.Danslehallcentral,unecourintérieurequ’onavaitvitrée,setrouvaitlasoie.Tousdeuxsuivirentd’abordlagaleriedelarueNeuve-Saint-Augustin,queleblancoccupait d’un bout à l’autre. Rien d’anormal ne les frappa, ils passèrent lentement aumilieudescommisrespectueux.Puis,ilstournèrentdanslarouennerieetlabonneterie,oùle même ordre régnait. Mais, aux lainages, le long de la galerie qui revenaitperpendiculairement à la rue de la Michodière, Bourdoncle reprit son rôle de grandexécuteur,enapercevantun jeunehommeassis suruncomptoir, l’airbriséparunenuitblanche ; et ce jeune homme, nomméLiénard, fils d’un richemarchand de nouveautésd’Angers,courbalefrontsouslaréprimande,ayantlaseulepeur,danssaviedeparesse,d’insouciance et de plaisir, d’être rappelé en province par son père. Dès lors, lesobservations tombèrent dru comme grêle, la galerie de la rue de la Michodière reçutl’orage:àladraperie,unvendeuraupair,deceuxquidébutaientetquicouchaientdansleursrayons,étaitrentréaprèsonzeheures;à lamercerie, lesecondvenaitdese laisserprendreaufonddusous-sol,achevantunecigarette.Etcefutsurtoutàlaganteriequelatempêteéclata,surlatêted’undesraresParisiensdelamaison,lejoliMignot,ainsiqu’onl’appelait, bâtard déclassé d’une maîtresse de harpe : son crime était d’avoir fait unscandaleauréfectoire,enseplaignantdelanourriture.Commeilyavaittroistables,uneàneufheuresetdemie, l’autreàdixheuresetdemie,et l’autreàonzeheuresetdemie, ilvoulutexpliquerqu’étantde la troisième table, il avait toujoursdes fondsde sauce,desportionsrognées.

–Comment ! la nourriture n’est pas bonne? demanda d’un air naïfMouret, ouvrantenfinlabouche.

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Il ne donnait qu’un franc cinquante par jour et par homme au chef, un terribleAuvergnat, lequel trouvait encore moyen d’emplir ses poches ; et la nourriture étaitréellementexécrable.MaisBourdonclehaussalesépaules:unchefquiavaitquatrecentsdéjeunersetquatrecentsdînersàservir,mêmeentroisséries,nepouvaitguères’attarderauxraffinementsdesonart.

– N’importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tous nos employés aient unenourrituresaineetabondante…Jeparleraiauchef.

EtlaréclamationdeMignotfutenterrée.Alors,revenusàleurpointdedépart,deboutprèsdelaporte,aumilieudesparapluiesetdescravates,MouretetBourdonclereçurentlerapportd’undesquatreinspecteurs,chargésdelasurveillancedumagasin.LepèreJouve,unanciencapitaine,décoréàConstantine,encorebelhommeavecsongrandnezsensueletsacalvitiemajestueuse,leursignalaunvendeurqui,surunesimpleremontrancedesapart,l’avaittraitéde«vieuxramolli»;etlevendeurfutimmédiatementcongédié.

Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, les ménagères du quartiertraversaient les galeries désertes. À la porte, l’inspecteur qui pointait l’arrivée desemployés, venait de refermer son registre et inscrivait à part les retardataires.C’était lemomentoùlesvendeurss’installaientdansleursrayons,quelesgarçonsavaientbalayésetépoussetésdèscinqheures.Chacuncasaitsonchapeauetsonpardessus,enétouffantunbâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les uns échangeaient des mots,regardaient en l’air, semblaient se dérouiller pour une nouvelle journée de travail ;d’autres, sans se presser, retiraient les serges vertes, dont ils avaient, la veille au soir,couvert lesmarchandises, après les avoir repliées ; et les piles d’étoffes apparaissaient,rangéessymétriquement,toutlemagasinétaitpropreetenordre,d’unéclattranquilledanslagaietématinale,enattendantquelabousculadedelaventel’aitunefoisdeplusobstruéetcommerétrécid’unedébâcledetoile,dedrap,desoie,etdedentelle.

Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries, deux jeunes genscausaientàvoixbasse.L’un,petitetcharmant,lesreinssolides,lapeaurose,cherchaitàmarierdescouleursdesoie,pourunétalageintérieur.IlsenommaitHutin,étaitfilsd’uncafetierd’Yvetot,etavaitsu,endix-huitmois,devenirundespremiersvendeurs,parunesouplesse de nature, une continuelle caresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux,mangeanttout,dévorantlemonde,mêmesansfaim,pourleplaisir.

–Écoutez,Favier,jel’auraisgifléàvotreplace,paroled’honneur!disait-ilà l’autre,ungrandgarçonbilieux,secetjaune,quiétaitnéàBesançond’unefamilledetisserands,etqui,sansgrâce,cachaitsousunairfroidunevolontéinquiétante.

– Ça n’avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avec flegme. Il vaut mieuxattendre.

Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis, tandis que le chef ducomptoir était au sous-sol.Hutinminait sourdement le second, dont il voulait la place.Déjà, pour le blesser et le faire partir, le jour où la situationdepremier qu’on lui avaitpromise, s’était trouvée libre, il avait imaginé d’amener Bouthemont du dehors.Cependant,Robineautenaitbon,etc’étaitmaintenantunebatailledechaqueheure.Hutinrêvaitd’ameutercontreluilerayonentier,delechasseràforcedemauvaisvouloiretdevexations.D’ailleurs,ilopéraitdesonairaimable,ilexcitaitsurtoutFavier,quivenaitàsa

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suitecommevendeur,etquiparaissaitselaisserconduire,maisavecdebrusquesréserves,oùl’onsentaittouteunecampagnepersonnelle,menéeensilence.

–Chut!dix-sept!dit-ilvivementàsoncollègue,pourleprévenirparcecriconsacrédel’approchedeMouretetdeBourdoncle.

Ceux-ci,eneffet,continuaientleurinspectionentraversantlehall.Ilss’arrêtèrent,ilsdemandèrentàRobineaudesexplications,ausujetd’unstockdevelours,dontlescartonsempilésencombraientunetable.Et,commecelui-cirépondaitquelaplacemanquait:

– Jevous ledisais,Bourdoncle, s’écriaMouret en souriant, lemagasinestdéjà troppetit ! Il faudra un jour abattre les murs jusqu’à la rue de Choiseul… Vous verrezl’écrasement,lundiprochain!

Et, à propos de cette mise en vente qu’on préparait dans tous les comptoirs, ilinterrogeadenouveauRobineau,illuidonnadesordres.Mais,depuisquelquesminutes,sanscesserdeparler, ilsuivaitduregard le travaildeHutin,quis’attardaitàmettredessoiesbleuesàcôtédesoiesgrisesetdesoies jaunes,puisqui se reculait,pour jugerdel’harmoniedestons.Brusquement,ilintervint.

– Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l’œil ? dit-il. N’ayez donc pas peur,aveuglez-le…Tenez!durouge!duvert!dujaune!

Ilavaitprislespièces,illesjetait,lesfroissait,entiraitdesgammeséclatantes.Tousenconvenaient,lepatronétaitlepremierétalagistedeParis,unétalagisterévolutionnaireàlavérité,quiavaitfondél’écoledubrutaletducolossaldanslasciencedel’étalage.Ilvoulaitdesécroulements,commetombésauhasarddescasierséventrés,et il lesvoulaitflambantsdescouleurslesplusardentes,s’avivantl’unparl’autre.Ensortantdumagasin,disait-il,lesclientesdevaientavoirmalauxyeux.Hutin,qui,aucontraire,étaitdel’écoleclassiquedelasymétrieetdelamélodiecherchéesdanslesnuances,leregardaitallumercetincendied’étoffesaumilieud’unetable,sanssepermettrelamoindrecritique,maisleslèvrespincéesparunemoued’artistedontunetelledébaucheblessaitlesconvictions.

–Voilà!criaMouret,quandileutfini.Etlaissez-le…Vousmedirezs’ilraccrochelesfemmes,lundi!

Justement,commeilrejoignaitBourdoncleetRobineau,unefemmearrivait,quirestaquelquessecondesplantéeetsuffoquéedevantl’étalage.C’étaitDenise.Aprèsavoirhésitéprès d’une heure dans la rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle venait de sedécider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au point de ne pas comprendre lesexplications les plus claires ; et les commis auxquels elle demandait en balbutiantMme Aurélie, avaient beau lui indiquer l’escalier de l’entresol, elle remerciait, puis elletournaitàgauche,sionluiavaitditdetourneràdroite;desorteque,depuisdixminutes,ellebattaitlerez-de-chaussée,allantderayonenrayon,aumilieudelacuriositéméchanteet de l’indifférence maussade des vendeurs. C’était à la fois, en elle, une envie de sesauveretunbesoind’admirationquilaretenait.Ellesesentaitperdue,toutepetitedanslemonstre, dans lamachine encore au repos, tremblant d’être prise par le branle dont lesmurs frémissaient déjà. Et la pensée de la boutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite,agrandissaitencorepourellelevastemagasin,leluimontraitdorédelumière,pareilàuneville, avec ses monuments, ses places, ses rues, où il lui semblait impossible qu’elletrouvâtjamaissaroute.

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Cependant,ellen’avaitpointoséjusque-làserisquerdanslehalldessoieries,dontlehautplafondvitré,lescomptoirsluxueux,l’aird’égliseluifaisaientpeur.Puis,quandelleyétaitenfinentrée,pouréchapperauxcommisdublancquiriaient,elleavaitcommebutétout d’un coup contre l’étalage de Mouret ; et, malgré son effarement, la femme seréveillantenelle,lesjouessubitementrouges,elles’oubliaitàregarderflamberl’incendiedessoies.

–Tiens?ditcrûmentHutinàl’oreilledeFavier,lagruedelaplaceGaillon.

Mouret, tout en affectant d’écouter Bourdoncle et Robineau, était flatté au fond dusaisissementdecettefillepauvre,demêmequ’unemarquiseestremuéeparledésirbrutald’uncharretierquipasse.MaisDenise avait levé lesyeux, et elle se troubladavantage,quandellereconnutlejeunehommequ’elleprenaitpourunchefderayon.Elles’imaginaqu’il laregardaitavecsévérité.Alors,nesachantpluscomments’éloigner,égaréetoutàfait,elles’adressaunefoisencoreaupremiercommisvenu,àFavierquisetrouvaitprèsd’elle.

–MmeAurélie,s’ilvousplaît?

Favier,désagréable,secontentaderépondredesavoixsèche:

–Àl’entresol.

EtDenise,ayanthâteden’êtreplussouslesregardsdetousceshommes,disaitmerciettournaitdenouveauledosàl’escalier,lorsqueHutincédanaturellementàsoninstinctdegalanterie.Ill’avaittraitéedegrue,etcefutdesonairaimabledebeauvendeurqu’ill’arrêta.

–Non,parici,mademoiselle…Sivousvoulezbienvousdonnerlapeine…

Mêmeilfitquelquespasdevantelle,laconduisitaupieddel’escalier,quisetrouvaitàlagaucheduhall.Là,ilinclinalatête,illuisourit,dusourirequ’ilavaitpourtouteslesfemmes.

–Enhaut,tournezàgauche…Lesconfectionssontenface.

Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C’était comme un secoursfraternelquiluiarrivait.Elleavaitlevélesyeux,ellecontemplaitHutin,ettoutenluilatouchait,lejolivisage,leregarddontlesouriredissipaitsacrainte,lavoixquiluisemblaitd’unedouceurconsolante.Soncœursegonfladegratitude,elledonnasonamitié,danslesquelquesparolesdécousuesquel’émotionluipermitdebalbutier.

–Vousêtestropbon…Nevousdérangezpas…Mercimillefois,monsieur.

DéjàHutinrejoignaitFavier,auquelildisaittoutbas,desavoixcrue:

–Hein?quelledésossée!

En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon des confections. C’était une vastepièce,entouréedehautesarmoiresenchênesculpté,etdontlesglacessanstaindonnaientsurlaruedelaMichodière.Cinqousixfemmes,vêtuesderobesdesoie,trèscoquettesavecleurschignonsfriséset leurscrinolinesrejetéesenarrière,s’yagitaientencausant.Une, grande et mince, la tête trop longue, ayant une allure de cheval échappé, s’étaitadosséeàunearmoire,commebriséedéjàdefatigue.

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–MadameAurélie?répétaDenise.

Lavendeuse la regarda sans répondre, d’un air dedédainpour samisepauvre, puiss’adressantàunedesescamarades,petite,d’unemauvaisechairblanche,avecunemineinnocenteetdégoûtée,elledemanda:

–MademoiselleVadon,savez-vousoùestlapremière?

Celle-là,quiétaitentrainderangerdesrotondesparordredetaille,nepritmêmepaslapeinedeleverlatête.

–Non,mademoisellePrunaire,jen’ensaisrien,dit-elleduboutdeslèvres.

Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne ne s’occupait plus d’elle.Pourtant, après avoir attendu un instant, elle s’enhardit jusqu’à poser une nouvellequestion.

–Croyez-vousqueMmeAuréliereviendrabientôt?

Alors, la secondedu rayon, une femmemaigre et laide qu’elle n’avait pas vue, uneveuveàlamâchoiresaillanteetauxcheveuxdurs,luicriad’unearmoireoùellevérifiaitdesétiquettes:

–Attendez,sic’estàMmeAurélieenpersonnequevousdésirezparler.

Et,questionnantuneautrevendeuse,elleajouta:

–Est-cequ’ellen’estpasàlaréception?

–Non,madameFrédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci.Elle n’a rien dit, elle nepeutpasêtreloin.

Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bien quelques chaises pour lesclientes;mais,commeonneluidisaitpasdes’asseoir,ellen’osaenprendreune,malgréle trouble qui lui cassait les jambes. Évidemment, ces demoiselles avaient flairé lavendeusequivenaitseprésenter,etellesladévisageaient,ellesladéshabillaientducoindel’œil,sansbienveillance,aveclasourdehostilitédesgensàtablequin’aimentpasseserrerpourfaireplaceauxfaimsdudehors.Sonembarrasgrandit,elletraversalapièceàpetitspasetallaregarderdanslarue,afindesedonnerunecontenance.Justedevantelle,le Vieil Elbeuf, avec sa façade rouillée et ses vitrines mortes, lui parut si laid, simalheureux, vu ainsi du luxe et de la vie où elle se trouvait, qu’une sorte de remordsachevadeluiserrerlecœur.

–Dites,chuchotaitlagrandePrunaireàlapetiteVadon,avez-vousvusesbottines?

–Etlarobedonc!murmuraitl’autre.

Lesyeuxtoujoursverslarue,Denisesesentaitmangée.Maiselleétaitsanscolère,ellene les avait trouvées belles ni l’une ni l’autre, pas plus la grande avec son chignon decheveuxrouxtombantsursoncoudecheval,quelapetite,avecsonteintdelait tourné,quiamollissaitsafaceplateetcommesansos.ClaraPrunaire,filled’unsabotierdesboisdeVivet,débauchéeparlesvaletsdechambreauchâteaudeMareuil,quandlacomtesselaprenait pour les raccommodages, était venue plus tard d’unmagasin de Langres, et sevengeaitàParissurleshommesdescoupsdepieddontlepèrePrunaireluibleuissaitlesreins.MargueriteVadon,néeàGrenobleoùsafamilletenaituncommercedetoiles,avait

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dû être expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une faute, un enfant fait parhasard;etelleseconduisaittrèsbien,elledevaitretournerlà-basdirigerlaboutiquedesesparentsetépouseruncousin,quil’attendait.

–Ahbien!repritàvoixbasseClara,envoilàunequinepèserapaslourdici!

Mais elles se turent, une femme d’environ quarante-cinq ans entrait. C’étaitMmeAurélie, très forte,sangléedanssa robedesoienoire,dont lecorsage, tendusur larondeurmassivedesépaulesetdelagorge,luisaitcommeunearmure.Elleavait,sousdesbandeauxsombres,degrandsyeuximmobiles,labouchesévère,lesjoueslargesetunpeutombantes ; et, dans sa majesté de première, son visage prenait l’enflure d’un masqueempâtédeCésar.

–MademoiselleVadon,dit-elled’unevoixirritée,vousn’avezdoncpasremishieràl’atelierlemodèledumanteauàtaille?

–Ilyavaituneretoucheàfaire,madame,réponditlavendeuse,etc’estMmeFrédéricquil’agardé.

Alors, la seconde tira lemodèle d’une armoire, et l’explication continua.Tout pliaitdevantMmeAurélie,quandelle croyait avoir àdéfendre sonautorité.Trèsvaniteuse, aupointdenepasvouloirêtreappeléedesonnomdeLhommequilavexait,etderenierlaloge de son père, dont elle parlait comme d’un tailleur en boutique, elle n’était bonnefemmequepourlesdemoisellessouplesetcaressantes,tombantenadmirationdevantelle.Autrefois,dansl’atelierdeconfectionqu’elleavaitvoulumonteràsoncompte,elles’étaitaigrie, sans cesse traquée par lamauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules àporterlafortuneetden’aboutirqu’àdescatastrophes;et,aujourd’huiencore,mêmeaprèssonsuccèsauBonheurdesDames,oùellegagnaitdouzemillefrancsparan,ilsemblaitqu’ellegardâtunerancuneaumonde,ellesemontraitdurepourlesdébutantes,commelavies’étaitd’abordmontréedurepourelle.

–Assezdeparoles!finit-ellepardiresèchement,vousn’êtespasplusraisonnablequelesautres,madameFrédéric…Qu’onfasselaretouchetoutdesuite.

Pendant cette explication,Deniseavait cesséde regarderdans la rue.Elle sedoutaitbienquecettedameétaitMmeAurélie;mais,inquiétéeparleséclatsdesavoix,ellerestaitdebout, elle attendait toujours. Les vendeuses, enchantées d’avoir mis aux prises lapremièreet lasecondedurayon,étaientretournéesà leurbesogne,d’unairdeprofondeindifférence.Quelquesminutessepassèrent,personnen’avait lacharitéde tirer la jeunefilledesagêne.Enfin,cefutMmeAurélieelle-mêmequil’aperçutetqui,s’étonnantdelavoirimmobile,luidemandacequ’elledésirait.

–MadameAurélie,jevousprie?

–C’estmoi.

Deniseavaitlabouchesèche,lesmainsfroides,reprised’unedesesanciennespeursd’enfant, lorsqu’elle tremblait d’être fouettée. Elle bégaya sa demande, dut larecommencerpourlarendreintelligible.MmeAurélielaregardaitdesesgrandsyeuxfixes,sansqu’unplidesonmasqued’empereurdaignâts’attendrir.

–Quelâgeavez-vousdonc?

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–Vingtans,madame.

–Commentvingtans!maisvousn’enparaissezpasseize!

Denouveau,lesvendeuseslevaientlatête.Denisesehâtad’ajouter:

–Oh!jesuistrèsforte!

MmeAuréliehaussaseslargesépaules.Puis,elledéclara:

– Mon Dieu ! je veux bien vous inscrire. Nous inscrivons ce qui se présente…MademoisellePrunaire,donnez-moileregistre.

Onneletrouvapastoutdesuite,ildevaitêtreentrelesmainsdel’inspecteurJouve.CommelagrandeClaraallaitlechercher,Mouretarriva,toujourssuivideBourdoncle.Ilsachevaientletourdescomptoirsdel’entresol,ilsavaienttraversélesdentelles,leschâles,lesfourrures,l’ameublement,lalingerie,etilsfinissaientparlesconfections.MmeAurélies’écarta, causaunmoment aveceuxd’unecommandedepaletotsqu’elle comptait fairechezundesgrosentrepreneursdeParis;d’ordinaire,elleachetaitdirectementetsoussaresponsabilité ; mais, pour les achats importants, elle préférait consulter la direction.Ensuite, Bourdoncle lui conta la nouvelle négligence de son fils Albert, qui parut ladésespérer:cetenfantlatuerait;aumoins,lepère,s’iln’étaitpasfort,avaitpourluidelaconduite.ToutecettedynastiedesLhomme,dontelleétaitlechefincontesté,luidonnaitparfoisbiendumal.

Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pour demander àMmeAuréliecequecettejeunefillefaisaitlà;et,quandlapremièreeutréponduqu’elleseprésentait commevendeuse,Bourdoncle, avec sondédainde la femme, fut suffoquédecetteprétention.

–Allonsdonc!murmura-t-il,c’estuneplaisanterie!Elleesttroplaide.

–Lefaitestqu’ellen’ariendebeau,ditMouret,n’osantladéfendre,bienquetouchéencoredesonextaseenbas,devantl’étalage.

Mais on apportait le registre, etMme Aurélie revint vers Denise. Celle-ci ne faisaitdécidémentpasunebonneimpression.Elleétaittrèspropre,danssamincerobedelainenoire;onnes’arrêtaitpasàcettepauvretédelamise,caronfournissaitl’uniforme,larobedesoieréglementaire;seulement,elleparaissaitbienchétiveetelleavaitlevisagetriste.Sansexigerdesfillesbelles,onlesvoulaitagréables,pourlavente.Et,souslesregardsdecesdamesetdecesmessieurs,quil’étudiaient,quilapesaient,commeunejumentquedespaysansmarchandentàlafoire,Deniseachevaitdeperdrecontenance.

–Votrenom?demandalapremière,laplumeàlamain,prêteàécriresurleboutd’uncomptoir.

–DeniseBaudu,madame.

–Votreâge?

–Vingtansetquatremois.

Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux surMouret, sur ce prétendu chef derayonqu’ellerencontraittoujours,etdontlaprésencelatroublait:

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–Jen’enaipasl’air,maisjesuistrèssolide.

On sourit. Bourdoncle regardait ses ongles avec impatience. La phrase d’ailleurstombaaumilieud’unsilencedécourageant.

–Dansquellemaisonavez-vousété,àParis?repritlapremière.

–Mais,madame,j’arrivedeValognes.

Ce fut un nouveau désastre. D’ordinaire, le Bonheur des Dames exigeait de sesvendeusesunstaged’unandansunedespetitesmaisonsdeParis.Denisealorsdésespéra;et,sanslapenséedesenfants,elleseraitpartiepourmettrefinàcetinterrogatoireinutile.

–Oùétiez-vousàValognes?

–ChezCornaille.

–Jeleconnais,bonnemaison,laissaéchapperMouret.

Jamais d’habitude, il n’intervenait dans cet embauchage des employés, les chefs derayonayantlaresponsabilitédeleurpersonnel.Mais,avecsonsensdélicatdelafemme,ilsentaitchezcettejeunefilleuncharmecaché,uneforcedegrâceetdetendresse,ignoréed’elle-même.Labonnerenomméedelamaisondedébutétaitd’ungrandpoids;souvent,elledécidaitdel’acceptation.MmeAuréliecontinuad’unevoixplusdouce:

–Etpourquoiêtes-voussortiedechezCornaille?

–Desraisonsdefamille,réponditDeniseenrougissant.Nousavonsperdunosparents,j’aidûsuivremesfrères…D’ailleurs,voiciuncertificat.

Ilétaitexcellent.Ellerecommençaitàespérer,quandunedernièrequestionlagêna.

–Avez-vousd’autresréférencesàParis?…Oùdemeurez-vous?

–Chezmononcle,murmura-t-elle, hésitant à le nommer, craignant qu’onnevoulûtjamaisdelanièced’unconcurrent.ChezmononcleBaudu,là,enface.

Ducoup,Mouretintervintunesecondefois.

–Comment,vousêteslaniècedeBaudu!…Est-cequec’estBauduquivousenvoie?

–Oh!non,monsieur!

Et elle ne put s’empêcher de rire, tant l’idée lui parut singulière. Ce fut unetransfiguration.Ellerestaitrose,etlesourire,sursaboucheunpeugrande,étaitcommeunépanouissement du visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme tendre, ses joues secreusèrentd’adorablesfossettes,sespâlescheveuxeux-mêmessemblèrentvoler,dans lagaietébonneetcourageusedetoutsonêtre.

–Maiselleestjolie!dittoutbasMouretàBourdoncle.

L’intéressérefusad’enconvenir,d’ungested’ennui.Claraavaitpincéleslèvres,tandisqueMarguerite tournait ledos.Seule,MmeAurélieapprouvaMouretde la tête,quand ilreprit:

– Votre oncle a eu tort de ne pas vous amener, sa recommandation suffisait… Onprétendqu’il nous enveut.Nous sommesd’esprit plus large, et s’il ne peut occuper sa

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niècedanssamaison,ehbien!nousluimontreronsquesaniècen’aeuqu’àfrappercheznouspour être accueillie…Répétez-lui que je l’aime toujours beaucoup, qu’il doit s’enprendre, non pas àmoi,mais aux nouvelles conditions du commerce. Et dites-lui qu’ilachèveradesecouler,s’ils’entêtedansuntasdevieilleriesridicules.

Deniseredevinttouteblanche.C’étaitMouret.Personnen’avaitditsonnom,maisilsedésignait lui-même, et elle le devinait maintenant, elle comprenait pourquoi ce jeunehomme lui avait causé une telle émotion, dans la rue, au rayon des soieries, à présentencore.Cetteémotion,oùellenepouvaitlire,pesaitdeplusenplussursoncœur,commeunpoidstroplourd.Toutesleshistoirescontéesparsononcle,revenaientàsamémoire,grandissant Mouret, l’entourant d’une légende, faisant de lui le maître de la terriblemachine,quidepuislematinlatenaitdanslesdentsdeferdesesengrenages.Et,derrièresajolietête,àlabarbesoignée,auxyeuxcouleurdevieilor,ellevoyaitlafemmemorte,cetteMmeHédouin,dontlesangavaitscellélespierresdelamaison.Alors,ellefutreprisedufroiddelaveille,ellecrutqu’elleavaitsimplementpeurdelui.

Mme Aurélie, cependant, fermait le registre. Il lui fallait une seule vendeuse, et il yavaitdéjàdixdemandesinscrites.Maiselleétaittropdésireused’êtreagréableaupatronpour hésiter. La demande toutefois suivrait son cours, l’inspecteur Jouve irait auxrenseignements,feraitsonrapport,etlapremièreprendraitunedécision.

–C’estbien,mademoiselle,dit-ellemajestueusement,pour réserver sonautorité.Onvousécrira.

L’embarras tint encore Denise immobile, pendant un instant. Elle ne savait de quelpiedsortir,aumilieudetoutcemonde.Enfin,elleremerciaMmeAurélie ;et, lorsqu’elledut passer devant Mouret et Bourdoncle, elle salua. Ceux-ci, d’ailleurs, qui nes’occupaientdéjàplusd’elle,neluirendirentpasmêmesonsalut,trèsattentifsàexamineravecMmeFrédéric lemodèledumanteauà taille.Clara eutungestevexé, en regardantMarguerite, comme pour prédire que la nouvelle vendeuse n’aurait pas beaucoupd’agrément au rayon. Sans doute Denise sentit derrière elle cette indifférence et cetterancune,carelledescenditl’escalieraveclemêmetroublequ’ellel’avaitmonté,enproieàune singulière angoisse, sedemandant si elledevait sedésespérerou se réjouird’êtrevenue.Pouvait-ellecomptersurlaplace?ellerecommençaitàendouter,danslemalaisequil’avaitempêchéedecomprendrenettement.Detoutessessensations,deuxpersistaientet effaçaientpeuàpeu les autres : le coupporté en elle parMouret, profond jusqu’à lapeur ;puis, l’amabilitédeHutin, laseule joiedesamatinée,unsouvenird’unedouceurcharmante,qui l’emplissaitdegratitude.Quandelle traversa lemagasinpour sortir, ellechercha le jeune homme, heureuse à l’idée de le remercier encore des yeux, et elle futtristedenepaslevoir.

–Ehbien!mademoiselle,avez-vousréussi?luidemandaunevoixémue,commeelleétaitenfinsurletrottoir.

Elle se retourna, elle reconnut le grand garçon blême et dégingandé, qui lui avaitadressé laparole, lematin.LuiaussisortaitduBonheurdesDames,et ilparaissaitpluseffaréqu’elle,toutahuridel’interrogatoirequ’ilvenaitdesubir.

–MonDieu!jen’ensaisrien,monsieur,répondit-elle.

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–C’estcommemoi,alors.Ilsontunemanièredevousregarderetdevousparler,là-dedans!…Jesuispourlesdentelles,jesorsdechezCrèvecœur,rueduMail.

Ilsétaientdenouveaul’undevantl’autre;et,nesachantdequellefaçonsequitter,ilssemirentàrougir.Puis,lejeunehomme,pourdireencorequelquechosedansl’excèsdesatimidité,osademander,desonairgaucheetbon:

–Commentvousnommez-vous,mademoiselle?

–DeniseBaudu.

–Moi,jemenommeHenriDeloche.

Maintenant,ilssouriaient.Ilscédèrentàlafraternitédeleurssituations,ilssetendirentlamain.

–Bonnechance!

–Oui,bonnechance!

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III

Chaquesamedi,dequatreàsix,MmeDesforgesoffraitunetassedethéetdesgâteauxauxpersonnesdesonintimité,quivoulaientbienlavenirvoir.L’appartementsetrouvaitautroisième,àl’encoignuredesruesdeRivolietd’Alger;etlesfenêtresdesdeuxsalonsouvraientsurlejardindesTuileries.

Justement,cesamedi-là,commeundomestiqueallaitl’introduiredanslegrandsalon,Mouret aperçut de l’antichambre, par une porte restée ouverte, Mme Desforges quitraversaitlepetitsalon.Elles’étaitarrêtéeenlevoyant,etilentraparlà,illasaluad’unairdecérémonie.Puis,quandledomestiqueeutrefermélaporte,ilsaisitvivementlamaindelajeunefemme,qu’ilbaisaavectendresse.

–Prendsgarde,ilyadumonde!dit-elletoutbas,endésignantd’unsignelaportedugrandsalon.Jesuisalléecherchercetéventailpourleleurmontrer.

Et,duboutde l’éventail, elle luidonnagaiementun légercoupauvisage.Elleétaitbrune,unpeuforte,avecdegrandsyeuxjaloux.Maisilavaitgardésamain,ildemanda:

–Viendra-t-il?

–Sansdoute,répondit-elle.J’aisapromesse.

Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier.Mme Desforges, fille d’un conseiller d’État, était veuve d’un homme de Bourse qui luiavait laissé une fortune, niée par les uns, exagérée par les autres. Du vivantmême decelui-ci, disait-on, elle s’étaitmontrée reconnaissante pour le baronHartmann, dont lesconseilsdegrandfinancierprofitaientauménage;et,plustard,aprèslamortdumari,laliaisondevait avoir continué,mais toujoursdiscrètement, sansune imprudence, sansunéclat.JamaisMmeDesforgesnes’affichait,onlarecevaitpartout,danslahautebourgeoisieoùelleétaitnée.Mêmeaujourd’huiquelapassiondubanquier,hommesceptiqueetfin,tournaitàunesimpleaffectionpaternelle,siellesepermettaitd’avoirdesamantsqu’illuitolérait, elle apportait, dans ses coups de cœur, une mesure et un tact si délicats, unescience dumonde si adroitement appliquée, que les apparences restaient sauves et quepersonneneseseraitpermisdemettretouthautsonhonnêtetéendoute.AyantrencontréMouretchezdesamiscommuns,ellel’avaitdétestéd’abord;puis,elles’étaitdonnéeplustard, comme emportée dans le brusque amour dont il l’attaquait, et, depuis qu’ilmanœuvraitdemanièreàtenirparellelebaron,elleseprenaitpeuàpeud’unetendressevraieetprofonde,ellel’adoraitaveclaviolenced’unefemmedetrente-cinqansdéjà,quin’enavouaitquevingt-neuf,désespéréedelesentirplusjeune,tremblantdeleperdre.

–Est-ilaucourant?reprit-il.

–Non,vousluiexpliquerezvous-mêmel’affaire,répondit-elle,cessantdeletutoyer.

Elleleregardait,ellesongeaitqu’ilnedevaitriensavoir,pourl’employerainsiauprèsdubaron,enaffectantdeleconsidérersimplementcommeunvieilamiàelle.Maisillui

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tenaittoujourslamain,ill’appelaitsabonneHenriette,etellesentitsoncœursefondre.Silencieusement,elletenditleslèvres,lesappuyasurlessiennes;puis,àvoixbasse:

–Chut!onm’attend…Entrederrièremoi.

Desvoix légèresvenaientdugrandsalon,assourdiespar les tentures.Ellepoussa laporte,dontelle laissa lesdeuxbattantsouverts, et elle remit l’éventail àunedesquatredames,quiétaientassisesaumilieudelapièce.

–Tenez!levoilà,dit-elle.Jenesavaisplus,jamaismafemmedechambrenel’auraittrouvé.

Et,setournant,elleajoutadesonairgai:

–Entrezdonc,monsieurMouret,passezparlepetitsalon.Ceseramoinssolennel.

Mouret saluacesdames,qu’il connaissait.Le salon,avec sonmeubleLouisXVIdebrocatelle à bouquets, ses bronzes dorés, ses grandes plantes vertes, avait une intimitétendredefemme,malgrélahauteurduplafond;etparlesdeuxfenêtres,onapercevaitlesmarronniersdesTuileries,dontleventd’octobrebalayaitlesfeuilles.

– Mais il n’est pas vilain du tout, ce chantilly ! s’écria Mme Bourdelais, qui tenaitl’éventail.

C’étaitunepetiteblondedetrenteans,lenezfin,lesyeuxvifs,uneamiedepensiond’Henriette,qui avait épouséun sous-chefduministèredesFinances.Devieille famillebourgeoise, elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité, une bonnegrâce,unflairexquisdelaviepratique.

–Ettuaspayélemorceauvingt-cinqfrancs?reprit-elleenexaminantchaquemailledeladentelle.Hein?tudisàLuc,chezuneouvrièredupays?…Non,non,cen’estpascher…Maisilafalluquetulefissesmonter.

–Sansdoute,réponditMmeDesforges.Lamonturemecoûtedeuxcentsfrancs.

Alors,MmeBourdelaissemitàrire.Sic’étaitlàcequ’Henrietteappelaituneoccasion!Deux cents francs, une simple monture d’ivoire, avec un chiffre ! et pour un bout dechantilly,quiluiavaitbienfaitéconomisercentsous!Ontrouvaitàcentvingtfrancslesmêmeséventailstoutmontés.Ellecitaunemaison,ruePoissonnière.

Cependant, l’éventailfaisait letourdecesdames.MmeGuiballuiaccordaàpeineuncoup d’œil. Elle était grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyéd’indifférence,oùsesyeuxgrismettaientparmoments,soussonairdétaché,lesterriblesfaimsdel’égoïsme.Jamaisonnelavoyaitencompagniedesonmari,unavocatconnuauPalais,qui,disait-on,menaitdesoncôtélavielibre,toutàsesloisirsetàsesplaisirs.

–Oh!murmura-t-elleenpassantl’éventailàMmedeBoves,jen’enaipasachetédeuxdansmavie…Onvousendonnetoujoursdetrop.

Lacomtesseréponditd’unevoixfinementironique:

–Vousêtesheureuse,machère,d’avoirunmarigalant.

Et,sepenchantverssafille,unegrandepersonnedevingtansetdemi:

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– Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel joli travail !… C’est le chiffre qui a dûaugmenterainsilamonture.

Mme de Boves venait de dépasser la quarantaine. C’était une femme superbe, àencolurededéesse, avecunegrande face régulièreetde largesyeuxdormants,que sonmari, inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elle paraissait touteremuéepar ladélicatesseduchiffre, commeenvahied’undésirdont l’émotionpâlissaitsonregard.Et,brusquement:

–Donnez-nousdoncvotreavis,monsieurMouret.Est-cetropcher,deuxcentsfrancs,cettemonture?

Mouretétaitrestédebout,aumilieudescinqfemmes,souriant,s’intéressantàcequilesintéressait.Ilpritl’éventail,l’examina;etilallaitseprononcer,lorsqueledomestiqueouvritlaporte,endisant:

–MadameMarty.

Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, mise avec une élégancecompliquée.Elleétaitsansâge,sestrente-cinqansenvalaientquaranteoutrente,selonlafièvrenerveusequil’animait.Unsacdecuirrouge,qu’ellen’avaitpaslâché,pendaitàsamaindroite.

– Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m’excusez, avec mon sac… Imaginez-vous,envenantvousvoir,jesuisentréeauBonheur,etcommej’aiencorefaitdesfolies,jen’aipasvoululaissercecienbas,dansmonfiacre,depeurd’êtrevolée.

Maisellevenaitd’apercevoirMouret,ellerepritenriant:

–Ah!monsieur,cen’étaitpointpourvousfairedelaréclame,puisquej’ignoraisquevousfussiezlà…Vousavezvraimentencemomentdesdentellesextraordinaires.

Cela détourna l’attention de l’éventail, que le jeune homme posa sur un guéridon.Maintenant, cesdames étaientprisesdubesoin curieuxdevoir cequeMmeMarty avaitacheté.On la connaissait pour sa ragededépense, sans forcedevant la tentation,d’unehonnêteté stricte, incapable de céder à un amant, mais tout de suite lâche et la chairvaincue, devant le moindre bout de chiffon. Fille d’un petit employé, elle ruinaitaujourd’huisonmari,professeurdecinquièmeaulycéeBonaparte,quidevaitdoublersessixmille francsd’appointementsencourant lecachet,poursuffireaubudgetsanscessecroissantduménage.Etellen’ouvraitpassonsac,elleleserraitsursesgenoux,parlaitdesa filleValentine,âgéedequatorzeans,unede sescoquetteries lespluschères, carellel’habillaitcommeelle,detouteslesnouveautésdelamode,dontellesubissaitl’irrésistibleséduction.

–Voussavez,expliqua-t-elle,onfaitcethiverauxjeunesfillesdesrobesgarniesd’unepetitedentelle…Naturellement,quandj’aivuunevalenciennestrèsjolie…

Elle sedécida enfin à ouvrir le sac.Cesdames allongeaient le cou, lorsque, dans lesilence,onentenditletimbredel’antichambre.

–C’estmonmari,balbutiaMmeMartypleinedetrouble.Ildoitvenirmechercher,ensortantdeBonaparte.

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Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître sous un fauteuil, d’unmouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. Alors, elle rougit de saprécipitation, elle le reprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaientjamaisetqu’ilsn’avaientpasbesoindesavoir.

–MonsieurdeBoves,monsieurdeVallagnosc,annonçaledomestique.

Ce fut un étonnement.Mme de Boves elle-même ne comptait pas sur son mari. Cedernier, bel homme, portant lesmoustaches à l’impériale, de l’airmilitairement correctaimédesTuileries, baisa lamain deMmeDesforges, qu’il avait connue jeune, chez sonpère.Etils’effaçapourquel’autrevisiteur,ungrandgarçonpâle,d’unepauvretédesangdistinguée,pûtàsontoursaluerlamaîtressedelamaison.Mais,àpeinelaconversationreprenait-elle,quedeuxlégerscriss’élevèrent:

–Comment!c’esttoi,Paul!

–Tiens!Octave!

MouretetVallagnoscseserraientlesmains.Àsontour,MmeDesforgestémoignaitsasurprise. Ils seconnaissaientdonc?Certes, ils avaientgrandi côteà côte, aucollègedePlassans;etlehasardétaitqu’ilsnesefussentpasencorerencontréschezelle.

Cependant,lesmainstoujoursliées,ilspassèrentenplaisantantdanslepetitsalon,aumomentoù ledomestiqueapportait le thé,un servicedeChine surunplateaud’argent,qu’ilposaprèsdeMmeDesforges, aumilieuduguéridondemarbre, à légèregaleriedecuivre.Cesdamesserapprochaient,causaientplushaut,toutesauxparolessansfinquisecroisaient;pendantqueM.deBoves,deboutderrièreelles,sepenchaitparinstants,disaitun mot avec sa galanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si tendre et si gaied’ameublement,s’égayaitencoredecesvoixbavardes,coupéesderires.

–Ah!cevieuxPaul!répétaitMouret.

Il s’était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond du petit salon, unboudoir très coquet tendu de soie bouton d’or, loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmescesdamesqueparlaportegrandeouverte,ilsricanèrent,lesyeuxdanslesyeux,ens’allongeantdestapessurlesgenoux.Touteleurjeunesses’éveillait, levieuxcollègedePlassans,avecsesdeuxcours,sesétudeshumides,etleréfectoireoùl’onmangeaittantdemorue,etledortoiroùlesoreillersvolaientdelitenlit,dèsquelepionronflait.Paul,d’uneanciennefamilleparlementaire,petitenoblesseruinéeetboudeuse,étaitunfortenthème,toujourspremier,donnéencontinuelexempleparleprofesseur,quiluiprédisaitleplusbelavenir ; tandisqu’Octave,à laqueuede laclasse,pourrissaitparmi lescancres,heureux et gras, se dépensant au-dehors en plaisirs violents.Malgré leur différence denature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendus inséparables, jusqu’à leurbaccalauréat, dont ils s’étaient tirés, l’un avec gloire, l’autre tout juste d’une façonsuffisante, après deux épreuves fâcheuses. Puis, l’existence les avait emportés, et ils seretrouvaientauboutdedixans,déjàchangésetvieillis.

–Voyons,demandaMouret,quedeviens-tu?

–Maisjenedeviensrien.

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Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et désenchanté ; et,commesonami,étonné,insistait,endisant:

–Enfin,tufaisbienquelquechose…Quefais-tu?

–Rien,répondit-il.

Octave semit à rire. Rien, ce n’était pas assez. Phrase à phrase, il finit par obtenirl’histoire de Paul, l’histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à leurnaissance de rester dans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’unemédiocritévaniteuse,heureuxencorequandilsnecrèventpaslafaim,avecdesdiplômespleinleurstiroirs.Lui,avaitfaitsondroitpartraditiondefamille;puis,ilétaitdemeuréàlachargedesamèreveuve,quinesavaitdéjàcommentplacersesdeuxfilles.Unehonteenfinl’avaitpris,et,laissantlestroisfemmesvivremaldesdébrisdeleurfortune,ilétaitvenuoccuperunepetiteplaceauministèredel’Intérieur,oùilsetenaitenfoui,commeunetaupedanssontrou.

–Etqu’est-cequetugagnes?repritMouret.

–Troismillefrancs.

–Mais c’est une pitié !Ah ! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi…Comment !ungarçonsi fort,quinous roulait tous !Et ilsne tedonnentque troismillefrancs,aprèst’avoirabrutipendantcinqansdéjà!Non,cen’estpasjuste!

Ils’interrompit,ilfitunretoursurlui-même.

–Moi,jeleuraitirémarévérence…Tusaiscequejesuisdevenu?

–Oui,ditVallagnosc.Onm’acontéquetuétaisdanslecommerce.TuascettegrandemaisondelaplaceGaillon,n’est-cepas?

–C’estcela…Calicot,monvieux!

Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le genou, il répéta avec lagaietésolided’ungaillardsanshontepourlemétierquil’enrichissait:

–Calicot,enplein !…Mafoi, tu te rappelles, jenemordaisguèreà leursmachines,bienqu’aufondjenemesoisjamaisjugéplusbêtequ’unautre.Quandj’aieupassémonbachot, pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir un avocat ou unmédecincommelescamarades;maiscesmétiers-làm’ontfaitpeur,tantonvoitdegensytirerlalangue…Alors,monDieu!j’aijetélapeaud’âneauvent,oh!sansregret,etj’aipiquéunetêtedanslesaffaires.

Vallagnoscsouriaitd’unaird’embarras.Ilfinitparmurmurer:

–Ilestdefaitquetondiplômedebacheliernedoitpas teserviràgrand-chosepourvendredelatoile.

–Ma foi ! réponditMouret joyeusement, tout ce que je demande, c’est qu’il nemegênepas…Et,tusais,quandonaeulabêtisedesemettreçaentrelesjambes,iln’estpascommodedes’endépêtrer.Ons’envaàpasdetortuedanslavie,lorsquelesautres,ceuxquiontlespiedsnus,courentcommedesdératés.

Puis,remarquantquesonamisemblaitsouffrir,illuipritlesmains,ilcontinua:

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– Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômes n’ontsatisfaitaucundetesbesoins…Sais-tuquemonchefderayon,àlasoie,toucheraplusdedouzemillefrancscetteannée?Parfaitement!ungarçond’uneintelligencetrèsnette,quis’enesttenuàl’orthographeetauxquatrerègles…Lesvendeursordinaires,chezmoi,sefonttroisetquatremillefrancs,plusquetunegagnestoi-même;etilsn’ontpascoûtétesfraisd’instruction,ilsn’ontpasétélancésdanslemonde,aveclapromessesignéedeleconquérir…Sans doute, gagner de l’argent n’est pas tout. Seulement, entre les pauvresdiables frottésdesciencequiencombrent lesprofessions libérales,sansymangerà leurfaim,et lesgarçonspratiques,arméspour lavie, sachantà fond leurmétier,ma foi ! jen’hésitepas,jesuispourceux-cicontreceux-là,jetrouvequelesgaillardscomprennentjolimentleurépoque!

Savoixs’étaitéchauffée;Henriette,quiservaitlethé,avaittournélatête.Quandillavitsourire,aufonddugrandsalon,etqu’ilaperçutdeuxautresdamesprêtantl’oreille,ils’égayalepremierdesesphrases.

– Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd’hui dans la peau d’unmillionnaire.

Vallagnoscserenversaitmollementsurlecanapé.Ilavaitfermélesyeuxàdemi,dansuneposedefatigueetdedédain,oùunepointed’affectations’ajoutaitauréelépuisementdesarace.

–Bah!murmura-t-il,lavienevautpastantdepeine.Rienn’estdrôle.

Et,commeMouret,révolté,leregardaitd’unairdesurprise,ilajouta:

–Toutarriveetrienn’arrive.Autantresterlesbrascroisés.

Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortements de l’existence. Unmoment,ilavaitrêvédelittérature,etilluiétaitrestédesafréquentationavecdespoètesunedésespéranceuniverselle.Toujours, ilconcluaità l’inutilitéde l’effort,à l’ennuidesheureségalementvides,àlabêtisefinaledumonde.Lesjouissancesrataient,iln’yavaitpasmêmedejoieàmalfaire.

–Voyons,est-cequetut’amuses,toi?finit-ilpardemander…

Mouretenétaitarrivéàunestupeurd’indignation.Ilcria:

–Comment !si jem’amuse !…Ah !çà,quechantes-tu?Tuenes là,monvieux !…Mais,sansdoute,jem’amuse,etmêmelorsqueleschosescraquent,parcequ’alorsjesuisfurieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, je ne prends pas la vietranquillement,c’estcequim’yintéressepeut-être.

Iljetauncoupd’œilverslesalon,ilbaissalavoix.

–Oh ! ilyades femmesquim’ontbienembêté,ça je leconfesse.Mais,quand j’entiens une, je la tiens, que diable ! et ça ne rate pas toujours, et je ne donnema part àpersonne, je t’assure…Puis,cenesontpasencorelesfemmes,dont jememoqueaprèstout.Vois-tu,c’estdevouloiretd’agir, c’estdecréerenfin…Tuasune idée, tu tebatspour elle, tu l’enfonces à coups demarteau dans la tête des gens, tu la vois grandir ettriompher…Ah!oui,monvieux,jem’amuse!

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Toute la joiede l’action, toute la gaietéde l’existence sonnaientdans sesparoles. Ilrépétaqu’ilétaitdesonépoque.Vraiment, il fallaitêtremalbâti,avoir lecerveauet lesmembresattaqués,pourserefuseràlabesogne,enuntempsdesilargetravail,lorsquelesiècleentiersejetaitàl’avenir.Etilraillait lesdésespérés, lesdégoûtés, lespessimistes,touscesmaladesdenossciencescommençantes,quiprenaientdesairspleureursdepoètesoudesminespincéesde sceptiques, aumilieude l’immensechantier contemporain.Unjolirôle,etpropre,etintelligent,quedebâillerd’ennuidevantlelabeurdesautres!

–C’estmonseulplaisir,debâillerdevantlesautres,ditVallagnoscensouriantdesonairfroid.

Ducoup,lapassiondeMourettomba.Ilredevintaffectueux.

–Ah ! cevieuxPaul, toujours lemême, toujoursparadoxal !…Hein? nous ne nousretrouvonspaspournousquereller.Chacunasesidées,heureusement.Maisilfaudraquejetemontremamachineenbranle,tuverrasquecen’estpassibête…Allons,donne-moidesnouvelles.Tamèreettessœursseportentbien,j’espère?Etn’as-tupasdûtemarieràPlassans,ilyasixmois?

Un mouvement brusque de Vallagnosc l’arrêta ; et, comme celui-ci avait fouillé lesalon d’un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua queMlle deBovesne lesquittaitpasdesyeux.Grandeetforte,Blancheressemblaitàsamère;seulement,chezelle,lemasques’empâtaitdéjà, les traitsgros,soufflésd’unemauvaisegraisse.Paul,surunequestiondiscrète,réponditquerienn’étaitfaitencore;peut-êtremêmerienneseferait.IlavaitconnulajeunepersonnechezMmeDesforges,oùilétaitvenubeaucoupl’autrehiver,maisoùilnereparaissaitquerarement,cequiexpliquaitcommentilavaitpunepass’yrencontreravecOctave.Àleurtour,lesBoveslerecevaient,etilaimaitsurtoutlepère,unancien viveur qui prenait sa retraite dans l’administration. D’ailleurs, pas de fortune :MmedeBovesn’avaitapportéàsonmariquesabeautédeJunon,lafamillevivaitd’unedernière fermehypothéquée, auminceproduitde laquelle s’ajoutaientheureusement lesneufmillefrancstouchésparlecomte,commeinspecteurgénéraldesharas.Etcesdames,la mère et la fille, très serrées d’argent par celui-ci, que des coups de tendressecontinuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfois réduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

–Alors,pourquoi?demandasimplementMouret.

–Mon Dieu ! il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un mouvement fatigué despaupières.Etpuis,ilyadesespérances,nousattendonslamortprochained’unetante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves, assis, près deMmeGuibal,empressé,avecleriretendred’unhommeencampagne,seretournaverssonamietclignalesyeuxd’unairtellementsignificatif,quecedernierajouta:

–Non,pascelle-ci…Pasencore,dumoins…Lemalheurestquesonservicel’appelleauxquatrecoinsdelaFrance,danslesdépôtsd’étalons,etqu’iladelasortedecontinuelsprétextespourdisparaître.Lemoispassé, tandisquesafemmelecroyaitàPerpignan, ilvivaitàl’hôtel,encompagnied’unemaîtressedepiano,aufondd’unquartierperdu.

Ilyeutunsilence.Puis,lejeunehomme,quisurveillaitàsontourlesgalanteriesducomteauprèsdeMmeGuibal,reprittoutbas:

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–Ma foi, tuas raison…D’autantplusque lachèredamen’estguère farouche, àcequ’onraconte.Ilyasurelleunehistoired’officierbiendrôle…Maisregarde-ledonc!est-il comique, à lamagnétiser du coin de l’œil ! La vieille France,mon cher !…Moi, jel’adore,cethomme-là,etilpourrabiendirequec’estpourlui,sij’épousesafille!

Mouret riait, trèsamusé. IlquestionnadenouveauVallagnosc,etquand il sutque lapremièreidéed’unmariage,entrecelui-cietBlanche,venaitdeMmeDesforges,iltrouval’histoiremeilleureencore.CettebonneHenriettegoûtaitunplaisirdeveuveàmarierlesgens ; si bien que, lorsqu’elle avait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pèreschoisirdesamiesdanssasociété;maiscelanaturellement,entoutebonnegrâce,sansquelemondeytrouvâtjamaismatièreàscandale.EtMouret,quil’aimaitenhommeactifetpressé,habituéàchiffrersestendresses,oubliaitalorstoutcalculdeséductionetsesentaitpourelleuneamitiédecamarade.

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d’un vieillard, âgé d’environsoixanteans,dontlesdeuxamisn’avaientpasremarquél’entrée.Cesdamesprenaientparmoments des voix aiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses de Chineaccompagnait ; et l’on entendait de temps à autre, aumilieud’un court silence, le bruitd’unesoucoupe tropvivement reposéesur lemarbreduguéridon.Unbrusque rayondusoleil couchant, qui venait de paraître au bord d’un grand nuage, dorait les cimes desmarronniersdujardin,entraitparlesfenêtresenunepoussièred’orrouge,dontl’incendieallumaitlabrocatelleetlescuivresdesmeubles.

–Parici,moncherbaron,disaitMmeDesforges.JevousprésenteM.OctaveMouret,quialeplusvifdésirdevoustémoignersagrandeadmiration.

Et,setournantversOctave,elleajouta:

–MonsieurlebaronHartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C’était un homme petit etvigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la face épaisse s’éclairait d’une flammed’intelligence, au moindre pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières.Depuisquinzejours,ilrésistaitaudésird’Henriette,quiluidemandaitcetteentrevue;nonpasqu’iléprouvâtune jalousieexagérée, résignéenhommed’espritàsonrôledepère ;maisparcequec’étaitletroisièmeamidontHenrietteluifaisaitfairelaconnaissance,etqu’à la longue, il craignaitunpeu le ridicule.Aussi,enabordantOctave,avait-il le rirediscretd’unprotecteurriche,qui,s’ilveutbiensemontrercharmant,neconsentpasàêtredupe.

– Oh ! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal, la dernièreopérationduCréditImmobilieraétésiétonnante!Vousnesauriezcroirecombienjesuisheureuxetfierdevousserrerlamain.

–Tropaimable,monsieur,tropaimable,répétaitlebarontoujourssouriant.

Henriettelesregardaitdesesyeuxclairs,sansunembarras.Ellerestaitentrelesdeux,levaitsajolietête,allaitdel’unàl’autre;et,danssarobededentellequidécouvraitsespoignetsetsoncoudélicats,elleavaitunairravi,àlesvoirsibiend’accord.

–Messieurs,finit-ellepardire,jevouslaissecauser.

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Puis,setournantversPaul,quis’étaitmisdebout,elleajouta:

–Voulez-vousunetassedethé,monsieurdeVallagnosc?

–Volontiers,madame.

Ettousdeuxrentrèrentdanslesalon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baron Hartmann, il serépanditennouveauxélogesàproposdesopérationsduCréditImmobilier.Puis,ilattaquale sujet, qui lui tenait au cœur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rueRéaumur,dontonallaitouvrirunesection,souslenomderueduDix-Décembre,entrelaplacedelaBourseetlaplacedel’Opéra.L’utilitépubliqueétaitdéclaréedepuisdix-huitmois, le jury d’expropriation venait d’être nommé, tout le quartier se passionnait pourcette trouée énorme, s’inquiétant de l’époque des travaux, s’intéressant aux maisonscondamnées.IlyavaitprèsdetroisansqueMouretattendaitcestravaux,d’aborddanslaprévision d’un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec des ambitionsd’agrandissement,qu’iln’osaitavouertouthaut,tantsonrêves’élargissait.CommelarueduDix-DécembredevaitcouperlaruedeChoiseuletlaruedelaMichodière,ilvoyaitleBonheur des Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rue Neuve-Saint-Augustin, il l’imaginaitdéjàavecunefaçadedepalaissur lavoienouvelle,dominateur,maîtredelavilleconquise.EtdelàétaitnésonvifdésirdeconnaîtrelebaronHartmann,lorsqu’ilavaitapprisque leCrédit Immobilier,parun traitépasséavec l’administration,prenaitl’engagementdeperceretd’établirlarueduDix-Décembre,àlaconditionqu’onluiabandonneraitlapropriétédesterrainsenbordure.

–Vraiment,répétait-ilentâchantdemontrerunairnaïf,vousleurlivrerezlaruetoutefaite, avec les égouts, les trottoirs, les becsdegaz?Et les terrains en bordure suffirontpourvousindemniser?Oh!c’estcurieux,trèscurieux!

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le Crédit Immobilier faisait,secrètement, acheter les maisons du pâté où se trouvait le Bonheur des Dames, nonseulement celles qui devaient tomber sous la pioche des démolisseurs,mais encore lesautres,cellesquiallaientresterdebout.Etilflairaitlàleprojetdequelqueétablissementfutur,ilétaittrèsinquietpourlesagrandissementsdontilélargissaitlerêve,prisdepeuràl’idéedeseheurterunjourcontreunesociétépuissante,propriétaired’immeublesqu’ellenelâcheraitcertainementpas.C’étaitmêmecettepeurquil’avaitdécidéàmettreauplustôtunlienentrelebaronetlui,lelienaimabled’unefemme,siétroitentreleshommesdenaturegalante.Sansdoute, il auraitpuvoir le financierdans soncabinet,pourcauseràl’aise de la grosse affaire qu’il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fort chezHenriette,ilsavaitcombienlapossessioncommuned’unemaîtresserapprocheetattendrit.Êtretouslesdeuxchezelle,danssonparfumaimé,l’avoirlàprêteàlesconvaincred’unsourire,luisemblaitunecertitudedesuccès.

–N’avez-vouspasachetél’ancienhôtelDuvillard,cettevieillebâtissequimetouche?finit-ilpardemanderbrusquement.

LebaronHartmanneutunecourtehésitation,puis ilnia.Mais, le regardanten face,Mouretsemitàrire;etiljouadèslorslerôled’unbonjeunehomme,lecœursurlamain,rondenaffaires.

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–Tenez!monsieurlebaron,puisquej’ail’honneurinespérédevousrencontrer,ilfautquejemeconfesse…Oh ! jenevousdemandepasvossecrets.Seulement, jevaisvousconfier les miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plus sages…D’ailleurs,j’aibesoindevosconseils,ilyalongtempsquejen’osaisvousallervoir.

Ilseconfessaeneffet,ilracontasesdébuts,ilnecachamêmepaslacrisefinancièrequ’iltraversait,aumilieudesontriomphe.Toutdéfila,lesagrandissementssuccessifs,lesgains remis continuellement dans l’affaire, les sommes apportées par ses employés, lamaisonrisquantsonexistenceàchaquemiseenventenouvelle,oùlecapitalentierétaitjouécommesuruncoupdecartes.Pourtant,cen’étaitpasdel’argentqu’ildemandait,carilavaitensaclientèleunefoidefanatique.Sonambitiondevenaitplushaute,ilproposaitaubaronuneassociation,danslaquelleleCréditImmobilierapporteraitlepalaiscolossalqu’il voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie et le fonds decommercedéjàcréé.Onestimeraitlesapports,rienneluiparaissaitd’uneréalisationplusfacile.

– Qu’allez-vous faire de vos terrains et de vos immeubles ? demandait-il avecinsistance.Vousavezuneidée,sansdoute.Maisjesuisbiencertainquevotreidéenevautpas lamienne.Songezàcela.Nousbâtissonssur les terrainsunegaleriedevente,nousdémolissonsounousaménageons les immeubles, etnousouvrons lesmagasins lesplusvastesdeParis,unbazarquiferadesmillions.

Etillaissaéchappercecriducœur:

–Ah!sijepouvaismepasserdevous!…Maisvousteneztout,maintenant.Etpuis,jen’aurais jamais les avances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait unmeurtre.

–Commevousyallez, chermonsieur ! se contentade répondre lebaronHartmann.Quelleimagination!

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas rendre confidence pourconfidence.LeprojetduCréditImmobilierétaitdecréer,surlarueduDix-Décembre,uneconcurrenceauGrand-Hôtel,unétablissementluxueux,dontlasituationcentraleattireraitlesétrangers.D’ailleurs,commel’hôteldevaitoccuperseulementlesterrainsenbordure,lebaronauraitpuquandmêmeaccueillirl’idéedeMouret,traiterpourlerestedupâtédemaisons, d’une superficie très vaste encore. Mais il avait déjà commandité deux amisd’Henriette, il se lassait un peu de son faste de protecteur complaisant. Puis,malgré sapassiondel’activité,quiluifaisaitouvrirsabourseàtouslesgarçonsd’intelligenceetdecourage, le coup de génie commercial de Mouret l’étonnait plus qu’il ne le séduisait.N’était-ce pas une opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque ? Nerisquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi hors de toutemesure lecommercedesnouveautés?Enfin,ilnecroyaitpas,ilrefusait.

– Sans doute, l’idée peut séduire, disait-il. Seulement, elle est d’un poète… Oùprendriez-vouslaclientèlepouremplirunepareillecathédrale?

Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de son refus. Était-cepossible?unhommed’untelflair,quisentait l’argentà toutes lesprofondeurs !Et, toutd’un coup, il eut un geste de grande éloquence, ilmontra ces dames dans le salon, encriant:

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–Laclientèle,maislavoilà!

Le soleil pâlissait, la poussière d’or rouge n’était plus qu’une lueur blonde, dontl’adieusemouraitdanslasoiedestenturesetlespanneauxdesmeubles.Àcetteapprochedu crépuscule, une intimité noyait la grande pièce d’une tiède douceur. Tandis queM.deBovesetPauldeVallagnosccausaientdevantunedesfenêtres,lesyeuxperdusauloinsurlejardin,cesdamess’étaientrapprochées,faisaientlà,aumilieu,unétroitcercledejupes,d’oùmontaientdesrires,desparoleschuchotées,desquestionsetdesréponsesardentes, toute la passion de la femme pour la dépense et le chiffon. Elles causaienttoilette,MmedeBovesracontaitunerobedebal.

– D’abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des volants de vieilalençon,hautdetrentecentimètres…

–Oh!s’ilestpermis!interrompaitMmeMarty.Ilyadesfemmesheureuses!

Le baronHartmann, qui avait suivi le geste deMouret, regardait ces dames, par laporterestéegrandeouverte.Etillesécoutaitd’uneoreille,pendantquelejeunehomme,enflammédudésirdeleconvaincre,selivraitdavantage,luiexpliquaitlemécanismedunouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant sur lerenouvellement continu et rapide du capital, qu’il s’agissait de faire passer enmarchandises le plus de fois possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, soncapital,quiétaitseulementdecinqcentmillefrancs,venaitdepasserquatrefoisetavaitainsiproduitdeuxmillionsd’affaires.Unemisère,d’ailleurs,qu’ondécuplerait,carilsedisait certain de faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans certainscomptoirs.

–Vousentendez,monsieurlebaron,toutelamécaniqueestlà.C’estbiensimple,maisil fallait le trouver.Nousn’avonspasbesoind’ungros roulementdefonds.Notreeffortuniqueestdenousdébarrassertrèsvitedelamarchandiseachetée,pourlaremplacerpard’autre, ce qui fait rendre au capital autant de fois son intérêt. De cettemanière, nouspouvonsnouscontenterd’unpetitbénéfice;commenosfraisgénérauxs’élèventauchiffreénormedeseizepourcent,etquenousneprélevonsguèresur lesobjetsquevingtpourcentdegain,c’estdoncunbénéficedequatrepourcentauplus;seulement,celafiniraparfairedesmillions, lorsqu’onopérera sur desquantités demarchandises considérables etsanscesserenouvelées…Voussuivez,n’est-cepas?riendeplusclair.

Lebaronhochadenouveau la tête.Lui,quiavaitaccueilli lescombinaisons lesplushardies, et dont on citait encore les témérités, lors des premiers essais de l’éclairage augaz,restaitinquietettêtu.

–J’entendsbien,répondit-il.Vousvendezbonmarchépourvendrebeaucoup,etvousvendezbeaucouppourvendrebonmarché…Seulement, il fautvendre,et j’enreviensàma question : à qui vendrez-vous ? comment espérez-vous entretenir une vente aussicolossale?

Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explications deMouret. C’étaitMmeGuibalquiauraitpréférélesvolantsdevieilalençonentablierseulement.

–Mais,machère,disaitMmedeBoves,letablierenétaitcouvertaussi.Jamaisjen’airienvudeplusriche.

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–Tiens!vousmedonnezuneidée,reprenaitMmeDesforges.J’aidéjàquelquesmètresd’alençon…Ilfautquej’encherchepourunegarniture.

Etlesvoixtombèrent,nefurentplusqu’unmurmure.Deschiffressonnaient, toutunmarchandagefouettaitlesdésirs,cesdamesachetaientdesdentellesàpleinesmains.

– Eh ! dit enfinMouret, quand il put parler, on vend ce qu’on veut, lorsqu’on saitvendre!Notretriompheestlà.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient les images, ilmontra le nouveau commerce à l’œuvre. Ce fut d’abord la puissance décuplée del’entassement, toutes les marchandises accumulées sur un point, se soutenant et sepoussant; jamaisdechômage ; toujours l’articlede lasaisonétait là ;et,decomptoirencomptoir, la cliente se trouvait prise, achetait ici l’étoffe, plus loin le fil, ailleurs lemanteau, s’habillait, puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin del’inutileetdujoli.Ensuite,ilcélébralamarqueenchiffresconnus.Lagranderévolutiondes nouveautés partait de cette trouvaille. Si l’ancien commerce, le petit commerceagonisait, c’était qu’il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée par lamarque.Maintenant,laconcurrenceavaitlieusouslesyeuxmêmesdupublic,unepromenadeauxétalagesétablissaitlesprix,chaquemagasinbaissait,secontentaitdupluslégerbénéficepossible;aucunetricherie,pasdecoupdefortunelongtempsméditésuruntissuvenduledoubledesavaleur,maisdesopérationscourantes,untantpourcentrégulierprélevésurtous les articles, la fortunemise dans le bon fonctionnement d’une vente, d’autant pluslarge qu’elle se faisait au grand jour. N’était-ce pas une création étonnante ? Ellebouleversaitlemarché,elletransformaitParis,carelleétaitfaitedelachairetdusangdelafemme.

– J’ai la femme, jeme fichedu reste ! dit-il dans un aveubrutal, que la passion luiarracha.

Àce cri, le baronHartmannparut ébranlé.Son sourireperdait sapointe ironique, ilregardaitlejeunehomme,gagnépeuàpeuparsafoi,prispourluid’uncommencementdetendresse.

–Chut!murmura-t-ilpaternellement,ellesvontvousentendre.

Mais ces dames parlaientmaintenant toutes à la fois, tellement excitées, qu’elles nes’écoutaientmêmeplusentreelles.MmedeBovesachevaitladescriptiondelatoilettedesoirée:unetuniquedesoiemauve,drapéeetretenuepardesnœudsdedentelle;lecorsagedécolletétrèsbas,etencoredesnœudsdedentelleauxépaules.

–Vousverrez,disait-elle,jemefaisfaireuncorsagepareilavecunsatin…

–Moi,interrompaitMmeBourdelais,j’aivouluduvelours,oh!uneoccasion!

MmeMartydemandait:

–Hein?combienlasoie?

Puis,touteslesvoixrepartirentensemble.MmeGuibal,Henriette,Blanche,mesuraient,coupaient, gâchaient. C’était un saccage d’étoffes, lamise au pillage desmagasins, unappétitdeluxequiserépandaitentoilettesjalouséesetrêvées,unbonheurtelàêtredans

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le chiffon, qu’elles y vivaient enfoncées, ainsi que dans l’air tiède nécessaire à leurexistence.

Mouret,cependant,avaitjetéuncoupd’œilverslesalon.Et,enquelquesphrasesditesàl’oreilledubaronHartmann,commes’illuieûtfaitdecesconfidencesamoureusesquiserisquentparfoisentrehommes,ilachevad’expliquerlemécanismedugrandcommercemoderne.Alors,plushautquelesfaitsdéjàdonnés,ausommet,apparutl’exploitationdelafemme.Toutyaboutissait,lecapitalsanscesserenouvelé,lesystèmedel’entassementdesmarchandises,lebonmarchéquiattire,lamarqueenchiffresconnusquitranquillise.C’était la femme que les magasins se disputaient par la concurrence, la femme qu’ilsprenaient au continuel piège de leurs occasions, après l’avoir étourdie devant leursétalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentationimmense,oùellesuccombaitfatalement,cédantd’abordàdesachatsdebonneménagère,puisgagnéepar lacoquetterie,puisdévorée.Endécuplant lavente,endémocratisant leluxe,ilsdevenaientunterribleagentdedépense,ravageaientlesménages,travaillaientaucoupdefoliedelamode,toujourspluschère.Etsi,chezeux,lafemmeétaitreine,aduléeetflattéedanssesfaiblesses,entouréedeprévenances,elleyrégnaitenreineamoureuse,dont les sujets trafiquent, et qui paye d’une goutte de son sang chacun de ses caprices.Sous la grâcemême de sa galanterie,Mouret laissait ainsi passer la brutalité d’un juifvendantdelafemmeàlalivre:illuiélevaituntemple,lafaisaitencenserparunelégiondecommis,créaitlerited’uncultenouveau;ilnepensaitqu’àelle,cherchaitsansrelâcheàimaginerdesséductionsplusgrandes;et,derrièreelle,quandilluiavaitvidélapocheetdétraquélesnerfs,ilétaitpleindusecretméprisdel’hommeauquelunemaîtressevientdefairelabêtisedesedonner.

–Ayezdonclesfemmes,dit-iltoutbasaubaron,enriantd’unrirehardi,vousvendrezlemonde!

Maintenant,lebaroncomprenait.Quelquesphrasesavaientsuffi,ildevinaitlereste,etuneexploitationsigalantel’échauffait,remuaitenluisonpassédeviveur.Ilclignait lesyeux d’un air d’intelligence, il finissait par admirer l’inventeur de cette mécanique àmangerlesfemmes.C’étaittrèsfort.IleutlemotdeBourdoncle,unmotqueluisoufflasavieilleexpérience.

–Voussavezqu’ellesserattraperont.

MaisMouret haussa les épaules, dans un mouvement d’écrasant dédain. Toutes luiappartenaient,étaientsachose,etiln’étaitàaucune.Quandilauraittiréd’ellessafortuneetsonplaisir, il les jetteraiten tasà laborne,pourceuxquipourraientencorey trouverleurvie.C’étaitundédainraisonnédeméridionaletdespéculateur.

–Ehbien ! chermonsieur, demanda-t-il pour conclure, voulez-vous être avecmoi ?L’affairedesterrainsvoussemble-t-ellepossible?

Lebaron,àdemiconquis,hésitaitpourtantàs’engagerdelasorte.Undouterestaitaufond du charme qui opérait peu à peu sur lui. Il allait répondre d’une façon évasive,lorsqu’unappelpressantdecesdamesluiévitacettepeine.Desvoixrépétaient,aumilieudelégersrires:

–MonsieurMouret!monsieurMouret!

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Et comme celui-ci, contrarié d’être interrompu, feignait de ne pas entendre,MmedeBoves,deboutdepuisunmoment,vintjusqu’àlaportedupetitsalon.

–Onvousréclame,monsieurMouret…Cen’estguèregalant,devousenterrerdanslescoinspourcauserd’affaires.

Alors,ilsedécida,etavecunebonnegrâceapparente,unairderavissement,dontlebaronfutémerveillé.Tousdeuxselevèrent,passèrentdanslegrandsalon.

–Maisjesuisàvotredisposition,mesdames,dit-ilenentrant,lesourireauxlèvres.

Unbrouhahadetriomphel’accueillit.Ilduts’avancerdavantage,cesdamesluifirentplaceaumilieud’elles.Lesoleilvenaitdesecoucherderrièrelesarbresdujardin,lejourtombait, une ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C’était l’heure attendrie ducrépuscule, cette minute de discrète volupté, dans les appartements parisiens, entre laclartédelaruequisemeurtetleslampesqu’onallumeencoreàl’office.M.deBovesetVallagnosc, toujoursdeboutdevantunefenêtre, jetaientsur le tapisunenapped’ombre ;tandis que, immobile dans le dernier coup de lumière qui venait de l’autre fenêtre,M. Marty, entré discrètement depuis quelques minutes, mettait son profil pauvre, uneredingoteétriquéeetpropre,unvisageblêmiparleprofessorat,etquelaconversationdecesdamessurlatoiletteachevaitdebouleverser.

– Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise en vente ? demandait justementMmeMarty.

–Mais sansdoute,madame, réponditMouretd’unevoixde flûte,unevoixd’acteurqu’ilprenait,quandilparlaitauxfemmes.

Henriettealorsintervint.

–Voussavezquenousironstoutes…Onditquevouspréparezdesmerveilles.

–Oh!desmerveilles!murmura-t-ild’unairdefatuitémodeste, je tâchesimplementd’êtredignedevossuffrages.

Maiselleslepressaientdequestions.MmeBourdelais,MmeGuibal,Blancheelle-même,voulaientsavoir.

–Voyons,donnez-nousdesdétails,répétaitMmedeBovesavecinsistance.Vousnousfaitesmourir.

Etellesl’entouraient,lorsqueHenrietteremarquaqu’iln’avaitseulementpasprisunetassedethé.Alors,cefutunedésolation;quatred’entreellessemirentàleservir,maisàlaconditionqu’ilrépondraitensuite.Henrietteversait,MmeMartytenaitlatasse,pendantqueMmedeBovesetMmeBourdelaissedisputaientl’honneurdelesucrer.Puis,quandileut refusé de s’asseoir, et qu’il commença à boire son thé lentement, debout aumilieud’elles, toutes se rapprochèrent, l’emprisonnèrentducercleétroitde leurs jupes.La têtelevée,lesregardsluisants,ellesluisouriaient.

–Votre soie,votreParis-Bonheur,dont tous les journauxparlent? repritMmeMarty,impatiente.

–Oh ! répondit-il, un article extraordinaire, une faille à gros grain, souple, solide…Vous la verrez, mesdames. Et vous ne la trouverez que chez nous, car nous en avons

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achetélapropriétéexclusive.

–Vraiment!unebellesoieàcinqfrancssoixante!ditMmeBourdelaisenthousiasmée.C’estànepascroire.

Cettesoie,depuisquelesréclamesétaientlancées,occupaitdansleurviequotidienneuneplaceconsidérable.Ellesencausaient,ellesselapromettaient,travailléesdedésiretde doute. Et, sous la curiosité bavarde dont elles accablaient le jeune homme,apparaissaientleurstempéramentsparticuliersd’acheteuses:MmeMarty,emportéeparsaragededépense,prenanttoutauBonheurdesDames,sanschoix,auhasarddesétalages;Mme Guibal, s’y promenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse etsatisfaitededonnerunsimplerégalàsesyeux;MmedeBoves,serréed’argent, toujourstorturée d’une envie trop grosse, gardant rancune auxmarchandises, qu’elle ne pouvaitemporter ; Mme Bourdelais, d’un flair de bourgeoise sage et pratique, allant droit auxoccasions,usantdesgrandsmagasinsavecunetelleadressedebonneménagère,exemptede fièvre, qu’elle y réalisait de fortes économies ; Henriette enfin, qui, très élégante, yachetaitseulementcertainsarticles,sesgants,delabonneterie,toutlegroslinge.

– Nous avons d’autres étoffes étonnantes de bon marché et de richesse, continuaitMouretdesavoixchantante.Ainsi,jevousrecommandenotreCuir-d’Or,untaffetasd’unbrillantincomparable…Danslessoiesdefantaisie,ilyadesdispositionscharmantes,desdessinschoisisentremilleparnotreacheteur;et,commevelours,voustrouverezlaplusrichecollectiondenuances…Jevousavertisqu’onporterabeaucoupdedrapcetteannée.Vousverreznosmatelassés,noscheviottes…

Elles ne l’interrompaient plus, elles resserraient encore leur cercle, la boucheentrouverteparunvaguesourire,levisagerapprochéettendu,commedansunélancementdetoutleurêtreversletentateur.Leursyeuxpâlissaient,unlégerfrissoncouraitsurleursnuques. Et lui gardait son calme de conquérant, au milieu des odeurs troublantes quimontaientdeleurschevelures.Ilcontinuaitàboire,entrechaquephrase,unepetitegorgéedethé,dontleparfumattiédissaitcesodeursplusâpres,oùilyavaitunepointedefauve.Devantuneséductionsimaîtressed’elle-même,assezfortepourjouerainsidelafemme,sansseprendreauxivressesqu’elleexhale, lebaronHartmann,quine lequittaitpasduregard,sentaitsonadmirationgrandir.

–Alors,onporteradudrap?repritMmeMarty,dontlevisageravagés’embellissaitdepassioncoquette.Ilfaudraquejevoie.

MmeBourdelais,quigardaitsonœilclair,ditàsontour:

–N’est-cepas? la vente des coupons est le jeudi, chez vous… J’attendrai, j’ai toutmonpetitmondeàvêtir.

Et,tournantsafinetêteblondeverslamaîtressedelamaison:

–Toi,c’esttoujoursSauveurquit’habille?

–MonDieu ! oui, réponditHenriette,Sauveur est très chère,mais il n’y a qu’elle àParis qui sache faire un corsage…Et puis,M.Mouret a beau dire, elle a les plus jolisdessins,desdessinsqu’onnevoitnullepart.Moi,jenepeuxpassouffrirderetrouvermarobesurlesépaulesdetouteslesfemmes.

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Mouret eut d’abord un sourire discret. Ensuite, il laissa entendre queMme Sauveurachetait chez lui ses étoffes ; sans doute, elle prenait directement chez les fabricantscertains dessins, dont elle s’assurait la propriété ; mais, pour les soieries noires, parexemple, elle guettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait des provisionsconsidérables,qu’elleécoulaitendoublantetentriplantlesprix.

–Ainsi,jesuisbiencertainquedesgensàellevontnousenlevernotreParis-Bonheur.Pourquoi voulez-vous qu’elle aille payer cette soie en fabrique plus cher qu’elle ne lapaieracheznous?…Maparoled’honneur!nousladonnonsàperte.

Cefutlederniercoupportéàcesdames.Cetteidéed’avoirdelamarchandiseàpertefouettaitenellesl’âpretédelafemme,dontlajouissanced’acheteuseestdoublée,quandellecroitvolerlemarchand.Illessavaitincapablesderésisteraubonmarché.

– Mais nous vendons tout pour rien ! cria-t-il gaiement, en prenant derrière luil’éventaildeMmeDesforges,restésurleguéridon.Tenez!voicicetéventail…Vousditesqu’ilacoûté?

–Lechantillyvingt-cinqfrancs,etlamonturedeuxcents,ditHenriette.

– Eh bien ! le chantilly n’est pas cher. Pourtant, nous avons le même à dix-huitfrancs…Quantàlamonture,chèremadame,c’estunvolabominable.Jen’oseraisvendrelapareilleplusdequatre-vingt-dixfrancs.

–Jeledisaisbien!criaMmeBourdelais.

–Quatre-vingt-dixfrancs !murmuraMme deBoves, il faut vraimentnepas avoir unsoupours’enpasser.

Elle avait repris l’éventail, l’examinait de nouveau avec sa filleBlanche ; et, sur sagrande face régulière, dans ses larges yeux dormants, montait l’envie contenue etdésespéréeducapricequ’ellenepourraitcontenter.Puis,unesecondefois,l’éventailfitletour de ces dames, au milieu des remarques et des exclamations. M. de Boves etVallagnosc,cependant,avaientquittélafenêtre.TandisquelepremierrevenaitseplacerderrièreMmeGuibal,dontilfouillaitduregardlecorsage,desonaircorrectetsupérieur,lejeunehommesepenchaitversBlanche,entâchantdetrouverunmotaimable.

–C’est un peu triste, n’est-ce pas?mademoiselle, cettemonture blanche avec cettedentellenoire.

–Oh !moi, répondit-elle toutegrave, sansqu’une rougeurcolorât sa figuresoufflée,j’enaivuunennacreetplumesblanches.Quelquechosedevirginal!

M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regard navré dont sa femme suivaitl’éventail,ditenfinsonmotdanslaconversation.

–Çasecassetoutdesuite,cespetitesmachines.

– Ne m’en parlez pas ! déclara Mme Guibal avec sa moue de belle rousse, jouantl’indifférence.Jesuislassedefairerecollerlesmiens.

Depuisuninstant,MmeMarty,trèsexcitéeparlaconversation,retournaitfiévreusementsonsacdecuirrougesursesgenoux.Ellen’avaitpuencoremontrersesachats,ellebrûlait

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delesétaler,dansunesortedebesoinsensuel.Et,brusquement,elleoubliasonmari,elleouvritlesac,sortitquelquesmètresd’uneétroitedentellerouléeautourd’uncarton.

–C’estcettevalenciennespourmafille,dit-elle.Elleatroiscentimètres,etdélicieuse,n’est-cepas?…Unfrancquatre-vingt-dix.

La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient. Mouret affirma qu’ilvendait ces petites garnitures au prix de fabrique.Pourtant,MmeMarty avait refermé lesac,commepourycacherdeschosesqu’onnemontrepas.Mais,devantlesuccèsdelavalenciennes,elleneputrésisteràl’envied’entirerencoreunmouchoir.

–Ilyavaitaussicemouchoir…Del’applicationdeBruxelles,machère…Oh !unetrouvaille!Vingtfrancs!

Et,dèslors,lesacdevintinépuisable.Ellerougissaitdeplaisir,unepudeurdefemmequi se déshabille la rendait charmante et embarrassée, à chaque article nouveau qu’ellesortait. C’était une cravate en blonde espagnole de trente francs : elle n’en voulait pas,mais le commis lui avait juré qu’elle tenait la dernière et qu’on allait les augmenter.C’était ensuite une voilette en chantilly : un peu chère, cinquante francs ; si elle ne laportaitpas,elleenferaitquelquechosepoursafille.

–MonDieu ! lesdentelles,c’estsi joli ! répétait-elleavecsonsourirenerveux.Moi,quandjesuislà-dedans,j’achèteraislemagasin.

–Etceci?luidemandaMmedeBovesenexaminantuncoupondeguipure.

–Ça,répondit-elle,c’estunentre-deux…Ilyenavingt-sixmètres.Unfranclemètre,comprenez-vous!

–Tiens!ditMmeBourdelaissurprise,quevoulez-vousdoncenfaire?

–Mafoi,jenesaispas…Maiselleétaitsidrôlededessin!

Àcemoment,commeellelevaitlesyeux,elleaperçutenfaced’ellesonmariterrifié.Il avait blêmi davantage, toute sa personne exprimait l’angoisse résignée d’un pauvrehomme, qui assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés. Chaquenouveau bout de dentelle était pour lui un désastre, d’amères journées de professoratenglouties, des courses au cachet dans la boue dévorées, l’effort continu de sa vieaboutissant à une gêne secrète, à l’enfer d’unménage nécessiteux.Devant l’effarementcroissant de son regard, elle voulut rattraper lemouchoir, la voilette, la cravate ; et ellepromenaitsesmainsfiévreuses,ellerépétaitavecdesriresgênés:

–Vousallezmefairegronderparmonmari…Jet’assure,monami,quej’aiétéencoretrèsraisonnable;carilyavaitunegrandepointedecinqcentsfrancs,oh!merveilleuse!

–Pourquoinel’avez-vouspasachetée?dittranquillementMmeGuibal.M.Martyestleplusgalantdeshommes.

Leprofesseurduts’incliner,endéclarantquesafemmeétaitbienlibre.Mais,àl’idéedudangerdecettegrandepointe,unfroiddeglaceluiavaitcoulédansledos;et,commeMouret affirmait justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être desménagesdelabourgeoisiemoyenne,illuilançaunterribleregard,l’éclairdehained’untimidequin’oseétranglerlesgens.

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D’ailleurs,cesdamesn’avaientpaslâchélesdentelles.Elless’engrisaient.Lespiècessedéroulaient,allaientetrevenaientdel’uneàl’autre,lesrapprochantencore,lesliantdefilslégers.C’était,surleursgenoux,lacaressed’untissumiraculeuxdefinesse,oùleursmains coupables s’attardaient. Et elles emprisonnaient Mouret plus étroitement, ellesl’accablaient de nouvelles questions.Comme le jour continuait de baisser, il devait parmomentspencherlatête,effleurerdesabarbeleurschevelures,pourexaminerunpoint,indiquer un dessin.Mais, dans cette voluptémolle du crépuscule, aumilieu de l’odeuréchaufféedeleursépaules,ildemeuraitquandmêmeleurmaître,sousleravissementqu’ilaffectait.Ilétaitfemme,ellessesentaientpénétréesetpossédéesparcesensdélicatqu’ilavaitdeleurêtresecret,etelless’abandonnaient,séduites;tandisquelui,certaindèslorsdelesavoiràsamerci,apparaissait,trônantbrutalementau-dessusd’elles,commeleroidespotiqueduchiffon.

–Oh ! monsieurMouret ! monsieurMouret ! balbutiaient des voix chuchotantes etpâmées,aufonddesténèbresdusalon.

Lesblancheursmourantesduciels’éteignaientdans lescuivresdesmeubles.Seules,les dentelles gardaient un reflet deneige sur les genoux sombresde cesdames, dont legroupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements dedévotes. Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une lueur courte et vive deveilleuse,quiauraitbrûlédansunealcôveattiédiepar leparfumduthé.Mais, toutd’uncoup, ledomestiqueentraavecdeuxlampes,et lecharmefutrompu.Lesalons’éveilla,clair et gai.MmeMarty replaçait les dentelles au fond de son petit sac ;Mme de Bovesmangeaitencoreunbaba,pendantqu’Henriette,quis’étaitlevée,causaitàdemi-voixaveclebaron,dansl’embrasured’unefenêtre.

–Ilestcharmant,ditlebaron.

–N’est-cepas?laissa-t-elleéchapper,dansuncriinvolontairedefemmeamoureuse.

Ilsourit,illaregardaavecuneindulgencepaternelle.C’étaitlapremièrefoisqu’illasentaitconquiseàcepoint;et,tropsupérieurpourensouffrir,iléprouvaitseulementunecompassion,àlavoirauxmainsdecegaillardsitendreetsiparfaitementfroid.Alors,ilcrutdevoirlaprévenir,ilmurmurasuruntondeplaisanterie:

–Prenezgarde,machère,ilvousmangeratoutes.

Une flammede jalousie éclaira les beauxyeuxd’Henriette.Elle devinait sansdoutequeMourets’étaitsimplementservid’ellepourserapprocherdubaron.Etellejuraitdelerendre fou de tendresse, lui dont l’amour d’homme pressé avait le charme facile d’unechansonjetéeàtouslesvents.

–Oh ! répondit-elle,enaffectantdeplaisanteràson tour,c’est toujours l’agneauquifinitparmangerleloup.

Alors, très intéressé, le baron l’encouragea d’un signe de tête.Elle était peut-être lafemmequidevaitveniretquivengeraitlesautres.

LorsqueMouret,aprèsavoirrépétéàVallagnoscqu’ilvoulaitluimontrersamachineenbranle,sefutapprochépourdireadieu,lebaronleretintdansl’embrasuredelafenêtre,enfacedujardinnoirdeténèbres.Ilcédaitenfinàlaséduction,lafoiluiétaitvenue,enle

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voyant au milieu de ces dames. Tous deux causèrent un instant à voix basse. Puis, lebanquierdéclara:

– Eh bien ! j’examinerai l’affaire… Elle est conclue, si votre vente de lundi prendl’importancequevousdites.

Ilsseserrèrentlamain,etMouret,l’airravi,seretira,carildînaitmal,quandiln’allaitpas,lesoir,jeteruncoupd’œilsurlarecetteduBonheurdesDames.

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IV

Celundi-là,ledixoctobre,unclairsoleildevictoireperçalesnuéesgrises,quidepuisune semaine assombrissaient Paris. Toute la nuit encore, il avait bruiné, une poussièred’eau dont l’humidité salissait les rues ;mais, au petit jour, sous les haleines vives quiemportaient les nuages, les trottoirs s’étaient essuyés ; et le ciel bleu avait une gaietélimpidedeprintemps.

Aussi,leBonheurdesDames,dèshuitheures,flambait-ilauxrayonsdececlairsoleil,danslagloiredesagrandemiseenventedesnouveautésd’hiver.Desdrapeauxflottaientàlaporte,despiècesdelainagebattaientl’airfraisdumatin,animantlaplaceGaillond’unvacarme de fête foraine ; tandis que, sur les deux rues, les vitrines développaient dessymphoniesd’étalages,dontlanettetédesglacesavivaitencorelestonséclatants.C’étaitcomme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui crevait là, tout un coin deconsommationlargementouvert,etoùchacunpouvaitallerseréjouirlesyeux.

Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares clientes affairées, desménagères du voisinage, des femmes désireuses d’éviter l’écrasement de l’après-midi.Derrière les étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les armes etattendant lapratique, avec sesparquetscirés, sescomptoirsdébordantdemarchandises.Lafoulepresséedumatindonnaitàpeineuncoupd’œilauxvitrines,sansralentirlepas.RueNeuve-Saint-AugustinetplaceGaillon,oùlesvoituresdevaientseranger,iln’yavaitencore, à neuf heures, que deux fiacres. Seuls, les habitants du quartier, les petitscommerçants surtout, remués par un tel déploiement de banderoles et de panaches,formaient des groupes, sous les portes, aux coins des trottoirs, le nez levé, pleins deremarquesamères.Cequilesindignait,c’était,ruedelaMichodière,devantlebureaududépart,unedesquatrevoituresqueMouretvenaitdelancerdansParis:desvoituresàfondvert,rechampiesdejauneetderouge,etdontlespanneauxfortementvernisprenaientausoleil des éclats d’or et de pourpre.Celle-là, avec son bariolage tout neuf, écartelée dunomde lamaisonsurchacunedeses faces,et surmontéeenoutred’unepancarteoù lamise en vente du jour était annoncée, finit par s’éloigner au trot d’un cheval superbe,lorsqu’oneutachevéde l’emplirdespaquets restésde laveille ; et, jusqu’auboulevard,Baudu,quiblêmissaitsurleseuilduVieilElbeuf,laregardarouler,promenantàtraverslavillecenomdétestéduBonheurdesDames,dansunrayonnementd’astre.

Cependant,quelquesfiacresarrivaientetprenaientlafile.Chaquefoisqu’uneclienteseprésentait,ilyavaitunmouvementparmilesgarçonsdemagasin,rangéssouslahauteporte,habillésd’unelivrée,l’habitetlepantalonvertclair,legiletrayéjauneetrouge.Etl’inspecteurJouve,l’anciencapitaineretraité,étaitlà,enredingoteetencravateblanche,avecsadécoration,commeuneenseignedevieilleprobité,accueillantlesdamesd’unairgravement poli, se penchant vers elles pour leur indiquer les rayons. Puis, ellesdisparaissaientdanslevestibule,changéenunsalonoriental.

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Dès la porte, c’était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait.Mouretavaiteucetteidée.Lepremier,ilvenaitd’acheterdansleLevant,àdesconditionsexcellentes,unecollectiondetapisanciensetdetapisneufs,decestapisraresque,seuls,lesmarchandsdecuriositésvendaientjusque-là,trèscher;etilallaiteninonderlemarché,il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devaitattirerchezluilahauteclientèledel’art.DumilieudelaplaceGaillon,onapercevaitcesalonoriental,faituniquementdetapisetdeportières,quedesgarçonsavaientaccrochéssoussesordres.D’abord,auplafond,étaienttendusdestapisdeSmyrne,dontlesdessinscompliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient desportières : les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et devermillon;lesportièresdeDiarbékir,pluscommunes,rudesàlamain,commedessayonsdeberger ; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d’Ispahan, deTéhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et deMadras, floraisonétrangedepivoinesetdepalmes,fantaisielâchéedanslejardindurêve.Àterre,lestapisrecommençaient,unejonchéedetoisonsgrasses:ilyavait,aucentre,untapisd’Agra,unepièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient desornements violâtres, d’une imagination exquise ; partout, ensuite, s’étalaient desmerveilles,lestapisdelaMecqueauxrefletsdevelours,lestapisdeprièreduDaghestanàlapointe symbolique, les tapisduKurdistan, semésde fleursépanouies ; enfin, dans uncoin,unécroulementàbonmarché,destapisdeGheurdès,deCoulaetdeKircheer,entas,depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et dedivans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autresplantésderosesnaïves.LaTurquie,l’Arabie,laPerse,lesIndesétaientlà.Onavaitvidélespalais,dévalisélesmosquéesetlesbazars.L’orfauvedominait,dansl’effacementdestapisanciens,dontlesteintesfanéesgardaientunechaleursombre,unfondudefournaiseéteinte,d’unebellecouleurcuitedevieuxmaître.Etdesvisionsd’Orientflottaientsousleluxedecetartbarbare,aumilieudel’odeurfortequelesvieilleslainesavaientgardéedupaysdelavermineetdusoleil.

Lematin,àhuitheures,lorsqueDenise,quiallaitjustementdébutercelundi-là,avaittraversélesalonoriental,elleétaitrestéesaisie,nereconnaissantplusl’entréedumagasin,achevant de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un garçon l’ayantconduitesouslescomblesetremiseentrelesmainsdeMmeCabin,chargéedunettoyageetdelasurveillancedeschambres,celle-cil’installaaunuméro7,oùl’onavaitdéjàmontésa malle. C’était une étroite cellule mansardée, ouvrant sur le toit par une fenêtre àtabatière,meubléed’unpetitlit,d’unearmoiredenoyer,d’unetabledetoiletteetdedeuxchaises.Vingtchambrespareilless’alignaient le longd’uncorridordecouvent,peintenjaune ; et, sur les trente-cinq demoiselles de la maison, les vingt qui n’avaient pas defamilleàPariscouchaientlà,tandisquelesquinzeautreslogeaientau-dehors,quelques-uneschezdestantesoudescousinesd’emprunt.Toutdesuite,Deniseôtalamincerobedelaine, usée par la brosse, raccommodée aux manches, la seule qu’elle eût apportée deValognes. Puis, elle passa l’uniformede son rayon, une robe de soie noire, qu’on avaitretouchéepourelle,etquil’attendaitsurlelit.Cetterobeétaitencoreunpeugrande,troplargeauxépaules.Maisellesehâtaittellement,danssonémotion,qu’ellenes’arrêtapointàcesdétailsdecoquetterie. Jamaisellen’avaitportéde lasoie.Quandelle redescendit,endimanchée, mal à l’aise, elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte auxbruissementstapageursdel’étoffe.

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En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elle entendit Clara dired’unevoixaiguë:

–Madame,jesuisarrivéeavantelle.

–Cen’estpasvrai,répondaitMarguerite.Ellem’abousculéeàlaporte,maisj’avaisdéjàlepieddanslesalon.

Il s’agissait de l’inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Lesvendeusess’inscrivaientsuruneardoise,dansleurordred’arrivée;et,chaquefoisqu’uned’ellesavaiteuunecliente,elleremettaitsonnomàlaqueue.MmeAuréliefinitpardonnerraisonàMarguerite.

–Toujoursdesinjustices!murmurafurieusementClara.

Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis sesourirent.Pouvait-onse fagoterde lasorte !La jeunefilleallagauchements’inscrireautableaudeligne,oùellesetrouvaitladernière.Cependant,MmeAuréliel’examinaitavecunemoueinquiète.Elleneputs’empêcherdedire:

–Machère,deuxcommevoustiendraientdansvotrerobe.Ilfaudralafairerétrécir…Etpuis,vousnesavezpasvoushabiller.Venezdonc,quejevousarrangeunpeu.

Etellel’emmenadevantunedeshautesglaces,quialternaientaveclesportespleinesdesarmoires,oùétaientserréeslesconfections.Lavastepièce,entouréedecesglacesetde ces boiseries de chêne sculpté, garnie d’une moquette rouge à grands ramages,ressemblait au salonbanal d’unhôtel, que traverse un continuel galopde passants.Cesdemoiselles complétaient la ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenantleursgrâcesmarchandes, sans jamais s’asseoir sur ladouzainede chaises réservées auxclientesseules.Toutesavaient,entredeuxboutonnièresducorsage,commepiquédanslapoitrine,ungrandcrayonqui sedressait, lapointeen l’air ; et l’onapercevait, sortantàdemid’unepoche, la tacheblancheducahierdenotesdedébit.Plusieursrisquaientdesbijoux, des bagues, des broches, des chaînes ; mais leur coquetterie, le luxe dont ellesluttaient,dansl’uniformitéimposéedeleurtoilette,était leurscheveuxnus,descheveuxdébordants, augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés,frisés,étalés.

– Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n’avez plus debossedansledos,aumoins…Etvoscheveux,est-ilpossibledelesmassacrerainsi! Ilsseraientsuperbes,sivousvouliez.

C’était, en effet, la seule beauté de Denise. D’un blond cendré, ils lui tombaientjusqu’auxchevilles;et,quandellesecoiffait,ilslagênaient,aupointqu’ellesecontentaitdelesrouleretdelesretenirenuntas,souslesfortesdentsd’unpeignedecorne.Clara,très ennuyée par ces cheveux, affectait d’en rire, tellement ils étaient noués de travers,dansleurgrâcesauvage.Elleavaitappeléd’unsigneunevendeusedurayondelalingerie,une fille à figure large, l’air agréable. Les deux rayons, qui se touchaient, étaient encontinuellehostilité;maiscesdemoiselless’entendaientparfoispoursemoquerdesgens.

– Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, que Margueritepoussaitducoude,enfeignantaussid’étoufferderire.

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Seulement,lalingèren’étaitpasentraindeplaisanter.ElleregardaitDenisedepuisuninstant,elleserappelaitcequ’elleavaitsouffertelle-même, lespremiersmois,danssonrayon.

–Ehbien!quoi?dit-elle.Toutesn’enontpas,decescrinières!

Etelleretournaàlalingerie,laissantlesdeuxautresgênées.Denise,quiavaitentendu,lasuivitd’unregardderemerciement, tandisqueMmeAurélie lui remettaituncahierdenotesdedébitàsonnom,endisant:

–Allons,demain,vousvousarrangerezmieux…Et,maintenant,tâchezdeprendreleshabitudesdelamaison,attendezvotretourdevente.Lajournéed’aujourd’huiserarude,onvapouvoirjugercedontvousêtescapable.

Cependant, le rayonrestaitdésert,peudeclientesmontaientauxconfections,àcetteheurematinale.Ces demoiselles seménageaient, droites et lentes, pour se préparer auxfatigues de l’après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu’elles guettaient sondébut, tailla son crayon, afin d’avoir une contenance ; puis, imitant les autres, elle sel’enfonçadans lapoitrine,entredeuxboutonnières.Elles’exhortaitaucourage, il fallaitqu’elleconquîtsaplace.Laveille,onluiavaitditqu’elleentraitaupair,c’est-à-diresansappointements fixes ; elle aurait uniquement le tantpour cent et laguelte sur lesventesqu’elleferait.Maiselleespéraitbienarriverainsiàdouzecentsfrancs,carellesavaitquelesbonnesvendeusesallaient jusqu’àdeuxmille,quandellesprenaientde lapeine.Sonbudgetétait réglé,cent francsparmois luipermettraientdepayer lapensiondePépéetd’entretenir Jean, qui ne touchait pas un sou ; elle-même pourrait acheter quelquesvêtements et du linge. Seulement, pour atteindre ce gros chiffre, elle devait semontrertravailleuseetforte,nepassechagrinerdesmauvaisesvolontésautourd’elle,sebattreetarracher sa part aux camarades, s’il le fallait. Comme elle s’excitait ainsi à la lutte, ungrand jeune homme qui passait devant le rayon, lui sourit ; et, lorsqu’elle eut reconnuDeloche,entrédelaveilleaurayondesdentelles,elleluirenditsonsourire,heureusedecetteamitiéqu’elleretrouvait,voyantdanscesalutunbonprésage.

Àneufheuresetdemie,uneclocheavaitsonnéledéjeunerdelapremièretable.Puis,une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. Laseconde,MmeFrédéric,qui,danssa rigiditémaussadedeveuve, seplaisaitaux idéesdedésastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue : on ne verrait pas quatrechats, on pouvait fermer les armoires et s’en aller ; prédiction qui assombrissait la faceplate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures de chevaléchappé, rêvait déjà d’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant àMmeAurélie,muette,grave,ellepromenaitsonmasquedeCésaràtraverslevidedurayon,engénéralquiauneresponsabilitédanslavictoireetladéfaite.

Versonzeheures,quelquesdamesseprésentèrent.LetourdeventedeDenisearrivait.Justement,uneclientefutsignalée.

–Lagrossedeprovince,voussavez,murmuraMarguerite.

C’étaitunefemmedequarante-cinqans,quidébarquaitdeloinenloinàParis,dufondd’undépartementperdu.Là-bas,pendantdesmois,ellemettaitdessousdecôté;puis,àpeine descendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout.Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joie de toucher la

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marchandise,faisaitjusqu’àdesprovisionsd’aiguilles,qui,disait-elle,coûtaientlesyeuxde la tête,danssapetiteville.Tout lemagasin laconnaissait, savaitqu’ellesenommaitMmeBoutareletqu’ellehabitaitAlbi,sanss’inquiéterdureste,nidesasituation,nidesonexistence.

–Vousallezbien,madame?demandaitgracieusementMmeAuréliequis’étaitavancée.Etquedésirez-vous?Onestàvoustoutdesuite.

Puis,setournant:

–Mesdemoiselles!

Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude, elle se montraitparesseuse à la vente, semoquant de l’argent, en gagnant davantage au-dehors, et sansfatigue.Seulement,l’idéedesoufflerunebonneclienteàlanouvellevenue,l’éperonnait.

–Pardon,c’estmontour,ditDeniserévoltée.

MmeAuréliel’écartad’unregardsévère,enmurmurant:

–Iln’yapasdetour,jesuislaseulemaîtresseici…Attendezdesavoir,pourservirlesclientesconnues.

Lajeunefillerecula;et,commedeslarmesluimontaientauxyeux,ellevoulutcachercetexcèsdesensibilité,elletournaledos,deboutdevantlesglacessanstain,feignantderegarderdanslarue.Allait-onl’empêcherdevendre?Toutess’entendraient-elles,pourluienleverainsi lesventes sérieuses?Lapeurde l’avenir laprenait, elle se sentait écraséeentretantd’intérêtslâchés.Cédantàl’amertumedesonabandon,lefrontcontrelaglacefroide, elle regardait en face leVieilElbeuf, elle songeaitqu’elle auraitdû supplier sononclede lagarder ;peut-être lui-mêmedésirait-il revenir sur sadécision,car il luiavaitsemblébienému,laveille.Maintenant,elleétaittouteseule,danscettemaisonvaste,oùpersonnenel’aimait,oùellesetrouvaitblesséeetperdue;PépéetJeanvivaientchezdesétrangers, euxquin’avaient jamaisquitté ses jupes ; c’était un arrachement, et les deuxgrosseslarmesqu’elleretenaitfaisaientdanserlaruedansunbrouillard.

Derrièreelle,pendantcetemps,bourdonnaientdesvoix:

–Celui-cim’engonce,disaitMmeBoutarel.

– Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la perfection… À moins queMadamenepréfèreunepelisseàunmanteau.

MaisDenisetressaillit.Unemains’étaitposéesursonbras,MmeAuréliel’interpellaitavecsévérité.

–Ehbien!vousnefaitesrienmaintenant,vousregardezpasserlemonde?…Oh!çanepeutpasmarchercommeça!

–Puisqu’onm’empêchedevendre,madame.

– Il y a d’autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencez par lecommencement…Faitesledéplié.

Afindecontenterlesquelquesclientesquiétaientvenues,onavaitdûbouleverserdéjàles armoires ; et, sur les deux longues tables de chêne, à gauche et à droite du salon,

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traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements de toutes lestaillesetdetouteslesétoffes.Sansrépondre,Denisesemitàlestrier,àlesplieravecsoinetàlesclasserdenouveaudanslesarmoires.C’étaitlabesogneinférieuredesdébutantes.Elle ne protestait plus, sachant qu’on exigeait une obéissance passive, attendant que lapremièrevoulûtbienlalaisservendre,ainsiqu’ellesemblaitd’abordenavoirl’intention.Etellepliaittoujours,lorsqueMouretparut.Cefutpourelleunesecousse;ellerougit,ellesesentitreprisedesonétrangepeur,encroyantqu’ilallaitluiparler.Maisilnelavoyaitseulementpas,ilneserappelaitpluscettepetitefille,quel’impressioncharmanted’uneminuteluiavaitfaitappuyer.

–MadameAurélie!appela-t-ild’unevoixbrève.

Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En faisant le tour desrayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d’une défaite s’était brusquementdressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine ; ilsavait par expérienceque la foulen’arrivait guèreque l’après-midi.Seulement, certainssymptômesl’inquiétaient:auxautresmisesenvente,unmouvementseproduisaitdèslematin ; puis, il nevoyaitmêmepasde femmesencheveux, les clientesduquartier,quidescendaientchezluienvoisines.Commetouslesgrandscapitaines,aumomentdelivrersabataille,unefaiblessesuperstitieusel’avaitpris,malgrésacarrurehabituelled’hommed’action.Çanemarcheraitpas,ilétaitperdu,etiln’auraitpudirepourquoi:ilcroyaitliresadéfaitesurlesvisagesmêmesdesdamesquipassaient.

Justement,MmeBoutarel,ellequiachetaittoujours,s’enallaitendisant:

–Non,vousn’avezrienquimeplaise…Jeverrai,jemedéciderai.

Mouretlaregardapartir.Et,commeMmeAurélieaccouraitàsonappel,ill’emmenaàl’écart ; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé, ellerépondaitvisiblementquelaventenes’allumaitpas.Uninstant,ilsrestèrentfaceàface,gagnésparundecesdoutesquelesgénérauxcachentàleurssoldats.Ensuite, ildit touthaut,desonairbrave:

–Sivousavezbesoindemonde,prenezunefilledel’atelier…Elleaideratoujoursunpeu.

Ilcontinuasoninspection,désespéré.Depuislematin, ilévitaitBourdoncle,dontlesréflexions inquiètes l’irritaient. En sortant de la lingerie, où la ventemarchait plusmalencore, il tomba sur lui, il dut subir l’expression de ses craintes. Alors, il l’envoyacarrémentaudiable,avecunebrutalitéqu’ilneménageaitpasmêmeàseshautsemployés,danslesheuresmauvaises.

–Fichez-moidonclapaix!Toutvabien…Jefiniraiparflanquer les trembleursà laporte.

Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall.De là, il dominait lemagasin,ayantautourdeluilesrayonsdel’entresol,plongeantsurlesrayonsdurez-de-chaussée.Enhaut,levideluiparutnavrant:auxdentelles,unevieilledamefaisaitfouillertouslescartons,sansrienacheter;tandisquetroisvauriennes,àlalingerie,choisissaientlonguementdescolsàdix-huitsous.Enbas,souslesgaleriescouvertes,danslescoupsdelumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes commençaient à être plus

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nombreuses.C’étaitun lentdéfilé,unepromenadedevant lescomptoirs,espacée,pleinedetrous;àlamercerie,àlabonneterie,desfemmesencamisolesepressaient;seulement,iln’yavaitpresquepersonneaublancniauxlainages.Lesgarçonsdemagasin,avecleurhabit vert dont les larges boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde, les mainsballantes. Par moments, passait un inspecteur, l’air cérémonieux, raidi dans sa cravateblanche. Et le cœur deMouret était surtout serré par la paix morte du hall : le jour ytombait dehaut, d’unvitrage auxverresdépolis, qui tamisait la clarté enunepoussièreblanche,diffuseetcommesuspendue,souslaquellelerayondessoieriessemblaitdormir,au milieu d’un silence frissonnant de chapelle. Le pas d’un commis, des paroleschuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls des bruits légers,étouffésdanslachaleurducalorifère.Pourtant,desvoituresarrivaient:onentendaitl’arrêtbrusquedeschevaux;puis,desportièresserefermaientviolemment.Au-dehors,montaitunlointainbrouhaha,descurieuxquisebousculaientenfacedesvitrines,desfiacresquistationnaient sur la place Gaillon, toute l’approche d’une foule. Mais, en voyant lescaissiers inactifs se renverser derrière leur guichet, en constatant que les tables auxpaquets restaientnues, avec leursboîtesà ficelleet leursmainsdepapierbleu,Mouret,indignéd’avoirpeur,croyait sentir sagrandemachines’immobiliseret se refroidir souslui.

–Ditesdonc,Favier,murmuraHutin,regardezlepatron,là-haut…Iln’apasl’airàlanoce.

–Envoilàunesalebaraque!réponditFavier.Quandonpensequejen’aipasencorevendu!

Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi de courtes phrases, sans seregarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en train d’empiler des pièces de Paris-Bonheur,souslesordresdeRobineau;tandisqueBouthemont,engrandeconférenceavecune jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix une commande importante.Autour d’eux, sur des étagères d’une élégance frêle, les soies, pliées dans de longueschemises de papier crème, s’entassaient comme des brochures de format inusité. Et,encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires, des satins, des velours,semblaient des plates-bandes de fleurs fauchées, toute unemoisson de tissus délicats etprécieux. C’était le rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises, si légères,n’étaientplusqu’unameublementdeluxe.

–Ilmefautcentfrancspourdimanche,repritHutin.Si jenemefaispasmesdouzefrancsparjourenmoyenne,jesuisflambé…J’avaiscomptésurleurmiseenvente.

–Bigre ! cent francs, c’est raide,ditFavier.Moi, jen’endemandequecinquanteousoixante…Vousvouspayezdoncdesfemmeschic?

–Maisnon,moncher.Imaginez-vous,unebêtise: j’aipariéet j’aiperdu…Alors, jedoisrégalercinqpersonnes,deuxhommesettroisfemmes…Sacrémâtin!lapremièrequipasse,jelatombedevingtmètresdeParis-Bonheur!

Unmomentencore,ilscausèrent,ilssedirentcequ’ilsavaientfaitlaveilleetcequ’ilscomptaient fairedanshuit jours.Favierpariaitauxcourses,Hutincanotaitetentretenaitdes chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d’argent les fouettait, ils nesongeaient qu’à l’argent, ils se battaient pour l’argent du lundi au samedi, puis ils

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mangeaient tout le dimanche.Aumagasin, c’était là leur préoccupation tyrannique, unelutte sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait de prendre pour luil’envoyéedeMmeSauveur,cettefemmemaigreaveclaquelleilcausait!unebelleaffaire,deuxoutroisdouzainesdepièces,carlagrandecouturièreavaitlesbouchéesgrosses.Àl’instant,Robineaus’étaitbienavisé,luiaussi,desouffleruneclienteàFavier!

–Oh!celui-là,ilfautluiréglersoncompte,repritHutinquiprofitaitdesplusmincesfaits pour ameuter le comptoir contre l’homme dont il voulait la place. Est-ce que lespremiers et les seconds devraient vendre !…Parole d’honneur !mon cher, si jamais jedevienssecond,vousverrezcommej’agiraigentimentavecvousautres.

Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouait la bonhomie,énergiquement.Favierneputs’empêcherdeluijeterunregardoblique;maisilgardasonflegmed’hommebilieux,ilsecontentaderépondre:

–Oui,jesais…Moi,jenedemandepasmieux.

Puis,voyantunedames’approcher,ilajoutaplusbas:

–Attention!voilàpourvous.

C’étaitunedamecouperosée,avecunchapeaujauneetuneroberouge.ToutdesuiteHutindevinalafemmequin’achèteraitpas.Ilsebaissavivementderrièrelecomptoir,enfeignantderattacherlescordonsd’undesessouliers;et,caché,ilmurmurait:

–Ah!non,parexemple!qu’unautreselapaie…Merci!pourperdremontour!

Cependant,Robineaul’appelait:

–Àquilaligne,messieurs?ÀM.Hutin?…OùestM.Hutin?

Et,commecelui-cinerépondaitdécidémentpas,cefutlevendeurinscritàlasuitequireçutladamecouperosée.Eneffet,ellevoulaitsimplementdeséchantillons,aveclesprix;et elle retint le vendeur plus de dixminutes, elle l’accabla de questions. Seulement, lesecondavaitvuHutinserelever,derrièrelecomptoir.Aussi,lorsqu’unenouvelleclienteseprésenta,intervint-ild’unairsévère,enarrêtantlejeunehommequiseprécipitait.

–Votretourestpassé…Jevousaiappelé,etcommevousétiezlàderrière…

–Mais,monsieur,jen’aipasentendu.

–Assez!…Inscrivez-vousàlaqueue…Allons,monsieurFavier,c’estàvous.

D’un regard, Favier, très amusé au fond de l’aventure, s’excusa auprès de son ami.Hutin, leslèvrespâles,avaitdétournélatête.Cequi l’enrageait,c’étaitqu’ilconnaissaitbien la cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que les vendeursappelaiententreeux :« la joliedame»,nesachant riend’elle,pasmêmesonnom.Elleachetaitbeaucoup,faisaitporterdanssavoiture,puisdisparaissait.Grande,élégante,miseavecuncharmeexquis,elleparaissaitfortricheetdumeilleurmonde.

– Eh bien ! et votre cocotte ? demandaHutin à Favier, lorsque celui-ci revint de lacaisse,oùilavaitaccompagnéladame.

–Oh!unecocotte,réponditcelui-ci.Non,elleal’airtropcommeilfaut.Çadoitêtrelafemmed’unboursieroud’unmédecin,enfinjenesaispas,quelquechosedanscegenre.

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– Laissez donc ! c’est une cocotte… Avec leurs airs de femmes distinguées, est-cequ’onpeutdireaujourd’hui!

Favierregardaitsoncahierdenotesdedébit.

–N’importe!reprit-il, je luienaicollépourdeuxcentquatre-vingt-treizefrancs.Çamefaitprèsdetroisfrancs.

Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers de notes de débit :encoreunedrôled’inventionquileurencombraitlespoches!Ilyavaitentreeuxuneluttesourde. Favier, d’habitude, affectait de s’effacer, de reconnaître la supériorité deHutin,quitte à le manger par-derrière. Aussi ce dernier souffrait-il des trois francs emportésd’une façon si aisée, par un vendeur qu’il ne reconnaissait pas de sa force. Une bellejournée,vraiment!Siçacontinuait,ilnegagneraitpasdequoipayerdel’eaudeseltzàsesinvités.Et,danslabataillequis’échauffait,ilsepromenaitdevantlescomptoirs,lesdentslongues,voulantsapart,jalousantjusqu’àsonchef,entraindereconduirelajeunefemmemaigre,àlaquelleilrépétait:

–Ehbien!c’estentendu.Dites-luiquejeferaimonpossiblepourobtenircettefaveurdeM.Mouret.

Depuis longtemps,Mouretn’étaitplus à l’entresol,deboutprèsde la rampeduhall.Brusquement,ilreparutenhautdugrandescalierquidescendaitaurez-de-chaussée;et,delà, il domina encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi renaissait et legrandissait,devantleflotdemondequi,peuàpeu,emplissaitlemagasin.C’étaitenfinlapousséeattendue,l’écrasementdel’après-midi,dontilavaituninstantdésespéré,danssafièvre ; tous les commis se trouvaient à leur poste, undernier coupde clochevenait desonner la finde la troisième table ; ladésastreusematinée,due sansdoute àuneaversetombéeversneufheures,pouvaitencoreêtreréparée,carlecielbleudumatinavaitreprissagaietédevictoire.Maintenant,lesrayonsdel’entresols’animaient,ildutserangerpourlaisserpasserlesdamesqui,parpetitsgroupes,montaientàlalingerieetauxconfections;tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux châles, il entendait voler de gros chiffres.Maislavuedesgaleries,aurez-de-chaussée, lerassuraitsurtout:ons’écrasaitdevantlamercerie, leblancet les lainageseux-mêmesétaientenvahis, ledéfilédesacheteusesseserrait, presque toutes en chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagèresattardées.Danslehalldessoieries,souslablondelumière,desdamess’étaientdégantées,pourpalperdoucementdespiècesdeParis-Bonheur,encausantàdemi-voix.Et ilnesetrompaitplusauxbruitsquiluiarrivaientdudehors,roulementsdefiacres,claquementdeportières,brouhahagrandissantde foule. Il sentait, à sespieds, lamachine semettre enbranle, s’échaufferet revivre,depuis lescaissesoù l’or sonnait,depuis les tablesoù lesgarçonsdemagasinsehâtaientd’empaqueterlesmarchandises,jusqu’auxprofondeursdusous-sol, au service du départ, qui s’emplissait de paquets descendus, et dont legrondementsouterrainfaisaitvibrerlamaison.Aumilieudelacohue,l’inspecteurJouvesepromenaitgravement,guettantlesvoleuses.

–Tiens!c’esttoi!ditMourettoutàcoup,enreconnaissantPauldeVallagnosc,queluiamenait un garçon.Non, non, tu neme déranges pas…Et, d’ailleurs, tu n’as qu’àmesuivre,situveuxtoutvoir,caraujourd’huijerestesurlabrèche.

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Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la vente serait-elle letriompheespéré?Pourtant,ilriaitavecPaul,ill’emmenagaiement.

– Ça paraît vouloir s’allumer un peu, dit Hutin à Favier. Seulement, je n’ai pas dechance,ilyadesjoursdeguignon,maparole!…JeviensencoredefaireunRouen,cettetuilenem’arienacheté.

Etildésignaitdumentonunedamequis’enallait,enjetantdesregardsdégoûtéssurtoutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses mille francs d’appointements qu’ils’engraisserait,s’ilnevendaitrien;d’habitude,ilsefaisaitseptouhuitfrancsdetantpourcent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe, une dizaine de francs par jour, enmoyenne.Faviern’arrivaitguèrequ’àhuit;etvoilàquecesabotluienlevaitlesmorceauxdelabouche,carilsortaitdedébiterunenouvellerobe.Ungarçonfroidquin’avaitjamaissuégayerunecliente!C’étaitexaspérant.

– Les bonnetons et les bobinards ont l’air de battre monnaie, murmura Favier enparlantdesvendeursdelabonneterieetdelamercerie.

MaisHutin,quifouillaitlemagasinduregard,ditbrusquement:

–Connaissez-vousMmeDesforges,labonneamiedupatron?…Tenez!cettebruneàlaganterie,celleàquiMignotessayedesgants.

Ilsetut,puisilreprittoutbas,commeparlantàMignot,qu’ilnequittaitplusdesyeux:

–Va,va,monbonhomme,frotte-luibienlesdoigts,pourcequeçat’avance!On lesconnaît,tesconquêtes!

Ilyavait,entreluietlegantier,unerivalitédejolishommes,quitousdeuxaffectaientde coqueter avec les clientes. D’ailleurs, ils n’auraient pu, ni l’un ni l’autre, se vanterd’aucunebonnefortuneréelle;Mignotvivaitsurlalégended’unefemmedecommissairede police tombée amoureuse de lui, tandis queHutin avait véritablement conquis à sonrayon une passementière, lasse de traîner dans les hôtels louches du quartier ; mais ilsmentaient,ilslaissaientvolontierscroireàdesaventuresmystérieuses,àdesrendez-vousdonnéspardescomtesses,entredeuxachats.

–Vousdevriezlafaire,ditFavierdesonairdepince-sans-rire.

–C’estuneidée!s’écriaHutin.Siellevientici,jel’entortille,ilmefautcentsous!

Àlaganterie,touteunerangéededamesétaientassisesdevantl’étroitcomptoir,tendudevelours vert, à coins demétal nickelé ; et les commis souriants amoncelaient devantelles les boîtes plates, d’un rose vif, qu’ils sortaient du comptoir même, pareilles auxtiroirsétiquetésd’uncartonnier.Mignotsurtoutpenchaitsa joliefigurepoupine,donnaitde tendres inflexions à sa voix grasseyante de Parisien. Déjà il avait vendu àMmeDesforgesdouzepairesdegantsdechevreau,desgantsBonheur, laspécialitédelamaison. Elle avait ensuite demandé trois paires de gants de Suède. Et,maintenant, elleessayaitdesgantsdeSaxe,parcraintequelapointurenefûtpasexacte.

–Oh!àlaperfection,madame!répétaitMignot.Lesixtroisquartsserait tropgrandpourunemaincommelavôtre.

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Àdemicouchésurlecomptoir,illuitenaitlamain,prenaitlesdoigtsunàun,faisantglisserlegantd’unecaresselongue,repriseetappuyée;etillaregardait,commes’ileûtattendu,sursonvisage,ladéfaillanced’unejoievoluptueuse.Maiselle,lecoudeaubordduvelours, lepoignet levé, lui livrait sesdoigtsde l’air tranquilledontelledonnait sonpied à sa femmede chambre,pourque celle-ci boutonnât sesbottines. Il n’était pasunhomme, elle l’employait aux usages intimes avec son dédain familier des gens à sonservice,sansleregardermême.

–Jenevousfaispasdemal,madame?

Elleréponditnon,d’unsignedetête.L’odeurdesgantsdeSaxe,cetteodeurdefauvecommesucréedumusc,latroublaitd’habitude;etelleenriaitparfois,elleconfessaitsongoûtpourceparfuméquivoque,oùilyadelabêteenfolie,tombéedanslaboîteàpoudrede riz d’une fille.Mais, devant ce comptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils nemettaientaucunechaleursensuelleentreelleetcevendeurquelconquefaisantsonmétier.

–Etavecça,madame?

–Rien,merci…Veuillezporterçaàlacaisse10,pourMmeDesforges,n’est-cepas?

Enhabituéedelamaison,elledonnaitsonnomàunecaisseetyenvoyaitchacunedeses emplettes, sans se faire suivre par un commis. Quand elle se fut éloignée,Mignotcligna lesyeux,ense tournantvers sonvoisin,auquel ilauraitbienvoulu laissercroirequedeschosesextraordinairesvenaientdesepasser.

–Hein?murmura-t-ilcrûment,onlaganteraitjusqu’aubout!

Cependant, Mme Desforges continuait ses achats. Elle revint à gauche, s’arrêta aublanc,pourprendredestorchons;puis,ellefitletour,poussajusqu’auxlainages,aufonddelagalerie.Commeelleétaitcontentedesacuisinière,elledésiraitluidonnerunerobe.Lerayondes lainagesdébordaitd’unefoulecompacte, toutes lespetites-bourgeoisess’yportaient, tâtaient les étoffes, s’absorbaient en muets calculs ; et elle dut s’asseoir uninstant.Danslescasess’étageaientdegrossespièces,quelesvendeursdescendaient,uneàune,d’unbrusqueeffortdesbras.Aussi,commençaient-ilsàneplussereconnaîtresurlescomptoirsenvahis,oùlestissussemêlaientets’écroulaient.C’étaitunemermontantedeteintes neutres, de tons sourds de laine, les gris fer, les gris jaunes, les gris bleus, oùéclataient çà et là des bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanelle. Et lesétiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares flocons blancs,mouchetantunsolnoirdedécembre.

Derrière une pile de popeline, Liénard plaisantait avec une grande fille en cheveux,uneouvrièreduquartier,envoyéeparsapatronnepourrassortirdumérinos.Ilabominaitces jours de grosse vente, qui lui cassaient les bras, et il tâchait d’esquiver la besogne,largemententretenuparsonpère,semoquantdevendre,enfaisanttoutjusteassezpournepasêtremisàlaporte.

–Écoutezdonc,mademoiselleFanny,disait-il.Vousêtestoujourspressée…Est-cequelavigognecroiséeallaitbien,l’autrejour?Voussavezquej’irai touchermagueltechezvous.

Mais l’ouvrière s’échappait en riant, et Liénard se trouva devant Mme Desforges, àlaquelleilneputs’empêcherdedemander:

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–Quedésiremadame?

Elle voulait une robepas chère, solide pourtant.Liénard, dans le but d’épargner sesbras,cequiétaitsonuniquesouci,manœuvrapourluifaireprendreunedesétoffesdéjàdépliées sur le comptoir. Il y avait làdescachemires,des serges,desvigognes, et il luijuraitqu’iln’existaitriendemeilleur,onn’envoyaitpaslafin.Maisaucunnesemblaitlasatisfaire.Elleavaitavisé,dansunecase,unescotbleuâtre.Alors,ilfinitparsedécider,ildescenditl’escot,qu’ellejugeatroprude.Ensuite,cefurentunecheviotte,desdiagonales,des grisailles, toutes les variétés de la laine, qu’elle eut la curiosité de toucher, pour leplaisir,décidéeaufondàprendren’importequoi.Le jeunehommedutainsidéménagerlescases lesplushautes ; sesépaulescraquaient, lecomptoiravaitdisparusous legrainsoyeuxdescachemiresetdespopelines, sous lepoil rêchedescheviottes, sous leduvetpelucheuxdesvigognes.Touslestissusettouteslesteintesypassaient.Même,sansavoirla moindre envie d’en acheter, elle se fit montrer de la grenadine et de la gaze deChambéry.Puis,quandelleeneutassez:

–Oh!monDieu!lapremièreestencorelameilleure.C’estpourmacuisinière…Oui,lasergeàpetitpointillé,celleàdeuxfrancs.

EtlorsqueLiénardeutmétré,pâled’unecolèrecontenue:

–Veuillezporterçaàlacaisse10…PourMmeDesforges.

Commeelles’éloignait,ellereconnutprèsd’elleMmeMarty,accompagnéedesafilleValentine,unegrandedemoiselledequatorzeans,maigreethardie,quijetaitdéjàsurlesmarchandisesdesregardscoupablesdefemme.

–Tiens!c’estvous,chèremadame?

–Maisoui,chèremadame…Hein?quellefoule!

–Oh!nem’enparlezpas,onétouffe.Unsuccès!…Avez-vousvulesalonoriental?

–Superbe!inouï!

Et,aumilieudescoupsdecoude,bousculéesparleflotcroissantdespetitesboursesquisejetaientsurleslainagesàbonmarché,ellessepâmèrentausujetdel’expositiondestapis.Puis,MmeMartyexpliquaqu’ellecherchaituneétoffepourunmanteau ;maisellen’étaitpasfixée,elleavaitvoulusefairemontrerdumatelassédelaine.

–Regardedonc,maman,murmuraValentine,c’esttropcommun.

–Venezàlasoie,ditMmeDesforges.IlfautvoirleurfameuxParis-Bonheur.

Uninstant,MmeMartyhésita.Ceseraitbiencher,elleavaitsiformellementjuréàsonmarid’être raisonnable !Depuisuneheure, elle achetait, toutun lotd’articles la suivaitdéjà, un manchon et des ruches pour elle, des bas pour sa fille. Elle finit par dire aucommisquiluimontraitlematelassé:

–Ehbien!non,jevaisàlasoie…Toutcelanefaitpasmonaffaire.

Lecommispritlesarticlesetmarchadevantcesdames.

À la soie, la foule était aussi venue.On s’écrasait surtout devant l’étalage intérieur,dresséparHutin,etoùMouretavaitdonnélestouchesdumaître.C’était,aufondduhall,

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autourd’unedescolonnettesdefontequisoutenaientlevitrage,commeunruissellementd’étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut et s’élargissant jusqu’au parquet. Dessatins clairs et des soies tendres jaillissaient d’abord : les satins à la reine, les satinsrenaissance, aux tons nacrés d’eau de source ; les soies légères aux transparences decristal,vertNil,cielindien,rosedemai,bleuDanube.Puis,venaientdestissusplusforts,les satinsmerveilleux, les soiesduchesse, teinteschaudes, roulantà flotsgrossis.Et, enbas,ainsiquedansunevasque,dormaientlesétoffeslourdes,lesarmuresfaçonnées,lesdamas,lesbrocarts,lessoiesperléesetlamées,aumilieud’unlitprofonddevelours,tousles velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à fond de soie ou de satin, creusant avecleurs tachesmouvantes un lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et depaysage.Desfemmes,pâlesdedésirs,sepenchaientcommepoursevoir.Toutes,enfacede cette cataracte lâchée, restaient debout, avec la peur sourde d’être prises dans ledébordementd’unpareilluxeetavecl’irrésistibleenviedes’yjeteretdes’yperdre.

–Tevoilàdonc !ditMmeDesforges, en trouvantMmeBourdelais installée devant uncomptoir.

–Tiens!bonjour!réponditcelle-ci,quiserralesmainsàcesdames.Oui,jesuisentréedonneruncoupd’œil.

–Hein?c’estprodigieux,cetétalage !Onenrêve…Et lesalonoriental,as-tuvu lesalonoriental?

–Oui,oui,extraordinaire!

Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note élégante du jour,MmeBourdelaisgardaitsonsang-froiddeménagèrepratique.Elleexaminaitavecsoinunepièce de Paris-Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter du bon marchéexceptionneldecettesoie,siellelajugeaitréellementavantageuse.Sansdouteelleenfutcontente, elle en demanda vingt-cinqmètres, comptant bien couper là-dedans une robepourelleetunpaletotpoursapetitefille.

–Comment!tuparsdéjà?repritMmeDesforges.Faisdoncuntouravecnous.

–Non,merci,onm’attendchezmoi…Jen’aipasvoulurisquerlesenfantsdanscettefoule.

Etelles’enalla,précédéeduvendeurquiportaitlesvingt-cinqmètresdesoie,etquilaconduisit à la caisse 10, où le jeuneAlbert perdait la tête, aumilieu des demandes defacturesdontilétaitassiégé.Quandlevendeurputs’approcher,aprèsavoirdébitésavented’untraitdecrayonsursoncahieràsouches,ilappelacettevente,quelecaissierinscrivitauregistre;puis, ilyeutuncontre-appel,et lafeuilledétachéeducahierfutembrochéedansunepiquedefer,prèsdutimbreauxacquits.

–Centquarantefrancs,ditAlbert.

Mme Bourdelais paya et donna son adresse, car elle était à pied, elle ne voulait pass’embarrasserlesmains.Déjà,derrièrelacaisse,Josephtenaitlasoie,l’empaquetait;etlepaquet, jeté dans un panier roulant, fut descendu au service du départ, où toutes lesmarchandises du magasin semblaient maintenant vouloir s’engouffrer avec un bruitd’écluse.

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Cependant,l’encombrementdevenaittelàlasoie,queMmeDesforgesetMmeMartynepurent d’abord trouver un commis libre. Elles restèrent debout, mêlées à la foule desdamesquiregardaientlesétoffes,lestâtaient,stationnaientlàdesheures,sanssedécider.Maisungrandsuccèss’indiquaitsurtoutpourleParis-Bonheur,autourduquelgrandissaitunedecespousséesd’engouement,dontlabrusquefièvredécided’unemodeenunjour.Tous lesvendeursn’étaientoccupésqu’àmétrerdecette soie ;onvoyait, au-dessusdeschapeaux,luirel’éclairpâledeslésdépliés,danslecontinuelva-et-vientdesdoigtslelongdesmètresdechêne, suspendusàdes tigesdecuivre ; onentendait lebruitdes ciseauxmordantletissu,etcelasansarrêt,aufuretàmesuredudéballage,commes’iln’yavaitpaseuassezdebraspoursuffireauxmainsgloutonnesettenduesdesclientes.

–C’estqu’ellen’estvraimentpasvilainepourcinqfrancssoixante,ditMmeDesforges,quiavaitréussiàs’emparerd’unepièce,surlebordd’unetable.

MmeMartyet sa filleValentineéprouvaientunedésillusion.Les journauxenavaienttant parlé, qu’elles s’attendaient à quelque chose de plus fort et de plus brillant.MaisBouthemontvenaitdereconnaîtreMmeDesforges,etdésireuxdefairesacouràunebellepersonnequ’onprétendaittoute-puissantesurlepatron,ils’avançaitavecsonamabilitéunpeugrosse.Comment!onnelaservaitpas!c’étaitimpardonnable!Elledevaitsemontrerindulgente,caronnesavaitvraimentplusoùdonnerdelatête.Etilcherchaitdeschaisesaumilieudesjupesvoisines,ilriaitdesonrirebonenfant,oùilyavaitunamourbrutaldelafemme,quinesemblaitpasdéplaireàHenriette.

–Ditesdonc,murmuraFavier,enallantprendreuncartondeveloursdansunecase,derrièreHutin,voilàBouthemontquivousfaitvotreparticulière.

Hutin avait oubliéMme Desforges, mis hors de lui par une vieille dame, qui, aprèsl’avoir gardé un quart d’heure, venait d’acheter unmètre de satin noir pour un corset.Dans lesmomentsdepresse,onne tenaitpluscomptedu tableaude ligne, lesvendeursservaient au hasard des clientes. Et il répondait àMme Boutarel, en train d’achever sonaprès-midiauBonheurdesDames,oùelleétaitdéjàrestéetroisheureslematin,lorsquel’avertissementdeFavierluicausaunsursaut.Est-cequ’ilallaitmanquerlabonneamiedupatron,dontilavaitjurédetirercentsous?Ceseraitlecombledelamalchance,carilnes’étaitpasencorefaittroisfrancs,avectouscesautreschignonsquitraînaient!

Bouthemont,justement,répétaittrèshaut:

–Voyons,messieurs,quelqu’unparici!

Alors,HutinpassaMmeBoutarelàRobineauinoccupé.

–Tenez!madame,adressez-vousausecond…ilvousrépondramieuxquemoi.

Et il se précipita, il se fit remettre les articles de Mme Marty par le vendeur auxlainages, qui avait accompagné ces dames. Ce jour-là, une excitation nerveuse devaittroublerladélicatessedesonflair.D’habitude,aupremiercoupd’œiljetésurunefemme,il disait si elle achèterait, et la quantité. Puis, il dominait la cliente, il se hâtait del’expédierpourpasseràuneautre,enluiimposantsonchoix,enluipersuadantqu’ilsavaitmieuxqu’ellel’étoffedontelleavaitbesoin.

–Madame,quelgenredesoie?demanda-t-ildesonairleplusgalant.

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MmeDesforgesouvraitàpeinelabouche,qu’ilreprenait:

–Jesais,j’aivotreaffaire.

QuandlapiècedeParis-Bonheurfutdépliée,suruncoinétroitducomptoir,entredesamoncellements d’autres soies, Mme Marty et sa fille s’approchèrent. Hutin, un peuinquiet, comprit qu’il s’agissait d’abord d’une fourniture pour celles-ci. Des paroles àdemi-voixs’échangeaient,MmeDesforgesconseillaitsonamie.

–Oh!sansdoute,murmurait-elle,unesoiedecinqfrancssoixanten’envaudrajamaisunedequinze,nimêmeunededix.

–Elleestbienchiffon,répétaitMmeMarty.J’aipeurque,pourunmanteau,ellen’aitpointassezdecorps.

Cetteremarquefit intervenirlevendeur.Ilavaitunepolitesseexagéréed’hommequinepeutsetromper.

–Mais,madame, lasouplesseest laqualitédecettesoie.Ellenesechiffonnepas…C’estabsolumentcequ’ilvousfaut.

Impressionnées par une telle assurance, ces dames se taisaient. Elles avaient reprisl’étoffe, l’examinaient de nouveau, lorsqu’elles se sentirent touchées à l’épaule. C’étaitMme Guibal qui, depuis une heure, marchait dans le magasin, d’un pas de promenade,donnant à ses yeux la joie des richesses entassées, sans acheter seulement unmètre decalicot.Etilyeutencorelàuneexplosiondebavardages.

–Comment!c’estvous!

–Oui,c’estmoi,unpeubousculéeseulement.

–N’est-cepas?ilyadumonde,onnecirculeplus…Etlesalonoriental?

–Ravissant!

–MonDieu!quelsuccès!…Restezdonc,nousironslà-hautensemble.

–Non,merci,j’enviens.

Hutinattendait,cachantson impatiencesous lesourirequinequittaitpasses lèvres.Est-ce qu’elles allaient le tenir longtemps là ? Les femmes vraiment se gênaient peu,c’était comme si elles lui avaient volé de l’argent dans sa bourse. Enfin, Mme Guibals’éloigna,continuasalentepromenadeentournantd’unairravi,autourdugrandétalagedesoies.

–Moi,àvotreplace,j’achèteraislemanteautoutfait,ditMmeDesforgesenrevenantauParis-Bonheur,çavouscoûteramoinscher.

–Ilestvraiqu’aveclesgarnituresetlafaçon,murmuraMmeMarty.Puis,onalechoix.

Toutestroiss’étaientlevées.MmeDesforgesreprit,deboutdevantHutin:

–Veuilleznousconduireauxconfections.

Il resta saisi, n’étant pas habitué à de pareilles défaites. Comment ! la dame brunen’achetaitrien !sonflair l’avaitdonc trompé ! IlabandonnaMmeMarty, il insistaauprèsd’Henriette,essayasurellesapuissancedebonvendeur.

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–Etvous,madame,nedésirez-vouspasvoirnossatins,nosvelours?…Nousavonsdesoccasionsextraordinaires.

–Merci,uneautrefois,répondit-elletranquillement,enneleregardantpasplusqu’ellen’avaitregardéMignot.

HutindutreprendrelesarticlesdeMmeMartyetmarcherdevantcesdames,pour lesmenerauxconfections.MaisileutencoreladouleurdevoirqueRobineauétaitentraindevendreàMmeBoutarelunfortmétragedesoie.Décidément, iln’avaitplusdenez, ilneferaitpasquatresous.Uneraged’hommedépouillé,mangéparlesautres,s’aigrissaitsouslacorrectionaimabledesesmanières.

–Aupremier,mesdames,dit-ilsanscesserdesourire.

Ce n’était plus chose facile que de gagner l’escalier. Une houle compacte de têtesroulait sous les galeries, s’élargissant en fleuve débordé au milieu du hall. Toute unebatailledunégocemontait, lesvendeurstenaientàmercicepeupledefemmes,qu’ilssepassaientdesunsauxautres,enluttantdehâte.L’heureétaitvenuedubranleformidablede l’après-midi, quand lamachine surchaufféemenait ladansedes clientes et leur tiraitl’argentde la chair.À la soie surtout,une folie soufflait, leParis-Bonheurameutaitunefoule telle, que, pendant plusieurs minutes, Hutin ne put faire un pas ; et Henriette,suffoquée,ayantlevélesyeux,aperçutenhautdel’escalierMouret,quirevenaittoujoursàcetteplace,d’oùilvoyait lavictoire.Ellesourit,espérantqu’ildescendrait ladégager.Maisilneladistinguaitmêmepasdanslacohue,ilétaitencoreavecVallagnosc,occupéàlui montrer la maison, la face rayonnante de triomphe. Maintenant, la trépidationintérieureétouffaitlesbruitsdudehors;onn’entendaitplusnileroulementdesfiacres,nile battement des portières ; il ne restait, au-delà du grandmurmure de la vente, que lesentimentdeParisimmense,d’uneimmensitéquitoujoursfourniraitdesacheteuses.Dansl’airimmobile,oùl’étouffementducalorifèreattiédissaitl’odeurdesétoffes,lebrouhahaaugmentait, faitde tous lesbruits,dupiétinement continu,desmêmesphrasescent foisrépétéesautourdescomptoirs,del’orsonnantsurlecuivredescaissesassiégéesparunebousculadedeporte-monnaie,despaniersroulantsdontleschargesdepaquetstombaientsansrelâchedanslescavesbéantes.Et,souslafinepoussière,toutarrivaitàseconfondre,onnereconnaissaitpasladivisiondesrayons:là-bas,lamercerieparaissaitnoyée ;plusloin,aublanc,unangledesoleil,entréparlavitrinedelarueNeuve-Saint-Augustin,étaitcommeuneflèched’ordanslaneige;ici,àlaganterieetauxlainages,unemasseépaissedechapeauxetdechignonsbarraitleslointainsdumagasin.Onnevoyaitmêmepluslestoilettes, les coiffures seules surnageaient, bariolées de plumes et de rubans ; quelqueschapeauxd’hommemettaientdestachesnoires,tandisqueleteintpâledesfemmes,dansla fatigue et la chaleur, prenait des transparences de camélia.Enfin, grâce à ses coudesvigoureux,Hutinouvrituncheminàcesdamesenmarchantdevantelles.Mais,quandelleeutmontél’escalier,HenriettenetrouvaplusMouret,quivenaitdeplongerVallagnoscenpleinefoule,pouracheverdel’étourdir,etprislui-mêmedubesoinphysiquedecebaindusuccès. Il perdait délicieusement haleine, c’était là contre sesmembres comme un longembrassementdetoutesaclientèle.

–Àgauche,mesdames,ditHutin,desavoixprévenante,malgrésonexaspérationquigrandissait.

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En haut, l’encombrement était le même. On envahissait jusqu’au rayon del’ameublement,lepluscalmed’ordinaire.Leschâles,lesfourrures,lalingeriegrouillaientdemonde.Commecesdamestraversaientlerayondesdentelles,unenouvellerencontreseproduisit.MmedeBovesétaitlà,avecsafilleBlanche,toutesdeuxenfoncéesdansdesarticles queDeloche leurmontrait.EtHutin dut faire encore une station, le paquet à lamain.

–Bonjour!…Jepensaisàvous.

–Moi,jevousaicherchée.Maiscommentvoulez-vousqu’onseretrouve,aumilieudecemonde?

–C’estmagnifique,n’est-cepas?

–Éblouissant,machère.Nousnetenonsplusdebout.

–Etvousachetez?

–Oh!non,nousregardons.Çanousreposeunpeu,d’êtreassises.

En effet, Mme de Boves, n’ayant guère dans son porte-monnaie que l’argent de savoiture,faisaitsortirdescartonstoutessortesdedentelles,pourleplaisirdelesvoiretdelestoucher.ElleavaitsentichezDelochelevendeurdébutant,d’unegaucherielente,quin’oserésisterauxcapricesdesdames;etelleabusaitdesacomplaisanceeffarée,elle letenait depuis une demi-heure, demandant toujours de nouveaux articles. Le comptoirdébordait, elle plongeait les mains dans ce flot montant de guipures, de malines, devalenciennes,dechantilly,lesdoigtstremblantsdedésir,levisagepeuàpeuchaufféd’unejoiesensuelle ; tandis queBlanche, près d’elle, travaillée de lamêmepassion, était trèspâle,lachairsouffléeetmolle.

Cependant, la conversation continuait, Hutin les aurait giflées, immobile, attendantleurbonplaisir.

– Tiens ! dit Mme Marty, vous regardez des cravates et des voilettes pareilles auxmiennes.

C’était vrai,Mme deBoves, que les dentelles deMmeMarty tourmentaient depuis lesamedi,n’avaitpurésisteraubesoindesefrotterdumoinsauxmêmesmodèles,puisquelagêneoùsonmarilalaissaitneluipermettaitpasdelesemporter.Ellerougitlégèrement,elle expliqua queBlanche avait voulu voir les cravates de blonde espagnole. Puis, elleajouta:

–Vousallezauxconfections…Ehbien ! à toutà l’heure.Voulez-vousdans le salonoriental?

–C’estça,danslesalonoriental…Hein?superbe!

Ellesseséparèrentensepâmant,aumilieudel’encombrementproduitparlaventedesentre-deux et des petites garnitures à bas prix. Deloche, heureux d’être occupé, s’étaitremisàviderlescartonsdevantlamèreetlafille.Et,lentement,parmilesgroupespressésle longdescomptoirs, l’inspecteurJouvesepromenaitdesonalluremilitaire,étalantsadécoration,gardantcesmarchandisesprécieusesetfines,sifacilesàcacheraufondd’une

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manche.QuandilpassaderrièreMmedeBoves,surprisdelavoirlesbrasplongésdansuntelflotdedentelles,iljetaunregardvifsursesmainsfiévreuses.

–Àdroite,mesdames,ditHutinenreprenantsamarche.

Ilétaithorsdelui.N’était-cedoncpasassezdeluifairemanquerunevente,enbas?Voilà qu’elles l’attardaient maintenant, à chaque détour du magasin ! Et, dans sonirritation, il y avait surtout la rancune des rayons de tissus contre les rayons d’articlesconfectionnés,enluttecontinuelle,sedisputantlesclientes,sevolantleurtantpourcentetleurguelte.Lasoie,plusque les lainagesencore,enrageait, lorsqu’il lui fallaitconduireauxconfectionsunedame,quisedécidaitpourunmanteau,aprèss’êtrefaitmontrerdestaffetasetdesfailles.

–MademoiselleVadon!ditHutind’unevoixquisefâchait,lorsqu’ilfutenfindanslecomptoir.

Mais celle-ci passa sans l’écouter, toute à une vente qu’elle bâclait. La pièce étaitpleine,unequeuedemondelatraversaitdansunbout,entrantetsortantparlaportedesdentellesetcelledelalingerie,quisefaisaientface;tandisque,aufond,desclientesentaille essayaient des vêtements, les reins cambrés devant les glaces. Lamoquette rougeétouffait le bruit des pas, la voix haute et lointaine du rez-de-chaussée se mourait, cen’étaitplusquelemurmurediscret,lachaleurd’unsalon,alourdiepartouteunecohuedefemmes.

–MademoisellePrunaire!criaHutin.

Et,commecelle-lànes’arrêtaitpasdavantage,ilajoutaentresesdents,demanièreànepouvoirêtreentendu:

–Tasdeguenons!

Lui, surtout, ne les aimait guère, les jambes cassées de monter l’escalier pour leuramener des acheteuses, furieux du gain qu’il les accusait de lui prendre ainsi dans lapoche.C’étaituneluttesourde,oùelles-mêmesapportaientuneégaleâpreté;et,dansleurfatiguecommune,toujourssurpied,lachairmorte,lessexesdisparaissaient,ilnerestaitplusfaceàfacequedesintérêtscontraires,irritésparlafièvredunégoce.

–Alors,iln’yapersonne?demandaHutin.

Mais il aperçut Denise. On l’occupait au déplié depuis le matin, on ne lui avaitabandonnéquequelquesventesdouteuses,qu’elleavaitmanquéesd’ailleurs.Quandillareconnut, occupée à débarrasser une table d’un tas énorme de vêtements, il courut lachercher.

–Tenez!mademoiselle,servezdonccesdamesquiattendent.

Vivement,il luimitsurlebraslesarticlesdeMmeMarty,qu’ilétaitlasdepromener.Son sourire revenait, et il y avait, dans ce sourire, la secrèteméchanceté d’un vendeurd’expérience,sedoutantdel’embarrasoùilallaitjetercesdamesetlajeunefille.Celle-ci,cependant, demeurait tout émue devant cette vente inespérée qui se présentait. Pour lasecondefois, il luiapparaissaitcommeunamiinconnu,fraternelet tendre, toujoursprêtdansl’ombreàlasauver.Sesyeuxbrillèrentdegratitude,ellelesuivitd’unlongregard,pendantqu’iljouaitdescoudes,afinderegagnersonrayonauplusvite.

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–Jedésireraisunmanteau,ditMmeMarty.

Alors,Deniselaquestionna.Quelgenredemanteau?Maislaclienten’ensavaitrien,ellen’avait pasd’idée, ellevoulait voir lesmodèlesde lamaison.Et la jeune fille, trèslassedéjà,étourdieparlemonde,perditlatête;ellen’avaitjamaisserviqu’uneclientèlerare,chezCornaille,àValognes;elleignoraitencorelenombredesmodèles,etleurplace,dans les armoires. Aussi n’en finissait-elle plus de répondre aux deux amies quis’impatientaient,lorsqueMmeAurélieaperçutMmeDesforges,dontelledevaitconnaîtrelaliaison,carellesehâtadevenirdemander:

–Ons’occupedecesdames?

–Oui,cettedemoisellequicherchelà-bas,réponditHenriette.Maisellen’apasl’airtrèsaucourant,ellenetrouverien.

Ducoup,lapremièreachevadeparalyserDenise,enallantluidireàdemi-voix:

–Vousvoyezbienquevousnesavezpas.Tenez-voustranquille,jevousprie.

Etappelant:

–MademoiselleVadon,unmanteau!

Elle resta, pendant que Marguerite montrait les modèles. Celle-ci prenait avec lesclientesunevoixsèchementpolie,uneattitudedésagréabledefillevêtuedesoie,frottéeàtoutes les élégances, dont elle gardait, à son insu même, la jalousie et la rancune.Lorsqu’elleentenditMmeMartydirequ’ellenevoulaitpasdépasserdeuxcentsfrancs,elleeutunemouedepitié.Oh!madamemettraitdavantage,ilétaitimpossibleavecdeuxcentsfrancsquemadametrouvâtquelquechosedeconvenable.Etellejetait,suruncomptoir,les manteaux ordinaires, d’un geste qui signifiait : « Voyez donc, est-ce pauvre ! »Mme Marty n’osait les trouver bien. Elle se pencha pour murmurer à l’oreille deMmeDesforges:

–Hein?n’aimez-vouspasmieuxêtreserviepardeshommes?…Onestplusàl’aise.

Enfin, Marguerite apporta un manteau de soie garni de jais, qu’elle traitait avecrespect.EtMmeAurélieappelaDenise.

–Servezàquelquechose,aumoins…Mettezçasurvosépaules.

Denise,frappéeaucœur,désespérantdejamaisréussirdanslamaison,étaitdemeuréeimmobile, lesmainsballantes.Onallait larenvoyersansdoute, lesenfantsseraientsanspain. Le brouhaha de la foule bourdonnait dans sa tête, elle se sentait chanceler, lesmuscles meurtris d’avoir soulevé des brassées de vêtements, besogne de manœuvrequ’ellen’avaitjamaisfaite.Pourtant,illuifallutobéir,elledutlaisserMargueritedraperlemanteausurelle,commesurunmannequin.

–Tenez-vousdroite,ditMmeAurélie.

Mais, presque aussitôt, on oubliaDenise.Mouret venait d’entrer avecVallagnosc etBourdoncle ; et il saluait ces dames, il recevait leurs compliments pour sa magnifiqueexposition des nouveautés d’hiver. On se récria forcément sur le salon oriental.Vallagnosc,quiachevaitsapromenadeàtraverslescomptoirs,témoignaitplusdesurprisequed’admiration;car,aprèstout,pensait-ildanssanonchalancedepessimiste,cen’était

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jamais que beaucoup de calicot à la fois.Quant àBourdoncle, il oubliait qu’il était del’établissement, il félicitait aussi son patron, afin de lui faire oublier ses doutes et sespersécutionsinquiètesdumatin.

–Oui,oui,çamarcheassezbien, jesuiscontent, répétaitMouret radieux, répondantparunsourireaux tendres regardsd’Henriette.Mais ilne fautpasque jevousdérange,mesdames.

Alors,touslesyeuxrevinrentsurDenise.Elles’abandonnaitauxmainsdeMarguerite,quilafaisaittournerlentement.

–Hein?qu’enpensez-vous?demandaMmeMartyàMmeDesforges.

Cettedernièredécidait,enarbitresuprêmedelamode.

–Iln’estpasmal,etdecoupeoriginale…Seulement,ilmesemblepeugracieuxdelataille.

– Oh ! intervint Mme Aurélie, il faudrait le voir sur madame elle-même… Vouscomprenez, ilnefaitaucuneffetsurmademoiselle,quin’estguèreétoffée…Redressez-vousdonc,mademoiselle,donnez-luitoutesonimportance.

Onsourit.Deniseétaitdevenuetrèspâle.Unehontelaprenait,d’êtreainsichangéeenunemachine qu’on examinait et dont on plaisantait librement.MmeDesforges, cédant àune antipathie de nature contraire, agacée par le visage doux de la jeune fille, ajoutaméchamment:

–Sansdoute,iliraitmieuxsilarobedemademoiselleétaitmoinslarge.

Et elle jetait àMouret le regardmoqueur d’uneParisienne, que l’attifement ridiculed’une provinciale égayait. Celui-ci sentit la caresse amoureuse de ce coup d’œil, letriomphedelafemmeheureusedesabeautéetdesonart.Aussi,pargratituded’hommeadoré,crut-ildevoirrailleràsontour,malgrélabienveillancequ’iléprouvaitpourDenise,dontsanaturegalantesubissaitlecharmesecret.

–Puis,ilfaudraitêtrepeignée,murmura-t-il.

Ce fut le comble. Le directeur daignait rire, toutes ces demoiselles éclatèrent.Margueriterisquaunlégergloussementdefilledistinguéequiseretient;Claraavaitlâchéunevente,poursefairedubonsangàsonaise;mêmedesvendeusesdelalingerieétaientvenues, attirées par la rumeur.Quant à ces dames, elles s’amusaient plus discrètement,d’unaird’intelligencemondaine ; tandisque, seul, leprofil impérialdeMmeAurélie neriait pas, comme si les beaux cheveux sauvages et les fines épaules virginales de ladébutante l’eussent déshonorée, dans la bonne tenue de son rayon.Denise avait encorepâli,aumilieudetoutcemondequisemoquait.Ellesesentaitviolentée,miseànu,sansdéfense.Quelleétaitdoncsafaute,pourqu’ons’attaquâtdelasorteàsatailletropmince,à son chignon trop lourd ? Mais elle souffrait surtout du rire de Mouret et deMmeDesforges, avertie par un instinct de leur entente, le cœur défaillant d’une douleurinconnue;cettedameétaitbienmauvaise,des’enprendreainsiàunepauvrefillequinedisait rien ; et lui, décidément, la glaçait d’une peur où tous ses autres sentimentssombraient,sansqu’ellepûtlesanalyser.Alors,danssonabandondeparia,atteinteàses

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plusintimespudeursdefemmeetrévoltéecontrel’injustice,elleétranglalessanglotsquiluimontaientàlagorge.

–N’est-cepas?Qu’ellesepeignedemain,c’estinconvenant,répétaitàMmeAurélieleterribleBourdoncle, qui dès l’arrivée avait condamnéDenise, plein demépris pour sespetitsmembres.

Etlapremièrevintenfinenleverlemanteaudesépaulesdecelle-ci,enluidisanttoutbas:

–Ehbien!mademoiselle,voilàunjolidébut.Vraiment,sivousavezvoulumontrercedontvousêtescapable…Onn’estpasplussotte.

Denise,depeurqueleslarmesneluijaillissentdesyeux,sehâtaderetournerautasdevêtementsqu’elletransportaitetqu’elleclassaitsuruncomptoir.Là,aumoins,elleétaitperdue dans la foule, la fatigue l’empêchait de penser. Mais elle sentit près d’elle lavendeusedelalingerie,qui,lematindéjà,avaitprissadéfense.Cettedernièrevenaitdesuivrelascène,elleluimurmuraitàl’oreille:

–Mapauvrefille,nesoyezdoncpassisensible.Renfoncezça,autrementonvousenferabiend’autres…Moiqui vousparle, je suis deChartres.Oui, parfaitement,PaulineCugnot ; et mes parents sont meuniers, là-bas… Eh bien ! on m’aurait mangée, lespremiersjours,sijenem’étaispasmiseentravers…Allons,ducourage!donnez-moilamain,nouscauseronsgentiment,quandvousvoudrez.

Cettemainquisetendait,redoublaletroubledeDenise.Ellelaserrafurtivement,ellese hâta d’enlever une lourde charge de paletots, craignant encore demal faire et d’êtregrondée,sionluisavaituneamie.

Cependant, Mme Aurélie elle-même venait de poser le manteau sur les épaules deMmeMarty, et l’on se récriait : Oh ! très bien ! ravissant ! tout de suite, ça prenait unetournure.MmeDesforgesdéclaraqu’onnetrouveraitpasmieux.Ilyeutdessaluts,Mouretpritcongé,tandisqueVallagnosc,quiavaitaperçuauxdentellesMmedeBovesetsafille,sehâtad’alleroffrirsonbrasàlamère.DéjàMarguerite,deboutdevantunedescaissesdel’entresol,appelaitlesdiversachatsdeMmeMarty,quipayaetquidonnal’ordredeporterle paquet dans sa voiture.MmeDesforges avait retrouvé tous ses articles à la caisse 10.Puis, ces dames se rencontrèrent une fois encore dans le salon oriental. Elles partaient,maiscefutaumilieud’unecrisebavarded’admiration.MmeGuibalelle-mêmes’exaltait.

–Oh!délicieux!…Onsediraitlà-bas!

–N’est-cepas,unvraiharem?Etpascher!

–LesSmyrne,ah!lesSmyrne!quelstons,quellefinesse!

–EtceKurdistan,voyezdonc!unDelacroix!

Lentement,lafoulediminuait.Desvoléesdecloche,àuneheured’intervalle,avaientdéjà sonné les deuxpremières tables du soir ; la troisième allait être servie, et dans lesrayons,peuàpeudéserts,ilnerestaitquedesclientesattardées,àquileurragededépensefaisaitoublierl’heure.Dudehors,nevenaientplusquelesroulementsdesderniersfiacres,aumilieudelavoixempâtéedeParis,unronflementd’ogrerepu,digérantlestoilesetlesdraps, les soies et lesdentelles, donton legavait depuis lematin.À l’intérieur, sous le

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flamboiement des becs de gaz, qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé lessecousses suprêmes de la vente, c’était comme un champ de bataille encore chaud dumassacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue, campaient parmi la débâcle deleurs casiers et de leurs comptoirs, queparaissait avoir saccagés le souffle furieuxd’unouragan. On longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par ladébandadedeschaises;ilfallaitenjamber,àlaganterie,unebarricadedecartons,entassésautourdeMignot;auxlainages,onnepassaitplusdutout,Liénardsommeillaitau-dessusd’une mer de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites, semblaient desmaisons dont un fleuve débordé charrie les ruines ; et, plus loin, le blanc avait neigé àterre,onbutaitcontredesbanquisesdeserviettes,onmarchaitsur lesfloconslégersdesmouchoirs.Mêmesravagesenhaut,danslesrayonsdel’entresol:lesfourruresjonchaientles parquets, les confections s’amoncelaient comme des capotes de soldatsmis hors decombat,lesdentellesetlalingerie,dépliées,froissées,jetéesauhasard,faisaientsongeràun peuple de femmes qui se serait déshabillé là, dans le désordre d’un coup de désir ;tandisque,enbas,aufonddelamaison,leservicedudépart,enpleineactivité,dégorgeaittoujours les paquets dont il éclatait et qu’emportaient les voitures, dernier branle de lamachinesurchauffée.Mais,àlasoiesurtout,lesclientess’étaientruéesenmasse;là,ellesavaient fait place nette ; on y passait librement, le hall restait nu, tout le colossalapprovisionnementduParis-Bonheurvenaitd’êtredéchiqueté,balayé,commesousunvolde sauterelles dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutin et Favier feuilletaient leurscahiersdedébit, calculaient leur tant pour cent, essoufflésde la lutte.Favier s’était faitquinzefrancs,Hutinn’avaitpuarriverqu’àtreize,battucejour-là,enragédesamauvaisechance. Leurs yeux s’allumaient de la passion du gain, tout le magasin autour d’euxalignaitégalementdeschiffresetflambaitd’unemêmefièvre,danslagaietébrutaledessoirsdecarnage.

–Ehbien!Bourdoncle,criaMouret,tremblez-vousencore?

Ilétaitrevenuàsonpostefavori,enhautdel’escalierdel’entresol,contrelarampe;et,devantlemassacred’étoffesquis’étalaitsouslui,ilavaitunrirevictorieux.Sescraintesdumatin, cemoment d’impardonnable faiblesse que personne ne connaîtrait jamais, lejetaitàunbesointapageurdetriomphe.Lacampagneétaitdoncdéfinitivementgagnée,lepetitcommerceduquartiermisenpièces,lebaronHartmannconquis,avecsesmillionsetsesterrains.Pendantqu’ilregardait lescaissierspenchéssurleursregistres,additionnantles longuescolonnesdechiffres,pendantqu’ilécoutait lepetitbruitde l’or, tombantdeleurs doigts dans les sébiles de cuivre, il voyait déjà le Bonheur des Dames grandirdémesurément,élargirsonhall,prolongersesgaleriesjusqu’àlarueduDix-Décembre.

– Etmaintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que lamaison est trop petite ?…Onauraitvenduledouble.

Bourdoncles’humiliait,ravidurested’êtredanssontort.Maisunspectaclelesrenditgraves.Commetouslessoirs,Lhomme,premiercaissierdelavente,venaitdecentraliserles recettes particulières de chaque caisse ; après les avoir additionnées, il affichait larecette totale, en embrochant dans sa pique de fer la feuille où elle était inscrite ; et ilmontait ensuite cette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des sacs,selonlanaturedunuméraire.Cejour-là,l’oretl’argentdominaient,ilgravissaitlentementl’escalier,portanttroissacsénormes.Privédesonbrasdroit,coupéaucoude,illesserrait

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de son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son menton, pourl’empêcherdeglisser.Sonsouffleforts’entendaitdeloin,ilpassait,écraséetsuperbe,aumilieudurespectdescommis.

–Combien,Lhomme?demandaMouret.

Lecaissierrépondit:

–Quatre-vingtmilleseptcentquarante-deuxfrancsdixcentimes!

UnriredejouissancesoulevaleBonheurdesDames.Lechiffrecourait.C’étaitleplusgroschiffrequ’unemaisondenouveautéseûtencorejamaisatteintenunjour.

Et, le soir, lorsqueDenisemonta se coucher, elle s’appuyait aux cloisons de l’étroitcorridor,souslezincdelatoiture.Danssachambre,laportefermée,elles’abandonnasurlelit, tellementlespiedsluifaisaientdumal.Longtemps,elleregardad’unairhébétélatablede toilette, l’armoire, toute cettenuditéd’hôtelgarni.C’étaitdonc làqu’elle allaitvivre;etsapremièrejournéesecreusait,abominable,sansfin.Jamaisellenetrouveraitlecouragedelarecommencer.Puis,elles’aperçutqu’elleétaitvêtuedesoie;cetuniformel’accablait,elleeutl’enfantillage,pourdéfairesamalle,devouloirremettresavieillerobede laine, restée au dossier d’une chaise. Mais quand elle fut rentrée dans ce pauvrevêtement à elle, une émotion l’étrangla, les sanglots qu’elle contenait depuis le matincrevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle était retombée sur le lit, ellepleurait au souvenirde sesdeuxenfants, ellepleurait toujours sans avoir la forcede sedéchausser,ivredefatigueetdetristesse.

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V

Lelendemain,Deniseétaitdescendueaurayondepuisunedemi-heureàpeine,lorsqueMmeAurélieluiditdesavoixbrève:

–Mademoiselle,onvousdemandeàladirection.

La jeune fille trouvaMouret seul, assis dans le grand cabinet tendu de reps vert. Ilvenait de se rappeler « la mal peignée », comme la nommait Bourdoncle ; et lui quirépugnaitd’ordinaireaurôledegendarme,ilavaiteul’idéedelafairecomparaîtrepourlasecouer un peu, si elle était toujours fagotée en provinciale. La veille, malgré saplaisanterie, il avait éprouvé devantMme Desforges, une contrariété d’amour-propre, envoyantdiscuterl’éléganced’unedesesvendeuses.C’était,chezlui,unsentimentconfus,unmélangedesympathieetdecolère.

–Mademoiselle,commença-t-il,nousvousavionspriseparégardpourvotreoncle,etilnefautpasnousmettredanslatristenécessité…

Mais il s’arrêta. En face de lui, de l’autre côté du bureau, Denise se tenait droite,sérieuseetpâle.Sarobedesoien’étaitplustroplarge,serrantsatailleronde,moulantleslignespuresdesesépaulesdevierge;et,sisachevelure,nouéeengrossestresses,restaitsauvage,elletâchaitdumoinsdesecontenir.Aprèss’êtreendormietoutevêtue,lesyeuxépuisésdelarmes,lajeunefille,enseréveillantversquatreheures,avaiteuhontedecettecrise de sensibilité nerveuse. Et elle s’étaitmise immédiatement à rétrécir la robe, elleavaitpasséuneheuredevantl’étroitmiroir,lepeignedanssescheveux,sanspouvoirlesréduire,commeellel’auraitvoulu.

–Ah!Dieumerci!murmuraMouret,vousêtesmieux,cematin…Seulement,cesontencorecesdiablessesdemèches!

Il s’était levé, il vint corriger sa coiffure, dumême geste familier dontMme Aurélieavaitessayédelefairelaveille.

–Tenez!rentrezdoncçaderrièrel’oreille…Lechignonesttrophaut.

Ellen’ouvraitpaslabouche,elleselaissaitarranger.Malgrésonsermentd’êtreforte,elle était arrivée toute froidedans le cabinet, avec la certitudequ’on l’appelait pour luisignifier son renvoi. Et l’évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas, ellecontinuaitàleredouter,àressentirprèsdeluicemalaisequ’elleexpliquaitparuntroublebien naturel, devant l’homme puissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit sitremblante sous sesmains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de cemouvementd’obligeance,carilcraignaitsurtoutdeperdresonautorité.

– Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau le bureau entre elle et lui,tâchezdeveillersurvotretenue.Vousn’êtesplusàValognes,étudieznosParisiennes…Sile nom de votre oncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire que voustiendrezcequevotrepersonnem’asemblépromettre.Lemalheurestquetoutlemonde

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ici ne partage point mon avis… Vous voilà prévenue, n’est-ce pas ? Ne me faites pasmentir.

Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa curiosité du fémininsimplementmise en éveil par la femme troublante qu’il sentait naître chez cette enfantpauvre et maladroite. Et elle, pendant qu’il la sermonnait, ayant aperçu le portrait deMme Hédouin, dont le beau visage régulier souriait gravement dans le cadre d’or, setrouvaitreprised’unfrisson,malgrélesparolesencourageantesqu’illuiadressait.C’étaitladamemorte,cellequelequartier l’accusaitd’avoir tuée,pourfonderlamaisonsur lesangdesesmembres.

Mouretparlaittoujours.

–Allez,dit-ilenfin,assisetcontinuantàécrire.

Elles’enalla,elleeutdanslecorridorunsoupirdeprofondsoulagement.

Àpartirdecejour,Denisemontrasongrandcourage.Souslescrisesdesasensibilité,il y avait une raison sans cesse agissante, toute une bravoure d’être faible et seul,s’obstinant gaiement au devoir qu’elle s’imposait. Elle faisait peu de bruit, elle allaitdevantelle,droità sonbut,par-dessus lesobstacles ; et cela simplement,naturellement,carsanaturemêmeétaitdanscettedouceurinvincible.

D’abord,elleeutàsurmonterlesterriblesfatiguesdurayon.Lespaquetsdevêtementsluicassaientlesbras,aupointque,pendantlessixpremièressemaines,ellecriaitlanuitenseretournant,courbaturée,lesépaulesmeurtries.Maisellesouffritplusencoredesessouliers,degrossouliersapportésdeValognes,etquelemanqued’argentl’empêchaitderemplacerpardesbottineslégères.Toujoursdebout,piétinantdumatinausoir,grondéesionlavoyaits’appuyeruneminutecontrelaboiserie,elleavaitlespiedsenflés,despetitspiedsdefillettequisemblaientbroyésdansdesbrodequinsdetorture;lestalonsbattaientdefièvre,laplantes’étaitcouverted’ampoules,dontlapeauarrachéesecollaitàsesbas.Puis,elleéprouvaitundélabrementducorpsentier, lesmembreset lesorganes tirésparcettelassitudedesjambes,debrusquestroublesdanssonsexedefemme,quetrahissaientles pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince, l’air si fragile, résista, pendant quebeaucoupdevendeusesdevaientquitterlesnouveautés,atteintesdemaladiesspéciales.Sabonne grâce à souffrir, l’entêtement de sa vaillance lamaintenaient souriante et droite,lorsqu’elledéfaillait,àboutdeforces,épuiséeparuntravailauqueldeshommesauraientsuccombé.

Ensuite,sontourmentfutd’avoirlerayoncontreelle.Aumartyrephysiques’ajoutaitlasourdepersécutiondesescamarades.Aprèsdeuxmoisdepatienceetdedouceur,ellene lesavaitpasencoredésarmées.C’étaientdesmotsblessants,des inventionscruelles,une mise à l’écart qui la frappait au cœur, dans son besoin de tendresse. On l’avaitlongtempsplaisantéesursondébutfâcheux;lesmotsde«sabot»,de«têtedepioche»circulaient,cellesquimanquaientuneventeétaientenvoyéesàValognes,ellepassaitenfinpour la bête du comptoir. Puis, lorsqu’elle se révéla plus tard comme une vendeuseremarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeurindignée;et,àpartirdecemoment,cesdemoiselless’entendirentdemanièreànejamaislui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d’une haineinstinctive,serraientlesrangspournepasêtremangéesparcettenouvellevenue,qu’elles

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redoutaientsous leuraffectationdedédain.QuantàMmeAurélie,elleétaitblesséede laréservefièredelajeunefille,quinetournaitpasautourdesajuped’unaird’admirationcaressante ; aussi l’abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de sacour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d’une flatterie continue, dont sa fortepersonne autoritaire avait besoin pour s’épanouir.Un instant, la seconde,Mme Frédéric,parut ne pas entrer dans le complot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle semontraégalementdure,dèsqu’elles’aperçutdesennuisoùsesbonnesmanièrespouvaientlamettre.Alors,l’abandonfutcomplet,toutess’acharnèrentsur«lamalpeignée»,celle-civécutdansuneluttedechaqueheure,n’arrivantavectoutsoncouragequ’àsemainteniraurayon,difficilement.

Maintenant, telleétait savie. Il lui fallait sourire, faire labraveet lagracieuse,dansunerobedesoiequineluiappartenaitpoint;etelleagonisaitdefatigue,malnourrie,maltraitée,souslacontinuellemenaced’unrenvoibrutal.Sachambreétaitsonuniquerefuge,leseulendroitoùelles’abandonnaitencoreàdescrisesdelarmes,lorsqu’elleavait tropsouffertdurantlejour.Maisunfroidterribleytombaitduzincdelatoiture,couvertedesneigesdedécembre ; elle devait se pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements surelle,pleurersouslacouverture,pourquelageléeneluigerçâtpaslevisage.Mouretneluiadressaitpluslaparole.QuandellerencontraitleregardsévèredeBourdonclependantleservice,elleétaitprised’untremblement,carellesentaitenluiunenneminaturel,quineluipardonneraitpaslapluslégèrefaute.Et,aumilieudecettehostilitégénérale,l’étrangebienveillance de l’inspecteur Jouve l’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait,cherchaitunmotaimable;deuxfois,illuiavaitévitédesréprimandes,sansqu’elleluientémoignâtdelagratitude,plustroubléequetouchéedesaprotection.

Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les armoires, Joseph vintavertirDenisequ’unjeunehommelademandait,enbas.Elledescendit,trèsinquiète.

–Tiens!ditClara,lamalpeignéeadoncunamoureux?

–Fautavoirfaim,ditMarguerite.

Enbas,souslaporte,DenisetrouvasonfrèreJean.Elleluiavaitformellementdéfendudeseprésenterainsiaumagasin,cequiproduisaitleplusmauvaiseffet.Maisellen’osalegronder,tellementilparaissaithorsdelui,sanscasquette,essouffléd’êtrevenuencourantdufaubourgduTemple.

–As-tudixfrancs?balbutia-t-il.Donne-moidixfrancsoujesuisunhommeperdu.

Cegrandgalopinauxcheveuxblondsenvolés,étaitsidrôle,avecsonbeauvisagedefille, en lançant cette phrase de mélodrame, qu’elle aurait souri, sans l’angoisse où lamettaitlademanded’argent.

–Comment!dixfrancs?murmura-t-elle.Qu’ya-t-ildonc?

Il rougit, il expliquaqu’il avait rencontré la sœurd’uncamarade.Denise le fit taire,gagnéepar son embarras, n’ayant pasbesoind’en savoir davantage.Àdeux reprises, ilétait accouru déjà pratiquer des emprunts semblables ; mais il s’agissait seulement, lapremièrefoisdevingt-cinqsous,etlasecondedetrentesous.Toujoursilretombaitdansdeshistoiresdefemme.

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– Jenepeuxpas tedonnerdix francs, reprit-elle.LemoisdePépén’estpas encorepayé,etj’aitoutjustel’argent.Ilmeresteraàpeinedequoiacheterdesbottinesdontj’aigrandbesoin…Àlafin,tun’espasraisonnable,Jean.C’esttrèsmal.

–Alors,jesuisperdu,répéta-t-ilavecungestetragique.Écoute,petitesœur:c’estunegrandebrune,noussommesallésaucaféencompagniedufrère,moijenemedoutaispasquelesconsommations…

Elledutl’interrompredenouveau,etcommedeslarmesmontaientauxyeuxducherécervelé,elle tirasonporte-monnaie,ensortitunepiècededix francs,qu’elle luiglissadanslamain.Toutdesuite,ilsemitàrire.

–Jesavaisbien…Mais,paroled’honneur!jamaisplusdésormais!Ilfaudraitêtreunfameuxchenapan.

Etilrepritsacourse,aprèsl’avoirbaiséesurlesjouescommeunfou.Danslemagasin,desemployéss’étonnaient.

Cettenuit-là,Denisedormitd’unmauvaissommeil.DepuissonentréeauBonheurdesDames, l’argent était son cruel souci. Elle restait toujours au pair, sans appointementsfixes;et,commecesdemoisellesdurayonl’empêchaientdevendre,ellearrivaittoutjusteàpayer lapensiondePépé,grâceauxclientes sansconséquencequ’on lui abandonnait.C’étaitpourelleunemisèrenoire,lamisèreenrobedesoie.Souventelledevaitpasserlanuit,elleentretenaitsonmincetrousseau,reprisantsonlinge,raccommodantseschemisescomme de la dentelle ; sans compter qu’elle avait posé des pièces à ses souliers, aussiadroitementqu’uncordonnierauraitpulefaire.Ellerisquaitdeslessivesdanssacuvette.Mais sa vieille robe de laine l’inquiétait surtout ; elle n’en avait pas d’autres, elle étaitforcée de la remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d’uniforme, ce qui l’usaitterriblement;unetacheluidonnaitlafièvre,lemoindreaccrocdevenaitunecatastrophe.Etrienàelle,pasunsou,pasdequoiacheterlesmenusobjetsdontunefemmeabesoin;elleavaitdûattendrequinzejourspourrenouvelersaprovisiondefiletd’aiguilles.Aussiétaient-cedesdésastres,lorsqueJean,avecseshistoiresd’amour,tombaittoutd’uncoupet saccageait le budget.Une pièce de vingt sous emportée creusait un gouffre.Quant àtrouverdixfrancs le lendemain, ilnefallaitpasysongerun instant.Jusqu’aupetit jour,elleeutdescauchemars,Pépéjetéàlarue,tandisqu’elleretournaitlespavésdesesdoigtsmeurtris,pourvoirs’iln’yavaitpasdel’argentdessous.

Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle de fille bienmise.Desclientes connues vinrent au rayon, Mme Aurélie l’appela plusieurs fois, lui jeta sur lesépaulesdesmanteaux,afinqu’elleenfitvaloirlescoupesnouvelles.Et,tandisqu’ellesecambrait,avecdesgrâcesimposéesdegravuresdemode,ellesongeaitauxquarantefrancsdelapensiondePépé,qu’elleavaitpromisdepayerlesoir.Ellesepasseraitbienencorede bottines, cemois-là ;mais, en joignantmême aux trente francs qui lui restaient, lesquatrefrancsmisdecôtésouàsou,celaneluiferaitjamaisquetrente-quatrefrancs;et,oùprendrait-ellesixfrancspourcompléterlasomme?C’étaituneangoissedontsoncœurdéfaillait.

–Remarquez, les épaules sont libres, disaitMmeAurélie.C’est très distingué et trèscommode…Mademoisellepeutcroiserlesbras.

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–Oh !parfaitement, répétaitDenise,quigardaitunairaimable.Onne le sentpas…Madameenseracontente.

Maintenant, elle se reprochait d’être allée, l’autre dimanche, chercher Pépé chezMme Gras, pour le promener aux Champs-Élysées. Le pauvre enfant sortait si rarementavecelle!Mais ilavait fallu luiacheterdupaind’épiceetunepelle,puis lemenervoirGuignol ; et toutdesuitecelaétaitmontéàvingt-neufsous.Vraiment, Jeannesongeaitguèreaupetit,lorsqu’ilfaisaitdessottises.Ensuite,toutretombaitsurelle.

– Du moment qu’il ne plaît pas à madame…, reprenait la première. Tenez !mademoiselle,mettezlarotonde,afinquemadamejuge.

EtDenisemarchaitàpetitspas,larotondeauxépaules,endisant:

–Elleestpluschaude…C’estlamodedecetteannée.

Jusqu’au soir, derrière sa bonnegrâce demétier, elle se tortura ainsi pour savoir oùtrouverdel’argent.Cesdemoiselles,débordées,luilaissèrentfaireuneventeimportante;maisonétaitaumardi,ilfallaitattendrequatrejours,avantdetoucherlasemaine.Aprèsledîner,ellerésolutderemettreaulendemainsavisitechezMmeGras.Elles’excuserait,diraitavoirétéretenue;etd’icilà,peut-êtreaurait-ellelessixfrancs.

CommeDeniseévitaitlesmoindresdépenses,ellemontaitsecoucherdebonneheure.Que pouvait-elle faire sur les trottoirs, sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujoursinquiétée par la grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines dumagasin ?Après s’être risquée jusqu’au Palais-Royal, pour prendre l’air, elle rentrait vite,s’enfermait,semettaitàcoudreouàsavonner.C’était, le longducouloirdeschambres,unepromiscuitédecaserne,des filles souventpeu soignées,descomméragesd’eauxdetoilette et de linges sales, toute une aigreur qui se dépensait en brouilles et enraccommodements continuels. Du reste, défense de remonter pendant le jour ; elles nevivaientpaslà,ellesylogeaientlanuit,n’yrentrantlesoirqu’àladernièreminute,s’enéchappantlematin,endormiesencore,malréveilléesparundébarbouillagerapide;etcecoupdeventquibalayaitsanscesselecouloir,lafatiguedestreizeheuresdetravailquilesjetaitaulitsansunsouffle,achevaientdechangerlescomblesenuneaubergetraverséeparlamaussaderieéreintéed’unedébandadedevoyageurs.Denisen’avaitpasd’amie.Detoutes ces demoiselles, une seule, PaulineCugnot, lui témoignait quelque tendresse ; etencore, les rayonsdes confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant enguerreouverte, lasympathiedesdeuxvendeusesavaitdû jusque-làseborneràde raresparoles,échangéesencourant.Paulineoccupaitbienunechambrevoisine,àdroitedelachambredeDenise ;mais, commeelledisparaissait au sortirde tableetne revenaitpasavant onze heures, cette dernière l’entendait seulement se mettre au lit, sans jamais larencontrer,endehorsdesheuresdetravail.

Cettenuit-là,Denises’était résignéeàfairedenouveaulecordonnier.Elle tenaitsessouliers,lesexaminait,regardaitcommentellepourraitlesmenerauboutdumois.Enfin,avecuneforteaiguille,elleavaitprislepartiderecoudrelessemelles,quimenaçaientdequitter l’empeigne.Pendantce temps,uncoletdesmanches trempaientdans lacuvette,pleined’eaudesavon.

Chaquesoir,elleentendaitlesmêmesbruits,cesdemoisellesquirentraientuneàune,decourtesconversationschuchotées,desrires,parfoisdesquerelles,qu’onétouffait.Puis,

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les lits craquaient, il y avait des bâillements ; et les chambres tombaient à un lourdsommeil.Savoisinedegauche rêvait souvent touthaut, cequi l’avait effrayéed’abord.Peut-être, d’autres, à son exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré lerèglement;maiscedevaitêtreaveclesprécautionsqu’elleprenaitelle-même,lesgestesralentis,lesmoindreschocsévités,carunsilencefrissonnantsortaitseuldesportescloses.

Onzeheuresétaientsonnéesdepuisdixminutes,lorsqu’unbruitdepasluifitleverlatête.Encoreunedecesdemoisellesquisetrouvaitenretard!EtellereconnutPauline,enentendantcelle-ciouvrirlaported’àcôté.Maiselledemeurastupéfaite:lalingèrerevenaitdoucementetfrappaitchezelle.

–Dépêchez-vous,c’estmoi.

Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurs chambres. Aussi Denisetourna-t-ellelaclefvivement,pourquesavoisinenefûtpassurpriseparMmeCabin,quiveillaitàlastricteobservationdurèglement.

–Elleétaitlà?demanda-t-elleenrefermantlaporte.

–Qui?MmeCabin? dit Pauline.Oh ! ce n’est pas d’elle que j’ai peur…Avec centsous!

Puis,elleajouta:

–Voicilongtempsquejeveuxcauser.Enbas,onnepeutjamais…Puis,vousm’avezeul’airsitriste,cesoir,àtable!

Deniselaremerciait,lapriaitdes’asseoir,touchéedesonairbonnefille.Mais,dansletroubleoùcettevisiteimprévuelamettait,ellen’avaitpaslâchélesoulierqu’elleétaitentrain de recoudre ; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle hocha la tête,regardaautourd’elle,aperçutlesmanchesetlecoldanslacuvette.

– Ma pauvre enfant, je m’en doutais, reprit-elle. Allez ! je connais ça. Dans lespremierstemps,quandjesuisarrivéedeChartres,etquelepèreCugnotnem’envoyaitpasunsou, j’enai lavédeceschemises !Oui,oui, jusqu’àmeschemises ! J’enavaisdeux,vousenaurieztoujourstrouvéunequitrempait.

Elle s’était assise, essoufflée d’avoir couru. Sa large face, aux petits yeux vifs, à lagrandebouchetendre,avaitunegrâce,sousl’épaisseurdestraits.Et,sanstransition,toutd’un coup, elle conta son histoire : sa jeunesse aumoulin, le pèreCugnot ruiné par unprocès, et qui l’avait envoyée à Paris faire fortune, avec vingt francs dans la poche ;ensuite,sesdébutscommevendeuse,d’abordaufondd’unmagasindesBatignolles,puisauBonheurdesDames,de terriblesdébuts, toutes lesblessureset toutes lesprivations ;enfin, savieactuelle, lesdeuxcents francsqu’ellegagnaitparmois, lesplaisirsqu’elleprenait, l’insouciance où elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, unechaînedemontre,luisaientsursarobededrapgrosbleu,pincéecoquettementàlataille;etellesouriaitsoussatoquedevelours,ornéed’unegrandeplumegrise.

Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulait balbutier uneexplication.

–Puisqueçam’estarrivé!répétaPauline.Voyons,jesuisvotreaînée,j’aivingt-sixansetdemi,sansquecelaparaisse…Contez-moivospetitesaffaires.

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Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s’offrait si franchement. Elle s’assit enjupon, un vieux châle noué sur les épaules, près de Pauline en toilette ; et une bonnecauserie s’engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid semblait y couler desmursmansardés,d’unenuditédeprison;maisellesnes’apercevaientpasqueleursdoigtsavaientl’onglée,ellesétaienttoutesàleursconfidences.Peuàpeu,Deniseselivra,parladeJeanetdePépé,ditcombienlaquestiond’argentlatorturait;cequilesamenatoutesdeuxàtombersurcesdemoisellesdesconfections.Paulinesesoulageait.

–Oh ! les mauvaises teignes ! Si elles se conduisaient en bonnes camarades, vouspourriezvousfaireplusdecentfrancs.

–Toutlemondem’enveut,sansquejesachepourquoi,disaitDenisegagnéeparleslarmes. Ainsi M. Bourdoncle est sans cesse à me guetter, pour me prendre en faute,commesijelegênais…Iln’yaguèrequelepèreJouve…

L’autrel’interrompit.

–Cevieuxsinged’inspecteur!Ah!machère,nevousyfiezpoint…Voussavez,leshommesquiontdesgrandsnezcommeça!Ilabeauétalersadécoration,onraconteunehistoirequ’ilauraiteuecheznous,àlalingerie…Maisquevousêtesdoncenfantdevouschagrinerainsi!Est-cemalheureuxd’êtresisensible!Pardi!cequivousarrive,arriveàtoutes:onvousfaitpayerlabienvenue.

Elle lui saisit les mains, elle l’embrassa, emportée par son bon cœur. La questiond’argent était plus grave. Certainement, une pauvre fille ne pouvait soutenir ses deuxfrères, payer la pension du petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant lesquelquessousdouteuxdontlesautresnevoulaientpoint;carilétaitàcraindrequ’onnel’appointâtpasavantlareprisedesaffaires,enmars.

– Écoutez, il est impossible que vous teniez le coup davantage, dit Pauline.Moi, àvotreplace…

Maisunbruit,venuducorridor,lafittaire.C’étaitpeut-êtreMarguerite,qu’onaccusaitdesepromenerenchemisedenuit,pourmoucharder lesommeildesautres.La lingère,qui serrait toujours les mains de son amie, la regarda un moment en silence, l’oreilletendue.Puis,ellerecommençatrèsbas,d’unairdetendreconviction:

–Moi,àvotreplace,jeprendraisquelqu’un.

–Comment,quelqu’un?murmuraDenise,sanscomprendred’abord.

Lorsqu’elleeutcompris,elleretirasesmains,ellerestatoutesotte.Ceconseillagênaitcommeuneidéequineluiétaitjamaisvenue,etdontellenevoyaitpasl’avantage.

–Oh!non,répondit-ellesimplement.

–Alors,continuaPauline,vousnevousensortirezpas,c’estmoiquivousledis !…Leschiffressontlà:quarantefrancspourlepetit,despiècesdecentsousdetempsàautreaugrand;etvousensuite,vousquinepouveztoujoursallermisecommeunepauvresse,avec des souliers dont ces demoiselles plaisantent ; oui, parfaitement, vos souliers vousfontdutort…Prenezquelqu’un,ceserabeaucoupmieux.

–Non,répétaDenise.

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–Ehbien !vousn’êtespas raisonnable…C’est forcé,machère,et sinaturel !Nousavons toutespassépar là.Moi, tenez ! j’étaisaupair,commevous.Pasun liard.Onestcouchéeetnourrie,biensûr;maisilyalatoilette,puisilestimpossiblederestersansunsou,renferméedanssachambre,àregardervolerlesmouches.Alors,monDieu!ilfautselaisseraller…

Et elle parla de son premier amant, un clerc d’avoué, qu’elle avait connu dans unepartie, àMeudon. Après celui-là, elle s’était mise avec un employé des postes. Enfin,depuisl’automne,ellefréquentaitunvendeurduBonMarché,ungrandgarçontrèsgentil,chezlequelellepassaittoutessesheureslibres.Jamaisqu’unàlafois,dureste.Elleétaithonnête,elles’indignait,lorsqu’onparlaitdecesfillesquisedonnentaupremiervenu.

–Jenevousdispointdevousmalconduire,aumoins!reprit-ellevivement.AinsijenevoudraispasêtrerencontréeencompagniedevotreClara,depeurqu’onnem’accusâtdefairelanocecommeelle.Mais,quandonesttranquillementavecquelqu’un,etqu’onn’aaucunreprocheàs’adresser…Çavoussembledoncvilain?

–Non,réponditDenise.Çanemevapas,voilàtout.

Ilyeutunnouveausilence.Danslapetitechambreglacée,toutesdeuxsesouriaient,émuesdecetteconversationàvoixbasse.

– Et puis, il faudrait d’abord avoir de l’amitié pour quelqu’un, reprit-elle, les jouesroses.

Lalingèrefut trèsétonnée.Ellefinitparrire,etelle l’embrassaunesecondefois,endisant:

–Mais,machérie,quandonse rencontreetqu’onseplaît !Êtes-vousdrôle !Onnevousforcerapas…Voyons,voulez-vousquedimancheBaugénousconduisequelquepartàlacampagne?Ilamèneraundesesamis.

–Non,répétaDeniseavecunedouceurentêtée.

Alors,Paulinen’insistaplus.Chacuneétaitmaîtressed’agiràsongoût.Cequ’elleenavait dit, c’était par bonté de cœur, car elle éprouvait un véritable chagrin de voir simalheureuseunecamarade.Et,commeminuitallaitsonner,elleselevapourpartir.Mais,auparavant,elleforçaDeniseàaccepterlessixfrancsquiluimanquaient,enlasuppliantdenepassegêner,denelesrendrequelorsqu’ellegagneraitdavantage.

–Maintenant,ajouta-t-elle,éteignezvotrebougie,pourqu’onnesachepasquelleportes’ouvre…Vouslarallumerezensuite.

Labougieéteinte,toutesdeuxseserrèrentencorelesmains;etPaulinefilalégèrement,rentra chez elle, sans laisser d’autres bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu dusommeil,écrasédefatigue,desautrespetiteschambres.

Avantdesemettreau lit,Denisevoulutacheverderecoudresonsoulieret fairesonsavonnage.Lefroiddevenaitplusvif,àmesurequelanuitavançait.Maisellenelesentaitpas,cettecauserieavaitremuétoutlesangdesoncœur.Ellen’étaitpointrévoltée,illuisemblait bienpermis d’arranger l’existence commeon l’entendait, lorsqu’on se trouvaitseuleetlibresurlaterre.Jamaisellen’avaitobéiàdesidées,saraisondroiteetsanaturesainelamaintenaientsimplementdansl’honnêtetéoùellevivait.Versuneheure,ellese

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coucha enfin. Non, elle n’aimait personne. Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter ledévouementmaternelqu’elleavaitvouéàsesdeuxfrères?Pourtant,ellenes’endormaitpas, des frissons tièdes montaient à sa nuque, l’insomnie faisait passer devant sespaupièresclosesdesformesindistinctes,quis’évanouissaientdanslanuit.

À partir de ce moment, Denise s’intéressa aux histoires tendres de son rayon. Endehors des heures de gros travail, on y vivait dans une préoccupation constante del’homme. Des commérages couraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendanthuitjours.Claraétaitunscandale,avaittroisentreteneurs,disait-on,sanscompterlaqueued’amantsdehasard,qu’elletraînaitderrièreelle;et,siellenequittaitpaslemagasin,oùelle travaillait le moins possible, dans le dédain d’un argent gagné plus agréablementailleurs,c’étaitpoursecouvrirauxyeuxdesafamille;carelleavaitlacontinuelleterreurdupèrePrunaire,quimenaçaitdetomberàParisluicasserlesbrasetlesjambesàcoupsde sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, on ne lui connaissait pasd’amoureux ; cela causait une surprise, toutes se racontaient son aventure, les couchesqu’elleétaitvenuecacheràParis;alors,commentavait-ellepufairecetenfant,sielleétaitvertueuse? et certaines parlaient d’un hasard, en ajoutant qu’elle se gardaitmaintenantpour son cousin de Grenoble. Ces demoiselles plaisantaient aussi Mme Frédéric, luiprêtaientdesrelationsdiscrètesavecdegrandspersonnages;lavéritéétaitqu’onnesavaitriendesesaffairesdecœur;elledisparaissaitlesoir,raidiedanssamaussaderiedeveuve,l’air pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant aux passions deMme Aurélie, à ses prétendues fringales de jeunes hommes obéissants, elles étaientcertainementfausses:oninventaitcelaentrevendeusesmécontentes,histoirederire.Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de maternité à un ami de son fils,seulementelleoccupaitaujourd’hui,danslesnouveautés,unesituationdefemmesérieuse,quines’amusaitplusàdepareilsenfantillages.Puis,venaitletroupeau,ladébandadedusoir,neuf surdixquedesamants attendaient à laporte ; c’était, sur la placeGaillon, lelong de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, toute une factiond’hommesimmobiles,guettantducoindel’œil;et,quandledéfilécommençait,chacuntendaitlebras,emmenaitlasienne,disparaissaitencausant,avecunetranquillitémaritale.

MaiscequitroublaleplusDenise,cefutdesurprendrelesecretdeColomban.Àtouteheure,elleletrouvaitdel’autrecôtédelarue,surleseuilduVieilElbeuf,lesyeuxlevésetnequittantpasduregardcesdemoisellesdesconfections.Quandilsesentaitguettéparelle,ilrougissait,détournaitlatête,commes’ileûtredoutéquelajeunefillenelevendîtàsacousineGeneviève,bienqu’iln’yeûtplusaucunrapportentrelesBauduetleurnièce,depuis l’entrée de celle-ci au Bonheur des Dames. D’abord, elle le crut amoureux deMarguerite,àvoirsesairstransisd’amantquidésespère,carMarguerite,sageetcouchantau magasin, n’était point commode. Puis, elle resta stupéfaite, lorsqu’elle acquit lacertitudequelesregardsardentsducommiss’adressaientàClara.Ilyavaitdesmoisqu’ilbrûlaitainsi,surletrottoird’enface,sanstrouverlecouragedesedéclarer;etcelapourune fille libre, qui demeurait rue Louis-le-Grand, qu’il aurait pu aborder, avant qu’elles’enallâtchaquesoiraubrasd’unnouvelhomme!Claraelle-mêmeneparaissaitpassedouter de sa conquête. La découverte de Denise l’emplit d’une émotion douloureuse.Était-cedoncsibête,l’amour?Quoi!cegarçonquiavaittoutunbonheursouslamain,etquigâtaitsavie,etquiadoraitunegueusecommeunsaint-sacrement!Àpartirdecejour,

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elle éprouva un serrement de cœur, chaque fois qu’elle aperçut, derrière les carreauxverdâtresduVieilElbeuf,leprofilpâleetsouffrantdeGeneviève.

Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselles s’en aller avec leursamants. Celles qui ne couchaient pas au Bonheur des Dames, disparaissaient jusqu’aulendemain,rapportaientàleursrayonsl’odeurdudehorsdansleursjupes,toutuninconnutroublant.Et la jeunefilledevaitparfoisrépondreparunsourireausignedetêteamicaldontlasaluaitPauline,queBaugéattendaitrégulièrementdèshuitheuresetdemie,deboutà l’angle de la fontaineGaillon.Puis, après être sortie la dernière et avoir fait son tourfurtif de promenade, toujours seule, elle était rentrée la première, elle travaillait ou secouchait,latêteoccupéed’unrêve,prisedecuriositésurcetteexistencedeParis,qu’elleignorait.Certes,ellenejalousaitpascesdemoiselles,elleétaitheureusedesasolitude,decette sauvagerie où elle vivait enfermée, comme au fond d’un refuge ; mais sonimagination l’emportait, tâchait de deviner les choses, évoquait les plaisirs sans cessecontésdevantelle,lescafés,lesrestaurants,lesthéâtres,lesdimanchespasséssurl’eauetdanslesguinguettes.Touteunefatigued’espritluienrestait,undésirmêlédelassitude;etilluisemblaitêtredéjàrassasiéedecesamusements,dontellen’avaitjamaisgoûté.

Cependant, il y avait peudeplacepour les songeriesdangereuses, aumilieude sonexistencedetravail.Danslemagasin,sousl’écrasementdestreizeheuresdebesogne,onnepensaitguèreàdestendresses,entrevendeursetvendeuses.Silabataillecontinuelledel’argent n’avait effacé les sexes, il aurait suffi, pour tuer le désir, de la bousculade dechaque minute, qui occupait la tête et rompait les membres. À peine pouvait-on citerquelques rares liaisons d’amour, parmi les hostilités et les camaraderies d’homme àfemme,lescoudoiementssansfinderayonàrayon.Tousn’étaientplusquedesrouages,se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité,additionnantsimplementleursforces,danscetotalbanaletpuissantdephalanstère.Au-dehorsseulement,reprenaitlavieindividuelle,aveclabrusqueflambéedespassionsquiseréveillaient.

DenisevitpourtantunjourAlbertLhomme,lefilsdelapremière,glisserunbilletdanslamaind’unedemoiselledelalingerie,aprèsavoirtraverséplusieursfoislerayon,d’unair d’indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d’hiver, qui va de décembre àfévrier ; et elle avaitdesmomentsde repos,desheurespasséesdebout, lesyeuxperdusdans lesprofondeursdumagasin, à attendre les clientes.Lesvendeusesdes confectionsvoisinaient surtout avec les vendeurs des dentelles, sans que l’intimité forcée allât plusloinquedesplaisanteries,échangéestoutbas.Ilyavait,auxdentelles,unsecondfarceurqui poursuivait Clara de confidences abominables, simplement pour rire, si détaché aufond, qu’il n’essayait seulement pas de la retrouver dehors ; et c’étaient ainsi, d’uncomptoiràl’autre,entrecesmessieursetcesdemoiselles,descoupsd’œild’intelligence,des mots qu’eux seuls comprenaient, parfois des causeries sournoises, le dos à demitourné, l’air rêveur, pour donner le change au terrible Bourdoncle. Quant à Deloche,longtempsilsecontentadesourire,enregardantDenise;puis,ils’enhardit,luimurmuraun mot d’amitié, lorsqu’il la coudoya. Le jour où elle aperçut le fils de Mme Auréliedonnantunbilletàlalingère,Delochejustementluidemandaitsielleavaitbiendéjeuné,parbesoindes’intéresseràelle,etnetrouvantriendeplusaimable.Luiaussivitlatacheblanchedelalettre; il regarda la jeunefille, tousdeuxrougirentdecette intriguenouéedevanteux.

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MaisDenise, sous ces haleines chaudes qui éveillaient peu à peu la femme en elle,gardaitencoresapaixd’enfant.Seule,larencontredeHutinluiremuaitlecœur.Dureste,cen’étaitàsesyeuxquede la reconnaissance,ellesecroyaituniquement touchéede lapolitesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une cliente au rayon, sans qu’elledemeurât confuse. Plusieurs fois, en revenant d’une caisse, elle se surprit faisant undétour, traversant inutilement le comptoir des soieries, la gorge gonflée d’émotion. Unaprès-midi,elleytrouvaMouretquisemblaitlasuivred’unsourire.Ilnes’occupaitplusd’elle,neluiadressaitdeloinenloinuneparolequepourlaconseillersursatoiletteetlaplaisanter,enfillemanquée,ensauvagequi tenaitdugarçonetdont ilne tirerait jamaisune coquette, malgré sa science d’homme à bonnes fortunes ; même il en riait, ildescendait jusqu’àdes taquineries, sansvouloir s’avouer le troubleque lui causait cettepetite vendeuse, avec ses cheveux si drôles. Devant ce sourire muet, Denise trembla,commesielleétaitenfaute.Savait-ildoncpourquoielletraversaitlasoierie,lorsqu’elle-mêmen’auraitpuexpliquercequilapoussaitàunpareildétour?

Hutin,d’ailleurs,neparaissaitnullements’apercevoirdesregardsreconnaissantsdelajeune fille. Ces demoiselles n’étaient pas son genre, il affectait de les mépriser, en sevantantplusquejamaisd’aventuresextraordinairesavecdesclientes:àsoncomptoir,unebaronneavaiteulecoupdefoudre,etlafemmed’unarchitecteluiétaittombéeentrelesbras, un jour qu’il allait chez elle pour une erreur de métrage. Sous cette hâblerienormande,ilcachaitsimplementdesfillesramasséesaufonddesbrasseriesetdescafés-concerts.Commetouslesjeunesmessieursdesnouveautés,ilavaituneragededépense,sebattant la semaineentièreà son rayon,avecuneâpretéd’avare,dans le seuldésirdejeter le dimanche son argent à la volée, sur les champs de courses, au travers desrestaurantsetdesbals;jamaisuneéconomie,pasuneavance,legainaussitôtdévoréquetouché,l’insoucianceabsoluedulendemain.Faviern’étaitpasdecesparties.Hutinetlui,siliésaumagasin,sesaluaientàlaporteetneseparlaientplus;beaucoupdevendeurs,encontinuelcontact,devenaientainsidesétrangers,ignorantleursvies,dèsqu’ilsmettaientlepieddanslarue.MaisHutinavaitpourintimeLiénard.Tousdeuxhabitaientlemêmehôtel,l’hôteldeSmyrne,rueSainte-Anne,unemaisonnoireentièrementoccupéepardesemployésdecommerce.Lematin,ilsarrivaientensemble;puis, lesoir, lepremier libre,lorsqueledépliédesoncomptoirétaitfait,allaitattendrel’autreaucaféSaint-Roch,rueSaint-Roch, un petit café où se réunissaient d’habitude les commis du Bonheur desDames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée des pipes. Souvent, ilsrestaientlà,nepartaientqueversuneheure,lorsquelemaîtredel’établissement,fatigué,lesjetaitdehors.D’ailleurs,depuisunmois,ilspassaientlasoiréetroisfoisparsemaineaufondd’un«beuglant»deMontmartre;etilsemmenaientdescamarades,ilsyfaisaientunsuccèsàMlleLaure,fortechanteuse,ladernièreconquêtedeHutin,dontilsappuyaientletalentdesiviolentscoupsdecanneetdetellesclameurs,qu’àdeuxreprisesdéjàlapoliceavaitdûintervenir.

L’hiverpassadelasorte,Deniseobtintenfintroiscentsfrancsd’appointementsfixes.Il était temps, ses gros souliers ne tenaient plus. Le derniermois, elle évitaitmême desortir,pournepaslescreverd’uncoup.

–MonDieu!mademoiselle,vousfaitesunbruitavecvoschaussures!répétaitsouventMmeAurélie,d’unairagacé.C’estinsupportable…Qu’avez-vousdoncauxpieds?

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Le jouroùDenisedescendit,chausséedebottinesd’étoffe,qu’elleavaitpayéescinqfrancs,MargueriteetClaras’étonnèrentàdemi-voix,defaçonàêtreentendues.

–Tiens!lamalpeignéequialâchésesgaloches,ditl’une.

–Ahbien!repritl’autre,elleadûenpleurer…C’étaientlesgalochesdesamère.

D’ailleurs,unsoulèvementgénéralseproduisitcontreDenise.Lecomptoiravait finipardécouvrirsonamitiéavecPauline,etilvoyaitunebravadedanscetteaffectiondonnéeàunevendeused’uncomptoirennemi.Cesdemoisellesparlaientdetrahison,l’accusaientd’allerrépéteràcôtéleursmoindresparoles.Laguerredelalingerieetdesconfectionsenprit une violence nouvelle, jamais elle n’avait soufflé si rudement : des mots furentéchangés,raidescommedesballes,etilyeutmêmeunegifle,unsoir,derrièrelescartonsdechemises.Peut-être,cettelointainequerellevenait-elledecequelalingerieportaitdesrobes de laine, lorsque les confections étaient vêtues de soie ; en tout cas, les lingèresparlaient de leurs voisines avec desmoues révoltées d’honnêtes filles ; et les faits leurdonnaientraison,onavaitremarquéquelasoiesemblaitinfluersurlesdébordementsdesconfectionneuses.Claraétaitsouffletéedutroupeaudesesamants,Margueriteelle-mêmeavait reçu son enfant à la tête, tandis qu’on accusaitMme Frédéric de passions cachées.ToutcelaàcausedecetteDenise!

–Mesdemoiselles,pasdevilainsmots,tenez-vous!disaitMmeAurélied’unairgrave,aumilieudescolèresdéchaînéesdesonpetitpeuple.Montrezquivousêtes.

Elle préférait se désintéresser. Comme elle le confessait un jour, répondant à unequestion deMouret, ces demoiselles ne valaient pas plus cher les unes que les autres.Mais,brusquement,ellesepassionna,lorsqu’elleappritdelabouchedeBourdonclequ’ilvenait de trouver au fond du sous-sol, son fils en train d’embrasser une lingère, cettevendeuse à qui le jeune homme glissait des lettres. C’était abominable, et elle accusacarrément la lingerie d’avoir fait tomber Albert dans un guet-apens ; oui, le coup étaitmontécontreelle,oncherchaitàladéshonorerenperdantunenfantsansexpérience,aprèss’être convaincu que son rayon restait inattaquable. Elle ne criait si fort que pourembrouillerleschoses,carellen’avaitaucuneillusionsursonfils,ellelesavaitcapabledetoutes lessottises.Uninstant, l’affairefaillitdevenirgrave, legantierMignots’y trouvamêlé;ilétaitl’amid’Albert,ilavantageaitlesmaîtressesquecedernierluiadressait,desfillesencheveuxquifouillaientpendantdesheuresdanslescartons;etilyavait,enoutre,unehistoire degants deSuèdedonnés à la lingère, dont personnen’eut le derniermot.Enfin,lescandalefutétouffé,parégardpourlapremièredesconfections,queMouretlui-mêmetraitaitavecdéférence.Bourdoncle,huit joursplustard,secontentadecongédier,sousunprétexte,lavendeusecoupabledes’êtrelaisséembrasser.S’ilsfermaientlesyeuxsurlesterriblesnocesdudehors,cesmessieursnetoléraientpaslamoindregaudrioledanslamaison.

EtcefutDenisequisouffritdel’aventure.MmeAurélie,touterenseignéequ’elleétait,luigardaunesourderancune;ellel’avaitvuerireavecPauline,ellecrutàunebravade,àdescomméragessur lesamoursdesonfils.Alors,danslerayon,elle isola la jeunefilledavantageencore.Depuislongtemps,elleprojetaitd’emmenercesdemoisellespasserundimanche,prèsdeRambouillet, auxRigolles,oùelleavait achetéunepropriété, sur sescentpremiersmillefrancsd’économie;et,toutd’uncoup,ellesedécida,c’étaitunefaçon

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depunirDenise,delamettreouvertementàl’écart.Seule,cettedernièrenefutpasinvitée.Quinzejoursàl’avance,lerayonnecausaquedelapartie:onregardaitlecielattiédiparle soleil demai, onoccupait déjà chaqueheurede la journée, on se promettait tous lesplaisirs,desânes,dulait,dupainbis.Etrienquedesfemmes,cequiétaitplusamusant!D’habitude,MmeAurélie tuait de la sorte ses joursde congé, en sepromenant avecdesdames;carelleavaitsipeul’habitudedesetrouverenfamille,elleétaitsimalàsonaise,si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez elle, entre son mari et son fils,qu’ellepréférait,mêmecessoirs-là,lâcherleménageetallerdîneraurestaurant.Lhommefilaitdesoncôté,ravidereprendresonexistencedegarçon,etAlbert,soulagé,couraitàsesgueuses ; si bien que, désaccoutumés du foyer, se gênant et s’ennuyant ensemble ledimanche, tous les trois ne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi qu’unhôtelbanaloù l’oncoucheà lanuit.Pour lapartiedeRambouillet,MmeAuréliedéclarasimplementque les convenances empêchaientAlbert d’en être, et que lepère lui-mêmemontrerait du tact en refusant de venir ; ce dont les deux hommes furent enchantés.Cependant,lebienheureuxjourapprochait,cesdemoisellesnetarissaientplus,racontaientdespréparatifsdetoilette,commesiellespartaientpourunvoyagedesixmois;tandisqueDenisedevaitlesentendre,pâleetsilencieusedanssonabandon.

–Hein?ellesvousfontrager?luiditunmatinPauline.C’estmoi,àvotreplace,quilesattraperais!Elless’amusent,jem’amuserais,pardi!…Accompagnez-nousdimanche,BaugémemèneàJoinville.

–Non,merci,réponditlajeunefilleavecsatranquilleobstination.

–Maispourquoi?…Vousavezencorepeurqu’onnevousprennedeforce?

Et Pauline riait d’un bon rire. Denise sourit à son tour. Elle savait bien commentarrivaient leschoses : c’était dans une partie semblable que chacune de ces demoisellesavaitconnusonpremieramant,unamiamenécommeparhasard;etellenevoulaitpas.

–Voyons,repritPauline,jevousjurequeBaugén’amènerapersonne.Nousneseronsquetouslestrois…Puisqueçavousdéplaît,jen’iraispasvousmarier,biensûr.

Denise hésitait, tourmentée d’un tel désir, qu’un flot de sang montait à ses joues.Depuis que ses camarades étalaient leurs plaisirs champêtres, elle étouffait, prise d’unbesoindepleinciel, rêvantdegrandesherbesoùelleentrait jusqu’auxépaules,d’arbresgéants dont les ombres coulaient sur elle comme une eau fraîche. Son enfance, passéedanslesverduresgrassesduCotentin,s’éveillait,avecleregretdusoleil.

–Ehbien!oui,dit-elleenfin.

Toutfutréglé.Baugédevaitvenirprendrecesdemoisellesàhuitheures,sur laplaceGaillon;delà,oniraitenfiacreàlagaredeVincennes.Denise,dontlesvingt-cinqfrancsd’appointements fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants, n’avait pu querafraîchir sa vieille robe de laine noire, en la garnissant de biais de popeline à petitscarreaux;etelles’étaitfaitelle-mêmeunchapeau,avecuneformedecapoterecouvertedesoieetornéed’unrubanbleu.Danscettesimplicité,elleavaitl’airtrèsjeune,unairdefillegrandietropvite,d’unepropretédepauvre,unpeuhonteuseetembarrasséeduluxedébordantdesescheveux,quicrevaient lanuditédesonchapeau.Aucontraire,Paulineétalait une robe de soie printanière, à raies violettes et blanches, une toque appareillée,chargéedeplumes,desbijouxaucouet auxmains, touteune richessedecommerçante

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cossue.C’étaitcommeunerevanchedelasemaine,delasoieledimanche,lorsqu’ellesetrouvait condamnée à la laine dans son rayon ; tandis que Denise, qui traînait sa soied’uniformedulundiausamedi,reprenaitledimanchelalainemincedesamisère.

–VoilàBaugé,ditPauline,endésignantungrandgarçon,deboutprèsdelafontaine.

Elleprésenta sonamant, et toutde suiteDenise fut à sonaise, tellement il lui parutbravehomme.Baugé,énorme,d’uneforcelentedebœufaulabour,avaitunelonguefaceflamande,oùdesyeuxvidesriaientavecunepuérilitéd’enfant.NéàDunkerque,filscadetd’unépicier,ilétaitvenuàParis,presquechasséparsonpèreetsonfrère,quilejugeaienttrop bête.Cependant, auBonMarché, il se faisait troismille cinq cents francs. Il étaitstupide,maistrèsbonpourlestoiles.Lesfemmesletrouvaientgentil.

–Etlefiacre?demandaPauline.

Ilfallutallerjusqu’auboulevard.Déjàlesoleilchauffait,labellematinéedemairiaitsurlepavédesrues;etpasunnuageauciel,touteunegaietévolaitdansl’airbleu,d’unetransparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait les lèvres de Denise ; ellerespirait fortement, il lui semblait que sa poitrine se dégageait d’un étouffement de sixmois.Enfin,ellenesentaitdoncplussurellel’airenfermé,lespierreslourdesduBonheurdesDames ! elle avait doncdevant elle touteune journéede libre campagne ! et c’étaitcommeunenouvellesanté,unejoieinfinie,oùelleentraitavecdessensationsneuvesdegamine.Pourtant,danslefiacre,elledétournalesyeux,gênée,lorsquePaulinemitungrosbaisersurleslèvresdesonamant.

– Tiens ! dit-elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là-bas… Comme ilmarche!

–Ilasoncor,ajoutaPaulinequis’étaitpenchée.Envoilàunvieuxtoqué!Sil’onnediraitpasqu’ilcourtàunrendez-vous!

Lhomme,eneffet,l’étuidesoninstrumentsouslebras,filaitlelongduGymnase,lenez tendu, riant d’aise tout seul, à l’idée du régal qu’il se promettait. Il allait passer lajournéechezunami,uneflûted’unpetitthéâtre,oùdesamateursfaisaientledimanchedelamusiquedechambre,dèsleurcaféaulait.

–Àhuitheures!quelenragé!repritPauline.EtvoussavezqueMmeAurélieettoutesacliqueontdûprendreletraindeRambouilletquipartàsixheuresvingt-cinq…Poursûr,lemarietlafemmeneserencontrerontpas.

ToutesdeuxcausèrentdelapartiedeRambouillet.Ellesnesouhaitaientpasdelapluieaux autres, parce qu’elles auraient aussi gobé le bouillon ;mais, s’il pouvait crever unnuagelà-bas,sansqueleséclaboussuresenvinssentjusqu’àJoinville,ceseraitdrôletoutdemême.Puis,ellestombèrentsurClara,unegâcheusequinesavaitcommentdépenserl’argentdesesentreteneurs:est-cequ’ellen’achetaitpastroispairesdebottinesàlafois,desbottinesqu’ellejetaitlelendemain,aprèslesavoircoupéesavecdesciseaux,àcausedesespiedsquiétaientpleinsdebosses?D’ailleurs,cesdemoisellesdesnouveautésnesemontraientguèreplus raisonnablesquecesmessieurs : ellesmangeaient tout, jamais unsoud’économie,desdeuxetdestroiscentsfrancspassaientparmoisàdeschiffonsetàdesfriandises.

–Maisiln’aqu’unbras!dittoutàcoupBaugé.Commentfait-ilpourjouerducor?

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Il n’avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, qui s’amusait parfois de sanaïveté, lui raconta que le caissier appuyait l’instrument contre un mur ; et il la crutparfaitement, en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prise de remords, elle luiexpliquadequellefaçonLhommeadaptaitàsonmoignonunsystèmedepinces,dontilseservaitensuitecommed’unemain,ilhochalatête,saisideméfiance,déclarantqu’onneluiferaitpasavalercelle-là.

–Tuestropbête!finit-ellepardireenriant.Çanefaitrien,jet’aimetoutdemême.

Lefiacreroulait,onarrivaà lagaredeVincennes, justepouruntrain.C’étaitBaugéquipayait;maisDeniseavaitdéclaréqu’elleentendaitprendresapartdesdépenses ;onrégleraitlesoir.Ilsmontèrentensecondes,touteunegaietébourdonnantes’échappaitdeswagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu des rires. Enfin, ils descendirent àJoinville,passèrentdansl’îletoutdesuite,pourcommanderledéjeuner;etilsrestèrentlà,le longdesberges,sousdehautspeupliersquibordaient laMarne.L’ombreétaitfroide,une haleine vive soufflait dans le soleil, élargissait au loin, sur l’autre rive, la puretélimpide d’une plaine, déroulant des cultures. Denise s’attardait derrière Pauline et sonamant,quimarchaientlesbrasàlataille;elleavaitcueilliunepoignéedeboutonsd’or,elle regardait l’eaucouler,heureuse, lecœurdéfaillant,baissant la tête,quandBaugésepenchaitpourbaiserlanuquedesonamie.Deslarmesluimontèrentauxyeux.Cependant,ellenesouffraitpas.Qu’avait-elleàétoufferainsi,etpourquoicettevastecampagne,oùelles’étaitpromistantd’insouciance,l’emplissait-elled’unregretvaguedontellen’auraitpudirelacause?Puis,audéjeuner,lesriresbruyantsdePaulinel’étourdirent.Celle-ci,quiadorait la banlieued’unepassionde cabotinevivant augaz, dans l’air épaisdes foules,avait voulu manger sous un berceau, malgré la fraîcheur du vent. Elle s’égayait dessoufflesbrusquesquirabattaientlanappe,elletrouvaitdrôlelatonnelle,nueencore,avecson treillage repeint, dont les losanges se découpaient sur le couvert. D’ailleurs, elledévorait,d’unegourmandiseaffaméedefillemalnourrieaumagasin,sedonnantdehorsuneindigestiondeschosesqu’elleaimait ;c’étaitsonvice, toutsonargentpassait là,engâteaux,encrudités,enpetitsplatsdégustéslestementauxheureslibres.CommeDenisesemblait avoir assez desœufs, de la friture et du poulet sauté, elle se retint, elle n’osacommanderdesfraises,uneprimeurencorechère,decraintedetropaugmenterl’addition.

–Maintenant,qu’allons-nousfaire?demandaBaugé,lorsquelecaféfutservi.

D’habitude,l’après-midi,PaulineetluirentraientdîneràParis,pourfinirleurjournéedansunthéâtre.Mais,surledésirdeDenise,ilsdécidèrentqu’onresteraitàJoinville;ceserait drôle,on sedonnerait de la campagnepar-dessus la tête.Et, tout l’après-midi, ilsbattirent leschamps.Un instant, l’idéed’unepromenadeencanot futdiscutée ;puis, ilsl’abandonnèrent, Baugé ramait trop mal. Mais leur flânerie, au hasard des sentiers,revenait quandmême le longde laMarne ; ils s’intéressaient à la viede la rivière, auxescadresdeyolesetdenorvégiennes,auxéquipesdecanotiersquilapeuplaient.Lesoleilbaissait,ilsretournaientversJoinville,lorsquedeuxyoles,descendantlecourantetluttantde vitesse, échangèrent des bordées d’injures, où dominaient les cris répétés de«caboulots»etde«calicots».

–Tiens!ditPauline,c’estM.Hutin.

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– Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil, je reconnais la yoled’acajou…L’autreyoledoitêtremontéeparuneéquiped’étudiants.

Etilexpliqualavieillehainequimettaitsouventauxpriseslajeunessedesécolesetles employés de commerce. Denise, en entendant prononcer le nom de Hutin, s’étaitarrêtée;et,lesyeuxfixes,ellesuivaitlaminceembarcation,ellecherchaitlejeunehommeparmi les rameurs,sansdistinguerautrechoseque les tachesblanchesdedeuxfemmes,dont l’une,assiseà labarre,avaitunchapeaurouge.Lesvoixseperdirentaumilieudugrandruissellementdelarivière.

–Àl’eau,lescaboulots!

–Lescalicots,àl’eau!àl’eau!

Le soir, on retourna au restaurant de l’île.Mais l’air était devenu trop vif, il fallutmanger dans une des deux salles fermées, où l’humidité de l’hiver trempait encore lesnappesd’unefraîcheurdelessive.Dèssixheures,lestablesmanquèrent,lespromeneurssehâtaient,cherchaientuncoin;etlesgarçonsapportaienttoujoursdeschaises,desbancs,rapprochaientlesassiettes,entassaientlemonde.Onétouffaitmaintenant,onfitouvrirlesfenêtres.Dehors,lejourpâlissait,uncrépusculeverdâtretombaitdespeupliers,sirapide,quelerestaurateur,maloutillépourcesrepasàcouvert,n’ayantpasdelampes,dutfairemettreunebougiesurchaquetable.Lebruitétaitassourdissant,desrires,desappels,deschocsdevaisselle;auventdesfenêtres, lesbougiess’effaraientetcoulaient ; tandisquedespapillonsdenuitbattaientdesailes,dansl’airchaufféparl’odeurdesviandes,etquetraversaientdepetitssoufflesglacés.

–Hein?s’amusent-ils? disait Pauline enfoncée dans unematelote, qu’elle déclaraitextraordinaire.

Ellesepenchapourajouter:

–Vousn’avezpasreconnuM.Albert,là-bas?

C’était,eneffet,lejeuneLhomme,aumilieudetroisfemmeséquivoques,unevieilledameenchapeaujaune,àminebassedepourvoyeuse,etdeuxmineures,deuxfillettesdetreizeouquatorzeans,déhanchées,d’uneeffronteriegênante.Lui,trèsivredéjà,tapaitsonverresurlatable,parlaitderosserlegarçon,s’iln’apportaitpasdesliqueurstoutdesuite.

–Ahbien!repritPauline,envoilàunefamille!lamèreàRambouillet,lepèreàParisetlefilsàJoinville…Ilsnesemarcherontpassurlespieds.

Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait la joie de ne plus penser, aumilieud’untelvacarme.Mais,toutd’uncoup,ilyeut,danslasallevoisine,unéclatdevoixquicouvritlesautres.C’étaientdeshurlements,quedesgiflesdurentsuivre,caronentendit des poussées, des chaises abattues, toute une lutte, où revenaient les cris de larivière:

–Àl’eau,lescalicots!

–Lescaboulots,àl’eau!àl’eau!

Et,lorsquelagrossevoixducabaretiereutcalmélabataille,Hutinbrusquementparut.Envareuserouge,unetoquerenverséederrièrelecrâne,ilavaitàsonbraslagrandefille

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blanche, labarreuse,qui,pourporter lescouleursdelayole,s’étaitplantéunetouffedecoquelicotssurl’oreille.Desclameurs,desapplaudissementsaccueillirentleurentrée;etilrayonnait, il bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis desmarins, il étalait uncoupdepoingqui luibleuissait la joue, toutgonfléde la joied’être remarqué.Derrièreeux,l’équipesuivait.Unetablefutprised’assaut,letapagedevintformidable.

–Ilparaît,expliquaBaugé,aprèsavoirécoutélesconversationsderrièrelui, ilparaîtquelesétudiantsontreconnulafemmedeHutin,uneancienneduquartier,quichanteàprésentdansunbeuglant,àMontmartre.Etalorsons’estcognépourelle…Cesétudiants,çanepaiejamaislesfemmes!

– En tout cas, dit Pauline d’un air pincé, elle est joliment laide, celle-là, avec sescheveux carotte…Vrai, je ne sais oùM.Hutin les ramasse,mais elles sont toutes plussaleslesunesquelesautres.

Deniseavaitpâli.C’étaitenelleunfroiddeglace,commesi,goutteàgoutte,lesangde son cœur se fût retiré. Déjà, sur la berge, devant la yole rapide, elle avait senti unpremierfrisson;et,maintenant,ellenepouvaitdouter,cettefilleétaitbienavecHutin.Lagorgeserrée,lesmainstremblantes,ellenemangeaitplus.

–Qu’avez-vous?demandasonamie.

–Rien,balbutia-t-elle,ilfaitunpeuchaud.

MaislatabledeHutinétaitvoisine,etquandileutaperçuBaugé,qu’ilconnaissait,ilengagealaconversationd’unevoixaiguë,pourcontinueràoccuperlasalle.

–Ditesdonc,cria-t-il,êtes-voustoujoursvertueux,auBonMarché?

–Pastantqueça,réponditl’autretrèsrouge.

– Laissez donc ! ils ne prennent que des vierges, et ils ont un confessionnal enpermanencepourlesvendeursquilesregardent…Unemaisonoùl’onfaitdesmariages,merci!

Desriress’élevèrent.Liénard,quiétaitdel’équipe,ajouta:

–Cen’estpascommeauLouvre…Ilyauneaccoucheuseattachéeaucomptoirdesconfections.Paroled’honneur!

La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellement l’accoucheuse lui semblaitdrôle.MaisBaugérestaitvexédesplaisanteriessurl’innocencedesamaison.Ilselançatoutd’uncoup.

–Avec çaquevous êtesbien, auBonheurdesDames !Flanqués à la porte pour unmot!etunpatronquial’airderaccrochersesclientes!

Hutinnel’écoutaitplus,entamaitl’élogedelaPlaceClichy.Ilyconnaissaitunejeunefille, qui était si convenable, que les acheteuses n’osaient s’adresser à elle, de peur del’humilier.Ensuite,ilrapprochasoncouvert,ilracontaqu’ilavaitfaitcentquinzefrancspendantlasemaine;oh!unesemaineépatante,Favierlaisséàcinquante-deuxfrancs,toutle tableaude ligne roulé ; et ça se voyait, n’est-ce pas? il bouffait lamonnaie, il ne secoucherait pas avant d’avoir liquidé les cent quinze francs.Puis, comme il se grisait, il

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tombasurRobineau,cegringaletdesecondquiaffectaitdeseteniràpart,aupointdenepasvouloir,danslarue,marcheravecundesesvendeurs.

–Taisez-vous,ditLiénard,vousparleztrop,moncher.

Lachaleuravaitgrandi,lesbougiescoulaientsurlesnappestachéesdevin;et,parlesfenêtres ouvertes, lorsque le bruit des dîneurs tombait brusquement, entrait une voixlointaine,prolongée,lavoixdelarivièreetdesgrandspeupliers,quis’endormaientdansla nuit calme. Baugé venait de demander l’addition, en voyant que Denise n’allait pasmieux,touteblanche,lementonconvulséparleslarmesqu’elleretenait;maislegarçonnereparaissaitplus,etelledutsubirencoreleséclatsdevoixdeHutin.Maintenant,ilsedisaitpluschicqueLiénard,parcequeLiénardmangeaitsimplementl’argentdesonpère,tandisqueluimangeaitdel’argentgagné,lefruitdesonintelligence.Enfin,Baugépaya,lesdeuxfemmessortirent.

–EnvoilàuneduLouvre,murmuraPaulinedanslapremièresalle,enregardantunegrandefillemincequimettaitsonmanteau.

–Tunelaconnaispas,tun’ensaisrien,ditlejeunehomme.

–Avecça!etlafaçondesedraper!…Rayondel’accoucheuse,va!Sielleaentendu,elledoitêtrecontente!

Ils étaient dehors.Denise eut un soupir de soulagement.Elle avait crumourir, danscettechaleursuffocante,aumilieudecescris;etelleexpliquaittoujourssonmalaiseparlemanqued’air.Àprésent,ellerespirait.Unefraîcheurtombaitducielétoilé.Commelesdeux jeunes filles quittaient le jardin du restaurant, une voix timide murmura dansl’ombre:

–Bonsoir,mesdemoiselles.

C’étaitDeloche.Ellesnel’avaientpasvuaufonddelapremièresalle,oùildînaitseul,aprèsêtrevenudeParisàpied,pourleplaisir.Enreconnaissantcettevoixamie,Denise,souffrante,cédamachinalementaubesoind’unsoutien.

–MonsieurDeloche,vousrentrezavecnous,dit-elle.Donnez-moivotrebras.

DéjàPaulineetBaugémarchaientdevant.Ilss’étonnèrent.Ilsn’auraientpascruqueçaseferaitainsi,etaveccegarçon.Pourtant,commeonavaituneheureencoreavantdeprendre le train, ilsallèrent jusqu’auboutde l’île, ils suivirent laberge, sous lesgrandsarbres;et,detempsàautre,ilsseretournaient,ilsmurmuraient:

–Oùsont-ilsdonc?Ah!lesvoici…c’estdrôletoutdemême.

D’abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement, le vacarme durestaurantsemourait,prenaitunedouceurmusicale,aufonddelanuit;etilsentraientplusavant dans le froid des arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougiess’éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d’eux, c’était comme un mur deténèbres,unemassed’ombre,sicompacte,qu’ilsnedistinguaientpasmêmelatracepâledu sentier. Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leurs yeuxs’accoutumèrent,ilsvirentàdroitelestroncsdespeupliers,pareilsàdescolonnessombresportantlesdômesdeleursbranches,criblésd’étoiles; tandisque,surladroite, l’eaupar

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momentsavaitdanslenoirunluisantdemiroird’étain.Leventtombait,ilsn’entendaientplusqueleruissellementdelarivière.

– Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit par balbutier Deloche, qui sedécidaàparlerlepremier.Vousnesavezpascombienvousmefaitesplaisir,enconsentantàvouspromeneravecmoi.

Et, lesténèbresaidant,aprèsbiendesparolesembarrassées,ilosadirequ’il l’aimait.Depuislongtemps,ilvoulaitleluiécrire;etjamaisellenel’auraitsupeut-être,sanscettebellenuitcomplice,sanscetteeauquichantaitetcesarbresquilescouvraientdurideaudeleurs ombrages. Pourtant, elle ne répondait point, ellemarchait toujours à son bras, dumême pas de souffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu’il entendit un légersanglot.

–Oh!monDieu!reprit-il,vouspleurez,mademoiselle,vouspleurez…Est-cequejevousaifaitdelapeine?

–Non,non,murmura-t-elle.

Elle tâchaitderetenirses larmes,maisellenelepouvaitpas.Àtabledéjà,elleavaitcru que son cœur éclatait. Et, maintenant, elle s’abandonnait dans cette ombre, dessanglotsvenaientdel’étouffer,enpensantque,siHutinsetrouvaitàlaplacedeDelocheet lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans force.Cet aveuqu’elle se faisait enfin,l’emplissaitdeconfusion.Unehonteluibrûlaitlaface,commesiellefûttombéesouscesarbres,auxbrasdecegarçonquis’étalaitavecdesfilles.

–Jenevoulaispasvousoffenser,répétaitDelochequeleslarmesgagnaient.

– Non, écoutez, dit-elle d’une voix encore tremblante, je n’ai aucune colère contrevous.Seulement,jevousenprie,nemeparlezpluscommevousvenezdelefaire…Cequevousdemandezestimpossible.Oh!vousêtesunbongarçon,jeveuxbienêtrevotreamie,maispasdavantage…Entendez-vous,votreamie!

Ilfrémissait.Aprèsquelquespasfaitsensilence,ilbalbutia:

–Enfin,vousnem’aimezpas?

Et, comme elle lui évitait le chagrin d’un non brutal, il reprit d’une voix douce etnavrée:

–D’ailleurs,jem’yattendais…Jamaisjen’aieudechance,jesaisquejenepuisêtreheureux.Chezmoi, onme battait.À Paris, j’ai toujours été un souffre-douleur.Voyez-vous, lorsqu’onne sait pas prendre lesmaîtresses des autres, et qu’on est assez gauchepournepasgagnerdel’argentautantqu’eux,ehbien!ondevraitcrevertoutdesuitedansuncoin…Oh!soyeztranquille,jenevoustourmenteraiplus.Quantàvousaimer,vousnepouvezm’enempêcher,n’est-cepas?Jevousaimeraipourrien,commeunebête…Voilà!toutfichelecamp,c’estmapartdanslavie.

Àsontour,ilpleura.Elleleconsolait,etdansleureffusionamicale,ilsapprirentqu’ilsétaientdumêmepays,elledeValognes, luideBriquebec,à treizekilomètres.Cefutunnouveaulien.Sonpèreàlui,petithuissiernécessiteux,d’unejalousiemaladive,lerossaitenletraitantdebâtard,exaspérédesalonguefigureblêmeetdesescheveuxdechanvre,qui,disait-il,n’étaientpasdans la famille. Ilsenarrivèrentàparlerdesgrandsherbages

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entourés de haies vives, des sentiers couverts qui se perdent sous les ormes, des routesgazonnées comme des allées de parc. Autour d’eux, la nuit pâlissait encore, ilsdistinguaientlesjoncsdelarive,ladentelledesombrages,noiresurlescintillementdesétoiles ; et un apaisement leur venait, ils oubliaient leurs maux, rapprochés par leurmalchance,dansuneamitiédebonscamarades.

–Ehbien?demandavivementPaulineàDenise,enlaprenantàpart,quandilsfurentdevantlastation.

Lajeunefillecompritausourireetautondetendrecuriosité.Elledevinttrèsrouge,enrépondant:

–Maisjamais,machère!Puisquejevousaiditquejenevoulaispas!…Ilestdemonpays.NouscausionsdeValognes.

Pauline etBaugé restèrentperplexes, dérangésdans leurs idées, ne sachantplusquecroire.DelochelesquittasurlaplacedelaBastille;commetouslesjeunesgensaupair,ilcouchait au magasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentrer avec lui,Denise,quis’étaitfaitdonnerunepermissiondethéâtre,acceptad’accompagnerPaulinechezBaugé.Celui-ci,pourserapprocherdesamaîtresse,étaitvenudemeurerrueSaint-Roch.Onpritunfiacre,etDenisedemeurastupéfaite,lorsque,enchemin,ellesutquesonamieallaitpasser lanuitavec le jeunehomme.Rienn’étaitplus facile,ondonnaitcinqfrancs à Mme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugé fit les honneurs de sachambre,garniedevieuxmeublesEmpire,envoyésparsonpère.IlsefâchaquandDeniseparladerégler,puisfinitparaccepterlesquinzefrancssoixante,qu’elleavaitposéssurlacommode ; mais il voulut alors lui offrir une tasse de thé, et il se battit contre unebouilloire à esprit-de-vin, fut obligé de redescendre acheter du sucre. Minuit sonnait,quandilemplitlestasses.

–Ilfautquejem’enaille,répétaitDenise.

EtPaulinerépondait:

–Toutàl’heure…Lesthéâtresnefermentpassitôt.

Deniseétaitgênéedanscettechambredegarçon.Elleavaitvusonamiesemettreenjuponetencorset,ellelaregardaitpréparerlelit, l’ouvrir, taperlesoreillersdesesbrasnus;etcepetitménaged’unenuitd’amour, faitdevantelle, la troublait, luicausaitunehonte, en éveillant de nouveau, dans son cœur blessé, le souvenir deHutin. Ce n’étaitguèresalutairedes journéespareilles.Enfin,àminuitunquart,elle lesquitta.Maisellepartitconfuse, lorsque,enréponseàsonsouhait innocentd’unebonnenuit,Paulinecriaétourdiment:

–Merci,lanuitserabonne!

La porte particulière qui menait à l’appartement de Mouret et aux chambres dupersonnel,setrouvaitrueNeuve-Saint-Augustin.MmeCabintiraitlecordon,puisdonnaitun coup d’œil, pour pointer la rentrée. Une veilleuse éclairait faiblement le vestibule,Denisesetrouvadanscettelueur,hésitante,prised’uneinquiétude,carentournantlecoindelarue,elleavaitvulaporteserefermersurl’ombrevagued’unhomme.Cedevaitêtrelepatron,rentrantdesoirée;etl’idéequ’ilétaitlà,danslenoir,àl’attendrepeut-être,luicausaitunedecespeursétranges,dont il labouleversaitencore,sansmotif raisonnable.

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Quelqu’unremuaaupremier,desbottescraquaient.Alors,elleperdit latête,ellepoussaune porte qui donnait sur le magasin, et qu’on laissait ouverte, pour les rondes desurveillance.Elleétaitdanslerayondelarouennerie.

–MonDieu!commentfaire?balbutia-t-elle,aumilieudesonémotion.

Lapenséeluivintqu’ilexistait,enhaut,uneautreportedecommunication,conduisantaux chambres. Seulement, il fallait traverser tout le magasin. Elle préféra ce voyage,malgrélesténèbresquinoyaientlesgaleries.Pasunbecdegaznebrûlait,iln’yavaitquedes lampes à huile, accrochées de loin en loin aux branches des lustres ; et ces clartéséparses,pareillesàdes taches jaunes, etdont lanuitmangeait les rayons, ressemblaientauxlanternespenduesdansdesmines.Degrandesombresflottaient,ondistinguaitmallesamoncellementsdemarchandises,quiprenaientdesprofilseffrayants,colonnesécroulées,bêtes accroupies, voleurs à l’affût. Le silence lourd, coupé de respirations lointaines,élargissaitencorecesténèbres.Pourtant,elles’orienta: leblanc,àsagauche,faisaitunecouléepâle,commelebleuissementdesmaisonsd’unerue,sousuncield’été;alors,ellevouluttraversertoutdesuitelehall,maiselleseheurtadansdespilesd’indienneetjugeaplussûrdesuivrelabonneterie,puisleslainages.Là,untonnerrel’inquiéta,leronflementsonoredeJoseph,legarçon,quidormaitderrièrelesarticlesdedeuil.Ellesejetavitedanslehall,quelevitrageéclairaitd’unelumièrecrépusculaire ; il semblaitagrandi,pleindel’effroi nocturne des églises, avec l’immobilité de ses casiers et les silhouettes de sesgrandsmètres,quidessinaientdescroixrenversées.Maintenantellefuyait.Àlamercerie,àlaganterie,ellefaillitenjamberencoredesgarçonsdeservice,etellesecrutseulementsauvée,lorsqu’elletrouvaenfinl’escalier.Mais,enhaut,devantlerayondesconfections,uneterreurlasaisit,enapercevantunelanterne,dontl’œilclignotantmarchait:c’étaituneronde,deuxpompiersentraindemarquerleurpassageauxcadransdesindicateurs.Ellerestauneminutesanscomprendre,ellelesregardapasserdeschâlesàl’ameublement,puisàlalingerie,épouvantéedeleurmanœuvreétrange,delaclefquigrinçait,desportesdetôlequiretombaientavecunbruitdemassacre.Quandilsapprochèrent,elleseréfugiaaufonddusalondesdentelles,d’oùlebrusqueappeld’unevoixlafitaussitôtressortir,pourgagner laportede communicationencourant.Elle avait reconnu lavoixdeDeloche, ilcouchaitdanssonrayon,surunpetitlitdefer,qu’ildressaitlui-mêmetouslessoirs;etiln’ydormaitpasencore,ilyrevivait,lesyeuxouverts,lesheuresdoucesdelasoirée.

–Comment ! c’est vous,mademoiselle ! ditMouret, queDenise trouva devant elle,dansl’escalier,unepetitebougiedepocheàlamain.

Ellebalbutia,voulutexpliquerqu’ellevenaitdechercherquelquechoseaurayon.Maisilnesefâchaitpoint,illaregardaitdesonairàlafoispaterneletcurieux.

–Vousaviezdoncunepermissiondethéâtre?

–Oui,monsieur.

–Etvousêtes-vousdivertie?…Àquelthéâtreêtes-vousallée?

–Monsieur,jesuisalléeàlacampagne.

Celalefitrire.Puis,ildemanda,enappuyantsurlesmots:

–Touteseule?

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–Non,monsieur,avecuneamie,répondit-elle,lesjouesempourprées,honteusedelapenséequ’ilavaitsansdoute.

Alors,ilsetut.Maisil laregardaittoujours,danssapetiterobenoire,coifféedesonchapeaugarnid’unseulrubanbleu.Est-cequecettesauvageonnefiniraitpardevenirunejoliefille?Ellesentaitbondesacourseaugrandair,elleétaitcharmanteavecsesbeauxcheveux épeurés sur son front. Et lui qui, depuis six mois, la traitait en enfant, qui laconseillait parfois, cédant à des idées d’expérience, à des envies méchantes de savoircomment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riait plus, il éprouvait unsentimentindéfinissabledesurpriseetdecrainte,mêlédetendresse.Sansdoute,c’étaitunamantqui l’embellissait ainsi.Àcettepensée, il lui semblaqu’unoiseau favori, dont iljouait,venaitdelepiquerausang.

–Bonsoir,monsieur,murmuraDenise,encontinuantdemonter,sansattendre.

Ilneréponditpas,laregardadisparaître.Puis,ilrentrachezlui.

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VI

Quand lamorte-saison d’été fut venue, un vent de panique souffla au Bonheur desDames. C’était le coup de terreur des congés, les renvois en masse dont la directionbalayaitlemagasin,videdeclientespendantleschaleursdejuilletetd’août.

Mouret,chaquematin,lorsqu’ilfaisaitavecBourdonclesoninspection,prenaitàpartles chefs de comptoir, qu’il avait poussés, l’hiver, pour que la vente ne souffrît pas, àengagerplusdevendeursqu’ilneleurenfallait,quitteàécrémerensuiteleurpersonnel.Ils’agissaitmaintenantdediminuerlesfrais,enrendantaupavéunbontiersdescommis,lesfaiblesquiselaissaientmangerparlesforts.

–Voyons,disait-il,vousenavezlà-dedansquinefontpasvotreaffaire…Onnepeutlesgarderpourtantàresterainsi,lesmainsballantes.

Et,silechefdecomptoirhésitait,nesachantlesquelssacrifier:

–Arrangez-vous,sixvendeursdoiventvoussuffire…Vousenreprendrezenoctobre,ilentraîneassezdanslesrues!

D’ailleurs,Bourdonclesechargeaitdesexécutions. Ilavait,deses lèvresminces,unterrible:«Passezàlacaisse!»quitombaitcommeuncoupdehache.Toutluidevenaitprétextepourdéblayerleplancher.Ilinventaitdesméfaits,ilspéculaitsurlespluslégèresnégligences.«Vousétiezassis,monsieur:passezàlacaisse!–Vousrépondez,jecrois:passezàlacaisse!–Vossouliersnesontpascirés:passezàlacaisse!»Etlesbraveseux-mêmes tremblaient, devant lemassacre qu’il laissait derrière lui. Puis, lamécanique nefonctionnant pas assez vite, il avait imaginé un traquenard, où, en quelques jours, ilétranglaitsansfatiguelenombredevendeurscondamnésd’avance.Dèshuitheures,ilsetenaitdeboutsouslaporte,samontreàlamain;et,àtroisminutesderetard,l’implacable:«Passezàlacaisse!»hachaitlesjeunesgensessoufflés.C’étaitdelabesognevivementetproprementfaite.

–Vousavezunesalefigure,vous!finit-ilpardireunjouràunpauvrediabledontlenezdetraversl’agaçait.Passezàlacaisse!

Lesprotégésobtenaientquinzejoursdevacances,qu’onneleurpayaitpas,cequiétaitune façon plus humaine de diminuer les frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leursituationprécaire,souslefouetdelanécessitéetdel’habitude.Depuisleurdébarquementà Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient leur apprentissage à droite, lefinissaient à gauche, étaient renvoyés ou s’en allaient d’eux-mêmes, tout d’un coup, auhasard de l’intérêt.L’usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers ; et cela passaitdanslebranleindifférentdelamachine,lerouageinutileétaittranquillementjetédecôté,ainsiqu’unerouedefer,àlaquelleonnegardeaucunereconnaissancedesservicesrendus.Tantpispourceuxquinesavaientpassetaillerleurpart!

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Maintenant, les rayons ne causaient plus d’autre chose. Chaque jour, de nouvelleshistoirescirculaient.Onnommait lesvendeurscongédiés,comme,en tempsd’épidémie,oncompte lesmorts.Les châles et les lainages surtout furent éprouvés : sept commisydisparurentenunesemaine.Puis,undramebouleversalalingerie,oùuneacheteuses’étaittrouvéemal, en accusant la demoiselle qui la servait demanger de l’ail ; et celle-ci futchasséesurl’heure,bienque,peunourrieettoujoursaffamée,elleachevâtsimplementaucomptoir toute une provision de croûtes de pain. La direction semontrait impitoyable,devant la moindre plainte des clientes ; aucune excuse n’était admise, l’employé avaittoujours tort, devait disparaître ainsi qu’un instrument défectueux, nuisant au bonmécanismede lavente ;et lescamaradesbaissaient la tête,ne tentaientmêmepasde ledéfendre.Danslapaniquequisoufflait,chacuntremblaitpoursoi:Mignot,unjourqu’ilsortaitunpaquetsoussa redingote,malgré le règlement, faillitêtresurpriset secrutducoupsurlepavé;Liénard,dontlaparesseétaitcélèbre,dutàlasituationdesonpèredansles nouveautés, de n’être pas mis à la porte, un après-midi que Bourdoncle le trouvadormant debout, entre deux piles de velours anglais. Mais les Lhomme surtouts’inquiétaient, s’attendaient chaque matin au renvoi de leur fils Albert : on était trèsmécontentde la façondont il tenaitsacaisse,des femmesvenaient ledistraire ;etdeuxfoisMmeAuréliedutfléchirladirection.

Cependant,Denise,aumilieudececoupdebalai,étaitsimenacée,qu’ellevivaitdanslacontinuelleattented’unecatastrophe.Elleavaitbeauêtrecourageuse,lutterdetoutesagaietéetdetoutesaraison,pournepascéderauxcrisesdesanaturetendre:deslarmesl’aveuglaientdèsqu’elleavaitrefermélaportedesachambre,ellesedésolaitensevoyantàlarue,fâchéeavecsononcle,nesachantoùaller,sansunsoud’économie,etayantsurles bras les deux enfants. Les sensations des premières semaines renaissaient, il luisemblait être un grain demil sous unemeule puissante ; et c’était, en elle, un abandondécouragé,àsesentirsipeudechose,danscettegrandemachinequil’écraseraitavecsatranquille indifférence.Aucuneillusionn’étaitpossible: si l’oncongédiaitunevendeusedesconfections, elle se trouvaitdésignée.Sansdoute,pendant lapartiedeRambouillet,cesdemoisellesavaientmontélatêtedeMmeAurélie,carcettedernièrelatraitaitdepuislors d’un air de sévérité, où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pasd’ailleurs d’être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une façon de narguer lecomptoir tout entier, en s’affichant dehors avec une demoiselle du comptoir ennemi.Jamais Denise n’avait plus souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de leconquérir.

–Laissez-lesdonc!répétaitPauline,desposeusesquisontbêtescommedesoies!

Mais c’était justement ces allures de dame qui intimidaient la jeune fille. Presquetouteslesvendeuses,dansleurfrottementquotidienaveclaclientèleriche,prenaientdesgrâces,finissaientparêtred’uneclassevague,flottantentrel’ouvrièreetlabourgeoise;et,sous leurartdes’habiller,sous lesmanièreset lesphrasesapprises, iln’yavaitsouventqu’une instruction fausse, la lecturedespetits journaux,des tiradesdedrame, toutes lessottisescourantesdupavédeParis.

–Voussavezquelamalpeignéeaunenfant,ditunmatinClara,enarrivantaurayon.

Et,commeons’étonnait:

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–Puisquejel’aivuehiersoirquipromenaitlemioche!…Elledoitleremiserquelquepart.

Àdeuxjoursdelà,Marguerite,enremontantdedîner,donnauneautrenouvelle.

–C’estdupropre,jeviensdevoirl’amantdelamalpeignée…Unouvrier,imaginez-vous!oui,unsalepetitouvrier,avecdescheveuxjaunes,quilaguettaitàtraverslesvitres.

Dèslors,cefutunevéritéacquise:Deniseavaitunmanœuvrepouramant,etcachaitun enfant dans le quartier.On la cribla d’allusionsméchantes. La première fois qu’ellecomprit, elle devint toute pâle, devant lamonstruosité de pareilles suppositions.C’étaitabominable,ellevouluts’excuser,ellebalbutia:

–Maiscesontmesfrères!

–Oh!sesfrères!ditClaradesavoixdeblague.

IlfallutqueMmeAurélieintervînt.

– Taisez-vous ! mesdemoiselles, vous feriez mieux de changer ces étiquettes…MademoiselleBaudu est bien libre de semal conduire dehors. Si elle travaillait ici, aumoins!

Etcettedéfensesècheétaitunecondamnation.Lajeunefille,suffoquéecommesionl’avaitaccuséed’uncrime,tâchavainementd’expliquerlesfaits.Onriait,onhaussaitlesépaules.Elleengardauneplaieviveaucœur.Deloche, lorsque lebruit se répandit, futtellement indigné, qu’il parlait de gifler ces demoiselles des confections ; et, seule, lacrainte de la compromettre le retint.Depuis la soirée de Joinville, il avait pour elle unamoursoumis,uneamitiépresquereligieuse,qu’il lui témoignaitparsesregardsdebonchien.Personnenedevaitsoupçonnerleuraffection,caronseseraitmoquéd’eux ;maiscela ne l’empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de poing vengeur, sijamaisons’attaquaitàelledevantlui.

Denisefinitparneplusrépondre.C’était tropodieux,personnenelacroirait.Quandune camarade risquait une nouvelle allusion, elle se contentait de la regarder fixement,d’unair tristeetcalme.D’ailleurs,elleavaitd’autresennuis,dessoucismatérielsqui lapréoccupaientdavantage.Jeancontinuaitàn’êtrepasraisonnable, il laharcelait toujoursdedemandesd’argent.Peude semaines sepassaient, sansqu’elle reçûtde lui touteunehistoire,enquatrepages;et,quand levaguemestrede lamaison lui remettaitces lettresd’une grosse écriture passionnée, elle se hâtait de les cacher dans sa poche, car lesvendeusesaffectaientderire,enchantonnantdesgaillardises.Puis,aprèsavoirinventédesprétextes pour aller déchiffrer les lettres à l’autre bout du magasin, elle était prise deterreurs:cepauvreJeanluisemblaitperdu.Touteslesbourdesréussissaientauprèsd’elle,desaventuresd’amourextraordinaires,dontsonignorancedeceschosesexagéraitencorelespérils.C’étaientunepiècedequarantesouspouréchapperàlajalousied’unefemme,etdescinqfrancs,etdessixfrancsquidevaientréparerl’honneurd’unepauvrefille,queson père tuerait sans cela. Alors, comme ses appointements et son tant pour cent nesuffisaientpoint,elleavaiteul’idéedechercherunpetittravail,endehorsdesonemploi.Elle s’en était ouverte à Robineau, qui lui restait sympathique, depuis leur premièrerencontre chez Vinçard ; et il lui avait procuré des nœuds de cravate, à cinq sous ladouzaine.Lanuit,deneufheuresàuneheure,ellepouvaitencoudresixdouzaines,cequi

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lui faisait trentesous, sur lesquels il fallaitdéduireunebougiedequatresous.Maiscesvingt-sixsousparjourentretenaientJean,elleneseplaignaitpasdumanquedesommeil,elleseseraitestiméetrèsheureuse,siunecatastrophen’avaitunefoisencorebouleverséson budget. À la fin de la seconde quinzaine, lorsqu’elle s’était présentée chezl’entrepreneuse des nœuds de cravate, elle avait trouvé porte close : une faillite, unebanqueroute,quiluiemportaitdix-huitfrancstrentecentimes,sommeconsidérable,etsurlaquelle, depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du rayondisparaissaientdevantcedésastre.

–Vousêtes triste, luiditPauline,qui larencontra,dans lagaleriede l’ameublement.Est-cequevousavezbesoindequelquechose,dites?

MaisDenisedevaitdéjàdouzefrancsàsonamie.Ellerépondit,enessayantdesourire:

–Non,merci…J’aimaldormi,voilàtout.

C’était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois. Sur les quatre centsemployés, Bourdoncle en avait déjà balayé cinquante ; et le bruit courait d’exécutionsnouvelles. Elle ne songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était toutentièreàl’angoissed’uneaventuredeJean,plusterrifiantequelesautres.Cejour-là,illuifallait quinze francs, dont l’envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d’un maritrompé.Laveille,elleavaitreçuunepremièrelettre,posantledrame;puis,coupsurcoup,il en était venu deux autres, la dernière surtout qu’elle achevait, quand Pauline l’avaitrencontrée,etoùJeanluiannonçaitsamortpourlesoir,s’iln’avaitpaslesquinzefrancs.Ellesetorturaitl’esprit.ImpossibledeprendresurlapensiondePépé,payéedepuisdeuxjours.Touteslesmalchancestombaientàlafois,carelleespéraitrentrerdanssesdix-huitfrancs trente, en s’adressant à Robineau, qui retrouverait peut-être l’entrepreneuse desnœudsdecravate ;maisRobineau,ayantobtenuuncongédedeuxsemaines,n’étaitpasrevenulaveille,commeonl’attendait.

Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque toutes deux serejoignaientainsi,aufondd’unrayonécarté,ellescausaientquelquesminutes, l’œilauxaguets. Soudain, la lingère eut un geste de fuite : elle venait d’apercevoir la cravateblanched’uninspecteur,quisortaitdeschâles.

–Ah!non,c’estlepèreJouve,murmura-t-elled’unairrassuré.Jenesaiscequ’ila,cevieux, à rire, quand il nousvoit ensemble…Àvotreplace, j’aurais peur, car il est tropgentilpourvous.Unchien fini,mauvaiscomme lagale,etquicroitencoreparleràsestroupiers!

En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour la sévérité de sasurveillance. Plus de lamoitié des renvois se faisaient sur ses rapports. Son grand nezrouge d’ancien capitaine noceur ne s’humanisait que dans les comptoirs tenus par desfemmes.

–Pourquoiaurais-jepeur?demandaDenise.

– Dame ! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la reconnaissance…Plusieursdecesdemoisellesseleménagent.

Jouves’étaitéloigné,enfeignantdenepaslesvoir;etellesl’entendirentquitombaitsurunvendeurdesdentelles,coupablederegarderunchevalabattu,dans larueNeuve-

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Saint-Augustin.

–Àpropos,repritPauline,est-cequevousnecherchiezpasM.Robineau,hier?Ilestrevenu.

Denisesecrutsauvée.

–Merci,jevaisfaireletouralorsetpasserparlasoierie…Tantpis!onm’aenvoyéelà-haut,àl’atelier,pourunpoignet.

Ellesseséparèrent.Lajeunefille,d’unairaffairé,commesiellecouraitdecaisseencaisse,à la recherched’uneerreur,gagna l’escalieretdescenditdans lehall. Ilétaitdixheuresmoinsunquart,lapremièretablevenaitd’êtresonnée.Unlourdsoleilchauffaitlesvitrages, etmalgré les stores de toile grise, la chaleur tombait dans l’air immobile. Parmoments,unehaleinefraîchemontaitdesparquets,quedesgarçonsdemagasinarrosaientd’unmincefiletd’eau.C’étaitunesomnolence,unesiested’été,aumilieuduvideélargides comptoirs, pareils à des chapelles, où l’ombre dort, après la dernière messe. Desvendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes suivaient les galeries,traversaientlehall,decepasabandonnédesfemmesquelesoleiltourmente.

CommeDenise descendait, Faviermétrait justement une robe de soie légère, à poisroses,pourMmeBoutarel,débarquéelaveilledumidi.Depuislecommencementdumois,lesdépartementsdonnaient,onnevoyaitguèrequedesdamesfagotées,deschâlesjaunes,desjupesvertes,ledéballageenmassedelaprovince.Lescommis,indifférents,neriaientmêmeplus.FavieraccompagnaMmeBoutarel à lamercerie, et quand il reparut, il dit àHutin:

–Hiertoutesauvergnates,aujourd’huitoutesprovençales…J’enaimalàlatête.

MaisHutin se précipita, c’était son tour, et il avait reconnu « la jolie dame », cetteblondeadorablequelerayondésignaitainsi,nesachantriend’elle,pasmêmesonnom.Tous lui souriaient, il ne se passait point de semaine sans qu’elle entrât au Bonheur,toujoursseule.Cettefois,elleavaitavecelleunpetitgarçondequatreoucinqans.Onencausa.

–Elleestdoncmariée?demandaFavier,lorsqueHutinrevintdelacaisse,oùilavaitfaitdébitertrentemètresdesatinduchesse.

–Possible,réponditcedernier,quoiqueçaneprouverien,cemioche.Ilpourraitêtreàuneamie…Cequ’ilyadesûr,c’estqu’elledoitavoirpleuré.Oh !une tristesse,etdesyeuxrouges!

Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les lointains dumagasin.Puis,Favierrepritd’unevoixlente:

–Sielleestmariée,sonmariluiapeut-êtrebienallongédesgifles.

–Possible,répétaHutin,àmoinsquecenesoitunamantquil’aitplantéelà.

Etilconclut,aprèsunnouveausilence:

–Cequejem’enfiche!

Àcemoment,Denisetraversait lerayondessoieries,enralentissantsamarcheetenregardantautourd’elle,pourdécouvrirRobineau.Ellenelevitpas,alladanslagaleriedu

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blanc,puistraversaunesecondefois.Lesdeuxvendeurss’étaientaperçusdesonmanège.

–Lavoilàencore,cettedésossée!murmuraHutin.

–EllechercheRobineau,ditFavier.Jenesaiscequ’ilsfricotentensemble.Oh!riendedrôle,Robineauest tropbête là-dessus…Onracontequ’il luiaprocuréunpetit travail,desnœudsdecravate.Hein?quelnégoce!

Hutinméditaituneméchanceté.LorsqueDenisepassaprèsdelui,ill’arrêta,endisant:

–C’estmoiquevouscherchez?

Elledevinttrèsrouge.DepuislasoiréedeJoinville,ellen’osaitliredanssoncœur,oùse heurtaient des sentiments confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille auxcheveuxroux,etsiellefrémissaitencoredevantlui,c’étaitpeut-êtredemalaise.L’avait-elleaimé?l’aimait-elletoujours?ellenevoulaitpointremuerceschoses,qui luiétaientpénibles.

–Non,monsieur,répondit-elle,embarrassée.

Alors,Hutins’amusadesagêne.

–Sivousdésirezqu’onvousleserve…Favier,servezdoncRobineauàmademoiselle.

Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle recevait les allusionsblessantesdecesdemoiselles.Ah!ilétaitméchant,illafrappaitainsiquelesautres!Etilyavaitenellecommeundéchirement,undernierlienquiserompait.Sonvisageexprimaunetellesouffrance,queFavier,peutendredesonnaturel,vintpourtantàsonsecours.

–M.Robineauestaurassortiment,dit-il.Ilrentrerapourdéjeunersansdoute…Vousletrouverezcetaprès-midi,sivousavezàluiparler.

Deniseremercia,remontaauxconfections,oùMmeAuréliel’attendait,dansunecolèrefroide. Comment ! elle était partie depuis une demi-heure ! d’où sortait-elle ? pas del’atelier,biensûr?Lajeunefillebaissait latête,songeaitàcetacharnementdumalheur.C’étaitfini,siRobineaunerentraitpas.Cependant,ellesepromettaitderedescendre.

Auxsoieries, leretourdeRobineauavaitdéchaînétouteunerévolution.Lecomptoirespérait qu’il ne rentrerait pas, dégoûté des ennuis qu’on lui créait sans cesse ; et, unmoment, en effet, toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds decommerce,ilavaitfaillileprendre.LesourdtravaildeHutin,laminequ’ilcreusaitdepuisdelongsmoissouslespiedsdusecond,allaitenfinéclater.Pendantlecongédecelui-ci,commeillesuppléaitàtitredepremiervendeur,ils’étaitefforcédeluinuiredansl’espritdeschefs,des’installeràsaplace,pardesexcèsdezèle:c’étaientdepetitesirrégularitésdécouvertes et étalées, des projets d’améliorations soumis, des dessins nouveaux qu’ilimaginait. Tous, d’ailleurs, dans le rayon, depuis le débutant rêvant de passer vendeur,jusqu’au premier convoitant la situation d’intéressé, tous n’avaient qu’une idée fixe,délogerlecamaradeau-dessusdesoipourmonterd’unéchelon,lemangers’ildevenaitunobstacle ; etcette luttedesappétits,cettepousséedesunssur lesautres,étaitcomme lebon fonctionnement même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cetteflambée du succès dont Paris s’étonnait.DerrièreHutin, il y avait Favier, puis derrièreFavier, les autres, à la file. On entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau étaitcondamné,chacundéjàemportaitsonos.Aussi,lorsquelesecondreparut,legrognement

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fut-ilgénéral.Ilfallaitenfinir,l’attitudedesvendeursluiavaitsemblésimenaçante,quele chef du comptoir, pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venaitd’envoyerRobineauaurassortiment.

–Nouspréféronsnousenallertous,sionlegarde,déclaraitHutin.

CetteaffaireennuyaitBouthemont,dont lagaieté s’accommodaitmald’un tel tracasintérieur.Ilsouffraitdeneplusavoirautourdeluiquedesvisagesrenfrognés.Pourtant,ilvoulaitêtrejuste.

–Voyons,laissez-letranquille,ilnevousfaitrien.

Maisdesprotestationséclataient.

–Comment ! il nenous fait rien?…Un être insupportable, toujours nerveux, et quivouspasseraitsurlecorps,tantilestfier!

C’était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de femme, avait desraideursetdessusceptibilités inacceptables.Onracontaitvingtanecdotes,unpetit jeunehomme qui en était tombé malade, jusqu’à des clientes qu’il avait humiliées par sesremarquescassantes.

–Enfin,messieurs,ditBouthemont, jenepeux rienprendre surmoi…J’ai averti ladirection,jevaisencausertoutàl’heure.

On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-sol, lointaine etassourdiedansl’airmortdumagasin.HutinetFavierdescendirent.Detouslescomptoirs,desvendeursarrivaientunàun,débandés,sepressantenbas,àl’entréeétroiteducouloirde la cuisine, un couloir humide que des becs de gaz éclairaient continuellement. Letroupeau s’y hâtait, sans un rire, sans une parole, au milieu d’un bruit croissant devaisselleetdansuneodeurfortedenourriture.Puis,àl’extrémitéducouloir,ilyavaitunehaltebrusque,devantunguichet.Flanquédepilesd’assiettes,arméde fourchettesetdecuillersqu’ilplongeaitdansdesbassinesdecuivre,uncuisinierydistribuaitlesportions.Et, quand il s’écartait, derrière son ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisineflambante.

–Allons, bon !murmuraHutin en consultant lemenu, écrit sur un tableau noir, au-dessus du guichet, du bœuf sauce piquante, ou de la raie… Jamais de rôti, dans cettebaraque!Çanetientpasaucorps,leurbouillietleurpoisson!

Dureste,lepoissonétaitgénéralementméprisé,carlabassinerestaitpleine.Favierpritpourtantdelaraie.Derrièrelui,Hutinsebaissa,endisant:

–Bœufsaucepiquante.

De songestemécanique, le cuisinier avait piquéunmorceaude viande, puis l’avaitarroséd’unecuilleréedesauce;etHutin,suffoquéd’avoirreçuauvisagelesouffleardentdu guichet, emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui lesmots : « Bœuf saucepiquante…Bœufsaucepiquante…»,sesuivaientcommedeslitanies;pendantque,sansrelâche, le cuisinier piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvementrapideetrythmiqued’unehorlogebienréglée.

–Elleestfroide,leurraie,déclaraFavier,dontlamainnesentaitpasdechaleur.

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Tous,maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite, pris de la crainte de seheurter.Dixpasplusloin,s’ouvraitlabuvette,unautreguichet,avecuncomptoird’étainluisant, où étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans bouchon, encorehumidesdurinçage.Etchacun,desamainvide,recevaitaupassageunedecesbouteilles,puis,dèslorsembarrassé,gagnaitsatabled’unairsérieux,veillantàl’équilibre.

Hutingrondaitsourdement:

–Envoilàunepromenade,aveccettevaisselle!

Leur table, àFavier et à lui, se trouvait auboutducorridor,dans ladernière salle àmanger.Touteslessallesseressemblaient,étaientd’anciennescaves,dequatremètressurcinq,qu’onavaitenduitesaucimentetaménagéesenréfectoires;maisl’humiditécrevaitlapeinture,lesmuraillesjaunessemarbraientdetachesverdâtres;et,dupuitsétroitdessoupiraux,ouvrantsurlarue,aurasdutrottoir,tombaitunjourlivide,sanscessetraverséparlesombresvaguesdespassants.Enjuilletcommeendécembre,onyétouffait,danslabuéechaude,chargéed’odeursnauséabondes,quesoufflaitlevoisinagedelacuisine.

Cependant,Hutinétaitentrélepremier.Surlatable,scelléed’unboutdanslemuretcouverte d’une toile cirée, il n’y avait que les verres, les fourchettes et les couteaux,marquant lesplaces.Despilesd’assiettesderechangesedressaientàchaqueextrémité ;tandisque, aumilieu, s’allongeait ungrospain,percéd’uncouteau, lemancheen l’air.Hutinsedébarrassadesabouteille,posasonassiette;puis,aprèsavoirprissaserviette,aubasducasier,quiétaitleseulornementdesmurailles,ils’assitenpoussantunsoupir.

–Avecça,j’aiunefaim!murmura-t-il.

–C’est toujoursainsi,ditFavier,quis’installaitàsagauche. Iln’ya rien,quandoncrève.

Latableseremplissaitrapidement.Ellecontenaitvingt-deuxcouverts.D’abord,iln’yeutqu’un tapageviolentdefourchettes,unegoinfreriedegrandsgaillardsauxestomacscreuséspartreizeheuresdefatiguesquotidiennes.Danslescommencements,lescommis,qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre leur café dehors ; aussidépêchaient-ilsledéjeunerenvingtminutes,aveclahâtedegagnerlarue.Maiscelalesremuait trop, ils rentraient distraits, l’esprit détourné de la vente ; et la direction avaitdécidéqu’ilsnesortiraientplus,qu’ilspaieraienttroissousdesupplément,pourunetassedecafé,s’ilsenvoulaient.Aussi,maintenant,faisaient-ilstraînerlerepas,peusoucieuxderemonter au rayonavant l’heure.Beaucoup, en avalantdegrossesbouchées, lisaient unjournal,pliéettenudeboutcontreleurbouteille.D’autres,quandleurpremièrefaimétaitsatisfaite,causaientbruyamment,revenaientauxéternelssujetsdelamauvaisenourriture,del’argentgagné,decequ’ilsavaientfait,ledimancheprécédent,etdecequ’ilsferaient,l’autredimanche.

–Ditesdonc,etvotreRobineau?demandaunvendeuràHutin.

La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les comptoirs. On discutait laquestionchaque jour, aucaféSaint-Roch, jusqu’àminuit.Hutin,qui s’acharnait sur sonmorceaudebœuf,secontentaderépondre:

–Ehbien!ilestrevenu,Robineau.

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Puis,sefâchanttoutd’uncoup:

–Mais,sacredieu ; ilsm’ontdonnéde l’âne !…À la fin, c’estdégoûtant,maparoled’honneur!

–Ne vous plaignez donc pas ! dit Favier.Moi qui ai fait la bêtise de prendre de laraie…Elleestpourrie.

Tousparlaientàlafois,s’indignaient,plaisantaient.Dansuncoindelatable,contrelemur,Delochemangeaitsilencieusement.Ilétaitaffligéd’unappétitexcessif,qu’iln’avaitjamaissatisfait,etcommeilgagnaittroppeupoursepayerdessuppléments,ilsetaillaitdes tranches de pain énormes, il avalait les platées les moins ragoûtantes, d’un air degourmandise.Aussitouss’amusaient-ilsdelui,criant:

–Favier,passezvotreraieàDeloche…Ill’aimecommeça.

–Etvotreviande,Hutin:Delochelademandepoursondessert.

Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce n’était point safaute, s’ilcrevaitde faim.D’ailleurs, lesautresavaientbeaucrachersur lesplats, ils segavaienttoutdemême.

Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence de Mouret et deBourdoncledanslecouloir.Depuisquelquetemps, lesplaintesdesemployésdevenaienttelles, que la direction affectait de descendre juger par elle-même la qualité de lanourriture.Surlestrentesousqu’elledonnaitauchef,parjouretpartête,celui-cidevaittout payer, provisions, charbon, gaz, personnel ; et ellemontrait des étonnements naïfs,quandcen’étaitpas trèsbon.Lematinencore, chaque rayonavaitdéléguéunvendeur,MignotetLiénards’étaientchargésdeparleraunomdeleurscamarades.Aussi,danslebrusque silence, les oreilles se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la sallevoisine,oùMouretetBourdonclevenaientd’entrer.Celui-cidéclaraitlebœufexcellent;etMignot, suffoqué par cette affirmation tranquille, répétait : « Mâchez-le, pour voir » ;pendant que Liénard, s’attaquant à la raie, disait avec douceur : « Mais elle pue,monsieur!»Alors,Mouretserépanditenparolescordiales:ilferaittoutpourlebien-êtredesesemployés, ilétait leurpère, ilpréféraitmangerdupainsecquede lessavoirmalnourris.

– Je vous promets d’étudier la question, finit-il par conclure, en haussant le ton, demanièreàêtreentendud’unboutducouloiràl’autre.

L’enquête de la direction était terminée, le bruit des fourchettes recommença.Hutinmurmurait:

–Oui, compte là-dessus, etboisde l’eau !…Ah ! ils ne sont pas chiches de bonnesparoles.Veux-tudespromesses,envoilà!Etilsvousnourrissentdevieillessemelles,etilsvousflanquentàlaportecommedeschiens!

Levendeurquil’avaitdéjàquestionné,répéta:

–VousditesdoncquevotreRobineau…?

Maisuntapagedegrossevaissellecouvritsavoix.Lescommischangeaientd’assietteseux-mêmes, les piles diminuaient, à gauche et à droite. Et, comme un aide de cuisine

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apportaitdegrandsplatsdefer-blanc,Hutins’écria:

–Durizaugratin,c’estcomplet!

–Bonpourdeuxsousdecolle!ditFavierenseservant.

Lesunsl’aimaient,lesautrestrouvaientçatropmastic.Etceuxquilisaient,restaientsilencieux, enfoncés dans le feuilleton de leur journal, ne sachant même pas ce qu’ilsmangeaient.Touss’épongeaientlefront,l’étroitcaveaus’emplissaitd’unevapeurrousse;tandis que les ombres des passants, continuellement, couraient en barres noires sur lecouvertdébandé.

–PassezlepainàDeloche,criaunfarceur.

Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans la croûte, jusqu’aumanche;etlepaincirculaittoujours.

–Quiprendmonrizcontresondessert?demandaHutin.

Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune hommemince, il tenta aussi devendresonvin;maispersonnen’envoulut,onletrouvaitexécrable.

–JevousdisaisdoncqueRobineauestderetour,continua-t-il,aumilieudesriresetdes conversations qui se croisaient. Oh ! son affaire est grave… Imaginez-vous qu’ildébauchelesvendeuses!Oui,illeurprocuredesnœudsdecravate!

–Silence!murmuraFavier.Voilàqu’onlejuge.

Ducoindel’œil,ilmontraitBouthemont,quimarchaitdanslecouloir,entreMouretetBourdoncle, tous trois absorbés, parlant à demi-voix, vivement. La salle à manger deschefsdecomptoiretdessecondssetrouvaitjustementenface.LorsqueBouthemontavaitvupasserMouret,ils’étaitlevédetable,ayantfini,etilcontaitlesennuisdesonrayon,ildisait sonembarras.Lesdeuxautres l’écoutaient, refusantencoredesacrifierRobineau,unvendeurdepremierordre,quidataitdeMmeHédouin.Mais,quandilenvintàl’histoiredes nœuds de cravate, Bourdoncle s’emporta. Est-ce que ce garçon était fou, des’entremettrepourdonnerdestravauxsupplémentairesauxvendeuses?Lamaisonpayaitassezcher le tempsdecesdemoiselles ; si elles travaillaientà leurcompte lanuit, ellestravaillaient moins dans le jour aumagasin, c’était clair ; elles les volaient donc, ellesrisquaient leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour dormir, toutesdevaientdormir,oubienonlesflanqueraitdehors!

–Çachauffe,fitremarquerHutin.

Chaquefoisquelestroishommes,dansleurpromenadelente,passaientdevantlasalleàmanger,lescommislesguettaient,commentaientleursmoindresgestes.Ilsenoubliaientlerizaugratin,oùuncaissiervenaitdetrouverunboutondeculotte.

–J’aientendulemot«cravate»,ditFavier.EtvousavezvulenezdeBourdonclequiablanchitoutd’uncoup.

Cependant, Mouret partageait l’indignation de l’intéressé. Une vendeuse réduite àtravaillerlanuit,luisemblaituneattaquecontrel’organisationmêmeduBonheur.Quelleétaitdonclasottequinesavaitpassesuffire,avecsesbénéficessurlavente?Mais,quandBouthemonteutnomméDenise,ilseradoucit,iltrouvadesexcuses.Ah!oui,cettepetite

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fille:ellen’étaitpasencoretrèsadroiteetelleavaitdescharges,assurait-on.Bourdonclel’interrompitpourdéclarerqu’ilfallait larenvoyersurl’heure.Onnetirerait jamaisriend’un laideron pareil, il l’avait toujours dit ; et il semblait satisfaire une rancune.Alors,Mouret,prisd’embarras,affectaderire.MonDieu !quelhommesévère !nepouvait-onpardonner une fois ? On ferait venir la coupable, on la gronderait. En somme, c’étaitRobineauquiavait tous les torts,car ilauraitdû ladétourner, lui,unanciencommisaucourantdeshabitudesdelamaison.

–Ehbien!voilàlepatronquiritmaintenant!repritFavierétonné,commelegroupepassaitdenouveaudevantlaporte.

–Ahsacristi!juraHutin,s’ilss’obstinentànouscollerleurRobineausurlesépaules,nousallonsleurdonnerdel’agrément!

Bourdoncle regardaitMouret en face. Puis, il eut simplement un geste dédaigneux,pour dire qu’il comprenait enfin et que c’était imbécile. Bouthemont avait repris sesplaintes:lesvendeursmenaçaientdepartir,etils’entrouvaitd’excellentsparmieux.Maisce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruit des bons rapports deRobineauavecGaujean :celui-ci,disait-on,poussait lepremieràs’établirà soncomptedanslequartier,luioffraitlescréditslespluslarges,afindebattreenbrècheleBonheurdesDames.Ilyeutunsilence.Ah!ceRobineaurêvaitdebataille!Mouretétaitdevenusérieux ; ilaffecta lemépris, ilévitadeprendreunedécision,commesi l’affairen’avaitpas eu d’importance. On verrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il plaisanta avecBouthemont, dont le père, débarqué l’avant-veille de sa petite boutique deMontpellier,avaitfailliétoufferdestupeuretd’indignation,entombantdanslehallénormeoùrégnaitsonfils.Onriaitencoredubonhomme,qui,retrouvantsonaplombdeméridional,s’étaitmisàtoutdénigreretàprétendrequelesnouveautésallaientfinirsurletrottoir.

– Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Je l’avais envoyé aurassortiment, pour éviter un conflit regrettable… Pardonnez-moi si j’insiste, mais leschosesensontàunétatsiaigu,qu’ilfautagir.

En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait cesmessieurs, en se rendant à satable.

Mouretsecontentaderépéter:

–C’estbon,nousverronscela.

Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours. Lorsqu’ils ne les virent pasreparaître, ils se soulagèrent. Est-ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi àchaque repascompter leursbouchées?Ce serait gai, si l’on ne pouvaitmêmeplus êtrelibreenmangeant!Lavéritéétaitqu’ilsvenaientdevoirrentrerRobineau,etquelabellehumeurdupatron les inquiétait sur l’issuede la lutte engagéepar eux. Ils baissèrent lavoix,ilscherchèrentdesvexationsnouvelles.

–Maisjemeurs!continuaHutintouthaut.Onaencoreplusfaimensortantdetable!

Pourtant,ilavaitmangédeuxpartsdeconfiture,lasienneetcellequ’ilavaitéchangéecontresaportionderiz.Toutd’uncoup,ilcria:

–Zut!jemefendsd’unsupplément!…Victor,unetroisièmeconfiture!

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Legarçonachevaitde servir lesdesserts.Ensuite, il apporta le café ; et ceux qui enprenaient,luidonnaienttoutdesuiteleurstroissous.Quelquesvendeurss’enétaientallés,flânantlelongducorridor,cherchantlescoinsnoirspourfumerunecigarette.Lesautresrestaientalanguis,devantlatableencombréedevaissellegrasse.Ilsroulaientdesboulettesdemie de pain, revenaient sur lesmêmes histoires, dans l’odeur de graillon, qu’ils nesentaientplus,etdanslachaleurd’étuve,quileurrougissaitlesoreilles.Lesmurssuaient,uneasphyxielentetombaitdelavoûtemoisie.Adossécontrelemur,Deloche,bourrédepain,digérait en silence, lesyeux levés sur le soupirail ; et sa récréation, tous les jours,aprèsledéjeuner,étaitderegarderainsilespiedsdespassantsquifilaientviteaurasdutrottoir, despieds coupésauxchevilles,gros souliers,bottes élégantes, finesbottinesdefemme,unva-et-vientcontinudepiedsvivants,sanscorpsetsanstête.Lesjoursdepluie,c’étaittrèssale.

–Comment!déjà!criaHutin.

Uneclochesonnaitauboutducouloir,ilfallaitlaisserlaplaceàlatroisièmetable.Lesgarçonsdeservicearrivaientavecdesseauxd’eautièdeetdegrosseséponges,pourlaverlestoilescirées.Lentement,lessallessevidaient,lesvendeursremontaientàleursrayons,entraînantlelongdesmarches.Et,danslacuisine,lechefavaitreprissaplacedevantleguichet,entresesbassinesderaie,debœufetdesauce,armédesesfourchettesetdesescuillers,prêtàremplirdenouveaulesassiettes,desonmouvementrythmiqued’horlogebienréglée.

CommeHutinetFaviers’attardaient,ilsvirentdescendreDenise.

– M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit le premier, avec une politessemoqueuse.

–Ildéjeune,ajoutal’autre.Maissiçapressetrop,vouspouvezentrer.

Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête. Pourtant, lorsqu’ellepassa devant la salle à manger des chefs de comptoir et des seconds, elle ne puts’empêcherd’yjeteruncoupd’œil.Robineauétaitlà,eneffet.Elletâcheraitdeluiparler,l’après-midi;etellecontinuadesuivrelecorridor,pourserendreàsatable,quisetrouvaitàl’autrebout.

Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Denise entra dans lapremière.C’étaitégalementuneanciennecave,transforméeenréfectoire;maisonl’avaitaménagéeavecplusdeconfort.Sur la tableovale,placéeaumilieu, lesquinzecouvertss’espaçaientdavantage,etlevinétaitdansdescarafes;unplatderaieetunplatdebœufàla sauce piquante tenaient les deux bouts. Des garçons en tablier blanc servaient cesdames,cequiévitaitàcelles-ciledésagrémentdeprendreelles-mêmesleursportionsauguichet.Ladirectionavaittrouvécelaplusdécent.

–Vousavezdoncfaitletour?demandaPauline,assisedéjàetsecoupantdupain.

–Oui,réponditDeniseenrougissant,j’accompagnaisunecliente.

Ellementait.Clarapoussalecouded’unevendeuse,savoisine.Qu’avaitdonclamalpeignée,cejour-là?Elleétaittoutesingulière.Coupsurcoup,ellerecevaitdeslettresdeson amant ; puis, elle courait le magasin comme une perdue, elle prétextait descommissions à l’atelier, où elle n’allait seulement pas. Pour sûr, il se passait quelque

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histoire.Alors,Clara,toutenmangeantsaraiesansdégoût,avecuneinsouciancedefillenourrie autrefois de lard rance, causa d’un drame affreux, dont le récit emplissait lesjournaux.

–Vousavezlu,cethommequiaguillotinésamaîtressed’uncoupderasoir?

–Dame!fitremarquerunepetitelingère,devisagedouxetdélicat, il l’avait trouvéeavecunautre.C’estbienfait.

MaisPaulineserécria.Comment!parcequ’onn’aimeraplusunmonsieur,il luiserapermisdevoustrancherlagorge!Ah!non,parexemple!Et,s’interrompant,setournantverslegarçondeservice:

–Pierre, je nepuispas avaler le bœuf, vous savez…Ditesdoncqu’onme fasseunpetitsupplément,uneomelette,hein!etmoelleuse,s’ilestpossible!

Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dans les poches, elle ensortitdespastillesdechocolat,qu’ellesemitàcroqueravecsonpain.

– Certainement, ce n’est pas drôle, un homme pareil, reprit Clara. Et il y en a desjaloux!L’autrejourencore,c’étaitunouvrierquijetaitsafemmedansunpuits!

Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, en la voyant pâlir.Évidemment,cettesaintenitouchetremblaitd’êtregifléeparsonamoureux,qu’elledevaittromper.Ceseraitdrôle,s’il larelançait jusquedanslemagasin,commeellesemblait lecraindre.Maislaconversationtournait,unevendeusedonnaitunerecettepourdétacherlevelours. On parla ensuite d’une pièce de la Gaieté, où des amours de petites fillesdansaientmieuxquedesgrandespersonnes.Pauline,attristéeuninstantparlavuedesonomelettequiétaittropcuite,reprenaitsagaieté,ennelatrouvantpastropmauvaise.

– Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous commander uneomelette.

–Oh!lebœufmesuffit,réponditlajeunefille,qui,pourneriendépenser,s’entenaitàlanourrituredelamaison,sirépugnantequ’ellefût.

Lorsquelegarçonapportalerizaugratin,cesdemoisellesprotestèrent.Ellesl’avaientlaissé, la semaine d’auparavant, et elles espéraient qu’il ne reparaîtrait plus. Denise,distraite,troubléeausujetdeJeanparleshistoiresdeClara,futlaseuleàenmanger;ettoutes la regardaient, d’un air de dégoût. Il y eut une débauche de suppléments, elless’emplirentdeconfiture.C’étaitduresteuneélégance,ilfallaitsenourrirsursonargent.

–Voussavezquecesmessieursontréclamé,ditlalingèredélicate,etqueladirectionapromis…

Onl’interrompitavecdesrires,onnecausaplusquedeladirection.Toutesprenaientducafé,saufDenise,quinepouvaitlesupporter,disait-elle.Etelless’attardèrentdevantleurs tasses, les lingères en laine, d’une simplicité de petites bourgeoises, lesconfectionneusesensoie,laservietteaumentonpournepasattraperdetaches,pareillesàdesdamesquiseraientdescenduesmangeràl’office,avecleursfemmesdechambre.Onavaitouvertlechâssisvitrédusoupirail,afindechangerl’airétouffantetempesté;maisilfallutlerefermertoutdesuite,lesrouesdesfiacressemblaientpassersurlatable.

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–Chut!soufflaPauline,voicicettevieillebête!

C’étaitl’inspecteurJouve.Ilrôdaitainsivolontiers,verslafindesrepas,ducôtédecesdemoiselles. D’ailleurs, il avait la surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, ilentrait, faisait le tour de la table ; quelquefois même, il causait, voulait savoir si ellesavaient déjeuné de bon appétit.Mais, comme il les inquiétait et les ennuyait, toutes sehâtaientdefuir.Bienquelaclochen’eûtpassonné,Claradisparutlapremière;d’autreslasuivirent.IlnerestabientôtplusqueDeniseetPauline.Celle-ci,aprèsavoirbusoncafé,achevaitsespastillesdechocolat.

–Tiens !dit-elleen se levant, jevaisenvoyerungarçonmechercherdesoranges…Venez-vous?

– Tout à l’heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte, résolue à demeurer ladernière,defaçonàpouvoiraborderRobineau,quandelleremonterait.

Cependant, lorsqu’elle fut seule avec Jouve, elle ressentit unmalaise ; et, contrariée,ellequittaenfinlatable.Mais,enlavoyantsedirigerverslaporte,illuibarralepassage:

–MademoiselleBaudu…

Debout devant elle, il souriait d’un air paterne. Ses grosses moustaches grises, sescheveuxtaillésenbrosse, luidonnaientunegrandehonnêtetémilitaire.Et ilpoussaitenavantsapoitrine,oùs’étalaitsonrubanrouge.

–Quoidonc,monsieurJouve?demanda-t-ellerassurée.

–Jevousaiencoreaperçue,cematin,causant là-haut,derrière les tapis.Voussavezquec’estcontraireaurèglement,etsijefaisaismonrapport…Ellevousaimedoncbien,votreamiePauline?

Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un nez creux etrecourbé,auxappétitsdetaureau.

–Hein?qu’avez-vous,touteslesdeux,pourvousaimercommeça?

Denise, sans comprendre, était reprise demalaise. Il s’approchait trop, il lui parlaitdanslafigure.

–C’est vrai, nous causions,monsieur Jouve, balbutia-t-elle,mais il n’y a pas grandmalàcauserunpeu…Vousêtesbienbonpourmoi,mercitoutdemême.

–Jenedevraispasêtrebon,dit-il.Lajustice,jeneconnaisqueça…Seulement,quandonestsigentille…

Et il s’approchait encore.Alors, elle eut tout à fait peur. Les paroles de Pauline luirevenaient à la mémoire, elle se rappelait les histoires qui couraient, des vendeusesterrorisées par le père Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d’ailleurs, il secontentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts enflés les joues desdemoiselles complaisantes, leur prenait lesmains, puis les gardait, comme s’il les avaitoubliées dans les siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau que dehors,lorsqu’onvoulaitbienaccepterdestartinesdebeurre,chezlui,ruedesMoineaux.

–Laissez-moi,murmuralajeunefilleenreculant.

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–Voyons, disait-il, vous n’allez pas faire la sauvage avec un ami qui vousménagetoujours.Soyezaimable,venezcesoirtremperunetartinedansunetassedethé.C’estdeboncœur.

Ellesedébattait,maintenant.

–Non!non!

La salle à manger demeurait vide, le garçon n’avait point reparu. Jouve, l’oreilletendueaubruitdespas,jetavivementunregardautourdelui;et,trèsexcité,sortantdesatenue,dépassantsesfamiliaritésdepère,ilvoulutlabaisersurlecou.

–Petiteméchante,petitebête…Quandonadescheveuxcommeça,est-cequ’onestsibête?Venezdonccesoir,c’estpourrire.

Maiselles’affolait,dansunerévolteterrifiée,àl’approchedecevisagebrûlant,dontellesentaitlesouffle.Toutd’uncoup,ellelepoussa,d’uneffortsirude,qu’ilchancelaetfaillit tomber sur la table.Une chaise heureusement le reçut ; tandis que le choc faisaitroulerunecarafedevin,quiéclaboussalacravateblancheettrempalerubanrouge.Etilrestait là, sans s’essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille. Comment !lorsqu’il ne s’attendait à rien, lorsqu’il n’y mettait pas ses forces et qu’il cédaitsimplementàsabonté!

–Ah!mademoiselle,vousvousenrepentirez,paroled’honneur!

Denise s’était enfuie. Justement, la cloche sonnait ; et, troublée, encore frémissante,elleoubliaRobineau,elleremontaaucomptoir.Puis,ellen’osaplusredescendre.Commelesoleil,l’après-midi,chauffaitlafaçadedelaplaceGaillon,onétouffaitdanslessalonsdel’entresol,malgrélesstores.Quelquesclientesvinrent,mirentcesdemoisellesennage,sansrienacheter.Toutlerayonbâillait,souslesgrandsyeuxsomnolentsdeMmeAurélie.Enfin,vers troisheures,Denise,voyant lapremière s’assoupir, filadoucement, reprit sacourseàtraverslemagasin,desonairaffairé.Pourdépisterlescurieux,quipouvaientlasuivre du regard, elle ne descendit pas directement à la soie ; d’abord, elle parut avoiraffaireauxdentelles,elleabordaDeloche,luidemandaunrenseignement;ensuite,aurez-de-chaussée,elle traversa larouennerie,etelleentraitauxcravates, lorsqu’unsursautdesurprisel’arrêtanet.Jeanétaitdevantelle.

–Comment!c’esttoi?murmura-t-elletoutepâle.

Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses cheveux blonds endésordre, dont les frisures coulaient sur sa peau de fille. Debout devant un casier demincescravatesnoires,ilsemblaitréfléchirprofondément.

–Quefais-tulà?reprit-elle.

–Dame!répondit-il,jet’attendais…Tumedéfendsdevenir.Alors,jesuisbienentré,maisjen’airienditàpersonne.Oh!tupeuxêtretranquille.Nefaispassemblantdemeconnaître,situveux.

Desvendeurslesregardaientdéjà,l’airétonné.Jeanbaissalavoix.

–Tusais,elleavoulum’accompagner.Oui,elleestsurlaplace,devantlafontaine…Donnevitelesquinzefrancs,ounoussommesfichus,aussivraiquelesoleilnouséclaire!

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Alors,Denisefutsaisied’ungrandtrouble.Onricanait,onécoutaitcetteaventure.Et,commeunescalierdusous-sols’ouvraitderrièrelerayondescravates,elleypoussasonfrère, elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire, embarrassé,cherchantlesfaits,craignantden’êtrepointcru.

–L’argentn’estpaspourelle.Elleest tropdistinguée…Etsonmari,ah !bien, il sefiche joliment de quinze francs ! Pour un million, il n’autoriserait pas sa femme. Unfabricantdecolle,tel’ai-jedit?desgensextrêmementbien…Non,c’estpourunecrapule,unamiàellequinousavus;et,tucomprends,sijeneluidonnepaslesquinzefrancs,cesoir…

–Tais-toi,murmuraDenise.Toutàl’heure…Marchedonc!

Ils étaient descendus dans le service du départ. Lamorte-saison endormait la vastecave,souslejourblafarddessoupiraux.Ilyfaisaitfroid,unsilencetombaitdelavoûte.Mais pourtant un garçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquetsdestinésauquartierdelaMadeleine;et,surlagrandetabledetriage,Campion,lechefdeservice,étaitassis,lesjambesballantes,lesyeuxouverts.

Jeanrecommençait:

–Lemariquiaungrandcouteau…

–Vadonc!répétaDenise,enlepoussanttoujours.

Ils suivirentundescorridorsétroits,où legazbrûlait continuellement.Àdroite et àgauche, au fond des caveaux obscurs, les marchandises des réserves entassaient desombres derrière les palissades. Enfin, elle s’arrêta contre une de ces claies de bois.Personneneviendraitsansdoute;maisc’étaitdéfendu,etelleavaitunfrisson.

–Sicettecrapuleparle,repritJean,lemariquiaungrandcouteau…

–Oùveux-tuquejetrouvequinzefrancs?s’écriaDenisedésespérée.Tunepeuxdoncpasêtreraisonnable?Ilt’arrivesanscessedeschosessidrôles!

Ilsefrappalapoitrine.Aumilieudesesinventionsromanesques,lui-mêmenesavaitplusl’exactevérité.Ildramatisaitsimplementsesbesoinsd’argent,ilyavaittoujoursaufondquelquenécessitéimmédiate.

–Surcequej’aideplussacré,cettefoisc’estbienvrai…Jelatenaiscommeça,etellem’embrassait…

Ellelefittairedenouveau,ellesefâcha,torturée,pousséeàbout.

– Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C’est trop vilain,entends-tu!…Ettumetourmenteschaquesemaine,jemetueàt’entretenirdepiècesdecentsous.Oui,jepasselesnuits…Sanscompterquetuenlèveslepaindelabouchedetonfrère.

Jean restaitbéant, la facepâle.Comment ! c’était vilain? et il ne comprenait pas, ilavaitdepuisl’enfancetraitésasœurencamarade,illuisemblaitbiennatureldevidersoncœur.Maiscequil’étranglaitsurtout,c’étaitd’apprendrequ’ellepassaitlesnuits.L’idéequ’il la tuait et qu’il mangeait la part de Pépé, le bouleversa tellement, qu’il se mit àpleurer.

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–Tuasraison,jesuisunchenapan,cria-t-il.Maiscen’estpasvilain,va!aucontraire,etvoilàpourquoion recommence…Celle-là,vois-tu, adéjàvingtans.Ellecroyait rire,parcequej’enaiàpeinedix-sept…MonDieu!quejesuisdoncfurieuxcontremoi!Jemeflanqueraisdesgifles!

Illuiavaitprislesmains,illesbaisait,lesmouillaitdelarmes.

–Donne-moilesquinzefrancs,ceseraladernièrefois,jetelejure…Oubien,non!nemedonnerien,j’aimemieuxmourir.Silemarim’assassine,tuserasbiendébarrassée.

Et,commeelleaussipleurait,ileutunremords.

– Je dis ça, je n’en sais rien. Peut-être qu’il ne veut tuer personne. Nous nousarrangerons,jetelepromets,petitesœur.Allons,adieu,jepars.

Maisunbruitdepas,auboutducorridor,lesinquiéta.Elleleramenacontrelaréserve,dansuncoind’ombre.Pendantuninstant,ilsn’entendirentplusquelesifflementd’unbecdegaz,prèsd’eux.Puis,lespasserapprochèrent;et,enallongeantlatête,ellereconnutl’inspecteurJouve,quivenaitdes’engagerdanslecorridor,desonairraide.Passait-ilparhasard ? quelqu’autre surveillant, de planton à la porte, l’avait-il averti ? Elle fut prised’unetellecrainte,qu’elleperditlatête;etellepoussaJeanhorsdutroudeténèbresoùilssecachaient,lechassadevantelle,balbutia:

–Va-t’en!va-t’en!

Tousdeuxgalopaient,enentendantderrièreleurstalonslesouffledupèreJouve,quis’était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ilsarrivèrentaupieddel’escalierdontlacagevitréedébouchaitsurlaruedelaMichodière.

–Va-t’en!répétaitDenise,va-t’en!…Sijepeux,jet’enverrailesquinzefrancstoutdemême.

Jean,étourdi,sesauva.Horsd’haleine, l’inspecteur,quiarrivait,distinguaseulementuncoindelablouseblancheet lesbouclesdescheveuxblonds,envolésdansleventdutrottoir.Uninstant,ilsouffla,pourretrouverlacorrectiondesatenue.Ilavaitunecravateblanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le nœud, très large, luisaitcommeuneneige.

–Ehbien!c’estpropre,mademoiselle,dit-il,leslèvrestremblantes.Oui,c’estpropre,c’est très propre… Si vous espérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses sipropres.

Et il la poursuivait de cemot, tandis qu’elle remontait aumagasin, la gorge serréed’émotion, sans trouver une parole de défense. Maintenant, elle était désolée d’avoircouru.Pourquoi ne pas s’expliquer,montrer son frère?On allait encore s’imaginer desvilenies ; et elle aurait beau jurer, on ne la croirait pas. Une fois de plus, elle oubliaRobineau,ellerentradirectementaucomptoir.

Sansattendre,Jouveserenditàladirection,pourfairesonrapport.Maislegarçondeservice lui dit que le directeur était avec M. Bourdoncle et M. Robineau : tous troiscausaient depuisunquart d’heure.Laporte, d’ailleurs, restait entrouverte ; on entendaitMouretdemandergaiementaucommiss’ilvenaitdepasserdebonnesvacances;iln’était

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nullementquestiond’unrenvoi,laconversationaucontrairetombasurcertainesmesuresàprendredanslerayon.

–Vousdésirezquelquechose,monsieurJouve?criaMouret.Entrezdonc.

Mais un instinct avertit l’inspecteur. Bourdoncle étant sorti, Jouve préféra tout luiconter.Lentement,ilssuivirentlagaleriedeschâles,marchantcôteàcôte,l’unpenchéetparlant très bas, l’autre écoutant, sans qu’un trait de son visage sévère laissât voir sesimpressions.

–C’estbien,finitpardirecedernier.

Et,commeilsétaientarrivésdevantlesconfections,ilentra.Justement,MmeAuréliesefâchait contre Denise. D’où venait-elle encore ? cette fois, elle ne dirait peut-être pasqu’elle était montée à l’atelier. Vraiment, ces disparitions continuelles ne pouvaient setolérerdavantage.

–MadameAurélie!appelaBourdoncle.

Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulterMouret, de peur d’unefaiblesse.Lapremières’avança,etdenouveaul’histoirefutcontéeàvoixbasse.Toutlerayonattendait,flairantunecatastrophe.Enfin,MmeAuréliesetourna,l’airsolennel.

–MademoiselleBaudu…

Etsonmasqueempâtéd’empereuravaitl’immobilitéinexorabledelatoute-puissance.

–Passezàlacaisse!

La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide de clientes.Denise étaitdemeuréedroiteetblanche,sansunsouffle.Puis,elleeutdesmotsentrecoupés.

–Moi!moi!…Pourquoidonc?qu’ai-jefait?

Bourdoncle répondit durement qu’elle le savait, qu’elle ferait mieux de ne pasprovoqueruneexplication;etilparladescravates,etilditqueceseraitjoli,sitoutescesdemoisellesvoyaientdeshommesdanslesous-sol.

–Maisc’estmonfrère!cria-t-elleaveclacolèredouloureused’uneviergeviolentée.

Marguerite etClara semirent à rire, tandisqueMmeFrédéric, sidiscrèted’habitude,hochait également la tête d’un air incrédule. Toujours son frère ! c’était bête à la fin !Alors, Denise les regarda tous : Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pasd’elle ; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n’attendait aucune justice ; puis, cesfilles qu’elle n’avait pu toucher par neufmois de courage souriant, ces filles heureusesenfinde la pousserdehors.Àquoi bon sedébattre?pourquoi vouloir s’imposer, quandpersonnenel’aimait?Etelles’enallasansajouteruneparole,ellenejetamêmepasundernierregard,danscesalonoùelleavaitluttésilongtemps.

Mais,dèsqu’ellefutseule,devantlarampeduhall,unesouffranceplusviveserrasoncœur. Personne ne l’aimait, et la pensée brusque deMouret venait de lui ôter toute sarésignation. Non ! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être croirait-il cettevilainehistoire,cerendez-vousavecunhomme,aufonddescaves.Unehontelatorturaità cette idée, une angoisse dont elle n’avait jamais encore senti l’étreinte. Elle voulaitl’aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement ; car il lui

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étaitégaldepartir,lorsqu’ilsauraitlavérité.Etsonanciennepeur,lefrissonquilaglaçaitdevantlui,éclataitsoudainenunbesoinardentdelevoir,denepointquitter lamaison,sansluijurerqu’ellen’avaitpasappartenuàunautre.

Ilétaitprèsdecinqheures,lemagasinreprenaitunpeudevie,dansl’airrafraîchidusoir.Vivement, elle sedirigeavers la direction.Mais, lorsqu’elle fut devant laporteducabinet, une tristesse désespérée l’envahit de nouveau. Sa langue s’embarrassait,l’écrasementdel’existenceretombaitsursesépaules.Ilnelacroiraitpas,ilriraitcommeles autres ; et cette crainte la fit défaillir. C’était fini, elle seraitmieux seule, disparue,morte.Alors,sansmêmeprévenirDelocheniPauline,ellepassatoutdesuiteàlacaisse.

– Mademoiselle, dit l’employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francssoixante-dixauxquelsilfautajouterseptfrancsdetantpourcentetdeguelte.C’estbienvotrecompte,n’est-cepas?

–Oui,monsieur…Merci.

Et Denise s’en allait avec son argent, lorsqu’elle rencontra enfin Robineau. Il avaitapprisdéjàlerenvoi,illuipromitderetrouverl’entrepreneusedecravates.Toutbas,illaconsolait,ils’emportait:quelleexistence!sevoiràlacontinuellemercid’uncaprice!êtrejetédehorsd’uneheureà l’autre, sanspouvoirmêmeexiger les appointementsdumoisentier!DenisemontaprévenirMmeCabin,qu’elletâcheraitdefaireprendresamalledanslasoirée.Cinqheuressonnaient, lorsqu’ellese trouvasur le trottoirde laplaceGaillon,étourdie,aumilieudesfiacresetdelafoule.

Le soirmême, commeRobineau rentrait chez lui, il reçut une lettre de la direction,l’avertissantenquatrelignesque,pourdesraisonsd’ordreintérieur,ellesevoyaitforcéederenonceràsesservices.Ilétaitdepuisseptansdanslamaison;l’après-midiencore,ilavait causé avec cesmessieurs ; ce fut un coup de massue. Hutin et Favier chantaientvictoireàlasoie,aussibruyammentqueMargueriteetClaratriomphaientauxconfections.Bondébarras ! les coups de balai font de la place ! Seuls, quand ils se rencontraient, àtraverslacohuedesrayons,DelocheetPaulineéchangeaientdesmotsnavrés,regrettantDenise,sidouce,sihonnête.

–Ah!disait le jeunehomme,sielle réussissait jamaisautrepart, jevoudraisqu’ellerentrâtici,pourleurmettrelepiedsurlagorge,àtoutescespasgrand-chose!

Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le choc violent de Mouret.Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise, il entra dans une grande irritation.D’habitude, il s’occupait fort peu du personnel ;mais il affecta cette fois de voir là unempiétementdepouvoir,unetentatived’échapperàsonautorité.Est-cequ’iln’étaitpluslemaître,parhasard,pourqu’onsepermîtdedonnerdesordres?Toutdevait luipassersouslesyeux,absolumenttout;etilbriseraitcommeunepaillequiconquerésisterait.Puis,quand il eut fait une enquête personnelle, dans un tourment nerveux qu’il ne pouvaitcacher, il se fâcha de nouveau. Elle nementait pas, cette pauvre fille : c’était bien sonfrère,Campionl’avaitparfaitementreconnu.Alors,pourquoilarenvoyer?Ilparlamêmedelareprendre.

Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliait l’échine sous labourrasque.IlétudiaitMouret.Enfin,unjouroùillevitpluscalme,ilosadire,d’unevoixparticulière:

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–Ilvautmieuxpourtoutlemondequ’ellesoitpartie.

Mouretrestagêné,lesangauvisage.

–Mafoi,répondit-ilenriant,vousavezpeut-êtreraison…Descendonsvoirlavente.Çaremonte,onafaitprèsdecentmillefrancs,hier.

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VII

Un instant,Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le soleil encore brûlant decinq heures. Juillet chauffait les ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d’été, auxaveuglantes réverbérations.Et lacatastrophevenaitd’êtresibrusque,on l’avaitpousséedehorssirudement,qu’elleretournaitaufonddesapochesesvingt-cinqfrancssoixante-dix,d’unemainmachinale,ensedemandantoùalleretquefaire.

Toute une file de fiacres l’empêchait de quitter le trottoir du Bonheur des Dames.Quandelleput sehasarderentre les roues, elle traversa laplaceGaillon, commesi elleavaitvoulugagnerlarueLouis-le-Grand;puis,elleseravisa,descenditverslarueSaint-Roch.Maisellen’avaittoujoursaucunprojet,carelles’arrêtaàl’angledelarueNeuve-des-Petits-Champs, qu’elle finit par suivre, après avoir regardé autour d’elle d’un airindécis.LepassageChoiseul s’étantprésenté,elleyentra, se trouva rueMonsignysanssavoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnementemplissaitsatête,l’idéedesamalleluirevint,àlavued’uncommissionnaire;maischezquilafaireporter,etpourquoitoutecettepeine,lorsqu’uneheureplustôtelleavaitencoreunlitoùcoucherlesoir?

Alors,lesyeuxlevéssurlesmaisons,ellesemitàexaminerlesfenêtres.Desécriteauxdéfilaient. Elle les voyait confusément, sans cesse reprise par le branle intérieur quil’agitait tout entière. Était-ce possible ? seule d’uneminute à l’autre, perdue dans cettegrandevilleinconnue,sansappui,sansressources!Ilfallaitmangeretdormircependant.Les rues se succédaient, la ruedesMoulins, la rueSainte-Anne.Ellebattait lequartier,tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu’elle connaissait bien.Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur desDames;et,pouréchapperàcetteobsession,ellesejetadanslaruedelaMichodière.

Heureusement,Baudun’étaitpassursaporte, leVieilElbeufsemblaitmort,derrièresesvitrinesnoires.Jamaisellen’auraitoséseprésenterchezsononcle,carilaffectaitdenepluslareconnaître,etellenevoulaitpointtomberàsacharge,danslemalheurqu’illuiavaitprédit.Mais,del’autrecôtédelarue,unécriteaujaunel’arrêta:Chambregarnieàlouer.C’étaitlepremierquineluifaisaitpaspeur,tellementlamaisonparaissaitpauvre.Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façade couleur de rouille, étrangléeentre le Bonheur des Dames et l’ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique deparapluies,levieuxBourras,cheveluetbarbucommeunprophète,desbesiclessurlenez,étudiait l’ivoire d’une pomme de canne. Locataire de toute lamaison, il sous-louait engarnilesdeuxétages,pourdiminuersonloyer.

– Vous avez une chambre, monsieur ? demanda Denise, obéissant à une pousséeinstinctive.

Illevasesgrosyeuxembroussaillés,restasurprisdelavoir.Toutescesdemoisellesluiétaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure

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honnête:

–Çanefaitpaspourvous.

–Combiendonc?repritDenise.

–Quinzefrancsparmois.

Alors,ellevoulutvisiter.Dansl’étroiteboutique,commeilladévisageaittoujoursdesonairétonné,elleditsondépartdumagasinetsondésirdenepasgênersononcle.Levieillardfinitparallerchercheruneclefsuruneplanchedel’arrière-boutique,unepièceobscure,oùilfaisaitsacuisineetoùilcouchait;au-delà,derrièreunvitragepoussiéreux,onapercevaitlejourverdâtred’unecourintérieure,largededeuxmètresàpeine.

–Jepassedevant,pourquevousnetombiezpas,ditBourrasdansl’alléehumidequilongeaitlaboutique.

Il buta contre unemarche, ilmonta, enmultipliant les avertissements.Attention ! larampeétaitcontrelamuraille,ilyavaituntrouautournant,parfoisleslocataireslaissaientleurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne distinguait rien, sentaitseulementlafraîcheurdesvieuxplâtresmouillés.Aupremierétagepourtant,uncarreaudonnant sur la cour luipermitdevoirvaguement, commeau fondd’uneeaudormante,l’escalierdéjeté,lesmuraillesnoiresdecrasse,lesportescraquéesetdépeintes.

–Siencorel’unedecesdeuxchambresétaitlibre!repritBourras.Vousyseriezbien…Maisellessonttoujoursoccupéespardesdames.

Audeuxièmeétage,lejourgrandissait,éclairantd’unepâleurcrueladétressedulogis.Ungarçonboulangeroccupaitlapremièrechambre;etc’étaitl’autre,celledufond,quisetrouvaitvacante.QuandBourrasl’eutouverte,ildutrestersurlepalier,pourqueDenisepût lavisiterà l’aise.Le lit,dans l’anglede laporte, laissait tout juste lepassaged’unepersonne.Aubout, ilyavaitunepetitecommodedenoyer,une tabledesapinnoircietdeux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine, s’agenouillaient devant lacheminée,oùsetrouvaitunfourneaudeterre.

–MonDieu!disaitlevieillard,cen’estpasriche,maislafenêtreestgaie,onvoitlemondedanslarue.

Et,commeDeniseregardaitavecsurprisel’angleduplafond,au-dessusdulit,oùunedamedepassageavaitécritsonnom:Ernestine,enpromenantlaflammed’unechandelle,ilajoutad’unairbonhomme:

–Sil’onréparait,onnejoindraitjamaislesdeuxbouts…Enfin,voilàtoutcequej’ai.

–Jeseraitrèsbien,déclaralajeunefille.

Ellepayaunmoisd’avance,demandalelinge,unepairededrapsetdeuxserviettes,etfitson litsansattendre,heureuse,soulagéedesavoiroùcoucher lesoir.Uneheureplustard,elleavaitenvoyéuncommissionnairecherchersamalle,elleétaitinstallée.

Ce furent d’abord deuxmois de terrible gêne.Ne pouvant plus payer la pension dePépé, elle l’avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il luifallait strictement trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre elle-mêmedepainsec,pourdonnerunpeudeviandeàl’enfant.Lapremièrequinzaineencore,

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leschosesmarchèrent:elleétaitentréeavecdixfrancsenménage,puiselleeutlachancede retrouver l’entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit francs trente. Mais,ensuite,sondénuementdevintcomplet.Elleeutbeauseprésenterdanslesmagasins,àlaPlaceClichy,auBonMarché,auLouvre:lamorte-saisonarrêtaitpartoutlesaffaires,onlarenvoyaitàl’automne,plusdecinqmilleemployésdecommerce,congédiéscommeelle,battaientlepavé,sansplace.Alors,elletâchadeseprocurerdepetitstravaux;seulement,danssonignorancedeParis,ellenesavaitoùfrapper,acceptaitdesbesognesingrates,netouchaitmême pas toujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul,d’une soupe, en lui disant qu’elle avaitmangé dehors ; et elle semettait au lit, la têtebourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait aumilieu de cette pauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir,qu’elleétaitobligéedementir; souvent,elle trouvaitencore lemoyende luiglisserunepièce de quarante sous, pour lui prouver qu’elle avait des économies. Jamais elle nepleuraitdevantsesenfants.Lesdimanchesoùellepouvaitfairecuireunmorceaudeveaudans la cheminée, à genoux sur le carreau, l’étroite pièce retentissait d’une gaieté degamins,insoucieuxdel’existence.Puis,Jeanretournéchezsonpatron,Pépéendormi,ellepassaitunenuitaffreuse,dansl’angoissedulendemain.

D’autrescrainteslatenaientéveillée.Lesdeuxdamesdupremierrecevaientdesvisitestrès tard ; et parfoisunhommese trompait,montaitdonnerdes coupsdepoingdans saporte.Bourrasluiayantdittranquillementdenepasrépondre,elles’enfonçaitlatêtesousl’oreiller,pouréchapperauxjurons.Puis,sonvoisin,leboulanger,avaitvoulurire;celui-lànerentraitquelematin,laguettait,quandelleallaitcherchersoneau; ilfaisaitmêmedes trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait à pendre sesvêtementslelongdumur.Maisellesouffraitdavantageencoredesimportunitésdelarue,delacontinuelleobsessiondespassants.Ellenepouvaitdescendreacheterunebougie,surcestrottoirsboueuxoùrôdaitladébauchedesvieuxquartiers,sansentendrederrièreelleunsouffleardent,desparolescruesdeconvoitise;etleshommeslapoursuivaientjusqu’aufonddel’alléenoire,encouragésparl’aspectsordidedelamaison.Pourquoidoncn’avait-ellepasunamant?celaétonnait,semblaitridicule.Ilfaudraitbienqu’ellesuccombâtunjour.Elle-mêmen’auraitpuexpliquercommentellerésistait,souslamenacedelafaim,etdansletroubledesdésirsdontonchauffaitl’airautourd’elle.

Unsoir,Denisen’avaitpasmêmedepainpourlasoupedePépé,lorsqu’unmonsieurdécorés’étaitmisàlasuivre.Devantl’allée,ildevintbrutal,etcefutdansunerévoltededégoûtqu’elleluijetalaporteauvisage.Puis,enhaut,elles’assit,lesmainstremblantes.Le petit dormait. Que répondrait-elle, s’il s’éveillait et s’il demandait à manger ?Cependant,ellen’auraiteuqu’àconsentir.Samisère finissait,elleavaitde l’argent,desrobes,unebellechambre.C’était facile,ondisaitquetoutesenarrivaient là,puisqu’unefemme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son êtreprotestait,sansindignationcontrelesautres,répugnantsimplementauxchosessalissantesetdéraisonnables.Ellesefaisaitdelavieuneidéedelogique,desagesseetdecourage.

Biendesfois,Denises’interrogeadelasorte.Uneancienneromancechantaitdanssamémoire,lafiancéedumatelotquesonamourgardaitdespérilsdel’attente.ÀValognes,elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle donc, elleaussi,une tendresseaucœurpourêtresibrave?EllesongeaitencoreàHutin,pleinedemalaise.Chaquejour,ellelevoyaitpassersoussafenêtre.Maintenantqu’ilétaitsecond,il

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marchaitseul,aumilieudurespectdessimplesvendeurs.Jamaisilnelevait la tête,ellecroyaitsouffrirdelavanitédecegarçon,lesuivaitdesyeux,sanscraindred’êtresurprise.Et, dès qu’elle apercevaitMouret, qui passait également tous les soirs, un tremblementl’agitait, elle secachaitvite, lagorgebattante. Iln’avaitpasbesoind’apprendreoùellelogeait ; puis, elle était honteuse de lamaison, elle souffrait de ce qu’il pouvait penserd’elle,bienqu’ilsnedussentjamaisplusserencontrer.

D’ailleurs,Denise vivait toujours dans le branle duBonheur desDames.Un simplemur séparait sa chambre de son ancien rayon ; et, dès lematin, elle recommençait sesjournées, elle sentait monter la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Lesmoindresbruitsébranlaientlavieillemasurecolléeauflancducolosse:ellebattaitdanscepouls énorme. En outre, Denise ne pouvait éviter certaines rencontres. Deux fois, elles’était trouvée en face de Pauline, qui lui avait offert ses services, désolée de la savoirmalheureuse;mêmeilluiavaitfallumentir,pouréviterderecevoirsonamieoud’allerluirendrevisite,undimanche,chezBaugé.Maiselle sedéfendaitplusdifficilementcontrel’affectiondésespéréedeDeloche;illaguettait,n’ignoraitaucundesessoucis,l’attendaitsous lesportes ;unsoir, il avaitvoulu luiprêter trente francs, leséconomiesd’un frère,disait-il, très rouge. Et ces rencontres la ramenaient au continuel regret du magasin,l’occupaientdelavieintérieurequ’onymenait,commesiellenel’avaitpasquitté.

PersonnenemontaitchezDenise.Unaprès-midi,ellefutsurprised’entendrefrapper.C’étaitColomban.Ellelereçutdebout.Lui,trèsgêné,balbutiad’abord,demandadesesnouvelles, parla du Vieil Elbeuf. Peut-être l’oncle Baudu l’envoyait-il, regrettant sarigueur;carilcontinuaitànepasmêmesaluersanièce,bienqu’ilnepûtignorerlamisèreoùellese trouvait.Mais,quandellequestionnanettement lecommis,celui-ciparutplusembarrasséencore:non,non,cen’étaitpaslepatronquil’envoyait;etilfinitparnommerClara, ilvoulaitsimplementcauserdeClara.Peuàpeu, il s’enhardissait,demandaitdesconseils,dans l’idéequeDenisepouvait luiêtreutileauprèsdesonanciennecamarade.Vainement,elleledésespéra,enluireprochantdefairesouffrirGenevièvepourunefillesanscœur.Ilremontaunautrejour,ilpritl’habitudedelavenirvoir.Celasuffisaitàsonamourtimide,sanscesseilrecommençaitlamêmeconversation,malgrélui,tremblantdelajoied’êtreavecunefemmequiavaitapprochéClara.EtDenise,alors,vécutdavantageauBonheurdesDames.

Cefutvers lesderniers joursdeseptembreque la jeune filleconnut lamisèrenoire.Pépéétaittombémalade,ungrosrhumeinquiétant.Ilauraitfallulenourrirdebouillon,etelle n’avait pas même de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait, dans une de cesdébâclessombresqui jettent lesfillesauruisseauouà laSeine, levieuxBourrasfrappadoucement.Ilapportaitunpainetuneboîteàlaitpleinedebouillon.

–Tenez!voilàpourlepetit,dit-ildesonairbrusque.Nepleurezpassifort,çadérangemeslocataires.

Et,commeelleleremerciait,dansunenouvellecrisedelarmes:

–Taisez-vousdonc!…Demain,venezmeparler.J’aidutravailpourvous.

Bourras,depuislecoupterriblequeleBonheurdesDamesluiavaitportéencréantunrayondeparapluiesetd’ombrelles,n’employaitplusd’ouvrières.Ilfaisaittoutlui-même,pour diminuer ses frais : les nettoyages, les reprises, la couture. Sa clientèle, du reste,

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diminuaitaupointqu’ilmanquaitdetravailparfois.Aussidut-ilinventerdelabesogne,lelendemain,lorsqu’ilinstallaDenisedansuncoindesaboutique.Ilnepouvaitpaslaissermourirlemondechezlui.

– Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez mieux, vous melâcherez.

Elleavaitpeurdelui,elledépêchasontravailsivite,qu’ilfutembarrassépourluiendonnerd’autre.C’étaientdes lésde soieàcoudre,desdentelles à réparer.Lespremiersjours,ellen’osait leverlatête,gênéedelesentirautourd’elle,avecsacrinièredevieuxlion,sonnezcrochuetsesyeuxperçants,souslestouffesraidesdesessourcils.Ilavaitlavoixdure,lesgestesfous,etlesmèresduquartierterrifiaientleursmarmotsenmenaçantdel’envoyerchercher,commeonenvoiechercherlesgendarmes.Cependant,lesgaminsnepassaientjamaisdevantsaporte,sansluicrierquelquevilenie,qu’ilnesemblaitmêmepas entendre. Toute sa colère de maniaque s’exhalait contre les misérables quidéshonoraientsonmétier,envendantdubonmarché,delacamelote,desarticlesdontleschiens,disait-il,n’auraientpasvouluseservir.

Denisetremblait,quandilluicriaitfurieusement:

–L’artestfichu,entendez-vous!…Iln’yaplusunmanchepropre.Onfaitdesbâtons,maisdesmanches,c’estfini!…Trouvez-moiunmanche,etjevousdonnevingtfrancs!

C’étaitsonorgueild’artiste,pasunouvrieràParisn’étaitcapabled’établirunmanchepareil aux siens, léger et solide. Il en sculptait surtout la pomme avec une fantaisiecharmante, renouvelant toujours les sujets,des fleurs,des fruits,desanimaux,des têtes,traitésd’unefaçonvivanteetlibre.Uncanifluisuffisait,onlevoyaitlesjournéesentières,lenezchaussédebesicles,fouillantlebuisoul’ébène.

–Untasd’ignorants,disait-il,quisecontententdecollerdelasoiesurdesbaleines!Ilsachètentleursmanchesàlagrosse,desmanchestoutfabriqués…Etçavendcequeçaveut!Entendez-vous,l’artestfichu!

Denise,enfin,serassura.IlavaitvouluquePépédescendîtjouerdanslaboutique,cariladoraitlesenfants.Quandlepetitmarchaitàquatrepattes,onnepouvaitplusremuer,elleaufonddesoncoinfaisantdesraccommodages,lui,devantlavitrine,creusantlebois,à l’aide de son canif. Maintenant, chaque journée ramenait les mêmes besognes et lamême conversation. En travaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, ilexpliquaitsansselasseroùenétaitsonterribleduel.Depuis1845,iloccupaitlamaison,pour laquelle il avait un bail de trente années, moyennant un loyer de dix-huit centsfrancs ; et, comme il rattrapait unmillier de francs avec sesquatre chambresgarnies, ilpayait huit cents francs la boutique. C’était peu, il n’avait pas de frais, il pouvait tenirlongtemps encore. À l’entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait lemonstre.

Brusquement,ils’interrompait.

–Est-cequ’ilsenont,destêtesdechiencommeça?

Etilclignaitlesyeuxderrièreseslunettes,pourjugerlatêtededoguequ’ilsculptait,lalèvreretroussée,lescrocsdehors,dansungrognementpleindevie.Pépé,enextasedevantlechien,sesoulevait,appuyaitsesdeuxpetitsbrassurlesgenouxduvieux.

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– Pourvu que je joigne les deux bouts, jememoque du reste, reprenait celui-ci, enattaquant délicatement la langue de la pointe de son canif. Les coquins ont tué mesbénéfices;mais,sijenegagneplus,jeneperdspasencore,oupeudechosedumoins.Et,voyez-vous,jesuisdécidéàylaissermapeau,plutôtquedecéder.

Ilbrandissaitsonoutil,sescheveuxblancss’envolaientsousunventdecolère.

–Cependant, risquait doucementDenise, sans lever les yeuxde son aiguille, si l’onvousoffraitunesommeraisonnable,ilseraitplussaged’accepter.

Alors,sonobstinationféroceéclatait.

–Jamais!…Latêtesouslecouteau,jedirainon,tonnerredeDieu!…J’aiencoredixans de bail, ils n’auront pas lamaison avant dix ans, lorsque je devrais crever de faimentre les quatre murs vides… Deux fois déjà, ils sont venus pour m’entortiller. Ilsm’offraientdouzemillefrancsdemonfondsetlesannéesàcourirdubail,dix-huitmillefrancs,entouttrentemille…Paspourcinquantemille!Jelestiens,jeveuxlesvoirlécherlaterredevantmoi!

–Trentemillefrancs,c’estbeau,reprenaitDenise.Vouspourriezallervousétablirplusloin…Ets’ilsachetaientlamaison?

Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s’absorbait uneminute, avec un rired’enfantvaguementépandusursafaceneigeusedePèreéternel.Puis,ilrepartait.

– La maison, pas de danger !… Ils parlaient de l’acheter l’année dernière, ils endonnaient quatre-vingt mille francs, le double de ce qu’elle vaut aujourd’hui. Mais lepropriétaire, un ancien fruitier, un gredin comme eux, a voulu les faire chanter. Et,d’ailleurs,ilsseméfientdemoi,ilssaventbienquejecéderaisencoremoins…Non!non!j’ysuis,j’yreste!L’empereur,avectoussescanons,nem’endélogeraitpas.

Denise n’osait plus souffler. Elle continuait de tirer son aiguille, pendant que levieillard lâchait d’autres phrases entrecoupées, entre deux entailles de son canif : çacommençaitàpeine,onverraitplustarddeschosesextraordinaires,ilavaitdesidéesquibalayeraientleurcomptoirdeparapluies;et,aufonddesonobstination,grondaitlarévoltedupetitfabricantpersonnel,contrel’envahissementbanaldesarticlesdebazar.

Pépé,cependant,finissaitpargrimpersurlesgenouxdeBourras.Iltendait,verslatêtededogue,desmainsimpatientes.

–Donne,monsieur.

–Toutà l’heure,monpetit, répondait levieuxd’unevoixquidevenait tendre. Iln’apasd’yeux,ilfautluifairedesyeux,maintenant.

Et,toutenfignolantunœil,ils’adressaitdenouveauàDenise.

–Lesentendez-vous?…Ronflent-ilsencore,àcôté!c’estçaquim’exaspèreleplus,parole d’honneur ! de les avoir sans cesse dans le dos, avec leur sacrée musique delocomotive.

Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était secouée, il passait sesaprès-midi sans un client, dans la trépidation de la foule qui s’écrasait auBonheur desDames.C’étaitunsujetd’éternelrabâchage.Encoreunebonnejournée,ontapaitderrière

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lemur,lasoierieavaitdûfairedixmillefrancs;oubien,ilsegaudissait,lemurétaitrestéfroid,uncoupdepluieavaittuélarecette.Etlesmoindresrumeurs,lessouffleslesplusfaibles,luifournissaientainsidescommentairessansfin.

–Tenez,onaglissé.Ah!s’ilspouvaienttoussecasserlesreins!…Ça,machère,cesont des dames qui se disputent. Tantmieux ! tantmieux !…Hein ! entendez-vous lespaquetstomberdanslessous-sols?C’estdégoûtant!

IlnefallaitpasqueDenisediscutâtsesexplications,carilrappelaitalorsamèrementlamanière indignedonton l’avait congédiée.Puis, elledevait lui conter,pour lacentièmefois, son passage aux confections, les souffrances du début, les petites chambresmalsaines, lamauvaisenourriture, lacontinuellebatailledesvendeurs;et, tousdeux,dumatin au soir, ne parlaient ainsi que dumagasin, le buvaient à chaque heure dans l’airmêmequ’ilsrespiraient.

–Donne,monsieur,répétaitardemmentPépé,lesmainstoujourstendues.

Latêtededogueétaitfinie,Bourraslareculait,l’avançait,avecunegaietébruyante.

–Prendsgarde,ilvatemordre…Là,amuse-toi,etnelecassepas,sic’estpossible.

Puis,reprisparsonidéefixe,ilbrandissaitlepoingverslamuraille.

–Vous avez beau pousser pour que lamaison tombe…Vous ne l’aurez pas, quandmêmevousenvahiriezlarueentière!

Denise,maintenant,avaitdupaintouslesjours.Elleengardaitunevivegratitudeauvieuxmarchand,dontellesentaitleboncœur,souslesétrangetésviolentes.Sonvifdésirétait cependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyait inventer de petitesbesognes,ellecomprenaitqu’iln’avaitpasbesoind’uneouvrière,dansladébâcledesoncommerce, et qu’il l’employait par charitépure.Sixmois s’étaientpassés, onvenait deretomberdanslamorte-saisond’hiver.Elledésespéraitdesecaseravantmars,lorsque,unsoir de janvier,Deloche, qui la guettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoin’allait-ellepasseprésenterchezRobineau,oùl’onavaitpeut-êtrebesoindemonde?

Enseptembre,Robineaus’étaitdécidéàacheterlefondsdeVinçard,toutenredoutantdecompromettrelessoixantemillefrancsdesafemme.Ilavaitpayéquarantemillefrancslaspécialitédesoies,etilselançaitaveclesvingtmilleautres.C’étaitpeu,maisilavaitderrièreluiGaujean,quidevaitlesoutenirpardelongscrédits.DepuissabrouilleavecleBonheurdesDames,cedernierrêvaitdesusciteraucolossedesconcurrences;ilcroyaitlavictoire certaine, si l’on créait dans le voisinage plusieurs spécialités, où les clientestrouveraient un choix très varié d’articles. Seuls, les riches fabricants de Lyon, commeDumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands magasins ; ils se contentaientd’alimenter avec eux leursmétiers, quittes à chercher ensuitedesbénéfices, envendantaux maisons moins importantes. Mais Gaujean était loin d’avoir les reins solides deDumonteil. Longtemps simple commissionnaire, il n’avait desmétiers à lui que depuiscinq ou six ans, et encore faisait-il travailler beaucoup de façonniers, auxquels ilfournissaitlamatièrepremière,etqu’ilpayaittantdumètre.C’étaitmêmecesystèmequi,haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas de lutter contre Dumonteil, pour lafournitureduParis-Bonheur.Ilengardaitunerancune,ilvoyaitenRobineaul’instrument

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d’une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu’il accusait de ruiner lafabricationfrançaise.

LorsqueDenise se présenta, elle trouvaMme Robineau seule. Fille d’un piqueur despontsetchaussées,absolumentignorantedeschosesducommerce,celle-ciavaitencorelagaucheriecharmanted’unepensionnaireélevéedansuncouventdeBlois.Elleétait trèsbrune, très jolie, avecunedouceurgaiequi lui donnait ungrandcharme.Du reste, elleadorait sonmari et ne vivait que de cet amour. CommeDenise allait laisser son nom,Robineau rentra, et il la prit sur-le-champ, l’une de ses deux vendeuses l’ayantbrusquementquittélaveille,pourentrerauBonheurdesDames.

–Ilsnenouslaissentpasunbonsujet,dit-il.Enfin,avecvous,jeseraitranquille,carvousêtescommemoi,vousnedevezguèrelesaimer…Venezdemain.

Lesoir,DenisefutembarrasséepourannonceràBourrasqu’ellelequittait.Illatraitaen effet d’ingrate, s’emporta ; puis, lorsqu’elle se défendit, les larmes aux yeux, en luifaisantentendrequ’ellen’étaitpasdupedesescharités, il s’attendrità son tour,bégayaqu’ilavaitbeaucoupdetravaux,qu’ellel’abandonnaitjusteaumomentoùilallaitlancerunparapluiedesoninvention.

–EtPépé?demanda-t-il.

L’enfantétait legrandsoucideDenise.Ellen’osait le remettrechezMmeGras etnepouvaitpourtantlelaisserseuldanssachambre,enfermédumatinausoir.

–C’est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est bien dansma boutique, ce petit…Nousferonslacuisineensemble.

Et,commeellerefusait,craignantdelegêner:

–TonnerredeDieu!vousvousméfiezdemoi…Jenelemangeraipas,votreenfant!

DenisefutplusheureusechezRobineau.Illapayaitpeu,soixantefrancsparmois,etnourrie seulement, sans intérêt sur lavente, commedans lesvieillesmaisons.Maiselleétaittraitéeavecbeaucoupdedouceur,surtoutparMmeRobineau,toujourssourianteàsoncomptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avait parfois des brusqueries. Au bout d’un mois,Denisefaisaitpartiedelafamille,ainsiquel’autrevendeuse,unepetitefemmepoitrinaireet silencieuse. On ne se gênait plus devant elle, on causait des affaires, à table, dansl’arrière-boutique, qui donnait sur une grande cour. Et ce fut là qu’un soir on décidal’entréeencampagnecontreleBonheurdesDames.

Gaujeanétaitvenudîner.Dèslerôti,ungigotbourgeois,ilavaitabordélaquestion,desavoixblanchedeLyonnais,épaissieparlesbrouillardsduRhône.

– Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chez Dumonteil, n’est-ce pas ? seréserventlapropriétéd’undessin,emportentducouptroiscentspièces,enexigeantunediminution de cinquante centimes par mètre ; et, comme ils payent comptant, ilsbénéficient encore de l’escompte de dix-huit pour cent…Souvent,Dumonteil ne gagnepasvingtcentimes.Iltravaillepouroccupersesmétiers,cartoutmétierquichômeestunmétier qui meurt… Alors, comment voulez-vous que nous, avec notre outillage plusrestreint,etsurtoutavecnosfaçonniers,nouspuissionssoutenirlalutte?

Robineau,rêveur,oubliaitdemanger.

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– Trois cents pièces ! murmura-t-il.Moi, je tremble, quand j’en prends douze, et àquatre-vingt-dix jours…Ilspeuventafficherun franc,deuxfrancs,meilleurmarchéquenous.J’aicalculéqu’ilyaunebaissedequinzepourcentaumoinssurleursarticlesdecatalogue,quandonlescompareànosprix…C’estcequituelepetitcommerce.

Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le regardait d’un airtendre. Elle ne mordait point aux affaires, la tête cassée par tous ces chiffres, necomprenant pas qu’on se donnât un pareil souci, lorsqu’il était si facile de rire et des’aimer. Pourtant, il suffisait que sonmari voulût vaincre : elle se passionnait avec lui,seraitmorteàsoncomptoir.

– Mais pourquoi tous les fabricants ne s’entendent-ils pas ensemble ? repritviolemmentRobineau.Ilsleurferaientlaloi,aulieudelasubir.

Gaujean,quiavaitredemandéunetranchedegigot,mâchaitaveclenteur.

–Ah!pourquoi,pourquoi…Ilfautquelesmétierstravaillent,jevousl’aidit.Quandonadestissagesunpeupartout,auxenvironsdeLyon,dansleGard,dansl’Isère,onnepeutchômerunjour,sansdespertesénormes…Puis,nousautresquiemployonsparfoisdes façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommes davantage maîtres de laproduction,aupointdevuedustock;tandisquelesgrandsfabricantssetrouventobligésd’avoirdecontinuelsdébouchés,lespluslargesetlesplusrapidespossible…Aussisont-ilsàgenouxdevantlesgrandsmagasins.J’enconnaistroisouquatrequiselesdisputent,qui consentent à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les petitesmaisonscommelavôtre.Oui,s’ilsexistentpareux,ilsgagnentparvous…LacrisefiniraDieusaitcomment!

–C’estodieux!conclutRobineau,quececridecolèresoulagea.

Deniseécoutait,ensilence.Elleétaitsecrètementpourlesgrandsmagasins,danssonamourinstinctifdelalogiqueetdelavie.Onsetaisait,onmangeaitdesharicotsvertsdeconserve;etellefinitparserisqueràdired’unairgai:

–Lepublicneseplaintpas,lui!

MmeRobineauneputretenirunlégerrire,quimécontentasonmarietGaujean.Sansdoute,leclientétaitsatisfait,puisque,enfindecompte,c’étaitleclientquibénéficiaitdela baisse des prix. Seulement, il fallait bien que chacun vécût : où irait-on, si, sous leprétextedubonheurgénéral,onengraissaitleconsommateuraudétrimentduproducteur?Et une discussion s’engagea. Denise affectait de plaisanter, tout en apportant desarguments solides : les intermédiaires disparaissaient, agents de fabrique, représentants,commissionnaires, ce qui entrait pour beaucoup dans le bon marché ; du reste, lesfabricantsnepouvaientmêmeplusvivresanslesgrandsmagasins,cardèsqu’und’entreeux perdait leur clientèle, la faillite devenait fatale ; enfin, il y avait là une évolutionnaturelle du commerce, on n’empêcherait pas les choses d’aller comme elles devaientaller,quandtoutlemondeytravaillait,bongré,malgré.

–Alors,vousêtespourceuxquivousontflanquéeàlarue?demandaGaujean.

Denisedevinttrèsrouge.Ellerestaitsurpriseelle-mêmedelavivacitédesadéfense.Qu’avait-elleaucœur,pourqu’uneflammepareilleluifûtmontéedanslapoitrine?

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–MonDieu ! non, répondit-elle. J’ai tort peut-être, car vous êtes plus compétent…Seulement, je dis ma pensée. Les prix, au lieu d’être faits comme autrefois par unecinquantaine demaisons, sont faits aujourd’hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés,grâceàlapuissancedeleurscapitauxetàlaforcedeleurclientèle…Tantmieuxpourlepublic,voilàtout!

Robineaunesefâchapas.Ilétaitdevenugrave,ilregardaitlanappe.Souvent,ilavaitsenticesouffleducommercenouveau,cetteévolutiondontparlaitlajeunefille;etilsedemandait,auxheuresdevisionnette,pourquoivouloirrésisteràuncourantd’unetelleénergie, qui emporterait tout. Mme Robineau elle-même, en voyant son mari songeur,approuvaitduregardDenise,retombéemodestementdanssonsilence.

–Voyons, repritGaujeanpour couper court, tout ça, c’est des théories…Parlonsdenotreaffaire.

Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures et des poires. Il prit desconfitures, lesmangea à la cuiller, avec la gourmandise inconsciente d’un gros hommeadorantlesucre.

–Voilà, il fautquevousbattiezenbrèche leurParis-Bonheur,quia fait leur succès,cetteannée…JemesuisentenduavecplusieursdemesconfrèresdeLyon,jevousapporteuneoffreexceptionnelle,unesoienoire,unefaille,quevouspourrezvendreàcinqfrancscinquante…Ilsvendentlaleurcinqfrancssoixante,n’est-cepas?Ehbien!ceseradeuxsousdemoins,etcelasuffit,vouslescoulerez.

Les yeux de Robineau s’étaient rallumés. Dans son continuel tourment nerveux, ilsautaitsouventainsidelacrainteàl’espoir.

–Vousavezunéchantillon?demanda-t-il.

Et, lorsqueGaujean eut tiré de son portefeuille un petit carré de soie, il acheva des’exalter,etcria:

–MaiselleestplusbellequeleParis-Bonheur !En toutcas,elle faitplusd’effet, legrainestplusgros…Vousavezraison,ilfauttenterlecoup.Ah!tenez!jelesveuxàmespieds,ouj’yresterai,cettefois!

MmeRobineau,partageantcetenthousiasme,déclaralasoiesuperbe.Deniseelle-mêmecrut au succès. La fin du dîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que leBonheurdesDamesagonisât.Gaujean,quiachevait lepotdeconfiture,expliquaitquelssacrificesénormesluietsescollèguesallaients’imposer,pourlivrerunepareilleétoffeàsiboncompte;maisilss’yruineraientplutôt,ilsavaientjurédetuerlesgrandsmagasins.Commeonapportaitlecafé,lagaietéfutencoreaccrueparl’arrivéedeVinçard.Ilentraitenpassantdireunpetitbonjouràsonsuccesseur.

–Fameux!cria-t-il,enpalpantlasoie.Vouslesroulerez,jevousenréponds!…Hein!vousme devrez une fière chandelle. Je vous le disais bien, qu’il y avait ici une affaired’or!

Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C’était un rêve ancien, nourrisournoisementtandisqu’ilsedébattaitdanslessoies,tremblantdenepastrouveràvendresonfondsavant ladébâcle, se jurantdemettresonpauvreargentdansuncommerceoù

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l’onpûtvoleràl’aise.Cetteidéed’unrestaurantluiétaitvenueaprèslanoced’uncousin;la bouche allait toujours, on leur avait fait payer dix francs de l’eau de vaisselle, oùnageaient des pâtes. Et, devantRobineau, sa joie de leur avoirmis sur les épaules unemauvaiseaffairedontildésespéraitdesedébarrasser,élargissaitencoresafaceauxyeuxrondsetàlagrandeboucheloyale,quicrevaitdesanté.

–Etvosdouleurs?demandaobligeammentMmeRobineau.

–Hein?mesdouleurs?murmura-t-ilétonné.

–Oui,cesrhumatismesquivoustourmentaientici.

Ilsesouvint,ilrougitlégèrement.

– Oh ! j’en souffre toujours… Pourtant, l’air de la campagne, vous comprenez…N’importe,vousavezfaitunericheaffaire.Sansmesrhumatismes,jemeretiraisavecdixmillefrancsderente,avantdixans…paroled’honneur!

Quinzejoursplus tard, la luttes’engageaitentreRobineauet leBonheurdesDames.Ellefutcélèbre,elleoccupauninstanttoutlemarchéparisien.Robineau,usantdesarmesde son adversaire, avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il soignait sonétalage,entassaitàsesvitrinesdespilesénormesde la fameusesoie, l’annonçaitpardegrandes pancartes blanches, où se détachait en chiffres géants le prix de cinq francscinquante.C’étaitcechiffrequirévolutionnaitlesfemmes:deuxsousdemeilleurmarchéqu’auBonheurdesDames,etlasoieparaissaitplusforte.Dèslespremiersjours,ilvintunflotdeclientes:MmeMarty,sousleprétextedesemontreréconome,achetaunerobedontellen’avaitpasbesoin ;MmeBourdelais trouva l’étoffe belle,mais elle préféra attendre,flairantsansdoutecequiallaitsepasser.Lasemainesuivante,eneffet,Mouret,baissantcarrémentleParis-Bonheurdevingtcentimes,ledonnaàcinqfrancsquarante;ilavaiteu,avecBourdoncleetlesintéressés,unediscussionvive,avantdelesconvaincrequ’ilfallaitaccepterlabataille,quitteàperdresurl’achat;cesvingtcentimesétaientunepertesèche,puisqu’onvendaitdéjàauprixcoûtant.LecoupfutrudepourRobineau,ilnecroyaitpasque son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perte étaientencoresansexemple;et leflotdesclientes,obéissantaubonmarché,avait toutdesuiterefluéverslarueNeuve-Saint-Augustin,tandisquelemagasindelarueNeuve-des-Petits-Champssevidait.GaujeanaccourutdeLyon,ilyeutdesconciliabuleseffarés,onfinitparprendreunerésolutionhéroïque:lasoieseraitbaissée,onlalaisseraitàcinqfrancstrente,prixau-dessousduquelpersonnenepouvaitdescendre,sansfolie.Lelendemain,Mouretmettaitsonétoffeàcinqfrancsvingt.Et,dèslors,cefutunerage:Robineaurépliquaparcinqfrancsquinze,Mouretaffichacinqfrancsdix.Tousdeuxnesebattaientplusqued’unsou,perdantdessommesconsidérables,chaquefoisqu’ilsfaisaientcecadeauaupublic.Lesclientesriaient,enchantéesdeceduel,émuesdescoupsterriblesqueseportaientlesdeuxmaisons,pour leurplaire.Enfin,Mouretosa lechiffredecinq francs ; chez lui, lepersonnel était pâle, glacé d’un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d’haleine,s’arrêta demême à cinq francs, ne trouvant pas le courage de descendre davantage. Ilscouchaientsurleurspositions,faceàface,aveclemassacredeleursmarchandisesautourd’eux.

Mais si,departetd’autre, l’honneurétait sauf, la situationdevenaitmeurtrièrepourRobineau.LeBonheurdesDamesavaitdesavancesetuneclientèlequiluipermettaient

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d’équilibrerlesbénéfices; tandisque lui, soutenuseulementparGaujean,nepouvantserattrapersurd’autresarticles,restaitépuisé,glissaitchaquejourunpeusurlapentedelafaillite. Ilmouraitde sa témérité,malgré la clientèlenombreuseque lespéripétiesde lalutteluiavaientamenée.Undesestourmentssecretsétaitdevoircetteclientèlelequitterlentement,retournerauBonheur,aprèsl’argentperduetleseffortsqu’ilavaitfaitspourlaconquérir.

Un jourmême, lapatience lui échappa.Unecliente,Mme deBoves, était venuevoirchezluidesmanteaux,carilavaitjointuncomptoirdeconfectionsàsaspécialitédesoies.Ellenesedécidaitpas,seplaignaitdelaqualitédesétoffes.Enfin,elledit:

–LeurParis-Bonheurestbeaucoupplusfort.

Robineausecontenait, luiaffirmaitqu’ellese trompait,avecsapolitessemarchande,d’autantplusrespectueux,qu’ilcraignaitdelaisseréclatersarévolteintérieure.

– Mais voyez donc la soie de cette rotonde ! reprit-elle, on jurerait de la toiled’araignée…Vousavezbeaudire,monsieur,leursoieàcinqfrancsestducuiràcôtédecelle-ci.

Ilnerépondaitplus,lesangauvisage,leslèvresserrées.Justement,ilavaitimaginélecoup ingénieux d’acheter, pour ses confections, la soie chez son rival. De cette façon,c’étaitMouret,cen’étaitpasluiquiperdaitsurl’étoffe.Ilcoupaitsimplementlalisière.

–Vraiment,voustrouvezleParis-Bonheurplusépais?murmura-t-il.

–Oh!centfois,ditMmedeBoves.Iln’yapasdecomparaison.

Cette injustice de la cliente, dépréciant quandmême lamarchandise, l’indignait. Et,commeelle retournait toujours la rotondede sonair dégoûté, unpetit boutde la lisièrebleuetargent,échappéauxciseaux,parutsousladoublure.Alors,ilneputsecontraindredavantage,ilavoua,ilauraitdonnésatête.

– Eh bien ! madame, cette soie est du Paris-Bonheur, je l’ai achetée moi-même,parfaitement!…Voyezlalisière.

MmedeBovespartit trèsvexée.Beaucoupdecesdames lequittèrent, l’histoireavaitcouru. Et lui, aumilieu de cette ruine, lorsque l’épouvante du lendemain le prenait, netremblaitquepoursafemme,élevéedansunepaixheureuse, incapabledevivrepauvre.Quedeviendrait-elle,siunecatastrophelesmettaitsurlepavé,avecdesdettes?C’étaitsafaute,jamaisiln’auraitdûtoucherauxsoixantemillefrancs.Ilfallaitqu’elleleconsolât.Est-cequecetargentn’étaitpasàluicommeàelle?Ill’aimaitbien,ellen’endemandaitpas davantage, elle lui donnait tout, son cœur, sa vie. Dans l’arrière-boutique, on lesentendait s’embrasser. Peu à peu, le train de lamaison se régularisa ; chaquemois, lespertesaugmentaient,dansuneproportionlente,quireculaitl’issuefatale.L’espoirtenaceles laissait debout, ils annonçaient toujours la déconfiture prochaine du Bonheur desDames.

–Bah!disait-il,noussommesjeunesaussi,nousautres…L’avenirestànous.

–Etpuis,qu’importe?situasfaitcequetuvoulaisfaire,reprenait-elle.Pourvuquetutecontentes,çamecontente,monbonchéri.

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Denise se prenait d’affection, envoyant leur tendresse.Elle tremblait, elle sentait lachuteinévitable;maisellen’osaitplusintervenir.Cefutlàqu’elleachevadecomprendrelapuissancedunouveaucommerceetdesepassionnerpourcetteforcequi transformaitParis.Sesidéesmûrissaient,unegrâcedefemmesedégageait,enelle,del’enfantsauvagedébarquéedeValognes.Du reste, savie était assezdouce,malgré sa fatigue et sonpeud’argent.Lorsqu’elleavaitpassélajournéedebout,illuifallaitrentrervite,s’occuperdePépé,quelevieuxBourras,heureusement,s’obstinaitànourrir;maisc’étaientencoredessoins,unechemiseà laver,uneblouseà recoudre, sanscompter le tapagedupetit,dontelleavaitlatêtefendue.Ellenesecouchaitjamaisavantminuit.Ledimancheétaitunjourdegrossebesogne : elle nettoyait sa chambre, se raccommodait elle-même, si occupée,qu’elle ne se peignait souvent qu’à cinq heures.Cependant, elle sortait quelquefois parraison,emmenaitl’enfant,luifaisaitfaireunelonguecourseàpied,ducôtédeNeuilly;etleur régal était de boire, là-bas, une tasse de lait chez un nourrisseur, qui les laissaits’asseoirdanssacour.Jeandédaignaitcesparties;ilsemontraitdeloinenloin,lessoirsdesemaine,puisdisparaissait,enprétextantd’autresvisites;ilnedemandaitplusd’argent,maisilarrivaitavecdesairssimélancoliques,quesasœur, inquiète,avait toujourspourluiunepiècedecentsousdecôté.Sonluxeétaitlà.

–Centsous!criaitchaquefoisJean.Sacristi!tuestropgentille!…Justement,ilyalafemmedupapetier…

–Tais-toi,interrompaitDenise.Jen’aipasbesoindesavoir.

Maisilcroyaitqu’ellel’accusaitdesevanter.

– Quand je te dis qu’elle est la femme d’un papetier !… Oh ! quelque chose demagnifique!

Troismoissepassèrent.Leprintempsrevenait,DeniserefusaderetourneràJoinvilleavec Pauline et Baugé. Elle les rencontrait parfois rue Saint-Roch, en sortant de chezRobineau.Pauline,dansunedecesrencontres, luiconfiaqu’elleallaitpeut-êtreépousersonamant ; c’était elle qui hésitait encore, on n’aimait guère les vendeusesmariées auBonheurdesDames.CetteidéedemariagesurpritDenise,ellen’osaconseillersonamie.Un jour queColomban venait de l’arrêter près de la fontaine, pour lui parler deClara,celle-ci justementtraversalaplace;et la jeunefilleduts’échapper,car il lasuppliaitdedemanderàsonanciennecamaradesiellevoulaitbiensemarieraveclui.Qu’avaient-ilsdonctous?Pourquoise tourmenterdelasorte?Elles’estimait trèsheureuseden’aimerpersonne.

– Vous savez la nouvelle ? lui dit un soir le marchand de parapluies, comme ellerentrait.

–Non,monsieurBourras.

–Ehbien!lesgredinsontachetél’hôtelDuvillard…Jesuiscerné!

Ilagitaitsesgrandsbras,dansunecrisedefureurquihérissaitsacrinièreblanche.

– Un micmac à n’y rien comprendre ! reprit-il. Il paraît que l’hôtel appartenait auCréditImmobilier,dontleprésident,lebaronHartmann,vientdelecéderànotrefameuxMouret…Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière, tenez ! voyez-vous,commejetiensdansmonpoingcettepommedecanne!

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C’étaitvrai,onavaitdûsignerlacessionlaveille.LapetitemaisondeBourras,serréeentreleBonheurdesDamesetl’hôtelDuvillard,accrochéelàcommeunnidd’hirondelledans la fente d’un mur, semblait devoir être écrasée du coup, le jour où le magasinenvahiraitl’hôtel,etcejourétaitvenu,lecolossetournaitlefaibleobstacle,leceignaitdesonentassementdemarchandises,menaçaitdel’engloutir,del’absorberparlaseuleforcede son aspiration géante. Bourras sentait bien l’étreinte dont craquait sa boutique. Ilcroyaitlavoirdiminuer,ilcraignaitd’êtrebului-même,depasserdel’autrecôtéavecsesparapluiesetsescannes,tantlaterriblemécaniqueronflaitàcetteheure.

–Hein!lesentendez-vous?criait-il.Sil’onnediraitpasqu’ilsmangentlesmurailles!Et, dans ma cave, dans mon grenier, partout, c’est le même bruit de scie mordant leplâtre…N’importe ! ils ne m’aplatiront peut-être pas comme une feuille de papier. Jeresterai,quandilsferaientéclatermontoitetquelapluietomberaitàseauxdansmonlit!

Ce fut à ce moment queMouret fit faire à Bourras de nouvelles propositions : ongrossissaitlechiffre,onachetaitsonfondsetledroitaubailcinquantemillefrancs.Cetteoffre redoubla lacolèreduvieillard, il refusaavecdes injures.Fallait-ilquecesgredinsvolassent lemonde,pourpayercinquantemillefrancsunechosequin’envalaitpasdixmille !Et il défendait saboutique commeune fillehonnêtedéfend savertu, aunomdel’honneur,parrespectdelui-même.

Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Il tournaitfiévreusement,métrait lesmursde samaison, la regardaitdumilieude la rue,avecdesairsd’architecte.Puis,unmatin,desouvriersarrivèrent.C’étaitlabatailledécisive,ilavaitl’idéetémérairedebattreleBonheurdesDamessursonterrain,enfaisantdesconcessionsau luxe moderne. Les clientes, qui lui reprochaient sa boutique sombre, reviendraientcertainement, quand elles la verraient flamber, toute neuve. D’abord, on boucha lescrevassesetonbadigeonnalafaçade;ensuite,onrepeignitlesboiseriesdeladevantureenvertclair;mêmeonpoussalasplendeurjusqu’àdorerl’enseigne.Troismillefrancs,queBourras tenait de côté comme une ressource suprême, furent dévorés. D’ailleurs, lequartierétaitenrévolution;onvenaitlecontempleraumilieudecesrichesses,perdantlatête,neretrouvantpasseshabitudes.Ilnesemblaitpluschezlui,danscecadreluisant,surcesfondstendres,effaréavecsagrandebarbeetsescheveux.Maintenant,dutrottoird’enface,lespassantss’étonnaient,àleregarderagiterlesbrasetsculptersesmanches.Etilétaitgalopéde fièvre, ilcraignaitdesalir, il s’engouffraitdavantage,danscecommerceluxueux,auquelilnecomprenaitrien.

Cependant, comme chezRobineau, la campagne contre leBonheur desDames étaitouvertechezBourras.Ilvenaitdelancersoninvention,leparapluieàgodet,quiplustarddevaitsepopulariser.Dureste,leBonheurperfectionnaimmédiatementl’invention.Alors,laluttes’engageasurlesprix.Ileutunarticleàunfrancquatre-vingt-quinze,enzanella,montureacier,inusable,disaitl’étiquette.Maisilvoulutsurtoutbattresonconcurrentavecsesmanches,desmanchesdebambou,decornouiller,d’olivier,demyrte,derotin,touteslesvariétésdemanchesimaginables.LeBonheur,moinsartiste,soignait l’étoffe,vantaitses alpagas et ses mohairs, ses sergés et ses taffetas cuits. Et la victoire lui resta, levieillarddésespéré répétaque l’art était fichu,qu’il en était réduit à tailler sesmanchespourleplaisir,sansespoirdelesvendre.

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–C’estmafaute!criait-ilàDenise.Est-cequej’auraisdûtenirdessaletésàunfrancquatre-vingt-quinze?…Voilàoù les idéesnouvellespeuvent conduire. J’aivoulu suivrel’exempledecesbrigands,tantmieuxsij’encrève!

Juillet fut très chaud. Denise souffrait dans son étroite chambre, sous les ardoises.Aussi lorsqu’elle sortait de sonmagasin, prenait-elle Pépé chezBourras ; et, au lieu demontertoutdesuite,elleallaitrespirerunpeuaujardindesTuileries,jusqu’àlafermeturedes grilles. Un soir, comme elle se dirigeait vers les marronniers, elle resta saisie : àquelquespas,marchantdroitàelle,illuisemblaitreconnaîtreHutin.Puis,soncœurbattitviolemment.C’étaitMouret,quiavaitdînésurlarivegaucheetquisehâtaitdeserendreàpiedchezMmeDesforges.Aubrusquemouvementquefitlajeunefillepourluiéchapper,illaregarda.Lanuittombait,illareconnutpourtant.

–C’estvous,mademoiselle.

Elleneréponditpas,éperduequ’ileûtdaignés’arrêter.Lui,souriant,cachaitsagênesousunaird’aimableprotection.

–VousêtestoujoursàParis?

–Oui,monsieur,dit-elleenfin.

Lentement,ellereculait,ellecherchaitàsaluer,pourcontinuersapromenade.Maisilrevint lui-même sur ses pas, il la suivit sous les ombres noires des grandsmarronniers.Unefraîcheurtombait,desenfantsriaientauloin,enpoussantdescerceaux.

–C’estvotrefrère,n’est-cepas?demanda-t-ilencore,lesyeuxsurPépé.

Celui-ci,intimidéparcetteprésenceextraordinaired’unmonsieur,marchaitgravementprèsdesasœur,dontiltenaitlamain:

–Oui,monsieur,répondit-elledenouveau.

Elleavait rougi,ellesongeaitaux inventionsabominablesdeMargueriteetdeClara.Sansdoute,Mouretcompritlacausedesarougeur,carilajoutavivement:

–Écoutez,mademoiselle,j’aidesexcusesàvousprésenter…Oui,j’auraisétéheureuxdevousdireplustôtcombienj’airegrettél’erreurquiaétécommise.Onvousaaccuséetroplégèrementd’unefaute…Enfin,lemalestfait,jevoulaisseulementvousapprendrequetoutlemonde,cheznous,connaîtaujourd’huivotretendressepourvosfrères…

Ilcontinua,futd’unepolitesserespectueuse,àlaquellelesvendeusesduBonheurdesDamesn’étaientguèrehabituéesdesapart.Le troubledeDeniseavaitaugmenté ;maisunejoieinondaitsoncœur.Ilsavaitdoncqu’ellenes’étaitdonnéeàpersonne!Tousdeuxgardaientlesilence,ilrestaitprèsd’elle,réglantsespassurlespetitspasdel’enfant;etlesbruitslointainsdeParissemouraient,souslesombresnoiresdesgrandsarbres.

–Jen’aiqu’uneréhabilitationàvousoffrir,mademoiselle,reprit-il.Naturellement,sivousdésirezrentrercheznous…

Ellel’interrompit,ellerefusaavecunehâtefébrile.

–Monsieur,jenepuispas…Jevousremercietoutdemême,maisj’aitrouvéailleurs.

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Il le savait, on lui avait appris depuis peu qu’elle était chez Robineau. Et,tranquillement,surunpiedd’égalitécharmante,illuiparladecedernier,auquelilrendaitjustice : un garçon d’une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait à unecatastrophe, Gaujean l’avait écrasé d’une affaire très lourde, où tous deux resteraient.Alors,Denise,gagnéeparcettefamiliarité,selivradavantage,laissavoirqu’elleétaitpourles grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le petit commerce ; elles’animait, citait des exemples, se montrait au courant de la question, remplie mêmed’idées larges et nouvelles. Lui, ravi, l’écoutait avec surprise. Il se tournait, tâchait dedistinguersestraits,danslanuitgrandissante.Ellesemblaittoujourslamême,vêtued’unerobe simple, le visage doux ; mais, de cet effacement modeste, montait un parfumpénétrantdontilsubissaitlapuissance.Sansdoute,cettepetites’étaitfaiteàl’airdeParis,la voilà qui devenait femme, et elle était troublante, si raisonnable, avec ses beauxcheveux,lourdsdetendresse.

– Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoi restez-vous chez nosadversaires?…Ainsi,nem’a-t-onpasditégalementquevouslogiezchezceBourras?

–Unbiendignehomme,murmura-t-elle.

–Non,laissezdonc!unvieux toqué,unfouquimeforceraà lemettresur lapaille,lorsquejevoudraism’endébarrasseravecunefortune!…D’abord,votreplacen’estpaschezlui,samaisonestmalfamée,illoueàdespersonnes…

Maisilsentitlajeunefilleconfuse,ilsehâtad’ajouter:

–Onpeutêtrehonnêtepartout,etilyamêmeplusdemériteàl’être,quandonn’estpasriche.

Ilsfirentdenouveauquelquespasensilence.Pépésemblaitécouterdesonairattentifd’enfant précoce. Par moments, il levait les yeux sur sa sœur, dont la main brûlante,secouéedelégerstressaillements,l’étonnait:

–Tenez!repritgaiementMouret,voulez-vousêtremonambassadeur?Demain,j’avaisl’intentiond’augmenterencoremonoffre,defaireproposeràBourrasquatre-vingtmillefrancs…Parlez-luien lapremière,dites-luidoncqu’ilsesuicide. Ilvousécouterapeut-être,puisqu’iladel’amitiépourvous,etvousluirendriezunvéritableservice.

–Soit!réponditDenise,sourianteelleaussi.Jeferailacommission,maisjedoutederéussir.

Etlesilenceretomba.Nil’unnil’autren’avaitplusrienàsedire.Uninstant,ilessayadecauserde l’oncleBaudu ; puis, il dut se taire, envoyant lemalaisede la jeune fille.Cependant,ilscontinuaientdesepromenercôteàcôte,ilsdébouchèrentenfin,verslaruedeRivoli,dansunealléeoù il faisait jourencore.Ausortirde lanuitdesarbres,ce futcommeunbrusqueréveil.Ilcompritqu’ilnepouvaitlaretenirdavantage.

–Bonsoir,mademoiselle.

–Bonsoir,monsieur.

Mais ilnes’enallaitpas.Enlevant lesyeux,d’uncoupd’œil, ilvenaitd’apercevoirdevant lui, au coin de la rue d’Alger, les fenêtres éclairées de Mme Desforges, quil’attendait. Et il avait reporté ses regards sur Denise, il la voyait bien, dans le pâle

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crépuscule : elle était toute chétive auprès d’Henriette, pourquoi donc lui chauffait-elleainsilecœur?C’étaituncapriceimbécile.

– Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour dire encore quelque chose. Etrappelez-vousbien,n’est-cepas?quenotremaisonvousestouverte.Vousn’aurezqu’àyfrapper,jevousdonneraitouteslescompensationsdésirables…Bonsoir,mademoiselle.

–Bonsoir,monsieur.

QuandMouret l’eut quittée,Denise rentra sous lesmarronniers, dans l’ombre noire.Longtemps, elle marcha sans but, entre les troncs énormes, le sang au visage, la têtebourdonnante d’idées confuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtesjambespourlasuivre.Ellel’oubliait.Ilfinitpardire:

–Tuvastropfort,petitemère.

Alors,elles’assitsurunbanc;et,commeilétaitlas,l’enfants’endormitentraversdesesgenoux.Elleletenait,leserraitcontresapoitrinedevierge,lesyeuxperdusaufonddes ténèbres. Lorsque, une heure plus tard, elle revint doucement avec lui rue de laMichodière,elleavaitsontranquillevisagedefilleraisonnable.

–TonnerredeDieu ! lui criaBourras,duplus loinqu’il l’aperçut, le coupest fait…CettecanailledeMouretvientd’achetermamaison.

Ilétaithorsdelui, ilsebattait toutseul,aumilieudelaboutique,avecdesgestessidésordonnés,qu’ilmenaçaitd’enfoncerlesvitrines.

–Ah!lacrapule!…C’estlefruitierquim’écrit.Etvousnesavezpascombienill’avendue,mamaison?centcinquantemillefrancs,quatrefoiscequ’ellevaut !Encoreunjolivoleur,celui-là!…Imaginez-vousqu’ilaprétextémesembellissements;oui,ilafaitvaloirquelamaisonvenaitd’êtreremiseàneuf…Est-cequ’ilsn’aurontpasbientôtfinideseficherdemoi?

Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture, avait pu profiter aufruitier,l’exaspérait.Et,maintenant,voilàMouretquidevenaitsonpropriétaire:c’étaitàlui qu’il devrait payer ! c’était chez lui, chez ce concurrent abhorré, qu’il logeraitdésormais!Unetellepenséeachevaitdelesouleverdefureur.

– Je les entendaisbien trouer lemur…Àcetteheure, ils sont ici, c’est commes’ilsmangeaientdansmonassiette!

Et, de son poing abattu sur le comptoir, il secouait la boutique, il faisait danser lesparapluiesetlesombrelles.

Denise,étourdie,n’avaitpuplacerunmot.Ellerestaitimmobile,attendaitlafindelacrise ; pendant que Pépé, très las, s’endormait sur une chaise. Enfin, quandBourras secalmaunpeu,ellerésolutdefairelacommissiondeMouret;sansdoute,levieillardétaitirrité,mais l’excèsmêmedesacolère, l’impasseoù il se trouvait,pouvaientdétermineruneacceptationbrusque.

– Justement, j’ai rencontré quelqu’un, commença-t-elle. Oui, une personne duBonheur,ettrèsbieninformée…Ilparaîtque,demain,onvousoffriraquatre-vingtmillefrancs…

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Ill’interrompitd’unéclatdevoixterrible:

– Quatre-vingt mille francs ! quatre-vingt mille francs !… Pas pour un million,maintenant!

Ellevoulutleraisonner.Maislaportedelaboutiques’ouvrit,etellereculatoutd’uncoup,muetteetpâle.C’étaitl’oncleBaudu,avecsafacejaune,l’airvieilli.Bourrassaisitlesboutonsdupaletotdesonvoisin, luicriadans levisage, sans le laisserdireunmot,fouettéparsaprésence:

–Savez-vouscequ’ilsontletoupetdem’offrir?quatre-vingtmillefrancs!Ilsensontlà,lesbandits!ilscroientquejevaismevendrecommeunefille…Ah!ilsontachetélamaison,etilspensentmetenir!Ehbien,c’estfini,ilsnel’aurontpas!J’auraiscédépeut-être,maispuisqu’elleestàeux,qu’ilsessayentdoncdelaprendre!

–Alors, lanouvelleestvraie?ditBaudude savoix lente.Onme l’avait affirmé, jevenaispoursavoir.

–Quatre-vingtmillefrancs!répétaitBourras.Pourquoipascentmille?C’esttoutcetargentquim’indigne.Est-cequ’ilscroientqu’ilsme feraientcommettreunecoquinerie,avecleurargent?…Ilsnel’aurontpas,tonnerredeDieu!Jamais,jamais,entendez-vous!

Denisesortitdesonsilence,pourdiredesonaircalme:

–Ilsl’aurontdansneufans,quandvotrebailserafini.

Et, malgré la présence de son oncle, elle conjura le vieillard d’accepter. La luttedevenaitimpossible,ilsebattaitcontreuneforcesupérieure,ilnepouvait,sansdémence,refuser la fortune qui se présentait.Mais, lui, répondait toujours non.Dans neuf ans, ilespéraitbienêtremort,pournepasvoirça.

–Vousentendez,monsieurBaudu?reprit-il,votrenièceestaveceux,c’estellequ’ilsontchargéedemecorrompre…Elleestaveclesbrigands,paroled’honneur!

L’oncle, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il levait la tête, du mouvementbourru qu’il affectait sur le seuil de sa boutique, chaque fois qu’elle passait. Mais,lentement,ilsetourna,illaregarda.Sesgrosseslèvrestremblèrent.

–Jelesais,répondit-ilàdemi-voix.

Etilcontinuaitàlaregarder.Denise,touchéeauxlarmes,letrouvaitbienchangéparlechagrin.Lui,prisdusourdremordsdenel’avoirpassecourue,songeaitpeut-êtreàlaviedemisèrequ’ellevenaitdetraverser.Puis,lavuedePépéendormisurlachaise,aumilieudeséclatsdeladiscussion,semblal’attendrir.

–Denise,dit-il simplement, entredoncdemainmanger la soupe,avec lepetit…MafemmeetGenevièvem’ontpriédet’inviter,sijeterencontrais.

Elle devint très rouge, elle l’embrassa.Et, lorsqu’il partit,Bourras, heureuxde cetteréconciliation,luicriaencore:

–Corrigez-la, elle adubon…Moi, lamaisonpeut crouler,onme trouvera sous lespierres.

–Nosmaisonscroulentdéjà,voisin,ditBaudud’unairsombre.Nousyresteronstous.

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VIII

Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu’on allait ouvrir, du nouvelOpéraàlaBourse,souslenomderueduDix-Décembre.Lesjugementsd’expropriationétaient rendus, deuxbandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deuxbouts,l’uneabattantlesvieuxhôtelsdelarueLouis-le-Grand,l’autrerenversantlesmurslégersde l’ancien Vaudeville ; et l’on entendait les pioches qui se rapprochaient, la rue deChoiseul et la rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisons condamnées.Avantquinzejours,latrouéedevaitleséventrerd’unelargeentaille,pleinedevacarmeetdesoleil.

Maiscequiremuaitlequartierplusencore,c’étaientlestravauxentreprisauBonheurdesDames.Onparlaitd’agrandissementsconsidérables,demagasinsgigantesquestenantles troisfaçadesdesruesdelaMichodière,Neuve-Saint-AugustinetMonsigny.Mouret,disait-on, avait traité avec le baron Hartmann, président du Crédit Immobilier, et iloccuperaittoutlepâtédemaisons,sauflafaçadefuturesurlarueduDix-Décembre,oùlebaronvoulaitconstruireuneconcurrenceauGrand-Hôtel.Partout,leBonheurrachetaitlesbaux,lesboutiquesfermaient,leslocatairesdéménageaient;et,danslesimmeublesvides,unearméed’ouvrierscommençaitlesaménagementsnouveaux,sousdesnuagesdeplâtre.Seule,aumilieudecebouleversement,l’étroitemasureduvieuxBourrasrestaitimmobileetintacte,obstinémentaccrochéeentreleshautesmurailles,couvertesdemaçons.

Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l’oncle Baudu, la rue étaitjustementbarréeparunefiledetombereaux,quidéchargeaientdesbriquesdevantl’ancienhôtelDuvillard.Deboutsur leseuildesaboutique, l’oncleregardait,d’unœilmorne.ÀmesurequeleBonheurdesDamess’élargissait,ilsemblaitqueleVieilElbeufdiminuât.Lajeunefilletrouvaitlesvitrinesplusnoires,plusécraséessousl’entresolbas,auxbaiesrondesdeprison ; l’humidité avait encore déteint la vieille enseigne verte, une détressetombaitdelafaçadeentière,plombéeetcommeamaigrie.

–Vousvoilà,ditBaudu.Prenezgarde!ilsvouspasseraientsurlecorps.

Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de cœur. Elle la revoyaitassombrie,gagnéedavantagepar lasomnolencede laruine;desanglesvidescreusaientdestrousdeténèbres,lapoussièreenvahissaitlescomptoirsetlescasiers; tandisqu’uneodeurdecavesalpêtréemontaitdesballotsdedraps,qu’onneremuaitplus.Àlacaisse,Mme Baudu et Geneviève se tenaient muettes et immobiles, comme dans un coin desolitude, où personne ne venait les déranger. Lamère ourlait des torchons.La fille, lesmainstombéessurlesgenoux,regardaitlevidedevantelle.

–Bonsoir,matante,ditDenise.Jesuisbienheureusedevousrevoir,etsi jevousaifaitdelapeine,veuillezmelepardonner.

MmeBaudul’embrassa,trèsémue.

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–Mapauvre fille, répondit-elle, si jen’avaispasd’autrespeines, tumeverraisplusgaie.

–Bonsoir,macousine,repritDenise,enbaisantlapremièreGenevièvesurlesjoues.

Celle-ci s’éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit ses baisers, sans trouver uneparole. Les deux femmes prirent ensuite Pépé, qui tendait ses petits bras. Et laréconciliationfutcomplète.

– Eh bien ! il est six heures,mettons-nous à table, dit Baudu. Pourquoi n’as-tu pasamenéJean?

–Maisildevaitvenir,murmuraDeniseembarrassée.Justement,jel’aivucematin,ilm’aformellementpromis…Oh!ilnefautpasl’attendre,sonpatronl’auraretenu.

Ellesedoutaitdequelquehistoireextraordinaire,ellevoulaitl’excuserd’avance.

–Alors,mettons-nousàtable,répétal’oncle.

Puis,setournantverslefondobscurdelaboutique:

–Colomban,vouspouvezdînerenmêmetempsquenous.Personneneviendra.

Denisen’avaitpasaperçulecommis.Latanteluiexpliquaqu’ilsavaientdûcongédierl’autre vendeur et la demoiselle. Les affaires devenaient si mauvaises, que Colombansuffisait;etencorepassait-ildesheures inoccupé,alourdi,glissantausommeil, lesyeuxouverts.

Danslasalleàmanger,legazbrûlait,bienqu’onfûtauxlongsjoursdel’été.Deniseeutun légerfrissonenentrant, lesépaulessaisiespar la fraîcheurqui tombaitdesmurs.Elleretrouvalatableronde,lecouvertmissurunetoilecirée,lafenêtreprenantl’airetlalumièreaufondduboyauempestédelapetitecour.Etceschosesluiparaissaient,commelaboutique,s’êtreassombriesencoreetavoirdeslarmes.

–Père,ditGeneviève,gênéepourDenise,voulez-vousquejefermelafenêtre?Çanesentpasbon.

Lui,nesentaitrien.Ilrestasurpris.

– Ferme la fenêtre, si cela t’amuse, répondit-il enfin. Seulement, nous manqueronsd’air.

Eneffet,onétouffa.C’étaitundînerdefamille,fortsimple.Aprèslepotage,dèsquelabonne eut servi le bouilli, l’oncle en vint fatalement aux gens d’en face. Il se montrad’abordtrèstolérant,ilpermettaitàsanièced’avoiruneopiniondifférente.

–MonDieu!tuesbienlibredesoutenircesgrandeschabraquesdemaisons…Chacunsonidée,mafille…Dumomentqueçanet’apasdégoûtéed’êtresalementflanquéeàlaporte,c’estquetudoisavoirdesraisonssolidespourlesaimer;ettuyrentrerais,vois-tu,quejenet’envoudraispasdutout…N’est-cepas?personneicineluienvoudrait.

–Oh!non,murmuraMmeBaudu.

Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chezRobineau : l’évolutionlogique du commerce, les nécessités des tempsmodernes, la grandeur de ces nouvellescréations, enfin le bien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la bouche

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épaisse,l’écoutait,avecunevisibletensiond’intelligence.Puis,quandelleeutterminé,ilsecoualatête.

–Toutça,cesontdes fantasmagories.Lecommerceest lecommerce, iln’yapasàsortirdelà…Oh! jeleuraccordequ’ilsréussissent,maisc’est tout.Longtemps,j’aicruqu’ilssecasseraientlesreins;oui,j’attendaisça,jepatientais,tuterappelles?Ehbien !non,ilparaîtqu’aujourd’huicesontlesvoleursquifontfortune,tandisqueleshonnêtesgensmeurentsurlapaille…Voilàoùnousensommes,jesuisforcédem’inclinerdevantlesfaits.Etjem’incline,monDieu!jem’incline…

Unesourdecolèrelesoulevaitpeuàpeu.Ilbrandittoutd’uncoupsafourchette.

– Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera une concession !… Entends-tu, je l’ai dit àBourras:«Voisin,vouspactisezaveclescharlatans,vospeinturluragessontunehonte.»

–Mangedonc,interrompitMmeBaudu,inquiètedelevoirs’allumerainsi.

–Attends, jeveuxquemaniècesachebienmadevise…Écouteça,mafille: jesuiscommecettecarafe,jenebougepas.Ilsréussissent,tantpispoureux!Moi, jeproteste,voilàtout!

Labonneapportaitunmorceaudeveaurôti.Desesmainstremblantes,ildécoupa;etil n’avait plus son coup d’œil juste, son autorité à peser les parts. La conscience de sadéfaite lui ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s’était imaginé quel’oncle se fâchait : il avait fallu le calmer, en lui donnant tout de suite du dessert, desbiscuits qui se trouvaient devant son assiette.Alors, l’oncle, baissant la voix, essayadeparler d’autre chose. Un instant, il causa des démolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre,dont la trouéeallaitcertainementaccroître lecommerceduquartier.Mais là,de nouveau, il revint au Bonheur des Dames ; tout l’y ramenait, c’était une obsessionmaladive.On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien, depuis que les voitures dematériauxbarraientlarue.D’ailleurs,ceseraitridicule,àforced’êtregrand; lesclientesse perdraient, pourquoi pas lesHalles? Et,malgré les regards suppliants de sa femme,malgré son effort, il passa des travaux au chiffre d’affaires dumagasin. N’était-ce pasinconcevable ? en moins de quatre ans, ils avaient quintuplé ce chiffre : leur recetteannuelle, autrefois de huit millions, atteignait le chiffre de quarante, d’après le dernierinventaire.Enfin,unefolie,unechosequines’était jamaisvue,etcontre laquelle iln’yavaitplusà lutter.Toujours ilss’engraissaient, ilsétaientmaintenantmilleemployés, ilsannonçaientvingt-huitrayons.Cenombredevingt-huitrayonssurtoutlejetaithorsdelui.Sansdouteondevaitenavoirdédoubléquelques-uns,maisd’autresétaientcomplètementnouveaux:parexempleunrayondemeublesetunrayond’articlesdeParis.Comprenait-oncela?desarticlesdeParis!Vrai,cesgensn’étaientpasfiers,ilsfiniraientparvendredupoisson. L’oncle, tout en affectant de respecter les idées de Denise, en arrivait àl’endoctriner.

–Franchement, tunepeuxlesdéfendre.Mevois-tu joindreunrayondecasserolesàmoncommercededraps?Hein?tudiraisquejesuisfou…Avoueaumoinsquetunelesestimespas.

Lajeunefillesecontentadesourire,gênée,comprenantl’inutilitédesbonnesraisons.Ilreprit:

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–Enfin,tuespoureux.Nousn’enparleronsplus,carilestinutilequ’ilsnousfâchentencore.Ceseraitlecomble,delesvoirsemettreentremafamilleetmoi!…Rentrechezeux, si ça te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreilles avec leurshistoires!

Unsilencerégna.Sonancienneviolencetombaitàcetterésignationfiévreuse.Commeon suffoquait dans l’étroite salle, chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir lafenêtre ; et la pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommes de terresautéesavaientparu.Onseservitlentement,sansuneparole.

– Tiens ! regarde ces deux-là, recommença Baudu, en désignant de son couteauGenevièveetColomban.Demande-leurs’ilsl’aiment,tonBonheurdesDames!

Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux fois par jour depuisdouzeans,ColombanetGenevièvemangeaientavecmesure.Ilsn’avaientpasditunmot.Lui, exagérant l’épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses paupièrestombantes,laflammeintérieurequilebrûlait;tandisque,latêtecourbéedavantagesoussacheveluretroplourde,elle,s’abandonnait,commeravagéeparunesouffrancesecrète.

– L’année dernière a été désastreuse, expliquait l’oncle. Il a bien fallu reculer leurmariage…Non,parplaisir,demande-leurunpeucequ’ilspensentdetesamis.

Denise,pourlecontenter,interrogealesjeunesgens.

–Jenepeuxguèrelesaimer,macousine,réponditGeneviève.Mais,soyeztranquille,toutlemondenelesdétestepas.

Et elle regardaitColomban, qui roulait unemie de pain, d’un air absorbé.Quand ilsentitsurluilesyeuxdelajeunefille,illâchadesmotsviolents.

–Une sale boutique !…Tous plus coquins les uns que les autres !…Enfin, un vraicholérapourlequartier!

–Vous l’entendez ! vous l’entendez ! criait Baudu, ravi. En voilà un qu’ils n’aurontjamais!…Va!tuesledernier,onn’enferaplus!

MaisGeneviève,levisagesévèreetdouloureux,nequittaitpasColombanduregard.Ellepénétrait jusqu’à soncœur, et il se troublait, il redoublaitd’invectives.MmeBaudu,devanteux,allaitdel’unàl’autre,inquièteetsilencieuse,commesielleeûtdevinélàunnouveaumalheur.Depuisquelque temps la tristessede sa fille l’effrayait, elle la sentaitmourir.

–Laboutiqueestseule,dit-elleenfin,enquittantlatable,désireusedefairecesserlascène.Voyezdonc,Colomban,j’aicruentendrequelqu’un.

On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causer avec un courtier, quivenait prendre des ordres.Mme Baudu emmena Pépé, pour lui montrer des images. Labonne,vivement,avaitdesservi,etDenises’oubliaitprèsde la fenêtre, intéresséepar lapetitecour,lorsque,enseretournant,elleaperçutGeneviève,toujoursàsaplace,lesyeuxsurlatoilecirée,humideencored’uncoupd’éponge.

–Voussouffrez,macousine?luidemanda-t-elle.

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Lajeunefilleneréponditpas,étudiantduregard,obstinément,unecassuredelatoile,commeenvahietoutentièreparlesréflexionsquicontinuaientenelle.Puis,ellerelevalatêteavecpeine,elleregardalevisagecompatissant,penchéverslesien.Lesautresétaientdoncpartis?quefaisait-ellesurcettechaise?Et,toutd’uncoup,dessanglotsl’étouffèrent,satêteretombaauborddelatable.Ellepleurait,elletrempaitsamanchedelarmes.

–MonDieu!qu’avez-vous?s’écriaDenise,bouleversée.Voulez-vousquej’appelle?

Genevièvel’avaitsaisienerveusementaubras.Ellelaretenait,ellebégayait:

–Non,non,restez…Oh!quemamannesachepas!…Avecvous,çam’estégal;maispaslesautres,paslesautres!…C’estmalgrémoi,jevousjure.C’estenmevoyanttouteseule…Attendez,jevaismieux,jenepleureplus.

Etdescriseslareprenaient,secouaientsoncorpsfrêledegrandsfrissons.Ilsemblaitqueletasdesescheveuxnoirsluiécrasâtlanuque.Commeelleroulaitsatêtemaladesursesbrasrepliés,uneépinglesedéfit,lescheveuxcoulèrentdanssoncou,l’ensevelirentdeleurs ténèbres.Cependant,Denise,sansbruit,depeurd’éveiller l’attention, tâchaitde lasoulager.Elleladégrafaetrestanavréedecettemaigreursouffrante:lapauvrefilleavaitlapoitrinecreused’uneenfant,lenéantd’uneviergemangéed’anémie.Àpleinesmains,Deniseluipritlescheveux,cescheveuxsuperbesquisemblaientboiresavie;puis,ellelesnouafortement,pourladégageretluidonnerunpeud’air.

–Merci,vousêtesbonne,disaitGeneviève.Ah! jenesuispasgrosse,n’est-cepas?J’étaisplusforte,ettouts’enestallé…Rattachezmarobe,mamanverraitmesépaules.Jelescachetantquejepeux…MonDieu!jenevaispasbien,jenevaispasbien.

Pourtant,lacrisesecalmait.Ellerestaitbriséesursachaise,elleregardaitfixementsacousine.Et,auboutd’unsilence,elledemanda:

–Dites-moilavérité,ill’aime?

Denise sentit une rougeurqui luimontait aux joues.Elle avaitparfaitement comprisqu’ils’agissaitdeColombanetdeClara.Maiselleaffectalasurprise.

–Quidonc,machère?

Genevièvehochaitlatêted’unairincrédule.

– Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service de me donner enfin unecertitude…Vousdevezsavoir,jelesens.Oui,vousavezétélacamaradedecettefemme,et j’ai vu Colomban vous poursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait decommissionspourelle,n’est-cepas?…Oh!degrâce,dites-moilavérité,jevousjurequeçameferadubien.

JamaisDenisen’avaitéprouvéunembarraspareil.Ellebaissaitlesyeux,devantcetteenfant toujoursmuette, et qui devinait tout. Cependant, elle eut la force de la tromperencore.

–Maisc’estvousqu’ilaime!

Alors,Genevièvefitungestedésespéré.

–C’estbon,vousnevoulezriendire…D’ailleurs,çam’estégal,jelesaivus.Lui,sortcontinuellement sur le trottoir pour la regarder. Elle, en haut, rit comme une

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malheureuse…Biensûrqu’ilsseretrouventdehors.

–Ça,non,jevouslejure!criaDenise,s’oubliant,emportéeparledésirdeluidonneraumoinscetteconsolation.

Lajeunefillerespirafortement.Elleeutunfaiblesourire.Puis,d’unevoixaffaibliedeconvalescente:

–Jevoudraisbienunverred’eau…Excusez-moi,jevousdérange.Tenez,là,danslebuffet.

Et,lorsqu’elletintlacarafe,ellevidad’untraitungrandverre.Delamain,elleécartaitDenise,quicraignaitqu’ellenesefitdumal.

–Non,non,laissez,j’aitoujourssoif…Lanuit,jemelèvepourboire.

Ilyeutunnouveausilence.Ellerepritdoucement:

–Sivoussaviez,depuisdixansjesuisaccoutuméeàl’idéedecemariage.Jeportaisencoredesrobescourtes,quedéjàColombanétaitpourmoi…Alors, jenemesouvienspluscomment les chosesont tourné.Devivre toujours ensemble,de rester ici enfermésl’un contre l’autre, sans qu’il y eût jamais de distraction entre nous, j’ai dû finir par lecroiremonmari,avantletemps.J’ignoraissijel’aimais,j’étaissafemme,voilàtout…Etaujourd’hui,ilveuts’enalleravecuneautre!Oh!monDieu!moncœursefend.Voyez-vous,c’estunesouffrancequejeneconnaissaispas.Çameprenddanslapoitrineetdanslatête,puisçavapartout,çametue.

Deslarmesremontaientàsesyeux.Denise,dontlespaupièressemouillaientaussidepitié,luidemanda:

–Est-cequematantesedoutedequelquechose?

–Oui,mamansedoute,jecrois…Quantàpapa,ilesttroptourmenté,ilnesaitpaslapeinequ’ilmecause,enreculantcemariage…Plusieursfois,mamanm’ainterrogée.Elles’inquiètedemevoir languir. Jamaisellen’aété forteelle-même, souventellem’adit :«Ma pauvre fille, je ne t’ai pas faite bien solide. »Et puis, dans ces boutiques, on nepousseguère.Maiselledoittrouverquejemaigristropàlafin…Regardezmesbras,est-ceraisonnable?

D’unemain tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine voulut l’empêcher deboire.

–Non,j’aitropsoif,laissez-moi.

On entendit s’élever la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée de son cœur,Denises’agenouilla,entouraGenevièvedesesbrasfraternels.Ellelabaisait,elleluijuraitque tout irait bien, qu’elle épouserait Colomban, qu’elle guérirait et serait heureuse.Vivement,ellesereleva.L’onclel’appelait.

–Jeanestlà,viensdonc.

C’était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand on lui dit que huitheures sonnaient, il demeura béant. Pas possible, il sortait de chez son patron. On leplaisanta,sansdouteilavaitprisparleboisdeVincennes.Mais,dèsqu’ilputs’approcherdesasœur,illuisoufflatrèsbas:

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–C’estunepetiteblanchisseusequireportaitsonlinge…J’ailàunevoitureàl’heure.Donne-moicentsous.

Il sortit uneminute, et revint dîner, carMme Baudu ne voulait absolument pas qu’ilrepartîtsansmangeraumoinsunesoupe.Genevièveavaitreparu,danssonsilenceetsoneffacementhabituels.Colombansommeillaitàdemi,derrièreuncomptoir.Lasoiréecoulatriste et lente, animée uniquement par les pas de l’oncle, qui se promenait d’un bout àl’autredelaboutiquevide.Unseulbecdegazbrûlait,l’ombreduplafondbastombaitàlargespelletées,commelaterrenoired’unefosse.

Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jours égayer un instantGeneviève.MaislatristesseaugmentaitchezlesBaudu.Lestravauxd’enfaceétaientuncontinuel tourment qui avivait leur malchance. Même lorsqu’ils avaient une heured’espoir,une joie inattendue, il suffisaitdu fracasd’un tombereaudebriques,de lascied’untailleurdepierresoudusimpleappeld’unmaçon,pourlaleurgâteraussitôt.Toutlequartier,d’ailleurs,enétaitsecoué.Del’enclosdeplancheslongeantetembarrassantlestrois rues, sortait un branle d’activité fiévreuse. Bien que l’architecte se servît desconstructionsexistantes, il lesouvraitde toutesparts,pour les aménager ; et, aumilieu,dans la trouée des cours, il bâtissait une galerie centrale, vaste comme une église, quidevaitdéboucherparuneported’honneur,surlarueNeuve-Saint-Augustin,aucentredela façade.Onavait eud’aborddegrandesdifficultés à établir les sous-sols, caronétaittombé sur des infiltrations d’égout et sur des terres rapportées, pleines d’ossementshumains.Ensuite,leforagedupuitsavaitviolemmentpréoccupélesmaisonsvoisines,unpuitsdecentmètres,dontledébitdevaitêtredecinqcentslitresàlaminute.Maintenant,lesmurss’élevaientaupremierétage;deséchafauds,destoursdecharpentes,enfermaientl’îleentière;sansarrêt,onentendaitlegrincementdestreuilsmontantlespierresdetaille,le déchargement brusque des planchers de fer, la clameur de ce peuple d’ouvriers,accompagnée du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce quiassourdissait lesgens,c’était latrépidationdesmachines; toutmarchaità lavapeur,dessifflementsaigusdéchiraientl’air;tandisque,aumoindrecoupdevent,unnuagedeplâtres’envolait et s’abattait sur les toitures environnantes, ainsiqu’une tombéedeneige.LesBaudu désespérés regardaient cette poussière implacable pénétrer partout, traverser lesboiserieslesmieuxcloses,salirlesétoffesdelaboutique,seglisserjusquedansleurlit;etl’idéequ’ilslarespiraientquandmême,qu’ilsfiniraientparenmourir,leurempoisonnaitl’existence.

Dureste,lasituationallaitempirerencore.Enseptembre,l’architecte,craignantdenepasêtreprêt, sedécidaà faire travailler lanuit.Depuissantes lampesélectriques furentétablies,etlebranlenecessaplus:deséquipessesuccédaient, lesmarteauxn’arrêtaientpas, les machines sifflaient continuellement, la clameur toujours aussi haute semblaitsouleveretsemerleplâtre.Alors, lesBaudu,exaspérés,durentmêmerenonceràfermerlesyeux;ilsétaientsecouésdansleuralcôve,lesbruitssechangeaientencauchemars,dèsquelafatiguelesengourdissait.Puis,s’ilsselevaientpiedsnus,pourcalmerleurfièvre,ets’ils venaient soulever un rideau, ils restaient effrayés devant la vision duBonheur desDames flambant au fond des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leurruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies vides, les lampesélectriques jetaient de larges rayons bleus, d’une intensité aveuglante. Deux heures dumatin sonnaient, puis trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du

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quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu colossal et fantastique,grouillait d’ombres noires, d’ouvriers retentissants, dont les profils gesticulaient, sur lablancheurcruedesmuraillesneuves.

L’oncleBaudul’avaitdit,lepetitcommercedesruesvoisinesrecevaitencoreuncoupterrible.ChaquefoisqueleBonheurdesDamescréaitdesrayonsnouveaux,c’étaientdenouveaux écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre s’élargissait, onentendait craquer les plus vieilles maisons. Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul,venaitd’êtredéclaréeenfaillite;Quinette,legantier,enavaitàpeinepoursixmois; lesfourreursVanpouilleétaientobligésdesous-louerunepartiedeleursmagasins;siBédoréet sœur, les bonnetiers, tenaient toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment lesrentes amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d’autres ruines allaient s’ajouter à cesruinesprévuesdepuislongtemps:lerayond’articlesdeParismenaçaitunbimbelotierdelarueSaint-Roch,Deslignières,ungroshommesanguin;tandisquelerayondesmeublesatteignaitlesPiotetRivoire,dontlesmagasinsdormaientdansl’ombredupassageSainte-Anne. On craignait même l’apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, envoyantleBonheurafficherlesporte-monnaieàtrentepourcentderabais.Lesmarchandsdemeubles,pluscalmes,affectaientdeplaisantercescalicotsquisemêlaientdevendredes tables et des armoires ; mais des clientes les quittaient déjà, le succès du rayons’annonçaitformidable.C’étaitfini,ilfallaitplierl’échine:aprèsceux-là,d’autresencoreseraientbalayés,etiln’yavaitplusderaisonpourquetouslescommercesnefussenttourà tourchassésde leurscomptoirs.LeBonheur seul,un jour, couvrirait lequartierde satoiture.

À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employés entraient et sortaient, ilss’allongeaientenunequeuesilonguesurlaplaceGaillon,quelemondes’arrêtaitpourlesregarder, comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, les trottoirs enétaientencombrés;etlesboutiquiers,devantleursportes,songeaientàl’uniquecommis,qu’ils ne savaient déjà comment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, cechiffredequarantemillionsd’affaires,avaitaussirévolutionnélevoisinage.Ilcouraitdemaisonenmaison,aumilieudecrisdesurpriseetdecolère.Quarantemillions!songeait-onàcela?Sansdoute,lebénéficenetsetrouvaitauplusdequatrepourcent,avecleursfraisgénérauxconsidérablesetleursystèmedebonmarché.Maisseizecentmillefrancsde gain était encore une jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pour cent,lorsqu’onopéraitsurdescapitauxpareils.Onracontaitquel’anciencapitaldeMouret,lespremierscinqcentmille francsaugmentéschaqueannéede la totalitédesbénéfices,uncapital qui devait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi passé dix fois enmarchandises,danslescomptoirs.Robineau,quandilselivraitàcecalculdevantDenise,aprèslerepas,restaituninstantaccablé,lesyeuxsursonassiettevide:elleavaitraison,c’était ce renouvellement incessant du capital qui faisait la force invincible dunouveaucommerce.Bourrasseulniaitlesfaits,refusaitdecomprendre,superbeetstupidecommeuneborne.Untasdevoleurs,voilàtout!Desgensquimentaient !Descharlatansqu’onramasseraitdansleruisseau,unbeaumatin!

LesBaudu,cependant,malgréleurvolontédenerienchangerauxhabitudesduVieilElbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence. La clientèle ne venant plus à eux, ilss’efforçaientd’alleràelle,parl’intermédiairedescourtiers.Ilyavaitalors,surlaplacedeParis,uncourtier,enrapportavectouslesgrandstailleurs,quisauvaitlespetitesmaisons

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de draps et de flanelles, lorsqu’il voulait bien les représenter. Naturellement, on se ledisputait, ilprenaitune importancedepersonnage ;et,Baudu, l’ayantmarchandé,eut lemalheurdelevoirs’entendreaveclesMatignon,delarueCroix-des-Petits-Champs.Coupsurcoup,deuxautrescourtierslevolèrent;untroisième,honnêtehomme,nefaisaitrien.C’était lamort lente, sans secousse, un ralentissement continu des affaires, des clientesperduesuneàune.Lejourvintoùleséchéancesfurentlourdes.Jusque-là,onavaitvécusur les économies d’autrefois ; maintenant, la dette commençait. En décembre, Baudu,terrifiéparlechiffredesbilletssouscrits,serésignaaupluscrueldessacrifices:ilvenditsa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui lui coûtait tant d’argent enréparationscontinuelles,etdontleslocatairesnel’avaientpasmêmepayé,lorsqu’ils’étaitdécidéàentirerparti.Cetteventetuaitleseulrêvedesavie,soncœurensaignaitcommedelaperted’unepersonnechère.Etildutcéder,poursoixante-dixmillefrancs,cequiluien coûtait plus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les Lhomme, sesvoisins, que le désir d’augmenter leurs terres détermina. Les soixante-dix mille francsallaientsoutenir lamaisonpendantquelquetempsencore.Malgrétousleséchecs, l’idéedelalutterenaissait:avecdel’ordre,àprésent,onpouvaitvaincrepeut-être.

Le dimanche où les Lhomme donnèrent l’argent, ils voulurent bien dîner au VieilElbeuf.MmeAurélie arriva la première ; il fallut attendre le caissier, qui vint en retard,effaré par tout un après-midi de musique ; quant au jeune Albert, il avait acceptél’invitation,maisilneparutpas.Cefut,d’ailleurs,unesoiréepénible.LesBaudu,vivantsansairaufonddeleurétroitesalleàmanger,souffrirentducoupdeventquelesLhommey apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre existence. Geneviève,blesséedes allures impérialesdeMmeAurélie, n’avait pas ouvert la bouche ; tandis queColombanl’admirait,prisdefrissons,ensongeantqu’ellerégnaitsurClara.

Avantde secoucher, le soir, commeMmeBauduétaitdéjàau lit,Baudusepromenalongtempsdanslachambre.Ilfaisaitdoux,untempshumidededégel.Au-dehors,malgrélesfenêtresclosesetlesrideauxtirés,onentendaitronflerlesmachinesdestravauxd’enface.

– Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth ? dit-il enfin. Eh bien ! ces Lhomme ont beaugagner beaucoup d’argent, j’aime mieux être dans ma peau que dans la leur… Ilsréussissent,c’estvrai.Lafemmearaconté,n’est-cepas?qu’elles’étaitfaitprèsdevingtmillefrancscetteannée,etcelaluiapermisdemeprendremapauvremaison.N’importe!jen’aipluslamaison,maisaumoinsjenevaispasjouerdelamusiqued’uncôté,tandisquetucourslaprétentainedel’autre…Non,vois-tu,ilsnepeuventpasêtreheureux.

Ilétaitencoredanslagrossedouleurdesonsacrifice,ilgardaitunerancunecontrecesgensquiluiavaientachetésonrêve.Quandilarrivaitprèsdulit,ilgesticulait,penchéverssafemme;puis,deretourdevantlafenêtre,ilsetaisaituninstant,ilécoutaitlaclameurduchantier.Et il reprenait sesvieillesaccusations, sesdoléancesdésespérées sur les tempsnouveaux : on n’avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette heure plus que descommerçants,c’étaientlescaissiersquirachetaientlespropriétésdespatrons.Aussi toutcraquait, lafamillen’existaitplus,onvivaità l’hôtel,au lieudemangerhonnêtement lasoupechezsoi.Enfin,ilterminaenprophétisantquelejeuneAlbertdévoreraitplustardlaterredeRambouilletavecdesactrices.

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Mme Baudu l’écoutait, la tête droite sur l’oreiller, si pâle, que son visage avait lacouleurdelatoile.

–Ilst’ontpayé,finit-ellepardiredoucement.

Du coup, Baudu restamuet. Ilmarcha quelques secondes, les yeux à terre. Puis, ilreprit:

–Ilsm’ontpayé,c’estvrai;et,aprèstout,leurargentestaussibonqu’unautre…Ceserait drôle, de relever la maison avec cet argent-là. Ah ! si je n’étais pas si vieux, sifatigué!

Unlongsilencerégna.Ledrapierétaitenvahipardesprojetsvagues.Brusquement,safemmeparla,lesyeuxauplafond,sansremuerlatête.

–As-turemarquétafille,depuisquelquetemps?

–Non,répondit-il.

–Ehbien!ellem’inquièteunpeu…Ellepâlit,ellesemblesedésespérer.

Deboutdevantlelit,ilétaitpleindesurprise.

–Tiens !pourquoidonc?…Sielleestmalade,elledevrait ledire.Demain il faudrafairevenirlemédecin.

MmeBaudurestaittoujoursimmobile.Aprèsunegrandeminute,elledéclaraseulementdesonairréfléchi:

–CemariageavecColomban,jecroisqu’ilvaudraitmieuxenfinir.

Illaregarda,puisilseremitàmarcher.Desfaitsluirevenaient.Était-cepossiblequesa fille tombâtmalade, à cause du commis? Elle l’aimait donc au point de ne pouvoirattendre?Encoreunmalheurdececôté!Celalebouleversait,d’autantplusqu’ilavaitlui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il n’aurait voulu le conclure dans lesconditionsprésentes.Pourtant,l’inquiétudel’attendrissait.

–C’estbon,dit-ilenfin,jeparleraiàColomban.

Et,sansajouteruneparole,ilcontinuasapromenade.Bientôtlesyeuxdesafemmesefermèrent, elle dormait toute blanche, commemorte.Lui,marchait encore.Avant de secoucher,ilécartalesrideaux,iljetauncoupd’œil:del’autrecôtédelarue,lesfenêtresbéantes de l’ancien hôtel Duvillard ouvraient des trous sur le chantier, où les ouvrierss’agitaient,dansl’éblouissementdeslampesélectriques.

Dès le lendemainmatin, Baudu emmenaColomban au fond d’un étroitmagasin del’entresol.Laveille,ilavaitarrêtécequ’ilauraitàdire.

–Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j’ai venduma propriété de Rambouillet.Celavanouspermettrededonneruncoupdecollier…Mais,avanttout,jevoudraiscauserunpeuavectoi.

Lejeunehomme,quisemblaitredouterl’entretien,attendaitd’unairgauche.Sespetitsyeuxclignotaientdanssa largeface,et il restait laboucheouverte,signechez luid’uneperturbationprofonde.

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– Écoute-moi bien, reprit le drapier. Quand le père Hauchecorne m’a cédé le VieilElbeuf,lamaisonétaitprospère;lui-mêmel’avaitreçueautrefoisduvieuxFinet,enbonétat… Tu connais mes idées : je croirais commettre une vilaine action, si je passais,diminué, à mes enfants ce dépôt de famille ; et c’est pourquoi j’ai toujours reculé tonmariageavecGeneviève…Oui,jem’entêtais,j’espéraisramenerlaprospéritéancienne,jevoulaistemettreleslivressouslenez,endisant:«Tiens!l’annéeoùjesuisentré,onavendutantdedrap,etcetteannée-ci,l’annéeoùjesors,onenavendudixmilleouvingtmillefrancsdeplus…»Enfin,tucomprends,unsermentquejemesuisfait,ledésirbiennaturel deme prouver que lamaison n’a pas perdu entremesmains.Autrement, ilmesembleraitquejevousvole.

Uneémotionétranglaitsavoix.Ilsemouchapourseremettre,ildemanda:

–Tunedisrien?

Mais Colomban n’avait rien à dire. Il hochait la tête, il attendait, de plus en plustroublé, croyant deviner où allait en venir le patron. C’était le mariage à bref délai.Commentrefuser?Jamaisiln’auraitlaforce.Etl’autre,celledontilrêvaitlanuit,lachairbrûléed’unetelleflamme,qu’ilsejetaittoutnusurlecarreau,depeurd’enmourir!

– Aujourd’hui, continua Baudu, voilà un argent qui peut nous sauver. La situationdevient plus mauvaise chaque jour, mais peut-être qu’en faisant un suprême effort…Enfin,jetenaisàt’avertir.Nousallonsrisquerletoutpourletout.Sinoussommesbattus,ehbien!çanousenterrera…Seulement,monpauvregarçon,votremariage,ducoup,vaêtreencorereculé,carjeneveuxpasvousjetertoutseulsdanslabagarre.Ceseraittroplâche,n’est-cepas?

Colomban,soulagé,s’étaitassissurdespiècesdemolleton.Ses jambesgardaientuntremblement.Ilcraignaitdelaisservoirsajoie,ilbaissaitlatête,enroulantlesdoigtssurlesgenoux.

–Tunedisrien?répétaBaudu.

Non,ilnedisaitrien,ilnetrouvaitrienàdire.Alors,ledrapierrepritaveclenteur:

–J’étaissûrqueçatechagrinerait…Iltefautducourage.Secoue-toiunpeu,nerestepasécraséainsi…Surtout,comprendsbienmaposition.Puis-jevousattacheraucouunpareilpavé?Aulieudevouslaisserunebonneaffaire,jevouslaisseraisunefaillitepeut-être.Non, lescoquinsseulssepermettentdeces tours-là…Sansdoute, jenedésirequevotrebonheur,maisjamaisonnemeferaallercontremaconscience.

Etilparlalongtempsdelasorte,sedébattantaumilieudephrasescontradictoires,enhommequi aurait voulu êtredeviné àdemi-mot et avoir lamain forcée.Puisqu’il avaitpromis sa fille et laboutique, la stricteprobité le forçait àdonner lesdeuxenbonétat,sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le fardeau lui semblait trop lourd, dessupplicationsperçaientdanssavoixbalbutiante.Lesmotss’embrouillaientdavantagesurseslèvres,ilattendait,chezColomban,unélan,uncriducœur,quinevenaitpoint.

–Jesaisbien,murmurait-il,quelesvieuxmanquentdeflamme…Avecdesjeunes,leschosesserallument.Ilsontlefeuaucorps,c’estnaturel…Mais,non,non,jenepuispas,paroled’honneur!Sijevouscédais,vousmelereprocheriezplustard.

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Ilsetut,frémissant;et,commelejeunehommedemeuraittoujourslatêtebasse,illuidemandapourlatroisièmefois,auboutd’unsilencepénible:

–Tunedisrien?

Enfin,sansleregarder,Colombanrépondit:

–Iln’yarienàdire…Vousêteslemaître,vousavezplusdesagessequenoustous.Puisquevousl’exigez,nousattendrons,noustâcheronsd’êtreraisonnables.

C’étaitfini,Bauduespéraitencorequ’ilallaitsejeterdanssesbras,encriant:«Père,reposez-vous,nousnousbattronsànotre tour,donnez-nous laboutique tellequ’elleest,pourquenousfassionslemiracledelasauver!»Puis,illeregarda,etilfutprisdehonte,ils’accusasourdementd’avoirvouludupersesenfants.Lavieillehonnêtetémaniaqueduboutiquierseréveillaitenlui;c’étaitcegarçonprudentquiavaitraison,cariln’yapasdesentimentdanslecommerce,iln’yaquedeschiffres.

–Embrasse-moi,mongarçon,dit-ilpourconclure.C’estdécidé,nousne reparleronsdumariagequedansunan.Avanttout,ilfautsongerausérieux.

Lesoir,dans leurchambre,quandMmeBauduquestionna sonmari sur le résultatdel’entretien,celui-ciavaitretrouvésonobstinationàcombattreenpersonne,jusqu’aubout.IlfitungrandélogedeColomban:ungarçonsolide,fermedanssesidées,élevéd’ailleursselon les bons principes, incapable par exemple de rire avec les clientes, ainsi que lesgodelureauxduBonheur.Non,c’étaithonnête,c’étaitdelafamille,çanejouaitpassurlaventecommesurunevaleurdeBourse.

–Alors,àquandlemariage?demandaMmeBaudu.

–Plustard,répondit-il,lorsquejeseraienmesuredetenirmespromesses.

Ellen’eutpasungeste,elleditseulement:

–Notrefilleenmourra.

Baudu se retint, soulevéde colère.C’était lui, qui enmourrait, si on le bouleversaitainsicontinuellement !Était-cesa faute? Il aimait sa fille, il parlaitdedonner son sangpourelle ;mais il ne pouvait cependant pas faire que lamaisonmarchât quand elle nevoulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raison et patienter jusqu’à unmeilleurinventaire.Quediable!Colombanrestaitlà,personneneleluivolerait!

–C’estincroyable!répétait-il,unefillesibienélevée!

Mme Baudu n’ajouta rien. Sans doute elle avait deviné les tortures jalouses deGeneviève;maisellen’osalesconfieràsonmari.Unesingulièrepudeurdefemmel’avaittoujoursempêchéed’aborderavecluicertainssujetsdetendressedélicate.Quandillavitmuette,iltournasacolèrecontrelesgensd’enface,iltendaitlespoingsdanslevide,ducôté du chantier, où l’on posait, cette nuit-là, des charpentes de fer, à grands coups demarteau.

Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait compris que les Robineau,forcésderestreindreleurpersonnel,nesavaientcommentlacongédier.Pourtenirencore,il leur fallait tout fairepareux-mêmes ;Gaujean,obstinédanssa rancune,allongeait lescrédits,promettaitmêmedeleurtrouverdesfonds;maislapeurlesprenait,ilsvoulaient

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tenterdel’économieetdel’ordre.Pendantquinzejours,Deniselessentitgênésavecelle;et elle dut parler la première, dire qu’elle avait une place autre part. Ce fut unsoulagement, Mme Robineau l’embrassa, très émue, en jurant qu’elle la regretteraittoujours. Puis, lorsque, sur une question, la jeune fille répondit qu’elle retournait chezMouret,Robineaudevintpâle.

–Vousavezraison!cria-t-ilviolemment.

Ilétaitmoinsfaciled’annoncerlanouvelleauvieuxBourras.Pourtant,Denisedevaitluidonnercongé,etelle tremblait,carelle luigardaitunevivereconnaissance.Bourras,justement,nedécoléraitplus,enpleindanslevacarmeduchantiervoisin.Lesvoituresdematériaux barraient sa boutique ; les pioches tapaient dans sesmurs ; tout, chez lui, lesparapluies et les cannes, dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure,s’entêtantaumilieudecesdémolitions,allaitsefendre.Maislepisétaitquel’architecte,pourrelierlesrayonsexistantsdumagasin,aveclesrayonsqu’oninstallaitdansl’ancienhôtelDuvillard,avaitimaginédecreuserunpassage,souslapetitemaisonquilesséparait.Cettemaison appartenant à la sociétéMouret et Cie, et le bail portant que le locatairedevrait supporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrent un matin. Ducoup,Bourrasfaillitavoiruneattaque.N’était-cepasassezdel’étranglerdetouslescôtés,àgauche,àdroite,derrière?ilfallaitencorequ’onleprîtparlespieds,qu’onmangeâtlaterresouslui!Etilavaitchassélesmaçons,ilplaiderait.Destravauxderéparation,soit!mais c’étaient là des travauxd’embellissement.Lequartier pensait qu’il gagnerait, sanspourtantjurerderien.Entoutcas,leprocèsmenaçaitd’êtrelong,onsepassionnaitpourceduelinterminable.

LejouroùDeniserésolutenfindeluidonnercongé,Bourrasrevenaitprécisémentdechezsonavocat.

– Croyez-vous ! cria-t-il, ils disent maintenant que la maison n’est pas solide, ilsprétendent établir qu’il faut en reprendre les fondations… Parbleu ! ils sont las de lasecouer,avecleurssacréesmachines.Cen’estpasétonnant,siellesecasse!

Puis, quand la jeune fille lui eut annoncéqu’ellepartait, qu’elle rentrait auBonheuravec mille francs d’appointements, il fut si saisi, qu’il leva seulement vers le ciel sesvieillesmainstremblantes.L’émotionl’avaitfaittombersurunechaise.

–Vous!vous!balbutia-t-il.Enfin,iln’yaquemoi,ilneresteplusquemoi!

Auboutd’unsilence,ildemanda:

–Etlepetit?

–IlretournerachezMmeGras,réponditDenise.Ellel’aimaitbeaucoup.

De nouveau, ils se turent. Elle l’aurait préféré furieux, jurant, tapant du poing ; cevieillard suffoqué, écrasé, la navrait.Mais il se remettait peu à peu, il recommençait àcrier.

–Millefrancs,çaneserefusepas…Vousireztous.Partezdonc,laissez-moiseul.Oui,seul,entendez-vous ! Il y en aura un qui ne pliera jamais la tête…Et dites-leur que jegagneraimonprocès,quandjedevraisymangermadernièrechemise!

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DenisenedevaitquitterRobineauqu’àlafindumois.ElleavaitrevuMouret,toutsetrouvaitréglé.Unsoir,elleallaitremonterchezelle,lorsqueDeloche,quilaguettaitsousuneportecochère,l’arrêtaaupassage.Ilétaitbienheureux,ilvenaitd’apprendrelagrandenouvelle,toutlemagasinencausait,disait-il.Etilluicontagaiementlescomméragesdescomptoirs.

–Voussavez,cesdamesdesconfectionsfontunefigure!

Puis,s’interrompant:

–Àpropos, vousvous souvenezdeClaraPrunaire.Ehbien ! il paraît que le patronl’aurait…Vouscomprenez?

Ilétaitdevenurouge.Elle,toutepâle,s’écria:

–M.Mouret!

–Undrôledegoût,n’est-cepas?reprit-il.Unefemmequiressembleàuncheval…Lapetite lingère qu’il avait eue deux fois, l’an passé, était gentille aumoins. Enfin, ça leregarde.

Denise,rentréechezelle,sesentitdéfaillir.C’étaitsûrementd’avoirmontétropvite.Accoudéeà lafenêtre,elleeut labrusquevisiondeValognes,delaruedéserte,aupavémoussu,qu’ellevoyaitdesachambred’enfant;etunbesoinlaprenaitderevivrelà-bas,deseréfugierdansl’oublietlapaixdelaprovince.Parisl’irritait,ellehaïssaitleBonheurdesDames, ellene savait pluspourquoi elle avait consenti ày retourner.Certainement,elleysouffriraitencore,ellesouffraitdéjàd’unmalaise inconnu,depuis leshistoiresdeDeloche.Alors,sansmotif,unecrisedelarmeslaforçadequitterlafenêtre.Ellepleuralongtemps,elleretrouvaquelquecourageàvivre.

Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l’avait envoyée en course et qu’ellepassait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa la porte, en voyant Colomban seul dans laboutique.LesBaududéjeunaient,onentendaitlebruitdesfourchettes,aufonddelapetitesalle.

–Vouspouvezentrer,ditlecommis.Ilssontàtable.

Maisellelefittaire,ellel’attiradansuncoin.Et,baissantlavoix:

–C’estàvousquejeveuxparler…Vousmanquezdoncdecœur?vousnevoyezdoncpasqueGenevièvevousaimeetqu’elleenmourra?

Elleétait toute frémissante,sa fièvrede laveille lasecouaitdenouveau.Lui,effaré,étonnédecettebrusqueattaque,netrouvaitpasuneparole.

–Entendez-vous!continua-t-elle,Genevièvesaitquevousenaimezuneautre.Ellemel’adit,elleasanglotécommeunemalheureuse…Ah!lapauvreenfant!ellenepèsepluslourd,allez!Sivousaviezvusespetitsbras!C’estàpleurer…Dites,vousnepouvezpaslalaissermourirainsi!

Ilparlaenfin,toutàfaitbouleversé.

–Maisellen’estpasmalade,vousexagérez…Moi,jenevoispas…Etpuis,c’estsonpèrequireculelemariage.

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Denise, rudement, relevacemensonge.Elleavait sentique lamoindre insistancedujeunehommedécideraitl’oncle.QuantàlasurprisedeColomban,ellen’étaitpasfeinte:ilnes’étaitréellementjamaisaperçudelalenteagoniedeGeneviève.Cefut,pourlui,unerévélationtrèsdésagréable.Tantqu’il ignorait, iln’avaitpasdereproches tropgrosàsefaire.

–Etpourqui?reprenaitDenise,pouruneriendutout!…Maisvousignorezdoncquivous aimez ? Je n’ai pas voulu vous chagriner jusqu’à présent, j’ai évité souvent derépondreàvoscontinuellesquestions…Ehbien!oui,ellevaavectoutlemonde,ellesemoquedevous,jamaisvousnel’aurez,oubienvousl’aurezcommelesautres,unefois,enpassant.

Trèspâle,il l’écoutait;et,àchacunedesphrasesqu’elleluijetaitàlaface,entresesdentsserrées, ilavaitunpetit tremblementdes lèvres.Elle,prisedecruauté,cédaitàunemportementdontellen’avaitpasconscience.

–Enfin,dit-elledansunderniercri,elleestavecM.Mouret,sivousvoulezlesavoir!

Savoixs’étaitétranglée,elledevintpluspâlequelui.Tousdeuxseregardèrent.

Puis,ilbégaya:

–Jel’aime.

Alors,Denisefuthonteuse.Pourquoiparlait-elleainsiàcegarçonetqu’avait-elleàsepassionner?Ellerestamuette,lesimplemotqu’ilvenaitderépondreluiretentissaitdanslecœur,avecunlointainbruitdecloche,dontelleétaitassourdie.«Jel’aime,jel’aime»,etcelas’élargissait:ilavaitraison,ilnepouvaitenépouseruneautre.

Commeellesetournait,elleaperçutGeneviève,surleseuildelasalleàmanger.

–Taisez-vous!dit-ellerapidement.

Mais il était trop tard,Geneviève devait avoir entendu.Elle n’avait plus de sang auvisage.Justement,uneclientepoussaitlaporte,MmeBourdelais,unedesdernièresfidèlesduVieilElbeuf,oùelletrouvaitdesarticlessolides;depuislongtemps,MmedeBovesavaitsuivilamode,enpassantauBonheur,MmeMartyelle-mêmenevenaitplus,conquisetoutentière par les séductions des étalages d’en face.EtGeneviève fut forcée de s’avancer,pourdiredesavoixblanche:

–Quedésiremadame?

MmeBourdelaisvoulaitvoirdelaflanelle.Colombandescenditunepièced’uncasier,Geneviève montra l’étoffe ; et, tous deux, les mains froides, se trouvaient rapprochésderrièrelecomptoir.Cependant,Baudusortaitledernierdelapetitesalle,àlasuitedesafemme, qui était allée s’asseoir sur la banquette de la caisse. Mais il ne se mêla pasd’abord de la vente, il avait souri à Denise, et se tenait debout, en regardantMmeBourdelais.

–Ellen’estpasassezbelle,disaitcelle-ci.Montrez-moicequevousavezdeplusfort.

Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence.Mme Bourdelais examinaitl’étoffe.

–Etcombien?

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–Sixfrancs,madame,réponditGeneviève.

Laclientefitunbrusquemouvement.

–Sixfrancs!maisilsontlamême,enface,àcinqfrancs.

UnecontractionlégèrepassasurlevisagedeBaudu.Ilneputs’empêcherd’intervenir,trèspoliment.Madamesetrompaitsansdoute,cetarticle-làauraitdûêtrevendusixfrancscinquante, il était impossible qu’on le donnât à cinq francs. Certainement, il s’agissaitd’unautrearticle.

– Non, non, répétait-elle, avec l’entêtement d’une bourgeoise qui se piquait de s’yconnaître.L’étoffeestlamême.Peut-êtreencoreest-elleplusépaisse.

Et la discussion finit par s’aigrir. Baudu, la bile au visage, faisait effort pour restersouriant.SonamertumecontreleBonheurcrevaitdanssagorge.

–Vraiment,ditenfinMmeBourdelais,ilfautmemieuxtraiter,autrement,j’iraienface,commelesautres.

Alors,ilperditlatête,ilcria,secouédecolèrecontenue:

–Ehbien!allezenface!

Ducoup,elleseleva,trèsblessée,etelles’enalla,sansseretourner,enrépondant:

–C’estcequejevaisfaire,monsieur.

Cefutunestupeur.Laviolencedupatronlesavaittoussaisis.Ilrestaitlui-mêmeeffaréet tremblant de ce qu’il venait de dire. La phrase était partie sans qu’il le voulût, dansl’explosiond’unelonguerancuneamassée.Et,maintenant,lesBaudu,immobiles,lesbrastombés, suivaient du regard Mme Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur semblaitemporter leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte duBonheur, lorsqu’ils virent son dos se noyer dans la foule, il y eut en eux comme unarrachement.

–Encoreunequ’ilsnousprennent!murmuraledrapier.

Puis,setournantversDenise,dontilconnaissaitl’engagementnouveau:

–Toiaussi,ilst’ontreprise…Va,jenet’enveuxpas.Puisqu’ilsontl’argent,ilssontlesplusforts.

Justement,Denise,espérantencorequeGenevièven’avaitpuentendreColomban,luidisaitàl’oreille:

–Ilvousaime,soyezplusgaie.

Maislajeunefilleluirépondaittrèsbas,d’unevoixdéchirée:

–Pourquoimentez-vous?…Tenez! ilnepeuts’enempêcher, il regarde là-haut…Jesaisbienqu’ilsmel’ontvolé,commeilsnousvolenttout.

Etelles’étaitassisesurlabanquettedelacaisse,prèsdesamère.Celle-ciavaitsansdoutedevinélenouveaucoupreçuparlajeunefille,carsesyeuxnavrésallèrentd’elleàColomban,puissereportèrentsurleBonheur.C’étaitvrai,illeurvolaittout:aupère,lafortune;àlamère,sonenfantmourante;àlafille,unmariattendudepuisdixans.Devant

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cette famille condamnée,Denise, dont le cœur se noyait de compassion, eut un instantpeurd’êtremauvaise.N’allait-ellepasremettrelamainàlamachinequiécrasaitlepauvremonde?Maisellesetrouvaitcommeemportéeparuneforce,ellesentaitqu’ellenefaisaitpaslemal.

–Bah!repritBaudupoursedonnerducourage,nousn’enmourronspas.Uneclienteperdue,deuxderetrouvées…Tuentends,Denise;j’ailàsoixante-dixmillefrancsquivontfairepasserdesnuitsblanchesàtonMouret…Voyons,vousautres!n’ayezdoncpasdesfiguresd’enterrement!

Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternation blême ; et tousrestaient les yeux sur le monstre, attirés, possédés, se rassasiant de leur malheur. Lestravaux s’achevaient, on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan ducolossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de larges vitrines claires.Justement, le longdutrottoir, renduenfinà lacirculation,s’alignaienthuitvoitures,quedesgarçonschargeaientl’uneaprèsl’autre,devantlebureaududépart.Souslesoleil,dontun rayonenfilait la rue, lespanneauxverts, aux rechampis jauneset rouges,miroitaientcommedesglaces,envoyaientdes refletsaveuglants jusqu’au fondduVieilElbeuf.Lescochers vêtus de noir, d’une allure correcte, tenaient court les chevaux, des attelagessuperbes,quisecouaientleursmorsargentés.Etchaquefoisqu’unevoitureétaitpleine,ilyavait,surlepavé,unroulementsonore,donttremblaientlespetitesboutiquesvoisines.

Alors,devantcedéfilétriomphalqu’ilsdevaientsubirdeuxfoischaquejour,lecœurdesBaudusefendit.Lepèredéfaillait,ensedemandantoùpouvaitallercecontinuelflotdemarchandises;tandisquelamère,maladedutourmentdesafille,continuaitàregardersansvoir,lesyeuxnoyésdegrosseslarmes.

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IX

Unlundi,quatorzemars, leBonheurdesDamesinauguraitsesmagasinsneufsparlagrandeexpositiondesnouveautésd’été,quidevaitdurertroisjours.Au-dehors,uneaigrebisesoufflait, lespassants,surprisdeceretourd’hiver,filaientvite,enboutonnant leurspaletots.Cependant,touteuneémotionfermentaitdanslesboutiquesduvoisinage;etl’onvoyait, contre les vitres, les faces pâles des petits commerçants, occupés à compter lespremièresvoitures,quis’arrêtaientdevantlanouvelleported’honneur,rueNeuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et profonde comme un porche d’église, surmontée d’ungroupe, l’Industrie et le Commerce se donnant la main au milieu d’une complicationd’attributs, était abritée sous une vaste marquise, dont les dorures fraîches semblaientéclairerlestrottoirsd’uncoupdesoleil.Àdroite,àgauche,lesfaçades,d’uneblancheurcrue encore, s’allongeaient, faisaient retour sur les ruesMonsigny et de laMichodière,occupaient toute l’île, sauf le côté de la rueduDix-Décembre, où leCrédit Immobilierallait bâtir. Le long de ce développement de caserne, lorsque les petits commerçantslevaient la tête, ils apercevaient l’amoncellement desmarchandises, par les glaces sanstain,qui,durez-de-chausséeausecondétage,ouvraientlamaisonaupleinjour.Etcecubeénorme, ce colossal bazar leur bouchait le ciel, leur paraissait être pour quelque chosedanslefroiddontilsgrelottaient,aufonddeleurscomptoirsglacés.

Dèssixheures,cependant,Mouretétaitlà,donnantsesderniersordres.Aucentre,dansl’axedelaported’honneur,unelargegalerieallaitdeboutenbout,flanquéeàdroiteetàgauchede deuxgaleries plus étroites, la galerieMonsigny et la galerieMichodière.Onavaitvitré lescours, transforméesenhalls ;etdesescaliersdefers’élevaientdurez-de-chaussée,despontsdeferétaientjetésd’unboutàl’autre,auxdeuxétages.L’architecte,parhasardintelligent,unjeunehommeamoureuxdestempsnouveaux,nes’étaitservidelapierrequepourlessous-solsetlespilesd’angle,puisavaitmontétoutel’ossatureenfer,des colonnes supportant l’assemblage des poutres et des solives. Les voûtins desplanchers, les cloisons des distributions intérieures, étaient en briques. Partout on avaitgagnédel’espace,l’airetlalumièreentraientlibrement,lepubliccirculaitàl’aise,souslejethardidesfermesàlongueportée.C’étaitlacathédraleducommercemoderne,solideetlégère,faitepourunpeupledeclientes.Enbas,danslagaleriecentrale,aprèslessoldesdelaporte,ilyavaitlescravates,laganterie,lasoie;lagalerieMonsignyétaitoccupéeparleblancetlarouennerie,lagalerieMichodièreparlamercerie,labonneterie,ladraperieetles lainages. Puis, au premier, se trouvaient les confections, la lingerie, les châles, lesdentelles,d’autresrayonsnouveaux,tandisqu’onavaitreléguéausecondétagelaliterie,les tapis, les étoffes d’ameublement, tous les articles encombrants et d’un maniementdifficile.Àcetteheure,lenombredesrayonsétaitdetrente-neuf,etl’oncomptaitdix-huitcentsemployés,dontdeuxcents femmes.Unmondepoussait là,dans lavie sonoredeshautesnefsmétalliques.

Mouretavaitl’uniquepassiondevaincrelafemme.Illavoulaitreinedanssamaison,il lui avait bâti ce temple, pour l’y tenir à samerci. C’était toute sa tactique, la griser

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d’attentionsgalanteset trafiquerdesesdésirs,exploiter sa fièvre.Aussi,nuitet jour, secreusait-il la tête, à la recherchede trouvaillesnouvelles.Déjà,voulantéviter la fatiguedes étages aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs, capitonnés develours.Puis, ilvenaitd’ouvrirunbuffet,où l’ondonnaitgratuitementdessiropsetdesbiscuits,etunsalondelecture,unegaleriemonumentale,décoréeavecunluxetropriche,danslaquelleilrisquaitmêmedesexpositionsdetableaux.Maissonidéelaplusprofondeétait, chez la femme sans coquetterie, de conquérir la mère par l’enfant ; il ne perdaitaucune force, spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits garçons etfillettes,arrêtait lesmamansaupassage,enoffrantauxbébésdes imagesetdesballons.Untraitdegéniequecetteprimedesballons,distribuéeàchaqueacheteuse,desballonsrouges,àlafinepeaudecaoutchouc,portantengrosseslettreslenomdumagasin,etqui,tenusauboutd’unfil,voyageantenl’air,promenaientparlesruesuneréclamevivante!

Lagrandepuissanceétaitsurtoutlapublicité.Mouretenarrivaitàdépenserparantroiscent mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente desnouveautés d’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille àl’étranger,traduitsdanstoutesleslangues.Maintenant,illesfaisaitillustrerdegravures,illes accompagnait même d’échantillons, collés sur les feuilles. C’était un débordementd’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait lesmurailles,lesjournaux,jusqu’auxrideauxdesthéâtres.Ilprofessaitquelafemmeestsansforcecontre laréclame,qu’ellefinit fatalementparalleraubruit.Dureste, il lui tendaitdespiègesplussavants,ill’analysaitengrandmoraliste.Ainsi,ilavaitdécouvertqu’ellene résistaitpas aubonmarché,qu’elle achetait sansbesoin,quandelle croyait conclureuneaffaireavantageuse;et,surcetteobservation,ilbasaitsonsystèmedesdiminutionsdeprix,ilbaissaitprogressivementlesarticlesnonvendus,préférantlesvendreàperte,fidèleauprincipedurenouvellementrapidedesmarchandises.Puis, ilavaitpénétréplusavantencoredanslecœurdelafemme,ilvenaitd’imaginer«lesrendus»,unchef-d’œuvredeséductionjésuitique.«Preneztoujours,madame:vousnousrendrezl’article,s’ilcessedevousplaire.»Etlafemme,quirésistait,trouvaitlàunedernièreexcuse,lapossibilitéderevenir sur une folie : elle prenait, la conscience en règle.Maintenant, les rendus et labaissedesprixentraientdanslefonctionnementclassiquedunouveaucommerce.

MaisoùMouret se révélait commeunmaître sans rival, c’étaitdans l’aménagementintérieurdesmagasins.IlposaitenloiquepasuncoinduBonheurdesDamesnedevaitresterdésert;partout,ilexigeaitdubruit,delafoule,delavie;carlavie,disait-il,attirelavie,enfanteetpullule.Decetteloi,iltiraittoutessortesd’applications.D’abord,ondevaits’écraser pour entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute ; et il obtenait cetécrasement, enmettant sous la porte les soldes, des casiers et des corbeilles débordantd’articlesàvilprix;sibienquelemenupeuples’amassait,barraitleseuil,faisaitpenserque les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils n’étaient qu’à demi pleins.Ensuite, le long des galeries, il avait l’art de dissimuler les rayons qui chômaient, parexempleleschâlesenétéetlesindiennesenhiver;illesentouraitderayonsvivants,lesnoyaitdansduvacarme.Lui seul avait encore imaginédeplacer audeuxièmeétage lescomptoirsdestapisetdesmeubles,descomptoirsoùlesclientesétaientplusrares,etdontla présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et froids. S’il en avaitdécouvertlemoyen,ilauraitfaitpasserlarueautraversdesamaison.

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Justement, Mouret se trouvait en proie à une crise d’inspiration. Le samedi soir,commeildonnaitunderniercoupd’œilauxpréparatifsdelagrandeventedulundi,donton s’occupait depuis unmois, il avait eu la conscience soudaine que le classement desrayonsadoptéparlui,était inepte.C’étaitpourtantunclassementd’unelogiqueabsolue,les tissus d’un côté, les objets confectionnés de l’autre, un ordre intelligent qui devaitpermettreauxclientesdesedirigerelles-mêmes.Ilavaitrêvécetordreautrefois,danslefouillisdel’étroiteboutiquedeMmeHédouin;etvoilàqu’ilsesentaitébranlé,lejouroùille réalisait. Brusquement, il s’était écrié qu’il fallait « lui casser tout ça ». On avaitquarante-huit heures, il s’agissait de déménager une partie desmagasins. Le personnel,effaré,bousculé,avaitdûpasserlesdeuxnuitsetlajournéeentièredudimanche,aumilieud’un gâchis épouvantable. Même le lundi matin, une heure avant l’ouverture, desmarchandisesnesetrouvaientpasencoreenplace.Certainement,lepatrondevenaitfou,personnenecomprenait,c’étaituneconsternationgénérale.

–Allons,dépêchons ! criaitMouret, avec la tranquille assurancede songénie.Voiciencoredescostumesqu’ilfautmeporterlà-haut…EtleJaponest-ilinstallésurlepaliercentral?…Underniereffort,mesenfants,vousverrezlaventetoutàl’heure!

Bourdoncle, lui aussi, était là depuis le petit jour. Pas plus que les autres, il necomprenait,etsesregardssuivaientledirecteurd’unaird’inquiétude.Iln’osaitluiposerdes questions, sachant de quelle manière on était reçu, dans ces moments de crise.Pourtant,ilsedécida,ildemandadoucement:

– Est-ce qu’il était bien nécessaire de tout bouleverser ainsi, à la veille de notreexposition?

D’abord, Mouret haussa les épaules, sans répondre. Puis, comme l’autre se permitd’insister,iléclata.

–Pourque lesclientes se tassent toutesdans lemêmecoin,n’est-cepas?Une jolieidéedegéomètrequej’avaiseuelà!Jenem’enseraisjamaisconsolé…Comprenezdoncque je localisais la foule.Une femmeentrait, allaitdroitoùellevoulaitaller,passaitdujuponàlarobe,delarobeaumanteau,puisseretirait,sansmêmes’êtreunpeuperdue!…Pasunen’auraitseulementvunosmagasins!

–Mais,fitremarquerBourdoncle,maintenantquevousaveztoutbrouilléettoutjetéauxquatrecoins,lesemployésuserontleursjambes,àconduirelesacheteusesderayonenrayon.

Moureteutungestesuperbe.

–Ceque jem’enfiche ! Ils sont jeunes,ça les feragrandir…Et tantmieux, s’ils sepromènent!Ilsaurontl’airplusnombreux,ilsaugmenterontlafoule.Qu’ons’écrase,toutirabien!

Ilriait,ildaignaexpliquersonidée,enbaissantlavoix:

–Tenez !Bourdoncle, écoutez les résultats…Premièrement, ceva-et-vient continuelde clientes les disperse un peu partout, les multiplie et leur fait perdre la tête ;secondement,commeilfautqu’onlesconduised’unboutdesmagasinsàl’autre,siellesdésirent par exemple la doublure après avoir acheté la robe, ces voyages en tous senstriplentpourelleslagrandeurdelamaison;troisièmement,ellessontforcéesdetraverser

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desrayonsoùellesn’auraientpasmislespieds,destentationslesyaccrochentaupassage,etellessuccombent;quatrièmement…

Bourdoncleriaitaveclui.Alors,Mouret,enchanté,s’arrêta,pourcrierauxgarçons:

–Trèsbien,mesenfants!Maintenant,uncoupdebalai,etvoilàquiestbeau!

Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdoncle se trouvaient devant lerayondesconfections,qu’ilvenaitjustementdedédoubler,enfaisantmonterlesrobesetcostumes au second étage, à l’autre bout desmagasins.Denise, descendue la première,ouvraitdegrandsyeux,dépayséeparlesaménagementsnouveaux.

–Quoidonc?murmura-t-elle,ondéménage?

CettesurpriseparutamuserMouret,quiadoraitcescoupsdethéâtre.Dèslespremiersjoursdefévrier,DeniseétaitrentréeauBonheur,oùelleavaiteul’heureuxétonnementderetrouver le personnel poli, presque respectueux. Mme Aurélie surtout se montraitbienveillante ;Marguerite et Clara semblaient résignées ; jusqu’au père Jouve qui pliaitl’échine, l’air embarrassé, comme désireux d’effacer le vilain souvenir d’autrefois. IlsuffisaitqueMoureteûtditunmot,toutlemondechuchotait,enlasuivantdesyeux.Et,danscetteamabilitégénérale,ellen’étaitunpeublesséequeparlatristessesingulièredeDelocheetlessouriresinexplicablesdePauline.

Cependant,Mouretlaregardaittoujoursdesonairravi.

–Quecherchez-vousdonc,mademoiselle?demanda-t-ilenfin.

Denisenel’avaitpasaperçu.Ellerougitlégèrement.Depuissarentrée,ellerecevaitdeluidesmarquesd’intérêt,quilatouchaientbeaucoup.Pauline,sansqu’ellesûtpourquoi,luiavaitcontéendétaillesamoursdupatronetdeClara,oùillavoyait,cequ’illapayait;et elle en reparlait souvent, elle ajoutait même qu’il avait une autre maîtresse, cetteMmeDesforges,bienconnuedetoutlemagasin.DetelleshistoiresremuaientDenise,elleétaitreprisedevantluidesespeursd’autrefois,d’unmalaiseoùsareconnaissanceluttaitcontredelacolère.

–C’esttoutceremue-ménage,murmura-t-elle.

Alors,Mourets’approchapourluidireàvoixplusbasse:

–Cesoir,aprèslavente,veuillezpasseràmoncabinet.Jedésirevousparler.

Troublée,elleinclinalatête,sansprononcerunmot.D’ailleurs,elleentraaurayon,oùlesautresvendeusesarrivaient.MaisBourdoncleavaitentenduMouret,et il le regardaitensouriant.Mêmeilosaluidire,quandilsfurentseuls:

–Encorecelle-là!Méfiez-vous,çafiniraparêtresérieux!

Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un air d’insouciancesupérieure.

–Laissezdonc,uneplaisanterie!Lafemmequimeprendran’estpasnée,moncher!

Et,comme lesmagasinsouvraientenfin, il seprécipitapourdonnerunderniercoupd’œil aux divers comptoirs. Bourdoncle hochait la tête. Cette Denise, simple et douce,commençait à l’inquiéter.Unepremière fois, il avait vaincu, par un renvoi brutal.Mais

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elle reparaissait, et il la traitait en ennemie sérieuse, muet devant elle, attendant denouveau.

Mouret, qu’il rattrapa, criait en bas, dans le hall Saint-Augustin, en face de la ported’entrée:

–Est-cequ’onsefichedemoi!J’avaisditdemettrelesombrellesbleuesenbordure…Cassez-moitoutçaetvite!

Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanier l’exposition desombrelles.En voyant les clientes arriver, il fitmême fermer un instant les portes ; et ilrépétaitqu’iln’ouvriraitpas,plutôtquedelaisserlesombrellesbleuesaucentre.Çatuaitsacomposition.Lesétalagistesrenommés,Hutin,Mignot,d’autresencore,venaientvoir,levaientlesyeux;maisilsaffectaientdenepascomprendre,étantd’uneécoledifférente.

Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première heure, avant que lesmagasins fussent pleins, il se produisit sous le vestibule un écrasement tel, qu’il fallutavoirrecoursauxsergentsdeville,pourrétablirlacirculationsurletrottoir.Mouretavaitcalculéjuste:touteslesménagères,unetroupeserréedepetites-bourgeoisesetdefemmesenbonnet,donnaientassautauxoccasions,auxsoldesetauxcoupons,étalésjusquedanslarue.Desmainsenl’air,continuellement,tâtaient«lespendus»del’entrée,uncalicotàseptsous,unegrisaillelaineetcotonàneufsous,surtoutunorléansàtrente-huitcentimes,qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des poussées d’épaules, une bousculadefiévreuse autour des casiers et des corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dixcentimes,rubansàcinqsous,jarretièresàtroissous,gants,jupons,cravates,chaussettesetbasdecotons’éboulaient,disparaissaient,commemangésparlafoulevorace.Malgréletemps froid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne pouvaient suffire. Unefemmegrossejetadescris.Deuxpetitesfillesmanquèrentd’êtreétouffées.

Toutelamatinée,cetécrasementaugmenta.Versuneheure,desqueuess’établissaient,larueétaitbarrée,ainsiqu’entempsd’émeute.Justement,commeMmedeBovesetsafilleBlanche se tenaient sur le trottoir d’en face, hésitantes, elles furent abordées parMmeMarty,égalementaccompagnéedesafilleValentine.

–Hein?quelmonde !dit lapremière.Onse tue là-dedans…Jenedevaispasvenir,j’étaisaulit,puisjemesuislevéepourprendrel’air.

–C’est commemoi, déclara l’autre. J’ai promis àmonmari d’aller voir sa sœur, àMontmartre…Alors,enpassant,j’aisongéquej’avaisbesoind’unepiècedelacet.Autantl’achetericiqu’ailleurs,n’est-cepas?Oh!jenedépenseraipasunsou!Ilnemefautrien,dureste.

Cependant,leursyeuxnequittaientpaslaporte,ellesétaientprisesetemportéesdansleventdelafoule.

–Non,non,jen’entrepas,j’aipeur,murmuraMmedeBoves.Blanche,allons-nous-en,nousserionsbroyées.

Maissavoixfaiblissait,ellecédaitpeuàpeuaudésird’entreroùentrelemonde;etsacrainte se fondait dans l’attrait irrésistible de l’écrasement. Mme Marty s’était aussiabandonnée.Ellerépétait:

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–Tiensmarobe,Valentine…Ahbien!jen’aijamaisvuça.Onvousporte.Qu’est-cequeçavaêtre,àl’intérieur!

Cesdames,saisiesparlecourant,nepouvaientplusreculer.Commelesfleuvestirentàeux les eaux errantes d’une vallée, il semblait que le flot des clientes, coulant à pleinvestibule, buvait les passants de la rue, aspirait la populationdes quatre coins deParis.Elles n’avançaient que très lentement, serrées à perdre haleine, tenues debout par desépaulesetdesventres,dontellessentaientlamollechaleur;etleurdésirsatisfaitjouissaitdecetteapprochepénible,qui fouettaitdavantage leurcuriosité.C’étaitunpêle-mêlededamesvêtuesdesoie,depetites-bourgeoisesàrobespauvres,defillesencheveux,toutessoulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyés sous les corsagesdébordants,jetaientdesregardsinquietsautourd’eux.Unenourrice,auplusépais,levaittrèshautsonpoupon,quiriaitd’aise.Et,seule,unefemmemaigresefâchait,éclatantenparolesmauvaises,accusantunevoisinedeluientrerdanslecorps.

–Jecroisbienquemonjuponvayrester,répétaitMmedeBoves.

Muette,levisageencorefraisdugrandair,MmeMartysehaussaitpourvoiravantlesautres, par-dessus les têtes, s’élargir les profondeurs desmagasins. Les pupilles de sesyeuxgrisétaientmincescommecellesd’unechattearrivantdupleinjour;etelleavaitlachairreposée,leregardclaird’unepersonnequis’éveille.

–Ah!enfin!dit-elleenpoussantunsoupir.

Ces dames venaient de se dégager. Elles étaient dans le hall Saint-Augustin. Leursurprise fut grandede le trouver presquevide.Mais unbien-être les envahissait, il leursemblait entrer dans le printemps, au sortir de l’hiver de la rue. Tandis que, dehors,soufflait le vent glacédes giboulées, déjà la belle saison, dans les galeries duBonheur,s’attiédissaitaveclesétoffeslégères,l’éclatfleuridesnuancestendres,lagaietéchampêtredesmodesd’étéetdesombrelles.

–Regardezdonc!criaMmedeBoves,immobilisée,lesyeuxenl’air.

C’était l’exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondies comme des boucliers,ellescouvraient lehall,de labaievitréeduplafondà lacimaisedechêneverni.Autourdesarcadesdesétagessupérieurs,ellesdessinaientdesfestons;lelongdescolonnes,ellesdescendaient en guirlandes ; sur les balustrades des galeries, jusque sur les rampes desescaliers,ellesfilaientenlignesserrées;et,partout,rangéessymétriquement,bariolantlesmurs de rouge, de vert et de jaune, elles semblaient de grandes lanternes vénitiennes,alluméespourquelque fêtecolossale.Dans lesangles, ilyavaitdesmotifscompliqués,desétoilesfaitesd’ombrellesà trente-neufsous,dont les teintesclaires,bleupâle,blanccrème, rose tendre, brûlaient avec une douceur de veilleuse ; tandis que, au-dessus,d’immensesparasolsjaponais,oùdesgruescouleurd’orvolaientdansuncieldepourpre,flambaientavecdesrefletsd’incendie.

MmeMartycherchaitunephrasepourdiresonravissement,etellenetrouvaquecetteexclamation:

–C’estféerique!

Puis,tâchantdes’orienter:

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–Voyons,lelacetestàlamercerie…J’achètemonlacetetjemesauve.

–Jevousaccompagne,ditMmedeBoves.N’est-cepas,Blanche,nous traversons lesmagasins,pasdavantage?

Mais,dèslaporte,cesdamesétaientperdues.Ellestournèrentàgauche;et,commeonavait déménagé la mercerie, elles tombèrent au milieu des ruches, puis au milieu desparures. Sous les galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur de serre,moite etenfermée,chargéedel’odeurfadedestissus,etdanslaquelles’étouffaitlepiétinementdelafoule.Alors,ellesrevinrentdevantlaporte,oùs’établissaituncourantdesortie,toutundéfilé interminable de femmes et d’enfants, sur qui flottait unnuagede ballons rouges.Quarante mille ballons étaient prêts, il y avait des garçons chargés spécialement de ladistribution.Àvoirlesacheteusesquiseretiraient,onauraitditenl’air,auboutdesfilsinvisibles, un vol d’énormes bulles de savon, reflétant l’incendie des ombrelles. Lemagasinenétaittoutilluminé.

–C’estunmonde,déclaraitMmedeBoves.Onnesaitplusoùl’onest.

Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans le remous de la porte, en pleinebousculade de l’entrée et de la sortie. L’inspecteur Jouve, heureusement, vint à leursecours. Il se tenait sous le vestibule, grave, attentif, dévisageant chaque femme aupassage. Chargé spécialement de la police intérieure, il flairait les voleuses et suivaitsurtoutlesfemmesgrosses,lorsquelafièvredeleursyeuxl’inquiétait.

–Lamercerie,mesdames?dit-ilobligeamment,allezàgauche,tenez!là-bas,derrièrelabonneterie.

Mme deBoves remercia.MaisMmeMarty, en se retournant, n’avait plus trouvé prèsd’elle sa filleValentine.Elle s’effrayait, lorsqu’elle l’aperçut, déjà loin, aubout duhallSaint-Augustin, profondément absorbée devant une table de proposition, sur laquelles’entassaientdescravatesdefemmeàdix-neufsous.Mouretpratiquaitlaproposition,lesarticlesoffertsàvoixhaute, lacliente raccrochéeetdévalisée ; car il usait de toutes lesréclames,ilsemoquaitdeladiscrétiondecertainsconfrères,dontl’opinionétaitquelesmarchandisesdevaientparlertoutesseules.Desvendeursspéciaux,desParisiensfainéantsetblagueurs,écoulaientainsidesquantitésconsidérablesdepetitsobjetsdecamelote.

–Oh !maman,murmuraValentine, vois donc ces cravates…Elles ont, au coin, unoiseaubrodé.

Lecommisfaisaitl’article,juraitquec’étaittoutsoie,quelefabricantétaitenfaillite,etqu’onneretrouveraitjamaisuneoccasionpareille.

–Dix-neuf sous, est-ce possible ! disaitMmeMarty, séduite comme sa fille.Bah ! jepuisbienenprendredeux,cen’estpasçaquinousruinera.

Mme de Boves restait dédaigneuse. Elle détestait la proposition, un commis quil’appelait, la mettait en fuite. Surprise, Mme Marty ne comprenait pas cette horreurnerveuseduboniment,carelleavaitl’autrenature,elleétaitdesfemmesheureusesdeselaisser violenter, de baigner dans la caresse de l’offre publique, avec la jouissance demettresesmainspartoutetdeperdresontempsenparolesinutiles.

–Maintenant,reprit-elle,viteàmonlacet…Jeneveuxmêmeplusrienvoir.

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Cependant, comme elle traversait les foulards et la ganterie, son cœur défaillit denouveau. Ilyavait là,sous la lumièrediffuse,unétalageauxcolorationsvivesetgaies,d’un effet ravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient être des plates-bandes,changeaientlehallenunparterrefrançais,oùsouriaitlagammetendredesfleurs.Ànusurlebois,dansdescartonséventrés,horsdescasierstroppleins,unemoissondefoulardsmettaitlerougevifdesgéraniums,leblanclaiteuxdespétunias,lejauned’ordeschrysanthèmes, le bleu céleste des verveines ; et, plus haut, sur des tiges de cuivre,s’enguirlandaituneautre floraison,des fichus jetés,des rubansdéroulés, toutuncordonéclatant qui se prolongeait, montait autour des colonnes, semultipliait dans les glaces.Maiscequiameutaitlafoule,c’était,àlaganterie,unchaletsuissefaituniquementavecdesgants:unchef-d’œuvredeMignot,quiavaitexigédeuxjoursdetravail.D’abord,desgantsnoirsétablissaientlerez-de-chaussée;puis,venaientdesgantspaille,réséda,sangdebœuf,distribuésdansladécoration,bordantlesfenêtres,indiquantlesbalcons,remplaçantlestuiles.

–Quedésiremadame?demandaMignotenvoyantMmeMartyplantéedevantlechalet.VoicidesgantsdeSuèdeàunfrancsoixante-quinze,premièrequalité…

Il avait la proposition acharnée, appelant les passantes du fond de son comptoir, lesimportunantdesapolitesse.Commeellerefusaitdelatête,ilcontinua:

–Des gants duTyrol à un franc vingt-cinq…Des gants de Turin pour enfants, desgantsbrodéstoutescouleurs…

–Non,merci,jen’aibesoinderien,déclaraMmeMarty.

Maisilsentitquesavoixmollissait,ill’attaquaplusrudement,enluimettantsouslesyeux les gants brodés ; et elle fut sans force, elle en acheta une paire. Puis, commeMmedeBoveslaregardaitavecunsourire,ellerougit.

–Hein? suis-je enfant?…Si je neme dépêche pas de prendremon lacet et demesauver,jesuisperdue.

Parmalheur, il y avait, à lamercerie, un encombrement tel, qu’elle ne put se faireservir.Toutesdeuxattendaientdepuisdixminutes,etelless’irritaient,lorsquelarencontredeMmeBourdelaisetdesestroisenfants,lesoccupa.Cettedernièreexpliquaitdesonairtranquillede jolie femmepratique,qu’elleavaitvoulumontrerçaauxpetits.Madeleineavaitdixans,Edmondhuit,Lucienquatre ; et ils riaient d’aise, c’était unepartie à boncompte,promisedepuislongtemps.

–Ellessontdrôles,jevaisacheteruneombrellerouge,dittoutd’uncoupMmeMarty,quipiétinait,impatientéederesterlà,ànerienfaire.

Elle en choisit une de quatorze francs cinquante.Mme Bourdelais, après avoir suivil’achatd’unregarddeblâme,luiditamicalement:

– Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vous l’auriez eue pour dixfrancs…Cen’estpasmoiqu’ilsattraperont!

Et elle fit toute une théorie de bonneménagère.Puisque lesmagasins baissaient lesprix, iln’yavaitqu’àattendre.Ellenevoulaitpasêtreexploitéepareux,c’étaitellequi

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profitaitde leursvéritablesoccasions.Mêmeelleyapportaituneluttedemalice,ellesevantaitdeneleuravoirjamaislaisséunsoudegain.

–Voyons,finit-ellepardire,j’aipromisàmonpetitmondedeluimontrerdesimages,là-haut,danslesalon…Venezdoncavecmoi,vousavezletemps.

Alors, le lacet fut oublié, Mme Marty céda tout de suite, tandis que Mme de Bovesrefusait,préférantfaired’abordletourdurez-de-chaussée.Dureste,cesdamesespéraientbien se retrouver enhaut.MmeBourdelais cherchait un escalier, lorsqu’elle aperçut l’undes ascenseurs ; et elle y poussa les enfants, pour compléter la partie. Mme Marty etValentine entrèrent aussi dans l’étroite cage, où l’on fut très serré ;mais les glaces, lesbanquettes de velours, la porte de cuivre ouvragé, les occupaient à ce point qu’ellesarrivèrentaupremierétage,sansavoirsenti leglissementdouxde lamachine.Unautrerégal les attendait d’ailleurs, dès la galerie des dentelles. Comme on passait devant lebuffet,MmeBourdelaisnemanquapasdegorgerlapetitefamilledesirop.C’étaitunesallecarrée, avec un large comptoir de marbre ; aux deux bouts, des fontaines argentéeslaissaient couler un mince filet d’eau ; derrière, sur des tablettes, s’alignaient desbouteilles. Trois garçons, continuellement, essuyaient et emplissaient les verres. Pourcontenirlaclientèlealtérée,onavaitdûétablirunequeue,ainsiqu’auxportesdesthéâtres,àl’aided’unebarrièrerecouvertedevelours.Lafoules’yécrasait.Despersonnes,perdanttoutscrupuledevantcesgourmandisesgratuites,serendaientmalades.

–Ehbien !où sont-ellesdonc?s’écriaMmeBourdelais, lorsqu’elle se dégageade lacohue,aprèsavoiressuyélesenfantsavecsonmouchoir.

MaiselleaperçutMmeMartyetValentineaufondd’uneautregalerie,trèsloin.Toutesdeux,noyéessousundéballagedejupons,achetaientencore.C’étaitfini,lamèreetlafilledisparurentdanslafièvrededépensequilesemportait.

Quand elle arriva enfin au salon de lecture et de correspondance, Mme BourdelaisinstallaMadeleine,EdmondetLuciendevant lagrande table ;puis, elleprit elle-même,dansunebibliothèque,desalbumsdephotographiesqu’elle leurapporta.Lavoûtedelalongue salle était chargée d’or ; aux deux extrémités, des cheminées monumentales sefaisaient face ; demédiocres tableaux, très richement encadrés, couvraient lesmurs ; et,entrelescolonnes,devantchacunedesbaiescintréesquiouvraientsurlesmagasins,ilyavait de hautes plantes vertes, dans des vases de majolique. Tout un public silencieuxentouraitlatable,encombréederevuesetdejournaux,garniedepapeteriesetd’encriers.Desdamesôtaientleursgants,écrivaientdeslettressurdupapierauchiffredelamaison,dontellesbiffaientl’en-têted’untraitdeplume.Quelqueshommes,renversésaufonddeleurs fauteuils, lisaient des journaux.Mais beaucoupdepersonnes restaient là sans rienfaire:marisattendantleursfemmeslâchéesautraversdesrayons,jeunesdamesdiscrètesguettantl’arrivéed’unamant,vieuxparentsdéposéscommeauvestiaire,pourêtrereprisàlasortie.Etcemonde,assismollement,se reposait, jetaitdescoupsd’œil,par lesbaiesouvertes,surlesprofondeursdesgaleriesetdeshalls,dontlavoixlointainemontait,danslepetitbruitdesplumesetlefroissementdesjournaux.

–Comment!vousvoilà!ditMmeBourdelais.Jenevousreconnaissaispas.

Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d’une revue. C’étaitMme Guibal. Elle sembla contrariée de la rencontre. Mais elle se remit tout de suite,

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racontaqu’elleétaitmontées’asseoirunpeu,pouréchapperàl’écrasementdelafoule.Et,commeMmeBourdelaisluidemandaitsielleétaitvenuefairedesemplettes,elleréponditdesonairdelangueur,enéteignantdesespaupièresl’âpretéégoïstedesonregard:

–Oh!non…Aucontraire,jesuisvenuerendre.Oui,desportières,dontjenesuispassatisfaite.Seulement,ilyauntelmonde,quej’attendsdepouvoirapprocherdurayon.

Ellecausa,ditquec’étaitbiencommode,cemécanismedesrendus;auparavant,ellen’achetait jamais, tandis que,maintenant, elle se laissait tenter parfois.À la vérité, ellerendaitquatreobjetssurcinq,ellecommençaitàêtreconnuedetouslescomptoirs,pourles négoces étranges, flairés sous l’éternel mécontentement qui lui faisait rapporter lesarticlesunàun,aprèslesavoirgardésplusieursjours.Mais,enparlant,ellenequittaitpasdesyeuxlesportesdusalon;etelleparutsoulagée,quandMmeBourdelaisretournaversses enfants, afin de leur expliquer les photographies. Presque au même moment,M.deBoves etPaul deVallagnosc entrèrent.Le comte, qui affectait de faire visiter aujeune homme les nouveaux magasins, échangea avec elle un vif regard ; puis, elle sereplongeadanssalecture,commesiellenel’avaitpasaperçu.

–Tiens!Paul!ditunevoixderrièrecesmessieurs.

C’étaitMouret, en traindedonner soncoupd’œilauxdivers services.Lesmains setendirent,etildemandatoutdesuite:

–MmedeBovesnousa-t-ellefaitl’honneurdevenir?

–MonDieu!non,réponditlecomte,etàsongrandregret.Elleestsouffrante,oh!riendedangereux.

Maisbrusquement, il feignitdevoirMmeGuibal. Il s’échappa, s’approcha, têtenue ;tandisque lesdeuxautressecontentaientde lasaluerde loin.Elle,également, jouait lasurprise. Paul avait eu un sourire ; il comprenait enfin, il raconta tout bas à Mouretcommentlecomte,rencontréparluirueRichelieu,s’étaitefforcédeluiéchapperetavaitpris le parti de l’entraîner auBonheur, sous le prétexte qu’il fallait absolument voir ça.Depuisunan,ladametiraitdecedernierl’argentetleplaisirqu’ellepouvait,n’écrivantjamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux publics, les églises, les musées, lesmagasins,pours’entendre.

– Je crois qu’à chaque rendez-vous ils changent de chambre d’hôtel, murmurait lejeunehomme.L’autremois,ilétaitentournéed’inspection,ilécrivaitàsafemmetouslesdeuxjours,deBlois,deLibourne,deTarbes;etjesuispourtantconvaincudel’avoirvuentrerdansunepensionbourgeoisedesBatignolles…Mais,regarde-ledonc!est-ilbeau,devant elle, avec sa correctionde fonctionnaire !LavieilleFrance !mon ami, la vieilleFrance!

–Ettonmariage?demandaMouret.

Paul, sansquitter le comtedesyeux, répondit qu’on attendait toujours lamort de latante.Puis,l’airtriomphant:

–Hein?tuasvu?ils’estbaissé,illuiaglisséuneadresse.Lavoilàquiaccepte,desamine la plus vertueuse : une terrible femme, cette rousse délicate, aux alluresinsouciantes…Ehbien!ilsepassedejolieschosescheztoi!

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–Oh !ditMouret en souriant, cesdamesne sontpoint ici chezmoi, elles sont chezelles.

Ensuite, il plaisanta. L’amour, comme les hirondelles, portait bonheur auxmaisons.Sans doute, il les connaissait, les filles qui battaient les comptoirs, les dames qui, parhasard,yrencontraientunami;maissiellesn’achetaientpas,ellesfaisaientnombre,elleschauffaientlesmagasins.Toutencausant,ilemmenasonanciencondisciple,illeplantaau seuil du salon, en face de la grande galerie centrale, dont les halls successifs sedéroulaientàleurspieds.Derrièreeux,lesalongardaitsonrecueillement,sespetitsbruitsde plumes nerveuses et de journaux froissés.Un vieuxmonsieur s’était endormi sur leMoniteur.M.deBovesexaminaitlestableaux,avecl’intentionévidentedeperdredanslafoule son futur gendre. Et, seule, au milieu de ce calme, Mme Bourdelais égayait sesenfants,trèshaut,commeenpaysconquis.

– Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, qui montrait d’un geste largel’entassementdefemmesdontcraquaientlesrayons.

Justement,MmeDesforges,aprèsavoirfailli laissersonmanteaudanslafoule,entraitenfin et traversait le premier hall. Puis, arrivée à la grande galerie, elle leva les yeux.C’était comme une nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupéed’escalierssuspendus,traverséedepontsvolants.Lesescaliersdefer,àdoublerévolution,développaientdescourbeshardies,multipliaient lespaliers; lespontsdefer, jetéssur levide,filaientdroit,trèshaut;ettoutcefermettaitlà,souslalumièreblanchedesvitrages,unearchitecturelégère,unedentellecompliquéeoùpassaitlejour,laréalisationmoderned’unpalaisdurêve,d’uneBabelentassantdesétages,élargissantdessalles,ouvrantdeséchappéessurd’autresétagesetd’autressalles,àl’infini.Dureste,leferrégnaitpartout,lejeunearchitecteavaiteul’honnêtetéetlecouragedenepasledéguisersousunecouchedebadigeon,imitantlapierreoulebois.Enbas,pournepointnuireauxmarchandises,ladécoration était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre ; puis, àmesure que lacharpente métallique montait, les chapiteaux des colonnes devenaient plus riches, lesrivetsformaientfleurons,lesconsolesetlescorbeauxsechargeaientdesculptures;danslehautenfin,lespeintureséclataient,levertetlerouge,aumilieud’uneprodigalitéd’or,desflotsd’or,desmoissonsd’or,jusqu’auxvitragesdontlesverresétaientémaillésetniellésd’or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des voûtins étaient égalementémailléesdecouleursvives.Desmosaïquesetdesfaïencesentraientdansl’ornementation,égayaientlesfrises,éclairaientdeleursnotesfraîcheslasévéritédel’ensemble;tandisquelesescaliers,auxrampesdevelours rouge,étaientgarnisd’unebandedeferdécoupéetpoli,luisantcommel’acierd’unearmure.

Bienqu’elleconnûtdéjàlanouvelleinstallation,MmeDesforgess’étaitarrêtée,saisieparlavieardentequianimaitcejour-làl’immensenef.Enbas,autourd’elle,continuaitleremousdelafoule,dont ledoublecourantd’entréeetdesortiesefaisaitsentir jusqu’aurayondelasoie:fouleencoretrèsmêlée,oùpourtantl’après-midiamenaitdavantagededames, parmi les petites-bourgeoises et les ménagères ; beaucoup de femmes en deuil,avecleursgrandsvoiles;toujoursdesnourricesfourvoyées,protégeantleurspouponsdeleurscoudesélargis.Etcettemer,ceschapeauxbariolés,cescheveuxnus,blondsounoirs,roulaientd’unboutdelagalerieàl’autre,confusetdécolorésaumilieudel’éclatvibrantdesétoffes.MmeDesforgesnevoyaitdetoutespartsquelesgrandespancartes,auxchiffres

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énormes,dont les tachescruessedétachaientsur les indiennesvives, lessoies luisantes,leslainagessombres.Despilesderubansécornaientlestêtes,unmurdeflanelleavançaiten promontoire, partout les glaces reculaient lesmagasins, reflétaient des étalages avecdescoinsdepublic,desvisagesrenversés,desmoitiésd’épaulesetdebras;pendantque,àgauche,àdroite,lesgalerieslatéralesouvraientdeséchappées,lesenfoncementsneigeuxdu blanc, les profondeursmouchetées de la bonneterie, lointains perdus, éclairés par lecoup de lumière de quelque baie vitrée, et où la foule n’était plus qu’une poussièrehumaine.Puis,lorsqueMmeDesforgeslevaitlesyeux,c’étaitlelongdesescaliers,surlespontsvolants,autourdesrampesdechaqueétage,unemontéecontinueetbourdonnante,toutunpeupleenl’air,voyageantdanslesdécoupuresdel’énormecharpentemétallique,se dessinant en noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. De grands lustres dorésdescendaientduplafond;unpavoisementdetapis,desoiesbrodées,d’étoffeslaméesd’or,retombait, tendait lesbalustradesdebannièreséclatantes ; ilyavait,d’unboutà l’autre,des vols de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de soieries, desapothéosesdemannequinsàdemivêtus;et,au-dessusdecetteconfusion,toutenhaut,lerayondelaliterie,commesuspendu,mettaitdespetitslitsdefergarnisdeleursmatelas,drapés de leurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui dormait dans lepiétinementdelaclientèle,plusrareàmesurequelesrayonss’élevaientdavantage.

–Madamedésire-t-elledesjarretièresbonmarché?ditunvendeuràMmeDesforges,enlavoyantimmobile.Toutsoie,vingt-neufsous.

Ellenedaignapasrépondre.Autourd’elle,lespropositionsglapissaient,s’enfiévraientencore. Pourtant, elle voulut s’orienter. La caisse d’Albert Lhomme se trouvait à sagauche ; il la connaissait de vue, il se permit un sourire aimable, sans hâte aucune aumilieuduflotdefacturesquil’assiégeait;pendantque,derrièrelui,Joseph,sebattantaveclaboîteà ficelle,nepouvait suffireàempaqueter lesarticles.Alors,ellese reconnut, lasoie devait être devant elle.Mais il lui fallut dixminutes pour s’y rendre, tellement lafoule augmentait. En l’air, au bout de leurs fils invisibles, les ballons rouges s’étaientmultipliés ; ils s’amassaient en nuages de pourpre, filaient doucement vers les portes,continuaientàsedéverserdansParis;etelledevaitbaisserlatêtesouslevoldesballons,lorsquedetoutjeunesenfantslestenaient,lefilenrouléàleurspetitesmains.

–Comment!madame,vousvousêtesrisquée!s’écriagaiementBouthemont,dèsqu’ilaperçutMmeDesforges.

Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouret lui-même, y allaitparfois prendre le thé. Elle le trouvait commun,mais fort aimable, d’une belle humeursanguine, qui la surprenait et l’amusait. D’ailleurs, l’avant-veille, il lui avait contécarrémentlesamoursdeMouretetdeClara,sanscalcul,parbêtisedegrosgarçonaimantàrire;et,morduedejalousie,cachantsablessuresousdesairsdedédain,ellevenaitpourtâcherdedécouvrircettefille,unedemoiselledesconfections,avait-ilditsimplement,enrefusantdelanommer.

–Est-cequevousdésirezquelquechosecheznous?reprit-il.

–Maiscertainement,sansquoijeneseraispasvenue…Avez-vousdufoulardpourdesmatinées?

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Elleespéraitobtenirdeluilenomdelademoiselle,prisedubesoindelavoir.Toutdesuite,ilavaitappeléFavier;etilseremitàcauseravecelle,enattendantlevendeurquiachevait de servir une cliente, justement « la jolie dame », cette belle personne blondedonttoutlerayoncausaitparfois,sansconnaîtresavie,nimêmesonnom.Cettefois,lajoliedameétaitengranddeuil.Tiens!quiavait-elledoncperdu,sonmariousonpère?Passonpèresansdoute,carelleauraitparuplustriste.Alors,quedisait-on?cen’étaitpasunecocotte,elleavaiteuunmarivéritable.Àmoins,cependant,qu’ellenefûtendeuildesa mère. Pendant quelques minutes, malgré le gros du travail, le rayon échangea deshypothèses.

–Dépêchez-vous,c’estinsupportable!criaHutinàFavier,quirevenaitdeconduiresaclienteàunecaisse.Quandcettedameestlà,vousn’enfinissezplus…Ellesemoquebiendevous!

–Pastantquejememoqued’elle,réponditlevendeurvexé.

MaisHutinmenaça de le signaler à la direction, s’il ne respectait pas davantage laclientèle. Il devenait terrible,d’une sévéritéhargneuse,depuisque le rayon s’était liguépour lui faire avoir la place deRobineau.Même il semontrait tellement insupportable,après les promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefois ses collègues, queceux-ci,désormais,soutenaientsourdementFaviercontrelui.

–Allons,nerépliquezpas,repritsévèrementHutin.M.Bouthemontvousdemandedufoulard,lesdessinslesplusclairs.

Au milieu du rayon, une exposition des soieries d’été éclairait le hall d’un éclatd’aurore,commeunleverd’astredanslesteinteslesplusdélicatesdelalumière,lerosepâle,lejaunetendre,lebleulimpide,toutel’écharpeflottanted’Iris.C’étaientdesfoulardsd’unefinessedenuée,dessurahspluslégersquelesduvetsenvolésdesarbres,despékinssatinésàlapeausoupledeviergechinoise.EtilyavaitencorelespongéesduJapon,lestussorset lescorahsdes Indes, sanscompternossoies légères, lesmille raies, lespetitsdamiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à desdamesenfalbalas,sepromenantparlesmatinéesdemai,souslesgrandsarbresd’unparc.

–Jeprendraicelui-ci,leLouisXIV,àbouquetsderoses,ditenfinMmeDesforges.

Et, pendant que Faviermétrait, elle fit une dernière tentative surBouthemont, restéprèsd’elle.

– Je vaismonter aux confections voir lesmanteaux de voyage…Est-ce qu’elle estblonde,lademoiselledevotrehistoire?

Lechefde rayon,queson insistancecommençaità inquiéter, secontentadesourire.Mais, justement,Denisepassait.Ellevenaitde remettreentre lesmainsdeLiénard,auxmérinos,MmeBoutarel,cettedamedeprovince,quidébarquaitàParisdeuxfoisparan,pourjeterauxquatrecoinsduBonheurl’argentqu’ellerognaitsursonménage.Et,commeFavierprenaitdéjàlefoularddeMmeDesforges,Hutin,croyantlecontrarier,l’arrêta.

–C’estinutile,mademoiselleaural’obligeancedeconduiremadame.

Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. Elle nepouvait rencontrer le jeunehommefaceàface,sanséprouverunehonte,commes’il lui

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rappelaitunefauteancienne.Cependant,sonrêveseulavaitpéché.

–Dites-moi,demandatoutbasMmeDesforgesàBouthemont,n’est-cepascettefillesimaladroite?Ill’adoncreprise?…Maisc’estelle,l’héroïnedel’aventure!

–Peut-être,réponditlechefderayon,toujourssouriantetbiendécidéànepasdirelavérité.

Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement l’escalier. Il lui fallaits’arrêter toutes les trois secondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait.Danslavibrationvivantedelamaisonentière,leslimonsdeferavaientsouslespiedsunbranle sensible, comme tremblant aux haleines de la foule. À chaque marche, unmannequin,solidementfixé,plantaitunvêtementimmobile,costumes,paletots,robesdechambre;etl’oneûtditunedoublehaiedesoldatspourquelquedéfilétriomphal,aveclepetitmanchedeboispareilaumanched’unpoignard,enfoncédanslemolletonrouge,quisaignaitàlasectionfraîcheducou.

MmeDesforges arrivait enfin aupremier étage, lorsqu’unepousséeplus rudeque lesautresl’immobilisauninstant.Elleavaitmaintenant,au-dessousd’elle,lesrayonsdurez-de-chaussée,cepeupledeclientesépanduqu’ellevenaitdetraverser.C’étaitunnouveauspectacle,unocéande têtesvuesenraccourci,cachant lescorsages,grouillantdansuneagitationdefourmilière.Lespancartesblanchesn’étaientplusquedeslignesminces,lespilesderubanss’écrasaient,lepromontoiredeflanellecoupaitlagaleried’unmurétroit;tandis que les tapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades, pendaient à sespiedsainsiquedesbannièresdeprocession,accrochéessouslejubéd’uneéglise.Auloin,elle apercevait des angles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d’unclocherondistinguedescoinsderuesvoisines,oùremuentlestachesnoiresdespassants.Mais cequi la surprenait surtout, dans la fatiguede sesyeuxaveugléspar lepêle-mêleéclatant des couleurs, c’était, lorsqu’elle fermait les paupières, de sentir davantage lafoule,àsonbruitsourddemaréemontanteetàlachaleurhumainequ’elleexhalait.Unefine poussière s’élevait des planchers, chargée de l’odeur de la femme, l’odeur de sonlingeetdesanuque,desesjupesetdesachevelure,uneodeurpénétrante,envahissante,quisemblaitêtrel’encensdecetempleélevéaucultedesoncorps.

Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture, en compagnie deVallagnosc,respiraitcetteodeur,s’engrisait,enrépétant:

–Ellessontchezelles,j’enconnaisquipassentlajournéeici,àmangerdesgâteauxetàécrireleurcorrespondance…Ilnemerestequ’àlescoucher.

Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l’ennui de son pessimisme, continuait àtrouverineptelaturbulencedecettehumanité,pourdeschiffons.Quandilvenaitserrerlamaindesonanciencondisciple,ils’enallaitpresquevexédelevoirsivibrantdevie,aumilieudesonpeupledecoquettes.Est-cequ’uned’elles,lecerveauetlecœurvides,neluiapprendrait pas la bêtise et l’inutilité de l’existence ? Justement, ce jour-là, Octavesemblaitperdredesonbeléquilibre;luiqui,d’habitude,soufflaitlafièvreàsesclientes,aveclagrâcetranquilled’unopérateur, ilétaitcommeprisdanslacrisedepassiondontpeuàpeulesmagasinsbrûlaient.Depuisqu’ilavaitvuDeniseetMmeDesforgesmonterlegrandescalier,ilparlaitplushaut,gesticulaitsanslevouloir;et,toutenaffectantdenepastournerlatêteverselles,ils’animaitainsidavantage,àmesurequ’illessentaitapprocher.

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Sonvisagesecolorait,sesyeuxavaientunpeuduravissementéperdudontvacillaientàlalonguelesyeuxdesacheteuses.

–Ondoit rudementvousvoler,murmuraVallagnosc,qui trouvait à la fouledesairscriminels.

Mouretavaitouvertlesbrastoutgrands.

–Moncher,çadépassel’imagination.

Et, nerveusement, enchanté d’avoir un sujet, il donnait des détails intarissables,racontait des faits, en tirait un classement.D’abord, il citait les voleuses de profession,celles qui faisaient le moins de mal, car la police les connaissait presque toutes. Puis,venaient les voleuses par manie, une perversion du désir, une névrose nouvelle qu’unaliénisteavaitclassée,enyconstatantlerésultataigudelatentationexercéeparlesgrandsmagasins.Enfin,ilyavaitlesfemmesenceintes,dontlesvolssespécialisaient:ainsi,chezune d’elles, le commissaire de police avait découvert deux cent quarante-huit paires degantsroses,voléesdanstouslescomptoirsdeParis.

–C’estdoncçaquelesfemmesonticidesyeuxsidrôles!murmuraitVallagnosc.Jelesregardais,avecleursminesgourmandesethonteusesdecréaturesenfolie…Unejolieécoled’honnêteté!

–Dame!réponditMouret,onabeaulesmettrechezelles,onnepeutpourtantpasleurlaisser emporter les marchandises sous leurs manteaux… Et des personnes trèsdistinguées.Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d’un pharmacien et la femmed’unconseilleràlaCour.Ontâched’arrangercela.

Il s’interrompit pour montrer l’inspecteur Jouve, qui précisément filait une femmeenceinte, en bas, au comptoir des rubans.Cette femme, dont le ventre énorme souffraitbeaucoupdespousséesdupublic,étaitaccompagnéed’uneamie,chargéedeladéfendresansdoutecontreleschocstroprudes;et,chaquefoisqu’elles’arrêtaitdevantunrayon,Jouvene la quittait plus des yeux, tandis que l’amie, près d’elle, fouillait à son aise aufonddescasiers.

–Oh!illapincera,repritMouret,ilconnaîttoutesleursinventions.

Maissavoixtrembla,ileutunrirecontraint.DeniseetHenriette,qu’iln’avaitcessédeguetter, passaient enfin derrière lui, après avoir eu beaucoupdemal à se dégager de lafoule. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d’un ami, qui ne veut pascompromettreunefemmeenl’arrêtantaumilieudumonde.Seulement,celle-ci,miseenéveil, s’était très bien aperçue du regard dont il avait d’abord enveloppéDenise. Cettefille,décidément,devaitêtrelarivalequ’elleavaiteulacuriositédevenirvoir.

Auxconfections,lesvendeusesperdaientlatête.Deuxdemoisellesétaientmalades,etMme Frédéric, la seconde, avait tranquillement donné son congé, la veille, passant à lacaissepourfaireréglersoncompte,lâchantleBonheurd’uneminuteàl’autre,commeleBonheur lui-même lâchait ses employés.Depuis lematin, dans le coup de fièvre de lavente, onne causait quede cette aventure.Clara,maintenue au rayonpar le capricedeMouret, trouvait ça « très chic » ; Marguerite racontait l’exaspération de Bourdoncle ;tandisqueMmeAurélie,vexée,déclaraitqueMmeFrédéricauraitaumoinsdûlaprévenir,caronn’avaitpasidéed’unedissimulationpareille.Bienquecelle-cin’eûtjamaisfaitune

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confidence à personne, on la soupçonnait cependant d’avoir quitté les nouveautés, pourépouserlepropriétaired’unétablissementdebains,ducôtédesHalles.

–C’estunmanteaudevoyagequemadamedésire?demandaDeniseàMmeDesforges,aprèsluiavoiroffertunechaise.

–Oui,réponditsèchementcettedernière,décidéeàêtreimpolie.

La nouvelle installation du rayon était d’une sévérité riche, de hautes armoires dechênesculpté,desglacestenantlalargeurdespanneaux,unemoquetterougequiétouffaitlepiétinementcontinudesclientes.PendantqueDeniseétaitalléechercherdesmanteauxdevoyage,MmeDesforges,qui regardait autourd’elle, s’aperçutdansuneglace ; et ellerestait à se contempler. Elle vieillissait donc, qu’on la trompait pour la première fillevenue?Laglacereflétait lerayonentier,avecsa turbulence ;maisellenevoyaitquesaface pâle, elle n’entendait pas, derrière elle, Clara qui racontait à Marguerite une descachotteriesdeMmeFrédéric,lafaçondontcelle-cifaisaitletour,matinetsoir,enenfilantlepassageChoiseul,afindedonnerl’idéequ’ellelogeaitpeut-êtresurlarivegauche.

–Voicinosderniersmodèles,ditDenise.Nouslesavonsenplusieurscouleurs.

Elle étalait quatre ou cinq manteaux. Mme Desforges les considérait d’un airdédaigneux;et,àchacun,elledevenaitplusdure.Pourquoicesfronces,quiétriquaientlevêtement?etcelui-ci,carrédesépaules,nel’aurait-onpasdittailléàcoupsdehache?Onavaitbeauallerenvoyage,onnes’habillaitpascommeuneguérite.

–Montrez-moiautrechose,mademoiselle.

Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettre un geste d’humeur. Etc’étaitcettesérénitédanslapatiencequiexaspéraitdavantageMmeDesforges.Sesregards,continuellement,retournaientàlaglace,enfaced’elle.Maintenant,elles’yregardaitprèsdeDenise,elleétablissaitdescomparaisons.Était-cepossiblequ’on luieûtpréférécettecréatureinsignifiante?Ellesesouvenait,cettecréatureétaitbiencellequ’elleavaitvue,autrefois,faireàsesdébutsunefiguresisotte,maladroitecommeunegardeused’oiesquidébarquedesonvillage.Sansdoute,aujourd’hui,ellesetenaitmieux,l’airpincéetcorrectdanssarobedesoie.Seulement,quellepauvreté,quellebanalité!

–Jevaissoumettreàmadamed’autresmodèles,disaittranquillementDenise.

Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent les draps qui étaient troplourdsetquinevalaientrien.MmeDesforgesse tournait,élevait lavoix, tâchaitd’attirerl’attention deMme Aurélie, dans l’espoir de faire gronder la jeune fille. Mais celle-ci,depuissarentrée,avaitconquispeuàpeulerayon;elleyétaitchezelleàprésent,et lapremière lui reconnaissaitmêmedesqualités rares devendeuse, la douceur obstinée, laconviction souriante. Aussi Mme Aurélie haussa-t-elle légèrement les épaules, en segardantd’intervenir.

–Simadamevoulaitbienm’indiquer legenre?demandait denouveauDenise, avecsoninsistancepoliequeriennedécourageait.

–Maispuisquevousn’avezrien!criaMmeDesforges.

Elle s’interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur son épaule. C’étaitMmeMarty,quesacrisededépenseemportaitautraversdesmagasins.Sesachatsavaient

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tellementgrossi,depuis lescravates, lesgantsbrodéset l’ombrellerouge,quelederniervendeurvenaitdesedécideràmettresurunechaiselepaquet,quiluiauraitcassélesbras;et il la précédait, en tirant cette chaise, où s’entassaient des jupons, des serviettes, desrideaux,unelampe,troispaillassons.

–Tiens!dit-elle,vousachetezunmanteaudevoyage?

–Oh!monDieu!non,réponditMmeDesforges.Ilssontaffreux.

MaisMmeMarty était tombée surunmanteau à rayures, qu’ellene trouvait pourtantpas mal. Sa fille Valentine l’examinait déjà. Alors, Denise appela Marguerite, pourdébarrasserlerayondel’article,unmodèledel’annéeprécédente,quecettedernière,suruncoupd’œildesacamarade,présentacommeuneoccasionexceptionnelle.Quandelleeutjuréqu’onl’avaitbaissédeprixdeuxfois,quedecentcinquanteonl’avaitmisàcenttrente,etqu’ilétaitmaintenantàcentdix,MmeMartyfutsansforcecontrelatentationdubonmarché.Ellel’acheta,levendeurquil’accompagnaitlaissalachaiseettoutlepaquetdesnotesdedébit,jointesauxmarchandises.

Cependant,derrièrecesdames,aumilieudesbousculadesdelavente,lescomméragesdurayoncontinuaientsurMmeFrédéric.

–Vrai!elleavaitquelqu’un?disaitunepetitevendeuse,nouvelleaucomptoir.

– L’homme des bains, pardi ! répondait Clara. Faut se défier de ces veuves sitranquilles.

Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau, Mme Marty tourna la tête ; et,désignantClarad’unlégermouvementdespaupières,elledittrèsbasàMmeDesforges:

–Voussavez,lecapricedeM.Mouret.

L’autre,surprise,regardaClara,puisreportalesyeuxsurDenise,enrépondant:

–Maisnon,paslagrande,lapetite!

Et, commeMmeMarty n’osait plus rien affirmer,Mme Desforges ajouta à voix plushaute,avecunméprisdedamepourdesfemmesdechambre:

–Peut-êtrelapetiteetlagrande,toutescellesquiveulent!

Deniseavaitentendu.Ellelevasesgrandsyeuxpurssurcettedamequilablessaitainsietqu’elleneconnaissaitpas.Sansdoute,c’étaitlapersonnedontonluiavaitparlé,cetteamiequelepatronvoyaitau-dehors.Dansleregardqu’elleséchangèrent,Deniseeutalorsunedignitésitriste,unetellefranchised’innocence,qu’Henrietterestagênée.

–Puisquevousn’avezriendepossibleàmemontrer,dit-ellebrusquement,conduisez-moiauxrobesetcostumes.

– Tiens ! cria Mme Marty, j’y vais avec vous… Je voulais voir un costume pourValentine.

Margueritepritlachaiseparledossier,etlatraîna,renversée,surlespiedsdederrière,qu’untelcharriageusaitàlalongue.Deniseneportaitquelesquelquesmètresdefoulard,achetésparMmeDesforges.C’étaittoutunvoyage,maintenantquelesrobesetcostumessetrouvaientausecond,àl’autreboutdesmagasins.

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Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. En tête marchaitMarguerite, tirant lachaisecommeunepetitevoiture,s’ouvrantuncheminaveclenteur.Dès la lingerie,MmeDesforgesseplaignit : était-ce ridicule,cesbazarsoù il fallait fairedeuxlieuespourmettrelamainsurlemoindrearticle!MmeMartysedisaitaussimortedefatigue;etellen’enjouissaitpasmoinsprofondémentdecettefatigue,decettemortlentedesesforces,aumilieudel’inépuisabledéballagedesmarchandises.LecoupdegéniedeMouret la tenait tout entière.Au passage, chaque rayon l’arrêtait. Elle fit une premièrehaltedevantlestrousseaux,tentéepardeschemisesquePaulineluivendit,etMargueritesetrouvadébarrasséedelachaise,cefutPaulinequidutlaprendre.MmeDesforgesauraitpucontinuersamarche,pourlibérerDeniseplusvite;maisellesemblaitheureusede lasentirderrièreelle,immobileetpatiente,tandisqu’elles’attardaitégalement,àconseillersonamie.Auxlayettes,cesdamess’extasièrent,sansrienacheter.Puis,lesfaiblessesdeMmeMartyrecommencèrent:ellesuccombasuccessivementdevantuncorsetdesatinnoir,desmanchettesde fourrurevenduesau rabais,àcausede la saison,desdentelles russesdont ongarnissait alors le lingede table.Tout cela s’empilait sur la chaise, les paquetsmontaient,faisaientcraquerlebois ;et lesvendeursquisesuccédaient,s’attelaientavecplusdepeine,àmesurequelachargedevenaitpluslourde.

–Parici,madame,disaitDenisesansuneplainte,aprèschaquehalte.

–Maisc’eststupide!criaitMmeDesforges.Nousn’arriveronsjamais.Pourquoin’avoirpasmislesrobesetcostumesprèsdesconfections?Envoilàungâchis!

Mme Marty, dont les yeux se dilataient, grisée par ce défilé de choses riches quidansaientdevantelle,répétaitàdemi-voix:

–MonDieu!quevadiremonmari?…Vousavezraison,iln’yapasd’ordre,danscemagasin.Onseperd,onfaitdesbêtises.

Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer. Mouret, justement, venaitd’encombrerlepalierd’undéballaged’articlesdeParis,descoupesmontéessurduzincdoré,desnécessairesetdescavesà liqueurdecamelote, trouvantqu’onycirculait troplibrement,que lafoulenes’yétouffaitpas.Et, là, ilavaitautoriséundesesvendeursàexposer,surunepetite table,descuriositésde laChineetduJapon,quelquesbibelotsàbasprix,quelesclientess’arrachaient.C’étaitunsuccèsinattendu,déjàilrêvaitd’élargircettevente.MmeMarty, pendant quedeuxgarçonsmontaient la chaise au second étage,achetasixboutonsd’ivoire,dessourisensoie,unporte-allumettesenémailcloisonné.

Au second, la course recommença.Denise, qui depuis lematin promenait ainsi desclientes, tombaitde lassitude ;mais elle restait correcte, avec sadouceurpolie.Elledutencore attendre ces dames aux étoffes d’ameublement, où une cretonne ravissante avaitaccrochéMmeMarty.Puis,auxmeubles,cefutunetableàouvragedontcettedernièreeutle désir. Sesmains tremblaient, elle suppliait en riantMme Desforges de l’empêcher dedépenserdavantage,lorsquelarencontredeMmeGuiballuiapportauneexcuse.C’étaitaurayondestapis,celle-civenaitenfindemonterrendretoutunachatdeportièresd’Orient,faitparelledepuiscinqjours;etellecausait,deboutdevantlevendeur,ungrandgaillard,dont les bras de lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf.Naturellement,ilétaitconsternéparce«rendu»,quiluienlevaitsontantpourcent.Aussitâchait-il d’embarrasser la cliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal

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donné avec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d’éviter une locationchez un tapissier ; il savait que cela se faisait parfois, dans la bourgeoisie économe.Madamedevaitavoiruneraisonpour lesrendre ; sic’étaient lesdessinsou lescouleursqui n’allaient pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait un assortiment trèscomplet.Àtoutescesinsinuations,MmeGuibalrépondaittranquillement,desonairassuréde femme reine, que les portières ne lui plaisaient plus, sans daigner ajouter uneexplication. Elle refusa d’en voir d’autres, et il dut s’incliner, car les vendeurs avaientordredereprendrelesmarchandises,mêmes’ilss’apercevaientqu’ons’enfûtservi.

Comme les trois dames s’éloignaient ensemble, et que Mme Marty revenait avecremordssurlatableàouvragedontellen’avaitaucunbesoin,MmeGuiballuiditdesavoixtranquille:

– Eh bien ! vous la rendrez… Vous avez vu ? ce n’est pas plus difficile que ça…Laissez-latoujoursporterchezvous.Onlametdanssonsalon,onlaregarde;puis,quandellevousennuie,onlarend.

–C’estuneidée!criaMmeMarty.Simonmarisefâchetropfort,jeleurrendstout.

Etcefutpourelle l’excusesuprême,ellenecomptaplus,elleachetaencore,aveclesourdbesoindetoutgarder,carellen’étaitpasdesfemmesquirendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait remettre à desvendeuses le foulard acheté parMmeDesforges, celle-ci parut se raviser et déclara que,décidément,elleprendraitundesmanteauxdevoyage,legrisclair;etDenisedutattendrecomplaisamment,pourlaramenerauxconfections.Lajeunefillesentaitbienlavolontédelatraiterenservante,danscescapricesdeclienteimpérieuse;seulement,elles’étaitjuréderesteràsondevoir,ellegardaitsonattitudecalme,malgrélesbondsdesoncœuretlesrévoltesdesafierté.MmeDesforgesn’achetarienauxrobesetcostumes.

–Oh!maman,disaitValentine,cepetitcostume-là,s’ilestàmataille!

Toutbas,MmeGuibalexpliquaitàMmeMartysatactique.Quandunerobeluiplaisaitdans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron, puis la rendait. EtMmeMartyachetalecostumepoursafille,enmurmurant:

–Bonneidée!Vousêtespratique,vous,chèremadame.

Onavaitdûabandonnerlachaise.Elleétaitrestéeendétresse,aurayondesmeubles,àcôtédelatableàouvrage.Lepoidsdevenaittroplourd,lespiedsdederrièremenaçaientdecasser;etilétaitconvenuquetouslesachatsseraientcentralisésàunecaisse,pourêtredescendusensuiteauservicedudépart.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On les revit denouveaudanstouslesrayons.Iln’yavaitplusqu’ellessurlesmarchesdesescaliersetlelongdesgaleries.Desrencontres,àchaqueinstant,lesarrêtaient.Cefutainsique,prèsdusalondelecture,ellesretrouvèrentMmeBourdelaisetses troisenfants.Lespetitsétaientchargésdepaquets:Madeleineavaitsouslebrasunerobepourelle,Edmondportaitunecollectiondepetitssouliers,tandisqueleplusjeune,Lucien,étaitcoifféd’unképineuf.

–Toiaussi!ditenriantMmeDesforgesàsonamiedepension.

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–Nem’enparlepas!s’écriaMmeBourdelais.Jesuisfurieuse…Ilsvousprennentparcespetitsêtresmaintenant!Tusaissijefaisdesfoliespourmoi!Maiscommentveux-turésister à des bébés qui ont envie de tout ? J’étais venue les promener, et voilà que jedévaliselesmagasins!

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de Vallagnosc et deM.deBoves,l’écoutaitd’unairsouriant.Ellel’aperçut,elleseplaignitgaiement,avecunfondd’irritationréelle,decespiègestendusàlatendressedesmères;l’idéequ’ellevenaitde céder aux fièvres de la réclame, la soulevait ; et lui, toujours souriant, s’inclinait,jouissait de ce triomphe. M. de Boves avait manœuvré de façon à se rapprocher deMmeGuibal,qu’ilfinitparsuivre,entâchantunesecondefoisdeperdreVallagnosc;maiscelui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de rejoindre le comte.Denise, de nouveau, s’étaitarrêtée,pourattendrecesdames.Elletournaitledos,Mouretlui-mêmeaffectaitdenepaslavoir.Dèslors,MmeDesforges,avecsonflairdélicatdefemmejalouse,nedoutaplus.Tandisqu’illacomplimentaitetqu’ilfaisaitquelquespasprèsd’elle,enmaîtredemaisongalant,elleréfléchissait,ellesedemandaitcommentleconvaincredesatrahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec Mme Guibal,arrivaientaurayondesdentelles.C’était,prèsdesconfections,unsalonluxueux,garnidecasiers,dont les tiroirsdechênesculptéserabattaient.Autourdescolonnes,recouvertesdeveloursrouge,montaientdesspiralesdedentelleblanche;et,d’unboutàl’autredelapièce, filaient des vols de guipure ; tandis que, sur les comptoirs, il y avait deséboulementsdegrandescartes,toutespelotonnéesdevalenciennes,demalines,depointsàl’aiguille.Aufond,deuxdamesétaientassisesdevantun transparentdesoiemauve,surlequel Deloche jetait des pointes de chantilly ; et elles regardaient sans se décider,silencieuses.

–Tiens ! ditVallagnosc très surpris, vousdisiezMme deBoves souffrante…Mais lavoilàdebout,là-bas,avecMlleBlanche.

Lecomteneputretenirunsursaut,enjetantunregardobliquesurMmeGuibal.

–C’estmafoivrai,dit-il.

Danslesalon,ilfaisaittrèschaud.Lesclientes,quis’yétouffaient,avaientdesvisagespâlesauxyeuxluisants.Oneûtditquetouteslesséductionsdesmagasinsaboutissaientàcettetentationsuprême,quec’étaitlàl’alcôvereculéedelachute,lecoindeperditionoùles plus fortes succombaient. Lesmains s’enfonçaient parmi les pièces débordantes, etellesengardaientuntremblementd’ivresse.

–Jecroisquecesdamesvousruinent,repritVallagnosc,amuséparlarencontre.

M.deBoveseutlegested’unmarid’autantplussûrdelaraisondesafemme,qu’ilnelui donnepas un sou.Celle-ci, après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rienacheter, venait d’échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi. Brisée defatigue, elle se tenait pourtant debout devant un comptoir. Elle fouillait dans le tas, sesmains devenaient molles, des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement,commesa fille tournait la têteetque levendeurs’éloignait,ellevoulutglissersoussonmanteau une pièce de point d’Alençon. Mais elle tressaillit, elle lâcha la pièce, enentendantlavoixdeVallagnosc,quidisaitgaiement:

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–Nousvoussurprenons,madame.

Pendantquelquessecondes,elledemeuramuette,touteblanche.Ensuite,elleexpliquaque,sesentantbeaucoupmieux,elleavaitdésiréprendrel’air.Et,enremarquantenfinquesonmarisetrouvaitavecMmeGuibal,elleseremitcomplètement,ellelesregardad’unairsidigne,quecelle-cicrutdevoirdire:

–J’étaisavecMmeDesforges,cesmessieursnousontrencontrées.

Précisément,lesautresdamesarrivaient.Mouretlesavaitaccompagnées,etillesretintun instant encore, pour leur montrer l’inspecteur Jouve, qui filait toujours la femmeenceinte et son amie.C’était très curieux, on ne s’imaginait pas le nombre de voleusesqu’onarrêtaitauxdentelles.MmedeBoves,quil’écoutait,sevoyaitentredeuxgendarmes,avec ses quarante-cinq ans, son luxe, la haute situation de sonmari ; et elle était sansremords, elle songeait qu’elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve,cependant,venaitdesedécideràmettrelamainsurlafemmeenceinte,désespérantdelaprendreenflagrantdélit,lasoupçonnantd’ailleursdes’êtreemplilespoches,d’untourdedoigtssihabile,qu’illuiéchappait.Mais,quandil l’eutemmenéeàl’écartetfouillée,iléprouvalaconfusiondenerientrouversurelle,pasunecravate,pasunbouton.L’amieavaitdisparu.Toutd’uncoup,ilcomprit:lafemmeenceinten’étaitlàquepourl’occuper,c’étaitl’amiequivolait.

L’histoireamusacesdames.Mouret,unpeuvexé,secontentadedire:

–LepèreJouveestrefaitcettefois…Ilprendrasarevanche.

–Oh!conclutVallagnosc,jecroisqu’iln’estpasdetaille…Dureste,pourquoiétalez-voustantdemarchandises?C’estbienfait,si l’onvousvole.Onnedoitpastenteràcepointdepauvresfemmessansdéfense.

Ce fut le derniermot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvrecroissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernière fois lescomptoirsencombrés. Il étaitquatreheures, les rayonsdusoleilà soncoucherentraientobliquementparleslargesbaiesdelafaçade,éclairaientdebiaislesvitragesdeshalls;et,dans cette clarté d’un rouge d’incendie, montaient, pareilles à une vapeur d’or, lespoussièresépaissies,soulevéesdepuislematinparlepiétinementdelafoule.Unenappeenfilaitlagrandegaleriecentrale,découpaitsurunfonddeflammeslesescaliers,lespontsvolants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frisesmiroitaient,lesvertsetlesrougesdespeinturess’allumaientauxfeuxdesorsprodigués.C’étaitcommeunebraisevive,oùbrûlaientmaintenantlesétalages,lespalaisdegantsetde cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et decalicot,lesparterresdiaprésquefleurissaientlessoieslégèresetlesfoulards.Desglacesresplendissaient.L’expositiondesombrelles,auxrondeursdebouclier,jetaitdesrefletsdemétal.Dans les lointains, au delà de coulées d’ombre, il y avait des comptoirs perdus,éclatants,grouillantd’unecohueblondedesoleil.

Et,àcetteheuredernière,aumilieudecetairsurchauffé,lesfemmesrégnaient.Ellesavaientprisd’assautlesmagasins,ellesycampaientcommeenpaysconquis,ainsiqu’unehordeenvahissante, installéedans ladébâcledesmarchandises.Lesvendeurs,assourdis,brisés, n’étaient plus que leurs choses, dont elles disposaient avec une tyrannie desouveraines. De grosses dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la

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place,devenaientarrogantes.Toutes,latêtehaute,lesgestesbrusques,étaientchezelles,sanspolitesselesunespourlesautres,usantdelamaisontantqu’ellespouvaient,jusqu’àenemporter lapoussièredesmurs.MmeBourdelais,désireusede rattraper sesdépenses,avaitdenouveauconduitsestroisenfantsaubuffet;maintenant,laclientèles’yruaitdansuneraged’appétit, lesmèreselles-mêmess’ygorgeaientdemalaga;onavaitbu,depuisl’ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix bouteilles de vin. Après avoirachetésonmanteaudevoyage,MmeDesforgess’étaitfaitoffrirdesimagesàlacaisse;etelle partait en songeant au moyen de tenir Denise chez elle, où elle l’humilierait enprésence deMouret lui-même, pour voir leur figure et tirer d’eux une certitude. Enfin,pendant que M. de Boves réussissait à se perdre dans la foule et à disparaître avecMme Guibal,Mme de Boves, suivie de Blanche et deVallagnosc, avait eu le caprice dedemanderunballonrouge,bienqu’ellen’eûtrienacheté.C’étaittoujourscela,ellenes’enirait pas lesmains vides, elle se ferait une amie de la petite fille de son concierge.Aucomptoirdedistribution,onentamaitlequarantièmemille:quarantemilleballonsrougesquiavaientprisleurvoldansl’airchauddesmagasins,touteunenuéedeballonsrougesquiflottaientàcetteheured’unboutàl’autredeParis,portantauciellenomduBonheurdesDames!

Cinqheuressonnèrent.Detoutescesdames,MmeMartydemeuraitseuleavecsafille,danslacrisefinaledelavente.Ellenepouvaits’endétacher,lasseàmourir,retenuepardeslienssiforts,qu’ellerevenaittoujourssursespas,sansbesoin,battantlesrayonsdesacuriosité inassouvie. C’était l’heure où la cohue, fouettée de réclames, achevait de sedétraquer;lessoixantemillefrancsd’annoncespayésauxjournaux,lesdixmilleaffichescolléessurlesmurs,lesdeuxcentmillecatalogueslancésdanslacirculation,aprèsavoirvidélesbourses, laissaientàcesnerfsdefemmesl’ébranlementdeleur ivresse ;etellesrestaientsecouéesencoredetouteslesinventionsdeMouret,labaissedesprix,lesrendus,les galanteries sans cesse renaissantes. Mme Marty s’attardait devant les tables deproposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruit d’or des caisses et leroulementdespaquets tombantauxsous-sols ; elle traversait une foisdeplus le rez-de-chaussée,leblanc,lasoie,laganterie,leslainages;puis,elleremontait,s’abandonnaitàlavibration métallique des escaliers suspendus et des ponts volants, retournait auxconfections,àlalingerie,auxdentelles,poussaitjusqu’ausecondétage,dansleshauteursdela literieetdesmeubles;et,partout, lescommis,HutinetFavier,MignotetLiénard,Deloche,Pauline,Denise,lesjambesmortes,donnaientuncoupdeforce,arrachaientdesvictoiresàlafièvredernièredesclientes.Cettefièvre,depuislematin,avaitgrandipeuàpeu,commelagriseriemêmequisedégageaitdesétoffesremuées.Lafouleflambaitsousl’incendie du soleil de cinq heures. Maintenant, Mme Marty avait la face animée etnerveused’uneenfantquiabuduvinpur.Entréelesyeuxclairs,lapeaufraîchedufroidde la rue, elle s’était lentement brûlé la vue et le teint, au spectacle de ce luxe, de cescouleursviolentes,dontlegalopcontinuirritaitsapassion.Lorsqu’ellepartitenfin,aprèsavoirditqu’ellepaieraitchezelle,terrifiéeparlechiffredesafacture,elleavaitlestraitstirés,lesyeuxélargisd’unemalade.Illuifallutsebattrepoursedégagerdel’écrasementobstinéde laporte ; on s’y tuait, aumilieudumassacredes soldes.Puis, sur le trottoir,quandelleeutretrouvésafillequ’elleavaitperdue,ellefrissonnaàl’airvif,elledemeuraeffarée,dansledétraquementdecettenévrosedesgrandsbazars.

Lesoir,commeDeniserevenaitdedîner,ungarçonl’appela.

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–Mademoiselle,onvousdemandeàladirection.

Elle oubliait l’ordre queMouret lui avait donné, le matin, de passer à son cabinet,après la vente. Il l’attendait debout. En entrant, elle ne repoussa pas la porte, qui restaouverte.

–Nous sommes contents de vous,mademoiselle, dit-il, et nous avons songé à voustémoignernotresatisfaction…VoussavezdequelleindignemanièreMmeFrédéricnousaquittés.Dèsdemain,vouslaremplacerezcommeseconde.

Denisel’écoutait,immobiledesaisissement.Ellemurmura,lavoixtremblante:

–Mais,monsieur,ilyadesvendeusesbeaucoupplusanciennesquemoiaurayon.

–Ehbien?qu’est-cequecelafait?reprit-il.Vousêteslapluscapable,laplussérieuse.Jevouschoisis,c’estbiennaturel…N’êtes-vouspassatisfaite?

Alors,ellerougit.C’était,enelle,unbonheuretunembarrasdélicieux,oùsonpremiereffroise fondait.Pourquoidoncavait-ellesongéd’abordauxsuppositionsdontonallaitaccueillir cette faveur inespérée ? Et elle demeurait confuse, malgré l’élan de sareconnaissance.Lui, la regardait en souriant,dans sa robede soie toute simple, sansunbijou, n’ayant que le luxe de sa royale chevelure blonde. Elle s’était affinée, la peaublanche, l’air délicat et grave. Son insignifiance chétive d’autrefois devenait un charmed’unediscrétionpénétrante.

–Vousêtesbienbon,monsieur,balbutia-t-elle.Jenesaiscommentvousdire…

Maiselleeutlavoixcoupée.Danslecadredelaporte,Lhommeétaitdebout.Iltenaitdesabonnemainunegrandesacochedecuir,etsonbrasmutiléserraitcontresapoitrineunportefeuilleénorme;tandisque,derrièresondos,sonfilsAlbertportaitunechargedesacs,quiluicassaitlesmembres.

– Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs, trente centimes ! cria lecaissierdontlafacemolleetuséesemblaits’éclairerd’uncoupdesoleil,aurefletd’unepareillesomme.

C’étaitlarecettedelajournée,laplusfortequeleBonheureûtencorefaite.Auloin,dans les profondeurs des magasins, que Lhomme venait de traverser lentement, de lamarchepesanted’unbœuftropchargé,onentendaitlebrouhaha,leremousdesurpriseetdejoie,laisséparcetterecettegéantequipassait.

–Maisc’estsuperbe!ditMouretenchanté.MonbraveLhomme,mettezçalà,reposez-vous,carvousn’enpouvezplus.Jevaisfaireportercetargentàlacaissecentrale…Oui,oui,toutsurmonbureau.Jeveuxvoirletas.

Ilavaitunegaietéd’enfant.Lecaissieretsonfilssedéchargèrent.Lasacocheeutuneclairesonneried’or,deuxdessacsencrevantlâchèrentdescouléesd’argentetdecuivre,tandisque,duportefeuille,sortaientdescoinsdebilletsdebanque.Toutunboutdugrandbureaufutcouvert,c’étaitcommel’écroulementd’unefortune,ramasséeendixheures.

LorsqueLhommeetAlbertsefurentretirés,ens’épongeantlevisage,Mouretdemeuraun moment immobile, perdu, les yeux sur l’argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçutDenisequis’étaitécartée.Alors,ilseremitàsourire,illaforçades’avancer,finitpardire

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qu’il luidonneraitcequ’ellepourraitprendredansunepoignée;et ilyavaitunmarchéd’amour,aufonddesaplaisanterie.

–Tenez!danslasacoche,jepariepourmoinsdemillefrancs,votremainestsipetite!

Maisellesereculaencore.Ill’aimaitdonc?Brusquement,ellecomprenait,ellesentaitlaflammecroissanteducoupdedésirdontill’enveloppait,depuisqu’elleétaitderetourauxconfections.Cequi labouleversait davantage, c’était de sentir soncœurbattre à serompre.Pourquoi lablessait-il avec toutcet argent, lorsqu’elledébordaitdegratitudeetqu’il l’eût fait défaillir d’une seule parole amie ? Il se rapprochait, en continuant deplaisanter,lorsque,àsongrandmécontentement,Bourdoncleparut,sousleprétextedeluiapprendrelechiffredesentrées,l’énormechiffredesoixante-dixmilleclientes,venuesauBonheurcejour-là.Etellesehâtadesortir,aprèsavoirremerciédenouveau.

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X

Le premier dimanche d’août, on faisait l’inventaire, qui devait être terminé le soirmême.Dèslematin,commeunjourdesemaine,touslesemployésétaientàleurposte,etlabesogneavaitcommencé,lesportescloses,danslesmagasinsvidesdeclientes.

Denisen’étaitpasdescendueàhuitheures,aveclesautresvendeuses.Retenuedepuisle jeudidans sachambre,paruneentorsepriseenmontantauxateliers, elleallait enfinbeaucoupmieux;mais,commeMmeAurélielagâtait,ellenesehâtaitpas,achevaitdesechausseravecpeine,résoluecependantàsemontreraurayon.Maintenant, leschambresdes demoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, le long de la rueMonsigny ; elles étaient au nombre de soixante, aux deux côtés d’un corridor, et plusconfortables,toujoursmeubléespourtantdulitdefer,delagrandearmoireetdelapetitetoilettedenoyer.Lavieintimedesvendeusesyprenaitdespropretésetdesélégances,unepose pour les savons chers et les linges fins, toute une montée naturelle vers labourgeoisie,àmesurequeleursorts’améliorait;bienqu’onentendîtencorevolerdesgrosmotsetlesportesbattre,danslecoupdeventd’hôtelgarniquilesemportaitmatinetsoir.D’ailleurs,àtitredeseconde,Deniseavaitunedesplusgrandeschambres,dontlesdeuxfenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, elle se donnait du luxe, unédredonrougerecouvertd’unvoiledeguipure,unpetittapisdevantl’armoire,deuxvasesdeverrebleusurlatoilette,oùsefanaientdesroses.

Quandelle futchaussée,elleessayademarcherdans lapièce. Il lui fallut s’appuyerauxmeubles,carelleboitaitencore.Maiscelas’échaufferait.Toutdemêmeelleavaiteuraisonderefuser,pourlesoir,uneinvitationàdînerdel’oncleBaudu,etdepriersatantedefairesortirPépé,qu’elleavaitremisenpensionchezMmeGras.Jean,quiétaitvenulavoirlaveille,dînaitaussichezl’oncle.Doucement,ellecontinuaitdes’essayeràmarcher,en se promettant de se coucher de bonne heure, afin de reposer sa jambe, lorsque lasurveillante,MmeCabin,frappaetluidonnaunelettre,d’unairdemystère.

Laporterefermée,Denise,étonnéedusourirediscretdecettefemme,ouvritlalettre.Elleselaissatombersurunechaise:c’étaitunelettredeMouret,oùilsedisaitheureuxdesonrétablissementet lapriaitdedescendre lesoirdîneravec lui,puisqu’ellenepouvaitsortir.Letondecebillet,àlafoisfamilieretpaternel,n’avaitriendeblessant;maisilluiétaitimpossibledeseméprendre,leBonheurconnaissaitbienlasignificationvraiedecesinvitations, une légende courait là-dessus :Clara avait dîné, d’autres aussi, toutes cellesquelepatronremarquait.Aprèsledîner,commedisaientlescommisfarceurs,ilyavaitledessert.Et les jouesblanchesde la jeune filleétaientpeuàpeuenvahiesparun flotdesang.

Alors,lalettreglisséeentrelesgenoux,lecœurbattantàcoupsprofonds,Deniserestalesyeuxfixéssurlalumièreaveuglanted’unedesfenêtres.C’étaitunaveuqu’elleavaitdû se faire, dans cette chambremême, aux heures d’insomnie : si elle tremblait encorequand il passait, elle savait maintenant que ce n’était pas de crainte ; et son malaise

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d’autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l’ignorance effarée de l’amour, letroubledeses tendressesnaissantes,danssa sauvageried’enfant.Ellene raisonnaitpas,elle sentait seulementqu’elle l’avait toujoursaimé,depuis l’heureoùelleavait frémietbalbutiédevantlui.Ellel’aimaitlorsqu’elleleredoutaitcommeunmaîtresanspitié,ellel’aimait lorsque son cœur éperdu rêvait de Hutin, inconscient, cédant à un besoind’affection.Peut-êtreseserait-elledonnéeàunautre,maisjamaisellen’avaitaiméquecethommedontunregardlaterrifiait.Ettoutlepassérevivait,sedéroulaitdanslaclartédelafenêtre : les sévérités des premiers temps, cette promenade si douce sous les ombragesnoirsdesTuileries,enfinlesdésirsdontill’effleuraitdepuisl’heureoùelleétaitrentrée.La lettre glissa jusqu’à terre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleill’éblouissait.

Brusquement,onfrappa,etellesehâtaderamasserlalettre,delafairedisparaîtredanssapoche.C’étaitPauline,qui,s’échappantdesonrayonsousunprétexte,venaitcauserunpeu.

–Êtes-vousremise,machère?Onneserencontreplus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et surtout de s’yenfermeràdeux,Denisel’emmenaauboutducouloir,oùsetrouvaitlesalonderéunion,unegalanteriedudirecteurpourcesdemoiselles,quipouvaientycauserouytravailler,enattendant onze heures. La pièce, blanc et or, d’une nudité banale de salle d’hôtel, étaitmeublée d’un piano, d’un guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts dehoussesblanches.Dureste,aprèsquelquessoiréespasséesentreelles,danslepremierfeudelanouveauté,lesvendeusesnes’yrencontraientplus,sansenarrivertoutdesuiteauxmotsdésagréables.C’étaituneéducationàfaire,lapetitecitéphalanstériennemanquaitdeconcorde.Et,enattendant, iln’yavaitguèrelà, lesoir,quelasecondedescorsets,missPowell,quitapaitsèchementduChopinsurlepiano,etdontletalentjalouséachevaitdemettreenfuitelesautres.

–Vousvoyez,monpiedvamieux,ditDenise.Jedescendais.

–Ahbien!crialalingère,envoilàduzèle!…C’estmoiquiresteraisàmedorloter,sij’avaisunprétexte!

Toutesdeuxs’étaientassisessuruncanapé.L’attitudedePaulineavaitchangé,depuisquesonamieétaitsecondeauxconfections.Ilentrait,danssacordialitédebonnefille,unenuancederespect,unesurprisedesentirlapetitevendeusechétived’autrefoisenmarchepourlafortune.Cependant,Denisel’aimaitbeaucoupetseconfiaitàelleseule,aumilieuducontinuelgalopdesdeuxcentsfemmesquelamaisonoccupaitmaintenant.

–Qu’avez-vous ? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le trouble de lajeunefille.

–Maisrien,assuracelle-ci,avecunsourireembarrassé.

–Si,si,vousavezquelquechose…Vousvousméfiezdoncdemoi,quevousnemeditesplusvoschagrins?

Alors, Denise, dans l’émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait se calmer,s’abandonna.Elletenditlalettreàsonamie,enbalbutiant:

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–Tenez!ilvientdem’écrire.

Entreelles,jamaisencoreellesn’avaientparléouvertementdeMouret.Maiscesilencemême était comme un aveu de leurs secrètes préoccupations. Pauline n’ignorait rien.Aprèsavoir lu la lettre,elleseserracontreDenise, laprità la taille,pour luimurmurerdoucement:

–Machère,sivousvoulezque jesois franche, jecroyaisquec’était fait…Nevousrévoltezdoncpas,jevousassurequetoutlemagasindoitlecroirecommemoi.Dame!ilvousanomméesecondesivite,puisilesttoujoursaprèsvous,çacrèvelesyeux!

Elleluimitungrosbaisersurlajoue.Puis,ellel’interrogea.

–Vousirezcesoir,naturellement?

Denise la regardait sans répondre.Et, tout d’un coup, elle éclata en sanglots, la têteappuyéesurl’épauledesonamie.Celle-cidemeuratrèssurprise.

–Voyons,calmez-vous.Iln’yarienlà-dedansquipuissevousbouleverserainsi.

– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j’ai du chagrin !Depuisquej’aireçucettelettre,jenevisplus…Laissez-moipleurer,celamesoulage.

Trèsapitoyée,sanscomprendrepourtant,lalingèrecherchadesconsolations.D’abord,ilnevoyaitplusClara.Ondisaitbienqu’ilallaitchezunedameau-dehors,maiscen’étaitpas prouvé. Puis, elle expliqua qu’on ne pouvait être jalouse d’un homme dans unepareilleposition.Ilavaittropd’argent,ilétaitlemaîtreaprèstout.

Denisel’écoutait;et,sielleavaitencoreignorésonamour,ellen’enauraitplusdoutéàlasouffrancedontlenomdeClaraetl’allusionàMmeDesforgesluitordirentlecœur.Elleentendait la voixmauvaise deClara, elle revoyaitMme Desforges la promener dans lesmagasins,avecsonméprisdedameriche.

–Alors,vousiriez,vous?demanda-t-elle.

Pauline,sansseconsulter,cria:

–Sansdoute,est-cequ’onpeutfaireautrement!

Puis,elleréfléchit,elleajouta:

–Pasmaintenant,autrefois,parcequemaintenantjevaismemarieravecBaugé,etceseraitmaltoutdemême.

En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le Bonheur desDames,allaitl’épouser,verslemilieudumois.Bourdonclen’aimaitguèrelesménages ;cependant,ilsavaientl’autorisation,ilsespéraientmêmeobteniruncongédequinzejours.

–Vous voyez bien, déclaraDenise.Quand un homme vous aime, il vous épouse…Baugévousépouse.

Paulineeutunbonrire.

– Mais, ma chérie, ce n’est pas la même chose. Baugé m’épouse, parce que c’estBaugé.Ilestmonégal,çavatoutseul…TandisqueM.Mouret!Est-cequeM.Mouretpeutépousersesvendeuses?

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–Oh!non,oh!non,crialajeunefillerévoltéeparl’absurditédelaquestion,etc’estpourquoiiln’auraitpasdûm’écrire.

Ce raisonnement acheva d’étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeuxtendres, prenait une commisération maternelle. Puis, elle se leva, ouvrit le piano, jouadoucementavecunseuldoigt«LeRoiDagobert»,pourégayerlasituationsansdoute.Dans la nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le vide,montaientlesbruitsdelarue,lamélopéelointained’unemarchandecriantdespoisverts.Denises’étaitrenverséeaufondducanapé,latêtecontrelebois,secouéeparunenouvellecrisedesanglots,qu’elleétouffaitdanssonmouchoir.

– Encore ! reprit Pauline, en se retournant. Vous n’êtes vraiment pas raisonnable…Pourquoim’avez-vousamenéeici?Nousaurionsmieuxfaitderesterdansvotrechambre.

Elles’agenouilladevantelle,recommençaàlasermonner.Qued’autresauraientvouluêtreàsaplace!D’ailleurs,silachoseneluiplaisaitpas,c’étaitbiensimple:ellen’avaitqu’àdirenon,sanssechagrinersifort.Maiselleréfléchirait,avantderisquersapositionparunrefusquerienn’expliquait,puisqu’ellen’avaitpasd’engagementailleurs.Était-cedonc si terrible ? et la semonce finissait par des plaisanteries chuchotées gaiement,lorsqu’unbruitdepasvintducorridor.

Paulinecourutàlaportejeteruncoupd’œil.

–Chut!MmeAurélie!murmura-t-elle.Jemesauve…Etvous,essuyezvosyeux.Onn’apasbesoindesavoir.

Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça ses larmes ; et, les mainstremblantesencore,depeurd’êtresurpriseainsi,ellefermalepiano,quesonamieavaitlaisséouvert.MaiselleentenditMmeAuréliefrapperàsaporte.Alors,ellequittalesalon.

–Comment!vousêteslevée!crialapremière.C’estuneimprudence,machèreenfant.Jemontaisjustementprendredevosnouvellesetvousdirequenousn’avonspasbesoindevous,enbas.

Denise luiassuraqu’elleallaitmieux,quecela lui feraitdubiendes’occuper,desedistraire.

– Jeneme fatigueraipas,madame.Vousm’installerez surunechaise, je travailleraiauxécritures.

Toutesdeuxdescendirent.Trèsprévenante,MmeAuréliel’obligeaitàs’appuyersursonépaule.Elleavaitdûremarquerlesyeuxrougesdelajeunefille,carellel’examinaitàladérobée.Sansdoute,ellesavaitbiendeschoses.

C’étaitunevictoireinespérée:Deniseavaitenfinconquislerayon.Aprèss’êtrejadisdébattue pendant près de dixmois, aumilieu de ses tourments de souffre-douleur, sanslasser le mauvais vouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de lesdominer, de les voir autour d’elle souples et respectueuses. La brusque tendresse deMmeAuréliel’avaitbeaucoupaidée,danscetteingratebesognedeseconcilierlescœurs;onracontait toutbasquelapremièreétait lacomplaisantedeMouret,qu’elle luirendaitdesservicesdélicats;etelleprenaitsichaudementlajeunefillesoussaprotection,qu’ondevait en effet la lui recommander, d’une façon spéciale.Mais celle-ci avait également

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travaillédetoutsoncharmepourdésarmersesennemies.Latâcheétaitd’autantplusrude,qu’il lui fallait se faire pardonner sa nomination au poste de seconde. Ces demoisellescriaientàl’injustice,l’accusaientd’avoirgagnéçaaudessert,aveclepatron;mêmeellesajoutaient des détails abominables. Malgré leurs révoltes pourtant, le titre de secondeagissait sur elles, Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait les plus hostiles.Bientôt,elletrouvadesflatteuses,parmilesdernièresvenues.Sadouceuretsamodestieachevèrent la conquête. Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de se montrermauvaise,risquantencorel’ancienneinjurede«malpeignée»,quimaintenantn’égayaitpersonne. Pendant la courte fantaisie de Mouret, elle en avait abusé pour lâcher labesogne,d’uneparessebavardeetvaniteuse;puis,commeils’étaitlassétoutdesuite,ellene récriminait même pas, incapable de jalousie dans la débandade galante de sonexistence, simplement satisfaite d’en tirer le bénéfice d’être tolérée à ne rien faire.Seulement,elleconsidéraitqueDeniseluiavaitvolélasuccessiondeMmeFrédéric.Jamaisellenel’auraitacceptée,àcausedutracas;maiselleétaitvexéedumanquedepolitesse,carelleavaitlesmêmestitresquel’autre,etdestitresantérieurs.

–Tiens!voilàqu’onsortl’accouchée,murmura-t-elle,quandelleaperçutMmeAurélieamenantDeniseàsonbras.

Margueritehaussalesépaules,endisant:

–Sivouscroyezquec’estdrôle!

Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d’un bleu ardent chauffait les rues, desfiacresroulaientverslesgares,toutelapopulationendimanchéegagnaitenlonguesfileslesboisdelabanlieue.Danslemagasin,inondédesoleilparlesgrandesbaiesouvertes,lepersonnel enfermé venait de commencer l’inventaire. On avait retiré les boutons desportes, des gens s’arrêtaient sur le trottoir, regardant par les glaces, étonnés de cettefermeture,lorsqu’ondistinguaitàl’intérieuruneactivitéextraordinaire.C’était,d’unboutàl’autredesgaleries,duhautenbasdesétages,unpiétinementd’employés,desbrasenl’air,despaquetsvolantpar-dessusles têtes;etcelaaumilieud’unetempêtedecris,dechiffreslancés,dontlaconfusionmontaitetsebrisaitenuntapageassourdissant.Chacundes trente-neuf rayons faisait sa besogne à part, sans s’inquiéter des rayons voisins.D’ailleurs,onattaquaitàpeinelescasiers,iln’yavaitencoreparterrequequelquespiècesd’étoffe.Lamachinedevaits’échauffer,sil’onvoulaitfinirlesoirmême.

–Pourquoidescendez-vous?repritMargueriteobligeamment,ens’adressantàDenise.Vousallezvousfairedumal,etnousavionslemondenécessaire.

–C’estcequejeluiaidit,déclaraMmeAurélie.Maiselleavouluquandmêmenousaider.

Toutes ces demoiselles s’empressaient auprès de Denise. Le travail s’en trouvainterrompu. On la complimentait, on écoutait avec des exclamations l’histoire de sonentorse. Enfin,Mme Aurélie la fit asseoir devant une table ; et il fut entendu qu’elle secontenterait d’inscrire les articles appelés. D’ailleurs, le dimanche de l’inventaire, onmettaità réquisition tous lesemployéscapablesde teniruneplume : les inspecteurs, lescaissiers,lescommisauxécritures,jusqu’auxgarçonsdemagasin;puis,lesdiversrayonsse partageaient ces aides d’un jour, pour bâcler vivement la besogne. C’était ainsi que

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DenisesetrouvaitinstalléeprèsducaissierLhommeetdugarçonJoseph,l’unetl’autrepenchéssurdegrandesfeuillesdepapier.

– Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur, à deux cent quarante !criaitMarguerite.Quatreidem,premièregrandeur,àdeuxcentvingt!

Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeuses vidaient les armoires,classaientlesarticles, lesluidonnaientparpaquets;et,quandelle lesavaitappelés,elleles jetait sur les tables, où ils s’entassaient peu à peu, en piles énormes. Lhommeinscrivait,Josephdressaituneautreliste,pourlecontrôle.Pendantcetemps,MmeAurélieelle-même,aidéedetroisautresvendeuses,dénombraitdesoncôtélesvêtementsdesoie,queDeniseportaitsurdesfeuilles.Claraétaitchargéedeveillerauxtas,delesrangeretdeleséchafauder,demanièreàcequ’ilstinssentlemoinsdeplacepossible,lelongdestables.Maisellen’étaitguèreàsatâche,despilescroulaientdéjà.

–Ditesdonc,demanda-t-elleàunepetitevendeuseentréedel’hiver,est-cequ’onvousaugmente?…Voussavezqu’onvamettrelasecondeàdeuxmillefrancs,cequiluiferaprèsdeseptmille,avecsonintérêt.

La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, répondit que, si on ne luidonnait pas huit cents francs, elle lâcherait la boîte. Les augmentations avaient lieu aulendemain de l’inventaire ; c’était également l’époque où, le chiffre d’affaires réaliséespendant l’année étant connu, les chefs de rayon touchaient leurs intérêts surl’augmentationdecechiffre,comparéauchiffredel’annéeprécédente.Aussi,malgrélevacarmeetletohu-bohudelabesogne,lescomméragespassionnésallaient-ilsleurtrain.Entredeuxarticlesappelés,onnecausaitqued’argent.LebruitcouraitqueMmeAuréliedépasserait vingt-cinq mille francs ; et une pareille somme excitait beaucoup cesdemoiselles.Marguerite,lameilleurevendeuseaprèsDenise,s’étaitfaitquatremillecinqcentsfrancs,quinzecentsfrancsd’appointementsfixesettroismillefrancsenvirondetantpourcent;tandisqueClaran’arrivaitpasàdeuxmillecinqcents,entout.

–Moi, jem’en fiche, de leurs augmentations ! reprenait celle-ci, en s’adressant à lapetite vendeuse. Si papa était mort, ce que je les planterais là… !Mais une chose quim’exaspère,cesontlesseptmillefrancsdeceboutdefemme.Hein!etvous?

Mme Aurélie interrompit violemment la conversation. Elle se tourna, de son airsuperbe.

–Taisez-vousdonc,mesdemoiselles!Onnes’entendpas,maparoled’honneur!

Puis,elleseremitàcrier:

–Septmantesàlavieille,sicilienne,premièregrandeur,àcenttrente!…Troispelisses,surah,deuxièmegrandeur,àcentcinquante!…Yêtes-vous,mademoiselleBaudu?

–Oui,madame.

Alors,Claradut s’occuperdesbrasséesdevêtements empilés sur les tables.Elle lesbouscula, gagna de la place. Mais bientôt elle les lâcha encore, pour répondre à unvendeurquilacherchait.C’étaitlegantierMignot,échappédesonrayon.Ilchuchotaunedemandedevingtfrancs;déjà,illuiendevaittrente,unempruntpratiquéunlendemaindecourses,aprèsavoirperdusasemainesuruncheval;cettefois,ilavaitmangéàl’avance

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sagueltetouchéelaveille,ilneluirestaitpasdixsouspoursondimanche.Claran’avaitsur elle que dix francs, qu’elle prêta d’assez bonne grâce.Et ils causèrent, ils parlèrentd’unepartie à six, faite par euxdans un restaurant deBougival, où les femmes avaientpayéleurécot:çavalaitmieux,toutlemondeétaitàsonaise.Puis,Mignot,quivoulaitsesvingtfrancs,allasepencheràl’oreilledeLhomme.Celui-ci,arrêtédanssesécritures,parut saisi d’un grand trouble. Il n’osait refuser pourtant, il cherchait une pièce de dixfrancs,danssonporte-monnaie,lorsqueMmeAurélie,étonnéedeneplusentendrelavoixde Marguerite, qui avait dû s’interrompre, aperçut Mignot et comprit. Elle le renvoyarudement à son rayon, elle n’avait pas besoin qu’on vînt distraire ces demoiselles. Lavéritéétaitqu’elleredoutaitlejeunehomme,legrandamidesonfilsAlbert,lecomplicedefarceslouchesqu’elletremblaitdevoirmalfinirunjour.Aussi,lorsqueMignottintlesdixfrancsetqu’ilsefutsauvé,neput-elles’empêcherdedireàsonmari:

–S’ilestpermis!vouslaisserdindonnerdelasorte!

–Mais,mabonne,jenepouvaisvraimentrefuseràcegarçon…

Elle lui ferma la bouche d’un haussement de ses fortes épaules. Puis, comme lesvendeuses s’égayaient sournoisement de cette explication de famille, elle reprit avecsévérité:

–Allons,mademoiselleVadon,nenousendormonspas.

–Vingtpaletots,cachemiredouble,quatrièmegrandeur,àdix-huit francscinquante !lançaMarguerite,desavoixchantante.

Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avait élevé sesappointements à neuf mille francs ; et il gardait son humilité devant Mme Aurélie, quiapportaittoujoursprèsdutripledansleménage.

Pendantuninstant,labesognemarcha.Leschiffresvolaient,lespaquetsdevêtementspleuvaientdrusurlestables.MaisClaraavaitinventéuneautredistraction:elletaquinaitlegarçonJoseph,ausujetd’unepassionqu’onluiprêtaitpourunedemoiselleemployéeàl’échantillonnage.Cettedemoiselle,âgéedevingt-huitansdéjà,maigreetpâle,étaituneprotégéedeMmeDesforges,quiavaitvoululafaireengagerparMouretcommevendeuse,encontantàcelui-ciunehistoire touchante :uneorpheline, ladernièredesFontenailles,vieille noblesse du Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec un père ivrogne, restéehonnêtedanscettedéchéance,d’uneéducation trop rudimentairemalheureusementpourêtreinstitutriceoudonnerdesleçonsdepiano.Mouret,d’habitude,s’emportait,lorsqu’onluirecommandaitdesfillesdumondepauvres;iln’yavaitpas,disait-il,decréaturesplusincapables, plus insupportables, d’un esprit plus faux ; et, d’ailleurs, on ne pouvaits’improviser vendeuse, il fallait un apprentissage, c’était unmétier complexe et délicat.Cependant, il prit la protégée de Mme Desforges, il la mit seulement au service deséchantillons,commeilavaitdéjàcasé,pourêtreagréableàdesamis,deuxcomtessesetune baronne au service de la publicité, où elles faisaient des bandes et des enveloppes.MlledeFontenaillesgagnait troisfrancspar jour,qui luipermettaient tout justedevivre,dansunepetitechambrede la rued’Argenteuil.C’était à la rencontrer l’air triste,vêtuepauvrement, que le cœur de Joseph, de tempérament tendre sous sa raideur muetted’anciensoldat,avait finiparêtre touché. Iln’avouaitpas,mais il rougissait,quandces

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demoiselles des confections le plaisantaient ; car l’échantillonnage se trouvait dans unesallevoisinedurayon,etellesl’avaientremarquérôdantsanscessedevantlaporte.

–Josephadesdistractions,murmuraitClara.Sonnezsetourneverslalingerie.

Onavait réquisitionnéMlle deFontenailles, qui aidait à l’inventaire du comptoir destrousseaux.Et,commeeneffetlegarçonjetaitdecontinuelscoupsd’œilverscecomptoir,les vendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s’enfonça dans ses feuilles ; tandis queMarguerite,pourétoufferleflotdegaietéquiluichatouillaitlagorge,criaitplusfort:

–Quatorzejaquettes,drapanglais,deuxièmegrandeur,àquinzefrancs!

Ducoup,MmeAurélie,entraind’appelerdesrotondes,eut lavoixcouverte.Elledit,l’airblessé,avecunelenteurmajestueuse:

–Unpeuplusbas,mademoiselle.Nousnesommespasàlahalle…Etvousêtestoutesbien peu raisonnables, de vous amuser à des gamineries, quand notre temps est siprécieux.

Justement,commeClaraneveillaitplusauxpaquets,unecatastropheseproduisit.Desmanteauxs’éboulèrent,touslestasdelatable,entraînés,tombèrentlesunssurlesautres.Letapisenétaitjonché.

–Là,qu’est-cequejedisais!crialapremièrehorsd’elle.Faitesdoncunpeuattention,mademoisellePrunaire,c’estinsupportableàlafin!

Maisunfrémissementcourut:MouretetBourdoncle,faisantleurtournéed’inspection,venaientdeparaître.Lesvoixrepartirent,lesplumesgrincèrent,tandisqueClarasehâtaitde ramasser les vêtements. Le patron n’interrompit pas le travail. Il resta là quelquesminutes,muet,souriant;etseslèvresseulesavaientunfrissondefièvre,danssonvisagegaietvictorieuxdesjoursd’inventaire.Lorsqu’ilaperçutDenise,ilfaillitlaisseréchapperun geste d’étonnement. Elle était donc descendue ? Ses yeux rencontrèrent ceux deMmeAurélie.Puis,aprèsunecourtehésitation,ils’éloigna,ilentraauxtrousseaux.

Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé la tête. Et, après avoirreconnu Mouret, elle s’était de nouveau penchée sur ses feuilles, simplement. Depuisqu’elle écrivait d’une main machinale, au milieu de l’appel régulier des articles, unapaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi au premier excès de sasensibilité:deslarmeslasuffoquaient,sapassiondoublaitsestourments;puis,ellerentraitdans sa raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force de volonté douce etinexorable.Maintenant,lesyeuxlimpides,leteintpâle,elleétaitsansunfrisson,touteàsabesogne,résolueàs’écraserlecœuretànefairequesonvouloir.

Dix heures sonnèrent, le vacarme de l’inventaire montait, dans le branle-bas desrayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche, qui se croisaient de toutes parts, la mêmenouvellecirculaitavecunerapiditésurprenante:chaquevendeursavaitdéjàqueMouretavait écrit le matin, pour inviter Denise à dîner. L’indiscrétion venait de Pauline. Enredescendant, secouée encore, elle avait rencontré Deloche aux dentelles ; et, sansremarquerqueLiénardparlaitaujeunehomme,elles’étaitsoulagée.

–C’estfait,moncher…Ellevientderecevoirlalettre.Ill’invitepourcesoir.

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Delocheétaitdevenublême.Ilavaitcompris,carilquestionnaitsouventPauline,tousdeuxcausaientchaque jourde leuramiecommune,ducoupde tendressedeMouret,del’invitationfameusequifiniraitpardénouerl’aventure.Dureste,ellelegrondaitd’aimersecrètement Denise, dont il n’aurait jamais rien, et elle haussait les épaules, quand ilapprouvaitlajeunefillederésisteraupatron.

– Son pied vamieux, elle descend, continuait-elle.Ne prenez donc pas cette figured’enterrement…C’estunechancepourelle,cequiarrive.

Etellesehâtaderetourneràsonrayon.

–Ah!bon!murmuraLiénardquiavaitentendu,ils’agitdelademoiselleàl’entorse…Ehbien!vousaviezraisondevouspresser,vousquiladéfendiezaucafé,hiersoir!

À son tour, il se sauva ; mais, quand il rentra aux lainages, il avait déjà racontél’histoirede la lettre àquatreoucinqvendeurs.Etde là, enmoinsdedixminutes, ellevenaitdefaireletourdesmagasins.

LadernièrephrasedeLiénardrappelaitunescènequis’étaitpasséelaveille,aucaféSaint-Roch. Maintenant, Deloche et lui ne se quittaient plus. Le premier avait pris, àl’hôteldeSmyrne, lachambredeHutin, lorsquecelui-ci,nommésecond,s’était louéunpetitlogementdetroispièces;etlesdeuxcommisvenaientensemblelematinauBonheur,s’attendaientlesoirpourrepartirensemble.Leurschambres,quisetouchaient,donnaientsurlamêmecournoire,unpuitsétroitdontlesodeursempoisonnaientl’hôtel.Ilsfaisaientbon ménage, malgré leur dissemblance, l’un mangeant avec insouciance l’argent qu’iltiraitàsonpère,l’autresansunsou,torturépardesidéesd’économies,ayantpourtanttousdeuxunpointdecommun,leurmaladressecommevendeurs,quileslaissaitvégéterdansleurscomptoirs,sansaugmentations.Aprèsleursortiedumagasin,ilsvivaientsurtoutaucaféSaint-Roch.Videdeclientspendant le jour,cecafés’emplissaitvershuitheuresetdemie d’un flot débordant d’employés de commerce, le flot lâché à la rue par la hauteportedelaplaceGaillon.Dèslors,éclataientunbruitassourdissantdedominos,desrires,des voix glapissantes, au milieu de la fumée épaisse des pipes. La bière et le cafécoulaient. Dans le coin de gauche, Liénard demandait des choses chères, tandis queDelochesecontentaitd’unbock,qu’ilmettaitquatreheuresàboire.C’étaitlàquecelui-ciavaitentenduFavier,àunetablevoisine,raconterdesabominationssurDenise,lafaçondontelleavait«fait»lepatron,enseretroussant,quandellemontaitunescalierdevantlui. Il s’était retenu de le gifler. Puis, comme l’autre continuait, disait que la petitedescendaitchaquenuitretrouversonamant,ill’avaittraitédementeur,foudecolère.

–Quelsaleindividu!…Ilment,ilment,entendez-vous!

Et,dansl’émotionquilesecouait, il lâchaitdesaveux,lavoixbégayante,vidantsoncœur.

–Jelaconnais, jelesaisbien…Ellen’ajamaiseudel’amitiéquepourunhomme:oui,pourM.Hutin,etencoreilnes’enestpasaperçu,ilnepeutmêmepassevanterdel’avoirtouchéeduboutdesdoigts.

Lerécitdecettequerelle,grossi,dénaturé,égayaitdéjàlemagasin, lorsquel’histoiredelalettredeMouretcircula.Justement,cefutàunvendeurdelasoiequeLiénardconfiad’abordlanouvelle.Chezlessoyeux,l’inventairefonctionnaitrondement.Favieretdeux

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commis, sur des escabeaux, vidaient les casiers, passaient au fur et àmesure les piècesd’étoffeàHutin,qui,deboutaumilieud’unetable,criaitleschiffres,aprèsavoirconsultéles étiquettes ; et il jetait ensuite les pièces par terre, elles encombraient peu à peu leparquet, elles montaient comme une marée d’automne. D’autres employés écrivaient,AlbertLhommeaidaitcesmessieurs,leteintbrouilléparunenuitblanche,passéedansunbastringuede laChapelle.Unenappede soleil tombait desvitresduhall, qui laissaientvoirlebleuardentduciel.

–Tirezdonclesstores!criaitBouthemont, trèsoccupéàsurveiller labesogne.Ilestinsupportable,cesoleil!

Favier,entraindesehausserpouratteindreunepièce,grognasourdement:

– S’il est permis d’enfermer le monde par ce temps superbe ! Pas de danger qu’ilpleuve,unjourd’inventaire!…Etl’onvoustientsouslesverrouscommedesgalériens,lorsquetoutParissepromène!

IlpassalapièceàHutin.Surl’étiquette,lemétrageétaitporté,diminuéàchaqueventedelaquantitévendue;cequisimplifiaitbeaucoupletravail.Lesecondcria:

–Soiedefantaisie,petitscarreaux,vingtetunmètres,àsixfrancscinquante!

Etlasoieallagrossirletas,parterre.Puis,ilcontinuauneconversationcommencée,endisantàFavier:

–Alors,ilavouluvousbattre?

– Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock… Ça valait bien la peine de medémentir, lapetitevientde recevoirune lettredupatron,qui l’inviteàdîner…Toute laboîteencause.

–Comment!cen’étaitpasfait!

Favierluitendaitunenouvellepièce.

–N’est-cepas?onenauraitmislamainaufeu.Çasemblaitdéjàunvieuxcollage.

–Idem,vingt-cinqmètres!lançaHutin.

Onentenditlecoupsourddelapièce,tandisqu’ilajoutaitplusbas:

–Voussavezqu’elleafaitlaviechezcevieuxtoquédeBourras.

Maintenant, toutlerayons’égayait,sansquelabesogneenfût interrompuepourtant.On se murmurait le nom de la jeune fille, les dos s’enflaient, les nez tournaient à lafriandise. Bouthemont lui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put setenirdelâcheruneplaisanterie,dontlemauvaisgoûtlefitéclaterd’aise.Albert,réveillé,juraavoirvulasecondedesconfectionsentredeuxmilitaires,auGros-Caillou.Justement,Mignot descendait, avec les vingt francs qu’il venait d’emprunter ; et il s’était arrêté, ilcoulaitdixfrancsdanslamaind’Albert,enluidonnantrendez-vouspourlesoir,unenoceprojetée, entravée par le manque d’argent, possible enfin, malgré la médiocrité de lasomme.Mais le beauMignot, lorsqu’il apprit l’envoi de la lettre, eut une réflexion sigrossière,queBouthemontsevitforcéd’intervenir.

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– En voilà assez,messieurs. Ça ne nous regarde pas…Allez, allez donc,monsieurHutin.

–Soiedefantaisie,petitscarreaux,trente-deuxmètres,àsixfrancscinquante!criacedernier.

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaient régulièrement, la mared’étoffesmontaittoujours,commesileseauxd’unfleuves’yfussentdéversées.Etl’appeldessoiesdefantaisienecessaitpas.Favier,àdemi-voix,fitalorsremarquerquelestockseraitjoli:ladirectionallaitêtrecontente,cettegrossebêtedeBouthemontétaitpeut-êtrelepremieracheteurdeParis,maiscommevendeuronn’avait jamaisvuunpareilsabot.Hutin souriait, enchanté, approuvant d’un regard amical ; car, après avoir lui-mêmeintroduitjadisBouthemontauBonheurdesDames,pourenchasserRobineau,illeminaitàsontour,danslebutobstinédeluiprendresaplace.C’étaitlamêmeguerrequ’autrefois,des insinuationsperfidesglisséesà l’oreilledeschefs,desexcèsdezèleafindese fairevaloir, toute une campagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier,auquelHutintémoignaitunenouvellecondescendance,leregardaitendessous,maigreetfroid, labileauvisage,commes’ileûtcompté lesbouchéesdanscepetithommetrapu,ayant l’air d’attendre que le camarade eûtmangéBouthemont, pour lemanger ensuite.Lui,espéraitavoirlaplacedesecond,sil’autreobtenaitcelledechefdecomptoir.Puis,on verrait. Et tous deux, pris de la fièvre qui battait d’un bout à l’autre desmagasins,causaient des augmentations probables, sans cesser d’appeler le stock des soies defantaisie : on prévoyait que Bouthemont irait à ses trente mille francs, cette année-là ;Hutindépasseraitdixmille;Favierestimaitsonfixeetsontantpourcentàcinqmillecinqcents.Chaquesaison,lesaffairesducomptoiraugmentaient,lesvendeursymontaientengradeetydoublaientleurssoldes,commedesofficiersentempsdecampagne.

–Ahçà,est-cequecen’estpasfini,cespetitessoies?ditbrusquementBouthemont,l’air agacé.Aussi quel fichuprintemps, toujours de l’eau !Onn’a acheté quedes soiesnoires.

Sagrossefigurerieuseserembrunissait,ilregardaitletass’élargirparterre,tandisqueHutinrépétaitplushaut,d’unevoixsonore,oùperçaitletriomphe:

–Soiedefantaisie,petitscarreaux,vingt-huitmètres,àsixfrancscinquante!

Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, ymettait de la lenteur.CommeildonnaitpourtantlesdernièrespiècesàHutin,ilrepritàvoixbasse:

–Ditesdonc,j’oubliais…Vousa-t-onracontéquelasecondedesconfectionsaeuunetoquadepourvous?

Lejeunehommeparuttrèssurpris.

–Tiens!commentça?

–Oui,c’estcegrandserindeDelochequinousafaitlaconfidence…Jemesouviens,autrefois,quandellevousreluquait.

Depuisqu’ilétaitsecond,Hutinavaitlâchéleschanteusesdecafé-concertetaffichaitdesinstitutrices.Trèsflattéaufond,ilréponditd’unairdemépris:

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–Jelesaimeplusétoffées,moncher,etpuisonnevapasavectoutlemonde,commelepatron.

Ils’interrompit,ilcria:

–Poultdesoieblanc,trente-cinqmètres,àhuitfrancssoixante-quinze!

–Ah!enfin!murmuraBouthemontsoulagé.

Mais une cloche sonnait, c’était la deuxième table, dont Favier faisait partie. Ildescenditdel’escabeau,unautrevendeurpritsaplace;et il luifallutenjamber lahouledes pièces d’étoffe, qui avait encoremonté sur les parquets.Maintenant, dans tous lesrayons,desécroulementspareilsencombraientlesol;lescasiers,lescartons,lesarmoiressevidaient peu àpeu, tandisque lesmarchandisesdébordaient de toutesparts, sous lespieds,entrelestables,dansunecruecontinuelle.Aublanc,onentendaitleschuteslourdesdespilesdecalicot;àlamercerie,c’étaitunlégercliquetisdeboîtes ;etdes roulementslointainsvenaientducomptoirdesmeubles.Touteslesvoixdonnaientensemble,desvoixaiguës, des voix grasses, les chiffres sifflaient dans l’air, une clameur grésillante battaitl’immensenef,laclameurdesforêts,enjanvier,lorsqueleventsouffledanslesbranches.

Faviersedégageaenfinetpritl’escalierdesréfectoires.DepuislesagrandissementsduBonheur des Dames, ces derniers se trouvaient au quatrième étage, dans les bâtimentsneufs.Comme il se hâtait, il rattrapaDeloche etLiénard,montés avant lui ; alors, il serabattitsurMignot,quilesuivait.

–Diable!dit-ildanslecorridordelacuisine,devantletableaunoiroùlemenuétaitinscrit,onvoitbienquec’est l’inventaire.Fêtecomplète!Pouletouémincédegigot,etartichautsàl’huile!…Leurgigotvaremporterunejolieveste!

Mignotricanait,enmurmurant:

–Ilyadoncunemaladiesurlavolaille?

Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puis s’en étaient allés.Alors,Favier,penchéauguichet,ditàvoixhaute:

–Poulet.

Mais ildutattendre,undesgarçonsquidécoupaientvenaitdes’entailler ledoigt,etcelajetaituntrouble.Ilrestaitlafaceàl’ouverture,regardantlacuisine,d’uneinstallationgéante,avecsonfourneaucentral,surlequeldeuxrailsfixésauplafondamenaient,parunsystèmedepouliesetdechaînes, lescolossalesmarmitesquequatrehommesn’auraientpusoulever.Descuisiniers,toutblancsdanslerougesombredelafonte,surveillaientlepot-au-feudusoir,montéssurdeséchellesdefer,armésd’écumoires,auboutdegrandsbâtons.Puis,c’étaient,contrelemur,desgrilsàfairegrillerdesmartyrs,descasserolesàfricasserunmouton,unchauffe-assiettesmonumental,unevasquedemarbreemplieparun continuel filet d’eau.Et l’on apercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers depierre larges comme des piscines ; tandis que, de l’autre côté, à droite, se trouvait ungarde-manger,oùl’onentrevoyaitdesviandesrouges,àdescrocsd’acier.Unemachineàpelurerlespommesdeterrefonctionnaitavecuntic-tacdemoulin.Deuxpetitesvoitures,pleinesdesaladesépluchées,passaient,traînéespardesaides,quiallaientlesremiseraufrais,sousunefontaine.

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–Poulet,répétaFavier,prisd’impatience.

Puis,seretournant,ilajoutaplusbas:

–Ilyenaunquis’estcoupé…C’estdégoûtant,çacouledanslanourriture.

Mignot voulut voir.Toute une queue de commis grossissait, il y avait des rires, despoussées. Et, maintenant, les deux jeunes gens, la tête au guichet, se communiquaientleursréflexions,devantcettecuisinedephalanstère,oùlesmoindresustensiles,jusqu’auxbrochesetauxlardoires,devenaientgigantesques.Ilyfallaitservirdeuxmilledéjeunersetdeuxmilledîners, sanscompterque lenombredesemployésaugmentaitdesemaineensemaine.C’étaitungouffre,onyengloutissaitenunjourseizehectolitresdepommesdeterre,centvingtlivresdebeurre,sixcentskilogrammesdeviande;et,àchaquerepas,ondevaitmettretroistonneauxenperce,prèsdeseptcentslitrescoulaientsurlecomptoirdelabuvette.

–Ah!enfin!murmuraFavier,lorsquelecuisinierdeservicereparutavecunebassine,oùilpiquaunecuissepourlaluidonner.

–Poulet,ditMignotderrièrelui.

Et tousdeux, tenant leurs assiettes, entrèrentdans le réfectoire, après avoirpris leurpartdevinà labuvette ; pendantque, derrière leurdos, lemot«poulet » tombait sansrelâche,régulièrement,etqu’onentendaitlafourchetteducuisinierpiquerlesmorceaux,avecunpetitbruitrapideetcadencé.

Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle où les cinq centscouvertsdechacunedestroissériestenaientàl’aise.Cescouvertssetrouvaientalignéssurde longues tables d’acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur ; aux deuxbouts de la salle, des tables pareilles étaient réservées aux inspecteurs et aux chefs derayon;etilyavait,danslemilieu,uncomptoirpourlessuppléments.Degrandesfenêtres,àdroiteetàgauche,éclairaientd’uneclartéblanchecettegalerie,dontleplafond,malgréses quatre mètres de hauteur, semblait bas, écrasé par le développement démesuré desautresdimensions.Sur lesmurs,peintsà l’huiled’une teinte jauneclair, lescasiersauxserviettesétaientlesseulsornements.Àlasuitedecepremierréfectoire,venaitceluidesgarçonsdemagasinetdescochers,oùlesrepasétaientservissansrégularité,aufuretàmesuredesbesoinsduservice.

–Comment!vousaussi,Mignot,vousavezunecuisse,ditFavier,lorsqu’ilsefutassisàunedestables,enfacedesoncompagnon.

D’autres commis s’installaient autour d’eux. Il n’y avait pas de nappe, les assiettesrendaientunbruitfêlésurl’acajou;ettouss’exclamaient,danscecoin,carlenombredescuissesétaitvraimentprodigieux.

–Encoredesvolaillesquin’ontquedespattes!fitremarquerMignot.

Ceuxquiavaientdesmorceauxdecarcassesefâchaient.Pourtant,lanourritures’étaitbeaucoupaméliorée,depuislesaménagementsnouveaux.Mouretnetraitaitplusavecunentrepreneurpourunesommefixe;ildirigeaitaussilacuisine,ilenavaitfaitunserviceorganisé commeunde ses rayons, ayantunchef,des sous-chefs,un inspecteur ; et, s’il

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déboursaitdavantage,ilobtenaitplusdetravaild’unpersonnelmieuxnourri,calculd’unehumanitaireriepratiquequiavaitlongtempsconsternéBourdoncle.

–Allons,lamienneesttendretoutdemême,repritMignot.Passezdonclepain!

Legrospainfaisaitletour,etlorsqu’ilsefutcoupéunetrancheledernier,ilreplantalecouteaudanslacroûte.Desretardatairesaccouraientàlafile,unappétitféroce,doubléparla besogne dumatin, soufflait sur les longues tables, d’un bout à l’autre du réfectoire.C’étaientuncliquetisgrandissantdefourchettes,desglouglousdebouteillesqu’onvidait,des chocs de verres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq cents mâchoiressolidesbroyantavecénergie.Et lesparoles, raresencore, s’étouffaientdans lesbouchespleines.

Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvait presque en face deFavier,àquelquesplacesdedistance.Tousdeuxs’étaientlancéunregardderancune.Desvoisins chuchotaient, au courant de leur querelle de la veille. Puis, on avait ri de lamalchance deDeloche, toujours affamé, et tombant toujours, par une sorte de destinéemaudite,surleplusmauvaismorceaudelatable.Cettefois,ilvenaitd’apporteruncoudepoulet et un débris de carcasse. Silencieux, il laissait plaisanter, il avalait de grossesbouchéesdepain,enépluchantlecouavecl’artinfinid’ungarçonquiavaitlerespectdelaviande.

–Pourquoineréclamez-vouspas?luiditBaugé.

Mais il haussa les épaules.À quoi bon? ça ne tournait jamais bien.Quand il ne serésignaitpas,leschosesallaientplusmal.

– Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant, raconta tout d’un coupMignot.Parfaitement, leBobin’-Club…Çasepassechezunmarchanddevinde la rueSaint-Honoré,quileurloueunesalle,lesamedi.

Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table s’égaya. Entre deuxmorceaux, lavoixempâtée,chacun lâchaitunephrase,ajoutaitundétail ; et iln’yavaitquelesliseursobstinés,quirestaientmuets,perdus,lenezenfoncédansunjournal.Onentombaitd’accord:chaqueannée,lesemployésdecommerceprenaientunmeilleurgenre.Prèsdelamoitié,àprésent,parlaientl’allemandoul’anglais.Lechicn’étaitplusd’allerfaireduboucanàBullier,deroulerlescafé-concertspourysifflerleschanteuseslaides.Non,onseréunissaitunevingtaine,onfondaituncercle.

–Est-cequ’ilsontunpianocommelestoiliers?demandaLiénard.

–SileBobin’-Clubaunpiano,jecroisbien!criaMignot.Etilsjouent,etilschantent!…Mêmeilyenaun,lepetitBavoux,quilitdesvers.

Lagaietéredoubla,onblaguaitlepetitBavoux;pourtant,ilyavaitsouslesriresunegrande considération. Puis, on causa d’une pièce duVaudeville, où un calicot jouait unvilainrôle;plusieurssefâchaientpendantqued’autress’inquiétaientdel’heureàlaquelleonleslâcheraitlesoir,carilsdevaientallerensoirée,dansdesfamillesbourgeoises.Etdetous lespointsde lasalle immensepartaientdesconversationssemblables,aumilieuduvacarmecroissantdelavaisselle.Pourchasserl’odeurdelanourriture,labuéechaudequimontait des cinq cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dont les stores

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baissésétaientbrûlantsdulourdsoleild’août.Dessoufflesardentsvenaientdelarue,desrefletsd’orjaunissaientleplafond,baignaientd’unelumièrerousselesconvivesennage.

–S’ilestpermisdevousenfermerundimanche,paruntempspareil!répétaFavier.

Cetteréflexionramenacesmessieursàl’inventaire.L’annéeétaitsuperbe.Etl’onenvint auxappointements, auxaugmentations, l’éternel sujet, laquestionpassionnantequilessecouaittous.Ilenétaitchaquefoisdemêmelesjoursdevolaille,unesurexcitationsedéclarait, le bruit finissait par être insupportable. Quand les garçons apportèrent lesartichauts à l’huile, on ne s’entendait plus. L’inspecteur de service avait l’ordre d’êtretolérant.

–Àpropos,criaFavier,vousconnaissezl’aventure?

Maisileutlavoixcouverte.Mignotdemandait:

–Quiest-cequin’aimepasl’artichaut?Jevendsmondessertcontreunartichaut.

Personne ne répondit. Tout le monde aimait l’artichaut. Ce déjeuner-là compteraitparmilesbons,caronavaitvudespêchespourledessert.

–Ill’ainvitéeàdîner,moncher,disaitFavieràsonvoisindedroite,enachevantsonrécit.Comment!vousnelesaviezpas?

La table entière le savait, on était fatigué d’en causer depuis le matin. Et desplaisanteries,toujourslesmêmes,passèrentdeboucheenbouche.Delochefrémissait,sesyeuxfinirentparsefixersurFavier,quirépétaitavecinsistance:

–S’ilnel’apaseue,ilval’avoir…Etiln’enaurapasl’étrenne,ah!non,iln’enaurapasl’étrenne.

LuiaussiregardaitDeloche.Ilajoutad’unairprovocant:

–Ceuxquiaimentlesospeuventselapayerpourcentsous.

Brusquement,ilbaissalatête.Deloche,cédantàunmouvementirrésistible,venaitdeluijetersondernierverredevinparlafigure,enbégayant:

–Tiens!salementeur,j’auraisdût’arroserhier!

Cefutunesclandre.QuelquesgouttesavaientéclaboussélesvoisinsdeFavier,dontlescheveuxseulssetrouvaientmouilléslégèrement:levin,lancéd’unemaintroprude,étaitallétomberdel’autrecôtédelatable.Maisonsefâchait.Ilcouchaitdoncavec,qu’illadéfendaitainsi?Quelle brute ! il auraitmérité une paire de gifles, pour apprendre à seconduire.Pourtant, lesvoixbaissèrent, on signalait l’approchede l’inspecteur, et c’étaitinutiledemettreladirectiondanslaquerelle.Faviersecontentadedire:

–S’ilm’avaitattrapé,vousauriezvuquelledanse!

Puis, cela finit par desmoqueries. LorsqueDeloche, encore tremblant, voulut boirepour cacher son trouble, et qu’il saisit d’unemain tremblante son verre vide, des rirescoururent. Il reposasonverregauchement, il semitàsucer les feuillesd’artichautqu’ilavaitmangéesdéjà.

–PassezdonclacarafeàDeloche,dittranquillementMignot.Ilasoif.

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Lesriresredoublèrent.Cesmessieursprenaientdesassiettespropresauxpilesquisedressaient sur la table, de distance en distance ; tandis que les garçons promenaient ledessert,despêchesdansdescorbeilles.Ettoussetinrentlescôtes,lorsqueMignotajouta:

–Chacunsongoût,Delochemangelapêcheauvin.

Celui-cirestaitimmobile.Latêtebasse,commesourd,ilnesemblaitpasentendrelesplaisanteries,iléprouvaitunregretdésespérédecequ’ilvenaitdefaire.Cesgensavaientraison,àquel titre ladéfendait-il?on allait croire toutes sortesdevilaines choses, il seserait battu lui-même, de l’avoir ainsi compromise, en voulant l’innocenter. C’était sachancehabituelle,ilauraitmieuxfaitdecrevertoutdesuite,carilnepouvaitmêmecéderàsoncœur,sanscommettredesbêtises.Deslarmesluimontaientauxyeux.N’était-cepaségalementsafaute,silemagasincausaitdelalettreécriteparlepatron?Il lesentendaitbien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation, dont Liénard seul avait reçu laconfidence;etils’accusait,iln’auraitpasdûlaisserparlerPaulinedevantcedernier,ilserendaitresponsabledel’indiscrétioncommise.

–Pourquoiavez-vous racontéça?murmura-t-il enfin d’unevoixdouloureuse.C’esttrèsmal.

–Moi!réponditLiénard,maisjenel’aiditqu’àuneoudeuxpersonnes,enexigeantlesecret…Est-cequ’onsaitcommentleschosesserépandent!

LorsqueDeloche se décida à boire un verre d’eau, toute la table éclata encore. Onfinissait, les employés, renversés sur leurs chaises, attendaient le coup de cloche,s’interpellant de loin dans l’abandon du repas. Au grand comptoir central, on avaitdemandépeudesuppléments,d’autantplusque,cejour-là,c’étaitlamaisonquipayaitlecafé.Lestassesfumaient,desvisagesensueurluisaientsouslesvapeurslégères,flottantescommedesnuéesbleuesdecigarettes.Auxfenêtres,lesstorestombaient,immobiles,sansunbattement.Und’euxremonta,unenappedesoleiltraversalasalle,incendialeplafond.Lebrouhahadesvoixbattaitlesmursd’untelbruit,quelecoupdeclochenefutd’abordentenduquedestablesvoisinesdelaporte.Onseleva, ladébandadedelasortieemplitlonguementlescorridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots d’esprit quicontinuaient.Baugésortitmêmeavantlui;etBaugéd’habitudequittaitlasalleledernier,faisaitundétouretrencontraitPauline,aumomentoùcelle-ciserendaitauréfectoiredesdames :c’étaitunemanœuvrearrêtéeentreeux, laseulemanièredesevoiruneminute,durantlesheuresdetravail.Mais,cejour-là,commeilssebaisaientàpleinebouche,dansun angle du corridor,Denise quimontait également déjeuner, les surprit. Ellemarchaitd’unpasdifficile,àcausedesonpied.

–Oh!machère,balbutiaPaulinetrèsrouge,neditesrien,n’est-cepas?

Baugé,avecsesgrosmembres,sacarruredegéant,tremblaitainsiqu’unpetitgarçon.Ilmurmura:

– C’est qu’ils nous flanqueraient très bien dehors… Notre mariage a beau êtreannoncé,ilsnecomprennentpasqu’ons’embrasse,cesanimaux-là!

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se sauvait, lorsqueDeloche, qui prenait le plus long, parut à son tour. Il voulut s’excuser, il balbutia des

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phrasesqueDenisenesaisitpasd’abord.Puis,commeilreprochaitàPaulined’avoirparlédevantLiénard,etquecelle-cidemeuraitembarrassée,lajeunefilleeutenfinl’explicationdesmotsqu’onchuchotaitderrièreelle,depuislematin.C’étaitl’histoiredelalettrequicirculait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre l’avait secouée, elle se voyaitdéshabilléepartousceshommes.

–Moi,jenesavaispas,répétaitPauline.D’ailleurs,iln’yarienlà-dedansdevilain…Onlaissecauser,ilsragenttous,pardi!

–Machère,ditenfinDenisedesonairraisonnable,jenevousenveuxpoint…Vousn’avezracontéquelavérité.J’aireçuunelettre,c’estàmoid’yrépondre.

Deloche s’en alla navré, ayant compris que la jeune fille acceptait la situation etqu’elleirait,lesoir,aurendez-vous.Quandlesdeuxvendeuseseurentdéjeuné,dansunepetite salle voisinede la grande, et où les femmes étaient servies plus confortablement,PaulinedutaiderDeniseàdescendre,carlepieddecelle-cisefatiguait.

Enbas, dans l’échauffementde l’après-midi, l’inventaire ronflait davantage.L’heureétaitvenueducoupdecollier,lorsque,devantlabesognepeuavancéedumatin,touteslesforcessetendaient,pouravoirfinilesoir.Lesvoixsehaussaientencore,onnevoyaitquela gesticulation des bras, vidant toujours les cases, jetant les marchandises, et on nepouvaitplusmarcher,lacruedespilesetdesballots,surlesparquets,montaitàlahauteurdes comptoirs.Une houle de têtes, de poings brandis, demembres volants, semblait seperdreaufonddesrayons,dansunlointainconfusd’émeute.C’étaitlafièvredernièredubranle-bas,lamachineprèsdesauter; tandisque,lelongdesglacessanstain,autourdumagasinfermé,continuaientàpasserderarespromeneurs,blêmesdel’ennuiétouffantdudimanche.SurletrottoirdelarueNeuve-Saint-Augustin,troisgrandesfillesencheveux,l’airsouillon,s’étaientplantées,collanteffrontémentleursvisagesauxglaces,tâchantdevoirladrôledecuisinequ’onbâclaitlà-dedans.

LorsqueDeniserentraauxconfections,MmeAurélielaissaMargueriteacheverl’appeldesvêtements. Il restait à faireun travailde contrôle,pour lequel, désireusede silence,elleseretiradanslasalledel’échantillonnage,enemmenantlajeunefille.

–Venezavecmoi,nouscollationnerons…Puis,vousadditionnerez.

Mais,commeellevoulutlaisserlaporteouverte,afindesurveillercesdemoiselles,levacarme entrait, on ne s’entendait guère plus, au fond de cette salle. C’était une vastepiècecarrée,garnieseulementdechaisesetdetroislonguestables.Dansuncoin,étaientles grands couteaux mécaniques, pour couper les échantillons. Des pièces entières ypassaient,onexpédiaitparanplusdesoixantemillefrancsd’étoffes,ainsidéchiquetéesenlanières.Dumatinausoir,lescouteauxhachaientlasoie,lalaine,latoile,avecunbruitdefaux.Ensuite,ilfallaitassemblerlescahiers,lescolleroulescoudre.Etilyavaitencore,entrelesdeuxfenêtres,unepetiteimprimerie,pourlesétiquettes.

–Plusbasdonc!criaitdetempsàautreMmeAurélie,quin’entendaitpasDenise lirelesarticles.

Quandlacollationdespremièreslistesfutterminée,ellelaissalajeunefilledevantunedestables,plongéedanslesadditions.Puis,ellereparutpresquetoutdesuite,elleinstallaMlledeFontenailles,dontlestrousseauxn’avaientplusbesoin,etqu’ilsluipassaient.Cette

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dernière additionnerait aussi, on gagnerait du temps.Mais l’apparition de la marquise,comme la nommait Clara méchamment, avait remué le rayon. On riait, on plaisantaitJoseph,desmotsférocesarrivaientparlaporte.

–Nevousreculezpas,vousnemegênezaucunement,ditDenisesaisied’unegrandepitié.Tenez!monencriersuffira,vousprendrezdel’encreavecmoi.

MlledeFontenailles,dansl’hébétementdesadéchéance,netrouvapasmêmeunmotdegratitude.Elledevaitboire,samaigreuravaitdesteintesplombées,etsesmainsseules,blanchesetfines,disaientencoreladistinctiondesarace.

Cependant, les rires tombèrent tout d’uncoup,on entendit la besogne reprendre sonronflement régulier. C’était Mouret qui faisait de nouveau le tour des rayons. Mais ils’arrêta, il chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D’un signe, il avait appeléMmeAurélie;ettousdeuxs’écartèrent,parlèrentbasuninstant.Ildevaitl’interroger.Elledésignadesyeuxlasalledel’échantillonnage,puissemblarendredescomptes.Sansdouteellerapportaitquelajeunefilleavaitpleurélematin.

–Parfait!dittouthautMouret,enserapprochant.Montrez-moileslistes.

–Parici,monsieur,réponditlapremière.Nousnoussommessauvéesdutapage.

Illasuivitdanslapiècevoisine.Claranefutpasdupedelamanœuvre:ellemurmuraqu’on ferait mieux d’aller chercher un lit tout de suite. Mais Marguerite lui jetait lesvêtements d’unemain plus vive, pour l’occuper et lui fermer la bouche. Est-ce que laseconden’étaitpasunebonnecamarade?sesaffairesneregardaientpersonne.Lerayondevenaitcomplice,lesvendeusess’agitaientdavantage,lesdosdeLhommeetdeJosephserenflaient,commesourds.Etl’inspecteurJouve,ayantremarquédeloinlatactiquedeMme Aurélie, vint marcher devant la porte de l’échantillonnage, du pas régulier d’unfactionnairequigardelebonplaisird’unsupérieur.

–Donnezleslistesàmonsieur,ditlapremièreenentrant.

Denise lesdonna,puis resta lesyeux levés.Elle avait euun léger sursaut,mais elles’étaitdomptée,et ellegardaitunbeaucalme, les jouespâles.Un instant,Mouretparuts’absorberdans l’énumérationdesarticles,sansunregardpour la jeunefille.Lesilencerégnait. Alors,Mme Aurélie, s’étant approchée de Mlle de Fontenailles, qui n’avait pasmêmetournélatête,parutmécontentedesesadditions,etluiditàdemi-voix:

–Allezdoncaiderauxpaquets…Vousn’avezpasl’habitudedeschiffres.

Celle-ciseleva,retournaaurayon,oùdeschuchotementsl’accueillirent.Joseph,souslesyeuxrieursdecesdemoiselles,écrivaitdetravers.Clara,enchantéedecetteaidequilui arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu’elle avait de toutes les femmes, aumagasin. Était-ce idiot, de tomber à l’amour d’un homme de peine, quand on étaitmarquise!Etelleluijalousaitcetamour.

–Trèsbien!trèsbien!répétaitMouret,enaffectanttoujoursdelire.

Cependant,MmeAurélienesavaitcommentsortiràsontour,d’unefaçondécente.Ellepiétinait,allaitregarderlescouteauxmécaniques,furieusequesonmarin’inventâtpasunehistoirepourl’appeler;maisiln’étaitjamaisauxaffairessérieuses,ilseraitmortdesoifàcôtéd’unemare.CefutMargueritequieutl’intelligencededemanderunrenseignement.

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–J’yvais,réponditlapremière.

Et,sadignitédésormaisàcouvert,ayantunprétexteauxyeuxdecesdemoisellesquila guettaient, elle laissa enfin seulsMouret etDenise qu’elle venait de rapprocher, ellesortit d’un pas majestueux, le profil si noble, que les vendeuses n’osèrent même sepermettreunsourire.

Lentement,Mouret avait reposé les listes sur la table. Il regardait la jeune fille, quiétait restée assise, la plume à la main. Elle ne détournait pas les regards, elle avaitseulementpâlidavantage.

–Vousviendrez,cesoir?demanda-t-ilàdemi-voix.

–Non,monsieur, répondit-elle, jenepourraipas.Mesfrèresdoiventse trouverchezmononcle,etj’aipromisdedîneraveceux.

–Maisvotrepied!vousmarcheztropdifficilement.

–Oh!j’iraibienjusque-là,jemesensbeaucoupmieuxdepuiscematin.

Àsontour,ilétaitdevenupâle,devantcerefustranquille.Unerévoltenerveuseagitaitseslèvres.Pourtant,ilsecontenait,ilrepritdesonairdepatronobligeantquis’intéressesimplementàunedesesdemoiselles:

–Voyons,sijevouspriais…Voussavezdansquelleestimejevoustiens.

Denisegardasonattituderespectueuse.

–Jesuistrèstouchée,monsieur,devotrebontépourmoi,etjevousremerciedecetteinvitation.Mais,jelerépète,c’estimpossible,mesfrèresm’attendentcesoir.

Elle s’entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte, et elle sentait biencependantlemagasinentierquilapoussait.Paulinel’avaittraitéeamicalementdegrandesotte, les autres semoqueraient d’elle, si elle refusait l’invitation.Mme Aurélie qui s’enétait allée, Marguerite dont elle entendait monter la voix, le dos de Lhomme qu’elleapercevait immobile et discret, tous voulaient sa chute, tous la jetaient aumaître. Et leronflementlointaindel’inventaire,cesmillionsdemarchandises,criésàlavolée,remuésàboutdebras,étaientcommeunventchaudquisoufflaitlapassionjusqu’àelle.

Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les paroles de Mouret, qu’ilaccompagnaitduvacarmeformidabled’unefortunederoi,gagnéedanslesbatailles.

–Alors,quandviendrez-vous?demanda-t-ildenouveau.Demain?

CettesimplequestiontroublaDenise.Elleperdituninstantsoncalme,ellebalbutia:

–Jenesaispas…Jenepuispas…

Ilsourit,ilessayadeluiprendreunemain,qu’elleretira.

–Dequoidoncavez-vouspeur?

Maisellerelevaitdéjàlatête,elleleregardaitenface,etelledit,ensouriantdesonairdouxetbrave:

–Jen’aipeurderien,monsieur…Onfaitseulementcequ’onveutfaire,n’est-cepas?Moijeneveuxpas,voilàtout!

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Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle se retourna et vit la porte sefermer avec lenteur.C’était l’inspecteur Jouve qui prenait sur lui de la tirer.Les portesrentraient dans son service, aucune ne devait rester ouverte. Et il se remit à montergravement sa faction. Personne ne parut s’apercevoir de cette porte fermée d’un air sisimple.Claraseulelâchaunmotcruàl’oreilledeMlledeFontenailles,quidemeurablême,levisagemort.

Denise,cependant,s’étaitlevée.Mouretluidisaitd’unevoixbasseettremblante:

–Écoutez,jevousaime…Vouslesavezdepuislongtemps,nejouezpaslejeucrueldefairel’ignoranteavecmoi…Etnecraignezrien.Vingtfois,j’aieul’enviedevousappelerdansmoncabinet.Nousaurionsétéseuls,jen’auraiseuqu’àpousserunverrou.Maisjen’ai pas voulu, vousvoyezbienque je vousparle ici, où chacunpeut entrer…Jevousaime,Denise…

Elleétaitdebout,lafaceblanche,l’écoutant,leregardanttoujoursenface.

–Dites,pourquoirefusez-vous?…N’avez-vousdoncpasdebesoins?Vosfrèressontunelourdecharge.Toutcequevousmedemanderiez,toutcequevousexigeriezdemoi…

D’unmot,ellel’arrêta:

–Merci,jegagnemaintenantplusqu’ilnemefaut.

–Maisc’estlalibertéquejevousoffre,c’estuneexistencedeplaisirsetdeluxe…Jevousmettraichezvous,jevousassureraiunepetitefortune.

–Non,merci, jem’ennuieraisànerienfaire…Jen’avaispasdixansquejegagnaismavie.

Ileutungestefou.C’étaitlapremièrequinecédaitpas.Iln’avaiteuqu’àsebaisserpourprendre lesautres, toutesattendaientsoncapriceenservantessoumises ;etcelle-cidisait non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu depuislongtemps, fouetté par la résistance, s’exaspérait. Peut-être n’offrait-il pas assez ; et ildoublasesoffres,etillapressadavantage.

–Non,non,merci,répondait-ellechaquefois,sansunedéfaillance.

Alors,illaissaéchappercecridesoncœur:

–Vousnevoyezdoncpasquejesouffre!…Oui,c’estimbécile,jesouffrecommeunenfant!

Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. On entendit encore,derrière la porte close, le ronflement adouci de l’inventaire. C’était comme un bruitmourantdetriomphe,l’accompagnementsefaisaitdiscret,danscettedéfaitedumaître.

–Sijevoulaispourtant!dit-ild’unevoixardente,enluisaisissantlesmains.

Elle les lui laissa, sesyeuxpâlirent, toutesa forces’enallait.Unechaleur luivenaitdesmainstièdesdecethomme,l’emplissaitd’unelâchetédélicieuse.MonDieu!commeellel’aimait,etquelledouceurelleauraitgoûtéeàsependreàsoncou,pourrestersursapoitrine!

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– Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir, ou je prendrai desmesures…

Ildevenaitbrutal.Ellepoussaunlégercri,ladouleurqu’elleressentaitauxpoignetsluirenditsoncourage.D’unesecousse,ellesedégagea.Puis,toutedroite,l’airgrandidanssafaiblesse:

– Non, laissez-moi… Je ne suis pas une Clara, qu’on lâche le lendemain. Et puis,monsieur,vousaimezunepersonne,oui,cettedamequivientici…Restezavecelle.Moi,jenepartagepas.

La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que voulait-elle ? Jamais lesfillesramasséesparluidanslesrayons,nes’étaientinquiétéesd’êtreaimées.Ilauraitdûenrire,etcetteattitudedefiertétendreachevaitdeluibouleverserlecœur.

– Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n’est pas convenable, d’être ainsiensemble.

Mouretobéit,etlestempesbourdonnantes,nesachantcommentcachersonangoisse,ilrappelaMmeAurélie,s’emportacontrelestockdesrotondes,ditqu’ilfaudraitbaisserlesprix,etlesbaissertantqu’ilenresteraitune.C’étaitlarègledelamaison,onbalayaittoutchaqueannée,onvendaitàsoixantepourcentdeperte,plutôtquedegarderunmodèleancien ou une étoffe défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche du directeur,l’attendaitdepuisuninstant,arrêtédevantlaportecloseparJouve,quiluiavaitglisséunmot à l’oreille, d’un air grave. Il s’impatientait, sans trouver cependant la hardiesse dedéranger le tête-à-tête.Était-cepossible?un jourpareil,aveccettechétivecréature !Et,lorsque la porte se rouvrit enfin, Bourdoncle parla des soies de fantaisie, dont le stockallait être énorme. Ce fut un soulagement pour Mouret, qui put crier à l’aise. À quoisongeait Bouthemont ? Il s’éloigna, en déclarant qu’il n’admettait pas qu’un acheteurmanquâtdeflair,jusqu’àcommettrelabêtisedes’approvisionnerau-delàdesbesoinsdelavente.

–Qu’a-t-il?murmuraMmeAurélie,touteremuéeparlesreproches.

Etcesdemoisellesseregardèrentavecsurprise.Àsixheures,l’inventaireétaitterminé.Lesoleil luisaitencore,unblondsoleild’été,dont le refletd’or tombaitpar lesvitragesdeshalls.Dans l’airalourdides rues,déjàdes familles lasses revenaientde labanlieue,chargéesdebouquets,ettraînantdesenfants.Unàun,lesrayonsavaientfaitsilence.Onn’entendaitplus,aufonddesgaleries,quelesappelsattardésdequelquescommisvidantune dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes se turent, il ne resta du vacarme de lajournée qu’un grand frisson, au-dessus de la débâcle formidable des marchandises.Maintenant, les casiers, les armoires, les cartons, lesboîtes, se trouvaientvides : pas unmètred’étoffe,pasunobjetquelconquen’étaitdemeuréàsaplace.Lesvastesmagasinsn’offraient que la carcasse de leur aménagement, les menuiseries absolument nettes,commeaujourdel’installation.Cettenuditéétait lapreuvevisibledurelevécompletetexact de l’inventaire. Et, à terre, s’entassaient seizemillions demarchandises, unemermontante qui avait fini par submerger les tables et les comptoirs. Les commis, noyésjusqu’auxépaules,commençaientàreplacerchaquearticle.Onespéraitavoirterminéversdixheures.

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Comme Mme Aurélie, qui était de la première table, descendait du réfectoire, ellerapportalechiffred’affairesréaliséesdansl’année,unchiffrequelesadditionsdesdiversrayonsdonnaientàl’instant.Letotalétaitdequatre-vingtsmillions,dixmillionsdeplusquel’annéeprécédente.Iln’yavaiteuunebaisseréellequesurlessoiesdefantaisie.

–SiM.Mouretn’estpascontent,jenesaiscequ’illuifaut,ajoutalapremière.Tenez!ilestlà-bas,enhautdugrandescalier,l’airfurieux.

Cesdemoisellesallèrentlevoir.Ilétaitseul,debout, levisagesombre,au-dessusdesmillionsécroulésàsespieds.

– Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez bonne pour mepermettredemeretirer?Jene sersplusà rien,àcausedema jambe,et comme jedoisdînerchezmononcle,avecmesfrères…

Ce fut un étonnement. Elle n’avait donc pas cédé?Mme Aurélie hésita, parut sur lepointdeluidéfendredesortir,lavoixbrèveetmécontente;pendantqueClarahaussaitlesépaules,pleined’incrédulité:laissezdonc !c’étaitbiensimple, ilnevoulaitplusd’elle !QuandPaulineappritcedénouement,ellesetrouvaitdevantleslayettes,avecDeloche.Lajoiebrusquedujeunehommelamitencolère:çal’avançaitàgrand-chose,n’est-cepas?il était peut-être heureux que son amie fût assez sotte pour manquer sa fortune ? EtBourdoncle,quin’osaitallerdérangerMouret,danssonisolementfarouche,sepromenaitaumilieudesbruits,désolélui-même,saisid’inquiétude.

Cependant,Denisedescendit.Commeellearrivaitaubasdupetitescalierdegauche,doucement,ens’appuyantàlarampe,elletombasurungroupedevendeursquiricanaient.Sonnomfutprononcé,ellesentitqu’onparlaitencoredesonaventure.Onnel’avaitpasaperçue.

– Allons donc ! des manières ! disait Favier. C’est pétri de vice… Oui, je connaisquelqu’unqu’elleavouluprendredeforce.

EtilregardaitHutin,qui,pourconserversadignitédesecond,setenaitàquatrepas,sans se mêler aux plaisanteries.Mais il fut si flatté de l’air d’envie dont les autres leconsidéraient,qu’ildaignamurmurer:

–Cequ’ellem’aembêté,celle-là!

Denise,frappéeaucœur,seretintàlarampe.Ondutlavoir,toussedispersèrentavecdesrires.Ilavaitraison,elles’accusaitdesesignorancesd’autrefois,quandellesongeaitàlui.Maiscommeilétaitlâcheetcommeelleleméprisait,maintenant!Ungrand troublel’avaitsaisie:n’était-cepasétrangequ’elleeûttrouvétoutàl’heurelaforcederepousserunhommeadoré, lorsqu’elle se sentait si faible, jadis,devantcemisérablegarçon,dontellerêvaitseulementl’amour?Saraisonetsavaillancesombraientdanscescontradictionsdesonêtre,oùellecessaitdelireclairement.Ellesehâtadetraverserlehall.

Puis,uninstinctluifitleverlatête,pendantqu’uninspecteurouvraitlaporte,ferméedepuislematin.EtelleaperçutMouret.Ilétaittoujoursenhautdel’escalier,surlegrandpaliercentral,dominant lagalerie.Mais il avaitoublié l’inventaire, ilnevoyaitpas sonempire, ces magasins crevant de richesses. Tout avait disparu, les victoires bruyantesd’hier,lafortunecolossalededemain.D’unregarddésespéré,ilsuivaitDenise,etquandelleeutpassélaporte,iln’yeutplusrien,lamaisondevintnoire.

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XI

Bouthemont,cejour-là,arrivalepremierchezMmeDesforges,authédequatreheures.SeuleencoredanssongrandsalonLouisXVI,dontlescuivresetlabrocatelleavaientunegaietéclaire,celle-ciselevad’unaird’impatience,endisant:

–Ehbien?

–Ehbien ! répondit le jeunehomme,quand je luiaiditque jemonteraissansdoutevoussaluer,ilm’aformellementpromisdevenir.

–Vousluiavezfaitentendrequejecomptaissurlebaron,aujourd’hui?

–Sansdoute…C’estcelaquiaparuledécider.

Ils parlaient de Mouret. L’année précédente, ce dernier s’était pris d’une brusquetendressepourBouthemont, aupoint de l’admettredans sesplaisirs ; etmême il l’avaitintroduit chezHenriette,heureuxd’avoiruncomplaisant àdemeure,qui égayaitunpeuuneliaisondontilsefatiguait.C’étaitainsiquelepremieràlasoieavaitfinipardevenirleconfidentdesonpatronetdelajolieveuve:ilfaisaitleurspetitescommissions,causaitdel’un avec l’autre, les raccommodait parfois. Henriette, dans les crises de sa jalousie,s’abandonnait à une intimité dont il restait surpris et embarrassé, car elle perdait sesprudencesdefemmedumonde,mettantsonartàsauverlesapparences.

Elles’écriaviolemment:

–Ilfallaitl’amener.J’auraisétésûre.

–Dame!dit-ilavecunrirebongarçon,cen’estpasmafaute,s’ils’échappetoujours,àprésent…Oh!ilm’aimebienquandmême.Sanslui,j’auraisdumallà-bas.

En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis le dernierinventaire.Ilavaiteubeauprétexterlasaisonpluvieuse,onneluipardonnaitpaslestockconsidérabledessoiesdefantaisie;et,commeHutinexploitaitl’aventure,leminaitauprèsdeschefsavecunredoublementderagesournoise,ilsentaittrèsbienlesolcraquersouslui.Mouret l’avait condamné, ennuyé sansdoutemaintenant de ce témoinqui le gênaitpour rompre, lasd’une familiarité sansbénéfices.Mais, selon sonhabituelle tactique, ilpoussaitBourdoncleenavant:c’étaitBourdoncleetlesautresintéressésquiexigeaientlerenvoi, à chaque conseil ; tandis que lui résistait, disait-il, défendait son amiénergiquement,aurisquedesplusgrosembarras.

–Enfin,jevaisattendre,repritMmeDesforges.Voussavezquecettefilledoitêtreiciàcinqheures…Jeveuxlesmettreenprésence.Ilfautquej’aieleursecret.

Et elle revint sur ce planmédité, elle répéta, dans sa fièvre, qu’elle avait fait prierMme Aurélie de lui envoyer Denise, pour voir un manteau qui allait mal. Quand elletiendrait la jeune fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyen d’appelerMouret;etelleagiraitensuite.

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Bouthemont,assisenfaced’elle,laregardaitdesesbeauxyeuxrieurs,qu’iltâchaitderendregraves.Cejoyeuxcompèreàlabarbed’unnoird’encre,cenoceurbraillarddontlesangchauddeGasconempourprait laface,songeaitquelesfemmesdumonden’étaientguère bonnes, et qu’elles lâchaient un joli déballage, quand elles osaient vider leur sac.Certainement,lesmaîtressesdesesamis,desfillesdeboutique,nesepermettaientpasdeconfidencespluscomplètes.

–Voyons,sehasarda-t-ilàdireenfin,qu’est-cequeçapeutvousfaire,puisquejevousjurequ’iln’yaabsolumentrienentreeux?

– Justement ! cria-t-elle, il l’aime, celle-là… Je me moque des autres, de simplesrencontres,deshasardsd’unjour!

ElleparladeClaraavecdédain.On luiavaitbienditqueMouret,après les refusdeDenise,s’étaitrejetésurcettegranderousseàtêtedecheval,sansdouteparcalcul;carillamaintenaitaurayon,pourl’afficher,enlacomblantdecadeaux.D’ailleurs,depuisprèsde troismois, ilmenaitunevie terribledeplaisirs, semant l’argentavecuneprodigalitédontoncausait : il avait acheté unhôtel à une rouleusede coulisses, il étaitmangépardeuxoutroisautrescoquinesàlafois,quisemblaientlutterdecapricescoûteuxetbêtes.

– C’est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens qu’il se ruine avecd’autres, parce qu’elle le repousse… Du reste, que m’importe son argent ! Je l’auraismieuxaimépauvre.Voussavezcommejel’aime,vousquiêtesdevenunotreami.

Elles’arrêta,étranglée,prèsd’éclaterenlarmes;et,d’unmouvementd’abandon,ellelui tendit les deux mains. C’était vrai, elle adorait Mouret pour sa jeunesse et sestriomphes,jamaisunhommenel’avaitainsiprisetoutentière,dansunfrissondesachairetdesonorgueil;mais,àlapenséedeleperdre,elleentendaitaussisonnerleglasdelaquarantaine,ellesedemandaitavecterreurcommentremplacercegrandamour.

–Oh!jemevengerai,murmura-t-elle,jemevengerai,s’ilseconduitmal!

Bouthemont lui tenait toujours lesmains.Elleétaitencorebelle.Ceseraitseulementune maîtresse gênante, et il n’aimait guère ce genre-là. La chose pourtant méritaitréflexion,ilyauraitpeut-êtreintérêtàrisquerdesennuis.

–Pourquoinevousétablissez-vouspas?dit-elletoutd’uncoup,ensedégageant.

Ildemeuraétonné.Puis,ilrépondit:

– Mais il faudrait des fonds considérables… L’année dernière, une idée m’a bientravaillélatête.Jesuisconvaincuqu’ontrouveraitencore,dansParis,laclientèled’unoudeuxgrandsmagasins;seulementilfaudraitchoisirlequartier.LeBonMarchéalarivegauche, le Louvre tient le centre ; nous accaparons, auBonheur, les quartiers riches del’ouest.Restelenord,oùl’onpourraitcréeruneconcurrenceàlaPlaceClichy.Etj’avaisdécouvertunesituationsuperbe,prèsdel’Opéra…

–Ehbien?

Ilsemitàrirebruyamment.

–Imaginez-vousquej’aieulabêtisedeparlerdecelaàmonpère…Oui,j’aiétéasseznaïfpourleprierdechercherdesactionnairesàToulouse.

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Etilcontagaiementlacolèredubonhomme,enragécontrelesgrandsbazarsparisiens,du fond de sa petite boutique de province. Le vieux Bouthemont, que les trente millefrancsgagnésparsonfilssuffoquaient,avaitréponduqu’ildonneraitsonargentetceluideses amis aux hospices, plutôt que de contribuer pour un centime à un de ces grandsmagasinsquiétaientlesmaisonsdetoléranceducommerce.

–D’ailleurs,conclutlejeunehomme,ilfaudraitdesmillions.

–Sionlestrouvait?ditsimplementMmeDesforges.

Illaregarda,subitementsérieux.N’était-cequ’uneparoledefemmejalouse?Maiselleneluilaissapasletempsdelaquestionner,elleajouta:

–Enfin,voussavezcombienjem’intéresseàvous…Nousenrecauserons.

Le timbrede l’antichambreavait retenti.Elle se leva,et lui-même,d’unmouvementinstinctif, recula sa chaise, comme si déjà l’on eût pu les surprendre.Un silence régna,dans le salon aux tentures riantes, garni d’une telle profusion de plantes vertes, qu’il yavait comme un petit bois entre les deux fenêtres. Debout, l’oreille vers la porte, elleattendait.

–C’estlui,murmura-t-elle.

Ledomestiqueannonça:

–MonsieurMouret,monsieurdeVallagnosc.

Elleneputretenirungestedecolère.Pourquoinevenait-ilpasseul?Ildevaitêtrealléchercher sonami,dans lacrainted’un tête-à-têtepossible.Puis,elleeutunsourire,elletenditlamainauxdeuxhommes.

–Commevousdevenezrare!…Jediscelaaussipourvous,monsieurdeVallagnosc.

Sondésespoir était degrossir, elle se serrait dansdes toilettesde soienoire, afindedissimulerl’embonpointquimontait.Pourtant,sajolietête,auxcheveuxsombres,gardaitsafinesseaimable.EtMouretputluidirefamilièrement,enl’enveloppantd’unregard:

– Il est inutile de vous demander de vos nouvelles…Vous êtes fraîche comme unerose.

–Oh ! jeme porte trop bien, répondit-elle. Du reste, j’aurais pumourir, vous n’enauriezriensu.

Ellel’examinaitaussi,letrouvaitnerveuxetlas,lespaupièresbattues,leteintplombé.

–Ehbien!reprit-elled’untonqu’elletâchaderendreplaisant,jenevousrendraipasvotreflatterie,vousn’avezguèrebonnemine,cesoir.

–Letravail!ditVallagnosc.

Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d’apercevoirBouthemont, il luiadressait un signe amical de la tête.Au temps de leur grande intimité, il l’enlevait lui-mêmeaurayon,etl’amenaitchezHenriette,pendantlegrostravaildel’après-midi.Maislestempsétaientchangés,illuiditàdemi-voix:

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–Vous avez filé de bien bonne heure…Vous savez qu’ils se sont aperçus de votresortieetqu’ilssontfurieux,là-bas.

IlparlaitdeBourdoncleetdesautresintéressés,commes’iln’avaitpasétélemaître.

–Ah!murmuraBouthemont,inquiet.

–Oui,j’aiàcauseravecvous…Attendez-moi,nousnousenironsensemble.

Cependant,Henriettes’étaitassisedenouveau;et,toutenécoutantVallagnosc,quiluiannonçaitlavisiteprobabledeMmedeBoves,ellenequittaitpasMouretdesyeux.Celui-ci,redevenumuet,regardaitlesmeubles,semblaitchercherauplafond.Puis,commeelleseplaignaitenriantden’avoirplusquedeshommesàsonthédequatreheures,ils’oubliajusqu’àlâchercettephrase:

–JecroyaistrouverlebaronHartmann.

Henrietteavaitpâli.Sansdouteellesavaitqu’ilvenaitchezelleuniquementpours’yrencontreraveclebaron;maisilauraitpunepasluijeterainsisonindifférenceàlaface.Justement,laportes’étaitouverte,etledomestiquesetenaitdeboutderrièreelle.Quandellel’eutinterrogéd’unmouvementdetête,ilsepencha,illuidittrèsbas:

–C’estpourcemanteau.Madamem’arecommandédelaprévenir…Lademoiselleestlà.

Alors, elle haussa la voix, de façon à être entendue. Toute sa souffrance jalouse sesoulageadanscesmots,d’unesécheresseméprisante:

–Qu’elleattende!

–Faut-illafaireentrerdanslecabinetdemadame?

–Non,non,qu’ellerestedansl’antichambre!

Et, quand le domestique fut sorti, elle reprit tranquillement sa conversation avecVallagnosc.Mouret, retombé dans sa lassitude, avait écouté d’une oreille distraite, sanscomprendre.Bouthemont,quepréoccupaitl’aventure,réfléchissait.Maispresqueaussitôtlaporteserouvrit,deuxdamesfurentintroduites.

– Imaginez-vous, dit Mme Marty, je descendais de voiture, lorsque j’ai vu arriverMmedeBovessouslesarcades.

– Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme mon médecin veut toujours que jemarche…

Puis,aprèsunéchangegénéraldepoignéesdemains,elledemandaàHenriette:

–Vousprenezdoncunenouvellefemmedechambre?

–Non,réponditcelle-ciétonnée.Pourquoi?

–C’estquejeviensdevoirdansl’antichambreunejeunefille…

Henriettel’interrompitenriant.

–N’est-cepas? toutesces fillesdeboutiqueont l’airdefemmesdechambre…Oui,c’estunedemoisellequivientpourcorrigerunmanteau.

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Mouret la regarda fixement, effleuré d’un soupçon. Elle continuait avec une gaietéforcée, elle racontait qu’elle avait acheté cette confection au Bonheur des Dames, lasemaineprécédente.

–Tiens!ditMmeMarty,cen’estdoncplusSauveurquivoushabille?

– Si, ma chère, seulement j’ai voulu faire une expérience. Et puis, j’étais assezsatisfaited’unpremierachat,d’unmanteaudevoyage…Mais,cettefois,çan’apasréussidutout.Vousavezbeaudire,onestfagotée,dansvosmagasins.Oh!jenemegênepas,jeparledevantM.Mouret…Jamaisvousn’habillerezunefemmeunpeudistinguée.

Mouretnedéfendaitpassamaison, lesyeuxtoujourssurelle,serassurant,sedisantqu’ellen’auraitpointosé.EtcefutBouthemontquidutplaiderlacauseduBonheur.

– Si toutes les femmes du beau monde qui s’habillent chez nous s’en vantaient,répliqua-t-ilgaiement,vousseriezbienétonnéedenotreclientèle…Commandez-nousunvêtementsurmesure,ilvaudraceuxdeSauveur,etvouslepayerezlamoitiémoinscher.Maisvoilà,c’estjustementparcequ’ilestmoinscher,qu’ilestmoinsbien.

–Alors,ellenevapas,cetteconfection?repritMmedeBoves.Maintenant,jereconnaislademoiselle…Ilfaitunpeusombre,dansvotreantichambre.

–Oui, ajoutaMmeMarty, je cherchais où j’avais déjà vu cette tournure…Eh bien !allez,machère,nevousgênezpasavecnous.

Henrietteeutungestededédaigneuseinsouciance.

–Oh!toutàl’heure,riennepresse.

Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements des grands magasins. Puis,MmedeBovesparladesonmari,qui,disait-elle,venaitdepartireninspection,pourvisiterle dépôt d’étalons de Saint-Lô, et, justement, Henriette racontait que la maladie d’unetanteavaitappelélaveilleMmeGuibalenFranche-Comté.Dureste,ellenecomptaitpasnonplus,cejour-là,surMmeBourdelais,qui,touteslesfinsdemois,s’enfermaitavecuneouvrière, afin de passer en revue le linge de son petit monde. Cependant, Mme Martysemblaitagitéed’unesourdeinquiétude.LasituationdeM.MartyétaitmenacéeaulycéeBonaparte, à la suite de leçons données par le pauvre homme, dans des institutionslouches, où se faisait tout un négoce sur les diplômes de bachelier ; il battait monnaiecommeilpouvait,fiévreusement,poursuffireauxragesdedépensequisaccageaientsonménage;etelle,enlevoyantpleurerunsoir,devantlacrainted’unrenvoi,avaiteul’idéed’employer son amie Henriette auprès d’un directeur du ministère de l’Instructionpublique,quecelle-ciconnaissait.Henriette finitpar la tranquilliserd’unmot.Du reste,M.Martyallaitvenirlui-mêmeconnaîtresonsortetapportersesremerciements.

–Vousavezl’airindisposé,monsieurMouret,fitremarquerMmedeBoves.

–Letravail!répétaVallagnoscavecsonflegmeironique.

Mouret s’était levé vivement, en homme désolé de s’oublier ainsi. Il prit sa placehabituelle au milieu de ces dames, il retrouva toute sa grâce. Les nouveautés d’hiverl’occupaient, il parla d’un arrivage considérable de dentelles ; et Mme de Boves lequestionnasurleprixdupointd’Alençon:elleenachèteraitpeut-être.Maintenant,ellesetrouvait réduiteàéconomiser les trentesousd’unevoiture,ellerentraitmaladedes’être

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arrêtée devant les étalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elleessayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes chères qu’elle voyait ; puis,c’étaitcommesionles luiarrachaitdelapeau,quandelles’éveillaitvêtuedesesrobesretapées,sansespoirdejamaissatisfairesapassion.

–MonsieurlebaronHartmann,annonçaledomestique.

HenrietteremarquadequelleheureusepoignéedemainMouretaccueillit lenouveauvenu. Celui-ci salua ces dames, regarda le jeune homme de l’air fin qui éclairait parmomentssagrossefigurealsacienne.

–Toujoursdansleschiffons!murmura-t-ilavecunsourire.

Puis,enfamilierdelamaison,ilsepermitd’ajouter:

–Ilyaunebiencharmantejeunefille,dansl’antichambre…Quiest-ce?

–Oh ! personne, répondit Mme Desforges de sa voix mauvaise. Une demoiselle demagasinquiattend.

Mais la porte restait entr’ouverte, le domestique servait le thé. Il sortait, rentrait denouveau,posaitsurleguéridonleservicedeChine,puisdesassiettesdesandwichesetdebiscuits.Danslevastesalon,unelumièrevive,adoucieparlesplantesvertes,allumaitlescuivres, baignait d’une joie tendre la soie des meubles ; et, chaque fois que la portes’ouvrait,onapercevaituncoinobscurdel’antichambre,éclairéeseulementpardesvitresdépolies.Là,danslenoir,uneformesombreapparaissait,immobileetpatiente.Denisesetenait debout ; il y avait bien une banquette recouverte de cuir, mais une fierté l’enéloignait.Ellesentaitl’injure.Depuisunedemi-heure,elleétaitlà,sansungeste,sansunmot;cesdamesetlebaronl’avaientdévisagéeaupassage;maintenant,lesvoixdusalonluiarrivaientparboufféeslégères,toutceluxeaimablelasouffletaitdesonindifférence;et elle ne bougeait toujours pas. Brusquement, dans l’entrebâillement de la porte, ellereconnutMouret.Lui,venaitenfindeladeviner.

–Est-ceunedevosvendeuses?demandaitlebaronHartmann.

Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L’émotion fit seulement trembler savoix.

–Sansdoute,maisjenesaispaslaquelle.

–C’estlapetiteblondedesconfections,sehâtaderépondreMmeMarty,cellequiestseconde,jecrois.

Henrietteleregardaitàsontour.

–Ah!dit-ilsimplement.

EtiltâchadeparlerdesfêtesdonnéesauroidePrusse,depuislaveilleàParis.Maislebaronrevintavecmalicesur lesdemoisellesdesgrandsmagasins. Ilaffectaitdevouloirs’instruire, ilposaitdesquestions : d’oùvenaient-elles engénéral? avaient-elles d’aussimauvaisesmœursqu’onledisait?Touteunediscussions’engagea.

–Vraiment,répétait-il,vouslescroyezsages?

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Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rire Vallagnosc. Alors,Bouthemont intervint,poursauversonchef.MonDieu ! ilyavaitunpeude toutparmielles, des coquines et de braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d’ailleurs.Autrefois,onn’avaitguèrequelesdéclasséesducommerce, lesfillesvaguesetpauvrestombaientdanslesnouveautés; tandisque,maintenant,desfamillesdelaruedeSèvres,parexemple,élevaientpositivementleursgaminespourleBonMarché.Ensomme,quandelles voulaient se bien conduire, elles le pouvaient ; car elles n’étaient pas, comme lesouvrièresdupavéparisien,obligéesdesenourriretdeseloger:ellesavaientlatableetlelit,leurexistencesetrouvaitassurée,uneexistencetrèsduresansdoute.Lepisétaitleursituationneutre,maldéterminée,entrelaboutiquièreetladame.Ainsijetéesdansleluxe,souvent sans instruction première, elles formaient une classe à part, innommée. Leursmisèresetleursvicesvenaientdelà.

–Moi,ditMmedeBoves,jeneconnaispasdecréaturesplusdésagréables…C’estàlesgifler,desfois.

Etcesdamesexhalèrentleurrancune.Onsedévoraitdevantlescomptoirs,lafemmeymangeait la femme, dans une rivalité aiguë d’argent et de beauté. C’était une jalousiemaussadedesvendeusescontrelesclientesbienmises,lesdamesdontelless’efforçaientdecopierlesallures,etunejalousieencoreplusaigredesclientesmisespauvrement,despetites bourgeoises contre les vendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaientobtenirunehumilitédeservante,pourunachatdedixsous.

– Laissez donc ! conclut Henriette, toutes des malheureuses à vendre, comme leursmarchandises!

Moureteutlaforcedesourire.Lebaronl’examinait,touchédesagrâceàsevaincre.Aussidétourna-t-illaconversation,enreparlantdesfêtesdonnéesauroidePrusse:ellesseraientsuperbes,toutlecommerceparisienallaitenprofiter.Henriettesetaisait,semblaitrêveuse,partagéeentreledésird’oublierdavantageDenisedansl’antichambre,etlapeurqueMouret,prévenumaintenant,nes’enallât.Aussifinit-elleparquittersonfauteuil.

–Vouspermettez?

–Commentdonc,machère!ditMmeMarty.Tenez!jevaisfaireleshonneursdechezvous.

Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses.Henriette s’était tournée vers le baronHartmann.

–Vousrestezbienquelquesminutes?

–Oui,j’aiàcauseravecM.Mouret.Nousallonsenvahirvotrepetitsalon.

Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte, eut un frôlement decouleuvre,filantdanslesbroussailles.

Toutdesuite,lebaronmanœuvrapouremmenerMouret,enabandonnantcesdamesàBouthemontetàVallagnosc.Puis,ilscausèrentdevantlafenêtredusalonvoisin,debout,baissantlavoix.C’étaittouteuneaffairenouvelle.Depuislongtemps,Mouretcaressaitlerêve de réaliser son ancien projet, l’envahissement de l’îlot entier par le Bonheur desDames,delarueMonsignyàlaruedelaMichodière,etdelarueNeuve-Saint-Augustinà

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larueduDix-Décembre.Danslepâtéénorme,ilyavaitencore,surcettedernièrevoie,unvasteterrainenbordure,qu’ilnepossédaitpoint;etcelasuffisaitàgâtersontriomphe,ilétaittorturéparlebesoindecomplétersaconquête,dedresser,là,commeapothéose,unefaçademonumentale.Tantquel’entréed’honneursetrouveraitrueNeuve-Saint-Augustin,dansuneruenoireduvieuxParis,sonœuvredemeuraitinfirme,manquaitdelogique;illavoulaitafficherdevantlenouveauParis,surunedecesjeunesavenuesoùpassaitaugrandsoleillacohuedelafindusiècle;illavoyaitdominer,s’imposercommelepalaisgéantdu commerce, jeter plus d’ombre sur la ville que le vieux Louvre. Mais, jusque-là, ils’était heurté contre l’entêtement du Crédit Immobilier, qui tenait à sa première idéed’élever,lelongduterrainenbordure,uneconcurrenceauGrand-Hôtel.Lesplansétaientprêts,onattendaitseulementledéblaiementdelarueduDix-Décembre,pourcreuserlesfondations. Enfin, dans un dernier effort, Mouret avait presque convaincu le baronHartmann.

–Ehbien!commençacelui-ci,nousavonseuhierunconseil,etjesuisvenu,pensantvousrencontreretdésireuxdevousteniraucourant…Ilsrésistenttoujours.

Lejeunehommelaissaéchapperungestenerveux.

–Cen’estpasraisonnable…Quedisent-ils?

–MonDieu ! ils disent ce que je vous ai ditmoi-même, ce que je pense encore unpeu…Votrefaçaden’estqu’unornement,lesnouvellesconstructionsn’agrandiraientqued’undixièmelasuperficiedevosmagasins,etc’estjeterdebiengrossessommesdansunesimpleréclame.

Ducoup,Mouretéclata.

–Uneréclame!uneréclame!Entoutcas,celle-ciseraenpierre,etellenousenterreratous.Comprenezdoncquecesontnosaffairesdécuplées !Endeuxans,nousrattraponsl’argent. Qu’importe ce que vous appelez du terrain perdu, si ce terrain vous rend unintérêténorme!…Vousverrezlafoule,quandnotreclientèlen’étrangleraplusdanslarueNeuve-Saint-Augustin,etqu’ellepourralibrementseruerparlavoielargeoùsixvoituresroulerontàl’aise.

–Sansdoute,repritlebaronenriant.Maisvousêtesunpoètedansvotregenre,jevousle répète.Cesmessieurs estiment qu’il y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ilsveulentavoirdelaprudencepourvous.

–Comment!delaprudence?Jenecomprendsplus…Est-cequeleschiffresnesontpas là et ne démontrent pas la progression constante de notre vente?D’abord, avec uncapital de cinq cent mille francs, je faisais deux millions d’affaires. Ce capital passaitquatre fois.Puis, ilestdevenudequatremillions,apassédix foisetaproduitquarantemillionsd’affaires.Enfin,aprèsdesaugmentationssuccessives,jeviensdeconstater,lorsdudernierinventaire,quelechiffred’affairesatteintaujourd’huiletotaldequatre-vingtsmillions;etlecapital,quin’aguèreaugmenté,carilestseulementdesixmillions,adoncpasséenmarchandisessurnoscomptoirsplusdedouzefois.

Ilélevaitlavoix,tapantlesdoigtsdesamaindroitesurlapaumedesamaingauche,abattantlesmillionscommeilauraitcassédesnoisettes.Lebaronl’interrompit.

–Jesais,jesais…Maisvousn’espérezpeut-êtrepasmontertoujoursainsi?

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–Pourquoipas?ditMouretnaïvement.Iln’yaaucuneraisonpourqueças’arrête.Lecapital peut passer quinze fois, voici longtemps que je le prédis. Même, dans certainsrayons,ilpasseravingt-cinqettrentefois…Ensuite,ehbien!ensuite,noustrouveronsuntrucpourlefairepasserdavantage.

–Alors,vousfinirezparboirel’argentdeParis,commeonboitunverred’eau?

–Sansdoute.Est-cequeParisn’estpasauxfemmes,etlesfemmesnesont-ellespasànous?

Lebaronluiposalesdeuxmainssurlesépaules,leregardad’unairpaternel.

–Tenez!vousêtesungentilgarçon,jevousaime…Onnepeutpasvousrésister.Nousallonspiocherl’idéesérieusement,etj’espèreleurfaireentendreraison.Jusqu’àprésent,nousn’avonsqu’ànouslouerdevous.LesdividendesstupéfientlaBourse…Vousdevezêtre dans le vrai, il vaut mieux mettre encore de l’argent dans votre machine, que derisquercetteconcurrenceauGrand-Hôtel,quiesthasardeuse.

L’excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans y mettre son éland’enthousiasmehabituel ; et celui-ci le vit tourner les yeux vers la porte de la chambrevoisine, repris de la sourde inquiétude qu’il cachait. Cependant, Vallagnosc s’étaitapproché,encomprenantqu’ilsnecausaientplusd’affaires.Ilsetintdeboutprèsd’eux,ilécoutalebaronquimurmuraitdesonairgalantd’ancienviveur:

–Dites,jecroisqu’ellessevengent?

–Quidonc?demandaMouret,embarrassé.

–Mais les femmes…Elles se lassent d’être à vous, et vous êtes à elles,mon cher :justeretour!

Ilplaisanta,ilétaitaucourantdesamoursbruyantesdujeunehomme.L’hôtelachetéàlarouleusedecoulisses,lessommesénormesmangéesavecdesfillesramasséesdanslescabinetsparticuliers,l’égayaientcommeuneexcuseauxfoliesqu’ilavaitfaiteslui-mêmeautrefois.Savieilleexpérienceseréjouissait.

–Vraiment,jenecomprendspas,répétaitMouret.

–Eh!vouscompreneztrèsbien.Ellesonttoujourslederniermot…Aussijepensais:Cen’estpaspossible,ilsevante,iln’estpassifort!Etvousyvoilà!Tirezdonctoutdelafemme, exploitez-la comme unemine de houille, pour qu’elle vous exploite ensuite etvousfasserendregorge!…Méfiez-vous,carellevoustireraplusdesangetd’argentquevousneluienaurezsucé.

Ilriaitdavantage,etVallagnosc,prèsdelui,ricanait,sansdireuneparole.

–MonDieu ! il faut bien goûter à tout, finit par confesserMouret, en affectant des’égayerégalement.L’argentestbête,sionneledépensepas.

–Ça,jevousapprouve,repritlebaron.Amusez-vous,moncher.Cen’estpasmoiquivous ferai de la morale, ni qui tremblerai pour les gros intérêts que nous vous avonsconfiés. On doit jeter sa gourme, on a la tête plus libre ensuite…Et puis, il n’est pasdésagréabledeseruiner,quandonesthommeàrebâtirsafortune…Maissil’argentn’estrien,ilyadessouffrances…

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Il s’arrêta, son rire devint triste, d’anciennes peines passaient dans l’ironie de sonscepticisme.Ilavaitsuiviledueld’HenrietteetdeMouret,encurieuxquelesbataillesducœur passionnaient encore chez les autres ; et il sentait bien que la crise était venue, ildevinait le drame, au courant de l’histoire de cette Denise, qu’il avait vue dansl’antichambre.

–Oh ! quant à souffrir, cela n’est pas dans ma spécialité, dit Mouret, d’un ton debravade.C’estdéjàbienjolidepayer.

Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloir insister, il ajoutalentement:

–Nevousfaitespasplusmauvaisquevousn’êtes…Vousylaisserezautrechosequevotreargent.Oui,vousylaisserezdevotrechair,monami.

Ils’interrompitpourdemander,enplaisantantdenouveau:

–N’est-cepas?monsieurdeVallagnosc,çaarrive?

–Onledit,monsieurlebaron,déclarasimplementcedernier.

Et,justeàcemoment,laportedelachambres’ouvrit.Mouret,quiallaitrépondre,eutun léger sursaut. Les trois hommes se tournèrent. C’étaitMme Desforges, l’air très gai,allongeantseulementlatête,appelantd’unevoixpressée:

–MonsieurMouret!monsieurMouret!

Puis,quandellelesaperçut:

–Oh!messieurs,vouspermettez,j’enlèveM.Mouretpouruneminute.C’estbienlemoins,puisqu’ilm’avenduunmanteauaffreux,qu’ilmeprêteseslumières.Cettefilleestunesottequin’apasuneidée…Voyons,jevousattends.

Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu’il prévoyait.Mais il dut obéir. Lebaronluidisaitdesonairpaterneletrailleuràlafois:

–Allez,allezdonc,moncher.Madameabesoindevous.

Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendre le ricanement deVallagnosc, étouffé par les tentures. D’ailleurs, il était à bout de courage. Depuisqu’Henriette avaitquitté le salon, etqu’il savaitDeniseau fondde l’appartement, entredesmainsjalouses,iléprouvaituneanxiétécroissante,untourmentnerveuxquiluifaisaitprêterl’oreille,commetressaillantàunbruitlointaindelarmes.Quepouvaitinventercettefemmepourlatorturer?Ettoutsonamour,cetamourquilesurprenaitencore,allaitàlajeune fille, ainsi qu’un soutien et une consolation. Jamais il n’avait aimé ainsi, avec cecharmepuissantdanslasouffrance.Sestendressesd’hommeaffairé,Henrietteelle-même,si fine,si jolie,etdont lapossessionflattait sonorgueil,n’étaientqu’unagréablepasse-temps, parfois un calcul, où il cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortaittranquilledechezsesmaîtresses,rentraitsecoucher,heureuxdesalibertédegarçon,sansunregretniunsouciaucœur.Tandisque,maintenant,soncœurbattaitd’angoisse,savieétaitprise,iln’avaitplusl’oublidusommeil,danssongrandlitsolitaire.ToujoursDeniselepossédait.Mêmeàcetteminute,iln’yavaitqu’elle,etilsongeaitqu’ilpréféraitêtrelàpourlaprotéger,toutensuivantl’autreaveclapeurdequelquescènefâcheuse.

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D’abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse et vide. Puis,MmeDesforges,poussantuneporte,passadans lecabinet,oùMouretentraderrièreelle.C’étaitunepièceassezvaste, tenduedesoie rouge,meubléed’une toilettedemarbreetd’unearmoireàtroiscorps,auxlargesglaces.Commelafenêtredonnaitsurlacour,ilyfaisait déjà sombre ; et l’on avait allumé deux becs de gaz, dont les bras nickeléss’allongeaient,àdroiteetàgauchedel’armoire.

–Voyons,ditHenriette,çavamieuxmarcherpeut-être.

Enentrant,MouretavaittrouvéDenisetoutedroite,aumilieudelavivelumière.Elleétaittrèspâle,modestementserréedansunejaquettedecachemire,coifféed’unchapeaunoir ; et elle tenait, sur un bras, lemanteau acheté auBonheur.Lorsqu’elle vit le jeunehomme,sesmainseurentunlégertremblement.

–Jeveuxquemonsieurjuge,repritHenriette.Aidez-moi,mademoiselle.

EtDenise,s’approchant,dut lui remettre lemanteau.Dansunpremieressayage,elleavait posé des épingles aux épaules, qui n’allaient pas. Henriette se tournait, s’étudiaitdevantl’armoire.

–Est-cepossible?Parlezfranchement.

–Eneffet,madame,ilestmanqué,ditMouret,pourcoupercourt.C’estbiensimple,mademoisellevavousprendremesure,etnousvousenferonsunautre.

– Non, je veux celui-ci, j’en ai besoin tout de suite, reprit-elle avec vivacité.Seulement,ilm’étranglelapoitrine,tandisqu’ilfaitunepochelà,entrelesépaules.

Puis,desavoixsèche:

– Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigera pas le défaut !…Cherchez,trouvezquelquechose.C’estvotreaffaire.

Denise,sansouvrirlabouche,recommençaàposerdesépingles.Celaduralongtemps:il lui fallait passer d’une épaule à l’autre ; même elle dut un instant se baisser,s’agenouillerpresque,pourtirerledevantdumanteau.Au-dessusd’elle,s’abandonnantàsessoins,MmeDesforgesavaitlevisagedurd’unemaîtressedifficileàcontenter.Heureusederabaisserlajeunefilleàcettebesognedeservante,elleluidonnaitdesordresbrefs,enguettantsurlafacedeMouretlesmoindresplisnerveux.

–Mettezuneépingleici.Eh!non,paslà,ici,prèsdelamanche.Vousnecomprenezdonc pas ?…Ce n’est pas ça, voici la poche qui reparaît… Et prenez garde, vousmepiquezmaintenant!

Àdeux reprises encore,Mouret tâchavainementd’intervenir, pour faire cesser cettescène. Son cœur bondissait, sous l’humiliation de son amour ; et il aimait Denisedavantage,d’unetendresseémue,devantlebeausilencequ’ellegardait.Silesmainsdelajeunefilletremblaienttoujoursunpeu,d’êtreainsitraitéeenfacedelui,elleacceptaitlesnécessités du métier, avec la résignation fière d’une fille de courage. QuandMmeDesforgescompritqu’ilsnesetrahiraientpas,ellecherchaautrechose,elleinventade sourire àMouret, de l’afficher comme son amant.Alors, les épingles étant venues àmanquer:

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–Tenez,monami,regardezdanslaboîted’ivoire,surlatoilette…Vraiment!elleestvide?…Soyezaimable,voyezdoncsurlacheminéedelachambre:voussavez,aucoindelaglace.

Etellelemettaitchezlui,l’installaitenhommequiavaitcouchélà,quiconnaissaitlaplacedespeignesetdesbrosses.Quandilluirapportaunepincéed’épingles,ellelesprituneparune,leforçaderesterdeboutprèsd’elle,leregardant,luiparlantàvoixbasse.

–Jenesuispasbossuepeut-être…Donnezvotremain, tâtez lesépaules,parplaisir.Est-cequejesuisfaiteainsi?

Denise, lentement,avait levélesyeux,pluspâleencore,ets’était remiseàpiquerensilence les épingles.Mouret n’apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur lanuquedélicate;mais,aufrissonquilessoulevait,ilcroyaitvoirlemalaiseetlahonteduvisage.Maintenant, elle le repousserait, elle le renverrait à cette femme, qui ne cachaitmêmepas sa liaison devant les étrangers.Et des brutalités lui venaient aux poignets, ilaurait battu Henriette. Comment la faire taire ? comment dire à Denise qu’il l’adorait,qu’elleseuleexistaitàcetteheure,qu’illuisacrifiaittoutessesanciennestendressesd’unjour?Unefillen’auraitpaseulesfamiliaritéséquivoquesdecettebourgeoise.Ilretirasamain,ilrépéta:

– Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi-même que cevêtementestmanqué.

Undesbecsdegazsifflait;et,dansl’airétoufféetmoitedelapièce,onn’entenditplusquecesouffleardent.Lesglacesdel’armoirereflétaientdelargespansdeclartévivesurles tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deux femmes. Un flacon deverveine,qu’onavaitoubliédereboucher,exhalaituneodeurvagueetperduedebouquetquisefane.

–Voilà,madame,toutcequejepuisfaire,ditenfinDeniseenserelevant.

Elle se sentait à bout de forces.Deux fois, elle s’était enfoncé les épingles dans lesmains,commeaveuglée,lesyeuxtroubles.Était-ilducomplot?l’avait-ilfaitvenir,poursevengerdesesrefus,enluimontrantqued’autresfemmesl’aimaient?Etcettepenséelaglaçait,ellenesesouvenaitpasd’avoirjamaiseubesoind’autantdecourage,mêmeauxheuresterriblesdesonexistenceoùlepainluiavaitmanqué.Cen’étaitrienencored’êtrehumiliéeainsi,maisdelevoirpresqueauxbrasd’uneautre,commesiellen’eûtpasétélà!

Henriettes’examinaitdevantlaglace.Denouveau,elleéclataenparolesdures.

– C’est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus mal qu’auparavant… Regardezcommeilmebridelapoitrine.J’ail’aird’unenourrice.

Alors,Denise,pousséeàbout,eutuneparolefâcheuse.

–Madame est un peu forte…Nous ne pouvons pourtant pas faire quemadame soitmoinsforte.

– Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour. Voilà que vous devenezinsolente,mademoiselle…Envérité,jevousconseilledejugerlesautres!

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Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n’y avait désormais nidame, ni demoiselle demagasin.Elles n’étaient plus que femmes, comme égalées dansleurrivalité.L’uneavaitviolemmentretirélemanteaupourlejetersurunechaise;tandisquel’autrelançaitauhasardsurlatoilettelesquelquesépinglesquiluirestaiententrelesdoigts.

– Ce qui m’étonne, reprit Henriette, c’est que M. Mouret tolère une pareilleinsolence…Jecroyais,monsieur,quevousétiezplusdifficilepourvotrepersonnel.

Deniseavaitretrouvésoncalmebrave.Elleréponditdoucement:

–SiM.Mouretmegarde,c’estqu’iln’a rienàmereprocher…Jesuisprêteàvousfairedesexcuses,s’ill’exige.

Mouretécoutait,saisiparcettequerelle,netrouvantpaslaphrasepourenfinir.Ilavaitl’horreurdecesexplicationsentrefemmes,dontl’âpretéblessaitsoncontinuelbesoindegrâce.Henriette voulait lui arracher unmot qui condamnât la jeune fille ; et, comme ilrestaitmuet,partagéencore,ellelefouettad’unedernièreinjure.

– C’est bien, monsieur, s’il faut que je souffre chez moi les insolences de vosmaîtresses!…Unefilleramasséedansquelqueruisseau.

DeuxgrosseslarmesjaillirentdesyeuxdeDenise.Ellelesretenaitdepuislongtemps;maistoutsonêtredéfaillaitsousl’insulte.Quandillavitpleurerainsi,sansrépondreparune violence, d’une dignitémuette et désespérée,Mouret n’hésita plus, son cœur allaitverselle,dansunetendresseimmense.Illuipritlesmains,ilbalbutia:

–Partezvite,monenfant,oubliezcettemaison.

Henriette,pleinedestupeur,étrangléedecolère,lesregardait.

– Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau, remportez ce vêtement.Madame en achètera un autre ailleurs. Et ne pleurez plus, je vous en prie. Vous savezquelleestimej’aipourvous.

Ill’accompagnajusqu’àlaporte,qu’ilrefermaensuite.Ellen’avaitpasprononcéuneparole ; seulement, une flamme rose était montée à ses joues, tandis que ses yeux semouillaientdenouvelleslarmes,d’unedouceurdélicieuse.

Henriette,quisuffoquait,avaittirésonmouchoirets’enécrasaitleslèvres.C’étaitlerenversementdesescalculs,elle-mêmepriseaupiègequ’elleavaittendu.Ellesedésolaitd’avoir poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Être quittée pour une pareillecréature!sevoirdédaignéedevantelle!Sonorgueilsouffraitplusquesonamour.

–Alors,c’estcettefillequevousaimez?dit-ellepéniblement,quandilsfurentseuls.

Mouretneréponditpastoutdesuite,ilmarchaitdelafenêtreàlaporte,encherchantàvaincresaviolenteémotion.Enfin,ils’arrêta,ettrèspoliment,d’unevoixqu’iltâchaitderendrefroide,ilditavecsimplicité:

–Oui,madame.

Lebecdegazsifflaittoujours,dansl’airétoufféducabinet.Maintenant,lesrefletsdesglacesn’étaient plus traversésd’ombresdansantes, lapièce semblait nue, tombée àune

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tristesse lourde. Et Henriette s’abandonna brusquement sur une chaise, tordant sonmouchoirentresesdoigtsfébriles,répétantaumilieudesessanglots:

–MonDieu!quejesuismalheureuse!

Illaregardaquelquessecondes,immobile.Puis,tranquillement,ils’enalla.Elle,touteseule,pleuraitdanslesilence,devantlesépinglesseméessurlatoiletteetsurleparquet.

LorsqueMouretentradans lepetitsalon, iln’y trouvaplusqueVallagnosc, lebaronétantretournéprèsdesdames.Commeilsesentaittoutsecouéencore,ils’assitaufonddelapièce,suruncanapé;etsonami,enlevoyantdéfaillir,vintcharitablementseplanterdevant lui, pour le cacher aux regards curieux. D’abord, ils se contemplèrent, sanséchangerunmot.Puis,Vallagnosc,queletroubledeMouretsemblaitégayerendedans,finitpardemanderdesavoixgoguenarde:

–Tut’amuses?

Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu’il se fut rappelé leursconversationsanciennessurlabêtisevideetl’inutiletorturedelavie,ilrépondit:

–Sansdoute,jamaisjen’aitantvécu…Ah!monvieux,netemoquepas,cesontlesheureslespluscourtes,cellesoùl’onmeurtdesouffrance!

Ilbaissalavoix,ilcontinuagaiement,sousseslarmesmalessuyées:

–Oui, tu sais tout,n’est-cepas?ellesviennent,àellesdeux,demehacher lecœur.Maisc’estencorebon,vois-tu,presqueaussibonquedescaresses,lesblessuresqu’ellesfont…Jesuisbrisé,jen’enpeuxplus;n’importe,tunesauraiscroirecombienj’aimelavie!…Oh!jefiniraiparl’avoir,cetteenfantquineveutpas!

Vallagnoscditsimplement:

–Etaprès?

–Après?…Tiens!jel’aurai!N’est-cepointassez?…Situtecroisfort,parcequeturefusesd’êtrebêteetdesouffrir!Tun’esqu’unedupe,pasdavantage!…Tâchedoncd’endésireruneetdelatenirenfin:celapayeenuneminutetouteslesmisères.

MaisVallagnoscexagéraitsonpessimisme.Àquoibontanttravailler,puisquel’argentnedonnaitpastout?C’étaitluiquiauraitferméboutiqueetquiseseraitallongésurledos,pour ne plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu’avec desmillions on nepouvaitmêmepasacheterlafemmedésirée!Mouret,enl’écoutant,devenaitgrave.Puis,ilrepartitviolemment,ilcroyaitàlatoute-puissancedesavolonté.

–Jelaveux,jel’aurai!…Etsiellem’échappe,tuverrasquellemachinejebâtiraipourme guérir. Ce sera superbe quandmême…Tu n’entends pas cette langue,mon vieux :autrement, tu saurais que l’action contient en elle sa récompense.Agir, créer, se battrecontrelesfaits,lesvaincreouêtrevaincupareux,toutelajoieettoutelasantéhumainessontlà!

–Simplefaçondes’étourdir,murmural’autre.

–Ehbien!j’aimemieuxm’étourdir…Creverpourcrever,jepréfèrecreverdepassionquedecreverd’ennui!

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Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieilles discussions du collège.Vallagnosc,d’unevoixmolle,seplutalorsàétalerlaplatitudedeschoses.Ilmettaitunesortedefanfaronnadedansl’immobilitéetlenéantdesonexistence.Oui,ils’ennuieraitlelendemain au ministère, comme il s’y était ennuyé la veille ; en trois ans, on l’avaitaugmentédesixcentsfrancs,ilétaitmaintenantàtroismillesix,pasmêmedequoifumerdescigarespropres;çadevenaitdeplusenplusinepte,etsil’onnesetuaitpas,c’étaitparsimple paresse, pour éviter de se déranger.Mouret lui ayant parlé de sonmariage avecMlledeBoves, il réponditque,malgré l’obstinationde la tanteànepasmourir, l’affaireallait être conclue ; dumoins, il le pensait, les parents étaient d’accord, lui affectait den’avoirpasdevolonté.Pourquoivouloirounepasvouloir,puisquejamaisçanetournaitcommeonledésirait?Ildonnaenexemplesonfuturbeau-père,quicomptaittrouverenMmeGuibaluneblondeindolente,lecapriced’uneheure,etqueladamemenaitàcoupsdefouet,ainsiqu’unvieuxchevaldontonuse lesdernières forces.Tandisqu’on lecroyaitoccupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle achevait de lemanger, dans une petitemaisonlouéeparluiàVersailles.

–Ilestplusheureuxquetoi,ditMouretenselevant.

–Oh!lui,poursûr!déclaraVallagnosc.Iln’yapeut-êtrequelemalquisoitunpeudrôle.

Mourets’étaitremis.Ilsongeaitàs’échapper;maisilnevoulaitpasquesondéparteûtl’aird’unefuite.Aussi, résoluàprendreune tassede thé, rentra-t-ildans legrandsalonavecsonami,plaisantant l’unet l’autre.LebaronHartmann luidemandasi lemanteauallaitenfin;et,sanssetroubler,Mouretréponditqu’ilyrenonçaitpoursoncompte.Ilyeutuneexclamation.PendantqueMmeMartysehâtaitdeleservir,MmedeBovesaccusaitlesmagasins de tenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il put s’asseoir près deBouthemont,quin’avaitpasbougé.Onlesoublia,etsurlesquestionsinquiètesdecelui-ci,désireuxdeconnaîtresonsort,iln’attenditpasd’êtredanslarue,illuiappritquecesmessieursduconseils’étaientdécidésàsepriverdesesservices.Entrechaquephrase,ilbuvaitunecuilleréedethé,toutenprotestantdesondésespoir.Oh!unequerelledontilseremettaitàpeine,carilavaitquittélasallehorsdelui.Seulement,quefaire?ilnepouvaitbriseraveccesmessieurs,pourunesimplequestiondepersonnel.Bouthemont,trèspâle,dutencoreleremercier.

–Voilàunmanteauterrible,fitremarquerMmeMarty.Henrietten’ensortpas.

Eneffet,cetteabsenceprolongéecommençaitàgênertoutlemonde.Mais,àl’instantmême,MmeDesforgesreparut.

–Vousyrenoncezaussi?criagaiementMmedeBoves.

–Commentça?

–Oui,M.Mouretnousaditquevousnepouviezvousentirer.

Henriettemontralaplusgrandesurprise.

–M.Mouretaplaisanté.Cemanteauiraparfaitement.

Ellesemblaittrèscalme,souriante.Sansdouteelleavaitbaignésespaupières,carellesétaientfraîches,sansunerougeur.Tandisquetoutsonêtretressaillaitetsaignaitencore,

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elletrouvaitlaforcedecachersatorture,souslemasquedesabonnegrâcemondaine.Cefutavecsonrireaccoutuméqu’elleprésentadessandwichesàVallagnosc.Lebaronseul,qui la connaissait bien, remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu sombrequ’ellen’avaitpuéteindreaufonddesesyeux.Ildevinatoutelascène.

– Mon Dieu ! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant elle aussi unsandwich.Jeconnaisdesfemmesquin’achèteraientpasunrubanailleursqu’auLouvre.D’autres ne jurent que par le BonMarché… C’est une question de tempérament sansdoute.

–LeBonMarchéestbienprovince,murmuraMmeMarty, et l’on est si bousculé auLouvre!

Cesdamesétaientretombéessurlesgrandsmagasins.Mouretdutdonnersonavis, ilrevintaumilieud’elles,etaffectad’êtrejuste.UneexcellentemaisonqueleBonMarché,solide,respectable;maisleLouvreavaitcertainementuneclientèleplusbrillante.

–Enfin,vouspréférezleBonheurdesDames,ditlebaronsouriant.

–Oui,répondittranquillementMouret.Cheznous,onaimelesclientes.

Toutes les femmesprésentes furentde sonavis.C’étaitbiencela, elles se trouvaientcommeenpartiefineauBonheur,ellesysentaientunecontinuellecaressedeflatterie,uneadorationépanduequi retenait lesplushonnêtes.L’énormesuccèsdumagasinvenaitdecetteséductiongalante.

–Àpropos,demandaHenriette,quivoulaitmontrerunegrandelibertéd’esprit,etmaprotégée,qu’enfaites-vous,monsieurMouret?…Voussavez,MlledeFontenailles.

Et,setournantversMmeMarty:

–Unemarquise,machère,unepauvrefilletombéedanslagêne.

– Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour à coudre des cahiersd’échantillons,etjecroisquejevaisluifaireépouserundemesgarçonsdemagasin.

–Fi!l’horreur!criaMmedeBoves.

Illaregarda,ilrepritdesavoixcalme:

–Pourquoidonc,madame?Est-cequ’ilnevautpasmieuxpourelleépouserunbravegarçon,ungrostravailleur,quedecourirlerisqued’êtreramasséepardesfainéantssurletrottoir?

Vallagnoscvoulutintervenir,enplaisantant.

–Nelepoussezpas,madame.IlvavousdirequetouteslesvieillesfamillesdeFrancedevraientsemettreàvendreducalicot.

– Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d’entre elles ce serait au moins une finhonorable.

Onfinitparrire, leparadoxesemblaitunpeufort.Lui,continuaitàcélébrercequ’ilappelait l’aristocratie du travail. Une faible rougeur avait coloré les joues deMme deBoves,que sagêne réduite auxexpédients enrageait ; tandisqueMmeMarty, aucontraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre mari. Justement, le

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domestiqueintroduisitleprofesseur,quivenaitlachercher.Ilétaitplussec,plusdesséchépar ses dures besognes, dans sa mince redingote luisante. Quand il eut remerciéMmeDesforgesd’avoir parlépour lui auministère, il jetaversMouret le regard craintifd’unhommequirencontrelemaldontilmourra.Etilrestasaisid’entendrecedernierluiadresserlaparole.

–N’est-cepas,monsieur,queletravailmèneàtout?

– Le travail et l’épargne, répondit-il avec un léger grelottement de tout son corps.Ajoutezl’épargne,monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil. Les paroles deMouretsonnaientencoreàsesoreilles.Ilselevaenfin,ilvintdiretoutbasàHenriette:

–Voussavezqu’ilm’asignifiémoncongé,oh!trèsgentiment…Maisdudiables’ilnes’enrepentpas!Jeviensdetrouvermonenseigne:AuxQuatreSaisons,et jemeplanteprèsdel’Opéra!

Elleleregarda,sesyeuxs’assombrirent.

–Comptezsurmoi,j’ensuis…Attendez.

EtelleattiralebaronHartmanndansl’embrasured’unefenêtre.Sansattendre,elleluirecommandaBouthemont,ledonnacommeungaillardquiallaitàsontourrévolutionnerParis,ens’établissantàsoncompte.Quandelleparlad’unecommanditepoursonnouveauprotégé, le baron, bien qu’il ne s’étonnât plus de rien, ne put réprimer un gested’effarement.C’était lequatrièmegarçondegéniequ’elle lui confiait, il finissaitpar sesentirridicule.Maisilnerefusapasnettement, l’idéedefairenaîtreuneconcurrenceauBonheur des Dames lui plaisait même assez ; car il avait déjà inventé, en matière debanque,desecréerainsidesconcurrences,pourendégoûter lesautres.Puis, l’aventurel’amusait.Ilpromitd’examinerl’affaire.

–Ilfautquenouscausionscesoir,revintdireHenrietteàl’oreilledeBouthemont.Versneufheures,nemanquezpas…Lebaronestànous.

Àcemoment,lavastepièces’emplissaitdevoix.Mouret,toujoursdeboutaumilieudeces dames, avait retrouvé sa bonne grâce : il se défendait gaiement de les ruiner enchiffons,iloffraitdedémontrer,chiffresenmain,qu’illeurfaisaitéconomisertrentepourcentsurleursachats.LebaronHartmannleregardait,reprisd’uneadmirationfraternelled’anciencoureurdeguilledou.Allons!leduelétaitfini,Henrietterestaitparterre,elleneseraitcertainementpaslafemmequidevaitvenir.Etilcrutrevoirleprofilmodestedelajeune fille, qu’il avait aperçue en traversant l’antichambre. Elle était là, patiente, seule,redoutabledanssadouceur.

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XII

Cefutlevingt-cinqseptembrequecommencèrentlestravauxdelanouvellefaçadeduBonheurdesDames.LebaronHartmann,selonsapromesse,avaitenlevél’affaire,dansladernièreréuniongénéraleduCréditImmobilier.EtMourettouchaitenfinàlaréalisationde son rêve : cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-Décembre, était commel’épanouissementmêmedesafortune.Aussivoulut-ilfêterlaposedelapremièrepierre.Ilenfitunecérémonie,distribuadesgratificationsàsesvendeurs, leurdonna lesoirdugibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse sur le chantier, le gestevictorieux dont il scella la pierre, d’un coup de truelle. Depuis des semaines, il étaitinquiet, agité d’un tourment nerveux, qu’il ne parvenait pas toujours à cacher ; et sontriomphe apportait un répit, une distraction dans sa souffrance. Tout l’après-midi, ilsemblarevenuàsagaietéd’hommebienportant.Mais,dèsledîner,lorsqu’iltraversaleréfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il reparut fiévreux,souriantd’unairpénible,lestraitstirésparlemalinavouéquilerongeait.Ilétaitrepris.

Lelendemain,auxconfections,ClaraPrunaireessayad’êtredésagréableàDenise.Elleavait remarqué l’amour transi de Colomban, elle eut l’idée de plaisanter les Baudu.CommeMargueritetaillaitsoncrayonenattendantlesclientes,elleluiditàvoixhaute:

–Voussavez,monamoureuxd’enface…Ilfinitparmechagrinerdanscetteboutiquenoire,oùiln’entrejamaispersonne.

–Iln’estpassimalheureux,réponditMarguerite,ildoitépouserlafilledupatron.

–Tiens ! repritClara,ceseraitdrôlede l’enleveralors !…Jevaisenfaire lablague,paroled’honneur!

Etellecontinua,heureusedesentirDeniserévoltée.Celle-ciluipardonnaittout;maisl’idéedesacousineGenevièvemourante,achevéeparcettecruauté, la jetaithorsd’elle.Justement,uneclienteseprésentait,etcommeMmeAurélievenaitdedescendreausous-sol,ellepritladirectionducomptoir,elleappelaClara.

–Mademoiselle Prunaire, vous feriezmieux de vous occuper de cette dame que decauser.

–Jenecausaispas.

–Veuillezvoustaire,jevousprie.Etoccupez-vousdemadametoutdesuite.

Claraserésigna,domptée.LorsqueDenisefaisaitactedeforce,sanséleverleton,pasunenerésistait.Elleavaitconquisuneautoritéabsolue,parsadouceurmême.Uninstant,ellesepromenaensilence,aumilieudecesdemoisellesdevenuessérieuses.Marguerites’était remise à tailler son crayon, dont lamine cassait toujours.Elle seule continuait àapprouverlasecondederésisteràMouret,hochantlatête,n’avouantpasl’enfantqu’elleavaitfaitparhasard,maisdéclarantque,sil’onsedoutaitdesembarrasd’unebêtise,onaimeraitmieuxsebienconduire.

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–Vousvousfâchez?ditunevoixderrièreDenise.

C’était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène, elle parlait bas, ensouriant.

–Maisillefautbien,réponditdemêmeDenise.Jenepuisveniràboutdemonpetitmonde.

Lalingèrehaussalesépaules.

–Laissezdonc,voussereznotrereineàtoutes,quandvousvoudrez.

Elle,necomprenaittoujourspaslesrefusdesonamie.Depuislafind’août,elleavaitépousé Baugé, une vraie sottise, disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitaitmaintenant en sabot, en femmeperduepour le commerce.Sa frayeur était qu’onne lesenvoyât un beau matin s’aimer dehors, car ces messieurs de la direction décrétaientl’amourexécrableetmortelàlavente.C’étaitaupointque,lorsqu’ellerencontraitBaugédans lesgaleries,elleaffectaitdenepas leconnaître. Justement,ellevenaitd’avoirunealerte,lepèreJouveavaitfaillilasurprendrecausantavecsonmari,derrièreunepiledetorchons.

–Tenez ! ilm’asuivie,ajouta-t-elle,aprèsavoircontévivement l’aventureàDenise.Levoyez-vousquimeflairedesongrandnez!

Jouve,eneffet,sortaitdesdentelles,correctementcravatédeblanc,lenezàl’affûtdequelquefaute.Mais,lorsqu’ilaperçutDenise,ilfitlegrosdosetpassad’unairaimable.

–Sauvée!murmuraPauline.Machère,vousluiavezrentréçadanslagorge…Ditesdonc,s’ilm’arrivaitmalheur,vousparleriezpourmoi?Oui,oui,neprenezpasvotreairétonné,onsaitqu’unmotdevousrévolutionneraitlamaison.

Etellesehâtaderentreràsoncomptoir.Deniseavaitrougi,troubléedecesallusionsamicales.C’étaitvrai,dureste.Elleavaitlasensationvaguedesapuissance,auxflatteriesqui l’entouraient. LorsqueMmeAurélie remonta, et qu’elle trouva le rayon tranquille etactif,sous lasurveillancede laseconde,elle luisouritamicalement.Elle lâchaitMouretlui-même,sonamabilitégrandissaitchaquejourpourunepersonnequipouvait,unbeaumatin,ambitionnersasituationdepremière.LerègnedeDenisecommençait.

Seul, Bourdoncle ne désarmait pas.Dans la guerre sourde qu’il continuait contre lajeunefille,ilyavaitd’aborduneantipathiedenature.Illadétestaitpoursadouceuretsoncharme.Puis,illacombattaitcommeuneinfluencenéfastequimettraitlamaisonenpéril,le jour oùMouret aurait succombé.Les facultés commerciales dupatron lui semblaientdevoirsombrer,aumilieudecettetendresseinepte:cequ’onavaitgagnéparlesfemmes,s’en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il les traitait avec le dédain d’unhommesanspassion,dontlemétierétaitdevivred’elles,etquiavaitperdusesillusionsdernières,enlesvoyantànu,danslesmisèresdesontrafic.Aulieudelegriser,l’odeurdes soixante-dix mille clientes lui donnait d’intolérables migraines : il battait sesmaîtresses, dès qu’il rentrait chez lui. Et ce qui l’inquiétait surtout, devant cette petitevendeuse devenue peu à peu si redoutable, c’était qu’il ne croyait point à sondésintéressement,àlafranchisedesesrefus.Pourlui,ellejouaitunrôle,leplushabiledesrôles ; car, si elle s’était livrée le premier jour, Mouret sans doute l’aurait oubliée lelendemain ; tandis que, en se refusant, elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou,

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capabledetouteslessottises.Unerouée,unefilledevicesavant,n’auraitpasagid’uneautre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne pouvait-il la voir, avec ses yeuxclairs, son visage doux, toute son attitude simple, sans être prismaintenant d’une peurvéritable,commes’ilavaiteu,enfacedelui,unemangeusedechairdéguisée, l’énigmesombrede la femme, lamort sous les traits d’unevierge.Dequellemanière déjouer latactique de cette fausse ingénue ? Il ne cherchait plus qu’à pénétrer ses artifices, dansl’espoirdelesdévoileraugrandjour;certainement,ellecommettraitquelquefaute, il lasurprendrait avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la maisonretrouveraitenfinsonbeaufonctionnementdemachinebienmontée.

– Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle à l’inspecteur. C’est moi qui vousrécompenserai.

MaisJouveyapportaitdelamollesse,carilavaitpratiquélesfemmes,etilsongeaitàsemettreducôtédecetteenfant,quipouvaitêtrelamaîtressesouverainedulendemain.S’iln’osaitplusytoucher,illatrouvaitdiablementjolie.Soncolonel,autrefois,s’étaittuépourunegaminepareille,unefigureinsignifiante,délicateetmodeste,dontunseulregardretournaitlescœurs.

–Jeveille,jeveille,répondait-il.Mais,paroled’honneur!jenedécouvrerien.

Pourtant,deshistoirescirculaient, ilyavaituncourantdecomméragesabominables,souslesflatteriesetlerespectqueDenisesentaitmonterautourd’elle.Lamaisonentière,à cette heure, racontait qu’elle avait eu jadisHutinpour amant ; on n’osait jurer que laliaisoncontinuât,seulementon lessoupçonnaitdeserevoir,de loinen loin.EtDelocheaussicouchaitavecelle: ilsse retrouvaientsanscessedans lescoinsnoirs, ilscausaientpendantdesheures.Unvéritablescandale!

– Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des dentelles ? répétaitBourdoncle.

–Non,monsieur,rienencore,affirmaitl’inspecteur.

C’était surtoutavecDelochequeBourdonclecomptait surprendreDenise.Unmatin,lui-mêmelesavaitaperçusentrainderiredanslesous-sol.Enattendant,iltraitaitlajeunefilledepuissanceàpuissance,carilneladédaignaitplus,illasentaitassezfortepourleculbuterlui-même,malgrésesdixansdeservice,s’ilperdaitlapartie.

–Jevousrecommandelejeunehommedesdentelles,concluait-ilchaquefois.Ilssonttoujoursensemble.Sivouslespincez,appelez-moi,etjemechargedureste.

Mouret,cependant,vivaitdansl’angoisse.Était-cepossible?cetteenfantletorturaitàcepoint!ToujoursillarevoyaitarrivantauBonheur,avecsesgrossouliers,samincerobenoire, sonair sauvage.Ellebégayait, toussemoquaientd’elle, lui-même l’avait trouvéelaided’abord.Laide!et,maintenant,elle l’aurait faitmettreàgenouxd’unregard, ilnel’apercevaitplusquedansunrayonnement!Puis,elleétaitrestéeladernièredelamaison,rebutée,plaisantée, traitéepar luienbêtecurieuse.Pendantdesmois, ilavaitvouluvoircommentune fillepoussait, il s’était amuséàcetteexpérience, sanscomprendrequ’ilyjouait son cœur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-être l’aimait-ildepuis la premièreminute,même à l’époque où il ne croyait avoir que de la pitié. Et,pourtant,ilnes’étaitsentiàellequelesoirdeleurpromenade,souslesmarronniersdes

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Tuileries.Saviepartaitdelà,ilentendaitlesriresd’ungroupedefillettes,leruissellementlointain d’un jet d’eau, tandis que, dans l’ombre chaude, elle marchait près de lui,silencieuse.Ensuite,ilnesavaitplus,safièvreavaitaugmentéd’heureenheure,toutsonsang,toutsonêtres’étaitdonné.Uneenfantpareille,était-cepossible?Quandellepassaitàprésent,leventlégerdesarobeluiparaissaitsifort,qu’ilchancelait.

Longtemps, ils’étaitrévolté,etparfoisencore, ils’indignait, ilvoulaitsedégagerdecettepossessionimbécile.Qu’avait-elledoncpourlelierainsi?nel’avait-ilpasvuesanschaussures?n’était-ellepasentréepresqueparcharité?Aumoins,s’ilsefûtagid’unedecescréaturessuperbesquiameutentlafoule!maiscettepetitefille,cetteriendutout!Elleavait,ensomme,unedecesfiguresmoutonnièresdontonneditrien.Ellenedevaitmêmepasêtred’uneintelligencevive,carilserappelaitsesmauvaisdébutsdevendeuse.Puis,aprèschacunedesescolères,ilyavaitenluiunerechutedepassion,commeuneterreursacréed’avoirinsultésonidole.Elleapportaittoutcequ’ontrouvedebonchezlafemme,lecourage, lagaieté, lasimplicité;et,desadouceur,montaituncharme,d’unesubtilitépénétrantedeparfum.Onpouvaitnepaslavoir,lacoudoyerainsiquelapremièrevenue;bientôt,lecharmeagissaitavecuneforcelente,invincible;onluiappartenaitàjamais,sielledaignaitsourire.Toutsouriaitalorsdanssonvisageblanc,sesyeuxdepervenche,sesjouesetsonmentontrouésdefossettes;tandisqueseslourdscheveuxblondssemblaients’éclairer aussi, d’une beauté royale et conquérante. Il s’avouait vaincu, elle étaitintelligentecommeelleétaitbelle,sonintelligencevenaitdumeilleurdesonêtre.Lorsqueles autres vendeuses, chez lui, n’avaient qu’une éducation de frottement, le vernis quis’écailledesfillesdéclassées,elle,sansélégancesfausses,gardaitsagrâce, lasaveurdesonorigine.Lesidéescommercialeslespluslargesnaissaientdelapratique,souscefrontétroit,dontleslignespuresannonçaientlavolontéetl’amourdel’ordre.Etilauraitjointlesdeuxmains,pourluidemanderpardondeblasphémer,danssesheuresderévolte.

Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination ? Vingt fois, il l’avaitsuppliée,augmentantsesoffres,offrantdel’argent,beaucoupd’argent.Puis,ils’étaitditqu’elledevaitêtreambitieuse,illuiavaitpromisdelanommerpremière,dèsqu’unrayonseraitvacant.Etellerefusait,ellerefusaitencore!C’étaitpourluiunestupeur,unelutteoùsondésirs’enrageait.Lecasluisemblaitimpossible,cetteenfantfiniraitparcéder,carilavaittoujoursregardélasagessed’unefemmecommeunechoserelative.Ilnevoyaitplusd’autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l’asseoir sur sesgenoux, en la baisant aux lèvres ; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, ildemeuraittremblant,bouleversédesonimpuissance.

Désormais,sesjournéess’écoulaientdanslamêmeobsessiondouloureuse.L’imagedeDeniseselevaitaveclui.Ilavaitrêvéd’ellelanuit,ellelesuivaitdevantlegrandbureaudesoncabinet,oùilsignaitlestraitesetlesmandats,deneufàdixheures:besognequ’ilaccomplissaitmachinalement,sanscesserdelasentirprésente,disanttoujoursnondesonairtranquille.Puis,àdixheures,c’étaitleconseil,unvéritableconseildesministres,uneréunion des douze intéressés de la maison, qu’il lui fallait présider : on discutait lesquestionsd’ordre intérieur,onexaminait lesachats,onarrêtait lesétalages ; et elle étaitencorelà,ilentendaitsavoixdouceaumilieudeschiffres,ilvoyaitsonclairsouriredansles situations financières les plus compliquées. Après le conseil, elle l’accompagnait,faisait avec lui l’inspection quotidienne des comptoirs, revenait l’après-midi dans lecabinetdeladirection,restaitprèsdesonfauteuildedeuxàquatre,pendantqu’ilrecevait

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touteunefoule,lesfabricantsdelaFranceentière,dehautsindustriels,desbanquiers,desinventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l’intelligence, danse affolée desmillions,entretiens rapidesoù l’onbrassait lesplusgrossesaffairesdumarchédeParis.S’ill’oubliaituneminuteendécidantdelaruineoudelaprospéritéd’uneindustrie,illaretrouvaitdebout,àunélancementdesoncœur;savoixexpirait, ilsedemandaitàquoiboncettefortuneremuée,puisqu’ellenevoulaitpas.Enfin,lorsquesonnaientcinqheures,ildevaitsignerlecourrier,letravailmachinaldesamainrecommençait,pendantqu’ellesedressaitplusdominatrice,lereprenanttoutentier,pourleposséderàelleseule,durantles heures solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même journéerecommençait,cesjournéessiactives,sipleinesd’uncolossallabeur,quel’ombrefluetted’uneenfantsuffisaitàravagerd’angoisse.

Maisc’étaitsurtoutpendantsoninspectionquotidiennedesmagasins,qu’ilsentaitsamisère. Avoir bâti cette machine géante, régner sur un pareil monde, et agoniser dedouleur,parcequ’unepetitefilleneveutpasdevous!Ilseméprisait,iltraînaitlafièvreetlahontedesonmal.Certains jours, ledégoût leprenaitdesapuissance, ilne luivenaitquedesnausées,d’unboutàl’autredesgaleries.D’autresfois,ilauraitvouluétendresonempire,lefairesigrand,qu’elleseseraitlivréepeut-être,d’admirationetdepeur.

D’abord, en bas, dans les sous-sols, il s’arrêtait devant la glissoire. Elle se trouvaittoujoursrueNeuve-Saint-Augustin;maisonavaitdûl’élargir,elleavaitmaintenantunlitde fleuve, où le continuel flot desmarchandises roulait avec la voix haute des grandeseaux ; c’étaient des arrivagesdumonde entier, des filesde camionsvenusde toutes lesgares,undéchargementsansarrêt,unruissellementdecaissesetdeballotscoulantsousterre,buparlamaisoninsatiable.Ilregardaitcetorrenttomberchezlui,ilsongeaitqu’ilétait un des maîtres de la fortune publique, qu’il tenait dans ses mains le sort de lafabricationfrançaise,etqu’ilnepouvaitacheterlebaiserd’unedesesvendeuses.

Puis,ilpassaitauservicedelaréception,quioccupaitàcetteheurelapartiedessous-solsenborduresurlarueMonsigny.Vingttabless’yallongeaient,danslaclartépâledessoupiraux ; tout un peuple de commis s’y bousculait, vidant les caisses, vérifiant lesmarchandises, les marquant en chiffres connus ; et l’on entendait sans relâche leronflementvoisindelaglissoire,quidominaitlesvoix.Deschefsderayonl’arrêtaient,ildevait résoudre des difficultés, confirmer des ordres. Ce fond de cave s’emplissait del’éclat tendre des satins, de la blancheur des toiles, d’un déballage prodigieux où lesfourrures se mêlaient aux dentelles, et les articles de Paris, aux portières d’Orient.Lentement, ilmarchait parmi ces richesses jetées sans ordre, entassées à l’état brut. Enhaut, elles allaient s’allumer aux étalages, lâcher le galop de l’argent à travers lescomptoirs, aussi vite emportées que montées, dans le furieux courant de vente quitraversaitlamaison.Lui,songeaitqu’ilavaitoffertàlajeunefilledessoies,desvelours,tout ce qu’elle voudrait prendre à pleinesmains, dans ces tas énormes, et qu’elle avaitrefusé,d’unpetitsignedesatêteblonde.

Ensuite,ilserendaitàl’autreboutdessous-sols,pourdonnersoncoupd’œilhabituelauservicedudépart.D’interminablescorridorss’étendaient,éclairésaugaz;àdroiteetàgauche,lesréserves,ferméespardesclaies,mettaientcommedesboutiquessouterraines,toutunquartiercommerçant,desmerceries,deslingeries,desganteries,desbimbeloteries,dormantdansl’ombre.Plusloin,setrouvaitundestroiscalorifères;plusloinencore,un

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poste de pompiers gardait le compteur central, enfermé dans sa cage métallique. Iltrouvait,audépart,lestablesdetriageencombréesdéjàdeschargesdepaquets,decartonset de boîtes, que des paniers descendaient continuellement ; et Campion, le chef duservice, le renseignaitsur labesognecourante, tandisque lesvingthommesplacéssoussesordresdistribuaient lespaquetsdans lescompartiments,quiportaientchacunlenomd’unquartierdeParis,etd’oùlesgarçonslesmontaientensuiteauxvoitures,rangées lelongdutrottoir.C’étaientdesappels,desnomsderuejetés,desrecommandationscriées,toutunvacarme,touteuneagitationdepaquebot,surlepointdeleverl’ancre.Etilrestaitunmomentimmobile,ilregardaitcedégorgementdesmarchandises,dontilvenaitdevoirlamaisons’engorger,àl’extrémitéopposéedessous-sols:l’énormecourantaboutissaitlà,sortait par là dans la rue, après avoir déposé de l’or au fond des caisses. Ses yeux setroublaient, cedépart colossaln’avaitplusd’importance, il ne lui restaitqu’une idéedevoyage,l’idéedes’enallerdansdespayslointains,detoutabandonner,sielles’obstinaitàdirenon.

Alors,ilremontait,ilcontinuaitsatournée,parlantets’agitantdavantage,sanspouvoirsedistraire.Ausecondétage,ilvisitaitleservicedesexpéditions,cherchaitdesquerelles,s’exaspéraitsourdementcontre larégularitéparfaitedelamachinequ’ilavaitréglée lui-même.Ceserviceétaitceluiquiprenaitdejourenjourl’importancelaplusconsidérable:ilnécessitaitàprésentdeuxcentsemployés,dontlesunsouvraient,lisaient,classaientleslettresvenuesde laprovinceetde l’étranger, tandisque lesautres réunissaientdansdescases lesmarchandises demandées par les signataires.Et le nombre des lettres croissaittellement,qu’onnelescomptaitplus;on lespesait, ilenarrivait jusqu’àcent livresparjour.Lui,fiévreux,traversaitlestroissallesduservice,questionnaitLevasseur,lechef,surlepoidsducourrier:quatre-vingtslivres,quatre-vingt-dixparfois,lelundicent.Lechiffremontait toujours, ilauraitdûêtreravi.Maisildemeuraitfrissonnant,dansle tapagequel’équipevoisinedesemballeursfaisaitenclouantdescaisses.Envain,ilbattaitlamaison:l’idéefixerestaitenfoncéeentresesdeuxyeux,etàmesurequesapuissancesedéroulait,que les rouagesdes services et l’arméede sonpersonnel défilaient devant lui, il sentaitplus profondément l’injure de son impuissance. Les commandes de l’Europe entièreaffluaient,ilfallaitunevoituredesPostesspécialepourapporterlacorrespondance;etelledisaitnon,toujoursnon.

Ilredescendait,visitaitlacaissecentrale,oùquatrecaissiersgardaientlesdeuxcoffres-forts géants, dans lesquels venaient de passer, l’année précédente, quatre-vingt-huitmillions.Ildonnaituncoupd’œilaubureaudelavérificationdesfactures,quioccupaitvingt-cinqemployés,choisisparmilesplussérieux.Ilentraitaubureaudedéfalcation,unservicede trente-cinq jeunesgens, lesdébutantsde lacomptabilité,chargésdecontrôlerles notes de débit et de calculer le tant pour cent des vendeurs. Il revenait à la caissecentrale, s’irritait à la vue des coffres-forts, marchait au milieu de ces millions, dontl’inutilitélerendaitfou.Elledisaitnon,toujoursnon.

Nontoujours,danstouslescomptoirs,danslesgaleriesdevente,danslessalles,danslesmagasinsentiers!Ilallaitdelasoieàladraperie,dublancauxdentelles;ilmontaitlesétages, s’arrêtait sur les ponts volants, prolongeait son inspection avec une minutiemaniaqueetdouloureuse.Lamaisons’étaitagrandiedémesurément,ilavaitcréécerayon,cet autre encore, ilgouvernait cenouveaudomaine, il étendait sonempire jusqu’àcetteindustrie, la dernière conquise ; et c’était non, toujours non, quandmême.Aujourd’hui,

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sonpersonnelauraitpeupléunepetiteville:ilyavaitquinzecentsvendeurs,milleautresemployésdetouteespèce,dontquaranteinspecteursetsoixante-dixcaissiers;lescuisinesseulesoccupaient trente-deuxhommes ; on comptait dix commispour la publicité, troiscentcinquantegarçonsdemagasinportantlalivrée,vingt-quatrepompiersàdemeure.Et,dans les écuries, des écuries royales, installées rueMonsigny, en face desmagasins, setrouvaient cent quarante-cinq chevaux, tout un luxe d’attelage déjà célèbre. Les quatrepremières voitures qui remuaient le commerce du quartier, autrefois, lorsque lamaisonn’occupaitencorequel’angledelaplaceGaillon,étaientmontéespeuàpeuauchiffredesoixante-deux : petites voitures à bras, voitures à un cheval, lourds chariots à deuxchevaux. Continuellement, elles sillonnaient Paris, conduites avec correction par descochersvêtusdenoir,promenant l’enseigned’or etdepourpreduBonheurdesDames.Mêmeellessortaientdesfortifications,couraientlabanlieue;on les rencontraitdans lescheminscreuxdeBicêtre,lelongdesbergesdelaMarne,jusquesouslesombragesdelaforêt de Saint-Germain ; parfois, du fond d’une avenue ensoleillée, en plein désert, enpleinsilence,onenvoyaitunesurgir,passerautrotdesesbêtessuperbes,enjetantàlapaixmystérieusedelagrandenaturelaréclameviolentedesespanneauxvernis.Ilrêvaitdeleslancerplusloin,danslesdépartementsvoisins,ilauraitvoululesentendreroulersurtoutes les routes de France, d’une frontière à l’autre.Mais, il ne descendaitmême plusvisiter ses chevaux, qu’il adorait.À quoi bon cette conquête dumonde, puisque c’étaitnon,toujoursnon?

Maintenant, lesoir, lorsqu’ilarrivaitdevant lacaissedeLhomme, il regardaitencoreparhabitudelechiffredelarecette,inscritsurunecarte,quelecaissierembrochaitdansunepiquedefer,àcôtédelui;rarementlechiffretombaitau-dessousdecentmillefrancs,ilmontaitparfoisàhuitouneufcentmille,lesjoursdegrandeexposition;etcechiffrenesonnaitplusàsonoreillecommeuncoupdetrompette,ilregrettaitdel’avoirregardé,ilenemportaituneamertume,lahaineetleméprisdel’argent.

Mais les souffrancesdeMouretdevaientgrandir. Ildevint jaloux.Unmatin,dans lecabinet, avant le conseil, Bourdoncle osa lui faire entendre que cette petite fille desconfectionssemoquaitdelui.

–Commentça?demanda-t-iltrèspâle.

–Ehoui!elleadesamantsicimême.

Moureteutlaforcedesourire.

–Jenesongeplusàelle,moncher.Vouspouvezparler…Quidonc,desamants?

– Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentelles, Deloche, ce grand garçonbête…Jen’affirmerien,jenelesaipasvus.Seulement,ilparaîtqueçacrèvelesyeux.

Ilyeutunsilence.Mouretaffectaitderangerdespapierssursonbureau,pourcacherletremblementdesesmains.Enfin,ilditsansleverlatête:

–Ilfaudraitdespreuves,tâchezdem’apporterdespreuves…Oh!pourmoi,jevouslerépète, jem’enmoque, car elle a fini parm’agacer.Mais nousnepourrions tolérer deschosespareillescheznous.

Bourdoncleréponditsimplement:

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–Soyeztranquille,vousaurezdespreuvesundecesjours.Jeveille.

Alors,Mouretachevadeperdre toute tranquillité. Iln’eutplus lecouragede revenirsurcetteconversation,ilvécutdanslacontinuelleattented’unecatastrophe,oùsoncœurresteraitbroyé.Etsontourmentlerenditterrible,lamaisonentièretrembla.Ildédaignaitde se cacher derrière Bourdoncle, il faisait lui-même les exécutions, dans un besoinnerveux de rancune, se soulageant à abuser de sa puissance, de cette puissance qui nepouvait rien pour le contentement de son désir unique. Chacune de ses inspectionsdevenaitunmassacre,onnelevoyaitplusparaître,sansqu’unfrissondepaniquesoufflâtdecomptoirencomptoir. Justement,onentraitdans lamorte-saisond’hiver,et ilbalayalesrayons,ilentassalesvictimes,poussanttoutàlarue.SapremièreidéeétaitdechasserHutinetDeloche ; puis, il avait réfléchi que, s’il ne lesgardait pas, il ne saurait jamaisrien ; et les autres payaient pour eux, le personnel entier craquait. Le soir, quand il seretrouvaitseul,deslarmesluigonflaientlespaupières.

Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyait remarquer que le gantierMignotvolait.Toujoursdes filles auxallures étranges rôdaientdevant soncomptoir ;etl’onvenaitd’arrêteruned’elles,leshanchesgarniesetlagorgebourréedesoixantepairesde gants. Dès lors, une surveillance fut organisée, l’inspecteur prit Mignot en flagrantdélit,facilitantlestoursdemaind’unegrandeblonde,uneanciennevendeuseduLouvretombéeautrottoir:lamanœuvreétaitsimple,ilaffectaitdeluiessayerdesgants,attendaitqu’elle se fût emplie, et la menait ensuite à une caisse, où elle en payait une paire.Justement,Mouret se trouvait là.D’habitude, il préférait ne pas semêler de ces sortesd’aventures,quiétaientfréquentes;car,malgrélefonctionnementdemachinebienréglée,ungranddésordrerégnaitdanscertainsrayonsduBonheurdesDames,etilnesepassaitpasdesemaine,sansqu’onchassâtunemployépourvol.Mêmeladirectionaimaitmieuxfaireleplusdesilencepossibleautourdecesvols,jugeantinutiledemettrelapolicesurpied, ce qui aurait étalé unedes plaies fatales des grandsbazars.Seulement, ce jour-là,Mouretavaitlebesoindesefâcher,etiltraitaviolemmentlejoliMignot,quitremblaitdepeur,lafaceblêmeetdécomposée.

–Jedevraisappelerunsergentdeville,criait-ilaumilieudesautresvendeurs.Maisrépondez!quelleestcettefemme?…Jevousjurequej’envoiechercherlecommissaire,sivousnemeditespaslavérité.

Onavaitemmenélafemme,deuxvendeusesladéshabillaient.Mignotbalbutia:

–Monsieur,jenelaconnaispasautrement…C’estellequiestvenue…

– Ne mentez donc pas ! interrompit Mouret avec un redoublement de violence. Etpersonneiciquinousavertisse!Vousvousentendeztous,maparole!Noussommesdansunevéritable forêt deBondy,volés, pillés, saccagés !C’est à n’en plus laisser sortir unseul,sansfouillersespoches!

Desmurmuressefirententendre.Lestroisouquatreclientesquiachetaientdesgants,restaienteffarées.

–Silence!reprit-ilfurieusement,oujebalaielamaison!

MaisBourdoncleétaitaccouru,inquietàl’idéeduscandale.Ilmurmuraquelquesmotsàl’oreilledeMouret,l’affaireprenaitunegravitéexceptionnelle;etilledécidaàconduire

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Mignot dans le bureau des inspecteurs, une pièce située au rez-de-chaussée, près de laporteGaillon.Lafemmesetrouvaitlà,entrainderemettretranquillementsoncorset.Ellevenait de nommer Albert Lhomme. Mignot, questionné de nouveau, perdit la tête,sanglota:lui,n’étaitpascoupable,c’étaitAlbertquiluienvoyaitsesmaîtresses;d’abord,il les avantageait simplement, les faisait profiter des occasions ; puis, quand ellesfinissaient par voler, il était trop compromis déjà pour avertir cesmessieurs.Et ceux-ciapprirentalorstouteunesériedevolsextraordinaires:desmarchandisesenlevéespardesfilles,quiallaientlesattachersousleursjupons,danslescabinetsluxueux,installésprèsdubuffet,aumilieudesplantesvertes ;desachatsqu’unvendeurnégligeaitd’appeler àunecaisse,lorsqu’ilyconduisaitunecliente,etdontilpartageaitleprixaveclecaissier;jusqu’àde faux« rendus»,desarticlesqu’onannonçaitcommerentrésdans lamaison,pourempocherl’argentrembourséfictivement;sanscompterlevolclassique,despaquetssortislesoirsouslaredingote,roulésautourdelataille,parfoismêmependuslelongdescuisses.Depuis quatorzemois, grâce àMignot et à d’autres vendeurs sans doute qu’ilsrefusèrentdenommer,ilsefaisaitainsi,àlacaissed’Albert,unecuisinelouche,toutungâchisimpudent,pourdessommesdontonneconnutjamaislechiffreexact.

Cependant, la nouvelle s’était répandue dans les rayons. Les consciences inquiètesfrissonnaient,leshonnêtetéslesplussûresd’ellesredoutaientlecoupdebalaigénéral.Onavait vuAlbert disparaître dans le bureaudes inspecteurs.EnsuiteLhommeétait passé,étouffant,lesangauvisage,lecouserrédéjàparl’apoplexie.Puis,MmeAurélieelle-mêmevenait d’être appelée ; et elle, la tête haute sous l’affront, avait la bouffissure grasse etblêmed’unmasquedecire.L’explicationduralongtemps,personnen’ensutaujustelesdétails:onracontaquelapremièredesconfectionsavaitgiflésonfils,à luiretourner latête,etquelevieuxbravehommedepèrepleurait,pendantquelepatron,sortidetoutesses habitudes de grâce, jurait comme un charretier, en voulant absolument livrer lescoupablesauxtribunaux.Cependant,onétouffalescandale.Seul,Mignotfutchassésur-le-champ.Albertnedisparutquedeuxjoursplus tard ; sansdoute,samèreavaitobtenuqu’onnedéshonorâtpaslafamilleparuneexécutionimmédiate.Maislapaniquesoufflaplusieursjoursencore,car,aprèslascène,Mourets’étaitpromenéd’unboutàl’autredesmagasins,l’œilterrible,sabrantdevantluiceuxquiosaientsimplementleverlesyeux.

–Quefaites-vouslà,monsieur,àregarderlesmouches?…Passezàlacaisse!

Enfin, l’orage éclata un jour sur la tête deHutin lui-même. Favier, nommé second,mangeait le premier, afin de le déloger de sa place. C’était la continuelle tactique, desrapports sournois adressés à la direction, des occasions exploitées pour faire prendre lechefdecomptoirendéfaut.Donc,unmatin,commeMourettraversaitlasoie,ils’arrêta,surprisdevoirFavierentraindemodifierlesétiquettesdetoutunsoldedeveloursnoir.

–Pourquoibaissez-vouslesprix?demanda-t-il.Quivousenadonnél’ordre?

Lesecond,quimenaitgrandbruitautourdecetravail,commes’ileûtvouluaccrocherledirecteuraupassage,enprévoyantlascène,réponditd’unairnaïvementsurpris:

–Maisc’estM.Hutin,monsieur.

–M.Hutin!…OùestdoncM.Hutin?

Et, lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeur était descendu lechercher,uneexplicationvives’engagea.Comment!ilbaissaitmaintenantlesprixdelui-

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même!Maisilparuttrèsétonnéàsontour,ilavaitsimplementcausédecettebaisseavecFavier,sansdonnerunordrepositif.Alors,cedernierpritl’airchagrind’unemployéquisevoitdansl’obligationdecontrediresonsupérieur.Pourtant, ilvoulaitbienaccepter lafaute,s’ils’agissaitdeletirerd’unmauvaispas.Ducoup,leschosessegâtèrent.

–Entendez-vous !monsieurHutin, criaitMouret, je n’ai jamais toléré ces tentativesd’indépendance…Nousseulsdécidonsdelamarque.

Ilcontinua,d’unevoixâpre,avecdesintentionsblessantes,quisurprirentlesvendeurs,card’ordinairecessortesdediscussionsavaient lieuà l’écart,et lecaspouvaitdu restevenir en effet d’un malentendu. On sentait chez lui comme une rancune inavouée àsatisfaire.Enfin,illeprenaitdoncendéfaut,ceHutinqu’ondonnaitpouramantàDenise!ilpouvaitdoncsesoulagerunpeu,enluifaisantsentirdurementqu’ilétaitlemaître!Etilexagérait leschoses, il finissaitpar insinuerquelabaissedesprixcachaitdesintentionspeuhonnêtes.

– Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettre cette baisse… Elle estnécessaire,vouslesavez,carcesveloursn’ontpasréussi.

Mouretvoulutcoupercourt,parunedernièredureté.

–C’estbien,monsieur,nousexamineronsl’affaire…Etnerecommencezpas,sivoustenezàlamaison.

Iltournaledos.Hutin,étourdi,furieux,netrouvantqueFavierpourvidersoncœur,luijuraqu’ilallait flanquersadémissionà la têtedecettebrute-là.Puis, ilneparlaplusdes’enaller,ilremuaitseulementtouteslesaccusationsabominablesquitraînaientparmilesvendeurs contre les chefs. Et Favier, l’œil luisant, se défendait, avec de grandesdémonstrations de sympathie. Il avait dû répondre, n’est-ce pas ? et puis, est-ce qu’onpouvait s’attendre à une pareille histoire pour des bêtises ? Sur quoi donc marchait lepatron,depuisquelquetemps,qu’ildevenaitindécrottable?

–Oh!surquoiilmarche,onlesait,repritHutin.Est-cemafaute,àmoi,sicettegruedesconfectionslefaittournerenbourrique!…Voyez-vous,moncher,lecoupvientdelà.Ilsaitquej’aicouchéavec,etçaneluiestpasagréable;oubienc’estellequiveutmefaireflanqueràlaporte,parcequejelagêne…Jevousjurequ’elleaurademesnouvelles,sijamaiselletombesousmapatte.

Deux jours plus tard, commeHutin étaitmonté à l’atelier des confections, en haut,sous les toits, pour recommander lui-même une ouvrière, il eut un léger sursaut, enapercevant,auboutd’uncouloir,DeniseetDelocheaccoudésdevantunefenêtreouverte,si enfoncésdansune conversation intime, qu’ils ne tournèrent pas la tête.L’idéede lesfairesurprendreluivintbrusquement,lorsqu’ils’aperçutqueDelochepleurait.Alors,ilseretirasansbruit;et,dansl’escalier,ayantrencontréBourdoncleetJouve,illeurcontaunehistoire,undesextincteursdontlaportesemblaitarrachée;decettefaçon,ilsmonteraient,ilstomberaientsurlesdeuxautres.Bourdonclelesdécouvritlepremier.Ils’arrêtanet,dità Jouved’allerchercher ledirecteur,pendantque lui resterait là.L’inspecteurdutobéir,trèscontrariédesecompromettredansunepareilleaffaire.

C’étaituncoinperduduvastemondeoùs’agitaitlepeupleduBonheurdesDames.Ony arrivait par une complication d’escaliers et de couloirs. Les ateliers occupaient les

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combles,unesuitedesallesbassesetmansardées,éclairéesdelargesbaiestailléesdanslezinc,uniquementmeubléesde longues tablesetdegrospoêlesde fonte ; ilyavait, à lafile, des lingères, des dentellières, des tapissiers, des confectionneuses, vivant l’été etl’hiverdansunechaleurétouffante,aumilieudel’odeurspécialedumétier;etl’ondevaitlonger toute l’aile, prendre à gauche après les confectionneuses, monter cinq marches,avantd’atteindreceboutécartédecorridor.Lesraresclientes,qu’unvendeuramenaitlàparfois, pourune commande, reprenaient haleine, brisées, effarées, avec la sensationdetournersurelles-mêmesdepuisdesheures,etd’êtreàcentlieuesdutrottoir.

Plusieursfoisdéjà,DeniseavaittrouvéDelochequil’attendait.Commeseconde,elleétait chargée des rapports du rayon avec l’atelier, où l’on ne faisait d’ailleurs que lesmodèles et les retouches ; et, à toute heure, ellemontait, pour donner des ordres. Il laguettait,inventaitunprétexte,filaitderrièreelle;puis, ilaffectait lasurprise,quandil larencontrait,àlaportedesconfectionneuses.Elleavaitfiniparenrire,c’étaientcommedesrendez-vous acceptés. Le corridor longeait le réservoir, un énorme cube de tôle quicontenait soixante mille litres d’eau ; et il y en avait, sur le toit, un second d’égalegrandeur, auquel on arrivait par une échelle de fer.Un instant,Deloche causait, appuyéd’uneépaulecontre leréservoir,dans lecontinuelabandondesongrandcorpsployédefatigue.Desbruitsd’eauchantaient,desbruitsmystérieuxdontlatôlegardaittoujourslavibrationmusicale.Malgréleprofondsilence,Deniseseretournaitavecinquiétude,ayantcruvoirpasseruneombresurlesmuraillesnues,peintesenjauneclair.Mais,bientôt,lafenêtre les attirait, ils s’y accoudaient, s’y oubliaient dans des bavardages rieurs, dessouvenirs sans fin sur le pays de leur enfance.Au-dessous d’eux, s’étendait l’immensevitragedelagaleriecentrale,unlacdeverrebornéparlestoitureslointaines,commepardescôtesrocheuses.Etilsnevoyaientau-delàqueduciel,unenappedeciel,quireflétait,dansl’eaudormantedesvitres,levoldesesnuagesetlebleutendredesonazur.

Justement,cejour-là,DelocheparlaitdeValognes.

–J’avaissixans,mamèrem’emmenaitdansunecarrioleaumarchédelaville.Voussavezqu’ilyatreizebonskilomètres,ilfallaitpartirdeBriquebecàcinqheures…C’esttrèsbeau,parcheznous.Est-cequevousconnaissez?

–Oui,oui,répondaitlentementDenise,lesregardsauloin.J’ysuisalléeunefois,maisj’étaisbienpetite…Desroutes,avecdesgazonsàdroiteetàgauche,n’est-cepas?et,deloinenloin,desmoutonslâchésdeuxàdeux,traînantlacordedeleursentraves…

Ellesetaisait,puisreprenaitavecunvaguesourire:

–Nousautres,nousavonsdes routesdroitespendantdes lieues,entre lesarbresquifontdel’ombre…Nousavonsdesherbagesentourésdehaiesplusgrandesquemoi,oùilyadeschevauxetdesvaches…Nousavonsunepetiterivière,etl’eauesttrèsfroide,souslesbroussailles,dansunendroitquejesaisbien.

–C’estcommenous!c’estcommenous!criaitDelocheravi.Iln’yaquedel’herbe,chacunenfermesonmorceauavecdesaubépinesetdesormes,etl’onestchezsoi,etc’esttoutvert,oh !d’unvertqu’ilsn’ontpas àParis…MonDieu ! que j’ai joué au fondduchemincreux,àgauche,endescendantdumoulin!

Etleursvoixdéfaillaient,ilsdemeuraientlesyeuxfixésetperdussurlelacensoleillédesvitres.Unmirageselevaitpoureuxdecetteeauaveuglante,ilsvoyaientdespâturages

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àl’infini,leCotentintrempéparleshaleinesdel’océan,baignéd’unevapeurlumineuse,quifondaitl’horizondansungrisdélicatd’aquarelle.Enbas,souslacolossalecharpentedefer,danslehalldessoieries,ronflaitlavente,latrépidationdelamachineentravail;toutelamaisonvibraitdupiétinementdelafoule,delahâtedesvendeurs,delaviedestrentemille personnes qui s’écrasaient là ; et eux, emportés par leur rêve, à sentir ainsicetteprofondeetsourdeclameurdontlestoitsfrémissaient,croyaiententendreleventdulargepassersurlesherbes,ensecouantlesgrandsarbres.

–MonDieu !mademoiselleDenise,balbutiaDeloche,pourquoin’êtes-vouspasplusgentille?…Moiquivousaimetant!

Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme elle voulait l’interrompre d’ungeste,ilcontinuavivement:

–Non, laissez-moivousdireceschosesune foisencore…Nousnousentendrionssibienensemble!Onatoujoursàcauser,quandonestdumêmepays.

Ilsuffoqua,elleputenfindiredoucement:

–Vousn’êtespasraisonnable,vousm’aviezpromisdeneplusparlerdecela…C’estimpossible.J’aibeaucoupd’amitiépourvous,parcequevousêtesunbravegarçon;maisjeveuxresterlibre.

–Oui,oui,jesais,reprit-ild’unevoixbrisée,vousnem’aimezpas.Oh!vouspouvezledire,jecomprendsça,jen’airienpourquevousm’aimiez…Tenez!iln’yaeuqu’unebonneheuredansmavie,lesoiroùjevousairencontréeàJoinville,vousvoussouvenez?Un instant, sous lesarbres,où il faisait sinoir, j’aicruquevotrebras tremblait, j’aiétéassezbêtepourm’imaginer…

Maiselleluicoupadenouveaulaparole.Sonoreillefinevenaitd’entendrelespasdeBourdoncleetdeJouve,auboutducorridor.

–Écoutezdonc,onamarché.

–Non,dit-il,en l’empêchantdequitter lafenêtre.C’estdansceréservoir : ilensorttoujoursdesbruitsextraordinaires,oncroiraitqu’ilyadumondededans.

Etilcontinuasesplaintestimidesetcaressantes.Ellenel’écoutaitplus,reprised’unesongerieàcebercementd’amour,promenantsesregardssurlestoituresduBonheurdesDames.Àdroiteetàgauchedelagalerievitrée,d’autresgaleries,d’autreshallsluisaientau soleil, entre des combles troués de fenêtres et allongés symétriquement, comme desailes de caserne. Des charpentesmétalliques se dressaient, des échelles, des ponts, quidécoupaientleurdentelledanslebleudel’air;tandisquelacheminéedescuisinesfaisaitunegrosse fuméede fabrique,etque legrand réservoircarré, tenuenpleinciel surdespiliersdefonte,prenaitunétrangeprofildeconstructionbarbare,hausséeàcetteplaceparl’orgueild’unhomme.Auloin,Parisgrondait.

LorsqueDeniserevintdecesespaces,decedéveloppementduBonheuroùsespenséesflottaientcommedansunesolitude,ellevitqueDeloches’étaitemparédesamain.Etilavaitlevisagesibouleversé,qu’ellenelaretirapas.

– Pardonnez-moi, murmurait-il. C’est fini maintenant, je serais trop malheureux, sivousmepunissiezenreprenantvotreamitié…Jevousjurequejevoulaisvousdireautre

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chose.Oui,jem’étaispromisdecomprendrelasituation,d’êtrebiensage…

Seslarmescoulaientdenouveau,iltâchaitd’affermirsavoix.

– Car, enfin, je connais mon lot, dans l’existence. Ce n’est pas maintenant que lachancepeuttourner.Battulà-bas,battuàParis,battupartout.Voiciquatreansquejesuisici,etjeresteledernierdurayon…Alors,jevoulaisvousdiredenepasavoirdelapeineàcausedemoi.Jenevousennuieraiplus.Tâchezd’êtreheureuse,aimez-enunautre;oui,çameferaplaisir.Sivousêtesheureuse,jeseraiheureux…Ceseramonbonheur.

Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avait posé les lèvres sur lamaindela jeunefille,qu’ilbaisaitd’unhumblebaiserd’esclave.Elleétait trèstouchée,elleditsimplement,avecunefraternitéattendrie,quiatténuaitlapitiédesmots:

–Monpauvregarçon!

Maisilstressaillirent,ilssetournèrent.Mouretétaitdevanteux.

Depuisdixminutes,Jouvecherchaitledirecteurdanslesmagasins.Celui-cisetrouvaitsurleschantiersdelanouvellefaçade,rueduDix-Décembre.Touslesjours,ilypassaitdelonguesheures,iltentaitdes’intéresseràcestravaux,dontilavaitsilongtempsrêvé.C’étaitsonrefugecontresestourments,aumilieudesmaçonsétablissantlespilesd’angleenpierredetaille,etdesserruriersposantlesfersdesgrandescharpentes.Déjà,lafaçade,sortiedusol, indiquait levasteporche,lesbaiesdupremierétage,undéveloppementdepalais à l’état d’ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l’architectel’ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les fers et les briques,descendait jusquedanslescaves;et leronflementdelamachineàvapeur, le tic-tacdestreuils, le tapage desmarteaux, la clameur de ce peuple d’ouvriers, au travers de cettegrandecageentouréedeplanchessonores,arrivaientà l’étourdirun instant. Ilensortaitblancdeplâtre,noirdelimaille,lespiedséclaboussésparlesrobinetsdesprisesd’eau,sipeuguéridesonmal,quel’angoisserevenaitetbattaitsoncœuràcoupsplusretentissants,àmesurequelevacarmeduchantiers’éteignaitderrièrelui.Précisément,cejour-là,unedistractionluiavaitrendusagaieté,ilsepassionnaitenregardantsurunalbumlesdessinsdesmosaïquesetdesterrescuitesémaillées,quidevaientdécorerlesfrises,lorsqueJouveétait venu le chercher, essoufflé, très ennuyé de salir sa redingote parmi cesmatériaux.D’abord,ilavaitcriéqu’onpouvaitbienl’attendre;puis,surunmotdel’inspecteurditàvoix basse, il l’avait suivi, frissonnant, repris tout entier. Plus rien n’existait, la façadecroulaitavantd’êtredebout : àquoibonce triomphesuprêmede sonorgueil, si lenomseuld’unefemme,murmurétoutbas,letorturaitàcepoint!

En haut, Bourdoncle et Jouve crurent prudent de disparaître. Deloche s’était enfui.Seule, Denise restait en face de Mouret, plus blanche que d’habitude, mais le regardfranchementlevésurlui.

–Mademoiselle,veuillezmesuivre,dit-ild’unevoixdure.

Ellelesuivit,ilsdescendirentdeuxétages,traversèrentlesrayonsdesmeublesetdestapis,sansdireunmot.Quandilfutdevantsoncabinet,ilouvritlaportetoutegrande.

–Entrez,mademoiselle.

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Etilrefermalaporte,ilmarchajusqu’àsonbureau.Lenouveaucabinetdudirecteurétaitplusluxueuxquel’ancien,unetenturedeveloursvertavaitremplacélereps,uncorpsdebibliothèqueincrustéd’ivoiretenaittoutunpanneau;mais,surlesmurs,onnevoyaittoujours que le portrait deMme Hédouin, une jeune femme au beau visage calme, quisouriaitdanssoncadred’or.

–Mademoiselle,dit-ilenfin,entâchantdegarderunesévéritéfroide,ilyadeschosesquenousnepouvonstolérer…Labonneconduiteesticiderigueur…

Il s’arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colère qui lui montait desentrailles.Ehquoi!c’étaitcegarçonqu’elleaimait,cemisérablevendeur,lariséedesoncomptoir ! c’était leplushumbleet leplusgauchede tousqu’elle luipréférait, à lui, lemaître ! car il les avait bien vus, elle abandonnant samain, lui couvrant cettemain debaisers.

–J’aiététrèsbonpourvous,mademoiselle,continua-t-il,enfaisantunnouveleffort.Jenem’attendaisguèreàêtrerécompensédecettefaçon.

Denise,dèslaporte,avaiteulesyeuxattirésparleportraitdeMmeHédouin;et,malgrésongrandtrouble,elleendemeuraitpréoccupée.Chaquefoisqu’elleentraitàladirection,son regardsecroisaitavecceluidecettedamepeinte.Elleenavaitunpeupeur,elle lasentaitpourtanttrèsbonne.Cettefois,elletrouvaitlàcommeuneprotection.

–Eneffet,monsieur,répondit-elledoucement,j’aieutortdem’arrêteràcauser,etjevousdemandepardondecettefaute…Cejeunehommeestdemonpays…

–Jelechasse!criaMouret,quimittoutesasouffrancedanscecrifurieux.

Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant une vendeuse coupabled’une infraction au règlement, il se répandit en paroles violentes. N’avait-elle pas dehonte ? une jeune fille comme elle s’abandonner à un être pareil ! et il en vint à desaccusations atroces, il lui reprocha Hutin, d’autres encore, dans un tel flot de paroles,qu’ellenepouvaitmêmesedéfendre.Maisilallaitfairemaisonnette,illesjetteraitdehorsà coups de pied. L’explication sévère qu’il s’était promis d’avoir, en suivant Jouve,tombaitauxbrutalitésd’unescènedejalousie.

–Oui,vosamants!…Onmeledisaitbien,etj’étaisassezbêtepourendouter…Iln’yavaitquemoi!iln’yavaitquemoi!

Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches.Elle n’avait pas comprisd’abord.MonDieu!illaprenaitdoncpourunemalheureuse?Àunmotplusdur,ellesedirigeaverslaporte,silencieusement.Et,surungestequ’ilfitpourl’arrêter:

–Laissez,monsieur,jem’envais…Sivouscroyezcequevousdites,jeneveuxpasresterunesecondedeplusdanslamaison.

Maisilseprécipitadevantlaporte.

–Défendez-vous,aumoins!…Ditesquelquechose!

Elle restait toutedroite, dansun silenceglacé.Longtemps, il la pressadequestions,avecuneanxiétécroissante;etladignitémuettedecetteviergesemblaitunefoisencorele

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calculsavantd’unefemmerompueàlatactiquedelapassion.Ellen’auraitpujouerunjeuquilejetâtàsespieds,plusdéchirédedoute,plusdésireuxd’êtreconvaincu.

–Voyons,vousditesqu’ilestdevotrepays…Vousvousêtespeut-êtrerencontréslà-bas…Jurez-moiqu’ilnes’estrienpasséentrevous.

Alors,commeelles’entêtaitdanssonsilence,etqu’ellevoulaittoujoursouvrirlaporteets’enaller,ilachevadeperdrelatête.Ileutuneexplosionsuprêmededouleur.

– Mon Dieu ! je vous aime, je vous aime… Pourquoi prenez-vous plaisir à memartyriserainsi?Vousvoyezbienqueplusrienn’existe,quelesgensdontjevousparlene me touchent que par vous, que c’est vous seule maintenant qui importez dans lemonde…Jevousaicruejalouseetj’aisacrifiémesplaisirs.Onvousaditquej’avaisdesmaîtresses;ehbien ! jen’enaiplus,c’estàpeinesi jesors.Nevousai-jepaspréférée,chez cette dame ? n’ai-je pas rompu pour être à vous seule ? J’attends encore unremerciement,unpeudegratitude…Et,sivouscraignezquejeretournechezelle,vouspouvezêtre tranquille : elle sevenge,enaidantundenosancienscommisà fonderunemaisonrivale…Dites,faut-ilquejememetteàgenoux,pourtouchervotrecœur?

Ilenétaitlà.Luiquinetoléraitpasunepeccadilleàsesvendeuses,quilesjetaitsurlepavéaumoindrecaprice,se trouvait réduitàsupplieruned’ellesdenepaspartir,denepas l’abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il était prêt à luipardonner, à s’aveugler, si elledaignaitmentir.Et ildisaitvrai, ledégoût luivenaitdesfillesramasséesdanslescoulissesdespetitsthéâtresetdanslesrestaurantsdenuit;ilnevoyait plus Clara, il n’avait pas remis les pieds chez Mme Desforges, où Bouthemontrégnaitmaintenant,enattendantl’ouverturedesnouveauxmagasins: lesQuatreSaisons,quiemplissaientdéjàlesjournauxderéclames.

– Dites, dois-je me mettre à genoux ? répéta-t-il, la gorge étranglée de larmescontenues.

Ellel’arrêtadelamain,nepouvantpluselle-mêmecachersontrouble,profondémentremuéeparcettepassionsouffrante.

–Vousaveztortdevousfairedelapeine,monsieur,répondit-elleenfin.Jevousjureque ces vilaines histoires sont desmensonges…Cepauvregarçonde tout à l’heure estaussipeucoupablequemoi.

Etelleavaitsabellefranchise,sesyeuxclairsquiregardaientdroitdevantelle.

– C’est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun de vos camarades,puisque vous prenez tout ce monde sous votre protection… Mais alors pourquoi merepoussez-vous,sivousn’aimezpersonne?

Unegênesoudaine,unepudeurinquiètes’emparadelajeunefille.

– Vous aimez quelqu’un, n’est-ce pas ? reprit-il d’une voix tremblante. Oh ! vouspouvezledire,jen’aiaucundroitsurvostendresses…Vousaimezquelqu’un.

Elle devenait très rouge, son cœur était sur ses lèvres, et elle sentait le mensongeimpossible, avec cette émotion qui la trahissait, cette répugnance à mentir qui mettaitquandmêmelavéritésursonvisage.

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–Oui,finit-elleparavouerfaiblement.Jevousenprie,monsieur,laissez-moi,vousmefaitesduchagrin.

Àsontour,ellesouffrait.N’était-cepointassezdéjàd’avoiràsedéfendrecontrelui?aurait-elleencoreàsedéfendrecontreelle,contrelessoufflesdetendressequiluiôtaientpar moments tout courage ? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si ému, sibouleversé,ellenesavaitpluspourquoielleserefusait;etelleneretrouvaitqu’ensuite,aufondmêmedesanaturedefillebienportante,lafiertéetlaraisonquilatenaientdebout,danssonobstinationdevierge.C’étaitparuninstinctdubonheurqu’elles’entêtait,poursatisfairesonbesoind’unevietranquille,etnonpourobéiràl’idéedelavertu.Elleseraittombéeauxbrasdecethomme,lachairprise,lecœurséduit,siellen’avaitéprouvéunerévolte, presque une répulsion devant le don définitif de son être, jeté à l’inconnu dulendemain.L’amantluifaisaitpeur,cettepeurfollequiblêmitlafemmeàl’approchedumâle.

Cependant,Mouretavaiteuungestedemornedécouragement.Ilnecomprenaitpas.Ilretournaverssonbureau,oùilfeuilletadespapiersqu’ilreposatoutdesuite,endisant:

–Jenevousretiensplus,mademoiselle,jenepuisvousgardermalgrévous.

–Mais jenedemandepasàm’enaller, répondit-elleensouriant.Sivousmecroyezhonnête, je reste… On doit toujours croire les femmes honnêtes, monsieur. Il y en abeaucoupquilesont,jevousassure.

LesyeuxdeDenise,involontairement,s’étaientlevéssurleportraitdeMmeHédouin,de cette dame si belle et si sage, dont le sang, disait-on, portait bonheur à la maison.Mouretsuivitleregarddelajeunefille,entressaillant,carilavaitcruentendresafemmemorte prononcer la phrase, une phrase à elle, qu’il reconnaissait. Et c’était comme unerésurrection, il retrouvait chezDenise le bon sens, le juste équilibre de celle qu’il avaitperdue, jusqu’à la voix douce, avare de paroles inutiles. Il en resta frappé, plus tristeencore.

– Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure. Faites demoi cequ’ilvousplaira.

Alors,ellerepritavecgaieté:

–C’estcela,monsieur.L’avisd’unefemme,sihumblequ’ellesoit,esttoujoursutileàécouter, quand elle a un peu d’intelligence… Je ne ferai de vous qu’un brave homme,allez!sivousvousremettezentremesmains.

Elleplaisantait,desonairsimplequiavaittantdecharme.Ileutàsontourunfaiblesourire,illareconduisitjusqu’àlaporte,commeunedame.

Lelendemain,Deniseétaitnomméepremière.Ladirectionavaitdédoublélerayondesrobesetcostumes,encréantspécialementensafaveurunrayondecostumespourenfants,quifutinstalléprèsducomptoirdesconfections.Depuislerenvoidesonfils,MmeAurélietremblait,carellesentaitcesmessieursdevenirfroids,etellevoyaitdejourenjourgrandirlapuissancedelajeunefille.N’allait-onpaslasacrifieràcettedernière,enprofitantd’unprétextequelconque?Sonmasqued’empereursoufflédegraissesemblaitavoirmaigridelahontequientachaitmaintenant ladynastiedesLhomme:etelleaffectaitdes’enallerchaquesoiraubrasdesonmari,rapprochéstousdeuxparl’infortune,comprenantquele

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malvenait de ladébandadede leur intérieur ; tandisque lepauvrehomme,plus affectéqu’elle,danslapeurmaladivequ’onnelesoupçonnâtlui-mêmedevol,comptaitdeuxfoislesrecettes,bruyamment,enfaisantavecsonmauvaisbrasdevéritablesmiracles.Aussi,lorsqu’ellevitDenisepasserpremièreauxcostumespourenfants,éprouva-t-elleunejoiesivive,qu’elleaffichaàl’égarddecelle-cilessentimentslesplusaffectueux.C’étaitbienbeaudenepasluiavoirprissaplace.Etellelacomblaitd’amitiés,latraitaitdésormaisenégale,allaitcausersouventavecelle,danslerayonvoisin,d’unaird’apparat,commeunereinemèrerendantvisiteàunejeunereine.

Dureste,Deniseétaitmaintenantausommet.Sanominationdepremièreavaitabattuautourd’ellelesdernièresrésistances.Sil’onclabaudaittoujours,parcettedémangeaisonde langue qui ravage toute réunion d’hommes et de femmes, on s’inclinait très bas,jusqu’à terre.Marguerite, passée secondeauxconfections, se répandait en éloges.Claraelle-même,travailléed’unsourdrespectenfacedecettefortunedontelleétaitincapable,avaitpliélatête.MaislavictoiredeDeniseétaitpluscomplèteencoresurcesmessieurs,surJouvequineluiparlaitàprésentquecourbéendeux,surHutinprisd’inquiétudeensentantcraquersasituation,surBourdoncleenfinréduitàl’impuissance.Quandcedernierl’avait vue sortir du cabinet de la direction, souriante, de son air tranquille, et que lelendemain ledirecteur avait exigéduconseil la créationdunouveaucomptoir, il s’étaitincliné,vaincusous la terreursacréede lafemme.Toujours ilavaitcédéainsidevant lagrâcedeMouret,illereconnaissaitpoursonmaître,malgrélesfuitesdugénieetlescoupsdecœur imbéciles.Cette fois, la femmeétait laplus forte, et il attendaitd’êtreemportédansledésastre.

Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant. Elle était touchée de cesmarquesdeconsidération,ellevoulaityvoirunesympathiepourlamisèredesesdébutsetlesuccèsfinaldesonlongcourage.Aussiaccueillait-elleavecunejoierieuselesmoindrestémoignagesd’amitié,cequi lafit réellementaimerdequelques-uns, tellementelleétaitdouce et accueillante, toujours prête à donner son cœur. Elle nemontra une invinciblerépulsionquepourClara,carelleavaitapprisquecettefilles’étaitamusée,commeelleenannonçait en plaisantant le projet, àmener un soir Colomban chez elle ; et le commis,emporté par sa passion enfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que la tristeGenevièveagonisait.OnencausaitauBonheur,ontrouvaitl’aventuredrôle.

Maiscechagrin,leseulqu’elleeûtau-dehors,n’altéraitpasl’humeurégaledeDenise.C’étaitsurtoutàsonrayonqu’ilfallaitlavoir,aumilieudesonpeupledebambinsdetoutâge.Elle adorait les enfants,onnepouvait lamieuxplacer.Parfois, oncomptait làunecinquantainede fillettes, autant degarçons, tout unpensionnat turbulent, lâchédans lesdésirsde lacoquetterienaissante.Lesmèresperdaient la tête.Elle,conciliante, souriait,faisaitalignercepetitmondesurdeschaises;et,quandilyavaitdansletasunegaminerose, dont le joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même, apportait la robe,l’essayaitsurlesépaulespotelées,avecdesprécautionstendresdegrandesœur.Desriresclairssonnaient,de légerscrisd’extasepartaient,aumilieudevoixgrondeuses.Parfois,unefillettedéjàgrandepersonne,neufoudixans,ayantauxépaulesunpaletotdedrap,l’étudiait devant uneglace, se tournait, lamine absorbée, les yeux luisant dubesoindeplaire.Et ledéballageencombrait lescomptoirs,desrobesentoiled’Asieroseoubleuepourenfantsd’unanàcinqans,descostumesdemarinenzéphyr,jupeplisséeetblouseornée d’appliques en percale, des costumes LouisXV, desmanteaux, des jaquettes, un

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pêle-mêledevêtementsétroits,raidisdansleurgrâceenfantine,quelquechosecommelevestiaired’unebandedegrandespoupées, sorti des armoires et livré aupillage.Deniseavait toujours au fond des poches quelques friandises, apaisait les pleurs d’unmarmotdésespérédenepasemporterdesculottesrouges,vivaitlàparmilespetits,commedanssafamillenaturelle, rajeunie elle-mêmede cette innocence et de cette fraîcheur sans cesserenouveléesautourdesesjupes.

Maintenant, il lui arrivait d’avoir de longues conversations amicales avec Mouret.Quand elle devait se rendre à la direction pour prendre des ordres ou pour donner unrenseignement, il la retenait à causer, il aimait l’entendre.C’était ce qu’elle appelait enriant«fairede luiunbravehomme».Danssa têteraisonneuseetaviséedeNormande,poussaient toutes sortes de projets, ces idées sur le nouveau commerce, qu’elle osaiteffleurerdéjàchezRobineau,etdontelleavaitexpriméquelques-unes,lebeausoirdeleurpromenade aux Tuileries. Elle ne pouvait s’occuper d’une chose, voir fonctionner unebesogne, sans être travaillée du besoin demettre de l’ordre, d’améliorer lemécanisme.Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des Dames, elle était surtout blessée par le sortprécairedescommis ; les renvoisbrusques la soulevaient, elle les trouvaitmaladroits etiniques,nuisiblesàtous,autantàlamaisonqu’aupersonnel.Sessouffrancesdudébutlapoignaient encore, une pitié lui remuait le cœur, à chaque nouvelle venue qu’ellerencontraitdanslesrayons,lespiedsmeurtris,lesyeuxgrosdelarmes,traînantsamisèresoussarobedesoie,aumilieudelapersécutionaigriedesanciennes.Cetteviedechienbatturendaitmauvaiseslesmeilleures;etletristedéfilécommençait:toutesmangéesparlemétier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l’inconnu, beaucoupmortes à lapeine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et demauvais air, quelques-unes roulées autrottoir, lesplusheureusesmariées,enterréesaufondd’unepetiteboutiquedeprovince.Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation effroyable de chair que les grandsmagasinsfaisaientchaqueannée?Etelleplaidaitlacausedesrouagesdelamachine,nonpardesraisonssentimentales,maispardesargumentstirésdel’intérêtmêmedespatrons.Quandonveutunemachinesolide,onemploiedubonfer;silefercasseousionlecasse,ilyaunarrêtdutravail,desfraisrépétésdemiseentrain,touteunedéperditiondeforce.Parfois, elle s’animait, elle voyait l’immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, oùchacun aurait sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude dulendemain, assurée à l’aide d’un contrat. Mouret alors s’égayait, malgré sa fièvre. Ill’accusait de socialisme, l’embarrassait en luimontrant des difficultés d’exécution ; carelle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s’en remettait bravement à l’avenir,lorsqu’elle s’apercevait d’un trou dangereux, au bout de sa pratique de cœur tendre.Cependant, il était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante des mauxendurés, si convaincue, lorsqu’elle indiquait des réformes qui devaient consolider lamaison;etill’écoutaitenlaplaisantant,lesortdesvendeursétaitaméliorépeuàpeu,onremplaçait les renvoisenmasseparunsystèmedecongésaccordésauxmortes-saisons,enfinonallaitcréerunecaissedesecoursmutuels,quimettraitlesemployésàl’abrideschômages forcés, et leur assurerait une retraite. C’était l’embryon des vastes sociétésouvrièresduvingtièmesiècle.

D’ailleurs,Denisene s’en tenaitpasàvouloirpanser lesplaiesvivesdont elle avaitsaigné : des idées délicates de femme, soufflées àMouret, ravirent la clientèle. Elle fitaussilajoiedeLhomme,enappuyantunprojetqu’ilnourrissaitdepuislongtemps,celui

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decréeruncorpsdemusique,dontlesexécutantsseraienttouschoisisdanslepersonnel.Troismoisplustard,Lhommeavaitcentvingtmusicienssoussadirection,lerêvedesavie était réalisé.Et unegrande fête fut donnéedans lesmagasins, un concert et unbal,pourprésenterlamusiqueduBonheuràlaclientèle,aumondeentier.Lesjournauxs’enoccupèrent, Bourdoncle lui-même, ravagé par ces innovations, dut s’incliner devantl’énormeréclame.Ensuite,oninstallaunesalledejeupourlescommis,deuxbillards,destablesdetrictracetd’échecs.Ilyeutdescourslesoirdanslamaison,coursd’anglaisetd’allemand, cours de grammaire, d’arithmétique, de géographie ; on alla jusqu’à desleçonsd’équitationetd’escrime.Unebibliothèquefutcréée,dixmillevolumesmisà ladisposition des employés. Et l’on ajouta encore un médecin à demeure donnant desconsultationsgratuites,desbains,desbuffets,unsalondecoiffure.Toutelavieétaitlà,onavait tout sans sortir, l’étude, la table, le lit, le vêtement. Le Bonheur des Dames sesuffisait, plaisirs etbesoins, aumilieudugrandParis, occupédece tintamarre,de cettecitédutravailquipoussaitsilargementdanslefumierdesvieillesrues,ouvertesenfinaupleinsoleil.

Alors, un nouveau mouvement d’opinion se fit en faveur de Denise. CommeBourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers qu’il aurait donné beaucouppourlacoucherlui-mêmedanslelitdeMouret,ilfutacquisqu’ellen’avaitpascédé,quesa toute-puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elle devint populaire. Onn’ignoraitpaslesdouceursqu’onluidevait,onl’admiraitpourlaforcedesavolonté.Envoilàune,aumoins,quimettaitlepiedsurlagorgedupatron,etquilesvengeaittous,etqui savait tirer de lui autre chose que des promesses ! Elle était donc venue, celle quifaisaitrespecterunpeulespauvresdiables!Lorsqu’elletraversaitlescomptoirs,avecsatêtefineetobstinée,sonair tendreetinvincible, lesvendeursluisouriaient,étaientfiersd’elle,l’auraientvolontiersmontréeàlafoule.Denise,heureuse,selaissaitporterparcettesympathie grandissante. Était-ce possible, mon Dieu ! Elle se voyait arriver en jupepauvre,effarée,perdueaumilieudesengrenagesdelaterriblemachine ; longtemps,elleavaiteulasensationden’êtrerien,àpeineungraindemilsouslesmeulesquibroyaientunmonde;et,aujourd’hui,elleétait l’âmemêmedecemonde,elleseule importait,ellepouvaitd’unmotprécipiterouralentirlecolosse,abattuàsespetitspieds.Cependant,ellen’avaitpasvouluceschoses,elles’étaitsimplementprésentée,sanscalcul,avecl’uniquecharme de la douceur. Sa souveraineté lui causait parfois une surprise inquiète :qu’avaient-ilsdonctousàluiobéir?ellen’étaitpointjolie,ellenefaisaitpaslemal.Puis,ellesouriait,lecœurapaisé,n’ayantenellequedelabontéetdelaraison,unamourdelavéritéetdelalogiquequiétaittoutesaforce.

Unedesgrandes joiesdeDenise,dans sa faveur, futdepouvoirêtreutileàPauline.Celle-ciétaitenceinte,etelle tremblait,cardeuxvendeuses,enquinze jours,avaientdûpartirauseptièmemoisdeleurgrossesse.Ladirectionnetoléraitpascesaccidents-là,lamaternitéétaitsuppriméecommeencombranteetindécente;àlarigueur,onpermettaitlemariage,maisondéfendaitlesenfants.Pauline,sansdoute,avaitunmaridanslamaison;elle se méfiait pourtant, elle n’en était pas moins impossible au comptoir ; et, afin deretarder un renvoi probable, elle se serrait à étouffer, résolue de cacher ça tant qu’ellepourrait.Une des deux vendeuses congédiées venait justement d’accoucher d’un enfantmort,pours’êtretorturéainsilataille;ondésespéraitdelasauverelle-même.Cependant,Bourdoncle regardait le teintdePaulineseplomber, tandisqu’il lui trouvaitune raideur

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pénibledansladémarche.Unmatin,ilétaitprèsd’elle,auxtrousseaux,quandungarçondemagasin,quienlevaitunpaquet,laheurtad’untelcoup,qu’elleportalesdeuxmainsàsonventre,enpoussantuncri.Toutdesuite,ill’emmena,laconfessa,soumitauconseillaquestiondesonrenvoi,sousleprétextequ’elleavaitbesoindubonairdelacampagne :l’histoireducoupallait se répandre, l’effet serait désastreux sur lepublic, si elle faisaitune fausse couche, comme il y en avait eu déjà une aux layettes, l’année précédente.Mouret,quin’assistaitpasàceconseil,neputdonnersonavisquelesoir.MaisDeniseavaiteu le tempsd’intervenir,et il ferma labouchedeBourdoncle,aunomdes intérêtsmêmesdelamaison.Onvoulaitdoncameuterlesmères,froisserlesjeunesaccouchéesdela clientèle ? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariée qui deviendraitenceinte, serait mise chez une sage-femme spéciale, dès que sa présence au comptoirblesseraitlesbonnesmœurs.

Lelendemain,lorsqueDenisemontavoiràl’infirmeriePauline,quiavaitdûs’aliteràlasuiteducoupreçu,celle-cil’embrassaviolemmentsurlesdeuxjoues.

–Quevousêtesgentille!Sansvous,ilsmejetaientdehors…Etnevousinquiétezpas,lemédecinaffirmequeceneserarien.

Baugé, échappé de son rayon, était là, de l’autre côté du lit. Il balbutiait aussi desremerciements, troublé devant Denise, qu’il traitait maintenant en personne arrivée etd’uneclassesupérieure.Ah !s’ilentendaitencoredessaletéssursoncompte,c’était luiqui fermerait le bec des jaloux !Mais Pauline le renvoya, en haussant amicalement lesépaules.

–Monpauvrechéri,tunedisquedesbêtises…Tiens!laisse-nouscauser.

L’infirmerieétaitunelonguepièceclaire,oùdouzelitss’alignaient,avecleursrideauxblancs.Onysoignaitlescommislogésdanslamaison,lorsqu’ilsnetémoignaientpasledésirderejoindreleursfamilles.Mais,cejour-là,Paulineseules’ytrouvaitcouchée,prèsd’une des grandes fenêtres, qui ouvraient sur la rue Neuve-Saint-Augustin. Et lesconfidences,lesparolestendresetchuchotéesvinrenttoutdesuite,aumilieudeceslingescandides,danscetairassoupi,parfuméd’unevagueodeurdelavande.

–Ilfaitdoncquandmêmecequevousvoulez?…Commevousêtesdure,deluicausertantdepeine!Voyons,expliquez-moiça,puisquej’oseabordercesujet.Vousledétestez?

ElleavaitgardélamaindeDenise,assiseprèsdulit,accoudéeautraversin ;etcettedernière, gagnée par une soudaine émotion, les joues envahies de rougeur, eut unefaiblesse,àcettequestiondirecteetinattendue.Sonsecretluiéchappa,ellecachalatêtedansl’oreiller,enmurmurant:

–Jel’aime!

Paulinerestaitstupéfaite.

–Comment!vousl’aimez?Mais,c’estbiensimple:ditesoui.

Denise, levisage toujours caché, répondait non,d’unbranle énergiquede la tête.Etelledisaitnon,justementparcequ’ellel’aimait,sansexpliquercela.Certainement,c’étaitridicule ; mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire. La surprise de son amieaugmentait,elledemandaenfin:

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–Alors,toutça,c’estpourenarriveràcequ’ilvousépouse?

Ducoup,lajeunefilleseredressa.Elleétaitbouleversée.

–Lui,m’épouser !oh ! non, oh ! je vous jure que je n’ai jamais voulu une pareillechose!…Non,jamaisuntelcalculn’estentrédansmatête,etvoussavezquej’aihorreurdumensonge!

–Dame!machère,repritdoucementPauline,vousauriezl’idéedevousfaireépouser,que vous ne vous y prendriez pas autrement… Il faudra bien que ça finisse, et il n’y aencorequelemariage,puisquevousnevoulezpointdel’autreaffaire…Écoutez,jedoisvousprévenirquetoutlemondealamêmepensée:oui,onestpersuadéquevousluitenezladragéehautepour lemenerdevantM. lemaire…MonDieu !quelledrôlede femmevousêtes!

Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur le traversin, sanglotant,répétant qu’elle finirait par s’en aller, puisqu’on lui prêtait sans cesse toutes sortesd’histoires, qui ne pouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand unhomme aimait une femme, il devait l’épouser. Mais elle ne demandait rien, elle necalculaitrien,ellesuppliaitseulementqu’onlalaissâtvivretranquille,avecseschagrinsetsesjoies,commetoutlemonde.Elles’enirait.

Àlamêmeminute,enbas,Mourettraversaitlesmagasins.Ilavaitvoulus’étourdir,envisitant les travaux une fois encore. Des mois s’étaient écoulés, la façade dressaitmaintenantseslignesmonumentales,derrièrelavastechemisedeplanchesquilacachaitau public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l’œuvre : des marbriers, desfaïenciers,desmosaïstes;ondoraitlegroupecentral,au-dessusdelaporte,tandisque,surl’acrotère, on scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des villesmanufacturières de la France. Du matin au soir, le long de la rue du Dix-Décembre,ouvertedepuispeu,stationnaitunefouledebadauds,lenezenl’air,nevoyantrien,maispréoccupés des merveilles qu’on se racontait de cette façade dont l’inauguration allaitrévolutionner Paris. Et c’était sur ce chantier enfiévré de travail, aumilieu des artistesachevant la réalisation de son rêve, commencée par lesmaçons, queMouret venait desentirplusamèrementque jamais lavanitéde sa fortune.LapenséedeDenise luiavaitbrusquementserré lapoitrine,cettepenséequi,sansrelâche, le traversaitd’uneflamme,commel’élancementd’unmalinguérissable.Ils’étaitenfui,iln’avaitpastrouvéunmotde satisfaction, craignant de montrer ses larmes, laissant derrière lui le dégoût dutriomphe.Cette façade,quise trouvaitdeboutenfin, lui semblaitpetite,pareilleàundecesmursdesablequelesgaminsbâtissent,etl’onauraitpulaprolongerd’unfaubourgdelacitéàl’autre,l’éleverjusqu’auxétoiles,ellen’auraitpasremplilevidedesoncœur,queseulle«oui»d’uneenfantpouvaitcombler.

LorsqueMouretrentradanssoncabinet,ilétouffaitdesanglotscontenus.Quevoulait-elledonc? iln’osaitplus luioffrirde l’argent, l’idéeconfused’unmariagese levait,aumilieudesesrévoltesdejeuneveuf.Et,dansl’énervementdesonimpuissance,seslarmescoulèrent.Ilétaitmalheureux.

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XIII

Unmatin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son rayon, lorsque labonnedesBauduvintluidirequeMlleGenevièveavaitpasséunebienmauvaisenuit,etqu’elle voulait voir sa cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune filles’affaiblissaitdejourenjour,etelleavaitdûs’aliterl’avant-veille.

–Ditesquejedescendsàl’instant,réponditDenisetrèsinquiète.

Lecoupqui achevaitGeneviève, était ladisparitionbrusquedeColomban.D’abord,plaisantéparClara,ilavaitdécouché;puis,cédantàlafoliededésirdesgarçonssournoisetchastes,devenu lechienobéissantdecette fille, iln’étaitpas rentréun lundi, ilavaitsimplementécritàsonpatronunelettred’adieu,faiteavecdesphrasessoignéesd’hommequisesuicide.Peut-être,aufonddececoupdepassion,aurait-on trouvéaussi lecalculrusé d’un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux ; la maison de draperie seportait aussimalque sa future, l’heureétaitbonnede rompreparune sottise.Et tout lemondelecitaitcommeunevictimefataledel’amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s’y trouvait seule. Elle étaitimmobile derrière la caisse, avec sa petite figure blanche,mangée d’anémie, gardant lesilenceetlevidedelaboutique.Iln’yavaitplusdecommis;labonnedonnaituncoupdeplumeauauxcasiers;etencoreétait-ilquestiondelaremplacerparunefemmedeménage.Un froid noir tombait du plafond ; des heures se passaient sans qu’une cliente vîntdérangercetteombre,et lesmarchandisesqu’onne remuaitpas, étaientdeplusenplusgagnéesparlesalpêtredesmurs.

–Qu’ya-t-il?demandavivementDenise.Est-cequeGenevièveestendanger?

MmeBaudune répondit pas tout de suite. Ses yeux s’emplirent de larmes. Puis, ellebalbutia:

–Jenesaisrien,onnemeditrien…Ah!c’estfini,c’estfini…

Etsesregardsnoyésfaisaientletourdelaboutiquesombre,commesielleeûtsentisafilleetlamaisonpartirensemble.Lessoixante-dixmillefrancs,produitsparlaventedelapropriété de Rambouillet, s’étaient fondus enmoins de deux ans dans le gouffre de laconcurrence. Pour lutter contre leBonheur, qui tenait à présent les draps d’homme, lesvelours de chasse, les livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables.Enfin, ilvenait d’être définitivement écrasé sous les molletons et les flanelles de son rival, unassortimenttelqu’iln’enexistaitpasencoresurlaplace.Peuàpeu,ladetteavaitgrandi;ils’étaitdécidé,commeressourcesuprême,àhypothéquerl’antiqueimmeubledelaruedela Michodière, où le vieux Finet, l’ancêtre, avait fondé la maison ; et ce n’était plus,maintenant,qu’unequestionde jours, l’émiettement s’achevait, lesplafondseux-mêmesdevaient s’écrouler et s’envoler en poussière, ainsi qu’une construction barbare etvermoulue,emportéeparlevent.

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–Lepèreestlà-haut,repritMmeBaududesavoixbrisée.Nousypassonsdeuxheureschacun;ilfautbienquequelqu’ungardeici,oh!seulementparprécaution,carenvérité…

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur vieil orgueilcommercialquilestenaitencoredeboutdevantlequartier.

– Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le cœur se serrait, dans ce désespoirrésignéquelespiècesdedrapexhalaientelles-mêmes.

–Oui,monte,montevite,mafille…Ellet’attend,ellet’ademandéetoutelanuit.C’estquelquechosequ’elleveuttedire.

Mais,justeàcemoment,Baududescendit.Labiletournéeverdissaitsonvisagejaune,où ses yeux se tachaient de sang. Il gardait le pas étouffé dont il venait de quitter lachambre,ilmurmura,commesionavaitpul’entendred’enhaut:

–Elledort.

Et, les jambescassées, il s’assit surunechaise.D’ungestemachinal, il s’essuyait lefront, avec l’essoufflementd’unhommequi sort d’une rudebesogne.Un silence régna.Enfin,ilditàDenise:

–Tulaverrastoutàl’heure…Quandelledort,ilnoussemblequ’elleestguérie.

Lesilencerecommença.Faceàface,lepèreetlamèresecontemplaient.Puis,àdemi-voix,ilremâchasesdouleurs,nenommantpersonne,nes’adressantàpersonne.

–Matêtesouslecouteau,jenel’auraispascru!…Ilétaitledernier,jel’avaisélevécommemonfils.Onseraitvenumedire:«Ilsteleprendrontaussi, tuleverrasfairelaculbute»,j’auraisrépondu:«Alors,c’estqu’iln’yauraplusdebonDieu!»Etill’afaite,laculbute!…Ah!lemalheureux,quiétaitsibienaucourantduvraicommerce,quiavaittoutes mes idées ! Pour une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent auxvitrinesdesmaisonslouches!…Non,voyez-vous,c’estàconfondrelaraison!

Ilbranlait la tête,sesyeuxvaguess’étaientbaissésetregardaient lesdalleshumides,uséespardesgénérationsdeclientes.

–Voulez-voussavoir?continua-t-ilàvoixplusbasse,ehbien!ilyadesmomentsoùjemesenslepluscoupable,dansnotremalheur.Oui,c’estmafaute,sinotrepauvrefilleestlà-haut,dévoréedefièvre.Est-cequejen’auraispasdûlesmariertoutdesuite,sanscéder àmonbête d’orgueil, àmon entêtement de ne point leur laisser lamaisonmoinsprospère?Maintenant,elleauraitceluiqu’elleaime,etpeut-êtreleurjeunesseàtousdeuxaccomplirait-elleicilemiraclequejen’aipassuréaliser…Maisjesuisunvieuxfou,jen’yai rien compris, jene croyaispasqu’on tombâtmaladepourdes chosespareilles…Vrai!cegarçonétaitextraordinaire:undondelavente,etuneprobité,unesimplicitédemœurs,unordreentoutessortes,enfinmonélève…

Ilrelevaitlatête,défendantencoresesidées,danscecommisquiletrahissait.Denisene put l’entendre s’accuser, et elle lui dit tout, emportée par son émotion, à le voir sihumble, les yeux pleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeur etabsolu.

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–Mononcle,nel’excusezpas,jevousenprie…Iln’ajamaisaiméGeneviève,ilseseraitenfuiplustôt,sivousaviezvouluhâterlemariage.Jeluienaiparlémoi-même;ilsavaitparfaitementquemapauvrecousinesouffraitàcausedelui,etvousvoyezbienquecelanel’apasempêchédepartir…Demandezàmatante.

Sansouvrir les lèvres,MmeBauduconfirmacesparolesd’unsignede tête.Alors, ledrapierblêmitdavantage,tandisqueleslarmesachevaientdel’aveugler.Ilbégaya:

– Ça devait être dans le sang, le père est mort l’été dernier d’avoir trop couru lagueuse.

Et,machinalement,sonregardfitletourdescoinsobscurs,passantdescomptoirsnusaux casiers pleins, puis revint se fixer sur sa femme, qui se tenait toujours droite à lacaisse,dansl’attentevainedelaclientèledisparue.

–Allons,c’estlafin,reprit-il.Ilsnousonttuénotrecommerce,etvoilàqu’unedeleurscoquinesnoustuenotrefille.

Personneneparlaplus.Leroulementdesvoitures,quiébranlaitparinstantslesdalles,passait comme une batterie funèbre de tambours, dans l’air immobile, étouffé sous leplafondbas.Et,aumilieudecettemornetristessedesvieillesboutiquesagonisantes,onentendit des coups sourds, frappés quelque part dans lamaison. C’était Geneviève quivenaitdeseréveilleretquitapaitavecunbâton,laisséprèsd’elle.

–Montonsvite,ditBaudu, se levantensursaut.Tâchede rire, ilne fautpasqu’ellesache.

Lui-même,dans l’escalier, se frottait rudement lesyeux,poureffacer la tracede seslarmes.Dèsqu’ileutouvert laporte,aupremierétage,onentenditune faiblevoix,unevoixéperdue,criant:

–Oh!jeneveuxpasêtreseule…Oh!nemelaissezpasseule…Oh!j’aipeurd’êtreseule…

Puis,quandelleaperçutDenise,Genevièvesecalma,eutunsouriredejoie.

–Vousvoilàdonc !…Comme je vous ai attendue, depuis hier ! Je croyais déjà quevousm’abandonniez,vousaussi!

C’étaitunepitié.Lachambredelajeunefilledonnaitsurlacour,unepetitechambreoù tombait une clarté livide. D’abord, les parents avaient couché la malade dans leurproprechambre,surlarue;maislavueduBonheurdesDames,enface,labouleversait,etilsavaientdûlaramenerchezelle.Là,elleétaitallongée,sifluettesouslescouvertures,qu’onnesentaitmêmepluslaformeetl’existenced’uncorps.Sesmaigresbras,brûlésdelafièvreardentedesphtisiques,avaientunperpétuelmouvementderechercheanxieuseetinconsciente ; tandis que ses cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s’être encoreépaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où agonisait ladégénérescencedernièred’unelonguefamillepousséeàl’ombre,danscettecaveduvieuxcommerceparisien.

Cependant,Denise, lecœurcrevédecommisération, laregardait.Elleneparlaitpas,depeurdelaissercoulerseslarmes.Enfin,ellemurmura:

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–Jesuisvenue toutdesuite…Si jepouvaisvousêtreutile?Vousmedemandiez…Voulez-vousquejereste?

Geneviève,l’haleinecourte,lesmainstoujourserrantesdanslesplisdelacouverture,nelaquittaitpasdesyeux.

–Non,merci,jen’aibesoinderien…Jevoulaisseulementvousembrasser.

Despleursgonflèrentsespaupières.Alors,Denise,vivement,sepencha, labaisasurlesjoues,toutefrissonnantedesesentirauxlèvreslaflammedecesjouescreuses.Maislamaladel’avaitprise,etellel’étreignait,etellelagardaitdansunembrassementdésespéré.Puis,sesregardsallèrentverssonpère.

–Voulez-vousquejereste?répétaDenise.Sivousaviezquelquechoseàfaire?

–Non,non.

Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers son père, qui demeuraitdebout,l’airhébété,lagorgeétranglée.Ilfinitparcomprendre,ilseretira,sansprononcerunmot,etl’onentenditsonpasdescendrepesammentlesmarches.

–Dites-moi,ilestaveccettefemme?demandalamaladetoutdesuite,ensaisissantlamaindesacousine,qu’ellefitasseoirauborddelacouchette.Oui,j’aivouluvousvoir,iln’yaquevouspourmedire…N’est-cepas,ilsviventensemble?

Denise,danslasurprisedecesquestions,balbutia,dutavouerlavérité,lesbruitsquicouraientaumagasin.Clara,ennuyéedecegarçonquiluitombaitsurledos,luiavaitdéjàfermésaporte ; etColomban,désolé, lapoursuivaitpartout, tâchaitd’obtenird’elleunerencontredetempsàautre,parunehumilitédechienbattu.Onassuraitqu’ilallaitentrerauLouvre.

– Si vous l’aimez tant, il peut vous revenir encore, continua la jeune fille, pourendormir lamourantedans cedernier espoir.Guérissezvite, il reconnaîtra ses fautes, ilvousépousera.

Geneviève l’interrompit.Elle avait écouté de tout son être, avecunepassionmuettequilaredressait.Maiselleretombaaussitôt.

–Non, laissez, je sais bienque c’est fini…Jenedis rien, parceque j’entendspapapleurer,etquejeneveuxpasrendremamanplusmalade.Seulement,jem’envais,voyez-vous,etsijevousappelaiscettenuit,c’étaitparcraintedem’enalleravantlejour…MonDieu!quandonpensequ’iln’estpasmêmeheureux!

Et, Denise s’étant récriée, en lui assurant que son état n’était pas si grave, elle luicoupaune seconde fois la parole, elle rejeta soudain la couvertured’ungeste chastedeviergequin’aplusrienàcacherdanslamort.Découvertejusqu’auventre,ellemurmura:

–Regardez-moidonc!…N’est-cepasfini?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si, d’un souffle, elle eûtcraintdedétruirecettenuditémisérable.C’étaitlafindelachair,uncorpsdefiancéeusédans l’attente, retourné à l’enfance grêle des premiers ans. Lentement, Geneviève serecouvrit,etellerépétait:

–Vousvoyezbien,jenesuisplusunefemme…Ceseraitmal,delevouloirencore.

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Toutesdeuxseturent.Ellesseregardaientdenouveau,netrouvantplusunephrase.CefutGenevièvequireprit:

– Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci, j’étais tourmentée dubesoin de savoir ; maintenant, je suis contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je luipardonne…Adieu,mabonneDenise.Embrassez-moibien,c’estladernièrefois.

Lajeunefillel’embrassa,enprotestant.

–Non,non,nevousfrappezdoncpas,ilvousfautdessoins,riendeplus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait, elle était sûre. Et,commesacousinesedirigeaitenfinverslaporte:

–Attendez,tapezaveccebâton,pourquepapamonte…J’aitroppeurtouteseule.

Puis,quandBaudufutlà,danscettepetitechambremorne,oùilpassaitlesheuressurunechaise,ellepritunairdegaieté,ellecriaàDenise:

–Nevenezpasdemain,c’est inutile.Mais,dimanche, jevousattends,vous resterezl’après-midiavecmoi.

Lelendemain,àsixheures,aupetitjour,Genevièveexpirait,aprèsquatreheuresd’unrâleaffreux.Cefutunsamediquetombal’enterrement,paruntempsnoir,uncieldesuiequipesait sur laville frissonnante.LeVieilElbeuf, tendudedrapblanc,éclairait la rued’unetacheblanche;etlescierges,brûlantdanslejourbas,semblaientdesétoilesnoyéesdecrépuscule.Descouronnesdeperles,ungrosbouquetderosesblanches,couvraientlecercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l’allée obscure de la maison, au ras dutrottoir,siprèsduruisseau,quelesvoituresavaientdéjàéclaboussélesdraperies.Toutlevieux quartier suait l’humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avec sa continuellebousculadedepassantssurlepavéboueux.

Dèsneufheures,Deniseétaitvenue,pour resterauprèsde sa tante.Mais, comme leconvoi allait partir, celle-ci, qui ne pleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria desuivre le corps et de veiller sur l’oncle, dont l’accablement muet, la douleur imbécileinquiétait la famille. En bas, la jeune fille trouva la rue pleine de monde. Le petitcommerceduquartiervoulaitdonnerauxBauduuntémoignagedesympathie;etilyavaitaussi, dans cet empressement, commeunemanifestation contre leBonheur desDames,quel’onaccusaitdelalenteagoniedeGeneviève.Touteslesvictimesdumonstreétaientlà, Bédoré et sœur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille frères, etDeslignièreslebimbelotier,etPiotetRivoirelesmarchandsdemeubles;mêmeMlleTatin,lalingère,etlegantierQuinette,balayésdepuislongtempsparlafaillite,s’étaientfaitundevoirdevenir,l’unedesBatignolles,l’autredelaBastille,oùilsavaientdûreprendredutravailchezlesautres.Enattendantlecorbillardqu’uneerreurattardait,cemondevêtudenoir,piétinantdans laboue, levaitdesregardsdehainesur leBonheur,dont lesvitrinesclaires, les étalages éclatants de gaieté, leur semblaient une insulte, en face du VieilElbeuf,quiattristaitdesondeuill’autrecôtédelarue.Quelquestêtesdecommiscurieuxsemontraient derrière les glaces ; mais le colosse gardait son indifférence de machinelancéeàtoutevapeur,inconscientedesmortsqu’ellepeutfaireenchemin.

DenisecherchaitdesyeuxsonfrèreJean.Ellefinitparl’apercevoirdevantlaboutiquedeBourras,oùellelerejoignitpourluirecommanderdemarcherprèsdel’oncleetdele

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soutenir, s’il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jean était grave,commetourmentéd’unepréoccupation.Cejour-là,serrédansuneredingotenoire,hommefaitàcetteheureetgagnantdesjournéesdevingtfrancs,ilsemblaitsidigneetsi triste,quesasœurenfutfrappée,carellenelesoupçonnaitpasd’aimeràcepointleurcousine.Désireused’éviter àPépédes tristesses inutiles, elle l’avait laissé chezMmeGras, en sepromettantd’allerl’ychercherl’après-midi,pourluifaireembrassersononcleetsatante.

Cependant,lecorbillardn’arrivaittoujourspas,etDenise,trèsémue,regardaitbrûlerlescierges,lorsqu’elletressaillit,ausonconnud’unevoixquiparlaitderrièreelle.C’étaitBourras. Il avait appelé d’un signe unmarchand demarrons, installé en face, dans uneétroiteguérite,prisesurlaboutiqued’unmarchanddevin,etilluidisait:

–Hein ? Vigouroux, rendez-moi ce service… Vous voyez, je retire le bouton… Siquelqu’unvenait,vousdiriezderepasser.Maisqueçanevousdérangepas,ilneviendrapersonne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les autres.Denise, gênée,avaitjetéuncoupd’œilsurlaboutique.Maintenant,ill’abandonnait,onnevoyaitplus,àl’étalage,qu’unedébandadepitoyabledeparapluiesmangésparl’airetdecannesnoiresde gaz. Les embellissements qu’il y avait faits, les peintures vert tendre, les glaces,l’enseigne dorée, tout craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide etlamentabledufaux luxe,badigeonnésurdes ruines.Pourtant,si lesanciennescrevassesreparaissaient,silestachesd’humiditéavaientrepoussésouslesdorures,lamaisontenaittoujours,entêtée,colléeauflancduBonheurdesDames,commeuneverruedéshonorante,qui,bienquegercéeetpourrie,refusaitd’entomber.

–Ah!lesmisérables,grondaBourras,ilsneveulentmêmepasqu’onl’emporte!

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d’être accroché par une voiture duBonheur,dont lespanneauxvernis filaient, jetantdans labrume leur rayonnementd’astre, au trotrapidededeuxchevauxsuperbes.EtlevieuxmarchandlançaitversDeniseuncoupd’œiloblique,allumésouslabroussailledesessourcils.

Lentement, leconvois’ébranla,pataugeantaumilieudesflaques,danslesilencedesfiacresetdesomnibusbrusquementarrêtés.Lorsque lecorpsdrapédeblanc traversa laplace Gaillon, les regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière lesglacesdugrandmagasin,oùseulesdeuxvendeusesaccouruesregardaient,heureusesdecettedistraction.Baudusuivaitlecorbillard,d’unpaslourdetmachinal;etilavaitrefuséd’un signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la queue du monde,venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait la rue Neuve-des-Petits-Champs,Robineauaccourutsejoindreaucortège,trèspâle,l’airvieilli.

ÀSaint-Roch,beaucoupdefemmesattendaient,lespetitescommerçantesduquartier,quiavaient redouté l’encombrementde lamaisonmortuaire.Lamanifestation tournaitàl’émeute ; et, lorsque, après le service, le convoi se remit enmarche, tous les hommessuivirent de nouveau, bien qu’il y eût une longue course, de la rue Saint-Honoré aucimetière Montmartre. On dut remonter la rue Saint-Roch et passer une seconde foisdevantleBonheurdesDames.C’étaituneobsession,cepauvrecorpsdejeunefilleétaitpromenéautourdugrandmagasin,commelapremièrevictimetombéesouslesballes,entemps de révolution. À la porte, des flanelles rouges claquaient au vent ainsi que des

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drapeaux, un étalage de tapis éclatait en une floraison saignante d’énormes roses et depivoinesépanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes si cuisants, lapoitrine serrée d’une telle tristesse, qu’elle n’avait plus la force de marcher. Il y eutjustementunarrêt,rueduDix-Décembre,devantleséchafaudagesdelanouvellefaçade,qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le vieux Bourras, resté enarrière, traînant la jambe, dans les rouesmêmes de la voiture où elle se trouvait seule.Jamaisiln’arriveraitaucimetière.Ilavaitlevélatête,illaregardait.Puis,ilmonta.

–Cesontmessacrésgenoux,murmurait-il.Nevousreculezdoncpas!…Est-cequec’estvousqu’ondéteste!

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait, déclarait ce diable deBaudujolimentsolide,pourallerquandmême,aprèsdetelscoupssurlecrâne.Leconvoiavait repris sa marche lente ; et, en se penchant, elle voyait en effet l’oncle s’entêterderrière lecorbillard,desonpasalourdi,quisemblait régler le trainsourdetpénibleducortège.Alors,elles’abandonnadanssoncoin,elleécouta lesparolessansfinduvieuxmarchanddeparapluies,aulongbercementmélancoliquedelavoiture.

–Si la police nedevrait pas débarrasser la voie publique !… Il y a plus dedix-huitmoisqu’ilsnousencombrent,avecleurfaçade,oùunhommes’estencoretuél’autrejour.N’importe ! lorsqu’ils voudront s’agrandir désormais, il leur faudra jeter des ponts par-dessus les rues…Onditquevousêtesdeuxmille septcentsemployésetque lechiffred’affairesatteindracentmillionscetteannée…Centmillions!monDieu!centmillions!

Denise n’avait rien à répondre. Le convoi venait de s’engager dans la rue de laChaussée-d’Antin, oùdes embarrasdevoitures l’attardaient.Bourras continua, lesyeuxvagues, comme s’il eût maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas letriompheduBonheurdesDames,maisilavouaitladéfaitedel’anciencommerce.

–CepauvreRobineauestfichu,ilaunefigured’hommequisenoie…EtlesBédoré,et les Vanpouille, ça ne tient plus debout, c’est comme moi, les jambes cassées.Deslignières crèvera d’un coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah ! noussommes tous jolis,unbeaucortègedecarcassesquenous faisonsà lachèreenfant !Çadoitêtredrôle,pourlesgensquiregardentdéfilercettequeuedefaillites…D’ailleurs,ilparaîtquelenettoyagevacontinuer.Lescoquinscréentdesrayonsdefleurs,demodes,deparfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore ? Grognet, le parfumeur de la rue deGrammont,peutdéménager,etjenedonneraispasdixfrancsdelacordonnerieNaud,rued’Antin. Le choléra souffle jusqu’à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, qui tient lesplumes et les fleurs, et Mme Chadeuil, dont les chapeaux sont pourtant connus, serontbalayés avant deux ans… Après ceux-là, d’autres, et toujours d’autres ! Tous lescommercesduquartierypasseront.Quanddescalicotssemettentàvendredessavonsetdesgaloches,ilspeuventbienavoirl’ambitiondevendredespommesdeterrefrites.Maparole,laterresedétraque!

LecorbillardtraversaitalorslaplacedelaTrinité,et,ducoindelasombrevoiture,oùDeniseécoutaitlaplaintecontinueduvieuxmarchand,bercéeautrainfunèbreduconvoi,elleputvoir,endébouchantdelaruedelaChaussée-d’Antin,lecorpsquimontaitdéjàlapente de la rue Blanche. Derrière l’oncle, à la marche aveugle et muette de bœuf

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assommé,illuisemblaitentendrelepiétinementd’untroupeauconduitàl’abattoir,toutela déconfiture des boutiques d’un quartier, le petit commerce traînant sa ruine, avec unbruitmouillé de savates, dans la boue noire de Paris.Cependant,Bourras parlait d’unevoixplussourde,commeralentieparlamontéerudedelarueBlanche.

–Moi, j’aimon compte…Mais je le tiens tout demême et je ne le lâche pas. Il aencoreperduenappel.Ah!çam’acoûtébon:prèsdedeuxansdeprocès,etlesavoués,etlesavocats!N’importe,ilnepasserapassousmaboutique,lesjugesontdécidéqu’unteltravailn’avaitpointlecaractèred’uneréparationmotivée.Quandonpensequ’ilparlaitdecréer,là-dessous,unsalondelumières,pourjugerlacouleurdesétoffesaugaz,unepiècesouterraine qui aurait relié la bonneterie à la draperie ! Et il ne dérage plus, il ne peutavaler qu’unvieuxdémoli demon espèce lui barre la route, quand tout lemonde est àgenouxdevantsonargent…Jamais! jeneveuxpas!c’estbienentendu.Possiblequejerestesurlecarreau.Depuisquej’aiàmebattrecontreleshuissiers,jesaisquelegredinrecherchemescréances,histoiresansdoutedemejouerunvilaintour.Çanefaitrien,ilditoui,jedisnon,etjedirainontoujours,tonnerredeDieu!mêmelorsquejeseraiclouéentrequatreplanches,commelapetitequis’enva,là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus vite, on entenditl’essoufflement du monde, la hâte inconsciente du cortège, pressé d’en finir. Ce queBourras ne disait pas nettement, c’était lamisère noire où il était tombé, la tête perduedanslestracasdupetitboutiquierquisombreetquis’entêtepourdurer,souslagrêledesprotêts.Denise, au courantde sa situation, rompit enfin le silence, enmurmurantd’unevoixdeprière:

–MonsieurBourras, ne faites pas leméchant davantage…Laissez-moi arranger leschoses.

Ill’interrompitd’ungesteviolent.

–Taisez-vous,çaneregardepersonne…Vousêtesunebonnepetitefille, jesaisquevous lui rendez laviedure,àcethommequivouscroyaitàvendrecommemamaison.Mais que répondriez-vous, si je vous conseillais de dire oui ?Hein ? vousm’enverriezcoucher…Ehbien!lorsquejedisnon,nemettezpasvotrenezlà-dedans.

Et,lavoitures’étantarrêtéeàlarouteducimetière,ildescenditaveclajeunefille.LecaveaudesBauduse trouvaitdans lapremièreallée, àgauche.Enquelquesminutes, lacérémoniefutterminée.Jeanavaitécartél’oncle,quiregardaitletroud’unairbéant.Laqueue du cortège se répandait parmi les tombes voisines, tous les visages de cesboutiquiers,appauvrisdesangau fondde leurs rez-de-chausséemalsains,prenaientunelaideursouffrante,sous lecielcouleurdeboue.Quandlecercueilcouladoucement,desjouesérafléesdecouperosepâlirent,desnezs’abaissèrentpincésd’anémie,despaupièresjaunesdebile,meurtriesparleschiffres,sedétournèrent.

–Nousdevrions tousnouscollerdansce trou,ditBourrasàDenise,qui était restéeprèsdelui.Cettepetite,c’estlequartierqu’onenterre…Oh!jemecomprends,l’anciencommercepeutallerrejoindrecesrosesblanchesqu’onjetteavecelle.

Deniseramenasononcleetsonfrère,dansunevoiturededeuil.Lajournéefutpourelled’unetristessenoire.D’abord,ellecommençaitàs’inquiéterdelapâleurdeJean;et,quand elle eut compris qu’il s’agissait d’une nouvelle histoire de femme, elle voulut le

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fairetaire,enluiouvrantsabourse;maisilsecouaitlatête,ilrefusait,c’étaitsérieuxcettefois,lanièced’unpâtissiertrèsriche,quin’acceptaitpasmêmedesbouquetsdeviolettes.Ensuite, l’après-midi, lorsque Denise alla chercher Pépé chez Mme Gras, celle-ci luidéclara qu’il devenait trop grand pour qu’elle le gardât davantage ; encore un tracas, ilfaudrait trouveruncollège,éloignerl’enfantpeut-être.Etelleeutenfin,enmenantPépéembrasser lesBaudu, l’âmedéchiréepar ladouleurmorneduVieilElbeuf.Laboutiqueétait fermée, l’oncle et la tante se tenaient au fondde lapetite salle, dont ils oubliaientd’allumer le gaz,malgré l’obscurité complète de cette journée d’hiver. Il n’y avait plusqu’eux,ilsdemeuraientfaceàface,danslamaisonvidéelentementparlaruine;etlamortdeleurfillecreusaitdavantagelescoinsdeténèbres,étaitcommelecraquementsuprêmequi allait faire se rompre les vieilles poutresmangées d’humidité. Sous cet écrasement,l’oncle,sanspouvoirs’arrêter,marchaittoujoursautourdelatable,desonpasduconvoi,aveugleetmuet;tandisquelatantenedisaitriennonplus,tombéesurunechaise,aveclafaceblanched’uneblessée,dontlesangs’épuisaitgoutteàgoutte.Ilsnepleurèrentmêmepas,lorsquePépémitdegrosbaiserssurleursjouesfroides.Deniseétouffaitdelarmes.

Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour causer d’un vêtementd’enfantqu’ilvoulaitlancer,unmélanged’écossaisetdezouave.Et,toutefrémissantedepitié, révoltéede tantde souffrances,elleneput secontenir ; elleosad’abordparlerdeBourras,decepauvrehommeàterrequ’onallaitégorger.Mais,aunomdumarchanddeparapluies,Mourets’emporta.Levieuxtoqué,commeill’appelait,désolaitsavie,gâtaitsontriomphe,parsonentêtementidiotànepascédersamaison,cetteignoblemasuredontlesplâtressalissaientleBonheurdesDames,leseulpetitcoinduvastepâtééchappéàlaconquête.L’affairetournaitaucauchemar;toutautrequelajeunefille,parlantenfaveurde Bourras, aurait risqué d’être jeté dehors, tellement Mouret était torturé du besoinmaladif d’abattre lamasure à coups de pied.Enfin, que voulait-on qu’il fît ? Pouvait-illaissercetasdedécombresauflancduBonheur?Ilfallaitbienqu’ildisparût,lemagasindevait passer.Tant pis pour le vieux fou ! Et il rappelait ses offres, il lui avait proposéjusqu’à centmille francs. N’était-ce pas raisonnable ? Certes, il nemarchandait pas, ildonnaitl’argentqu’onexigeait;mais,aumoins,qu’oneûtunpeud’intelligence,qu’onlelaissâtfinirsonœuvre!Est-cequ’onsemêlaitd’arrêterleslocomotives,surlescheminsde fer ? Elle l’écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que des raisons de sentiment. Lebonhomme était si vieux, on aurait pu attendre samort, une faillite le tuerait.Alors, ildéclara qu’il n’était même plus le maître d’empêcher les choses, Bourdoncle s’enoccupait, car le conseil avait résolu d’en finir. Elle n’eut rien à ajouter, malgrél’apitoiementdouloureuxdesestendresses.

Aprèsunsilencepénible,cefutMouret lui-mêmequiparladesBaudu.Ilcommençapar les plaindre beaucoup de la perte de leur fille. C’étaient de très bonnes gens, trèshonnêtes,etsurlesquelslamauvaisechances’acharnait.Puis,ilrepritsesarguments:aufond, ils avaient voulu leur malheur, on ne s’obstinait pas de la sorte dans la baraquevermouluedel’anciencommerce; riend’étonnantàceque lamaisonleur tombâtsur latête. Vingt fois, il l’avait prédit ; même elle devait se souvenir qu’il l’avait chargéed’avertir son oncle d’un désastre fatal, si ce dernier s’attardait dans des vieilleriesridicules.Etlacatastropheétaitvenue,personneaumondenel’empêcheraitmaintenant.Onnepouvaitraisonnablementexigerqu’ilseruinât,afind’épargnerlequartier.Dureste,s’ilavaiteu la foliede fermer leBonheur,unautregrandmagasinauraitpousséde lui-

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mêmeàcôté,carl’idéesoufflaitdesquatrepointsduciel,letriomphedescitésouvrièresetindustriellesétaitseméparlecoupdeventdusiècle,quiemportaitl’édificecroulantdesvieux âges. Peu à peu, Mouret s’échauffait, trouvait une émotion éloquente pour sedéfendre contre la haine de ses victimes involontaires, la clameur des petites boutiquesmoribondes, qu’il entendaitmonter autour de lui.Onnegardait pas sesmorts, il fallaitbien les enterrer ; et, d’un geste, il envoyait dans la terre, il balayait et jetait à la fossecommunelecadavredel’antiquenégoce,dontlesrestesverdisetempestésdevenaientlahontedesruesensoleilléesdunouveauParis.Non,non,iln’avaitaucunremords,ilfaisaitsimplementlabesognedesonâge,etellelesavaitbien,ellequiaimaitlavie,quiavaitlapassiondesaffaireslarges,concluesaupleinjourdelapublicité.Réduiteausilence,ellel’écoutalongtemps,elleseretira,l’âmepleinedetrouble.

Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de cauchemars, laretournait sous la couverture. Il lui semblait qu’elle était toute petite, et elle éclatait enlarmes,aufonddeleurjardindeValognes,envoyantlesfauvettesmangerlesaraignées,qui elles-mêmesmangeaient lesmouches. Était-ce donc vrai, cette nécessité de lamortengraissantlemonde,cetteluttepourlaviequifaisaitpousserlesêtressurlecharnierdel’éternelle destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant le caveau où l’on descendaitGeneviève, elle apercevait son oncle et sa tante, seuls au fond de leur salle à mangerobscure. Dans le profond silence, un bruit sourd d’écroulement traversait l’air mort :c’était la maison de Bourras qui s’effondrait, comme minée par les grandes eaux. Lesilence recommençait,plus sinistre, etunnouvelécroulement retentissait,puisunautre,puisunautre:lesRobineau,lesBédoréetsœur,lesVanpouille,craquaientets’écrasaientchacunà son tour, lepetit commerceduquartierSaint-Rochs’enallait sousunepiocheinvisible, avec de brusques tonnerres de charrettes qu’on décharge. Alors, un chagrinimmensel’éveillaitensursaut.MonDieu!quedetortures!desfamillesquipleurent,desvieillardsjetésaupavé,touslesdramespoignantsdelaruine!Etellenepouvaitsauverpersonne,etelleavaitconsciencequecelaétaitbon,qu’ilfallaitcefumierdemisèresàlasantéduParisdedemain.Aujour,ellesecalma,unegrandetristesserésignéelatenaitlesyeuxouverts, tournés vers la fenêtre dont les vitres s’éclairaient.Oui, c’était la part dusang,touterévolutionvoulaitdesmartyrs,onnemarchaitenavantquesurdesmorts.Sapeur d’être une âmemauvaise, d’avoir travaillé aumeurtre de ses proches, se fondait àprésentdansunepitiénavrée,enfacedecesmauxirrémédiables,quisontl’enfantementdouloureux de chaque génération.Elle finit par chercher les soulagements possibles, sabonté rêva longtemps aux moyens à prendre, pour sauver au moins les siens del’écrasementfinal.

Mouret, maintenant, se dressait devant elle, avec sa tête passionnée, aux yeuxcaressants. Certes, il ne lui refusait rien, elle était sûre qu’il accorderait tous lesdédommagementsraisonnables.Etsapensées’égarait,tâchaitdelejuger.Elleconnaissaitsavie,n’ignoraitpas lecalculanciendeses tendresses,sacontinuelleexploitationdelafemme,desmaîtressesprisespourfairesonchemin,etsaliaisonavecMmeDesforgesdansl’unique but de tenir le baronHartmann, et toutes les autres, lesClara de rencontre, leplaisiracheté,payé, rejetéau trottoir.Seulement,cesdébutsd’unaventurierde l’amour,dontlemagasinplaisantait,finissaientparseperdredanslecoupdegéniedecethomme,danssagrâcevictorieuse. Ilétait la séduction.Cequ’ellene luiaurait jamaispardonné,c’était son mensonge d’autrefois, sa froideur d’amant sous la comédie galante de ses

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prévenances.Maisellesesentaitsansrancune,aujourd’huiqu’ilsouffraitparelle.Cettesouffrancel’avaitgrandi.Quandellelevoyaittorturé,expiantsidurementsondédaindelafemme,illuisemblaitrachetédesesfautes.

Dèscematin-là,DeniseobtintdeMouretlescompensationsqu’ellejugeraitlégitimes,lejouroùlesBauduetlevieuxBourrassuccomberaient.Lessemainessepassèrent,elleallaitvoirsononclepresquetouslesaprès-midi,s’échappantquelquesminutes,apportantson rire, son courage de brave fille, pour égayer la sombre boutique. Sa tante surtoutl’inquiétait, elle était restée dans une stupeur blême, depuis la mort de Geneviève ; ilsemblait que sa vie s’en allât un peu à chaque heure ; et, lorsqu’on l’interrogeait, ellerépondaitd’unairétonnéqu’ellenesouffraitpas,qu’elleétaitcommeprisedesommeil,simplement. Dans le quartier, on hochait la tête : la pauvre dame ne s’ennuierait paslongtempsdesafille.

Unjour,DenisesortaitdechezlesBaudu,lorsque,audétourdelaplaceGaillon,elleentenditungrandcri.Lafouleseprécipitait,uncoupdepaniquesoufflait,ceventdepeuretdepitiéquiameutebrusquementune rue.C’étaitunomnibusàcaissebrune,unedesvoituresfaisantletrajetdelaBastilleauxBatignolles,dontlesrouespassaientsurlecorpsd’unhomme,audébouchédelarueNeuve-Saint-Augustin,devantlafontaine.Deboutsursonsiège,dansunmouvementfurieux,lecocherretenaitsesdeuxchevauxnoirs,quisecabraient;etiljurait,ils’emportaitengrosmots.

–NomdeDieu!nomdeDieu!…Faitesdoncattention,sacrémaladroit!

Maintenant, l’omnibusétaitarrêté.Lafouleentourait leblessé,unsergentdevillesetrouvait là par hasard. Toujours debout, appelant en témoignage les voyageurs del’impériale, qui s’étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, le cochers’expliquaitavecdesgestesexaspérés,lagorgeétrangléed’unecolèrecroissante.

–Onn’apasidée…Quiest-cequim’afichuunparticulierpareil?Ilétait làcommechezlui.J’aicrié,etlevoilàquisefoutsouslesroues!

Alors,unouvrier,unpeintreenbâtiment,accouruavecsonpinceaud’unedevanturevoisine,ditd’unevoixaiguë,aumilieudesclameurs:

–Netefaisdoncpasdebile!Jel’aivu,ils’estcollédessous,parbleu!…Tiens! ilapiquéunetêtecommeça.Encoreunquis’embêtait,fautcroire!

D’autresvoixs’élevèrent,ontombaitd’accordsurl’idéed’unsuicide,pendantquelesergentdevilleverbalisait.Desdames,toutespâles,descendaientvivement,emportaient,sans se retourner, l’horreur de la secousse molle dont l’omnibus leur avait remué lesentrailles,enpassantsurlecorps.Cependant,Denises’approcha,attiréeparlapitiéactive,quilafaisaitsemêlerdetouslesaccidents,deschiensécrasés,deschevauxabattus,descouvreurs tombés des toits. Et, sur le pavé, elle reconnut le malheureux, évanoui, laredingotesouilléedeboue.

–C’estM.Robineau!cria-t-elle,danssondouloureuxétonnement.

Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille. Elle donna le nom, laprofession, l’adresse.Grâceà l’énergieducocher, l’omnibusavait faituncrochet,et lesjambes seules de Robineau s’étaient trouvées engagées sous les roues. Seulement, il yavait à craindre qu’elles ne fussent rompues l’une et l’autre.Quatre hommes de bonne

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volonté transportèrent le blessé chez un pharmacien de la rue Gaillon, pendant quel’omnibusreprenaitlentementsamarche.

–NomdeDieu!ditlecocherenenveloppantseschevauxd’uncoupdefouet,j’aifaitmajournée.

DeniseavaitsuiviRobineauchezlepharmacien.Celui-ci,dansl’attented’unmédecin,qu’onnepouvaittrouver,déclaraitqu’iln’yavaitaucundangerimmédiatetquelemieuxétaitdeporterleblesséàsondomicile,puisqu’ilhabitaitlevoisinage.Unhommeétaitalléaupostedepolicedemanderunbrancard.Alors,lajeunefilleconçutlabonnepenséedepartirenavant,afindepréparerMmeRobineauàcecoupaffreux.Maiselleeuttouteslespeines dumonde à gagner la rue, au travers de la foule, qui s’écrasait devant la porte.Cettefoule,avidedemort,augmentaitdeminuteenminute;desenfants,desfemmes,sehaussaient,tenaientbondanslespousséesbrutales;etchaquenouveauvenuinventaitsonaccident,c’étaitàcetteheureunmariquel’amantdesafemmeavaitjetéparlafenêtre.

RueNeuve-des-Petits-Champs,DeniseaperçutdeloinMmeRobineausurlaportedelaspécialitédesoies.Cela luidonnaunprétextepours’arrêter,etellecausaun instant,encherchant une façon d’amortir la terrible nouvelle. Le magasin sentait le désordre etl’abandon des luttes dernières, dans un commerce qui semeurt. C’était le dénouementprévu de la grande bataille des deux soies rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé laconcurrence,àlasuited’unenouvellebaissedecinqcentimes: ilnesevendaitplusquequatre francsquatre-vingt-quinze, la soiedeGaujeanavait trouvé sonWaterloo.Depuisdeuxmois,Robineau, réduitauxexpédients,menaitunevied’enfer,pourempêcherunedéclarationdefaillite.

– J’ai vu passer votremari sur la placeGaillon,murmuraDenise, qui avait fini parentrerdanslaboutique.

Mme Robineau, dont une sourde inquiétude semblait ramener continuellement lesregardsverslarue,ditvivement:

– Ah ! tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Je l’attends, il devrait être ici. Ce matin,M.Gaujeanestvenu,etilssontsortisensemble.

Elle était toujours charmante, délicate et gaie ; mais une grossesse avancée déjà lafatiguait,ellerestaitpluseffarée,plusdépayséequejamais,danscesaffaires,auxquellessa nature tendre nemordait pas, et qui tournaientmal.Comme elle le répétait souvent,pourquoidonctoutça?neserait-cepasplusgentildevivretranquille,aufondd’unpetitlogement,oùl’onnemangeraitquedupain?

–Machèreenfant,reprit-elleavecunsourirequis’attristait,nousn’avonsrienàvouscacher…Ça ne va pas bien, mon pauvre chéri n’en dort plus. Aujourd’hui encore, ceGaujeanl’atourmenté,àproposdebilletsenretard…Jemesentaismourird’inquiétude,àêtrelàtouteseule…

Et elle retournait sur la porte, lorsque Denise l’arrêta. Au loin, celle-ci venaitd’entendreunerumeurdefoule.Elledevinalebrancardqu’onapportait,leflotdecurieuxqui n’avaient pas lâché l’accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas les motsconsolateursqu’elleauraitvoulu,elledutparler.

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–Nevousinquiétezpas,iln’yapasdedangerimmédiat…Oui,j’aivuM.Robineau,illuiestarrivéunmalheur…Onl’apporte,nevousinquiétezpas,jevousenprie.

La jeunefemmel’écoutait, touteblanche,sanscomprendrenettementencore.Larues’étaitempliedemonde,lesfiacresarrêtésjuraient,deshommesavaientposélebrancarddevantlaportedumagasin,pourouvrirlesdeuxbattantsvitrés.

–C’estunaccident,continuaitDenise,résolueàcacherlatentativedesuicide.Ilétaitsur le trottoir,et ilaglissésous lesrouesd’unomnibus…Oh ! lespiedsseulement.Onchercheunmédecin.Nevousinquiétezpas.

UngrandfrissonsecouaitMmeRobineau.Elleeutdeuxoutroiscrisinarticulés;puis,elleneparlaplus,elles’abattitprèsdubrancard,dontelleécarta les toilesdesesmainstremblantes.Leshommesquivenaientdeleporter,attendaientdevantlamaison,pourleremporter,lorsqu’onauraitenfintrouvéunmédecin.Onn’osaitplustoucheràRobineau,qui avait repris connaissance, et dont les souffrances devenaient atroces, au moindremouvement. Quand il vit sa femme, deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Ellel’avaitembrassé,etellepleurait,enleregardantdesesyeuxfixes.Danslarue,lacohuecontinuait, les visages s’entassaient comme au spectacle, avec des yeux luisants ; desouvrières, échappées d’un atelier, menaçaient d’enfoncer les glaces des vitrines, pourmieuxvoir.Afind’échapperàcette fièvredecuriosité,et jugeantd’ailleursqu’iln’étaitpas convenable de laisser le magasin ouvert, Denise eut l’idée de baisser le rideaumétallique. Elle-même alla tourner la manivelle, l’engrenage avait un cri plaintif, lesfeuilles de tôle descendaient avec lenteur, ainsi qu’une draperie lourde tombant sur ledénouementd’uncinquièmeacte.Et,lorsqu’ellerentraetqu’elleeutferméderrièreellelapetite porte ronde, elle retrouvaMme Robineau serrant toujours sonmari entre ses braséperdus,sousledemi-jourlouchequivenaitdesdeuxétoilesdécoupéesdansla tôle.Laboutique ruinée semblait glisser au néant, seules les deux étoiles luisaient sur cettecatastropherapideetbrutaledupavéparisien.Enfin,MmeRobineaurecouvralaparole.

–Oh!monchéri…oh!monchéri…oh!monchéri…

Ellenetrouvaitquecesmots,etluisuffoqua,seconfessadansunecrisederemords,enla voyant ainsi agenouillée, renversée, avec son ventre demère qui s’écrasait contre lebrancard.Lorsqu’ilnebougeaitpas,ilnesentaitqueleplombbrûlantdesesjambes.

– Pardonne-moi, j’ai dû être fou…Quand l’avoué m’a dit devant Gaujean que lesaffichesseraientposéesdemain,ilm’asembléquedesflammesdansaient,commesilesmurs avaient brûlé… Et puis, je ne me souviens plus : je descendais la rue de laMichodière,j’aicruquelesgensduBonheursefichaientdemoi,cettegrandegueusedemaisonm’écrasait…Alors,quandl’omnibusatourné,j’aisongéàLhommeetàsonbras,jemesuisjetédessous…

Lentement,Mme Robineau tomba assise sur le parquet, dans l’horreur de ces aveux.MonDieu ! ilavaitvoulumourir.Ellesaisit lamaindeDenise,quis’étaitpenchéeverselle,touteretournéeparcettescène.Leblessé,quesonémotionépuisait,venaitencoredeperdreconnaissance.Etcemédecinquin’arrivaitpas!Deuxhommesavaientdéjàbattulequartier,leconciergedelamaisons’étaitmisencampagneàsontour.

–Nevousinquiétezpas,répétaitDenisemachinalement,sanglotantelleaussi.

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Alors,MmeRobineau,assiseparterre,latêteàlahauteurdubrancard,lajouecontrelasangleoùgisaitsonmari,soulageasoncœur.

–Oh ! si je vous racontais…C’est pourmoi qu’il a voulumourir. Ilmedisait sanscesse :«Je t’aivolée, l’argentvenaitde toi.»Et, lanuit, il rêvaitdecessoixantemillefrancs,ilseréveillaitensueur,setraitaitd’incapable.Quandonn’avaitpasplusdetête,onnerisquaitpaslafortunedesautres…Voussavezqu’ilatoujourséténerveux,l’esprittourmenté. Il finissait parvoirdes chosesquime faisaientpeur, ilm’apercevait dans larue,enguenilles,mendiant,moiqu’ilaimaitsifort,qu’ildésiraitriche,heureuse…

Mais,entournantlatête,elleleretrouvalesyeuxouverts;etellecontinua,desavoixbégayante:

–Oh!monchéri,pourquoias-tufaitcela?…Tumecroisdoncbienvilaine?Va,çam’est égal, que nous soyons ruinés. Pourvu qu’on soit ensemble, on n’est pasmalheureux… Laisse-les donc tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tun’entendrasplusparlerd’eux.Tutravaillerasquandmême,tuverrascommeceserabonencore.

Son front était tombé près du visage pâle de son mari, tous deux se taisaientmaintenant, dans l’attendrissement de leur angoisse. Il y eut un silence, la boutiquesemblaitdormir,engourdieparlecrépusculeblafardquilanoyait;tandisqu’onentendait,derrièrelatôlemincedelafermeture,lefracasdelarue,laviedupleinjourpassantavecle grondement des voitures et la bousculade des trottoirs. Enfin, Denise, qui allait, àchaque minute, jeter un coup d’œil par la petite porte ouvrant sur le vestibule de lamaison,revintencriant:

–Lemédecin!

C’étaitunjeunehomme,auxyeuxvifs,queleconciergeramenait.Ilpréféravisiterleblessé avant qu’on le couchât.Une seule des jambes, la gauche, se trouvait cassée, au-dessusdelacheville.Laruptureétaitsimple,aucunecomplicationnesemblaitàcraindre.Et l’on se disposait à porter le brancard au fond, dans la chambre, lorsqueGaujean seprésenta.Ilvenaitrendrecompted’unedernièredémarche,danslaquelleduresteilavaitéchoué:ladéclarationdefailliteétaitdéfinitive.

–Quoidonc?murmura-t-il,qu’est-ilarrivé?

D’unmot,Deniselerenseigna.Alors,ilrestagêné.Robineauluiditfaiblement:

–Jenevousenveuxpas,maistoutcelaestunpeudevotrefaute.

–Dame !mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoir des reins plus solides que lesnôtres…Voussavezquejenesuisguèremieuxportantquevous.

Onsoulevaitlebrancard.Leblessétrouvaencorelaforcededire:

–Non,non,desreinsplussolidesauraientpliétoutdemême…Jecomprendsquelesvieuxentêtés,commeBourrasetBaudu,yrestent;maisnousautres,quiétionsjeunes,quiacceptions le nouveau train des choses !…Non, voyez-vous,Gaujean, c’est la fin d’unmonde.

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Onl’emporta.MmeRobineauembrassaDenise,dansunélanoùilyavaitpresquedelajoie,àêtreenfindébarrasséedutracasdesaffaires.Et,commeGaujeanseretiraitaveclajeunefille,illuiconfessaquecepauvrediabledeRobineauavaitraison.C’étaitimbéciledevouloirluttercontreleBonheurdesDames.Lui,personnellement,sesentaitperdu,s’ilnerentraitpasengrâce.Déjà,laveille,ilavaitfaitunedémarchesecrèteauprèsdeHutin,quijustementallaitpartirpourLyon.Maisildésespérait,etiltâchad’intéresserDenise,aucourantsansdoutedesapuissance.

–Mafoi ! répétait-il, tantpispour la fabrication !Onsemoqueraitdemoi, si jemeruinaisenbataillantdavantagedansl’intérêtdesautres,lorsquelesgaillardssedisputentàquifabriqueralemoinscher…MonDieu!commevousledisiezautrefois,lafabricationn’aqu’àsuivreleprogrès,parunemeilleureorganisationetdesprocédésnouveaux.Touts’arrangera,ilsuffitquelepublicsoitcontent.

Denisesouriait.Ellerépondit:

–AllezdoncdirecelaàM.Mouretlui-même…Votrevisiteluiferaplaisir,etiln’estpashommeàvoustenirrancune,sivousluioffrezseulementunbénéficed’uncentimeparmètre.

Ce fut en janvier queMme Baudu expira, par un clair après-midi de soleil. Depuisquinze jours, elle ne pouvait plus descendre à la boutique, qu’une femme de journéegardait.Elle était assise aumilieude son lit, les reins soutenus par des oreillers. Seuls,dans son visage blanc, les yeux vivaient encore ; et, la tête droite, elle les tournaitobstinémentversleBonheurdesDames,enface,àtraverslespetitsrideauxdesfenêtres.Baudu, souffrant lui-même de cette obsession, de la fixité désespérée de ces regards,voulait parfois tirer les grands rideaux. Mais, d’un geste suppliant, elle l’arrêtait, elles’entêtaitàvoir,jusqu’àsonderniersouffle.Maintenant,lemonstreluiavaittoutpris,samaison,safille;elle-mêmes’enétaitalléepeuàpeuavecleVieilElbeuf,perdantdesavieàmesurequ’ilperdaitdesaclientèle; le jouroù il râlait,ellen’avaitplusd’haleine.Quandellesesentitmourir,elleeutencorelaforced’exigerdesonmariqu’ilouvrîtlesdeux fenêtres. Il faisait doux, une nappe de gai soleil dorait le Bonheur, tandis que lachambre de l’antique logis frissonnait dans l’ombre. Mme Baudu demeurait les regardsfixes, emplis de cette vision de monument triomphal, de ces glaces limpides, derrièrelesquelles passait un galop de millions. Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis deténèbres, et lorsqu’ils s’éteignirent dans lamort, ils restèrent grands ouverts, regardanttoujours,noyésdegrosseslarmes.

Unefoisencore,toutlepetitcommerceruinéduquartier,défilaauconvoi.OnyvitlesfrèresVanpouille,blêmesdeleurséchéancesdedécembre,payéesparunsuprêmeeffortqu’ilsnepourraient recommencer.Bédoréetsœurs’appuyaitsurunecanne, travaillédetelssoucis,quesamaladied’estomacs’aggravait.Deslignièresavaiteuuneattaque,Piotet Rivoire marchaient en silence, le nez à terre, en hommes finis. Et l’on n’osaits’interroger sur les disparus, Quinette, Mlle Tatin, d’autres qui, du matin au soir,sombraient, roulés,emportés,dans le flotdesdésastres ; sanscompterRobineauallongésur son lit, avec sa jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d’un air d’intérêt, lesnouveaux commerçants atteints par la peste : le parfumeur Grognet, la modisteMme Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste, et Naud le cordonnier, encore debout, prisseulement de l’anxiété dumal qui devait les balayer à leur tour.Derrière le corbillard,

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Baudumarchaitdumêmepasdebœufassommé,dontilavaitaccompagnésafille;tandisque,aufonddelapremièrevoiturededeuil,onapercevaitlesyeuxétincelantsdeBourras,souslesbroussaillesdesessourcilsetdesescheveux,d’unblancdeneige.

Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle était brisée de soucis et defatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé au collège, et Jean la faisait courir, tellementamoureuxdelaniècedupâtissier,qu’ilavaitsuppliésasœurdelademanderenmariage.Ensuite, lamortde la tante,cescatastrophes répétées,venaientd’accabler la jeune fille.Mouret s’était de nouveaumis à sa disposition : ce qu’elle ferait pour son oncle et lesautres,seraitbienfait.Unmatinencore,elleeutunentretienaveclui,à lanouvellequeBourrasétaitjetésurlepavé,etqueBauduallaitfermerboutique.Puis,ellesortitaprèsledéjeuner,avecl’espoirdesoulageraumoinsceux-là.

DanslaruedelaMichodière,Bourrasétaitdebout,plantésurletrottoirenfacedesamaison,dontonl’avaitexpulsélaveille,àlasuited’unjolitour,unetrouvailledel’avoué:commeMouretpossédaitdescréances,ilvenaitd’obteniraisémentlamiseenfaillitedumarchanddeparapluies,puisilavaitachetécinqcentsfrancsledroitaubail,danslaventefaitepar lesyndic ;de sorteque levieillardentêté s’était laisséprendrepourcinqcentsfrancscequ’iln’avaitpasvoululâcherpourcentmille.D’ailleurs,l’architecte,quiarrivaitavecsabandededémolisseurs,avaitdûrequérirlecommissairepourlemettredehors.Lesmarchandisesétaientvendues,leschambresdéménagées;lui,s’obstinaitdanslecoinoùilcouchait, et dont on n’osait le chasser, par une pitié dernière. Même les démolisseursattaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiré les ardoises pourries, les plafondss’effondraient, lesmurs craquaient, et il restait là, sous les vieilles charpentes à nu, aumilieudesdécombres.Enfin,devantlapolice,ilétaitparti.Mais,dèslelendemainmatin,ilavaitreparusurletrottoird’enface,aprèsavoirpassélanuitdansunhôtelmeubléduvoisinage.

–MonsieurBourras,ditdoucementDenise.

Ilnel’entendaitpas,sesyeuxdeflammedévoraient lesdémolisseurs,dontlapiocheentamaitlafaçadedelamasure.Maintenant,parlesfenêtresvides,onvoyait l’intérieur,leschambresmisérables,l’escaliernoir,oùlesoleiln’avaitpaspénétrédepuisdeuxcentsans.

–Ah ! c’est vous, répondit-il enfin, quand il l’eut reconnue. Hein ? ils en font unebesogne,cesvoleurs!

Elle n’osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable de la vieille demeure, nepouvantelle-mêmedétacherlesyeuxdespierresmoisiesquitombaient.Enhaut,dansuncoinduplafonddesonanciennechambre,elleapercevaitencorelenomenlettresnoiresettremblées:Ernestine,écritaveclaflammed’unechandelle;etlesouvenirdesjoursdemisèreluirevenait,pleind’unattendrissementpourtouteslesdouleurs.Maislesouvriers,afind’abattred’uncoupunpandemuraille, avaienteu l’idéede l’attaquerà labase. Ilchancelait.

–S’ilpouvaitlesécrasertous!murmuraitBourrasd’unevoixsauvage.

Onentendituncraquementterrible.Lesouvriersépouvantéssesauvèrentdanslarue.Ens’abattant, lamurailleébranlait et emportait toute la ruine.Sansdoute, lamasurenetenaitplus,aumilieudestassementsetdesgerçures:unepousséeavaitsuffipourlafendre

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duhautenbas.Ce futunéboulementpitoyable, l’aplatissementd’unemaisonde fange,détrempéeparlespluies.Pasunecloisonnerestadebout, iln’yeutplusparterrequ’unamasdedébris,lefumierdupassétombéàlaborne.

–MonDieu!avaitcriélevieillard,commesilecoupluieûtretentidanslesentrailles.

Il demeurait béant, jamais il n’aurait cru que ce serait fini si vite. Et il regardaitl’entailleouverte,lecreuxlibreenfindansleflancduBonheurdesDames,débarrassédela verrue qui le déshonorait. C’était le moucheron écrasé, le dernier triomphe surl’obstination cuisante de l’infiniment petit, toute l’île envahie et conquise.Des passantsattroupés causaient très haut avec les démolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieillesbâtisses,bonnesàtuerlemonde.

– Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l’emmener à l’écart, vous savezqu’onnevousabandonnerapas.Ilserapourvuàtousvosbesoins…

Ilseredressa.

–Jen’aipasdebesoins…Cesonteuxquivousenvoient,n’est-cepas?Ehbien!dites-leurquelepèreBourrassaitencoretravailler,etqu’iltrouveradel’ouvrageoùilvoudra…Vrai!ceseraittropcommode,defairelacharitéauxgensqu’onassassine!

Alors,ellelesupplia.

–Jevousenprie,acceptez,nemelaissezpascechagrin.

Maisilsecouaitsatêtechevelue.

– Non, non, c’est fini, bonsoir… Vivez donc heureuse, vous qui êtes jeune, etn’empêchezpaslesvieuxdepartiravecleursidées.

Iljetaunderniercoupd’œilsurletasdesdécombres,puiss’enalla,péniblement.Ellesuivit son dos, aumilieu des bousculades du trottoir. Le dos tourna l’angle de la placeGaillon,etcefuttout.

Un instant,Denise resta immobile, lesyeuxperdus.Enfin,elleentrachezsononcle.Ledrapierétaitseul,dans laboutiquesombreduVieilElbeuf.Lafemmedeménagenevenaitquelematinetlesoir,pourfaireunpeudecuisineetpourl’aideràôteretàmettreles volets. Il passait les heures, au fondde cette solitude, sans quepersonne souvent ledérangeâtdelajournée,effaréetnetrouvantpluslesmarchandises,lorsqu’uneclienteserisquait encore.Et là, dans le silence, dans le demi-jour, ilmarchait continuellement, ilgardait lepasalourdidesesdeuils,cédantàunbesoinmaladif,àdevéritablescrisesdemarcheforcée,commes’ilavaitvouluberceretendormirsadouleur.

–Allez-vousmieux,mononcle?demandaDenise.

Ilnes’arrêtaqu’uneseconde,ilrepartit,allantdelacaisseàunangleobscur.

–Oui,oui,trèsbien…Merci.

Ellecherchaitunsujetconsolant,desparolesgaies,etn’entrouvaitpoint.

–Vousavezentenducebruit?Lamaisonestparterre.

–Tiens!c’estvrai,murmura-t-ild’unairétonné,cedevaitêtrelamaison…J’aisentilesoltrembler…Moi,cematin,enlesvoyantsurletoit,j’avaisfermémaporte.

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Etileutungestevague,pourdirequeceschosesnel’intéressaientplus.Chaquefoisqu’il revenait devant la caisse, il regardait la banquette vide, cette banquette develoursusé, où sa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuel piétinement leramenaitàl’autrebout,ilregardaitlescasiersnoyésd’ombre,danslesquelsachevaientdemoisir quelques pièces de drap. C’était la maison veuve, ceux qu’il aimait partis, soncommerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son cœurmort et son orgueilabattu,aumilieudecescatastrophes.Illevaitlesyeuxversleplafondnoir,ilécoutaitlesilencequisortaitdesténèbresdelapetitesalleàmanger,lecoinfamilialdontilaimaitautrefoisjusqu’àl’odeurenfermée.Plusunsouffledansl’antiquelogis,sonpasrégulieretpesant faisait sonner les vieux murs, comme s’il avait marché sur la tombe de sestendresses.

Enfin,Deniseabordalesujetquil’amenait.

–Mononcle,vousnepouvezresterainsi.Ilfaudraitprendreunedétermination.

Ilréponditsanss’arrêter:

– Sans doute, mais que veux-tu que je fasse ? J’ai tâché de vendre, personne n’estvenu…MonDieu!unmatin,jefermerailaboutique,etjem’enirai.

Elle savait qu’une faillite n’était plus à craindre. Les créanciers avaient préférés’entendre,devantunpareilacharnementdusort.Toutpayé,l’oncleallaitsimplementsetrouveràlarue.

–Maisqueferez-vousensuite?murmura-t-elle,cherchantunetransitionpourarriveràl’offrequ’ellen’osaitformuler.

–Jenesaispas,répondit-il.Onmeramasserabien.

Ilavaitchangésontrajet,ilmarchaitdelasalleàmangerauxvitrinesdeladevanture;et,maintenant,ilconsidéraitchaquefoisd’unregardmornecesvitrineslamentables,avecleur étalage oublié. Ses yeux ne se levaient même pas sur la façade triomphante duBonheurdesDames,dontleslignesarchitecturalesseperdaientàdroiteetàgauche,auxdeuxboutsdelarue.C’étaitunanéantissement,ilnetrouvaitpluslaforcedesefâcher.

–Écoutez,mononcle,finitpardireDeniseembarrassée,ilyauraitpeut-êtreuneplacepourvous…

Ellesereprit,ellebégaya:

–Oui,jesuischargéedevousoffriruneplaced’inspecteur.

–Oùdonc?demandaBaudu.

–MonDieu!là,enface…Cheznous…Sixmillefrancs,untravailsansfatigue.

Brusquement, il s’étaitarrêtédevantelle.Mais,au lieudes’emportercommeelle lecraignait,ildevenaittrèspâle,ilsuccombaitsousuneémotiondouloureuse,d’uneamèrerésignation.

–Enface,enface,balbutia-t-ilàplusieursreprises.Tuveuxquej’entreenface?

Deniseelle-mêmeétaitgagnéeparcetteémotion.Ellerevoyaitlalongueluttedesdeuxboutiques, elle assistait aux convois deGeneviève et deMme Baudu, elle avait sous les

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yeuxleVieilElbeufrenversé,égorgéàterreparleBonheurdesDames.Etl’idéedesononcleentrantenface,sepromenantlàencravateblanche,luifaisaitsauterlecœurdepitiéetderévolte.

–Voyons,Denise,mafille,est-cepossible?dit-ilsimplement,tandisqu’ilcroisaitsespauvresmainstremblantes.

–Non,non,mononcle!cria-t-elledansunélandetoutsonêtrejusteetbon.Ceseraitmal…Pardonnez-moi,jevousensupplie.

Ilavaitreprissamarche,sonpasébranlaitdenouveaulevidesépulcraldelamaison.Et,quandellelequitta,ilallait,ilallaittoujours,danscettelocomotionentêtéedesgrandsdésespoirsquitournentsureux-mêmes,sanspouvoirensortirjamais.

Denise,cettenuit-là, eutencoreune insomnie.Ellevenaitde toucher le fondde sonimpuissance.Même en faveur des siens, elle ne trouvait pas un soulagement. Jusqu’aubout,illuifallutassisteràl’œuvreinvincibledelavie,quiveutlamortpourcontinuellesemence.Elle ne se débattait plus, elle acceptait cette loi de la lutte ;mais son âme defemme s’emplissait d’une bonté en pleurs, d’une tendresse fraternelle, à l’idée del’humanité souffrante.Depuis des années, elle-même était prise entre les rouages de lamachine. N’y avait-elle pas saigné ? ne l’avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dansl’injure?Aujourd’huiencore,elles’épouvantaitparfois,lorsqu’ellesesentaitchoisieparla logiquedes faits.Pourquoielle, si chétive?pourquoi sapetitemainpesant tout d’uncoup si lourd, au milieu de la besogne du monstre ? Et la force qui balayait tout,l’emportaitàson tour,elledont lavenuedevaitêtreunerevanche.Mouretavait inventécettemécanique à écraser lemonde, dont le fonctionnement brutal l’indignait ; il avaitsemélequartierderuines,dépouillélesuns,tuélesautres;etelle l’aimaitquandmêmepourlagrandeurdesonœuvre,ellel’aimaitdavantageàchacundesexcèsdesonpouvoir,malgréleflotdelarmesquilasoulevait,devantlamisèresacréedesvaincus.

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XIV

LarueduDix-Décembre,touteneuve,avecsesmaisonsd’uneblancheurdecraieetlesdernierséchafaudagesdesquelquesbâtissesattardées,s’allongeaitsousunlimpidesoleildefévrier ; un flot de voitures passait, d’un large train de conquête, aumilieu de cettetrouéede lumièrequicoupait l’ombrehumideduvieuxquartierSaint-Roch;et,entre laruedelaMichodièreetlaruedeChoiseul,ilyavaituneémeute,l’écrasementd’unefoulechaufféeparunmoisderéclame,lesyeuxenl’air,bayantdevantlafaçademonumentaledu Bonheur des Dames, dont l’inauguration avait lieu ce lundi-là, à l’occasion de lagrandeexpositiondeblanc.

C’était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement d’architecture polychrome,rehausséed’or,annonçantlevacarmeetl’éclatducommerceintérieur,accrochantlesyeuxcommeungigantesqueétalagequiaurait flambédescouleurs lesplusvives.Aurez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des vitrines, la décoration restait sobre : unsoubassementenmarbrevertdemer;lespilesd’angleetlespiliersd’appuirecouvertsdemarbrenoir,dontlasévérités’éclairaitdecartouchesdorés;etleresteenglacessanstain,dans les châssis de fer, rien que des glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs desgaleries et des halls au plein jour de la rue.Mais, à mesure que les étagesmontaient,s’allumaient les tonséclatants.Lafrisedurez-de-chausséedéroulaitdesmosaïques,uneguirlande de fleurs rouges et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où étaientgravésdesnomsdemarchandises,àl’infini,ceignantlecolosse.Puis,lesoubassementdupremier étage, en briques émaillées, supportait de nouveau les glaces des larges baies,jusqu’à la frise, faite d’écussons dorés, aux armesdes villes deFrance, et demotifs enterrecuite,dont l’émail répétait les teintesclairesdusoubassement.Enfin, toutenhaut,l’entablement s’épanouissait comme la floraison ardente de la façade entière, lesmosaïques et les faïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, le zinc deschéneauxétaitdécoupéetdoré,l’acrotèrealignaitunpeupledestatues,lesgrandescitésindustriellesetmanufacturières,quidétachaientenpleincielleursfinessilhouettes.Etlescurieuxs’émerveillaientsurtoutdevantlaportecentrale,d’unehauteurd’arcdetriomphe,décoréeelleaussid’uneprofusiondemosaïques,defaïences,deterrescuites,surmontéed’un groupe allégorique dont l’or neuf rayonnait, la Femme habillée et baisée par unevoléerieusedepetitsAmours.

Vers deux heures, un piquet d’ordre dut faire circuler la foule et veiller austationnementdesvoitures.Lepalaisétaitconstruit,letempleélevéàlafoliedépensièredelamode.Ildominait,ilcouvraitunquartierdesonombre.Déjà,laplaielaisséeàsonflancparladémolitiondelamasuredeBourras,setrouvaitsibiencicatrisée,qu’onauraitvainementcherchélaplacedecetteverrueancienne;lesquatrefaçadesfilaientlelongdesquatre rues, sans une lacune, dans leur isolement superbe. Sur l’autre trottoir, depuisl’entrée de Baudu dans une maison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsiqu’unetombe,derrièrelesvoletsqu’onn’enlevaitplus;peuàpeu,lesrouesdefiacresleséclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble, flot montant de la

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publicité, qui semblait la dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce ; et, aumilieu de cette devanturemorte, salie des crachats de la rue, bariolée des guenilles duvacarmeparisien,s’étalait,commeundrapeauplantésurunempireconquis,uneimmenseaffichejaune,toutefraîche,annonçantenlettresdedeuxpiedslagrandemiseenventeduBonheurdesDames.Oneûtditquelecolosse,aprèssesagrandissementssuccessifs,prisdehonteetderépugnancepourlequartiernoir,oùilétaitnémodestement,etqu’ilavaitplus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur sesderrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveauParis.Maintenant,telquelemontraitlagravuredesréclames,ils’étaitengraissé,pareilàl’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. D’abord, aupremier plan de cette gravure, la rue du Dix-Décembre, les rues de la Michodière etMonsigny, emplies de petites figures noires, s’élargissaient démesurément, commepourdonnerpassage à la clientèledumondeentier.Puis, c’étaient lesbâtiments eux-mêmes,d’uneimmensitéexagérée,vusàvold’oiseauavecleurscorpsdetoituresquidessinaientlesgaleriescouvertes,leurscoursvitréesoùl’ondevinaitleshalls,toutl’infinidecelacde verre et de zinc luisant au soleil. Au delà, Paris s’étendait,mais un Paris rapetissé,mangé par le monstre : les maisons, d’une humilité de chaumières dans le voisinage,s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées indistinctes ; les monumentssemblaientfondre,àgauchedeuxtraitspourNotre-Dame,àdroiteunaccentcirconflexepour les Invalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu’une lentille.L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadre dédaigné, jusqu’aux hauteurs deChâtillon,jusqu’àlavastecampagne,dontleslointainsnoyésindiquaientl’esclavage.

Depuis lematin, la cohue augmentait.Aucunmagasin n’avait encore remué la villed’un tel fracasdepublicité.Maintenant, leBonheurdépensait chaqueannéeprèsde sixcent mille francs en affiches, en annonces, en appels de toutes sortes ; le nombre descatalogues envoyés allait à quatre centmille, on déchiquetait plus de centmille francsd’étoffespour leséchantillons.C’était l’envahissementdéfinitifdes journaux,desmurs,des oreilles du public, comme une monstrueuse trompette d’airain, qui, sans relâche,soufflaitauxquatrecoinsdelaterrelevacarmedesgrandesmisesenvente.Et,désormais,cette façade, devant laquelle on s’écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxebarioléetdorédebazar,sesvitrineslargesàyexposerlepoèmeentierdesvêtementsdelafemme,sesenseignesprodiguées,peintes,gravées,taillées,depuislesplaquesdemarbredu rez-de-chaussée, jusqu’aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus des toits,déroulantl’ordeleursbanderoles,etoùlenomdelamaisonselisaitenlettrescouleurdutemps, découpées sur le bleu de l’air. Pour fêter l’inauguration, on avait ajouté destrophées,desdrapeaux;chaqueétagesetrouvaitpavoisédebannièresetd’étendardsauxarmesdesprincipalesvillesdeFrance;tandisque,toutenhaut,lespavillonsdespeuplesétrangers,hissésàdesmâts,battaientauventduciel.Enbas,enfin,l’expositiondeblancprenait, au fond des vitrines, une intensité de ton aveuglante. Rien que du blanc, untrousseaucompletetunemontagnededrapsdelitàgauche,desrideauxenchapelleetdespyramidesdemouchoirsàdroite,fatiguaientleregard;et,entreles«pendus»delaporte,des pièces de toile, de calicot, de mousseline, tombant en nappe, pareilles à deséboulements de neige, étaient plantées debout des gravures habillées, des feuilles decarton bleuâtre, où une jeune mariée et une dame en toilette de bal, toutes deux degrandeur naturelle, vêtues de vraies étoffes, dentelle et soie, souriaient de leurs figures

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peintes.Uncercledebadaudssereformaitsanscesse,undésirmontaitdel’ébahissementdelafoule.

Cequiameutaitencore lacuriositéautourduBonheurdesDames,c’étaitunsinistredontParisentiercausait,l’incendiedesQuatreSaisons,legrandmagasinqueBouthemontavaitouvertprèsdel’Opéra,depuistroissemainesàpeine.Lesjournauxdébordaientdedétails : le feu mis par une explosion de gaz pendant la nuit, la fuite épouvantée desvendeusesenchemise,l’héroïsmedeBouthemontquienavaitsauvécinqsursesépaules.Dureste,lespertesénormessetrouvaientcouvertes,etlepubliccommençaitàhausserlesépaules,endisantquelaréclameétaitsuperbe.Mais,pourlemoment,l’attentionrefluaitversleBonheur,enfiévréedeshistoiresquicouraient,occupéejusqu’àl’obsessiondecesbazars dont l’importance prenait une si large place dans la vie publique. Toutes leschances,ceMouret!Parissaluaitsonétoile,accouraitlevoirdebout,puisquelesflammesmaintenantsechargeaientdebalayeràsespiedslaconcurrence;etl’onchiffraitdéjàlesgainsdelasaison,onestimaitleflotélargidecohuequ’allaitfairecouler,soussaporte,lafermetureforcéedelamaisonrivale.Uninstant,ilavaitéprouvédesinquiétudes,troublédesentircontreluiunefemme,cetteMmeDesforges,àlaquelleildevaitunpeusafortune.LedilettantismefinancierdubaronHartmann,mettantdel’argentdanslesdeuxaffaires,l’énervait aussi. Puis, il était surtout exaspéré de n’avoir pas eu une idée géniale deBouthemont:cebonvivantnevenait-ilpasdefairebénirsesmagasinsparlecurédelaMadeleine, suivi de tout son clergé ! une cérémonie étonnante, une pompe religieusepromenéedelasoierieàlaganterie,Dieutombédanslespantalonsdefemmeetdanslescorsets ; ce qui n’avait pas empêché le tout de brûler, mais ce qui valait un milliond’annonces, tellement le coup était porté sur la clientèle mondaine. Mouret, depuis cetemps,rêvaitd’avoirl’archevêque.

Cependant, trois heures sonnaient à l’horloge qui surmontait la porte. C’étaitl’écrasement de l’après-midi, près de centmille clientes s’étouffant dans les galeries etdans les halls.Dehors, des voitures stationnaient, d’un bout à l’autre de la rue duDix-Décembre ; et, du côté de l’Opéra, une autremasse profondeoccupait le cul-de-sac, oùdevait s’amorcer la futureavenue.Desimples fiacressemêlaientauxcoupésdemaître,les cochers attendaientparmi les roues, les rangéesde chevauxhennissaient, secouaientlesétincellesdeleursgourmettes,alluméesdesoleil.Sanscesse,lesqueuesserefaisaient,aumilieudesappelsdesgarçons,delapousséedesbêtes,qui,d’elles-mêmes,serraientlafile, tandis que des voitures nouvelles, continuellement, s’ajoutaient aux autres. Lespiétonss’envolaientsurlesrefugesparbandeseffarouchées,lestrottoirsétaientnoirsdemonde,danslaperspectivefuyantedelavoielargeetdroite.Etuneclameurmontaitentrelesmaisonsblanches, ce fleuvehumain roulait sous l’âmedeParis épandue, un souffleénormeetdoux,dontonsentaitlacaressegéante.

Devant une vitrine,Mme deBoves, accompagnée de sa filleBlanche, regardait avecMmeGuibalunétalagedecostumesmi-confectionnés.

– Oh ! voyez donc, dit-elle, ces costumes de toile, pour dix-neuf francs soixante-quinze!

Dans leurs cartons carrés, les costumes,nouésd’une faveur, étaientpliésde façonàprésenterlesgarnituresseules,brodéesdebleuetderouge;et,occupantl’angledechaque

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carton,unegravuremontraitlevêtementtoutfait,portéparunejeunepersonneauxairsdeprincesse.

–MonDieu !çanevautpasdavantage,murmuraMmeGuibal.Devraies loques,dèsqu’onaçadanslamain!

Maintenant, elles étaient intimes, depuis queM. de Boves restait dans un fauteuil,clouépardesaccèsdegoutte.Lafemmesupportait lamaîtresse,préférantencorequelachoseeûtlieuchezelle,carelleygagnaitunpeud’argentdepoche,dessommesquelemariselaissaitvoler,ayantlui-mêmebesoindetolérance.

–Ehbien!entrons,repritMmeGuibal.Ilfautvoir leurexposition…Est-cequevotregendrenevousapasdonnérendez-vouslà-dedans?

Mme de Boves ne répondit pas, les regards perdus, l’air absorbé par la queue desvoitures,qui,uneàune,s’ouvraientetlâchaienttoujoursdesclientes.

–Si,ditenfinBlanchedesavoixmolle.Pauldoitnousprendreversquatreheuresdanslasalledelecture,aprèssasortieduministère.

Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suite d’un congé de troissemaines,passédansleMidi,venaitderentreràsonposte.Lajeunefemmeavaitdéjàlacarruredesamère,lachairsouffléeetcommeépaissieparlemariage.

–Mais c’estMmeDesforges, là-bas ! s’écria la comtesse, les yeux sur un coupé quis’arrêtait.

– Oh ! croyez-vous ? murmura Mme Guibal. Après toutes ces histoires… Elle doitencorepleurerl’incendiedesQuatreSaisons.

C’était bien Henriette pourtant. Elle aperçut ces dames, elle s’avança d’un air gai,cachantsadéfaitesousl’aisancemondainedesesmanières.

–MonDieu ! oui, j’ai voulume rendre compte. Il vautmieux savoir par soi-même,n’est-cepas?…Oh!noussommestoujoursbonsamisavecM.Mouret,bienqu’onledisefurieux, depuis que jeme suis intéressée à cettemaison rivale…Moi, il n’y a qu’unechose que je ne lui pardonne pas, c’est d’avoir poussé à ce mariage, vous savez ? ceJoseph,avecmaprotégée,MlledeFontenailles…

–Comment!c’estfait?interrompitMmedeBoves.Quellehorreur!

–Oui,machère,etuniquementpourmettreletalonsurnous.Jeleconnais,ilavouludirequenosfillesdumondenesontbonnesqu’àépousersesgarçonsdemagasin.

Elles’animait.Toutesquatredemeuraientsurletrottoir,aumilieudesbousculadesdel’entrée.Peuàpeu,cependant,leflotlesprenait;etellesn’eurentqu’às’abandonneraucourant,ellespassèrentlaportecommesoulevées,sansenavoirconscience,causantplusfort pour s’entendre.Maintenant, elles se demandaient des nouvelles deMmeMarty.OnracontaitquelepauvreM.Marty,àlasuitedeviolentesscènesdeménage,venaitd’êtrefrappédudéliredesgrandeurs : il puisait à pleinesmains dans les trésors de la terre, ilvidaitlesminesd’or,chargeaitdestombereauxdediamantsetdepierreries.

–Pauvrebonhomme!ditMmeGuibal,luitoujourssirâpé,avecsonhumilitédecoureurdecachet!…Etlafemme?

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–Ellemangeunoncle,àprésent,réponditHenriette,unvieuxbravehommed’oncle,quis’estretiréchezelle,aprèssonveuvage…D’ailleurs,elledoitêtreici,nousallonslavoir.

Unesurprise immobilisacesdames.Devantelles,s’étendaient lesmagasins, lesplusvastesmagasinsdumonde,commedisaientlesréclames.Àcetteheure,lagrandegaleriecentraleallaitdeboutenbout,ouvraitsur la rueduDix-Décembreetsur la rueNeuve-Saint-Augustin ; tandisque,àdroiteetàgauche,pareillesauxbas-côtésd’uneéglise, lagalerieMonsigny et la galerieMichodière, plus étroites, filaient elles aussi le long desdeuxrues,sansuneinterruption.Deplaceenplace,leshallsélargissaientdescarrefours,aumilieudelacharpentemétalliquedesescalierssuspendusetdespontsvolants.Onavaitretourné la disposition intérieure : maintenant, les soldes étaient sur la rue du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterie occupait, au fond, le hall Saint-Augustin ; et du nouveau vestibule d’honneur, lorsqu’on levait les yeux, on apercevaittoujourslaliterie,déménagéed’uneextrémitéàl’autredusecondétage.Lechiffreénormedes rayonsmontait au nombre de cinquante ; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés cejour-là;d’autres,devenustropimportants,avaientdûêtresimplementdédoublés,afindefaciliterlavente;et,devantcetaccroissementcontinudesaffaires,lepersonnellui-même,pourlanouvellesaison,venaitd’êtreportéàtroismillequarante-cinqemployés.

Cequi arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieuxde la grande expositiondeblanc.Autourd’elles,d’abord, ilyavait levestibule,unhallauxglacesclaires,pavédemosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeriess’enfonçaient,dansuneblancheuréclatante,uneéchappéeboréale, touteunecontréedeneige,déroulantl’infinidessteppestenduesd’hermine,l’entassementdesglaciersalluméssouslesoleil.Onretrouvaitleblancdesvitrinesdudehors,maisavivé,colossal,brûlantd’unboutàl’autredel’énormevaisseau,aveclaflambéeblanched’unincendieenpleinfeu.Rienquedublanc,touslesarticlesblancsdechaquerayon,unedébauchedeblanc,unastreblancdont le rayonnement fixeaveuglaitd’abord,sansqu’onpûtdistinguer lesdétails,aumilieudecetteblancheurunique.Bientôtlesyeuxs’accoutumaient:àgauche,lagalerieMonsignyallongeaitlespromontoiresblancsdestoilesetdescalicots,lesrochesblanchesdesdrapsdelit,desserviettes,desmouchoirs;tandisquelagalerieMichodière,àdroite,occupéeparlamercerie,labonneterieetleslainages,exposaitdesconstructionsblanchesenboutonsdenacre,ungranddécorbâtiavecdeschaussettesblanches,touteunesallerecouvertedemolletonblanc,éclairéeauloind’uncoupdelumière.Maislefoyerdeclartérayonnaitsurtoutdelagaleriecentrale,auxrubansetauxfichus,àlaganterieetàlasoie.Lescomptoirsdisparaissaientsousleblancdessoiesetdesrubans,desgantsetdesfichus.Autourdescolonnettesdefer,s’élevaientdesbouillonnésdemousselineblanche,nouésdeplaceenplacepardesfoulardsblancs.Lesescaliersétaientgarnisdedraperiesblanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes,entouraientleshalls,jusqu’ausecondétage;etcettemontéedublancprenaitdesailes,sepressaitetseperdait,commeuneenvoléedecygnes.Puis,leblancretombaitdesvoûtes,unetombéededuvet,unenappeneigeuseenlargesflocons:descouverturesblanches,descouvre-piedsblancs,battaient l’air,accrochés,pareilsàdesbannièresd’église ;de longsjets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, aubourdonnement immobile ; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient commedes fils de laVierge par un ciel d’été, emplissaient l’air de leur haleine blanche. Et la

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merveille,l’auteldecettereligiondublanc,était,au-dessusducomptoirdessoieries,dansle grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Lesmousselines,lesgazes,lesguipuresd’art,coulaientàflotslégers,pendantquedestullesbrodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d’argent, servaient de fond àcettedécorationgéante,quitenaitdutabernacleetdel’alcôve.Onauraitditungrandlitblanc,dontl’énormitévirginaleattendait,commedansleslégendes,laprincesseblanche,cellequidevaitvenirunjour,toute-puissante,aveclevoileblancdesépousées.

–Oh!extraordinaire!répétaientcesdames.Inouï!

Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que chantaient les étoffes de lamaisonentière.Mouretn’avaitencorerienfaitdeplusvaste,c’était lecoupdegéniedesonartde l’étalage.Sous l’écroulementdecesblancheurs,dans l’apparentdésordredestissus,tombéscommeauhasarddescaseséventrées,ilyavaitunephraseharmonique,leblancsuivietdéveloppédanstoussestons,quinaissait,grandissait,s’épanouissait,avecl’orchestrationcompliquéed’unefuguedemaître,dontledéveloppementcontinuemportelesâmesd’unvolsanscesseélargi.Rienquedublanc,etjamaislemêmeblanc,touslesblancs,s’enlevantlesunssurlesautres,s’opposant,secomplétant,arrivantàl’éclatmêmedelalumière.Celapartaitdesblancsmatsducalicotetdelatoile,desblancssourdsdelaflanelleetdudrap;puis,venaientlesvelours,lessoies,lessatins,unegammemontante,leblanc peu à peu allumé, finissant en petites flammes aux cassures des plis ; et le blancs’envolait avec la transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec lesmousselines,lesguipures,lesdentelles,lestullessurtout,silégers,qu’ilsétaientcommelanoteextrêmeetperdue ; tandisque l’argentdespiècesde soieorientale chantait leplushaut,aufonddel’alcôvegéante.

Cependant,lesmagasinsvivaient,dumondeassiégeaitlesascenseurs,ons’écrasaitaubuffetetausalondelecture,toutunpeuplevoyageaitaumilieudecesespacescouvertsdeneige. Et la foule paraissait noire, on eût dit les patineurs d’un lac de Pologne, endécembre.Aurez-de-chaussée,ilyavaitunehouleassombrie,agitéed’unreflux,oùl’onne distinguait que les visages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures descharpentesdefer,lelongdesescaliers,surlespontsvolants,c’étaitensuiteuneascensionsansfindepetitesfigures,commeégaréesaumilieudepicsneigeux.Unechaleurdeserre,suffocante,surprenait,enfacedeceshauteursglacées.Lebourdonnementdesvoixfaisaitunbruit énormede fleuvequi charrie.Auplafond, les ors prodigués, les vitres nielléesd’or et les rosacesd’or semblaientuncoupde soleil, luisant sur lesAlpesde lagrandeexpositiondeblanc.

–Voyons,ditMmedeBoves,ilfautpourtantavancer.Nousnepouvonsresterlà.

Depuisqu’elle était entrée, l’inspecteur Jouve,deboutprèsde laporte,ne laquittaitpasdesyeux.Lorsqu’elleseretourna,leursregardsserencontrèrent.Puis,commeelleseremettait en marche, il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin, sans paraîtres’occuperd’elledavantage.

–Tiens!ditMmeGuibal,ens’arrêtantencoredevantlapremièrecaisse,aumilieudespoussées,c’estuneidéegentille,cesviolettes!

ElleparlaitdelanouvelleprimeduBonheur,uneidéedeMouretdontilmenaittapagedanslesjournaux,depetitsbouquetsdeviolettesblanches,achetésparmilliersàNiceet

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distribuésàtouteclientequifaisaitlemoindreachat.Prèsdechaquecaisse,desgarçonsen livrée délivraient la prime, sous la surveillance d’un inspecteur. Et, peu à peu, laclientèlesetrouvaitfleurie,lesmagasinss’emplissaientdecesnocesblanches,touteslesfemmespromenaientunparfumpénétrantdefleur.

–Oui,murmuraMmeDesforgesd’unevoixjalouse,l’idéeestbonne.

Mais,aumomentoùcesdamesallaients’éloigner,ellesentendirentdeuxvendeursquiplaisantaientsurlesviolettes.Ungrandmaigres’étonnait:çasefaisaitdonc,cemariagedupatronaveclapremièredescostumes?tandisqu’unpetitgrasrépondaitqu’onn’avaitjamaissu,maisquelesfleurstoutdemêmeétaientachetées.

–Comment!ditMmedeBoves,M.Mouretsemarie?

–C’est lapremièrenouvelle, réponditHenriettequi jouait l’indifférence.Dureste, ilfautbienfinirparlà.

La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvelle amie.Maintenant, toutes deuxcomprenaient pourquoiMme Desforges était venue au Bonheur des Dames, malgré lesbataillesdelarupture.Sansdoute,ellecédaitaubesoininvincibledevoiretdesouffrir.

–Jeresteavecvous,luiditMmeGuibal,dontlacuriosités’éveillait.NousretrouveronsMmedeBovesausalondelecture.

– Eh bien ! c’est cela, déclara celle-ci. Moi, j’ai affaire au premier… Viens-tu,Blanche?

Et ellemonta, suiviede sa fille, pendantque l’inspecteur Jouve, toujours à sa suite,allait prendre un escalier voisin, pour ne pas attirer son attention. Les deux autres seperdirentdanslafoulecompactedurez-de-chaussée.

Touslescomptoirs,aumilieudesbousculadesdelavente,necausaientunefoisencoreque des amours du patron. L’aventure, qui, depuis des mois, occupait les commisenchantésdelalonguerésistancedeDenise,venaittoutd’uncoupd’aboutiràunecrise:onavaitapprislaveillequelajeunefillequittaitleBonheur,malgrélessupplicationsdeMouret,enprétextantungrandbesoinderepos.Etlesavisétaientouverts:partirait-elle?nepartirait-ellepas?Derayonàrayon,onpariaitcentsous,pourledimanchesuivant.Lesmalinsmettaientundéjeunersurlacartedumariagefinal;pourtant, lesautres,ceuxquicroyaientaudépart,nerisquaientpasnonplusleurargentsansdebonnesraisons.Àcoupsûr,lademoiselleavaitlaforced’unefemmeadoréequiserefuse;maislepatron,desoncôté, était fort de sa richesse, de son heureux veuvage, de son orgueil qu’une exigencedernière pouvait exaspérer.Du reste, les uns comme les autres, tombaient d’accord quecettepetitevendeuseavaitmenél’affaireaveclascienced’unerouéedegénie,etqu’ellejouaitlapartiesuprême,enluimettantainsilemarchéàlamain.Épouse-moi,oujem’envais.

Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. Elle n’avait jamais eu ni uneexigenceniuncalcul.Etlasituationquiladécidaitaudépart,étaitjustementrésultéedesjugements qu’on portait sur sa conduite, à sa continuelle surprise. Est-ce qu’elle avaitvoulu toutcela?est-cequ’ellesemontrait rusée,coquette,ambitieuse?Elle était venuesimplement, elle s’étonnait la première qu’on pût l’aimer ainsi. Aujourd’hui encore,pourquoi voyait-on une habileté dans sa résolution de quitter le Bonheur ? C’était si

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naturelpourtant !Elle en arrivait à unmalaisenerveux, àdes angoisses intolérables, aumilieudescomméragessanscesserenaissantsde lamaison,desbrûlantesobsessionsdeMouret,descombatsqu’elleavaità livrercontreelle-même ;etellepréféraits’éloigner,prisedelapeurdecéderunjouretdeleregretterensuitetoutesonexistence.S’ilyavaitlà une tactique savante, elle l’ignorait, elle se demandait avecdésespoir comment faire,pour n’avoir pas l’air d’être une coureuse de maris. L’idée d’un mariage l’irritaitmaintenant,elleétaitdécidéeàdirenonencore,nontoujours,danslecasoùilpousseraitla folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. La nécessité de la séparation lamettait enlarmes;maiselleserépétait,avecsongrandcourage,qu’illefallait,qu’ellen’auraitplusdereposnidejoie,sielleagissaitautrement.

LorsqueMouret reçut sadémission, il restamuet et comme froid,dans l’effortqu’ilfaisait pour se contenir. Puis, il déclara sèchement qu’il lui accordait huit jours deréflexion,avantdeluilaissercommettreunepareillesottise.Auboutdeshuitjours,quandellerevintsurcesujet,enexprimantlavolontéformelledes’enalleraprèslagrandemiseen vente, il ne s’emporta pas davantage, il affecta de parler raison : elle manquait safortune,elleneretrouveraitnullepartlapositionqu’elleoccupaitchezlui.Avait-elledoncuneautreplaceenvue?ilétaittoutprêtàluidonnerlesavantagesqu’elleespéraitobtenirailleurs. Et la jeune fille ayant répondu qu’elle n’avait pas cherché de place, qu’ellecomptaitsereposerd’abordunmoisàValognes,grâceauxéconomiesdéjàfaitesparelle,il demanda ce qui l’empêcherait de rentrer ensuite au Bonheur, si le soin de sa santél’obligeaitseulàensortir.Ellesetaisait,torturéeparcetinterrogatoire.Alors,ils’imaginaqu’elleallait retrouverunamant,unmaripeut-être.Ne luiavait-ellepasavoué,unsoir,qu’elleaimaitquelqu’un?Depuiscemoment,ilportaitenpleincœur,enfoncécommeuncouteau, cet aveuarrachédansuneheurede trouble.Et, si cethommedevait l’épouser,elleabandonnaittoutpourlesuivre:celaexpliquaitsonobstination.C’étaitfini,ilajoutasimplementdesavoixglacéequ’ilne laretenaitplus,puisqu’ellenepouvait luiconfierles vraies causes de son départ. Cette conversation dure, sans colère, la bouleversadavantagequelascèneviolentedontelleavaitpeur.

PendantlasemainequeDenisedutpasserencoreaumagasin,Mouretgardasapâleurrigide.Quandiltraversaitlesrayons,ilaffectaitdenepaslavoir;jamaisiln’avaitsembléplusdétaché,plusenfoncédans le travail ;et lesparis recommencèrent, lesbravesseulsosaientrisquerundéjeunersurlacartedumariage.Cependant,souscettefroideur,sipeuhabituellechez lui,Mouret cachaitunecriseaffreused’indécisionetde souffrance.Desfureursluibattaientlecrâned’unflotdesang:ilvoyaitrouge,ilrêvaitdeprendreDenised’uneétreinte,delagarder,enétouffantsescris.Ensuite,ilvoulaitraisonner,ilcherchaitdes moyens pratiques, pour l’empêcher de franchir la porte ; mais il butait sans cessecontre son impuissance, avec la rage de sa force et de son argent inutiles. Une idée,cependant,grandissaitaumilieudeprojetsfous,s’imposaitpeuàpeu,malgrésesrévoltes.AprèslamortdeMmeHédouin,ilavaitjurédenepasseremarier,tenantd’unefemmesapremièrechance, résoludésormais à tirer sa fortunede toutes les femmes.C’était, chezlui, commechezBourdoncle, une superstition, que ledirecteurd’unegrandemaisondenouveautés devait être célibataire, s’il voulait garder sa royauté de mâle sur les désirsépandus de son peuple de clientes : une femme introduite changeait l’air, chassait lesautres,enapportantsonodeur.Etilrésistaitàl’invinciblelogiquedesfaits,ilpréféraitenmourirquedecéder,prisdesoudainescolèrescontreDenise,sentantbienqu’elleétaitla

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revanche, craignant de tomber vaincu sur ses millions, brisé comme une paille parl’éternelféminin,lejouroùill’épouserait.Puis,lentement,ilredevenaitlâche,ildiscutaitses répugnances : pourquoi trembler ? elle était si douce, si raisonnable, qu’il pouvaits’abandonneràellesanscrainte.Vingtfoisparheure,lecombatrecommençaitdanssonêtre ravagé. L’orgueil irritait la plaie, il achevait de perdre son peu de raison, lorsqu’ilsongeaitque,mêmeaprèscettesoumissiondernière,ellepouvaitdirenon,toujoursnon,sielleaimaitquelqu’un.Lematindelagrandemiseenvente,iln’avaitencoreriendécidé,etDenisepartaitlelendemain.

Justement,lorsqueBourdoncle,cejour-là,entradanslecabinetdeMouret,verstroisheures,selonsonhabitude,illesurpritlescoudessurlebureau,lespoingssurlesyeux,tellementabsorbé,qu’ildutletoucheràl’épaule.Mouretlevasafacemouilléedelarmes,tousdeuxseregardèrent,leursmainssetendirent,etilyeutuneétreintebrusque,entreceshommes qui avaient livré ensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois,l’attitudedeBourdoncles’étaitdurestecomplètementmodifiée:ilpliaitdevantDenise,ilpoussaitmêmesourdementlepatronaumariage.Sansdoute,ilmanœuvraitainsipournepasêtrebalayéparuneforcequ’il reconnaissaitmaintenantcommesupérieure.Maisonaurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveil d’une ambition ancienne,l’espoireffrayéetpeuàpeuélargidemangeràsontourMouret,devantlequelilavaitsilongtemps courbé l’échine. Cela était dans l’air de la maison, dans cette bataille pourl’existence,dontlesmassacrescontinuschauffaientlaventeautourdelui.Ilétaitemportépar le jeude lamachine,prisde l’appétitdesautres,de lavoracitéqui,debasenhaut,jetaitlesmaigresàl’exterminationdesgras.Seule,unesortedepeurreligieuse,lareligionde la chance, l’avait empêché jusque-là de donner son coup demâchoire. Et le patronredevenaitenfant,glissaitàunmariage imbécile,allait tuersachance,gâtersoncharmesur la clientèle. Pourquoi l’en aurait-il détourné ? lorsqu’il pourrait ensuite ramasser siaisément la successionde cet homme fini, tombé auxbras d’une femme.Aussi était-ceavecl’émotiond’unadieu,lapitiéd’unevieillecamaraderie,qu’ilserraitlesmainsdesonchef,enrépétant:

–Voyons,ducourage,quediable!…Épousez-la,etquecelafinisse.

DéjàMouretavaithontedesaminuted’abandon.Ilseleva,ilprotesta.

–Non,non,c’esttropbête…Venez,nousallonsfairenotretourdanslesmagasins.Çamarche,n’est-cepas?Jecroisquelajournéeseramagnifique.

Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l’après-midi, au milieu des rayonsencombrés de foule. Bourdoncle coulait vers lui des regards obliques, inquiet de cetteénergiedernière,l’étudiantauxlèvres,pourysurprendrelesmoindresplisdedouleur.

Lavente,eneffet,jetaitsonfeu,dansuntraind’enfer,dontlamaisontremblait,d’unesecoussedegrandnavirefilantàpleinemachine.AucomptoirdeDenise,s’étouffaitunecohue de mères, traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sous lesvêtementsqu’on leur essayait.Le rayonavait sorti tous ses articlesblancs, et c’était là,comme partout, une débauche de blanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d’Amoursfrileux:despaletotsendrapblanc,desrobesenpiqué,ennansouk,encachemireblanc,desmatelotsetjusqu’àdeszouavesblancs.Aumilieu,pourledécoretbienquelasaisonnefûtpasvenue,setrouvaitunétalagedecostumesdepremièrecommunion,larobeetle

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voiledemousselineblanche,lessouliersdesatinblanc,unefloraisonjaillissante,légère,qui plantait là comme un bouquet énorme d’innocence et de ravissement candide.Mme Bourdelais, devant ses trois enfants, assis par rang de taille,Madeleine, Edmond,Lucien,sefâchaitcontrecedernier,lepluspetit,parcequ’ilsedébattait,tandisqueDenises’efforçaitdeluipasserunejaquettedemousselinedelaine.

–Tiens-toidonctranquille!…Vousnepensezpas,mademoiselle,qu’ellesoitunpeuétroite?

Et,avecsonregardclairdefemmequ’onnetrompepas,elleétudiaitl’étoffe,jugeaitlafaçon,retournaitlescoutures.

–Non,ellevabien, reprit-elle.C’est touteuneaffaire,quand il fauthabillercepetitmonde…Maintenant,ilmefaudraitunmanteaupourcettegrandefille.

Deniseavaitdûsemettreàlavente,danslaprised’assautdurayon.Ellecherchaitlemanteaudemandé,lorsqu’elleeutunlégercridesurprise.

–Comment!c’esttoi!qu’ya-t-ildonc?

Son frère Jean, lesmains embarrassées d’un paquet, se trouvait devant elle. Il étaitmariédepuishuitjours,etlesamedi,safemme,unepetitebruned’unvisagetourmentéetcharmant,avait faitune longuevisiteauBonheurdesDames,pourdesachats.Le jeuneménage devait accompagnerDenise àValognes : un vrai voyage de noces, unmois devacancesdanslessouvenirsd’autrefois.

–Imagine-toi,répondit-il,queThérèseaoubliéunefouled’affaires.Ilyadeschosesàchanger, d’autres à prendre…Alors, comme elle est pressée, elle m’a envoyé avec cepaquet…Jevaist’expliquer…

Maisellel’interrompit,enapercevantPépé.

–Tiens!Pépéaussi!etlecollège?

– Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n’ai pas eu le courage de lereconduire.Ilrentreracesoir…LepauvreenfantestasseztristederesterenferméàParis,lorsquenousnouspromèneronslà-bas.

Denise leur souriait,malgré son tourment. Elle confiaMme Bourdelais à une de sesvendeuses,ellerevintverseux,dansuncoindurayon,quiheureusementsedégarnissait.Lespetits,ainsiqu’ellelesnommaitencore,étaientàcetteheuredegrandsgaillards.Pépé,àdouzeans,ladépassaitdéjà,plusgrosqu’elle,toujoursmuetetvivantdecaresses,d’unedouceur câline dans sa tunique de collégien ; tandis que Jean, carré des épaules, ladominantdetoutelatête,gardaitsabeautédefemme,avecsachevelureblonde,envoléesous le coupdevent desouvriers artistes.Et elle, restéemince, pasplusgrossequ’unemauviette, comme elle disait, conservait entre eux son autorité inquiète de mère, lestraitaitengaminsqu’ilfautsoigner,reboutonnantlaredingotedeJeanpourqu’iln’eûtpasl’aird’uncoureur,s’assurantquePépéavaitunmouchoirpropre.Cejour-là,quandellevitlesyeuxgrosdecedernier,ellelesermonnadoucement.

–Soisraisonnable,monpetit.Onnepeutpasinterrompretesétudes.Jet’emmèneraiauxvacances…As-tuenviedequelquechose,hein?Tupréfèresquejetelaissedessous,peut-être.

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Puis,ellerevintversl’autre.

–Aussi,toi,petit,tuluimonteslatête,tuluifaiscroirequenousallonsnousamuser!…Tâchezdoncd’avoirunpeuderaison.

Elleavaitdonnéàl’aînéquatremillefrancs,lamoitiédeseséconomies,pourqu’ilpûtinstaller sonménage. Le cadet lui coûtait gros au collège, tout son argent allait à eux,commeautrefois.Ilsétaientsaseuleraisondevivreetdetravailler,puisque,denouveau,ellejuraitdenesemarierjamais.

– Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d’abord, dans ce paquet, le paletot havane queThérèse…

Maisils’arrêta,etDeniseensetournantpourvoircequil’intimidait,aperçutMouretdebout derrière eux.Depuis un instant, il la regardait faire sonménage de petitemère,entre lesdeuxgaillards, lesgrondantet lesembrassant, les retournantcommedesbébésqu’onchangedelinge.Bourdoncleétaitrestéàl’écart,l’airintéresséparlavente;etilneperdaitpaslascènedesyeux.

–Cesontvosfrères,n’est-cepas?demandaMouret,aprèsunsilence.

Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait à présent.Denise elle-mêmefaisaituneffort,afinderesterfroide.Sonsourires’effaça,ellerépondit:

–Oui,monsieur…J’aimariél’aîné,etsafemmemel’envoie,pourdesemplettes.

Mouretcontinuaitàlesregardertouslestrois.Ilfinitparreprendre:

–Leplusjeuneabeaucoupgrandi.Jelereconnais, jemesouviensdel’avoirvuauxTuileries,unsoir,avecvous.

Etsavoix,quiseralentissait,eutunlégertremblement.Elle,suffoquée,sebaissa,sousleprétexted’arrangerleceinturondePépé.Lesdeuxfrères,devenusroses,souriaientaupatrondeleursœur.

–Ilsvousressemblent,ditencorecelui-ci.

–Oh!cria-t-elle,ilssontplusbeauxquemoi!

Unmoment,ilsemblacomparerlesvisages.Maisilétaitàboutdeforces.Commeellelesaimait!Etilfitquelquespas;puis,ilrevintluidireàl’oreille:

–Montezàmoncabinet,aprèslavente.Jeveuxvousparler,avantvotredépart.

Cettefois,Mourets’éloignaetrepritsoninspection.Labataillerecommençaitenlui,carcerendez-vousdonnél’irritaitmaintenant.Àquellepousséeavait-ildonccédé,enlavoyantavecsesfrères?C’étaitfou,puisqu’ilnetrouvaitpluslaforced’avoirunevolonté.Enfin, il en serait quitte pour lui dire un mot d’adieu. Bourdoncle, qui l’avait rejoint,semblaitmoinsinquiet,toutenl’étudiantencoredemincescoupsd’œil.

Cependant,DeniseétaitrevenueprèsdeMmeBourdelais.

–Etcemanteau,va-t-il?

–Oui,oui,trèsbien…Pouraujourd’hui,envoilàassez.C’estuneruinequecespetitsêtres!

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Alors,pouvants’esquiver,DeniseécoutalesexplicationsdeJean,puisl’accompagnadans les comptoirs, où il aurait certainement perdu la tête. C’était d’abord le paletothavane, que Thérèse, après réflexion, voulait changer contre un paletot de drap blanc,mêmetaille,mêmecoupe.Etlajeunefille,ayantprislepaquet,serenditauxconfections,suiviedesesdeuxfrères.

Lerayonavaitexposésesvêtementsdecouleurtendre,desjaquettesetdesmantillesd’été,ensoielégère,enlainagedefantaisie.Maislaventeseportaitailleurs,lesclientesyétaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses se trouvaient nouvelles.Clara avait disparu depuis unmois, enlevée selon les uns par lemari d’une acheteuse,tombée à la débauche de la rue, selon les autres. Quant àMarguerite, elle allait enfinretournerprendreladirectiondupetitmagasindeGrenoble,oùsoncousinl’attendait.Et,seule,MmeAurélierestaitlà,immuable,danslacuirasserondedesarobedesoie,avecsonmasque impérial, qui gardait l’empâtement jaunâtre d’un marbre antique. Pourtant, lamauvaiseconduitedesonfilsAlbert laravageait,etelleseserait retiréeà lacampagne,sanslesbrèchesfaitesauxéconomiesdelafamilleparcevaurien,dontlesdentsterriblesmenaçaient même d’emporter, morceau à morceau, la propriété des Rigolles. C’étaitcomme la revanchedu foyerdétruit, pendantque lamère avait recommencé sespartiesfinesentrefemmes,etquelepère,desoncôté,continuaitàjouerducor.DéjàBourdoncleregardaitMmeAurélied’unairmécontent, surprisqu’ellen’eûtpas le tactdeprendresaretraite:tropvieillepourlavente!ceglasallaitsonnerbientôt,emportantladynastiedesLhomme.

–Tiens!c’estvous,dit-elleàDenise,avecuneamabilitéexagérée.Hein?vousvoulezqu’onchangecepaletot?Maistoutdesuite…Ah!voilàvosfrères.Devraishommes,àprésent!

Malgrésonorgueil,elleseseraitmiseàgenouxpourfairesacour.Onnecausait,auxconfections,commedanslesautrescomptoirs,quedudépartdeDenise;etlapremièreenétait toute malade, car elle comptait sur la protection de son ancienne vendeuse. Ellebaissalavoix.

–Onditquevousnousquittez…Voyons,cen’estpaspossible?

–Maissi,réponditlajeunefille.

Margueriteécoutait.Depuisqu’onavaitfixésonmariage,ellepromenaitsafacedelaittourné,avecdesminesplusdégoûtéesencore.Elles’approcha,endisant:

–Vousavezbienraison.L’estimedesoiavant tout,n’est-cepas?…Jevousadressemesadieux,machère.

Desclientesarrivaient.MmeAurélielapriadurementdeveilleràlavente.Puis,commeDeniseprenait lepaletot,pour faireelle-même le« rendu»,ellese récriaetappelauneauxiliaire. Justement, c’était une innovation soufflée par la jeune fille à Mouret, desfemmes de service chargées de porter les articles, ce qui soulageait la fatigue desvendeuses.

–Accompagnezmademoiselle,ditlapremière,enluiremettantlepaletot.

Et,revenantàDenise:

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–Jevousenprie,réfléchissez…Noussommestousdésolésdevotredépart.

Jean et Pépé, qui attendaient, souriants aumilieu de ce flot débordé de femmes, seremirentàsuivreleursœur.Maintenant,ils’agissaitd’allerauxtrousseaux,pourreprendresix chemises, pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi.Mais,dans les comptoirs de lingerie, où l’exposition de blanc neigeait de toutes les cases, onétouffait,ildevenaittrèsdifficiled’avancer.

D’abord,auxcorsets,unepetiteémeuteattroupaitlafoule.MmeBoutarel,tombéecettefoisduMidiavecsonmarietsafille,sillonnaitlesgaleriesdepuislematin,enquêted’untrousseau pour cette dernière, qu’ellemariait. Le père était consulté, cela n’en finissaitplus. Enfin, la famille venait d’échouer aux comptoirs de lingerie ; et, pendant que lademoiselle s’absorbait dansuneétudeapprofondiedespantalons, lamère avait disparu,ayant elle-même le caprice d’un corset. LorsqueM.Boutarel, un gros homme sanguin,lâchasafille,effaré,àlarecherchedesafemme,ilfinitparretrouvercettedernièredansunsalond’essayage,devantlequelonoffritpolimentdelefaireasseoir.Cessalonsétaientd’étroites cellules, fermées de glaces dépolies, et où les hommes, même les maris, nepouvaiententrer,paruneexagérationdécentedeladirection.Desvendeusesensortaient,y rentraientvivement, laissantchaquefoisdeviner,dans lebattement rapidede laporte,desvisionsdedamesenchemiseetenjupon,lecounu,lesbrasnus,desgrassesdontlachairblanchissait,desmaigresau tondevieil ivoire.Unefiled’hommesattendaientsurdeschaises,l’airennuyé.EtM.Boutarel,quandilavaitcompris,s’étaitfâchécarrément,criant qu’il voulait sa femme, qu’il entendait savoir ce qu’on lui faisait, qu’il ne lalaisseraitcertainementpassedéshabillersans lui.Vainement,ontâchaitdelecalmer : ilsemblait croire qu’il se passait là-dedans des choses inconvenantes. Mme Boutarel dutreparaîtrependantquelafoulediscutaitetriait.

Alors,Deniseputpasseravecsesfrères.Toutlelingedelafemme,lesdessousblancsquisecachent,s’étalaitdansunesuitedesalles,classéendiversrayons.Lescorsetsetlestournuresoccupaientuncomptoir,lescorsetscousus,lescorsetsàtaillelongue,lescorsetscuirasses,surtoutlescorsetsdesoieblanche,éventaillésdecouleur,dontonavaitfaitcejour-làunétalagespécial,unearméedemannequinssans têteetsans jambes,n’alignantque des torses, des gorges de poupée aplaties sous la soie, d’une lubricité troublanted’infirme ; et, près de là, sur d’autres bâtons, les tournures de crin et de brillantéprolongeaientcesmanchesàbalai encroupesénormeset tendues,dont leprofilprenaitune inconvenance caricaturale. Mais, ensuite, le déshabillé galant commençait, undéshabillé qui jonchait les vastes pièces, comme si un groupe de jolies filles s’étaientdévêtuesderayonenrayon,jusqu’ausatinnudeleurpeau.Ici,lesarticlesdelingeriefine,lesmanchettesetlescravatesblanches,lesfichusetlescolsblancs,unevariétéinfiniedefanfrelucheslégères,unemousseblanchequis’échappaitdescartonsetmontaitenneige.Là, les camisoles, les petits corsages, les robes dumatin, les peignoirs, de la toile, dunansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres et minces, où l’on sentaitl’étirementdesmatinéesparesseuses,aulendemaindessoirsdetendresse.Etlesdessousapparaissaient,tombaientunàun:lesjuponsblancsdetoutesleslongueurs,lejuponquibridelesgenouxetlejuponàtraînedontlabalayeusecouvrelesol,unemermontantedejupons,danslaquellelesjambessenoyaient;lespantalonsenpercale,entoile,enpiqué,les larges pantalons blancs où danseraient les reins d’un homme ; les chemises enfin,boutonnées au cou pour la nuit, découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par

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d’étroitesépaulettes,ensimplecalicot,entoiled’Irlande,enbatiste,lederniervoileblancquiglissaitdelagorge,lelongdeshanches.C’était,auxtrousseaux,ledéballageindiscret,lafemmeretournéeetvueparlebas,depuislapetite-bourgeoiseauxtoilesunies,jusqu’àla dame riche blottie dans les dentelles, une alcôve publiquement ouverte, dont le luxecaché, les plissés, les broderies, les valenciennes, devenait comme une dépravationsensuelle, à mesure qu’il débordait davantage en fantaisies coûteuses. La femme serhabillait, le flotblancdecette tombéede linge rentraitdans lemystère frissonnantdesjupes,lachemiseraidieparlesdoigtsdelacouturière,lepantalonfroidetgardantlesplisducarton,toutecettepercaleettoutecettebatistemortes,éparsessurlescomptoirs,jetées,empilées,allaientsefairevivantesdelaviedelachair,odorantesetchaudesdel’odeurdel’amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit, et dont le moindreenvolement, l’éclair rose du genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait lemonde.Puis, il y avait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de la femmeaboutissaitaublanccandidedel’enfant:uneinnocence,unejoie,l’amantequiseréveillemère, des brassières en piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et desbonnetsgrandscommedesjoujoux,etdesrobesdebaptême,etdespelissesdecachemire,leduvetblancdelanaissance,pareilàunepluiefinedeplumesblanches.

–Tu sais, ce sontdeschemisesà coulisse,dit Jean,quecedéshabillé, cette cruedechiffonsoùilenfonçait,ravissaitd’aise.

Aux trousseaux,Pauline accourut tout de suite, quandelle aperçutDenise.Et, avantmêmedesavoircequecelle-cidésirait,elleluiparlabas,trèsémuedesbruitsdontcausaitlemagasinentier.Àsonrayon,deuxvendeusess’étaientmêmequerellées,l’uneaffirmant,l’autreniantledépart.

–Vousnousrestez,j’aipariématête…Quedeviendrais-je,moi?

Et,commeDeniserépondaitqu’ellepartaitlelendemain:

–Non,non,vouscroyezça,mais jesais lecontraire…Dame !àprésentque j’aiunbébé,ilfautbienquevousmenommiezseconde.Baugéycompte,machère.

Paulinesouriaitd’unairconvaincu.Ensuite,elledonnalessixchemises;et,Jeanayantditqu’ilsallaientmaintenantauxmouchoirs,elleappelaaussiuneauxiliaire,pourporterceschemiseset lepaletot laissépar l’auxiliairedesconfections.La fillequi seprésentaétaitMlledeFontenailles,mariéerécemmentàJoseph.Ellevenaitd’obtenirparfaveurcepostedeservante,elleavaitunegrandeblousenoire,marquéeàl’épauled’unchiffreenlainejaune.

–Suivezmademoiselle,ditPauline.

Puis,revenantetbaissantlavoixdenouveau:

–Hein?jesuisseconde,c’estentendu!

Denisepromitenriant,pourplaisanteràsontour.Etelles’enalla,elledescenditavecPépéetJean,accompagnéstouslestroisdel’auxiliaire.Aurez-de-chaussée,ilstombèrentdans les lainages, un coindegalerie entièrement tendudemolletonblanc et de flanelleblanche. Liénard, que son père rappelait vainement à Angers, y causait avec le beauMignot,devenucourtier,etquiosaitreparaîtreeffrontémentauBonheurdesDames.SansdouteilsparlaientdeDenise,cartousdeuxseturentpourlasaluerd’unairempressé.Du

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reste, àmesure qu’elle avançait, au travers des rayons, les vendeurs s’émotionnaient ets’inclinaient,dansledoutedecequ’elleseraitlelendemain.Onchuchotait,onlatrouvaittriomphante;etlesparisenreçurentunnouveaucontrecoup,onseremitàrisquersurelledu vin d’Argenteuil et des fritures. Elle s’était engagée dans la galerie du blanc, pouratteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blanc défilait : le blanc de coton, lesmadapolams, les basins, les piqués, les calicots ; le blanc de fil, les nansouks, lesmousselines, les tarlatanes ; puis venaient les toiles, en piles énormes, bâties à piècesalternéescommedescubesdepierresdetaille,lestoilesfortes,lestoilesfines,detouteslargeurs,blanchesouécrues,enlinpur,blanchiessurlepré;puis,celarecommençait,desrayonssesuccédaientpourchaquesortedelinge,lelingedemaison,lelingedetable,lelinged’office,unéboulementcontinudeblanc,desdrapsde lit,des taiesd’oreiller,desmodèles innombrables de serviettes, de nappes, de tabliers et de torchons. Et les salutscontinuaient, on se rangeait sur le passage deDenise,Baugé s’était précipité aux toilespour lui sourire, comme à la bonne reine de lamaison. Enfin, après avoir traversé lescouvertures,unesallepavoiséedebannièresblanches,elleentraauxmouchoirs,dont ladécoration ingénieuse faisait pâmer la foule : ce n’était que colonnes blanches, quepyramides blanches, que châteaux blancs, une architecture compliquée, uniquementconstruiteavecdesmouchoirs,enlinon,enbatistedeCambrai,entoiled’Irlande,ensoiedeChine,chiffrés,brodésauplumetis,garnisdedentelle,avecdesourletsà jouretdesvignettes tissées, touteuneville enbriquesblanchesd’unevariété infinie, sedécoupantdansunmiragesuruncieloriental,chaufféàblanc.

–Tudisencoreunedouzaine?demandaDeniseàsonfrère.DesCholet,n’est-cepas?

– Oui, je crois, les pareils à celui-ci, répondit-il en montrant un mouchoir dans lepaquet.

Jean et Pépé n’avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujours contre elle, commeautrefois,lorsqu’ilsétaientdébarquésàParis,brisésduvoyage.Cesvastesmagasins,oùellesetrouvaitchezelle,finissaientparlestroubler;etilss’abritaientàsonombre,ilsseremettaientsouslaprotectiondeleurpetitemère,parunréveilinstinctifdeleurenfance.Onlessuivaitdesyeux,onsouriaitdecesdeuxgrandsgaillardsfilantsurlespasdecettefilleminceetgrave,Jeaneffaréavecsabarbe,Pépééperdudanssatunique,touslestroisdumêmeblondaujourd’hui,unblondquifaisaitchuchotersurleurpassage,d’unboutàl’autredescomptoirs:

–Cesontsesfrères…Cesontsesfrères…

Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut une rencontre. Mouret etBourdoncleentraientdanslagalerie;et,commelepremiers’arrêtaitdenouveauenfacede la jeune fille, sans lui adresser du reste la parole, Mme Desforges et Mme Guibalpassèrent.Henrietteréprimaletressaillementdonttoutesachairavaitfrémi.ElleregardaMouret,elleregardaDenise.Eux-mêmesl’avaientregardée,cefutledénouementmuet,lafincommunedesgrosdramesducœur,uncoupd’œiléchangédanslabousculaded’unefoule. Déjà Mouret s’était éloigné, tandis que Denise se perdait au fond du rayon,accompagnéedeses frères, toujoursà la recherched’unvendeur libre.Alors,Henriette,ayant reconnuMlle deFontenaillesdans l’auxiliairequi suivait, avec sonchiffre jauneàl’épaule et sonmasque épaissi et terreuxde servante, se soulagea, endisantd’unevoixirritéeàMmeGuibal:

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–Voyezcequ’ilafaitdecettemalheureuse…N’est-cepasblessant?unemarquise!Etillaforceàsuivrecommeunchienlescréaturesramasséesparluisurletrottoir!

Elletâchadesecalmer,elleaffectad’ajouterd’unairindifférent:

–Allonsdoncàlasoievoirleurétalage.

Lerayondessoieriesétaitcommeunegrandechambred’amour,drapéedeblancparun caprice d’amoureuse à la nudité de neige, voulant lutter de blancheur. Toutes lespâleurslaiteusesd’uncorpsadoréseretrouvaientlà,depuisleveloursdesreins,jusqu’àlasoiefinedescuissesetausatinluisantdelagorge.Despiècesdeveloursétaienttenduesentrelescolonnes,dessoiesetdessatinssedétachaient,surcefonddeblanccrémeux,endraperiesd’unblancdemétaletdeporcelaine;etilyavaitencore,retombantenarceaux,des poults de soie et des siciliennes à gros grain, des foulards et des surahs légers, quiallaientdublancalourdid’uneblondedeNorvègeaublanctransparent,chauffédesoleil,d’uneroussed’Italieoud’Espagne.

Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la « jolie dame », cette blondeélégante, une habituée du comptoir, que les vendeurs ne désignaient que par cesmots.Depuisdesannées,ellevenait,etonnesavaittoujoursriend’elle,nisavie,nisonadresse,nimêmesonnom.Aucun,dureste,netâchaitdesavoir,bienquetous,àchacunedesesapparitions,sepermissentdeshypothèses,simplementpourcauser.Ellemaigrissait,elleengraissait, elle avaitbiendormiouelledevait s’être couchée tard, laveille ; et chaquepetitfaitdesavieinconnue,événementsdudehors,dramesdel’intérieur,avaitdelasorteuncontrecoup,longuementcommenté.Cejour-là,elleparaissaittrèsgaie.Aussi,lorsqueFavierrevintdelacaisseoùill’avaitconduite,communiqua-t-ilsesréflexionsàHutin.

–Peut-êtrebienqu’elleseremarie.

–Elleestdoncveuve?demandal’autre.

–Jenesaispas…Seulement,vousdevezvousrappeler,lafoisqu’elleétaitendeuil…Àmoinsqu’ellen’aitgagnédel’argentàlaBourse.

Unsilencerégna.Ensuite,ilconclut:

–Çalaregarde…Sil’ontutoyaittouteslesfemmesquiviennentici!

MaisHutinsemontraitsongeur.Ilavaiteu,l’avant-veille,uneexplicationviveavecladirection,etilsesentaitcondamné.Aprèslagrandemiseenvente,sonrenvoiétaitcertain.Depuislongtemps,sasituationcraquait;audernierinventaire,onluiavaitreprochéd’êtreresté au-dessous du chiffre d’affaires fixé d’avance ; et c’était encore, c’était surtout lalentepousséedesappétitsqui lemangeaitàson tour, toute laguerresourdedurayonlejetantdehors,danslebranlemêmedelamachine.OnentendaitletravailobscurdeFavier,un gros bruit de mâchoires, étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promesse d’êtrenommépremier.Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gifler son ancien camarade, leregardaitmaintenant comme très fort.Un garçon si froid, l’air obéissant, dont il s’étaitservi pour userRobineau etBouthemont ! ça le frappait d’une surprise où il entrait durespect.

–Àpropos,repritFavier,voussavezqu’ellereste.Onvientdevoirlepatronjouerdelaprunelle…Jevaisenêtrepourunebouteilledechampagne,moi.

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IlparlaitdeDenise.D’uncomptoiràl’autre,lescomméragessoufflaientplusfort,autraversduflotsanscesseépaissidesclientes.Lasoiesurtoutétaitenrévolution,caronypariaitdeschoseschères.

–Sacrédié!lâchaHutin,s’éveillantcommed’unrêve,ai-jeétébêtedenepascoucheravec!…C’estaujourd’huiquejeseraischic!

Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et il feignit de rire également, ilajouta,pourrattrapersaphrase,quec’étaitcettecréaturequil’avaitperdudansl’espritdeladirection.Cependant,unbesoindeviolenceleprenait,ilfinitpars’emportercontrelesvendeursdébandéssousl’assautdelaclientèle.Mais,toutd’uncoup,ilseremitàsourire:ilvenaitd’apercevoirMmeDesforgesetMmeGuibaltraversantlerayonaveclenteur.

–Ilnevousfautrien,aujourd’hui,madame?

–Non,merci,réponditHenriette.Vousvoyez,jemepromène,jenesuisvenuequ’encurieuse.

Quandill’eutarrêtée,ilbaissalavoix.Toutunplangermaitdanssatête.Etillaflatta,ildénigralamaison:lui,enavaitassez,ilpréféraits’enaller,qued’assisterdavantageàunpareildésordre.Ellel’écoutait,ravie.Cefutellequi,croyantl’enleverauBonheur,luioffritdelefaireengagerparBouthemontcommepremieràlasoie,lorsquelesmagasinsdesQuatreSaisonsseraientréinstallés.L’affairefutconclue, tousdeuxchuchotaient trèsbas,tandisqueMmeGuibals’intéressaitauxétalages.

– Puis-je vous offrir un de ces bouquets de violettes ? reprit Hutin tout haut, enmontrant sur une table trois ouquatre des bouquets primes, qu’il s’était procurés à unecaisse,pourdescadeauxpersonnels.

–Ah!non,parexemple!s’écriaHenriette,avecunmouvementderecul.Jeneveuxpasêtredelanoce.

Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avec des coups d’œild’intelligence.

CommeMme Desforges cherchait Mme Guibal, elle s’exclama, en l’apercevant avecMmeMarty.Cettedernière,suiviedesafilleValentine,étaitdepuisdeuxheuresemportéeàtraverslesmagasins,parunedecescrisesdedépense,dontellesortaitbriséeetconfuse.Elle avait battu le rayon des meubles qu’une exposition de mobiliers blancs laquéschangeaitenvastechambredejeunefille,lesrubansetlesfichusdressantdescolonnadesblanchestenduesdevélumsblancs,lamercerieetlapassementerieauxeffilésblancsquiencadraientd’ingénieuxtrophéespatiemmentcomposésdecartesàboutonsetdepaquetsd’aiguilles, la bonneterie où l’on s’étouffait cette année-là, pour voir un motif dedécoration immense, le nom resplendissant duBonheur desDames, des lettres de troismètres de haut, faites de chaussettes blanches, sur un fond de chaussettes rouges.MaisMmeMartyétaitsurtoutenfiévréeparlesrayonsnouveaux;onnepouvaitouvrirunrayonsansqu’ellel’inaugurât;elles’yprécipitait,achetaitquandmême.Etelleavaitpasséuneheureauxmodes,installéedansunsalonneufdupremierétage,faisantviderlesarmoires,prenantleschapeauxsurleschampignonsdepalissandrequigarnissaientdeuxtables,lesessayant tous, à elle et à sa fille, les chapeaux blancs, les capotes blanches, les toquesblanches.Puis, elleétait redescendueà lacordonnerie, au fondd’unegaleriedu rez-de-

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chaussée,derrièrelescravates,uncomptoirouvertdecejour-là,dontelleavaitbouleversélesvitrines,prisededésirsmaladifsdevantlesmulesdesoieblanchegarniesdecygne,lessouliersetlesbottinesdesatinblancmontéssurdegrandstalonsLouisXV.

–Oh !ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutez pas ! Ils ont un assortiment decapotes extraordinaire. J’en ai choisi une pour moi et une pour ma fille… Et leschaussures,hein?Valentine.

–C’estinouï !ajoutait la jeunefille,avecsahardiessedefemme. Ilyadesbottesàvingtfrancscinquante,ah!desbottes!

Un vendeur les suivait, traînant l’éternelle chaise, où s’entassait déjà tout unamoncellementd’articles.

–CommentvaM.Marty?demandaMmeDesforges.

–Pasmal,jecrois,réponditMmeMarty,effaréeparcettebrusquequestion,quitombaitméchammentdanssafièvredépensière.Ilesttoujourslà-bas,mononcleadûallerlevoircematin…

Maiselles’interrompit,elleeutuneexclamationd’extase.

–Voyezdonc,est-ceadorable!

Cesdames,quiavaient faitquelquespas, se trouvaientdevant lenouveau rayondesfleurs et plumes, installé dans la galerie centrale, entre la soierie et la ganterie.C’était,sous la lumièreviveduvitrage,unefloraisonénorme,unegerbeblanche,hauteet largecommeunchêne.Despiquetsdefleursgarnissaientlebas,desviolettes,desmuguets,desjacinthes, des marguerites, toutes les blancheurs délicates des plates-bandes. Puis, desbouquets montaient, des roses blanches, attendries d’une pointe de chair, de grossespivoines blanches, à peine teintées de carmin, des chrysanthèmes blancs, en fuséeslégères, étoiléesde jaune.Et les fleursmontaient toujours, degrands lismystiques, desbranches de pommier printanières, des bottes de lilas embaumé, un épanouissementcontinu que surmontaient, à la hauteur du premier étage, des panaches de plumesd’autruche, des plumes blanches qui étaient comme le souffle envolé de ce peuple defleursblanches.Toutuncoinétalaitdesgarnituresetdescouronnesdefleursd’oranger.Ilyavaitdesfleursmétalliques,deschardonsd’argent,desépisd’argent.Danslesfeuillagesetdanslescorolles,aumilieudecettemousseline,decettesoieetdecevelours,oùdesgouttes de gomme faisaient des gouttes de rosée, volaient des oiseaux des Îles pourchapeaux,lesTangarasdepourpreàqueuenoire,etlesSepticoloresauventrechangeant,couleurdel’arc-en-ciel.

–J’achèteunebranchedepommier,repritMmeMarty.N’est-cepas?c’estdélicieux…Etcepetitoiseau,regardedonc,Valentine.Oh!jeleprends!

Cependant,MmeGuibals’ennuyait,àresterimmobile,danslesremousdelafoule.Ellefinitpardire:

–Ehbien!nousvouslaissonsàvosachats.Nousmontons,nousautres.

–Maisnon,attendez-moi!crial’autre.Jeremonteaussi…Ilyalà-hautlaparfumerie.Ilfautquej’ailleàlaparfumerie.

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Cerayon,créédelaveille,setrouvaitàcôtédusalondelecture.MmeDesforges,pouréviter l’encombrement des escaliers, parla de prendre l’ascenseur ; mais elles durent yrenoncer,onfaisaitqueueà laportede l’appareil.Enfin,ellesarrivèrent,ellespassèrentdevant le buffet public, où la cohue devenait telle, qu’un inspecteur devait refréner lesappétits, en ne laissant plus entrer la clientèle gloutonne que par petits groupes. Et, dubuffet même, ces dames commencèrent à sentir le rayon de parfumerie, une odeurpénétrante de sachet enfermé, qui embaumait la galerie. On s’y disputait un savon, lesavonBonheur,laspécialitédelamaison.Danslescomptoirsàvitrines,etsurlestablettesdecristaldesétagères,s’alignaientlespotsdepommadesetdepâtes,lesboîtesdepoudreset de fards, les fioles d’huiles et d’eaux de toilette ; tandis que la brosserie fine, lespeignes,lesciseaux,lesflaconsdepoche,occupaientunearmoirespéciale.Lesvendeurss’étaient ingéniésàdécorer l’étalagede tous leurspotsdeporcelaineblanche,de toutesleursfiolesdeverreblanc.Cequiravissait,c’était,aumilieu,unefontained’argent,uneBergère debout sur une moisson de fleurs, et d’où coulait un filet continu d’eau deviolette, qui résonnait musicalement dans la vasque de métal. Une senteur exquises’épandaitalentour,lesdamesenpassanttrempaientleursmouchoirs.

– Voilà ! dit Mme Marty, lorsqu’elle se fut bourrée de lotions, de dentifrices, decosmétiques.Maintenant,c’estfini,jesuisàvous.AllonsrejoindreMmedeBoves.

Mais,surlepalierdugrandescaliercentral,leJaponl’arrêtaencore.Cecomptoiravaitgrandi,depuislejouroùMourets’étaitamuséàrisquer,aumêmeendroit,unepetitetabledeproposition,couvertedequelquesbibelotsdéfraîchis,sansprévoirlui-mêmel’énormesuccès.Peuderayonsavaienteudesdébutsplusmodestes,etmaintenantildébordaitdevieux bronzes, de vieux ivoires, de vieilles laques, il faisait quinze cent mille francsd’affaires chaque année, il remuait tout l’Extrême-Orient, où des voyageurs fouillaientpour lui lespalais et les temples.D’ailleurs, les rayonspoussaient toujours, onenavaitessayédeuxnouveauxendécembre,afindeboucherlesvidesdelamorte-saisond’hiver:unrayondelivresetunrayondejouetsd’enfants,quidevaientcertainementgrandiraussiet balayer encore des commerces voisins.Quatre ans venaient de suffire au Japon pourattirertoutelaclientèleartistiquedeParis.

Cettefois,MmeDesforgeselle-même,malgrésarancunequi luiavait fait jurerdenerienacheter,succombadevantunivoired’unefinessecharmante.

–Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caissevoisine.Quatre-vingt-dix francs,n’est-cepas?

Et,voyantMmeMartyetsafilleenfoncéesdansunchoixdeporcelainesdecamelote,ellereprit,enemmenantMmeGuibal:

–Vousnous retrouverez au salonde lecture…J’ai vraiment besoindem’asseoir unpeu.

Ausalondelecture,cesdamesdurentresterdebout.Toutesleschaisesétaientprises,autour de la grande table couverte de journaux. De gros hommes lisaient, renversés,étalant des ventres, sans avoir l’idée aimable de céder la place. Quelques femmesécrivaient,lenezdansleursphrases,commepourcacherlepapiersouslesfleursdeleurschapeaux.Du reste,Mme deBoves n’était pas là, etHenriette s’impatientait, lorsqu’elleaperçutVallagnosc,quicherchaitaussisafemmeetsabelle-mère.Ilsalua,ilfinitpardire:

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–Ellessontpoursûrauxdentelles,onnepeutlesenarracher…Jevaisvoir.

Etileutlagalanteriedeleurprocurerdeuxsièges,avantdes’éloigner.

L’écrasement, aux dentelles, croissait deminute enminute.La grande exposition deblanc y triomphait, dans ses blancheurs les plus délicates et les plus chères. C’était latentation aiguë, le coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avaitchangé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures tombant de haut,faisaientuncielblanc,undecesvoilesdenuagesdontlefinréseaupâlitlesoleilmatinal.Autourdes colonnes,descendaientdesvolantsdemalines etdevalenciennes,des jupesblanchesdedanseuses,dérouléesenunfrissonblanc,jusqu’àterre.Puis,detoutesparts,surtouslescomptoirs,leblancneigeait,lesblondesespagnoleslégèrescommeunsouffle,les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les mailles fines, les points àl’aiguille et les points de Venise aux dessins plus lourds, les points d’Alençon et lesdentellesdeBrugesd’unerichesseroyaleetcommereligieuse.Ilsemblaitqueledieuduchiffoneûtlàsontabernacleblanc.

Mme de Boves, après s’être longtemps promenée avec sa fille, rôdant devant lesétalages,ayantlebesoinsensueld’enfoncerlesmainsdanslestissus,venaitdesedécideràsefairemontrerdupointd’AlençonparDeloche.D’abord,ilavaitsortidel’imitation ;maiselleavaitvouluvoirde l’Alençonvéritable,etellenesecontentaitpasdespetitesgarnitures à trois cents francs le mètre, elle exigeait les hauts volants à mille, lesmouchoirs et les éventails à sept et huit cents. Bientôt le comptoir fut couvert d’unefortune.Dansuncoindurayon, l’inspecteurJouve,quin’avaitpas lâchéMmedeBoves,malgré l’apparenteflâneriedecettedernière,se tenait immobileaumilieudespoussées,l’attitudeindifférente,l’œiltoujourssurelle.

– Et avez-vous des berthes en point à l’aiguille ? demanda la comtesse à Deloche.Faitesvoir,jevousprie.

Le commis, qu’elle tenait depuis vingtminutes, n’osait résister, tellement elle avaitgrandair,avecsatailleetsavoixdeprincesse.Cependant,ilfutprisd’unehésitation,caron recommandait aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentelles précieuses, et ils’étaitlaissévolerdixmètresdemalines,lasemaineprécédente.Maiselleletroublait,ilcéda,abandonnauninstantletasdepointd’Alençon,pourprendrederrièrelui,dansunecase,lesberthesdemandées.

–Regardedonc,maman,disaitBlanchequifouillait,àcôté,uncartonpleindepetitesvalenciennesàbasprix,onpourraitprendredeçapourlesoreillers.

MmedeBovesnerépondaitpas.Alorslafille,entournantsafacemolle,vitsamère,lesmains aumilieu des dentelles, en train de faire disparaître, dans lamanche de sonmanteau,desvolantsdepointd’Alençon.Elleneparutpassurprise,elles’avançaitpourlacacherd’unmouvementinstinctif,lorsqueJouve,brusquement,sedressaentreelles.Ilsepenchait,ilmurmuraitàl’oreilledelacomtesse,d’unevoixpolie:

–Madame,veuillezmesuivre.

Elleeutunecourterévolte.

–Maispourquoi,monsieur?

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–Veuillezmesuivre,madame,répétal’inspecteur,sanséleverleton.

Le visage ivre d’angoisse, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle. Puis, elle serésigna,ellerepritsonallurehautaine,marchantprèsdeluicommeunereinequidaigneseconfier aux bons soins d’un aide de camp. Pas une des clientes entassées là, ne s’étaitmême aperçue de la scène. Deloche, revenu devant le comptoir avec les berthes, laregardaitemmener,bouchebéante:comment?celle-làaussi!cettedamesinoble!c’étaitàlesfouillertoutes!EtBlanche,qu’onlaissaitlibre,suivaitdeloinsamère,s’attardaitaumilieudelahouledesépaules,livide,partagéeentreledevoirdenepasl’abandonneretlaterreur d’être gardée avec elle. Elle la vit entrer dans le cabinet deBourdoncle, elle secontentaderôderdevantlaporte.

Justement,Bourdoncle,dontMouretvenait de sedébarrasser, était là.D’habitude, ilprononçait sur ces sortes de vols, commis par des personnes honorables. Depuislongtemps,Jouvequiguettaitcelle-ci,luiavaitfaitpartdesesdoutes;aussinefut-ilpasétonné,lorsquel’inspecteurlemitaucourantd’unmot;dureste,descassiextraordinairesluipassaientpar lesmains,qu’ildéclarait la femmecapablede tout,dèsque la rageduchiffon l’emportait.Comme iln’ignoraitpas les rapportsmondainsdudirecteur avec lavoleuse,ilmontraluiaussiunepolitesseparfaite.

–Madame,nousexcusonscesmomentsdefaiblesse…Jevousenprie,considérezoùun pareil oubli de vous-même pourrait vous conduire. Si quelque autre personne vousavaitvueglissercesdentelles…

Maisellel’interrompitavecindignation.Elle,unevoleuse!pourquilaprenait-il?ElleétaitlacomtessedeBoves,sonmari,inspecteurgénéraldesharas,allaitàlaCour.

– Je sais, je sais,madame, répétait paisiblementBourdoncle. J’ai l’honneur de vousconnaître…Veuillezd’abordrendrelesdentellesquevousavezsurvous…

Elle se récriadenouveau, ellene lui laissait plusdireuneparole,belledeviolence,osant jusqu’aux larmes de la grande dame outragée. Tout autre que lui, ébranlé, auraitcraintquelqueméprisedéplorable,carellelemenaçaitdes’adresserauxtribunaux,pourvengerunetelleinjure.

–Prenezgarde,monsieur!monmariirajusqu’auministre.

– Allons, vous n’êtes pas plus raisonnable que les autres, déclara Bourdoncle,impatienté.Onvavousfouiller,puisqu’illefaut.

Ellenebronchapasencore,elleditavecsonassurancesuperbe:

–C’estça,fouillez-moi…Mais,jevousenavertis,vousrisquezvotremaison.

Jouveallachercherdeuxvendeusesdescorsets.Quandilrevint,ilavertitBourdonclequelademoiselledecettedame,laisséelibre,n’avaitpasquittélaporte,etildemandaits’ilfallaitl’empoigner,elleaussi,bienqu’ilnel’eûtrienvueprendre.L’intéressé,toujourscorrect,décida,aunomdelamorale,qu’onnelaferaitpasentrer,pournepointforcerunemère à rougir devant sa fille.Cependant, les deuxhommes se retirèrent dansunepiècevoisine,tandisquelesvendeusesfouillaientlacomtesseetluiôtaientmêmesarobe,afindevisitersagorgeetseshanches.Outre lesvolantsdepointd’Alençon,douzemètresàmille francs, cachés au fond d’une manche, elles trouvèrent, dans la gorge, aplatis et

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chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en tout pour quatorze mille francs dedentellesenviron.Depuisunan,MmedeBovesvolaitainsi,ravagéed’unbesoinfurieux,irrésistible.Lescrisesempiraient,grandissaient,jusqu’àêtreunevolupténécessaireàsonexistence, emportant tous les raisonnements de prudence, se satisfaisant avec unejouissance d’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule, son nom, sonorgueil, la haute situation de sonmari.Maintenant que ce dernier lui laissait vider sestiroirs,ellevolaitavecdel’argentpleinsapoche,ellevolaitpourvoler,commeonaimepour aimer, sous le coupde fouet dudésir, dans le détraquement de la névroseque sesappétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers l’énorme etbrutaletentationdesgrandsmagasins.

–C’estunguet-apens!cria-t-elle,lorsqueBourdoncleetJouverentrèrent.Onaglissécesdentellessurmoi,oh!devantDieu,jelejure!

Àprésent,ellepleuraitdeslarmesderage,tombéesurunechaise,suffoquantdanssarobemalrattachée.L’intéressérenvoyalesvendeuses.Puis,ilrepritdesonairtranquille:

–Nous voulons bien,madame, étouffer cette fâcheuse affaire, par égard pour votrefamille. Mais, auparavant, vous allez signer un papier ainsi conçu : « J’ai volé desdentellesauBonheurdesDames»,etledétaildesdentelles,etladatedujour…Dureste,jevousrendraicepapier,dèsquevousm’apporterezdeuxmillefrancspourlespauvres.

Elles’étaitrelevée,elledéclaradansunerévoltenouvelle:

–Jamaisjenesigneraicela,j’aimemieuxmourir.

– Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviens que je vais envoyerchercherlecommissairedepolice.

Alors,ilyeutunescèneaffreuse.Ellel’injuriait,ellebégayaitquec’étaitlâcheàdeshommesdetorturerainsiunefemme.SabeautédeJunon,songrandcorpsmajestueuxsefondaitdansunefureurdepoissarde.Puis,ellevoulutessayerdel’attendrissement,ellelessuppliait au nom de leursmères, elle parlait de se traîner à leurs pieds. Et, comme ilsrestaient froids, bronzés par l’habitude, elle s’assit tout d’un coup, écrivit d’une maintremblante.Laplumecrachait;lesmots:J’aivolé,appuyésrageusement,faillirentcreverlepapiermince,tandisqu’ellerépétait,lavoixétranglée:

–Voilà,monsieur,voilà,monsieur…Jecèdeàlaforce…

Bourdoncleprit lepapier,lepliasoigneusement,l’enfermadevantelledansuntiroir,endisant:

–Vousvoyezqu’ilestencompagnie,carcesdames,aprèsavoirparlédemourirplutôtquedelessigner,négligentgénéralementdevenirreprendreleursbilletsdoux…Enfin,jeletiensàvotredisposition.Vousjugerezs’ilvautdeuxmillefrancs.

Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute son arrogance, maintenantqu’elleavaitpayé.

–Jepuissortir?demanda-t-elled’untonbref.

DéjàBourdoncles’occupaitd’autrechose.SurlerapportdeJouve,ildécidaitlerenvoideDeloche:cevendeurétaitstupide,ilselaissaitcontinuellementvoler,jamaisiln’aurait

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d’autoritésurlesclientes.MmedeBovesrépétasaquestion,etcommeilslacongédiaientd’unsigneaffirmatif,ellelesenveloppatousdeuxd’unregardd’assassin.Dansleflotdegrosmotsqu’ellerenfonçait,uncridemélodrameluivintauxlèvres.

–Misérables!dit-elleenfaisantclaquerlaporte.

Cependant, Blanche ne s’était pas éloignée du cabinet. Son ignorance de ce qui sepassaitlà-dedans,lesalléesetvenuesdeJouveetdesdeuxvendeuses,labouleversaient,évoquaientlesgendarmes,lacourd’assises,laprison.Maisellerestabéante:Vallagnoscétait devant elle, ce mari d’un mois dont le tutoiement la gênait encore ; et il laquestionnait,ens’étonnantdesastupeur.

–Oùesttamère?…Vousvousêtesperdues?…Voyons,réponds-moi,tum’inquiètes.

Pasunmensongeraisonnableneluivenaitauxlèvres.Danssadétresse,elledittoutàvoixbasse.

–Maman,maman…Elleavolé…

Comment !volé !Enfin, il comprit.La facebouffiede sa femme, cemasqueblême,ravagéparlapeur,l’épouvantait.

–Deladentelle,commeça,danssamanche,continuait-elleàbalbutier.

–Tul’asdoncvue,turegardais?murmura-t-il,glacédelasentircomplice.

Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Une hésitation pleined’angoissetintVallagnoscimmobileunmoment.Quefaire?etilsedécidaitàentrerchezBourdoncle,lorsqu’ilaperçutMouret,quitraversaitlagalerie.Ilordonnaàsafemmedel’attendre, il saisit le bras de son vieux camarade, qu’il mit au courant, en parolesentrecoupées.Celui-cis’étaithâtédelemenerdanssoncabinet,oùilletranquillisasurlessuitespossibles.Illuiassuraitqu’iln’avaitpasbesoind’intervenir,ilexpliquaitdequellefaçonleschosesallaientcertainementsepasser,sansparaîtrelui-mêmes’émouvoirdecevol,commes’ill’avaitprévudepuislongtemps.MaisVallagnosc,lorsqu’ilnecraignitplusunearrestationimmédiate,n’acceptapasl’aventureaveccettebelletranquillité.Ils’étaitabandonnéaufondd’unfauteuil,etmaintenantqu’ilpouvaitraisonner,ilserépandaitenlamentations sur son propre compte. Était-ce possible ? voilà qu’il était entré dans unefamilledevoleuses !Unmariagestupidequ’ilavaitbâclé,afind’êtreagréableaupère !Surpris de cette violence d’enfantmaladif,Mouret le regardait pleurer, en se rappelantl’ancienneposedesonpessimisme.Neluiavait-ilpasentendusoutenirvingtfoislenéantfinal de la vie, où il ne trouvait que le mal d’un peu drôle ? Aussi, pour le distraire,s’amusa-t-iluneminuteàluiprêcherl’indifférence,suruntondeplaisanterieamicale.Et,du coup, Vallagnosc se fâcha : il ne pouvait décidément rattraper sa philosophiecompromise,toutesonéducationbourgeoiserepoussaitenindignationsvertueusescontresabelle-mère.Dèsquel’expériencetombaitsurlui,aumoindreeffleurementdelamisèrehumaine, dont il ricanait à froid, le sceptique fanfaron s’abattait et saignait. C’étaitabominable,ontraînaitdanslabouel’honneurdesarace,lemondesemblaitencraquer.

–Allons,calme-toi,conclutMouretprisdepitié.Jenetediraiplusquetoutarriveetquerienn’arrive,puisquecelan’apasl’airdeteconsolerencemoment.Maisjecroisquetudevraisallerdonner tonbrasàMmedeBoves,cequi seraitplussagequede faireun

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scandale… Que diable ! toi qui professais le flegme du mépris, devant la canaillerieuniverselle!

–Tiens!crianaïvementVallagnosc,quandçasepassechezlesautres!

Cependant, il s’était levé, il suivit le conseil de son ancien condisciple. Tous deuxretournaientdanslagalerie,lorsqueMmedeBovessortitdechezBourdoncle.Elleacceptaavec majesté le bras de son gendre, et comme Mouret la saluait d’un air galammentrespectueux,ill’entenditquidisait:

–Ilsm’ontfaitdesexcuses.Vraiment,cesméprisessontépouvantables.

Blanchelesavaitrejoints,etellemarchaitderrièreeux.Ilsseperdirentlentementdanslafoule.

Alors,Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau les magasins. Cette scène, quil’avait distrait du combat dont il était déchiré, augmentait sa fièvre maintenant,déterminaitenluilaluttesuprême.Toutunrapportvagues’élevaitdanssonesprit:levolde cettemalheureuse, cette folie dernière de la clientèle conquise, abattue auxpieds dutentateur, évoquait l’image fière et vengeressedeDenise, dont il sentait sur sa gorge letalonvictorieux. Il s’arrêtaenhautde l’escaliercentral, il regarda longtemps l’immensenef,oùs’écrasaitsonpeupledefemmes.

Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors se retirait des galeriescouvertes,noiresdéjà,pâlissaitaufonddeshalls,envahisdelentesténèbres.Et,danscejourmal éteint encore, s’allumaient, une à une, des lampes électriques, dont les globesd’une blancheur opaque constellaient de lunes intenses les profondeurs lointaines descomptoirs. C’était une clarté blanche, d’une aveuglante fixité, épandue comme uneréverbérationd’astredécoloré,etquituaitlecrépuscule.Puis,lorsquetoutesbrûlèrent,ilyeut un murmure ravi de la foule, la grande exposition de blanc prenait une splendeurféeriqued’apothéose,souscetéclairagenouveau.Ilsemblaquecettecolossaledébauchedeblancbrûlaitelleaussi,devenaitdelalumière.Lachansondublancs’envolaitdanslablancheurenflamméed’uneaurore.UnelueurblanchejaillissaitdestoilesetdescalicotsdelagalerieMonsigny,pareilleàlabandevivequiblanchitleciellapremière,ducôtédel’Orient;tandisque,lelongdelagalerieMichodière,lamercerieetlapassementerie,lesarticlesdePariset les rubans, jetaientdes refletsdecoteauxéloignés, l’éclairblancdesboutonsdenacre,desbronzesargentésetdesperles.Maislanefcentralesurtoutchantaitleblanctrempédeflammes:lesbouillonnésdemousselineblancheautourdescolonnes,les basins et les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les couvertures blanchesaccrochéescommedesbannières,lesguipuresetlesdentellesblanchesvolantdansl’air,ouvraientunfirmamentdurêve,unetrouéesurlablancheuréblouissanted’unparadis,oùl’oncélébraitlesnocesdelareineinconnue.Latenteduhalldessoieriesenétaitl’alcôvegéante,avecsesrideauxblancs,sesgazesblanches,sestullesblancs,dontl’éclatdéfendaitcontrelesregardslanuditéblanchedel’épousée.Iln’yavaitplusquecetaveuglement,unblancdelumièreoùtouslesblancssefondaient,unepoussièred’étoilesneigeantdanslaclartéblanche.

EtMouretregardaittoujourssonpeupledefemmes,aumilieudecesflamboiements.Les ombres noires s’enlevaient avec vigueur sur les fonds pâles. De longs remousbrisaient la cohue, la fièvrede cette journéedegrandeventepassait commeunvertige,

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roulant la houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage des étoffesjonchait les comptoirs, l’or sonnait dans les caisses ; tandis que la clientèle, dépouillée,violée,s’enallaitàmoitiédéfaite,aveclavoluptéassouvieetlasourdehonted’undésircontentéaufondd’unhôtellouche.C’étaitluiquilespossédaitdelasorte,quilestenaitàsa merci, par son entassement continu de marchandises, par sa baisse des prix et sesrendus,sagalanterieetsaréclame.Ilavaitconquislesmèreselles-mêmes,ilrégnaitsurtoutes avec la brutalité d’un despote, dont le caprice ruinait des ménages. Sa créationapportait une religion nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelanteétaientremplacéesparsonbazar,danslesâmesinoccupéesdésormais.Lafemmevenaitpasserchezluilesheuresvides,lesheuresfrissonnantesetinquiètesqu’ellevivaitjadisaufonddeschapelles : dépense nécessaire de passionnerveuse, lutte renaissante d’undieucontrelemari,cultesanscesserenouveléducorps,avecl’au-delàdivindelabeauté.S’ilavaitfermésesportes,ilyauraiteuunsoulèvementsurlepavé,lecriéperdudesdévotesauxquellesonsupprimeraitleconfessionnaletl’autel.Dansleurluxeaccrudepuisdixans,illesvoyait,malgrél’heure,s’entêterautraversdel’énormecharpentemétallique,lelongdesescalierssuspendusetdespontsvolants.MmeMartyetsafille,emportéesauplushaut,vagabondaient parmi les meubles. Retenue par son petit monde, Mme Bourdelais nepouvaits’arracherdesarticlesdeParis.Puis,venait labande,MmedeBoves toujoursaubrasdeVallagnosc,etsuiviedeBlanche,s’arrêtantàchaquerayon,osantregarderencoreles étoffes de son air superbe.Mais, de la clientèle entassée, de cettemer de corsagesgonflés de vie, battant de désirs, tous fleuris de bouquets de violettes, comme pour lesnocespopulairesdequelquesouveraine,ilfinitparneplusdistinguerquelecorsagenudeMme Desforges, qui s’était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal. Malgré sa rancunejalouse,elleaussiachetait,etilsesentitlemaîtreunedernièrefois,illestenaitàsespieds,sousl’éblouissementdesfeuxélectriques,ainsiqu’unbétaildontilavaittirésafortune.

D’unpasmachinal,Mouretsuivitlesgaleries,tellementabsorbé,qu’ils’abandonnaitàlapousséedelafoule.Quandillevalatête,ilétaitdanslenouveaurayondesmodes,dontles glaces donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, le front contre le verre, il fitencore une halte, il regarda la sortie. Le soleil couchant jaunissait le faîte desmaisonsblanches, le ciel bleu de cette belle journée pâlissait, rafraîchi d’un grand souffle pur ;tandis que, dans le crépuscule qui noyait déjà la chaussée, les lampes électriques duBonheurdesDamesjetaientcetéclatfixedesétoilesalluméessurl’horizon,audéclindujour. Vers l’Opéra et vers la Bourse, s’enfonçait le triple rang des voitures immobiles,gagnées par l’ombre, et dont les harnais gardaient des reflets de vive lumière, l’éclaird’une lanterne, l’étincelled’unmors argenté.Àchaque seconde,un appeldegarçonenlivrée retentissait, et un fiacre avançait, un coupé se détachait, prenait une cliente, puiss’éloignaitd’untrotsonore.Lesqueuesdiminuaientmaintenant,sixvoituresroulaientdefront,d’unbordàl’autre,aumilieudesbattementsdeportières,desclaquementsdefouet,du bourdonnement des piétons, qui débordaient parmi les roues. Il y avait comme unélargissementcontinu,unrayonnementdelaclientèle,remportéeauxquatrepointsdelacité,vidantlesmagasinsaveclaclameurronflanted’uneécluse.Cependant,lestoituresduBonheur, les grandes lettres d’or des enseignes, les bannières hissées en plein ciel,flambaient toujours au reflet de l’incendie du couchant, si colossales dans cet éclairageoblique, qu’elles évoquaient le monstre des réclames, le phalanstère dont les ailes,multipliéessanscesse,dévoraientlesquartiers,jusqu’auxboislointainsdelabanlieue.Etl’âmeépanduedeParis,unsouffleénormeetdoux,s’endormaitdanslasérénitédusoir,

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couraitenlonguesetmollescaressessurlesdernièresvoitures,filantparlaruepeuàpeudéblayéedefoule,tombéeaunoirdelanuit.

Mouret,lesregardsperdus,venaitdesentirpasserenluiquelquechosedegrand;et,danscefrissondutriomphedonttremblaitsachair,enfacedeParisdévoréetdelafemmeconquise, il éprouva une faiblesse soudaine, une défaillance de sa volonté, qui lerenversait à son tour, sous une force supérieure. C’était un besoin irraisonnable d’êtrevaincu, dans sa victoire, le non-sens d’un hommede guerre pliant sous le caprice d’unenfant,aulendemaindesesconquêtes.Luiquisedébattaitdepuisdesmois,quilematinencore jurait d’étouffer sa passion, cédait tout d’un coup, saisi du vertige des hauteurs,heureuxde fairecequ’ilcroyaitêtreunesottise.Sadécision,si rapide,avaitprisd’uneminuteàl’autreunetelleénergie,qu’ilnevoyaitplusqu’elled’utileetdenécessairedanslemonde.

Le soir, après la dernière table, il attendit dans son cabinet. Frémissant comme unjeune homme qui va jouer son bonheur, il ne pouvait rester en place, il retournait sanscesseàlaporte,pourprêterl’oreilleauxrumeursdesmagasins,oùlescommisfaisaientledéplié,enfoncésjusqu’auxépaulesdanslesaccagedelavente.Àchaquebruitdepas,soncœurbattait.Et il eutuneémotion, il seprécipita, car il avait entenduau loinun sourdmurmure,peuàpeugrossi.

C’était l’approche lente de Lhomme, chargé de la recette. Ce jour-là, elle pesait silourd,ilyavaittellementducuivreetdel’argent,danslenuméraireencaissé,qu’ils’étaitfait accompagner par deux garçons.Derrière lui, Joseph et un de ses collègues pliaientsouslessacs,dessacsénormes,jetéscommedessacsdeplâtresurleursdos;tandisque,marchant le premier, il portait les billets et l’or, un portefeuille gonflé de papiers, deuxsacochespenduesàsoncou,dontlepoidsletiraitàdroite,ducôtédesonbrascoupé.Et,lentement, suant et soufflant, il venait du fond des magasins, à travers l’émotiongrandissantedesvendeurs.Lesgantsetlasoies’étaientoffertsenriantpourlesoulager,ladraperieetleslainagessouhaitaientunfauxpas,quiauraitsemél’orauxquatrecoinsdesrayons.Puis,ilavaitdûmonterunescalier,s’engagersurunpontvolant,monterencore,tournerdans lescharpentes,où les regardsdublanc,de labonneterie,de lamercerie, lesuivaient, bayant d’extase devant cette fortune voyageant en l’air. Au premier, lesconfections,laparfumerie,lesdentelles,leschâles,s’étaientrangésavecdévotion,commesur le passage du bon Dieu. De proche en proche, le brouhaha s’élevait, devenait uneclameurdepeuplesaluantleveaud’or.

Cependant,Mouretavaitouvert laporte.Lhommeparut,suividesdeuxgarçons,quichancelaient;et,horsd’haleine,ileutencorelaforcedecrier:

–Unmillion,deuxcentquarante-septfrancs,quatre-vingt-quinzecentimes!

Enfin, c’était lemillion, lemillion ramassé en un jour, le chiffre dontMouret avaitlongtempsrêvé!Maisileutungestedecolère,ilditavecimpatience,del’airdéçud’unhommedérangédanssonattenteparunimportun:

–Unmillion,ehbien!mettez-lelà.

Lhommesavaitqu’ilaimaitainsiàvoirsursonbureaulesfortesrecettes,avantqu’onles déposât à la caisse centrale. Lemillion couvrit le bureau, écrasa les papiers, faillitrenverserl’encre;etl’or,etl’argent,etlecuivre,coulantdessacs,crevantdessacoches,

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faisaientungrostas,letasdelarecettebrute,tellequ’ellesortaitdesmainsdelaclientèle,encorechaudeetvivante.

Aumoment où le caissier se retirait, navré de l’indifférence du patron, Bourdonclearriva,encriantgaiement:

–Hein!nousletenons,cettefois!…Ilestdécroché,lemillion!

MaisilremarqualapréoccupationfébriledeMouret,ilcompritetsecalma.Unejoieavaitallumésonregard.Aprèsuncourtsilence,ilreprit:

–Vousvousêtesdécidé,n’est-cepas?MonDieu!jevousapprouve.

Brusquement,Mourets’étaitplantédevantlui,etdesavoixterribledesjoursdecrise:

–Ditesdonc,monbrave,vousêtestropgai…N’est-cepas?vousmecroyezfini,etlesdentsvouspoussent.Méfiez-vous,onnememangepas,moi!

Décontenancéparlarudeattaquedecediabled’hommequidevinaittout,Bourdonclebalbutia:

–Quoidonc?vousplaisantez?moiquiaitantd’admirationpourvous!

–Nementezpas!repritMouretplusviolemment.Écoutez,nousétionsstupides,aveccette superstition que le mariage devait nous couler. Est-ce qu’il n’est pas la santénécessaire,laforceetl’ordremêmesdelavie!…Ehbien!oui,moncher,jel’épouse,etjevousflanquetousàlaporte,sivousbougez.Parfaitement!vouspasserezcommeunautreàlacaisse,Bourdoncle!

D’ungeste,illecongédiait.Bourdonclesesentitcondamné,balayédanscettevictoiredelafemme.Ils’enalla.Deniseentraitjustement,etils’inclinadansunsalutprofond,latêteperdue.

–Enfin!c’estvous!ditMouret,doucement.

Denise était pâle d’émotion. Elle venait d’éprouver un dernier chagrin, Deloche luiavaitapprissonrenvoi ; et, commeelle essayaitde le retenir, enoffrantdeparler en safaveur, il s’était obstiné dans sa malchance, il voulait disparaître : à quoi bon rester ?pourquoiaurait-ilgênélesgensheureux?Denise luiavaitditunadieufraternel,gagnéeparleslarmes.Elle-mêmen’aspirait-ellepasàl’oubli?Toutallaitfinir,ellenedemandaitplusàsesforcesépuiséesquelecouragedelaséparation.Dansquelquesminutes,sielleétaitassezvaillantepours’écraserlecœur,ellepourraits’enallerseule,pleurerauloin.

–Monsieur, vous avez désiréme voir, dit-elle de son air calme.Du reste, je seraisvenuevousremercierdetoutesvosbontés.

En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et l’étalage de cet argent lablessait.Au-dessusd’elle, comme s’il eût regardé la scène, leportrait deMme Hédouin,danssoncadred’or,gardaitl’éternelsouriredeseslèvrespeintes.

–Vousêtestoujoursrésolueànousquitter?demandaMouret,dontlavoixtremblait.

–Oui,monsieur,illefaut.

Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion de tendresse, après la longuefroideurqu’ils’étaitimposée:

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–Etsijevousépousais,Denise,partiriez-vous?

Mais elle avait retiré sesmains, elle se débattait comme sous le coup d’une grandedouleur.

–Oh !monsieurMouret, jevousenprie, taisez-vous !Oh !neme faitespasplusdepeineencore !…Jenepeuxpas ! jenepeuxpas !…Dieuest témoinque jem’enallaispouréviterunmalheurpareil!

Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées. N’avait-elle pas tropsouffertdéjàdescomméragesdelamaison?Voulait-ildoncqu’ellepassâtauxyeuxdesautres et à ses propres yeux pour une gueuse ? Non, non, elle aurait de la force, ellel’empêcheraitbiendefaireunetellesottise.Lui,torturé,l’écoutait,répétaitavecpassion:

–Jeveux…jeveux…

–Non,c’est impossible…Etmesfrères? j’ai jurédenepointmemarier, jenepuisvousapporterdeuxenfants,n’est-cepas?

–Ilsserontaussimesfrères…Ditesoui,Denise.

–Non,non,oh!laissez-moi,vousmetorturez!

Peuàpeu,ildéfaillait,cedernierobstaclelerendaitfou.Ehquoi!mêmeàceprix,elleserefusaitencore!Auloin,ilentendaitlaclameurdesestroismilleemployés,remuantàpleinsbras sa royale fortune.Et cemillion imbécile qui était là ! il en souffrait commed’uneironie,ill’auraitpousséàlarue.

–Partezdonc!cria-t-ildansunflotdelarmes.Allezretrouverceluiquevousaimez…C’est la raison,n’est-cepas?Vousm’aviezprévenu, jedevrais le savoiretnepasvoustourmenterdavantage.

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir. Son cœur éclatait.Alors,avecuneimpétuositéd’enfant,ellesejetaàsoncou,sanglotaelleaussi,enbégayant:

–Oh!monsieurMouret,c’estvousquej’aime!

Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l’acclamation lointaine d’unefoule. Le portrait deMme Hédouin souriait toujours, de ses lèvres peintes.Mouret étaittombéassissurlebureau,danslemillion,qu’ilnevoyaitplus.IlnelâchaitpasDenise,illa serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant qu’elle pouvait partir maintenant,qu’ellepasseraitunmoisàValognes,cequifermerait labouchedumonde,etqu’il iraitensuitel’ychercherlui-même,pourl’enrameneràsonbras,toute-puissante.