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Table des matières

Note liminaire ........................................................................................................ 3 Problématique : de la bêtise au doute ................................................................. 7

Question de départ : vérifions l’outil de la pensée .............................................. 8 Des rapports que nous avons avec la vérités ..................................................... 10 cadre conceptuel : croire – vérité – illusion ...................................................... 10

La malédiction des sens .................................................................................. 11

De la croyance – La vérité est ailleurs… ....................................................... 12 De croire par habitude ................................................................................... 15 Croire et se fier .............................................................................................. 17 De la crédulité à la bêtise .............................................................................. 18 Croire en grec ................................................................................................ 20 Croire en , besoin de confiance et risque de trahison .................................... 21

Croire pour connaître .................................................................................... 22

Des méthodes aux vérités, questionnement épistémologique ...................... 23

Entre croyance et vérité : la place du doute .................................................. 24

L’angoisse du doute ...................................................................................... 27 Croire pour faire ................................................................................................ 29

Le consensus un outil pragmatique ............................................................... 29

De la norme à la vérité .................................................................................... 32

C. Malèvre ou introduction au scepticisme ........................................................... 34

Cadre conceptuel du doute .................................................................................... 38

Socle théorique du doute ................................................................................ 41

Etymologie et analogies sémantiques linguistiques ...................................... 41

Histoire et interprétations .............................................................................. 45

De la prudence aristotélicienne au doute pyrrhonien .................................. 47

Le jardin d’enfant de Monrovia .................................................................... 48

La meilleure façon de penser ......................................................................... 50

Présentation et critique du principe de contradiction .................................... 51

Le tiers exclu ................................................................................................. 58

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Intention du projet de thèse : ................................................................................. 59

Note liminaire

L’enseignement des sciences ne cesse de nourrir l’humanité tant en espoirs et en certitudes qu’en termes de désillusions. Si l’histoire nous impose une forme de méfiance envers la vérité de chaque chose, les espérances dans les utilités attendues de cette science nous font poser, quelques fois, un mouchoir sur le soupçon, le doute qu’il conviendrait pourtant souvent d’envisager. Il faut dire que l’opinion couramment admise, accepte l’idée reçue du scepticisme dépeint sous les traits plus ou moins effrayant d’un nihilisme exacerbé, angoissant et mélancolique. Or le scepticisme ancien n’a pas été une entreprise de négation de la raison, il s’est plus humblement borné, d’après Hegel, à « dresser le constat des difficultés que la physiologie et la psychologie grecques éprouvaient à rendre compte de la possibilité pour la perception d’appréhender ou de percevoir la réalité en soi ou la réalité proprement dite des objets du monde extérieur.1 » Ces difficultés de perceptions ne semblent plus gêner en aucune façon notre entendement contemporain, ou du moins en faisons-nous fi au profit des utilités attendues. Cette logique de progression intellectuelle a servi et sert encore la science, elle a servi toutes sortes d’utilités et l’histoire nous montre l’impertinence de beaucoup de vérités fondées par cette méthode. Ce n’est pas l’erreur passagère du savant qui est à blâmer ici mais plutôt l’attitude suffisante que certains s’autorisent à l’approche d’une vérité. De là à trébucher dans la bêtise il n’y a qu’un pas…

Il est des livres qui nous accompagnent le long de notre vie, ceux que nous avons gardés à portée de main sur nos étagères. Ils nous ont surpris, agacés, illuminés, attendris, mais par-dessus tout, ils nous ont permis de cheminer. Telle est pour moi l’œuvre de Gustave Flaubert et plus particulièrement son dernier volet : Bouvard et Pécuchet. Cette merveilleuse ironie de Gustave Flaubert envers l’intelligence se décline dans une prodigieuse critique des systèmes scientifiques qui s’opposent et se détruisent les uns les autres. Les pensées, les lois reconnues et indiscutées sont aculées dans leurs contradictions pour n’en retenir que leur impermanence. « Ce fil tenu tout le long de ce roman philosophique constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine dans une promenade dans le labyrinthe infini de

1 Jean Paul Dumont, préface à G.W.F. Hegel, La relation du scepticisme avec la philosophie, trad. B. Fauquet, Paris, Vrin, 1986, p.8.

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l’érudition.1 » Leur bêtise est érigée aujourd’hui comme un parapet (un garde-fou ?) sur le gouffre de la connaissance.

L’homme avance comme Sisyphe poussant son rocher, il dégringole inlassablement ce qu’il vient de gravir, aveuglé par l’immédiat bénéfice de la progression de chaque pas. Si les contradictions des idées scientifiques aboutissent à l’annihilation du savoir, ce n’est pas le néant qu’il faut retenir mais que la continuité de la réflexion permet de s’extraire des certitudes. La controverse permet de nourrir le débat et de maintenir vivant ce qui nous pousse vers notre humanité.

Nous savons dans quelle mesure et pour quelle fin, la bêtise est nocive et qu’elle est capable de rendre l’homme inhumain, barbare ou monstrueux ? Il est bien possible comme l’indique Jean-François Mattei, que la barbarie se soit logée au cœur même de notre civilisation « elle sait prendre son temps et mûrir son goût du néant. La civilisation européenne n’a pas dissous la barbarie en conquérant de lointaines steppes ou de nouveaux déserts, elle l’a introduite en son sein et l’a laissé gagner par son propre processus de dissolution, irriguant de son sable les déserts intérieurs.2 »

Le dissensus, s’il est essentiel à la vie du débat, ne peut être, néanmoins,

considéré comme suffisant puisqu’il risquerait de nous enfermer dans une sphère intellective sans lien avec le monde réel. Nous arrivons donc à légitimer la nécessité de passer par l’étape de décision pour que l’éthicité de la réflexion puisse être mesurable dans l’acte. Pour passer à l’action et que celle-ci soit acceptable dans le sens commun, il est convenu que la décision soit aujourd’hui consensuelle. Le consensus n’offre pas forcément les avantages que promettait Habermas dans sa première étape de réflexion sur l’éthique de la discussion, il est aussi aliéné aux limites humaines et fluctuantes de l’éthos. L’empathie solidaire que prône Habermas, confrontée à ces limites de l’éthos, ne peut avoir de sens que dans un monde où chacun adhère à cette logique. Utopie. Le monde vécu nous montre à chaque seconde que les enjeux de la discussion ont raison de cette solidarité et que se mettent en place des jeux de pouvoir. La rhétorique aristotélicienne cède trop souvent la place à la sophistique car avoir raison de l’altérité prend généralement le pas sur le partage des vérités. Les limites de l’empathie solidaire nous renvoient inévitablement à son contraire : l’antipathie individualiste dont la bêtise campe l’archétype et sur qui il faut compter dans le monde vécu. L’hôpital est un terrain sensible pour la rencontre humaine et réfléchir ensemble suppose l’expérience de la discussion pour laquelle aucun des acteurs concernés n’a reçu d’enseignement.

Au cœur de l’institution hospitalière s’est construit un monde cloisonné,

où le « vivre ensemble » qu’Hanna Arendt a donné comme télos s’est transformé rapidement en un « mal de vivre ensemble » où chaque catégorie barbarise l’autre de telle sorte que le centre et l’objectif commun qui logiquement se trouve être la personne soignée, justement, ne s’y retrouve plus. Oui, c’est bien de l’hôpital qu’il s’agit et à tous les niveaux. Ce lieu destiné à l’intimité de la rencontre humaine

1 Guy de Maupassant, « Bouvard et Pécuchet », supplément du Gaulois, 6 avril 1881, in Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 445. 2. Jean-François Mattei, La barbarie intérieure, Paris, Puf, 2001, p. 47.

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qu’est le soin, risque bientôt de ne plus répondre dans ses priorités à sa fonction première. La personne humaine est-elle devenue trop complexe pour la médecine ? Où est-ce le système qui est devenu incompétent pour cette rencontre humaine ? C’est dans ce qu’est devenu l’hôpital quand il dépasse le contrôle de l’homme, qu’il ne se contrôle plus lui-même et bascule par le biais d’une bêtise systémique dans une nouvelle forme de barbarie que nous puiserons notre grain à moudre pour développer notre recherche.

Cette institution, l’hôpital, est un théâtre où même les acteurs ne se reconnaissent plus entre eux. Les acteurs hospitaliers collent aujourd’hui à cette tendance qui consiste pour la plupart à s’autoproclamer « soignant ». Certains parce qu’ils ont une formation initiale et une culture du soin, d’autres qui revendiquent à grand peine l’appellation (et qui la méritent) parce qu’ils sont dans l’ombre du soin (je pense aux secrétaires qui sont en contact avec les patients et leur famille, qui oeuvrent administrativement pour que le soin et sa continuité puissent se faire). D’autres encore, ceux-là sont les pires, croient que leur grade ou leur spécialité leur confère de fait le titre de soignant quand ce n’est pas une auto proclamation condescendante qui veut que la grandeur de soi s’augmente quand on s’identifie dans un plus petit. Bref, il suffirait donc de se vouloir soignant pour le devenir ! Etre soignant est aujourd’hui de bon ton semble-t-il mais la confusion souligne encore plus ce mal de vivre ensemble. On veut tellement se ressembler que les différences et leurs fossés se creusent. La relation s’est dégradée, le contexte socio-économique a favorisé les cloisonnements et le consensus entre éthique et politique a de plus en plus de mal à s’effectuer si tant est qu’un jour il pût se faire.

Le soin, si tous les acteurs hospitaliers s’en revendiquent, pourrait bien devenir le point d’ancrage culturel en fédérant ceux qu’aujourd’hui il divise. Pour ce faire, des outils comme le rapport Cordier1 en termes de références (que si peu d’acteurs de santé connaissent…) laisse imaginer le chemin qu’il reste à parcourir pour injecter au sein des professions de Santé, dans leur formation initiale comme dans leur formation continue une culture éthique sur le souci de l’Autre.

Ceci nous amène au constat paradoxal d’un système d’enseignement

cloisonné et éclaté entre les différentes professions du champ sanitaire et social. Si chaque profession reconnaît la finalité de prendre soin de l’Altérité dans sa spécificité, aucune passerelle ne permet à ces « soignants » de se reconnaître dans leur différence. Leur complémentarité ne s’opère à ce jour qu’en passant de l’un à l’autre, plus précisément en passant le patient d’une spécialité à une autre. Les enseignements initiaux se passent dan le cloisonnement le plus total et les acteurs se retrouvent au final sur le même terrain : l’hôpital. Des cultures de clochers se construisent ainsi et l’hôpital les rassemble sans toutefois les mélanger. Les échanges sont compliqués, les logiques enfermées et tout ceci contribue à des incompréhensions, des difficultés qui nourrissent le mal de vivre ensemble. La discussion s’aliène au cloisonnement des logiques, à la défense des territoires et en attendant des consensus impossibles, les dissensus ne sont plus le moteur de la discussion que souhaitait Paul Ricœur mais sont devenus d’inlassables diatribes où se vautrent le pouvoir, l’indécence et la bêtise.

1 Commission Ethique et Professions de Santé, Ethique et Professions de Santé, Rapport au Ministre de la Santé, de la Famille, et des Personnes Handicapées. Mai 2003.

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La bêtise lourde, nocive, procède d’un moteur, la liberté d’une intention : Le choix d’écarter la problématique existence de l’altérité dissensuelle. De cette façon le consensus profite du vide et s’en nourrit pour finir par s’effondrer sur lui-même. Ainsi, la pauvreté du dénominateur commun des logiques précédemment en dissensus ne suffit que très rarement à donner du sens commun. La force du consensus est inversement proportionnelle à l’énergie nécessaire à son élaboration, il s’éteint par asphyxie, par manque de sens et ses acteurs ont à chaque fois du mal à s’y reconnaître car le deuil imposé est trop important pour y retrouver les traces de sa propre logique. La bêtise règne en maître dans cette entropie du langage et les mécanismes qu’elle utilise ont réduit le langage à un domaine de chasse dont le gibier privilégié est tout simplement l’altérité. L’Autre n’a du sens pour la bêtise que s’il est, pour elle, un alter ego (un autre semblable) car capable de se fondre dans le consensus. S’il se présente comme alien (un autre différent), il ne peut que représenter une menace et devient un gibier à éliminer.

La communication via l’Internet nous propulse vers de nouvelles acceptions de langage, le passage du papier aux écrans pour l’information par exemple a permis une liberté de choix qui va bien au-delà de se qu’exige la démocratie en termes de vivre ensemble. La liberté de chacun devant son écran permet de sélectionner l’information qui agrée et de rejeter celle qui n’offre pas d’intérêt. L’individu se cloisonne ainsi avec des forums thématiques de discussion qui ne regroupent que des semblables, on ne communiquent plus qu’avec nos semblables, on s’écarte de fait de toute polémique, de tout affrontement d’opinions contradictoires. Chacun peut n’avoir que des trajets d’évitement vis-à-vis des espaces et des idées qui contredisent outre mesure ses opinions. La culture du débat et de l’argumentation, les anciennes dramaturgies théâtrales, parlementaires et judiciaires s’effacent peu à peu de nos écrans d’ordinateur. « Les blogs, les « chats » et les SMS peuvent bien dénoncer et faire circuler des messages mais ces derniers ont le désavantage de favoriser l’égotisme, le mimétisme, le repli sur soi, l’emballement sentimental ou la chasse en meute… ils ne permettent pas la curiosité des raisons et des mondes des autres.1 » La démocratie exige un monde commun pour lequel nous sommes de moins en moins préparés et pour avancer ensemble des outils se créent et se renforcent tel le consensus pour redonner du sens à ce vivre ensemble. Les conférences de consensus sont devenues des espaces privilégiés pour cette parole en devenir de décision. Les enjeux guident la motivation de chacun et l’éthique perd du terrain au profit du politique.

1 Daniel Bougnoux, « Alerte aux virus de l’info », Philosophie Magasine n°3, Paris, 2006, p. 16.

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Problématique : de la bêtise au doute

Cette prise de conscience du langage comme terrain de chasse de la bêtise permet de poser le cadre de notre recherche en terme de problématique :

Notre besoin de vérité dévoile le langage comme limite de la pensée. Le langage porte le destin des phrases, notre humanité nous oblige à les

assumer et en tant que soignants nous nous devons d’anticiper leur impact face à la vulnérabilité d’autrui. Nous nous devons aussi d’instruire et de pratiquer ce langage dans l’esprit d’une liberté de pensée, une pensée libre et joyeuse, autonome et partagée, avec et pour l’Autre, en tenant compte de cette altérité dans un esprit d’ouverture. Cette ouverture est à chercher dans les limites de ce langage, pour que celui-ci ne soit pas une contrainte limitative de la pensée mais plutôt un levier pour ne pas permettre à notre propre bêtise de s’ancrer de façon persistante. Sans prétention de vouloir s’en départir à jamais, il est bon d’écoper régulièrement afin d’éviter d’y sombrer définitivement.

Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert enregistre ces langages. Ils apparaissent comme une farce par rapport aux savoirs mais le problème du langage est dissimulé, le ton, l’éthos du livre est très incertain, on ne sait jamais s’il est sérieux ou pas. Flaubert s’est bien aperçu que le langage n’a pas d’innocence ni de certitude, rien ne le fonde que lui-même, rien ne le garantit.

De là un vertige s’installe et l’on sent le possible entre le langage de l’espoir et celui du risque, là justement où guette la bêtise. « Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risque de passer plus tard, pour un imbécile ?1 »

De ces consensus qui fondent et légitiment les nouvelles normes, aux

dissensus qui n’en finissent pas et nous emprisonnent dans une dialectique sans fin, la bêtise entropique guète. Comment sortir de cette aporie si tant est que nous le pussions. Comment envisager l’ouverture ? Quand tous les maux de la terre se sont éparpillés, nous savons qu’il est quelques fois bon de regarder encore au fond

1 Gustave Flaubert, Lettre à Georges Sand, in Entretien avec Roland Barthes, « La crise de la vérité », propos recueillis par Jacques Brochier, Magasine littéraire n°108, Janvier 1976.

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de la jarre, celle que Pandore ouvrit malgré l’interdit. Il reste au fond de la jarre cette espérance qui permet de mobiliser notre ultime énergie. Cette espérance devrait pouvoir s’incarner dans le doute, celui qui permet une attitude de prudence envers le langage lui-même. Le doute devrait nous permettre d’appréhender cette aporie avec un regard sur les choses qui nous oblige à nous extraire de la problématique. Le doute opère inéluctablement cette extraction du sujet de l’enfermement dialectique qu’il subissait entre certitude et fausseté.

La bêtise n’est pas une sorte de fourre-tout qui permet de dédouaner un mécanisme intellectuel, elle se décline de façon très précise et notamment dans des formes malignes avec lesquelles il faut compter dans le monde vécu. Penser la supériorité de l’intelligence serait ne faire preuve de grandeur qu’en termes de bêtise !

Dans les travaux précédents, si la réflexion nous menait en deçà ou au-delà du logos pour imaginer l’ouverture nécessaire à une éthique de la discussion, il se pourrait que nous la trouvions au cœur du langage et de sa complexité.

Puisque cet outil, le langage, nous est indispensable à la pensée, il convient de s’en servir comme une technè et non simplement comme une technique.

Question de départ : vérifions l’outil de la pensée

Si le langage que nous utilisons est communément admis comme outil de prédilection de la pensée, ne nous sommes-nous pas laissés enfermer dans certaines de ses logiques de façon à ce que nous ayons réduit son efficacité ? Je veux dire par là que si le langage a élaboré la raison, la raison, elle, n’a-t-elle pas reconstruit le langage pour ses propres utilités ?

De cette manière s’est édifié notre entendement et les logiques qui le

fondent. Si certaines de ces logiques ont fait école et nous sont parvenues avec force comme le principe de contradiction d’Aristote, d’autres, malgré leurs heures de gloires sont tombées en désuétude ou bien ont dû mettre genou à terre face à la congruence immédiate des premières.

De ce fait il convient aujourd’hui de vérifier la pertinence universelle des logiques en cours et de solliciter à nouveau d’autres modes de pensée pour redonner au langage, et de facto à la raison, sa complétude. Ceci pour envisager, non pas une échappatoire au langage mais bien lui offrir de nouvelles opportunités pour emmener la raison vers d’autres modes du possible. C’est dans cette nuance que nous tenterons d’avancer (prudemment…) une hypothèse pour que le langage nous conduise dans une réflexion où l’ouverture nous impose de ne nous satisfaire d’aucune vérité sans pour autant nous paralyser dans l’action ni dans la contemplation. Le scepticisme non phénoménologiste ne pourrait-il pas proposer une voie efficace de la réflexion, une ouverture vers une nouvelle éthique de la discussion. Dans le théâtre hospitalier le doute pourrait ainsi ouvrir la possibilité d’un mode de pensée pertinent à toutes les professions de santé, à tous ces acteurs qui décident de s’engager vers le souci de l’Altérité. Prendre soin oblige l’ouverture et il devient essentiel de se départir de tout ce qui pourrait gêner l’ éthos. Entre le Principe de non contradiction, celui du Tiers Exclu et l’in-

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différence (αδιαϕορα) des choses entre elles, n’existe-t-il pas un passage à emprunter ? Entre le vrai et le faux n’y a-t- il pas un monde du possible ?

L’ouverture du scepticisme et l’éthos de la Rhétorique sont-ils conciliables ? Plus précisément, pourrions-nous ré-concilier la pensée d’Aristote et celle de Pyrrhon au bénéfice de la pensée du « prendre soin » ? C’est au cœur du langage et de ses mécanismes que se noue la problématique. Pour dénouer les certitudes et avancer dans les chemins de l’Ouvert il faut commencer par la prise de conscience des limites de notre pensée en chaque chose. Nous tenterons de pousser le langage dans ses retranchements, dans ces ruelles sombres où guète la bêtise pour risquer de l’apprivoiser sans se faire dévorer. Difficile exercice car, soyons prudent, à l’image de Michel Adam ou Robert Musil, « quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelques profits de tels propos doit partir de l’hypothèse qu’il n’est pas bête lui-même, c’est à dire s’autoproclamer intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise ! 1» Ou comme Georges Picard : « j’écris sur la connerie pour conjurer la mienne » Eux, en tout cas, sont conscients d’emblée de cette perméabilité de l’homme pour la bêtise. Nous savons qu’elle navigue entre la légèreté et le mal infini, qu’il n’y a pas un endroit au monde qui n’en soit dénué et par conséquent qu’il semble sage d’imaginer le monde avec elle plutôt que sans elle.

Conscient de ma propre porosité face à la bêtise, je préfère donc laisser

planer son spectre au-dessus de notre réflexion, il nous rappelle sans cesse notre fragilité et nous invite à l’humilité. L’humilité nous offre cette place de choix dans la réflexion qui permet une attitude d’accueil, près de la terre, une posture plus éveillé au sens qu’à la vérité. Un état d’ouverture au monde que n’offrent pas les certitudes, les idées reçues ou les vérités d’un jour.

Cette ouverture, rebelle de fait à une vérité en particulier, doit être

capable de les accueillir toutes et se pose en propédeutique pour une éthique de la discussion. Il ne s’agit pas d’adhérer à une forme d’empathie solidaire chère à Habermas qui conduit au consensus par le deuil des logiques mais de hasarder une congruence entre la philosophie du principe de contradiction et celle du doute2. Sans complaisance pour l’une ni pour l’autre, sans chercher de consensus entre l’une et l’autre nous examinerons ce que la discussion peut en tirer en termes d’éthique. La science et son culte de la vérité ont enfermé notre humanité dans des apories et obligent peut être aujourd’hui notre raison à un peu de componction.

1. Robert Musil, De la bêtise, Paris, Editions Allia, 2003, p.15. 2 Pour « doute » il faut entendre ici la philosophie sceptique première du ού µάλλον de Pyrrhon en opposition avec le principe de contradiction d’Aristote.

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Des rapports que nous avons avec la vérités

cadre conceptuel : croire – vérité – illusion

La pire maladie des hommes provient de la façon dont ils ont combattu leurs maux. Les pseudo remèdes ont produit à la longue quelque chose de pire que ce qu’ils étaient censés guérir. Les choses qui agissaient immédiatement en anesthésiant, en enivrant, les prétendues consolations, ont été prises par ignorance pour les vrais remèdes. On ne remarquait pas […] que ces soulagements instantanés devaient souvent être payés par une forte aggravation générale du mal.

Friedrich Nietzsche.

Condorcet, lui, attendait tout de la science pour qu’elle révèle aux

hommes la Vérité, ce sur quoi l’on peut fonder une politique : « Connaître la vérité pour y conformer l’ordre de la société, telle est l’unique source du bonheur public1. » L’histoire de la science, hélas, nous apprend la fragilité des vérités mais la philosophie s’interroge (encore ?) sur le bien fondé même de cette vérité. Il ne s’agit pas ici de discuter si la vérité est ici ou ailleurs mais plutôt du rapport que l’homme entretient avec elle et de la place qu’elle prend entre empirisme et rationalité. La vérité n’ayant pas plus de consistance que l’illusion de la vérité au regard de l’homme, ce dernier va s’époumoner à posséder les deux pour être en accord avec sa raison. L’esprit humain a besoin de tenir pour vrai les choix que fait sa raison pour légitimer ses projets. Dans cette expression de tenir pour vrai, la nécessité qu’a l’humanité de posséder la vérité, avoir raison, devient un principe pour calmer nos angoisses intellectuelles face aux mystères de la vie et répond à une exigence de consolation et de compréhension du monde vécu.

1 Condorcet, Vie de Turgot, cité par T. Todorov, Le Jardin imparfait, Paris, Le Livre de Poche, 1998, p. 38.

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La malédiction des sens La confusion entre vérité et illusion se fait par la force de consolation

que procure l’une ou l’autre face à l’interrogation humaine. La raison se satisfait trop souvent de ce qu’elle a envie d’entendre et la réponse que lui fait le monde sera écoutée avec d’autant plus d’acuité que cette réponse convient au projet en cours. Socrate appelait opinion vraie une croyance justifiée que l’on a sans savoir comment répondre rationnellement aux objections, et l’opposait défavorablement à la connaissance, qui implique que l’on comprenne non seulement pourquoi quelque chose est vrai mais aussi pourquoi les autres propositions sont fausses. « Il comparait ces deux versions de la vérité à de belles œuvres du grand sculpteur Dédale. Une vérité fondée sur l’intuition est comme une statue simplement posée sur un socle en plein air. Un vent fort pouvait la renverser à tout moment. Mais une vérité étayée par des raisons solides et la conscience de contre-arguments valables était comme une statue maintenue en place à l’aide de câbles. Cette méthode propose de se forger des opinions dans lesquelles nous pourrons, même pris dans une tempête, avoir véritablement confiance.1 »

Croyance, intuition, confiance, raison, savoir, opinion autant de concepts qui s’accumulent pour tenter de consoler l’humanité de l’incessante dérobade de la vérité. Tout ce qui nous réconforte n’est pas forcément bon pour nous, tout ce qui nous fait souffrir n’est pas forcément mauvais non plus. La difficulté découle de la propension de l’homme à se satisfaire, à se consoler, à rassurer sa raison face à ses inquiétudes. Naturellement, ce qui pallie le vide en première intention, s’impose comme suffisant jusqu’à ce qu’un meilleur argument prenne sa place. Galilée, par exemple, louait Aristarque et Copernic, qui avaient su imaginer le système héliocentrique, parce que chez eux « la raison a pu faire une telle violence aux sens jusqu’à devenir, malgré les sens, maîtresse de leurs croyances2 ».

Le vide est insupportable à la raison et la première offre qui permet d’y

remédier suffit la plupart du temps à calmer notre angoisse. L’illusion, le faux, le crédible s’imposent faute de mieux comme remède et pire encore, comme vérité provisoire nécessaire. Nos sens sont ensorcelés, ils cherchent sans cesse ce que la raison espère. L’entendement priorise l’accord entre les sens et la raison plutôt que celui de la nature et de la raison. Les sens s’imposent comme médium entre nature et raison et la raison opère par ce biais la mutation de nature sensible à nature intelligible. La nature qui apparaît devient ainsi la nature qui est. De là à déduire de ce qui est ce qui doit être pour être intelligible, il n’y a qu’un pas. Nous pataugeons dans cette malédiction. Comment ne pas ressentir les vibrations excitées de la bêtise dans un contexte où le consensus se substitue nécessairement à la vérité pour fonder des normes ? Ce moindre mal n’a rien à voir avec celui dont nous parle Aristote dans son Ethique de Nicomaque ; non, celui du consensus est un moindre faux, un dénominateur commun minimal faisant fonction de vérité pour blanchir le projet immédiat de la conscience collective.

1 Alain de Botton, les consolations de la philosophie, Paris, Mercure de France, 2001, p. 36. 2 Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, trad. R. Fréreux et F. de Gandt, Paris, Seuil, 1992, p. 331 et 337.

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Suffit-il de croire en quelque idée de façon collective pour pouvoir ériger cette idée en termes de vérité ? Suffit-il de cette adhésion de l’esprit à un avis pour parler de vérité ? La conversation civile de Guazzo, où les interlocuteurs coopèrent mais ne sont pas rivaux, évite les tensions, arrondit les angles. C’est une conversation qui caresserait le politiquement correct, une discussion où il y aurait tellement de distance entre le locuteur et son discours que le détachement de la conviction s’effectuerait au profit de l’accord, du consensus. Montaigne dénonce déjà chez Guazzo ce que Ricœur dénoncera chez Habermas, à savoir une idéalisation des théoriciens de la conversation. « La conférence de Montaigne ne biaise pas avec la confrontation. C’est un corps à corps, il n’a rien de violent ni d’hostile. Mais il s’agit bel et bien de se comparer durement à autrui, afin de prendre sa mesure exacte et briser ses idoles.1 »

Aujourd’hui cette adhésion me semble démesurée dans sa rapidité et sa facilité car, dans le consensus, la logique singulière se noie dans le tout. L’adhésion suppose l’assentiment du sujet, c'est-à-dire qu’il faut que le sujet soit acteur de cet assentiment par la décision d’adhérer. Sa démarche et son implication doivent lui permettre de se reconnaître dans la construction collective et que celle-ci soit le reflet de la liberté de pensée de chaque individu. Or, les multiples deuils de logiques nécessaires au consensus ne peuvent que grever le sentiment de vérité dans lequel ne peuvent se reconnaître les différents acteurs. A mesure que les deuils s’effectuent sur les idées soutenues au départ du débat et qu’il faut abandonner au profit de la vérité de l’autre, des territoires de vérités se perdent ou se gagnent. Ce sentiment de vérité devrait donc habiller le consensus pour que chacun puisse le considérer comme vrai et que cette décision soit confortée par la confiance que le consensus inspire. Le consensus n’est pas une idée émergente de la nature, il est fabriqué et c’est bien ce qui gène à son adhésion instantanée. Même si l’intention de chaque partie consiste à faire du sens commun on ne peut décemment imaginer de nouvelles vérités qui soient universelles tout simplement parce que leur processus est humain et uniquement humain. Dès lors, la vérité de ces réflexions aliénées aux vicissitudes du langage de l’homme reste encore douteuse face à l’importance des conséquences de certaines d’entre elles vis-à-vis de la nature.

De la croyance – La vérité est ailleurs …

Quelle irrépressible tendance qu’a l’homme à croire à ce qu’il voudrait voir exister, à se retrancher dans ses rêves, en soi-même pour mettre en adéquation le monde vécu et le sens qu’il a envie de lui donner. Nous sommes mus par le désir d’imposer à la réalité un cadre rigide et toujours artificiel afin de la plier aux exigences de notre raison. La réalité angoisse notre raison et contre cela nous mettons en place des consolations. Coincés dans un univers dont nous ne connaissons ni le début ni les fins, enfermés entre un infiniment grand et un infiniment petit comment ne pas admettre que ce monde nous dépasse plutôt que de croire que nous pouvons l’aliéner à notre cause. L’apparence des certitudes que

1. Marc Fumaroli, Préface à Pascal, L’art de persuader précédé de L’art de conférer de Montaigne, Paris, Rivages poche, « petite bibliothèque », 2001, p. 20.

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revêt la science n’épuisera jamais le champ des réalités, cette science restera toujours imparfaite et inachevée malgré son masque de vérité. Dès lors, il convient d’avancer prudemment dans ce champ des illusions : Sur ce point, Kant définit « l’illusion transcendantale » qui correspondrait à une infirmité fonctionnelle de notre subjectivité, à une tendance à former des jugements au-delà des limites de l’expérience possible. C’est le cas par exemple de cette affirmation selon laquelle le monde doit avoir un commencement dans le temps et une limitation dans l’espace. Il est évident que cette affirmation se situe hors des limites de notre expérience, et pourtant, elle reste en nous « même après qu’on l’a découverte et que la critique transcendantale en a clairement montré le néant.1 » Une telle illusion est en fait plus subie que créée, puisque bien qu’ayant son siège dans la raison pure, elle reste irréductible à notre volonté et s’impose à nous comme une nécessité du fonctionnement de notre raison. En ce sens, à partir de cette irréductibilité de l’illusion à la volonté on a pu penser l’illusion comme étant générée par le désir de notre subjectivité, puisque le désir est ce qui dans le fonctionnement de la raison, échappe à notre raison, comme s’il s’affranchissait d’elle. L’illusion serait donc considérée comme étant un dérivé de nos désirs dont la force serait telle qu’il nous empêcherait d’accéder à la compréhension des choses et ferait obstacle à la pensée active, c'est-à-dire analytique et synthétique.

Les illusions surgiraient finalement inconsciemment comme l’énonce

Freud « Cette croyance à la nécessité interne de la mort, par exemple, n'est peut-être qu'une de ces nombreuses illusions que nous nous sommes créées pour nous rendre "supportable le fardeau de l'existence". Cette croyance n'est certainement pas primitive, car l'idée de la "mort naturelle"est étrangère aux peuples primitifs qui attribuent la mort de chacun d'entre eux à l'influence d'un ennemi ou d'un méchant esprit.2»

Les illusions se distinguent de la croyance véritable qui semble impliquer un jugement. Ici l’objet du désir n’est pas réel et la volonté n’intervient pas. Elles se distinguent également de l’erreur en ce qu’elles ne sont pas forcément fausses ni contradictoires avec la réalité. L’erreur peut être rectifiée par la révision de la méthode de réflexion ayant mené à la détermination de l’esprit tout comme ce que Kant nomme « l’illusion logique ». Par contre l’illusion transcendantale se forme sans que nous n’ayons aucune prise dans son processus de formation, elle s’inscrit en nous sans que nous n’y puissions rien. L’adhésion se fait donc sans réflexion préalable ni volonté particulière, elle relève plus de l’instinct. Cette adhésion instinctive ne peut se lire qu’en termes d’aliénation de l’homme car au lieu de mettre en œuvre un processus de réflexion mettant en jeu les valeurs qu’il juge être les bonnes il croit la vérité ailleurs et se contente de contempler son fantasme en attendant qu’il prenne corps. Dépendant de sa fragilité l’homme devient incapable de réagir efficacement et subit son illusion comme seul salut puisqu’elle lui apparaît comme vérité en soi. L’illusion entrave

1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure ; dialectique transcendantale, trad. Alain RENAUT, Aubier, GF, 2001, p. 131. 2 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Au-delà du principe de plaisir, trad. S. Jankélévitch, Paris, Éditions Payot, 1968, repris par "Les classiques des sciences sociales", collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi, Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm, p.42.

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dangereusement la liberté de pensée au point de la remettre complètement en question. Ce mécanisme a été brillamment mis à l’écran dans la série américaine de science fiction X files où deux inspecteurs du FBI, l’un très rationnel (dans l’acception aristotélicienne du principe de contradiction), l’autre sceptique qui prône le doute et envisage des possibles irrationnels pour le premier. Le sous-titre de la série énonce que La vérité est ailleurs. Cette série donne au spectateur la clé du mystère et le positionne de fait comme partisan de l’inspecteur sceptique. Le spectateur assiste donc au lent cheminement de ce que nous appelons la raison qui, coincée dans son impasse intellectuelle est réduite à envisager l’inenvisageable pour pouvoir progresser.

Quels sont les socles qui permettent à la raison de s’imposer en tant que

telle ? Prenons l’exemple de l’enfant à qui l’on donne l’habitude de montrer dans un livre d’images un chat, un cheval, un chien… cet enfant, pour donner du sens au langage est bien obligé de croire l’adulte qui lui dit « cheval » quand il lui montre l’image du cheval et qui lui dit « chien » quand il lui montre l’image du chien. L’adulte ne saurait enseigner quelque chose à l’enfant sans lui faire croire en cette chose puisque les démonstrations nécessaires à la constitution d’un savoir ne lui sont pas encore accessibles. Incapable de juger objectivement le savoir qu’on lui propose, l’enfant est obligé de l’accueillir passivement et à se l’approprier comme une croyance nécessaire, reliée mécaniquement à toutes celles qu’il possédait précédemment : « ça c’est un cheval » dit l’adulte en montrant l’image du cheval. Après quelques secondes, il demande à l’enfant « Quel est cet animal ? » et l’enfant répond sagement et fier de son nouveau savoir « c’est un cheval ! » aussitôt félicité par l’adulte qui lui renvoie la reconnaissance nécessaire à la bonne acquisition de ce savoir. Dès lors, à chaque fois que l’adulte lui montrera l’image du cheval, l’enfant s’empressera de restituer le mot « cheval » sachant désormais que « cheval » est la réponse ad hoc pour donner un sens et un mot à l’image « cheval ». Or, après quelques semaines d’entraînement, si l’adulte en montrant le cheval demande à l’enfant « quel est cet animal ?», que l’enfant comme à l’habitude lui réponde « cheval » et que l’adulte lui rétorque en fronçant les sourcils « Non, ça c’est un dindon ! » le chaos se crée dans la raison de l’enfant. L’enfant, focalisé sur ce qui est vrai et ce qui est reconnu comme vrai tentera spontanément de rétablir l’ordre des choses « Non, c’est un cheval ! » de façon à se rassurer sur ce qu’il connaît comme vrai. Si l’adulte persiste dans la contrariété, il ne restera à l’enfant que les possibilités de résister à cette nouvelle assertion, se soumettre à une nouvelle vérité ou de fuir en méditant sur cette nouvelle expérience dérangeante1.

1 Telle fut l’expérience de Louise, 3 ans, assise sur les genoux de son grand-père qui lui lisait, une fois encore, son livre d’images préféré. Ce soir là, je décidai de m’immiscer gentiment dans le colloque et de perturber quelque peu les idées reçues en changeant volontairement le nom des animaux… Louise, après avoir plusieurs fois signifié son désaccord et son mécontentement mélangé à de l’incompréhension, referma sèchement le livre d’image. Elle le tenait encore des deux mains, le regard perdu sur le dessin de couverture, et d’une petite voix tragique lança : « ça suffit là ! » Son grand-père tenta de reprendre gentiment l’histoire du livre mais elle refusa catégoriquement non sans étouffer une émotion mal contenue : « Non, je vais dormir maintenant ! Elle descendit prudemment de ses genoux et se retourna une dernière fois avant de quitter la pièce prenant quelques secondes avant de nous adresser à voix basse un « bonne nuit » fragile tout en serrant très fort son ours en peluche.

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C’est en ce sens que Rousseau a pu dire que de l’enseignement il fallait

ôter les connaissances que l’enfant n’est pas en mesure de comprendre. « Il faut ici ôter les vérités qui demandent, pour être comprises un entendement déjà tout formé; celles qui supposent la connaissance des rapports de l’homme, qu’un enfant ne peut acquérir; celles qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme expérimentée à penser faux sur d’autres sujets.1 » Mais il faut pour cela être rousseauiste et croire en la bonté innée de l’humanité. A quel âge l’enfant est-il en mesure de se confronter au mensonge et à la trahison pour pouvoir les comprendre ? Comment peut-il les déchiffrer sans en faire l’expérience ? Penser un enseignement métaphysique sans jamais passer à l’expérience revient à un cloisonnement idéaliste de l’esprit décalé avec la réalité du monde vécu. Le mensonge et la trahison sont indéfectibles du rapport humain et comme la bêtise ils sont potentiellement présents dans ce qui se présente comme la vérité.

De croire par habitude

La croyance en ce qui se présente comme vérité, peut venir du fait de l’expérience, de l’habitude de pratiquer telle sorte de phénomènes qui se répètent et que la mémoire associe à un résultat attendu. Ce résultat maintes fois répété fait office de vérité car la succession de ces mêmes situations qui offrent le même effet oblige l’homme par accoutumance, à penser par association d’idées, que ce processus de la cause à l’effet est nécessaire et donc qu’à partir de telle cause si l’on applique tel processus on obtient tel effet. La force de l’habitude fait qu’elle finit par s’imposer à notre raison comme le ferait une vérité démontrée et par conséquent que se détourner de celle-ci pour accueillir une autre logique semble au premier abord comme incongru.

S’il fut un temps présocratique (et héraclitéen) qui explorait le champ

ontologique de la vérité, il fut écrasé par le courant de la vérité logique conçu comme accord de la proposition et de la chose, seule conception que nous avons retenue aujourd’hui. L’idéalisme platonicien constitue un évènement majeur dans l’histoire du concept de vérité, c’est à ce moment là que Platon fait rentrer la pensée occidentale dans l’aire de la métaphysique. Faisant référence au Théétète, Heidegger écrit en effet : « C’est là qu’apparaît en toute netteté le virage de la pensée grecque accomplit à l’encontre de son commencement pour entrer dans la métaphysique, c'est-à-dire pour fonder celle-ci sur la doctrine de l’être en tant qu’ίδέα et de la vérité en tant qu’òµοίωσις. Ce n’est qu’à partir de ce moment que la philosophie débute.2 »

Louise faisait douloureusement l’expérience du doute entre le vrai et le faux mettant ainsi à mal la confiance qu’elle mettait sans réserve dans sa propre raison et dans celle des adultes. 1 Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’Education, Paris, GF, 1999, p.213. 2 Martin Heidegger, De l’essence de la vérité, Approche de l’ « allégorie de la caverne » et du Théétète de Platon, Add. 10, Paris, Gallimard, 2001, p. 364. Il est à noter qu’il faut comprendre dans le terme d’ òµοίωσις la volonté de ressembler à et dans ce sens, d’imitation. Ainsi la vérité devient un état conforme à ce qui est attendu.

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C’est dans la République que Platon nous éclaire de son « allégorie de la caverne », celle-ci expose les différents degrés de la vérité et de l’entente de l’être, cette dernière culminant dans la vision des Idées, et de la plus haute de toutes, l’Idée du Bien. Cette Idée fondamentale servirait, selon l’analyse qu’en fait Heidegger dans son De l’essence de la vérité de faire valoir pour légitimer toutes les autres. Pour mettre en lumière la mutation du concept de vérité, Heidegger part de la manière dont la fausseté, ou plutôt, ce qui n’est pas la même chose, la non-vérité est comprise. « La non-vérité n’est pas un contraire survenant à côté de la vérité, qui serait aussi et de surcroît à prendre en considération, mais la question en elle-même une de l’essence de la vérité est en soi celle de l’essence de la non-vérité, parce que cette dernière fait partie de l’essence de la vérité.1 » Dans ce cours de Heidegger il ne faut surtout pas manquer sa lucidité et sa prudence quand il explique, par rapport à cette non-vérité, les différentes dimensions dans lesquelles elle s’exprime, si bien qu’il insiste sur le fait que cette « non-vérité est équivoque en un sens tout à fait essentiel, peut-être même plurivoque en un sens que nous ne saisissons encore pas du tout, et qui, pour nous, devient une question.2 » Celui qui ne verrait pas ici l’ouverture aux mondes du possible manquerait sûrement la volonté de l’auteur de préserver l’Ouvert en termes d’accueil.

La vérité a ceci qu’elle nous aliène à ses desseins. A partir de telle vérité

la logique fera que l’homme s’en servira pour fonder de nouveaux projets qui deviendront eux-mêmes de nouvelles vérités. Ainsi fonctionne le déterminisme quand le caractère d’une chose dépend d’une autre ou qu’une chose puisse soit en produire soit en empêcher une autre. Nous avons besoin de lien pour passer d’une chose à l’autre et pour donner du sens à nos choix. Le lien se fait d’une part par la capacité que nous avons à croire, avoir confiance en des idées, des personnes et d’autre part, par la nécessité de cohésion sociale qui nous oblige au vivre ensemble. Inclination humaine et obligation sociale, deux excellentes raisons de fonder le sens des choses sur ce qui sera admis de façon consensuelle. La vérité permet ce processus, l’homme en est friand et elle est on ne peut plus cohésive. Il ne reste plus, quand nous en manquons, d’en fabriquer et le consensus est un merveilleux outil pour y parvenir. Le consensus permet l’édification de nouvelles vérités, de nouvelles normes et ce qui le crédibilise c’est la pluridisciplinarité qui le constitue. Le fait que cet éclectisme constitutif valide un consensus, configure en amont le lien social qui ne peut que légitimer son fond de vérité. En effet, la vie en société semble exiger aujourd’hui une confiance mutuelle de hommes entre eux, les consensus sont là pour cimenter cette confiance. Croire semble liminaire au vivre ensemble : « La vie que l’on nomme sociale est une succession d’acte de foi : on ne peut pas, à chaque seconde, mettre en doute la parole de l’autre. Il faut bien croire d’abord pour survivre. On s’interroge après.3 »

1 Id., p. 11. 2 Id., p.149. 3 Claude Roy, Les chercheurs de dieux, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1981, p.37.

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Croire et se fier

L’impératif social imposerait donc une confiance minimale pour pouvoir

fonctionner. Hannah Arendt elle-même insiste sur le fait qu’il faille privilégier la confiance en l’Autre, en ce qu’il a d’humanité, pour vivre ensemble. Sans cela rien ne serait possible dit-elle et notre vie se doit d’être exposée en public pour que la rencontre se fasse. Le consensus procède de la même injonction car l’empathie solidaire suppose une intention de vouloir vivre ensemble pour finaliser le débat en un compromis. Bien entendu cela comporte un risque, il n’y a pas d’exposition en public sans risque. La rencontre humaine est elle-même un risque auquel tout soignant s’expose, mieux, la rencontre humaine est un risque choisi, assumé, que tout soignant se doit d’accomplir pour s’accomplir lui-même.

Alors, dans cette logique, doit-on pour autant, comme Claude Roy le propose, prioriser la confiance en l’autre « pour survivre » et ne s’interroger qu’après ? Sans rejeter de prime abord son assertion je propose de l’inverser pour voir si une logique antithétique serait recevable : On doute d’abord (on s’interroge) et la confiance se construit pour survivre. Mon inclination personnelle me pousse plus vers l’antithèse du fait que son cadre m’inspire plus de liberté. L’assertion de Claude Roy me semble trop exposer la société à l’hybris de la science et aux exigences d’un utilitarisme social trop prégnant. Son assertion s’impose à mon goût trop fortement dans un aplomb de vérité qui ne laisse aucun autre choix de réflexion. En effet, comment ne pas donner une priorité au questionnement plutôt qu’à la confiance ? Le questionnement impose une responsabilisation de l’individu, il l’oblige à la réflexion, à l’objectivité, au positionnement et définitivement à la décision. Le questionnement ouvre le champ de la liberté de pensée quand la vérité entendue le referme. « On ne peut pas, à chaque seconde, mettre en doute la parole de l’autre » nous dit Claude Roy… Bon, à chaque seconde, soit ! Mais rien ne nous empêche de la mettre en doute quand bon nous semble ! « On ne peut pas remettre en doute la parole de l’autre à chaque seconde » invite à entendre « on ne doit pas remettre en doute la parole de l’autre à chaque seconde. Il faut bien croire d’abord et on ne doit s’interroger qu’après. » La confiance de prime abord et la réflexion ultérieure ne sont pas un axiome social rédempteur. A mon sens elles exposent trop l’individu à une adhésion passive et la réflexion ultérieure est forcément aliénée à la confiance primordiale. Adhésion passive et interrogation aliénée à un primat font le lit de la bêtise et favorisent l’involution de l’âme. Je ne crois pas que l’on puisse raisonnablement inviter les acteurs de soins dans leur formation initiale vers une confiance propédeutique, le questionnement me semble plus approprié.

L’ouverture donc, ne peut se faire que par des voies de liberté de pensée

et pour ces raisons, plus que la confiance je préfère le doute en première intention qui ne peut que générer la réflexion et mobiliser le débat. La confiance, élément nécessaire à la rencontre, reste à construire en deuxième intention. Un farouche et joyeux penseur voyait en la coutume un geôlier de la liberté d’opinion : « Car c’est à la vérité, violente et traistresse maistresse d’escole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu à la désrobée, le pied de son authorité ; mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux e tyrannique visage, contre lequel nous n’avons

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plus la liberté de hausser simplement les yeux. Nous luy voyons forcer tous les coups, les reigles de la nature. Les loix de la conscience naissent de la coustume, chacun, ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui, ne s’en peut déprendre sans remords ni s’y appliquer sans applaudissements.1 »

La sociologie nous apprend que les rites fabriquent du lien social et favorisent la cohésion sociale. La coutume participe de ce processus plus ou moins collectif qui fait que l’habitude partagée rassure le fonctionnement social sur sa légitimité. Le fait que différents acteurs puissent se reconnaître à travers des pratiques similaires nourrit le sentiment d’appartenance au groupe et l’alter ego prend corps, rassurant, Même. La croyance nous aide donc à vivre ensemble en liant le singulier au collectif et cette coutume ne doit pas être pensée comme stérilisante pour la réflexion. Il est aussi légitime d’accorder à cette coutume une fonction d’appareil intégrateur, socialisant, permettant à des acteurs extérieurs de se fondre dans le groupe par la ritualisation partagée. La coutume est donc utile à l’acteur pour fonctionner dans le système, se reconnaître et être reconnu.

De la crédulité à la bêtise Montaigne souligne la démesure d’adhésion à la coutume comme s’il

voulait nous inciter à distinguer croyance et crédulité. Nous savons que les enfants sont sensibles aux évidences de l’expérience et que nous connaissons leur faculté à les accueillir facilement comme des vérités. Le manque d’objectivité et de rationalité les rend innocemment crédule et cette forme de bêtise qui s’applique aussi à l’adulte ignorant, si elle n’est pas nocive en termes d’intentionnalité, peut se retourner contre son auteur. En effet, cette innocence peut s’aliéner inconsciemment à une cause plus sombre que la bêtise ne manquera pas de calculer. La crédulité est une faiblesse qui relève, soit du manque de connaissance dans un processus de croissance, soit d’une mollesse de réflexion qui se satisfait et se console de l’immédiat bénéfice que l’adhésion propose. Dans les deux cas, la crédulité s’impose comme une lacune de la pensée, l’exemple même d’hétéronomie qui fait obstacle selon Kant à l’action morale authentique ; elle ouvre de fait la porte en grand sur le champ de la bêtise.

La crédulité nourrit aussi le jugement de valeur, l’idée reçue, le préjugé, ces formes de pensée qui par manque d’autonomie de réflexion restent attachées aux excitations sensorielles et qui n’ont pas acquis le niveau intellectif suffisant pour devenir des idées. L’affectivité, la subjectivité, les propensions naturelles et instinctives à recevoir les apparences, prennent le pas sur la raison et induisent la détermination sans que celle-ci ait mis en place un système autonome de jugement. Nous sommes tous portés naturellement au jugement de valeur car notre histoire singulière s’est construite différemment de celle de l’altérité et nous devons nous servir de cette différence pour nous extraire de ces « prêt-à-penser ». La rencontre humaine nous invite à faire le «saut husserlien » (que nous examinerons plus loin) qui consiste à sortir du sujet que nous sommes pour approcher l’objet. Les pièges de la vérité sont légion et l’homme a mis en place la croyance et la crédulité pour se consoler de sa difficile condition. Il est toutefois possible de se débarrasser de

1 Michel de Montaigne, Essais, I, XXIII, Paris, GF- Flammarion, 2002, p.155.

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certains de nos préjugés et idées reçues, nous savons qu’en réfléchissant sur ce que l’on approuve d’emblée, le recul métaphysique s’opère et l’opinion devient objet de pensée. A partir de là, nous devenons apte au jugement de la nature de notre adhésion, et de fait, la remise en question de cette adhésion va enclencher la réflexion qui engagera à la maintenir ou pas, à changer ou pas d’avis pour être en accord avec sa démarche.

« Telle, la colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait mieux encore dans le vide.1 », les traducteurs de l’édition mentionnée, jugent flou ce passage et notent que Kant paraphrase une image de Platon. L’interprétation en serait la suivante (qui étaye davantage notre idée) : « L’entendement y est comparé à une colombe qui va toujours droit devant elle ; il court le risque de se lancer dans le vide et de dépenser ses efforts en pure perte. Pour que le travail de l’entendement soit utile, il faut le soumettre au contrôle des faits. L’expérience offre à cet entendement des points d’appuis grâce auxquels il peut contrôler sa marche et ses progrès. Ainsi la colombe a besoin de se poser de temps en temps pour s’orienter et changer s’il le faut de route.2 » Encore faudrait-il discuter cette notion d’« entendement utile » qu’il ne convient pas, ici, d’entendre dans le sens utile à une fin espérée, mais simplement utile à l’entendement lui-même pour que celui-ci puisse être en accord avec la raison.

Toute notre connaissance débute avec l’expérience nous dit Kant en introduisant sa Critique de la raison pure et d’insister en disant « aucune connaissance ne précède en nous l’expérience et c’est avec elle que toutes commencent. » Cette expérience sera tout le long de ce travail référencée car elle fait commerce incessant entre connaissance et bêtise ce qui implique qu’elle ne se suffit pas à elle-même comme preuve du savoir. Si Kant fait partir la connaissance de l’expérience, Aristote, lui, introduit sa Métaphysique d’une manière similaire : « On ne regarde aucune sensation comme constituant la science (σοφία). Sans doute elles sont le fondement de la connaissance du particulier mais elles ne nous disent le pourquoi de rien : par exemple, pourquoi le feu est chaud ; elles nous disent simplement qu’il est chaud.3 », Aristote affirme que l’art est bien supérieur à l’expérience : « Nous pensons d’ordinaire, que le savoir et la faculté de comprendre appartiennent plus à l’art qu’à l’expérience et nous considérons les hommes d’art supérieurs aux hommes d’expérience. La sagesse, chez tous les hommes, accompagnant plutôt le savoir ; c’est parce que les uns connaissent la cause et les autres pas. En effet les hommes d’expérience savent qu’une chose est mais ne connaissent pas le pourquoi, les hommes d’art savent le pourquoi et la cause.4 » Cette notion artistique du savoir est bien séduisante bien qu’il faille la laisser dans son contexte historico-linguistique. L’ambiguïté du concept grec de technè (τέχνη) nous invite à la prudence puisqu’il oscille entre art et science et dans certaines de ses déclinaisons entre œuvre d’art et artifice, ruse (τέχνασµα). Aristote nous prêtre un peu le flanc pour ce qui va suivre, notamment pour la

1 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, « quadrige », Paris, PUF, 2001, p. 36. 2 A. Tremesaygues et B. Pacaud, traduction et notes in Kant, Critique de la raison pure, Op.Cit., p. 576. 3 Aristote, Métaphysique (A-981a), Paris, Vrin, 2000, p. 5. Le traducteur souligne qu’il traduit σοφία par science, ceci pour rester totalement dans l’esprit d’Aristote et de l’importance qu’il lui accorde en terme de sagesse. 4 Id. p.4.

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construction du principe de contradiction qui évacue toute possibilité de douter d’une vérité dès qu’elle s’oppose, par la démonstration à son contraire.

Croire en grec En grec, plusieurs termes étaient utilisés pour la fonction de « croire » :

La doxa (ή δόξα) pour croire en l’opinion ; La pistis (ή πίστις) pour engager sa foi ; L’épistèmé (ή έπιστήµη) pour croire en la science en termes de connaissance. Ces notions se mélangent dans notre quotidien si bien que nous confondons parfois l’opinion et la connaissance ou la foi que nous portons en telle ou telle chose. On peut, bien entendu, parler d’une opinion droite, accompagnée de raison. Ainsi, « chez Platon, la doxa désigne une connaissance instable car portant essentiellement sur les apparences et ainsi, constituant un état intermédiaire entre l’ignorance et la science.1 » On peut facilement reconnaître dans ce terrain vague, cet état intermédiaire, un terrain de prédisposition pour cette bêtise qui n’attend que ce kaïros pour s’immiscer dans le raisonnement. Ainsi, l’opinion, assimilé au degré le plus bas de la croyance, transcrit un jugement totalement relatif effectué en l’absence de preuve et ne pouvant donc servir de fondement à aucune connaissance véritable.

Hélas, le monde vécu nous montre qu’il est perclus d’opinions qui ont trop souvent tendance à se prendre pour des vérités. La caractéristique de l’opinion consiste en une volonté d’émulation et souvent, s’aliène à elle la sophistique pour gagner du terrain. La politique d’opinion est rompue à cet exercice. La faiblesse de l’opinion, en terme d’étoffe de vérité, veut qu’elle offre à quelques encablures la possibilité de la controverse. L’opinion, si elle peut se passer de sa contrariété, lui laisse assez de brèches pour envisager sa destitution à condition d’y mettre plus d’énergie que ce que l’opinion oppose. L’opinion saine laisse exister son contraire alors qu’il existe un habit plus sombre pour une autre sorte d’opinion qui ne supporte pas l’altérité dans la controverse et se donne tous les moyens de l’aliéner à sa cause ou de l’éliminer. Cette dernière sorte d’opinion pactise avec le mal de la bêtise nocive. En fait, s’il y a bien dans l’opinion une volonté rationnelle d’exister, elle avance sans preuve et ne peut produire aucune vérité. Elle porte la conscience de la possibilité de sa négation, de la fausseté éventuelle de sa fragile vérité. On peut même avancer que l’opinion est assujettie au temps et que ce dernier ne travaille pas pour elle.

Croire dans ce sens serait accorder sa confiance, accepter momentanément l’adhésion tout en se réservant le droit et le loisir d’une rétraction. C’est naturel, faute de mieux, que de porter son crédit sur ce qui nous agrée le plus. Dans cette acception il convient de reconnaître à l’opinion la capacité de se déterminer car dans une situation d’urgence elle permettra de faire le choix qui apparaîtra comme le meilleur ou le moins mauvais pour le sujet dans le niveau de connaissance des acteurs en jeu. L’opinion n’a pas besoin d’éthos pour exister, ou plus précisément elle fonctionne sur un pathos qui repose sur du sensible individuel et/ou collectif. C’est bien le pathos qui gouverne l’opinion et la détermination dans l’urgence se fait par le sentiment éthique crée par la confusion

1 www.Le Parthénon.fr, Site Internet, Croyance et Liberté, p. 6.

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chez le sujet qui se noue entre éthos et pathos. Le sensible prenant le pas sur l’effort de connaissance, le sujet se satisfaisant de laisser porter son âme vers ce qui lui convient le mieux avec les données du moment, le sujet se détermine alors avec seulement son état d’esprit et les sentiments que lui procure la situation demandeuse d’acte. Ainsi, le sujet n’a en son âme et conscience que des données affectives et sensibles qui vont la convaincre d’agir pour le mieux. Ce mieux n’a rien à voir avec l’éthos, il est construit sur l’habitude sociale et sur l’expérience immédiate qui organisent la raison en fonction des repères rassurants qui lui sont offerts.

Nous devons aborder ce niveau de croyance : la pistis (ή πίστις), ce que Kant appelle la foi. Ce niveau d’adhésion relèverait de la persuasion en ce qu’elle s’appuie sur la « nature particulière du sujet ». La persuasion désigne un acte par lequel l’esprit adhère à une proposition qui lui apparaît comme vraie uniquement par accord subjectif. Rien ne l’étaye de façon rationnelle mais cette proposition est acceptée par le fait qu’elle convient à la logique du sujet et qu’elle en nourrisse le sens. La pistis dériverait du verbe peïthomaï (πείθοµαι) qui signifie se laisser persuader. Une forme d’adéquation entre une proposition et un terrain idoine d’accueil, fait pour elle. Entre la foi et l’opinion se distinguent plusieurs aspects d’adhésion : d’une part nous avons vu que l’opinion était faite essentiellement de pathos et que sa détermination se faisait sur l’expérience immédiate et la coutume.

Croire en , besoin de confiance et risque de trahis on La foi elle, injecte une part plus intellective pour confirmer l’adhésion mais n’exige aucune démonstration ni compréhension des fondements. Pascal explique que « aussitôt qu’on fait apercevoir à l’âme qu’une chose peut la conduire à ce qu’elle aime souverainement, il est inévitable qu’elle ne s’y porte avec joie.1 »

La foi est une confiance primordiale, un de ces accords naturels dont parlait Cicéron parce qu’ils émergent de natura déorum. Saint Augustin parle d’une compréhension des choses dont « la vue n’a rien de charnel ni de terrestre.2 » c’est un état de l’esprit qui adhère à ce qui lui apparaît comme vrai, mais dont l’adhésion est essentiellement subjective puisque ne s’appuyant que sur des arguments habitant le sujet et dont la nature se mélangerait entre l’intellectif et l’affectif. Issue de la persuasion qui comprend aussi bien l’état de celui qui est persuadé que l’action de celui qui persuade, la foi se fait vérité acquise mais non indéfectible. Acquise, car c’est avec l’auxiliaire avoir que l’on en dispose (avoir foi en…) et qu’on puisse la perdre. On ne perd pas la foi comme on change … d’opinion, en effet, si l’on peut changer d’opinion au vu et au su d’une nouvelle inférence aucune preuve tangible ne vient infirmer ou confirmer le bien fondé de la foi qu’on porte en quelqu’un.

Il faut qu’il se passe une violence interne affective que constitue le

sentiment de trahison. Quand on accorde sa confiance, on suppose que celui en qui on la porte la mérite, car la confiance est une forme d’espérance dans laquelle le sujet fonde de la sécurité et de l’assurance. Cette supposition laisse entrevoir 1 Marc Fumaroli, L’art de persuader précédé de L’art de conférer de Montaigne, Paris, Rivages poche, « petite bibliothèque », 2001, p. 134. 2 Saint Augustin, Confessions (VII-XIV), Paris, Gallimard, 2001, p. 244.

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une brèche possible car dès le moment qu’un sujet se sent assuré uniquement par l’espérance qu’il met en autrui, il s’expose à ce que l’altérité en question ne réponde pas à cette espérance. Ce n’est qu’à la prise de conscience de cette brèche que le sentiment de possibilité de trahison émerge et que la foi en l’autre est suspendue au doute. La confiance est intimement liée à la possible trahison et la trahison ne peut intervenir que dans un climat de confiance. Il faut, pour que cette confiance fonctionne, que l’adhésion en terme d’espérance soit supérieure à la crainte de la trahison, ou encore que la trahison ne soit même pas envisagée. Qu’elle soit contractuelle ou pas, la confiance placée en autrui reste toujours suspendue au risque de trahison. En effet il ne peut y avoir trahison que si la confiance préalable est établie et donc, dès qu’il y a confiance accordée, l’opportunité de trahison est présente. Cette forme de croyance peut s’imposer en termes de vérité mais reste aliénée au fait que nous ne maîtrisons qu’une partie du contrat. Une partie de cette vérité reste cachée dans l’altérité et c’est en cette partie que nous ne pouvons qu’espérer puisque n’ayant aucune prise sur l’intention d’autrui. Cette partie de l’autre qui nous inspire confiance ne nous donne qu’une assurance ressentie. C’est une vérité éprouvée par le seul sentiment de réassurance en une forme de consolation où l’espoir mis en quelqu’un ou quelque chose est supérieur au risque de trahison que nous encourrons.

Croire pour connaître Quant à la croyance dans son acception la plus étayée : l’épistèmè

(επιστήµη) elle est assimilée à la science qui permet, par la démonstration, la construction de certitudes excluant le doute. Ici, l’entendement se fonde complètement sur des mécanismes rationnels. « La vérité qui découle de l’objet d’étude va s’appuyer sur des arguments objectifs, c'est-à-dire qu’elle est le résultat d’un raisonnement qui, s’il est suivi par plusieurs personnes différentes, conduira ces dernières à des conclusions identiques, non pas parce que les influences auront été les mêmes mais parce que les relations qu’il implique sont absolument nécessaires.1 » De même Aristote nous dit que l’épistèmè désigne la connaissance des causes nécessaires, par opposition à l’opinion, et consiste en une démonstration ou en un enchaînement logique des connaissances rationnelles. Sur cette acception, la science serait la fin de toute connaissance, un savoir universel, absolument fondé et atteint lorsque la chose est perçue par son essence, c'est-à-dire non seulement la cause par laquelle la chose est mais encore lorsque nous savons qu’il est nécessaire que cette chose soit telle et non pas autrement. A ce niveau, une croyance élaborée par l’esprit scientifique est entièrement légitimée par le raisonnement et par conséquent complètement étrangère à notre sensibilité et notre affectivité. La vérité scientifique serait donc une vérité purement élaborée par le raisonnement et ce savoir consisterait à avoir appris quelque chose et être capable de le transmettre à autrui. La vérité scientifique vise la certitude et doit être capable de distinguer l’objectif du subjectif pour se débarrasser de toute inférence subjective.

1 Le Parthénon, « Croyances et liberté », Op. Cit, p.7.

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Des méthodes aux vérités, questionnement épistémologique

Savoir quelque chose exige que l’on sache comment et de quelle façon

nous avons acquis ce savoir, quelle méthode nous avons suivi pour y arriver. Néanmoins, la science, dans ses méthodes de recherche pour fonder les vérités se borne à évacuer l’erreur et de ce fait s’engage plus dans une démarche de recherche de non fausseté que de recherche de vérité. A ce titre, dans un cadre épistémologique, Popper attire l’attention sur l’impossibilité à prouver une théorie de façon positive : « seules ses failles nous apprennent quelque chose et nous ne savons rien avec certitude. De ce fait, aucune autorité ne peut revendiquer une quelconque autorité. Nous ne pouvons prétendre qu’à des approximations d’une vérité, qui reste toujours en partie incompréhensible.1 » Une manière de réécrire Flaubert quand Bouvard et Pécuchet dans leur grande sagesse concluaient : « la science est faite par les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir.2 » L’épistémologie propose des méthodes pour que la reproductibilité des expériences se fasse dans des conditions similaires de façon à aboutir au même résultat.

Ces mêmes résultats reproduits dans l’expérience fondent la vérité scientifique. Néanmoins, avant de se focaliser sur ces nouvelles vérités acquises et les adopter comme vérités en soi, ne devrions nous pas nous assurer de la validité des méthodes utilisées ? Ces méthodes ne doivent-elles pas être mises en question, examinées avant de valider leur production ? Un des chimistes contemporains qui a mis en œuvre les méthodes scientifiques les plus minutieuses et les plus systématiques, M. Urbain, n’a pas hésité à nier la pérennité des méthodes les meilleures. Pour lui, « il n’y a pas de méthode qui ne finisse par perdre sa fécondité première.3 » L’esprit scientifique aurait donc une mission constante, pour perpétuer les vérités, de mise en adéquation entre la pertinence de la méthode et la teneur de ces vérités. Gaston Bachelard nous dit qu’« Il ne faut rien confier aux habitudes quand on observe, la méthode fait corps avec son application. Même sur le plan de la pensée pure, la réflexion sur la méthode doit rester active. Une vérité démontrée demeure constamment soutenue non sur son évidence propre mais sur sa démonstration.4 » Une vérité scientifique ne pourrait donc pas faire autorité par elle-même, elle serait épistémologiquement liée à sa démonstration.

Une vérité ne pourrait donc pas user d’autorité institutionnelle mais devrait, pour être énonciative faire assidûment la preuve d’elle-même jusqu’à la rupture qui s’effectue lorsque la méthode n’est plus pertinente ou que le résultat n’est plus celui attendu. Ce moment de rupture n’est pas imaginable tant que la méthode permet de vérifier le résultat et de cette façon se construit un lien

1. Karl Popper, Ibid, p. 27. 2. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Dictionnaire des idées reçues, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 128. 3 M. Urbain in Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, « quadrige », 1995, p.139. 4 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, « quadrige », 1995, p. 140.

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d’intimité entre la logique et cette vérité qui intègre notre mémoire pour pouvoir passer à une étape supérieure. Pour anticiper la probabilité de cette rupture d’adéquation entre la méthode et le résultat, Bachelard a critiqué le système de Descartes qui « arrive si bien à expliquer le Monde mais qui n’arrive pas à compliquer l’expérience, ce qui est la vraie fonction de la recherche objective.1 »

Nous avons évoqué quelques réflexions autour de la croyance et de l’élaboration de la vérité pour étayer la difficulté avec laquelle l’esprit humain s’escrime à la concevoir. « Parmi les choses qu’on ne sait pas […], il y en a sur lesquelles on suspend son jugement, et avant et après l’examen, c’est ce qu’on appelle doute. Et quand, dans le doute, on penche d’un côté plus que d’un autre, sans pourtant rien déterminer absolument, cela s’appelle opinion.2»

La croyance se veut profondément liée à la vérité car elle résulte d’une décision : celle de tenir quelque chose pour vrai.

Entre croyance et vérité : la place du doute

Si on ne peut se prononcer sur la valeur de ce que l’on a à examiner, si on admet que l’on peut se tromper alors il devient impossible de s’autoriser à croire et nous sommes condamnés à demeurer dans l’indétermination ou l’incertitude. Dans les cas que nous avons vus précédemment concernant l’innocence et l’ignorance, les certitudes s’installent tant que le sujet n’a pas fait l’expérience du faux et le doute ne se présente même pas. Le doute, s’il est permis dans l’opinion, car le sujet est conscient de sa probabilité, ne l’est plus dans la foi car la persuasion évacue la possibilité du doute. La foi reste la seule croyance en soi qui seule appelle l’adhésion du sujet sans condition préalable ni justification rationnelle. Elle est ferme et volontaire, libre, essentielle et suffisante. Dans la science, le doute est un « moteur de recherche », dès qu’il se présente, il est l’objet que l’esprit aura à éliminer pour faire place nette aux certitudes. De la subjectivité à l’objectivité le doute fait peser sur la raison l’angoisse du faux. Le faux demeure difficilement supportable par la raison, non pas parce qu’il est le contraire du vrai mais parce qu’il lui ressemble par trop. Le faux est faux parce qu’il porte le masque du vrai et que ce masque nous suffit la plupart du temps pour consoler notre angoisse. Quand le faux est instruit comme le vrai, rien ne fait soupçonner à la raison qu’il est faux et ce n’est qu’à son dévoilement qu’il est rejeté au profit d’une acception plus vérace, qui ressemble davantage à la vérité. Si le faux se pose comme une vérité qui laisserait une brèche à la raison pour démontrer sa fragilité intérieure, on comprend cette difficulté de l’esprit oscillant entre objectivité et subjectivité pour se déterminer et croire en une chose plus qu’en une autre.

Le doute est indissociable de la vérité. Quelque chose ne peut être vrai que si son contraire est faux et le choix entre les deux est souvent si compliqué de par leur ressemblance que la science et ses méthodes ne suffisent pas pour se

1 Id., p. 142. 2 Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même (, I ; XIV), Paris, Fayard, 1990, p. 48.

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déterminer. De plus si l’on admet au niveau du vocable et de la logique que faux est le contraire de vrai, il est quelques fois difficile de s’y reconnaître, tant les deux sont semblables : Dans l’art par exemple il arrive que des « faux » soient tellement douteux, qu’ils soient définitivement considérés de façon officielle comme « vrais ».

On voit clairement que la place du doute dans ce domaine n’est pas supportable d’autant qu’il engage le consensus du beau : un tableau décelé comme « faux » récolte toute l’opprobre non pas parce qu’il est laid mais parce que la falsification du vrai n’est ni admissible ni supportable par la conscience collective. Le faux devient laid par sa teneur morale, par son mensonge, son intention de trahison. Il faut aujourd’hui ajouter que l’art a un coût, et qu’un « faux » puisse être acheté au prix d’un « vrai », ne peut que nourrir le sentiment de trahison de la part de l’acheteur. Aucun vendeur ne s’amusera à prioriser le doute sur une éventuelle vente d’une œuvre d’art. Par exemple, on imagine mal un vendeur dire « c’est peut-être un vrai, … peut-être pas, on sait pas ! » (Sauf si l’intention est de se débarrasser à très bas prix d’une toile « encombrante »…) Le doute n’est confortable pour personne, il n’a pas de siège dans la raison, en tout cas pas dans notre formatage contemporain. Sa place a été, au fur et à mesure de l’histoire de la raison, squatté par le culte de la vérité. Toutes les contrées de ce monde ne sont peut-être pas aussi affectées que notre civilisation, j’en veux pour preuve les longues discussions africaines dans le pays Dogon pour tenter de comprendre leur rapport avec le monde : Par exemple si l’on questionne un Dogon sur le temps qu’il fera demain, sa parole sera alors muette, interloquée. Si vous reformuler la question du style « Vous pensez qu’il va pleuvoir ? » Le Dogon se permettra certainement une réponse comme « Ah…oui, peut-être ! » Si vous reformulez encore de la sorte : « Vous pensez qu’il fera beau ? » Le Dogon vous surprendra encore en répondant « Ah…oui, peut-être ! » Ces réponses nous semblent toujours agaçantes en première intention, on se demande même s’ils ne se moquent pas de nous…

Ce qu’il se passe c’est que nous occidentaux, avons besoin d’être rassurés sur la connaissance du monde et cette réassurance se fait chez nous par l’énonciation de vérités voire de probabilités qui ont pour fonction d’emplir, dans notre raison, ce vide que laisserait planer le doute. Le doute à ce niveau semble parfaitement supportable par les Dogons, ceci dû au rapport qu’ils ont avec la nature… Pour les Dogons, il n’appartient pas à un homme de décider le temps qu’il fera demain ; Quant à nous, occidentaux, nous avons créé de nouveaux dieux (Monsieur Météo), de nouvelle vérités pour nos utilités quotidiennes et mieux maîtriser la nature. Nous essayons de transformer nos espérances en connaissance et pour atteindre nos objectifs nous nous adjoignons tout ce qui peut y participer. Dans le pays Dogon le soleil africain commande à l’agitation humaine, et l’on sent peut-être plus aisément la force de la nature et la nécessité de se soumettre à ses « vérités » qui s’imposent d’elles-mêmes. En occident, nous avons besoin de la raison pour anticiper le monde.

Le besoin de maîtrise est tellement prégnant que sans assertion (oui ou non, vrai ou faux...) il nous est devenu pratiquement impossible de fonctionner : Nous avons besoin de connaître la météo et de croire en elle pour savoir si l’on peut prévoir raisonnablement une sortie en bateau pour le week-end, ou simplement si l’on doit mettre un imperméable pour aller au travail …

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Les éléments objectifs que nous renvoie la science nous permettent d’accorder notre comportement avec cette vérité anticipée qui ne manque pourtant pas de nous trahir de temps en temps et on se retrouve ainsi en mer sur un grain qui n’était pas prévu au programme ou en ville avec un imperméable et un parapluie encombrants sur le bras sous une belle journée ensoleillée. Il nous est devenu indispensable de relier à notre raison tous les mécanismes du monde, non pas pour y évoluer en harmonie comme nous pourrions être amener à le penser, mais bien au contraire pour plier à nos exigences toutes ses utilités. Pour que notre science nous rassure sur les vérités du monde il nous faut nous départir du doute, éliminer tous les parasites qui feraient obstacle à la tranquillité de l’esprit. De facto, il faut que notre croyance en telle assertion soit assurée de la vérité sinon ce serait admettre la possibilité de l’erreur. Donc, croire en une vérité sans pouvoir la démontrer reviendrait à penser cette vérité sur le mode subjectif. Cet acte volontaire d’adhésion sans moyen objectif de démonstration, nous l’avons vu, est un acte de foi envers une proposition. Voilà bien la confusion qui s’opère dans notre raison aujourd’hui : nous confondons au quotidien croyance, confiance, crédulité et foi. De cette façon la vérité, l’apparence et l’illusion se prennent l’une pour l’autre et nous nous égarons dans l’idée reçue, ou pire encore, nous fabriquons les assertions qui manquent à la tranquillité de notre raison.

Le consensus se propose ainsi d’officier : nous rassurer en termes de vérité et pour ce faire, il suffit à notre raison de basculer le processus subjectif de croyance en méthode objective de recherche. Ainsi, le consensus peut tranquillement revêtir un masque de vérité au détriment de l’insuffisance de son contenu sémantique. Tant que ces consensus ne sont qu’un résidu de logiques, qu’un dénominateur commun tellement minime, leur innocuité ne sera que d’un moindre mal. Par contre, si la parole est manipulée à l’intérieur de ces consensus, la bêtise nocive prend les rennes d’un mal infini possible.

Nous nous apercevons donc que pour courir derrière les certitudes, il est plus que recommandé de s’écarter du doute ou de l’aliéner à une méthode qui vise la vérité car le doute est considéré par la vérité comme le mal lui-même. C’est ce que fait notre raison dès qu’elle s’engage sur une quête de vérité. La science élabore son raisonnement sur la démonstration par la répétition de l’expérience pour tenter d’arriver toujours au même résultat et ainsi réaliser la preuve du bien fondé. Toute cette démarche consiste d’une part à établir une vérité mais aussi (et c’est ce qui va nous intéresser) à exclure le doute. L’exclusion du doute est évidemment essentielle dans la construction de la vérité. Le doute est incompatible avec la croyance « véritable » puisque nous l’avons vu, la croyance ne s’établit que par suite d’une exclusion volontaire du doute. Or exclure le doute pour pouvoir croire librement n’est-il pas quelque peu paradoxal ?

Si l’on exclut le doute cela revient à s’aliéner définitivement à un dogme qui ne peut se remettre en question au vu de la désormais impossible incursion du doute. De fait, l’adhésion à ce dogme, la croyance à cette vérité est indissociable d’une interdiction : La liberté de croire n’est possible que si l’on s’interdit de douter. Cette assertion mérite aussi qu’on se penche sur le sens de « liberté » : Quand je dis « je suis libre » le suis-je vraiment ou ne fais-je que le croire ? Cette liberté est-elle une vérité en soi ou bien n’est-ce qu’une croyance ? Comment

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peut-on concilier le fait que la liberté soit à la fois constitutive et objet de croyance ? La croyance et la liberté sont impossibles à objectiver, nous ne pouvons qu’en faire l’expérience intérieure. La liberté, parce qu’elle ne peut pas être démontrée ne peut revêtir en notre esprit que la forme d’une croyance. Pour reprendre la déclaration précédente sur « la liberté de croire en telle vérité », elle fait appel à une double subjectivité (liberté et croyance) avant même d’arriver à la vérité en question. « Le donjon de la foi, son dernier réduit, c’est la liberté même ; et il faut y croire, car sans y croire on ne peut l’avoir.1 » Encore une fois nous nous trouvons dans l’obligation de penser la liberté comme autodéterminé par l’expérience intérieure : Je suis libre parce que je crois et que je décide d’être libre. Nous faisons ici face à l’effort que mène une conscience pour devenir elle-même. En effet, de par le choix que la croyance implique, la croyance est ce par quoi j’accède à ce que je crois être et ce, en m’arrachant hors de moi pour devenir ce que je désire être.

L’angoisse du doute Croire en quelque chose revient donc à chaque fois à prendre un risque,

celui de se tromper, celui de l’erreur. Ce risque est celui de se trahir soi-même par un excès de confiance en soi. La raison se protège dans son effort de subjectivité en écartant le doute de son raisonnement, ainsi, elle ne risque pas de se remettre elle-même en question. Par contre, dans cet effort subjectif pour se départir du doute et renforcer le sentiment de liberté du sujet, la raison s’expose. Elle s’expose du fait de son manque total d’objectivité à l’émergence phénoménologique d’une éventuelle négation de sa propre rationalité ou encore à la survenue de nouvelles données scientifiques contradictoires (tellement plus crédibles et véraces pour notre rationalité sociétale).

Le rapport que nous avons par conséquent à la vérité par le médium de la croyance est une bravade que nous imposons à notre raison. C’est une gageure au temps et à l’existence que seules les conséquences de nos choix (de croire en telle chose) nous confirment le bien fondé. Les répercussions de la croyance doivent, pour maintenir et renforcer l’acte de foi, être en adéquation avec les valeurs investies par le sujet pour donner du sens à son existence. Dans le cas contraire, quand la portée phénoménologique de nos choix nous impose des doutes de plus en plus nombreux, l’épreuve de la foi sera d’autant plus douloureuse en termes d’affects accordés par le sujet dans l’objet de foi.

Ici, l’acte de croire en quelqu’un ou en quelque chose prend une dimension particulière, c’est dans ses derniers remparts, quand la foi s’épure d’un peu de subjectivité pour laisser la place rationnelle au doute, que cet acte de foi prend tout son sens. En effet, c’est cet acte de foi que la raison repousse qui peut amener le sujet à se dépasser, à faire des choix déterminants pour le sens qu’il doit donner à son existence. A ce moment précis de l’épreuve de la foi par le doute naît l’angoisse du sujet qui l’oblige à se déterminer pour se départir d’elle. C’est ce moment critique qu’il convient de bien cibler car c’est à ce moment précis que la

1 Alain, Définitions, in Le Parthénon, « croyance et liberté », Op.Cit., p. 11.

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raison fait une confusion fondamentale qui consiste à prendre le doute pour l’angoisse.

L’apparition du doute dans le processus de croyance (qui ne le prévoit pas dans son acception ultime de foi) met en œuvre le paradoxe et insupporte la raison qui se voit tentée par la possibilité de trahison du pacte qu’elle a scellé avec elle-même : ne pas se permettre le doute. L’angoisse prend le pas sur le doute car elle correspond justement à ce que la croyance œuvre à éviter, c'est-à-dire la tranquillité de l’esprit. Contre l’angoisse, la croyance permet de se consoler avec une forme de vérité qui, une fois en place met en confort l’esprit du sujet. Si ce qui renvoie à l’angoisse s’immisce dans le raisonnement, le pacte de confiance subjective que la raison a passé avec elle-même est rompu et met le sujet en porte à faux vis-à-vis de son engagement. Le doute représente donc cette rupture où l’objectivité met à mal les valeurs subjectives. Si le doute est actif le processus de foi est interrompu car contradictoire. Paradoxalement la foi ne peut opérer que dans un contexte de liberté de choix que fait le sujet entre croire et ne pas croire. Donc, si le choix est possible de croire et que l’espoir des répercussions à cette croyance soit plus important que le choix de ne pas croire, nous pouvons imaginer que la première étape de celui qui s’engage à croire est bien celle du choix et donc celle du doute. Si nous avons dit plus haut que la foi était sans condition préalable ni justification rationnelle, qu’elle était ferme, volontaire, libre, essentielle et suffisante, il n’en reste pas moins qu’il faut que le doute pèse sur elle, qu’il la menace sans qu’elle en ait conscience.

Par conséquent la foi est un pacte de confiance que passe la raison avec elle-même dans un monde qui permet au doute de se tapir aux aguets toujours prêt à la faire chanceler. Le doute est indissociable de la foi tout simplement parce que croire est l’expression d’une liberté de choix. La foi ne peut-être active que par l’épreuve du doute. Celui qui déciderait de croire indéfectiblement sans jamais accorder l’épreuve du doute se cantonnerait dans un processus rationnel purement subjectif qui ne tendrait que vers la bêtise. La bêtise, elle, ne croit pas ni ne doute, elle sait.

Par contre, elle sait profiter du doute de l’Autre pour l’allier à sa cause. Descartes dans son approche de la vérité fait certes appel au doute mais ce doute ne lui sert que de tremplin. Il reste toutefois prudent, même quand il s’agit d’énoncer des vérités consensuelles : « La physique, l’astronomie, la médecine, et toutes les sciences qui dépendent de la considération des choses composées, sont fort douteuses et incertaines ; mais […] l’arithmétique, la géométrie, et les autres sciences de cette nature, qui ne traitent que de choses fort simples et fort générales. Sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature, ou si elles n’y sont pas, elles contiennent quelque chose de certain et d’indubitable. Car, soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ; et il ne semble pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude1. » Il aurait pu dire : il n’est pas possible que des vérités si apparentes puissent être soupçonnées d’aucune fausseté ou d’incertitude… mais il préfère user encore un peu de prudence en disant : il ne semble pas possible que… Comme si les apparences, mêmes s’il les pense vraies, intimaient encore et toujours un soupçon de doute mal assumé…

1 Id., p. 63.

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Croire pour faire

Nous avons vu que pour croire il convient que l’homme soit en accord avec lui-même, mais pour que cela soit intéressant pour les pragmatiques il faut que cet accord avec lui-même soit la base à partager grâce à cette empathie solidaire qui permet de dire et d’entendre les logiques diverses. « Mais, sans empathie solidaire de chacun pour la position de tous les autres, on ne pourrait même pas s’engager dans la voie d’une solution porteuse de consensus.1 » Il est bien évident que l’empathie solidaire ne fonctionne qu’à condition que les vérités ne soient pas par trop contradictoires. Dans le monde vécu nous savons bien que les intentions sont plus aliénées à la quête de pouvoir et de gloire qu’à la conviction éthique elle-même. Nietzsche par exemple reconnaissait à peine chez le savant « un petit quelque chose comme un instinct de la connaissance, un petit rouage d’horlogerie qui, bien remonté, s’acquitte bravement de sa tâche sans que les autres instincts [...] y participent pour une part essentielle2 ». Mais la vérité, c’est que « les véritables “intérêts” du savant se trouvent généralement ailleurs ; ce sont, par exemple, sa famille, ou son gagne-pain, ou la politique3 ».

Nous voudrions croire comme Habermas et Aristote que l’empathie solidaire nous anime ou que l’éthos guide notre intention. « Nous voudrions croire que notre sollicitude, ce rapport originaire de soi à l’autre que soi, ne cache rien que la visée éthique ne puisse réprouver. Mais notre examen de conscience laisse planer un doute. Nous ne sommes pourtant pas des mères Teresa ! Nos caractères n’ont rien à envier à ceux de la population générale, égoïstes et impitoyables. Si on comptait sur l’amour du prochain pour motiver les troupes médicales, on assisterait à une belle débandade ! Si nous faisons le bien, parfois, c’est parce que le système, dans sa grande sagesse, le rend plus gratifiant que le mal. [...] Terrible lucidité ! Impitoyable clairvoyance ! Les Maîtres du soupçon iront plus loin encore. Ils nous révéleront que tout le bien que nous faisons obéit à un principe unique, dépassant l’inclination, l’intérêt. Cet intérêt veut que nous ménagions l’essentiel de notre rapport à nous-mêmes : notre amour-propre.4 » Quelle audace que cette confession qui vaudra sûrement à son auteur quelques grimaces de ses confrères et en même temps comment ne pas se reconnaître dans ce miroir ?

Le consensus un outil pragmatique

Il faut être conscient que le consensus s’enclenche dans une logique pragmatique uniquement parce que le sens commun se construit autour de la

1 Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion, Paris, Flammarion, « champs », 1999, p. 70. 2 F. Nietzsche, Par delà le bien et le mal, §6, Paris, Aubier-Montaigne, 1951, p. 31. 3 Id. 4 Anne-Laure Boch, Médecine technique, médecine tragique – Le tragique sens et destin de la médecine moderne, thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’université de Marne La vallée, juin 2006, p. 137.

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nécessité. L’empathie solidaire fonctionne uniquement parce que le doute ne répond pas à cette nécessité et de ce fait une solidarité se crée pour pallier cette lacune. Nous en arrivons à la conclusion que c’est l’utilité du consensus qui force l’empathie solidaire et non l’empathie solidaire qui permet le consensus.

L’utilité de la nouvelle norme est tellement prégnante pour légitimer les actions qui en découleront que la négociation dans le débat est d’emblée retranchée dans sa superficialité et non dans son fondement. Les débats ne s’arrangent que sur les détails de l’organisation du consensus mais n’abordent jamais la dissension de fond. Quand la dissension est franche, les débats s’organisent en termes de rhétorique ou de sophistique car il importe de convaincre ou de persuader et là, l’empathie solidaire ne peut être réflexive ni ne peut s’envisager tout simplement puisque l’enjeu premier n’est pas de se mettre d’accord mais de convaincre et de persuader l’adversité. Ce n’est qu’à force de persuasion et de conviction acquise que l’accord peut s’opérer, il faut que le deuil d’une logique s'exécute pour entrevoir la possibilité consensuelle. Dès lors, ce n’est plus l’empathie solidaire qui va ériger l’accord mais bien de la sympathie naturelle que renvoie l’auditeur au locuteur par l’équilibrage du pathos. Je n’élude pas la possibilité de l’épuisement de l’auditeur face à un locuteur tenace qui ne cherche pas à convaincre mais à établir sa vérité à tout prix. Dans ce dernier cas on ne parlera ni d’éthos, ni d’empathie, ni de sympathie mais bien de reddition, de capitulation.

L’empathie solidaire d’Habermas prévoit d’équilibrer les pathos avant de se lancer dans la négociation ce qui s’avère prématuré quand on sait les passions qui s’animent dans la discussion de par les enjeux qu’elle porte. Voilà donc comment, par ce paradigme de la discussion qui intègre entre autre l’empathie solidaire, Habermas élabore son éthique de la discussion. Cette façon d’évacuer le doute par le simple fait de poser le consensus comme utilité ne permet à aucun moment d’envisager un consensus sceptique, qui posé ainsi, ne peut que faire figure d’oxymore pour un pragmatique.

Le consensus devient ainsi une loi qui ne régit pas seulement la

communication entre les hommes mais elle s’impose comme loi de la vie humaine elle-même. C’est ce qui pourrait nous arriver si nous continuions à absorber le consensus en terme de méthode dans nos pratiques politiques, professionnelles où l’utilité prime sur la réflexion. « Les pragmatiques interprètent cette incertitude généralisée comme une déficience grevant la capacité d’agir des individus : comme l’effet de leur dérobade éthique face au verdict du consensus.1 » Le consensus devient de cette façon une règle à suivre pour s’assurer de fonder des connaissances ou recouvrer des certitudes qui permettront d’accéder à la légitimation des actions pour les gratifications attendues. Le consensus atteint nous ouvre les portes de la terre promise de la nécessité pour le règne de l’Utile. Le consensus contribue ou plutôt fonde le bonheur de vérité et devient incontournable. Nous comprenons mieux pourquoi le doute n’est pas outil de prédilection des pragmatiques, en effet il déstabilise la vérité qui se trouve être l’étape nécessaire pour justifier l’action qui permettra la gratification espérée.

1 Jacques Poulain, Les possédés du vrai, Paris, Les éditions du Cerf, 1998, p. 13.

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Il est trop souvent fait ce raccourci qui consiste à penser la philosophie pratique en terme pragmatique, or, penser le monde réel ne doit pas se borner à fonder des vérités pour concevoir et justifier l’éthique de l’acte. Les pragmatiques pensent que seule l’application de la nouvelle vérité construite par le consensus permet d’avantager la raison et que cette vérité doive se décliner par du faire, un acte, une décision. Nous sommes ainsi condamnés à penser utile pour faire, avoir et jouir. Dans cette logique, la tentation est grande de faire mieux pour avoir d’avantage et jouir encore plus fort et cela ressemble par trop à ce que nous subissons dans notre politique d’expansion et de concurrence économique. Le résultat est-il satisfaisant ? Quelle harmonie en retirons-nous ? Le progrès humain n’est satisfaisant uniquement pour ceux qui en profitent et les tentatives universalistes sont impopulaires et antinomiques dans les courants de croissance économiques. Les disparités se creusent entre sociétés, religions, les incompréhensions sont légion et les cloisonnements se durcissent, renforçant ainsi une représentation de l’Autre comme alienus (étranger, qui ne convient pas, hostile) plutôt qu’alter (autrui). N’avoir aucun soupçon sur le bien fondé de l’éthos inné de l’homme reviendrait aujourd’hui à le précipiter vers un rapide anéantissement. Machiavel déjà le soulignait, il « suppose tous les hommes méchants et toujours prêts à déployer ce caractère chaque fois qu’ils en trouveront l’occasion.1 » Aristote décrit notre nature comme dénuée de vertu mais avec une propension à les accueillir. Kant convient que certaines raisons puissent nous pousser à des actions conformes au devoir bien que ces raisons y fussent elles-mêmes étrangères : « En fait, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu’avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trouvions absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l’amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté ; c’est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble ; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l’examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu’aux mobiles secrets2. »

Encore une fois, n’avoir aucun soupçon sur la virginité de notre éthos

nous entraînerait dans une forme d’angélisme niais sinon malhonnête. Evidemment, ne rien soupçonner permet de rester confortablement assis dans sa logique dès le moment où celle-ci nous gratifie des utilités espérées. Ce confort est acquis par le truchement du consensus qui appuie de sa vérité le bien fondé de l’action engagée. Le consensus fabrique du vrai pour légitimer une politique du bien commun où hélas, le singulier se fond dans le tout et où l’individu n’a plus voix au chapitre. Le consensus lisse l’individu à la forme du tout, il le dé-forme au profit d’un statuaire monumental qui invite (sans lui laisser d’autre choix) le reste de l’humanité à suivre sa direction, tel le Christophe Colomb au sommet de sa

1 Machiavel, Discours, I, Paris, Berger-Levrault, 1980, p. 389. 2 E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 75.

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colonne sur la Rambla de Barcelone. Fabriquer des normes au nom du progrès nous oblige à promouvoir un monde de vérités fabriquées pour nos nécessités. Un monde sans monde qui nous dépasse et nous oblige à le nourrir sans cesse de ces vérités pour le légitimer.

Hélas ces normes que nous fabriquons manquent de substance et se dérobent à chaque fois que nous essayons de les saisir. Elles nous arrangent pour les logiques matérialistes et nous dérangent pour les logiques ontologiques et de ce fait nous font osciller entre angoisse et consolations éphémères.

De la norme à la vérité

La norme ne convient pas à l’humain qui pourtant la cherche comme un refuge, une prison dorée volontairement admise. La norme fait le lit de la vérité dans notre raison. Pour fonctionner dans le vrai les normes nous sont nécessaires et quand le vrai ne nous apparaît pas spontanément, nous créons de nouvelles normes pour légitimer de nouvelles vérités. Il suffit pourtant de tenter de s’approcher de l’essence de ces normes pour constater leur inconsistance. Pour cela Canguilhem écrit sur les normes et il conclut : « A cet aveu, le lecteur mesurera combien, avec le temps, nous avons, conformément à notre discours sur les normes, réduit les nôtres.1 »

La norme est devenue un refuge à la fois enfermant et nécessaire, elle adhère à notre raison de façon ontologique et sans elle aujourd’hui nous serions condamnés à errer avec le sentiment d’avancer sur des sables mouvants. Cet enfermement normatif pose inlassablement la question de vérité au philosophe comme au citoyen et nous butons sur le choix de respecter ou de dépasser cet obstacle. Dans son principe responsabilité Hans Jonas l’exprime clairement : « C’est ici que je cale et que nous calons tous. Car précisément le même mouvement qui nous a procuré la possession de ces forces dont l’usage doit maintenant être réglé par des normes – le mouvement du savoir moderne sous la forme des sciences de la nature – a emporté, en vertu d’une complémentarité inscrite dans la force des choses, les fondements dont des normes pouvaient être déduites et a détruit l’idée même d’une norme comme telle2. »

A chaque fois que la vérité pointe son nez, le diallèle se noue car elle

ordonne à la raison de se plier à ses exigences. La vérité arrête la réflexion sur elle-même, elle jouit d’elle-même, elle pérore au sommet de la raison en même temps qu’elle exclut de fait tout ce qui pourrait lui nuire. Elle aspire toutes les alliances qui lui sont nécessaires et rejette dans le champ de la fausseté et de l’erreur tout ce qui lui est contradictoire. C’est dans cette forme de suffisance que 1 Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 218. 2 H. Jonas, Le Principe responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion, « Champs », 1997, p. 60.

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l’on ne peut manquer d’apercevoir dans la vérité le même mécanisme que celui de la bêtise. La vérité fonctionne pour légitimer les avancées des sciences mais en même temps elle s’avère toujours en décalage dans le temps comme si la vérité d’aujourd’hui était condamnée à l’obsolescence dès le moment de son énonciation. Ainsi Günther Anders nous dit : « Rien ne nous caractérise davantage, nous, les hommes d’aujourd’hui, que notre incapacité à rester spirituellement « up to date » par rapport au progrès de notre production, c’est-à-dire à changer au même rythme que nos propres produits, et à rattraper dans le futur (que nous appelons notre « présent ») les instruments qui ont pris de l’avance sur nous1. »

Voilà donc le problème de la vérité, elle risque l’obsolescence dès son énonciation sans pour autant en avoir conscience et au contraire, elle en profite pour fonder ses projets. Alors s’impose une lacune, celle du lien qui permet de pérenniser la vérité d’hier pour qu’elle reste celle de demain ou plutôt, pour rester dans la logique d’Anders, pour que cette vérité s’actualise sur le flux du temps mais l’histoire nous assène l’expérience de cette fracture que la vérité ne peut franchir.

Pour une vérité, le risque de l’obsolescence est difficilement tenable en éthique et ne peut être supportable que par des utilitaristes qui confondent un moindre mal avec le plus grand bien pour le plus grand nombre. Encore faut-il comme l’énonce Heidegger « savoir si ce dont on traite et trafique sous les noms de "vérité", "certitude", "objectivité", "réalité", a le moindre rapport avec ce à quoi le dévoilement et l’éclairement renvoient la pensée.2 »

C’est dans la notion d’Alèthéia qu’Heidegger puise les ressources de

compréhension de la vérité comme « non-occultaton » Il le tire du mot άληθεσία (forme archaïque de άλήθεια). « La non-occultation est le trait fondamental de ce qui est déjà apparu et a laissé derrière soi l’occultation. C’est ici le sens d’α-, que seule une grammaire inspirée par la pensée tardive des Grecs caractérise comme α-privativum. Le rapport à la λήθη, à l’occultation, et celle-ci même, ne perdent rien de leur poids pour notre pensée du fait que le non-caché n’est immédiatement appréhendé que comme chose apparue, comme chose présente.

C’est seulement quand on demande ce que tout cela veut dire et la façon dont cela peut se produire que l’étonnement commence […] cet étonnement qui cherche du regard ce que nous nommons clarté et dévoilement.3 » Cet étonnement n’est rendu possible qu’à la condition de concevoir en préalable que rien n’est dévoilé de prime abord et que ce qui nous paraît l’être puisse encore receler des choses cachées comme l’explique Brochard dans un article sur Pyrrhon : « le doute sceptique ne porte pas sur les apparences ou phénomènes, qui sont évidents, mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (άδηλα).4 »

Heidegger s’interrogeant sur les fragments d’Héraclite se demande si « la φύσις n’éprouve pas de temps en temps une prédilection à être, pour changer, un voilement au lieu d’un dévoilement ? […] de sorte que domine tantôt l’un et

1 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Encyclopédie des Nuisances- Ivréa. p. 30. 2 Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, « tel », 2003, p.314. 3 Id., p. 313-314. 4 V. Brochard, « Pyrrhon et le scepticisme primitif », Revue philosophique, 1/1885, p. 517-532 in Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, P.U.F., « Perspectives critiques », 1994, p.7.

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tantôt l’autre.1 » Se pencher sur la vérité des choses nous oblige à la plus grande prudence et choisir entre le vrai et le faux s’avère très confus dès le moment ou l’on intègre la notion de ce côté obscur qui nous est caché. Pour ramener cette réflexion sur les professions de santé où les décisions concernent la vie des patients ou plus simplement quelques fois leur dignité, il semble sage qu’une étape suspensive sceptique fasse œuvre de propédeutique.

C. Malèvre ou introduction au scepticisme

Comment un simple quidam sans histoire peut se transformer en individu capable d’un mal infini ? Si nous prenons le cas de Christine Malèvre par exemple, qu’est-ce qui aurait pu l’empêcher de se revendiquer de Kant en disant qu’elle a agi de telle sorte qu’elle a traité ses patients comme elle aurait aimé qu’on la traitât. Peut-être son intention n’était-elle animée d’aucun mal en soi. Il est certain que son mal résidait dans son cloisonnement au sein de l’équipe et que cela ne lui a pas permis de communiquer avec ses collègues pour envisager sa problématique sous des angles différemment éclairés.

Elle a dit à son procès que sa place était auprès du patient et pas à

l’office comme ses collègues qui passaient des heures à bavarder et à boire le café... En restant à l’écart du reste de l’équipe, Christine Malèvre s'abandonnait à sa propre raison en répondant seule à ses questions et ces réponses ne faisaient écho qu’à ses propres angoisses. Le problème reste entier, elle continue à penser que ses actes ne contribuaient qu’au bien de ses patients car, noyée dans sa compassion, elle ne pouvait répondre que par le biais de ses sentiments laissant ainsi au second plan ses réflexes professionnels. Elle ne voyait pas le patient en tant qu’être singulier mais elle se projetait en lui et s’appropriait sa souffrance, si bien que la demande d’euthanasie du patient devenait sa propre demande.

C’est ici que le diallèle se noue et qu’elle fait de la problématique du patient sa propre problématique et qu’elle passe à l’acte d’euthanasie non pas pour le bien du patient mais pour donner un sens à sa seule logique. La mort du patient est le résultat d’un acte légitimé par une pensée circulaire encouragée par le cloisonnement, l’isolement d’un soignant réalisé au sein même d’une équipe de soin. A la place du patient elle aurait souhaité qu’elle fût sa propre infirmière.

1 Martin Heidegger, Essais et conférences, Op. Cit., p. 327.

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D’autre part, amenons l’analyse sur un versant aristotélicien et plus précisément sur la construction épistémologique de la rhétorique. Christine Malèvre aurait aussi bien pu se revendiquer d’une pensée aristotélicienne en justifiant son acte par un éthos avéré puisque son intention, dit-elle, était de viser un plus grand bien pour autrui. L’intention de bien, essentielle dans la rhétorique d’Aristote, doit animer l’acteur pour convaincre : « C’est le caractère moral (de l’orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance.1 »

Aristote insiste même sur le fait que d’autres qui ont traité de la rhétorique se trompent quand ils disent que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire la persuasion. « …C’est au caractère moral que le discours emprunte dirais-je presque sa plus grande force de persuasion.2 »

Or, dans le raisonnement de Christine Malèvre le seul auditeur qu’elle a à convaincre, c’est elle-même. Elle se doit d’être intimement convaincue et persuadée que seul l’acte d’euthanasie peut extraire le patient de sa souffrance et donc produire un plus grand bien. C’est cette conviction élaborée par sa réflexion circulaire qui va fonder sa logique et lui permettre de progresser jusqu’au passage à l’acte.

Cerner le pathos du patient, ceci Christine Malèvre l’a peut-être évalué par trop de compassion, ne laissant aucune place à la distance nécessaire permettant à une professionnelle de réagir avec discernement. Il est « ce qui arrive, une expérience subie, une émotion de l’âme. Il s’agit d’un mot d’emploie très général dérivé sur le degré zéro de l’aoriste pathein, de paskhein (recevoir une impression ou une sensation), subir, endurer (un traitement bon ou mauvais)…3 »

Nous savons que la compassion dans ses excès diminue d’autant les

réflexes techniques et surtout ce professionnalisme qui permet de ne pas paralyser le soignant. Si le soignant ne peut faire l’économie de la compassion il doit œuvrer pour rester ce qu’il prétend être, mais aussi pour que le concept de soin reste ce que l’homme peut offrir de meilleur. Aristote parlait de l’amitié comme la vertu supérieure à toutes les autres, hélas elle ne se rencontre que si rarement telle qu’il la décrit. Montaigne la décrit aussi avec beaucoup de nostalgie en pensant à La Boétie, son seul ami perdu. Il serait tentant d’avancer qu’il puisse exister une très haute vertu à la portée de tout un chacun et qu’elle soit de l’ordre du Soin. Le soin se situe dans cette juste mesure, chère à Aristote, entre la négligence et la compassion outrancière, elle procède d’une intention de bien avec et pour l’autre et pourrait bien se situer dans une forme d’excellence d’humanité. D’où cette définition du Soin : c’est ce que l’homme peut offrir de meilleur.

Ce que j’entends par meilleur, c’est qu’il convient que le soin reste un bien supérieur et pour ce faire il ne peut, en première intention, nuire à autrui. En fait, Christine Malèvre n’a pas étudié la condition du pathos du patient, elle se l’est appropriée, la souffrance du patient est devenue sienne, d’où cette facilité d’intégration et le sentiment de compréhension qu’elle éprouve à l’énoncé du supplice du patient. Il s’agit là, non pas de compassion mais d’une empathie plénière (εµπαθέια) ou le soignant se projette dans le pathos du patient et se noie

1. Aristote, Rhétorique, op. cit., p. 83. 2. Id., p.83. 3. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires le Robert, 2000, p. 2607.

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dedans. L’empathie peut supplanter la compassion en cela qu’elle aveugle celui qui est trop dedans et produit la confusion entre le sujet et l’objet. Dans les années 90, les enseignants des instituts de formation en soins infirmiers découvrent l’empathie et rejettent violemment la compassion comme étant le pire ennemi du soignant. L’empathie, détournée de son sens premier, devient l’outil professionnel de prédilection contre le risque de ne plus être efficace, elle est définie comme un bouclier contre les émotions. Le bon soignant serait celui qui n’a pas d’émotion, le bon soignant est professionnel. Par la suite, nombre de soignants s’efforçant d’être professionnels s’effondrent et culpabilisent d’avoir été touchés par la situation de tel ou tel patient. Quels soignants mécaniques veut-on produire dans ces écoles ? Alors que ces professions doivent se nourrir d’humanité, il semblerait que l’on veuille nous en préserver comme d’une maladie.

« La passion est aussi une façon d’aborder la relation à autrui, de la

survoler et de se prononcer sur elle par une réaction ponctuelle ou dispositionnelle de type caractériel. On se voit tel qu’autrui nous voit, on se voit étant vu, comme un spectateur dans un dialogue. 1» Christine Malèvre, elle, n’est pas restée à sa place de spectateur elle s’est mise dans la peau de son protagoniste produisant ainsi la confusion. Elle n’a pas étudié le pathos du patient elle s’est faite happée par lui.

Dès le moment où la logique est bien en place, il ne lui restait plus qu’à passer à l’acte. Quand la logique n’est pas controversée, le doute est évacué et cette logique s’impose comme vérité. Quand on évacue la possibilité de calmer la douleur dans un accompagnement de fin de vie ou tout simplement dans un épisode douloureux, il est évident qu’il ne reste pas d’autre solution que de mettre fin à la vie pour arrêter la douleur. Dans la logique de Christine Malèvre (celle du patient) l’euthanasie finit par être la seule réponse recevable. Le kaïros sera, dans ce genre de situation, un moment algique aigu qui poussera l’insupportable à son paroxysme. Si l’infirmière s’interdit, par la logique que nous avons décrite, d’imaginer une meilleure prise en charge de la douleur, elle se retrouve emprisonnée dans la situation mortifère décrite par Henri Laborit où ni le combat ni la fuite sont possibles2.

Cette mort que lui impose sa logique, elle se l’inflige en passant à l’acte sur le patient, tuant ainsi ses propres angoisses par procuration, l’espace d’un instant, en attendant un autre patient qui enclenchera à nouveau le mécanisme délétère. Il existera toujours un moment suraigu de douleur exprimé par le patient qui troublera l’infirmière cloisonnée qui s’interdit l’amélioration de la prise en charge de la douleur. Il n’y a plus, à proprement parlé, de kaïros pour le passage à l’acte puisque dès le moment où la douleur n’est pas calmée, le patient va augmenter l’expression de son supplice et par conséquent promouvoir et presser la décision de passage à l’acte à mesure que la douleur augmente.

Pour conclure sur cet exemple nous voyons que par l’habitude (le

cloisonnement, l’isolement) la raison se cantonne dans ce qu’elle connaît du monde pour fonder des vérités : le patient ne supporte plus ses souffrances donc

1. Michel Meyer, «Aristote et les principes de la rhétorique contemporaine », introduction à Aristote, Rhétorique, op. cit., p. 35. 2 Henri Laborit, Eloge de la fuite, Paris, Gallimard, 1976.

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les souffrances sont insupportables pour moi donc en supprimant le patient je supprime mes propres souffrances. L’ouverture ne peut pas être discernée dès le moment où la pensée circulaire est en œuvre dans son propre cloisonnement. Par là, la connaissance se borne à l’expérience et n’envisage pas de s’en libérer. Le cloisonnement produit cette entropie de l’âme, cette involution de l’esprit qui peut amener un soignant, en toute bonne conscience, à perpétrer la mort sur des êtres vulnérables qui attendent pourtant de lui ce que l’homme peut offrir de meilleur…

Christine Malèvre a été jugée et condamnée pour le meurtre de 7 personnes qu’elle avait sous sa responsabilité d’infirmière. 30 autres dossiers de plaignants la concernant ont été classés sans suite pour manque de preuves. L’ éthos peut être troublé par l’illusion d’universalité quand ma vérité devient La vérité et l’individu, convaincu d’une démarche éthique se fourvoie dans le mal.

Alors le mal s’installe de façon discrète, sans bruit, banal. Ainsi, dans

une forme de laisser-aller ou de ne rien faire contre, par manque de vouloir ou plutôt de devoir dans des situations données, peut émerger un « Monsieur-tout-le-monde qui n’est ni méchant ni motivé mais pour cette raison capable de mal infini.1» Comme nous l’explique Hannah Arendt dans ses considérations morales en reprenant l’affaire Eichmann « Un phénomène de forfaits commis à une échelle gigantesque et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique de l’agent, lequel se distinguait peut-être uniquement par une extraordinaire superficialité. Aussi monstrueux qu’aient été les faits, l’agent n’était ni monstrueux ni démoniaque, la seule caractéristique décelable […] était un fait négatif : ce n’était pas de la stupidité mais une curieuse et authentique inaptitude à penser.2»

Je souhaite, par la référence à Eichmann, pointer uniquement cette

lacune de l’individu qui consiste en un vide négatif, un manque dans la capacité ou peut-être dans la volonté de libérer sa pensée. Seul, entre Eichmann et Malèvre le mécanisme de pensée est comparable dans le sens où les individus mettent en place une logique incontournable et suffisante qui interdit même de pousser la réflexion plus avant. J’ai déjà souligné la différence de Christine Malèvre qui consiste en ceci, qu’elle reste convaincue de sa démarche éthique pour un bien supérieur alors qu’Eichmann se contentait d’appliquer une logique hiérarchique militaire sans y inclure une notion particulière de bien ou de mal.

L’euthanasie portera en elle cette dialectique du bien et du mal tant que

l’homme cherchera à avoir raison sur ce qu’est le bien d’un individu qui demande la mort. Nous savons que 98% des demandes d’euthanasie disparaissent dès le moment où la douleur est bien prise en charge, c’est pour cela qu’il importe de tout mettre en œuvre contre cette douleur pour permettre des fins de vie dénuées de cette contrainte supplémentaire. Les 2% restants s’accrochent et revendiquent cette ultime liberté si difficile à accorder par le fait qu’elle oblige à tuer.

Qu’un individu, soignant de surcroît, décide et assume seul cet homicide, encore et encore, sur plusieurs dizaines de personnes, relève de l’inconcevable. Hélas, la réalité des évènements nous renvoie bel et bien au devoir de concevoir

1. Hannah Arendt, Considérations morales, Paris, Rivages poche, « petite bibliothèque », 2001, p.69. 2 Id., p. 70.

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cet inconcevable. Mais se passe-t-il quelque chose de concret dans les cursus de soignants qui permette d’éviter ce genre de cloisonnement de pensée ? Oui, bien sûr vous diront les projets pédagogiques qui incluent des modules de soins palliatifs, des enseignements autour des sciences humaines…

Mais il faut se rendre à l’évidence, l’éthique ne s’enseigne pas comme

l’on enseigne une technique, elle est une ouverture de pensée qui oblige l’interrogation. Le rôle de l’éthique n’est pas de trouver une solution à tous les débats mais plutôt de les ouvrir tous. Pour ouvrir tous les débats, cela demande un entraînement critique qui passe par la lecture, l’échange, la casuistique, le positionnement, tout ceci faisant corps de propédeutique à la capacité d’action de soin. Le risque serait de formater les esprits en leur inculquant des normes, du prêt à penser. Le risque serait de protocoliser l’inprotocolisable c'est-à-dire de déshumaniser notre libre arbitre en le projetant dans un mécanisme paradoxal qui le priverait de son autonomie.

Cadre conceptuel du doute

La Nature a-t-elle vraiment horreur du vide où est-ce plutôt l’humanité qui abhorre le vide par nature ? L’angoisse du néant trouble la raison de l’homme et lui fait confondre le silence, la vacuité et la suspension du jugement avec ce Rien qui l’insupporte. C’est pourtant dans ces espaces suspensifs que s’inscrit l’attitude d’ouverture qui permet à la raison de s’extraire de l’obsolescence de chaque vérité et de poursuivre son cheminement en dehors du vrai et du faux. Cette attitude s’organise à partir du doute. Incontournable

Si la philosophie est « amour de la sagesse » il existe beaucoup de

dissensions entre les philosophes eux-mêmes pour y parvenir. A ce niveau, avant de choisir de s’inscrire dans une voie particulière, il convient d’user de prudence et de ne pas confondre notre propre représentation du Bien avec un Bien qui serait universel. Nous voyons déjà que doute et prudence font bon ménage et que l’antiquité peut nous donner des pistes de recherche pour éclairer ces notions. Le doute emprunte un chemin chaotique, inconfortable pour notre raison car c’est une suspension du jugement et que cette suspension n’a de sens pour notre raison qu’à la condition qu’elle retombe ! Nous allons voir qu’il convient de ne pas confondre le doute tel que Descartes s’est servi pour sa méthode et les acceptions pyrrhoniennes ou husserliennes qui lui donnent une dimension supérieure et que ces derniers nomment épochè (έποχή).

Le doute ne doit pas être pensé comme le serpent qui projette l’homme

hors du jardin de vérité, ce serait extérioriser son existence du sujet et le considérer comme une agression, un danger subversif et donc comme un alien capable, seulement par son étrangeté, d’introduire le mal dans la raison. Dès le moment où le doute se réinscrit dans le raisonnement le sujet continue à réfléchir et cet inconfort l’oblige à faire encore et encore des choix tout le long de son

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existence. Si l’on accepte que le doute puisse amener la raison à annihiler la foi, il est entendu qu’il puisse évidemment contribuer à la renforcer. Croire devient ainsi une nécessité sociale, remettre en question une vérité n’est concevable que par ceux qui n’agréent pas sa démonstration ou par ceux qui n’agréent pas ses bénéfices. Croire est un choix face à l’insupportable angoisse que génère le doute dans notre raison. Néanmoins nous avons vu que le doute n’est jamais très loin de celui qui croit.

Il faut donc admettre que la croyance se présente à la fois comme une nécessité (obligation ?) et une liberté. Elle est l’expression de notre humanité, paradoxale et esthétique et sa clé se situe non pas dans une dialectique entre croire ou ne pas croire en telle chose mais d’envisager une troisième solution, celle d’un monde du possible, celle du doute. Un doute qui n’est pas bon ou mauvais mais qui s’impose comme nécessaire, subversif, obligeant à penser. Entre croire et ne pas croire, l’idée de ne pas se faire enfermer dans une dialectique permet de considérer le problème à partir d’une ouverture qui nous laisse le choix, un doute qui fonde notre liberté. Le croyant et l’incrédule sont exposés au risque de l’émergence d’une contradiction, dans les deux cas cette contradiction se heurte en première intention au rempart de l’enfermement de leur logique. C’est pourtant le regard de cette contradiction qui nous invite à la liberté de changer notre raisonnement. Si croire est une nécessité et une liberté, c’est aussi un enfermement par le choix qui est fait (de croire) que seul le doute peut libérer.

Le doute apparaît alors comme une liberté supérieure, une suspension

libératrice, un silence qui respire ou plutôt qui inspire pour animer l’esprit. Le doute est la liberté primordiale qui nous donne le pouvoir de suspendre notre jugement, d’observer et d’examiner notre raison. Sans le doute nous serions résignés non plus à croire mais à savoir. Douter, c’est affirmer sa liberté, refuser la fatalité d’un déterminisme. Le doute est éminemment dérangeant autant pour les autres que pour soi-même mais il oblige le mouvement de la pensée. Négligé à tel point qu’il nous est devenu insupportable, le doute peut se révéler comme un moteur de recherche qui nourrit le débat en fragilisant les logiques et en les obligeant à examiner de plus près leur fondement. La philosophie pratique devrait pouvoir trouver dans le doute une voie primordiale (essentielle ?), plus précisément, il pourrait apporter des éléments épistémologiques appliqués à une nouvelle éthique de la discussion qui prendrait en compte l’inéluctable obsolescence des vérités.

Heidegger pressent cette difficulté à travers la volonté, de la part de la phusis (φύσις), de voilement ou de dévoilement de ce qui est caché et nous invite à la prudence car il va plus loin dans un autre de ses essais en pensant que l’homme est embarqué dans une logique d’assigner la nature à des fins anthropocentriques. Chemin faisant il crée un système où la technique, fondée sur la science, génère un besoin de nouvelles normes et nous embarque dans un système que nous ne maîtrisons plus. Un dispositif (Gestell) affamé de progrès qui dévore notre libre arbitre et réclame sa ration de normes pour avancer sans but et sans pilote. « Le destin de dévoilement n’est pas en lui-même un danger quelconque, il est le danger1. »

1 M. Heidegger, La Question de la technique, op. cit., p. 36. (Souligné par l’auteur.)

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Cette volonté de dévoilement des choses cachées, d’atteindre La vérité en soi des choses, participe du mythe du Golem que l’homme veut créer par des formules divines pour se préserver des dangers qui le menacent, mais qui finit par se retourner contre son créateur et devenir le danger. Dans le mythe du Golem il existe un ultime moyen de l’anéantir en effaçant la première lettre du mot « vérité » (émeth = תמ� ?) inscrit sur son front. Ce mot anime le Golem et si l’on retire la première lettre de ce mot, qui signifie désormais « mort » (meth) renvoie le Golem à l’état de poussière. Le mythe du Golem dans la tradition juive allemande du XVIIième siècle prévoit une stratégie de maîtrise de la créature même si cette dernière en périssant entraîne son créateur. Le mythe moderne qui dérive de celui du Golem dans l’œuvre de Mary Shelley Frankenstein ou le Prométhée moderne, lui, ne prévoit déjà plus rien pour l’arrêter. La créature s’autonomise ou plutôt dépasse et déborde le fantasme de maîtrise du scientifique qui ne peut que subir définitivement l’avancé de cet être sans archè et sans télos.

La technique scientifique, dans son acception de Gestell, à l’instar du Golem, dépasse et déborde la maîtrise humaine qui n’a rien prévu comme stratégie libératrice et il semble que nous soyons condamnés à assister au spectacle de l’hybris destructeur. C’est dans sa tentative de maîtrise de la nature et de donner corps à son fantasme (inconscient ?) de devenir Dieu que l’homme se laisse déborder par sa propre technique. Il veut donner corps à ce qui est caché pour le dévoiler, rendre vrai ce qui ne l’est pas encore. Fabriquer du vrai. Pour ce faire il doit faire appel à un médium tel que la magie, l’astrologie, l’alchimie, (Paracelse imaginait déjà un embryon in vitro), la religion (la voie de Dieu ou du diable pour connaître le Mot qui doit animer le Golem), La science (l’électricité pour le Dr Frankenstein). Aujourd’hui la science se veut vérité et impose le devoir de dévoilement sans que l’homme n’ait le besoin de ce dévoilement.

Nous avons perdu le sens de la satiété épicurienne ! Nous continuons

machinalement à nous nourrir, étourdis par l’illusion d’une addiction que nous pensons besoin naturel ou plaisir et nous nous contemplons devenir obèses, impotents. Nous avons perdus cette sensation de satiété par la démesure des moyens mis à notre disposition pour faire et avoir. L’efficience entre le besoin et l’acquis s’est déséquilibrée par l’immaîtrisable mouvement du système dans lequel nous sommes embarqués sans pour autant le piloter. « D’où l’ambivalence essentielle de la technique : élément primordial de l’évolution humaine, elle est aussi facteur d’involution. Car son mode de fonctionnement, c’est l’absorption de son objet. Quand cet objet est l’homme, elle le digère comme elle le ferait d’une vulgaire chose, oubliant, au passage, que cet objet aspirait aussi, aspirait surtout, au statut de sujet. Ainsi le "succès" de la science a son revers, la technicisation de l’homme, sa transformation en un objet technique. Et la technicisation de l’homme, c’est sa déshumanisation. Perdre l’homme, en le sauvant, perdre l’homme, pour le sauver : voilà un beau succès, qui réalise et anéantit dans le même temps son but le plus sublime ! Dans ce choc des devoirs, de ce fracas des valeurs, naît le tragique.1 »

1 Anne-Laure Boch, technique, médecine tragique – Le tragique sens et destin de la médecine moderne, Op. Cit., p. 176.

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Ce besoin irrépressible de l’homme d’aller « mettre son nez » dans ce qui est caché pour le dévoiler n’a cessé de l’entraîner dans des aventures (quelques fois peu recommandables) pleines d’espoirs réalisés ou déçus mais qui à chaque fois le poussent à imaginer de nouvelles quêtes au risque de s’effondrer dans l’ennui. En ceci nous rejoignons Schopenhauer que la vie est un pendule qui oscille entre douleur et ennui : « Les efforts incessants de l’homme pour chasser la douleur n’aboutissent qu’à la faire changer de face. À l’origine elle est privation, besoin, souci pour la conservation de la vie. Réjouissez-vous (rude tâche !) à chasser la douleur sous cette forme, elle revient sous mille autres figures, changeant avec l’âge et les circonstances ; elle se fait désir charnel, amour passionné, jalousie, envie, haine, inquiétude, ambition, avarice, maladie, et tant d’autre maux, tant d’autres ! Enfin, si, pour s’introduire, nul autre déguisement ne lui réussit plus, elle prend l’aspect triste, lugubre, du dégoût, de l’ennui ; que de défenses n’a-t-on pas imaginées contre eux ! Enfin, si vous parvenez à la conjurer encore sous cette forme, ce ne sera pas sans peine, ni sans laisser rentrer la souffrance sous quelque autre des aspects précédents ; et alors, la ronde recommence ; entre la douleur et l’ennui, la vie oscille sans cesse1. »

Pour ne pas se heurter de plein fouet avec l’épreuve nihiliste qui n’est jamais très loin de la réflexion sceptique, il est important de s’arrêter dans cet espace suspensif qui permet de s’extraire un moment de la douleur ou de l’ennui sans pour autant sombrer dans le rien. Je veux parler de ce mouvement de recul de la conscience que l’on nomme le doute.

Socle théorique du doute

Etymologie et analogies sémantiques linguistiques

Pour le langage courant, le doute signifie « un état d’incertitude de l’esprit touchant la réalité d’une chose ou d’un évènement, la validité d’un raisonnement, la vérité d’une conception, etc., qui se traduit par la suspension du jugement. 2» Dans cette définition nous remarquons la référence faite, tant à l’interrogation sans jugement de valeur en terme d’incertitude et donc contre toute vérité ou toute fausseté, qu’à l’état suspensif de l’esprit.

En ce qui concerne l’histoire du mot, DOUTER fait parti de ces mots

hérités du latin « populaire », issus par une lente évolution phonétique et par voie orale, du latin parlé en Gaule, à partir des IVe –Ve siècles. Du latin dubitare « hésiter entre deux choses, être indécis », dérivé de dubius « hésitant, indécis » et, pour une chose, « incertain », dérivé de duo, « deux ». Il est donc intéressant de constater qu’à l’instar des langues voisines, l’idée « d’entre deux choses » est très présente dans le mot français. En ancien français, le verbe a exprimé d’abord

1 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, PUF, 1984, § 57, p. 397-398. 2 Louis-Marie Morfaux, vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 2001, p.89.

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l’idée de « craindre » qui s’abandonne progressivement en faveur de redouter. Depuis le début du XIVe siècle, la forme pronominale se douter de signifie « soupçonner, deviner », valeur qui a favorisé au XVIe le sens de « penser, supposer sans certitude, sorti d’usage. L’emploi absolu est attesté la première fois en 1580 chez Montaigne.1 Nous verrons plus loin l’importance singulière que Montaigne donna au doute.

Le déverbal DOUTE a suivi le même développement perdant son sens

initial de « crainte, peur » pour désigner l’hésitation, l’incertitude, quelques fois avec une nuance de soupçon ou de manque de confiance. Il a produit la locution adverbiale sans doute « certainement » (XIIIe), « je vous l’accorde » (v. 1464) et seulement depuis le XVIIe « probablement ». Il est employé dans le champ philosophique2 avec Descartes (1637), et dans le contexte religieux.

L’adjectif DOUTEUX, EUSE, s’impose avec le double sens de

« redoutable, de nature à effrayer » et de « craintif, peureux » comme les précédents, il a pris la valeur « d’incertain, ambigu sans garder l’acception de scrupuleux s’appliquant ultérieurement à une personne suspecte, dont les qualités morales peuvent être mises en doute, ainsi que ses actes.3

En Psychiatrie, les médecins nous permettent élégamment de grossir le

trait pour l’illustration historique du concept. DOUTE a produit DOUTEUR, DOUTEUSE pour désigner une personne atteinte par ce qu’on appelait anciennement la folie du doute « doute perpétuel ». On ne peut ici que constater une fois de plus ce besoin nosographique médical où la nécessité de la norme s’impose pour ordonner le monde en normal ou pathologique. A l’instar de l’imbécillité et de l’idiotie on s’empressât de reléguer le doute au titre des pathologies au XIX e siècle. Il est tellement dérangeant pour l’esprit humain, de par le fait qu’il ne peut adhérer à une norme, que s’il devient trop insistant, il ne renvoie qu’à un champ a-normal et donc pathologique. Celui qui doute est fou, il est malade et a besoin de soins pour moins douter, sa raison doit être recadrée dans un comportement qui rend plus sûr de soi. Le doute est donc perçu comme éminemment subversif et ne peut être admis dans la normalité uniquement s’il mène à un résultat rationnel ou plutôt jugé rationnel par le sens commun.

Nous comprenons mieux comment le consensus ne peut se satisfaire du

doute, d’une part parce que le consensus doit décider une norme et que le doute l’empêche par son incertitude, et d’autre part parce que l’état d’incertitude est trop inconfortable, voire pathologique pour être tenu pour rationnel. Il me paraît assez inconcevable aujourd’hui qu’un consensus soit rendu et qu’il déclare qu’en l’état actuel des connaissances il est convenu encore de douter sur la prononciation d’un choix en particulier. Il ne faut pas oublier que l’éthique de la discussion, dans son acception actuelle, consiste à trouver un compromis, non pas sur le doute mais sur

1 Sous la direction de Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2000, p. 1131. 2 Cette expression est reprise du Dictionnaire historique de la langue française ce qui pourrait laisser penser, en n’attribuant le doute qu’à Descartes, que Montaigne ne fut, ni n’est encore pas, de façon consensuelle, admis dans le champ philosophique… Hallucinant !! 3 Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p.1132.

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une décision, qui permettra la légitimation d’un acte. Qui plus est, la plupart du temps, entre une logique A et son contraire, une logique B, le consensus ne trouvera pas une logique réelle C de compromis où chaque protagoniste retrouve naturellement l’essence de sa logique initiale. Le compromis s’effectuera sur l’accord de l’abandon ou de la priorité d’une logique au profit de l’autre. Pour aller jusqu’au bout de la logique habermassienne et de son empathie solidaire, le compromis idéal pourrait s’entrevoir comme la réussite des protagonistes à entendre et respecter la logique adverse de telle sorte que si le respect de l’autre est total, la seule position tenable resterait une suspension réciproque de chaque logique au profit, non pas d’une nouvelle vérité, mais bien du respect des deux ou pas plus de l’une que de l’autre.

REDOUTER, au sens ancien de « craindre » a éliminé douter dans ce

sens. Son dérivé REDOUTABLE qualifie ce qui est à redouter et par extension ce qui est propre à inspirer la crainte. La langue parlée tend à en faire un usage hyperbolique pour « pénible, ennuyeux, mauvais »1. Nous retiendrons, dans la première partie de cette définition, ce qui tend à souligner une forme de prudence envers un mal potentiel. Redouter consisterait donc en un aspect, légitime ou pas, de méfiance envers une personne ou une chose que l’on sait ne pas maîtriser d’emblée. Ceci nous permettant d’intégrer les concepts de prudence de méfiance et de responsabilité qui étoffent de manière indissociable celui du doute.

Nous trouvons également dans l’adjectif INDUBITABLE deux sens :

l’un pour « inéluctable » qui a vieilli, alors que le second « certain, indiscutable » est resté vivant. Le contraire, dubitable, est très rare.2

Enfin, nous garderons l’adjectif DUBITATIF,IVE, issu du bas latin

dubitativus « douteux » et surtout « qui exprime le doute » (en grammaire) de dubitativum, supin de dubitare « douter ». Ce mot a produit l’adverbe DUBITATIVEMENT. Il est à noter une curieuse forme pour DUBITATION, empruntée au dérivé latin dubitatio, fait sur le supin de dubitare, qui désigne la figure de rhétorique qui consiste à feindre une hésitation.3 Les figures de style en rhétorique sont proprement utilitaristes et le doute dans le discours crée l’interrogation chez l’auditeur pendant que le locuteur prépare une proposition faite pour rassurer l’auditeur. Toutefois, dans la dubitatio, il ne convient pas d’y voir une tentative manipulatoire à des fins misanthropiques car la rhétorique telle que décrite par Aristote reste une entreprise pour atteindre le souverain Bien et le rhéteur ne doit être animer que par son éthos. Si l’éthos cédait la place au télos il ne s’agirait plus que de sophistique. Le doute se retrouve ainsi dans la dubitatio un outil pour permettre à l’auditoire de s’interroger et de faire face aux solutions à redouter.

Nous tenons à insister sur certaines acceptions qui mettent l’accent sur l’inconfort du doute comme pour la traduction latine de dubium, ii (vocari in dubium : devenir douteux) Ici le sens se péjore car le doute n’est pas pris comme suspensif mais comme fausseté. Le mal du doute s’intensifie même en « danger, péril » (Esse in dubio : être en danger). L’inconfort est plus ciblé dans dubius

1 Id., p. 1132. 2 Ibid., p. 1815. 3 Ibid., p. 1143.

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« qui flotte de côté et d’autre » et « qui balance entre deux partis, irrésolu, indécis, vague »1.

Le genre du doute est féminin en espagnol (duda)2 mais ne change en rien son sens et nous retrouvons les acceptions de méfiance (crainte) autant que d’incertitude (suspension) et d’ambiguïté (inconfort).

En anglais, le sens de crainte et méfiance s’impose rapidement

(misgivings) vis-à-vis des autres acceptions suspensives plus en retrait. On retrouve cette assertion quand on traduit une négation par une expression ou un mot positif comme pour « sans doute » que l’on traduit par probably ou for sure3 ce qui tend à confirmer l’aspect malsain que le doute fait encourir à l’esprit anglais. L’inconfort lui, se traduit dans la difficulté d’appréhender l’objet du doute que l’on qualifie de doubtful « envahi par le doute » l’objet se retrouve ainsi voilé par quelque chose qui le rend suspect. En français, un objet douteux renvoie tout autant cette suspicion mais ce n’est pas l’objet qui se rempli de doute mais plutôt le sujet qui le pense.

En allemand, la notion d’incertitude (ungewisßheit 4 = qualité d’une chose in-certaine) suit de très près la notion même de doute (zweifel). Cette notion d’incertitude se traduit plus directement quand elle a trait au doute lui-même par zweifelhaftigkeit = qualité de celui qui possède cette idée double). Le doute (zweifel) correspond ici en une installation du sujet dans un état, un lieu dialectique où cohabitent les idées duelles (zwei), un monde du possible où les idées contradictoires peuvent exister ensemble. La notion de demeurer dans le doute semble émerger sur les autres sémantiques linguistiques comme si le doute n’habitait pas le sujet mais qu’au contraire ce soit le sujet qui habite le doute lui-même. Le doute serait donc un lieu de retrait pour le sujet qui nous renvoie à l’idée de suspension. Nous pourrions même pousse l’interprétation jusqu’à définir ce lieu comme neutre et loin du sujet comme de l’objet.

Le grec : amphisbètèsis5 (άµφισbbbbήτησις) nous renvoie, comme en

allemand, cette notion de « deux côté » (άµφισ-) et la notion de controverse est présentée en premier lieu et nous retrouvons cette cohabitation de deux idées contraires. άπιστέω (ne pas croire – ne pas obéir) άπιστία (défiance- infidélité) άπιστως (d’une manière non digne de foi, incroyable) : Avec cette racine une forte impression de refuser ce qui est donné, jusqu’à la désobéissance, nous invite à un devoir de ne pas accepter une vérité en soi, à ne pas lui être fidèle. Une notion d’inconfort vient compléter la sémantique grecque, qui je l’avoue, étend une toile complexe autour de ce concept. L’inconfort est signifié en termes d’indécision ou plutôt de non-décidé : acritos (άxxxxριτος) aussi bien que d’embarras, de voie sans issue quand quelque chose est pensé comme douteux (άπορεĭται qui vient d’άπορια et qui a donné en français aporie). Un autre aspect de ce qui est douteux que nous « dévoilent » les Grecs serait que le doute tiendrait les choses

1 A. Gariel, Dictionnaire latin-français, Paris, Hatier, 1973. 2 Ramόn Garcia-Pelayo, Dictionnaire français-espagnol / español-frances, Paris, Larousse, 1974. 3 Harrap’s de poche, Dictionnaire français-anglais/anglais-français, Glasgow, Harrap, p. 96,102. 4 Ralf Brockmeier, Dictionnaire général français-allemand / allemand-français, Paris, Larousse, 1994. 5 Sous la diection de H. Berthaut, Dictionnaire français-grec et dictionnaire grec-français, Paris, Hatier, 2002.

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dans l’invisible, ce qui ne se voit pas, ce qui est caché, obscur (άδηλος). Nous garderons de près cette acception pour la développer plus loin en ce qui concerne la difficulté d’appréhender la vérité.

Dans tous les cas nous retrouvons cette idée d’extraction ou du moins

d’un mouvement que crée le doute pour habiter ou posséder soit l’objet (un voilement), soit le sujet (sentiment intérieur d’aporie), soit encore l’esprit du sujet qui s’extrait dans un lieu de neutralité qui ne soit ni objectif ni subjectif (un temps et un espace d’arrêt, de suspension). Le doute revêt des acceptions qui vont de la crainte, la difficulté de croire, le sentiment d’insolubilité de la problématique au devoir de refus de la vérité en passant par la réflexion pure. Le doute renvoie de toutes façons à une volonté d’accéder à une liberté ou la peur d’en être dépossédé. Le doute est intimement lié à la liberté du sujet même s’il lui donne souvent l’impression de l’aliéner par le sentiment d’aporie.

Histoire et interprétations

Peut-être devons-nous à Descartes son sens le plus commun dans le

doute méthodique, qualification donnée à la méthode philosophique décrite dans les Méditations métaphysiques (I). La méthode vise à fonder de façon inébranlable la certitude en frappant systématiquement du doute tout ce qui n’est pas certain, d’une certitude absolue ; ce doute est dit par lui « hyperbolique » ou « métaphysique » en ce double sens qu’il traite comme absolument faux ce qui n’est que simplement douteux et comme toujours trompeur ce qui a pu le tromper quelques fois. La distinction est majeure d’avec le doute sceptique, car dans l’acte même du doute la pensée saisit sa propre existence : « dubito, ergo sum » (je doute donc je suis) ou bien ce qui en découle, en tout cas ce que l’on en a retenu : « cogito, ergo sum » (je pense donc je suis). Descartes conclut : « à partir de ce doute universel, comme à partir d’un point fixe et immobile, je me suis proposé de faire dériver la connaissance de Dieu, de nous-mêmes et de tout ce qui existe dans ce monde.1 »

Par extension du doute cartésien, le doute scientifique est devenu épistémologique pour la mise en question des observations et des théories en vue de les soumettre au contrôle expérimental. « Le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science ; et il admet même dans les sciences expérimentales un critérium ou un principe absolu. Ce principe est le déterminisme des phénomènes.2 » Le doute, pour qu’il soit rassurant pour notre raison, doit n’être qu’une étape vers la vérité et les certitudes. Voilà comment la science a détourné la philosophie première du doute pour l’« utiliser », en faire un outil visant un but plus lointain, celui de la vérité.

1 René Descartes, Recherche de la Vérité in Louis-Marie Morfaux, vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, op. cit., p.89. 2 Claude Bernard, in Louis-Marie Morfaux, Id., p.90.

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Ce doute qui justement visait à s’extraire du jugement, à arrêter le mouvement qui faisait osciller la raison entre le vrai et le faux, se retrouve instrumentalisé pour guider la raison en partant du faux pour atteindre le vrai. Cette instrumentalisation du doute est parfaitement ancrée dans notre modus vivendi si bien que tous les systèmes de recherche sont fondés sur lui et que sans preuves données par l’expérience nous ne pouvons plus fonctionner. Stationner sur l’étape du doute apparaît aujourd’hui comme totalement incongru et le manque de sens que cela procure (et donc l’inconfort rationnel) est foncièrement dû à l’absence téléologique. Le doute légitime (celui de Descartes) a droit de cité dans la recherche appliquée car il sert de toute évidence à progresser vers l’application attendue.

Un doute qui ne serait pas utile aurait moins bonne presse aujourd’hui et ne consisterait qu’à plonger les sujets affectés dans une angoisse insupportable, dans un espace tellement inhabituel que par manque de repère la raison se sentirait trop en aventure. Ainsi se crée la science dogmatique (du grec dogma « ce qui paraît bon ») sans pour autant être arrivée à définir et donc à atteindre une vérité en soi. Mais pour comprendre cette digression sceptique, il convient de revenir à la source de la philosophie du doute et examiner comment ce dernier a permis de fonder une école, celle du doute sceptique, comment elle a évolué. Même si Descartes, en mettant en place son cogito, nous laisse penser qu’il a révolutionné la pensée scientifique, nous allons voir qu’il pris d’Aristote une grande partie de sa réflexion et qu’il n’a fait qu’enfoncer le clou pour mettre au service de la science une méthode pour l’application de la recherche.

Descartes est considéré comme le père de la philosophie moderne1 en

amenant une nouvelle forme de scepticisme, le scepticisme épistémologique qui garde pignon sur rue dans le champ de la recherche scientifique. Ce scepticisme part d’un postulat essentiel qui consiste en ceci que l’on suppose que le monde existe pour légitimer tous les processus qui contribueront à la connaissance de ce monde. Le doute « hyperbolique » de Descartes n’a de cesse à fonder le rationalisme lequel réfute de facto le scepticisme. « Descartes considered scepticism like an epidemic disease ; all his philosophical activity was devoted in search of a remedy.2 »

Le doute de Descartes est un doute pragmatique qui diffère complètement du doute du scepticisme ancien qui lui est un doute philosophique pur dédié à la recherche du bonheur. Le scepticisme ancien ne s’attaque pas à la connaissance mais à la croyance. Nos croyances étant conflictuelles, pour atteindre le bonheur il convient par conséquent suspendre nos croyances. Le bonheur consiste alors à tendre vers la tranquillité de l’esprit : l’ataraxie (άταραξία). Pour cette raison il ne sera pas nécessaire de développer plus avant le doute hyperbolique de Descartes, celui-ci n’amenant pas de principe d'étaiement au sujet qui nous concerne si ce n’est de poser les limites que nous ne souhaitons pas dépasser.

1 Pour ceux qui se sentent ses fils… 2 Julia Annas et Jonathan Barnes, The Modes of Scepticism, Ancient Texts and Modern Interpretations, Cambridge University Press, 1997, p. 6. « Descartes considérait le scepticisme comme une maladie épidémique ; toute son activité philosophique fut consacrée à la recherche d’un remède. »

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De la prudence aristotélicienne au doute pyrrhonien

Aujourd’hui quand est faite l’invite au doute, c’est le plus souvent en termes de prudence, or il convient de distinguer l’une et l’autre par ceux qui en furent les premiers théoriciens. Aristote et Pyrrhon sont des philosophes qui ont peu de choses en commun. La seule peut-être, et pas la moindre fut qu’ils ont tous deux côtoyé Alexandre dans sa vie et ses pérégrinations mais à des moments différents. Cette destinée singulière que fut celle d’Alexandre ne fut pas sans conséquence sur la pensée de ces deux philosophes. Aristote fut le précepteur du jeune Alexandre (dès ses 13 ans) à qui il enseigna la poésie et la politique. Pyrrhon lui, profita, en tant que conseiller, de ses grandes incursions en Asie pour connaître ces civilisations étranges et ne manqua pas de s’en inspirer. Pyrrhon a vécu plusieurs années au camp et dans l’entourage d’Alexandre, « il a été rigoureusement contemporain de l’avancée de l’histoire, il a vu quel est l’énorme pouvoir de la volonté humaine, qui peut par sa seule décision arbitraire, changer la face du monde. Nul philosophe, certes, ne fut mieux placé pour saisir le fond des choses humaines.1 »

La figure d’Alexandre offre deux aspects contraires comme le signale Marcel Conche : La première par Arrien l’autre par Plutarque. Arrien désigne le pothos2 comme le principe de sa personnalité : selon Plutarque apparaît comme un philosophe lui-même avec un projet de taille : faire l’unité du genre humain. Il accorde dans son entourage une place de choix aux philosophes, formé par Aristote, il doit sa force à la philosophie. Onésicrite rapporte « qu’il considéra Anaxarque comme le plus précieux de tous ses amis, qu’il donna dix mille pièces d’or à Pyrrhon d’Ellis la première fois qu’il le rencontra, qu’il fit présent de cinquante talents à Xénocrate.3 »

Si Alexandre tendait à unifier le genre humain on comprendra le différend d’avec Aristote qui « lui conseillait de conduire les Grecs en roi (hègémonikôs) et les barbares en maître (despotikôs), de traiter les premiers

1 Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF, « perspectives critiques », 1994, p. 23. Il précise que Hegel fut contemporain de Napoléon mais il n’était pas de son entourage. En ce sens il fut plutôt comme Aristote qui « assistait à l’évènement depuis son gymnase du Lycée réduit à penser un monde qui s’était accompli – De sorte que sa Politique, à peine née était déjà dépassée par l’Histoire. » (Id., p. 23.) 2 Le pothos nous dit Wilcken, « ce désir instinctif de l’inconnu, de l’inexploré, du mystérieux, qui, plus tard, le mènera jusqu’au confins du monde. » (Alexandre le Grand, trad. Franç., Payot, 1952, p.76, in Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, op.cit., p.25. 3 Paul Pédech, Historiens compagnons d’Alexandre: Callisthène, Onésicrite, Néarque, Ptolémée, Aristobule, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 112.

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comme des proches ou des amis et les seconds comme des animaux ou des plantes.1 »

Aristote désapprouve la politique d'assimilation des Perses menée par Alexandre et ce dernier avait fait mourir Callisthène, le neveu d'Aristote, qui ne voulait pas se prosterner devant le roi à la mode perse. On peut imaginer que cela n’ait pas réchauffé les relation entre le roi et le Philosophe. Alexandre refusa de traiter les barbares « despotiquement » il s’en suivit cette nouvelle politique qui tendait à instaurer la collaboration, la fraternité et la concorde entre les Macédoniens et les Perses2. A mesure que Pyrrhon s'ancrait dans les avancées d’Alexandre (fusse au départ, au titre de mercenaire comme le signale Marcel Conche), Aristote, lui, marquait sa désapprobation et son éloignement. A cette époque, la fortune était une déesse imprévisible qui pouvait revendiquer sa part dans les succès militaires à l’égal de la prudence. Plutarque pèse la part de la fortune et de la vertu dans la vie d’Alexandre le Grand : « si la Fortune l’a fait grand, il est plus grand encore par la façon dont il sut profiter des dons de la Fortune. Plus on louera la Fortune et plus on exaltera sa vertu qui l’a rendu digne d’elle.3 »

Si la prudence a quelque chose de commun avec le doute, je dirai qu’ils

en sont tous deux au même point d’égarement dans notre pensée contemporaine. Tombés en désuétude ou plus vraiment en adéquation avec un système sociétal fondé sur le faire, la croissance et la décision. La prudence et le doute ont du mal à trouver droit de cité quand la demande est à l’hybris. Quelle avancée sociétale pouvons-nous mesurer depuis qu’il y a deux mille ans le peuple demandait des orgies, du pain et des jeux ? Et bien nous avons réussi, nous avons les films pornographiques, l’obésité galopante et le foot à la télé ! Le bonheur accessible par tous sans même bouger de notre salon …

Le jardin d’enfant de Monrovia

Quel processus meilleur que le doute pourrait recentrer la raison pour éviter les conséquences de la démesure humaine. Nous savons, par expérience hélas, que la démesure ouvre la possibilité de dépassement des limites, quelles soient morales, légales voire même un dépassement de notre humanité propre. C’est surtout dans cette dernière possibilité qu’il convient de se pencher pour bien comprendre ce que sortir de notre cadre d’humanité veut dire. C’est peut-être justement quand nous sortons de notre humanité que nous pouvons le mieux la définir, plus précisément par ce qu’elle n’est pas. Nous sommes plus à même de définir ce qui est inhumain que ce qui est humain. La démesure s’affranchit donc des limites et assister à ce genre de digression est souvent un spectacle hébétant pour notre raison.

1 Plutarque, Sur la fortune ou la vertu d’Alexandre, trad. C. Froidefond, Paris, Autrement, 1993, p.140. 2 Alexandre rêvait d’une homonoia : une forme visionnaire de mondialisation économico eugénique : tentatives eugéniques de mélanges des peuples, respect de leur individualité, de leurs usages et de leurs lois, tolérance envers leurs dieux (en vérité tout à fait grecque) et une monnaie unique imposée à l’empire. 3 Patricia Eichel-Lojkine, Le Siècle des grands hommes, Leuven, Peeters, 2001, p. 207.

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C’est la démesure qui nous renvoie à la mesure et trop de mesure nous invite à la dépasser. Nous retrouvons encore ici le malaise dialectique qui libère et emprisonne en même temps. A chaque fois qu’il s’agit de poser des limites notre raison oscille entre la volonté de les respecter et le désir de les dépasser.

Au Libéria, pendant les exactions de la guerre civile à Monrovia, des

enfants soldats dépassaient toutes les limites de l’entendement pour laisser libre cours au mal le plus profond jamais encore imaginé par des enfants. Viols collectifs, meurtres de sang froid, ils arrachaient le cœur des cadavres pour s’en repaître et s’octroyer symboliquement leurs forces, ils les vidaient de leurs entrailles pour les exposer en signe de terreur pour impressionner leurs adversaires. Ils arrachaient un œil, une main, un sexe, tout ce qui pouvait ressembler à un trophée ou pire sans raison particulière.

Les jeunes filles étaient kidnappées pour servir de jeux sexuels et de cantinières pour ces armées d’adolescents qui, au lieu de grandir, se sont arrêtés trop longtemps sur une blessure en restant pour toujours, à la fois (dirons les médias) des victimes et des bourreaux ?

Bourreaux pour avoir accompli ces horreurs et Victimes, car personne ne sait si l’on peut reconstruire une forme d’humanité après les avoir accomplies. On retrouve la plupart de ces enfants aujourd’hui dans des centres de « réadaptation ». En les voyant s’amuser comme dans n’importe quel jardin d’enfant d’une autre ville du monde, qui pourrait imaginer ce mal accompli, qui peut imaginer les conséquences que ces exactions peuvent avoir sur ces enfants qui furent et restent victimes et bourreaux ?

Encore un malaise rationnel difficile à élucider. Nous pourrions penser que la raison n’a pas grand-chose à voir avec ce genre de processus mais nous avons besoin de comprendre, comme s’il fallait absolument trouver une raison qui puisse donner une explication à l’entendement. Certains dirons que l’absence d’inhibitions chez l’enfant laisse l’opportunité à la démesure, d’autres que la situation de guerre renvoie l’enfant à des représentations ludiques lui permettant de s’identifier à des héros où de projeter son imaginaire dans la réalité. Le fait de les qualifier en tant que victimes et bourreaux laisse entendre qu’ils sont victimes avant d’être des bourreaux. Comme si malgré le mal accompli, l’enfance obligeait une forme de compassion, comme si nous devions admettre que la part d’innocence était encore récupérable et que le mal pouvait s’effacer. Placer le qualificatif de victime avant celui de bourreaux laisse entrevoir en première intention la part d’innocence trahie.

Le traumatisme fait certes partie intégrante du processus chez ces enfants mais il est une chose essentielle qu’il est secondaire au mal. Il serait insuffisant de penser que ces enfants fussent considérés comme victimes et bourreaux. Les qualifier de bourreaux et de victimes change quelque peu la façon d’appréhender le jugement que l’on porte sur eux. Nous nous apercevons rapidement que de les considérer bourreaux avant de les considérer comme victimes ne peut suffire non plus car ils ont été plongés dans une situation où leur libre arbitre ne put s’exprimer correctement. La manipulation de ces enfants est certainement aussi coupable qu’ils le furent eux-mêmes. Avant qu’ils commettent ces atrocités il a bien fallu que quelqu’un leur donne la possibilité de les commettre, il a bien fallu que quelqu’un leur mette des armes dans les mains. Victimes et bourreaux ou bien bourreaux et victimes ? Il convient de toute

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évidence de suspendre notre jugement car ces enfants semblent emprisonnés dans un paradoxe qui scelle à jamais en eux cette contradiction.

Tout jugement à leur encontre restera insuffisant et nous ne pourrions

qu’émettre des opinions par trop contradictoires selon notre sensibilité à tel ou tel phénomène. Nous avons de toute évidence la difficulté aujourd’hui de regarder simplement ces enfants qui jouent dans le jardin du centre de réinsertion. Comment les regarder sans les juger ? Comment les penser sans l’intention de les aimer ou de les rejeter ? Ceux qui répondront qu’il faut les traiter avec professionnalisme pour leur permettre de retrouver ou d’acquérir des valeurs sociales auront peut-être une piste de réflexion efficace, c’est d’ailleurs la solution retenue qui a généré l’ouverture de ces centres. Peut-on parler ici de résilience quand la blessure de la personne résulte du crime qu’elle a elle-même commis ? Pour vivre, cette génération devra porter ce paradoxe, elle devra supporter son propre regard comme celui de ses victimes, en tout cas le regard de celles qui ont survécu au massacre et nous n’avons aucun recul pour porter un pronostic sur la forme de résilience possible de ces enfants.

Pour revenir sur le jugement que l’on porte sur ces enfants les médias nous ont enfermés directement dans une dialectique en énonçant d’emblée le paradoxe « victimes et bourreaux ». Or, notre raison est formatée depuis Aristote1 aux principes de contradiction et à celui du tiers exclu qui ne permettent pas de penser une chose ou quelqu’un inclus dans un paradoxe. Notre raison nous invite rapidement, en ce qui concerne les enfants de Monrovia, à les classer dans une des cases de la contradiction ou bien dans une case puis dans l’autre mais jamais dans les deux en même temps. Ces enfants sont donc, soit des victimes de par la manipulation subie et du traumatisme qui résulte des exactions qu’ils ont perpétrées comme nous l’avons décrit plus haut, soit des bourreaux pour les mêmes raisons. En aucun cas notre raison ne peut envisager de les penser en même temps dans leur contradiction. Néanmoins, dans cette situation singulière, ni le principe de non contradiction ni celui du tiers exclu ne permettent de penser ces enfants dans leur globalité et, de facto, pour se mettre en conformité avec ces principes nous sommes obligés de nous ranger dans un jugement qui sera de l’ordre de l’opinion pro victimes ou au contraire de l’opinion pro bourreaux. Jamais, en respectant ces principes nous ne pourrons appréhender la vérité en soi d’un jugement objectif. Nous succomberons à la subjectivité qui anime les discussions du monde vécu.

La meilleure façon de penser

Reste-t-il aujourd’hui une place pertinente au scepticisme dans l’enseignement des professions de santé, ou sont-elles déjà trop embarquées dans les courants pragmatiques qui les obligent à fonctionner dans les myriades de démarches qualités, démarches de soins, recherches appliquées… ? Il nous faut revenir dans le contexte antique pour comprendre comment Aristote fut amené à

1 Nous aborderons la Métaphysique d’Aristote dans laquelle il expose le principe de contradiction et le principe qui en découle, celui du tiers exclu.

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déterminer ses principes de non contradiction et celui du tiers exclu. En accédant à ce contexte nous verrons qu’aujourd’hui, seuls demeurent inquiétants pour l’homme les solutions aux problèmes et qu’il évacue de fait les présupposés de la pensée. Arrêter de s’interroger sur une chose (c'est-à-dire la penser vraie ou fausse) pour pouvoir s’interroger sur une autre est typiquement cartésien si l’on a comme télos la vérité des choses en soi. Pour ce faire, le principe de non contradiction est idéal pour permettre l’avancée de la recherche. C’est la philosophie qui se charge d’étudier les êtres en tant qu’êtres (les étants en tant qu’étant) et c’est bien à ce niveau que commence la difficulté. En effet, on ne peut les démontrer puisque toute démonstration les suppose, on ne peut que les défendre contre ceux qui les nient et on rentre ainsi dans une argumentation dialectique. Je m’interrogeais précédemment sur la pertinence du scepticisme dans l’enseignement des professions de santé, mais quelle école aujourd’hui permettrait un enseignement qui se remette en cause lui-même ? Quelle légitimité obtiendrait un enseignement qui proposerait qu’une chose est et n’est pas en même temps ?

Pris de cette façon, il semble évident qu’un tel enseignement n’ait que peu d’écho dans des professions de soins qui fonctionnent avec des concepts tels que la douleur, la santé la vie, la mort, le normal et le pathologique, alors sur ces points comment imaginer qu’une chose soit à la fois normale et pathologique, vivante et morte…

Je ne résiste pas à une courte digression pour illustrer ces paradoxes : Le Docteur Renaud Gruat se demandait dans son mémoire de DESS quel statut avaient ces personnes qui étaient en arrêt cardio-respiratoire que l’on tentait de réanimer (mortes ou vivantes ? mortes et vivantes ?) Si Héraclite prête le flanc à Aristote en disant qu’une chose puisse en même temps être et n’être pas, il faudra attendre Pyrrhon et son « ού µάλλον » pour sortir de ce travers et envisager une toute autre conception, à savoir qu’une chose n’est pas plus qu’elle n’est pas. Mais revenons en première intention sur le formatage de notre connaissance, il nous éclairera davantage sur les possibilités de le penser différemment.

Présentation et critique du principe de contradicti on

Le principe sans lequel aucune connaissance n’est possible et dont la

négation entraîne la destruction de tout le savoir humain est le principe de contradiction (de non-contradiction). Nous commencerons son énoncé tel que Marcel Conche la propose à partir de la section du livre K de la Métaphysique d’Aristote qui remonte comme il le croit, à un cours d’Aristote plus ancien que Γ (proto Γ). « Il n’est pas possible que la même chose, en un seul et même temps, soit et ne soit pas, et il en est de même pour tout autre couple semblable d’opposés. »1 Ceci expliquant que l’énoncé du principe soit ici moins complet qu’il ne le sera dans Γ : « Il est impossible que le même attribut, appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport, sans préjudice d’autres déterminations qui pourraient être ajoutées, afin de parer à des

1 Aristote, Métaphysique livre K 5, 1061 b 36 – 1062 a 2, in Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, op. cit., p. 73.

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difficultés logiques. »1 Aristote ajoute que « Tel est le plus certain de tous les principes […] Il n’est pas possible, en effet, de concevoir que la même chose est et n’est pas comme certains croient qu’Héraclite le dit. […] Et si une opinion qui est la contradictoire d’une autre opinion, est son contraire, il est évidemment impossible pour un même homme, de concevoir, en même temps, que la même chose est et n’est pas, car si on se trompait sur ce point on aurait des opinions contraires simultanées. C’est pourquoi toute démonstration se ramène à cet ultime principe, car il est naturellement principe, même pour tous les autres axiomes. »2

Nous ne pouvons pas manquer de remarquer qu’Aristote cite Héraclite

dans son principe de contradiction comme s’il craignait alors que les héraclitéens pussent aller à l’encontre de son principe. Pour cela, il énonce que ceux qui croient qu’Héraclite dit le contraire, ils se trompent tout simplement. Comme il est possible qu’Héraclite n’ait rien écrit3, il est facile pour Aristote de lui faire dire ou de ne pas lui faire dire telle ou telle chose. Aristote énonce ainsi plus qu’un principe, il énonce une loi ontologique, et d’une façon dérivée une loi de l’esprit. Cette loi de l’esprit fera son chemin, laminant par sa logique toute tentative de corruption. Elle nous est parvenue intacte, si bien qu’elle est encore enseignée dans certains instituts universitaires comme propédeutique à l’enseignement général.4 Ce principe est devenu une condition sine qua non à l’entendement humain, et bénéficie d’un consensus très large. A contrario tout enchaînement différent devient suspect, voire insupportable. Comme dans l’exemple précédemment évoqué sur le drame du Libéria, un titre médiatique tel que « enfants victimes et bourreaux » ne sert qu’à appâter le chaland par le paradoxe auquel ce titre nous invite. L’oxymore reste bien efficace quand il s’agit de bousculer notre esprit dans des espaces inconnus qu’il ne peut définir.

Revenons à Aristote et son principe de contradiction. Dans le chapitre Γ,

4 de la Métaphysique, Aristote s’emploie fermement à fonder son principe, non sans une pointe dialectique car il use uniquement de la vraisemblance pour sa démonstration et il n’hésite pas, pour valoriser son principe, à fustiger encore 1 Aristote, Métaphysique, livre Γ, 1005 b 18-21, trad. Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, p. 121. 2 Id., p. 122. Sur le livre K, Aristote s’en prend plus directement à Héraclite, propos qu’il modère dans le livre Γ (… comme certains croient qu’Héraclite le dit…) Il n’en reste pas moins qu’Héraclite devient un vrai repoussoir pour l’œuvre aristotélicienne. Aristote le dépeint comme l’obstacle majeur à l’édification d’un discours rationnel et savant. 3 Sur ce point règne encore beaucoup de suspicion, il est possible qu’Héraclite ait écrit un « suggráma » qu’Aristote cite dans sa Rhétorique (III, 1407b 11-18). Ce livre aurait été déposé par Héraclite lui-même dans le temple d’Artémis pour instruire ses disciples et que ces derniers puissent le diffuser. Mais il est aussi probable que l’ouvrage que les auteurs postérieurs lui attribuent ne soit déjà qu’une compilation de sentences, paraboles, métaphores, enfin tout ce qui réussit à construire la figure d’Obscur et que ses disciples auraient rédigé. S’il accordait une importance certaine à la poétique de sa langue que l’on retrouve dans ce qui rend ses sentences énigmatiques, ce n’est pas pour autant qu’il eût matériellement écrit ce «suggráma ». Pour cette raison aussi peut-être, Aristote modère ses propos en soulignant que « comme certains croient qu’Héraclite le dit… » Pour plus de détails voit l’introduction aux Fragments de Jean-François Pradeau. 4 J’en veux seulement pour preuve mon fils qui, un soir en sortant de son IUT, me demandait si je connaissais le principe de contradiction que lui avait enseigné son professeur d’ « atomistique »… Il connaissait aussi celui du tiers exclu mais n’avait pas eu droit à leur critique. Ma tentative d’analyse critique resta vaine, je n’étais pas professeur d’atomistique…

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l’école de Mégare en soulignant l’invraisemblance de leur axiome qu’une chose puisse en même temps être et n’être pas. « … et c’est par ce moyen que nous avons démontré précédemment que ce principe était le plus certain de tous. »1 Pour une interprétation libre et personnelle, la partie n’a pas dû être gagnée d’avance pour Aristote, sinon pourquoi aurait-il mis autant de force à écarter les controverses ? Jean-François Pradeau, dans son introduction à la traduction des Fragments d’Héraclite, parle même d’un symptôme Héraclite car ce dernier parvient à réunir l’ensemble des pathologies spéculatives dont Aristote montre qu’elles ont pu empêcher avant lui l’édification de la logique, de la physique et finalement de la philosophie. « Les deux reproches majeurs qu’Aristote adresse à Héraclite tiennent, pour le premier, au refus de respecter le principe de non-contradiction et pour le second, à l’hypothèse selon laquelle tout se meut éternellement. »2

Il est intéressant de noter que si Aristote critique Héraclite, il n’est peut-être pas celui qu’il craignait le plus. En effet, si Héraclite laisse derrière lui un courant héraclitéen alors assez présent pour qu’Aristote le mentionne, il n’en reste pas moins qu’à ce moment précis Pyrrhon d’Elis remplace Aristote auprès d’Alexandre. Aristote est en forte opposition à la politique d’Alexandre et notamment son refus de régner sur des esclaves, Alexandre, lui, souhaitait libérer l’Asie et régner sur des hommes et des peuples libres. Outre les différends politiques qui opposent les deux hommes, une cause plus profonde sourd de la problématique. Si comme Pyrrhon le dit une chose n’est pas plus qu’elle n’est pas (un maître ou un esclave par exemple), c’est alors tout un système qui se fragilise. C’est plus particulièrement la Politique d’Aristote avec son idéologie qui fondait la supériorité des Grecs sur les notions de nature et de différences de nature : « Il appartient à la race des Hellènes de dominer les notions asiatiques car si celles-ci sont intelligentes et d’esprit inventif, elles n’ont aucun courage et c’est pourquoi elles vivent dans une sujétion et un esclavage continuels. »3

Hélas, l’histoire est en marche et si l’idée panhellénique, si elle l’avait

jamais été, n’était plus l’idée suprême du conquérant. Il restait auprès d’Alexandre des inconditionnels d’Aristote comme l’historiographe Callisthène (aussi neveu du Philosophe) qui tentèrent d’entraver la politique du roi mais qui finirent par se rendre insupportables à ses yeux et furent traînés prisonniers et exécutés aux Indes.4 Pour toutes ces raisons, il nous est peut-être permis d’avancer que le principe de contradiction (de non-contradiction) nous paraît aujourd’hui couler de source, mais il n’en a peut-être pas toujours été ainsi. Les sceptiques ont pu, aidés par les changements provoqués par l’histoire, diffuser leur courant de pensée, le développer, le faire évoluer sans toutefois nous le transmettre avec la force qui l’habitait.

Même avec ses faiblesses, le principe de non-contradiction5, lui, a fait son chemin, bien réhabilité par Descartes et toutes les nécessités de la science. 1 Aristote, Métaphysique Γ, 4 1006 a 1-5, op. cit., p. 123. 2 Introduction de Jean-François Pradeau in Héraclite, Fragments [citations et témoignages], trad. JF Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 31-32. 3 Aristote, Politique, VII, 1327 b, 26-33, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, trad. Tricot, 1962, in Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, op. cit., p.32. 4 Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, op. cit., p.33. 5 Aristote intitule son principe « principe de contradiction » dans l’idée que les contraires existent et sont essentiels à la logique. Il s’agit en fait, tel qu’il est énoncé, d’un principe de non-

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Aristote fait allusion à Antisthène1 quand il dit que certains philosophes demandent des démonstrations de son principe. Il s’en sort avec une pirouette dialectique en disant « C’est un effet de leur ignorance de la Logique : c’est de l’ignorance en effet que de ne pas distinguer ce qui a besoin de démonstration et ce qui n’en a pas besoin. Or il est absolument impossible de tout démontrer : on irait à l’infini de telle sorte qu’il n’y aurait pas encore de démonstration. Et s’il est des vérités dont il ne faut pas chercher de démonstration, qu’on nous dise pour quel principe il le faut moins que pour celui-ci ? »2

Nous voyons clairement ici qu’Aristote n’a pas envie de s’embarrasser d’un quelconque scepticisme et qu’il le rejette purement et simplement. Comment ne pas entrevoir une brèche sur le fondement de ce principe quand Aristote fait appel à la Logique pour comprendre la non nécessité de démonstration du principe de contradiction. En effet, la dite Logique, pour fonctionner, dépend elle-même foncièrement du principe de contradiction et nous nous trouvons de facto devant un diallèle qui grève la pertinence du fondement du principe de contradiction. Nous pourrions même avancer, en lien avec nos travaux précédents3 , que l’ignorance dans le cas cité par Aristote n’est pas un obstacle mais bien une ouverture qui permet d’accueillir la nouveauté sans idée reçue. Quant à la Logique telle que présentée par lui, n’est-elle pas suspecte quand elle affirme qu’il n’est pas nécessaire de démontrer ce qui n’en a pas besoin ?

Il est toujours délicat de stigmatiser la bêtise, elle a vite fait de changer

de camp et de prendre le masque de l’intelligence. J. F. Pradeau dans son introduction aux Fragments insiste sur le fait qu’Aristote à introduit sans réserve la critique d’Héraclite dans la maison platonicienne à la façon d’un cheval de Troie : « dénoncer la vacuité de l’Ephésien, c’était saper les fondements mêmes sur lesquels reposait la doctrine de Platon. »4 Ainsi Aristote faisait d’une pierre deux coups : il fondait son principe de non-contradiction en rejetant les idées héraclitéennes et il démontait en parallèle la doctrine platonicienne et tout le courant pan-mobiliste. Il pouvait asseoir son œuvre, dès lors que les obstacles potentiels étaient évacués.

La difficulté d’Aristote pour fonder son principe de non-contradiction consiste plus en une problématique ontologique pure que dans une mécanique argumentaire. Il définit au début de la métaphysique ce qu’il entend par « l’être en tant qu’être » en termes de substance « Telles choses sont dites des êtres parce qu’elles sont des substances, telles autres parce qu’elles sont des affections de la substances, telles autres parce qu’elles sont un acheminement vers la substance, ou au contraire des corruptions de la substance, ou parce qu’elles sont des privations, des qualités de la substance, ou bien parce qu’elles sont des causes efficientes ou génératrices, soit d’une substance, soit de ce qui est relatif à une substance, ou enfin parce qu’elles sont des négations de quelqu’une des qualités d’une substance ou des négations de la substance même. C’est pourquoi nous

contradiction puisqu’il dit qu’une chose est vraie ou qu’une chose est fausse et donc que la contradiction qu’une chose soit en même temps vraie et fausse n’est pas possible. Si la contradiction n’est pas envisageable, il s’agit donc d’un principe de non-contradiction. 1 Selon J. Tricot en note de bas de page in Aristote, Métaphysique, op. cit., p. 123. 2 Aristote, Métaphysique, op. cit., p. 123. 3 Voir De la bêtise, Mémoire de M2R de philosophie Pratique, UMLV, 2005. 4 Jean-François Pradeau, Introduction aux Fragments, op.cit., p. 34.

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disons que même le Non-Etre est : il est Non-Etre. »1 et il souligne plus loin qu’il identifie l’Etre au Un de façon à ne pas imaginer qu’une chose puisse, en même temps, être et n’être pas une seule et même chose.

En quelque sorte, Aristote prépare là son principe de non contradiction.

En effet, à chaque fois que le Philosophe tente une démonstration contradictoire des préceptes héraclitéens, il décentre l’embarras sur l’attribut de l’être. Par exemple il n’explique pas ce que la chose est ou n’est pas mais il dérive sur la façon dont elle est : « D’abord, il y a du moins cette vérité évidente que l’expression "être" ou "n’être pas" présente une signification définie, de sorte que rien ne saurait être ainsi et non ainsi. »2 Il déplace l’interrogation sur l’« ainsi » et le « non ainsi » et de ce fait notre esprit évacue ce que réellement signifie être ainsi ou non ainsi. Ce type de raisonnement reste encore très prégnant aujourd’hui, car quand nous énonçons que :

une chose est vraie,

notre esprit se focalise instantanément sur le sujet et l’adjectif : la chose et le fait qu’elle soit vraie. Le verbe être ne retient pas l’attention comme s’il ne servait qu’à lier le sujet et son attribut pour une cause grammaticale. L’essentiel est occulté car à aucun moment dans un débat nous nous soucierons du fait que cette chose puisse être ou n’être pas mais nous nous étriperons avec beaucoup de conviction sur le fait quelle soit vraie ou non vraie. Avoir raison devient alors prioritaire dans le débat sur la question ontologique, qui elle, est reléguée au rang des choses qui ne méritent pas d’être débattues ni n’ont besoin d’être démontrées et qui vont donc de soi. Avoir raison, posséder la raison, régner sur le monde de l’entendement signifie une dérive vers la dialectique voire tout simplement de la sophistique. La sophistique ne s’occupe pas de question ontologique mais ne vise que le succès et le gain. Notre préoccupation nous mène donc en amont du débat, car Aristote, pour fonder son principe de non contradiction va s’escrimer à contrarier les philosophes qui nient les contraires, il s’emploie à force d’exemples à tenter de démontrer que l’être et la substance sont constitués de contraires. Sur cette base, une loi de l’esprit se met en place en terme de prémisse pour le principe de non contradiction. Ce principe nourrit la dialectique des débats car il focalise la pensée sur l’attribut du sujet : le fait qu’une chose puisse être ainsi ou non ainsi l’emportera sur le fait premier qu’elle puisse être. Tout le débat portera dès lors sur l’ainsi et le non ainsi et à aucun moment sur le fait d’être, de cette façon le débat nous projette naturellement dans nos propres représentations, foncièrement différentes de celles de notre interlocuteur dissensuel. Le débat ne sort jamais de la sphère de l’opinion aussi brillamment démontrée soit-elle, la sophistique n’est jamais loin dès le moment où il convient d’avoir raison. Le sentiment de plénitude d’avoir raison procède du désir d’accéder au règne de l’entendement et nous colle à la peau, nous, humains : « Les principes de la volonté sont de certains désirs et communs à tous les hommes3 ». Le dissensus comme le consensus se bornent donc à distinguer les contraires pour une seule et même cause : avoir raison. L’histoire nous montre les

1 Aristote, Métaphysique, livre Γ, 2, 1003b 5-10, op. cit., p. 111. 2 Aristote, Métaphysique, livre Γ, 4, 1006a-1006b, op. cit., p. 125. 3. Pascal, l’art de persuader, Op. cit., p. 133.

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fluctuations de la vérité et nous invite à une prudence certaine. « Chercher à avoir raison constitue un jeu social extraordinairement complexe et varié où des passions diverses se dissimulent sous l’apparence de l’impartialité ; argumenter peut être une manière rusée de poursuivre le combat.1 » Voilà bien une élégante réflexion car si quiconque tentait de contester le fait que l’homme cherche toujours à avoir raison, il ne ferait que nourrir la pensée de Ricœur en apportant de l’eau à son moulin dès le moment où il chercherait lui-même à avoir raison. Ne pas accepter la thèse reviendrait à la démontrer. Quelle esthétique de démonstration dans une telle définition !

Avoir raison, « être dans le vrai », relève à chaque fois d’un combat pour un règne éphémère. Il nous faut pourtant légitimer nos actions par un sens de vérité mais ne pourrions-nous pas envisager d’agir sans pour autant être obligés de brandir la bannière de vérité ? La possibilité de changer d’opinion, d’accueillir la parole extérieure comme une nouvelle lumière n’est-elle pas une ouverture à l’entendement ? C’est peut être à ce prix, celui d’une certaine infidélité à soi-même, un devoir de désobéissance à soi-même que l’on peut prétendre à cette dite liberté d’esprit. Certains ne manqueront pas évidemment d’allier ceci à de la légèreté d’esprit, et quand bien même il serait léger, il en gagnerait d’autant plus de souplesse, de sensibilité et de liberté. Sinon comment définir autrement que par aliénation une vérité dont on ne pourrait en aucun cas se départir ? J’associe cette légèreté à l’ouverture, l’échappatoire qui permet de s’extraire d’une pensée dialectique pour accéder à une étape nécessaire celle de la suspension momentanée du jugement que nous développerons plus loin.

L’attribut semble donc avoir été priorisé sur l’être pour fonder le

principe de non-contradiction et ceci pour renforcer la véracité de l’être. La science a besoin de produire de la vérité pour accéder à la vérité elle-même et Aristote a mis beaucoup d’énergie à rejeter les philosophies contraires à son principe. Ces philosophies, qui elles nient les contraires, ont été néanmoins très écoutées par Aristote et n’ont pas manqué de l’interroger car elles représentaient l’obstacle majeur au fondement de son principe. Nous nous étions demandés si le principe du moindre mal énoncé par Aristote dans l’Ethique de Nicomaque était empreinte d’utilitarisme. Si Aristote dit qu’entre deux maux il faut choisir le moindre et que ce moindre mal doit être considéré comme un bien en soi, il utilise dans la Métaphysique le même mécanisme pour démontrer qu’entre deux fausseté, la moindre doit être retenue comme plus proche de la vérité ou plus véritable.

Par conséquent Aristote nous impose l’idée de vérité : « Jamais on ne pourra prétendre que deux et trois sont au même degré des nombres pairs, ni que celui qui croit que quatre est cinq commet la même erreur que celui qui croit que quatre est mille. Si donc l’erreur n’est pas égale, il est manifeste que le premier croit une chose moins fausse, et qu’en conséquence il approche davantage de la vérité. Si donc, ce qui est plus une chose en est plus rapprochée, il doit certes exister une chose de vrai, donc ce qui est plus vrai est plus proche. »2 Il est à noter toutefois qu’Aristote, s’il nous impose l’idée de vérité, se risque quand même sur un terrain quelque peu glissant dans cette démonstration. Ses adversaires pourraient lui retourner qu’il admet intrinsèquement qu’il puisse y avoir de la 1. Paul Ricœur, Le Juste 2,Paris, ESPRIT, « Philosophie », 2001, p. 282. 2 Aristote, Métaphysique, livre Γ, 4, 1008b 35 – 1009a 5, op. cit., p.137.

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vérité dans la fausseté quand il dit qu’une chose moins fausse est plus véritable qu’une chose plus fausse et par conséquent qu’une chose puisse être, en même temps vraie et non vraie, justement ce que le philosophe s’emploie à nier. Il se dépêche d’ailleurs à conclure par un coup d’épée : « Et même si ce vrai n’existe pas, du moins y a-t-il quelque chose plus certain et plus véritable et nous serions ainsi déjà délivrés de cette doctrine intempérante qui condamnerait la pensée à ne jamais porter de jugement défini. »1 Comment ne pas succomber à la tentation de penser qu’Aristote a mis tant d’énergie plus pour légitimer son principe de non contradiction par nécessité pour son œuvre que par conviction pure ?

Cette suspension du jugement semble lui être insupportable ; et pour cause, elle ne correspond à rien qui puisse permettre de progresser dans la quête de vérité. Pour ces raisons, nous pourrions être amenés à penser qu’une forme d’utilitarisme animait Aristote mais ce serait lui prêter de fausses intentions intentions. Il ne faudra jamais oublier que chez Aristote, et c’est clairement énoncé dans sa Rhétorique, que c’est l’éthos qui doit commander l’intention visant le bien suprême. L’Utile, s’il est prépondérant en terme conceptuel chez Aristote, c’est parce que d’après lui, l’âme s’y porte naturellement et tout simplement parce que ce qui est bon est conséquemment utile et que l’âme sait naturellement reconnaître ce qui est bon. Le système de pensée aristotélicien ne doit pas être pensé comme utilitariste en soi néanmoins il a su être récupéré quelques fois dans ce sens et notamment par Machiavel qui illustre son moindre mal non pas comme un bien mais comme un mal nécessaire à l’acquisition d’un bien supérieur. Ce moindre mal machiavélien, s’il se revendique d’Aristote n’est pas celui que ce dernier a voulu énoncer. Machiavel propose dans le Prince que des actes sacrificiels sont quelques fois nécessaires pour la santé politique d’une cité. En ce sens, il ne s’agit plus de choisir entre deux maux le moindre, mais de prendre l’initiative d’un mal pour un bien ultérieur communautaire. Ici, la fin justifie les moyens mais Aristote ne l’a jamais énoncé de cette façon et ce serait lui prêter de fausses intentions que de lui faire porter la paternité d’un système utilitariste.

Par conséquent, en ce qui concerne le fondement de son principe de

contradiction, nous pourrions avancer qu’il a davantage mis en œuvre une méthode rhétorique et logique qu’une intention sophistique, ne serait-ce que par respect pour l’importance qu’il donne à l’éthos du rhéteur en termes de fondement éthique d’un discours. Pour cela nous devons croire qu’Aristote était convaincu de la nécessité d’une loi ontologique telle que son principe de contradiction et que ce dernier n’est pas un simple effet sophistique pour permettre la légitimation de tout un système (mathématique, logique et philosophique). Néanmoins, nous ne pouvons occulter le fait que ce principe est amené par Aristote avec une démonstration qui intègre des postulats indémontrables et qu’il se lance dans sa démonstration en énonçant que c’est un principe qui va de soi et que ceux qui en demande une démonstration se fourvoient dans leur propre ignorance de la Logique.

Son principe énoncé tel quel, ne peut intégrer une philosophie qui nie les contraires et par conséquent tout système dialectique. Aristote s’est peut-être emprisonné dans sa propre dialectique car en imposant la dialectique du maître et

1 Id., p. 138.

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de l’esclave (un des tenants de sa Politique), comment pouvait-il contrer la nouvelle politique que voulait imposer Alexandre et dont nous avons déjà parlé. Enfermé dans sa propre problématique, Aristote s’est engagé contre le roi pendant que soufflait un vent pyrrhonien antidialectique tendant à l’in-différence (άδιάφορα) entre toutes choses. Si les choses ne sont pas différentes entre elles les hommes ne peuvent pas le revendiquer davantage entre eux et de fait la dialectique maître-esclave s’effondre avec la politique qui en dépend. Aristote conclu donc en disant que « des énoncés contradictoires portant sur la même chose et en même temps ne peuvent être vrais et il n’est pas possible non plus que les contraires coexistent dans le même sujet. »1 La dernière partie de la citation annonce clairement qu’Aristote ne tient pas à en rester là…

Le tiers exclu

Il restait à Aristote d’enfoncer le clou de son principe de contradiction. Pour ce faire il énonce un second principe qui découle du premier et qui s’avère nécessaire pour n’offrir aucune brèche à toute tentative antidialectique : le principe du tiers exclu. Aristote applique ainsi une deuxième couche pour solidifier sa théorie première. Ce principe arrive dans la Métaphysique précisément après la démonstration du premier principe de contradiction dans le livre Γ, et comme Aristote commence son principe de contradiction en critiquant la pensée d’Héraclite, il ne manquera pas de conclure son principe du tiers exclu en faisant de même.

Le principe du tiers exclu consiste, en supplément du principe de contradiction à nier la possibilité d’existence d’une position intermédiaire entre deux contradictoires. « Il n’est pas possible non plus, qu’il y ait un intermédiaire entre des énoncés contradictoires, mais il faut nécessairement ou affirmer, ou nier un prédicat quelconque d’un sujet. »2 il convient pour expliciter ce principe de reprendre les exégèses de J. Tricot, précisément l’illustration de ce principe avec ce que nous pourrions penser du gris en tant qu’intermédiaire entre le noir et le blanc : « S’agit-il d’un intermédiaire réel, comme le gris est intermédiaire entre le blanc et le noir ? Sans doute il y a passage entre le gris et le blanc mais en tant que le gris est non-blanc ; mais si on considère comme le gris n’étant pas non-blanc (et on le doit car c’est ainsi seulement qu’il est intermédiaire) il est évident qu’il n’y a pas de changement de ce qui n’est pas non-blanc au blanc (Ross, I, 285). Un intermédiaire n’existe donc d’aucune façon. »3

Aucune faille donc au système d’Aristote, il existe des choses, leurs

contraires et pas d’intermédiaires entre elles de telle façon que l’on ne puisse pas confondre ou mélanger ou encore in-différencier ces choses. De toute façon, la pensée se doit d’affirmer ou de nier, pas de milieu possible. Là encore Aristote pose une loi de l’esprit déterminante qui va au delà de la simple consolidation de son principe de contradiction. En effet, avec ces deux principes une attitude de pensée se confirme qui celle d’une stabilité du monde c’est une attitude anti-mobiliste. Les choses ne se meuvent pas elles sont stables et ne changent pas, elles 1 Ibid., p. 150-151. 2 Ibid., p. 151. 3 J. Tricot, note de bas de page in Aristote, Métaphysique, Γ, 1011 b, 30-35, op. cit., p.152.

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sont ou ne sont pas mais surtout elles ne peuvent pas se situer dans un troisième état qui serait un état intermédiaire tout simplement parce que l’intermédiaire n’existe pas. On peut donc désormais entrer deux fois dans le même fleuve comme le niaient Héraclite (repris par Socrate dans le Cratyle de Platon1) c’est moins angoissant…

Intention du projet de thèse : - Bien construire les fondements du scepticisme en collision

avec la rationalité d’Aristote. - Paralléliser la prudence chez Aristote et le doute chez

Pyrrhon

- Faire ressortir les avantages du scepticisme au profit d’un

enseignement dédié aux professions de santé. - A travers les philosophies anciennes de Sextus Empiricus

(Esquisses pyrrhoniennes), d’Héraclite (Fragments) puis de Montaigne (Apologie de Raymond Sebon), Hegel (la relation du scepticisme et de la philosophie) et des plus modernes Heidegger (De l’essence de la vérité), Husserl et d’autres, revenir sur l’épochè en termes de suspension du jugement, d’ouverture supérieure pour la proposer en termes d’outil de réflexion en propédeutique de la décision de soin.

L’intention serait de réconcilier le scepticisme et la nécessité d’action de soin. Bien loin d’une méthode, je souhaiterais proposer une attitude d’ouverture qui tend à se débarrasser des idées reçues et des résultats attendus. Reprendre en illustration l’exemple du dilemme de l’équipe de soin en médecine humanitaire à qui l’on propose de pratiquer avec analgésie et asepsie l’excision et l’infibulation sur une enfant faute de quoi elle sera quand même excisée et infibulée par la méthode traditionnelle (à vif et sans asepsie).

Contre l’inéluctable obsolescence des vérités en général tenter de réanimer l’esprit critique par le biais d’un doute qui, faute de nous apprendre à mourir, doit nous inviter à vivre mieux. Inviter les jeunes générations de soignants à une indiscipline rationnelle qui devrait enrichir la rencontre humaine et redéfinir le soin par ce qu’il doit devenir : ce que l’homme peut offrir de meilleur.

1 Platon, Cratyle, 401e3-402d3 (trad. C. Dalimier) in Héraclite, Fragments, trad. J.F. Pradeau, op. cit., p.99.

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Contre l’inéluctable obsolescence des vérités en général ceci est une tentative pour réanimer l’esprit critique par le biais d’un doute qui, faute de nous apprendre à mourir, doit nous inviter à vivre mieux. Inviter les jeunes générations de soignants à une indiscipline rationnelle qui devrait enrichir la rencontre humaine et redéfinir le soin par ce qu’il doit devenir : ce que l’homme peut offrir de meilleur.

L’intention serait de réconcilier le scepticisme et la

nécessité d’action de soin. Bien loin d’une méthode, je souhaiterais proposer une attitude d’ouverture qui tend à se débarrasser des idées reçues et des résultats attendus.

Des philosophies anciennes d’Héraclite et de

Pyrrhon d’Elis et de leur controverse menée par Aristote l’examen de la pertinence des vérités nous mènera à la croisée des chemins du scepticisme et du rationalisme. Entre prudence et doute nous essaierons d’examiner ces voies de réflexions pour les mettre au service de ce que commande notre humanité. Faire la démo de si A est B …Comment une valeur peut être ?

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Le doute est une indiscipline rationnelle. Si les amis de Pyrrhon lui sauvaient la vie sans cesse et lui permettait

ainsi de vivre dans une ataraxie (le télos des sceptiques) cela ne voudrait-il pas signifier que c’est dans le prendre soin d’autrui qu’autrui peut atteindre le souverain Bien et donc que nous avons besoin d’autrui pour pouvoir être heureux !!!!! le soin devient effectivement ce que l’homme peut offrir de meilleur : le bonheur == c’est l’Autre qui participe de mon propre bonheur dans le sens ou il veille sur moi.

Les états de grâce et d’ouverture : l’idiot Voir pour critique Aristote/Pyrrhon p. 79 Conche La place du patient du centre versLa place du patient du centre versLa place du patient du centre versLa place du patient du centre vers le bordle bordle bordle bord !!!!!!!! Le soin c’est ce que l’homme peut offrir de meilleur.Le soin c’est ce que l’homme peut offrir de meilleur.Le soin c’est ce que l’homme peut offrir de meilleur.Le soin c’est ce que l’homme peut offrir de meilleur.

Bêtise du contraire du consensusBêtise du contraire du consensusBêtise du contraire du consensusBêtise du contraire du consensus––––dissensus dissensus dissensus dissensus –––– limites de toute choselimites de toute choselimites de toute choselimites de toute chose L’oubli d’Aristote (la bêtise d’Aristote) une chose L’oubli d’Aristote (la bêtise d’Aristote) une chose L’oubli d’Aristote (la bêtise d’Aristote) une chose L’oubli d’Aristote (la bêtise d’Aristote) une chose estestestest vraievraievraievraie : : : : La voie pyrrhonienne = la suspension du jugement mais croLa voie pyrrhonienne = la suspension du jugement mais croLa voie pyrrhonienne = la suspension du jugement mais croLa voie pyrrhonienne = la suspension du jugement mais croire en ce ire en ce ire en ce ire en ce

qu l’on fait et être capable de décider (en son âme et conscience)qu l’on fait et être capable de décider (en son âme et conscience)qu l’on fait et être capable de décider (en son âme et conscience)qu l’on fait et être capable de décider (en son âme et conscience) L’ironie de PyrrL’ironie de PyrrL’ironie de PyrrL’ironie de Pyrrhhhhonononon : tout est bêtise…il n’a rien écrit.: tout est bêtise…il n’a rien écrit.: tout est bêtise…il n’a rien écrit.: tout est bêtise…il n’a rien écrit. Neant Neant Neant Neant ––––Nihilisme joyeux pour une éthique de l’humilitéNihilisme joyeux pour une éthique de l’humilitéNihilisme joyeux pour une éthique de l’humilitéNihilisme joyeux pour une éthique de l’humilité Extraction de la dialectiqueExtraction de la dialectiqueExtraction de la dialectiqueExtraction de la dialectique : reprendre l’exemple de l’excision a: reprendre l’exemple de l’excision a: reprendre l’exemple de l’excision a: reprendre l’exemple de l’excision avec vec vec vec

suspension du jugmentsuspension du jugmentsuspension du jugmentsuspension du jugment

L’épochè contre l’inéluctable obsolescence des L’épochè contre l’inéluctable obsolescence des L’épochè contre l’inéluctable obsolescence des L’épochè contre l’inéluctable obsolescence des

véritésvéritésvéritésvérités en général et de la bêtise en particulier…en général et de la bêtise en particulier…en général et de la bêtise en particulier…en général et de la bêtise en particulier… Les mondes du possible Les mondes du possible Les mondes du possible Les mondes du possible Adiaphora Adiaphora Adiaphora Adiaphora –––– ataraxia ataraxia ataraxia ataraxia ––––aphasia aphasia aphasia aphasia La décision comme mesure de l’éthique mais ne pas s’arrêter mais La décision comme mesure de l’éthique mais ne pas s’arrêter mais La décision comme mesure de l’éthique mais ne pas s’arrêter mais La décision comme mesure de l’éthique mais ne pas s’arrêter mais

accompagneraccompagneraccompagneraccompagner la décision, la suivre et la réévaluerla décision, la suivre et la réévaluerla décision, la suivre et la réévaluerla décision, la suivre et la réévaluer