Athalar - Proximususers.skynet.be/athalar/index_files/Athalar.pdf · des fêtes de Nouvel An que la...

123
Page 1 Athalar

Transcript of Athalar - Proximususers.skynet.be/athalar/index_files/Athalar.pdf · des fêtes de Nouvel An que la...

  • Page 1

    Athalar

  • Page 2

    Préface Cette histoire a été conçue pour servir d'introduction à une campagne de jeu de rôle médiéval-fantastique. La campagne démarre là ou l'histoire finit. Les lieux et les personnages peuvent s'intégrer facilement dans de nombreux univers. De même, la trame est assez ouverte pour ne pas imposer un type précis de campagne. La présentation sous forme de roman permet de construire un vécu commun qui aide les joueurs à s'imprégner de leur personnage et du monde dans lequel ils évolueront. Il peut aussi guider le maître de jeu en introduisant une série d'éléments de référence ou de pistes de scenarii. J'espère que vous prendrez autant de plaisir à le lire que je n'en ai eu à l'écrire, et surtout à l'utiliser pour vos campagnes. N’hésitez pas à m’envoyer vos commentaires ou suggestions à lauteur.dathalar at gmail.com Bonne lecture. Les mots suivis d'un astérisque sont expliqués en fin d'ouvrage.

  • Page 3

    Chapitre I

    Marielle montait lentement la colline. Le matin, elle s'était levée tôt, avant même qu'Adrien son mari ne soit rentré de sa garde de nuit, pour pouvoir être là lorsque les marins rentreraient. Elle avait pu choisir une belle anglade* de deux livres et un argentaire* qui frétillait encore, et comptait bien passer la journée à mitonner une étouchade*. C'était un des plats favoris de son mari. Elle allait aussi en faire pour Lilas, sa sœur, qui était enceinte de sept mois et que la grossesse fatiguait énormément. En suivant le chemin qui serpentait entre les plaques de glace, elle pensait à la tête qu'allait encore faire Flamant, son beau-frère. Il avait une théorie sur les femmes enceintes. Il avait d'ailleurs une théorie sur à peu près tout. Selon lui, il était bon que les femmes souffrent durant leur grossesse et pendant l'accouchement. C'était non seulement une volonté divine, mais en plus ça fortifiait l'enfant et le préparait déjà à la vie. Une femme n'ayant pas un peu forcé pendant sa grossesse allait forcément enfanter d'un gringalet qui ne passait pas sa sixième année. Ses pensées, combinées à l'air frais de ces matins de pluviaire* qu'elle avait toujours aimés, lui rougissaient les joues et donnaient à ses yeux une lueur de malice qui la rendait belle. Lorsqu'elle rentra, elle trouva Julien en train de bavarder avec son père. Celui-ci avait accepté qu'il aille aider Martin le charpentier à préparer la fête du Nouvel An qui commencerait dans cinq jours, et l'enfant était tout excité à l'idée de gagner quelques sous. Elle lui donna un quignon de pain et un peu de fromage et il partit presqu'aussitôt. Après avoir échangé quelques mots, son mari Adrien alla se coucher. C'était sa semaine de garde de nuit. Il avait pris l'habitude d'aller se coucher sans attendre, et de se lever en milieu d'après-mède*. Marielle se retrouva bientôt seule et commença à nettoyer les poissons. Julien arriva au Lieu-Dit, là où se déroulait traditionnellement la fête de Nouvel An, au même moment que les Futurs. Les Futurs étaient des candidats aventuriers, entraînés durant une période de deux ans. Leurs examens, en tout cas la partie de leurs examens consacrée aux combats et à certaines épreuves physiques, constituaient généralement un des moments clés des fêtes de Nouvel An que la populace ne manquait pas. Julien ne les aimait guère, comme d'ailleurs la plupart des gens. On disait que parmi eux se cachaient généralement des magiciens. On disait même que la magie était une des choses que certains Futurs apprenaient durant leurs deux années d'écolage.

  • Page 4

    Mais, comme tout le monde, Julien les craignait et les respectait. Et c'est vrai que, revêtus de la tenue rouge et or du comté d'Athalar, ils dégageaient une impression de force et de sûreté tranquille qui inspiraient confiance. Cette année les Futurs comptaient six membres; Hughes, un jeune homme trapu qui maniait l'arc comme personne, Glenn, un grand jeune homme mince un peu rêveur mais qui, armé d'une massue, se révélait plus dangereux qu'un nain de Lorient*, Bertran et Aubert, deux solides gaillards qui, quoiqu'étant non apparentés, se ressemblaient comme deux frères, Eric un jeune homme blond dont l'apparente fragilité tranchait avec ses camarades, et enfin Eudes que des sourcils broussailleux et un regard ténébreux rendaient assez effrayant. Ils étaient en train de répéter le cérémonial qu'ils allaient devoir suivre dans quelques jours lors de leur dernière épreuve. Cette épreuve, qui se déroulait en public, était très particulière et les villageois l'adoraient autant que les Futurs la maudissaient. Il s'agissait pour les candidats de lancer leur cheval au galop et de planter leur lance dans un bouclier placé au milieu du champ de joute. Cela ne devait présenter aucune difficulté pour des guerriers bien entraînés et tous auraient du normalement réussir. Mais le bouclier était tenu au bout d'un bois par le comte lui-même. Pour certains candidats, il restait immobile, permettant au cavalier de heurter facilement la cible. Pour d'autres, il retirait le bouclier au dernier moment, lui rendant la tâche impossible. Personne parmi les candidats ou les spectateurs ne savaient évidemment à l'avance qui allait réussir ou qui allait "échouer", ce qui donnait toute sa saveur au suspense. En fait, l'issue du test était décidée lors du conseil des Futurs, qui réunissait le comte et les instructeurs qui avaient suivi les candidats durant la dernière année et leur avaient fait subir une série d'autres examens durant les jours précédents. Ce conseil, durant lequel le sort du candidat était délibéré, se tenait le matin même de l'épreuve finale et rien n'en filtrait jusqu'à ce que le candidat malheureux voie le bouclier se dérober au dernier moment. Mais les Futurs n'en étaient pas encore là. Ils répétaient les gestes qu'ils allaient devoir faire après l'épreuve, selon qu'ils aient gagné ou perdu. C'était évidemment une étape importante dans leur vie. S'ils réussissaient, ils recevaient du comte un cheval, une arme de leur choix, le plus souvent une épée, et une armure de cuir, et ils pouvaient alors vaquer par monts et par vaux à travers le monde, à la recherche de l'aventure qui leur permettrait d'acquérir gloire et fortune, comme de nombreux autres avant eux. S'ils échouaient, ils devaient d'abord s'engager pour une période de deux ans comme officiers ou sous-officiers dans la garnison du comte. Ce n'est qu'après

  • Page 5

    qu'ils pouvaient recevoir enfin le même cadeau que leurs camarades deux ans plus tôt, et qu'ils étaient libres de partir. L'expérience montrait que cette période probatoire calmait les ardeurs nomades de nombreux guerriers, et que, comme les marins qui ne s'engageaient plus dans les équipages aux long cours une fois qu'ils restaient à terre plus de six mois, ils choisissaient le plus souvent de continuer leur carrière militaire dans la garnison, ou en tout cas dans une fonction sédentaire. Après avoir répété la cérémonie, les Futurs, sous la conduite de leur mentor Ethias, se préparèrent à rentrer au château. Ethias était la cheville ouvrière de l'école des Futurs. C'est lui qui avait lancé l'idée il y a de cela vingt ans et feu le comte Guillaume avait immédiatement encouragé son conseiller à mettre en œuvre cet écolage un peu spécial. Le comte Guillaume était mort l'année passée, et son fils Herbert lui avait succédé, mais c'était toujours Ethias qui, vingt ans après, assurait la direction du programme. Le conseiller profita de sa visite au Lieu-Dit pour vérifier que la préparation avançait bien. En partant, il s'adressa à Martin qui mettait l'estrade en place. -Alors, maître Martin, je vois que vous avez engagé de nouveaux aides? dit-il en désignant le jeune Julien. - Oui, seigneur Ethias. L'est comme son père. Il n'dit pas grand-chose, mais l'est bien débrouillard et on peut compter sur lui. L'aura bien mérité ses cinq sous. - En effet, je vois que la préparation avance bien. J'espère que la fête sera réussie. C'est quand même le premier Nouvel An que le comte Herbert présidera, et je ne veux aucune anicroche. Assurez-vous par exemple que des planches soient prévues pour le petit chemin d'accès. Il suffit qu'il pleuve un peu, et il devient vite impraticable. Et il faut aussi prévoir une charrette, on en a toujours besoin. - N' vous en faites pas, Seigneur. C'est le douzième Nouvel An que j'organise et, à part la fois où il avait tellement neigé qu'il a fallu la faire au château, tout s'est toujours passé sans problème. - Vous avez sans doute raison. Je vous laisse, mes ouailles sont impatientes de rentrer. Il n'était pas encore mède*, et les élèves avaient encore beaucoup de travail de révision devant eux. Le lendemain, ils commençaient leurs tests. La première journée était consacrée aux examens écrits. Les matières étaient nombreuses et variées. Ils étudiaient les caractéristiques des races non-humaines, tant sur le plan physique que social. L'étude de la faune, y compris les créatures dangereuses, faisait également partie du programme. Certains - les élèves devaient choisir quelques matières en option à la fin de leur première année - étudiaient l'histoire, la politique et l'économie de l'empire. D'autres se spécialisaient dans l'étude de quelques langues usuelles.

  • Page 6

    Il existait une légende tenace qui prétendait que les Futurs étudiaient la magie. En fait, il n'en était rien, mais il était par contre vrai qu'un des cours optionnels s'intéressait aux magiciens. Il décrivait leurs différents types, les principaux sorts qu'ils utilisaient et le moyen d'en atténuer les effets quand cela était possible. Mais le gros du travail se situait sur le plan physique, et se basait sur trois axes. Le combat tout d'abord, qu'ils maîtrisaient sous toutes ses formes, à mains nues ou en utilisant une arme, à pied comme à cheval, au corps-à-corps comme aux armes de jet. On les entraînait également à toute une série de techniques plus subtiles. Ils se camouflaient, grimpaient à la corde, escaladaient des murs, apprenaient à pénétrer sans être vu à l'intérieur des bâtiments. Enfin, on leur enseignait également à pouvoir survivre en milieu hostile. Cela consistait à établir des abris de fortune pour pouvoir passer la nuit en pleine nature, même par temps défavorable. On leur donnait des cours de botanique où ils apprenaient à reconnaître les champignons et les plantes qu'ils pouvaient consommer et ceux qui étaient dangereux. On leur apprenait également des rudiments de premier soin, notamment en utilisant des plantes médicinales. Au total, en deux ans, ils étaient devenus des aventuriers au sens plein du terme, prêts à affronter les dangers et les monstres qui peuplaient le monde. En tout cas ils y étaient nettement mieux préparés que les quelques intrépides qui décidaient de partir sans avoir bénéficié de cette formation. Aussi, lorsqu'ils rentrèrent au château, ils déjeunèrent rapidement pour pouvoir bouquiner durant toute l'après-mède*. Le déjeuner fut un peu tendu. Maintenant qu'ils avaient vu le lieu de leur épreuve finale, qu'ils avaient envisagé de manière concrète leur victoire comme leur défaite, la peur de ne pas réussir montait lentement en chacun d'eux. Déjà sur le chemin du retour, ils n'avaient pas échangé un seul mot. Durant le repas, c'est Bertran qui le premier brisa le silence en déclarant qu'il n'y arriverait jamais. Les autres essayèrent de lui remonter le moral. Cela faisait deux ans qu'ils apprenaient ensemble et ils formaient une bonne équipe bien soudée. Mais justement ils se connaissaient bien, et tous décelèrent dans les encouragements, les claques dans le dos et les voix assurées comme une retenue, une lézarde qui la veille encore n'y était pas. A l'issue du déjeuner, le moral de Bertran était encore plus bas. Ils avaient d'abord prévu de passer la dernière après-mède* de révision chacun de son côté. Ils avaient souvent étudié ensemble, et ils devaient maintenant chacun se concentrer sur des éléments différents.

  • Page 7

    Mais les déclarations de Bertran changèrent leur plan. Aubert et Eudes décidèrent de l'accompagner dans ses dernières révisions, tandis que Hughes, Eric et Glenn allèrent chacun de leur côté. Ils se retrouvèrent tous peu avant démuse*. Ils virent Ethias qui sortait des appartements du comte avec un ensemble de parchemins. Sans vraiment y croire, ils imaginèrent que les parchemins contenaient les questions qui allaient leur être posées le lendemain. C'est durant cette soirée crispée qu'Eudes, qui parlait rarement et jamais de lui, sortit subitement de sa réserve et déclara d'un ton calme mais résolu, les mains sur les genoux et le regard lointain, "Si jamais j'y arrive, c'est avec vous que je veux parcourir le monde". C'était tout. Un court silence suivit cette déclaration, un silence durant lequel chacun craignait qu'un des membres de l'équipe ne refuse la proposition. Après quelques secondes durant les quelles leurs yeux se croisèrent tour à tour Glenn se leva lentement, alla décrocher l'épée du comte Guillaume qui ornait leur salle commune et vint la déposer cérémonieusement sur la table. Il posa sa main à plat sur la lame qui brillait légèrement à la lueur des torches et dit simplement "Jurons". Tous se levèrent et vinrent poser leur main à côté de celle de leur compagnon. Comme si un signal invisible leur avait indiqué à quel moment parler, ils déclarèrent d'une seule voix "Je jure". Cette cérémonie improvisée clôtura la soirée. Ils allèrent se coucher. Même Bertran paraissait plus serein. Ce fut le même Bertran qui les réveilla en sursaut. Il criait "Venez vite, il faut descendre". Ca devait être le milieu de la nuit. La difficulté de s'éveiller, la noirceur du ciel et le froid dans la pièce, tout concordait. Et pourtant on entendait du bruit comme en plein jour. Des gens qui couraient dans tous les sens, qui criaient dans la cour du château. Et puis, un grondement sourd, étrange, qui ne ressemblait à rien de connu. Tous sentaient l'odeur de bois brûlé, mais ce fut Aubert qui le premier réalisa ce qui se passait et cria "Par Thorin, un incendie!". A partir de ce moment, tout alla très vite. Ils descendirent le plus vite qu'ils purent dans la cour. Bertran y était arrivé le premier. Ce qui frappait d'abord ce n'était pas les flammes ni le bruit, c'était la chaleur. A peine la porte franchie, c'est comme si on plongeait dans un bain chaud. L'air transmettait l'incendie de poutre en poumons et le feu, immense, attirait le regard en brûlant les yeux.

  • Page 8

    La première surprise passée, ils comprirent que la grange était en train de brûler. C'était là qu'on entreposait les réserves de blé pour l'hiver, et le bâtiment entier était la proie des flammes. Les sauveteurs commençaient à s'organiser. Une chaîne s'était formée entre le puits, qui était heureusement du bon côté de la cour et la base des flammes. Il n'y avait encore que deux hommes qui jetaient le contenu des seaux qu'ils recevaient dans l'incendie, et leur efficacité était pour l'instant pratiquement nulle. On pouvait voir des flammèches lécher le toit des étables voisines, qui menaçaient de s'embraser à tout moment. C'est alors que le capitaine Beaufils fit son apparition et leur ordonna d'aller chercher le moulinceau dans la remise de l'autre côté de la cour. Ils coururent et ouvrirent la porte de la remise. A la lueur de l'incendie, ils ne tardèrent pas à localiser la masse du moulinceau. C'était un appareil qui était constitué d'un grand châssis incliné à 30°d'une dizaine de mètres de long. A chaque bout du châssis, un rouleau dont l'axe était placé parallèlement au sol supportait une chaîne qui tournait sans fin. Afin d'empêcher la chaîne de glisser, les rouleaux comportaient des pointes qui venaient s'encastrer dans les maillons de la chaîne et permettaient de l'entraîner. Le rouleau du bas était muni d'une double manivelle qui entraînait la chaîne. A la chaîne étaient accrochées, environ tous les mètres, des jarres. Au bas de l'appareil, les jarres arrivaient dans un grand bac où elles se remplissaient d'eau. En tournant, la chaîne entraînait les jarres qui montaient, inclinées, reposant sur le châssis. Arrivées en haut, les jarres basculaient par-dessus le rouleau supérieur et libéraient leur contenu avant de recommencer leur descente vers le bac. Le tout permettait de combattre l'incendie. Il suffisait de placer l'engin en face du feu, de remplir continuellement le bac d'eau et de tourner les manivelles. L'appareil amenait l'eau à environ 8 mètres du bac, au cœur même de l'incendie, et les hommes qui tournaient les manivelles étaient protégés de la chaleur par des boucliers. Toute la partie qui était directement exposée au feu était en métal, ce qui lui évitait de brûler. Les Futurs enlevèrent la bâche qui protégeait le moulinceau et le portèrent ensuite en face de la grange. Les flammes avaient encore grandi. Toute la garnison était maintenant réveillée. Le comte lui-même était au balcon du donjon. Eric aperçut le seigneur Ethias qui observait la scène de derrière une fenêtre. C'est alors qu'on vit avec horreur un énorme morceau de bois enflammé atterrir sur le toit de l'étable, qui avait jusqu'ici échappé aux flammes. Miraculeusement, ce morceau s'arrêta de brûler presqu'aussitôt, comme si une main invisible

  • Page 9

    l'avait étouffé. L'alerte avait cependant été chaude, et le capitaine Beaufils ordonna aux Futurs de déplacer le moulinceau afin de le positionner en face de l'étable. La grange était manifestement irrécupérable et la priorité était d'empêcher que l'incendie ne s'étende à d'autres bâtiments. Leurs efforts portèrent leur fruit. Grâce au moulinceau, l'étable d'où les bêtes avaient été évacuées bien avant put résister aux assauts furieux de sa voisine. Lorsqu'il fut clair que l'étable était sauvée, les Futurs furent chargés de déplacer le moulinceau une nouvelle fois de quelques mètres pour s'attaquer directement à la grange. Leur capitaine leur permit de se reposer quelques minutes avant de rejoindre la triple chaîne humaine qui amenait sans relâche l'eau du puits au bac du moulinceau. Il faut dire que, jusque là, ils avaient été chargés d'actionner les manivelles du moulinceau. Cela représentait un effort physique intense - il fallait deux hommes par manivelle - et l'exercice nécessitait également beaucoup de concentration, de façon à éviter de tendre la chaîne et de la faire sauter hors des picots situés sur les rouleaux. Il fallait alors arrêter l'appareil, éventuellement le déplacer, replacer la chaîne dans ses picots et redémarrer. Les Futurs, bien entraînés, s'étaient acquittés avec perfection de leur mission. La chaîne n'avait pas sauté une seule fois. Ils s'intégrèrent alors au groupe d'hommes qui passaient les seaux de mains en mains. L'incendie lançait de hautes flammes à l'assaut du ciel. La lumière du feu était aveuglante et empêchait de distinguer autre chose que des silhouettes. On aurait dit une colonie de fourmis qui semblaient s'organiser tant bien que mal pour affronter le danger qui la menaçait. Le feu les rendait égaux devant la catastrophe. Leurs visages noircis, leurs yeux fatigués avaient tous le même regard hébété. L'heure n'était pas aux hésitations ni aux interrogations futiles. Seul un travail acharné, abrutissant, presqu'imbécile, pouvait éventuellement servir à quelque chose. Ce fut une longue nuit, où les heures défilèrent lentement, au son crépitant de la grange qui brûlait son vieux bois sec, et qui semblait savourer la vengeance des choses contre l'homme, du chaos contre l'ordre. Ce n'était pas une vengeance sournoise et insidieuse, préméditée à longueur d'années de soumission. Non, c'était au contraire une explosion de colère, un rugissement de couleur et d'énergie qui leur faisait plier inconsciemment le dos, comme lorsqu'une mère réprimande son enfant. Cette nuit-là, ils étaient redevenus des enfants de Mère Nature et ils avaient tout simplement peur de sa colère. Peu à peu, les flammes de la grange perdirent de la hauteur.

  • Page 10

    Non seulement le moulinceau déversait-il sans discontinuer de l'eau au cœur de l'incendie, mais le combustible venait aussi à se faire plus rare. Il leur fallut cependant encore de nombreuses heures avant de venir à bout de l'incendie. Dans un petit matin sale, ils se retrouvèrent tous, hagards, crasseux, exténués, au milieu de la cour du château qu'un semblant de lumière blafarde éclairait, à regarder la masse fumante de la grange qui venait de réduire en cendres toute une saison de récolte. Ce qui frappait par dessus-tout, c'était les yeux des hommes. Ils émergeaient, rougis, de la suie qui leur noircissait la totalité du visage. Ils exprimaient la consternation, sachant que la victoire qu'ils venaient de remporter n'était que passagère. Eux dont les frères, les pères, avaient travaillé tant et plus durant de nombreux mois pour apporter leur grain en lieu sûr, réalisaient la frayeur passée que l'avenir allait être bien pire que la nuit qu'ils venaient de passer. Ils pensaient à leur fils, à leurs femmes, aux souffrances qui allaient être les leurs avant que Thorin daigne leur accorder une nouvelle récolte. Ils savaient que nombre d'entre eux, surtout parmi les plus faibles, risquaient de ne pas supporter la disette et de ne pas voir le printemps. Le capitaine avertit les Futurs qu'Ethias désirait les voir. Ils montèrent lourdement dans la salle de cours et y trouvèrent leur mentor. Lui aussi avait l'air abattu, fatigué. Il leur annonça d'une voix sans ton que les examens qui devaient débuter le matin même étaient reportés d'une demi-journée, et leur conseilla de se reposer entre temps. Ils retournèrent tous alors dans leur chambre. Après un rapide décrassage, ils s'allongèrent sur leur lit, mais aucun ne parvint à trouver le sommeil. - Qu'est-ce qui va se passer maintenant? demanda Eudes. - Tu veux dire pour la récolte? répondit Hughes - Oui. Pluviaire* n'est même pas encore fini, et on ne peut pas espérer récolter quoi que ce soit avant quatre mois. La pêche ne suffira jamais à nourrir tout le monde. - Tu as raison, mais ne soyons pas trop pessimistes. Athalar s'est tiré d'autres mauvais pas dans le passé. - Tu devrais plutôt dire que le comte Guillaume s'est tiré de mauvais pas. Le comte Herbert, lui, n'a encore rien prouvé. Il a été à bonne école, mais il me semble encore jeune pour gérer une crise importante. - Arrêtez un peu, intervint Eric. Concentrons-nous plutôt sur nos examens. Le reste échappe de toute façon à notre contrôle. - Oui, et bien moi je ne pourrai pas dormir, déclara Hughes. Je vais aux nouvelles. Il se leva et disparut par la porte. Les autres restèrent allongés, et on entendait leurs respirations se calmer peu à peu lorsque Hughes réapparut et déclara "Tu

  • Page 11

    vois, Eudes, je t'avais bien dit que ça s'arrangerait. Le comte Herbert a tenu conseil avec le seigneur Ethias. Il a accepté d'ouvrir son trésor personnel et il a décidé d'envoyer le capitaine Brom avec trois soldats afin d'aller acheter du grain à Denthiar. Ils se préparent et vont partir d'un instant à l'autre." Cette nouvelle les rassura et ils somnolèrent jusqu'à mède*. Après un repas léger, ils se présentèrent à la salle de cours et Glenn alla prévenir Ethias qu'ils étaient prêts. Alors qu'il arrivait à la porte de la chambre d'Ethias, celle-ci s'ouvrit et le comte Herbert en sortit. Glenn ne put s'empêcher d'entendre les dernières paroles du comte. Il disait "Occupez-vous plutôt des Futurs. Et laissez-moi tirer cette affaire au clair moi-même." Ethias aperçut alors le jeune homme qui attendait à sa porte. "Vous êtes tous là?". "Oui, seigneur", répondit Glenn. "Très bien. Rejoignez les autres et attendez-moi. Je serai là d'ici peu." Ethias revint dans la salle de cours, accompagné de maître Charpin, le cuisinier. "Maître Charpin restera avec vous et veillera à ce que vous n'échangiez aucune parole pendant que vous serez dans cette pièce. Je vous interrogerai chacun à votre tour, dans la pièce à côté, sur les matières communes ainsi que sur certains cours à option." L'interrogatoire, car c'en était quasi un, était un véritable ballet. Les élèves défilaient devant Ethias, qui leur posait quelques questions. Lorsqu'il avait épuisé un sujet, il renvoyait l'élève dans la salle de cours et demandait au suivant de venir. Quand il avait interrogé tous les élèves sur une matière, il recommençait la sarabande sur d'autres sujets. Parfois, pour brouiller les pistes, il intervertissait l'ordre, de sorte qu'un élève qui venait de sortir devait à nouveau se présenter quelques instants plus tard. A la fin, les élèves épuisés avaient des difficultés de concentration. Ethias, lui, restait étonnamment dispos. L'examen devait normalement se terminer vers calde*. Mais, ayant commencé une demi-journée plus tard que prévu, il ne se termina pas avant démuse*. Enfin, Ethias annonça à Eric, qui venait d'être interrogé pour la cinquième fois, qu'il n'y avait pas de suivant et que les élèves pouvaient rentrer dans leur chambre. La nouvelle fut à peine accueillie avec soulagement. Ils avaient tous l'impression d'être vidés de leur cerveau, des légumes incapables de penser à autre chose qu'à aller se coucher. C'est d'ailleurs ce qu'ils firent tous. Bertran et Aubert, qui pourtant étaient des forces de la nature dans la fleur de l'âge, ne mangèrent même pas et s'étalèrent d'un bloc sur leur couche. En plus de la fatigue physique et intellectuelle qui était la leur, ils avaient tous été tellement malmenés lors de leur passage devant Ethias que pas un seul ne se donnait une chance de réussir.

  • Page 12

    La première journée d'examen se terminait par une victoire complète de maître Ethias. Ce n'est donc que le lendemain matin qu'ils apprirent la triste nouvelle. On avait retrouvé la veille dans les cendres de la grange les restes d'un corps humain. S'en était alors suivi un inventaire des âmes dans tout le château et il avait fallu se rendre à l'évidence: Amandine, une servante employée à la lessive et la couture manquait à l'appel. La nouvelle chagrina les élèves. Ils connaissaient tous Amandine, qui était une fille simple et très gentille. Sa bonne humeur avait plus d'une fois égayé les soirées passées auprès du grand âtre au rez-de-chaussée du donjon, là où le personnel et les militaires qui n'étaient pas de service venait discuter le coup autour d'un verre. Amandine avait toujours un mot gentil, et tous se remémoraient son rire cristallin qui sonnait comme un arc-en-ciel dans la grisaille. Une fois même, Amandine était partie d'un grand rire qui, à force de durer, s'était communiqué à toute la salle. Et on riait, on se tapait sur les cuisses, on se tombait dans les bras, certains mêmes se roulaient par terre. A la fin, quand tout le monde s'était plus ou moins calmé, on avait demandé à Amandine pourquoi elle avait commencé à rire, et elle avait simplement répondu "Je ne sais plus". Tout le monde était alors reparti de plus belle. Et c'était cette Amandine-là qui était morte. Le comte avait presqu'aussitôt ordonné une enquête. En soi, l'incendie était une catastrophe pour Athalar, et s'il s'avérait qu'il était le résultat de négligence ou pire de sabotage, le ou les coupables devaient être châtiés. Mais la mort d'Amandine rendait la chose encore plus grave. Il s'agissait désormais d'homicide, involontaire ou non, et toute la lumière devait être faite sur les circonstances de l'accident. Le comte avait officiellement chargé le sergent Marnot de mener l'enquête, mais il avait insisté pour être tenu quotidiennement au courant des résultats, et on disait qu'il lui avait déjà accordé deux entretiens particuliers depuis hier après-mède*. Tandis qu'ils préparaient leurs chevaux, ils discutèrent avec un palefrenier qui leur apprit que tous les serviteurs devaient être interrogés le matin même. C'est dans cette disposition d'esprit un peu particulière qu'ils quittèrent le château. Ils sentaient que l'incendie de la veille et l'enquête qui était menée constituaient des événements importants, et il leur en coûtait de devoir partir. Mais les épreuves n'attendaient pas, et les deux journées qui suivaient étaient consacrées aux épreuves en extérieur. La mort dans l'âme, ils menèrent leurs chevaux jusqu'à Lieu-Dit, où le point de rendez-vous pour le départ des examens était fixé. Ils savaient que, pendant ces

  • Page 13

    deux jours, ils allaient être éloignés du château et ne pourraient donc pas suivre les péripéties qui ne manqueraient pas de s'y dérouler. En arrivant, ils remarquèrent que les travaux avaient bien avancé. La plupart des tentes étaient maintenant dressées, et l'estrade était quasiment prête. On y terminait le fronton. Ils ne purent en savoir plus car le sergent examinateur les appela immédiatement et les entraîna à l'intérieur d'une tente où il leur expliqua les détails des tests. Ils connaissaient évidemment le schéma général de l'épreuve. En deux jours, ils devaient rejoindre un ensemble de quatre points de rendez-vous. Ils étaient entièrement libres de l'itinéraire, mais chaque trajet avait sa particularité. Le sergent leur expliqua avec précision le premier point de rendez-vous. Il était fixé au pied de la falaise de la Craie, à une vingtaine de kilomètres vers le nord. Pour y arriver, il fallait traverser un paysage assez escarpé, coupé de temps à autres par des vallées profondes dans lesquelles la mer s'engouffrait et qui obligeait à de longs détours. Au total on pouvait estimer le voyage à une trentaine de kilomètres. Lorsque le sergent leur déclara qu'ils devaient y être pour calde*, Bertran haussa les sourcils en signe de surprise. Il avait rapidement calculé que, sans forcer, ils pouvaient y arriver aux environs de mède*. Il devait donc y avoir une entourloupe. En effet, le sergent s'empressa d'ajouter avec un sourire entendu - Et bien sûr, vous laissez vos chevaux ici. Vous les récupérerez là-bas, si vous y arrivez à temps. D'ailleurs, si j'étais vous, je serais déjà partis. Les Futurs comprirent que le temps leur était compté et que, l'horaire étant calculé au plus juste, on leur demandait essentiellement de la vitesse. Ils ne se firent donc pas prier, jetèrent sur leurs épaules leurs sacs individuels, prirent leurs armes, et partirent vers leur premier rendez-vous. Les deux jours les plus critiques de leurs examens commençaient. C'était le moment de vérité, celui de toutes les surprises. On y avait vu des candidats commencer sûrs d'eux et de leurs capacités, et terminer en pleurant. C'était aussi l'épreuve où non seulement les compétences individuelles étaient sévèrement contrôlées, mais où on évaluait leurs aptitudes à évoluer en équipe, car la réussite de l'épreuve nécessitait un partage des tâches et une solide organisation. Bref, les deux premiers jours de leur vie d'aventuriers si tout se passait bien, un long calvaire sinon. Bien entraînés, il leur suffit de quelques mots pour adopter un trot léger qui devait leur assurer une arrivée dans les temps. Ils savaient qu'ils pouvaient soutenir cette allure pendant longtemps sans problème. Il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas trop froid. Mis à part les regrets qu'ils éprouvaient à quitter le château dans un moment critique, tout allait bien.

  • Page 14

    Pendant ce temps le sergent Marnot commençait son enquête. Il convoqua en premier Adrien Sorilus. C'est en effet le sergent de garde qui avait signalé l'incendie lors d'un tour de ronde. Il avait été intrigué par un bruit et une odeur bizarre en passant à proximité de la grange, était entré et avait vu que le coin le plus éloigné de la porte, celui où on avait découvert le cadavre calciné, était en feu. Voyant qu'il ne pouvait éteindre le feu lui-même, il avait appelé de l'aide. La déposition de Sorilus lui parut claire. Il lui demanda si son emploi du temps lors de la nuit correspondait à la routine habituelle des sergents de garde. Sorilus confirma qu'en-dehors des rondes, de quelques conversations brèves avec des soldats et de la tenue des rapports de garde, il avait passé les heures creuses la tête couchée sur la table qui était mise à sa disposition, somnolant tant bien que mal. Marnot lui demanda s'il n'avait rien remarqué d'anormal, s'il avait une idée du moment où Amandine était entrée dans la grange et ce qu'elle pouvait bien y faire. Sorilus secoua la tête avec une moue de dénégation. - J'ai bien chopé Jeannot le Têtu et Quentin en train de jouer aux dés. Mais ce n'est pas vraiment ce qu'on peut appeler un incident anormal. - Rien d'autre? Pas d'allées et venues dans la cour? - Je n'ai rien vu. Pendant les gardes on a plutôt tendance à surveiller l'extérieur du château. On n'entend rien de ce qui se passe dans la cour. Marnot avait assez fait de gardes de nuit lui-même pour savoir que Sorilus disait la vérité. - Merci Adrien, je n'ai plus d'autres questions. - Je peux rentrer chez moi? Je suis crevé et je recommence ce soir. - Vas-y. Si jamais il te revient un détail en tête, tu sais où me trouver. Après cette entrevue, Marnot passa la matinée du dernier Ferjar de Mastre* de l'année à interroger les domestiques. Il convoqua tout ce que le château pouvait compter de serviteurs. Il leur demanda ce qu'ils faisaient durant la nuit de l'incendie, et s'ils avaient remarqué quelque chose d'anormal ou entendu des bruits bizarres. Mais la plupart dormaient à poings fermés et n'avaient été réveillés que par leurs compagnons ou, pour les premiers à s'être levés, par la garde. Le premier interrogatoire intéressant fut celui de Clothilde, une dame de compagnie de la comtesse Gudule. Marnot remarqua tout de suite qu'elle était mal à l'aise. Il garda son calme et lui posa les questions d'usage. Comment elle s'appelait, où elle dormait habituellement. - Vous connaissiez bien Amandine? - Non, pas spécialement. J'allais parfois lui porter du linge, quand Hortense avait trop à faire ou qu'elle était malade. - Vous n'avez aucune idée de ce qu'elle pouvait faire là?

  • Page 15

    - Vous savez, le bruit court qu'Amandine avait plusieurs amants. - Des amants? - Oui. On dit qu'elle était facile, et qu'elle prolongeait parfois les soirées après le grand feu. Marnot savait qu'Amandine, d'un caractère naturellement enjoué, n'était pas la dernière à lancer une blague dans les soirées près du feu. Il ignorait jusque là cette partie de son profil. - Des noms? Des renseignements plus précis? - Non, moi je ne l'ai jamais vue. C'est ce que les hommes disent. - Et vous, qui vous l'a dit? - Charlot, l'aide-cuisinier. - Il a déjà été avec Amandine? - Je ne sais pas. En tout cas, maintenant il n'ira plus. Cette dernière réflexion faillit faire sourire le sergent. Le sujet avait déjà dû chauffer les oreilles de Charlot auparavant. Il nota son nom, se promettant de ne pas l'oublier dans ses interrogatoires, et passa au suivant. C'était en fait une suivante. Maeva, la servante de maître Ethias, était au-dessus de tout soupçon. Approchant de ses 60 ans, elle avait de plus en plus de mal à se déplacer. Pourtant, son témoignage ne fut pas inintéressant. Elle signala que, ne sachant pas dormir, elle avait regardé au-dehors et vu une lumière entrer dans la grange. Elle ne put préciser avec certitude le moment de la nuit, mais il lui semblait que c'était plus vers quarté* que vers blaque*. Munis de ces renseignements précieux, Marnot put orienter les interrogatoires, surtout ceux des hommes plutôt jeunes, vers les relations qu'ils avaient avec Amandine. La connaissaient-ils bien? Quelle réputation avait-elle? La plupart eurent tendance à répondre avec un sourire entendu qu'Amandine était un joli brin de fille, et que ses apparitions durant les soirées du grand âtre n'étaient pas faites pour leur déplaire. Quand Marnot leur posa des questions plus directes, certains avouèrent qu'elle avait accepté leurs avances. Le sabotier, Hubert, veuf depuis six mois, ajouta avec force qu'Amandine n'était pas une catin. Elle ne se faisait pas payer. Il avoua même qu'il avait évoqué à demi-mot la possibilité qu'elle remplace sa bonne Annemie, paix à son âme, mais qu'Amandine, après avoir hésité quelque temps, lui avait fait comprendre la semaine précédente qu'il n'en était pas question. Après avoir prononcé ses mots, et réalisant soudain que cela pouvait faire de lui un coupable, Hubert ajouta rapidement que le jour de l'incendie il avait mangé et dormi chez sa sœur au village, qu'elle pouvait confirmer et que d'ailleurs toute sa famille aussi. Le sergent Marnot ne cacha cependant pas son intérêt.

  • Page 16

    Charlot, l'aide-cuisinier, n'échappa pas à la règle. Après les premières questions d'usage, le sergent décida d'attaquer de front. - Dis-moi, Charlot, on dit que tu étais un des amants attitrés d'Amandine. C'est vrai, ça, mon garçon? Le visage du jeune homme parut surpris. - On dit beaucoup de choses. Beaucoup trop d'ailleurs. C'est vrai qu'Amandine et moi, on fricotait un peu ensemble. Mais ce n'était pas du sérieux. C'était comme ça, en passant, une fois de temps en temps. - Ca, c'est ce que tu essayes de faire croire à Clothilde. Mais moi, tu vas me dire la vérité. Par exemple, c'était quand la dernière fois? - Il y a bien trois semaines. - C'était fréquent ces longues périodes sans la voir? - A vrai dire, c'est elle qui avait refusé les deux dernières fois. - Pour quel motif? Quelqu'un d'autre? - Je ne sais pas. Amandine, il ne fallait pas chercher à comprendre. Un jour elle vous aimait à la folie, ou vous le faisait croire. Le lendemain, c'est à peine si elle disait bonjour. - Tu n'as pas vraiment pas répondu à ma question. Alors je te la repose. C'était fréquent ces longues périodes sans la voir? Remarque que je te l'ai encore posée gentiment, mon gars. - Euh, pas vraiment. Si long, c'était la première fois. J'ai eu l'impression à la façon qu'elle a eu de refuser que c'était fini. - Je vois. Elle t'avait en quelque sorte viré sans te le dire, et tu venais de t'en rendre compte. Charlot commençait à être mal à l'aise. - Et où as-tu passé la nuit dernière, Charlot? - Sur ma paillasse, dans la cuisine. - Il y avait d'autres aide-cuisiniers avec toi? - Il y avait même monsieur René, le pâtissier. Il a profité du four qui refroidissait pour y passer des blancs d'œuf sucrés. Après, il doit avoir dormi là, puisqu'il y était quand j'ai été réveillé par l'incendie. - Il s'est absenté? Ou toi? En bref, il y a toujours eu quelqu'un avec toi? - Je crois bien, oui. - De toute façon, je vérifierai. Rien d'autre à dire? Au sujet d'Amandine, de ses fréquentations, de ce qu'elle faisait dans la grange la nuit dernière, ou quoi que ce soit qui puisse m'être utile? - Euh, non. Rien. Un silence. - C'est fini? Je peux m'en aller? La réponse était calme et cinglante. - Non.

  • Page 17

    - Comment ça, non? Vous m'enfermez? Du même ton. - Oui. - Mais je n'ai rien fait. Et jusque quand? - Jusque qu'à ce que j'aie pu vérifier ton emploi du temps. Et tu n'as pas intérêt à m'énerver. Comme je te l'ai déjà fait remarquer, j'ai été gentil jusqu'ici. Les bonnes choses ont une fin. Quant Charlot fut emmené dans les cachots, il était livide. Le sergent n'était par contre pas mécontent de lui. Même s'il était loin d'être certain que l'aide-cuisinier était coupable, il en avait le profil. Si même l'enquête piétinait à partir d'ici, il pouvait toujours s'arranger pour faire accuser Charlot sans trop s'éloigner de la vérité. Il continua donc à interroger les autres domestiques, reposant plus ou moins les mêmes questions à chacun. Les réponses corroborèrent ce qu'il savait mais aucun d'entre eux, ni aucune d'ailleurs, n'était finalement assez intime avec la jeune fille pour avoir recueilli des confidences supplémentaires qui eussent pu faire avancer l'enquête de manière décisive. Amandine avait-elle donné rendez-vous à quelqu'un dans la grange? S'était-elle simplement endormie après un moment passé auprès d'un homme? Etait-ce un accident? Ou l'incendie n'avait-il été allumé que pour masquer un meurtre? Et si tel était le cas, qui l'avait perpétré? Son amant du moment? Charlot? Un autre rival jaloux? Telles étaient les interrogations qui se bousculaient dans la tête de Marnot alors qu'il voyait défiler un à un tous les domestiques du château. Vers mède*, ces questions étaient toujours ouvertes, et il s'accorda une pause pour faire le point. De leur côté, les Futurs faisaient de même. Ils avaient trottiné une bonne partie de la matinée et avaient bien progressé. Ils décidèrent de s'arrêter quelques instants pour manger. Eudes et Bertran sortirent des réserves de leur sac, qu'ils partagèrent. En mangeant, ils échangèrent quelques mots. - On ne peut pas trop traîner. On a encore bien quinze kilomètres à faire. - Quinze? Pas possible. On n'est plus qu'à cinq kilomètres tout au plus de la falaise. - Oui, mais entre nous et la falaise, il y a le Fjord Bleu. On doit le contourner, marcher jusqu'à Grotte-Nez, et le longer de l'autre côté. - Si on veut marcher, oui. - Qu'est-ce que tu veux dire, Eudes? - Il y a des passeurs. On pourrait leur demander de nous faire traverser. On gagnerait beaucoup de temps et d'énergie. - Sauf qu'on ne pouvait pas emporter d'argent. Tu as réussi à en cacher?

  • Page 18

    - Non. - Et bien alors? Tu ne comptes quand même pas les menacer? - D'abord, ceci est un test qui essaye de reproduire la réalité. Si jamais on devait vraiment se trouver dans une telle situation, je n'hésiterais pas longtemps à faire un peu peur à un passeur pour gagner du temps. Mais rassure-toi, ce n'est pas à ça que je pensais. Il se fait que le premier passeur entre ici et Grotte-Nez est un vague cousin à moi. Il ne refusera pas de nous aider. Eric intervint alors. - Tu crois que c'est permis? - On nous a explicitement interdit de demander de l'aide? - Le principe du jeu, c'est quand même de se débrouiller seuls. - Le principe du jeu, c'est de réussir les missions qu'on nous assigne. - Ils ne sont pas idiots non plus. Ils verront bien qu'on arrive très tôt et ils se douteront de ce qu'on a fait. - On gagnera environ une demie*. Tu crois vraiment qu'ils le remarqueront? - Il y a un moyen, intervint Hughes. Il suffit de marcher lentement et d'arriver juste un peu avant calde*. Ils n'y verront que du feu, et on se sera reposé quand même. - Mouais. Et s'ils ont posté un contrôleur à Grotte-Nez? Ils savent qu'on doit passer par là. - C'est un risque à courir. Et puis on n'était pas obligé de passer en plein milieu du village. On pourra toujours dire qu'on l'a contourné. - Allez, c'est d'accord. Après tout, on a encore deux jours d'épreuves devant nous. Autant garder un maximum de forces. Les amis se dirigèrent donc droit vers le fjord, au lieu de rester au sommet de la colline qui le surplombait. Un tiers* plus tard, ils le traversaient confortablement assis dans la barque du passeur. Comme la barque ne disposait que de cinq places, ils durent effectuer deux traversées. Mais cela ne les empêcha pas de gagner environ un tiers au total sur leur horaire. Ils allaient pouvoir simplement marcher sans courir pendant le reste du chemin. Ils savaient qu'ils allaient avoir besoin de ce surplus d'énergie. En effet, durant la traversée, le passeur leur avait confirmé ce qu'ils craignaient en regardant le ciel. Le temps virait à la neige et la journée du lendemain, voire même déjà la nuit, s'annonçait difficile. Ils arrivèrent donc peu avant calde*, en ayant soin de trottiner pendant le dernier kilomètre afin de paraître essoufflés. Comme prévu, un petit groupe les attendait au pied de la falaise. Elle tenait son nom de la blancheur de la roche qu'elle exposait au large. Ce n'était pourtant pas une falaise de craie, mais plutôt un mur calcareux sur lequel la végétation poussait mal, et qui laissait voir la roche nue de loin en loin.

  • Page 19

    Le groupe était constitué de deux hommes et de six chevaux. Ils reconnurent leurs montures et furent soulagés de vérifier qu'on ne leur avait pas menti. L'examinateur leur laissa quelques minutes de récupération, puis entreprit de les tester. Il leur demanda d'abord d'allumer un feu le plus vite possible. La tâche était faisable, mais rendue difficile par l'environnement marin et salé qui les environnait. Ensuite il leur désigna un panier qui contenait divers animaux marins et leur demanda de les nommer tous. Enfin il leur demanda de lui écrire le mot "FUTUR" en n'utilisant que ce qui se trouvait dans un deuxième panier. Eric ébaucha un sourire de commisération, sachant déjà ce qu'il allait y trouver. En effet, il ne lui fallut que quelques instants pour découvrir une caville* dissimulée sous des coquillages. Il entreprit d'extirper la substance noirâtre qui lui servait d'échappatoire en cas de danger. Il y parvint sans trop de mal, et la versa dans un petit coquillage puis la mélangea avec un peu de sable. Pendant ce temps, Hughes arrachait la nageoire dorsale d'un poisson-chat qui, comme par hasard, se trouvait aussi dans le panier et la nettoya jusqu'à obtenir une longue épine pointue et creuse. Il ne resta plus aux deux compagnons que de dénicher un galet calcaire bien sec. Sûrs d'eux et d'un air quelque peu théâtral, ils trempèrent alors l'épine dans la substance visqueuse au fond du coquillage et tracèrent en grandes lettres espacées le mot "FUTUR" sur la surface du caillou. Le sergent n'en dit rien mais au fond de lui il était quand même impressionné par la vivacité d'esprit, la coordination et la rapidité d'exécution du groupe qu'il avait en face de lui. S'ils maniaient l'épée de la même façon, il ne faisait pas bon les affronter au combat. En guise de conclusion, il leur expliqua leur deuxième mission. Ils devaient se déplacer de quelques kilomètres et établir un camp le long de la côte. Après avoir pris leur repas du soir, on leur demandait d'attaquer une vieille tour de guet qui servait autrefois à protéger le comté contre les pirates. Cette nuit, elle serait occupée par une garnison de taille inconnue constituée de simples soldats mis en alerte. La mission des Futurs était de les neutraliser sans leur faire de mal, et de leur voler un coffre qu'ils gardaient. Le coffre contenait une description de leur troisième mission. Les Futurs posèrent quelques questions de circonstance pour éclaircir les règles du jeu. Puis ils récupérèrent leurs chevaux et s'éloignèrent dans le crépuscule hivernal.

  • Page 20

    Chapitre II

    Il était possible sinon probable qu'un des domestiques mentait. Trop de passions, de jalousies en demi-teinte, de frustrations refoulées étaient attachées au personnage virevoltant d'Amandine. Marnot revit les visages de chacun d'entre eux et essaya d'imaginer les signes du mensonge ou de l'inquiétude. Il s'aperçut alors qu'inconsciemment, il ne passait que les hommes en revue. Il dut admettre qu'une femme bafouée aurait très bien pu perpétrer ce crime, si crime il y avait. La manière qu'avait eue Clothilde de conclure son interrogatoire, par exemple, laissait supposer qu'elle était au courant des incartades de Charlot et qu'elle n'était pas autrement chagrinée par la mort d'Amandine. C'est à ce moment que le comte entra pour lui demander des nouvelles. Marnot expliqua le résultat de l'interrogatoire des domestiques. Il dressa le profil d'Amandine, qui papillonnait sans s'attacher, qui parvenait à se partager entre plusieurs hommes à la fois. Il souligna qu'elle était parvenue à concilier son altruisme débordant avec une relative discrétion, car si plusieurs hommes avaient avoué avoir eu des relations avec elle, la grande majorité de la domesticité ne voyait d'elle qu'une couturière enjouée. Marnot lui-même ne la connaissait pas autrement et il ne cacha pas au comte son étonnement de découvrir une telle personnalité. Le comte lui avoua alors que lui-même avait surpris par deux fois Amandine dans des situations équivoques, alors que feu son père Guillaume était encore en vie. C'était en partie pourquoi, lorsqu'il avait appris qu'elle était la victime probable de l'incendie, il n'avait pas traîné à nommer un responsable pour découvrir la vérité. Le comte Herbert demanda aussi à Marnot ce qu'il comptait faire désormais. Celui-ci lui déclara qu'il devait encore interroger la soldatesque. Un des domestiques lui avait dit qu'Amandine ne limitait pas ses largesses, et que certains soldats en avaient profité aussi. Sur ces entrefaites, le seigneur Ethias entra. Il venait s'entretenir avec le comte avant d'aller participer à la surveillance et l'organisation des épreuves auxquelles les Futurs se soumettaient. Tous deux sortirent après avoir salué Marnot. Quelques instants plus tard, celui-ci alla demander au sous-officier du rôle pour savoir qui était de garde et de piquet le soir de l'incendie. Muni de cette liste, il entama ses interrogatoires de l'après-mède*.

  • Page 21

    Il commença par le piquet, puisqu'ils étaient disponibles au château, tandis que les soldats et sous-officiers de garde n'allaient pas prendre leur poste avant démuse*. Il les connaissait tous, certains même très bien. Il pensa d'abord que cela allait le mettre à l'aise, mais il découvrit qu'au contraire il était plus crispé qu'avec les domestiques. Il éprouva un petit pincement au creux de l'estomac à l'idée qu'un de ses compagnons aurait pu être l'auteur d'un tel méfait et que ce soit à lui de le confondre. Il s'interdit néanmoins toute complaisance et, pour se donner du courage, imagina la gloire qu'il pourrait tirer d'une enquête bien menée. Après avoir interrogé deux soldats qui ne lui apprirent rien de plus, il fit entrer Jeannot le Tondu le fils du meunier qui, désespéré de voir le peu d'intérêt de son rejeton pour le travail au moulin, l'avait finalement enrôlé pour une période de trois ans dans la garnison comtale. Jeannot avait la réputation de plaire aux femmes. Marnot se doutait que lui aussi avait profité d'Amandine. - Bonjour sergent. - Bonjour Jeannot. Tu sais pourquoi tu es ici. - Les gars, ils disent que vous interrogez tout le monde sur la mort d'Amandine. Je ne sais rien, moi. - Tu ne sais rien sur la façon dont elle est morte, mais tu sais peut-être d'autres choses qui m'intéressent. - Quelles choses? - C'est à toi de me le dire. Tu la connaissais bien l'Amandine? - Comme ça. - Comme ci ou comme ça? Marnot accompagna ses paroles en montrant d'abord une courte distance entre deux doigts, suivie d'une largeur d'un mètre située entre ses bras écartés. - Ca m'est arrivé de l'allonger entre deux sacs de farine, du temps où je travaillais encore avec mon père. - Souvent? - Non. Deux ou trois fois, je ne sais plus très bien. - Ca fait un bail. Tu es certain que tu n'as pas profité de ta présence au château pour remplacer les sacs de farine par de la paille, mais en gardant ce qui avait dessus? - Non, juré. Mais il y en a d'autres qui ne se sont pas gênés, pour sûr. - Qui? Devant son hésitation manifeste, qu'il attribua à la crainte de passer pour un donneur, Marnot insista. - On parle peut-être d'un meurtre, Jeannot. Tu as intérêt à me dire ce que tu sais.

  • Page 22

    - Je ne suis pas en train d'hésiter. Je me concentre pour n'oublier personne. Je ne les connais pas tous, mais je crois bien que Charlot l'aide-cuisinier et Hubert le sabotier étaient de ceux là. Mon frère Henri en a aussi bien profité, mais c'était il y a longtemps. Je crois que depuis qu'il est avec Yolande c'est fini. - Ton frère, c'est bien celui qui aide ton père au moulin? - Non, ça c'est Robert. Henri, il est charretier. - C'est lui qui a son atelier à la ferme du Geai? - Oui - En cette saison, il doit plutôt faire le tour des fermes pour réparer les charrettes, non? - Oui, mais il reviendra demain pour la Nouvelle Année. - Il n'est pas encore revenu? - Pas que je sache. Hier, il était toujours en chemin, en tout cas. - Bon, je vérifierai. Mais je crois qu'on peut déjà l'éliminer. D'autres noms? - Oui. Marcus, le palefrenier. - Celui qui vient de se prendre un mauvais coup de sabot et qui en a bien pour un mois avant de pouvoir se lever? - Eh, sergent, vous m'avez demandé qui, vous ne m'avez pas précisé qu'ils devaient se trouver en bonne santé la nuit dernière au château. - Bon, d'accord, tu as encore des noms? - Ca date toujours du temps du moulin, mais je me souviens que je l'avais surprise une fois avec le sergent Sorilus. - Adrien? - Oui, le sergent Sorilus, quoi. Mais bon ça m'étonnerait que ça ait continué jusqu'à maintenant. - C'est quand même intéressant. C'est tout? - C'est déjà pas mal, sergent. - C'est vrai, tu m'as bien aidé. Encore une question. Où étais-tu la nuit dernière? - Sergent, vous n'allez pas m'accuser, vous voyez bien que je fais ce que je peux pour vous aider. - Je ne te parle pas de t'accuser. Je veux simplement savoir où tu étais la nuit dernière. - J'ai dormi au château. Enfin, jusqu'à ce que l'incendie nous réveille tous. - C'est l'incendie ou c'est quelqu'un qui t'a réveillé? - Je ne sais plus très bien. J'ai entendu du bruit, je suis allé voir ce qui se passait, puis je suis venu aider au feu. - Merci Jeannot. Tu peux te retirer. - Au revoir sergent. A ce stade de l'enquête, Marnot s'accorda un temps de réflexion. Au lieu de faire entrer le témoin suivant, il écrivit sur une feuille la liste des choses à vérifier.

  • Page 23

    Le frère de Jeannot le Tondu était-il bien toujours en train de courir la campagne? Jusqu'à quand cette histoire entre Amandine et Adrien Sorilus avait-elle duré? Charlot avait-il vraiment passé toute la nuit dans la cuisine? Cette dernière question était la plus importante. Jusqu'ici, Charlot était probablement ce qui ressemblait le plus à un suspect potentiel. Il rajouta une question à la liste, relative à l'emploi du temps de Charlotte, puis fit entrer le soldat suivant. Il s'agissait d'une jeune recrue. Marnot le connaissait mal. Il s'appelait André, mais tout le monde l'avait toujours surnommé Paillasse. Personne ne savait plus très bien pourquoi, mais son surnom lui était resté. - Bonjour Paillasse. Assied-toi. - Merci sergent. - Commençons par le commencement. Où étais-tu la nuit dernière au moment de l'incendie? - Sur ma paillasse, sergent. - Evidemment. Où ça? - Dans la salle du piquet, avec les autres. - Quand tu as été réveillé, qui était déjà debout? Le jeune homme réfléchit un peu avant de déclarer - Je crois bien que Jeannot était déjà à la fenêtre. A part ça, on s'est tous réveillé d'un coup, en sursaut. Faut dire que c'était une sacrée flambée. - Et Amandine, tu la connaissais? - Non, pas trop. Je dois bien lui avoir causé dix fois en tout et pour tout. - Tu sais qui elle fréquentait? - On m'a raconté qu'elle n'était pas trop farouche, et qu'elle en fréquentait plus d'un. - Qui? - Qui m'a raconté ou qui elle fréquentait? - Les deux - Notez, pour le peu que j'en sais, les deux n'en font qu'un. C'est le sergent Sorilus qui m'en a parlé. C'était à la fin de ma première semaine. Par tradition, j'ai offert ma solde à boire. A la fin de la soirée, il n'y avait plus que le sergent Sorilus et moi. On était fin saouls tous les deux, et je ne suis plus trop sûr de tout ce qu'il m'a raconté. Mais, en gros, il m'a dit "Paillasse, je sais qu'elle couche à gauche à droite, et toujours avec des hommes différents. Tant mieux pour toi si tu arrives à en profiter. Mais avec moi, c'est différent. Ca fait deux ans qu'on se voit régulièrement, et plus ça va mieux ça va, si tu vois ce que je veux dire. Je lui ai déjà demandé d'arrêter, mais il y a rien à faire. Ce qu'elle veut, c'est quitter le château, et devenir l'officielle de son homme. J'y pense souvent, Paillasse. Un de ces jours, je prendrai mes cliques et mes claques et je partirai avec elle. Ce qui me retient, c'est Marielle et Julien. Je ne sais pas ce

  • Page 24

    qu'ils deviendraient". C'est peut-être bien pour ça que je ne me suis pas trop approché d'Amandine. Je me suis dit que ce n'était pas trop intelligent d'aller s'acoquiner avec l'officieuse du sergent. - C'est bien cette année que tu t'es engagé. Quand exactement? - Dijar de Terce de Rêvaire*. - Il y a à peine deux mois. Et tu es sûr de ce que tu me dis? - Je dois être honnête, je ne peux pas le jurer au mot près. Mais je me souviens bien de ce qu'il m'a dit. - Il ne t'en a jamais plus reparlé? - Plus jamais. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il se souvienne qu'il l'ait fait. Il était encore plus saoul que moi. - Merci Paillasse, tu peux t'en aller. - Merci sergent, au revoir. - Encore une chose: je ne veux pas que tu racontes cet interrogatoire. Si on te le demande, tu peux mentionner les questions que je t'ai posées. Tu inventes ce que tu veux, mais je t'interdis de répéter les réponses. - Bien sergent. Cet entretien laissa Marnot perplexe. Il connaissait Sorilus depuis un bon bout de temps, et il savait qu'il ne pouvait pas avoir tué Amandine. Il était persuadé que cela devait être un accident. Mais pendant qu'il y réfléchissait, une évidence s'imposa à lui. Il n'aurait pas non plus imaginé Sorilus avoir une maîtresse. Le doute commença alors à s'insinuer en lui. Un doute léger, mais qui ouvrait la porte à toutes les supputations. Cette journée avait été pour lui comme un révélateur. Il n'avait posé que des questions simples, logiques. Mais dès qu'il avait poussé un interrogatoire, il avait vu les témoins devenir mal à l'aise. Coupables ou innocents, il ne pouvait encore le dire. Mais tous étaient inquiets, méfiants face à lui, et il se prit à se demander ce qu'il aurait fait à leur place. Aurait-il lui aussi évité le regard pénétrant de l'inquisiteur? Gigoté sur son tabouret? Cherché des faux-fuyants? Cette réflexion le fit sourire, malgré toute la tristesse qu'il éprouvait en regard du témoignage de Paillasse. Il savait qu'il allait devoir interroger Sorilus, sergent de son état, beaucoup plus sérieusement que tous les témoins auxquels il avait été confronté jusque là et cela ne lui plaisait pas du tout. Il décida alors de poursuivre malgré tout les interrogatoires. Peut-être allaient-ils permettre d'expliquer l'attitude de Sorilus, ou lui donner un alibi inattaquable? A moins qu'ils ne mettent en lumière un autre coupable, encore plus évident? Malheureusement, le reste des entretiens de l'après-mède* confirmèrent encore les soupçons de Marnot.

  • Page 25

    En effet, un autre soldat déclara que, récemment, après avoir partagé la couche d'Amandine, il lui avait demandé si elle n'avait jamais pensé à se caser et à se fixer sur un homme pour de bon. Elle lui avait répondu "Ca risque d'arriver plus vite que tu ne le penses, mon beau. Tu ne me verras plus longtemps traîner dans ce château." Muni de toutes ces informations, le sergent Marnot attendit la mort dans l'âme Adrien Sorilus au poste de garde, où il devait prendre son service de nuit. Il s'était assis sur un tabouret, tout simplement, et il fixait la porte d'entrée ouverte. Il voyait de temps à autre une silhouette rentrer ou sortir du château. Ils les connaissaient à peu près tous. En attendant Adrien, il se demandait si le château et sa population serait jamais comme avant, avant l'incendie. Il réalisa alors que l'affaire, pour palpitante qu'elle soit, faisait déjà probablement un peu moins les conversations. Le Nouvel An approchait, et tout le monde s'y préparait; Il dut bien admettre que c'était lui qui changeait. Cette journée l'avait plus vieilli que les cinq années précédentes. Il baissa les yeux un moment. C'est alors qu'Adrien Sorilus arriva, juste après démuse*. Il devisait gaiement avec Martin le charpentier en passant sous le porche d'entrée. Dès qu'il entra, il aperçut l'enquêteur et son sourire s'évanouit. Pendant une seconde il s'arrêta sur le pas de la porte. Les deux hommes se regardaient, graves. Les questions se lisaient dans leurs yeux. Certaines réponses, aussi. Oui, il s'attendait à ce qu'on l'interroge à nouveau. Non, il n'allait pas s'enfuir. Oui, il y avait pensé. Marnot se leva, lui posa la main sur l'épaule, et lui dit tristement "Adrien, j'ai quelques éclaircissements à te demander. Tu dois me suivre". Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps. Marnot se souvenait encore comme si c'était hier du mariage d'Adrien et de Marielle. A l'époque on avait été surpris de cette union. Marielle était arrivée de Massana avec son frère pour le mariage de Lilas. Sorilus, qui n'était alors que simple soldat, menait plutôt une vie de bâton de chaise. Ils s'étaient rencontrés au mariage, et le coup de foudre avait été immédiat. Marielle était jolie, et Adrien n'était certainement pas le premier gars à s'intéresser à elle, mais c'était lui qui avait emporté le morceau. Et à partir de ce moment-là, Adrien s'était casé, presque du jour au lendemain. Le frère de Marielle était retourné à Massana et Julien était né rapidement. A y réfléchir, il avait toujours réussi à surprendre son monde, l'Adrien. Son père lui avait appris la pêche, il était devenu soldat. Jeune recrue, il avait été au cachot plus souvent qu'à son tour, et il était devenu sergent.

  • Page 26

    Et maintenant un mariage qui semblait le combler totalement, et voilà qu'il avait une maîtresse de longue date. Marnot pensa que la soirée pouvait encore lui réserver quelques surprises. Sorilus suivit sagement Marnot jusqu'à la petite salle que le comte avait mise à sa disposition. C'était une petite pièce presque carrée en saillie au premier étage du donjon. Exposée au nord-est, elle subissait les assauts du vent du large et, en cette fin de pluviaire*, elle était froide et humide. Marnot entra, ralluma la torche fumeuse qui avait peine à éclairer quoi que ce soit et se cala en face de Sorilus. Pendant plusieurs secondes, il ne dit rien et dévisagea son interlocuteur. La lumière dansante ne lui permettait de discerner que difficilement les émotions qui passaient sur le visage du suspect. Marnot mit cet intervalle à profit pour prendre confiance en lui. Jusque là, il s'était contenté de poser des questions un peu au hasard. Il n'avait que peu de chance de pouvoir jamais expliquer ce qui s'était réellement passé et il s'en rendait compte. Mais pour la première fois, il prenait le contrôle de l'enquête. Il savait que l'homme en face de lui, à moins qu'il ne s'obstine dans un silence buté, allait probablement lui révéler des informations très utiles. Il décida d'attaquer de front et demanda de but en blanc. - Raconte-moi ce qui s'est passé avec Amandine. Sorilus comprit alors que le sergent Marnot en savait plus qu'il n'avait craint. Il décida de le tester à son tour. - Quand? - Le soir de l'incendie. - Ben…Rien. Ou pour ainsi dire rien. J'avais donné rendez-vous à Amandine dans l'étable. - Vous vous voyiez toujours dans l'étable? - Ca dépendait. Souvent, oui. Parfois aussi dans la lingerie. - Et alors? - Je l'ai prise rapidement dans le foin. Puis on a un peu parlé. On s'est aussi donné rendez-vous pour le lendemain à la même heure, et je suis allé reprendre mon service. - A quelle heure l'as-tu retrouvée? - A quarté* juste. - Ca a duré combien de temps? - Un sixième*. Peut-être un peu plus. - L'incendie a été signalé pour la première fois environ un tiers* après blaque*. Qu'as-tu fait pendant ce temps-là? - Je te l'ai dit, j'ai repris mon service. Je fais le tour des guetteurs tous les tiers*, et entre les coups je suis au poste de garde. Je fais des rondes aussi.

  • Page 27

    - Quand tu as rejoint ton poste, où Amandine est-elle allée? - Elle est restée dans le foin un moment. - Quand tu as découvert l'incendie, tu savais qu'elle était là? - Je … Non. Enfin je supposais que non. D'habitude elle reste encore un peu puis elle s'en va. - Elle avait de la lumière? - Non, on aime bien faire ça dans le noir. - Tu veux dire que tu étais venu sans lumière? - Non. Je prétextais un tour d'inspection dans le château. J'emportais toujours une lanterne avec moi. Mais je l'éteignais dès que j'avais retrouvé Amandine. - Et tu la reprenais avec toi? - Oui - Tu l'aimais? La question le prit de court. Il ne parvint pas à mentir. "Oui". - Tu la voyais depuis combien de temps? - Deux ans environ. - Tu savais que tu n'étais pas le seul à la voir? - Evidemment. - Et? - Ca ne me faisait rien. Après trois mois, on a eu une discussion à ce sujet. Je lui ai demandé d'arrêter de voir d'autres hommes, mais elle m'a répondu que si je voulais qu'elle me soit fidèle, je n'avais qu'à l'épouser. Ca a vite terminé notre conversation. - C'est ce qu'elle pensait. Mais toi? Si tu lui as demandé d'arrêter de voir d'autres hommes, c'est que ça ne t'était pas tout à fait indifférent? Arrête de mentir, Adrien. Adrien n'aimait pas le tour que l'interrogatoire prenait. Il n'avait jamais douté de la qualité de Marnot, mais il ne savait pas qu'il était aussi vif d'esprit et qu'il en savait autant. Il s'en tira comme il put. - Tu sais, on se fait à tout. Marnot se leva brusquement et perdit son calme pour la première fois. "Ah oui? Et pourquoi tu lui as proposé de partir avec toi alors?' cria-t-il. Adrien parut un instant interloqué. - Tu…Tu sais cela aussi? Euh…Oui c'est vrai. Je…Je lui ai proposé de partir tous les deux et de refaire notre vie ailleurs. Je sentais que depuis quelque temps elle n'était plus tout à fait la même. Elle…Elle m'échappait. Sorilus avait baissé les yeux et ses cheveux cachaient son front. Il avait prononcé ces derniers mots dans un souffle, et il croisait et décroisait nerveusement les mains en-dessous de la table. - Et elle avait accepté? Sorilus ne répondit pas. Marnot poussa son avantage.

  • Page 28

    - Elle a refusé, c'est ça? Elle avait changé d'avis? C'était trop tard, pour toi, Adrien! Ta chance était passée et tu t'en es rendu compte. Alors tu l'as suppliée. Tu lui as dit que tu ne pouvais plus vivre sans elle. Mais plus tu essayais de la récupérer, plus elle refusait de t'écouter. Alors, plutôt que de la perdre pour un autre, tu l'as tuée. Hein? Avoue! En même temps, il tira violemment les cheveux du suspect en arrière. Leurs visages étaient maintenant proches à se toucher et leurs yeux lançaient des éclairs. - Non, jamais j'aurais fait ça. - Tu mens! Tu mens pour sauver ta peau, Sorilus. - Je te jure que je te dis vrai. Ce soir-là, quand on s'est quitté, elle était vivante. Je suis allé reprendre mon travail puis l'incendie s'est déclaré. Je ne sais rien de plus. Marnot repoussa violemment la tête d'Adrien et poussa un soupir d'insatisfaction. Il aurait aimé obtenir des aveux spontanés, mais Sorilus ne lui laissait pas le choix. - Très bien, Sorilus. Nous verrons bien ce que tu nous chanteras demain. Il sortit et instruisit les soldats de garde d'écrouer Adrien Sorilus. Il se dirigea alors vers les appartements du comte. En chemin, il se ravisa, passa rapidement à sa chambre où il ingurgita violemment un coup de gnôle qu'il essuya d'un revers de main rageur. Il fit alors son rapport au comte et lui signifia son intention de soumettre Adrien Sorilus le lendemain à la question. "Vous avez fait de l'excellent travail, sergent. Je pense qu'il n'est pas nécessaire de commencer l'interrogatoire trop tôt demain matin. Plus notre prisonnier se rongera les sangs, plus il répondra facilement à nos questions. Je vous donne rendez-vous dans les cachots à la moitié de mède*. Nous verrons bien ce qu'il aura à nous dire." Marnot inclina brièvement la tête, fit volte-face et sortit rapidement. Il avait besoin d'air. Il sortit sur les remparts où le vent du large lui coupa le souffle. Il faisait maintenant nuit noire et de sombres pensées l'assaillaient. Adrien, coupable? Avait-il vraiment tué Amandine? Il repensait à ses yeux lorsqu'il avait nié. Il savait que ces yeux allaient désormais le hanter. Il essayait d'y discerner la moindre trace de ruse ou, au contraire, de sincérité. C'est ce moment que Marielle choisit pour entrer en hurlant dans la cour du château. Plusieurs mètres en contrebas, elle criait des mots sans suite, qui de toute façon ne lui parvenaient que par bribes sur les remparts battus par les vents. La pénombre le cachait à la vue, et Marielle aurait été bien incapable de remarquer quoi que ce soit dans l'état où elle était.

  • Page 29

    Implacable et invisible, comme un dieu sans nom, il dominait cette scène déchirante où la femme d'Adrien, prévenue on ne sait trop comment, se faisait refouler fermement par les soldats hors du château. Il éprouva alors une infinie tristesse. Il se laissa glisser le long des créneaux et s'assit par terre, la tête entre les genoux. Il connaissait Marielle. Il avait côtoyé Adrien. Peu importe s'il était coupable ou non. Sa femme, trompée depuis des années, méritait-elle en plus l'opprobre et la honte qui ne manqueraient pas de rebondir sur elle? Qu'allait devenir leur fils Julien, lui si fier de son père? Il réalisa alors qu'il était le seul responsable de ce gâchis. Il aurait été si simple de bâcler l'enquête et de conclure à un accident. Comment avait-il pu être aveugle à ce point? Comment avait-il pu ignorer si longtemps les conséquences de ses actes? Ah, il était beau, l'enquêteur subtil qui découvrait peu à peu la vérité, qui la faisait éclater au grand jour et qui espérait en récolter les fruits. Tout ce qui en restait, c'était une famille brisée et un orgueilleux sergent en haut d'un rempart par une sombre et froide nuit d'hiver. Il se releva d'un coup et s'appuya sur le créneau, la tête au-dessus du vide. Il ne pleurait pas. Il éprouvait une douleur dans la poitrine et une envie de vomir. Il resta là un long moment avant de redescendre, transi, dans sa couche sordide. Etonnamment, il s'endormit presqu'aussitôt. Mais cette nuit-là, Marnot fit son premier cauchemar d'Adrien Sorilus.

  • Page 30

    Chapitre III

    Ils avaient établi un camp de fortune à peu de distance de la tour qu'ils devaient attaquer. Ils avaient pu dormir quelques heures. C'était un luxe auquel ils ne s'étaient pas attendus. Nombreux de leurs prédécesseurs avaient du passer une nuit blanche. Bertran et Hughes avaient effectué une reconnaissance rapide du terrain. Vers blaque*, le groupe s'était mis en marche, guidant les chevaux par la bride. Comme les deux éclaireurs l'avait décrit, la tour était carrée et assez basse. Elle se dressait au milieu d'un large espace dégagé d'une cinquantaine de mètres de diamètre, plat comme la main, bordé d'un côté par la falaise et des autres par de petits bosquets qui offraient un couvert acceptable. Son sommet était constitué d'une plate-forme à créneaux où deux soldats montaient la garde. Vu l'étroitesse de la tour, ils avaient estimé que la garnison s'élevait à un maximum de huit hommes. Leur plan était simple. Deux hommes grimpaient le long de la tour sans se faire repérer. Au moment où ils atteignaient le parapet, le reste du groupe prenait d'assaut la porte d'entrée avec grand fracas. Les deux grimpeurs profitaient de la diversion pour neutraliser les gardes, pénétrer dans la tour, s'emparer du trésor et ressortir par où ils étaient venus. Le plus difficile était d'arriver jusqu'à la tour sans se faire repérer et d'y grimper silencieusement. Etant les plus aptes à réussir cette opération, Glenn et Hughes s'étaient naturellement désignés. Afin d'augmenter leurs chances, ils avaient décidé de progresser latéralement en-dessous du bord de la falaise. Non seulement ils y étaient invisibles de la tour, mais leur progression allait les amener plus près du bord de la tour qu'en partant de n'importe quel autre point. Arrivés à leur point de départ, ils s'encordèrent et descendirent de deux mètres. Sans le voir, ils entendaient l'océan qui venait s'écraser contre les rochers en contrebas. Sa présence invisible était palpable, quasi oppressante. L'air était chargé d'une bruine fine qui collait au front et aux mains. La falaise n'était pas difficile. Elle offrait de nombreuses prises pour les mains et les pieds. Mais l'humidité et l'obscurité rendaient néanmoins leur progression relativement dangereuse. Les deux compères s'en sortirent sans problème et arrivèrent bientôt à l'aplomb de la tour. Ils grimpèrent les quelques mètres qui les séparaient du bord et détachèrent la corde de sécurité qui les attachait l'un à l'autre. Levant la tête ils essayaient d'apercevoir les gardes postés au sommet. Mais d'où ils étaient, ils

  • Page 31

    n'apercevaient que la silhouette de la tour noire qui se découpait sur la masse encore plus sombre des nuages. Ils jetèrent un coup d'œil sur leur droite, où Eric devait en principe se trouver, caché à la lisière de la bordure d'arbustes. La porte se trouvant à l'opposé de la falaise, c'était lui qui devait assurer la liaison entre les grimpeurs et le groupe d'attaque. Dès qu'il voyait que les deux hommes étaient proches du parapet, il était chargé de déclencher l'attaque frontale par un signal convenu. C'était aussi lui qui devait réagir au mieux en cas de problème. Mais ils ne parvinrent pas à le discerner ce qui, dans un sens, était plutôt positif. Ils prirent encore le temps d'observer le haut de la tour afin de découvrir où les soldats se tenaient et la direction dans laquelle ils regardaient. Mais le sommet de la tour semblait désert. Prenant toutes les précautions d'usage, ils rampèrent dans l'herbe jusqu'au pied de la muraille. Elle était faite de pierres grossièrement taillées et empilées sans maçonnerie. La tour était manifestement construite pour servir d'observatoire marin, pas de bastion. Les deux hommes commencèrent leur ascension. Hughes était en principe le meilleur grimpeur des deux. Pourtant Glenn progressait beaucoup plus vite que son compagnon. Il enchaînait les prises les unes après les autres, sans prendre le temps de souffler. Il donnait l'impression de savoir instinctivement où il devait avancer la main ou le pied pour trouver l'appui suivant. Sa technique lui permit d'atteindre le sommet alors que Hughes n'était encore qu'à moitié chemin. Il jeta un coup d'œil discret entre deux créneaux, alors qu'Eric, qui observait toute la scène, se demandait s'il devait déclencher l'attaque ou attendre que les deux hommes se rejoignent et soient tous deux prêts à l'action. C'est alors qu'il eut la surprise de voir Glenn enjamber le parapet et pénétrer sur la rambarde. Interloqué, Eric se demanda s'il était devenu fou. Mais Glenn se retourna, dénoua la corde qu'il avait enroulée autour de sa taille, l'accrocha au créneau le plus proche et la déroula vers son compagnon qui était toujours en train de grimper. Comme rien ni personne ne semblait le déranger dans sa tâche, Eric décida d'attendre un peu avant de donner l'alerte. Grâce à l'aide de la corde, Hughes parvint très rapidement au sommet où il rejoint son compagnon. Les deux hommes disparurent alors de la vue d'Eric, qui se demandait bien ce qui se passait là-haut. Après un moment qui lui sembla durer très longtemps, les deux hommes réapparurent. L'un se tournait vers lui, l'autre était à la verticale de la porte d'entrée. Tous deux faisaient de grands signes afin d'attirer l'attention des autres Futurs. Ils leurs signifiaient clairement de monter les rejoindre.

  • Page 32

    Eric sortit alors de sa cachette, tout d'abord prudemment, puis sans plus prendre de précaution particulière. Il se dirigea vers la corde qui pendait toujours du sommet et grimpa à son tour. Sautant sur la rambarde, il vit alors deux soldats ligotés et couchés à terre. Se tournant vers Glenn, il demanda "Qu'est-ce qui s'est passé?". Glenn expliqua alors que, jetant un coup d'œil furtif, il avait découvert les deux gardes assis à même le sol, endormis. Sans faire de bruit, il avait déroulé la corde pour que Hughes puisse le rejoindre. A eux deux, ils avaient alors ligotés les deux gardes, un couteau sur la gorge afin de les empêcher de donner l'alerte, et ils avaient fait signe au reste du groupe de les rejoindre là-haut. "Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait?" "On rentre, on neutralise ceux qui restent, on prend le trésor et on ressort par le bas. D'ailleurs, maintenant que tout le monde est monté, je vais récupérer ma corde." Et Glenn, le plus calmement du monde, reprit sa corde et la noua autour de la taille. Les autres se regardaient, dubitatifs. Puis, l'un après l'autre, ils hochèrent la tête sur le côté en haussant les épaules, l'air de dire "après tout, pourquoi pas?". Comme Eudes était resté près des chevaux à quelques dizaines de mètres du pied de la tour, ils furent donc cinq à descendre l'un après l'autre l'étroite échelle de bois qui menait à la plate-forme supérieure. Aubert menait la danse, suivi de Bertran, Glenn, Hughes et Eric. Leur progression était très lente, car l'intérieur n'était pas éclairé. Ils devaient donc avancer à tâtons. Au bout de quelques mètres, Aubert perçut plus qu'il ne vit un escalier en colimaçon qui descendait. Il l'emprunta, marche après marche, jusqu'à ce qu'il arrive à l'étage inférieur. Il sentait la main de Bertran sur son épaule pour éviter de perdre le contact. Aubert s'arrêta afin d'inspecter son environnement dans la mesure du possible. Il crut déceler une lueur presqu'imperceptible à quelques mètres devant lui. Se dirigeant dans cette direction, il atteignit bientôt un coude à angle droit du couloir. Au-delà de ce coude, il vit clairement l'origine de la luminosité. Une faible lumière dansante filtrait sous une porte fermée qui donnait sur le couloir. Le groupe, Aubert toujours en tête, progressa silencieusement jusqu'à la porte. Aubert et Glenn se postèrent d'un côté, Bertran et Hughes de l'autre tandis qu'Eric restait légèrement en retrait. Procédant par gestes, ils se mirent d'accord sur un plan. Eric fit volontairement un peu de bruit. La réaction dans la pièce éclairée ne se fit pas attendre. On entendit un remue-ménage d'armes qui raclaient le sol, de tabourets repoussés violemment, de pas lourds et précipités. La porte s'ouvrit à la volée et deux silhouettes surgirent en courant dans le couloir. Ces deux mêmes silhouettes s'écrasèrent tout aussi vite le nez sur le sol, trébuchant sur la corde

  • Page 33

    tendue en travers de la porte. Eric bondit sur eux et les tint en respect en brandissant une dague à quelques centimètres de leur gorge. Pendant ce temps, Bertran et Aubert pénétrait dans l'ouverture de la porte, l'épaule et le bouclier en avant. Ils heurtèrent avec un bel ensemble le troisième soldat qui courait en sens inverse. Le choc fut rude et projeta le soldat sur deux compagnons qui le suivaient de près. Tous trois tombèrent à terre et furent menacés par les épées conjuguées de Bertran et Aubert, apparues comme par magie dans leur main. Hughes, surgissant enfin dans la pièce, tint le dernier soldat en joue de son arc tendu. Celui-ci se levait à peine d'une paillasse jetée sur le sol. D'un coup d'œil, les aventuriers vérifièrent que personne d'autre ne bougeait dans la tour. - Tout le monde à l'intérieur, dit Eric en invitant fermement les deux soldats dans le couloir à rentrer. - On dépose bien gentiment les armes sur la table et on se tasse dans le coin, ajouta-t-il en s'adressant cette fois à tous les gardes. - Allez, allez, plus vite que ça, vous aurez le reste de la nuit pour vous reposer. Dès qu'ils eurent obéi, il ramassa les épées des soldats et alla les déposer dans le couloir. S'adressant à ce qui semblait être leur chef, il demanda d'un air non empreint de moquerie - Auriez-vous un peu de corde à nous prêter? - Allez vous faire voir. - Ttttt. Ce n'est pas très gentil, ça. Mais je te reconnais, toi. Tu ne serais pas Allibert? Je comprends mieux que tu râles. Allibert était un ancien Futur, qui avait échoué lors de la même épreuve deux ans auparavant. Il avait été engagé dans la garnison comtale après son échec. On pouvait donc imaginer le ressentiment qui l'animait. - Ca ne fait rien. Glenn, tu n'irais pas voir s'il ne traîne pas un peu de corde dans cette tour? - Oui, je vais aussi ramener les deux zigotos saucissonnés. Ils seront plus faciles à surveiller. Après un court moment que les aventuriers mirent à profit pour fouiller systématiquement tous les sacs qui traînaient dans la pièce afin de vérifier leur contenu, Glenn revint avec les deux soldats ligotés qui avaient monté la garde en haut de la tour. Il tenait un rouleau de corde à la main. - Voilà qui me semble parfait. Messieurs, je vous propose de revoir votre cours de survie, et plus particulièrement la leçon consacrée aux nœuds. Quelques jurons et bousculades plus tard, tous les soldats avaient les mains liées dans le dos. - Maintenant, on fouille le reste de la tour et on découvre le trésor caché. Cela prit un peu plus de temps. C'est Hughes qui découvrit un petit coffre dans une cachette dissimulée derrière une pierre amovible au bas de l'escalier qui

  • Page 34

    menait au sommet. Il inspecta minutieusement sa découverte avant de l'ouvrir. Il ne s'agissait pas de ruiner dans sa précipitation le fruit d'une opération menée jusque là de main de maître. Mais il ne découvrit aucun piège dans le mécanisme d'ouverture et, grâce à quelques outils simples, il crocheta la serrure du petit coffre. Il ne contenait qu'un simple papier sur lequel était écrit le point de rendez-vous suivant, qu'ils devaient rallier avant bêle*. Un peu dépités par la simplicité de leur découverte – ils s'étaient attendus à une énigme tirée par les cheveux – ils décidèrent de quitter les lieux, non sans avoir au préalable fermé à clé la pièce où les soldats étaient ligotés et leur avoir annoncé qu'ils allaient jeter la clé à la mer en sortant. - J'espère que vous avez un double, ne put s'empêcher d'ajouter Eric. Ils sortirent de la tour par la porte du rez-de-chaussée et rejoignirent Eudes. Ils grimpèrent en selle et partirent immédiatement. Le point qu'ils devaient rallier était situé à une petite loge* de cheval vers le sud. Comme il n'était pas encore moitié de pointe*, ils disposaient donc largement du temps suffisant. Il s'agissait d'un gros rocher célèbre dans la région. Il mesurait environ cinq mètres de long sur trois de large et de haut et il pesait plusieurs tonnes. Mais il avait la particularité d'être en équilibre sur une arête de sa base de sorte qu'il existait un endroit bien précis où une poussée, même légère, le faisait bouger de quelques centimètres. C'était un des endroits de jeux préférés des enfants. Le chemin pour y parvenir était simple, presqu'en ligne droite. Il empruntait en majorité une forêt dense. Leur progression dans cette forêt fut évidemment assez lente. Non seulement il faisait nuit noire mais de plus le ciel était désespérément bouché. - On dirait bien que le temps tourne à la neige. - Ca m'en a tout l'air. - Il fait un froid de canard dans cette forêt. Personne n'a pensé à prendre un peu de gnôle? - Hé, hé. Moi, non, mais les gardes de la tour en avaient. Je me suis dit qu'ils en avaient moins besoin que nous, dit Eudes en sortant un petit flacon de sa tunique. - Woaw. Ce n'est plus un exercice sur le terrain, c'est un voyage d'agrément. - Ils nous testent dans des conditions aussi proches que possible de la réalité. On ne fait qu'ajouter encore un peu au réalisme. La fiole fit le tour du groupe et revint, vide, à son propriétaire. - On peut dire que vous aviez soifs. Il ne faudrait quand même pas fêter notre victoire trop tôt. On est encore loin d'avoir fini. Ils arrivèrent peu après au point de rendez-vous. Personne ne semblait les attendre. Etonnés, ils firent la courte échelle et Eric grimpa sur le sommet du rocher.

  • Page 35

    - Rien de rien. Il faut dire qu'on ne voit pas beaucoup mieux ici qu'en bas. A mon avis, on est simplement en avance sur l'horaire. Ils n'ont pas imaginé qu'on irait si vite pour prendre la tour d'assaut. Je redescends. - Bon, autant passer le temps agréablement. Je vais chercher du bois et on va se faire un bon feu pour se réchauffer. Eudes s'éloigna mais Glenn lui emboîta le pas. - Règle de base: jamais seul. Je t'accompagne. Les deux compagnons perdirent bientôt de vue le reste du groupe. Il ne leur fallut que peu de temps pour rassembler un bon fagot. Lorsqu'ils revinrent, ils comprirent cependant très vite qu'ils devraient attendre plus longtemps que prévu avant de se réchauffer auprès d'une bonne flambée. Le capitaine Beaufils les attendait. - Bonjour messieurs. Je félicitais justement vos amis pour l'attaque de cette nuit. La garnison ne s'en est pas encore remise. Vous n'y avez pas été de main morte. - Faut ce qu'il faut, mon capitaine. - Après les épreuves de rapidité et d'assaut, on va maintenant passer à des exercices qui demandent un peu plus de subtilité. Ce matin, vous allez devoir progresser sans vous faire repérer. Vous devez rallier le Moulin du Hibou pour mède*. La zone pour y parvenir sera sillonnée de patrouilles qui sont averties de votre présence éventuelle, bien qu'elles ne sachent pas d'où vous partez, à quelle heure vous démarrez ni quelle est votre destination. Si vous n'êtes pas arrivés pour mi-calde*, les patrouilles sont levées et vous pourrez rallier le moulin sans être inquiétés. Des questions? - Oui. Si une patrouille nous repère, qu'est-ce qu'on fait? - Ils sont chargés de vous intercepter. Vous, vous devez rompre le combat, les semer et reprendre votre mission. D'autres questions? - Non, mon capitaine - Bien, moi j'en ai. Eudes et Aubert: j'ai reçu un coup d'épée à la jambe qui m'empêche de marcher. Construisez-moi un brancard le plus vite possible avec les moyens du bord. Hughes et Eric: confectionnez-moi un breuvage qui calmera ma douleur et arrêtera le saignement. Bertran et Aubert: l'ennemi qui m'a fait ça se cache toujours dans les parages. Dénichez-le. Messieurs, vous avez un tiers* pour accomplir vos tâches respectives. Sans broncher, chacun s'affaira à remplir la mission qui lui était assignée. Rien n'était vraiment difficile, et le temps imparti était en principe suffisant pour la réaliser. Mais le froid et la fatigue, ajoutés au stress de savoir le capitaine Beaufils, qui faisait partie du Conseil des Futurs, les observer attentivement, rendaient les choses un peu plus compliquées. Bertran et Aubert en particulier

  • Page 36

    mirent presqu'une demi-loge* avant de trouver le soldat qui s'était camouflé dans un buisson de ronces particulièrement touffu. Lorsque tous furent de nouveau rassemblés autour du gros rocher, le capitaine leur souhaita simplement une bonne journée, sans autre commentaire. Il monta en selle, suivi par le soldat transi de froid qui s'était caché avec tant d'application, et s'éloigna en direction d'Athalar. Ils repensèrent alors aux événements récents et réalisèrent qu'ils ne lui avaient même pas demandé quelles étaient les dernières nouvelles de l'incendie. Le capitaine Beaufils arriva au château vers mi-mède*. C'est à peu près à ce moment