At Lan Tropa

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Atlantropa, le rêve fou d’un architecte visionnaire Le projet d’Herman Sörgel, élaboré entre les deux guerres, consistait à fermer la Méditerranée et à en faire baisser le niveau pour gagner de nouvelles terres. Une façon d’étendre l’Europe. Atlantropa n’avait que des vertus. Le projet devait rétablir la paix dans l’Europe déchirée, assurer à jamais son approvisionnement énergétique, garantir des marchés sûrs à ses produits industriels, donner un nouveau sens à la vie des peuples européens désenchantés, faire émerger de nouveaux territoires de la mer, sécuriser l’offre de matières premières, construire des villes plus belles, résoudre la crise palestinienne, faire reverdir le Sahara et créer un nouveau centre mondial (soit dans l’ancienne Carthage, soit dans la ville nouvelle de Port-du-Rhône), d’où les rayons – puissants, denses, brillants – de la grande roue du monde devaient s’étendre jusqu’à la périphérie de cette nouvelle Europe. Rien de moins. Cet avenir radieux était contenu dans le projet développé par Herman Sörgel, un architecte allemand. Il rêvait de rattacher l’Europe à l’Afrique dans un ensemble qui deviendrait Atlantropa, une nouvelle puissance géopolitique qui devait sauver le monde occidental du déclin. Paix, unité et fraternité… sous la protection et grâce au bons sens de la race blanche. C’est ainsi qu’Herman Sörgel le voyait. Il rêvait d’une voie ferrée directe et ininterrompue de Berlin au Cap, à travers l’Italie et la Sicile, sur deux barrages gigantesques. L’idée de base de Sörgel était de régler le déversement des eaux dans la Méditerranée afin que son niveau baisse graduellement. Il partait du constat que la Méditerranée est une mer intérieure. S’y déversent le Nil, le Rhône, le Pô, le Tibre et l’Ebre. Y aboutissent aussi les eaux de la mer Noire, qui reçoit celles du Danube et du Dniepr. Mais cet apport d’eau est trop limité pour que les pertes dues à l’évaporation soient compensées. Le complément vient de l’Atlantique via le détroit de Gibraltar. Si un courant d’eau chaude et très salinisée coule d’est en ouest au fond du passage, un énorme flot d’eau froide s’introduit en surface. On estime que l’apport net de l’Atlantique à la Méditerranée est de 88 000 m3 d’eau par seconde. Plus de douze fois le débit des chutes du Niagara ! Une énorme ressource énergétique, se disait Herman Sörgel. Et si on fermait le détroit ? L’évaporation provoquerait une baisse de niveau très rapide ! Dans ses visions, Sörgel voyait des champs et des prés fertiles émerger de la mer – de nouvelles terres pour des pionniers

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Atlantropa, le rve fou dun architecte visionnaire Le projet dHerman Srgel, labor entre les deux guerres, consistait fermer la Mditerrane et en faire baisser le niveau pour gagner de nouvelles terres. Une faon dtendre lEurope. Atlantropa navait que des vertus. Le projet devait rtablir la paix dans lEurope dchire, assurer jamais son approvisionnement nergtique, garantir des marchs srs ses produits industriels, donner un nouveau sens la vie des peuples europens dsenchants, faire merger de nouveaux territoires de la mer, scuriser loffre de matires premires, construire des villes plus belles, rsoudre la crise palestinienne, faire reverdir le Sahara et crer un nouveau centre mondial (soit dans lancienne Carthage, soit dans la ville nouvelle de Port-du-Rhne), do les rayons puissants, denses, brillants de la grande roue du monde devaient stendre jusqu la priphrie de cette nouvelle Europe. Rien de moins. Cet avenir radieux tait contenu dans le projet dvelopp par Herman Srgel, un architecte allemand. Il rvait de rattacher lEurope lAfrique dans un ensemble qui deviendrait Atlantropa, une nouvelle puissance gopolitique qui devait sauver le monde occidental du dclin. Paix, unit et fraternit sous la protection et grce au bons sens de la race blanche. Cest ainsi quHerman Srgel le voyait. Il rvait dune voie ferre directe et ininterrompue de Berlin au Cap, travers lItalie et la Sicile, sur deux barrages gigantesques. Lide de base de Srgel tait de rgler le dversement des eaux dans la Mditerrane afin que son niveau baisse graduellement. Il partait du constat que la Mditerrane est une mer intrieure. Sy dversent le Nil, le Rhne, le P, le Tibre et lEbre. Y aboutissent aussi les eaux de la mer Noire, qui reoit celles du Danube et du Dniepr. Mais cet apport deau est trop limit pour que les pertes dues lvaporation soient compenses. Le complment vient de lAtlantique via le dtroit de Gibraltar. Si un courant deau chaude et trs salinise coule dest en ouest au fond du passage, un norme flot deau froide sintroduit en surface. On estime que lapport net de lAtlantique la Mditerrane est de 88 000 m3 deau par seconde. Plus de douze fois le dbit des chutes du Niagara ! Une norme ressource nergtique, se disait Herman Srgel. Et si on fermait le dtroit ? Lvaporation provoquerait une baisse de niveau trs rapide ! Dans ses visions, Srgel voyait des champs et des prs fertiles merger de la mer de nouvelles terres pour des pionniers europens. Il avait aussi imagin de crer terme une diffrence de niveau entre les bassins de la Mditerrane : 100 m dans la partie occidentale, 200 m dans la partie orientale. Un gigantesque barrage devait tre construit pour cela entre la botte de lItalie, la Sicile et la Tunisie. La diffrence de niveau servirait produire de llectricit en quantit suffisante pour alimenter lEurope en nergie (le charbon et le ptrole seraient bientt puiss), mais aussi pour pomper de leau vers le Sahara et transformer le dsert en terres fertiles propres tre colonises par des Europens. Dans ce but, un grand barrage devrait tre construit sur le fleuve Congo, crant un immense lac dont une partie de leau serait transporte par canaux vers le Sahara en passant par le lac Tchad. Le 1er mars 1928, Srgel publia sa premire esquisse de baisse du niveau de la Mditerrane et du transfert de leau vers le Sahara. Entre 1930 et 1933, une grande exposition Atlantropa tourna en Allemagne et en Autriche, provoquant la stupeur des visiteurs. Des milliers darticles, de livres, de films, de confrences et de nouvelles expositions sensuivirent.

Srgel russit gagner sa cause un grand nombre darchitectes et dingnieurs. Son collaborateur le plus proche fut lingnieur suisse Bruno Siegwart, directeur de la compagnie Royal Dutch Shell. Siegwart dessina la pice matresse du projet Atlantropa : le barrage de Gibraltar. Un projet colossal avec des usines hydrolectriques souterraines, des canaux et des cluses dont les entres ct Atlantique devaient tre signales par une tour haute de 400 m. Larchitecte Peter Behrens ralisa pour sa part des plans durbanisme pour les nouveaux ports. Labaissement du niveau de la Mditerrane devant asscher toutes les villes situes au bord de la mer, Behrens proposa de construire des digues autour des plus beaux anciens ports comme Gnes ou Venise afin de les maintenir dans leau et de relier ces bassins la Mditerrane abaisse par des canaux cluses. Quant Erich Mendelsohn, architecte et sioniste convaincu, il se chargea de lamnagement de la Palestine, qui ntait pas lpoque un lieu de confrontations comme aujourdhui. De nouvelles terres devaient en effet merger grce la baisse du niveau de la Mditerrane et tre offertes des colonisateurs juifs. Architectes et ingnieurs imaginrent la prolongation du canal de Suez, la mise en eau du Sahara, les probables changements de climat, la planification des cultures dans les nouvelles terres, de nouvelles voies ferres, comme Berlin-Le Cap, la tour dAtlantropa dans la Nouvelle Carthage. Atlantropa fut un projet collectif o les grands architectes de lentre-deux-guerres crrent lbauche dun monde futuriste merveilleux o la race blanche pourrait spanouir. Les sciences biologiques et sociologiques qui staient dveloppes au XIXe sicle avaient tabli que lhomme tait essentiellement le produit de son environnement. Il tait donc possible de changer lhomme de lamliorer en restructurant son environnement. Herman Srgel pensait de la mme faon, mais en plus grand. Il tait n en 1885 et avait surtout exerc Munich, o il travaillait comme architecte indpendant et crivain. Dans un livre paru en 1921, il prnait un systme dducation capable de former un homme nouveau. Dans lEurope du dbut du xxe sicle, les ides sur lhomme nouveau pleuvaient : lhomme travailleur, lhomme soldat, lhomme aristocrate, lhomme fminin, lhomme ingnieur, lhomme aryen, lhomme citadin, lhomme joueur, lhomme dionysiaque, lhomme impersonnel, lhomme symphonie, etc. Lhomme nouveau tait indispensable, estimaient les intellectuels, pour montrer la voie suivre une socit dboussole et puise par la guerre. A ces projets Herman Srgel apportait le sien, celui de lhomme dAtlantropa. Srgel croyait pouvoir infirmer la prophtie de la fin du monde en ralisant pleinement la puissance de lhomme technique. Dans ses crits des annes 1930, il rpte cette phrase comme un adage : Soit Atlantropa, soit le dclin du monde. Atlantropa tait tout sauf une utopie vide. Ce qui tait indispensable, ctait simplement une application nergique de connaissances techniques dj assimiles. Le plus curieux dans cette affaire, ce nest pas quAtlantropa soit demeur ltat de projet, cest que tant de gens y aient cru et en aient discut comme dun projet tout fait srieux depuis la fin des annes 1920 jusquau dbut des annes 1950. A cette poque, tout comme aujourdhui, on pensait que la solution des problmes de lEurope tait dintgrer les peuples et dlargir en mme temps leur territoire. Le fond du problme, pensait-on alors, provenait du surpeuplement de lEurope. Le dveloppement technique et les nouvelles machines avaient supprim le travail de millions de gens. Comme ceux-ci taient chmeurs, ils navaient pas de ressources pour consommer, si bien que les industries ne produisaient plus. Lesprit guerrier de lpoque, linquitude devant les signes de rvolution et les tensions internes aboutissaient, pensait-on, une sorte dengorgement. La dpression conomique du dbut des annes 1930 apparaissait comme une confirmation de ce diagnostic amer. On avait besoin de nouvelles terres o les oisifs pourraient travailler et il fallait de nouvelles ressources naturelles pour leur offrir les biens qui leur taient ncessaires. Srgel pensait avoir trouv une solution finale aux problmes de lEurope. Faire baisser le niveau de la Mditerrane devait prendre environ deux sicles. Selon les calculs, la baisse devait tre de 80 cm par an. Au cours du sicle qui devait scouler avant que le niveau de leau natteignt la nouvelle ligne ctire, les ports devaient tre remplacs par des installations de pontons mobiles et de radeaux flottants, quips de quais et daroports. En dautres mots, Atlantropa tait aussi une nouvelle re historique, o des gnrations dEuropens devaient se fondre en un seul peuple en vue dobjectifs communs. Lintgration des rseaux lectriques du continent allait constituer un premier pas vers les Etats unis dEurope, crivait Srgel. Grce la fusion avec lAfrique, ses normes ressources en matires premires et ses territoires vides, les Etats unis dEurope seraient lentit la plus puissante du monde et pourraient rsister aux hordes jaunes lEst, lamricanisation insidieuse lOuest et au danger ngre au Sud. Dans les annes 1920, il y avait beaucoup davocats de lunion des pays europens. Les propositions allaient de la suppression des tarifs douaniers la cration dun gouvernement central. Les propositions les plus marquantes venaient de lAutrichien Richard Coudenhove-Kalergi, promoteur de lide dune Paneuropa. Elles reurent le soutien de quelques-uns des intellectuels les plus en vue de lpoque, de Thomas Mann Sigmund Freud, ainsi que de politiciens comme Gustav Stresemann, Lon Blum et Aristide Briand.