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Articles ———— Sources orales et contribution à l’histoire des peuples montagnards du Cameroun (Monts Mandara). Une expérience personnelle de terrain MELCHISEDEK CHÉTIMA Résumé Le bassin tchadien fut le théâtre de grands mouvements humains provoqués par l’émergence et le développement des royaumes esclavagistes entre les XIV e et XVIII e siècles. Il s’agit notamment du Kanem, du Baguirmi, du Bornou et du Wandala. Le peuplement des monts Mandara du Cameroun serait lié à la fuite devant les razzias perpétrées par ces royaumes dans les territoires dits « païens ». Ce passé servile fait qu’aujourd’hui, les populations locales restent méfiantes vis-à-vis des étrangers, et réticentes à livrer certaines informations sur leur histoire et sur leur culture. Cela rend contraignant le processus de collecte des données sur le terrain. Dans ce travail, je ressors les problèmes que j’ai rencontrés lors de mes enquêtes de terrain dans le cadre de mes travaux académiques (maîtrise et DEA), et de la démarche méthodologique employée pour les contourner. Abstract The Chad basin was the scene of great human movement caused by the emergence and the spreading of the proslavery kingdom between the 14th and 18th Centuries. These include Kanem, Baguirmi, Bornu and Wandala. The

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Sources orales et contribution à l’histoire des peuples

montagnards du Cameroun (Monts Mandara). Une

expérience personnelle de terrain

MELCHISEDEK CHÉTIMA

Résumé

Le bassin tchadien fut le théâtre de grands mouvements humains provoqués

par l’émergence et le développement des royaumes esclavagistes entre les

XIVe et XVIIIe siècles. Il s’agit notamment du Kanem, du Baguirmi, du

Bornou et du Wandala. Le peuplement des monts Mandara du Cameroun

serait lié à la fuite devant les razzias perpétrées par ces royaumes dans les

territoires dits « païens ». Ce passé servile fait qu’aujourd’hui, les populations

locales restent méfiantes vis-à-vis des étrangers, et réticentes à livrer certaines

informations sur leur histoire et sur leur culture. Cela rend contraignant le

processus de collecte des données sur le terrain. Dans ce travail, je ressors les

problèmes que j’ai rencontrés lors de mes enquêtes de terrain dans le cadre de

mes travaux académiques (maîtrise et DEA), et de la démarche

méthodologique employée pour les contourner.

Abstract

The Chad basin was the scene of great human movement caused by the

emergence and the spreading of the proslavery kingdom between the 14th and

18th Centuries. These include Kanem, Baguirmi, Bornu and Wandala. The

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settlement of Mandara Mountains is supposed to be due to the outflow of

people before the raid perpetrated by those kingdoms in the territories

designated by ―pagan territories.‖ Due to this past servile and trafficking they

have undergone, local people are mistrustful and reluctant to give some

information on their culture and on their history. What probably makes the

collection of data binding in that area. This paper highlights the problems

encountered during my fieldwork in the context of my academic research

(Master’s and DEA’s degree) and the methodological approach adopted to

circumvent them.

🍁

Introduction

Les recherches anthropologiques dans les monts Mandara ont généralement

porté sur trois principales ethnies que sont les Mafa, les Mofu et les Kapsiki.

Quant aux autres groupes ethniques tels que les Podokwo, les Minéo, les

Gemzek, les Zoulgo, les Mada ou encore les Mouraha, ils ont été simplement

négligés, voire même ignorés par la plupart des chercheurs. S’ils apparaissent

dans certains ouvrages généraux, seulement quelques lignes leur sont

consacrées1. Même en ce qui concerne les ethnies couramment étudiées, la

plupart des auteurs ne fournissent aucun détail sur leurs informateurs ni sur

leurs méthodes de collecte et d’analyse de données2. En plus, certains travaux

présentent la région et son patrimoine culturel d’une manière stable et figée

1. Voir par exemple : Antoinette HALLAIRE, Les paysans montagnards du Nord-

Cameroun. Les monts Mandara, (Paris, ORSTOM, 1991) ; Christian SEIGNOBOS, Montagnes et Hautes terres du Cameroun, (Paris, Parenthèses, 1982); Jean BOUTRAIS, La colonisation des plaines par les montagnards au Nord-Cameroun (Monts Mandara), (Paris, ORSTOM, 1993).

2. Voir par exemple : Jean BOULET et al., Nord-Cameroun. Bilan de dix ans de recherches, (Paris, ORSTOM, 1979) ; Jean-Yves MARTIN, « Etude des communautés villageoises et démarches sociologiques », Communautés rurales et paysanneries tropicales, (Paris, ORSTOM, 1976), pp. 147–158.

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sans une prise en compte de leur dimension changeante et évolutive3. Si ces

travaux constituent une source incontournable en ce qu’ils sont les premières

données écrites sur les monts Mandara, il est, en revanche, difficile d’établir

leur fiabilité en raison de leurs imprécisions méthodologiques.

Quelques chercheurs ont cependant indiqué avoir utilisé l’enquête

intensive et l’observation participante dans leurs recherches. C’est le cas, par

exemple, de Jeanne-Françoise Vincent4 qui, grâce à la mise en œuvre de la

méthode qualitative (entrevues, observation participante), a réussi à recueillir

d’intéressantes données, et à mettre en exergue les aspects culturels et

historiques longtemps ignorés. Ses nombreux travaux sur les Mofu m’ont

amené à opter pour la méthode qualitative dans le cadre de mes travaux de

DEA. Mon objectif était d’apporter une contribution à la connaissance de

l’histoire de la chefferie d’Oudjila, un village podokwo connu pour l’«

authenticité » de ses traditions et fréquenté par de nombreux touristes.

Cependant, la chefferie d’Oudjila fait partie des localités sur lesquelles il

n’existe encore aucune véritable étude scientifique.

Dans ce travail, je présente premièrement les spécificités de la région

des monts Mandara pour, ensuite ressortir les problèmes d’utilisation des

informations orales. Deuxièmement, je rends compte de mon expérience

personnelle dans le cheminement méthodologique, en évoquant notamment

les techniques mises en œuvre pour contourner lesdits problèmes.

Sources orales et problèmes d’utilisation dans les monts Mandara

Les sources orales occupent une place primordiale dans la rédaction de

l’histoire des peuples vivant dans les monts Mandara en raison de la rareté des

données écrites. Elles offrent une possibilité de combler ce vide dans les écrits

3. Voir par exemple : Bernard, JUILLERAT, Les bases de l’organisation sociale chez les

Mouktélé (Nord-Cameroun). Structures lignagères et mariage, (Paris, Mémoires de l’Institut d’Ethnologie, 1971) ; Antoinette HALLAIRE, 1991.

4. Voir : Jeanne-Françoise VINCENT, Princes montagnards du Nord-Cameroun. Les Mofu-Diamaré et le pouvoir politique, (Paris, L’Harmattan, 1991), pp. 15–30.

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historiques, et aident à reconstituer l’histoire sociale telle que vécue par les

populations elles-mêmes5. Cependant, la scientificité d’une histoire écrite sur la

base des sources orales a longtemps été remise en cause au vu de nombreux

écueils qu’elles présentent, notamment leur caractère fluide et fragile. Des

auteurs, à l’instar de Hegel, en sont d’ailleurs venus à nier l’historicité de

l’Afrique ; l’histoire n’étant alors réservée qu’aux nations possédant l’écriture.

Dans son ouvrage intitulé « La raison dans l’histoire », Hegel écrivait ceci :

L’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a

pas de mouvements, de développements à montrer en elle

[…]. Ce que nous entendons par l’Afrique est l’esprit

ahistorique, l’esprit non développé, encore enveloppé dans

des conditions de naturel et qui doit être présenté ici

seulement comme au seuil de l’histoire du monde6.

Il a fallu de rudes combats pour réhabiliter l’histoire de l’Afrique et

pour reconnaitre la validité des traditions orales comme matériaux

indispensables à la reconstitution de son passé. La plupart des intellectuels

africains et africanistes reconnaissent néanmoins l’existence de certains

facteurs susceptibles de rendre malléables les sources orales7. Claude-Hélène

Perrot développe deux de ces facteurs à savoir : le poids des intérêts à

défendre dans le présent qui peut orienter le contenu des récits historiques, et

le « travail de la mémoire » rejetant certains matériaux et ajoutant des

5. Voir : Donatien DIBWE, « La collecte des sources orales », Civilisations 54, (2006),

p. 46. 6. Friedrich G. W. HEGEL, La Raison dans l’Histoire, (Paris, Plon, 1965 [1822]), p.

269. 7. En dépit de ces facteurs, ils soulignent unanimement l’indispensabilité des sources

orales pour palier à l’absence des documents écrits. Pour plus de détails, le lecteur pourra se référer à : Laya DIOULDE, (dir.), La tradition orale. Problématiques et méthodologie des sources de l’histoire africaine, (Abbeville, Imprimerie F. Paillart, 1972) ; Jan VANSINA, Oral tradition as history, (London, James currey 1985) ; Ibrahima THIOUB (dir.), Patrimoine et sources historiques, (Dakar, Presse Sénégalaise de l’Imprimerie, 2007).

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significations nouvelles à d’autres8. En plus de ces deux facteurs, je voudrais

ressortir d’autres problèmes spécifiques à la région des monts Mandara du

Cameroun qui constitue mon terrain d’étude. J’évoque ainsi des enjeux liés au

refoulement de la mémoire de la traite, des enjeux liés à la pratique de l’activité

touristique, des enjeux liés à la réappropriation de la mémoire servile dans le

contexte de l’ouverture démocratique et enfin, des enjeux liés à l’absence d’un

cadre chronologique pour situer les données collectées.

Problèmes liés au refoulement de la mémoire de la traite

La traite humaine qui a marquée l’histoire dans les abords sud du lac Tchad

découle du prosélytisme islamique des grandes hégémonies politiques du

bassin tchadien9. Du Kanem (XIIIe–XIVe siècle) au Wandala (XVIIIe–XIXe

siècle) en passant par le Bornou (XVe–XVIe siècle), les cours royales étaient

remplies d’esclaves capturés au sein des populations dites « infidèles10 ». Plus

que les conquêtes territoriales, les razzias esclavagistes constituaient l’objectif

principal de l’armée, et c’est en nombre de serfs que l’on évaluait la grandeur

de ces royaumes. La chasse effrénée aux esclaves amène de nombreux peuples

à fuir vers des zones de refuge (montagnes, fortifications végétales, etc) pour

assurer leur sécurité. La plupart des auteurs s’accordent pour situer le

peuplement des monts Mandara dans ce contexte11.

8. Claude-Hélène PERROT (dir.), Sources orales et histoire de l’Afrique, (Paris, CNRS,

1993), p. 12. 9. Issa SAÏBOU, « Paroles d’esclaves au Nord-Cameroun », Cahiers d'Études Africaines

179-180, (2005), p. 854. 10. Les populations des monts Mandara ont été ainsi appelées, non pas seulement en

raison de leur refus de s’islamiser, mais surtout pour légitimer leur assujettissement en tant qu’esclaves. Par le concept d’« infidèles » ou de « païens », les souverains des royaumes esclavagistes d’antan désignaient, à la fois, ceux qui ne pratiquaient pas la « vraie religion », c’est-à-dire l’Islam, et ceux qui sont « réductibles en esclavage ». Voir à ce sujet : Issa SAIBOU, p. 854.

11. A titre d’illustration, voir : Jean BOUTRAIS, p. 109 ; Antoinette HALLAIRE, p. 30 ; Christian SEIGNOBOS et Olivier IYEBI-MANDJECK, p. 46.

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L’expansion du royaume du Kanem vers le XIIIe provoque, d’une

part, l’absorption du vieux fond de peuplement sao dans le bassin tchadien, et

d’autre part, le refoulement de certains rameaux. Plusieurs clans vivant dans

les monts Mandara feraient partie de ces refoulés. Les Podokwo, par exemple,

affirment descendre des Sao et situent leur origine à Waza ; une localité située

non loin de la région jadis contrôlée par le Kanem. Mais les traditions orales

podokwo, elles, précisent que Waza ne fut qu’une étape d’une longue

migration en provenance des régions beaucoup plus septentrionales. Par la

suite, l’apogée du royaume du Bornou au XVIe siècle et les raids esclavagistes

qu’il mène repoussent davantage les « ethnies païennes » dont quelques-unes

trouveront refuge dans les monts Mandara. Seignobos et Iyébi-Mandjeck12

soulignent que c’est précisément à cette époque que le peuplement des massifs

Mandara devient continu.

Outre le Kanem et le Bournou, le royaume du Wandala va jouer un

rôle majeur dans la configuration ethnique actuelle des monts Mandara.

Quoiqu’étant au départ animiste, ce royaume présentait un grand intérêt pour

le Bornou en raison de sa proximité avec les populations des monts Mandara.

Les Wandala avaient ainsi pour rôle d’organiser des razzias parmi les

montagnards et de les livrer aux Bornouans. Cependant, abandonnés à eux-

mêmes et profitant des dividendes tirées du commerce d’esclaves, les Wandala

durent s’affranchir de la domination bornouane et embrassèrent la religion

musulmane au début du XVIIIe siècle. Leur islamisation leur permettait

d’interdire légalement et juridiquement les Bornouans de venir capturer les

esclaves parmi eux. De plus, ils pouvaient lancer à leur propre profit des

razzias contre les « païens » en se prévalant des motifs de guerre sainte. Pour

les populations des monts Mandara par contre, l’islamisation du royaume du

Wandala signifiait l’avancée de l’islam dans leur direction et donc, des

incursions esclavagistes plus fréquentes et plus cruelles dans leurs montagnes.

12. Christian SEIGNOBOS et Olivier IYEBI-MANDJECK, Ibid.

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Cela va, dès lors, renforcer leur attachement à leurs sommets montagneux, et

créer une attitude de méfiance à l’égard des étrangers13.

Il faut cependant noter que les traditions historiques des différents

peuples montagnards occultent le contexte d’insécurité et d’asservissements

qu’ils connurent. Les stratégies d’occultation de cette mémoire servile

s’expriment, d’une part, par le refus de sa transmission et, d’autre part, par la

construction d’une mémoire alternative avec pour objectif de supplanter le

côté honteux de l’esclavage. Candau résume bien ce travail de la mémoire en

écrivant :

Dans le rapport qu’elle entretient avec le passé, la mémoire

humaine est toujours conflictuelle, partagée voire déchirée

entre un adret et un ubac : elle est faite d’adhésions et de

rejets, de consentements et de refoulements, d’ouvertures et

de fermetures, d’acceptations et de renoncements, de lumière

et d’ombre ou, plus simplement, de souvenirs et d’oublis14.

La mémoire servile constitue donc un sérieux handicap pour le

chercheur qui utilise les données orales dans la mesure où elle est faite de

refoulement et de contournement. Par conséquent, en se basant

essentiellement sur les sources orales, il y a un risque d’aboutir à l’écriture

d’une histoire biaisée, si non complètement tronquée.

Problèmes liés à la pratique de l’activité touristique

La région des monts Mandara offre l’un des plus beaux et des plus fascinants

paysages du Cameroun. Elle est une suite de panoramas des monts

volcaniques surplombant les plaines sahéliennes et parsemée

d’impressionnants éboulis de pitons rocheux aux formes plutôt étranges. Les

13. Christian SEIGNOBOS, p. 24. 14. Joël CANDAU, Mémoire et identité, (Paris, Presses Universitaires de France, 1998),

p. 65.

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massifs entièrement striés en terrasses, le spectacle de danse traditionnelle, la

poterie, la forge, l’artisanat, les célèbres cases traditionnelles au toit pointu et

accrochées à flancs des collines sont quelques-uns des éléments culturels

locaux15.

En vertu de ces caractéristiques, les monts Mandara ont été

considérés par les premiers administrateurs coloniaux comme étant le berceau

de l’authenticité culturelle16. Ce discours sur la tradition et l’authenticité sera

repris par de nombreux autres visiteurs à l’image d’André Gide qui, émerveillé

par la beauté du paysage kapsiki, l’a qualifié de l’une des régions les plus belles

au monde17. Dans cette avenue, L’État camerounais mettra en œuvre, à partir

de 1960, une politique de promotion touristique des monts Mandara par la

création des infrastructures routières, d’hébergement et de restauration. Par

ailleurs, des voyagistes s’activent dans la production des guides et brochures

touristiques, reprenant à leur compte le concept de l’authenticité culturelle de

la région pour attirer de nombreux touristes18.

Le développement de l’industrie touristique a cependant conduit à la

refonte et à la mise en scène du paysage culturel local dans le but de le rendre

davantage pittoresque, séduisant et propre à la consommation touristique. En

effet, parce que les populations d’accueil estiment que les touristes recherchent

tout ce qui est exotique, elles simulent certaines manifestations culturelles,

falsifient leurs listes généalogiques et leurs traditions historiques. Si le

chercheur ne développe pas une grande sensibilité d’écoute lui permettant de

déceler les informations « folklorisés » de celles qui sont réelles, et s’il n’a pas

une bonne connaissance ethnologique de la société étudiée, les résultats de ses

15. Melchisedek CHETIMA, « Patrimoine naturel et culturel des monts Mandara

(Cameroun) : Potentialités touristiques et contraintes », dans Pierre KANDEM et Mesmin TCHINDJANG (dirs), Repenser la promotion touristique au Cameroun. Approches pour une redynamisation stratégique, (Paris, IRESMA-Karthala, 2011), p. 162.

16. 1AC/5141, Rapport du Capitaine Maronneau, Chef de la circonscription de Mokolo, 1934.

17. André GIDE cité par Mamadou SECK et Philippe TOUZARD (dir.), L’Encyclopédie de la République Unie du Cameroun, (Abidjan, Dakar, Lomé, Ed. NEA, 1981), p. 196.

18. Jean-Rémi ZRA, Traditions Kapsiki et Mafa du Nord-Cameroun (Monts Mandara), (Paris, ORSTOM, 1993), p. 15.

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recherches ne pourront être que plus ou moins biaisés quoique, illustrées par

des photos convaincantes.

Problèmes liés à la réappropriation de la mémoire servile dans le

contexte de l’ouverture démocratique

On utilise généralement le terme « Kirdi » pour désigner les populations vivant

dans les monts Mandara. Ce terme qui serait d’origine baguirmienne

signifierait, selon Juillerat, « infidèle » ou « non musulman »19. Seignobos et

Tourneux, par contre, lui trouvent une origine arabe et viendrait du vocable

« quird » qui veut dire « singe »20. Tout compte fait, l’expression « kirdi »

désignait de façon méprisante les populations des monts Mandara en raison de

leur fuite devant les campagnes d’islamisation. Dans cette avenue, il n’était pas

commode pour elles d’afficher leur identité ethnique dans les lieux publics

(marché, école, centre de santé, etc.).

Cependant, à partir des années 1990, période à laquelle le Cameroun

s’ouvre à la démocratie et au multipartisme, on assiste, à la fois, à une sorte de

victimisation et à une sorte d’idéalisation de l’identité ethnique kirdi. En

s’affichant comme des peuples victimes de l’esclavage, les montagnards

revendiquent une certaine justice sociale qui devrait, selon les élites locales, se

traduire par leur accès dans les rouages du pouvoir politique, ce d’autant qu’ils

constituent un des groupes majoritaires au plan démographique21.

Contrairement aux années d’avant 1990 où les populations avaient honte

d’évoquer leur passé servile, le terme « kirdi » est aujourd’hui intégrée au

discours politique local et national22. Les élites montagnardes en ont fait un

concept politique – la « kirditude » – qui traduit bien leur prise de conscience

19. Bernard, JUILLERAT, p. 7. 20. Christian SEIGNOBOS et Henri TOURNEUX, Le Nord-Cameroun à travers ses

mots. Dictionnaire de termes anciens, (Paris, Karthala, 2003), p. 154. 21. Patrice BIGOMBE LOGO, Construction de l’ethnicité et production du politique au

Cameroun septentrional. Logiques hégémoniques musulmanes et dynamiques de résistance des Kirdi, (Yaoundé, GRAP, 1993), p. 243.

22. Ibid., p. 253.

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de leur poids politique dans le contexte actuel de la démocratisation23. Ainsi,

Jean Baptiste Baskouda, une élite locale écrit :

Je suis kirdi et me glorifie de ce nom. Sur ma face on a jeté ce

mot avec maladresse. Me voici homme-parjure, homme-

crachat qui se redresse ; avec courage j’ai décidé de le

ramasser tendrement, en me revendiquant comme tel, sans

rancune, sagement. Et pourquoi ? (Pourquoi donc ces

lugubres lamentements) ? Pourquoi soudain ces hypocrites ?

Ces sombres indignations ? Les maîtres-créateurs pouvaient-

ils oublier qu’importe le lieu où vous jetez le fumier, tôt ou

tard, il fertilise et fait germer […]. Moi, le Kirdi, je suis fier de

ma chanson de sagesse ; fier de la sagesse de mon combat ;

fier du combat pour ma survie24.

Un informateur rencontré à Oudjila souligne, lui aussi, la réappropriation de la

mémoire servile dans le contexte actuel :

A une certaine époque, nos parents avaient honte de ce qu’ils

étaient et de raconter leur passé. Ils cherchaient à se dissocier

de leurs origines à cause de la traite qu’ils ont connue.

Aujourd’hui, nous n’avons pas honte de raconter notre passé.

Au contraire, nous sommes tous conscients de la force que

nous représentons dans le débat politique actuel25.

S’il permet de disposer de certaines données historiques auxquelles on

ne pouvait pas avoir accès avant 1990, la réactivation de la mémoire servile

23. Kees SCHILDER, « La démocratie au champ. Les présidentielles d’octobre 1992

au Nord-Cameroun », Politique Africaine 50, (1993), p. 119. 24. Jean-Baptiste BASKOUDA, Kirdi est mon nom, (Yaoundé, Imprimerie Saint-Paul,

1993), pp. 74–80. 25. Anonyme, entrevue du 11 avril 2007 à Oudjila (traduction personnelle).

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n’est pas sans poser de problème au chercheur dans son processus de collecte

de données. En effet, elle est davantage une reconstruction continuellement

actualisée du passé qu’une restitution fidèle de celui-ci. Nora exprime bien cet

enjeu de la mémoire lorsqu’il écrit: « La mémoire en effet est un cadre plus

qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un

être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on fait »26.

Problèmes liés à la chronologie

Le chercheur qui veut étudier l’histoire des populations des monts Mandara se

rend vite compte du fait qu’il n’existe pas de spécialistes de la connaissance

historique. Les populations locales ne s’intéressent pas à l’histoire au sens

classique du terme, à savoir la fixation des faits majeurs, leur déroulement et

leur transmission orale et fidèle. Dans cette région, il n’existe pas des griots et

d’autres spécialistes de la tradition orale comme c’est le cas avec les Dyeli du

Mali, les Biru du Rwanda ou encore les griots mandingue qui sont de

véritables professionnels de l’histoire. Dans cette avenue, il devient difficile

d’assurer la mise en ordre temporel des faits qui sont décrits par les

informateurs.

Les seuls matériaux auxquels les chercheurs font recours pour établir

la chronologie sont les renseignements généalogiques. Cependant, le nombre

de générations ne remonte guère au XVIIIe siècle, et il y a beaucoup de

discordances au niveau des informations qui sont fournies. Soit les généalogies

des villages-fils dépassent celles des villages-pères; soit les noms oubliés sont

très fréquents. De plus, les généalogies fonctionnent dans les monts Mandara

comme un « social charter » dont le but est d’expliquer et de sanctionner le

système clanique, ou d’indiquer les rapports de force entre les groupes

sociaux.

26. Pierre NORA, (dir.), Les lieux de mémoire, Tome I, (Paris, Gallimard, 1984), p.

VIII.

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Au regard de ces problèmes, il y a lieu de se demander si une histoire

des monts Mandara écrite sur la base des sources orales peut être fiable. Si oui,

dans quelle mesure?

Sources orales et accès à l’histoire dans les monts Mandara

Dans le processus de collecte des données en vue de la rédaction de mon

mémoire de maîtrise qui a porté sur le patrimoine architectural des

Podokwo27, j’ai rencontré tous les écueils sus-évoqués. Je n’oublierai jamais ce

vieillard qui, au départ, ne manquait pas de fournir des données intéressantes

sur certains aspects de mon étude. Cependant, ma tentative d’aborder les

questions liées à la mémoire de l’esclavage eut un effet amnésique immédiat.

Plusieurs tentatives auprès des autres informateurs eurent les mêmes effets.

Face à ce vide historique, mon premier reflexe fût d’abandonner l’étude de

l’aspect mémoriel de l’architecture pour uniquement m’appesantir sur sa

dimension technique et matérielle. Je manquais en effet de pré-requis

méthodologiques nécessaires pour vérifier la validité de mes données orales.

Après l’obtention de ma maîtrise en novembre 2006, je fus

sélectionné par le CODESRIA (Conseil pour le développement des sciences

sociales en Afrique) pour participer à un atelier méthodologique qui était

organisé à Douala (Cameroun) entre le 21 et le 25 mai 2007 sur le thème :

« Terrains et théories de l’enquête qualitative ». Cette formation m’a permis de

mieux conduire mes enquêtes de terrain dans le cadre de mon mémoire de

DEA consacré à l’étude de la Concession du chef d’Oudjila (monts

Mandara)28. Cela m’a permis d’aborder, sur fond architectural, des sujets aussi

complexes que les migrations, la mémoire de la servilité, l’identité ethnique,

etc. Dans les paragraphes qui suivent, je présente les démarches adoptées dans

la collecte et l’analyse de mes données de terrain.

27. Melchisedek CHETIMA, Patrimoine architectural des monts Mandara entre permanences et

mutations (XIXe–XXe siècle), Université de Ngaoundéré, mémoire de Maîtrise en histoire, 2006. 28. Melchisedek CHETIMA, Concession du chef d’Oudjila (Monts Mandara) entre histoire,

mémoire et patrimoine, Université de Ngaoundéré, mémoire de DEA en histoire, 2007.

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Choix de l’approche méthodologique : Qualitative et exploratoire

Le terme « recherche qualitative » désigne l’étude « des phénomènes sociaux

dans leur contexte ordinaire, habituel, […] (et vise) à faire éclore des données

nouvelles et à les traiter qualitativement »29. Elle favorise la description en

profondeur des dimensions oubliées d’un phénomène étudié, et permet de

mettre en scène les « principaux acteurs tels qu’ils sont réellement et pour ce

qu’ils font concrètement »30. Selon Ellis par exemple, l’approche qualitative est

une approche pertinente et judicieuse, car elle met l’accent sur les individus et

sur le contact direct avec le terrain. C’est ainsi qu’il écrit :

L’approche qualitative nous aide à comprendre les gens dans

leur interaction dans différents contextes sociaux et à définir

la réalité sociale à partir de leur propre expérience,

perspective et signification plutôt qu’à partir de celles du

chercheur [...]. Elle permet de soulever des questions non

posées jusque-là et dont les réponses aident à mieux

comprendre comment et pourquoi les personnes participent

comme elles le font dans une variété de processus31.

J’ai privilégié l’approche qualitative pour ma recherche dans la mesure

où elle accorde une importance à l’induction et aux descriptions en

profondeur. Aborder les questions relatives aux migrations, à la mémoire

servile ou encore aux identités nécessitait en effet l’usage des outils moins

rigides, car plus susceptibles de rendre compte de ces « dimensions oubliées »

29. Jean-Pierre DESLAURIERS et Hermance POLIOT, Les groupes populaires à

Sherbrooke: pratique, financement et structure, (Université de Sherbrooke, coll. « Recherche sociale », 1982), p. 20.

30. Emmanuel KANDEM, « Itinéraire de recherche qualitative sur les temporalités en Afrique », Recherches qualitatives 8 (2010), p. 62.

31. Pinzler, ELLIS, « Methodologies for doing research on women and development», Women in development: Perspectives from the Nairobi conference, (Ottawa, IDRC, 1986), p. 138.

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dont parle Kandem32. Par ailleurs, puisque la plupart de mes informateurs

n’étaient pas scolarisés, le recours aux entrevues structurées et au

questionnaire n’était pas approprié. Dans le contexte des monts Mandara, le

questionnaire ne rend pas aisé le contact avec les populations qui voient

derrière chaque chercheur un agent de l’Etat les forçant à payer leurs impôts.

J’ai donc opté pour l’entrevue semi-structurée afin de permettre à mes

répondants de s'exprimer de la manière qu'ils le désirent, tout en centrant leurs

propos sur certains thèmes concernés par ma recherche. Les informations

fournies ont été enregistrées dans des fiches d’enquête qui étaient les seuls

outils d’enregistrement utilisées. Lors de mes travaux de terrain en maîtrise, la

plupart de mes informateurs s’étaient montrés méfiants à l’usage du

magnétophone.

Un autre aspect de la recherche de type qualitatif est le fait qu'elle ne

s’appui pas forcément sur des hypothèses, mais plutôt sur une démarche

exploratoire pouvant déboucher sur des interprétations33. Dans cette

perspective, mon objectif n’était pas de confirmer à tout prix mes hypothèses

de départ, mais d’utiliser intelligemment les matériaux recueillis sur le terrain.

Le troisième aspect de la recherche qualitative que j’ai utilisé est

l’observation participante. Deslauriers la définie comme une « technique de

recherche […] par laquelle le chercheur recueille des données de nature

surtout descriptive, en participant à la vie quotidienne du groupe, de

l’organisation, de la personne qu'il veut étudier34». L’observation participante

m’a permis de recueillir les données tout en partageant le quotidien de mes

informateurs. J’assistai régulièrement aux travaux de construction (taille des

pierres, extraction de l’argile, élévation des murs des cases, confection des

toitures, etc.), et aux travaux agricoles en leur compagnie.

32. Emmanuel KANDEM, p. 62. 33. Robert MAYER, et Francine OUELLET, Méthodologie de recherche pour les

intervenants sociaux, (Montréal, Gaëtan Morin, 1991), p. 479. Voir aussi : Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, (Paris, Éditions Dalloz, 1996), p. 505.

34. Jean-Pierre, DESLAURIERS, Recherche qualitative: guide pratique, (Montréal, McGraw Hill, 1991), p. 47.

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L’observation participante m’a surtout permis d’avoir accès à des

données beaucoup plus fiables. En effet, les divers informateurs rencontrés

me livraient au départ des données manipulées dans le but d’accentuer le

caractère exotique de leur passé et traditions, et de susciter l’émerveillement du

chercheur que j’étais. C’est seulement grâce à un séjour répété dans leur

localité et en usant d’accointances amicales que j’ai eu droit aux données

beaucoup plus crédibles. Certains informateurs m’expliquèrent par la suite que

les informations qu’ils fournissent habituellement aux touristes et aux autres

chercheurs sont volontairement tronquées pour accroitre l’achalandage

touristique de leur village. Dans certains cas, c’est à l’issu de longues

conversations, plusieurs fois répétées avec les uns et les autres, que certaines

répondants sont allées au-delà des versions arrangées pour me livrer quelques

pans de l’histoire réelle de la chefferie d’Oudjila.

Si la méthode qualitative constituait la pierre angulaire de mon étude,

je fis par moment usage de l’approche quantitative et extensive pour enrichir

les résultats de ma recherche. Quelquefois, l’enquête extensive me servait de

préalable à l’enquête intensive.

Du choix de la méthode d’échantillonnage au choix des informateurs

Conscient des défis que posent l’exploitation des sources orales dans les

monts Mandara, je me posais continuellement la question de savoir la

méthode à adopter pour construire mon échantillon d’enquête et pour choisir

mes répondants.

Il existe, en général, deux méthodes de construction d'un échantillon :

la méthode probabiliste ou aléatoire, habituellement associée à la collecte et à

l’analyse de données quantitatives, et la méthode non probabiliste ou non

aléatoire, fréquemment associée à la collecte et à l’analyse de données

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qualitatives35. Dans la mesure où ma recherche se voulait qualitative, j’ai opté

pour la méthode non probabiliste. Celle-ci suppose un échantillonnage plus

orienté et plus délibéré qui ne s'appuie pas sur la théorie des probabilités36.

Cette approche m’a permis de prélever un échantillon selon certaines

caractéristiques précises de la population étudiée. J’ai ainsi ciblé quatre

catégories d’informateurs en fonction des trois critères suivant : âge, sexe et

connaissance sur le sujet.

Dans la première catégorie se rangent les personnes du troisième âge

(60–80 ans) en raison de leur connaissance suffisante de l’histoire locale. En

effet, il est couramment admis qu’en Afrique, les véritables détenteurs du

savoir historique sont les vieillards. « Un vieillard qui meurt est une

bibliothèque qui brûle » disait Hamadou Ampathe Bâ. « La bouche du vieillard

sent mauvais, mais ce qui en ressort est agréable » stipule un autre proverbe

africain. Il faut tout de même noter que, dans le contexte des monts Mandara,

les vieillards, s’ils ne sont pas réticents à livrer une information, sont par

contre d’habiles manipulateurs des données. Le défi était donc de distinguer

les vraies informations de celles qui sont pétries.

Dans cette perspective, il était important que j’accorde une

importance à d’autres types d’informateurs le plus souvent négligés par les

chercheurs. J’ai ainsi intégrer dans mon échantillon des plus jeunes. En effet,

le savoir détenu par les vieillards leur progressivement est transmis dans des

scènes réelles et quotidiennes. Contrairement aux vieillards qui livrent au

chercheur des informations parfois biaisées, les plus jeunes ont tendance à ne

donner que ce qui leur a été enseigné et transmis.

Le troisième groupe d’informateurs était constitué des femmes.

Celles-ci n’étaient pas habilitées à donner des informations en présence de

35. Francine OUELLET et Marie-Christine SAINT-JACQUES, 2000, « Les

techniques d'échantillonnage », dans Robert MAYER, et al., Méthodes de recherche en intervention sociale, (Boucherville, Ed. Gaëtan Morin, 2000), pp. 80–83.

36. Matthew B. MILES et A-Michael HUBERMAN, Analyse des données qualitatives. Recueil de nouvelles méthodes, (Bruxelles, De Boeck, 1991).

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personnes de sexe masculin. Il fallait les rencontrer en toute discrétion pour

glaner quelques données utiles à ma recherche. Elles ont, en revanche, révélé

certains pans de l’histoire que je n’ai pas pu obtenir chez les informateurs

masculins pourtant considérés comme les seuls détenteurs du savoir

traditionnel. Si les hommes étaient plus habiles à fournir les informations sur

les questions d’ordre politique (successions dynastiques, conflits et mécanisme

de résolution des conflits), les femmes étaient, quant à elles, détentrices d’un

type particulier de savoir lié aux thèmes économiques ou se référant au

quotidien.

La quatrième et la dernière catégorie était constituée des informateurs

étrangers vivant dans les régions frontières. Il fallait recueillir des témoignages

historiques dans toutes les sociétés voisines avec lesquelles les gens d’Oudjila

ont entretenu des relations. Ces informations ont servi à compléter les

données recueillies à Oudjila, particulièrement celles qui traitaient des rapports

amicaux ou conflictuels avec les peuples voisins.

En dépit de la rigueur que l’on peut se fixer dans la collecte des

sources orales, certaines informations tronquées ne manquent pas de passer

inaperçues. Pour réduire le risque d’aboutir à l’écriture d’une histoire biaisée,

j’ai fait appel à ma connaissance de la culture matérielle étudiée dans le cadre

de mon mémoire de Maîtrise, et j’ai pu, par ce biais, vérifier certaines

informations.

Des sources matérielles au service des sources orales

Dans les monts Mandara du Cameroun, les données matérielles représentent

un lieu privilégié de la conservation et de la transmission du savoir. Au-delà de

leur pouvoir de socialisation, les objets matériels se positionnent dans

certaines ethnies en tant qu’objet patrimonial et mémoriel.

L’architecture se présente comme la meilleure source d’information

sur les itinéraires migratoires et sur l’installation des différentes ethnies dans

les monts Mandara. Certaines maisons contiennent en leurs seins divers objets

matériels (décorations, pots ancestraux, tombes des premiers fondateurs de la

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concession…) qui permettent de dater approximativement l’installation dans

les massifs. En plus, les populations justifient certains traits architecturaux

(site en altitude, murailles, plan intérieur, système d’ouverture des cases…) par

l’évocation du contexte d’insécurité ayant précédé l’occupation des monts

Mandara. L’obscurité est partout recherchée dans les maisons elles-mêmes

entourées d’un système de défense en pierre et/ou en végétaux. Dans toutes

les ethnies, les montagnards attachent une grande importance à leur

architecture et expliquent, en s’y référant, leur passé instable et mouvementé.

Dans cette logique, la concession du chef d’Oudjila était, non seulement mon

objet d’étude, mais également une source que j’ai exploitée pour orienter mes

entrevues.

Comme je l’ai souligné plus haut, les populations locales font

régulièrement usage des mises en scène culturelles pour faire de leur village

une destination touristique par excellence. Elles ont réduit leurs cultures

locales (rituels religieux, rites traditionnels, manifestations coutumières, etc.)

au folklore pour attirer une grande clientèle. Par exemple, la plupart des

répondants ont expliqué que la concession du chef d’Oudjila est restée

indemne pendant près de quatre siècles sans subir de modification. Pour

vérifier cette information, j’ai réalisée une étude sur quelques objets matériels

contenus dans ladite concession, en particulier les tombes ancestrales et les

pots ancestraux. Cela m’a permis de reconstituer la liste généalogique et de

situer la construction de l’actuelle maison du chef plutôt dans l’intervalle de

150 à 200 ans. Par la suite, j’ai repris l’entrevue avec mes informateurs qui,

finalement, expliquèrent que la concession du chef était auparavant située sur

les premiers escarpements surplombant les plaines de Mora. Avec

l’implantation du royaume du Wandala à Mora et son islamisation au XVIIIe

siècle, les gens d’Oudjila abandonnent cette concession pour construire

l’actuelle, située en pleins massifs. Cette délocalisation était importante dans la

mesure où le royaume du Wandala avait pour rôle de capturer les esclaves

parmi les montagnards et de les vendre au royaume du Bornou37. Le caractère

37. Jean BOULET et al., p. 211.

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accidenté du relief montagneux empêchait désormais la cavalerie musulmane

de faire des incursions dans les massifs.

Une autre information infirmée par les sources matérielles porte sur le

nombre impressionnant des épouses du chef : une cinquantaine selon la

plupart des auteurs. Lors de mes enquêtes de terrain, les données recueillies à

ce sujet divergeaient en fonction des informateurs. Les guident touristiques, le

chef et les personnes du troisième âge (50–80 ans) avançaient un chiffre allant

au-delà de 50. Les épouses du chef ont, quant à elles, affirmé que ce nombre

relevait avait pour but de répondre à la quête d’exotisme et d’altérité des

touristes. Pour davantage être précis sur cette question, j’ai interrogé la

concession du chef elle-même.

Chez les gens d’Oudjila en effet, la concession est organisée en deux

domaines : le quartier de l’homme et le quartier des épouses. Chaque épouse

possède son propre domaine architectural constitué d’une cuisine, d’une case à

coucher et de deux greniers. L’organisation de la concession est telle qu’on

peut identifier les différents domaines réservés aux femmes. Toute nouvelle

construction dans le quartier d’épouses suppose donc la venue d’une nouvelle

femme dans la concession. J’ai dénombré au total 18 domaines réservés aux

femmes. En plus de cela, il existait deux cases préalablement réservées aux

reines-mères, occupées par deux nouvelles épouses. Ce qui suppose que le

nombre total des femmes du chef au moment de l’enquête (2007) était plus ou

moins égal à 20.

En raison des divergences entre les données recueillies et mes propres

découvertes sur le terrain, j’ai réorienté l’entrevue avec mes informateurs

concernant le nombre réel des épouses du chef. Quand ils se rendirent compte

de ma connaissance des principes traditionnels régissant l’organisation

intérieure de la concession, ils avouèrent que certaines informations étaient

destinées à séduire les touristes, et me supplièrent de ne pas divulguer la vraie

information.

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Du choix du modèle d’analyse des données

Globalement, les informations que j’ai recueillies ont présenté trois niveaux

consécutifs d’analyse. Le premier niveau concernait ce que je peux appeler

« traitement des données ». Il consistait à retranscrire, coder et catégoriser les

données collectées dans le but de mieux les organiser.

Le deuxième niveau portait sur l’analyse qualitative de chacune des

entrevues qui ont constitué le corpus de ma recherche. Cette analyse, que j'ai

appelée « verticale », avait pour but de condenser les résultats par l'entremise

de résumés descriptifs. Cela m’a permis de passer en revue les thèmes et les

sous-thèmes abordés avec chaque informateur et d’étudier les logiques qui

sous-tendent leur énonciation. Pour cela, je me suis inspiré du modèle

d’analyse qualitative proposé par Glaser et Strauss38 à savoir le modèle de la

théorisation ancrée ou « grounded theory ». Ce modèle propose des allers et

retours entre la collecte des informations sur le terrain et leur analyse39.

J’alternais ainsi le travail de réflexion sur les données déjà collectées et la mise

au point de nouvelles stratégies pour en collecter d'autres.

Le troisième niveau d’analyse des informations que j’ai appelé

« analyse transversale » avait pour but d’interpréter et de discuter les résultats

des enquêtes orales, de les confronter à d’autres sources (matérielles, écrites)

afin d’en dégager les points de convergence et de divergence. Cette phase

pouvait donner lieu à de nouvelles enquêtes sur le terrain lorsque cela s’avérait

nécessaire. C’est à ce prix seulement que j’ai pu reconstituer l’histoire de la

concession du chef d’Oudjila, et de son implantation sur le site actuel.

38. Voir: Barney GLASER et Anselm STRAUSS, The Discovery of Grounded Theory:

Strategies for qualitative research, (Chicago, Aldine, 1967). 39. Voir : Matthew B. MILES, et A-Michael HUBERMAN, 1991, p. 85 ; Pierre

PAILLÉ, « L'analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique 23, (1994), pp. 147–181.

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Conclusion

A l’issu de cette étude, il ressort clairement que l’utilisation des sources orales

en contexte africain présente un certain nombre de défis. Cela est davantage

vrai pour le cas précis des monts Mandara dans la mesure où les populations

ont connu, au cours de leur trajectoire historique, des périodes traumatisantes

(traite et esclavage, colonisation) que la mémoire collective a tenté de refouler

et de contourner. Si le développement du tourisme et le contexte actuel

d’ouverture démocratique ont facilité le resurgissement de ce passé servile, ils

ont en revanche conduit à sa sacralisation et à son idéalisation. Sa réactivation

s’est en effet accompagné d’un discours très idéologisé dans l’objectif

d’obtenir, en tant que groupe victime de l’esclavage, des « réparations » de la

part des pouvoirs publics.

Cependant, les problèmes et défis évoqués ne doivent pas enlever

toute la valeur que représentent les sources orales dans l’écriture de l’histoire

des peuples africains. Si la tradition orale n’est pas l’histoire – tout comme

l’informateur ne saurait être confondu avec l’historien, – les ressources de la

tradition orale sont tout de même porteuses « d’historicité »40. Pour le cas

particulier des monts Mandara, il est impossible d’écrire ou de récrire l’histoire

de certaines ethnies sans avoir recours à ces précieux matériaux au regard de la

rareté des données écrites et de leur validité incertaine.

En conclusion, on pourrait dire que le véritable défi ne se trouve pas

au niveau des sources elles-mêmes, mais davantage au niveau de la démarche

qu’entreprend le chercheur dans leur collecte et leur traitement. La tradition

orale, bien exploitée et confrontée à d’autres types de sources (écrites,

matérielles), peut mettre à jour les chapitres ignorés de la passionnante histoire

africaine. Dans cette logique, les sources orales doivent être soumises à un

traitement méthodologique rigoureux et appropriée, allant de leur

diversification à leur confrontation avec d’autres matériaux. De solides thèses

40. Doulaye KONATE, Travail de mémoire et construction nationale au Mali, (Paris,

l’Harmattan, 2006), p. 114.

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sur différentes périodes de l’histoire africaine ont été faites en grande partie

sur l’exploitation desdites traditions orales.

En raison des enjeux de l’utilisation de l’oralité et de mon expérience

personnelle de terrain, il semble plus opportun de faire appel à une approche

méthodologique mixte ou la « mixed-methods approches41» pour la collecte

des données dans les monts Mandara. Si pendant longtemps la thèse de

l’incompatibilité entre l’approche qualitative et l’approche quantitative a

dominé la recherche en science sociale, les auteurs s’accordent aujourd’hui sur

leur complémentarité42. De même que chaque type de source comporte ses

forces et ses faiblesses, chacune de ces deux méthodes comporte des forces et

des faiblesses. Il serait donc bénéfique, dans une recherche comme la mienne,

de les combiner pour associer leurs forces respectives, et compenser leurs

faiblesses et limites particulières.

41. John W. CRESWELL, Research Design: Qualitative, Quantitative and Mixed Methods

Approaches (Thousand Oaks, Sage, 2009). 42. Sur le bien-fondé de la méthodologie mixte, se référer à Alan BRYMAN,

« Integrating qualitative and quantitative research: How is it done? », Qualitative Research 6, 1, (2006), pp. 97–113.

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Melchisedek Chétima est candidat au doctorat à l’Université Laval à Québec, en même temps qu’il occupe le poste d’Assistant au département d’histoire de l’Ecole normale supérieure de Maroua (Cameroun). Il est titulaire d’une maîtrise et d’un Diplôme d’étude approfondie (DEA) en histoire obtenus à l’Université de Ngaoundéré (Cameroun). Ses champs de recherche et d’enseignement portent, entre autres, sur l’architecture vernaculaire, la mémoire servile, l’anthropologie du tourisme et la société civile. Melchisedek Chétima is a doctoral candidate at Laval University in Quebec City, while he held the position of Assistant to the Department of History at the École normale supérieure of Maroua (Cameroon). He holds an MA and a Diploma of Advanced Studies (DEA) in History from the University of Ngaoundere (Cameroon). His research and teaching interests include vernacular architecture, servile memory, anthropology of tourism and civil society.