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Sources orales et contribution à l’histoire des peuples
montagnards du Cameroun (Monts Mandara). Une
expérience personnelle de terrain
MELCHISEDEK CHÉTIMA
Résumé
Le bassin tchadien fut le théâtre de grands mouvements humains provoqués
par l’émergence et le développement des royaumes esclavagistes entre les
XIVe et XVIIIe siècles. Il s’agit notamment du Kanem, du Baguirmi, du
Bornou et du Wandala. Le peuplement des monts Mandara du Cameroun
serait lié à la fuite devant les razzias perpétrées par ces royaumes dans les
territoires dits « païens ». Ce passé servile fait qu’aujourd’hui, les populations
locales restent méfiantes vis-à-vis des étrangers, et réticentes à livrer certaines
informations sur leur histoire et sur leur culture. Cela rend contraignant le
processus de collecte des données sur le terrain. Dans ce travail, je ressors les
problèmes que j’ai rencontrés lors de mes enquêtes de terrain dans le cadre de
mes travaux académiques (maîtrise et DEA), et de la démarche
méthodologique employée pour les contourner.
Abstract
The Chad basin was the scene of great human movement caused by the
emergence and the spreading of the proslavery kingdom between the 14th and
18th Centuries. These include Kanem, Baguirmi, Bornu and Wandala. The
Strata Melchisidek Chétima
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settlement of Mandara Mountains is supposed to be due to the outflow of
people before the raid perpetrated by those kingdoms in the territories
designated by ―pagan territories.‖ Due to this past servile and trafficking they
have undergone, local people are mistrustful and reluctant to give some
information on their culture and on their history. What probably makes the
collection of data binding in that area. This paper highlights the problems
encountered during my fieldwork in the context of my academic research
(Master’s and DEA’s degree) and the methodological approach adopted to
circumvent them.
🍁
Introduction
Les recherches anthropologiques dans les monts Mandara ont généralement
porté sur trois principales ethnies que sont les Mafa, les Mofu et les Kapsiki.
Quant aux autres groupes ethniques tels que les Podokwo, les Minéo, les
Gemzek, les Zoulgo, les Mada ou encore les Mouraha, ils ont été simplement
négligés, voire même ignorés par la plupart des chercheurs. S’ils apparaissent
dans certains ouvrages généraux, seulement quelques lignes leur sont
consacrées1. Même en ce qui concerne les ethnies couramment étudiées, la
plupart des auteurs ne fournissent aucun détail sur leurs informateurs ni sur
leurs méthodes de collecte et d’analyse de données2. En plus, certains travaux
présentent la région et son patrimoine culturel d’une manière stable et figée
1. Voir par exemple : Antoinette HALLAIRE, Les paysans montagnards du Nord-
Cameroun. Les monts Mandara, (Paris, ORSTOM, 1991) ; Christian SEIGNOBOS, Montagnes et Hautes terres du Cameroun, (Paris, Parenthèses, 1982); Jean BOUTRAIS, La colonisation des plaines par les montagnards au Nord-Cameroun (Monts Mandara), (Paris, ORSTOM, 1993).
2. Voir par exemple : Jean BOULET et al., Nord-Cameroun. Bilan de dix ans de recherches, (Paris, ORSTOM, 1979) ; Jean-Yves MARTIN, « Etude des communautés villageoises et démarches sociologiques », Communautés rurales et paysanneries tropicales, (Paris, ORSTOM, 1976), pp. 147–158.
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sans une prise en compte de leur dimension changeante et évolutive3. Si ces
travaux constituent une source incontournable en ce qu’ils sont les premières
données écrites sur les monts Mandara, il est, en revanche, difficile d’établir
leur fiabilité en raison de leurs imprécisions méthodologiques.
Quelques chercheurs ont cependant indiqué avoir utilisé l’enquête
intensive et l’observation participante dans leurs recherches. C’est le cas, par
exemple, de Jeanne-Françoise Vincent4 qui, grâce à la mise en œuvre de la
méthode qualitative (entrevues, observation participante), a réussi à recueillir
d’intéressantes données, et à mettre en exergue les aspects culturels et
historiques longtemps ignorés. Ses nombreux travaux sur les Mofu m’ont
amené à opter pour la méthode qualitative dans le cadre de mes travaux de
DEA. Mon objectif était d’apporter une contribution à la connaissance de
l’histoire de la chefferie d’Oudjila, un village podokwo connu pour l’«
authenticité » de ses traditions et fréquenté par de nombreux touristes.
Cependant, la chefferie d’Oudjila fait partie des localités sur lesquelles il
n’existe encore aucune véritable étude scientifique.
Dans ce travail, je présente premièrement les spécificités de la région
des monts Mandara pour, ensuite ressortir les problèmes d’utilisation des
informations orales. Deuxièmement, je rends compte de mon expérience
personnelle dans le cheminement méthodologique, en évoquant notamment
les techniques mises en œuvre pour contourner lesdits problèmes.
Sources orales et problèmes d’utilisation dans les monts Mandara
Les sources orales occupent une place primordiale dans la rédaction de
l’histoire des peuples vivant dans les monts Mandara en raison de la rareté des
données écrites. Elles offrent une possibilité de combler ce vide dans les écrits
3. Voir par exemple : Bernard, JUILLERAT, Les bases de l’organisation sociale chez les
Mouktélé (Nord-Cameroun). Structures lignagères et mariage, (Paris, Mémoires de l’Institut d’Ethnologie, 1971) ; Antoinette HALLAIRE, 1991.
4. Voir : Jeanne-Françoise VINCENT, Princes montagnards du Nord-Cameroun. Les Mofu-Diamaré et le pouvoir politique, (Paris, L’Harmattan, 1991), pp. 15–30.
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historiques, et aident à reconstituer l’histoire sociale telle que vécue par les
populations elles-mêmes5. Cependant, la scientificité d’une histoire écrite sur la
base des sources orales a longtemps été remise en cause au vu de nombreux
écueils qu’elles présentent, notamment leur caractère fluide et fragile. Des
auteurs, à l’instar de Hegel, en sont d’ailleurs venus à nier l’historicité de
l’Afrique ; l’histoire n’étant alors réservée qu’aux nations possédant l’écriture.
Dans son ouvrage intitulé « La raison dans l’histoire », Hegel écrivait ceci :
L’Afrique n’est pas une partie historique du monde. Elle n’a
pas de mouvements, de développements à montrer en elle
[…]. Ce que nous entendons par l’Afrique est l’esprit
ahistorique, l’esprit non développé, encore enveloppé dans
des conditions de naturel et qui doit être présenté ici
seulement comme au seuil de l’histoire du monde6.
Il a fallu de rudes combats pour réhabiliter l’histoire de l’Afrique et
pour reconnaitre la validité des traditions orales comme matériaux
indispensables à la reconstitution de son passé. La plupart des intellectuels
africains et africanistes reconnaissent néanmoins l’existence de certains
facteurs susceptibles de rendre malléables les sources orales7. Claude-Hélène
Perrot développe deux de ces facteurs à savoir : le poids des intérêts à
défendre dans le présent qui peut orienter le contenu des récits historiques, et
le « travail de la mémoire » rejetant certains matériaux et ajoutant des
5. Voir : Donatien DIBWE, « La collecte des sources orales », Civilisations 54, (2006),
p. 46. 6. Friedrich G. W. HEGEL, La Raison dans l’Histoire, (Paris, Plon, 1965 [1822]), p.
269. 7. En dépit de ces facteurs, ils soulignent unanimement l’indispensabilité des sources
orales pour palier à l’absence des documents écrits. Pour plus de détails, le lecteur pourra se référer à : Laya DIOULDE, (dir.), La tradition orale. Problématiques et méthodologie des sources de l’histoire africaine, (Abbeville, Imprimerie F. Paillart, 1972) ; Jan VANSINA, Oral tradition as history, (London, James currey 1985) ; Ibrahima THIOUB (dir.), Patrimoine et sources historiques, (Dakar, Presse Sénégalaise de l’Imprimerie, 2007).
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significations nouvelles à d’autres8. En plus de ces deux facteurs, je voudrais
ressortir d’autres problèmes spécifiques à la région des monts Mandara du
Cameroun qui constitue mon terrain d’étude. J’évoque ainsi des enjeux liés au
refoulement de la mémoire de la traite, des enjeux liés à la pratique de l’activité
touristique, des enjeux liés à la réappropriation de la mémoire servile dans le
contexte de l’ouverture démocratique et enfin, des enjeux liés à l’absence d’un
cadre chronologique pour situer les données collectées.
Problèmes liés au refoulement de la mémoire de la traite
La traite humaine qui a marquée l’histoire dans les abords sud du lac Tchad
découle du prosélytisme islamique des grandes hégémonies politiques du
bassin tchadien9. Du Kanem (XIIIe–XIVe siècle) au Wandala (XVIIIe–XIXe
siècle) en passant par le Bornou (XVe–XVIe siècle), les cours royales étaient
remplies d’esclaves capturés au sein des populations dites « infidèles10 ». Plus
que les conquêtes territoriales, les razzias esclavagistes constituaient l’objectif
principal de l’armée, et c’est en nombre de serfs que l’on évaluait la grandeur
de ces royaumes. La chasse effrénée aux esclaves amène de nombreux peuples
à fuir vers des zones de refuge (montagnes, fortifications végétales, etc) pour
assurer leur sécurité. La plupart des auteurs s’accordent pour situer le
peuplement des monts Mandara dans ce contexte11.
8. Claude-Hélène PERROT (dir.), Sources orales et histoire de l’Afrique, (Paris, CNRS,
1993), p. 12. 9. Issa SAÏBOU, « Paroles d’esclaves au Nord-Cameroun », Cahiers d'Études Africaines
179-180, (2005), p. 854. 10. Les populations des monts Mandara ont été ainsi appelées, non pas seulement en
raison de leur refus de s’islamiser, mais surtout pour légitimer leur assujettissement en tant qu’esclaves. Par le concept d’« infidèles » ou de « païens », les souverains des royaumes esclavagistes d’antan désignaient, à la fois, ceux qui ne pratiquaient pas la « vraie religion », c’est-à-dire l’Islam, et ceux qui sont « réductibles en esclavage ». Voir à ce sujet : Issa SAIBOU, p. 854.
11. A titre d’illustration, voir : Jean BOUTRAIS, p. 109 ; Antoinette HALLAIRE, p. 30 ; Christian SEIGNOBOS et Olivier IYEBI-MANDJECK, p. 46.
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L’expansion du royaume du Kanem vers le XIIIe provoque, d’une
part, l’absorption du vieux fond de peuplement sao dans le bassin tchadien, et
d’autre part, le refoulement de certains rameaux. Plusieurs clans vivant dans
les monts Mandara feraient partie de ces refoulés. Les Podokwo, par exemple,
affirment descendre des Sao et situent leur origine à Waza ; une localité située
non loin de la région jadis contrôlée par le Kanem. Mais les traditions orales
podokwo, elles, précisent que Waza ne fut qu’une étape d’une longue
migration en provenance des régions beaucoup plus septentrionales. Par la
suite, l’apogée du royaume du Bornou au XVIe siècle et les raids esclavagistes
qu’il mène repoussent davantage les « ethnies païennes » dont quelques-unes
trouveront refuge dans les monts Mandara. Seignobos et Iyébi-Mandjeck12
soulignent que c’est précisément à cette époque que le peuplement des massifs
Mandara devient continu.
Outre le Kanem et le Bournou, le royaume du Wandala va jouer un
rôle majeur dans la configuration ethnique actuelle des monts Mandara.
Quoiqu’étant au départ animiste, ce royaume présentait un grand intérêt pour
le Bornou en raison de sa proximité avec les populations des monts Mandara.
Les Wandala avaient ainsi pour rôle d’organiser des razzias parmi les
montagnards et de les livrer aux Bornouans. Cependant, abandonnés à eux-
mêmes et profitant des dividendes tirées du commerce d’esclaves, les Wandala
durent s’affranchir de la domination bornouane et embrassèrent la religion
musulmane au début du XVIIIe siècle. Leur islamisation leur permettait
d’interdire légalement et juridiquement les Bornouans de venir capturer les
esclaves parmi eux. De plus, ils pouvaient lancer à leur propre profit des
razzias contre les « païens » en se prévalant des motifs de guerre sainte. Pour
les populations des monts Mandara par contre, l’islamisation du royaume du
Wandala signifiait l’avancée de l’islam dans leur direction et donc, des
incursions esclavagistes plus fréquentes et plus cruelles dans leurs montagnes.
12. Christian SEIGNOBOS et Olivier IYEBI-MANDJECK, Ibid.
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Cela va, dès lors, renforcer leur attachement à leurs sommets montagneux, et
créer une attitude de méfiance à l’égard des étrangers13.
Il faut cependant noter que les traditions historiques des différents
peuples montagnards occultent le contexte d’insécurité et d’asservissements
qu’ils connurent. Les stratégies d’occultation de cette mémoire servile
s’expriment, d’une part, par le refus de sa transmission et, d’autre part, par la
construction d’une mémoire alternative avec pour objectif de supplanter le
côté honteux de l’esclavage. Candau résume bien ce travail de la mémoire en
écrivant :
Dans le rapport qu’elle entretient avec le passé, la mémoire
humaine est toujours conflictuelle, partagée voire déchirée
entre un adret et un ubac : elle est faite d’adhésions et de
rejets, de consentements et de refoulements, d’ouvertures et
de fermetures, d’acceptations et de renoncements, de lumière
et d’ombre ou, plus simplement, de souvenirs et d’oublis14.
La mémoire servile constitue donc un sérieux handicap pour le
chercheur qui utilise les données orales dans la mesure où elle est faite de
refoulement et de contournement. Par conséquent, en se basant
essentiellement sur les sources orales, il y a un risque d’aboutir à l’écriture
d’une histoire biaisée, si non complètement tronquée.
Problèmes liés à la pratique de l’activité touristique
La région des monts Mandara offre l’un des plus beaux et des plus fascinants
paysages du Cameroun. Elle est une suite de panoramas des monts
volcaniques surplombant les plaines sahéliennes et parsemée
d’impressionnants éboulis de pitons rocheux aux formes plutôt étranges. Les
13. Christian SEIGNOBOS, p. 24. 14. Joël CANDAU, Mémoire et identité, (Paris, Presses Universitaires de France, 1998),
p. 65.
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massifs entièrement striés en terrasses, le spectacle de danse traditionnelle, la
poterie, la forge, l’artisanat, les célèbres cases traditionnelles au toit pointu et
accrochées à flancs des collines sont quelques-uns des éléments culturels
locaux15.
En vertu de ces caractéristiques, les monts Mandara ont été
considérés par les premiers administrateurs coloniaux comme étant le berceau
de l’authenticité culturelle16. Ce discours sur la tradition et l’authenticité sera
repris par de nombreux autres visiteurs à l’image d’André Gide qui, émerveillé
par la beauté du paysage kapsiki, l’a qualifié de l’une des régions les plus belles
au monde17. Dans cette avenue, L’État camerounais mettra en œuvre, à partir
de 1960, une politique de promotion touristique des monts Mandara par la
création des infrastructures routières, d’hébergement et de restauration. Par
ailleurs, des voyagistes s’activent dans la production des guides et brochures
touristiques, reprenant à leur compte le concept de l’authenticité culturelle de
la région pour attirer de nombreux touristes18.
Le développement de l’industrie touristique a cependant conduit à la
refonte et à la mise en scène du paysage culturel local dans le but de le rendre
davantage pittoresque, séduisant et propre à la consommation touristique. En
effet, parce que les populations d’accueil estiment que les touristes recherchent
tout ce qui est exotique, elles simulent certaines manifestations culturelles,
falsifient leurs listes généalogiques et leurs traditions historiques. Si le
chercheur ne développe pas une grande sensibilité d’écoute lui permettant de
déceler les informations « folklorisés » de celles qui sont réelles, et s’il n’a pas
une bonne connaissance ethnologique de la société étudiée, les résultats de ses
15. Melchisedek CHETIMA, « Patrimoine naturel et culturel des monts Mandara
(Cameroun) : Potentialités touristiques et contraintes », dans Pierre KANDEM et Mesmin TCHINDJANG (dirs), Repenser la promotion touristique au Cameroun. Approches pour une redynamisation stratégique, (Paris, IRESMA-Karthala, 2011), p. 162.
16. 1AC/5141, Rapport du Capitaine Maronneau, Chef de la circonscription de Mokolo, 1934.
17. André GIDE cité par Mamadou SECK et Philippe TOUZARD (dir.), L’Encyclopédie de la République Unie du Cameroun, (Abidjan, Dakar, Lomé, Ed. NEA, 1981), p. 196.
18. Jean-Rémi ZRA, Traditions Kapsiki et Mafa du Nord-Cameroun (Monts Mandara), (Paris, ORSTOM, 1993), p. 15.
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recherches ne pourront être que plus ou moins biaisés quoique, illustrées par
des photos convaincantes.
Problèmes liés à la réappropriation de la mémoire servile dans le
contexte de l’ouverture démocratique
On utilise généralement le terme « Kirdi » pour désigner les populations vivant
dans les monts Mandara. Ce terme qui serait d’origine baguirmienne
signifierait, selon Juillerat, « infidèle » ou « non musulman »19. Seignobos et
Tourneux, par contre, lui trouvent une origine arabe et viendrait du vocable
« quird » qui veut dire « singe »20. Tout compte fait, l’expression « kirdi »
désignait de façon méprisante les populations des monts Mandara en raison de
leur fuite devant les campagnes d’islamisation. Dans cette avenue, il n’était pas
commode pour elles d’afficher leur identité ethnique dans les lieux publics
(marché, école, centre de santé, etc.).
Cependant, à partir des années 1990, période à laquelle le Cameroun
s’ouvre à la démocratie et au multipartisme, on assiste, à la fois, à une sorte de
victimisation et à une sorte d’idéalisation de l’identité ethnique kirdi. En
s’affichant comme des peuples victimes de l’esclavage, les montagnards
revendiquent une certaine justice sociale qui devrait, selon les élites locales, se
traduire par leur accès dans les rouages du pouvoir politique, ce d’autant qu’ils
constituent un des groupes majoritaires au plan démographique21.
Contrairement aux années d’avant 1990 où les populations avaient honte
d’évoquer leur passé servile, le terme « kirdi » est aujourd’hui intégrée au
discours politique local et national22. Les élites montagnardes en ont fait un
concept politique – la « kirditude » – qui traduit bien leur prise de conscience
19. Bernard, JUILLERAT, p. 7. 20. Christian SEIGNOBOS et Henri TOURNEUX, Le Nord-Cameroun à travers ses
mots. Dictionnaire de termes anciens, (Paris, Karthala, 2003), p. 154. 21. Patrice BIGOMBE LOGO, Construction de l’ethnicité et production du politique au
Cameroun septentrional. Logiques hégémoniques musulmanes et dynamiques de résistance des Kirdi, (Yaoundé, GRAP, 1993), p. 243.
22. Ibid., p. 253.
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de leur poids politique dans le contexte actuel de la démocratisation23. Ainsi,
Jean Baptiste Baskouda, une élite locale écrit :
Je suis kirdi et me glorifie de ce nom. Sur ma face on a jeté ce
mot avec maladresse. Me voici homme-parjure, homme-
crachat qui se redresse ; avec courage j’ai décidé de le
ramasser tendrement, en me revendiquant comme tel, sans
rancune, sagement. Et pourquoi ? (Pourquoi donc ces
lugubres lamentements) ? Pourquoi soudain ces hypocrites ?
Ces sombres indignations ? Les maîtres-créateurs pouvaient-
ils oublier qu’importe le lieu où vous jetez le fumier, tôt ou
tard, il fertilise et fait germer […]. Moi, le Kirdi, je suis fier de
ma chanson de sagesse ; fier de la sagesse de mon combat ;
fier du combat pour ma survie24.
Un informateur rencontré à Oudjila souligne, lui aussi, la réappropriation de la
mémoire servile dans le contexte actuel :
A une certaine époque, nos parents avaient honte de ce qu’ils
étaient et de raconter leur passé. Ils cherchaient à se dissocier
de leurs origines à cause de la traite qu’ils ont connue.
Aujourd’hui, nous n’avons pas honte de raconter notre passé.
Au contraire, nous sommes tous conscients de la force que
nous représentons dans le débat politique actuel25.
S’il permet de disposer de certaines données historiques auxquelles on
ne pouvait pas avoir accès avant 1990, la réactivation de la mémoire servile
23. Kees SCHILDER, « La démocratie au champ. Les présidentielles d’octobre 1992
au Nord-Cameroun », Politique Africaine 50, (1993), p. 119. 24. Jean-Baptiste BASKOUDA, Kirdi est mon nom, (Yaoundé, Imprimerie Saint-Paul,
1993), pp. 74–80. 25. Anonyme, entrevue du 11 avril 2007 à Oudjila (traduction personnelle).
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n’est pas sans poser de problème au chercheur dans son processus de collecte
de données. En effet, elle est davantage une reconstruction continuellement
actualisée du passé qu’une restitution fidèle de celui-ci. Nora exprime bien cet
enjeu de la mémoire lorsqu’il écrit: « La mémoire en effet est un cadre plus
qu’un contenu, un enjeu toujours disponible, un ensemble de stratégies, un
être-là qui vaut moins par ce qu’il est que par ce que l’on fait »26.
Problèmes liés à la chronologie
Le chercheur qui veut étudier l’histoire des populations des monts Mandara se
rend vite compte du fait qu’il n’existe pas de spécialistes de la connaissance
historique. Les populations locales ne s’intéressent pas à l’histoire au sens
classique du terme, à savoir la fixation des faits majeurs, leur déroulement et
leur transmission orale et fidèle. Dans cette région, il n’existe pas des griots et
d’autres spécialistes de la tradition orale comme c’est le cas avec les Dyeli du
Mali, les Biru du Rwanda ou encore les griots mandingue qui sont de
véritables professionnels de l’histoire. Dans cette avenue, il devient difficile
d’assurer la mise en ordre temporel des faits qui sont décrits par les
informateurs.
Les seuls matériaux auxquels les chercheurs font recours pour établir
la chronologie sont les renseignements généalogiques. Cependant, le nombre
de générations ne remonte guère au XVIIIe siècle, et il y a beaucoup de
discordances au niveau des informations qui sont fournies. Soit les généalogies
des villages-fils dépassent celles des villages-pères; soit les noms oubliés sont
très fréquents. De plus, les généalogies fonctionnent dans les monts Mandara
comme un « social charter » dont le but est d’expliquer et de sanctionner le
système clanique, ou d’indiquer les rapports de force entre les groupes
sociaux.
26. Pierre NORA, (dir.), Les lieux de mémoire, Tome I, (Paris, Gallimard, 1984), p.
VIII.
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Au regard de ces problèmes, il y a lieu de se demander si une histoire
des monts Mandara écrite sur la base des sources orales peut être fiable. Si oui,
dans quelle mesure?
Sources orales et accès à l’histoire dans les monts Mandara
Dans le processus de collecte des données en vue de la rédaction de mon
mémoire de maîtrise qui a porté sur le patrimoine architectural des
Podokwo27, j’ai rencontré tous les écueils sus-évoqués. Je n’oublierai jamais ce
vieillard qui, au départ, ne manquait pas de fournir des données intéressantes
sur certains aspects de mon étude. Cependant, ma tentative d’aborder les
questions liées à la mémoire de l’esclavage eut un effet amnésique immédiat.
Plusieurs tentatives auprès des autres informateurs eurent les mêmes effets.
Face à ce vide historique, mon premier reflexe fût d’abandonner l’étude de
l’aspect mémoriel de l’architecture pour uniquement m’appesantir sur sa
dimension technique et matérielle. Je manquais en effet de pré-requis
méthodologiques nécessaires pour vérifier la validité de mes données orales.
Après l’obtention de ma maîtrise en novembre 2006, je fus
sélectionné par le CODESRIA (Conseil pour le développement des sciences
sociales en Afrique) pour participer à un atelier méthodologique qui était
organisé à Douala (Cameroun) entre le 21 et le 25 mai 2007 sur le thème :
« Terrains et théories de l’enquête qualitative ». Cette formation m’a permis de
mieux conduire mes enquêtes de terrain dans le cadre de mon mémoire de
DEA consacré à l’étude de la Concession du chef d’Oudjila (monts
Mandara)28. Cela m’a permis d’aborder, sur fond architectural, des sujets aussi
complexes que les migrations, la mémoire de la servilité, l’identité ethnique,
etc. Dans les paragraphes qui suivent, je présente les démarches adoptées dans
la collecte et l’analyse de mes données de terrain.
27. Melchisedek CHETIMA, Patrimoine architectural des monts Mandara entre permanences et
mutations (XIXe–XXe siècle), Université de Ngaoundéré, mémoire de Maîtrise en histoire, 2006. 28. Melchisedek CHETIMA, Concession du chef d’Oudjila (Monts Mandara) entre histoire,
mémoire et patrimoine, Université de Ngaoundéré, mémoire de DEA en histoire, 2007.
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Choix de l’approche méthodologique : Qualitative et exploratoire
Le terme « recherche qualitative » désigne l’étude « des phénomènes sociaux
dans leur contexte ordinaire, habituel, […] (et vise) à faire éclore des données
nouvelles et à les traiter qualitativement »29. Elle favorise la description en
profondeur des dimensions oubliées d’un phénomène étudié, et permet de
mettre en scène les « principaux acteurs tels qu’ils sont réellement et pour ce
qu’ils font concrètement »30. Selon Ellis par exemple, l’approche qualitative est
une approche pertinente et judicieuse, car elle met l’accent sur les individus et
sur le contact direct avec le terrain. C’est ainsi qu’il écrit :
L’approche qualitative nous aide à comprendre les gens dans
leur interaction dans différents contextes sociaux et à définir
la réalité sociale à partir de leur propre expérience,
perspective et signification plutôt qu’à partir de celles du
chercheur [...]. Elle permet de soulever des questions non
posées jusque-là et dont les réponses aident à mieux
comprendre comment et pourquoi les personnes participent
comme elles le font dans une variété de processus31.
J’ai privilégié l’approche qualitative pour ma recherche dans la mesure
où elle accorde une importance à l’induction et aux descriptions en
profondeur. Aborder les questions relatives aux migrations, à la mémoire
servile ou encore aux identités nécessitait en effet l’usage des outils moins
rigides, car plus susceptibles de rendre compte de ces « dimensions oubliées »
29. Jean-Pierre DESLAURIERS et Hermance POLIOT, Les groupes populaires à
Sherbrooke: pratique, financement et structure, (Université de Sherbrooke, coll. « Recherche sociale », 1982), p. 20.
30. Emmanuel KANDEM, « Itinéraire de recherche qualitative sur les temporalités en Afrique », Recherches qualitatives 8 (2010), p. 62.
31. Pinzler, ELLIS, « Methodologies for doing research on women and development», Women in development: Perspectives from the Nairobi conference, (Ottawa, IDRC, 1986), p. 138.
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dont parle Kandem32. Par ailleurs, puisque la plupart de mes informateurs
n’étaient pas scolarisés, le recours aux entrevues structurées et au
questionnaire n’était pas approprié. Dans le contexte des monts Mandara, le
questionnaire ne rend pas aisé le contact avec les populations qui voient
derrière chaque chercheur un agent de l’Etat les forçant à payer leurs impôts.
J’ai donc opté pour l’entrevue semi-structurée afin de permettre à mes
répondants de s'exprimer de la manière qu'ils le désirent, tout en centrant leurs
propos sur certains thèmes concernés par ma recherche. Les informations
fournies ont été enregistrées dans des fiches d’enquête qui étaient les seuls
outils d’enregistrement utilisées. Lors de mes travaux de terrain en maîtrise, la
plupart de mes informateurs s’étaient montrés méfiants à l’usage du
magnétophone.
Un autre aspect de la recherche de type qualitatif est le fait qu'elle ne
s’appui pas forcément sur des hypothèses, mais plutôt sur une démarche
exploratoire pouvant déboucher sur des interprétations33. Dans cette
perspective, mon objectif n’était pas de confirmer à tout prix mes hypothèses
de départ, mais d’utiliser intelligemment les matériaux recueillis sur le terrain.
Le troisième aspect de la recherche qualitative que j’ai utilisé est
l’observation participante. Deslauriers la définie comme une « technique de
recherche […] par laquelle le chercheur recueille des données de nature
surtout descriptive, en participant à la vie quotidienne du groupe, de
l’organisation, de la personne qu'il veut étudier34». L’observation participante
m’a permis de recueillir les données tout en partageant le quotidien de mes
informateurs. J’assistai régulièrement aux travaux de construction (taille des
pierres, extraction de l’argile, élévation des murs des cases, confection des
toitures, etc.), et aux travaux agricoles en leur compagnie.
32. Emmanuel KANDEM, p. 62. 33. Robert MAYER, et Francine OUELLET, Méthodologie de recherche pour les
intervenants sociaux, (Montréal, Gaëtan Morin, 1991), p. 479. Voir aussi : Madeleine GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, (Paris, Éditions Dalloz, 1996), p. 505.
34. Jean-Pierre, DESLAURIERS, Recherche qualitative: guide pratique, (Montréal, McGraw Hill, 1991), p. 47.
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L’observation participante m’a surtout permis d’avoir accès à des
données beaucoup plus fiables. En effet, les divers informateurs rencontrés
me livraient au départ des données manipulées dans le but d’accentuer le
caractère exotique de leur passé et traditions, et de susciter l’émerveillement du
chercheur que j’étais. C’est seulement grâce à un séjour répété dans leur
localité et en usant d’accointances amicales que j’ai eu droit aux données
beaucoup plus crédibles. Certains informateurs m’expliquèrent par la suite que
les informations qu’ils fournissent habituellement aux touristes et aux autres
chercheurs sont volontairement tronquées pour accroitre l’achalandage
touristique de leur village. Dans certains cas, c’est à l’issu de longues
conversations, plusieurs fois répétées avec les uns et les autres, que certaines
répondants sont allées au-delà des versions arrangées pour me livrer quelques
pans de l’histoire réelle de la chefferie d’Oudjila.
Si la méthode qualitative constituait la pierre angulaire de mon étude,
je fis par moment usage de l’approche quantitative et extensive pour enrichir
les résultats de ma recherche. Quelquefois, l’enquête extensive me servait de
préalable à l’enquête intensive.
Du choix de la méthode d’échantillonnage au choix des informateurs
Conscient des défis que posent l’exploitation des sources orales dans les
monts Mandara, je me posais continuellement la question de savoir la
méthode à adopter pour construire mon échantillon d’enquête et pour choisir
mes répondants.
Il existe, en général, deux méthodes de construction d'un échantillon :
la méthode probabiliste ou aléatoire, habituellement associée à la collecte et à
l’analyse de données quantitatives, et la méthode non probabiliste ou non
aléatoire, fréquemment associée à la collecte et à l’analyse de données
Strata Melchisidek Chétima
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qualitatives35. Dans la mesure où ma recherche se voulait qualitative, j’ai opté
pour la méthode non probabiliste. Celle-ci suppose un échantillonnage plus
orienté et plus délibéré qui ne s'appuie pas sur la théorie des probabilités36.
Cette approche m’a permis de prélever un échantillon selon certaines
caractéristiques précises de la population étudiée. J’ai ainsi ciblé quatre
catégories d’informateurs en fonction des trois critères suivant : âge, sexe et
connaissance sur le sujet.
Dans la première catégorie se rangent les personnes du troisième âge
(60–80 ans) en raison de leur connaissance suffisante de l’histoire locale. En
effet, il est couramment admis qu’en Afrique, les véritables détenteurs du
savoir historique sont les vieillards. « Un vieillard qui meurt est une
bibliothèque qui brûle » disait Hamadou Ampathe Bâ. « La bouche du vieillard
sent mauvais, mais ce qui en ressort est agréable » stipule un autre proverbe
africain. Il faut tout de même noter que, dans le contexte des monts Mandara,
les vieillards, s’ils ne sont pas réticents à livrer une information, sont par
contre d’habiles manipulateurs des données. Le défi était donc de distinguer
les vraies informations de celles qui sont pétries.
Dans cette perspective, il était important que j’accorde une
importance à d’autres types d’informateurs le plus souvent négligés par les
chercheurs. J’ai ainsi intégrer dans mon échantillon des plus jeunes. En effet,
le savoir détenu par les vieillards leur progressivement est transmis dans des
scènes réelles et quotidiennes. Contrairement aux vieillards qui livrent au
chercheur des informations parfois biaisées, les plus jeunes ont tendance à ne
donner que ce qui leur a été enseigné et transmis.
Le troisième groupe d’informateurs était constitué des femmes.
Celles-ci n’étaient pas habilitées à donner des informations en présence de
35. Francine OUELLET et Marie-Christine SAINT-JACQUES, 2000, « Les
techniques d'échantillonnage », dans Robert MAYER, et al., Méthodes de recherche en intervention sociale, (Boucherville, Ed. Gaëtan Morin, 2000), pp. 80–83.
36. Matthew B. MILES et A-Michael HUBERMAN, Analyse des données qualitatives. Recueil de nouvelles méthodes, (Bruxelles, De Boeck, 1991).
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personnes de sexe masculin. Il fallait les rencontrer en toute discrétion pour
glaner quelques données utiles à ma recherche. Elles ont, en revanche, révélé
certains pans de l’histoire que je n’ai pas pu obtenir chez les informateurs
masculins pourtant considérés comme les seuls détenteurs du savoir
traditionnel. Si les hommes étaient plus habiles à fournir les informations sur
les questions d’ordre politique (successions dynastiques, conflits et mécanisme
de résolution des conflits), les femmes étaient, quant à elles, détentrices d’un
type particulier de savoir lié aux thèmes économiques ou se référant au
quotidien.
La quatrième et la dernière catégorie était constituée des informateurs
étrangers vivant dans les régions frontières. Il fallait recueillir des témoignages
historiques dans toutes les sociétés voisines avec lesquelles les gens d’Oudjila
ont entretenu des relations. Ces informations ont servi à compléter les
données recueillies à Oudjila, particulièrement celles qui traitaient des rapports
amicaux ou conflictuels avec les peuples voisins.
En dépit de la rigueur que l’on peut se fixer dans la collecte des
sources orales, certaines informations tronquées ne manquent pas de passer
inaperçues. Pour réduire le risque d’aboutir à l’écriture d’une histoire biaisée,
j’ai fait appel à ma connaissance de la culture matérielle étudiée dans le cadre
de mon mémoire de Maîtrise, et j’ai pu, par ce biais, vérifier certaines
informations.
Des sources matérielles au service des sources orales
Dans les monts Mandara du Cameroun, les données matérielles représentent
un lieu privilégié de la conservation et de la transmission du savoir. Au-delà de
leur pouvoir de socialisation, les objets matériels se positionnent dans
certaines ethnies en tant qu’objet patrimonial et mémoriel.
L’architecture se présente comme la meilleure source d’information
sur les itinéraires migratoires et sur l’installation des différentes ethnies dans
les monts Mandara. Certaines maisons contiennent en leurs seins divers objets
matériels (décorations, pots ancestraux, tombes des premiers fondateurs de la
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concession…) qui permettent de dater approximativement l’installation dans
les massifs. En plus, les populations justifient certains traits architecturaux
(site en altitude, murailles, plan intérieur, système d’ouverture des cases…) par
l’évocation du contexte d’insécurité ayant précédé l’occupation des monts
Mandara. L’obscurité est partout recherchée dans les maisons elles-mêmes
entourées d’un système de défense en pierre et/ou en végétaux. Dans toutes
les ethnies, les montagnards attachent une grande importance à leur
architecture et expliquent, en s’y référant, leur passé instable et mouvementé.
Dans cette logique, la concession du chef d’Oudjila était, non seulement mon
objet d’étude, mais également une source que j’ai exploitée pour orienter mes
entrevues.
Comme je l’ai souligné plus haut, les populations locales font
régulièrement usage des mises en scène culturelles pour faire de leur village
une destination touristique par excellence. Elles ont réduit leurs cultures
locales (rituels religieux, rites traditionnels, manifestations coutumières, etc.)
au folklore pour attirer une grande clientèle. Par exemple, la plupart des
répondants ont expliqué que la concession du chef d’Oudjila est restée
indemne pendant près de quatre siècles sans subir de modification. Pour
vérifier cette information, j’ai réalisée une étude sur quelques objets matériels
contenus dans ladite concession, en particulier les tombes ancestrales et les
pots ancestraux. Cela m’a permis de reconstituer la liste généalogique et de
situer la construction de l’actuelle maison du chef plutôt dans l’intervalle de
150 à 200 ans. Par la suite, j’ai repris l’entrevue avec mes informateurs qui,
finalement, expliquèrent que la concession du chef était auparavant située sur
les premiers escarpements surplombant les plaines de Mora. Avec
l’implantation du royaume du Wandala à Mora et son islamisation au XVIIIe
siècle, les gens d’Oudjila abandonnent cette concession pour construire
l’actuelle, située en pleins massifs. Cette délocalisation était importante dans la
mesure où le royaume du Wandala avait pour rôle de capturer les esclaves
parmi les montagnards et de les vendre au royaume du Bornou37. Le caractère
37. Jean BOULET et al., p. 211.
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accidenté du relief montagneux empêchait désormais la cavalerie musulmane
de faire des incursions dans les massifs.
Une autre information infirmée par les sources matérielles porte sur le
nombre impressionnant des épouses du chef : une cinquantaine selon la
plupart des auteurs. Lors de mes enquêtes de terrain, les données recueillies à
ce sujet divergeaient en fonction des informateurs. Les guident touristiques, le
chef et les personnes du troisième âge (50–80 ans) avançaient un chiffre allant
au-delà de 50. Les épouses du chef ont, quant à elles, affirmé que ce nombre
relevait avait pour but de répondre à la quête d’exotisme et d’altérité des
touristes. Pour davantage être précis sur cette question, j’ai interrogé la
concession du chef elle-même.
Chez les gens d’Oudjila en effet, la concession est organisée en deux
domaines : le quartier de l’homme et le quartier des épouses. Chaque épouse
possède son propre domaine architectural constitué d’une cuisine, d’une case à
coucher et de deux greniers. L’organisation de la concession est telle qu’on
peut identifier les différents domaines réservés aux femmes. Toute nouvelle
construction dans le quartier d’épouses suppose donc la venue d’une nouvelle
femme dans la concession. J’ai dénombré au total 18 domaines réservés aux
femmes. En plus de cela, il existait deux cases préalablement réservées aux
reines-mères, occupées par deux nouvelles épouses. Ce qui suppose que le
nombre total des femmes du chef au moment de l’enquête (2007) était plus ou
moins égal à 20.
En raison des divergences entre les données recueillies et mes propres
découvertes sur le terrain, j’ai réorienté l’entrevue avec mes informateurs
concernant le nombre réel des épouses du chef. Quand ils se rendirent compte
de ma connaissance des principes traditionnels régissant l’organisation
intérieure de la concession, ils avouèrent que certaines informations étaient
destinées à séduire les touristes, et me supplièrent de ne pas divulguer la vraie
information.
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Du choix du modèle d’analyse des données
Globalement, les informations que j’ai recueillies ont présenté trois niveaux
consécutifs d’analyse. Le premier niveau concernait ce que je peux appeler
« traitement des données ». Il consistait à retranscrire, coder et catégoriser les
données collectées dans le but de mieux les organiser.
Le deuxième niveau portait sur l’analyse qualitative de chacune des
entrevues qui ont constitué le corpus de ma recherche. Cette analyse, que j'ai
appelée « verticale », avait pour but de condenser les résultats par l'entremise
de résumés descriptifs. Cela m’a permis de passer en revue les thèmes et les
sous-thèmes abordés avec chaque informateur et d’étudier les logiques qui
sous-tendent leur énonciation. Pour cela, je me suis inspiré du modèle
d’analyse qualitative proposé par Glaser et Strauss38 à savoir le modèle de la
théorisation ancrée ou « grounded theory ». Ce modèle propose des allers et
retours entre la collecte des informations sur le terrain et leur analyse39.
J’alternais ainsi le travail de réflexion sur les données déjà collectées et la mise
au point de nouvelles stratégies pour en collecter d'autres.
Le troisième niveau d’analyse des informations que j’ai appelé
« analyse transversale » avait pour but d’interpréter et de discuter les résultats
des enquêtes orales, de les confronter à d’autres sources (matérielles, écrites)
afin d’en dégager les points de convergence et de divergence. Cette phase
pouvait donner lieu à de nouvelles enquêtes sur le terrain lorsque cela s’avérait
nécessaire. C’est à ce prix seulement que j’ai pu reconstituer l’histoire de la
concession du chef d’Oudjila, et de son implantation sur le site actuel.
38. Voir: Barney GLASER et Anselm STRAUSS, The Discovery of Grounded Theory:
Strategies for qualitative research, (Chicago, Aldine, 1967). 39. Voir : Matthew B. MILES, et A-Michael HUBERMAN, 1991, p. 85 ; Pierre
PAILLÉ, « L'analyse par théorisation ancrée », Cahiers de recherche sociologique 23, (1994), pp. 147–181.
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Conclusion
A l’issu de cette étude, il ressort clairement que l’utilisation des sources orales
en contexte africain présente un certain nombre de défis. Cela est davantage
vrai pour le cas précis des monts Mandara dans la mesure où les populations
ont connu, au cours de leur trajectoire historique, des périodes traumatisantes
(traite et esclavage, colonisation) que la mémoire collective a tenté de refouler
et de contourner. Si le développement du tourisme et le contexte actuel
d’ouverture démocratique ont facilité le resurgissement de ce passé servile, ils
ont en revanche conduit à sa sacralisation et à son idéalisation. Sa réactivation
s’est en effet accompagné d’un discours très idéologisé dans l’objectif
d’obtenir, en tant que groupe victime de l’esclavage, des « réparations » de la
part des pouvoirs publics.
Cependant, les problèmes et défis évoqués ne doivent pas enlever
toute la valeur que représentent les sources orales dans l’écriture de l’histoire
des peuples africains. Si la tradition orale n’est pas l’histoire – tout comme
l’informateur ne saurait être confondu avec l’historien, – les ressources de la
tradition orale sont tout de même porteuses « d’historicité »40. Pour le cas
particulier des monts Mandara, il est impossible d’écrire ou de récrire l’histoire
de certaines ethnies sans avoir recours à ces précieux matériaux au regard de la
rareté des données écrites et de leur validité incertaine.
En conclusion, on pourrait dire que le véritable défi ne se trouve pas
au niveau des sources elles-mêmes, mais davantage au niveau de la démarche
qu’entreprend le chercheur dans leur collecte et leur traitement. La tradition
orale, bien exploitée et confrontée à d’autres types de sources (écrites,
matérielles), peut mettre à jour les chapitres ignorés de la passionnante histoire
africaine. Dans cette logique, les sources orales doivent être soumises à un
traitement méthodologique rigoureux et appropriée, allant de leur
diversification à leur confrontation avec d’autres matériaux. De solides thèses
40. Doulaye KONATE, Travail de mémoire et construction nationale au Mali, (Paris,
l’Harmattan, 2006), p. 114.
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sur différentes périodes de l’histoire africaine ont été faites en grande partie
sur l’exploitation desdites traditions orales.
En raison des enjeux de l’utilisation de l’oralité et de mon expérience
personnelle de terrain, il semble plus opportun de faire appel à une approche
méthodologique mixte ou la « mixed-methods approches41» pour la collecte
des données dans les monts Mandara. Si pendant longtemps la thèse de
l’incompatibilité entre l’approche qualitative et l’approche quantitative a
dominé la recherche en science sociale, les auteurs s’accordent aujourd’hui sur
leur complémentarité42. De même que chaque type de source comporte ses
forces et ses faiblesses, chacune de ces deux méthodes comporte des forces et
des faiblesses. Il serait donc bénéfique, dans une recherche comme la mienne,
de les combiner pour associer leurs forces respectives, et compenser leurs
faiblesses et limites particulières.
41. John W. CRESWELL, Research Design: Qualitative, Quantitative and Mixed Methods
Approaches (Thousand Oaks, Sage, 2009). 42. Sur le bien-fondé de la méthodologie mixte, se référer à Alan BRYMAN,
« Integrating qualitative and quantitative research: How is it done? », Qualitative Research 6, 1, (2006), pp. 97–113.
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Melchisedek Chétima est candidat au doctorat à l’Université Laval à Québec, en même temps qu’il occupe le poste d’Assistant au département d’histoire de l’Ecole normale supérieure de Maroua (Cameroun). Il est titulaire d’une maîtrise et d’un Diplôme d’étude approfondie (DEA) en histoire obtenus à l’Université de Ngaoundéré (Cameroun). Ses champs de recherche et d’enseignement portent, entre autres, sur l’architecture vernaculaire, la mémoire servile, l’anthropologie du tourisme et la société civile. Melchisedek Chétima is a doctoral candidate at Laval University in Quebec City, while he held the position of Assistant to the Department of History at the École normale supérieure of Maroua (Cameroon). He holds an MA and a Diploma of Advanced Studies (DEA) in History from the University of Ngaoundere (Cameroon). His research and teaching interests include vernacular architecture, servile memory, anthropology of tourism and civil society.