ARTICLE LA LIBRE

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A vons-nous peur du bon- heur ? Une peur telle qu’elle nous fait parfois passer à côté de lui ? Para- doxale à première vue, cette ques- tion affleure au fil de la lecture du dernier roman de Vincent Engel qu’elle sous-tend avec une perti- nence on ne peut plus contempo- raine. Sommes-nous semblables à cette petite fille qui, à cloche-pied sur son jeu de marelle, tombe à l’ins- tant de sauter dans la case du para- dis ? Ou pareils à cette vieille dame pour qui “aucun paradis ne rachète- rait l’enfer de cette existence” ? Bref, sommes-nous, avec la chanson de Jane Birkin, tenté de “fuir le bon- heur de peur qu’il ne se sauve” ? Les lecteurs de l’écrivain doivent le savoir dès l’abord : “La peur du paradis” marque une rupture dans son œuvre romanesque. “Retour à Montechiarro” et “Les absentes” ar- pentaient la Toscane des grandes familles à travers les siècles d’en- fantement de l’Italie moderne. Un troisième roman devait compléter la trilogie. Il est écrit mais, de son propre aveu, reste dans les tiroirs de Vincent Engel. Peur de la lassi- tude, celle de l’écrivain, celle de ses lecteurs ? Souci de coller à une ac- tualité d’aujourd’hui à laquelle ses fictions ne cessent implicitement de se référer ? Le fait est que nous sommes toujours dans la botte ita- lienne dont l’auteur reste un amou- reux fidèle, attentif et exigeant. Mais beaucoup plus au sud, dans les Pouilles, région piégée dans sa pauvreté et son climat, tradition- nellement négligée, sinon mépri- sée, cela à une époque où, si c’est possible, elle le fut davantage en- core avec le règne naissant du fas- cisme de Mussolini. RELENTS D’ENFER Basilio et Lucia s’aiment. Depuis toujours, ils en jureraient. Et pour toujours, ils l’ont juré. Le village oublié de San Nidro est leur unique horizon, avec ses quelques maisons plus nombreuses que ses habitants, sa plage où forêt et mer se rejoi- gnent, son curé tyrannique, ses pê- cheurs exténués, ses veuves étouf- fées sous la tradition. Un paradis aux relents d’enfer pour des adoles- cents persuadés que la vie, c’est autre chose. Illettré, Basilio assiste un pêcheur dont le fils est parti voir meilleur ailleurs et qui lui sert de père. Il rêve, lui aussi, de chercher son avenir au loin. Mais il aime Lu- cia. Parce qu’elle est tellement dif- férente des autres, vit dans la forêt où tout fait sens pour elle, parle aux arbres et aux oiseaux. Jusqu’au jour où Filippo, le vieil homme qui a recueilli Lucia, s’éteint non sans avoir fait promet- tre à sa protégée de brûler son corps sur la plage de San Nidro. Pro- messe tenue pour celui à qui elle doit la vie mais aussi geste de ré- volte contre une société dont les deux adolescents ne supportent plus l’oppression : ils dressent un bûcher pour Filippo. Le scandale ne va pas en rester là. Lucia est arrê- tée et emmenée dans la ville de Bari pour y être placée dans un ordre re- ligieux. Ni l’Etat fasciste des an- nées 20, ni l’Eglise qui lui est sou- mise ne plaisantent devant un geste de libération qui, dès lors, va priver leurs auteurs de liberté. TOUJOURSD’ACTUALITÉ La suite du roman de Vincent Engel ne se raconte pas. Elle se lit. Quatre cents pages qui vont bien au-delà de l’histoire déchirante de Basilio et Lucia. L’auteur y évoque tout un pays plongé dans une épo- que et des dangers toujours d’ac- tualité. San Nidro d’abord, oublié par “un Etat italien et fasciste qui ne semblait pas encore réaliser que la réunification, vieille pourtant d’un demi-siècle, s’étendait jusqu’à ses confins méridionaux”. Bari ensuite, la ville découverte par les jeunes gens avec ses immeubles “lourds, gros, massifs, des injures au ciel et aux hommes”. La milice fasciste, ses chemises noires, ses petits chefs ambitieux et serviles, ses expédi- tions punitives et collectives. Et la sanglante campagne d’Abyssinie lancée par une Italie qui “ne pou- vait prétendre au titre de grande puissance sans colonies”. Cette course folle à la recherche d’un paradis qui, sans cesse, appa- raît pour mieux se dérober, Vincent Engel l’a coulée dans un récit truffé de doutes et de quiproquos, de ré- voltes et d’espoirs, un récit “à l’ita- lienne”. Lyrique, fourmillant de dé- tails, peuplé de personnages volu- biles, en pensées plus qu’en paroles, dans des décors entre misère sor- dide et grandiloquence grotesque, fait de larmes, de sang, de bonheurs aussi, mais trop brefs, trop forts, nourrissant des souvenirs inlassa- blement ressassés, ce récit-là char- rie des mots qui ont une couleur, une lumière, des odeurs, des bruits, une musique, un souffle. Les ro- mans qui vivent sont faits de ces mots-là. Robert Verdussen La peur du paradis Vincent Engel JC Lattès, 403 pp., env. 20€ Mussolini entouré de Chemises Noires à l’époque de la marche sur Rome en 1922. RUE DES ARCHIVES VIVANT Le nouveau roman de Vincent Engel entre histoire et actualité La peur du bonheur La Libre Belgique Lire, 30/04/2009, page/bladzijde 1 Copyright IPM All rights reserved - Tous droits reserves - Toute reproduction, meme partielle est interdite

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Article sorti dans le journal LA LIBRE concernant le dernier roman de Vincent Engel: LA PEUR DU PARADIS.

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vons-nous peur du bon-heur ? Une peur tellequ’elle nous fait parfoispasser à côté de lui ? Para-

doxale à première vue, cette ques-tion affleure au fil de la lecture dudernier roman de Vincent Engelqu’elle sous-tend avec une perti-nence on ne peut plus contempo-raine. Sommes-nous semblables àcette petite fille qui, à cloche-piedsur son jeu de marelle, tombe à l’ins-tant de sauter dans la case du para-dis ? Ou pareils à cette vieille damepour qui “aucun paradis ne rachète-rait l’enfer de cette existence” ? Bref,sommes-nous, avec la chanson deJane Birkin, tenté de “fuir le bon-heurdepeurqu’ilnesesauve”?

Les lecteurs de l’écrivain doiventle savoir dès l’abord : “La peur duparadis” marque une rupture dansson œuvre romanesque. “Retour àMontechiarro” et “Les absentes” ar-pentaient la Toscane des grandesfamilles à travers les siècles d’en-fantement de l’Italie moderne. Untroisième roman devait compléterla trilogie. Il est écrit mais, de sonpropre aveu, reste dans les tiroirsde Vincent Engel. Peur de la lassi-tude, celle de l’écrivain, celle de seslecteurs ? Souci de coller à une ac-tualité d’aujourd’hui à laquelle sesfictions ne cessent implicitementde se référer ? Le fait est que noussommes toujours dans la botte ita-lienne dont l’auteur reste un amou-reux fidèle, attentif et exigeant.Mais beaucoup plus au sud, dansles Pouilles, région piégée dans sapauvreté et son climat, tradition-nellement négligée, sinon mépri-sée, cela à une époque où, si c’estpossible, elle le fut davantage en-core avec le règne naissant du fas-cisme de Mussolini.

RELENTSD’ENFERBasilio et Lucia s’aiment. Depuis

toujours, ils en jureraient. Et pourtoujours, ils l’ont juré. Le villageoublié de San Nidro est leur uniquehorizon, avec ses quelques maisonsplus nombreuses que ses habitants,sa plage où forêt et mer se rejoi-gnent, son curé tyrannique, ses pê-cheurs exténués, ses veuves étouf-fées sous la tradition. Un paradisaux relents d’enfer pour des adoles-cents persuadés que la vie, c’estautre chose. Illettré, Basilio assisteun pêcheur dont le fils est parti voirmeilleur ailleurs et qui lui sert depère. Il rêve, lui aussi, de chercherson avenir au loin. Mais il aime Lu-cia. Parce qu’elle est tellement dif-férente des autres, vit dans la forêtoù tout fait sens pour elle, parle auxarbres et aux oiseaux.

Jusqu’au jour où Filippo, le vieilhomme qui a recueilli Lucia,s’éteint non sans avoir fait promet-tre à sa protégée de brûler son corpssur la plage de San Nidro. Pro-messe tenue pour celui à qui elle

doit la vie mais aussi geste de ré-volte contre une société dont lesdeux adolescents ne supportentplus l’oppression : ils dressent unbûcher pour Filippo. Le scandale neva pas en rester là. Lucia est arrê-tée et emmenée dans la ville de Baripour y être placée dans un ordre re-ligieux. Ni l’Etat fasciste des an-nées 20, ni l’Eglise qui lui est sou-mise ne plaisantent devant ungeste de libération qui, dès lors, vapriver leurs auteurs de liberté.

TOUJOURSD’ACTUALITÉLa suite du roman de Vincent

Engel ne se raconte pas. Elle se lit.Quatre cents pages qui vont bienau-delà de l’histoire déchirante deBasilio et Lucia. L’auteur y évoque

tout un pays plongé dans une épo-que et des dangers toujours d’ac-tualité. San Nidro d’abord, oubliépar “unEtat italien et fascistequinesemblait pas encore réaliser que laréunification, vieille pourtant d’undemi-siècle, s’étendait jusqu’à sesconfinsméridionaux”.Bari ensuite,la ville découverte par les jeunesgens avec ses immeubles “lourds,gros, massifs, des injures au ciel etaux hommes”. La milice fasciste,ses chemises noires, ses petits chefsambitieux et serviles, ses expédi-tions punitives et collectives. Et lasanglante campagne d’Abyssinielancée par une Italie qui “ne pou-vait prétendre au titre de grandepuissance sans colonies”.

Cette course folle à la recherche

d’un paradis qui, sans cesse, appa-raît pour mieux se dérober, VincentEngel l’a coulée dans un récit trufféde doutes et de quiproquos, de ré-voltes et d’espoirs, un récit “à l’ita-lienne”. Lyrique, fourmillant de dé-tails, peuplé de personnages volu-biles, en pensées plus qu’en paroles,dans des décors entre misère sor-dide et grandiloquence grotesque,fait de larmes, de sang, de bonheursaussi, mais trop brefs, trop forts,nourrissant des souvenirs inlassa-blement ressassés, ce récit-là char-rie des mots qui ont une couleur,une lumière, des odeurs, des bruits,une musique, un souffle. Les ro-mans qui vivent sont faits de cesmots-là.

RobertVerdussen

! La peur du paradisVincent EngelJC Lattès,403 pp., env. 20!

Mussolini entouré

de Chemises

Noires à l’époque

de la marche sur

Rome en 1922.

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VIVANT Le nouveau roman de Vincent Engel entre histoire et actualité

La peur du bonheur

La Libre Belgique Lire, 30/04/2009, page/bladzijde 1

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