Artaud Ou Le Droit à l’Existence Littéraire

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Artaud ou le droit lexistence littraire

Le 9 mars 2006 par Elisabeth Poulet

Ds le dbut de sa correspondance avec Jacques Rivire, Antonin Artaud prcise quil nentend pas produire une oeuvre et quil sagit de dissiper au plus vite les ventuels malentendus ce sujet. Sil crit, cest pour serrer au plus prs une forme o il pourrait se faire reconnatre et donc se reconnatre. Cest pourquoi il prsente, de faon trs insistante dans ses lettres, cette qute de reconnaissance comme vitale. Exister littrairement pour Artaud, cest obtenir de lautre sa reconnaissance, cest pouvoir continuer dcrire en sachant quon lapprouve, quon le soutient, quon adhre compltement sa dmarche nonciative. Lacte dcrire est avant tout pour Artaud la qute dune reconnaissance identifiante de la part dun interlocuteur mis en position dAutre, de porte-parole[1]. Sans cette garantie, il na pas la confirmation de son existence: celle de sa pense tout dabord, mais aussi de son tre tout entier. Il risque alors la dperdition, lanantissement de sa propre personne. Pourquoi Artaud crit-il Rivire quil veut savoir sil peut continuer crire? Et crire des pomes? Parce quil a bien senti que la posie est troitement lie cet effondrement de la pense quil ressent avec autant dacuit, que cest la posie qui lengage dans cette perte centrale, et que cest aussi la posie qui lui donne [...] la certitude den pouvoir seule tre lexpression et lui promet, dans une certaine mesure, de sauver cette perte elle-mme, de sauver sa pense en tant quelle est perdue.[2] Ce qui est alatoire, ce nest pas la production des mots, mais bien celle de la pense do la ncessit de possder un esprit qui existe littrairement, tant donn que cette existence littraire peut pallier la dcorporisation de la pense.[3] Les lettres dArtaud sont dune parfaite cohrence et dune grande matrise. Elles se prsentent comme un compte rendu prcis des ravages que la psychose provoque dans son esprit, sans qu aucun moment le processus psychotique ne contamine le style lui-mme. Lcriture joue ici un rle bien particulier: la partie prserve du moi, celle qui crit, rend compte de la dissociation qui est loeuvre dans lautre partie. Sil accueille avec un rel enthousiasme la publication de ses lettres, cest parce quil va pouvoir tre reconnu comme sujet souffrant dune maladie de lesprit. Il veut arracher ladhsion des lecteurs, les convaincre de la ralit de sa maladie. Artaud est li la dispersion de son tre qui lui chappe continuellement. Cette dpossession ne cessera jamais et le poursuivra jusqu la fin de sa vie.

Antonin Artaud Jacques Rivire, Le 5 juin 1923

Je souffre dune effroyable maladie de lesprit. Ma pense mabandonne tous les degrs. Depuis le fait simple de la pense jusquau fait extrieur de sa matrialisation dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intrieures de la pense, ractions simples de lesprit, je suis la poursuite constante de mon tre intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pense. Je suis au-dessous de moi-mme, je le sais, jen souffre, mais jy consens dans la peur de ne pas mourir tout fait.Tout ceci qui est trs mal dit risque dintroduire une redoutable quivoque dans votre jugement sur moi.Cest pourquoi par gard pour le sentiment central qui me dicte mes pomes et pour les images ou tournures fortes que jai pu trouver, je propose malgr tout ces pomes lexistence. Ces tournures, ces expressions mal venues que vous me reprochez, je les ai senties et acceptes. Rappelez-vous: je ne les ai pas contestes. Elles proviennent de lincertitude profonde de ma pense. Bien heureux quand cette incertitude nest pas remplace par linexistence absolue dont je souffre quelquefois.Ici encore je crains lquivoque. Je voudrais que vous compreniez bien quil ne sagit pas de ce plus ou moins dexistence qui ressortit ce que lon est convenu dappeler linspiration, mais dune absence totale, dune vritable dperdition.Voil encore pourquoi je vous ai dit que je navais rien, nulle uvre en suspens, les quelques choses que je vous ai prsentes constituant les lambeaux que jai pu regagner sur le nant complet.Il mimporte beaucoup que les quelques manifestations dexistence spirituelle que jai pu me donner moi-mme ne soient pas considres comme inexistantes par la faute des taches et des expressions mal venues qui les constellent.Il me semblait, en vous les prsentant, que leurs dfauts, leurs ingalits ntaient pas assez criantes pour dtruire limpression densemble de chaque pome.[...]Car je ne puis pas esprer que le temps ou le travail remdieront ces obscurits ou ces dfaillances, voil pourquoi je rclame avec tant dinsistance et dinquitude, cette existence mme avorte. Et la question laquelle je voudrais avoir rponse est celle-ci: Pensez-vous quon puisse reconnatre moins dauthenticit littraire et de pouvoir daction un pome dfectueux mais sem de beauts fortes qu un pome parfait mais sans grand retentissement intrieur? Jadmets quune revue comme la Nouvelle Revue Franaise exige un certain niveau formel et une grande puret de matire, mais ceci enlev, la substance de ma pense est-elle donc si mle et sa beaut gnrale est-elle rendue si peu active par les impurets et les indcisions qui la parsment, quelle ne parvienne pas littrairement exister? Cest tout le problme de ma pense qui est en jeu. Il ne sagit pour moi de rien moins que de savoir si jai ou non le droit de continuer penser, en vers ou en prose.[4]

Antonin Artaud Jacques Rivire, le 29 janvier 1924

Je ne cherche pas me justifier vos yeux, il mimporte peu davoir lair dexister en face de qui que ce soit. Jai pour me gurir du jugement des autres toute la distance qui me spare de moi. Ne voyez dans ceci, je vous prie, nulle insolence, mais laveu trs fidle, lexposition pnible dun douloureux tat de pense. [...]Cet parpillement de mes pomes, ces vices de forme, ce flchissement constant de ma pense, il faut lattribuer non pas un manque dexercice, de possession de linstrument que je maniais, de dveloppement intellectuel; mais un effondrement central de lme, une espce drosion, essentielle la fois et fugace, de la pense, la non-possession passagre des bnfices matriels de mon dveloppement, la sparation anormale des lments de la pense (limpulsion penser, chacune des stratifications terminales de la pense, en passant par tous les tats, toutes les bifurcations de la pense et de la forme).Il y a donc un quelque chose qui dtruit ma pense; un quelque chose qui ne mempche pas dtre ce que je pourrais tre, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui menlve les mots que jai trouvs, qui diminue ma tension mentale, qui dtruit au fur et mesure dans sa substance la masse de ma pense, qui menlve jusqu la mmoire des tours par lesquels on sexprime et qui traduisent avec exactitude les modulations les plus insparables, les plus localises, les plus existantes de la pense. Je ninsiste pas. Je nai pas dcrire mon tat.[5]

Post-scriptum dune lettre o taient discutes certaines thses littraires de Jacques RivireVous me direz: pour donner un avis sur des questions semblables, il faudrait une autre cohsion mentale et une autre pntration. Eh bien! cest ma faiblesse moi et mon absurdit de vouloir crire tout prix, et mexprimer.Je suis un homme qui a beaucoup souffert de lesprit, et ce titre jai le droit de parler. Je sais comment a se trafique l-dedans. Jai accept une fois pour toutes de me soumettre mon infriorit. Et cependant je ne suis pas bte. Je sais quil y aurait penser plus loin que je ne pense, et peut-tre autrement. Jattends, moi, seulement que change mon cerveau, que sen ouvrent les tiroirs suprieurs. Dans une heure et demain peut-tre jaurai chang de pense, mais cette pense prsente existe, je ne laisserai pas se perdre ma pense.[6]

Antonin Artaud Jacques Rivire, 25 mai 1924Pourquoi mentir, pourquoi chercher mettre sur le point littraire une chose qui est le cri mme de la vie, pourquoi donner des apparences de fiction ce qui est fait de la substance indracinable de lme, qui est comme la plainte de la ralit? Oui, votre ide me plat, elle me rjouit, elle me comble, mais condition de donner celui qui nous lira limpression quil nassiste pas un travail fabriqu. [...]Cette inapplication lobjet qui caractrise toute la littrature, est chez moi une inapplication la vie. Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce nest pas une simple attitude desprit.[...]Il faut que le lecteur croie une vritable maladie et non un phnomne dpoque, une maladie qui touche lessence de ltre et ses possibilits centrales dexpression, et qui sapplique toute une vie.Une maladie qui affecte lme dans sa ralit la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de ltre. Une vritable paralysie. Une maladie qui vous enlve la parole, le souvenir, qui vous dracine la pense.[7]

Antonin Artaud Jacques Rivire, 6 juin 1924Et voil, Monsieur, tout le problme: avoir en soi la ralit insparable et la clart matrielle dun sentiment, lavoir au point quil ne se peut pas quil ne sexprime, avoir une richesse de mots, de tournures apprises et qui pourraient entrer en danse, servir au jeu; et quau moment o lme sapprte organiser sa richesse, ses dcouvertes, cette rvlation, cette inconsciente minute o la chose est sur le point dmaner, une volont suprieure et mchante attaque lme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme la porte de la vie.[8]

ps: A lire galement: Les filles de coeur dAntonin Artaudnotes:

[1] Bouthors-Paillart Catherine, Antonin Artaud, Lnonciation lpreuve de la cruaut, Genve, Droz, 1996, p. 66

[2] Blanchot Maurice, Le livre venir, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1993, p. 52

[3] Bruno Pierre, Antonin Artaud, Ralit et Posie, Paris, LHarmattan, 1999, p. 22

[4] Artaud Antonin, Lettre Jacques Rivire du 5 juin 1923, in Correspondance avec Jacques Rivire, in LOmbilic des Limbes, suivi de Le Pse-nerfs et autres textes, Paris, NRF/Gallimard, p. 20 22.

[5] Ibid., p. 24 et 26.

[6] Ibid., pp. 27-28.

[7] Ibid., p. 38 40.

[8] Ibid., p. 41.