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    Marie-Claire ROPARS-WUILLEUMIER

    ESTHTIQUE OU PHNOMNOLOGIE ?

    eette tude prend appui sur une lecture transversale dulivre de Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible 1. Privilgiant lafin, de destination incertaine, on cherche acerner tout a la foisl'extraordinaire fcondit du texte et la difficult qu'il recelepour qui s'interroge sur le rapport entre l'art et le regard. Parsouci de fidlit on a multipli les rfrences prleves dans latouffeur de l'ceuvre. Par exigence de rancrage esthtique, on aconstruit la ligne d'une analyse critique qui resterancessairement slective. Mais on rappellera que cette rflexionsur la perception en art n'aurait pu interveni r sans la rencontreavec une recherche fondatrice - par l'ouverture qu'elle fait del'ide de vision - et nanmoins droutante, par les bifurcationsimplicites qu elle contient. La perspective principale serait celleci : dans le domaine de l'aisthsis, une phnomnologie critiquepourrait-elle s'inspirer de Merleau-Ponty tout en levant le

    1. Mauriee Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, Gallimard, coll. tel , 1964. On sait que eette oeuvre, interrompue par la mort deMerleau-Ponty, doit son statut aetuel al'dition qu'en a proposeClaude Lefort. Toutes les rfrenees seront notes VI avee mentionde page.

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    masque ontique 2 dont elle se revt ?fe n'ai videmment pas derponse a une question dont je souhaitais seulement dmlerquelques fils et tracer quelques rebonds ou pas de ct qu 'elleautorise.L'analyse a t volontairement limite au seul Visible etInvisible, qui constitue un point de passage trap oblig dans larflexion sur l'art. Il ne s'agit done en aucun cas d'une tude surl'ontologie merleau-pontyenne, qui supposerait de prendre encompte tout l'itinraire philosophique de Merleau-Ponty. Ils'agit seulement - de faron beaucoup moins ambitieuse d'examiner aquelles conditions, et selon quels dplacements, lapense du regard, dans Le Visible et l'Invisible, peut accompagner une exploration sur ce qu 'il en est de la perceptionlorsqu'elle fait l'preuve de l'art.C'est par coi'rlcidence que le titre retenu ici semblerpondre acelui d'un volume rcemment paru, Phnomnologieet esthtique 3. fe n'ai pas eru devoir le retirer dans la mesure OUcet ouvrage met en dbat la possibilit pour l'esthtique - audouble sens d'apparatre sensible et d'ide de l'art - de devenir le destin mme de la phnomnologie : hypothese qui suppose une ontologie du phnomene a laquelle prcisment onentend ici se soustraire.

    2. Formule extraite d'une note de travail (VI,28J) et commente parDerrida dans Mmoires d'aveugle, Rm n 1990, p. 57.J. Phnomnologie et esthtique, enere marine, 1998. Les citationsproviennent de la prface d'liane Escoubas, pages 16 et 17.

    Esthtique ou phnomnologie ?

    Le double jeu du visible et de l'invisibleQu e la rflexion de Merleau-Ponty ait boulevers notre

    conscience du regard, l'amplitude de sa postrit critique suffita l'attester. La schize de l'ceil abym par le tableau, la vision quis'aveugle en se voyant voir, le zonage gnral des sens dansI'conomie sensoriel1e de I'art 1 - autant de reprises variables,voire divergentes, d'une recherche qui fit de l'invisible lepunctum ccecum de la visibilit, introduisant ainsi, dans I'actede la vue, une distorsion venue de I'autorflexivit : une vuequi est une vue de soi, torsion de soi sur soi " (VI, 170), c'est lal'indication principiel1e selon laquelle la vision, en se touchantcomme telle, s'ouvre a la corporit du regard " (VI, 178) et aufeuilletage d'une sensibilit saisie dans l'enveloppement dumonde. La vue se voit en voyant, elle donne a voir le mondemais en s' y incluant, nous n'avons pas cess, aujourd'hui encore,d' explorer les consquences, esthtiques ou philosophiques,d'une proposition dont la double porte fait aussi l'quivocit.

    Le geste fondateur, tel qu'il s'expose a travers Le Visibleet l'Invisible, est en effet a deux entres. D'une part l'expriencedu regard et de son retournement se voit dote d'un pouvoird'interrogation critique pralable a l'investigation philosophique (

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    Claudel, le fragment erratique provisoirement titr l'entrelacs-l e chiasme Eraye le chemin d'une idalit qui ne serait pas trangere a la chair (VI, 199) ; et c'est a Czanne ou a Kleequ'il reviendra parallelement, dans L'CEil et l'Esprit, de montrercomment le travail de la vision incarne retourne la perspectiveen profondeur et la profondeur en rversibilit de toutes lesdimensions, qui est la "pense" muette de la peinture 2.La cause serait donc entendue : la reprise phnomnologique opre par Merleau-Ponty constituerait le pivot d'uneinvention esthtique d'inspiration paradoxale, OU le toucher de la vue, la chair de I'coute traceraient la v o e ' - d ' ~ ~ - - o u b l e

    m l l ~ e m e n : contraire d'avance vers le visible et d'incorporation dans la chose vue, et devenant soudain voyante. Si voir,c'est e t n ~ ~ ~ ! . ~ ~ E a r l ~ . s . _ ~ ~ ~ s e s (VI, 183), cette division duregard, allant vers et pourtant venant de, mixte d'loignement etd' empathie, ferait la singularit d'une aisthsis rgle parl ' a P I : ~ E ~ J t E ~ . ~ ~ b s . ~ r p t i o g ~ e _ . ! ~ _ ~ i s i o n . Et la particularit deI'intervention esthtique tiendrait a la capacit d'une forme d'une ceuvre ou d'un moment de l'ceuvre - de prcipiterl'vnement OU se manifeste l'trange adhrence du voyant etdu visible (VI, 183), un enroulement sur soi de la visionindividuelle qui ouvre en fait, par l'enlacement entre les corpsvoyants, a une pense de la visibilit comme telle : Je reconnaisdans mon vert son vert [...], ce n'est pas moi qui vais, pas lui quivoit [oo.], une visibilit anonyme nous habite tous deux. (VI,187.)

    Vision-division, donc, mais renoue comme visionrelation, intersubjectivit venue de l'intercorporit, et a ce titregenese d'une vue universalisable. Si I'exprience de l'art donneacces a une pense paradoxale du voir ou de l'entendre - il n' y apas de nom pour cela dans la philosophie traditionnelle - cettepense singuliere venue de la peinture dbouche elle-meme surune nouvelle approche de l'unit, OU la fission conduit lapropagation des changes (VI, 188), faisant merger, parI'etre intercorporel de I'exprience, I'hypothese d'une vis ion centrale qui serait, prcisment, la pense. Car il n' y apas de pense sans vision < il faut voir ou sentir pour penser ,VI , 191), et pas non plus de vision qui ne provoque, par ledouble entrelacs du voyant et du visible, puis des voyants euxmemes entre eux, I'apprhension d'un centre de vision et doncde pense. L'enroulement vient fonde r ce que dja il prsuppose,

    Esthtique ou phnomnologie ?

    soit la possibilit d' extraire de la vision le principe dont ellereleve et qui la rend conductrice du principe meme de la pense.Apparat alors I'ambivalence du recours esthtique dans

    la rflexion de Merleau-Ponty: en donnant a penser le paradoxede la perception - regard sans prunelle, glace sans tain deschoses (VI, 188) - ou la saisie sensorielle s'offre commedessaisissement devenu sensible, I'preuve de I'art prpareI'invention de nouveaux instruments, ni rflexifs ni intuitifs,pour une pense de la pense elle-meme, cette vision-pense oula vue se rassemble dans I'acte meme d'une division fonde su rl'change. Nous allons vers le centre (VI, 191), et sans doutele centre tient-il a ce mouvement de l'aller vers, et du retourqu'il induit. Porteuse d'une autre postrit, la notion d'horizon,reprise de Husserl et remodele par e r l e a u - P o n t y : j o u e ~ n r61edterminant dans la genese d'une esthtique rgie pa r larconciliation des contraires. Rfre au philosophe, unephnomnologie de la vision potique se prsente aujourd'huicomme exprience d'une solidarit entre le dedans et ledehors , d'une connivence affective de la perception et deI'espace ; si le point de vue du poete reste ncessairement partiel,s'il fait jouer I'aveuglement et la dpossession, il s'incluttoutefois dans un ensemble plus vaste, dont I'horizonconstituant tient a la dialectique du visible etae I'invisible comme a I'insparabilit dt sujet etdel'objet 3 Gn retrouveraitaisment, dans le parcours du texte merleau-pontyen, laformation de cette n o u v ~ U ~ _ a - p p r o c h e de l'horizon, qui ne seraitpas un au-dela mais bien une composante de la vision (VI, 136)et ou le couple indissoluble du proc.heetdu lointain, commecelui de I'etre-objet et de l'etre-sujet, ferait systeme et nonalternative (VI, 40). Il n'est pas douteux que la rflexion deMerleau-Ponty ait ainsi nourri, tout a la fois, une esthtique del'clatement, ou I'tranget de I'aisthsis viendrait rompre ladiscipline des sens, et une potique de I'change, ou le paradoxeperceptif s'enleve sur I'horizon d'un nouveau type d'etre(VI, 195), dont le langage assume I'idalit. Car il revient a laParole - dernier terme de l'entrelacs - de prendre en chargetoutes les possibilits de sens dja donnes dans la structured'horizon du monde muet (VI, 203).

    C'est sur l'hymne du sens, renaissant a I'tat sauvage dansI'change des vues et des mots, que s'acheve un texte certesinachev, mais dont I'inachevement laisse filtrer la double

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    exigence contradictoire qui le traverse : frayer l'mergence del'paisseur, OU les essences s'abolissent dans le feuiIletage iIlimitdu sensible; assurer le dvoilement d'un Etre qui n'a pas a etrepos parce qu'il releve en fait de la reconversion rciproque dusilence et de la parole, de l'exprience muette et de ce l'expressionpure de son propre sens (VI, 171). D'un cot la ce folie devoir ", selon la formule de Michel de Certeau, cet ce insens de lavision" que la littrature vient projeter dans la langue 4; del'autre, cette ce vibration ontologique" du phnomene,inaccompli en son principe, comme le souligne Marc Richir,puisque toujours a retracer dans sa logique singuliered'inclusion rciproque S, mais qui n'en releve pas moins d'unevise de l'etre-sens.

    Incompatibles, et nanmoins inextricablement mels, cesdeux mouvements trament la texture complexe d'une ceuvre quine cesse de mnager, dans l'exprience duplice de la vision, lavoie d'une rciprocit OU renaitrait l'unit. Il ne s'agit nuIlementde rcuser l'originalit d'une phnomnologie selon laquelle lephnomene ferait partie du champ phnomnologique luimeme, empechant ainsi son plein accomplissement 6. Il s'agiraitplutot de cerner les limites ou en tout cas les zones de flottementqui entravent, dans I'aisthsis ainsi pense, la stricteapprhension de I'exprience esthtique. On releyera deuxpoints de bute conjoints : la rversibilit du regard, qui fait duchiasme un entrelacs ; l'quivalence implicitement tablie entre

    ~ l ' p a i s s e u r , htrogene, lacunaire, et la profondeur, OU ' O ! ! ~ ~ d ~ D : : Z I 1 8 0 1 t e n d ses ramific_ations.Bien que de ralisation toujours imminente, le principe

    de rversibilit est con;u comme ce vrit ultime" de larecherche et du texte (VI, 204). Certes le recroisement incessantinterdit le renversement dialectique, et donc la synthese ; c'estun change mobile qu'il convient de suivre, en dpla;antconstamment le point de vue - du voyant au vu qui le regarde,

    , du toucher au ce toucher du tucher" par OU le visible sedveloppe en monde tangible, et le "sujet touchant" passe au

    '.' png de touch" (VI, 176). Ainsi s'a ffirme une interpntration/ mouvante du sujet et de l'objet, qui interdit d'en faire desI c a t ~ K c : > . r i ~ . s J i x e s . Mais cet apport critique de Merleau- Ponty\. trace sa propre limite: carIe va-et-vientd'une posture a I'autre

    mnage a terme, par l'ouverture croissante du champ de

    Esthtique ou phnomnologie ?

    l'analyse, le renforcement d'une subjectivit qui possderad'autant mieux le visible qu'eIle en aura t eIle-meme possde(VI, 177-178). To ut impersonnel qu'il soit, le moi du philosophecontrole en fait la rversion ou il se risque. En se dotant d'uncorps tactilJ, en se laissant etre vu au moment ou il voit, le sujetouvre le monde a sondsir; et la multidimensionnalit del'exprience sensorielle concourt tout a la fois a disperser leregard et a amnager une vision ce exemplaire" (VI, 179),ce vraie " (VI, 192), ou le sujet serait enfin visible pour lui-meme(VI, 193) et accderait ainsi a la plnitude de l'etre charnel. Dansle f a c ~ : : - a = i a . ( ; ~ _ d _ u voyant euiu--vismkJesdeux ranges en miroir forment un systeme bien li, sur lequel je table " (VI, 192). Etla symtrie des postures, le relevement (;rois du visible et du

    t a f ! g i b l S ; _ = _ " ~ u tangible et de l'invisible - operent au profitpremier du s u j t ~ u ' s u j C p i t i c u l i e r mais bien de I'etresujet, ou plus encore de l'etre du sujet, percevant et pensant,pensant en cela qu'il per;oit et est per;u, autrement, totalement.

    Qu'advie nt-il alors de l'objet de vision, plus prcismentde la chose singuliere - couleur, surface, grain, contour ous'enrobent les traits d'une ceuvre vue -Iorsque la visibilit se faitrversible sur le chemin de la pense-sujet ?Voici le rouge errant- ou laineux, ou mtaIlique, ou po reux - un certain ton de rougedivergeant de tout autre rouge ou de toute autre couleur; maisle voici aussi, par le ce tissu d'etre invisibl e" auquel il se rattache,naviguant dans ce le champ des choses rouges ", ouvr ant unce dtroit" entre des horizons ce bants ", et faisant rson nerdans sa ce modulation phmere " comme une ce cristaIlisation del'etre color" (VI, 174-175). tonnant passage, ou ladclinaison du rouge ne cesse d' osciIler entre la diffrenceirrductible des tons et des couleurs et une latence qui lesrecouvrirait tous. On dcouvre ici I'quivoque d'une notion dec h a ~ l ! . i , en affectant d' paisseur les choses comme les etres,leur confere en meme temps une qualit d'etre ce enprofondeur" (VI, 179) ou se dplie I'invisible.Par la r v e r s i b i l i t C e - a 1 e S _ l ' ~ p < l i _ s . ~ ~ u r , cette vertucharneIle venue du corps, cette virtualit palpable de dispersiondans la proximit, l'pais donc, opaque, clat, devientI'quivalent du profond ou se ralise la communication des deuxspheres, l'enlacement des deux feuiIlets, qui se ressemblentmeme s'ils ne se recoupent pas. Telle est la prgnance d'unetexture mnageant I'espace d'un comme " entre des visibilits

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    pourtant incompossibles (VI, 179). La bance ouverte parl'exprience comporte en elle-meme sa propre rparationpuisqu'en s'incluant dans la chose vue le regard dcouvre laprofondeur sous cette surface (VI, 182), ce qui peut se direaussi la superficie d'une profondeur inpuisable (VI, 188). Sedrobant, l'autre face s'annonce. L'horreur du vide, quihabite la visibilit (VI, 184), trouve ainsi dans l' changeincessant du visible et de l'invisible la mise. en aete d'une ffarmoiiepttablie (VI, 175), selon laquelle la solidarit dela vision et de l'cran se trouverait a la fois fonde dansl'exprience divise du visible et conjure par le nouveauprincipe d'invisibilit qu'elle comporte: une invisibilit qui, endevenant intrinseque au visible, l'envelopperait en le doublant etlui donnerait ainsi sa profondeu r. Entre visible et invisible, c'estl'invisible qui l'empone, parce qu'il constitue l'etre de lavisibilit(qwrranscenctetr-vision. Ainstdja du sujet percevant,dtob et du ' ~ m e gesteampIfi d'etre au sein du monde qui lepen;oit. Dans l'change rversible construit par Merleau-Ponty- du sujet et de l'objet, de l'invisible et du visible - il n' est desymtrie que dissymtrique; la rversibilit profite au termefondateur, qui se nourrit et s'accroit de son renversementprovisoire. Et la diffraction Ol! s'enveloppe le sensible n' en faitque mieux rayonner la face cache du cube (VI, 184), cet lment ou encore ce ton de l 'etre (VI, 178) querencontre le corps voyant, cet esprit ou p e n s e ~ l , l ' i L [ ~ u t Jaire

    a p p a r a i t r ~ ~ dans l'infrastructure-oelavision-(VI, 191). Enjeu del ~ ; , l'apparaitre se dfinit a partir d'un projetmtaphysique, et c'est a la rencontre de l'etre qu'il se rend par ledtour d'une aisthsisa vocation transcendantale.

    Une nouvelle pense de l'etre commande ainsi la penseesthtique. Le plan initialement prvu par Merleau-Ponty notaitd'ailleurs, en titre programme de la premiere partie, Etre etmonde, chang ensuite en L e visible et la nature 7. Enprenant la place de l'Etre, la visibilit va certes en modifierl'apprhension, mais elle devra conforter une quete ontologiquequi rgit l'ensemble de la dmarehe meme si elle s'estompe dansses parties fragmentes. L'preuve esthtique restera donesubordonne a l'ordonnanee d'une reeherehe qui en ralit lacontredit : si la notion de eorps pereeptif, tel que l'inventeMerleau-Ponty, vient barrer la maitrise du regard, l'ouvrant auparadoxe sensoriel de la disjonetion, le prineipe d'incorporation

    Esthtique ou phnomnologie ?

    de la vue dans le monde, en assurant la soudure des cots,la runion des proprits, vient rsorber l' cart dalla concentration des eontraires (VI, 179-181). Entre l'etrel'esthtique, les voies ne peuvent alors que diverger.

    En tmoigne l'usage que Merleau-Ponty fait du texproustien : choisissant l'ide musicale pour sa valeur embl,matique de tome ide esthtique, il retient finalement depetite phrase l a rserve invisib le qui. qualifie l'ineonnu (l'ide (VI, 199). A t r ' ~ e ' r s ' l e s notions d'cran et de doublure, p:l'absence meme de positivit, qui vont spcifier l'invisible, c'ele voilement qui est privilgi, dja projet vers l'ide pure, Ol!langage oublie l'aparie perceptive a laquelle pourtant le texproustien ne renonce paso En suivant, avec l'exemple de SwanJle cot de Vinteuil plutot que celui d'Elstir, la dmarche (Merleau-Ponty amorce une inflexion du visible vers le sonoret celle-ci s'achevera dans l'invocation finale de la paropotique, ou s'accomplit la rsorption de la vision dans le verbet du verbe dans la vocalisation du monde: Le langage etout, puisqu'il n' est la voix de personne, puisqu'il est la vomeme des choses, des ondes et des bois (VI, 204). Darl'universelle analogie de la parole et de la nature le geste erupture intrinseque a la perception ne peut en fait qls'annuler : le paradoxe initialement pos se trouve alO]retourn, et l'apprhension de l'etre dpendra a la fois dparadoxe initial et de son retournement final 8. De l'idiesthtique recherehe eomme telle dans l'eriture de Proust,ne subsiste done, au terme de l'itinraire, que l'aisthsis d'uride qui permet de penser autrement l'invisible paree que d:elle lui appartient.

    Orient par son ultime retournement, le texte merlealpontyen fait de l'preuve esthtique une pierre de touehe pOlee qu'on peut appeler un bati ontologique : point de passagessentiel, puisqu'il revient a la rversibilit du visuel de restitu. La Ol! le discours philosophique aboutit auxconcepts qu'il a soigneusement crs et disposs en systeme,l'intellectualit musicale pose liminairement ses catgories dontla pertinence ne sera avre que de leur capacit a configurer une

    creanon musicale. L'intellectualit musicale aboutit a desceuvres qui pour elle ne sont pas tant une donne qu'un projet,qu'il s'agisse du projet de les couter autrement, de celui derenouveler leur interprtation ou enfin de celui d'en composerde nouvelles. Ce mouvement claire le statut de la catgoriemusicale : elle est moins descriptive (comme dans le discoursmusicologique traditionnel) que normative et par la toujourspour partie programmatique, la ou le concept philosophique (enparticulier ce!ui de l'esthtique - ou inesthtique -) ne l'estaucunement pour les ceuvres, n' tant nullement dirig versd' autres ceuvres musicales a crer mais bien plutt vers d' autreschamps de la pense. La philosophie s'empare d'ceuvresmusicales pour autant que celles-ci sont dja en tat deconfigurer une contemporanit de la pense. Le discoursphilosophique est ainsi un vecteur qui part d'ceuvres existantespour aboutir aux concepts. L'intellectualit musicale est unvecteur qui part de catgories pour aboutir a des ceuvres, enparticulier des ceuvres potentielles.Cette parenthese sur l'intellectualit musicale ferme, jereviens a mes trois theses, en les reformulant dans notrevocabulaire commun, a mi-chemin de noS domaines respectifs :

    1. C'est l'ceuvre, comme sujet musical, qui coute.2. D'ou la question : que! est le corps de ce sujet de

    l'coute ?3. Ce que l'ceuvre - sujet musical - coute, c'est lamuslque.Ce que n'est pas l'coute

    Avec ces theses, j'vite un double cueil : D'abord celui ou l'ceuvre serait prise comme un objetpour une coute extrieure, pour l'coute d'un sujet individuelpsychologique. L'ceuvre, ici, n'est pas a proprement parlercoute par un auditeur extrieur a elle, un individu-auditeurprexistant qui arriverait dans la salle de concert et ouvrirait sesoreilles pour couter une ceuvre qui y serait donne. le m'cartedone de cette catgorisation empirique de l'coute en posantque c'est l'ceuvre elle-meme qui coute, que l'ceuvre nonseulement n'est pas l'obj et de l'coute mais en est proprement lesujeto le reviendrai tout a l'heure sur les consquences de cepostulat.

    (

    14140 Fran,

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    On peut le dire autrement : l'coute n'est pas unerception. L'coute musicale ne fait pas face a l'ceuvre, pas plusd'ailleurs que le regard pictural ne fait face aproprement parlerau tableau 10. Et cela, en fin de compte, parce que l'coutemusicale est immanente al'ceuvre.

    Tout mon effort tend en effet a rendre l'coute musicaleimmanente a l'ceuvre en sorte qu'on coute l'ceuvre parce quel'ceuvre coute la musique. Il s'agit de penser qu'on ne peutcouter l'ceuvre que parce que celle-ci coute la musique.L'coute est alors un rapport intrieur a l'ceuvre qu'il fautcaractriser sans pour autant recourir a la thmatique del'intimit, d'une intriorit subjective en abime, d'uneprafondeur mditative. Dessiner le pli intrieur de l' ceuvre et dela musique, la ligne de fracture entre l'une et 1'autre, se fera aumoyen d'un corps, qui affirme et se rtracte, on va voircomment.

    Second cueil : celui OU l' ceuvre s' couterait elle-memeet fonctionnerait en une sorte d'autarcie rflexive, l'coutedevenant pour l'ceuvre le nom de sa conscience de soi. Cetcueil conduirait a concevoir le sujet de l'coute comme uneconscience de soi. Or s'il y a dans l'ceuvre, a l'ceuvre, uneconscience de soi, elle est a mon sens discernable dans unventuel thmatisme musical de l'ceuvre : j'ai longuementdvelopp cette these ailleurs 11 - le theme comme figuremusicale de la conscience de soi - et je n'y reviendrai pas ici.A cela j'oppose que l'ceuvre coute la musique et doncque l'ceuvre, sujet de l' coute, n' en est pas l' objeto Le point qu'ilva me falloir alors soutenir, c'est qu'en vrit l'coute est sansobjet et que la musique (qu'coute l'ceuvre) n'est pas en positiond'objet. Soit : l'coute a un sujet mais n'a pas a praprementparler d' objeto

    l' vite ce double cueil en posant d'une part que l' ceuvren'est pas objet de l'coute mais sujet, et d'autre part que l'couten'est pas conscience de soi al'ceuvre mais un rapport de l'ceuvreala musique qui n'objective pas la musique pour autant.Quelques propositions ngatives eomplmentaires

    L'coute n'est pas pense ici comme relationintersubjective, plus communment dit comme rapport al'autre. La musique n'est pas ici l'autre de l'ceuvre. Et si 1'ceuvre

    est mise en position de sujet, la musique, bien sur, ne sauraitl'etre. En traduisant tout ceci dans un vocabulaire lacanien, onpourrait dire que la musique est en position de Grand Autre del' ceuvre. Mais l' Autre n' est pas un sujet et le rapport entre unsujet et son Autre n' est pas intersubjectif mais bienintrasubjectif.

    L'coute ne releve donc pas ici d'une rcipracit. Ellen' est pas une relation symtrisable.L'intersubjectivit en musique, c'est le rapport entre lesceuvres. Or je ne crais pas qu'on puisse vritablement tenirqu'une ceuvre en coute une autre. Si une ceuvre se rapporte aune autre, c'est par une sorte de critique interne, qui ressaisit telou tel trait d'une autre ceuvre pour se 1'incorporer et en tirerd'autres partis.

    La vritable critique musicale devrait toujours avoir cettedynamique : dynamique de cration OU ce qui rpond a uneceuvre, c'est une autre ceuvre et non pas un jugement. Lacritique de juge ment (celle des jo urnaux, dont il est aujourd'huid'usage de se plaindre qu'elle n'existe plus) est assez dpourvued'intret sauf peut-etre quand elle mane de quelqu'un qui n'estpas musicien car la critique peut etre alors 1'indice d'une mise enrapport de champs disjoints de la pense. C'tait, par exemple,le cas des critiques de peinture par Baudelaire dont on discernebien qu 'elles s'alimentaient a sa vision ramantique de lacorrespondance entre les arts (cette vision tait ramantique enceci qu'elle supposait l'existence de L'Art, d'un grand Artcommun ala pluralit des arts).

    En fait la vritable critique musicale se dploie al'intrieur du concert, par le rapprochement en un meme lieu etun meme temps de diffrentes ceuvres qui peuvent ainsi entrerde maniere sensible en relation 12. S'il y avait quelque chosecomme une coute entre ceuvres, ce serait donc a1'intrieur d'unconcert OU diffrentes ceuvres sont donnes conjointement.Mais le mot coute resterait ici un peu trap mtaphorique.

    Pour donner un autre exemple de rapport intersubjectif,Franr;ois Regnault, dans un livre sur le thatre franr;ais 13,soutient que le thatre cornlien nomme gloire le rapport entrel'amour et la politique, la possibilit meme que l'amour et lapolitique se nouent et non pas s'opposent et se disjoignenttragiquement. Ici l'intersubjectivit entre ces deux domaines estthmatise comme nceud (Franr;ois Regnault oppose ici la figure

    14342 Fran;ois Nicolas coute, audition, perc eption: que! corps aI'a:uvre ?

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    classique du nO?ud ala figure baroque du pli). Mais l'coute n' estpas un na:ud, ni d'ailleurs un pli. L'coute ne releve pas d'unrapport intersubjeetif.

    En fait, l'coute n'est pas un rapport eonstitu (par lerapproehement entre deux termes prexistants, tels 1'a:uvre et lamusique) mais est un rapport eonstituant (qui ouvre la distanee,interne al'a:uvre, entre elle et la musique).

    Enfin, je le rappelle, l'coute n' est ni la pereeption nil'audition.Ces propositions ngatives poses, qu 'est-ee alorspositivement que l'coute, que eette coute de la musique par1'a:uvre ?D'abord, l'coute est quelque chose qui jaillit en eoursd'a:uvre. Ce n'est pas une donne prliminaire de l'a:uvre quiserait garantie par la simple existence de son excution, de saconstitution sonore. Ce qui est garanti par l'existence sonore deI'a:uvre, e'est la possibilit de son audition, de son valuationintgratrice. Mais 1'coute ne l'est paso L'coute, pour autantqu'il y en a vraiment une, appara't a un moment, momentrelativement diseernable. Ce moment, je l'appelle momentfavori. 1'en ai tent ailleurs 14 une premiere caractrisation, aumoyen d'une typologie assez prolifrante. Je ne le referai pas iei,me contentant d' en rappeler les grandes lignes.Moments favoris

    Un moment favori n'est pas un morceau choisi : il n'estpas un morceau (un moment favori est fondamentalementincomplet, il n'est pas une partie autonome, semi-complete) et iln'est pas choisi (par un individu : dans un moment favori e'estbien plutot l' a:uvre qui ehoisit et ravit son auditeur).

    Un moment favori n'est pas un beau passage 15: il n'estpas un passage (le moment favori n'est pas dtaehable de soncontexte : il n'est pas aproprement parler traitable comme unecitation) et il n'est pas vraiment beau : il aurait rapport ausublime plutot qu'au beau (le moment favori est une breche del' a:uvre vers ce qui l' excede plutot qu'une appropriationmomentane par I'a:uvre de ce qu'elle viserait).

    Un moment favori est un moment bref (quelquessecondes).

    Un moment favori est situ: son caractere de momentfavori tient essentiellement a son placement en un moment de l'a:uvre. Tout en tant bref, un moment favori a une intrioriten mouvement (il n' est pas intrieurement homogene : il est aluiseul une dynamique, une volution). Un moment favori contraste avec la situation danslequel il intervient : il dverse une breve intriorit qui sedistingue de ce dans quoi il advient; il ajoute en meme tempsqu'il interrompt.On distinguera trois types de moments favoris :

    - Les moments de partance OU l' a:uvre dcolle del'intrieur d'elle-meme (et non plus extrieurement, comme enson entame chronologique). Ces moments favoris (ou l'a:uvres'auto-entretient) relevent avant tout de la construction del'a:uvre.- Les moments de douce violence ou l'a:uvre retourne sapuissanee musicale eontre 1'instrument pour l'arraeher a soneours institu et le transfigurer. Ces moments favoris (oul'a:uvre se plie sur elle-meme) relevent prioritairement del'expression.- Les moments de vertige ou l'a:uvre se suspend dansl'intensit d'un vide intrieur qui lui est propre, moments quisont tout aussi bien moments d'carts intrieurs ou l'a:uvredcline sa propre libert au gr d'un pas de cot. Ces momentsfavoris (ou l' a:uvre se dchire, le silenee se rvlant ici d'unepetite dviation) relevent essentiellement de l'introjection del'a:uvre.Remarque terminologi que : j'opere ici un dplacement decatgories antrieures. l' appelle introjection de l'a:uvre sonintensification intrieure, qui n' est nullement la constitutiond'une intimit de l'a:uvre mais plutot d'une intensit.

    On pourrait alors dire : l'coute, c'est en vrit l'existencememe de l'O?uvre. C'est-a-dire que 1'a:uvre existe pour autantqu'elle coute et, finalement, 1'a:uvre ne peut etre eoute queparce qu'elle-meme eoute dja.Somme toute, ce qu'on appelle notre coute del'a:uvre n'est que la dsignation de notre maniere de nousincorporer al'a:uvre, de devenir momentanment ce sujet qu'estl'a:uvre. couter l'a:uvre - au sens prcis que je tente de donnerici au mot coute - e'est done devenir l' a:uvre elle-meme. Car il

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    est c1air, je pense, que l'ceuvre ne saurait etre le simple objetqu'est la partition. L'ceuvre n'existe pas comme simple partitionmais bien en tant qu 'elle est joue. Elle existe comme etre s onor esensible. Et si je parle de sujet musical a propos de l'ceuvre, c'estbien en entendant par a:uvre quelque entit vaste, incorporantbien sur cet etre de papier qu' est la partition mais galement lesralits sonores concretes des diffrentes interprtations et, plusgnralement, l'ensemble des phnomenes auxquels cesralisations sonores donnent lieu au moment de leur mergence.

    Si vous voulez, j'incorpore a l'ceuvre, j'integre a sonexistence musicale tout ce qui se passe dans la salle de concertlors de son interprtation. Par contre, ce qui se passe en dehors,avant ou apres, en particulier les discussions auxquelles cetteinterprtation et cette coute peuvent donner lieu, je l'indexenon plus a la simple existence musicale de l'ceuvre mais plutt ases effets sur la situation musicale.

    En ce sens, l'ceuvre d'art est finie : elle est le nceud d'unetre de papier (minemment fini car fait d'un ensemble fini delettres musicales : la partition) et d'une existence sonoretroitement circonscrite dans les limites d'une excutiondonne.

    Etre et existence : somme toute, la question de l'coutenous confron te a ces questions philosophiques. Je consens a m'ylivrer en partie devant vous, pa r courtoisie pour votre invitationautant que par dsir (refoul ? ) de philosophie. Je dirai alorsceci (avant de revenir a un vocabulaire plus spcifiquementmusical).

    Ce qui se passe dans le moment favori, momentminemment localisable, c'est que l' ceuvre y vient a l' existencevritable, c'est-a-dire que sa logique (soit sa consistanced'apparaltre et non plus ses regles d'etre) y est donne, c'est queen ce point le principe gnral de son etre-la y est dlivr. Jetraduis : en ce moment favori, l'coute jaillit, une coute qui estla forme spcifique d'existence de l'ceuvre, lgitimant que, pournous, se mettre a l'couter soit en fait s'y identifier, s'yincorporer, participer au principe meme de son existence et nonpas l'valuer de l'extrieur. En ce moment favori la logiquemusicale de l' ceuvre pointe sa loi d' existence propre, sonprincipe de consistance musicale et non plus sonore.

    Une fois prsent le moment favori comme pointsingulier de l'ceuvre, comme foyer irradiant son existence

    globale, restent les questions suivantes : que se passe-t-il apres lemoment favori ? Qu e fait l'coute apres le moment favori ?

    Le(s) eorpsCest en ce point qu'il me faut introduire la dimension du

    corps. Mon hypothese est que l'coute est une opration sur lescorps faisant merger un nouveau corps, un corps mritantvritablement le nom de musical (et non plus seulement demusieien), et qui est intelligible comme nouveau rapportinstaur au corps musicien. Pour ce faire, j'introduis unequadruple distinction entre:

    1. le corps humain physiologique,2. le corps du musicien,3. le corps musicien,4. le corps musical.Cette distinction permet de diffrencier les corps en jeu

    respectivement dans la perception, dans l' audition et dansl'coute et donc de rpondre aux questions :

    - Qui pert;oit et avec quel corps ?- Qui auditionne et avec quel corps ?- Qui coute et avec quel corps ?1) Sur la perception, la rponse est la plus simple: c'est

    l'individu qui pen;:oit, avec un corps physiologiquementdlimitable. Voir les tres nombreuses tudes psychoacoustiquesde la perception, assez peu stimulantes, faut-il le prciser, pourl'intellectualit musicale...2) Sur l' audition, la rponse est dja un peu pluscomplexe. Cest toujours l'auditeur individuel qui est en jeumais on lui prsuppose u ne a ptitude subjective musicale propreen sus de son corps physiologique; on le suppose dot d'undsir de totalisation de l'ceuvre, d'un dsir d'unit musicale oude Forme. Bref, on le suppose musicien et plus seulement animalhumain indiffrenci. Selon les diffrentes auditions (je proposed' en distinguer trois, selon un ordre croissant et cumulatif 16), onprendra alors en compte des aptitudes musicales croissantes.Pour intgrer l'ceuvre au fil de son exposition, il faut un corpsqui vibre au rythme du corps des musiciens qui jouent l'ceuvre.I1 faut une aptitude a ressentir dans son corps les mouvementsmeme des instrumentistes. I1 faut suivre l'ceuvre en pousant

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    les gestes physiques de ceux qui l'excutent. 11 faut mimerintrieurement les configurations des corps des musiciens. Seulce travail permet de comprendre (de prendre avec " soi) ce quise passe et d'en valuer (d'en jauger 17) l'importance pourl'ensemble de l ' ~ u v r e .

    On voit que le corps du musicien mis en jeu est un corpssavant, qui sait ce que veut dire jouer telle phrase musicale, quisait ce que signifie tel geste .. . 11 est essentiel de mesurer co mbienla mise en jeu des corps n'efface pas ou ne minimise pas lesoppositio ns entre savoir et ignorance mais, tout au contraire, lesreleve et les accentue : un auditeur non musicien (qui ne sait ceque veut dire un corps humain jouant d'un instrument demusique) est ici plus ignorant que l'auditeur connaissantdans son corps ce que veut dire jouer de la musique. lei, le savoirdes corps l'empone absolument sur le savoir discursif et surl'habilit a verbaliser.

    ra i done dja pos:- un corps humain physiologique,- un corps de musicien, qui est ce corps humain en tant

    qu'il agit musicalement, qu'il fait de la musique, qu'il joue : c'estle corps de l'instrumentiste, mais aussi du compositeur(ressentant ce qu'il crit) ou de l'auditeur (intgrant ce qu'ilentend).

    3) 11 me faut maintenant prsenter ce que j'appellerai lecorps musicien proprement dit et qui est cette fois le corps acorpsd'un corps de musicien et d'un corps instrumental. L'hypotheseest ici que le propre du corps musicien est d'etre un corps acorps, un rappon entre deux corps : entre le corps du musicienet le corps de l'inst rument. Somme toute, ce qui agit en musique,ce qui rayonne et irradie, ce qui projette le son, e'est ce corps acorps, et non pas un seul corps 18.

    Ce qui impone pour la musique, c'est que le son qui enconstitue le matriau 19 provienne d'un tel corps a corps.Je sais ce que cet nonc peut avoir de provocateur al'heure de la musique lectroacoustique, de la musique concrete,de la musique par ordinateur, si ce n'est de la musique techno ...Je crois cependant prfrable de tracer une nette ligne dedmarcation entre musique produite par des instruments demusique et musique produite via des haut-parleurs. Ce quiso n de haut-parleurs , je prfere le penser comme des images demusique plutt que comme musique proprement dite, et je

    rserve alors le terme de musique a ce qui rayonne apartirdu corps acorps d'un musicien et d'un instrumento Ceci tient aufait que ni le haut-parleur, ni l'ordinateur ne peuvent etreconsidrs comme instruments de musique apa n entiere : lehaut-parleur est une simple membrane, ce qui ne saur ait suffirea composer un corps; et l'ordinateur, lui, n'est qu'un oprateurde calcul dont les paniculari ts physiques sont, pour ce qui nousoccupe ici, insignifiantes.Le corps musieien est done constitu d'un rappon entreun corps mcanique et un corps humain.

    La these que je soutiendrai alors est que le travail del' ~ u v r e peut etre suivi ala trace a panir de la mise en jeu de cecorps musicien. Tout le point va etre de comprendre comment

    l ' ~ u v r e prsente ce corps musicien et comment elle l'absente oune l'absente pas, comment l'ceuvre s'appuie sur ce corpsmusicien et comment elle l'efface. C' est apanir de ce traitementdu corps musicien que je propose d'analyser le travail musical de

    l ' ~ u v r e . Je ne dis pas que tout le travail de l ' ~ u v r e s'identifie ace traitement, mais que ce traitement constitue une dimensionessentielle de la stratgie musicale de l' ~ u v r e .

    4) J'appellerai alors corps musical ce traitement du corpsmusicien par l ' ~ u v r e . En ce sens ce que je propose de nommercorps musical ne dsigne pas a proprement parler un nouveaucorps physiologique ou physique mais le rappon de l' ~ u v r e aucorps musicien (Jequel est lui-meme un rappon entre deuxcorps empiriquement constitus).On peut aussi dire : corps musical dsigne ce qui du corpsest musicalement al'a:uvre.L'hypothese gnrale que je vais suivre ici, et qui lgitimece dveloppement sur le corps, est que l'coute telle que jel'entends -l'coute par ' ~ u v r e de la musique - a pour envers laproduction de ce corps musical. On ne dira pas que l'coute estcoute de ce corps musical mais que l'coute s'appuie sur lecorps musical comme mise adistance du corps musicien.Les quatre types de corps musical

    Pour aller droit a mes conclusions, je propose dedistinguer quatre grands types de corps musicaux, ou, plusexactement, 1 + 3.

    148 eoute, audition, pereeption : quel eorps al' ceuvre ?

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    11 y a d'abord un premier type, qu'il faudrait en vritcompter comme type Oplutt que type nO 1, qui serait un corpsmusical avort. 11 s'agit ici de prendre en compte ce typed' ceuvres OU le moment favori convoque l'existence possibled'un corps musical pour ensuite n'en plus soutenir l'existence etla rabattre a l'affirmation triomphante d'un simple corpsmUSlClen.

    J'en donne tout de suite un exemple tres simple avec ledbut du troisieme concerto pour violan de Saint-Saens.L'attaque est ici saisissante : on entend le crin de l'archet quifrotte, rape, met en branle musicalement les cardes, qui arrachela musique aux bruits de l'instrument, violence savoureuse. Puiscet appel et cette leve se perdent en un discours musicalementacadmique qui, rtroactivement, c1aire cette attaque commeun simple effet, comme une accroche astucieuse, comme unpiment dlectable sans consquence ultrieure si ce n' est denouvelles affirmations d'un corps musicien dchain. Gn peutappeler ce corps musical le corps virtuose a condition d'entendreici par virtuose un mode de prsentation acadmique du corpsmusicien par opposition avec le type suivant, OU l'exposition ducorps musicien va payer le prix de son exhibition. Le type suivant, je l'appellerai le corps exhib. Cettefois, l'opration constitutive du corps musical va consister aexhiber le corps musicien (le corps a corps de l'instrumentiste etde l'instrument) en une figure qui affecte le corps virtuose d'unemarque de douleur : non plus le triomphe dtach de la maitriseinstrumentale mais la figure d'un corps inspir et transi par cequi le traverse. Le corps musicien reste ici a I'avant-scene. C'estlui qui est pos comme garant de l'existence musicale. Mais cequi indexe la prsence de la musique apres le moment favori estla douleur que ce corps musicien supporte dsormais, dans lacontinuation de l' ceuvre. J' appellerai ce corps le corps inspir. LaOU le corps avort et virtuose droulait une mcanique inusableet satisfaite de sa compltude, le corps exhib et inspir exposeson tourment d'etre mis a I'preuve d'une musique plus grandeque lui, venant le frapper, le terrasser, lui commander ce qu'il nesaurait faire mais que malgr tout il doit faire.Beaucoup d'ceuvres romantiques relevent de ce registredu corps inspir. coutons par exemple cet admirable passage ala fin de la premiere Ballade de Chopin. 11 me semble quequelque chose d'une profonde insatisfaction de ces lans

    s'expose la : on est ici la proie d'affects passifs, camme diraitSpinoza, et done d'lans qui vous laissent insatisfaits car ilsn'appellent que leur retour a l'identique sans etre a meme detransformer effectivement la situation musicale OU ilsinterviennent. Gn pourrait dire aussi, dans un vocabulaire pluslacanien : il y a la, en cette passion, en ce passionnment, commeune sorte de peine a jouir ". Cette insatisfaction musicale tient,me semble-t-il, a ce traitement musical du corps musicien OUcelui-ci n'est pas mis a l' cart, a distance mais au contraire levsu r l'estrade (dress sur un calvaire ... ) pour exhiber lesconvulsions dont il est l'objet et qui attestent seules que lamusique est la, a I'ceuvre, qui le transit en lui dictant sa loi 20.Autres exemples, tirs cette fois du jazz, s'il est vrai quel'improvisation est la seene privilgie des corps tordus parl'inspiratio n : je rapproche deux exemples batis sur le memedcalage infime entre mains gauche et droite dans le cadre decette logique archa"isante de la pompe (stride). Le premier relevedu corps virtuose, faiseur d' effets (Eroll Garner : AutumnLeaves); le second renvoie au corps inspir, tordu par lamusique (Thelonius Monk: Don't blame me).

    Type n 2 de corps musical (le troisieme prsent), c'estce que j'appellerai le corps excutant.Gn a ici affaire a ce style de pense que j'appelleconstructiviste. L'ide est ici de purement et simplement effacerle corps musicien, c'est-a-dire le corps a corps entre instrumentistes et instruments. 11 ne s'agit pas seulement de le tenir adistance des trteaux, de l'oublier pour se tourner vers lamusique mais bien plus encare d'oublier cet oubli, de forc1ore(et pas seulement refouler) son existence. 11 s'agit que la maitrisemusicale s'affirme avec d'autant plus de vigueur qu'elle fait lapreuve de sa capacit a effacer tout pathos instrumental, adissiper toute trace d'un vibrato du corps a corps. Gn n'est pasici dans la po sitian acadmique releve en premiere position caril s'agit alors d'une forc1usion, donc be! et bien d'un traitement , I,du corps musicien et non pas d'une inconsquence ou d'unlaisser faire. 11 en va bien d'un corps musical en ce qu'il s'agit dediriger le (ou les) corps musicien(s) en sorte qu'il(s) soi(en)tentierement subordonn(s) au rsultat musical attendu. Pourdonner un exemple simple, les interprtatio ns par Pierre Boulezde bien des pages sont saisissantes par la minutie de leur lecture,l'exactitude de leur rendu (et qui les entend pour la premiere fois

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    ne peut qu'etre redevable au chef d'ainsi restituer ce qui, avantlui, n' avait jamais pu etre entendu d'une partition - je songe, parexemple, au nouvel enregistrement qu'il a ralis il y a quelqueannes de MoiSe et Aran ... ).

    Pour vous donner un exemple tir d'une a:uvrecontemporaine, j'aime particulierement la coda du second Livrede Structures pour deux pianos de Pierre Boulez car j'entendscette fin comme le violent retour d'un refoul (il faudrait plutotdire, pour suivre la mtaphore psychanalytique et se situer dansles psychoses plutot que dans les nvroses, le moment de criseexalte d'un maniaco-dpressif), 1'explosion d'un corps a corpssoigneusement effac jusque-la au profit de structures excutesau plus juste, dans une importante abstractian de leur tatinstrumental.

    Apres le corps de l'inspiration musicale, puis le corps del'excution musicale, vient le dernier corps musical qui est celuiqui me tient le plus a ca:ur. De quoi s'agit-il ici ? 11 s'agit que lecorps musical se constitue par mise a juste distance du corpsmusicien. La constitution de cette juste distance, qui peut aussis'appeler lgitimement refoulement du corps musicien, oueffacement, ou retrait, je l'appellerai indiffrenciation ouneutralisation de ce corps musicien.

    Les exemples le plus canoniques relevent de la musiquede Jean-Sbastien Bach. Cette musique met en a:uvre unepuissance d'indiffrenciation instrumentale qui consiste non pasa ignorer les particularits des corps musiciens (en particulierdes corps instrumentaux) mais bien plutot a les mettre de coten connaissance de cause, sciemment, en sorte que cette mise decot devienne un enjeu musical de l'a:uvre et non pas uneopration secondaire ou marginale.

    Dans le duo Qui sedes ad dextram patris de la Messe en si,l'ide est que les memes phrases musicales passent a travers deuxcorps musiciens de natures tres diffrentes (le corps de l' altisteet celui du hautbois d'amour) en sorte d'exhausser la musiquequi reste, par dpot de ces particularits. Ceci rejoint le travailpolyphonique et contrapuntique de Bach qui affirme l'galitdes voix par-dela leurs diffrences empiriques (de timbres, deregistres .. . ). Pour que se constitue une pluralit harmonieusedes voix (comment mieux nommer cela que du beau nom dejustice? ), il faut 1'galit des voix, et ceci passe pa r unrefaulement des corps musiciens en leurs particularismes. 11 faut

    que se dposent, a l'entre de la polyphonie, les spcificits descorps musiciens pour que le grand corps musical dplaie sapUlssance.

    Dans la premiere Sonate pour flitte et continuo de JeanSbastien Bach, le moment favori tient a quelques mesures quion t le privilege unique de rvler 1'etre meme de la flute(j'entends ici par flte non pas le simple instrument mais bien

    ,

    II1,.,1

    sur, conformment a mes theses, le corps a corps d'uninstrumentiste - ici soufflant - et d'un instrument - ici 1rsonnant). Gn voit apparaitre le souffle du corps musicien 11grce a la distension des registres au milieu d'un legato comme 111on discerne la trame sous-jacente d'un tissu en en distendantprovisoirement les mailIes avant de le laisser ensuite reprendresa forme primitive.

    Ce t exemple ne disconvient pas a l'indiffrence instrumentale (quoiqu'il mette a jour une particularit instrumentalede la flute) en ce qu'il laisse ensuite le tissu reprendre sa formeusuelle. Le rsultat est qu 'on coute la suite de l'a:uvreautrement qu'on ne 1'coutait avant ce moment : avec lesouvenir de ce souffle tentant de franchir de vastes intervaIlesdans une continuit de geste difficile a maintenir dans des degrsfortement disjoints. Ce moment (moment favori) est symptomede ce qui est ignor avant lui puis, apres, refoul ; et la musiquepeut affirmer sa puissance d' avoir affirm ce qui supportait cettephrase mais ne devait pas occuper durablement le devant de lascene.

    En un sens, ce moment invente une singularit de la flute(entendue cette fois comme corps musical) en ce quel'apparition fugace du corps musicien en ses particularits estmise au service, par son effacement meme, de tous les autresinstants ou ces particularits ne sont plus mises en avant maisretires. C'est aussi dire qu'il ne s'agit pas ici de montrerlocalement quelque effet de la flute (en l' occurrence quelqueeffet bruissant, rsultant du souffle qu'elle convoque 21). Gn estau plus loin de l'effet sonore.

    Pour mieux le comprendre, je citerai le dbut d' Igitur : Quand les souffles de ses ancetres veulent souffler la bougie, ildit cepas encare /" Lui-meme a la fin, quand les bruits aurontdisparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de cesimplefait qu 'il peut causerl'ombre en soufflant sur la lumiere.

    15352 Fran;ois Nicolas

    Il s'agit ici de susciter l'ombre en soufflant la lumiere,

    coute, audition, perception : quel corps al'ceuvre ?celle d'adhrer a l'a:uvre, de preter son corps (le corps que j'ai

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    c'est-a-dire de provoquer la musique en agitant le corpsmUSlClen.Le corps musical est ici exemplairement le mouvement deneutralisation du corps musicien tendant a instaurer unedistance, une tension, un cart vers la musique. Cette distanceest proprement ce que je nomme le corps musical. Si bien que,dans l'exemple prc dent de Jean-Sbastien Bach, on peut direque le moment favori, mergence de la flute comme corpsmusicien particulier, ouvre a une singularisation de la flute, cettefois comme corps musical.On a donc musicalement affaire a quatre corps musicaux :- un corps avort et virtuose,- un corps exhib et inspir,- un corps forclos et excutant,- un corps retir et interprtant.eoute et eorps

    Si l'on m'a suivi jusque-la, comment remonter de cecorps musical jusqu'a l'coute ? Comment l'coute procede-telle de ce corps musical? Tachons d'achever cette boucle ennouant le corps musical a l'coute, sans prtendre pour autantpuiser ici le parcours. Q . / v c ~ T C ~ ' On a en fait rencontr deux coutes, enchevetres : D'un cot une coute que j'appellerai phnomnalenomme le mouvement d'adhsion de l'auditeur a l'a:uvre, samaniere d'etre incorpor a l'a:uvre, enlev, ravi, tir hors de luimeme, de Sa condition d'animal social 22.Sa catgorie vectrice est celle de moment favori :l'coute jaillit en un moment du droulement de l'a:uvre au grd'une coute flottante . L'coute n'est pas, comme la

    perception ou l'audition, une capacit structurale, toujoursdisponible chez l'auditeur. On peut toujours auditionner une(Euvre; on ne peut toujours couter la musique a1'(Euvre Car i1 yfaut l'advenue (restant hasardeuse) d'un point qui permette al'auditeur de s'incorporer a l'a:uvre le temps de Sa prsentationsensible. Pour couter vraiment la musique d'une a:uvre, i1 faut,a partir d'un moment, etre proprement ravi par elle.L'coute est, a partir de ce moment favori, l'instaurationd'un qui-vive qui va se soutenir durablement d'une conviction :

    appel corps du musicien) aU sujet musical effectif. D'un autre cot, l'coute que j'appelleraifondamentaleest ultimement faite par l'a:uvre : l'a:uvre coute la musiquequ 'elle est prcisment en train d'inventer, de crer, de faireapparaitre. Et c'est bien parce qu'il y a cette coutefondamentale (Ur - coute) - que je noterai dsormais avec unemajuscule (coute) : la grande coute - qu'il peut y avoirl'coute phnomnale de l'auditeur (ou petite coute). C'estpour cela que l'coute de l'auditeur est bien incorporation al'existence meme de l'a:uvre. Si l'on veut bien entendre le motcorps dans incorporation (in - corps - oration), c'est bien en

    e f f a ~ a n t quelque chose de son corps individuel que l'auditeurpeut participer - un bref moment - au corps musical universelde l'a:uvre en tant que celle-ci n' affirme pas l'autarcie d'unnouveau particularisme (culture!...) mais recherche la musiquedans le moment meme Ol! elle la produit par son corps.Qu e le corps musical soit une distance peut aussi se dire :le musieien qui joue une a:uvr e (et s'engage ainsi dans le corps acorps musicien) coute dans le meme temps la musique qu'il esten train de jouer et instaure par la une distance avec ce corpsmusicien, distance dans laquelle il s'installe. Qu e l'a:uvrecoute, elle aussi, nomme alors adquatement ce mouvement deretrait du corps musicien, un peu comme toute couteempirique se soutient d'un oubli de soi, d'un effacement de sonpropre bruit intrieur, non pas tant pour se porter vers l'autreavec ses caractristiques propres que pour dposer lesparticularismes et viser ainsi le meme, c'est-a-dire l'universel.Qu e l'a:uvre, en dposant le corps musicien, vise lamusique reformule des choses tres simples: l'a:uvre vise l'idemusicale plutot que l'effet sonore ; l'a:uvre traverse la matieresonore pour atteindre quelque au-dela du son.

    J'aime a nommer ce mouvement, cet effort, de l'a:uvrecomme son vouloir erre . Toute a:uvre, si elle est vraimentmusicale, ne saurait se contenter de son etre-la, de ce qu 'elle adja dispos a nos sens, ou plus exactement a sa propresensation. Toute a:uvre travaille en meme temps a ce qui estpossible ici et qui n'est pas exactement ici. Toute a:uvreintensifie sa sensation d' exister dans le double geste de poser cequi est ici et maintenant et en meme temps de projeter le voiled'un possible sur cet ici et maintenant. D'un cot l'a:uvre pose,

    Franr,;ois Nicolas54

    et fait confiance en ce qu'elle pose (elle ne r ( ~ v e pas d'un au-dela,

    coute, audition, perception : quel corps a l'ceuvre ? 155

    corps musical, distance al! la musique peut couvrir l'ceuvre de

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    d'un apres ou d'un ailleurs). Mais ce qu'elle pose (ici et pasailleurs, maintenant et pas plus tard) a beau etre dlimit,circonscrit, troitement fini, il n'est pas pour autant puis parun protocole de description. Car ce qui importe, c'est l'intensitavec laquelle elle pose cela qui est dispos a plat, c'est lamodalit qui compase cela qui est dispos en finitude.Ce n'est pas dire la que l'ceuvre serait ouverte (ouverte aureve ou a la nostalgie de l'infini qu'elle voudrait etre et ne saitetre). C'est plutot que l'ceuvre, par-dela sa compositionlmentaire finie, est un vecteur plutot qu'un tas, une nergieplutot qu'une collection. Et l'ceuvre existe rellement en tenanta distance d'elle-meme chacun des termes qu'elle constituelaborieusement et expose soigneusement.Cette distance interne a l'ceuvre, qu'elle creuse, distanceal! s'tablit ultimement la puissance musicale, c'est cela quej'appelle coute. En ce sens, l'coute peut etre aussi bien dite letravail de la sensation musicale tel qu'il participe de l'existencememe de l'ceuvre.Finalement cette distension de l'ceuvre sur elle-meme,qui la met en cart ombrageux a tout ce qu'elle pose et en lequelelle croit par ailleurs dur comme fer, cette ombre porte par lalumiere qu'elle agite sans cesse, s'appelle prcisment musique,musique a l'a:uvre. Et l'coute est le nom de cette attentionvigilante de l'ceuvre pour que ce qu'elle agite sans cesse delumiere soit toujours orient en vue de l'ombre musicale, duhalo sonare, de ces multiples petites traces innombrables(innombrables non pas parce qu'il y en aurait beaucoup maisplus essentiellement parce qu'il n'y a pas sens a dire qu'il y en aune seu le, car il n' y a pas d'unit minimale, d'atome permettantde composer le tout, s'agissant ici d'une traine d'ombre plutotque d'un amas de grains).A ces conditions, l'coute nomme ce qui rapportel'ceuvre a la musique qu'elle fait jaillir au sein d'elle-meme. Etcela explique que se mettre a couter une ceuvre implique demobiliser dans un premier temps son propre corpsphysiologique car il s'agit d'prouver ce qu'prouvent les corpsdes musiciens qui jouent l'ceuvre. Ceci est la condition sine quanon pour, dans un second temps (celui qui suit le momentfavori), pouvoir participer au geste de l'ceuvre qui dpose lecorps musicien et instaure cette distance intrieure qu 'est le

    son ombre. En ces sens, le moment favori peut etre dit le pointde capiton des deux coutes : l'coute de l'ceuvre par lemusicien, l'coute de la musique par l'ceuvre.

    Notes1. Voir La Troisieme audition est la bonne (De l'audition musicaleconr,;ue comme une intgration) , Musictl? Scenttl?, n 2, 1997.2. De ce point de vue, la catgorie musicale de perception s'apparente

    plutot au concept philosophique d' aperception.3. Voir intgrale de Riemann.4. Voir intgrale de Lebesgue.5. Voir intgrale de Kurzweil-Henstock.6. UnDEA.7. Seuil, coll. Des travaux , 1996.8. La Singularit Schoenberg, ditions L'lrcam, L'Harmattan, 1998.9. Voir Petit manuel d'inesthtique, Seuil, 1998.10. Voir Introduction au discours du tableau de Fraill;ois Wahl, Seuil,

    1996.11. Voir Cela s'appel le un theme (Quelques theses pour une histoirede la musique thmatique) , Analyse musicale, n 13, 1988.12. Voir Les Enjeux du concert de musique contemporaine, ditions

    Entretemps-Cdmc, 1997.13. Voir La Doctrine inoui'e (Dix le'tons sur le thtre c!assiquefran'tais), Hatier, 1996.14. Voir Les moments favoris : une problmatique de l'coutemusicale , Cahier Noria, n 12, Reims, 1997.15. C'est le sens adornien de beau moment (Schone Stellen).16. Voir les audi tion s naive, perceptive et rflexive.

    17. Voir la jauge de l'intgrale de Kurzweil-Henstock.18. La voix humaine ne disconvient pas a ce principe du rappon, ducorps a corps, si on veut bien considrer que, dans son moded'mergence physique, cette voix est bien le produit d'unerencontre en un conduit d' air et des cordes vocales vibrantes. Ilfaut done bien concevoir un dmel, interne a la physiologie duchanteur, entre deux entits corporelles diffrentes. Chanter, en cesens, c'est avoir affaire a une dualit scinde du corps humainplutot qu'a sa plnitude unifie et d'un seul tenant.19. Plutot qu'a proprement parler la matiere, qui serait soit la lettre_ en l'occurrence la note -, soit ce corps a corps meme.20. Dans les catgories potiques de Federico Garcia Lorca, c'est laune figure du duende plutot que de la Muse ...

    111'1

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    156 Fran:ois N icola s

    21. Quelque mode de jeu", pour parier des effets devenus les Jean-Luc NANCY

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    ingrdients obligs de tant de partitions contemporaines.22. Ce ravissement ne signifie nullement une passion ou une passivit.

    L'auditeur, ici, n'est pas thmatis comme sujet de ce ravissementpas plus qu'il ne serait sujet d'un moment favori transform en objet " de dsir. Aproprement parier, il n'y a pas de sujet de ceravissement, mais il y a, a partir de, apres lui, possibilitd'existence d'un nouveau sujet qui ne sera nullement passionn" de musique mais plus essentiellement occup afaire de la musique ", comme I'ceuvre en fait.

    LES ARTS SE FONT LES UNSCONTRE LES AUTRES

    L'idal du contenu pur de l'artn'est prsent que par la pluralit des Muses 1.

    Les arts se font les uns contre les autres : cette phrase secomprend de diverses manieres selon les sens que l'on veutdonner au verbe faire et ala prposition contre . Le verbepeut etre pris au sens de s e former ou bien au sens de s'exercer". La prposition peut avoir une valeur d'oppositionou bien de contigult. En ralit, ces quatre modulationsdoivent tendre ici a en faire une seule : les arts naissent d'unrapport mutuel de proximit et d'exc1usion d'attraction et derpulsion, et leurs cruvres respectives operent et s'entretiennentdans ce double rapport.Du point de vue de la naissance ou de la constitution desarts, cette these signifie que les pratiques artistiques, dans leurdisparit (de la posie ala vido, de la performance ala musique,du pavera" au bady ", etc.) ne surgissent pas d'un fond nid'une identit commune qui serait l'art", mais que cetteidentit - peut-etre introuvable - n'est forme que parl'ensemble des pratiques dans leurs diffrences, sans que cet ensemble rsorbe si peu que ce soit leur htrognit.D'une certaine fa;on, 1' art " au singulier n'est jamais donn

    158 Jean-Luc Nancy

    qu 'apres coup, et sans doute seulement pour le temps de la

    Les arts se font les uns contre les autres 159

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    rflexion de son concept, mais non pour le temps de soneffectivit (dans l'excution ou dans la jouissance de l' reuvre, onest en peinture, en musique, pas en art ).Gn peut souligner ce trait par un Contraste avec lascience, dont I'ide meme implique une dfinition de la

    scientificit sur laquelle on t a se rgler les sciences particulieres,et qui plus est selon un mouvement qui comporte au moins atitre asymptotique ou rgulateur, encore aujou rd'hui, I'horizonunitaire d'une physique mathmatique - meme si s'accentueaujourd'hui un mouvement de dispersion des rgions ou destypes de scientificit. S'il est lgitime, au contraire, de parler del' art au singulier, ce n' est pourtant qu 'au titre d 'une unitconceptuelle dont la diversit des pratiques n' est pas le registresubordonn ou appliqu , mais fait partie intgrante del'essence ou de la forme art

    Dvelopper sans rserves ce caractere coessentiel de lapluralit artistique ouvre un programme de travail tres tendu _et dont un tout premier article (ou la conclusion ? ) devraitconsister dans l'impossibilit de principe d'une classification desarts : ni hirarchie, ni autre taxinomie - et dans la ncessitcorrlative de reformu ler toute la distribution des arts autant defois qu'on pourra distinguer un art, voire autant de foisqu'on pourra varier I'apprhension d' un art (musique selonl'coute ou selon l'criture, cinma selon le montage ou selonl'image). A son tour, la distinction d'un art ou d'une postureartistique modifie peut-etre chaque fois jusqu'a l'apprhensionde l' unit des arts.

    Du point de vue des rapports mutuels des arts, la these nesignifie pas seulement que les arts sont simultanment procheset loigns les uns des autres. Tout d'abord, en effet, il estncessaire de penser la cohrence entre la proximit etI'loignement d'une maniere conforme au premier aspect de lathese : la proximit, ici, ne fera jamais aucune identit autre queminimale ou seulement conceptuelle au sens le plus sec du mot.Mais l'loignement, pour sa part, ne va jamais jusqu'a unehtrognit absolue (qui supposerait en outre de pouvoirs'arreter a une identit rsolue de chacun des arts pour luimeme). La disparit n'est ni conforme ni limite a priori(comme on tend a le croire lorsqu'on reste dans I'horizon d'une

    distribution selon les sens , eux-memessents comme au nombre de cinq ... ).Il faudra cependant creuser

    de surcroit re proximlt

    pret

    loignement jusqu'a I'extrmit de ces notions : jusqu'auxlimites ou I'une devient pntration, I'autre bannissement. Lesarts passent en effet les uns dans les autres, et cela non pas tantdans les pratiques de mlange ou de synthese que plutot chacunpour sai si l'on peut dire (il y a de la musique dans la peinture).De maniere symtrique, les arts s'ignorent ou se repoussententre eux, ils sont tanches les uns aux autres, et cela au seinmeme de leur communication incessante (il y a toujours ungouffre entre une couleur sur la toile et la couleur d'unesanorit... ). Les c orrespondances de Baudelaire existentsans aucun doute, mais les arts se rpondent en des idiomesstrictement intraduisibles.

    [Cette mtaphore de la traduction (mtaphore puisquel'art n' est pas langage, meme la OU il s'exerce avec le langage)peut en outre etre exploite dans le sens suivant : la OU il y aintraductibilit au creur de la traductibilit qui est essentielle aulangage, la OU on ne peut pas traduire (un mot, une expression),la prcisment il y a caractere artistique de la langue. Posie ,donc, si on veut, mais posie avant toute pratique littraire,posie de la langue meme (sens qui ne s'entend qu'en elle, doncdans son silence propre ou dans sa couleur .. . ). Mais par ailleurson pourra dire aussi : les arts, qui ne sant pas des langues, ontentre eux des rapp orts de langues : intraductibles et traductibles- bien que la proportion des deux aspects, s'il est permis dequantifier, s'inverse en passant des langues aux arts. Le mincefilet de traductible serait alors comme la trace de I'art ausingulier : n' ayant donc lieu qu 'entre tous les arts, ni au-dessusni au-dessous.]

    ;:.;:.;;.

    Le systeme des arts (terme ou motif qui a guid de sinombreuses tentatives de rassemblement, de classement, dedductions transcendantales, spculatives, physiologiques, etc.)est un systeme dont le mode d'assemblage comporteI'htrognit des parties et dont le principe organisateursuppose I'absence d'un organisme (d'une unit vivante intgre)aussi bien que d'un organon (ensemble agenc de moyens

    161160 }ean-Luc Nancy Les arts se font les uns contre les autres

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    opratoires). Cependant, il ne fait aucun dome que cettesystmaticit ngative comporte une unit et une vie propres, sur lesquelles il n' y a aucune hsitation. De quelque

    f a ~ o n qu'on le comprenne, et quels que soient les objets Ol! onle reconna't, on ne se trompe pas sur ce qu 'est l'art dontl'identit reste toujours en mal d'identification. Rien n'est memepeut-etre plus intimement consubstantiel que ce systeme dans la multiplicit de ses effectivits (qui ne sont pourtant ni des manifestations , ni des branches ). Rien, pour le dired'un trait, qui soit plus un corps : e'est-a-dire une singularitabsolue de sens, en tous sens du mot (et ainsi corps sansorganes : sans fonctions et sans fins). Singularit d'une structurede composants a la fois coordonns et de tomes parts exposs aune extriorit et a une disparit irrductibles, jusqu'al'exclusion mutuelle. Rien qui soit plus un corps que le corps del'art en tant que corps tendu, tir et intensifi, pouss a sesextrmits : encore une fois, le corps en tant qu'unit de sens entous sens et qui produit son sens a etre expos (ex-pos etexpeaus) - le corps comme la diffrence hors de soi de 1'uniten soi d'une ame (d'un sujet ).

    Ce corps est la avec le corps de l'homme. La prhistoireici nous apprend tout : des le palolithique les hommes ontpeint, ils ont fait des instruments de musique, et nous pouvonsajouter sans hsitation qu'ils ont dans, chant : le tmoignageprhistorien ne fait qu'en confirmer un autre toujours donn ennous par l'assurance, voire par l'exigence polymorphe qui nousdicte de danser, de chanter, de faire sonner ou de mettre encouleurs. Cette exigence certaine et imprieuse pourrait etrenomme l'enfance , au sens Ol! ce n'est pas le nom d'un age,mais celui d'une ternit diffracte en chaque instant, en chaquetat, en chaque culture. Ainsi que Marx le discerne en quelquesphrases 2, la science et la technique peuvent rendre les mythescaducs, mais l'art demeure comme une enfance dont la vrit nes'tiole paso Marx pense alors a l'art des Grecs : aujourd'huinous pensons aux premiers hom mes.

    L'enfance qui ne passe pas, c'est une assurance et un goutpour aller a la fois dans toutes les directions qui s'ouvrent,prenant chacune pour elle-meme, pour elle seule en allant aussiloin que possible : toucher, f1airer, gouter, palper, fixer de l ' ~ i l ou de l'oreille, se saisir de ce qui les pnetre, former, modeler,projeter, secouer, et de cent f a ~ o n s ce qu'on nomme jouer ...

    Cette pense va au rebours d'un motif de l'enfance de l'art :c'est ici l'art qui est ou qui fait l'enfance, et cette enfance n' estpas celle qui est a lever et a duquer, mais celle qui est dja audevant de nous, jusque dans la vieillesse et dans la mort : y a-til art qui ne soit, de lui-meme, ouvert et tendu par la mort et parl'immortalit, l'une dans l'autre ou 1'une comme l'autre (ainsiBaudelaire dsire mourir de son dsir de peindre ).

    En meme temps que l'histoire tmoigne de cette enfanceindestructible et de la non-histoire de l'art, elle enseigne sonindfinie modulation ou modalisation. No n seulement les artschangent en tout (fonctions, formes, distributions) 3, mais1' art lui-meme a une identit sans cesse mouvante - meme apartir du moment Ol! on peut parler d' art , moment tardifcomme on le sait (il est d'ailleurs remarquable qu'avantl'apparition du mot et de son concept l'ide de l'art n'en est pasmoins prsente sous d'autres dsignations - qui bien entenduaffectent le concept - tandis qu'apr es la fixation du mot sadfinition ne cesse de multi plier les problemes et les apories).

    ::.;:.;:.

    L'enfance qu'est l'art est aussi l'infantia qui ne parle pasoMais de meme que cette enfance nous prcede, de meme sonmanque de parole est en vrit un exces sur la parole, y comprisa l'intrieur de celle-ci lorsque l' art touche au langage. Maisd'une certaine f a ~ o n , n'y touche-t-il pas toujours si l' on veutbien s'entendre sur toucher qui n' est pas traiter ni mobiliser au sens Ol! l'on pourrait etre tent de dire que l'artpotique mobilise le langage : mais toucher e'est passer auplus pres tout en restant a distance infime et intime a la fois, e' estpasser aux confins et partager leur indtermination, c'est aussientrer en contagion.Exces su r le langage ne signifie pas dclarationd'incomptence ou d'insuffisance de ce dernier. Cela signifie : lesens que le langage ne cesse d'articuler trace de lui-meme,comme le bord ou comme la nervure de cette articulation, lalimite sur laquelle il s'excede : il se prcede ou il s'excrit, ilindique l' outre-sens sur lequel tout sens ouvre et sans lequellesens meme ne serait pas : car il ne serait pas le renvoi a qu'ilest essentiellement et infiniment.

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    163162 Jean-Lue Naney

    Le langage n' atteint pas cette limite de soi dansl'essoufflement et l'extinction de voixo La signification, sansdoute, s'y disperse ou s'y dpasse, mais c'est la que le souffle etla voix deviennent eux-memes : souffle et voix, en d e ~ a et au delade la signification, mais comme son propre dbordementoSouffle et voix, ou couleur et timbre, foule, pas, bond, grain,touche, interval1e, suspens, etc.

    Sur ce bord - qui fait peut-etre l'autre bord de l'incisianpar laquel1e les langues sont partages -, le sens langagier (sens)ne rencontre pas un autre sens (sursens ou insens). 11rencontre une htrognit et une htrotopie de sens : l'outresens est d' abord en clats, et c'est ainsi, aussi, que le sens senstouche au(x) sens sensible(s). (Cette rencontre elle-meme estmultiple : choc, bascule, vanouissement, transport, contamination, osmose. o.)

    ; ~ ; : . ; i -

    Derechef, le corps - et ceci qu'il sent : qu'il est une unitpluriel1e de sens. (Avantage du f r a n ~ a i s : non seulement sens a lameme polysmie que les mots de sa famil1e dans d'autres langues- Sinn 4 ou sense -, et non seulement cette polysmie procede d'un travail prcis de la langue dans le latin sentire 5, mais senslaisse indiscernables le pluriel et le singulier.) Un corps '" c'estque le meme voit, entend, hume, goute, touche, prouvemouvement, chaleur, resserrement, expansion, vide, horripilation, vertige, tension, scansion, dsquilibre, vitesse, varit,confusion, attente, transport, lan, abattement, retrait,creurement, etc. - sans al1er plus avant dans la dmultiplicationde ces catgories encore grossieres (comme il faudrait le faire en(d)taillant la vue en vue des couleurs, des nuances, des traits,des formes, des volumes, des profondeurs, des mouvements, des rompacits, des lumieres, des transparences, des brillances, desgrains, des invisibles.. . ).

    Le meme corps fait tout cela, ou tout cela luiarrive : qui est- il dans cette opration ? 11 est a la {ois aussiponctuel et vanouissant qu'un je kantien accompagnantmes reprsentations , et aussi large et vari (on diraitvnlnntlpr

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    ailes du papillon des les de la Sonde... ), cependant quel'change, le partage et la partition se jouent ainsi de sens ensens, formant un sens nouveau, en exces sur la signifiance, sanssubsomption et sans rsolution autres que celles que peut l'oprer, toute provisoire et suspendue, une forme agence par un '1de ces c1ats (ou tats), ou bien pour lui ou comme lui (mimesis?methexis? expression? impression? eration? extraetion?comment le peintre produit -il telle couleur, le musicien telson? ). ::.

    Valry crit : Les arts seuls ont conduit parfois a cetteattenti on qui essaie de suivre le rel pur - qui divise l'indivisibleordinaire, et peut finir pa r trouver ou - crer descorrespondances dans la sensibilit 7. 11 crit aussi : Quoi demoins humain [...] que le systeme de sensations d'un sens ?celui des couleurs ou des sons ? C' est pourquoi les arts purs quien sont dduits, fugues ou ornements - ne sont pas humains 8. N' est pas humain ce qui excede 1' humain compris commemesure d'un sens autour d'une figure et par elle. N'est donc pashumain le sens emport sans mesure donne, sans figure trace,comme se cherchant lui-meme la ou il est encore inexplor, cequi veut dire tout d'abord : s'enfon;:ant dans le monde la ou iln'est ordonn a aucune figure, instance ou prsence s'enfon;:ant dans une intensit, une paisseur ou une dilatation,une diffraction ou une vibration, telle que c'est elle qui faitmonde, un monde chaque fois neuf et ou le monde entier seressaisit, se rouvre et se pense (se pese, se dpense). Fixant unenuance, une frquence, une distance, jusqu'a la saturation d'ousort une mutation de matiere et de valeur. L a seulement il y a del'homme, c'est-a-dire non de l'humain mais un monde soulevau-dela d'une simple prsence et de sa signification.Cela ne se peut que dans une direction chaque fois, dansun creusement, dans un fouissement qui ne pnetre que leregistre qu'il a prlev, qui le dresse contre les autres pourl'isoler exacerb, excd, exprim jusqu'a l'essence (un trait, unc1at, le monstre d'une forme a natre) - et qui, en meme temps,le presse contre les autres : pour mieux les carter (vision, rienque vision, toute sonorit enfuie, ou bien toucher, rien quetoucher d'aveugle : mais ainsi, je ne dfinis aucun art dtermin,

    et la peinture coute aussi a sa maniere: mais lorsqu'elle coute,elle ne voit ni ne brille), mais en meme temps pour leur fairesentir l'un a 1'autre leur proximit troub lante (le rouge intense semet a crier ou a c1aironner, le grain d'un marbre touche l'a:ilavant la main). C' est ainsi que les arts se dlimitent : par uneintensification qui tout a la fois spare des registres et les irriteou les agite au contact les uns des autres 9. C'est ainsi qu'ilss'engagent dans une mtaphoricit indfinie des uns aux autres,aucun ne pouvant etre dit sans recours aux autres (couleursourde, voix colore, courbe molle, parfum reche .. . ) : mais cettemtaphorique ne se mesure a aucune proprit commune ousurplombante, et par consquent ne vient pas non plus s'yteindre. La mtaphore d'art en art constitue bien plutot unemtamorphose toujours inchoative, jamais accomplie, aucontraire empeche par le privilege chaque fois donn a unregistre, registre lui-meme form par un geste de for;:age et dedcoupe.Les arts se sentent les uns les autres - ils ne peuvent passe sentir : ils touchent ainsi de toutes parts, sensiblement, al' ordre sens du sens, qu'ils ouvrent dmesurment,insensment, insensiblement. Car la diffrence des sens sensiblesn'est rien d'autre que la diffrence en soi du sens sens : la non-totalisation de 1'exprience, sans laquelle il n' y aurait pas. 4 0Td'exprienee. bq;-

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    Notes Q. " " ' ~ _ , J / Walter Benjamin, Theorie der Kunstkritik (texte posthume),1. Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt a. Main, 1980, Bd. 1,3, p. 834. Je dois aSimon Sparks d'avoir dcouvert cerre phrase,que j'ai des lors eu honte de n'avoir pas connue lorsque j'crivaisle livre intitul Les Muses (Galile, Paris, 1994), dont elle aurait dtifaire l'pigraphe. Le prsent texte est crit pour accompagner lelivre issu du sminaire Art, regard, coute . tant dansl'incapacit de participer aux travaux, j'avais accept de donnerpour la publication une contribution qui ne serait ni uneintervention du sminaire, ni une prface al'ensemble : plut6t,de cet ensemble, un cho en moi.Introduction gnrale a la critique de l'conomie politique de2. 1857, CEuvres, conomie 1, Gallimard, Paris, 1965, p. 264 sq.

    'il' I1.J

    166 Jean-Luc Nancy Cest le m,iJltilill,. tourt, ,aultoamr de toi , s' "n ime silelilldellJlsemeOlt, tUI Ipreelmds tOlm sltyllo cOlmme tlUl im.'gilmes, Vincelmt

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    3. Au reste, les Muses n'ont pas toujours eu les memes attributions,et leur nombre meme a vari. La rpartition la plus stable se tirede l'poque romaine impriale : Caliope pour la harpe, la posie f5 'hroi'que et pique, Clio pour l'histoirc ct la cithare, Melpamene ripour la tragdie, le threne et le chant lesbien, Euterpe pour la flute, Erara pour le chant et la danse, Terpsichorc pour la Iyre, Uraniepour I'astronomie, Thalie pour la comdie et le divertissement,Palyhymnie pour le barbiton, la danse, la pantomime, lagomtrie. (Voir Pauly-Wissowa, Lexikon der Antike.)4. Dont Hegel releve le double sens tonnant" (wunderbar), apropos de I'art justement. (Cours d'esthtique, trad. J.-P. Lefebvreet Veronika von Schenck, Aubier, 1995, t. J, p. 175). Occasion dedire que taute philosophie de I'art" qui ne bascule pas d'unemaniere ou d'une autre, aun moment ou aun autre, du sens dansle sensible reste voue a soumettre le second au premier et amanquer 1' art" (qu'elle nomme le premier Jde, Vrit ou Pense).

    5. Jncertaine, la racine para't etre du cot d'un smantisme du chemin, du voyage et de l'ide de tendre vers ". Sentinus est ledieu per quem infans sentit primum ') (Varron, Antiquitates, deAug. Civ., 7,2) qui tend l'enfant vers le monde, vers sa perceptionet vers sa pense, au moment OU il va na'tre.6. Comme tout ce qui cancerne le sentir", les analyses de larflexivit immdiate de la sensation ou de I'unit qui sent et distingue les diffrences des registres sensibles ont leur originedans le Peri Psykhes d'Aristote (vair en particulier de 417a a427a).7. Cahiers, J, Gallimard, Paris, 1973, p. 359.8. bid., n, 1974, p. 1125.9. Je laisse de cot, ici, la question des arts majeurs" OU mineurs ", qui demanderait un autre travail.

    empoIFltlILt S.I mLuseUe Iplleilme die tlJrib>es de coulelUllr et seS[Oiles, pOlln ",l lelr elill "1luelte de lu i -meme, IP,roximit de Iladmareche, die b m"rec!:>e me'me, poure avoilF t " n t reegaredses Ir"bleo?luJIJls P0IIJ!IF, eiltf;.Q. IFepnSsentere so n p,rop,re IregaJr(Ji, les im.ages jamalis Imel ref ltmt uo e Ir"lt, elles lme SOIOlt "1IU'lUm lrcelptaMe dllJ!melmtal die cdu i "1Iui le s clre e l de ce i fait, elles olff"entseulemelllllt uilte possiiMe lisiit>ili,t, la vu e ilt'ltanlt Ipas IIJ!mcOlmsltat m,",is lJllme leCltllJlree, elt ce "1IlIJ!i Ite fascine, "busl'relUrvlre de Valm Gogh, c'eslt la plUriss.mce de celt GeililmltlFiemr qu i plI'odlanisilt de s celmltailllles dl,e ta!:>leaurx oepallrlaloLIt, en bi l t , qlLle de la refiexivilt dlJr geslte de poeintree,.a Itre"veres uilte i l l l ldividllJl"lit lrollllge p"lr \.a violelmce die cegeslte merole, reurVlre maudite , Imais nolm Imal-dilre,Itlrava,lle elm sOlm celmtlre Ipalr IUln ImOlJlvemeJnilt incessalmlt duSeInIS, ce "1lue Itu gueues, Itoi, avec .,ch.llrlmelment, c 'eH le jleJi hJellJlvree, mise en scelllle dlLl mo ; i ;nsct dlailts le moti l f ,b'1juel le, sGll lpaot le . sondes ilmltdeulres, illutoJrseI'exlplressiolm die 1., pl,esi,olm illlllterelme, f { h ~ c e , dL,ms mm sOlUrelin,collllscielollt die plrSelrvillltiollll, au pJrx d'lIme Ifgureilllton"1Iuelcoilt"1lue, dMffiPS de lb>I, caf dalllls la nll"lt, f",clteulC

    l R . o U J [ ~ i ] n l , ItOUjI IrepJrscJll l tdl l l l l l t 1lal pJrse'ln1ce p0lL11rltJllrnl1: InlOlrn.I F e p l r s e n l t , ~ b l e du jle qui peLn[, JnIllilr SIlJ[),ltourlt pal, ce "1lJlL lu dhL"'IPpe e t '1lui f", i t GeuVlre, Iplres

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    TABLE DES MATIERES

    Sur l'aisthsis sSylvie GARCIA, Le 19 juillet 1996, ParisMarie-Claire ROPARS-WUILLEUMIEREsthtique ou phnomnologie ? 11Vronique CAMPANl'preuve du temps 27Pierre SORLINPereevoir I'abstraetion 47Roberto ZEMIGNANEntre image et sonLe regard esthtique dans L'Hommc au crane ras 67Jean-Pierre MOUREYRythme, seheme et regle 81Else JONGENEELVision lectorale et effets d'image. La Bataille de Pharsale 93Batrice Br.OCHLe schmatisme en morceaux : percevoir la littrature 109Franyois NICOLAScoute, audition, perception : quel corps al'reuvre ? 131Jean-Luc NANCYLes arts se font les uns contre les autre s 157Sylvie GARCIA, Le 29 dcembre 1995, Tours