archeologie de l'intermedialidté - François Albera

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    Archologie de l'interm dialit :SME/CD-ROM, l 'apesanteur 'Franois Albera

    R S U M L'auteur se propose de dgager les conditions de possibi l i t d 'un phnomne: l 'appari t ion sur nos crans decinma et de tlvision d'agencements dont la naturene se laisse apprhender ni par les conditions de la di-gtisation ni par celles de la narrativisation. Ce cinmad'un genre nouveau, qui joue de matriaux htrogneset produit un espace parcourir , c inma d 'expos i t ion donc , soulve la ques t ion de l ' in te rmdia l i t .Cet te quest ion conduit une entreprise archologiquequi prend appui sur la rflexion thorique d'Eisenstein.A B S T R A C T

    In this article, the author proposes to explore the condi t ions of possibi li ty of a phe no m en on : the appearanceon our fdm and te levis ion sc reens of a r rangementsthat, given their nature, can not be understood accord ing to the condi t ions of ne i ther d iege t iza t ion , nornarrt ivization. Th is c inem a o f a new g enre, th at playswith heterogeneous materials and produces a space tobe explored, " a cinem a of exp osition " therefore , raisesthe question of intermediality. This question then leadsto an archeological enterprise that draws on the theoretical reflections of Eisenstein.En nous rfrant la rflexion esthtique d'Eisenstein, notre

    propos est de dgager les conditions de possibilit d'un phnom n e : l 'apparit ion sur nos crans de cinma et de tlvisiond'agencements dont la nature ne se laisse plus apprhender par lestrois conditions de la digtisation classiquement voque en se-

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    miologie du cinma construire un monde, effacer le support,crer un espace habitable par un personnage ni par celles de lanarrativisation situation pose initialement, perturbation, tablissement d'une nouvelle situation

    2. Du moins ces conditionssont-elles profondment transformes, qui permettent d'agencerdes images et des sons rpondant des systmes de reprsentation, des formes d'exposition diffrents et qu'on ne gagnerait pas coucher au l i t de Procuste des catgories narratives. Aussiparlerons-nous d'un cinma d'exposition, par analogie avec lasituation spatio-temporelle de l'exposition artistique (ou de l'exposition en gnral : on sait quel point les expositions universel

    les furent marquantes pour la pense de la modernit, de Baudelaire Benjamin) et avec l'activit qu'elle induit de la part duspectateur-visiteur : dplacement plus ou moins alatoire, temporalit variable, faisceaux de rcits saisissables par tous les bo uts .C'est parfois littralement que l 'ordinateur a impos une idedu parcours, du voyage, de l'exploration, de la flnerie (du cdrom le plus fruste au plus labor, tels Immemory One, Beyond,etc.), ide qui gagne un cinma d'un genre nouveau. Pensons Level Five (Marker, 1997), The Pillow B ook (Greenaway, 1995)ou encore certains travaux vido de Jean-Luc Godard (en particulier ses Histoire(s) du cinma, 1988-1998), que Deux ou troischoses que je sais d'elle (1966) et Le Gai Savoir (1968) annonaient . Ce c inma d 'exposi t ion, ces modles de dplacementsont particulirement aptes jouer de matriaux htrognes, desupports et de mdias diffrents qui apparaissent en tant que telsplutt que d'tre reprsents ou soumis l 'autorit d'un mdiadominant. D'ail leurs peut-on parler d ' intermdiali t quand lesdiffrents mdias sont intgrs sous la loi d'un seul ou qu'ils dispara i ssent , ins t rumenta l i ss par lu i ? Seuls les films qui accueillent des systmes techniques et symboliques sur le mode dela greffe cren t d e !'interm edia l, lequel exige la prsence de plesentre lesquels circule et se constitue cette symbolisation ; cette dialogie vr itable est la con di tio n de 1' en tre , de Xinter-.

    Si notre travail consiste faire une archologie d'une telleintermdialit, en trouver des antcdents, il ne rpond pas aumodle diachronique prsent par Andr Gaudreault et Phil ippeMarion au colloque d'o le prsent texte tire son origine 3. Selon28 CiNeM AS, vol. 10, nos2-3

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    ces deux auteurs, le cinma naissant a d'abord t navementintermedial , puis il s'est spcifi, cette phase identitaire le menant une intermdialit ngocie sur la base de sa spcificit. Ce processus d'volution qui, de l 'enfance l 'ge adulte,voque les trois ges de l 'homme quoi l 'on pourrait ajouterune phase zro (conception, pro-jet) et une phase terminale (lamort du mdia) a ce dfaut qu'il tend linariser, enchaner les stades comme autant d'tapes qui excluent les branchesadventices, les culs-de-sac, voire les rgressions, ce que font galement les schmas ontogntiques de l 'volution de l 'homme.C'est prcisment un rcit, et qui est fort parent de la voie royaletrace par les premiers h istor iens du cinma, en par t icul ierGeorges Sadoul (avec ses t ro is moments : pr-cinma, naissancedu cinma, le cinma devient un art).Or, la brve histoire du cinma offre un foisonnement de voiesdivergentes, de possibles parfois incompltement actualiss, quedes tudes empiriques mettent en lumire et qui sont rgulirement ractualiss lorsqu'il s'agit d'oprer une sortie du systmecanonis. Et cela, la notion eisensteinienne de cinmatismepermet de l ' apprhender : pour Eisens te in , le c inma es t l 'uvre avant son mergence relle et cette cinmatographicit servle a posteriori, comme les prcurseurs de Kafka selon Borges,ou.. . Marx: l 'anatomie de l 'homme est la cl de l 'anatomie dusinge. Dans cette perspective, on dira volontiers que le cinma estd'emble intermedial ou intermdiatique, mais quant sa navet, c'est moins sr. Les tches dont on charge le cinma depuis Boleslaw Matuszewski (1898), qui vont de l'archivage desvnements la rgulation sociale en passant par la pdagogie, nesont pas im-penses. Ouvrons un Cin-Phono-Gazette d 'avant1 9 1 0 : les thories prospectives sur le cinma et le phonocom m e pro to-tlvision foisonne nt, et aussi ces traits ca ractristiques vitesse, s imultani t , ubiqui t , s imulat ion, prsence,mondialisation, etc. que dclinent immanquablement les discours accompagnant l 'volution des mdias4 .

    Le processus de lgitimation artistique du cinma s'est exerc l'endroit d'une catgorie de films ; il aboutira par l'intermdiairedes crit iques, crivains, dramaturges, etc. , qui lui appliquentles catgor ies en cours dans le champ ar t is t ique (y comprisArchologie de !'intermdialit : SM E/CD-ROM , l'apesanteur 29

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    l 'opposit ion acadmisme/avant-garde). Nous le voyons dans lediscours critique qui revendique cette lgitimit culturelle onaffirme le cinma devient un art, on annonce que la bourgeoisie vient au cinma

    5 en purant le cinma de son intermdia-lit constitutive. Ainsi, dans ses ditoriaux du Cin-Journal de1911 , Georges Dureau plaide pour l 'autonomisation du mdia.Il met en question les vises d'ordre moral ou pdagogique, faisant valoir que le cinma est un but et non un moyen. Il critiquele bruitage de coulisses , admet la musique dans la mesure oles spectateurs ne sont pas parvenus un point d'intelligence suf-fisant, mais postule qu'il faut faire le moins de bruit possible,

    voire pas de bruit du tout, pour que le Cinmatographe reste una r t 6 ; une anne auparavant, i l considrait d 'un bon il aussib i en l a mus ique e t l e s b ru i t ages que l a pe r fo rmance . Ceprocessus-l s'accomplit au dtriment d'autres vises informative, conservatoire et pdagogique , d'autres institutionnalisations sociales que celle du spectacle illusionniste7.Il n'y a plus de perspectiveIci un d tour s'impose, car la venue d'Eisenstein au cinmas'effectue dans un contexte dont la singularit mrite attention.C'est que le cinma sovitique va retrouver l ' intermdialitoriginaire du film ou construire une intermdialit particulire sans pour autant le faire sur le mode intgratif voquplus haut, qui s 'apparenterait de l ' intertextualit ou, en toutcas, tmoignerait de la domination d'un cinma exerant sa loi.Quand Andr Gaudreaul t e t Tom Gunning ont repris le termed' a ttraction Eisenstein pour qualifier une modalit discursive du cinma des premiers temps 8 , cette rtroaction indiquaitb ien qu 'en 1924-1925, que lque chose s ' e f fec tua i t sous uneforme comparable ce qui s'effectuait en 1908, mais revendique, assume, celle du choc et non de l 'homognit. Surtout,l 'avant-garde russe voulait dsaliner le cinma embourgeois,art ist is, lui redonner une vigueur sociale, poli t ique galement, sur la base de sa rali t technique, prcisment extraartistique (comme Benjamin l 'a fait avec la photo).D e Kino-Fot Lefi sous les plumes de Maakovski, Vertov,Gan, Sokolov, Koulechov, Arvatov, il y a l un geste fondamen-

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    tal qui s 'nonce programmatiquement : 1. Ie film est modlisa-teur de pratiques artistiques comme le thtre et la peinture, laph oto gra ph ie, l 'arch itecture, le livre, etc. ; 2. le film est co nv oqu en tant que tel par d'autres md ias (scne thtrale, rue) ;3. le cinma se r-approprie son essence intermediate alineen convoquant sur pellicule des systmes de communication etde reprsentation htrognes sans souci de les faire fusionn e r ; 4. le film est considr comme un lieu de croisement intermedial idoine : perspective centre sur l ' information et lacommunica t ion , hypothse tlvisuelle interactive (voir lestravaux de Gan, Arvatov et Lissitzky). Pendant les runions onfilme les participants, pratique propre veiller une consciencede masse de la masse construction identitaire, si l 'on veut.Ou encore, on diffuse d'autres images des images du monde en contrepoint des propos de l 'orateur. On observera l 'absolue diffrence entre cette pratique sovitique et celle de la miseen scne de masse des nazis chez Leni Riefenstahl, prcismentsous l 'empire de l 'esthtique, comme l 'avaient bien vu Kracaueret Benjamin.

    Ces positions produisent des effets bien au-del de l 'avant-garde, par exemple dans le cinma plus prosaque de la Mejrab-pom, o des squences didactiques avec schmas et discoursfrontaux interrompent le rcit et suspendent les codes de la comdie ou de l 'aventure 9.Venons-en maintenant Eisenste in. Qu'est -ce qui se jouedans ses films, ses dessins et sa thorie esthtique qui dessine unnouveau cadre formel

    10? Une certaine dfinition du mdia cinma qui permet de l 'apprhender hors de son fatal dfilement(sur le plan technologique) et de sa non moins fatale digse ancre dans une reprsentation de l 'espace et du temps accorde la perception du monde de l 'homme ordinaire. Cette dfinition fait du cinma un lieu d'criture, une surface d'inscriptionou d'exposition qui trouve aujourd'hui une belle relance dans lesfilms cits plus haut, dans ce cinma d'exposition qui devrait se

    dmultiplier proportion de l 'hybridation des techniques.E x a m i n o n s b r i v e m e n t c e t t e q u e s t i o n e n r e s t r e i g n a n td 'emble not re obje t au champ a r t i s t ique . Dans le chapi t reMontage ver t ica l de The Film Sense, Eisenstein cite assezArchologie de l'intermdialit : SME/CD-ROM, l'apesanteur J 1

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    longuement un article de Guiller paru dans Le Cahier bleu de1933 et intitul Il n'y a plus de perspective :Auparavant l a sc ience de l ' es th t ique reposai t t ranquillement sur le principe de la fusion des lments. Enmusique: sur une l igne mlodique cont inue t isse autour d 'accords harmoniques; en l i t trature: sur la fusion des lments d'une phrase travers les conjonctions et les transit ions; en art : sur les continuits desformes plastiques et sur les structures des combinaisonsde ces formes.L'esthtique moderne est construite sur la dsunion deces lments accusant les contrastes les uns des autres : larptition d'lments identiques servant renforcer l'in-tensit du contraste.[. . .] dans la forme du jazz... nous trouvons une expression typique de cette nouvelle esthtique.Ses lments fondamentaux: syncopat ion et prdominance du rythme. Cela supprime les l ignes doucementincurves, les enjolivures, les phrases en forme de boucles de cheveux, caractristiques de Massenet, et toutesles lentes arabesques. Le rythme s 'exprime par des angles, artes saillantes, profil aigu. Il a une structure rigide, solidement btie. Il tend vers la plastique. Le jazzrecherche le volume du son, le volume de la phrase. Lamusique classique tait dispose en plans (et non en volumes), des plans horizontaux et verticaux, crant unearchi tecture aux proport ions vraiment nobles: des palais avec des terrasses, des colonnades, des escaliers monumentaux s 'loignant tous en une profonde perspective. Dans le jazz, tous les lments sont placs au premierplan. C'est une loi importante que l 'on peut t rouverdans la peinture, dans la mise en scne thtrale, dansle cinma et dans la posie de cette priode. La perspective avec son foyer fixe et son point de fuite a abdiqu.Dans l 'art aussi bien que dans la l i t trature, la crationse dveloppe avec plusieurs perspectives simultanmen temployes. L'ordre du jour est la synthse complexe, superposant les vues d'un objet d 'en bas et d 'en haut.La perspect ive ancienne ne nous donnai t qu 'une concept ion gomtrique des objets , comme i ls n 'auraientpu t re vus que par un il idal . Notre perspect ivenous montre les objets comme nous les voyons, avecnos deux yeux, ttons (1976 , p . 268-270) .

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    La notion de perspective et de profondeur ralistes, poursuitGuiller, est balaye par le flux nocturne de la publicit lectrique. Proches ou lointaines, petites (au fond) ou grandes (au premier plan), jaillissant dans l 'air et s'vanouissant, courant outournoyant, clatant et disparaissant, toutes ces lumires tendent abolir la notion mme d'espace rel, elles se fondent enfin enun seul plan de points lumineux colors et de lignes de non.Les phares des auto s, les lumires des tram w ays, les reflets m iro itants sur les pavs humides, les reflets dans les flaques d'eau,tout cela dtruit notre sens de la direction (haut/bas).Guiller parle de jazz mais sa mtaphore, on Ta vu, est plastiq u e , voire archi tecturale . Eisenstein quant lu i envisage lecinma, comme il en a coutume, dans ses conditions de possibilit artistiques, culturelles et sociales, considrant les bouleversements dans les rgimes de la vision et de la visualit lis l're industrielle. La visualit occupe une place croissante (vitrines, fentres, vues ) mais changeante en raison de paramtrescomme la vitesse. Train et automobile transforment la reprsentation : dans un tableau atypique de Matisse, Au volant, l 'espaceest celui de l 'intrieur d'une automobile dont les vitres latraleset le pare-brise donnent accs la route et au paysage. Le cadreest soulign (pare-brise) mais il est mobile et il pluralise le regard en mme temps qu'i l l 'encadre. Matisse dispose bien unpoint de fuite, mais vu d'une automobile, vecteur, aprs le chemin de fer, d'une dislocation du paysage (chez Mirbeau, Proust,la voiture n'est plus soumise la loi de la pesanteur, elle vole,virevolte, fonce et le paysage lui-mme vient sa rencontre, serenverse , e tc . ) . Dj , dans ses paysages , Courbe t abo l i t l e point de vue (il se gausse de Baudelaire qui veut lui en montrer un : une carte postale en quelque sorte !) et ses paysagessur l 'Atlantique, purement horizontaux, n 'ont ni bords ni cadres ; ils sont d isloqus (par quoi i ls imp res sio nn ero nt for tNicolas de Stal) . Comme autant de jalons, quelques uvrespermettent de marquer cette viction de la perspective dans lecontexte de la ville industrielle, des chocs et des courts-circuitsqui la caractrisent.On connat le tableau de Manet, Le Chemin defer (1872), oune petite fille, de dos, regarde travers des grilles, absorbe

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    dans le tableau (au sens de Michael Fried), tandis que sa gouvernante, assise face nous, lve les yeux de son livre ouvert sur sesgenoux pour nous regarder. Derrire la haute grille, rien ; ni profondeur ni paysage, mais une fume blanche, celle d'un trainqui a dj disparu. La perspective est ici bouche au sens propreet de surcrot barre par la grille, le regard de la petite fille djou, annul (elle en est comme aplatie, elle devient une effigie, une carte jouer: c'est le contraire d'un Caspar Friedrichavec un spectateur de dos face l'immensit o il s'absorbe etqui le prolonge). Le chemin de fer chappe la reprsentationcontrairement au livre, etc.Dans un Caillebotte de 1876, Le Pont de l'Europe, on trouveune perspective accuse : le pont vient en diagonale vers le spectateur depuis le fond, les btiments au loin, sur l'autre rive, soulignent l'effet d'loignement et les personnages en gibus et crinoline, opportunment placs mi-chemin, accusent encore ceteffet de profondeur qu'un chien, venant en sens inverse, commefilm en courte focale, avec son museau qui s'allonge vers lepoint de fuite, dsigne, indicateur de profondeur. Pourtant, ce

    paysage urbain qui reprend les paramtres du chemin de campagne la Corot, creusant la surface de la toile dans sa profondeur,est dcentr par la prsence d'un personnage en blouse de travai l , un ouvrier , qui regarde la tralement , hors champ. Ceregard-l fait pivoter 90 l'ordre perspectif (retenons le termepivoter). L aussi le chemin de fer vient bouleverser l'ordrepaisible de la reprsentation : il y chappe, il dsarticule cet espace. Dans un autre Cai l lebot te {Sur le pont de l'Europe, vers1876-1880), les superstructures mtalliques du pont de l 'Europebouchent l 'espace, empchent la vision des trains dont on peroit confusment les fumes, l'absorption dans le spectacle despersonnages l encore djoue nous en frustrent. Il n'y a plus de perspective conduit considrer la surfacecomme un tableau plusieurs entres (le tableau de Mendeleev,si l 'on veut), o l 'on peut entrer de plusieurs cts. Plus d'un

    dessin d'Eisenstein ou plus d'un document coll par lui dans sestextes l'attestent (tableau du yin et du yang, dessin chinois d'uneville mdivale, tableau de Bourliouk, etc.11). L'espace devienten quelque sont flottant: c'est le principe que met en uvre Elj 4 CiNeMAS, vol. 10, nos 2-3

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    Lissitzky dans sa peinture et, au-del, dans ses conceptions spatiales, ses espaces d'exposition: de tableaux d'abord, puis de photographies et de films. Ainsi sa mise en espace de la section russedans l'exposition Film und Foto en 1929 Stuttgart, et dans denombreuses autres manifestations ou expositions commercialesou de propagande.En l 'occurrence, c 'est le cinma qui dynamise et dynamitede cette manire l 'espace de la reprsentation, saisi cependant r e b o u r s d u p r o c s d ' h o m o g n i s a t i o n ( d i g t i s a t i o n -narrativisation) qui est le sien au cours des annes 1910-1920:Lissitzky a dit l 'importance capitale qu'a eue pour lui, plasticienet architecte, la vision des films d'Eggeling (comparable, dit-il, la rvolution cubiste) pour ce qu'ils mettent en jeu dans l'ordrede la transparence, la superposition des formes architectoniques,leur rversibilit, etc. C'est cette cinmatisation de l'espace quese livre galement Moholy-Nagy, lui dont le scnario d'un projetde film {Dynamik der Grofstadt, 1921-1922) consiste en plusieurs pages d'images de diffrentes tailles, de mots et chiffresdont la typographie varie, de flches et lments constructifsagencs sur la surface de la feuille et permettant des entres multiples, des parcours diffrents de la part du lecteur-spectateur.Car le livre et le film sont deux mdias qui changent leurs caractristiques dans le travail de ces plasticiens: Lissitzky, dans unebrochure sur le cinma japonais, conoit un livre interactif (sitout livre l'est, ici on parcourt le livre en plusieurs sens, on revient , on recompose aprs coup, e tc . ) comme Rodtchenko e tStepanova en 1936 avec Le Cinma en URSS.RenversementLa rflexion d'Eisenstein la fin des annes vingt (lui qui volue dans les mmes groupes d'artistes constructivistes que lesplasticiens susnomms et travaille avec Lissitzky) intgre donccette ide de l'exposition du film, de sa spatialisation, et le modle du parcours du spectateur: son collage de photogrammesde La Ligne gnrale p o u r Documents, la revue de GeorgesBataille, est cet gard exemplaire 12. Il va enfin concevoir unprojet de film flottant, sans ancrage terrestre, offrant simultanment tous les points de vue : c'est Glass House (1927-1931)1 3 .

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    Dans des notes cri tes peu avant sa mort , en 1946, aprsavoir vu Moscou des tableaux venus de Dresde (prises deguerre) avant leur accrochage, Eisenstein rflchit nouveau ces notions de renversement, d'apesanteur. En effet, le camaradeRotenberg, conservateur et transporteur des trsors du musede Dresde,

    [...] aime reto urn er les tableaux et les repr od uctio ns. Ildit que seules les uvres les plus parfaites supportent lapo sition inverse, la tte en ba s! [...] Qu 'est-ce qu e celasignifie ? Cela signifie qu' un stade dtermin de l 'inspira tion [...] l 'imag e visuelle ob tien t dans le cadre dela composition une stabili t multilatrale (circulaire).Elle acquiert une harmonie intrieure littrale par lacrat ion de son monde personne l , nouveau, autonome, tout comme les plantes, tout comme la terre quia son centre intrieur d'attraction circulaire pour toutesses parties constituantes. . . mais non fixe au bas, un point d 'appui terrestre (1997-1998, p. 164).

    Cette autonomie de la forme contrevient, on le sait, aux dogmes wlffliniens sur la non-rversibilit des images picturales(une diagonale gauche-droite ou droite-gauche ne s'quivalentpas, l 'une monte, l 'autre descend), voire des thories d'artistesnon figuratifs comme Kandinsky et son disciple Max Bill, pourqui la couleur a un poids, la composit ion induit un sens. Onpeut observer cependant que tout un courant contemporain afait de la rversibilit la pierre de touche de son principe artistique. Sans parler de Duchamp qui ralise son Fountain (1917) enfaisant pivoter l 'urinoir de 90 et de Daniel Sprri qui accrocheverticalement des tableaux-collages d'objets vus en plongeverticale, ou plus simplement encore de Georg Baselitz dont lesfigures sont tte en bas, Rauschenberg ou mme Rothko ont puprocder de la sorte. Le TV" 46de R oth ko (19 59) offre ainsi desplages de couleur verticales plutt qu'horizontales, mais l 'examen de prs de la toile rvle des coulures perpendiculaires quiattestent que le travail s'est effectu dans un autre sens que l'accrochage et que celui-ci est peut-tre alatoire.Eisenstein poursuit sa rflexion sur la rversibilit et la composition autocentre, circulaire, sans pesanteur, en la reliant lafois au vol des anges et l 'espace intra-utrin (le Mutter-leib de

    J U CiNeMAS, vol. 10, nos 2-3

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    Ferenczi), en examinant enfin des compositions de femmes aubain de Degas, organises selon une s tructu re ftale.Concluons en remarquant que l 'autonomie de l ' image, sa dliaison d'avec tout centre de gravit offre un espace utopiquechez Lissitzky et Moholy-Nagy et chez le jeune Eisenstein.De mme, tou t un couran t du f i lm ou de la v ido e t , aujourd'hui ou demain, de l 'image d'ordinateur, y trouve l 'espacemental de la libre disposition, des mises en rapport, du montagegnralis: les Marker des essais films, Godard priode militante et vido de tlvision, Johan van der Keuken, Harun Fa-rocki et bien d'autres (dans l'art, Bruce Nauman, Vito Acconci ,Dan Graham, etc.) .Cependant, tel l 'Eisenstein finissant, se protgeant d'un environnement extrieur oppressif en se rfugiant dans l 'imago dusein maternel, l 'autonomie des images qu'offrent Internet et lescdrom s ne dessine-t-elle pas aussi un espace pro tg , flottant,sans altrit ? La plupart de ces nouveaux textes proposen tune plonge dans un univers intrieur de plus en plus intime o l 'on recourt mme aux camras miniatures de stomatoscopieet autres explorations visuelles du corps et, au niveau global,le rseau et ses navigateurs postulent une sor te de nouvel lesphre autonome, universelle, fusionnelle, pacifie, une imageglobale du monde qui intriorise ce monde : cela n'voque-t-ilpas ce que Lacan appelait l 'quilibre parasitaire de la vie intra-utrine ? Ds lors, quand le sevrage ?Dans un petit film sans prtention mais assez russi, intitulLa rvolution sexuelle n'a pas eu lieu, une jeune cinaste franaise,Judith Cahen, mle galit des images de cinma et des imagesvirtuelles, l'cran de l'ordinateur venant occuper celui du film,s'y substituer, voire l'englober, puisqu'on creuse la surface del'ordinateur, on y entre et on y cre un deuxime film. Mais cestypes d'images diffrents reportage dans la rue, mise en scnefrontale, image virtuelle, etc. , elle les fait se heurter en donnant toujours l'une d'elles la place du rel . La critique lui ena beaucoup voulu de rompre le charme de l 'un ou l 'autre de cesrgimes de croyance...

    Universit de LausanneArchologie de l'intermdialit : SME/CD-ROM, l'apesanteur 37

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    N O T E S1 Rap pelo ns que le sigle SM E est constitu des initiales de celui qui se trouve aucur de la prsente tude, Sergue Mikhalovitch Eisenstein.2 II pe ut paratre provocateur de ramener la longue et riche rflexion narratolo-gique ces dfinitions minimales, mais i l s'agit prcisment d 'aborder cer tains phno

    mnes en dehors d'elle. Au reste, ces points servaient de base Roger Odin dans sonexpos sur le cinma amateur au colloque d'o le prsent texte t ire son origine. VoirRoger Odin , Smio-pragmatique et intermdial i t {Socits & Reprsentations, Lacroise des mdias, n 9, 20 00 , p. 115-1 27) .3 Voir An dr Gau dreaul t e t Phi l ippe Ma rion, Un mdia nat toujours deux fois

    {Socits & Reprsentations, La croise des mdias , n 9, 2000, p. 21-36).4 D'ail leu rs, il n'y a qu' rem onte r la deux ime m oiti du XIXe sicle pensons Villiers de L'Isle-Adam, Jules Verne, Didier de Chousy, Alfred Jarry, Albert Robida,etc . pour trouver un ensemble d'utopies l i t traires qui mettent en place cet espacede rfrences.5 Cin-Journal, n 173, 16 dcembre 1911.6 Cin-Journal, n 162, 30 septembre 1911.7 Institutio nna lisation s o la ques tion de l 'auteur n'occu pe pas la m m e place, cequi pourrait aussi servir de moyen de comparaison avec la tlvision.8 Voir An dr Gaud reaul t e t Tom Gun ning , Le cinma des premiers temps : u ndfi l 'his toi re du cinma?, Jacques Aumont , Andr Gaudreaul t e t Michel Marie(d i rec t ion) , Histoire du cinma. Nouvelles approches (Paris: Publications de la Sor-bonne , 1989, p . 49-63) .9 La fonctio n cruciale du bonimenteur-confrencier dans ce cinma entre danscet ensemb le de pratiques d e diffusion (on a abo rd la ques tion lors du co lloque surles interti tres Udine en 1997 et elle fait l 'objet d'une recherche approfondie de lapart de Valrie Posener).

    10 Fo rme l ne veut pas dire formaliste. ce pro po s, on se repo rtera l 'tude d eMeyer Schapiro sur les formes ou signes non mimtiques de l 'image : On Some Problems in the Semiotics of Visual Art : Field and Vehicle in Image-Sign {Semiotica,vol. 1, n 3, 1969, p. 223-242); cette tude a t publie en franais sous le t i treChamp et vhicules dans les signes iconiques {Critique, vol. 29, nos 315- 316 , 1973 ,p . 843- 866) .11 Ces exemp les se t rou ve nt da ns le recuei l de ses textes int i tu l Cinmatisme(Bruxel les: di t ions Complexe, 1980) .12 Voir Documents, n 4 (193 0) , p . 218-2 19.13 Voir le scnario et no tre prse ntation du projet dans Faces. Journal d'architecture,n 24 (1992) .

    O U V R A G E S C I T SEisenstein, Sergue . [lan pour planer] . Kinoviedtcheskie zapiski, nos 36- 37 ( 1997-1998) , p. 155 164.Eisenstein, Sergue. Cinmatisme. Bruxel les: di t ions Complexe, 1980.Eisenstein, Sergue. The Film Sense. New York: Harcourt , Brace and Co., 1942; dition franaise: Le Film : sa forme/son sens. Paris : Chris t ian Bourgois , 1976.

    J O CiN eM AS , vol . 10 , nos 2-3