Approche politique d’une pratique économique : le commerce...

94
Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie MASTER PROFESSIONNEL « Anthropologie & Métiers du Développement durable » ETH.R11 Mémoire de recherche bibliographique Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable BERGOIN-DENOUAL MAYA Sous la direction de Pierre Lemonnier 2007 – 2008

Transcript of Approche politique d’une pratique économique : le commerce...

Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie

MASTER PROFESSIONNEL

« Anthropologie & Métiers du Développement durable »

ETH.R11

Mémoire de recherche bibliographique

Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable

BERGOIN-DENOUAL MAYA

Sous la direction de Pierre Lemonnier

2007 – 2008

Université de Provence Aix-Marseille 1 Département d’Anthropologie

MASTER PROFESSIONNEL

« Anthropologie & Métiers du Développement durable »

ETH.R11

Mémoire de recherche bibliographique

Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable

BERGOIN-DENOUAL MAYA

Sous la direction de Pierre Lemonnier

2007 – 2008

Les opinions exprimées dans ce mémoire sont celles de l’auteur et ne sauraient en aucun

cas engager l’Université de Provence, ni le directeur de mémoire.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 4

SOMMAIRE

SOMMAIRE ........................................................................................................................4 TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS .....................................................................5 INTRODUCTION................................................................................................................6 I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX ...........10 1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable ..........10 2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable ...............................13 3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable.................................19 4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable ..................................24 5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui .............................25

II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE...................................29 1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi...................................................29 2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement..........32 3. Une forte médiatisation ..........................................................................................35 4. Le rôle attribué au consommateur..........................................................................37 5. Une vision nouvelle du « local »............................................................................39 6. Des impacts politiques au « Sud » ?.......................................................................43

III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES COMMERCES EQUITABLES .........................................................................................48 1. La labellisation contre la spécialisation .................................................................48 2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce équitable ? ......................................................................................................................52 3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local................58 4. Des tensions au « Sud »..........................................................................................59 5. Des conceptions différentes de la justice ...............................................................63

IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ? ..................................67 1. Sur la notion d’équité .............................................................................................67 2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la dépendance et remise en cause du « développement » ..................................................69 3. Le commerce équitable misérabiliste ? ..................................................................73 4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud » ................................................75 5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité » .....79

CONCLUSION ..................................................................................................................83 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................87 TABLE DES MATIERES .................................................................................................92

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 5

TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS

- Alca : zone de libre-échange des Amériques.

- Ciap : Central Interregional de Artesanos del Perú, centrale interrégionale des

artisans du Pérou.

- Cioec: Coordinadora de Integración de Organizaciones Económicas Campesinas

de Bolivia, plateforme bolivienne des organisations paysannes.

- Efta : European Fair Trade Association, association européenne de commerce

équitable visant à coordonner les fédérations européennes de commerce équitable.

- Flo : Fairtrade Labelling Organization, organisation internationale de certification

de produits issus du commerce équitable.

- Flo-Cert : Flo-Certification, organisme de certification de Flo.

- Fmi : Fonds monétaire international.

- Gresp : Grupo Red de Economía solidaria del Perú, réseau péruvien d’économie

solidaire.

- Ifat : International Federation for Alternative Trade, fédération internationale pour

un commerce alternatif qui regroupe des organisations de commerce équitable du

Nord et du Sud.

- Mdd : marque de distributeur, par opposition à « marque nationale ».

- News : Network of European Workshops, réseau européen des boutiques

spécialisées dans la vente de produits issus du commerce équitable.

- Oit : Organisation internationale du travail.

- Omc : Organisation mondiale du commerce.

- Onu : Organisation des Nations Unies

- Pfce: Plateforme Française du commerce équitable.

- Tlc : traité de libre commerce.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 6

« Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes

de travail et à la protection contre le chômage. »

« Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille

une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection

sociale. »

Déclaration universelle des droits de l’Homme, 19481.

INTRODUCTION

De mes quelques voyages extra-occidentaux, je garde des souvenirs intenses et

beaux. Mais au milieu de ces belles images, et tout particulièrement des images indiennes,

une figure quasi inconnue auparavant est gravée : celle de la misère. En la voyant de mes

propres yeux, j’ai enfin compris qu’elle existait, et à quel point elle était différente de ce

que j’ai toujours connu.

En France, et dans les pays occidentaux en général, très peu de gens ignorent que des

milliers d’autres habitants de la planète meurent de faim ; mais combien réalisent

vraiment que cela se passe bien sur la même planète, au même moment ? Combien en ont

réellement conscience ?

Voici, très brièvement et simplement, les raisons profondes qui m’ont portée à me

pencher sur certaines initiatives « alternatives », dont le commerce équitable. Tenter de

rectifier la tendance mortifère de l’économie mondiale à en affamer certains tandis que

d’autres gaspillent, en revalorisant le travail de la terre et l’artisanat, voilà qui m’a semblé

intéressant.

Bénévole dans une boutique d’Artisans du Monde, puis suivant de près le cheminement

de deux amis chers s’étant lancés dans l’aventure du commerce équitable, ce thème s’est

naturellement imposé à moi pour y consacrer ce mémoire bibliographique.

Mais ces recherches ont profondément changé ma vision du commerce équitable…

Pour en venir à des faits plus concrets, il est indéniable que le monde souffre

d’inégalités : ainsi, la sociologue Virginie Diaz Pedregal affirme qu’en 2006, « sur 6

milliards d’habitants de la planète, près de 2 milliards souffrent de sous-nutrition ou de

malnutrition »2, dont une majorité de ruraux. Nombre de pays « en voie de

1 Article 23, alinéas 1 et 3, consultable en ligne sur le site de l’ONU : http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm (consulté le 20 mai 2008). 2 Diaz Pedregal, 2006 : 13.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 7

développement » sont tributaires de leurs exportations, pour majorité des matières

premières, soumises aux aléas des cours boursiers.

Parallèlement, le commerce équitable est actuellement en pleine expansion : le

marché mondial de commerce équitable, essentiellement occidental, est estimé en 2008 à

2,4 milliards d’euros, soit une progression de 48% par rapport à l’année précédente3. Mais

ces chiffres cachent d’importantes disparités au niveau international, qui, selon le socio-

économiste Tonino Perna, ne sont pas seulement liées au revenu par habitant et au niveau

moyen d’instruction de la population, mais aussi à « l’histoire sociale et politique des

différents pays concernés »4.

En France, le commerce équitable représente, pour l’année 2007, 210 millions

d’euros, affichant une croissance de 27%. Selon le rapport annuel de la Fairtrade

Labelling Organization (Flo, organisation internationale de certification de produits issus

du commerce équitable), la France, les Etats-Unis et le Japon sont les pays où les taux de

croissance du commerce équitable sont les plus élevés. Les Etats-Unis représentent le

premier marché mondial depuis 2005, malgré un départ assez tardif ; la Grande Bretagne

est le second marché ; la Suisse, le troisième ; et la France, le quatrième5. Le cas français

présente une particularité intéressante : « le commerce équitable n’[y] émerge que

tardivement, mais subit une accélération impressionnante »6. La notoriété du commerce

équitable est récente : elle date des années 1990, période durant laquelle il a fait son

apparition dans la grande distribution7.

Mais malgré ces chiffres importants, le commerce équitable ne bénéficie

actuellement qu’à environ un million de producteurs et travailleurs au Sud, et ne

représente que 0,01% des échanges commerciaux dans le monde8. Cette évolution récente

du mouvement, ainsi que le fort contraste existant entre sa notoriété et sa faible

importance commerciale, en font un sujet digne d’intérêt.

Cependant, j’ai connu quelques difficultés à satisfaire ma curiosité pour le

commerce équitable, du fait que mon cursus scolaire n’a compté aucune formation

économique : certaines notions m’ont été assez difficiles d’accès. C’est l’une des raisons,

mais en aucun cas la seule, pour lesquelles j’ai abordé le thème du commerce équitable

3 Données IPSOS/Max Havelaar, http://www.maxhavelaarfrance.org/IMG/pdf/Chiffres_et_faits_commerciaux_2008_Fairtrade_-_Max_Havelaar_France-2.pdf (consulté le 23 mai 2008). 4 Perna, 2000 : 359. 5 FLO Annual Report, cité dans Lecomte, 2007 : 199. 6 Cary, 2004 : 13. 7 Diaz Pedregal, 2006 : 40.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 8

sous un angle essentiellement politique. Les autres raisons m’ont été fournies par le sujet

lui-même : on s’aperçoit en effet assez vite que le commerce équitable déborde largement

de la seule sphère économique, et peut comporter des implications politiques fortes,

auxquelles ce mémoire s’attachera.

Il existe un foisonnement de littérature sur le commerce équitable ; mais pour ce qui

concernait mon mémoire, il s’agissait de trouver la « bonne ». En effet, Virginie Diaz

Pedregal distingue trois types d’écrits concernant le commerce équitable : les écrits

militants – de loin les plus importants numériquement –, les études de terrain, et la

littérature en sciences humaines9. Evidemment, comme pour tout classement, celui-ci vaut

en théorie, mais en pratique, ces trois genres peuvent se rejoindre, se mélanger : les

articles parus dans la Revue du MAUSS mêlent par exemple à leur scientificité des prises

de positions. L’économiste Christian Jacquiau est également l’auteur d’une critique

véhémente contre Max Havelaar, et si son confrère Thomas Coutrot lui reconnaît un

« considérable travail de compilation de la documentation existante », il critique sa prise

de parti en affirmant qu’il « abuse de la rhétorique de la dénonciation et du scandale »10.

L’imbrication de l’idéologique et du scientifique rend évidemment la tâche plus difficile,

lorsqu’on veut s’efforcer de présenter un état des lieux de la question le plus neutre

possible. A l’inverse, les écrits engagés ne sont pas dénués d’intérêt ; c’est pourquoi, tout

en me focalisant sur la littérature scientifique, j’en ai également intégré quelques-uns à ma

bibliographie.

Pour en revenir à Virginie Diaz Pedregal, que j’ai déjà citée dans cette introduction,

elle est sans aucun doute l’auteure sur laquelle je m’appuierai le plus souvent ; car comme

Alain Caillé l’affirme dans la préface de son livre paru en 2007, « il s’agit là d’une

véritable somme, sans équivalent en français sur le commerce équitable »11. De plus,

Virginie Diaz Pedregal a pratiqué une « sociologie empirique »12, fondée sur une

démarche inductive : son travail a donc bien une valeur anthropologique.

Enfin, voici quelques remarques préalables à la lecture de ce mémoire : dans le

vocabulaire du développement, les pays dits du « Sud » sont les pays en développement,

8 Diaz Pedregal, 2006 : 13. 9 Diaz Pedregal, 2007 : 15. 10 Coutrot, 2007 : 187. 11 Alain Caillé, préface à Le commerce équitable dans la France contemporaine – Idéologies et pratiques, 2007 : 9.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 9

où sont donc situés les centres de production du commerce équitable, y compris les pays

pauvres de l’hémisphère Nord ; à l’inverse, les pays du « Nord » se composent de

l’ensemble des pays industrialisés.

Ce mémoire concerne plus particulièrement le commerce équitable tel qu’il se

présente dans les pays du Nord, pour la bonne raison que cette perspective est celle de la

grande majorité de la littérature existante, que les études de terrain sont rares, et que leur

caractère très récent restreint fortement leur portée théorique (ce point sera développé plus

bas). Comme le fait remarquer l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, il est

important de prendre non seulement en compte les points de vue des populations faisant

l’objet d’opérations de développement, mais aussi ceux des intervenants extérieurs « à

quelque niveau qu’ils se situent, « développeurs » nationaux ou étrangers, bureaucrates ou

techniciens, agents de l’Etat ou organisations internationales, entreprises ou opérateurs

économiques privés, missionnaires religieux ou laïcs »13. De plus, « les représentations

populaires relatives aux opérations de développement sont par définition localisées et

liées à des contextes spécifiques : il est difficile d’en esquisser une typologie faute

d’études de cas suffisantes », tandis que « les représentations qui ont cours dans la

configuration développementiste sont pour une bonne part communes, et relativement

indépendantes des contextes »14.

Un point de vue orienté vers les conceptions et les pratiques qui sont celles des

« développeurs » me paraissait donc plus adapté à un état des lieux bibliographique,

même si je présenterai également quelques données issues d’études de terrain.

Je vais donc à présent aborder le commerce équitable en le replaçant tout d’abord au

sein des champs plus globaux dans lesquels il s’insère, ainsi qu’en le recontextualisant

dans une perspective historique, pour en définir les critères principaux. Dans une seconde

partie, j’aborderai différentes caractéristiques du commerce équitable qui en font un objet

d’essence politique. Je mettrai ensuite en évidence les tensions qui traversent ce

mouvement, pour finalement m’intéresser à l’arrière-plan idéologique qui sous-tend ses

conceptions et ses pratiques. Comme indiqué à l’instant, l’angle politique constituera le fil

directeur de ce mémoire.

12 Diaz Pedregal, 2006: 17. 13 Olivier de Sardan, 1995 : 54. 14 Ibid. : 57.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 10

I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX

Pour parvenir à comprendre le commerce équitable, phénomène très complexe, il me

paraît tout d’abord indispensable de rappeler les problématiques plus globales dans

lesquelles il s’insère, d’en dresser un bref historique, et d’en expliquer les lignes

directrices.

1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable

Le commerce équitable est souvent présenté comme l’une des initiatives de

l’« économie solidaire » par les militants, mais aussi par les chercheurs : dans la Revue du

MAUSS, Tonino Perna l’inclut par exemple « dans l’archipel de l’économie solidaire »15.

Les sociologues Jean-Louis Laville et Bernard Eme, ayant dans la fin des années 1980

forgé le concept d’« économie solidaire », s’interrogent sur ce qui rassemble ses très

diverses pratiques. La définition qu’ils donnent de cette « composante spécifique de

l’économie aux côtés des sphères publique et marchande »16 peut se résumer à cette

formule : elle est constituée de « l’ensemble des activités économiques soumises à la

volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt

individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à

partir d’engagements citoyens »17. L’économie solidaire se caractérise donc par sa double

dimension économique et politique.

Jean-Louis Laville inclut le commerce équitable dans les pratiques de l’économie

solidaire : « Au-delà de leurs spécificités, ces initiatives reposent sur l’égalité entre les

membres ; elles œuvrent pour la justice sociale, par exemple à travers un commerce

équitable entre le Sud et le Nord, ou la défense de l’accession de tous aux services ou à

l’emploi. »18

Il est à noter que les initiatives de l’économie solidaire sont plus anciennes qu’on ne

l’imagine, et Laville et Eme les font remonter à la première moitié du XIXème siècle

(avec l’associationnisme ouvrier et la naissance des coopératives ouvrières). Celles que

15 Perna, 2000 : 360. 16 Laville et Eme, 2006 : 303. 17 Ibid. 18 Jean-Louis Laville, entretien avec Allemand, 2005 : 225.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 11

l’on connaît aujourd’hui constituent cependant une nouvelle génération19, que les deux

sociologues rapportent aux changements sociaux des années 1960 et à la crise

économique ayant généré « de nouvelles formes d’action qui vont dans le sens d’une

politique de la vie quotidienne, soucieuse de préserver l’environnement, de critiquer

l’absence de participation des usagers à la conception et au fonctionnement des services

qui les concernent, de soumettre à la réflexivité les rapports entre les sexes ainsi qu’entre

les âges, de faire émerger les sujets sociaux comme maîtres de leur trajectoire »20,

renouant avec « l’élan associatif de la première moitié du dix-neuvième siècle ; [mettant],

au cœur de leur passage à l’action économique, la référence à la solidarité »21.

Paul Singer, économiste, va dans le même sens en précisant que les acceptions de

l’économie solidaire varient, mais qu’elles « tournent toutes autour de l’idée de solidarité

par opposition à l’individualisme compétitif qui caractérise le comportement économique

dominant dans les sociétés capitalistes »22.

Notons que cette notion possède une certaine légitimité du point de vue des pouvoirs

publics, puisque « la consécration est obtenue en 2000 avec la mise en place d’un

secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire, le premier du genre en France et en Europe »23,

fonction que Paul Singer a d’ailleurs exercée... le secrétariat a cependant été dissous

depuis – mais ceci constitue une histoire qui déborde du cadre de mon sujet.

Précisons également que Laville et Eme distinguent l’économie solidaire de

l’économie sociale, celle-ci mettant plus l’accent sur l’aspect économique de ses

approches, tandis que les initiatives de l’économie solidaire « soulignent le double

registre d’action qui caractérise les initiatives qu’elle recouvre : un registre socio-

économique et un registre sociopolitique, avec l’idée qu’il y a un certain nombre de

phénomènes qui relèvent plus d’une sphère intermédiaire, entre l’économie marchande et

l’économie non marchande »24. Ce dernier point, concernant la nature particulière

d’échange que représente le commerce équitable, sera développé dans la partie II, 1.

Il existe ensuite une distinction importante pour les acteurs du commerce équitable,

qui affirment leur différence d’avec le commerce éthique. Ce dernier concerne en effet le

19 Paul Singer note également que « bien que le lien entre l’économie solidaire et ses antécédents soit clair, le milieu social dans lequel elle se développe actuellement est très différent de celui qui existait à l’époque de ses premières manifestations, il y a presque deux siècles » (2006 : 301). 20 Laville et Eme, 2006 : 308. 21Ibid. : 309. 22 Singer, 2006 : 290. 23 Allemand, 2005 : 224.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 12

respect de normes internationales, celles de l’Organisation Internationale du Travail (Oit)

ayant valeur de référence, au sein des entreprises multinationales implantées dans les pays

du Sud : respect des salariés, interdiction du travail des enfants, etc.

A la différence du commerce équitable, le commerce éthique est donc normé. Ces

deux démarches sont bien différentes, mais non opposées : elles s’attachent toutes deux à

la revalorisation du travail, et ce, surtout dans les pays dits « du Sud ». Selon le socio-

économiste Pierre-William Johnson, ces deux initiatives sont complémentaires en ce

qu’elles « visent à rééquilibrer les relations commerciales entre les producteurs ou les

salariés du Sud et les consommateurs du Nord »25.

Enfin, le commerce équitable s’inscrit bel et bien dans le vaste champ du

développement durable. Pierre-William Johnson écrit dans la Revue du MAUSS que

« l’acception communément admise du développement durable repose sur la convergence

des objectifs sociaux, environnementaux et démocratiques »26. Il s’appuie pour cela sur le

principe 1 de la déclaration de Rio, adoptée lors de la Conférence des Nations Unies sur

l’environnement et le développement, selon lequel « les êtres humains sont au centre des

préoccupations relatives au développement durable » et « ont droit à une vie saine et

productive en harmonie avec la nature » : pour l’auteur, « un développement durable ne

peut pas reposer sur des relations injustes, pas plus que des relations équitables ne peuvent

reposer sur un développement qui ne respecte pas l’environnement et les droits des

générations futures »27. Si l’argument de la protection de l’environnement n’est pas le

premier avancé par les militants du commerce équitable, ceux-ci mettent tout de même

souvent l’accent sur le fait que l’agriculture intensive, au contraire des petites

exploitations généralement privilégiées28 par le commerce équitable, détruit les cultures

agricoles traditionnelles et les écosystèmes qui leurs sont associés.

Ainsi, le commerce équitable réunit bien les dimensions humaine et

environnementale du développement durable, puisqu’il vise à instaurer des échanges plus

justes, en essayant de les concilier à des modes de production respectueux des

écosystèmes. Mais, comme nous allons le voir, l’histoire du commerce équitable est plus

ancienne que l’émergence du concept de développement durable.

24 Laville, cité par Allemand, 2005 : 227. 25 Johnson, 2001 : 74. 26 Ibid : 76. 27 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 13

2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable

Le commerce équitable s’avère plus ancien qu’on pourrait le croire, à la fois dans

ses principes, mais aussi dans ses manifestations.

En ce qui concerne ses principes, Sylvie Mayer (responsable pour le commerce

équitable, l’économie sociale et solidaire au Parti Communiste Français) rapporte que

selon Antoine de Ravignan, journaliste à Alternatives Economiques, l’invention du

commerce équitable remonte au moins au début du XIXème siècle, lorsque « des boutiques

éthiques apparaissent aux Etats-Unis, assurant à leur clientèle de ne pas entretenir par

leurs achats le système esclavagiste »29, suivies par la création de la National Consumers

League en 1899, « qui labellisait déjà des produits qu’elle jugeait avoir été fabriqués dans

des conditions honnêtes » 30.

Le journaliste scientifique Sylvain Allemand mentionne pour sa part un roman dont

le personnage principal n’est autre que... Max Havelaar, dont le nom a ensuite été repris

par Frans van der Hoff et Nico Roozen, fondateurs de la célèbre association. Dans Max

Havelaar, ou les Ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, publié en

1860, l’ancien administrateur néerlandais en Insulinde Edouard Douwes Dekker (dit

Multatuli), dénonce à travers le personnage éponyme, négociant de café et défenseur des

droits autochtones, l’oppression des paysans javanais par la métropole batave. Il importe à

ce propos de souligner que le commerce équitable ne se résume pas à l’organisation sus-

citée : en France, par exemple, la première boutique d’Artisans du Monde, premier acteur

historique du commerce équitable français, a ouvert ses portes à Paris dès 1974.

Sylvain Allemand note également l’importance des débats théoriques sur le libre-

échange des années 1950, période durant laquelle des économistes tels que Raul Prebisch,

Hans W. Singer, et Gunnar Myrdal « s’emploient à montrer comment la pratique du libre-

échange contrarie le décollage économique des pays du Sud et leur développement en

détériorant les « termes de l’échange », selon le concept introduit par l’économiste Raul

Prebisch pour désigner le rapport entre les prix des produits exportés et les prix des

produits importés »31.

28 J’emploie le terme « généralement » car, comme on le verra plus tard, le commerce équitable peut également concerner des grandes plantations, et donc l’agriculture intensive. 29 La sociologue Stéphanie Giamporcaro-Saunière mentionne également cette initiative (2005 : 20). 30 Mayer, 2007 : 53. 31 Allemand, 2005 : 85.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 14

La première Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement

(Cnuced) à Genève, en 1964, est également souvent présentée comme un moment

historique important pour le commerce équitable, puisque le fameux slogan « Trade not

aid » symbolise le désir des pays du « Sud » pour un développement par le commerce,

plutôt que par la charité.

En ce qui concerne l’historique des initiatives du commerce équitable proprement

dites, c’est-à-dire en tant que pratiques, de leur naissance à aujourd’hui, on distingue

généralement trois phases : les approches « solidaire », « alternative », et « équitable ».

Une quatrième phase, moins fréquemment mentionnée, est toutefois présentée par certains

auteurs : l’approche « entrepreneuriale ».

a. La phase « solidaire »

Virginie Diaz Pedregal et Sylvie Mayer situent la « naissance » du mouvement du

commerce équitable vers la fin des années 1940, aux Etats-Unis, période durant laquelle

des associations chrétiennes (Ten Thousand Villages, anciennement Mennonite Central

Committee Self Help Crafts, et Serrv International, Sales Exchange for Refugee

Rehabilitation Vocation) « se lancent dans le commerce direct avec des communautés

économiquement défavorisées des pays du Sud »32, avec pour objectif principal la

création d’emplois et de revenus plus élevés dans ces pays. Le premier magasin formel de

commerce équitable ouvre en 195833 aux Etats-Unis ; mais ce commerce était alors

qualifié de « solidaire ».

La naissance du mouvement s’effectue donc dans un climat humaniste et religieux : « il

s’agit de réhabiliter l’Occident face à ses exactions commises envers les pays du Sud dans

le passé »34.

Le commerce équitable ne concerne tout d’abord que la vente d’artisanat, puis « très

rapidement, face au besoin des producteurs agricoles, il s’étend à la commercialisation de

produits tropicaux »35, le café devenant alors le symbole du commerce équitable en tant

que premier produit alimentaire vendu par ses organisations sur le marché occidental.

Notons qu’en matière de volumes, le café représente toujours le produit « équitable » le

32 Diaz Pedregal, « Le commerce équitable : un des maillons du développement durable ? », 2006. 33 Mayer, 2007 : 51. 34 Diaz Pedregal, 2007 : 105. 35 Diaz Pedregal, 2006 : 13.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 15

plus vendu36... cela n’ayant toutefois rien d’étonnant, puisqu’il représente en volume la

première denrée agricole vendue dans le monde37.

En France, cette mouvance « solidaire » est représentée par Artisans du Monde, qui

doit sa naissance à l’« appel aux communes de France » lancé en novembre 1971 par

l’abbé Pierre, de retour du Bangladesh alors ravagé par une terrible famine due à la guerre

et aux inondations38. En proposant que chaque commune de France se jumelle avec une

commune du Bangladesh, l’appel de l’abbé Pierre amène à la constitution de l’Union des

comités de jumelage coopération (U.Co.Ju.Co) en 1972, qui se fixe pour objectif de

rompre avec l’assistance au profit d’une coopération privilégiant la solidarité39, par la

création de boutiques : les Artisans du Monde.

Le mouvement français du commerce équitable s’inscrit donc bien également dans

la même tradition humaniste et religieuse qu’aux Etats-Unis de par sa filiation avec le

mouvement Emmaüs, « également fondé sur l’idée que les déshérités peuvent vivre de

leur propre travail »40. En Angleterre, l’association Oxfam a sensiblement le même

parcours.

En 1975, cependant, l’U.Co.Ju.Co et Artisans du Monde se séparent, suite à une

exposition consacrée à la dénonciation du régime de Pinochet dans la première boutique

parisienne d’Artisans du Monde : les fondateurs historiques ne s’accommodent pas de

cette « politisation du mouvement »41 de la part des nouvelles recrues. Cette scission est

représentative de l’évolution du mouvement vers une nouvelle phase.

b. La phase « alternative »

Au milieu des années 1960 pour les Etats-Unis, pionniers, et en 1975 pour la France,

soit seulement trois ans après l’apparition du mouvement, celui-ci se politise et se

radicalise. Le slogan de la Cnuced, cité plus tôt, illustre ce changement de perspective. Le

commerce équitable ne doit plus désormais être vu comme une aide aux pays pauvres,

mais bien comme une « alternative » au commerce conventionnel. Il s’inscrit dans une

mouvance clairement tiers-mondiste, qui s’affirme en opposition au système capitaliste. A

l’influence religieuse se superpose celle du marxisme, « très perceptible dans la lutte

36 Diaz Pedregal, 2006 : 40. 37 Lecomte, 2007 : 150. 38 Allemand, 2005 : 91. 39 Ibid. : 96. 40Ibid. : 96, ou voir encore Serge Latouche, qui affirme que le postulat implicite des organisations alternatives, comme le mouvement Emmaüs, est que les membres doivent pouvoir vivre décemment du fruit de leur travail (2000 : 350).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 16

politique que le tiers-mondisme propose de mener contre l’exploitation et la domination

des nantis envers les plus déshérités »42. Ce commerce alternatif est le fait d’associations

militantes, comme Artisans du Monde en France, qui ont recours au bénévolat dans leurs

boutiques spécialisées, afin de parvenir à un équilibre des prix satisfaisants, mais aussi de

sensibiliser les clients à l’approche alternative revendiquée.

Mais « au fil des ans, les partisans du commerce alternatif se démobilisent, au vu de

la faiblesse de leurs moyens de pression sur les grands industriels et les gouvernements et

du manque de moyens économiques pour informer l’opinion publique »43 :

progressivement, la tonalité tiers-mondiste fait place à celle l’altermondialisme, plus

réformiste que révolutionnaire, fortement liée à la naissance de l’idée de développement

durable.

c. La phase « équitable »

Selon Tristan Lecomte, le développement durable est « plus rassembleur et

consensuel puisqu’il s’adresse aussi bien aux citoyens qu’aux entreprises et aux Etats » et

qu’il « ne remet pas en cause fondamentalement le système libéral, il propose des

ajustements dans le processus de création de valeur, afin que la création de richesses

aujourd’hui ne mette pas en péril notre capacité à répondre aux enjeux de demain »44.

Plutôt qu’une opposition au système capitaliste comme celle revendiquée lors de la

phase « alternative », cette approche vise à bonifier le système libéral de l’intérieur ;

« L’équité peut venir du marché : le commerce équitable n’est pas anti-libéral »45. Le

commerce équitable « n’est plus perçu comme un mouvement d’opposition [au]

développement économique [des distributeurs et industriels] mais, au contraire, il peut

être un axe de développement stratégique de leur marque et de leur enseigne »46. Les

objectifs du commerce équitable se concentrent plus sur la sensibilisation des

consommateurs du Nord par des campagnes, et veulent « utiliser le commerce équitable

comme un levier pour une transformation en profondeur de l’économie mondiale, en un

mot, une autre mondialisation »47.

41 Allemand, 2005 : 96. 42 Diaz Pedregal, 2007 : 107. 43 Ibid. : 110. 44 Lecomte, 2007 : 80. 45 Diaz Pedregal, 2007 : 115. 46 Lecomte, 2007 : 81. 47 Allemand, 2005 : 86.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 17

Cette évolution se note par exemple dans le fait que nombre de boutiques du commerce

équitable coopèrent avec les groupes locaux d’Attac (Association pour la Taxation des

Transactions pour l’Aide aux Citoyens), représentante de l’altermondialisme en France.

Le terme « équitable » est resté et aujourd’hui encore, une majorité d’acteurs du

commerce équitable s’en réclament, même si de nouvelles pratiques émergent, le

mouvement n’évoluant plus en bloc, mais ayant plutôt tendance à se scinder. Les

initiatives se sont multipliées, et par exemple, la Plateforme française du Commerce

Equitable (Pfce), pourtant loin de fédérer tous les acteurs français du commerce équitable,

compte aujourd’hui trente-sept associations membres48. Les deux approches majeures se

réclamant du commerce équitable sont celle de la spécialisation et celle de la certification

(ou labellisation), que je confronterai plus bas.

L’approche entrepreneuriale se réclame également du commerce équitable, mais elle

comporte une différence notoire, qui fait que l’on peut parler d’une autre phase.

d. La phase « entrepreneuriale »

Contrairement à Virginie Diaz Pedregal qui s’arrête à la phase « équitable », Sylvain

Allemand note une quatrième étape dans l’évolution du commerce équitable : celle « de

jeunes entrepreneurs qui s’emploient à concilier commerce équitable et esprit

d’entreprise »49. Dans cette approche, on compte par exemple l’entreprise Idéo-wear, qui

veut permettre à chacun de « vivre ses convictions sans sacrifier son style » en vendant

des vêtement « biologiques, équitables et tendance »50, ou bien Alter Eco, fondé par un

ancien employé de L’Oréal.

Fondateur d’Alter Eco, Tristan Lecomte ajoute par exemple au critère d’exigence du

commerce équitable qui est de travailler avec les producteurs les plus défavorisés,

l’expression « à qualité de produit égale »51, arguant que l’« on a souvent opposé la

solidarité à la recherche de la rentabilité », mais qu’« aujourd’hui, les deux trouvent dans

le commerce équitable une voie de réconciliation, et même une vraie et nécessaire

complémentarité sur le long terme »52. Le commerce équitable présente pour lui « un

formidable potentiel d’entrepreneuriat en dehors du système d’aide publique

48 Sur le site Internet de la PFCE : http://www.commercequitable.org/membres0/, consulté le 7 juin 2008. 49 Allemand, 2005 : 84. 50 Site Internet de la marque : http://www.ideo-wear.com/ (consulté le 20 mai 2008). 51 Lecomte, 2007 : 10. 52 Ibid. : 14.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 18

traditionnel »53, et il estime qu’« il est tout à fait possible d’allier éthique et réussite

économique et financière, preuve que les deux notions ne sont pas antinomiques et qu’au

contraire, elles peuvent être complémentaires »54.

Selon Sylvain Allemand, « à l’origine de ce type d’entreprises, on trouve souvent

des diplômés d’écoles de commerce animés spontanément de valeurs de solidarité et/ou

ayant bénéficié d’une de ces formations qui ont vu le jour en matière d’économie sociale

au sein de ces écoles (l’Ecole supérieure de commerce de Paris, par exemple) », qui

« entendent concilier éthique et logique d’entreprise en n’hésitant pas à recourir aux outils

du marketing »55. Ces entrepreneurs du commerce équitable « partent du principe que,

pour être équitable, ce commerce n’en reste pas moins du commerce qui doit satisfaire

une offre solvable et répondre aux exigences de la mode »56. L’auteur ajoute que, ces

entreprises ayant vu le jour très récemment, on ne sait encore si elles seront viables ; mais

il est certain qu’elles bénéficient déjà d’une certaine notoriété.

Pour parler de l’évolution du commerce équitable, la sociologue Aurélie Lachèze

s’appuie sur la notion d’« attelage » empruntée à son confrère Franck Cochoy, selon

laquelle « les acteurs déterminés à réaliser un projet personnel comprennent qu’ils

pourront atteindre leur objectif encore plus vite en s’arrimant à la progression conjointe

d’autres acteurs engagés dans une entreprise voisine »57. Lachèze tient à souligner à

travers cette notion que le commerce équitable a évolué en fonction de son

environnement, en se rattachant à divers mouvements. Au départ, il s’est attelé à « une

certaine critique de l’économie capitaliste », puis au marché avec les débuts de la

certification, et enfin de nos jours, « la structuration actuelle du mouvement oriente le

commerce équitable vers des thématiques telles que le développement durable et la

consommation engagée »58. Il convient à présent de s’intéresser à un autre versant de

l’évolution du commerce équitable, son institutionnalisation, en montrant comment le

mouvement s’est d’abord progressivement structuré de façon autonome, avant de

commencer à susciter l’intérêt d’acteurs extérieurs au mouvement.

53 Lecomte, 2007 : 73. 54 Ibid. : 365. 55 Allemand, 2005 : 89. 56 Ibid. : 89. 57 Franck Cochoy, cité par Lachèze, 2005 : 44.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 19

3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable

En une soixantaine d’années d’existence, le commerce équitable a réussi à

s’organiser et à acquérir une certaine notoriété, suscitant peu à peu l’intérêt des pouvoirs

publics (toutefois encore timide), et celui des sciences sociales.

a. La construction progressive de réseaux

A l’origine, les importations de commerce équitable étaient prises en charge

directement par les boutiques, « non sans mal »59. Par la suite, on assiste à la création de

centrales d’achat, comme celle d’Artisans du Monde, Fam’Import, rebaptisée

Solidar’Monde en 1994, par l’intermédiaire desquelles les boutiques effectuent

aujourd’hui encore leurs achats.

Ces boutiques ont commencé assez tôt à se fédérer au niveau européen : en août 1976 ont

eu lieu les premières rencontres européennes de commerce équitable60. Dès l’année

suivante, d’autres rencontres sont organisées, et se succèdent à intervalles réguliers à

travers l’Europe.

En 1989, une nouvelle étape a été franchie avec la naissance de l’Ifat (International

Federation for Alternative Trade), qui regroupe des organisations de commerce équitable

du Nord et du Sud61. Deux ans plus tard, c’est l’European Fair Trade Association (Efta),

visant à coordonner les fédérations européennes de commerce équitable, qui est créée.

Leurs principales fonctions sont la facilitation de l’échange d’information sur les marchés

et sur les fournisseurs de commerce équitable, le lobbying auprès des institutions

publiques et les actions de sensibilisation des consommateurs (la Fair Trade Federation

ayant un rôle similaire en Amérique du Nord). Quant à News (Network of European

Workshops), créé en 1994, il réunit les magasins du Monde européens62, c'est-à-dire les

boutiques spécialisées dans le commerce équitable, et vise à coordonner leurs actions.

Avec la mise en place de ces réseaux, la notion de commerce équitable commence

également à se répandre dans les médias et le monde de la recherche.

En France, la première fédération de commerce équitable, celle d’Artisans du

Monde, voit le jour en 1981. En 1987, la Fédération se dote d’une commission ayant pour

58 Lachèze, 2005 : 45. 59 Ibid. : 86. 60 Ibid. : 97. 61 Site Internet d’Artisans du Monde : http://artisansdumonde.org/organisations-commerce-equitable.htm (consulté le 20 mai 2008).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 20

tâche de développer une politique de communication externe. Le premier colloque

français sur le commerce équitable a lieu en 1993, organisé à l’initiative de la Fédération

Artisans du Monde avec le magazine Alternatives Economiques, au Palais des Congrès de

Paris.

La charte de la Pfce (Plateforme Française du commerce équitable, créée en 1997), définit

des engagements impératifs pour tous ses membres, mais sans prévoir de contrôle ni de

sanctions, ce qui contribue au flou engendré par la multiplication des initiatives.

Au niveau international, la Fairtrade Labelling Organization (Flo), une association à

but non lucratif créée en 1997 à Bonn, regroupe les 17 organisations de certification

équitable existant dans les pays européens, aux Etats-Unis et au Japon. La Flo œuvre à la

définition d’un label internationalement reconnu, et procède aussi à un travail de

certification à partir d’un réseau d’inspecteurs indépendants qui visitent les producteurs63 :

elle certifie plus de 375 organisations dans 48 pays. En janvier 2004 enfin, la Fédération

internationale de commerce équitable lance la marque Fto (Fair Trade Organization), qui

à la différence des autres initiatives, s’applique aux organisations et non aux produits.

Mais, comme l’affirment Jean-Louis Laville et Bernard Eme, « la capacité à générer

des changements sociaux dépend aussi des articulations construites avec la puissance

publique », et « l’exercice de cette liberté positive d’association et de coopération n’est

une puissance de transformation qu’en lien avec une action publique, seule susceptible de

promulguer des droits subjectifs et de définir les normes d’une redistribution qui soit

réductrice des inégalités »64. Les relations avec les pouvoirs publics constituent en effet un

enjeu important pour les acteurs du commerce équitable, qui organisent des actions de

lobbying ; mais les objectifs des premiers ne satisfont pas toujours les seconds.

b. Vers une reconnaissance officielle du commerce équitable

On peut trouver, dans certains textes officiels, des justifications indirectes au

commerce équitable assez anciennes à l’échelle du mouvement.

En 1952, par exemple, l’Assemblée générale de l’Onu adopte la résolution 623, qui

porte notamment sur le « financement du développement économique grâce à la fixation

de prix internationaux justes et équitables pour les produits de base »65. Douze ans plus

62 Waridel, 2005 : 111. 63 Allemand, 2005 : 88. 64 Laville et Eme, 2006 : 305. 65 Les résolutions de l’Assemblée générale sont consultables sur le site Internet de l’ONU : http://www.un.org/french/documents/ga/res/7/fres7.shtml (consulté le 20 mai 2008).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 21

tard, la Cnuced encourage la mise en place d’« accords internationaux sur les produits de

base, qui visent à stabiliser les prix des produits d'exportation essentiels pour les pays en

développement »66. Selon Sylvain Allemand, « ces initiatives sont en grande partie

remises en cause par le mouvement en faveur de la libéralisation du commerce mondial

intervenu dans les années 1990 »67.

Aux niveaux international et national, les pouvoirs publics s’impliquent peu à peu

dans l’institutionnalisation du commerce équitable. L’Organisation Mondiale du

Commerce accueille désormais des débats sur le commerce équitable (la Fédération

Artisans du Monde a par exemple été accréditée pour participer aux cinquième et sixième

conférences ministérielles de l'Omc ayant eu lieu à Cancun en 2003, puis Hong Kong en

200568). Depuis 1998, le Sénat achète du café labellisé Max Havelaar, et la Mairie de

Nantes a par exemple créé une délégation politique au commerce équitable en 2004.

Autant d’exemples, selon Paul Cary, « visant à montrer, à différents niveaux, que le thème

a désormais droit de cité sur les agendas politiques »69.

Face à ce que les journalistes Amel Bouvyer et Hélène Binet qualifient de

« pratiques à la carte »70, une réflexion s’est engagée à propos de la mise en place d’une

norme. En 2003, différents acteurs du secteur ont constitué un groupe de travail sous la

houlette de l’Afnor (Association française de normalisation, organisme officiel) pour

tenter d’élaborer une norme. Mais les tractations ne se font pas sans heurts, et le 10

janvier 2006, contrairement aux objectifs du gouvernement Raffarin qui avait annoncé

« la création d’un label français pour les produits du commerce équitable »71, c’est

seulement un accord qui a été publié72. Ce texte, signé par cinquante et une associations

de commerce équitable, comporte trois grands principes : « l’équilibre de la relation

commerciale entre les partenaires ou cocontractants » ainsi que « l’accompagnement des

producteurs et des organisations de producteurs engagés dans le commerce équitable », et

enfin « l’information et la sensibilisation du consommateur, du client, et plus globalement

66 Site Internet de la Cnuced : http://www.unctad.org/Templates/Page.asp?intItemID=3358&lang=2 (consulté le 20 mai 2008). 67 Allemand, 2005 : 85. 68 Site Internet d’Artisans du Monde : http://artisansdumonde.org/positions-adm.htm (consulté le 20 mai 2008). 69 Cary, 2005 : 32. 70 Bouvyer et Binet, 2008 : 20. 71 Allemand, 2005 : 90. 72 Il s’agit de l’accord AC X50-340, ayant une équivalence au niveau européen (CWA : CEN (European Committee for Standardization) Workshop Agreement) ainsi qu’à l’échelle internationale (IWA : International Workshop Agreement).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 22

du public » 73. Une Commission nationale du commerce équitable (Cnce) a par ailleurs

été créée par le décret n° 2007-986 du 15 mai 2007. Elle devrait être chargée de

reconnaître les organismes de certification du commerce équitable, mais les modalités de

sa composition et de son fonctionnement restent à préciser, et Amel Bouvyer et Hélène

Binet notent que la mise en place de cette initiative a pris du retard, puisqu’elle n’est

toujours pas effective74.

Il y aurait encore quelques autres initiatives à énumérer, mais celles-ci ayant peu

abouti, il convient surtout de rappeler que l’institutionnalisation du commerce équitable

n’en est qu’à ses débuts. Sylvain Allemand, faisant remarquer que les Français

consomment, de manière générale, moins de produits issus du commerce équitable que

leurs voisins européens, pense qu’il faut peut-être y voir l’expression de différences

culturelles, mais également de l’« inégale implication des pouvoirs publics »75. En

témoigne le semi-échec présenté ci-dessus.

Monique Chemillier-Gendreau, professeure de droit public et de sciences politiques

à l’université de Paris-VII, souligne quant à elle que le dogme économique du libre-

échange, formulé il y a près de deux siècles par David Ricardo, est toujours présenté

comme le « nec plus ultra de la modernité et comme la recette du développement et de la

croissance »76, et qu’il constitue le constitue le soubassement de l’Union Européenne.

Cette dernière a tout de même effectué une communication sur le commerce équitable en

novembre 1999 « qui reconnaissait le commerce équitable et sa valeur ajoutée sociale »77,

puis une autre en 2005 où le commerce équitable est « décrit comme un outil de réduction

de la pauvreté et du développement durable »78, et enfin en 2006, en suggérant le

développement d’une politique européenne de commerce équitable, mais sans statuer sur

la question.

Paul Cary remarque aussi que « pour des raisons certes diverses, [...] le rapport du

mouvement à l’Etat [est] limité dans son intensité et que les pratiques délibératives (entre

partenaires et au sein même des organisations de producteurs) n’[ont] pas attendu la

bénédiction institutionnelle pour se mettre en place, c'est-à-dire que la pratique

73 Site Internet du Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables : http://www.ecologie.gouv.fr/Accord-AFNOR-AC-X50-340.html (consulté le 20 mai 2008). 74 Bouvyer et Binet, 2008 : 20. 75 Allemand, 2005 : 91. 76 Chemillier-Gendreau, 2007. 77 Lecomte, 2007 : 367. 78 Ibid. : 372.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 23

« démocratique » s’[est] passé de la référence à l’Etat »79. Cependant, on observe « une

certaine institutionnalisation de la démarche, dans laquelle les recours au droit (par la

normalisation au sens large) et à l’Etat (comme garant) deviennent importants »80. Cary

note également que, comme s’en plaignent nombre d’associations militantes en voyant la

majorité du soutien étatique au commerce équitable se concentrer sur Max Havelaar, l’on

s’inscrit bien dans « un schéma politique classique », où des démarches citoyennes

influencent la vie politique, « l’Etat leur donn[ant] une traduction en termes de politiques

publiques, en les soutenant et en essayant d’en développer les aspects quantitatifs, qui

passent par les grandes surfaces, lesquelles se saisissent du concept pour différencier leurs

produits, sauvegarder leur marge et s’adapter en douceur à des configurations sociales qui

évoluent », alors que les militants les plus engagés dans le commerce équitable « refusent

de se résoudre à ces évolutions et tentent de redéployer leur critique, d’approfondir leurs

pratiques, de tisser des alliances avec des expériences proches »81.

Ceux-ci se plaignent effectivement de ce que l’Etat finance des associations au

détriment d’autres, et affiche une préférence pour la grande distribution avec Max

Havelaar82 ; ainsi que du fait que le commerce équitable ne soit considéré que dans une

approche Nord-Sud83.

La reconnaissance très récente de Flo-Cert, l’organisme de certification de Max

Havelaar, comme conforme à la norme européenne Iso 65 coupe court à toute discussion

sur l’emploi abusif du terme de « label » par Max Havelaar, que j’aurais voulu

développer, mais qui n’est plus d’actualité. Depuis janvier 2008, cette norme

internationalement reconnue (elle correspond à la norme européenne EN 45011) atteste

l’indépendance de la certification Max Havelaar.

Si la reconnaissance par les pouvoirs publics pour le commerce équitable commence

à générer quelques initiatives, globalement, cette histoire est encore à faire. Mais

l’importance croissante du commerce équitable a également éveillé l’intérêt des sciences

sociales.

79 Cary, 2004 : 139. 80 Ibid. 81 Ibid. 82 Jacquiau, 2006 : 72. 83 Ibid : 413.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 24

4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable

Tonino Perna affirme qu’« à la différence d’autres mouvements et d’organisations

qui se sont spécialisés dans l’activité d’information et de documentation, le commerce

équitable a réuni, dès le début, la pratique et la théorie », ce qui a selon lui engendré « non

seulement une adhésion croissante dans la société occidentale comme dans le Sud, mais

également des faits d’importance économique »84. Par son importance croissante, le

commerce équitable a donc attiré l’attention de certains économistes, puis de chercheurs

en sciences sociales. Au cours des dernières années, les recherches et les études sur la

question se sont multipliées, certaines axées sur des aspects spécifiques, d’autres abordant

ce thème de façon plus généralisante.

Toujours selon Perna, ces études et recherches auraient généralement « tendance à

« normaliser » le phénomène du commerce équitable et solidaire, en le rapportant aux

critères traditionnels de la doctrine officielle »85, c’est-à-dire en ne l’analysant que par la

référence au système économique conventionnel. Ainsi, pour certains, le rôle du

commerce équitable serait de « rééquilibrer le marché », ou un « moyen susceptible

d’« améliorer l’efficacité du marché », de rendre « plus concurrentiels certains marchés

internationaux »86 ; pour d’autres, il serait une sorte de couveuse d’entreprises permettant

à des producteurs faibles de s’insérer progressivement dans les échanges internationaux...

Le commerce équitable aurait donc un rôle fonctionnel au sein du marché. Cette

conception du commerce équitable n’est évidemment pas propre à certains chercheurs :

Perna souligne le fait qu’on la retrouve parfois chez certains acteurs du commerce

équitable, tous bords confondus87 - ce qu’il déplore par ailleurs.

Pour ce même Tonino Perna, « il faut souligner la tendance forte et de longue durée

à une commercialisation progressive de tous les aspects de la vie sur cette planète », dont

les conséquences sont « bien connues et s’appellent : désocialisation, destruction

culturelle, perte du sens, etc. ». A ce processus, la société aurait réagi de diverses façons,

dont l’une est devenue un point fort du commerce équitable : rétablir la suprématie des

relations sociales sur la sphère économique : « C’est justement pour cette raison que ce

84 Perna, 2006 : 362. 85 Ibid. 86 Ibid. 87 Ibid. : 363.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 25

phénomène ne peut être analysé en utilisant les paramètres de la science économique

contemporaine »88.

Cette prise de position, toutefois ici peu marquée, nous ramène à la confusion des

genres évoquée en introduction. En effet, nombre d’écrits en sciences sociales laissent

transparaître les opinions de leurs auteurs, qu’ils soient pour ou contre le commerce

équitable. L’économiste Christian Jacquiau dénonce ainsi de façon assez virulente les

pratiques de l’association Max Havelaar, tandis que la sociologue Laure Waridel se place

de façon évidente du côté des défenseurs du commerce équitable, dont elle a créé une

association (Equiterre). La propension du commerce équitable à susciter les passions

trouvera sans doute sa réponse dans la partie III, 5 du présent mémoire, traitant des

conceptions de la justice dans le commerce équitable.

L’anthropologue Peter Luetchford remarque que l’enthousiasme récent pour le

commerce équitable et ses pratiques parmi les consommateurs, les lobbyistes, et les

agences de développement commence seulement à faire l’objet de recherches

approfondies89. Selon lui, les premiers travaux sur le commerce équitable l’ont abordé

sous l’angle des relations commerciales conventionnelles, le présentant comme un

paradigme positif et alternatif. Les approches plus récentes mettent plutôt l’accent sur la

mondialisation, les réseaux de producteurs et de consommateurs, la « connectivité », et le

partage de sens à travers la consommation, sur lesquels je me pencherai dans la partie II,

5. Le ton optimiste de ces travaux n’est pas toujours partagé par les études de terrain, ou

par celles qui identifient des contradictions possibles entre les composantes éthique et

commerciale du commerce équitable90.

Mais avant d’entrer dans des perspectives plus analytiques au sujet du commerce

équitable, il est temps d’en préciser les principes globaux.

5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui

Etant donnée la grande variété des initiatives relevant du commerce équitable, on

note diverses nuances dans la définition de ses critères. Certains d’entre eux naviguent

entre « critères d’exigence » et « critères de progrès » et ne sont pas accentués de la même

façon, tandis que quelques points particuliers sont propres à certaines associations

88 Ibid.: 365. 89 Luetchford, 2006 : 127. 90 Ibid.: 144.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 26

seulement. J’ai donc recoupé les définitions données par différents auteurs d’études sur le

commerce équitable et différents acteurs du mouvement, pour tenter d’en dresser un

tableau global.

L’un des principes de base du commerce équitable, découlant directement de son

appellation, est bien sûr celui de la mise en place d’une relation commerciale stable et

durable avec des « petits producteurs défavorisés », fondée sur ce que beaucoup appellent

un « juste prix », supérieur aux cours mondiaux, et assurant des conditions de vie

« décentes » aux producteurs. Ce prix est décidé en accord avec les producteurs et sur

proposition de ces derniers, et peut être réévalué si on s’aperçoit qu’il n’est pas suffisant.

Virginie Diaz Pedregal considère que la question du « meilleur » prix payé aux

producteurs constitue « l’une des justifications éthiques majeures de l’existence du

commerce équitable au Sud »91.

Pour faciliter leur démarrage, les producteurs ont généralement la possibilité de

bénéficier d’un préfinancement allant jusqu’à cinquante pourcent des récoltes ou de la

production artisanale, leur permettant de s’équiper « sans devoir s’adresser aux banques

ou, comme cela se passe souvent, aux usuriers »92, et de lutter contre le surendettement. A

cela s’ajoute une « prime de développement », destinée à financer des projets collectifs

dont le choix revient a priori aux bénéficiaires du commerce équitable. Pour cela, les

producteurs sont tenus de se regrouper en coopératives ou autres formes d’association

organisées de manière « démocratique »93.

Ensuite, le commerce équitable insiste sur le caractère direct que doit avoir la

relation commerciale : la chaîne d’intermédiaires entre le producteur et le consommateur

doit être la plus courte possible afin de maximiser la marge du producteur. Les

intermédiaires sont tout de même acceptés s’ils sont des structures représentatives des

producteurs, mais ils doivent accepter de se retirer quand la coopérative est assez forte

pour l’exportation directe.

La relation comporte également une forte exigence de « transparence », à tous les

niveaux : celui de l’organisation de producteurs, celui de l’association qui commercialise

leurs produits, les uns envers les autres. Le consommateur doit également pouvoir accéder

au maximum d’informations sur les produits qu’il achète et sur leurs conditions de

91 Diaz Pedregal, 2006 : 101. 92 Perna, 2006 : 359. 93 Amalou, 2008.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 27

production et de distribution. Comme je l’ai déjà dit, cette dimension de proximité et

d’information sera traitée dans la partie II, 5 de ce mémoire.

L’importance relative attribuée à ces différents critères varie. Pour la FLO, par

exemple, le fait de « favoriser les organisations participatives »94 est un critère

d’exigence, mais seulement un « critère de progrès » pour la PFCE qui le considère

comme une ingérence. Cette dernière considère en revanche la garantie d’« un salaire et

[de] conditions de travail décentes aux salariés » 95 comme une exigence, alors qu’Alter

Eco préfère la placer dans le cadre des critères de progrès, expliquant ce choix par le fait

que les normes internationales sont parfois trop élevées pour certains producteurs

défavorisés, par exemple celles relatives à l’« élimination du travail des enfants »96 qui est

toléré dans une période transitoire car son arrêt immédiat serait parfois préjudiciable pour

les producteurs travaillant en famille.

Les organismes de commerce équitable émettent aussi généralement des exigences

au sujet de la préservation de la biodiversité. Les organisations de producteurs doivent

s’engager à respecter les réglementations nationales et internationales concernant

l’utilisation de pesticides et engrais, la préservation de la qualité de l’eau, de la forêt et du

biotope dans son ensemble, et « la culture biologique est indirectement encouragée par le

commerce équitable »97. Virginie Diaz Pedregal note tout de même que le développement

de la culture biologique est plus souvent dû à des ONG ou à la coopération internationale

qu’aux organismes de commerce équitable.

Mais les critères du commerce équitable sont, comme le mouvement lui-même, en

constante évolution. A ce propos, Paul Cary cite Michel Besson, fondateur d’Andines,

société coopérative de commerce équitable : « La charte de la Pfce n’a pas évolué depuis

4 ans, pffff, elle est dépassée maintenant »98.

A l’issue de ce chapitre, le lecteur ne doit pas perdre de vue le fait qu’il est, dans la

pratique, assez difficile de définir de manière catégorique certaines initiatives. Le

commerce équitable, comme nous allons le voir, ne constitue pas un mouvement

homogène, mais rassemble plutôt sous un même vocable des réalités différentes, et parfois

même opposées (ou du moins, se considérant comme telles) ; il est de plus en « constante

94 Lecomte, 2007 : 117. 95 Ibid.: 134. 96 Ibid.: 126. 97 Diaz Pedregal, 2006 : 111. 98 Cary, 2004 : 140.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 28

évolution depuis son apparition »99. La tendance, nous dit le journaliste Sylvain

Allemand, « est à l’hybridation des initiatives et aux partenariats »100.

Pour caractériser plus brièvement le commerce équitable, on peut donc dire, à

l’instar de Virginie Diaz Pedregal, qu’il « tente d’améliorer les conditions de vie des

producteurs défavorisés par le biais du marché »101, à travers diverses approches. Malgré

sa notoriété grandissante, il est bien loin de représenter une réelle alternative au type de

commerce international auquel il prétend s’opposer ; mais la particularité de son approche

réside sans doute dans sa forte dimension politique, ayant suscité l’intérêt des militants,

des consommateurs, et des chercheurs. C’est à ce caractère politique que je vais

maintenant m’intéresser.

99 Diaz Pedregal, 2006 : 14. 100 Allemand, 2005 : 8. 101 Diaz Pedregal, 2006 : 13.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 29

II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE

Je traiterai de la dimension politique du commerce équitable à travers quelques

aspects qui le différencient largement du commerce conventionnel : le mélange original

des trois types de ressources identifiés par l’économiste Karl Polanyi, la volonté de

changement affichée par ses militants, sa stratégie de médiatisation, doublée d’un appel au

pouvoir du consommateur, sa volonté de rapprocher les extrémités des filières

(consommateur et producteur), et enfin, des éventuels impacts politiques au « Sud ».

1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi

Comme nous l’avons vu dans la définition du champ de l’économie solidaire, qui

concerne également le commerce équitable, on pourrait dire que ce qui anime le

mouvement n’est pas l’intérêt, mais plutôt « la visée d’une production et distribution de

biens ou services soumis à l’arbitrage démocratique »102. Selon Jean-Louis Laville et

Bernard Eme, les initiatives de l’économie solidaire s’appuient sur « l’hybridation de trois

types de ressources »103 : des ressources réciprocitaires, relayées par des ressources

redistributives, et des ressources marchandes. Les premières concernent le bénévolat, ou

des « manières d’engagement plus informelles »104 que les auteurs ne détaillent pas, mais

que l’on peut sans doute déceler, entre autres, dans le surcoût volontairement payé par le

consommateur. Les secondes concernent les ressources publiques émanant de l’Etat ; et

les dernières, les ressources marchandes, sont fondées sur le principe du marché. Ces trois

types de ressources témoignent de ce que les auteurs appellent une « économie plurielle »,

que chaque initiative d’économie solidaire mêle de façon différente selon ses pratiques.

Ce triptyque correspond à celui qu’a formulé l’économiste Karl Polanyi, et Virginie

Diaz Pedregal estime que le commerce équitable « s’inscrit résolument dans les trois

sphères d’échange [qu’il a] décrites »105. Pour elle, la réciprocité est marquée par les dons

symboliques effectués entre les producteurs et les consommateurs : « tandis que les

premiers jouissent d’une certaine revalorisation sociale par leur production, les seconds

peuvent justifier et donner un sens à leur acte d’achat ». La redistribution se matérialise

102 Laville et Eme, 2006 : 304. 103 Ibid. 104 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 30

notamment dans le fait que « la plupart des grandes organisations occidentales dans les

pays occidentaux touchent des subventions étatiques, prélevées sur les impôts des

citoyens ». Enfin, la dimension de l’échange marchand est « manifeste, puisque le

commerce équitable constitue un échange marchand « libre », répondant à la « loi » de

l’offre et de la demande, et monétarisé »106.

Paul Cary reprend également le triptyque classique en affirmant que « pour la

formation du prix, le commerce équitable repose sur trois pôles » : celui du marché, qui

« reste prépondérant car il donne un cadre avec, par exemple, une référence aux cours

mondiaux des matières premières » ; celui de la redistribution, qui « joue un rôle quasi-

neutre : les produits du commerce équitable subissent les mêmes taxes que les autres »

107 ; et enfin, le pôle de la réciprocité (la relation de confiance, la délibération, et la mise

en avant d’une conception de la dignité).

Selon Paul Cary, cette dimension de réciprocité peut également se retrouver dans la

volonté des partenaires du commerce équitable, producteurs et importateurs, de fixer un

prix juste, « faisant preuve d’une certaine « libéralité » au sens d’Aristote, en ne défendant

pas à tout prix leur intérêt propre, en reconnaissant les contraintes propres des agents

impliqués dans la transaction »108. Pour lui, « le souci du commerce équitable de

reconnaître l’autre comme partenaire égal dans l’échange et grâce à l’échange est une

illustration de la réduction que subit l’échange lorsqu’il est assimilé à son versant

marchand »109.

Jean-Pierre Olivier de Sardan note que Polanyi a « particulièrement insisté sur la

notion de embeddedness, c'est-à-dire sur l’« enchâssement » de la vie économique dans la

vie sociale en général »110 – même s’il l’a par contre réservée, « à tort » affirme l’auteur,

aux économies précapitalistes ; et Virginie Diaz Pedregal estime que le commerce

équitable « a été construit comme une véritable tentative de « réencastrer » l’économie

dans la sphère sociale et politique de la vie en société »111.

A première vue, c’est sans doute la dimension du don qui donne son caractère

politique au commerce équitable. Mais l’anthropologue Maurice Godelier écrit, dans

L’énigme du don, que « dans notre culture le don continue à relever d’une éthique et

105 Diaz Pedregal, 2007 : 75. 106 Ibid.: 75. 107 Cary, 2004 : 110. 108 Cary, 2005 : 40. 109 Ibid. 110 Olivier de Sardan, 1995 : 49. 111 Diaz Pedregal, 2007: 75.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 31

d’une logique qui ne sont pas celles du marché et du profit, et qui même s’y opposent,

leur résistent » : le don est pour lui « l’expression et l’instrument de rapports personnels

situés au-delà du marché et de l’Etat »112.

Paul Cary affirme à son tour que le don ne correspond pas réellement au commerce

équitable, du fait de la prééminence de la relation marchande dans ce commerce. Si l’on

accepte la définition du don par Marcel Mauss, qui caractérise ce fait social par le triple

processus de donner, recevoir, rendre, où l’on n’assiste jamais à « une remise à zéro

complète de l’équivalence des biens échangés », puisque l’on donne plus que ce qu’on a

reçu, « le procédé du marché, en créant une équivalence stricte entre le prix payé et le

bien acquis, permet de mettre fin à la relation dès l’acte de paiement réalisé et de briser

ainsi cette relation de don »113. Et en effet, dans le cadre du commerce équitable, le

consommateur est libre de mettre fin à tout instant à la relation en cessant d’acheter les

produits. Il est de plus possible pour les organismes du Nord de mettre fin à certaines

relations, et ce, même si ce n’est pas courant, pour des causes de rentabilité

insuffisante114. La rupture d’une relation de commerce équitable n’est peut-être pas aussi

brutale que sur le marché conventionnel, car elle est généralement précédée de mises en

garde, mais cela amène Cary à conclure que « le modèle du don n’est pas assimilable aux

mécanismes de commerce équitable »115. Cette tendance va d’ailleurs, il est vrai, en

s’accentuant puisque la mise en place de processus normalisés de certification font que

l’on « s’attache à prouver, puisqu’on se défend de faire de la charité, que le prix est juste

et qu’il y a stricte équivalence entre ce qui est donné et ce qui est perçu », et l’on tend

donc à éloigner les partenaires de la relation de confiance pendant longtemps revendiquée,

et à revendiquer une relation d’échange plus strictement marchande.

Lecomte affirme également que « l’idée de respect et de participer à un monde

meilleur montre un rapport plus en adéquation avec l’échange que le don, même si la

solidarité reste la motivation prioritaire »116, mais cette affirmation semble plus provenir

d’une ignorance des théories anthropologiques du don, dans lesquelles celui-ci n’est en

aucun cas un pur geste désintéressé, unilatéral, non suivi de retour (que ce dernier soit

matériel ou non).

112 Godelier, 1996 : 291. 113 Cary, 2005 : 40. 114 Ibid. 115 Ibid.: 41. 116 Lecomte, 2007 : 186.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 32

Cary finit par nuancer ses propos en reconnaissant qu’un certain type d’initiatives du

commerce équitable, entre don et marché, apparaissent toutefois « comme une forme

d’échange particulièrement originale et, de par les réseaux qu’[elles mettent] en place,

comme une tentative intéressante de poser la question de la reconnaissance d’individus

géographiquement et socialement « éloignés », partageant un même souhait de se

réapproprier les actes d’échange marchand »117. Je reparlerai de ces thématiques

d’éloignement et de reconnaissance dans la sous-partie traitant d’une « nouvelle vision du

local ».

Il est intéressant de noter que la dimension du don a tout de même été perçue au

« Sud » par Virginie Diaz Pedregal, lorsqu’elle a étudié les organisations de caféiculteurs

andins. Les inspecteurs locaux recrutés par Flo-Cert sont des individus devant posséder

diverses compétences non courantes, et constituent donc un profil professionnel assez

difficile à trouver. Malgré cela, étant considérés comme des consultants indépendants, ils

peuvent à tout moment être remerciés par l’organisme de certification. Selon Virginie

Diaz Pedregal, l’attrait de cette fonction relève donc d’une dimension « idéologique,

résolument militante »118 ; et, présentant l’extrait d’un entretien avec un inspecteur du

commerce équitable, elle affirme qu’on y perçoit « l’importance de la part du don, du

gratuit quand la fin poursuivie semble noble et juste »119.

Ainsi, si l’importance du don dans le commerce équitable semble contestable pour

certains, il n’empêche que l’échange marchand que ses acteurs pratiquent s’affirme

comme différent du commerce conventionnel, qu’ils voudraient voir changer. Virginie

Diaz Pedregal note que « le commerce équitable fascine car il imbrique différentes

logiques marchandes, sans pour autant parvenir à créer un type d’économie radicalement

nouveau »120. Mais il affiche en tout cas une volonté de modifier certaines règles du

commerce, et comme toute volonté de changement à n’importe quel niveau de la société,

ceci véhicule des implications politiques.

2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement

L’un des arguments centraux avancés par les militants du commerce équitable, est

celui de l’inégalité des échanges dans le commerce international conventionnel.

117 Cary, 2005: 41. 118 Diaz Pedregal, 2006 : 146. 119 Ibid.: 147.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 33

Lecomte l’affirme clairement, par une formulation un peu maladroite : « La

répartition des richesses est tellement de plus en plus inégale [...] »121, que « le commerce

équitable se définit en opposition au commerce conventionnel [et] établit un postulat : le

commerce international dans son organisation actuelle est inéquitable »122.

Et en effet, selon Virginie Diaz Pedregal, « les liens entre marché boursier et marché

physique sont parfois très distendus »123. Elle entend, par « marché physique », la

conjoncture qui fait que les récoltes sont plus ou moins bonnes selon les années (causes

climatiques, notamment) ; celle-ci est bien évidemment à l’origine de nombreuses

fluctuations du marché, mais si la spéculation des grands investisseurs financiers est trop

forte, elle peut avoir « des effets nuisibles sur les cours boursiers »124.

L’inégalité des termes de l’échange entre pays du Sud et pays du Nord constitue

donc le fondement théorique du commerce équitable : le sociologue Alphonso Cotera

Fretell et l’économiste Humberto Ortiz Roca expliquent ainsi que beaucoup de pays du

Sud dépendent de l’exportation des matières premières vers les pays industrialisés, qui

souvent les transforment avant de les réexporter notamment vers les pays du Sud ; les

cours des matières premières baissant, la situation mène à une « dégradation des termes

des échanges entre pays du Nord et du Sud »125. Le commerce équitable se donne pour

mission de dénoncer cette situation ; cet engagement se traduit par une forte volonté de

réforme des instances internationales et des mécanismes du marché.

L’un des sous-chapitres du livre de Tristan Lecomte s’intitule : « L’Omc, un grave

déficit de représentation des intérêts des pays pauvres »126, mais il précise que moins que

l’organisation elle-même, « c’est plutôt l’attitude des pays riches au sein de l’Omc qui est

à condamner » 127. Selon lui, les seuls aménagements en faveur des pays du Sud ont été

faits sur proposition de la Cnuced. Il s’agit de dérogations permettant à deux pays en

développement de s’accorder mutuellement des avantages sans obligation de réciprocité

envers les pays développés, mais ceci reste insuffisant, puisque pour les acteurs du

commerce équitable, l’enjeu réside évidemment plus dans les échanges entre Sud et Nord.

Il s’agirait de mettre fin aux exceptions mises en place par et pour les pays riches,

notamment sous la forme de subventions sur les productions agricoles.

120 Diaz Pedregal, 2007 : 15. 121 Lecomte, 2007 : 15. 122 Ibid.: 19. 123 Diaz Pedregal, 2006 : 29. 124 Ibid.: 29. 125 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 106. 126 Lecomte, 2007 : 53.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 34

Un exemple donné par l’auteur est qu’« il serait contraire aux règles de l’Omc

d’interdire l’importation d’un produit donné sous le motif qu’il ait été fabriqué par des

enfants par exemple, puisque l’Omc condamne les discriminations de traitement sur la

base des modes de production nationaux »128 ; l’Oit n’ayant aucun pouvoir juridique, elle

ne peut sanctionner autrement que de façon morale à travers son rapport annuel.

Ce que les militants du commerce équitable réclament, c’est donc une meilleure

représentation des intérêts des pays du Sud au sein de l’Omc, qui

fonctionnerait idéalement à l’image de la Cnuced, dont Lecomte regrette « le très faible

écho et le manque de pouvoir » au niveau international. Selon lui, la Cnuced est « un

organisme réellement démocratique et où la voix des pays du Sud est défendue sur les

questions de commerce pour le développement »129.

Le paradoxe de la situation est que l’Omc tant critiquée représente pourtant une

avancée vers le multilatéralisme. Les Etats y sont à égalité de voix, contrairement à

l’Onu, au Fmi, ou à la Banque Mondiale où les procédures de votes sont à l’avantage des

pays riches, et les débats s’y déroulent sous le regard de l’opinion publique, ce qui n’était

pas le cas à l’époque du Gatt. Une modification importante a été la création de l’Organe

de Règlement des Différends (Ord), chargé d’une véritable fonction judiciaire de caractère

obligatoire, mais, comme le dit Monique Chemillier-Gendreau, professeure de droit

public et de sciences politiques, les premières années, les plaideurs étaient surtout des

pays développés réglant leurs comptes entre eux130. Résultant des cycles de négociations,

les accords commerciaux de l’Omc reflètent parfois rudement le rapport de force, et « la

paralysie [de ses] négociations tient en grande partie à l’inflexibilité des pays développés

sur les subventions agricoles »131, qui met le reste du monde en état de dépendance

alimentaire. L’auteure rajoute que « dénoncer cela n’est pas en appeler à la concurrence

généralisée », car « faussée ou pas, la concurrence peut être dommageable pour les

sociétés les plus faibles »132.

La santé, la vie des personnes et des animaux, la préservation des végétaux, et d’une

manière plus générale, la moralité publique sont mentionnées comme exceptions admises

à la libéralisation des échanges, mais l’Omc doit trancher en application des accords de

commerce et a tendance à rechercher des compromis dans cet esprit. De plus,

127 Lecomte, 2007 : 57. 128 Ibid.: 60. 129 Ibid.: 372. 130 Chemillier-Gendreau, 2007. 131 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 35

l’application rigide de normes environnementales, sociales ou sanitaires peut servir

l’intérêt des puissants : « Au nom du respect des droits fondamentaux, qui devraient être

opposables, l’exigence de respect des normes qui fondent la qualité de la vie (santé,

environnement, conditions de travail) devrait donc être accompagnée d’aides importantes

rigoureusement ciblées »133. Et l’auteure d’ajouter qu’« ainsi manque un projet mondial

cohérent où le développement du commerce serait ainsi articulé à l’équilibre social et

environnemental » 134.

Ainsi, on comprend l’importance pour les acteurs du commerce équitable de mener

des campagnes auprès des gouvernements, pouvoirs publics, mais aussi auprès des

consommateurs. En témoigne la récente mais forte médiatisation du mouvement.

3. Une forte médiatisation

Selon Paul Cary, « il est tout simplement impossible de recenser le nombre

d’articles afférents à la pratique dans la presse écrite, preuve que les militants ont utilisé à

merveille le canal médiatique pour diffuser leurs actions »135. Il est en effet frappant de

constater la disproportion entre le poids réel du commerce équitable dans les échanges

commerciaux internationaux, et l’ampleur de sa médiatisation136. Pour l’auteur, cela

constitue « une de ses forces »137.

Le sociologue explique la faible notoriété passée du commerce équitable par le fait

que ses acteurs étaient plutôt des militants, des « groupes naviguant notamment dans la

mouvance tiers-mondiste, qui ne cherchaient pas à séduire un public de

consommateurs »138. Il explique l’engouement récent pour cette pratique par la

professionnalisation du milieu, l’amélioration de la qualité des produits, mais aussi par les

crises alimentaires récentes (vache folle, etc.). La « montée de la représentation d’un

consommateur responsable » a favorisé le commerce équitable et la production

biologique, qui entretiennent « des liens assez étroits »139.

Outre la construction de réseaux de commerce équitable de plus en plus organisés,

dont la Plateforme française du commerce équitable, l’accent mis sur les actions de

132 Chemillier-Gendreau, 2007. 133 Ibid. 134 Ibid. 135 Cary, 2005 : 33. 136 Cary, 2004: 16. 137 Ibid. 138 Ibid.: 21.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 36

sensibilisation dans la phase « équitable » et l’intérêt grandissant des universitaires pour le

sujet, Max Havelaar semble être l’un des vecteurs principaux de cette médiatisation. En

effet, tous les printemps depuis l’an 2000, la Pfce organise la « Quinzaine du commerce

équitable », qu’Amel Bouvyer et Hélène Binet n’hésitent pas à qualifier de « ramdam

médiatique »140. Lors de la « Quinzaine » de 2004, Max Havelaar mène pour la première

fois campagne avec des personnalités du cinéma, de la télévision et de la radio (Natacha

Régnier, Charlotte de Turckheim, Catherine Laborde, Maïtena Biraben, Bruno Solo et

Yvan Le Bolloc’h, Jean-Pierre Coffe)141. En 2007, l’association réalise des courts

métrages avec Vincent Cassel et Romane Bohringer, vantant les vertus du commerce

équitable ; et elle « a été citée dans 518 articles de presse, 45 émissions de télévision et 56

diffusions radiophoniques…. »142. L’efficacité de ces diverses actions est notable. Alors

qu’en 2000, seulement 9% de la population avaient entendu parler du concept, en 2007 ce

sont 81% des consommateurs qui affirment connaître le commerce équitable143. Selon

Tristan Lecomte, «les médias ont la plus grande légitimité pour développer la notoriété du

commerce équitable », pour lequel ils « jouent un rôle crucial »144.

La mise en place de ces événements médiatiques a, d’après Paul Cary, concouru à

« publiciser le concept »145 du commerce équitable, et c’est également ce qui a conduit,

selon Christian Jacquiau, les réseaux de la grande distribution à « se pencher plus

attentivement sur le berceau du commerce équitable »146. En effet, le commerce équitable

est depuis quelques années présent dans les rayons des hypermarchés, ce que Paul Cary

explique par le fait que « nombre d’acteurs commerciaux conventionnels ont saisi

l’opportunité d’utiliser le concept comme une vitrine – sur certains produits – pour attirer

des clients au sens éthique un peu plus développé »147.

Cette forte médiatisation n’est d’ailleurs pas propre au mouvement du commerce

équitable. Comme l’indique Maurice Godelier, la « pression qui s’exerce sur chacun de

nous pour « donner » » s’est modernisée, est devenue « médiatique » et

« bureaucratique », utilisant les médias pour « sensibiliser » l’opinion148.

139 Cary, 2004: 21. 140 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 141 Jacquiau, 2006: 74. 142 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 143 Sources : PFCE-IPSOS / PFCE-CREDOC / MAX HAVELAAR-IPSOS, site Internet de la PFCE : http://www.commercequitable.org/commercequitable/ (consulté le 20 mai 2008). 144 Lecomte, 2007 : 198. 145 Cary, 2004 : 138, et 2005 : 33. 146 Jacquiau, 2006 : 328. 147 Cary, 2005 : 34. 148 Godelier, 1996 : 11.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 37

Je traiterai des rapports du commerce équitable à la grande distribution dans la

partie III, pour commenter ici la rhétorique mise en place par le courant de médiatisation

du commerce équitable, destinée aux consommateurs.

4. Le rôle attribué au consommateur

« Et si ces deux tasses de café, de goût semblable, contenaient deux messages

politiques opposés ? »149, s’interroge Jacques Decornoy, journaliste au Monde

Diplomatique. Selon Amel Bouvyer et Hélène Binet, les opérations médiatiques du

commerce équitable tentent de « sensibiliser les citoyens aux conséquences de leurs actes

banals et quotidiens en leur faisant découvrir ce principe d’achat selon lequel il n’est pas

question de consommer moins pour dépenser moins, mais de consommer mieux quitte à

dépenser un peu plus »150.

S’il est un argument qui revient sans cesse dans le discours des différents acteurs du

commerce équitable au Nord, c’est bien l’assimilation de l’achat à un vote. Le philosophe

et économiste Serge Latouche cite par exemple Jean-Yves Le Turdu, responsable de

l’Association de Solidarité avec les Peuples d’Amérique Latine (Aspal), membre de la

Pfce : « On vote chaque fois qu’on achète quelque chose »151. Cette maxime se retrouve

même dans le titre de l’ouvrage de Laure Waridel, sociologue spécialisée en

développement international et en environnement, cofondatrice de l’association écologiste

et équitable Equiterre : Acheter, c’est voter, publié en 2005. Latouche rajoute qu’« acheter

du café labellisé Max Havelaar ou Transfair plutôt qu’une marque du grand commerce est

un acte citoyen », car « acheter équitable plutôt que de se laisser vendre un produit

inéquitable au prix du marché, c’est affirmer la médiation politique dans l’échange

commercial »152.

Dans l’argumentaire du commerce équitable, les consommateurs sont des

« consom’acteurs », s’inscrivant dans « un véritable mouvement social de contestation par

la consommation »153. « Si chacun de nous modifie, ne serait-ce que très légèrement, ses

habitudes de consommation, le monde peut changer, l’impact peut être décisif pour les

149 Decornoy, 1996. 150 Bouvyer et Binet, 2008 : 14. 151 Latouche, 2000 : 353. 152 Ibid. 153 Diaz Pedregal, 2007 : 101.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 38

populations au Sud »154, affirme Tristan Lecomte, trouvant également une utilité du

commerce équitable pour les consommateurs du Nord : « il les sensibilise aux enjeux de

la consommation vis-à-vis des critères du développement durable, il leur permet de

réintroduire du sens dans l’acte d’achat »155. « Je consomme donc je suis, pourrait-on dire

dans la société d’aujourd’hui »156. Lecomte justifie par là-même, de manière

simplificatrice, l’existence du commerce équitable : « Si [les consommateurs] sont prêts à

acheter les produits, c’est signe de sa réussite ; ce qui justifie de manière directe et

incontestable le bien-fondé de l’activité de l’association »157. Dans le commerce équitable,

on prône une consommation critique et politiquement engagée, et selon Serge Latouche,

« c’est effectivement par la réappropriation du pouvoir politique de l’acte de

consommation que le citoyen d’une société économiquement mondialisée peut espérer

infléchir encore le cours des choses »158.

Mais d’un autre côté, affirmer que tant de pouvoir est entre les mains des petits

consommateurs, c’est aussi leur faire porter la responsabilité du commerce

« inéquitable ». Pour Latouche, toujours, « la demande, et elle seule, serait reine ; sa

souveraineté serait légitime, puisque démocratique et populaire. […] Il est essentiel de

dégonfler cette argumentation arrogante faite au nom des consommateurs, mais qui émane

exclusivement des lobbies des grandes firmes. Ce n’est pas la voix des consommateurs

telle en tous cas qu’elle s’exprime à travers les associations »159.

D’autres auteurs reconnaissent également les biais de cet argumentaire : « s’il est

vrai qu’acheter c’est voter, bien souvent nous sommes forcés de voter blanc »160, par

manque d’information, nous dit Laure Waridel. Sans compter que ce « vote » serait lui

aussi totalement inégalitaire, inéquitable : ce serait en quelque sorte un suffrage censitaire,

permettant aux seuls gros portefeuilles de s’exprimer, puisqu’il est établi que les produits

issus du commerce équitable sont de manière générale plus chers que ceux que l’on peut

trouver en grande surface (sans parler des problèmes de proximité, car on ne trouve pas de

boutiques équitables en banlieue, par exemple). Paul Cary affirme quant à lui que le

traitement médiatique du commerce équitable, « bien qu’il le présente sous un angle

favorable, n’en fait souvent qu’une vague expression du pouvoir du consommateur, dont

154 Lecomte, 2007 : 7. 155 Ibid.: 78. 156 Ibid. 157 Ibid.: 72. 158 Latouche, 2000: 355. 159 Ibid: 354. 160 Waridel, 2005 : 130.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 39

l’acte d’achat serait susceptible de terrifier les grands groupes » et que cette médiatisation,

ainsi que la volonté de toucher un public de plus en plus large, « occultent quelque peu la

dimension militante et critique qui était à la base du projet »161.

« Acheter écologiquement, politiquement et éthiquement correct relève le plus

souvent du parcours du combattant et de l’héroïsme»162, nous dit Serge Latouche, à la fois

parce que les désirs du consommateur sont en grande partie conditionnés par la publicité,

et aussi parce que pour la plupart des produits, il n’a même pas le choix (électroménager,

automobile, etc.). Lecomte précise qu’on estime actuellement que seulement 10 à 20%

des références non alimentaires vendues dans la grande distribution trouvent leur

équivalent sur le marché équitable163.

Sylvain Allemand reconnaît que la prise de conscience individuelle est importante,

mais il affirme qu’« à trop invoquer la citoyenneté », on oublie que les actions

individuelles « gagnent aussi en efficacité en s’inscrivant dans une démarche collective »,

et que dans le cadre de la consommation « citoyenne », « lorsqu’elle est le fait de

consommateurs isolés, [elle] tend parfois à masquer la poursuite d’intérêts particuliers

(comme son bien-être) »164.

Ainsi, il apparaît clairement que le « consom’acteur » ne peut à lui seul « changer le

monde ». Les instances politiques nationales et internationales ont un grand rôle à jouer à

ce niveau, et les acteurs du commerce équitable l’ont bien compris. Mais un autre point

important touchant le consommateur, très lié au précédent, tourne autour d’une nouvelle

vision du « local », véhiculée, entre autres, par le commerce équitable.

5. Une vision nouvelle du « local »

D’après Tonino Perna, « si le commerce équitable avait consisté seulement dans le

fait de payer un peu plus les producteurs, il n’aurait pas fait beaucoup de chemin », et « sa

force a consisté, en premier lieu, dans le fait d’avoir créé un nouveau type de relations

sociales entre les producteurs du Sud et les clients du Nord »165.

Serge Latouche affirme également que si, comme on vient de le voir, le

consommateur est présenté comme roi, « la traçabilité est vraiment le minimum qu’on

161 Cary, 2005 : 34. 162 Latouche, 2000: 353. 163 Lecomte, 2007 : 249. 164 Allemand, 2005 : 245. 165 Perna, 2000 : 359.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 40

doive offrir à celui qu’on prétend souverain »166. Amel Bouvyer et Hélène Binet notent

que dans les magasins Artisans du Monde, « chaque produit est tracé », possédant « sa

fiche d’identité où l’on retrouve l’histoire et les conditions de travail de ceux qui l’ont

fabriqué »167. La « transparence » est, on l’a vu à propos de ses critères, un maître mot

pour le commerce équitable. Pris au sens fort, ce terme signifie pour Latouche que l’on

déconstruise le « fétichisme de la marchandise », c'est-à-dire que l’on retrouve dans

l’échange marchand un rapport entre des hommes, pour « restituer le face-à-face

proprement politique de l’échange »168.

Effectivement, pour Paul Cary, l’acte d’achat « n’est pas nécessairement propice à la

reconnaissance d’autrui, autrui étant ici le fabricant, l’artisan du produit consommé »169,

puisque dans les grandes surfaces, la provenance exacte du produit consommé n’est pas

toujours évidente à connaître, et les conditions de production le sont encore moins. Il faut

dire que la grande distribution n’aurait aucun intérêt à proposer de l’information sur les

conditions de production inéquitables d’une grande partie des produits qu’elle

commercialise. Par ailleurs, les boutiques de commerce équitable sont quant à elles

« l’expression d’une volonté de ne pas séparer ces deux aspects : acte d’achat et

information sur le produit »170.

Ainsi, Artisans du Monde a choisi de concentrer ses ventes sur l’artisanat, qui « a

l’avantage, par rapport à l’alimentaire, d’offrir des produits dont l’« histoire » est plus

riche, dont la trajectoire de fabrication peut être assez facilement retracée et

différenciée »171. Quand il s’agit de produits alimentaires, c’est davantage sur l’histoire

des producteurs, plutôt que sur les produits eux-mêmes, que l’information se concentre.

Cary rappelle que « ce ne sont donc pas seulement des produits qui circulent, c’est aussi

de la « matière spirituelle », pour reprendre l’expression de Marcel Mauss dans son Essai

sur le don, qui considère que l’échange primitif n’engendre pas nécessairement de

bénéfice (de profit), [et] qu’il concerne des « biens et des richesses, des meubles et des

immeubles, des choses utiles économiquement », mais surtout « des politesses, des festins,

des rites…»172. Il avance également l’idée – importante – que dans les boutiques de

166 Latouche, 2000 : 355. 167 Bouvyer et Binet, 2008 : 16. 168 Latouche, 2000 : 357. 169 Cary, 2005: 38. 170 Ibid. 171 Ibid.: 39. 172 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 41

commerce équitable, le produit a finalement moins de valeur que les liens sociaux ainsi

créés.

Perna qualifie cette dimension d’« œuvre de découverte de la marchandise », qui

transforme les produits anonymes en produits « riches d’histoires personnelles et

collectives, en offrant une possibilité aux consommateurs de devenir citoyens-acquéreurs,

conscients de ce qu’ils achètent et de ce pourquoi ils le font »173. Et pour Latouche,

« l’échange social est forcément local, même si le site peut, dans certaines limites, être

virtuel »174. Cette notion de « local » mérite d’être approfondie.

Dans un article paru dans la revue Anthropology of food, Gun Roos, Laura Terragni

et Hanne Torjusen expliquent que depuis la seconde Guerre Mondiale, la mondialisation

et les accords commerciaux semblent avoir eu des effets majeurs sur la consommation : la

production a été retirée du contrôle direct du consommateur, et la mondialisation a

augmenté la compétition, prolongé les filières et les a rendues moins transparentes. Ce

sont à la fois la distance physique et la distance symbolique entre les producteurs et les

consommateurs qui se sont étirées. Le « local », par opposition au « global », peut

impliquer la proximité avec des initiatives géographiquement distinctes, en vertu de

nouvelles connexions reliant producteurs et consommateurs ; la distance physique peut

être moins importante que la dimension émotionnelle invoquée par le « local », et, selon

les chercheuses, particulièrement dans le domaine de l’alimentaire. Le commerce

équitable s’inscrit pour elles dans les initiatives qui se réfèrent au « local » comme

dimension centrale de leur démarche. Au sein du mouvement, il existe différentes façons

d’exprimer ce rapport au local, dont la plus significative est selon les auteures le réseau

des « magasins du Monde » (c'est-à-dire les boutiques spécialisées dans la vente de

produits issus du commerce équitable), qui ne sont pas seulement des lieux de négoce,

mais aussi des points de rencontre physique et symbolique entre le producteur éloigné et

le consommateur engagé. Les produits n’y sont pas anonymes, ils nous rappellent ceux

qui les ont travaillés, et les endroits d’où ils proviennent. Du point de vue des

consommateurs, Roos, Terragni et Torjusen affirment donc que l’achat d’un produit

équitable n’a pas le même sens s’il est effectué dans ces boutiques plutôt que dans les

grandes surfaces. Selon elles, des chercheurs auraient montré que la complexité, l’opacité

et la fragmentation de la chaîne de production sapent la possibilité d’établir des relations

éthiques aux extrémités de la chaîne, en empêchant les consommateurs de prendre

173 Perna, 2000 : 360. 174 Latouche, 2000 : 351.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 42

conscience de l’importance de leurs choix. Ce « local » véhiculé par le commerce

équitable n’est plus le même qu’autrefois, il est un « local-in-the-global »175, un local

dans le global.

Maurice Godelier note lui aussi que dans la société occidentale, « le don est devenu

un acte qui lie des sujets abstraits, un donateur qui aime l’humanité et un donataire qui

incarne, pour quelques mois, le temps d’une campagne de dons, la misère du monde »176.

Ainsi, le commerce équitable ne se résume pas à une relation commerciale. Selon

Cotera Fretell et Ortiz Roca, « dans le commerce équitable, le consommateur responsable

acquiert des produits, mais recherche aussi un lien avec les producteurs, en particulier

grâce à une information sur l’origine des produits, les aspects éthiques et

environnementaux de leur production »177. Pour Aurélie Lachèze, sociologue, un lien

n’est pas seulement établi entre le producteur et le consommateur, mais aussi entre le

consommateur et l’association. Le premier lien s’affiche sur tous les supports

(emballages, fiches accompagnant les produits, etc.), et s’attache à « donner une identité

aux producteurs et [à] faire éprouver aux consommateurs une certaine sympathie pour ces

derniers » 178. Quant au second lien, il concerne les possibilités d’action qui s’offrent au

consommateur « pour jouer un rôle sur la vie de ces producteurs, sur l’avancée du

commerce équitable, sur l’activité des bénévoles »179. Cette dimension « locale » peut

donc aussi apparaître comme l’une des stratégies déployées par le commerce équitable à

l’endroit des consommateurs.

Mais comme je l’ai fait remarquer plus haut, la tendance est à un éloignement entre

les producteurs et les importateurs du commerce équitable, que Paul Cary met en parallèle

avec le désir de nombre d’initiatives du commerce équitable d’« afficher un aspect

« économiquement respectable » »180, alors que la question du don, ou de l’échange,

évoquée plus haut est « intimement liée à la problématique de la reconnaissance,

reconnaissance de l’autre comme égal, comme sujet à part entière »181.

Plus profondément, nous dit Cary, « il faut nous interroger sur les possibilités de

mettre en interrelation active des consommateurs et des producteurs de pays différents, de

175 Roos, Terragni, Torjusen, 2007 : §29. 176 Godelier, 1996 : 12. 177 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 108. 178 Lachèze, 2005 : 50. 179 Ibid.: 51. 180 Cary, 2005 : 41. 181 Ibid.: 38.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 43

communautés différentes »182. En effet, il convient de s’interroger sur une éventuelle

dimension politique chez les bénéficiaires du commerce équitable, pour majorité des

petits producteurs des pays du Sud.

6. Des impacts politiques au « Sud » ?

Un fait qui peut paraître paradoxal au premier abord, c’est qu’il est assez difficile de

trouver de la littérature concernant les premiers bénéficiaires du commerce équitable, les

producteurs des pays dits « du Sud », mais ceci s’explique en partie par la nature des

écrits concernant le commerce équitable. Il s’agit en effet pour la plupart de plaidoyers,

d’écrits engagés visant à convaincre les consommateurs du Nord du bien-fondé de la

démarche (« nous voulons convaincre », affirme Tristan Lecomte, dès la seconde ligne de

son ouvrage183). D’un autre côté, comme le souligne Virginie Diaz Pedregal, les études

d’impact réalisées sur le commerce équitable sont assez récentes, et sont réalisées le plus

souvent sans disposer d’un état des lieux de départ, obstacle à la production de données

fiables184. Je vais cependant m’intéresser aux enjeux politiques à travers l’une d’elles, qui

tente de dresser un panorama assez global des impacts du commerce équitable en traitant

de plusieurs pays (Bolivie, Pérou, Inde, Cameroun).

L’ étude du Plan d’appui scientifique à une politique de développement durable185

(Padd II) affirme que pour certains producteurs, l’entrée dans des organisations de

commerce équitable a permis l’acquisition de compétences dans les pratiques de

production. Les produits prennent alors une valeur plus élevée sur le marché. Cette

amélioration de la situation économique des producteurs est souvent décrite comme la

voie à leur empowerment186 au niveau individuel ou familial, mais je m’intéresserai plutôt

ici aux combats politiques menés par des acteurs du commerce équitable au Sud, ayant

une dimension plus collective et donc plus représentative.

182 Ibid. 183 Lecomte,2007 : 5. 184 Diaz Pedregal, 2006 : 179. 185 De la Politique scientifique fédérale belge (anciennement SSTC, Services fédéraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles), 2006. 186 L’empowerment est un terme anglais que l’on peut traduire par « autonomisation », ou « capacitation », voire même «attribution de pouvoir », et est aujourd’hui un concept central dans le domaine du développement. Il est né dans les pays dits du Sud, notamment en Inde, dans le réseau DAWN (Development Alternatives with Women for a New Era) ; c’est une notion complexe à laquelle plusieurs définitions ont été données, que nous simplifierons pour le qualifier de processus de reconnaissance, d’habilitation des personnes à contrôler leur propre vie.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 44

On lit, dans cette étude du Plan d’appui, que pour certaines associations, l’enjeu

qu’est le développement du marché local de l’équitable n’est pas seulement économique,

mais aussi politique : « Pour le Gresp [Grupo Red de Economía solidaria del Perú] ainsi

que le Cioec [Coordinadora de Integración de Organizaciones Económicas Campesinas de

Bolivia], le commerce équitable doit développer son marché national et régional pour être

reconnu comme acteur économique mais surtout comme acteur politique. C’est en effet

par leur poids économique au niveau national, régional et international que les acteurs du

commerce équitable acquerront un poids politique »187.

L’étude du Plan d’appui rapporte des « pratiques de lobbying » en faveur d’une

« demande de changement structurel des politiques » en Bolivie et au Pérou, rappelant

toutefois que ces pratiques ne concernaient pas toutes les organisations de commerce

équitable, d’une grande diversité. Les combats politiques observés peuvent concerner la

défense et le plaidoyer en faveur du secteur du commerce équitable, mais également des

enjeux nationaux, voire internationaux, avec la mise en place de formations portant sur

certains enjeux politiques, et font des acteurs du commerce équitable des « acteurs

politiques »188.

Les exemples de revendications politiques cités sont la mise en place d’un système

de sécurité sociale pour les artisans (santé et pension), comme au Pérou où « des

représentants des différents groupes de producteurs membres du Ciap [Central

Interregional de Artesanos del Perú] ont participé à l’élaboration en 2004 d’un projet de

loi pour les artisans dans lequel il est spécifié que la loi doit envisager l’établissement

d’un système de sécurité sociale pour les artisans, non obligatoire »189.

Au sujet de luttes plus globales, on note que certaines organisations de producteurs

boliviens et péruviens s’engagent dans la lutte contre la Zone de libre-échange des

Amériques (Alca), prennent des positions politiques sur le Traité de Libre Commerce

(Tlc), et même une prise de position par rapport à des instances internationales comme

l’Organisation mondiale du commerce (Omc). Cet engagement se traduit par des

formations, par exemple dans le cas du Gresp au Pérou, avec la présentation du Tlc, de

l’Alca et de l’Omc au Premier forum national du commerce équitable et du commerce

éthique en octobre 2004.

187 PADD II, 2006 : 78. 188 Ibid : 73. 189 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 45

L’étude fait également remarquer que la tendance est au relais des producteurs par

des réseaux, en ce qui concerne les revendications politiques (le Gresp, réseau national

péruvien de l’économie solidaire, par exemple), qui « appuient leur légitimité sur les

organisations de base du commerce équitable ». Pour la Mesa de coordinación

latinoamericana de comercio justo (réseau latino-américain de commerce équitable, dont

le Gresp est l’un des fondateurs), « il s’agit d’atteindre un niveau de coordination qui

permette une réelle influence au niveau politique, dans un contexte où plusieurs pays de

la région négocient des traités de libre-échange multilatéraux augmentant les inégalités

socio-économiques »190. Selon Virginie Diaz Pedregal, ces organisations nationales de

producteurs encouragent, au niveau local, la prise de conscience du poids politique et de

l’importance numérique des producteurs, et « ainsi émerge – principalement dans

certaines zones andines, comme le nord du Pérou – les prémices d’une « société civile »

revendicative »191.

Comme dans les discours du Nord, on retrouve l’idée de transformation à partir de la

base : et selon l’étude, si la dimension économique du commerce équitable reste

également présente dans les réseaux, « la finalité politique occupe une place prédominante

chez [ces] acteur[s] »192.

Cependant, de telles pratiques n’ont pas été observées en Inde ni au Cameroun, les

deux autres pays où l’étude a été effectuée. De même, selon l’étude d’impact d’Artisans

du Monde, « les changements significatifs que [son] action produit dans la vie des

producteurs ne semblent pas se traduire dans le développement de dynamiques locales au

niveau des villages et des quartiers des producteurs ». « Sauf quelques rares exceptions,

on constate un manque de connexion entre la filière du commerce équitable et les

dynamiques économiques, sociales, politiques locales. Les producteurs semblent

consacrer l’essentiel de leur énergie à la production et aux relations qu’ils développent au

sein de la filière du commerce équitable »193. L’empowerment politique des producteurs

de commerce équitable ne semble donc pas automatique.

Virginie Diaz Pedregal estime de la même manière que « la redistribution issue du

commerce équitable ne concerne pas seulement la redistribution de revenus économiques,

mais aussi la redistribution de pouvoir social »194. Cependant, les stratégies locales des

190 PADD II, 2006 : 74. 191 Diaz Pedregal, 2007 : 206. 192 PADD II, 2006 : 74. 193 Artisans du Monde, 2004 : 88. 194 Diaz Pedregal, 2006 : 206.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 46

organisations de producteurs s’avérant très diverses, l’auteure note que certaines ne

souhaitent pas s’investir dans la politique par crainte que « de telles ambitions ne mènent

finalement à l’individualisme politique et, à terme, à leur perte », et que « pour elles, la

structure sociale productive n’est pas pensée comme la solution pour démocratiser le pays

et dynamiser les espaces ruraux »195.

Au niveau politique, le commerce équitable peut donc favoriser la création

d’espaces régionaux, nationaux et internationaux de discussion : Virginie Diaz Pedregal

affirme que l’un des principaux effets du commerce équitable est qu’« il incite résolument

les producteurs à s’affilier à une structure communautaire »196, leur permettant d’acquérir

un certain pouvoir de négociation auprès des acheteurs, des pouvoirs publics, d’Ong, de

banques, syndicats. Cependant, la sociologue nuance cette constatation en affirmant que

« leur impact au niveau politique reste cependant marginal dans les trois pays andins

étudiés »197.

Ainsi, de manière générale, la relation de commerce équitable peut parfois

directement servir au renforcement du pouvoir d’action politique des coopératives. Mais

elle peut également, dans d’autres cas, ne pas engendrer ce type d’impacts, soit par choix

délibéré, soit que certaines organisations ne voient dans le commerce équitable qu’une

stratégie économique, « délaiss[ant] les efforts de concertation collective une fois qu’elles

obtiennent le label équitable et qu’elles parviennent à s’ouvrir des marchés »198.

Virginie Diaz Pedregal défend l’idée que « les effets du commerce équitable sont

fortement dépendants du contexte de sa réalisation » 199, ce qui explique la difficulté

d’établir des conclusions générales relatives à l’impact du commerce équitable sur les

producteurs du Sud.

Ainsi, il apparaît que le commerce équitable peut être à divers égards considéré

comme touchant à la sphère politique. Il représente une forme particulière d’échange,

dans le sens où il s’insère dans le marché, et commence également à faire intervenir les

ressources étatiques, mais il implique surtout une certaine forme de réciprocité

immatérielle habituellement absente de l’échange marchand en visant à la reconnaissance

de l’autre. La volonté de changement de la part de ses militants, leurs stratégies de

195 Diaz Pedregal, 2006 : 206. 196 Ibid.: 195. 197 Ibid.: 255. 198 Ibid.: 206. 199 Ibid. : 179.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 47

médiatisation et de sensibilisation s’inscrivent également dans la sphère politique, et en

utilisent souvent le vocabulaire, faisant de la consommation un acte politique. Enfin, le

commerce équitable permet parfois l’émergence de revendications politiques chez les

producteurs du Sud, qui à travers les organisations de commerce équitable, prennent

conscience de leur pouvoir de négociation.

Après avoir étudié diverses caractéristiques du commerce équitable qui en révèlent

la dimension politique, il me paraît maintenant important de me pencher sur les conflits et

contradictions qui le traversent, l’étude de la polémique ayant à mon sens plus d’intérêt

politique que celle du consensus.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 48

III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES

COMMERCES EQUITABLES

On l’a vu avec l’historique du commerce équitable, ce mouvement n’est en aucun

cas homogène, si bien que Sylvain Allemand affirme que « c’est de commerces

équitables, au pluriel plutôt qu’au singulier, qu’on devrait parler »200. Le mouvement se

décline en une multiplicité d’approches dont je vais maintenant aborder les principales,

sous la forme de deux couples d’oppositions.

1. La labellisation contre la spécialisation

Thomas Coutrot remarque qu’« en croissant et en se diversifiant, le mouvement du

commerce équitable est [...] entré dans une ère de controverses internes »201.

De plus, Virginie Diaz Pedregal souligne que la situation du commerce équitable en

France est « atypique » : on y sépare distinctement les fonctions de conseil aux

organisations, d’importation, et de distribution, ce qui a pour conséquence de « faciliter

l’émergence de débats, chaque acteur défendant sa propre vision de la situation »202. Cette

première opposition, entre labellisation et spécialisation, est en fait celle qui semble

cristalliser nombre de tensions du commerce équitable, et elle engendre de nombreuses

controverses.

Le débat pour ou contre l’entrée des produits du commerce équitable en grande et

moyenne distribution est relativement récent en France (les premiers cafés de la marque

Max Havelaar ont fait leur apparition dans les grandes surfaces en 1999), mais il y fait

rage, et ce pour plusieurs raisons que Christian Jacquiau énumère : « Premièrement, parce

que la France est le pays le plus densifié en terme de points de vente appartenant aux six

réseaux qui contrôlent le marché de la grande consommation ; deuxièmement, parce que

des pratiques uniques au monde (les fameuses « marges arrière203 », par exemple) s’y sont

développées, faisant du territoire français une véritable zone de non droit ; troisièmement,

parce que loin de tout débat dogmatique, ce n’est pas le format du commerce qui est en

200 Allemand, 2005 : 89. 201 Coutrot, 2007 : 187. 202 Diaz Pedregal, 2007 : 20. 203 Les marges arrière ou rétro-commissions consistent, en quelques mots, en des rémunérations ou des remises différées exigées du fournisseur par le distributeur, sous peine de déréférencement.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 49

cause, mais les pratiques inéquitables des trusts de la distribution qui sont ici

contestées »204.

La journaliste Florence Amalou constate que « le commerce équitable est devenu un

business ». Flo-International affiche en effet 1,6 milliard d'euros de chiffre d'affaires en

2007, ce qui constitue une augmentation de 42 % par rapport à 2006. Le logo Max

Havelaar figure sur plus de 80% des produits de commerce équitable vendus dans le

monde205. « Désormais, l'association Flo, installée aux Pays-Bas, s'organise comme une

entreprise », et son nouveau directeur général en France, Joaquin Muñoz, parle

d’« optimisation » des débouchés, de gestion des « packagings »206.

Le mouvement du commerce équitable s’est donc scindé en deux courants

d’opinions et d’actions : d’un côté, ceux qui cherchent à maintenir une dimension

associative et militante au mouvement, et qui exigent un maximum d’éthique sociale et

environnementale d’un bout à l’autre des filières ; de l’autre côté, ceux qui souhaitent la

marchandisation du commerce équitable, un renforcement du marketing, la

professionnalisation des ventes, le contrôle strict de la qualité des produits et des rapports

plus directs avec la grande distribution.

« Sur le papier », reconnaît Tristan Lecomte, « la vente en grande distribution est

contraire à l’éthique du commerce équitable car la politique du prix bas va à l’encontre du

prix juste » 207. Mais pour lui, la grande distribution permet de sortir le commerce

équitable de sa marginalité, et il se prévaut de son expérience de vente en boutique qui n’a

pas fonctionné pour affirmer que la grande distribution est finalement la seule solution

réaliste.

Le problème est que les grandes surfaces ont entrepris, elles aussi, de créer leurs

propres gammes de produits issus du commerce équitable : Carrefour, Auchan, Monoprix

par exemple, ont maintenant leur Mdd (marque de distributeur, par opposition aux

marques nationales, celles des fournisseurs). Ce système consiste simplement à demander

au fournisseur de commerce équitable de préparer des produits avec un emballage au nom

du distributeur, et ces produits sont vendus à des prix plus bas que les produits équitables

estampillés Max Havelaar, ou Alter Eco...

L’implication grandissante de la grande distribution dans le commerce équitable fait

donc évidemment débat. Pour certains, elle est le moyen de toucher de plus en plus de

204 Jacquiau, 2006 : 259. 205 Amalou, 2008. 206 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 50

consommateurs. Pour d’autres, elle inquiète et contredit les principes du commerce

équitable. Elle est d’ailleurs « directement responsable des difficultés rencontrées par les

petits producteurs par les marges qu’elle réalise »208, en voulant afficher des prix toujours

plus bas, sans pour autant révéler comment elle y parvient.

Sylvain Allemand pense que si la grande distribution peut se plier à l’exigence du

juste prix, « il est douteux qu’elle puisse s’engager sur le long terme quant à ses

approvisionnements auprès des producteurs »209, ce qui pose vraiment problème puisque

le commerce équitable doit être fondé sur un partenariat durable. L’auteur note qu’il est

déjà arrivé qu’une enseigne renonce du jour au lendemain à commercialiser un produit

issu du commerce équitable.

D’autres pratiques contestables peuvent être constatées dans les rapports du

commerce équitable à la grande distribution : Tristan Lecomte explique par exemple que

la plupart des produits Alter Eco sont vendus au distributeur « à un prix comparable aux

produits biologiques conventionnels afin de lui permettre, sans réduire sa marge210, de

proposer le produit du commerce équitable à un prix compétitif avec le produit classique

concurrent »211. Ainsi, le surcoût du commerce équitable reste très limité pour la grande

distribution, alors qu’il lui permet en même temps une forte valorisation de son image.

Ceci se justifierait par le fait que les militants du commerce équitable le définissent par

opposition aux pratiques de charité et qu’il nécessite donc « un rapport gagnant-

gagnant »212 pour les producteurs et les consommateurs, mais aussi, selon les tenants de la

distribution en grandes surfaces, pour les distributeurs.

Lecomte reconnaît de plus qu’Alter Eco pratique depuis 2006 la même technique de

marges arrière que la grande distribution : « Si nous voulons un euro d’un produit, nous le

vendons au distributeur 1,20 euro, et nous lui rendons ensuite 20 centimes sous forme de

coopérations commerciales, de ristournes, etc. »213. Non seulement la grande distribution

n’a pas à faire de concessions pour le commerce équitable, qui bénéficie de plus à sa

notoriété, mais certains acteurs se mettent également à se servir de certaines de ses

pratiques les plus décriées. On est ici bien loin de la volonté affichée de modifier les

règles du commerce international.

207 Cité dans Bouvyer et Binet, 2008 : 15. 208 Allemand, 2005 : 88. 209 Ibid.: 99. 210 Souligné par moi-même. 211 Lecomte, 2007 : 265. 212 Ibid.: 271. 213 Cité dans Jacquiau, 2006 : 328.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 51

Lecomte croit pourtant assez naïvement à une « mise à niveau éthique de ses

fournisseurs classiques » par le magasin de grande distribution qui intègre des produits du

commerce équitable, puisqu’« il ne serait pas logique de proposer 10 ou 20 références du

commerce équitable sans s’assurer que les règles sociales et environnementales de base ne

sont pas respectées pour les 140 000 autres références de l’hypermarché »214, affirmant

qu’Alter Eco se sent « plus à l’aise sur les garanties éthiques dans le cadre de [son]

activité actuelle que dans le cadre des magasins où [les responsables avaient] très peu de

moyens pour aller vérifier sur le terrain la valeur ajoutée du commerce équitable pour les

petits producteurs »215.

La différence d’approches se ressent également dans les rapports des organismes du

commerce équitable au Nord avec les organisations de producteurs partenaires.

L’approche par la certification vise clairement à aider les producteurs à s’insérer dans le

commerce conventionnel une fois « arrivés à l'âge adulte »216, en leur faisant

commercialiser une part de plus en plus importante de leur production hors des circuits du

commerce équitable. Pour les partisans de cette approche, comme Tristan Lecomte, le

commerce équitable « ne doit pas être une nouvelle forme de néocolonialisme plaçant les

producteurs dans une situation de dépendance vis-à-vis des marchés ou des subventions

des pays du Nord »217. Ils affirment que le défaut majeur des circuits historiques de

commerce équitable est de manquer d’exigence sur la qualité des filières et des produits,

contribuant ainsi « à alimenter artificiellement des filières qui ne vivent que des ventes

dans ces circuits et en deviennent dépendantes »218, alors que pour mener à un réel

« développement », le commerce équitable devrait constituer une période transitoire pour

ses producteurs, une forme de « protectionnisme éducatif », avec pour objectif à terme

qu’ils puissent « sortir des circuits privilégiés du commerce équitable »219. Sans quoi,

rajoute l’auteur, il constituerait même « une forme de concurrence déloyale vis-à-vis des

acteurs de l’économie classique »220 (mais il précise tout de même que le principe du prix

juste devrait être maintenu).

Les partisans d’une approche plus alternative partagent parfois cette vision

d’accompagnement vers le marché, mais comme nous l’avons vu, ils visent plus

214 Lecomte, 2007 : 268. 215 Ibid.: 270. 216 Amalou, 2008. 217 Lecomte, 2007 : 136. 218 Ibid.: 138. 219 Ibid. 220 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 52

habituellement à une transformation du marché : ce ne serait pas aux producteurs de

s’adapter au marché conventionnel, mais plutôt l’inverse. On en trouve l’exemple dans un

entretien réalisé par Sylvain Allemand avec Jean-Marie Bergère, fondateur de la boutique

Artisans du Monde à Annemasse : pour lui, Artisans du Monde est appelé à disparaître :

« Cela signifiera que tout le commerce mondial sera devenu équitable ! »221.

Virginie Diaz Pedregal rajoute que jusqu’à l’ouverture du commerce équitable à la

grande distribution, « ce dernier constituait une niche très favorable pour les petites

organisations de producteurs »222. Depuis, les petites organisations ont moins d’attrait

pour les acheteurs conventionnels qui préfèrent des producteurs stables et fournissant de

gros volumes. « Le commerce équitable n’est plus fondamentalement solidaire »223

puisque pour ces acheteurs, il est avant tout un commerce.

Le désaccord porte donc sur les objectifs à assigner au commerce équitable. Pour

certains, s’insérant dans une approche « produits »224, soutenue par Max Havelaar et les

tenants de la certification, le commerce équitable est avant tout un commerce. Pour

d’autres, participant de l’approche « filières », défendue par le collectif Minga et plus

récemment Artisans du Monde, le commerce équitable serait avant tout politique,

oeuvrant pour la construction d’un « autre monde », selon l’expression altermondialiste.

Il y aurait évidemment encore beaucoup à dire à ce sujet, mais si le débat est assez

virulent dans le commerce équitable, il ne lui est pas propre : il agite également d’autres

secteurs du développement durable, et notamment l’agriculture biologique225. Dans le cas

du commerce équitable, la question se pose de savoir si ces deux approches sont

complémentaires, ou si elles témoignent d’un détournement des objectifs premiers du

commerce équitable.

2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce

équitable ?

Dans le cadre du débat opposant les tenants de la labellisation à ceux de la

spécialisation, il est très intéressant de noter que les premiers insistent sur la

221 Allemand, 2005 : 103. 222 Diaz Pedregal, 2006 : 165. 223 Ibid. 224 Jacquiau, 2006: 15. 225 Voir par exemple Johnson, 2001 : 78.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 53

complémentarité des approches, alors que les seconds ne considèrent pas vraiment leurs

approches comme complémentaires.

Les termes ayant trait à la complémentarité des pratiques sont récurrents dans le

livre de Tristan Lecomte. Ainsi, selon lui, le système de labellisation Max Havelaar est

« fortement complémentaire du réseau de vente spécialisé puisqu’il a pour objectif de

soutenir les producteurs du Sud en leur garantissant les mêmes critères que ceux du

commerce équitable spécialisé mais pour des ventes en grande distribution »226. La sphère

de la labellisation ne se différencierait d’avec le secteur spécialisé que par le fait d’évoluer

dans un « domaine très concurrentiel où l’argument numéro un est le rapport qualité-prix

du produit », alors que les acteurs spécialisés insisteraient plus sur le caractère solidaire de

leur démarche. Dans le circuit spécialisé, nous dit-il, « le marché peut être tiré par l’offre

(dans une certaine limite) : on vend une sélection de produits à partir de ce que les

producteurs ou les importateurs ont à vendre [alors que] dans le circuit classique, on est

dirigé par la demande pour réussir et rester en rayon »227.

Selon cette vision, les acteurs spécialisés serviraient surtout à mobiliser les citoyens

pour la cause, à défendre le commerce équitable, ainsi qu’à accompagner les organisations

de producteurs trop faibles dans leur démarrage, pour qu’ensuite elles rejoignent le

secteur non spécialisé. Pour Lecomte, le caractère non lucratif de ces acteurs constituerait

d’ailleurs une « excellente garantie que les membres ne décideront pas un jour de dévier

les principes du commerce équitable pour privilégier leurs intérêts propres »228.

Les acteurs de la labellisation, au contraire, apporteraient une solution au peu de

débouchés des produits du commerce équitable vendus dans les boutiques spécialisées.

Cette variante du commerce équitable s’adresserait ainsi plus au consommateur qu’au

citoyen. On aurait donc une division des tâches entre « promotion institutionnelle » (faire

reconnaître la légitimité de la démarche du commerce équitable) et « activité

promotionnelle » (la promotion des produits)229.

Pour les tenants de la labellisation, la complémentarité de ces approches

constituerait une force, car à travers une concurrence « vertueuse », elle engagerait chacun

des acteurs dans « l’amélioration de son offre et l’élargissement de ses assortiments »230.

Lecomte rappelle encore que « l’enjeu n’est pas la concurrence des produits du commerce

226 Lecomte, 2007 : 161. 227 Ibid.: 178. 228 Ibid.: 354. 229 Ibid.: 264. 230 Ibid.: 206.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 54

équitable entre eux, mais la concurrence que ces produits peuvent représenter pour le

marché conventionnel »231, et encourage les autres acteurs du commerce équitable à entrer

dans cette démarche.

Lecomte estime enfin que le courant militant a une réelle utilité de lobbying, mais

qu’il « doit rester tolérant vis-à-vis des praticiens plus consensuels du commerce équitable

et des autres acteurs du développement durable qui ne considèrent pas que le

développement du commerce équitable passe inévitablement par une remise en cause

complète du système néolibéral actuel »232. C’est reconnaître ici que la complémentarité

des approches ne fait pas consensus.

Selon Paul Cary, le commerce équitable « n’est ni l’apanage d’une poignée de

militants engagés ni un simple instrument destiné à la récupération à des fins

commerciales d’une pratique positivement connotée par le système de marché

dominant ». Il reconnaît néanmoins que les deux démarches ne revêtent pas exactement la

même signification233.

C’est, par exemple, lorsque l’on s’intéresse au développement de nouvelles

pratiques moins regardantes que l’on s’aperçoit que les tenants de la labellisation refusent

à leur tour une complémentarité inconditionnelle des pratiques. Ainsi, lorsque les

multinationales Nestlé et Kraft Foods ont prévu de commercialiser au Royaume-Uni une

marque de café étiquetée « Sustainable development », la Flo a protesté, puisque ce café,

qui serait payé 20% au-dessus du cours du marché, représenterait tout de même un

montant inférieur au prix minimum prévu par le label Fairtrade234. De la même façon,

Tristan Lecomte s’indigne au sujet des Mdd de commerce équitable : « Une marque qui

n’est pas exclusivement équitable ne peut pas faire un travail honnête, encore moins une

marque de distributeur, pour qui l’objectif est de faire baisser les prix, encore et

encore »235 - alors qu’il estimait dans son ouvrage publié pour la première fois en 2003,

que les Mdd et les marques nationales étaient « complémentaires »236. Cela vient peut-être

du fait que Monoprix, premier grand distributeur à avoir commercialisé les produits Alter

Eco, n’a pas hésité à en déréférencer le café dès la création de sa Mdd237.

231 Lecomte, 2007 : 260. 232 Ibid.: 356. 233 Cary, 2005 : 32. 234 Allemand, 2005 : 89. 235 Cité dans Bouvyer et Binet, 2008 : 16. 236 Lecomte, 2007 : 260. 237 Jacquiau, 2006 : 327.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 55

Ainsi, si comme Lecomte, la majorité des partisans de la sphère non spécialisée

estiment qu’« il y a donc bien une convergence des définitions entre les différents acteurs

du commerce équitable »238, celle-ci n’est que superficielle, ou très globale. Rappelons

que le problème ne réside pas tant dans le fait de distribuer des produits du commerce

équitable dans des réseaux non spécialisés, puisque le premier à le faire a été le réseau de

magasins biologiques Biocoop (uniquement pour des produits également certifiés

biologiques, cela va de soi). Ce réseau inclut dans sa charte la « transparence », la

« solidarité » et l’« équité »239, et il est également membre de la Pfce. Le débat concerne

bien plus précisément la grande distribution, qui représente aujourd’hui la majorité des

ventes de produits du commerce équitable et de produits biologiques240.

Ce que déplorent le plus les militants travaillant en boutiques spécialisées, c’est le

fait qu’en grandes surfaces, le consommateur « n’a qu’une relation au produit, matière

première plus ou moins transformée »241 et ne dispose pas de toutes les informations

qu’on peut lui donner dans les boutiques sur les producteurs, leur histoire, par le dialogue,

les conférences et expositions.

Christian Jacquiau, qui dresse dans un article du Monde Diplomatique un bref

historique du commerce équitable correspondant à peu près à celui de Virginie Diaz

Pedregal242, affirme qu’au tournant des années 2000, « happé par la vague néo-libérale »,

il s’est largement dépolitisé, Max Havelaar étant considéré comme le « principal

promoteur de cette mutation »243. Il cite le père Van der Hoff, prêtre ouvrier cofondateur

de la marque Max Havelaar : « Dès 1990, nous étions préoccupés par la tournure que

prenait le mouvement [Max Havelaar] dans d’autres pays. Sa dimension politique a été

peu à peu édulcorée, puis évincée »244.

Et en effet, Mc Donald’s propose désormais du café équitable « logotisé »245 Max

Havelaar, tout comme d’autres multinationales aux méthodes très contestées : Starbucks,

Accor, Nestlé. Jacquiau mentionne également « l’affaire du coton africain estampillé Max

Havelaar »246, désignant le partenariat de l’association avec la société française Dagris

238 Lecomte, 2007 : 154. 239 Site Internet du réseau Biocoop : http://www.biocoop.fr/etape2.php (consulté le 20 mai 2008). 240 Lecomte, 2007 : 195. 241 Jacquiau, 2006 : 257. 242 Jacquiau, 2007. 243 Ibid.. 244 Ibid. 245 L’article de Christian Jacquiau a été rédigé alors que Flo-Cert n’avait pas encore obtenu l’accréditation de la norme ISO 65, et utilise ce terme plutôt que celui de « labellisé », aucune organisation de commerce équitable ne répondant alors aux exigences d’un label. 246 Jacquiau, 2007.Virginie Diaz Pedregal mentionne également ce point (2006 : 209).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 56

(Développement des agro-industries du Sud), détentrice d’un quasi-monopole sur le

secteur cotonnier de l’Afrique de l’Ouest, et en cours de privatisation. Sur les deux cent

quarante mille paysans producteurs de coton travaillant pour la société, trois mille deux

cent quatre-vingts ont été sélectionnés pour bénéficier du système Max Havelaar (trois

groupements au Cameroun, cinq au Mali et quatre au Sénégal). Christian Jacquiau

explique la mise en place de ce partenariat par un déficit budgétaire, des dettes et arriérés

d’impôts de l’association Max Havelaar, alléchée par les subventions versées par le

ministère des affaires étrangères et le Centre pour le développement de l’entreprise (CDE).

Au total, plus de 1,7 millions d’euros ont été versés à l’association pour la seule année

2004. Le partenariat à peine scellé, Dagris vantait les mérites des cultures Organismes

Génétiquement Modifiés en Afrique, « un mode de production très lucratif pour les

transnationales de l’agronomie, mais ayant pour conséquence immédiate l’élimination des

petits paysans », nous dit l’auteur, pour qui cette affaire est « emblématique du trouble

que traverse le monde de l’équitable »247.

Le choix du type de distribution ne semble pas être neutre : « C’est un choix

politique au sens noble du terme qui implique des engagements et des risques différents et

nous engage, dans un sens comme dans l’autre, au travers de notre vision d’un autre

monde qui n’a pas besoin de plus de croissance, mais de plus de conscience », affirme la

Fédération Artisans du Monde248.

Serait-on en train d’assister à l’affrontement entre un commerce équitable et un

« commerce de l’équitable »249, entre un souci de rationalisation des pratiques et une

volonté de conserver au projet sa dimension politique, entre une approche militante,

alternative, et une approche plus « réformatrice »250 ?

Pour Serge Latouche, « il est plus important de s’assurer du caractère équitable de la

totalité de la filière »251, ce qui exclut d’emblée le supermarché. Il distingue la « stratégie

de créneau », se rapprochant de la conquête militaire agressive (l’introduction des

produits du commerce équitable dans la grande distribution) à l’« optique de renforcement

de la niche », celle des militants, qui serait pour lui la façon de parvenir à « faire vivre

l’entreprise alternative, à terme ». L’auteur affirme que cette distinction rejoint celle de

Raimundo Panikkar entre l’arène (compétition agressive) et l’agora, espace social du face

247 Jacquiau, 2007. 248 Document publié par la Fédération et cité par Jacquiau, 2006 : 264. 249 Jacquiau, 2007. 250 Cary, 2004 : 16. 251 Latouche, 2000 : 356.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 57

à face démocratique (qui signifie également marché en grec moderne)252. Des deux

stratégies, seule la deuxième serait donc politique, à la fois dans le sens militant et

revendicatif, et dans le sens philosophique, c’est-à-dire le face-à-face humain.

Paul Cary va dans le même sens, en estimant que « l’approche qui se base sur une

stratégie de niche est probablement celle qui offre la plus grande cohérence »253, misant à

la fois sur le développement des réseaux existants, et sur la création de liens avec d’autres

projets de l’économie solidaire. Il fait également remarquer que la forte médiatisation du

commerce équitable, avec la volonté de toucher un public de plus en plus vaste, bien

qu’elle présente le mouvement sous un jour favorable, « occult[e] quelque peu la

dimension militante et critique qui était à la base du projet »254, et qu’il « perd de sa portée

critique quand il s’insère dans la politique commerciale de grandes surfaces, dont les

pratiques quotidiennes pour la majorité de leurs produits (paiement différé, mise en

concurrence des fournisseurs) sont incompatibles avec une charte équitable »255.

Mais Paul Cary déconstruit finalement cette coupure nette entre un courant

alternatif, représenté par Artisans du Monde, et un courant réformateur mené par Max

Havelaar, qui « pèche par simplisme, notamment parce que les imbrications sont

complexes »256. Ainsi, Artisans du Monde distribue par exemple du café Max Havelaar

dans ses boutiques spécialisées. De la même façon, la distinction entre le pôle associatif et

le pôle privé du commerce équitable est assez floue. Max Havelaar est par exemple une

association, mais elle « fournit » à la fois des associations, et des firmes privées. D’autre

part, les acteurs du secteur spécialisé ne sont pas tous soudés dans ce débat. En effet, une

vive polémique a éclaté en 2004, lorsque Solidar’Monde, la centrale d’achat d’Artisans du

Monde, a décidé à l’insu puis contre l’avis de la Fédération257, de commercialiser certains

de ses produits à travers Cdiscount, une société de hard discount vendant exclusivement

sur Internet258.

252 Ibid. : 356. 253 Cary, 2004 : 53. 254 Ibid.: 138. 255 Cary, 2005 : 34. 256 Cary, 2004 : 22. 257 La Fédération Artisans du Monde ne détient pas, en effet, la majorité au sein de sa centrale d’achat, mais seulement un quart, alors que le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD) en détient presque la moitié, le reste étant composé d’actionnaires individuels. 258 Jacquiau, 2006 : 253.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 58

3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local

Une seconde opposition majeure divise les acteurs du commerce équitable, entre

ceux qui tiennent à le cantonner aux relations entre « Nord » et « Sud », et ceux qui

militent pour l’extension du concept à des relations commerciales plus locales, à

l’intérieur des pays du Sud et du Nord.

Lecomte parle plusieurs fois, dans son livre, d’« urgence » à agir au Sud. Pour lui,

« le commerce équitable s’inscrit dans le cadre des relations Nord-Sud, et uniquement

Nord-Sud »259. Mais, au sein de la sphère de la spécialisation surtout, des débats prennent

corps autour d’un commerce équitable Nord-Nord et d’un commerce équitable Sud-Sud.

Pour les partisans de cette nouvelle approche, les producteurs du Sud ne sont pas en effet

les seules victimes du commerce international. D’autre part, ils pensent qu’un réel

changement du commerce conventionnel doit passer par le retour à des circuits plus courts

et locaux, notamment en raison des coûts environnementaux élevés du transport de

marchandises. La réflexion concerne aussi les politiques d’emploi à mener, « le type de

recrutement à privilégier, la cohabitation bénévoles/salariés, la pérennisation des

emplois »260. Mais pour l’instant, le chiffre d’affaires de la plupart des associations ne leur

permet pas de créer d’emplois salariés261.

Artisans du Monde, par exemple, prend part à cette nouvelle approche. Certaines de

ses boutiques travaillent déjà avec les associations pour le maintien d’une agriculture

paysanne (Amap), dont elles commercialisent des paniers de légumes biologiques262.

Selon Serge Latouche, le commerce équitable devrait d’une certaine façon viser à sa

propre destruction, encourageant par exemple la reconversion des cultures spéculatives

vers des cultures vivrières ; de la même façon, l’artisanat devrait également « répondre

aux besoins d’une clientèle de proximité plutôt que d’exporter des colifichets pour

Occidentaux en mal d’exotisme »263.

En 2005, Comercio Justo México, un organisme de certification de commerce

équitable, est lancé au Mexique. Il est aujourd’hui le seul organisme du « Sud » à opérer à

la certification de produits équitables, qui plus est au sein de son propre pays. Pour les

259 Lecomte, 2007 : 27. 260 Allemand, 2005 : 98. 261 Ibid.: 99. 262 Ibid.: 100. 263 Latouche, 2000 : 352.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 59

modèles Sud-Sud, concède Tristan Lecomte, « il existe un potentiel »264 dans certains

pays, lorsqu’« une proportion suffisamment importante de la population est dans la

cible ». Le Brésil en fait partie, et peut-être, bientôt, la Thaïlande, l’Inde et la Chine...

puisque comme l’auteur le fait remarquer, « dans ces deux derniers pays, même si

seulement 5% des consommateurs sont dans la cible, ceci représente tout de même

respectivement 50 et 70 millions de consommateurs potentiels... »265.

Comme le résument Alphonso Cotera Fretell et Humberto Ortiz Roca, le concept de

commerce équitable s’élargit actuellement « au commerce au sein d’un pays, ainsi qu’aux

échanges Sud-Sud [et] Nord-Nord », auxquels s’ajoutent « la reconnaissance d’une

dimension territoriale : le commerce équitable opère à partir d’un niveau régional ou local

dans la perspective d’un développement intégré ou autocentré ».

Cependant, les auteurs reconnaissent que « la croissance du mouvement du

commerce équitable est surtout axée sur les échanges Nord-Sud »266. Officiellement, en

France, avec l’article 60 de la loi dite « en faveur des petites et moyennes entreprises »

datée du 2 août 2005, « le commerce équitable est légalement enfermé dans le ghetto du

misérabilisme exotique et du caritatif Nord/Sud »267 (Minga et la Confédération paysanne

ont d’ailleurs lancé une pétition pour l’abrogation de ce texte268). Cette définition

officielle du commerce équitable empêche donc pour le moment un véritable débat de

fond au sujet de la relocalisation du commerce équitable.

Ayant surtout traité des controverses agitant les acteurs du commerce équitable au

Nord, il me paraît maintenant intéressant de montrer que les acteurs du Sud entrent

également dans des débats concernant le commerce équitable.

4. Des tensions au « Sud »

Les tensions liées au commerce équitable ne sont évidemment pas propres aux

organisations du Nord, et à ce sujet, l’étude réalisée par Virginie Diaz Pedregal apporte

des informations rares. Il est intéressant de voir que le clivage entre labellisation et

spécialisation peut se retrouver au Sud. Tout d’abord, les réseaux spécialisés ne travaillent

qu’avec des petits producteurs organisés, tandis que Flo certifie, en plus des produits de

264 Lecomte, 2007 : 211. 265 Ibid. 266 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 109. 267 Jacquiau, 2006 : 422. 268 Coutrot, 2007: 187.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 60

ces mêmes producteurs propriétaires de leur parcelle, ceux de grandes plantations

dépendant d’une main-d’œuvre salariée (nous l’avons vu avec l’exemple des exploitations

cotonnières de Dagris) – et ce, parfois pour les mêmes produits. Ceci peut poser problème

dans le sens où Flo prend en compte les travailleurs employés dans ces plantations, mais

pas les journaliers ni les occupants sans titres. De plus, les coûts de production des

plantations et ceux des organisations de producteurs ne sont pas les mêmes (les premières

sont nettement plus rentables). C’est pourquoi « nombre de petits producteurs

bénéficiaires du commerce équitable s’opposent donc à l’introduction de plantations dans

le système du commerce équitable »269. Pour Virginie Diaz Pedregal, il semblerait qu’à

travers ces débats quant à la définition même des « petits producteurs » adoptée par les

organismes du commerce équitable au Nord, « les producteurs familiaux du Sud

cherchent, au-delà des considérations économiques, à défendre le mode de production

paysan face à l’exploitation capitaliste de leur territoire »270. Les inspecteurs locaux du

commerce équitable prennent également part au débat. Pour certains, le commerce

équitable doit se concentrer sur les petits producteurs organisés, tandis que d’autres,

« plus rares, se montrent plutôt favorables à l’arrivée des plantations sur le marché,

arguant que cette nouvelle concurrence incitera les exploitants domestiques à s’organiser

plus efficacement »271.

Mais au-delà de la distinction entre acteurs de la labellisation et acteurs de la

spécialisation, il existe un troisième type d’acheteurs : ceux du commerce conventionnel,

ne se fournissant que pour partie auprès des organisations de producteurs du commerce

équitable. Ces acheteurs ont tendance à faire peser de lourdes contraintes sur leurs

fournisseurs, au niveau de la qualité et de l’homogénéité des produits, des calendriers de

livraison, et de leurs capacités organisationnelles.

Une autre tension notée par Virginie Diaz Pedregal dans les trois pays andins

auxquels elle s’est intéressée (Pérou, Bolivie, Equateur) provient des gouvernements eux-

mêmes. En effet, ils semblent craindre l’augmentation du pouvoir des groupes ruraux,

facteurs potentiels de déstabilisation de leurs actions : « Les organisations de producteurs

sont souvent perçues comme des menaces potentielles contre l’« establishment »272.

Le commerce équitable peut en outre provoquer des dissensions parfois très vives au

niveau local : des producteurs non bénéficiaires en veulent à des membres d’autres

269 Diaz Pedregal, 2006 : 187. 270 Ibid.: 189. 271 Ibid.: 188.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 61

organisations qui ont eu la chance d’être sélectionnés par des organismes du commerce

équitable, tandis que ceux-ci disent le devoir à leur mérite273.

Au niveau de la répartition des bénéfices du commerce équitable, d’autres tensions

se font sentir, entre ceux qui pensent que ce bénéfice doit revenir au producteur, et ceux

qui y voient le moyen d’améliorer les conditions de vie de la communauté. Ce choix

revient généralement aux organisations de producteurs, puisque tant que les décisions sont

prises de façon démocratique, les organismes du Nord ne s’y opposent pas – mais c’est

parfois justement cette souplesse qui engendre des tensions.

Virginie Diaz Pedregal remarque la cristallisation des tensions dans la conception du

commerce équitable autour de deux points, d’ailleurs liés : la concentration des volumes

de vente, et la durée des échanges commerciaux avec les organisations équitables du

Nord. En ce qui concerne le premier point, les bénéficiaires « historiques » ont plutôt

tendance à vendre le maximum de leur production aux importateurs aux prix du

commerce équitable, et ils s’attachent à établir des relations durables – ce que le

commerce équitable favorise, comme nous l’avons vu dans ses critères. Cette tendance se

voit également renforcée par l’approche moins « solidaire » des tenants de la certification

et par l’arrivée sur le marché équitable d’acheteurs conventionnels, qui cherchent

généralement les organisations de producteurs les plus solides. Au sujet du second point,

ces mêmes bénéficiaires historiques « rechignent à entrer dans le système commercial

« classique » »274, au détriment d’autres organisations. La sociologue met cette attitude en

parallèle avec les phénomènes d’« égoïsme de groupe », qui se manifestent lorsque des

organisations de producteurs redoutent que d’autres n’accèdent au marché équitable, par

peur de perdre des débouchés. Certains producteurs pensent donc qu’il faudrait instaurer

des durées définies pour la certification équitable, projet auquel les bénéficiaires

historiques sont évidemment hostiles, mettant en avant les efforts réalisés, qu’un retour au

commerce conventionnel saperait.

Ainsi, on s’aperçoit qu’au niveau local, si le commerce équitable peut conduire à un

empowerment politique (comme nous l’avons vu dans la partie II, 6), il peut également

être un facteur de tensions et de comportements égoïstes entre les coopératives « si les

producteurs n’ont pas une volonté forte de s’organiser »275.

272 Ibid. : 131. 273 Ibid. : 191. 274 Ibid. : 203. 275 Ibid .: 207.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 62

Pour finir, Virginie Diaz Pedregal distingue deux types d’attitudes, chez les

producteurs, envers le commerce équitable. Pour la plupart, ils sont « très reconnaissants

envers le commerce équitable et les organismes du Nord qui les soutiennent » et pensent

que le commerce équitable a « un impact très positif sur leur vie quotidienne et leur

permet d’améliorer leur bien-être »276. Mais d’autres « se montrent plus revendicatifs,

jugeant que le commerce équitable est une forme de nouvelle emprise économique des

pays du Nord », se plaignant du manque d’échanges entre les structures du Nord et du

Sud, et du manque de volonté des organismes du Nord de « développer la culture locale et

les liens sociaux dans une perspective d’auto-gestion »277. Comme l’auteure l’indique,

« ils aimeraient étendre le commerce équitable aux relations entre pays du Sud, afin de

tenter de pallier ces défaillances et limites »278. Le débat sur la possibilité d’établir un

commerce équitable plus local touche donc également les acteurs du Sud.

Peter Luetchford, qui a réalisé une étude de terrain au Costa-Rica, note également

que les tensions autour du commerce équitable augmentent lorsque les cours boursiers du

café sont bas, tandis que quand ils sont élevés, certains producteurs ont tendance à

déserter les organisations collectives qui imposent certaines règles. Des coopératives ont

donc installé un système de redistribution différencié pour les producteurs loyaux durant

ces périodes, ce qui suggère un clivage entre les composantes éthique et commerciale du

commerce équitable279. Celui-ci se trouve d’ailleurs au Nord, avec le problème de la

qualité, car les organismes de commerce équitable doivent travailler avec des producteurs

défavorisés, mais également arriver à vendre leurs produits.

Ce clivage exacerbe le dépit de certaines organisations non certifiées qui remplissent

pourtant tous les critères du commerce équitable « mais ne sont pas encore inscrites sur

les registres en raison de la forte réticence de Flo-Cert à certifier des organisations au Sud

qui n’ont pas encore trouvé de marché équitable pour écouler leurs produits »280, puisque

l’un des critères de sélection, pour l’organisme de certification, est la capacité

d’exportation de l’organisation paysanne. Virginie Diaz Pedregal fait remarquer que les

organisations de producteurs se retrouvent là dans une situation paradoxale : si elles ne

trouvent pas d’acheteur équitable avant leur certification, elles n’ont que très peu de

chances d’obtenir cette certification.

276 Diaz Pedregal, 2006 : 192. 277 Ibid.: 193. 278 Ibid. 279 Luetchford, 2006 : 138. 280 Diaz Pedregal, 2006 : 129.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 63

Ainsi, on peut conclure, comme la sociologue, que « d’une certaine manière, le

commerce équitable amplifie les tensions entre les coopératives »281, puisque seul un petit

nombre peut accéder à ce marché de niche. De plus, les critères définis par le Nord ne

trouvent pas forcément écho au Sud. Comme nous allons le voir maintenant, nombre de

tensions liées au commerce équitable peuvent trouver une explication dans la diversité des

conceptions de la justice que ses acteurs mobilisent.

5. Des conceptions différentes de la justice

Virginie Diaz Pedregal explique dans son second ouvrage que le commerce

équitable est traversé de conceptions différentes de la justice, à la fois au Nord et au Sud.

C’est là la particularité de son travail, puisque « le commerce équitable n’a jamais été, à

[sa] connaissance, fondamentalement traité en termes de justice »282 - alors que son

appellation l’implique directement. La référence explicite du commerce équitable à la

justice, mobilisant des sentiments forts chez les individus, fait qu’il est « idéologiquement

très marqué »283, ce qui pourrait expliquer nombre de tensions et divergences, ainsi que la

confusion des genres évoquée en introduction, les chercheurs en sciences sociales ayant

tendance à prendre position.

Selon l’auteure, « contrairement à l’idée commune qui gravite dans les milieux du

commerce équitable, les différentes approches du commerce équitable ne constituent pas

des échelons d’un continuum linéaire, mais recèlent des discontinuités fondamentales

quant aux modèles de justice sous-jacents »284. Le philosophe John Rawls, dans sa

Théorie de la justice, donne un exemple qui illustre assez bien le fait que les conceptions

de la justice peuvent être diverses en fonction de la position de celui qui l’émet : « si un

homme savait qu’il était riche, il pourrait trouver rationnel de proposer le principe suivant

lequel les différents impôts nécessités par les mesures sociales doivent être tenus pour

injustes ; s’il savait qu’il était pauvre, il proposerait très probablement le principe

contraire »285.

De plus, Virginie Diaz Pedregal fait remarquer que dans la pratique, les acteurs du

commerce équitable « réalisent constamment des compromis entre les critères immanents

281 Ibid. 282 Diaz Pedregal, 2007 : 16. 283 Ibid.: 18. 284 Ibid. 285 Rawls, 1997 : 45.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 64

de justice qu’ils adoptent (correspondant à la justice en droit, la justice souveraine) et les

critères relevant d’une situation donnée (c’est-à-dire la justice en actes, la justice en

fait) »286. Cette nécessité des compromis peut également expliquer les contradictions

observées au sein de mêmes mouvances du commerce équitable, comme on l’a vu avec

l’implication de Solidar’Monde dans la grande distribution contre l’avis de la Fédération

Artisans du Monde. Ici, les divergences résideraient plus en la définition de priorités pour

parvenir à un même objectif global de justice.

Les controverses ayant trait à la justice au Nord se focalisent plutôt sur le mode de

distribution des produits issus du commerce équitable, comme nous l’avons vu, tandis

qu’au Sud, elles sont axées autour de la sélection des bénéficiaires, et du prix

« équitable ». Jusqu’à présent, d’ailleurs, « les producteurs ne se sentent pas du tout

impliqués dans les stratégies de commercialisation au Nord, au grand regret des militants

occidentaux »287.

En ce qui concerne la définition d’un « juste prix », il s’avère difficile à établir. Pour

Serge Latouche, la notion de « juste prix » devrait être exclue de la pensée économique et

de l’opinion publique, car elle est une « notion floue qui n’a pas de signification

scientifique »288. Dans le commerce équitable, le « juste prix » est en fait celui qui est

assez élevé pour permettre d’offrir aux producteurs des conditions de vie décentes, et

« assez bas pour ne pas dissuader les consommateurs des pays du Nord »289, mais il

s’avère parfois difficile à définir. Lecomte note par exemple que Flo n’a pas fixé de prix

minimum pour le thé, du fait d’une très grande diversité de produits, de zones de

production et d’organisations. Dans ce cas, la détermination du juste prix est négociée

entre l’acheteur et le vendeur, offrant donc une « possibilité de transaction à un prix en

dessous des coûts de production » 290. Mais Virginie Diaz Pedregal tempère ce débat en

affirmant que « si la notion de « juste prix » peut être remise en cause à bien égards [sic]

au regard des pratiques relatives au commerce équitable, elle a néanmoins pour mérite

d’avoir averti les producteurs de la valeur de leur travail »291.

En ce qui concerne la définition des groupes bénéficiaires, le commerce équitable

est fortement restreint par son peu de débouchés, et ne peut donc travailler avec tous les

producteurs qui correspondent à ses critères de choix, ce qui, comme nous venons de le

286 Diaz Pedregal, 2007: 191. 287 Diaz Pedregal, 2006 : 257. 288 Latouche, 2000 : 347. 289 Allemand, 2005 : 86. 290 Lecomte, 2007 : 274.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 65

voir, ne manque pas de créer des tensions entre les producteurs. On aurait donc tendance à

penser que le commerce équitable s’oriente vers les plus défavorisés d’entre tous. Mais le

dilemme est plus difficile qu’il n’y paraît. En effet, les organismes de commerce équitable

ne travaillent tout d’abord qu’avec des producteurs organisés, qui ne sont donc pas les

plus défavorisés. Ils doivent ensuite arbitrer en fonction des débouchés sur le marché au

Nord : si le produit est de trop mauvaise qualité, les producteurs peuvent être mis à l’écart.

Cette question du choix des bénéficiaires du commerce équitable renvoie également à la

deuxième opposition majeure étudiée plus haut : certains acteurs du commerce équitable,

comme l’association Andines et le collectif Minga, pensent que « la primauté accordée

aux producteurs et ouvriers du Sud n’a pas lieu d’être, en raison de la souffrance morale

des agriculteurs des pays du Nord et de la nécessité d’établir une filière équitable sur

l’ensemble de ses maillons »292.

Enfin, il importe de noter que la définition des bénéficiaires du commerce équitable

est déterminée par les organismes du Nord, alors que « selon le point de vue paysan, la

classification des personnes les plus nécessiteuses n’est pas uniquement réalisée sur des

critères concernant la situation matérielle à un moment donné »293, mais peut prendre en

compte divers aspects immatériels, tels le niveau de prestige dans la communauté, la santé

des membres d’une famille, etc.

Les différents thèmes abordés dans ce chapitre ont permis de déconstruire la

conception largement répandue d’un commerce équitable homogène, comme bien souvent

lorsqu’on se penche attentivement sur un courant d’opinions et d’actions. Les deux

oppositions majeures qui divisent le mouvement au Nord concernent les modes de

distribution et de production, tandis qu’au Sud, les producteurs se préoccupent plus des

questions touchant à la sélection des bénéficiaires et à la répartition des bénéfices. Dans

tous les cas, les questionnements sont fortement liés à la notion de justice, dont la

diversité des conceptions et des mises en pratiques est créatrice de tensions fortes, voire

de contradictions internes. Mais le fait que les organismes du Sud et ceux du Nord ne

semblent pas placer leurs priorités dans les mêmes interrogations, ni vraiment s’impliquer

mutuellement dans leurs débats respectifs, pourrait bien constituer le clivage essentiel et

sous-jacent du commerce équitable.

291 Diaz Pedregal, 2006 : 185. 292 Dial Pedregal, 2007 : 170. 293 Diaz Pedregal, 2006 : 141.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 66

Ceci nous amène donc à la dernière partie de ce mémoire, qui s’attachera

à démontrer à quel point le commerce équitable est issu d’une conception occidentale du

développement, qui ne s’accorde pas toujours avec les valeurs locales des communautés

dans lesquelles il s’implante.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 67

IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ?

Le Petit Larousse 2007 donne, pour le terme « idéologie », la définition suivante :

« Ensemble plus ou moins systématisé de croyances, d’idées, de doctrines influant sur le

comportement individuel ou collectif »294. Je garderai cette définition pour m’interroger

sur le caractère idéologique du commerce équitable, en commençant par une notion

primordiale : celle d’équité.

1. Sur la notion d’équité

Le rapport 2006 de la Banque Mondiale intitulé Equité et développement rapporte

que dans la pensée occidentale, Aristote est considéré comme « le premier auteur à avoir

fait une distinction entre justice et équité »295, mais affirme que l’équité n’est pas un

concept exclusivement occidental : « C’est un concept que l’on retrouve dans les systèmes

de lois du monde entier, y compris ceux qui ne s’inspirent pas des systèmes

européens »296. Les exemples cités sont tirés de la loi islamique dans laquelle on retrouve

une distinction entre justice et équité, « la première étant désignée sous le terme d’adala

et la dernière sous le terme d’insaf », ainsi que dans la loi juive avec la distinction entre

din et tsedek297.

Le même rapport s’interroge sur la pertinence de la notion d’équité dans le

développement : « Une bonne politique de développement doit-elle être orientée vers

l’équité ? »298. On y relate des « observations expérimentales qui montrent que beaucoup

de gens accordent une valeur monétaire à « l’équité » et sont réellement disposés à

renoncer à une certaine somme d’argent lorsqu’un processus dans lequel ils sont

impliqués leur paraît déloyal »299 (fait assez étonnant, on y lit même des expériences

effectuées chez les singes capucins, concluant à leur sensibilité une certaine notion

d’équité). Mais, rappelle Valéry Ridde, qui a traité de l’équité dans l’accès aux soins,

« nous savons combien la notion d’équité est différemment interprétée selon les

294 Le Petit Larousse illustré, 2007 : 561. 295 Banque Mondiale, 2006 : 93. 296 Ibid. 297 Ibid.: 94. 298 Ibid.: 88. 299 Ibid.: 90.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 68

sociétés »300. La définition de cette notion est donc « subjective et sous-tendue par les

valeurs propres à chaque société »301.

Ainsi, la notion d’équité, qui se veut universelle, et malgré le fait qu’elle existe dans

des cultures différentes, aurait donc des acceptions différentes, dépendantes de ceux qui

emploient le terme. Quels sont donc ces biais, dans le cas du commerce équitable ? Pour

Virginie Diaz Pedregal, le commerce équitable contribue à produire des « biens », mais

aussi des « maux », qui ne sont pas forcément identiques pour tous les acteurs : « Certains

décident de leur répartition, d’autres en bénéficient et d’autres encore les subissent »302.

En ce sens, l’équité dans le commerce équitable consiste à définir ces biens et maux, et à

les répartir. « Partant du présupposé que la justice peut être rendue par le marché »303, le

commerce équitable accorde à l’échange commercial une place prédominante dans les

affaires humaines, dans le sens où il serait vecteur d’équité.

Pour l’idéologie libérale, « le marché n’est pas essentiellement mauvais »304, et le

commerce équitable jouerait un rôle « fonctionnel »305 vis-à-vis du marché en corrigeant

ses défauts, lui permettant ainsi un meilleur fonctionnement. Ainsi, l’ancien économiste

en chef à la Banque Mondiale Joseph Stiglitz, et l’économiste Andrew Charlton,

réclament dans leur ouvrage Fair trade for all un commerce équitable « pour tous », dans

le sens où il devrait être ouvert à tous, de manière à ce que chacun ait les mêmes chances,

en mettant fin aux pratiques égoïstes des pays développés. L’ouvrage est basé sur la

proposition théorique que la libéralisation du commerce est bénéfique, mais que les pays

en voie de développement étant désavantagés, ils nécessitent de l’aide pour obtenir le

même pouvoir de négociation que les autres, le principe de justice devant prendre en

compte les conditions initiales des pays306. De même, Alex Nicholls, conférencier à

l’Oxford Saïd Business School, affirme que selon le libre-échange, le commerce

international est une situation « gagnant-gagnant » (« win-win »307) qui bénéficie à tous ;

même si l’auteur constate que les bénéfices de l’extension du libre-échange n’ont pas été

répartis de façon égale, du fait de l’absence de certaines conditions micro-économiques

dans beaucoup de pays en voie de développement : manque d’information, d’accès aux

marchés et aux crédit, etc.

300 Ridde, 2003 : 1. 301 Ibid.: 6. 302 Diaz Pedregal, 2007 : 17. 303 Ibid.: 13. 304 Diaz Pedregal, 2006 : 257. 305 L. Lorenzi (1996), cité par Perna, 2000 : 362. 306 Stiglitz et Charlton, 2005 : 7.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 69

On l’a vu plus tôt, pour les acteurs du commerce équitable qui ont adopté une

attitude « réformiste » (composés majoritairement des tenants de la vente de produits

équitables en grande distribution), « c’est dans l’utilisation des méthodes du système

capitaliste que le commerce équitable a tout intérêt à se développer »308. Les acteurs de la

spécialisation, plus militants, revendiquent une approche plus « alternative », affirmant

leur volonté de changer les règles du commerce international. Cependant, ces deux

approches se rejoignent finalement car elles s’inscrivent toutes deux dans une même

logique qui fait de l’économie le vecteur du développement.

Les acteurs du commerce équitable ne semblent donc pas remettre en cause la

théorie dominante du développement, qui veut que l’économie en soit la clé. Le

politologue Gilbert Rist affirme que « la croissance économique constitue toujours la

panacée universellement prescrite pour améliorer le sort de tous »309. Or, comme le fait

remarquer Virginie Diaz Pedregal, « le concept de développement sert [...] une théorie du

Bien, et non une théorie de la justice »310. Serge Latouche affirme par exemple que la

justice est dans le cas du commerce équitable indissociable de la solidarité, elle dépasse la

seule question du prix et concerne le « bien commun »311.

Le commerce équitable veut améliorer les conditions des producteurs défavorisés du

Sud, sans pour autant remettre en cause la consommation au Nord, puisqu’il est lui-même

une activité de négoce. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment Alphonso Cotera Fretell et

Humberto Ortiz Roca, qui voient dans le commerce équitable « des pratiques et une

conception des échanges en rupture avec la vision dominante du développement »312, il

s’inscrirait plus dans cette idéologie du développement, que dans une véritable théorie de

la justice ; et ce point fait l’objet de deux critiques majeures : la critique socio-politique, et

la critique émanant du mouvement de la décroissance soutenable.

2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la

dépendance et remise en cause du « développement »

Dans son ouvrage traitant d’une expérience de terrain auprès de caféiculteurs andins,

Virginie Diaz Pedregal présente l’une des critiques majeures avancées contre le

307 Nicholls, 2004 : 2. 308 Cary, 2004 : 54. 309 Rist, 2007 : 9. 310 Diaz Pedregal, 2007 : 68. 311 Latouche, 2000 : 352.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 70

commerce équitable : la critique socio-politique. Celle-ci s’attache aux causes des

injustices, en l’occurrence, la domination économique des pays du Nord sur les pays du

Sud, que le commerce équitable ne prendrait pas assez en compte : « Dans son ambition

de résoudre ou amoindrir le problème de la justice globale, le commerce équitable ne

souffre-t-il pas d’un défaut de prise en compte conceptuel du pouvoir de négociation des

acteurs lors de la réalisation de l’échange ? »313. Il ne s’agit pas ici d’un pouvoir de

négociation au niveau micro, mais plutôt au niveau global : « Le manque de réflexion sur

les forces sociales pouvant changer les rapports de domination dans l’économie actuelle

affaiblit considérablement la portée politique du commerce équitable »314.

Pour reformuler cette critique, ont peut dire qu’elle reproche au commerce équitable

de ne pas prendre en compte l’importance du pouvoir dans la relation commerciale, ce qui

le rend inapte à modifier les mécanismes de formation des inégalités internationales. Le

commerce équitable agirait donc à un niveau trop localisé, celui de l’échange commercial,

sans atteindre un rééquilibrage durable des relations économiques entre Nord et Sud. Il

ferait l’erreur de s’attaquer aux conséquences, et non aux causes, en quelque sorte. La

surproduction chronique de matières premières au Sud persiste, et le rapport de force reste

en faveur du Nord, dimensions sous-évaluées par le commerce équitable.

Pierre William Johnson affirme en effet que, contrairement à la théorie économique qui

veut que la concurrence parfaite établisse le juste prix des biens et services sur le marché,

les pratiques sont déterminées la plupart du temps « par des rapports de force entre acteurs

économiques, lesquels ne sont pas le fruit de conditions purement économiques, mais

aussi le produit de circonstances historiques et des conditions sociales et politiques dans

les différents pays »315.

Au nombre des facteurs de la domination du Nord sur le Sud, on compte par

exemple : la spécialisation de nombreux pays du Sud dans l’exportation d’un ou deux

produits, souvent imposée par les Etats coloniaux, causant leur dépendance face à

l’exportation ; le fait que la plupart des productions du Sud sont alimentaires, périssables

et ne se prêtent donc pas à de longues négociations ; mais aussi le manque

d’infrastructures de transformation, de conditionnement et de stockage des produits au

Sud ; et enfin le fait que les nouvelles technologies et les capitaux soient concentrés dans

312 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 111. 313 Diaz Pedregal, 2006 : 236. 314 Ibid. 315 Johnson, 2001 : 73.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 71

les pays économiquement développés316. Le problème n’est pas d’ordre économique, mais

bien politique, puisque la répartition des biens dépend de celle du pouvoir, et même dans

le cadre du commerce équitable, les producteurs du Sud n’ont pas réellement le pouvoir

de s’imposer : « le commerce équitable n’est donc qu’en partie juste »317. La critique

socio-politique en conclut que « le commerce équitable échoue donc dans sa mission

politique », mission particulièrement mise en avant par les acteurs de la spécialisation,

« non seulement en raison d’un manque de moyens économiques pour faire pression sur

les décideurs politiques, mais aussi, et surtout, en raison de son positionnement

idéologique »318.

De plus, il semblerait que le commerce équitable ne ferait qu’augmenter la

dépendance des pays du Sud à l’exportation, puisque pour qu’une relation véritablement

juste puisse s’établir, il faudrait que les partenaires aient des positions équivalentes. John

Rawls va dans le même sens, puisque pour lui, la théorie de la « justice comme équité »

concerne « des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres

intérêts, et placées dans une position initiale d’égalité »319. Comme nous l’avons vu plus

tôt, dans le commerce équitable, le pouvoir réside plutôt du côté du Nord, que ce soit à

travers le choix des consommateurs, ou bien celui des instances politiques nationales ou

internationales. Virginie Diaz Pedregal note à ce propos « un sentiment d’aliénation de la

part de certains producteurs du Sud, regrettant leur absence de maîtrise de l’évolution des

marchés »320. Le commerce équitable permet bien aux producteurs de s’émanciper d’une

dépendance locale (à des intermédiaires), mais pas de la dépendance globale.

Les réponses des acteurs du commerce équitable à ces arguments sont les suivants,

parfois contradictoires. Ils insistent d’abord sur l’effort du commerce équitable concernant

l’organisation des producteurs isolés du Sud, l’idée étant que cela permettra à terme aux

producteurs organisés de prendre davantage de pouvoir politique au niveau local, voire

national. Ensuite, ils se déclarent pour la plupart également en faveur d’un commerce

équitable Sud-Sud321, mais en estimant qu’il n’est pas encore viable actuellement.

La critique socio-politique possède également des affinités avec la critique du

commerce équitable par le mouvement de la décroissance soutenable. Également appelé

mouvement de la « simplicité volontaire », il s’appuie sur une remise en cause

316 Diaz Pedregal, 2006 : 240. 317 Ibid.: 242. 318 Ibid.: 237. 319 Rawls, 1997 : 37. 320 Diaz Pedregal, 2006 : 243.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 72

fondamentale du modèle de développement économique, et se base sur le paradigme

suivant : « équilibrer les relations Nord/Sud en retrouvant un mode de vie soutenable au

Nord et en prônant un développement maîtrisé dans les pays actuellement « sous-

développés » »322. Il est né dans les années 1970, suite au Rapport du Club de Rome de

1972 intitulé « Halte à la croissance », signalant que les 20% d’habitants des pays du

Nord consommaient 80% des ressources mondiales, la conclusion étant que le mode de

vie des pays du Nord n’était pas généralisable à l’ensemble de la planète. Pour eux, il ne

faudrait pas « consommer autrement », comme le prône le commerce équitable, mais bien

« moins consommer ». Autrement dit, « le mouvement de la décroissance ne cherche pas

un « développement alternatif », mais une alternative au développement »323. Ses tenants

mettent l’accent sur l’appauvrissement des ressources naturelles et sur le fait que la

croissance économique est nécessairement limitée. Pour eux, le commerce équitable fait

donc erreur en voulant promouvoir le développement au Sud sans remettre en cause les

modes de consommation du Nord.

Ainsi, selon Virginie Diaz Pedregal, pour les partisans de la décroissance, « le seul

scénario autorisant une justice sociale sur le long terme impliquerait une multiplication de

la consommation dans les pays du tiers-monde couplée à une très forte décroissance dans

les pays industrialisés »324, seul moyen d’atteindre une véritable équité. Pour ces militants,

l’exportation n’est en aucun cas une solution pour augmenter le bien-être des pays du Sud.

Ils donnent l’exemple de la quinoa, tellement appréciée sur les marchés du Nord que son

prix serait en augmentation sur les marchés ruraux locaux ; les producteurs préféreraient

donc la vendre et consommer des céréales moins nutritives, et de plus, augmenteraient

leur production au détriment de la rotation des cultures et de la souveraineté alimentaire

des populations325. Ils reprochent enfin au commerce équitable de « servir d’alibi pour

éviter la remise en question du fonctionnement global du système international »326 car il

répondrait à l’idéologie de l’individualisme, du consumérisme et du libéralisme.

Virginie Diaz Pedregal note que pour leur part, les partisans du commerce équitable

« ont pendant longtemps ignoré ou cherché à contourner les attaques des militants de la

décroissance »327, et surtout ceux qui le limitent aux échanges Nord-Sud, qui constituent

321 Diaz Pedregal, 2006 : 247. 322 Ibid.: 222. 323 Ibid.: 223. 324 Ibid.: 224. 325 Ibid.: 226. 326 Ibid.: 227. 327 Diaz Pedregal, 2006 : 232.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 73

la majorité. Même s’ils commencent à développer un contre-argumentaire, nous allons

voir à présent que la critique de la décroissance s’avère assez juste : le commerce

équitable s’inscrit bien dans l’idéologie commune du développement.

3. Le commerce équitable misérabiliste ?

Comme nous l’avons vu lors de l’historique du mouvement, le commerce équitable

est né dans un climat humaniste et religieux. Paul Cary note que dans le commerce

équitable, « l’inspiration chrétienne qui faisait des derniers les premiers a été forte et,

comme nous avons pu le constater, cet aspect a durablement inspiré la pratique »328.

Virginie Diaz Pedregal note également qu’il apparaît comme « une forme de solidarité

internationale, dans un milieu chrétien fortement marqué par la culpabilité de l’Occident à

l’égard des pays du monde les plus faibles »329. Comme je vais le montrer ci-dessous,

cette culpabilité des pays du Nord semble fortement liée à une conception misérabiliste

des pays du Sud.

Notons que la culpabilité parfois présente dans les discours du commerce équitable

n’est pas sans fondements : comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, si les pays

producteurs ont certes une part de responsabilité dans les crises qui les traversent, les pays

occidentaux n’y sont pas étrangers non plus : « par le passé, ils ont encouragé et soutenu,

notamment par le biais de la coopération internationale, les pays en voie de

développement à entreprendre des cultures d’exportation, lorsque leur sol et leur climat

permettaient une production efficiente et à faible coût »330, sans réellement prendre en

compte les perspectives d’écoulement des produits sur le long terme. Mais le désir de

venir en aide aux producteurs défavorisés se double donc souvent, du fait de cette

culpabilité, d’une vision misérabiliste de leur situation.

Dans Anthropologie et développement, Jean-Pierre Olivier de Sardan aborde la

question du populisme, qui est consubstantiel au monde du développement : « La

configuration développementiste n’est-elle pas composée d’« élites » qui entendent aider

le peuple (les paysans, les femmes, les pauvres, les réfugiés, les chômeurs...), améliorer

leurs conditions d’existence, se mettre à leur service, agir pour leur bien, collaborer avec

328 Cary, 2005 : 39. 329 Diaz Pedregal, 2007 : 30. 330 Diaz Pedregal, 2006 : 29.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 74

eux ? »331. Cette vision se distingue de celle du misérabilisme en ce que les stéréotypes

populistes « surestim[ent] l’autonomie du peuple »332, tandis que ceux du misérabilisme la

sous-estiment. Selon le socio-anthropologue, « le misérabilisme ne s’intéresse qu’aux

mécanismes de domination et à leurs effets, il ne voit le peuple que comme victime, et ne

caractérise sa culture que comme manque ou absence »333. Mais au-delà des stéréotypes

du domino-centrisme, constitués par la projection de stéréotypes de privation, le

misérabilisme peut avoir, comme le populisme, un « versant cognitif (analyse des modes

de domination, mettant au jour des contraintes structurelles ou systémiques, de type plutôt

sociologique) »334.

L’ouvrage de Lecomte, par exemple, comporte un chapitre intitulé : « Les petits

producteurs des pays du Sud condamnés à la pauvreté »335. Selon lui, leur situation de

pauvreté est liée avant tout à leur « état d’isolement à tous les niveaux, et la difficulté de

se regrouper pour mieux se placer sur le marché »336, et ils sont dans l’« incapacité » à

« [se] sortir par eux-mêmes » d’un « dénuement total »337. Il s’inscrit donc de façon

évidente dans le versant idéologique du misérabilisme. Il est d’ailleurs intéressant de noter

qu’à propos des stratégies commerciales à adopter, l’auteur conseille de ne pas tomber

dans le misérabilisme, afin de ne pas condamner le commerce équitable à la marginalité :

il est selon lui plus efficace de vanter la qualité des produits plutôt que leur côté

solidaire338.

Selon Jean-Pierre Olivier de Sardan, le monde du développement tend à « produire

des visions simplistes et erronées des « populations cibles » »339. Il ajoute que l’inverse

est certainement tout aussi vrai – mais très peu d’enquêtes ont abordé ce thème.

L’auteur compte enfin le développement durable, dans lequel s’inscrit le commerce

équitable, au nombre des « rhétoriques du développement »340. Mais au-delà de ces

rhétoriques explicites, il existe une « « méta-idéologie » du développement (c'est-à-dire

un fondement commun latent, au-delà des divergences idéologiques) », dans laquelle

l’auteur distingue deux paradigmes liés et communs à toutes les pratiques de

331 Olivier de Sardan, 1995 : 20. 332 Ibid.: 106. 333 Ibid. 334 Ibid.: 110. 335 Lecomte, 2007 : 21. 336 Ibid. : 19. 337 Ibid. : 39. 338 Ibid.: 18. 339 Olivier de Sardan, 1995 : 56. 340 Ibid.: 58.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 75

développement : le « paradigme altruiste », selon lequel le développement se fixe pour

objectif le bien des autres, et le « paradigme modernisateur », selon lequel le

développement vise au progrès technique et économique.

Le commerce équitable, en tant qu’initiative visant au « développement »

économique des « producteurs défavorisés », s’inscrit donc dans ces perspectives. Celles-

ci structurent ses pratiques.

4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud »

Comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, « la réalité économique

internationale est complexe, mais [il] est idéologiquement habituel de séparer le monde de

façon simple et binaire : d’un côté les pays du « Nord », « riches », de l’autre les pays du

« Sud », « pauvres » »341. Pour la grande majorité des acteurs du commerce équitable, le

commerce équitable s’inscrit dans un schéma d’échanges entre pays du Nord et pays du

Sud.

De manière générale, les exigences des associations du commerce équitable envers

les producteurs avec lesquels elles s’associent sont les mêmes : « fonctionnement

démocratique des coopératives, juste rétribution de leurs membres et des salariés, respect

de l’environnement, orientation des bénéfices (s’il en est...) au profit d’investissements

productifs créateurs d’emplois et d’équipements collectifs à usage, par exemple, sanitaire

et éducatif. Sont également encouragées les formes d’organisation plus vastes que les

coopératives locales »342. Cependant, ces mesures posent le problème de l’équité dans la

relation : imposer un modèle, aussi bénéfique qu’il puisse paraître, n’en constitue pas

moins une forme d’ingérence ethnocentrique.

Jean-Pierre Olivier de Sardan parle d’« infra-idéologies » du développement pour

désigner des « stocks de représentations qui structurent la perception que ces acteurs ont

du monde souhaitable et du monde réel »343. Il en existe deux types : celles qui concernent

les sociétés telles qu’elles sont (et qui concernent donc le misérabilisme sus-cité), et celles

qui concernent les sociétés telles qu’on estime qu’elles devraient être, se référant soit à

des modèles réels, soit à des modèles à inventer. Pour l’auteur, « tout projet de

développement ne vise pas seulement un transfert de technologies et de savoir-faire, il

341 Diaz Pedregal, 2007 : 23. 342 Decornoy, 1996. 343 Olivier de Sardan, 1995 : 59.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 76

s’assortit de tentatives de transfert et de création de structures et de modes d’organisations

(ou technologies sociales), qui s’inspirent d’un idéal social à construire »344. Ainsi de

l’insistance de nombre d’opérations de développement sur le modèle coopératif, dans

laquelle on peut facilement « lire l’influence des idéologies socialistes et chrétiennes

occidentales... »345, et qui constitue l’une des exigences du commerce équitable.

Les coopératives réunissent des petits producteurs autonomes effectuant leurs achats

ou leurs ventes en commun, et découlent d’un mouvement « conçu et initié par Owen

(1771-1859), sans doute le principal précurseur de ce qui est devenu le mouvement

socialiste » 346. Il s’agit donc bien d’un concept occidental, et les producteurs du

commerce équitable s’interrogent sur cette nécessité de la mise en place d’une

organisation collective. On se trouve ici devant l’un des présupposés du commerce

équitable, utilisant l’argument que « les intérêts individuels sont mieux défendus par le

collectif »347. Virginie Diaz Pedregal affirme qu’« économiquement, le mode production

d’une organisation n’est pas plus rentable ni efficace qu’une série d’intermédiaires ».

L’organisation en coopératives permet juste d’assurer un certain nombre de services

sociaux aux producteurs – lorsqu’elles sont efficaces –, mais leur impose en contrepartie

une gestion collective du travail et des ressources.

Les organisations du commerce équitable se défendent d’imposer un modèle de

développement au Sud, mais les producteurs doivent néanmoins respecter des standards

sociaux, économiques et environnementaux pour accéder aux réseaux équitables. Ces

exigences émises par les organismes du commerce équitable du Nord, même si elles

peuvent parfois paraître justifiées par leurs effets bénéfiques, concourent donc à

transformer l’environnement social des producteurs, pour qui une organisation

démocratique, un droit à la parole des femmes, etc. – notions occidentales – ne vont pas

forcément de soi.

Des producteurs du Sud se posent donc la question de savoir pourquoi certaines

formes organisationnelles leur seraient imposées sans qu’il en soit de même au Nord, et

cette question commence à être relayée par certains militants du commerce équitable, tels

Laure Waridel348 et Christian Jacquiau349, et par des chercheurs, telle Virginie Diaz

Pedregal, qui souligne que « l’exigence d’organisation des producteurs du Sud est

344 Olivier de Sardan, 1995 : 59. 345 Ibid. 346 Singer, 2006 : 291. 347 Diaz Pedregal, 2006 : 189. 348 Waridel, 2005 : 121.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 77

unilatérale, dans la mesure où les acteurs du commerce équitable du Nord ne travaillent

pas nécessairement de manière conjointe, voire éprouvent de grandes difficultés pour se

concerter, et les consommateurs ne sont pas contraints de s’organiser pour acheter des

produits équitables »350. « L’objectif idéologique des organisations équitables », dit

encore Virginie Diaz Pedregal, « est de parvenir à la démocratie, la participation et la

transparence »351. Pour Christian Jacquiau, ces exigences ne seraient pas uniquement

idéologiques mais aussi pratiques : pour lui, Max Havelaar pousse les producteurs à se

regrouper pour pouvoir effectuer moins de contrôles, qui sont coûteux352.

Sur ses terrains andins, Virginie Diaz Pedregal note l’affrontement de logiques

différentes, sur l’encouragement des producteurs par les acteurs du Nord à « capitaliser »,

renforcer leur infrastructure : « cet objectif n’est que partiellement rempli par les

producteurs, la logique paysanne s’affrontant sur maints aspects avec la logique

capitaliste »353. Les logiques ne sont pas non plus les mêmes à propos de l’insistance mise

par les organismes du Nord sur la professionnalisation des dirigeants de coopératives,

alors que les producteurs s’y refusent souvent et préfèrent assurer une formation minimum

à tous les membres afin de limiter les risques liés à l’investissement dans une seule

personne (décès, démission) : « Dans cette situation, la logique paysanne andine va

totalement à l’encontre de la rationalité économique occidentale »354. Elle ajoute

également qu’il convient de s’interroger sur l’usage de la prime équitable, qui doit, selon

les organismes du Nord, porter sur des investissements sociaux, alors que ces

responsabilités relèvent normalement du domaine de l’Etat et des collectivités locales, ce

qui ne les pousse pas à s’engager. Si Flo privilégie le concept de projets sociaux, c’est

peut-être parce qu’il est « plus facilement compréhensible par le grand public

occidental »355. De la même façon, la technicisation de la caféiculture peut sembler

positive, « au sens où elle permet aux producteurs, moyennant un travail supplémentaire,

d’accroître leurs rendements et d’obtenir de meilleurs prix sur le marché international »,

mais « on peut se demander dans quelle mesure elle n’incarne pas une rationalisation

349 Jacquiau, 2006 : 378. 350 Diaz Pedregal, 2006 : 190. 351 Ibid.: 187. 352 Jacquiau, 2006 : 341. 353 Diaz Pedregal, 2006 : 80. 354 Ibid. : 89. 355 Ibid.: 194.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 78

occidentale du savoir, les savoir-faire traditionnels étant progressivement transformés en

savoirs théoriques »356.

Lecomte affirme ainsi que le fait de « répondre aux besoins essentiels des

populations du Sud fait partie intégrante des prérogatives du commerce équitable »357 ; il

s’agit donc ici de s’interroger sur le terme de « besoin » : à quel titre les organismes du

Nord présument-ils des besoins de leurs partenaires du Sud ?

Pour Jean-Pierre Olivier de Sardan, ce terme est un bon exemple pour illustrer le fait que

« certains vocables, largement utilisés dans le développement, ont une propension quasi

inéluctable au stéréotype »358. Effectivement, ce terme qui « se veut « objectif », quasi

scientifique », combine « une connotation « sociologique » et une connotation

« morale » : le développement doit se faire pour satisfaire les « besoins » des populations,

autrement dit se faire selon leur intérêt »359. John Rawls dit, à propos du paternalisme, que

« moins nous connaissons une personne, plus nous agissons pour elle comme nous

agirions pour nous même [...] »360 ; s’il n’utilise bien sûr pas ce terme à propos

d’opérations de développement, cet exemple me paraît adéquat pour illustrer le fait que

les besoins supposés des populations sont estimés d’un point de vue qui n’est pas le leur,

et qu’une meilleure connaissance de leur situation n’amènerait pas forcément aux mêmes

conclusions quant à leurs besoins et intérêts.

Virginie Diaz Pedregal note pour sa part que les producteurs andins s’interrogent sur

le fait de savoir « dans quelle mesure le commerce équitable modifie ou perpétue la

domination économique, symbolique, culturelle et idéologique des pays du Nord sur les

pays du Sud »361, et que les plus critiques estiment que le commerce équitable

« s’inscri[t] dans une logique de domination, le pouvoir restant du côté de l’acheteur, du

consommateur du Nord »362. En ce sens, ajoute-t-elle, le commerce équitable ne serait

qu’un simple substitut au manque de justice dans le commerce international, et « ses

conséquences ne seraient ni comprises, ni voulues par ses défenseurs, puisque le

commerce équitable servirait in fine le système dominant »363.

De la même manière, Peter Luetchford remarque que selon certains dirigeants

d’organisations de producteurs au Sud, les organismes du Nord attendent des producteurs

356 Ibid.: 201. 357 Lecomte, 2007 : 75. 358 Olivier de Sardan, 1995 : 73. 359 Ibid. 360 Rawls, 1997 : 286. 361 Diaz Pedregal, 2006 : 209. 362 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 79

qu’ils soient conciliants et ne contestent pas les décisions prises pour eux. Ils s’expliquent

cela par des attitudes néocoloniales, ainsi que par l’arrière-fond religieux du commerce

équitable. L’une des personnes interviewées par Luetchford affirme que les acteurs du

commerce équitable au Nord se voient comme des « bergers », et considèrent les

producteurs comme leur « troupeau »364. D’un autre côté, Luetchford note que les

producteurs adoptent souvent une attitude passive face aux représentants du Nord, par

peur de perdre leur accès au commerce équitable. Alphonso Cotera Fretell et Humberto

Ortiz Roca pensent qu’il faut donc que le dialogue et la coordination entre Nord et Sud

s’améliore, « afin de mettre en place des normes et des stratégies communes »365.

On peut donc se demander dans quelle mesure les producteurs des organisations du

Sud adoptent réellement les exigences des organismes du Nord, puisque comme nous

l’avons vu, les dynamiques sociales locales ne sont pas toujours en adéquation avec

celles-ci.

5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité »

Il faut toutefois reconnaître au commerce équitable le mérite de ne pas vouloir créer

de relation d’assistanat avec les producteurs, même si, nous avertit Paul Cary, « la réalité

est parfois moins brillante, de nombreuses organisations restant très dépendantes des

réseaux équitables »366. Il existe dans le commerce équitable un souci explicite de se

différencier d’avec les pratiques de charité, et une tentative d’établir des relations

équilibrées, malgré les réserves émises ci-dessus.

Et, en effet, selon Serge Latouche, « le rapport marchand semble reconnaître dans

l’autre un partenaire commercial à part entière et constituer ainsi en quelque sorte le

versant économique du face-à-face démocratique, tandis que l’aide n’est pas exempte de

paternalisme et de corruption »367. Contrairement à la majorité des échanges commerciaux

internationaux, le commerce équitable cherche à renforcer le partenaire, « au lieu de

l’exploiter ou de profiter de ses failles et faiblesses, de ses impotences et de ses

ignorances », s’opposant en cela à l’« échange classique »368.

363 Ibid. 364 Luetchford, 2006 : 141. 365 Cotera Fretell et Ortiz Roca, 2006 : 120. 366 Cary, 2005 : 40. 367 Latouche, 2000 : 346. 368 Decornoy, 1996.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 80

De plus, les organismes du Nord tentent de tempérer leurs exigences. Si, par

exemple, la prime de développement qui est versée aux organisations de producteurs en

plus du paiement de la production doit être employée dans des projets bénéficiant à la

communauté, « Flo n’impose pas d’utilisation spécifique de la prime : l’organisme

cherche à éviter de prescrire des modèles externes non adaptés aux réalités locales ; l’idée

est que les producteurs décident des projets qu’ils souhaitent implanter »369 - à la

condition que la prise de décision soit démocratique. Laure Waridel insiste également sur

ce point : le commerce équitable « encourage le développement de projets

communautaires réalisés par et pour la population locale en fonction de ce qu’elle

identifie comme prioritaire »370. Ces projets diffèrent donc de certaines initiatives parfois

parachutées par des organisations des pays du Nord qui décident unilatéralement et

intégralement de ce qui est prioritaire (ce type de projet se fait tout de même rare, depuis

l’émergence dans le milieu du développement des méthodes participatives). Les

« besoins » des producteurs ne sont donc pas entièrement définis par les organismes de

commerce équitable du Nord.

De leur côté, les populations bénéficiaires ne doivent pas être considérées comme

totalement soumises aux initiatives impulsées depuis le Nord. Jean-Pierre Olivier de

Sardan explique le concept d’agency, utilisé par Giddens, et qu’il traduit par

« agencéité », terme qui désigne « la capacité d’actions des acteurs sociaux, ou encore

leurs compétences pragmatiques »371. Ce point de vue met l’accent sur le fait qu’il existe

« de réels « niveaux de décision » à tous les échelons »372, et que « tout « message

d’innovation » est recomposé par son destinataire et utilisateur final »373, et cela de

manière souvent imprévisible, car les logiques confrontées lors d’une opération de

développement sont toujours multiples374. En cela, le commerce équitable possède, au

même titre que les autres opérations de développement, une autre dimension politique,

mais « dans un tout autre sens que celui que l’on donne habituellement à cette

expression » : il ne s’agit pas de politique officielle, mais d’une mise en « rapport direct

ou indirect une série d’acteurs relevant de catégories variées »375.

369 Diaz Pedregal, 2006 : 97. 370 Waridel, 2005 : 110. 371 Olivier de Sardan, 1995 : 40. 372 Ibid.: 51. 373 Ibid.: 89. 374 Ibid.: 125. 375 Ibid.: 173.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 81

L’auteur dégage deux principes généraux de l’agencéité : le principe de sélection,

qui fait qu’« aucun ensemble proposé n’est jamais adopté « en bloc » par ses

destinataires » et que « ni le rejet total ni l’adoption totale ne sont la règle »376 ; et le

principe de détournement, selon lequel « les paysans utilisent les opportunités fournies par

un programme pour les mettre au service de leurs propres objectifs »377.

Ainsi, les pratiques de répartition du bénéfice équitable « sont souvent des

réinterprétations des principes de répartition promus par les acteurs du Nord »378. De la

même façon, Virginie Diaz Pedregal note que les employés des coopératives pratiquent

couramment des « accommodations avec le règlement, en faveur des sociétaires », pour

éviter la lourdeur de certaines procédures administratives. Ou encore, il arrive souvent que

des producteurs membres d’une coopérative collectent le café de producteurs non

membres, ne cherchant pas forcément en cela à tromper leur organisation, mais à

« canaliser et vendre la production par un père de famille, comme il est traditionnel de le

faire »379. De nombreux autres détournements et réappropriations pourraient ainsi être

énumérés – mais comme pour tous les impacts du commerce équitable, on en revient à la

même constatation : ils sont localisés et non généralisables.

Ce qu’il est surtout intéressant de noter, c’est que le commerce équitable lui-même

peut servir l’agencéité des producteurs du Sud face aux marchés internationaux380. Selon

Virginie Diaz Pedregal, dans le cas du café, « les organisations de producteurs ont

tendance à rechercher les ventes sur les marchés les plus rémunérateurs de manière

systématique »381, en visant d’abord le marché gourmet, mieux payé que le café équitable.

Ainsi, « pour la plupart des caféiculteurs, le commerce équitable n’est donc pas tant vu

comme un commerce alternatif, oeuvrant pour davantage de justice dans le monde, que

comme un marché de niche, plus lucratif que le marché conventionnel, au même titre que

le marché biologique ou de qualité »382. Le commerce équitable intervient donc comme

une stratégie parmi d’autres, dans des sociétés qui ne l’ont pas attendu pour élaborer des

moyens propres à assurer leurs ressources.

376 Ibid.: 133. 377 Ibid. : 134. 378 Diaz Pedregal, 2006 : 16. 379 Ibid.: 94. 380 Ibid.: 45. 381 Ibid.: 167. 382 Ibid.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 82

Ainsi, comme l’affirme Virginie Diaz Pedregal, « l’idéologie du commerce

équitable semble avoir avant tout marqué le Nord »383. Le commerce équitable est issu de

contextes et de problématiques proprement occidentaux, et malgré son évolution

constante, il est intrinsèquement lié à l’idéologie du développement de par l’importance

qu’il accorde à l’économie comme solution à la réduction des inégalités. Il s’apparente en

cela à toute opération de développement, conçue par certaines populations pour bénéficier

à d’autres (sans que leur différence soit forcément d’ordre culturel : les populations

urbaine et rurale d’un même pays ne sont par exemple pas les mêmes), avec tous les biais

que cette situation engendre.

Cependant, l’existence de débats et de détournements au Sud témoignent également

en quelque sorte « de l’appropriation de la problématique du commerce équitable par les

producteurs du Sud »384. L’idéologie du commerce équitable est donc, elle aussi, en passe

d’être réappropriée par ses populations-cibles, on l’a vu notamment avec la création de la

certification Comercio Justo México, et Virginie Diaz Pedregal énumère quelques autres

initiatives naissantes au Sud. Resterait finalement à les étudier, pour comprendre les

modalités de ces nouvelles réappropriations dont le commerce équitable fait l’objet.

383 Ibid.: 177. 384 Ibid. : 212.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 83

CONCLUSION

Il ressort finalement des différents thèmes abordés dans ce mémoire, qu’au Sud

comme au Nord, le commerce équitable dépasse bien évidemment le seul domaine de

l’économie, et possède une dimension éminemment politique : militantisme, stratégies de

médiatisation et sensibilisation, impacts politiques au Sud, tensions, contradictions,

idéologies...

Mais des deux côtés de la filière, ces implications politiques sont aujourd’hui encore

assez floues. Au Sud, cela tient au manque quantitatif et parfois qualitatif d’analyses, et

aux difficultés liées à la production de données à portée généralisante, dues à la très

grande diversité des situations d’implantation du commerce équitable. Au Nord, cela est

dû à l’expansion et aux mutations que connaît actuellement le commerce équitable, tiraillé

entre organisations non gouvernementales et pouvoirs publics, entre réseaux spécialisés et

grande distribution – en passe d’être plus ou moins institutionnalisé donc, mais sous

laquelle de ses multiples formes ?

Un point qu’il est important de mettre en lumière, c’est que le commerce équitable

trouve en quelque sorte à la fois son unité, et sa raison d’être, dans ce qu’il combat.

Comme le fait remarquer Virginie Diaz Pedregal, c’est « en raison de l’existence d’un

commerce international libre et qualifié d’« injuste » que le commerce équitable en tant

qu’échange Nord/Sud peut se développer »385. Il ne peut s’insérer que dans une économie

dominée par le libre-échange, et il ne s’y insère pas seulement idéologiquement, mais

aussi de par ses pratiques.

Nombre d’auteurs mettent ainsi l’accent sur le fait que ce commerce n’est pas

entièrement équitable, et Thomas Coutrot fait remarquer « le caractère illusoire et vain de

la recherche de la pureté ou du « 100 % équitable » dans une société aussi dominée par le

capital que la nôtre »386. La question du transport des produits est récurrente, que ce soit

au niveau des coûts écologiques engendrés, ou bien des conditions de travail désastreuses

des transporteurs, exploités par des « négriers modernes »387. Pour les produits distribués

en grande surface, on insiste sur les contradictions entre les principes du commerce

équitable et les pratiques inéquitables de la grande distribution qui cherchent à maximiser

leurs marges en baissant leurs prix, offrant à leurs employés de piètres conditions sociales.

385 Diaz Pedregal, 2007 : 53. 386 Coutrot, 2007 : 190.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 84

Comme le fait remarquer Aurélie Lachèze, le commerce équitable semble donc

principalement « s’être appuyé pour émerger et se développer sur deux types d’attelages :

la critique de l’économie capitaliste, ou du moins de certaines de ses dimensions, et

l’inscription dans la logique marchande »388. Mais Paul Cary affirme par ailleurs que « le

projet du commerce équitable de poser des problématiques socio-politiques par le biais

marchand n’est pas contradictoire en soi »389. Les économistes Christian Arnsperger et

Philippe Van Parijs affirment que « la notion d’éthique économique n’a de sens que dans

des sociétés comme la nôtre, où l’activité qualifiée d’« économique » s’est suffisamment

différenciée des autres aspects de l’existence, [où] l’échange, et en particulier l’échange

monétaire, occupe une place importante »390.

Que l’on voie dans le commerce équitable une « solution néo-libérale »391 aux

défaillances du marché, ou bien au contraire une fausse alternative à ce dernier, l’intérêt

de toutes les initiatives de l’économie solidaire réside dans leur volonté de ré-enchâsser

l’économique dans le social, dans leur « projet de ré-appropriation des échanges

marchands »392 par les deux extrémités des filières, consommateurs et producteurs.

Maurice Godelier écrit, à propos des sociétés capitalistes, que leur paradoxe réside en ce

que « c’est l’économie la principale source d’exclusion des individus, mais que cette

exclusion ne les exclut pas seulement de l’économie. Elle les exclut ou menace à terme de

les exclure de la société »393. Le projet politique majeur du commerce équitable est donc

de tenter de subordonner l’économie à des questionnements touchant à la justice ; et

comme l’affirme Alain Caillé, « l’essence des formes d’économie alternative n’est pas

économique mais politique »394.

Le commerce équitable ne prétend finalement pas véritablement, malgré les belles

phrases de certains de ses acteurs qui veulent « changer le monde »395, représenter un

modèle totalement nouveau. Son effort consiste en l’adoption d’un point de vue critique

sur certains mécanismes du libre-échange, et Virginie Diaz Pedregal souligne bien que

« les militants n’affirment pas que le commerce équitable puisse, à lui seul, régler les

inégalités de développement à l’échelle mondiale », mais qu’ils l’inscrivent plutôt dans

387 Ibid. 388 Lachèze, 2005 : 48. 389 Cary, 2004 : 115. 390 Arnsperger et Van Parijs, 2003 : 5. 391 Nicholls, 2004 : 10. 392 Cary, 2004 : 9. 393 Godelier, 1996 : 7. 394 Caillé, préface à Diaz Pedregal, 2007 : 12. 395 Lecomte, 2007: 20.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 85

« une problématique de coopération internationale, immédiate, avec certains producteurs

économiquement défavorisés », avec pour objectif de « permettre à ces producteurs

d’acquérir des conditions de vie moins précaires »396.

Comme le dit très bien la sociologue, « le commerce équitable demeure une aspiration : il

s’approche d’un idéal, mais ne peut l’atteindre »397.

L’intérêt de l’approche anthropologique réside ici, comme à chaque fois qu’elle

s’intéresse à des pratiques de développement, à affirmer « la complexité du social, et la

divergence des intérêts, des conceptions, des stratégies ou des logiques des divers

« partenaires » (ou « adversaires ») que met en rapport le développement », « face aux

réductions qu’opèrent toutes [ses] idéologies, fondées nécessairement sur des pré-

supposés consensuels »398.

L’approche que j’ai adoptée dans le cadre de ce mémoire est certes très globale ; je

me suis cependant efforcée de mettre l’accent sur la complexité de mon objet, à travers

son histoire, ses stratégies, les tensions entre ses acteurs, la multiplicité de leurs

perspectives, les critiques qu’on lui oppose...

Mais la compréhension d’un phénomène aussi complexe que le commerce équitable

ne peut se contenter d’un point de vue macrosocial ; c’est pourquoi l’étude de terrain

s’impose. Comme le fait très justement remarquer Paul Cary, au Sud, l’évaluation des

effets du commerce équitable est problématique « car largement dépendante des

conceptions préalables du développement (ou du contre-développement) que cette

pratique doit susciter »399. En ce sens, le regard anthropologique s’avère particulièrement

pertinent, puisqu’il s’attache à la déconstruction des préconceptions, que ce soit celles des

développeurs, celles des développés, ou encore celles de l’anthropologue lui-même, par

un souci constant pour l’auto-analyse.

Dans le cadre du commerce équitable, une étude de terrain de qualité devra

s’attacher à prendre en compte non seulement les points de vue des « développeurs » et

des « développés », mais aussi celui d’acteurs exclus du commerce équitable, comme l’a

fait Virginie Diaz Pedregal chez les caféiculteurs andins. En effet, comme nous l’avons

vu, du fait de son manque de débouchés, le commerce équitable exclut de nombreux

producteurs correspondant pourtant à ses critères et désireux d’en faire partie, dont les

396 Diaz Pedregal, 2006 : 234. 397 Ibid.: 259. 398 Olivier de Sardan, 1995 : 14.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 86

points de vue permettent une approche comparative. De plus, comme il est souligné dans

l’étude d’impact d’Artisans du Monde, celle-ci a été réalisée avec pour grille de lecture

les changements escomptés par la Fédération ; or il y manque « une autre partie de l’étude

qui serait d’analyser l’impact du commerce équitable sur les producteurs du Sud à partir

des changements escomptés par les producteurs eux-mêmes »400. C’est en effet l’un des

biais fréquents des études d’impacts que de se focaliser sur les perspectives de

changement du point de vue des concepteurs des projets, et de prendre beaucoup moins

souvent en compte celles des bénéficiaires de ces projets.

Enfin, il me paraît particulièrement intéressant que cette étude de terrain prenne

place au Mexique, pays qui semble témoigner d’un dynamisme nouveau à l’échelle du

commerce équitable, puisque comme nous l’avons vu, il est le premier, et pour l’instant le

seul pays dit du « Sud » où un organisme local de certification de produits du commerce

équitable (Comercio Justo México) ait été créé.

399 Cary, 2004 : 16. 400 Artisans du Monde, 2004 : 43.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 87

BIBLIOGRAPHIE

� Ouvrages généraux

- ARNSPERGER Christian, VAN PARIJS Philippe, 2003 (2000), Ethique

économique et sociale, La Découverte, Paris : 123 p.

- EME Bertrand, LAVILLE Jean-Louis, « Economie solidaire (2) », 2006, in

LAVILLE Jean-Louis, CATTANI Antonio David, Dictionnaire de l’autre

économie, Gallimard, Paris : 303-312.

- Equité et développement - Rapport sur le développement dans le monde, (2006),

Banque Mondiale, Editions Eska, Paris : 370 p.

- GIAMPORCARO-SAUNIERE Stéphanie, « Introduction générale :

consommation politique, objet en voie de construction sociologique », 2005, in

FERRANDO Y PUIG Judith, GIAMPORCARO-SAUNIERE Stéphanie, Pour une

« autre » consommation – Sens et émergence d’une consommation politique,

L’Harmattan, Paris : 17-26.

- GODELIER Maurice, 1996, L’énigme du don, Flammarion, Paris : 315 p.

- OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, 1995, Anthropologie et développement –

Essai en socio-anthropologie du changement social, APAD-Karthala, Paris :

221p.

- Petit Larousse illustré 2007 (Le), (2006), Larousse, Paris: 1855 p.

- RAWLS John, 1997 (1971), Théorie de la justice, Seuil, Paris : 666 p.

- RIDDE Valéry, 2003, Entre efficacité et équité: qu'en est-il de l'initiative de

Bamako ? Une revue des expériences ouest africaines, in Actes des XXVIes

Journées des économistes français de la santé « Santé et développement »,

http://www.cerdi.org/colloque/Sante2003/ridde.pdf, consulté le 3 mai 2008.

- RIST Gilbert, 2007 (1996), Le développement – Histoire d’une croyance

occidentale, Presses de Sciences Po, Paris : 483 p.

- SINGER Paul, « Economie solidaire (1) », 2006, in LAVILLE Jean-Louis,

CATTANI Antonio David, Dictionnaire de l’autre économie, Gallimard, Paris :

291-302.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 88

� Littérature en sciences sociales sur le commerce équitable

- ALLEMAND Sylvain, 2005, Les nouveaux utopistes de l’économie – Produire,

consommer, épargner… différemment, Editions Autrement, Paris : 256 p.

- CAILLE Alain, « Préface », 2007, in DIAZ PEDREGAL Virginie, Le commerce

équitable dans la France contemporaine – Idéologies et pratiques, L’Harmattan,

Paris : 9-12.

- CARY Paul, 2004, Le commerce équitable – Quelles théories pour quelles

pratiques ?, L’Harmattan, Paris : 149 p.

- CARY Paul, « Economiser la politique ou politiser l’économique, les voies

divergentes du commerce équitable », 2005, in FERRANDO Y PUIG Judith,

GIAMPORCARO-SAUNIERE Stéphanie, Pour une « autre » consommation -

Sens et émergence d’une consommation politique, L’Harmattan, Paris : 31-42.

- COTERA FRETELL Alphonso, ORTIZ ROCA Humberto, «Commerce

équitable », 2006, in LAVILLE Jean-Louis, CATTANI Antonio David,

Dictionnaire de l’autre économie, Gallimard, Paris : 95-110.

- COUTROT Thomas, 2007, « A propos du commerce équitable – Les coulisses

d’un pamphlet », Mouvements, n°49, janvier-février : 186-193.

- DIAZ PEDREGAL Virginie, 2006, Le commerce équitable : un des maillons du

développement durable ? », Développement durable et territoire, Dossier 5 :

Économie plurielle, responsabilité sociétale et développement durable, mis en

ligne le 10 janvier, http://developpementdurable.revues.org/document1644.html,

consulté le 15 mars 2008.

- DIAZ PEDREGAL Virginie, 2007, Le commerce équitable dans la France

contemporaine – Idéologies et pratiques, L’Harmattan, Paris : 266 p.

- JACQUIAU Christian, 2006, Les coulisses du commerce équitable – Mensonges

et vérités sur un petit business qui monte, Mille et une nuits, Paris : 476 p.

- JOHNSON Pierre William, 2003, « Commerce équitable et mondialisation »,

Revue du MAUSS, n°21, semestre 1 : 73-79.

- LATOUCHE Serge, 2000, « De l’éthique sur l’étiquette au juste prix – Aristote,

les SEL et le commerce équitable », Revue du MAUSS, n°15, semestre 1 : 346-

358.

- LACHEZE Aurélie, « La consommation responsable : un nouveau point d’appui

pour le commerce équitable ? », 2005, in FERRANDO Y PUIG Judith,

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 89

GIAMPORCARO-SAUNIERE Stéphanie, Pour une « autre » consommation -

Sens et émergence d’une consommation politique, L’Harmattan, Paris : 43-54.

- NICHOLLS Alex , 2004, « Thriving in a Hostile Environment: Fairtrade’s Role as

a Positive Market Mechanism for Disadvantaged Producers »,

http://www.fairtrade.org.uk/downloads/pdf/alex_nichols.pdf, consulté le 23 avril

2008.

- PERNA Tonino, 2000, « La réalité du commerce équitable », Revue du MAUSS,

n°15, semestre 1 : 359-372.

- ROOS Gun, TERRAGNI Laura, TORJUSEN Hanne, 2007, « The local in the

global – creating ethical relations between producers and consumers »,

Anthropology of Food, S2, mis en ligne le 20 avril,

http://aof.revues.org/document489.html, consulté le 24 février 2008.

- STIGLITZ Joseph E.,CHARLTON Andrew, 2005, Fair trade for all – How trade

can promote development, Oxford University Press, UK : 315 p.

� Etudes de terrain

- DIAZ PEDREGAL Virginie, 2006, Commerce équitable et organisations de

producteurs – Le cas des caféiculteurs andins au Pérou, en Equateur et en Bolivie,

L’Harmattan, Paris : 288p.

- CHARLIER Sophie, HAYNES Isabelle & BACH Amandine, 2006, Le commerce

équitable face aux nouveaux défis commerciaux : évolution des dynamiques

d’acteurs, Plan d’appui scientifique à une politique de développement durable

(PADD II), Université de Liège, Université catholique de Louvain, Bruxelles : 141

p..

- Etude de l’impact de 25 ans de commerce équitable sur les producteurs du Sud

partenaires d’Artisans du Monde, Artisans du Monde , 2004, consultable en

ligne : http://www.artisansdumonde.org/docs/etudeimpact.pdf, consulté le 14

décembre 2007.

- LUETCHFORD Peter, « Brokering fair trade – Relations between Coffee

Cooperatives and Alternative Trade Organizations – A view from Costa Rica »,

2006, in LEWIS D., MOSSE D., Development brokers and translators : the

ethnography of aid and agencies, Kumarian Press, USA: 127-148.

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 90

� Littérature militante

- LECOMTE Tristan, 2007 (2003), Le commerce sera équitable, Eyrolles, Paris :

453 p.

- MAYER Sylvie, CALDIER Jean-Pierre (Dir.), 2007, Le guide de l’économie

équitable, Fondation Gabriel Peri, Paris : 359 p.

- WARIDEL Laure, 2005, Acheter, c’est voter – Le cas du café, Editions

Ecosociété, Montréal : 176 p.

� Articles de presse

- AMALOU Florence, « Commerce équitable : l’âge de raison », Le Monde 2,

25.04.08.

- BOUVYER Amel, BINET Hélène, 2008, « Les dessous du commerce équitable »,

Quelle Santé, n°25, mars : 14-20.

- CHEMILLIER-GENDREAU Monique, 2007, « Organisation mondiale du

Commerce, un instrument pour une mondialisation maîtrisée ? », Le Monde

Diplomatique, n°644, novembre : 24-25.

- DECORNOY Jacques, 1996, « Quand la quête de dignité devient la règle – De

l’échange inégal au commerce équitable », Le Monde Diplomatique, mai : 8-9,

http://www.monde-diplomatique.fr/1996/05/DECORNOY/2761.html, consulté le

14 décembre 2007.

- JACQUIAU Christian, 2007, « Max Havelaar ou les ambiguïtés du commerce

équitable », Le Monde Diplomatique, n°642, septembre : 20-21.

� Sites Web

- Artisans du Monde : http://artisansdumonde.org/organisations-commerce-

equitable.htm (consulté le 20 mai 2008) et http://artisansdumonde.org/positions-

adm.htm (consulté le 20 mai 2008).

- Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le développement :

http://www.unctad.org/Templates/Page.asp?intItemID=3358&lang=2 (consulté le

20 mai 2008).

- Idéo-wear : http://www.ideo-wear.com/

- Max Havelaar France :

http://www.maxhavelaarfrance.org/IMG/pdf/Chiffres_et_faits_commerciaux_200

8_Fairtrade_-_Max_Havelaar_France-2.pdf (consulté le 23 mai 2008).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 91

- Ministère de l’écologie, du développement et de l’aménagement durables :

http://www.ecologie.gouv.fr/Accord-AFNOR-AC-X50-340.html (consulté le 20

mai 2008).

- Organisation des Nations Unies : http://www.un.org/french/aboutun/dudh.htm

(consulté le 20 mai 2008) et

http://www.un.org/french/documents/ga/res/7/fres7.shtml (consulté le 20 mai

2008).

- Plate forme Française du commerce équitable :

http://www.commercequitable.org/membres0/ (consulté le 7 juin 2008) et

http://www.commercequitable.org/commercequitable/ (consulté le 20 mai 2008).

- Réseau Biocoop : http://www.biocoop.fr/etape2.php (consulté le 20 mai 2008).

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 92

TABLE DES MATIERES

SOMMAIRE ........................................................................................................................4 TABLE DES SIGLES ET ABREVIATIONS .....................................................................5 INTRODUCTION................................................................................................................6 I. DEFINITION DU CHAMP, HISTORIQUE ET PRINCIPES GENERAUX ...........10 1. Economie solidaire et sociale, commerce éthique, développement durable ..........10 2. Historique des principes et pratiques du commerce équitable ...............................13

a. La phase « solidaire ».................................................................................14 b. La phase « alternative »..............................................................................15 c. La phase « équitable »................................................................................16 d. La phase « entrepreneuriale ».....................................................................17

3. Historique de l’institutionnalisation du commerce équitable.................................19 a. La construction progressive de réseaux .....................................................19 b. Vers une reconnaissance officielle du commerce équitable.......................20

4. L’intérêt des sciences sociales pour le commerce équitable ..................................24 5. Les critères de définition communément acceptés aujourd’hui .............................25

II. L’ESSENCE POLITIQUE DU COMMERCE EQUITABLE...................................29 1. Le commerce équitable et la référence à Polanyi...................................................29 2. Récurrence du concept d’inégalité de l’échange et volonté de changement..........32 3. Une forte médiatisation ..........................................................................................35 4. Le rôle attribué au consommateur..........................................................................37 5. Une vision nouvelle du « local »............................................................................39 6. Des impacts politiques au « Sud » ?.......................................................................43

III. UN UNIVERS DE TENSIONS ET DE CONTRADICTIONS: LES COMMERCES EQUITABLES .........................................................................................48 1. La labellisation contre la spécialisation .................................................................48 2. Une complémentarité des approches, ou une « dépolitisation » du commerce équitable ? ......................................................................................................................52 3. Le commerce équitable Nord/Sud contre un commerce équitable local................58 4. Des tensions au « Sud »..........................................................................................59 5. Des conceptions différentes de la justice ...............................................................63

IV. LE COMMERCE EQUITABLE COMME IDEOLOGIE ? ..................................67 1. Sur la notion d’équité .............................................................................................67 2. Critique socio-politique et décroissance soutenable : perpétuation de la dépendance et remise en cause du « développement » ..................................................69 3. Le commerce équitable misérabiliste ? ..................................................................73 4. Des modèles imposés du « Nord » vers le « Sud » ................................................75 5. Des efforts pour laisser une latitude aux acteurs du Sud, et leur « agencéité » .....79

CONCLUSION ..................................................................................................................83 BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................87 TABLE DES MATIERES .................................................................................................92

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 93

NOM : BERGOIN-DENOUAL PRENOM : MAYA Date de soutenance: JUIN 2008

DIPLÔME : Master Professionnel « Anthropologie & Métiers du développement durable » Département d’anthropologie - Université de Provence

ETH R11 Mémoire de recherche Bibliographique TITRE : APPROCHE POLITIQUE D’UNE PRATIQUE ECONOMIQUE : LE COMMERCE EQUITABLE

RESUME en français: (100 à 200 mots) Le commerce équitable s’inscrit dans les champs de l’économie solidaire et du développement durable. Par le biais du marché, dont il cherche à modifier certaines règles, le commerce équitable vise à améliorer la situation de producteurs défavorisés. Un détour historique permet de saisir la constante évolution de cette initiative, qui dès sa naissance, déborde largement de la sphère économique. Une approche politique permet de mettre en lumière la forme particulière d’échange qu’il représente, ses stratégies d’expansion, mais aussi les tensions et contradictions qui le traversent, ainsi que les représentations qui le sous-tendent. Cette vision globale se prête donc plus à l’étude des sociétés qui l’ont conçu, plutôt qu’à celles qui en bénéficient, chez qui les réappropriations de l’objet sont beaucoup plus localisées.

MOTS CLES : (5 à 7) commerce équitable, économie, politique, controverses, idéologies.

TITLE : POLITICAL APPROACH TO AN ECONOMIC PRACTICE : FAIR TRADE

ABSTRACT in english : (100 to 200 words)

Fair trade belongs to the fields of solidarity economy and sustainable development. It aims at improving underprivileged producers’ situation through market economy, while trying to change some of its rules. A historical summary highlights the constant evolution of fair trade, which, from the beginning, went beyond the scope of economy. A political approach sheds light on the special form of trade it represents, its expansions strategies, but also the tensions and contradictions agitating the movement, as well as its underlying representations. Such a global perspective is thus more suited to the study of the societies that established fair trade, than to the study of the populations that benefit from it, whose re-appropriations are much more local.

KEY WORDS : (5 to 7) fair trade, economy, politics, controversies, ideologies.

CENTRE DE FORMATION : Département d’anthropologie, Université de Provence, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme : 5 rue du Château de l’Horloge - B.P. 647, 13094 Aix-en-Provence CEDEX 2 France

BERGOIN-DENOUAL M. ETHR11 Mémoire de recherche bibliographique : Approche politique d’une pratique économique : le commerce équitable.

Juin 2008 94