Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas André Cauty * * * * CONTRASTES DANS LUSAGE DES GRANDS NOMBRES DANS LANTIQUITE MESOAMERICAINE On dira qu’une société ancienne utilisait des grands nombres si l’on peut démontrer qu’elle avait la capacité d’exprimer tous les entiers naturels jusqu’au plus petit des entiers que l’on peut qualifier de « grand nombre » ; un entier est dit grand nombre si et seulement si son écriture polynomiale, Σc i N i , exigerait, dans la/les « base(s) » habituelle(s) de cette culture 1 , « plusieurs » monômes. Pour démontrer qu’une société utilisait des grands nombres, il faut trouver au moins un exemple de nombre dont l’écriture contient « plusieurs » chiffres significatifs 2 . Pour les anciennes cultures mésoaméricaines, un nombre sera dit « grand » si son expression vigésimale comprend au moins cinq « chiffres » affectant les noeuds 20 0 , des vingtaines 20 1 , des quatre-centaines 20 2 , des huit-milliers 20 3 , et des cent-soixante-milliers 20 4 . L’usage mésoaméricain des grands nombres remonte aux Comptes longs, CL, attestés dès le 1 er siècle avant J.-C. Les CL sont des chaînes de cinq chiffres (de 1 à 19) qui représentent, de l’avis des spécialistes, des durées exprimées en nombre de jours et à l’aide d’une numération quasiment 3 du type « Position » ; il s’agit, plus précisément, du nombre de jours écoulés depuis l’origine de la chronologie en vigueur dans la culture considérée en faisant usage, à savoir le 13/08/-3113 dans le cas des Mayas. Un rapide calcul * Université BORDEAUX 1, Module ‘Archéoarithmétique maya’ Année 2008-2009 1 On admet les écritures polynomiales à une ou (au plus) à deux indéterminées 2 La valeur de ce « plusieurs » est à préciser au cas par cas, notamment parce que les implications de sa définition dépendent de la taille de la « base » du système de numération : « plusieurs » chiffres en base « deux » n’a pas la même signification que plusieurs chiffres en base « soixante » ou en base « million ». L’arbitraire n’est pas total car les sociétés humaines ont utilisé des bases de l’ordre de quelques dizaines au plus. Pour l’application du critère, il ne suffit pas de montrer des grands nombres ‘ronds’ ; dire « 2-animal éléphant » ou « 2-noeud myriades » ne prouve pas l’usage des grands nombres mais seulement la capacité de compter (ici jusqu’à 2 !) du comptable (ici un gros animal ou un gros paquet) ; par contre montrer « 1 myriade 6 mille [pas de centaine] 9 dizaine [pas d’unité] » est considéré comme une preuve suffisante de l’usage des grands nombres, en l’occurrence, d’un grand nombre à 4/5 chiffres significatifs. 3 Le chiffre ‘zéro’ n’apparaitra à coup sûr que chez les Mayas, à partir du 4 ème siècle. Les stèles 18 et 19 de Uaxactun (fig. st. 19 dans le texte) sont les plus anciens (03/02/357 grég.) exemples connus de CL à cinq chiffres significatifs et comportant un zéro attesté ; sur ces deux stèles le zéro est attesté par trois occurrences en position finale : 8.16.0.0.0. (3 Ahau 8 Kankin).

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas

André Cauty∗∗∗∗

CONTRASTES DANS L’USAGE DES GRANDS NOMBRES DANS L’ANTIQUITE MESOAMERICAINE

On dira qu’une société ancienne utilisait des grands nombres si l’on peut démontrer qu’elle avait la capacité d’exprimer tous les entiers naturels jusqu’au plus petit des entiers que l’on peut qualifier de « grand nombre » ; un entier est dit grand nombre si et seulement si son écriture polynomiale, ΣciN

i, exigerait, dans la/les « base(s) » habituelle(s) de cette culture1, « plusieurs » monômes. Pour démontrer qu’une société utilisait des grands nombres, il faut trouver au moins un exemple de nombre dont l’écriture contient « plusieurs » chiffres significatifs 2. Pour les anciennes cultures mésoaméricaines, un nombre sera dit « grand » si son expression vigésimale comprend au moins cinq « chiffres » affectant les nœuds 200, des vingtaines 201, des quatre-centaines 202, des huit-milliers 203, et des cent-soixante-milliers 204. L’usage mésoaméricain des grands nombres remonte aux Comptes longs, CL, attestés dès le 1er siècle avant J.-C. Les CL sont des chaînes de cinq chiffres (de 1 à 19) qui représentent, de l’avis des spécialistes, des durées exprimées en nombre de jours et à l’aide d’une numération quasiment3 du type « Position » ; il s’agit, plus précisément, du nombre de jours écoulés depuis l’origine de la chronologie en vigueur dans la culture considérée en faisant usage, à savoir le 13/08/-3113 dans le cas des Mayas. Un rapide calcul

∗ Université BORDEAUX 1, Module ‘Archéoarithmétique maya’ Année 2008-2009 1 On admet les écritures polynomiales à une ou (au plus) à deux indéterminées 2 La valeur de ce « plusieurs » est à préciser au cas par cas, notamment parce que les implications de sa définition dépendent de la taille de la « base » du système de numération : « plusieurs » chiffres en base « deux » n’a pas la même signification que plusieurs chiffres en base « soixante » ou en base « million ». L’arbitraire n’est pas total car les sociétés humaines ont utilisé des bases de l’ordre de quelques dizaines au plus. Pour l’application du critère, il ne suffit pas de montrer des grands nombres ‘ronds’ ; dire « 2-animal éléphant » ou « 2-nœud myriades » ne prouve pas l’usage des grands nombres mais seulement la capacité de compter (ici jusqu’à 2 !) du comptable (ici un gros animal ou un gros paquet) ; par contre montrer « 1 myriade 6 mille [pas de centaine] 9 dizaine [pas d’unité] » est considéré comme une preuve suffisante de l’usage des grands nombres, en l’occurrence, d’un grand nombre à 4/5 chiffres significatifs. 3 Le chiffre ‘zéro’ n’apparaitra à coup sûr que chez les Mayas, à partir du 4ème siècle. Les stèles 18 et 19 de Uaxactun (fig. st. 19 dans le texte) sont les plus anciens (03/02/357 grég.) exemples connus de CL à cinq chiffres significatifs et comportant un zéro attesté ; sur ces deux stèles le zéro est attesté par trois occurrences en position finale : 8.16.0.0.0. (3 Ahau 8 Kankin).

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montre que les premiers CL écrits étaient déjà des entiers supérieurs au million de jours4. Les sources offrent quelques CL olmèques, beaucoup de CL mayas, mais aucun CL aztèque, mixtèque ou zapotèque. On en déduit : à l’époque classique, les Mayas furent sans doute les seuls véritables utilisateurs mésoaméricains des grands nombres, et leurs grands nombres représentaient des durées, donnant le nombre de jours écoulés depuis l’origine de la chronologie maya jusqu’à la date de l’événement considéré et ainsi daté par un CL. En dehors des questions de calendrier, un autre domaine d’expérience délivre de possibles grands nombres : celui de l’administration des affaires publiques. Dans l’état actuel des recherches archéologiques et épigraphiques, cet usage est essentiellement5 prouvé par les tequiámatl du monde aztèque. Ce sont des listes de tributs qui fournissent, cité par cité, des renseignements sur les tributs qu’il fallait remettre à la Triple Alliance6 : nature7, fréquence et quantité de chaque tribut. Dans ces registres, les quantités furent écrites en numération vigésimale et additive (comme les numérations romaine ou égyptienne). Dans ce type de numération, pour écrire trois on répète trois fois le signe un et pour écrire deux cents, c’est-à-dire dix vingtaines, on répète dix fois le signe de la vingtaine, et ainsi pour les deux autres nœuds de la numération. Par exemple, dans la Matrícula de Tributos, le plus grand nombre d’objets exigés s’élève à 8 000 ; cette quantité apparaît sept fois (lámina 6, 7, 16, 17, 22 et 29). Le signe ‘8 000’ (figuré par un ‘sac’) de la lámina 29 est clairement associé au signe du paquet de résine de copalme, et le tout de cette expression pictographique est deux fois glosé, en nahuatl : cenxiquipili xochocótzotl, et espagnol : una talega de ocozote o goma de color. Soit en rouge les gloses des tributs des p. 14, 22 et 32 :

4 Ils commencent par le chiffre 7 marquant le coefficient des baktun (période de 400 tun de 360 jours) 5 Les chroniques et plus généralement les documents anciens contiennent évidemment beaucoup d’informations chiffrées (âge d’une personne, nombre d’enfants ou de prisonniers d’un roi…) dont quelques-unes sont assez élevées (par exemple le nombre de 20 000 victimes sacrifiées pour la célébration du feu nouveau chez les Aztèques..) mais elles ne contiennent pas de grands nombres répondant à notre critère. 6 établie en 1428 entre Tenochtitlan, Texcoco et Tlacopan. 7 Sepúlveda (sd : 14-16), identifie douze catégories de produits : couvertures, tenues militaires et armes, plumes et oiseaux vivants, peaux d’animaux et coquillages, métaux, pierres précieuses et ambres, résines et copal, encres et colorants, produits manufacturés, produits forestiers, produits agricoles, aliments.

Les gloses nahuatl permettent de découvrir que l’écriture pictographique reflète le fait que le nahuatl est une langue à classificateurs numériques (du même type que ceux des langues mayas ou ceux du chinois, par exemple) et qu’il y a deux façons d’écrire les

Macuilzontli iztacomitl

Matlactzontli tenextli

Centzontlamamalli chili Ontzontlamamalli ichcatl

chaînes à coefficients plus grands que 2 (d’où répétition

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du nœud) : soit, le plus souvent, on répète autant de fois que nécessaire le tout constitué par le signe du nœud et le signe indiquant caractère comptable et la nature du tribut ; soit, moins fréquemment8, on répète autant de fois que nécessaire le signe du nœud et on place ce coefficient numérique complexe en position de déterminant du signe non répété qui indique le caractère comptable et la nature du tribut. On a donc deux structures :

[400 Cs + 400 Cs + 400 Cs + 400 Cs + 400 Cs] = 2000 (ou 5 x 400) [(400 + 400 + 400 + 400 + 400) + (400 + 400 + 400 + 400 + 400)] Cs

où C désigne le classificateur et s la nature du produit (du sel) ; ce qui permet de distinguer les deux sémiotisations de la troisième figure où l’on a d’une part 400 Cc (où c = du chili) et d’autre part (400 + 400) Ct (où t = du coton).

Un autre exemple de nombre relativement important est celui des victimes sacrifiées pendant la célébration du feu nouveau de l’an 8 Acatl (1487) et à l’occasion de l’inauguration du Templo mayor de Tenochtitlan. Cette fois, c’est un nombre à 2 ‘chiffres’ vigésimaux, les chiffres 2 et 10 qui sont respectivement coefficient (on répète deux fois) du nœud 8 000 et coefficient (on répète dix fois) du nœud 400. Il y aurait donc eu 2 x 203 + 10 x 202 = 20 000 victimes.

Le type additif de cette numération écrite ne facilite pas vraiment la lecture/écriture des nombres à beaucoup de chiffres significatifs surtout quand ceux-ci sont eux-mêmes plus grands que la limite (4-5) de la capacité de l’œil à subitiser le cardinal d’un ensemble. Sauf erreur de lecture, la Matricula contient 260 entiers désignant des quantités de tributs, toutes comprises entre 10 (représenté par dix occurrences du signe de l’unité) et 8 000 (représenté par une occurrence du signe du nœud 203). Tous les tributs enregistrés sont des nombres à un nœud (un seul chiffre significatif) ; tous les nœuds sont représentés par une ou plusieurs occurrences de leur signe. L’unité un et les trois nœuds valant puissances de vingt sont tous représentés dans ce corpus. Théoriquement chaque signe peut être répété jusqu’à dix-neuf occurrences (correspondant aux 19 chiffres nécessaires en « base » vingt). De fait, dans la Matricula, on ne trouve que : a) des nœuds seuls ou b) des chaînes comprenant 2, 3, 4, 5 ou 10 occurrences du même nœud. Ce qui revient à dire que, dans ce codex, les quantités de tributs sont sémiotisées par des nombres à un seul chiffre et que le choix de ce chiffre est contraint puisque seuls sont attestés les chiffres 1, 2, 3, 4, 5 et 10. Voici le tableau donnant le nombre total de tributs marqués par des entiers de la forme ci20i: Par ordre de fréquence, on trouve :

ci t o20i

1 2 3 4 5 10

200 0 0 0 0 0 1 201 43 6 0 7 3 3 202 160 13 9 4 1 3 203 7 0 0 0 0 0

total : 210 19 9 11 4 7

160 fois le nombre 400 (le plus fréquent) ; 43 fois le nombre 20 ; 13 fois le nombre 800 ; 9 fois le nombre 1200 ; 7 fois les nombres 80 et 8000 ; 6 fois le nombre 40 ; 4 fois le nombre 1600 ; 3 fois les nombres 100, 200 et 4000 ; 1 fois les nombres 10 et 2000.

8 Il y a deux fois plus (respectivement 30 et 15 occurrences dans la Matricula) de répétitions du tout (avec les nœuds 20 et 400) que de répétitions du seul nœud numérique (plus souvent avec le nœud 20 qu’avec le nœud 400) :

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Au total, il y a 210 entiers représentés par un seul signe (nœud non répété) et 50 entiers représentés par des répétitions de signes de nœud : 19 coefficients deux (deux occurrences du même nœud), 9 coefficients trois (trois occurrences), 11 coefficients quatre (quatre occurrences), 4 coefficients cinq (cinq occurrences) et 7 coefficients dix (dix occurrences d’un même signe de nœud). Ce qui tend à prouver que les aztèques en charge de l’impôt avaient une préférence pour :

a) éviter les nombres à plusieurs chiffres significatifs (pas de grands nombres) b) utiliser seulement des nombres à un ou deux chiffres, c) n’utiliser que les chiffres petits (1, 2, 3, 4) ou égaux aux « sous-bases » (5 et 10).

Ce qui semblerait indiquer que les dirigeants de la Triple alliance étaient davantage intéressés par les ordres de grandeur que par les subtilités d’un calcul exact à l’unité près. L’arrêt (au cube 203) du paradigme des puissances de vingt a souvent été signalé parce que ce fait permet d’estimer la capacité générative théorique de la numération écrite aztèque9.

On ne saurait du reste oublier que les aztèques n'ont jamais écrit de nombres égaux ou supérieurs à 204 = 160 000 (Guitel;1975:139)

La formule est un peu brutale, puisqu’il faudrait dire : les archéologues et les épigraphistes n’ont jamais découvert (jusqu’à ce jour) un nombre supérieur à 160 000 écrit par les Aztèques avant la colonisation. Elle conduit néanmoins à relever une différence d’usages du nombre, d’un côté, chez les Mayas du Classique (pour établir de nombreuses égalités calendaires), de l’autre, chez les Aztèques (pour administrer la vie publique) ; une différence qu’il est toujours regrettable d’interpréter en termes de supériorité/infériorité des cultures comparées :

On ne peut mettre en doute que les capacités mathématiques des Aztèques et des Mayas étaient de qualité très différente (…) Pour un mathématicien, le contraste entre l'usage du calendrier par les mayas et (…) par les aztèques fait penser que ceux-ci n'ont été que des imitateurs de la science maya ou d'une science antérieure (idem).

Ce jugement de Guitel contient des éléments qui pourraient être versés au dossier des circonstances limitant l’usage des grands nombres chez les Aztèques, voire au dossier de l’absence, dans les documents qu’ils ont laissés, de Compte longs, d’égalités calendaires et plus généralement de grands nombres (au sens de la définition précédente). Dire que la numération écrite aztèque était de type additif (en rappelant que ce type ne facilite ni l’écriture des grands nombres ni le calcul arithmétique notamment des divisions) ne préjuge en rien des qualités éventuelles de la numération parlée nahuatl et encore moins de la capacité des scribes aztèques intéressés à se doter des meilleurs outils de calcul disponibles en Mésoamérique : la numération vigésimale de position des codex mayas. Retenons de cette discussion l’idée que les savoirs aztèques s’inscrivent dans un riche fonds mésoaméricain et précolombien de recherches arithmétiques et d’observations astrologiques Ce fonds provient vraisemblablement de l’antiquité olmèque10. Il fut fortement enrichi, à l’époque classique, par les Mayas11. Enrichissement résultant de leurs efforts d’appliquer le

9 CG = 1 + [(19 x 20 3) + (19 x 202) + (19 x 201) + (19 x 200)] = 160 000. 10 Les Olmèques furent probablement les inventeurs d’une écriture du nombre qui leur permit de graver des nombres vigésimaux à cinq chiffres significatifs. 11 Les Mayas mirent au point une numération de position dont le chiffre zéro est parfaitement attesté dès le 4ème siècle et un système vigésimal d’unités de temps (système des périodes dont les premières expressions sont du 2ème siècle). On peut donc souligner que, dans leur domaine d’excellence (comptabilité, mesure), les Aztèques n’ont sans doute pas réussi à systématiser les ensembles

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nombre à des problèmes de calendriers et d’éphémérides ; des problèmes qui semblent ne pas avoir spécialement déclenché l’intérêt des Aztèques plus enclins apparemment à s’intéresser aux questions de comptabilité économique que de comput calendaire. Dès lors, il est banal de constater que les Mayas ont produit plus de résultats arithmétiques que les aztèques, mais il reste utile de préciser que c’est dans le domaine du comput calendaire et pas dans celui de l’administration des affaires publiques. Occupés par les questions de calendrier, on peut penser que les Mayas investirent moins d’efforts que les Aztèques dans le domaine de la comptabilité. De fait, pour les Mayas de l’époque classique, les recherches archéologiques et épigraphiques n’ont pas découvert d’équivalents des tequiámatl aztèques indiquant fréquence, nature et quantité de tributs.

Certes, l’iconographie maya livre des scènes de remise d’objets qui nous semble plus proches de la pratique du don/contre don que d’une véritable politique étatique de l’impôt. Par exemple, la scène du vase K5453 montre un sac au pied du dirigeant assis ; on lit « 3 CAUAC CAUAC- » ou « 3 PIC- » et on traduit « tribut de 3 x 400 ou de 3 x 8 000 cabosses de cacao ( ?) ».

Comme dans le cas aztèque, cette inscription n’est pas un exemple de grand nombre dans la mesure où c’est un nombre ‘rond’ à un seul chiffre significatif. Ce qui montre que le nombre aztèque était – bien davantage que le nombre maya – au service de l’administration publique du ‘budget de l’empire’. Herbert R. Harvey et Barbara Williams (1981) ont développé la thèse que les Aztèques furent particulièrement innovants dans ce domaine, au point d’avoir développé l’usage du cadastre et surtout celui du calcul des charges en proportion des surfaces cultivées (dans des champs de forme polygonale) elles-mêmes évaluées par un calcul portant sur les dimensions des côtés. Admettons12.

hétéroclites d’étalons et de mesures. Selon Castillo (1972), les mesures de longueur utilisées par les peuples nahuas reposaient sur les proportions du corps humain. Cet auteur a par exemple relevé et caractérisé les étalons suivants : cénmatl ‘un bras’ (c’est-à-dire l’étendue allant du pied gauche à l’extrémité de la main droite, le bras tendu vers le haut environ à 45° de la verticale, soit deux mètres et quelques décimètres), cémmitl ‘un ongle’, cenyollotli ‘un cœur’, cemacolli ‘un bras’ (qui n’est pas défini comme le premier), cenciacatl ‘une aiselle’, cemmolicpitl ‘un coude’, cemmatzotzopastli ‘un (autre) coude’, cennequetzalli ‘un homme’. 12 Dans la mesure où les documents présentés par ces auteurs sont de la période coloniale et donc postérieurs à la Conquête et qu’ils furent produits dans un contexte de revendications impliquant de fortes interactions entre un parti indigène et un parti espagnol, on doit relativiser l’enthousiasme des auteurs qui revient à faire de la banale formule du calcul de l’aire d’un rectangle une « arithmétique aztèque… système mathématique sophistiqué à l’instar des Mayas » qu’ils créditent de l’invention d’une « numération de position et un symbole spécial pour le zéro ». Un peu de vigilance épistémologique conduit à demander que l’on vérifie sérieusement si les pratiques de calculs de la surface des champs à l’époque coloniale furent produites par la tradition aztèque, empruntées par les scribes ou encore imposées par les Espagnols. Nous penchons pour les deux dernières conjectures car l’émergence du calcul des surface en fonction des côtés s’explique plus simplement dans le cadre de

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EQUATIONS ET GRANDS NOMBRES MESOAMERICAINS

Pour l’épistémologue, il est frappant de constater que la pratique de l’enregistrement des tributs n’a pas conduit les Mésoaméricains qui s’y employèrent à systématiser l’écriture des grands nombres et à jeter les bases d’une science de la comptabilité proprement dite. Une comptabilité qui ne se serait pas contentée de dresser l’inventaire des tributs, mais qui se serait attachée à les totaliser, voire à croiser plusieurs façons de les totaliser. Car une liste d’inventaire n’est pas une comptabilité, si on pose que le degré zéro d’une comptabilité à naître et développer est d’avoir le moyen de détecter les erreurs et, mieux encore, au degré un, d’avoir le moyen de corriger les erreurs détectées. La recette pour y parvenir est connue. On commence par introduire de la redondance (clé de numéro de sécurité sociale, bit de parité, etc.). Puis par croiser astucieusement deux sortes de redondance. Les tableaux comptables sont de bons exemples : ils permettent d’articuler les totalisations par ligne et les totalisations par colonnes. Dans ce point de vue, il devient frappant de constater un contraste entre : a) l’absence de mise en relation des quantités de tributs dans les pratiques comptables mésoaméricaines13 et b) l’abondance des mises en relation des dates et des durées dans les pratiques calendaires et astronomiques depuis les anciennes pratiques olmèques de datation en CL. Les champions de ces mises en relation sont à coup sûr les Mayas depuis l’époque classique jusqu’à l’époque des codex et particulièrement du codex de Dresde. Il n’est pas exagéré de dire que les Mayas nous ont laissé des milliers d’équations reliant des dates et des durées. Petites ou grandes, ces durées sont exprimées en nombre de jours ou en nombre de diverses périodes (lunaisons, mois, années…) ; par ailleurs, ces durées montrent que les scribes savaient jouer sur la dualité ordinal/cardinal du nombre pour traduire une durée (aspect cardinal) en date (aspect ordinal) et vice-versa. Les codex mayas contiennent des dizaines d’almanachs lesquels démontrent que les scribes avaient l’habitude de se déplacer dans le cycle des 260 jours de l’ « almanach divinatoire » encore appelé « année/semaine religieuse ». Dans le but d’énoncer un présage, le scribe se déplace par saut de diverses amplitudes et va ainsi de date en date, chacune pouvant être bénéfique/maléfique/indifférente. Ces pratiques divinatoires sont encore attestées plus ou moins sporadiquement aujourd’hui. Prenons la p. 2c du codex de Dresde. Le texte14 glose l’iconographie montrant Ik Uh, jeune déesse de la Lune, et Kisin, dieu de la mort ; et il qualifie vraisemblablement les premières stations comme favorables et les suivantes comme défavorables. Assez elliptique, l’agencement typographique15 des dates et des durées de cette page montre une ligne d’entiers alternativement peints en rouge et en noir, et une colonne de 5 dates de la forme 13 X (13 est en ‘facteur commun’) où X = Lamat, Ahau, Eb, Kan, et Cib. Les

l’équation « conquête et colonisation + revendications = acculturation et naissance d’une arithmétique métisse » ou « = acculturation et imposition/emprunt de la science de l’autre ». 13 Les Mésopotamiens le firent et leur effort aboutit à la numération sexagésimale des babyloniens. 14 « u-k'ama[l] u-pik ix- uh (u)y al "C'est la réception de la jupe de Ix Uh c'est son enfant" / u- k'a [ma]l u-pik (u-) kisin? Kimil "C'est la réception de la jupe de Kisin c'est la mort" » 15 Outre 2 figures mythiques et 2 lignes d’augures, il y a une ligne d’équations Td(αi) = α i+1 qui renvoie à une façon traditionnelle voire universelle de se repérer dans le temps par un jeu de repères et de nombres de jours définissant les périodes (parfois symétrisées) de l’avent et de l’après du repère. Cf. un exemple dans Chamoux (2003).

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nombres noirs sont écrits en numération additive (type romain16), et ils sont placés entre deux dates αααα [X] dont le rang αααα est seul marqué en rouge et le nom X étant sous-entendu. En fait, sont sous-entendus cinq lignes de dates αααα [X] dont les noms X sont à rétablir pour compléter les cinq lignes de dates 2 [X] et 13 [X] . La suite alternée rouge/noir17 13 X, 28, 2, 24, 13. se lit par exemple à partir du signe X = Ahau : 13 Ahau, 28, 2, 24, 13. Les spécialistes rétablissent les éléments sous-entendus « 13 Ahau [+] 28 [=] 2 [Lamat] [+] 24 [=] 13 [Eb] » et expliquent qu’en partant d’un 13 Ahau, on arrive en 28 jours à un 2 [Lamat], d’où, en 24 jours, on arrive à 13 [Eb].

13

TEXTE

TEXTE

TEXTE

TEXTE

Lamat

Ahau

Eb

Kan

[Cib]

28

déesse

Ik Uh

2

24

dieu

Kisin

13

13 + 28 2 + 24 13

Lamat Ahau Eb Kan Cib

Cib Lamat Ahau Eb Kan

Kan Eb Lamat Ahau Eb

L’almanach contient en particulier des chaînes d’égalités qui représentent des translations de pas di (durées en jours) qui font passer des dates ααααi[X i] aux dates ααααi+1[X i+1] ; soit des égalités du type « ααααi[X i] + di = ααααi+1[X i+1] ». Le texte et l’iconographie précisent le caractère favorable,

défavorable ou indifférent des stations atteintes : l’almanach est un instrument de divination. Comme le montre la stèle 18 d’Uaxactun18, le même habitus (former des égalités combinant les deux aspects du nombre) est attesté en dehors des almanachs. On le trouve aussi dans les tables de multiples du codex de Dresde. Dans ces exemples, l’habitus n’est pas limité aux petits déplacements écrits en numération additive : les CL sont en numération de position ou disposition et la notation des dates est plus complexe puisque l’indication de la date ααααX dans le cycle du tzolkin de 260 jours est accompagnée de la date ββββY dans l’année vague solaire ha’ab de 365 jours.

16 Essentiellement attestée dans les almanachs divinatoires, la numération maya ‘à la romaine’ comporte une règle (juxtaposition à valeur additive) et 3 ‘chiffres’ : a) le point de valeur ‘un’ pouvant être répété jusqu’à quatre occurrences (chez les Aztèques, le point peut être répété jusqu’à 19 occurrences), b) la barre ‘cinq’ répétable jusqu’à 3 occurrences, c) le logogramme KAL, UINAL ou UINIC de valeur ‘vingt’ (attesté sous deux formes, dites du vingt ‘lunaire’ et du vingt ‘primate’) qui n’est pas répété dans les almanachs mais qui peut l’être (apparemment sans limite fixée) notamment pour décrire des quantités d’offrandes. Dans le codex, les durées 28 et 24 sont écrites avec les chiffres ‘vingt lunaire’, ‘cinq’ et ‘un’, par ex.: 28 = VCIII (vingt, cinq, un, un, un). 17 L’opposition de couleur est ici un trait pertinent : rouge = date, noir = durée. Nous l’interprétons comme marqueur de l’opposition ordinal/cardinal. 18 8-baktun 16-katun 0-tun 0-uinal 0-kin 3 Ahau 8 Kankin

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8 André Cauty

Les monuments et les codex prouvent que les Mayas écrivaient couramment des nombres à cinq chiffres significatifs et qu’ils pouvaient poser et résoudre des équations calendaires faisant intervenir des durées dépassant le million de jours (et la limite aztèque 160 000). Par ex. les linteaux 29, 30 et 31 de Yaxchilan contiennent le Compte long 9-baktun 13-katun 17-tun 12-uinal 10-kin = 9 x 144 000 + 13 x 7 200 + 17 x 360 + 12 x 20 + 10 = 1 395 970 et quatre Nombres de distance (-397, 15 230, 4 320 et 2 520) ; ces durées relient l’origine à 5 dates CR du règne du roi Oiseau-Jaguar. Le tout forme la chaîne d’égalités :

[0.0.0.0.0. 4 Ahau 8 Cumku] + 9.13.17.12.10. = [9.13.17.12.10.] 8 Oc 13 Yax [9.13.17.12.10. 8 Oc 13 Yax] – 1.1.17. = [9. 13. 16. 10. 13.] 1 Ben 1 Ch’en [9. 13. 16. 10. 13. 1 Ben 1 Ch’en] + 2.3.5.10. = [9. 16. 1. 0. 0.] 11 Ahau 8 Tzec [9. 16. 1. 0. 0. 11 Ahau 8 Tzec] + 12.0.0. = [9. 16. 13. 0. 0.] 2 Ahau 8 Uo [9. 16. 13. 0. 0. 2 Ahau 8 Uo] + 7.0.0. = [9. 17. 0. 0. 0.] 13 Ahau 18 Cumku

Enfin, l’indication ‘Fin du Katun 17’ indique la date CL atteinte 9.17.0.0.0.

La comparaison de ce texte avec celui d’une page d’une chronique aztèque (codex Telleriano) montre que les scribes aztèques dressaient des listes d’années (sur la figure, les années successives : 6 Calli, 7 Tochtli, 8 Acatl) pour y inscrire les événements mais sans les relier, comme les Mayas, par des équations jouant sur la dualité date/durée.

[0.0.0.0.0. 4 Ahau 8 Cumku] [+9.13.17.12.10.]

B1A4

9-baktun 13-katun 17-tun 12-uinal 10-kin [+9.13.17.12.10.]

8 Oc 13 Yax

EF1 - 1-tun 1-uinal 17-kin EF2 [9. 13. 16. 10. 13.] 1 Ben

1 Ch’en H3G4 + 2-katun 3-tun 5-uinal 10-[kin] H4G5 [9. 16. 1. 0. 0.] 11 Ahau

8 Tzec J2I3 + 12-tun 0-uinal 0-[kin] J3I4 [9. 16. 13. 0. 0.] 2 Ahau

8 Uo KL3 + 7-tun 0-uinal 0-[kin] K4L5

[9. 17. 0. 0. 0.] 13 Ahau 18 Cumku

Cote Pas de translation [date CL atteinte] et date CR atteinte Telleriano-Remensis f. 38v

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 9

L’étude des équations mayas montre que les scribes distinguaient les aspects du nombre. Le point de vue ordinal pour distinguer une entité parmi d’autres19, le point de vue cardinal pour définir une entité par son étendue20. Elle montre aussi que les scribes n’ont jamais confondu les marques de l’ordinal et du cardinal, par ex. le trait de couleur, rouge/noir, dans l’opposition date/durée, ou la différence des logogrammes dans l’opposition du zéro ordinal et du zéro cardinal...

NUMERATIONS PARLEES ET ECRITES

Les chiffres des numérations parlées et écrites aztèques et mayas

A l’écrit, les chiffres aztèques21 sont des files. A l’oral, les numéraux inférieurs au nœud vingt sont des atomes (1, 2, 3, 4, 5, 10, 15) ou des composés additifs comprenant : un appui additif (5, 10 ou 15)22 en place de 1er argument et un atome (1, 2, 3 ou 4) en place de 2nd argument. Entre 11 et 19, l’expression des composés contient le relateur om/on23.

Muni de cette addition, l’ensemble des chiffres parlés nahuas est isomorphe à l’ensemble des chiffres écrits de style point/barre. Bien que mésoaméricains24, les chiffres point/ barre ne furent pas en usage chez les Aztèques. Ils sont formés par répétition du point et de la barre25 puis par composition additive des éléments répétés. Chez les Mayas, les petits numéraux parlés (< 20) sont des atomes (1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 11, 12) ou des composés additifs sur un seul nombre d’appui, 10 , en place de 2nd argument, le 1er argument étant saturé par

19 Distinguer par une expression ordinale : rang d’un jour dans le mois, n° de dossard d’un coureur … 20 Définir un évènement par l’expression cardinale de sa durée en nombre de jours ou de toute autre période (mois, treizaine…), définir un objet par sa mesure (cardinal, longueur, poids, valeur…). 21 Le mot ‘chiffre’ est ici le même abus de langage que dans « chiffre romain », il s’agit d’un signe à valeur numérique convenue (‘point’ = 1, ‘barre’ = 5, ‘drapeau = 20…) et que l’on peut répéter jusqu’à 19 occurrences. L’extrait de codex a des erreurs : http://www.slideshare.net/acyzt/calendriers-msoamricains-2. 22 Les données présentées dans le tableau sont de Launey (1985;664-665). On en déduit la possible ancienne motivation du compter sur/avec les doigts/la main déjà notée par Grasserie (1903) qui indique que les numéraux 5 et 10 contiennent la racine ‘main’. Selon Durand-Forest « macuilli ‘5’ vient de maitl ‘main’ et cui ‘prendre’ et signifie ‘prise de main’ ; et matlactli ‘10’ vient de main et de tlactli ‘buste’ partie supérieure des mains ». 23 Possiblement, selon Launey, des formes réduites de īhuan ‘et, avec ça’ et īpan ‘sur ça’ 24 Les chiffres points/barres sont attestés dès la 2nde moitié du 1er millénaire av. J.-C. 25 Respectivement jusqu’à 4 et 3 occurrences, donnant les 4 premiers entiers et les 3 appuis additifs.

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10 André Cauty

un atome de (3, 4, 5, 6, 7, 8, 9) ; en d’autres termes, l’ensemble des ‘chiffres’ des numérations parlées mayas n’est pas structuré comme l’ensemble répétitivo-additif des chiffres mésoaméricains écrits de style point/barre. Voici un tableau des entiers de 1 à 19 en numération parlée yucatèque : hun ca ox can ho uac uuc uaxac bolon lahun 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 oxlahun canlahun holhun uaclahun uuclahun uaxaclahun bolonlahun buluc lahca 13

(3+10) 14 (4+10)

15 (5+10)

16 (6+10)

17 (7+10)

18 (8+10)

19 (9+10)

11 = ? (9+2)

12 = ? (10+2)

Ce tableau met en évidence la structure additive. Il suggère aussi que 11 et 12 seraient des anciens composés devenus opaques26 : buluc < *bolon + ca = 9 + 2 (qui suggère : lahun = *bolon + hun = 9 + 1) et lahca < lahun + ca = 10 + 2. L’ensemble des chiffres ‘parlés’ mayas n’est donc pas isomorphe à l’ensemble des chiffres écrits mayas et mésoaméricains de style point/barre. A ceci près, que

les Mayas ont aussi utilisé un autre jeu de chiffres écrits. Il s’agit de chiffres que l’on pourrait dire ‘solennels’ car destinés à l’affichage sur les stèles et les monuments. Ces chiffres sont de deux formes. Assez exceptionnellement des figures entières de personnages (ici : ‘zéro’ et ‘neuf’). Plus couramment, ils sont représentés par la

synecdoque de leurs têtes (style céphalomorphe). L’observation de l’ensemble des chiffres écrits mayas montre :

a) une innovation essentielle, celle du chiffre zéro, attesté dès le 4ème siècle et dont plusieurs variantes sont aujourd’hui connues :

b1) une règle additive concaténant –comme la morphologie des ‘chiffres’ en numérations

parlées mayas– un entier de l’intervalle [3, 9] et le nombre d’appui additif 10

26 Un peu comme les francophones ont oublié que onze, douze… sont d’anciens composés additifs du type 1 + 10, 2+10 dont la motivation était transparente pour les romains parlant latin. Ce qui montre aussi, comme c’est souvent le cas dans les numérations parlées, que les locuteurs firent des sortes d’essais de plusieurs stratégies de composition avant d’en systématiser une (plus optimale pendant un temps) ; une trace fréquente de ce changement de stratégie est le renversement du tactème d’ordre (seize/dix-sept, quince/dieciséis, quinze/dezesseis, twelve/thirtenn…).

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 11

b2) un procédé métonymique qui consiste à réduire la tête caractéristique de l’entier 10 à sa mâchoire décharnée ; ce qui permet d’intégrer le nombre dix à la tête ou à la figure du composé additif ainsi sémiotisé selon le schéma « 5 + 10 = 15 » :

5 10 15 c) les entiers 1, 2 et 11, 12 ne semblent pas composés du

moins d’une manière transparente pour le lecteur d’aujourd’hui. Autrement dit, l’ensemble des chiffres solennels mayas non nuls est structuré par une loi d’addition qui calque exactement celle des chiffres ‘parlés’ des langues mayas. Ces deux ensembles sont isomorphes. Voici les céphalomorphes des intervalles [3, 9] et [13, 19] :

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12 André Cauty

L’ensemble des nœuds des numérations parlées : détermination à valeur multiplicative

Dans les deux univers culturels, maya et aztèque, l’analyse de la forme des nœuds27 de la numération parlée montre qu’ils relèvent d’un processus de détermination où interviennent28 un déterminant numéral (dont le référent est un entier inférieur à vingt29) et un déterminé numéral (son référent est un nombre d’appui multiplicatif) que l’on trouve respectivement en position de 1er et 2nd argument du numéral complexe signifiant du dit nœud. Couramment les déterminés renvoient aux trois nœuds principaux des numérations mésoaméricaines : le nœud 20 (souvent dit ‘base’), son carré 400 et son cube 8 000. Launey (1986:665) souligne, pour le nahuatl, qu’il ne « connaît pas d’expression classique désignant des puissances de 20 supérieures à 8000 (203) » et ceci malgré le témoignage d’un contemporain qui lui aurait affirmé que la suite des puissances de vingt continue au-delà de 8 000. On doit donc retenir que la numération parlée aztèque comprend seulement les trois nœuds30 « 201, 202 et 203 ». Chez les Mayas du Classique la suite des puissances successives ne s’arrête pas au cube. On sait au contraire que les scribes l’ont effectivement prolongée bien au-delà de la troisième puissance. Dans le cas des durées exprimées en nombre de jours, la stèle 1 Cobá prouve que, la série maya des puissances de vingt est montée aux environs31 de la 20ème. La rareté et l’état de conservation des cas de nombres dépassant les nombreux CL à cinq chiffres n’a pas permis de découvrir les noms de toutes ces puissances dans les langues mayas. C’est pourquoi les américanistes utilisent par commodité une sorte de métalangage constitué des noms yucatèques connus par les documents coloniaux pour les plus petites puissances, et pour le reste des dénominations construites par continuité : hun kal ‘un vingt = 201’, hun bak, ‘1x202’, hun pic, ‘1x203’, hun calab, ‘1x204’, hun kinchil , ‘1x205’, etc.

27 Les nœuds principaux d’une numération forment la suite des puissances de la ‘base’. Comme nous avons vu, cet ensemble, chez les Aztèques, est fermé et petit : l’unité 200, le nœud principal 201 et les puissances 202 et 203. 28 Outre le classificateur, car le nahuatl et les langues mayas sont des langues à classificateur. 29 Le paradigme théorique des multiplicateurs est (1, 2, 3, etc. 19). Chez les Mayas, tous les multiplicateurs possibles (1, 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19) sont effectivement attestés du moins pour les premières puissances (kal, bak et pic) pour un exemple, voir Beltran de Santa Rosa. Quant au paradigme des multiplicateurs aztèques, la situation est assez différente, car on n’a pas de témoignage direct pour tous coefficients multiplicatifs. Les exemples donnés par Launey montrent que les locuteurs privilégiaient l’usage des petits multiplicateurs (1, 2, 3 et 4) et des deux premiers multiplicateurs ‘ronds’. Ces deux coefficients (5, 10) sont avec 15 des sortes de ‘sous-bases’ tant de la numération parlée nahuatl que de la numération mésoaméricaine écrite de style point/barre. En tout cas, on ne dispose pas vraiment d’exemples effectifs où le multiplicateur serait (19, 18, 17, 16, 14, 13, 12, 11, 9, 8, 7, 6). Le coefficient multiplicateur 1 n’est pas sous-entendu. 30 Qui d’ailleurs correspondent exactement aux trois signes numériques qui forment, avec l’unité un, le « vocabulaire terminal » des signes de la numération écrite aztèque. 31 Le manque de précision est lié au fait que la stèle est très érodée au niveau des plus hautes puissances.

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 13

En numération aztèque, les restrictions observées (cf. p. 4 c) à l’écrit le sont aussi à l’oral. Ci-dessous le tableau des déterminations aztèques que l’on peut dresser à partir des données de Launey32 en prenant comme déterminés les nœuds « 201, 202 et 203 » : cem-pōhualli ‘un compte’, cen-tzontli ‘une (touffe de) cheveux’ et cem-xiquipilli ‘un sac (de graines)’ Attention à ne pas mésinterpréter les colonnes de glyphes (multiplicateurs et nœuds) en écriture pictographique : elles ne servent qu’à montrer la transcription en signes d’écriture d’une part des multiplicateurs (déterminants) en chiffres mésoaméricains point/barre, et, d’autre part, les nœuds (déterminés) en signes aztèques. Ce serait une erreur de penser que les expressions complexes parlées, par exemple nāuh-pōhualli , s’écrivaient en juxtaposant les deux signes correspondants ����.

32 Le paradigme des multiplicateurs couramment attestés ne contient pas les entiers (6, 7, 8, 9, 11, 12, 13, 14, 16, 17, 18, 19) : « les noms des vingtaines et de leurs puissances sont obligatoirement précédés d’un cardinal de rang inférieur qui leur sert de multiplicateur : on forme ainsi des noms composés dans lesquels les multiplicateurs apparaissent sous une forme légèrement modifiée : 1 (…) 2 (…) 3 (…) 4 (…) et le radical sans suffixe absolu pour 5, 10 et 15 » (Launey;1986:665) dont voici les principaux exemples : nāuh-pōhualli ‘80’, mátlac-pohualli ‘200’, ōn-tzontli ‘800’, mācuil-tzontli ‘2 000’, caxtol-tzontli ‘6 000’, ē-xiquipilli ‘24 000’.

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14 André Cauty

Cette concaténation n’existe tout simplement pas chez les Aztèques dont la numération écrite était de type additif comme la numération en chiffres romains. Le nombre parlé nāuh-pōhualli ‘quatre-vingts’ se traduit à l’écrit par 4 occurrences du nœud 20 comme sur la figure ci-contre dont les gloses précisent la lecture : a) en nahuatl nauh-tecpantli tepoztli et b) en espagnol instrumentos de yerro para cortar. En numérations écrites mayas et contrairement aux restrictions notées en numération écrite aztèque, tout entier de [1, 19] est attesté comme coefficient de tout nœud, ceci au moins jusqu’au baktun. De nombreux exemples (Comptes longs et Nombres de distance) le démontrent. Le paradigme est complet, de hun ‘1’ à bolonlahun ‘19’, tant pour les chiffres point/barre que céphalomorphes, tant en usage cardinal qu’ordinal. Ce qui nous invite à regarder comment les numérations écrites mayas et aztèques notaient ces conceptualisations numériques qui correspondent pour le mathématicien à la notation des monômes ciN

i. C’est sur ce point de la sémiotisation des déterminations ciNi que les

systèmes mayas et aztèques divergent le plus, car les numérations mayas ne sont pas du type additif. Chez les Mayas, les multiples des nœuds s’écrivent comme ils s’énoncent sous forme de déterminations à valeur multiplicative : leur 1er argument est un chiffre notant un coefficient et le 2nd un nœud/classificateur/période (non marqué en numération de position. La différence est spectaculaire : un aztèque écrit « VINGT VINGT VINGT VINGT-» et énonce « quatre VINGT-» là où un maya écrit « 4 VINGT-» et énonce « quatre VINGT-». Attention à ne pas confondre, chez les Mayas, l’écriture générale des nœuds et la notation écrite spécialisée à l’enregistrement de l’âge de la Lune dans les séries lunaires ; par nature ou définition, cette écriture est seulement attestée pour les entiers de 21 à 29 où elle est motivée par la forme protractive orale33 de ces nombres, par exemple 24 = (4 t 20) :

33 Cf. Cauty et Hoppan (2002) pour une présentation de la protraction. Le tactème d’ordre (arguments placés dans l’ordre croissant) est le trait pertinent qui différencie les formes protractives et les formes additives attestées pour noter la valeur (29, 30) de la lunaison ou les durées marquant les petits pas plus grands que vingt dans les almanachs. 34 Parlée = transcription moderne (Hoppan;2010), et beltran renvoie à l’orthographe coloniale utilisée dans Arte del idioma maya reducido a sucintas reglas y semilexicon yucateco (Beltrán;1742).

Composition (+) mésoam.

Protraction (t) maya

Détermination (x) maya

Répétition (+) aztèque

écrite

parlée beltrán34

ox lahun

kan [tu-ka'-] k'aal can tu kal

kan winikha’ab can katun

nāuh pōhualli détermin. ‘4 vingt’

décimale 13 = 3 + 10 26 = 6 tttt 2° vingt 80 = 4 vingt = 4 x 20 = 20 + 20 + 20 + 20

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 15

Les numéraux de plus grande profondeur syntaxique

En numération parlée nahuatl, l’expression numérale des entiers intermédiaires entre les nœuds et leurs multiples est une suite additive d’opérandes que schématise la formule algébrique n = Σ ciN

i. Exemple : ōm-pōhualli on cē = [(2 x 20) + 1] = 41. A cette ‘profondeur syntaxique’, les expressions numérales sont très systématiques35 en nahuatl. De plus, les scribes aztèques disposaient de deux particules36 qui leur donnaient la possibilité de distinguer l’addition des opérandes et l’addition des constituants d’un chiffre : caxtolli on-nāhui pōhualli īpan màtlāctli оm-ōmе = [(15 + 4) x 20] ⊕⊕⊕⊕ [(10 + 2)] = 392.

D’où la thèse que la numération parlée nahuatl est du sous-type arithmétique ‘parenthésé’ (Cauty;1984) ou du type Bien organisé (Guitel;1975) encore dit type37 Articulation (comme celle des Chinois ou des Coréens) et que nous qualifions parfois de dispositionnelle. La numération parlée38 n’est donc pas du type Additif de la numération écrite, ce qui revient à dire que les numérations aztèques, parlées et écrites, ne sont pas isomorphes. Par contre, la numération parlée des Aztèques est isomorphe à la numération des CL gravés sur les monuments mayas du Classique. Du point de vue cognitif, le nombre est conçu en logique polynomiale39. Du point de vue de la sémiotisation, le scribe exprime tous les monômes de ΣciNi quand le chiffre zéro est disponible (c’est le cas des Mayas) et seulement les monômes à coefficient non nul quand le zéro n’est pas disponible ou utile (c’est le cas des Aztèques). La numération parlée nahuatl et la numération du CL diffèrent peu de la numération de Position (au sens strict)40 attestée par les codex mayas du Postclassique. Chez les Mayas, les numérations parlées et écrites ne sont pas non plus isomorphes entre elles. La différence vient du fait que l’expression parlée des entiers intermédiaires, ceux qui se trouvent entre les nœuds et leurs multiples, est d’un type particulier. Nous avons montré (Cauty;1987) que les numérations parlées des langues mayas, notamment en yucatèque et en chol, étaient jusqu’à l’époque coloniale d’un type assez peu attesté dans le monde, le type Protraction (Cauty et Hoppan, 2007)41. Les numérations protractives saisissent le nombre plus en vision ordinale que cardinale. Pour exprimer 35, par exemple, le locuteur doit anticiper le palier visé de la 2ème vingtaine et, de manière rétrograde, le prédécesseur de ce palier, à savoir la 1ère vingtaine. D’où la

35 Ce qui n’est pas le cas des numérations parlées des langues européennes notamment de l’espagnol. 36 « La particule –on-sert à unir les adjectifs numéraux entre eux, tandis que ipan est utilisé pour lier des unités numériques de genres différents » (Durand-Forest;2000:56). « quand il n’y a que deux éléments joints, /om/ est la jonction la plus usuelle ; s’il y en a davantage, on peut faire alterner des nombres précédés de /om-/et des nombres précédés de īpan ou īhuān » (Launey :666). Si nécessaire, on pourrait distinguer les écritures īpan ‘sur ça, ⊕’ pour l’addition des opérandes et om/on ‘et, +’ pour celle des constituants de chiffres. 37 http://www.dma.ens.fr/culturemath/histoire%20des%20maths/htm/cauty_nombres/texte.htm#1 38 Pour une présentation synthétique : Cauty, A. (1986), ‘Taxinomie, syntaxe et économie des numérations parlées’, Amerindia, n°11, Paris, 39 Plus prosaïquement, il est conçu par paquets, et paquets de paquets… et ceci selon une progression régulière et systématique de la taille des paquets. 40 Le passage du type disposition au type position suppose l’invention du signe zéro pour remplacer en surface le non-marquage des signes qui expriment normalement les puissances successives de la base : c’est le passage d’une écriture de la forme ΣciNi à une écriture de la forme Σci (qui sous-entend les périodes et n’exprime que les coefficients, y compris le coefficient nul). 41 http://celia.cnrs.fr/FichExt/Etudes/Maya/FDLCultureMathproPDFversion%20CELIA%20bis.pdf

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16 André Cauty

glose « 5 vers la 2ème vingtaine » ou « 5 vers 40 » de l’expression yucatèque holhu (ti u-ca) kal42 de l’entier 35. Pour conclure cette partie, nous traduisons dans les différents systèmes de numération évoqués l’expression numérale du millésime de la révolution française « 1789 » supposé désigner des entités -t. En logique vigésimale, le décimal 1789dix a 3 chiffres significatifs :

[ ( 4 x 202 ) + ( 9 x 201 ) + 9 ] ou 4.9.9. C’est la forme polynomiale que calquent les numérations écrites mayas (monuments et codex) et la numération parlée aztèque. La forme maya parlée est plus difficile à restituer non pas parce qu’elle est de type Protraction mais parce que la colonisation a eu pour effet d’en faire pratiquement disparaître les formes au profit d’autres, plus proches du modèle de la numération additivo-multiplicative du conquérant espagnol. Il est cependant possible de reconstruire la forme protractive de 1789. Soit t le signe de l’opération de protraction. En logique protractive : 1789 = [(4 x 400) ⊕ (9 tttt 5° 20)] pouvait s’énoncer

« [(can bak-) catac (bolon- tu ho kal-)] t ». Pour sémiotiser le même entier en numération additive aztèque, il faut répéter dans l’ordre ou le désordre, les signes des nœuds: 4 signes tzontli, 9 signes pohualli et 9 signes unité. L’écriture proposée ci-contre n’est pas tout à fait correcte : il manque un signe précisant la chose comptée (par ex. du temps discrétisé en jours), et elle a 3 chiffres significatifs (un de plus que dans les grands nombres aztèques que nous avons pu observer dans les documents). D’où le tableau de 1789 en écriture polynomiale, en numération parlée nahuatl et dans les deux numérations écrites mayas (monuments et codex) ; du point de vue cognitif, ces trois numérations sont quasi isomorphes : elles relèvent de la conceptualisation polynomiale43.

Σ (ciNi) [ ( 4 x 202 ) ⊕ ( 9 x 201 ) ⊕ 9 ] UNITE

Parlée nahuatl nāuh- -tzontli īpan chiucnāhui pōhualli īpan chiucnāhui quahuitl 44

Maya monument

codage yucatèque

can

baktun

catac

bolon

katun

catac

bolon

tun

Maya codex 200

Parlée protraction [(can bak-) catac (bolon tttt tuy hokal- t)]

42 On a sans doute un témoignage graphique de cette forme parlée en page 28c/57c du dresdensis. 43 C’est pourquoi elles sont optimales pour l’apprentissage et l’exercice du calcul arithmétique. Des didacticiens et d’autres chercheurs ont montré que les enfants asiatiques sont conduits à « faire moins d’erreurs de comptage, comprendre les concepts de calcul et de nombre à un âge plus précoce, faire moins d’erreurs dans la résolution des problèmes d’arithmétique, et comprendre les concepts arithmétiques de base – tels qu’ils sont par exemple utilisés dans le commerce – bien plus jeunes que leurs homologues américains ou européens » (Geary 1994 : 244) parce que leur numération parlée est systématique et isomorphe à leur numération écrite (type Articulation ou Position). Un indien de l’antiquité mésoaméricaine aurait été dans ces conditions favorables s’il avait utilisé la numération parlée du nahuatl et une numération écrite maya. 44 ‘braça, palo, arbol’, ‘unité de mesure de longueur’, selon Alonso de Molina, 1571, Vocabulario en lengua mexicana y castellana (Mexico City: Porrua, 1970).

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 17

VARIATION SUR LES CHIFFRES ET LES CLASSIFICATEURS AZTEQUES

Comme tout système, les numérations logographiques aztèques présentent des variations. En tout cas, à l’époque coloniale, il y a deux systèmes qui se distinguent nettement par la forme des signes de la vingtaine et de l’unité un. L’un est plus traditionnel et plus ancien, l’autre plus innovant et plus tardif. Aucun des deux n’utilise les chiffres mésoaméricains.

Dans le système traditionnel (à gauche), le point est le signe de l’unité un, tandis que la vingtaine est marquée par une sorte de petit drapeau. Dans le système tardif, l’unité un est

marquée par un trait, tandis que le point devient le rond et marque les vingtaines. En d’autres termes, le rond du système tardif correspond au drapeau du système traditionnel. Traditionnels ou tardifs, les signes peuvent être répétés, au moins théoriquement, jusqu’à dix-neuf occurrences. Dans le système tardif, quand il y a plus de cinq répétitions du signe de l’unité un, les occurrences sont clairement regroupées par paquet de cinq et un trait relie la première à la cinquième du groupe ainsi formé, ce qui leur donne l’allure d’un peigne45. Le tableau suivant illustre la différence des systèmes traditionnel et tardif pour la mise en signe des petits entiers compris entre 5 et 20 ; il montre aussi que la systématisation du regroupement par cinq a pour effet, dans le système tardif, de réduire le champ des lectures ou interprétations possibles d’une écriture (réduction de l’ambiguïté) :

traditionnel

‘5+4’ ‘6+3’

‘6+4’ ‘7+3’

‘6+4+1’ ‘7+3+1’

tardif

‘5+4’

‘5+5’

‘5+5+1’

Contrairement au français et à l’espagnol qui sont des langues à pluriel, les langues nahuatl et mayas sont des langues à classificateurs. Dans une langue à pluriel, les substantifs comptables (c’est-à-dire la plus grande partie du lexique) conduisent à des énoncés du type numéral + nom concret, et on dit, en espagnol comme en français, 80 haches/hachas. Dans les langues à classificateur, les mots désignent des notions (plutôt que ‘un enfant’, on entend ‘de l’enfant’) qui ne sont a priori ni pluralisables (comme par ex. le mot fraîcheur dans ‘je prends la fraîcheur) ni quantifiables (je peux quantifier directement ‘une/deux pomme(s)’, mais pas ‘de la pomme’) avant d’avoir été soumis à une opération de détermination/ substantialisation qui laisse une trace linguistique (à savoir un classificateur dans les langues où leur système est bien développé) : « je prends trois tranches de pain ». Les classificateurs se diversifient pour individuer de différentes manières une même notion

45 Ces regroupements typographiques visent vraisemblablement à faciliter la lecture/écriture des agrégats de traits supérieurs à la limite de subitisation de l’œil (4 ou 5). La présence du trait de regroupement n’est pas en soi une innovation, ce qui est nouveau c’est la systématicité de son emploi.

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18 André Cauty

et pouvoir distinguer/quantifier : « de la pomme, fruits , 3 » ou « de la pomme, arbres, 3 », « des gens, debout, 3 », « des animés non humains, gros, 3 », etc. Ne voir que deux éléments (déterminant numérique + déterminé nominal) dans les énoncés comme « 80 charges de cacao » ou « 100 haches » résulte du fait que le français et l’espagnol sont des langues à pluriel qui n’ont pas spécialement développé le système dit des ‘classificateurs numériques’46. Dans les documents traditionnels, par exemple la Matricula de tributos, les scribes notaient bien trois informations renvoyant à trois actes cognitifs différents : a) un acte de saisie de la nature du tribut, b) un acte d’individuation/détermination/prélèvement qui concrétise et rend comptable la notion dont on parle et que l’on veut quantifier, enfin c) un acte de comptage (énumération + dénombrement) qui s’achève dans l’acte de renseigner le codex en y portant trois marques qui témoignent de ce triple travail. Dans les exemples suivants, les gloses en nahuatl et en espagnol sont des clefs pour reconstituer les étapes du processus énonciatif. Elles sont comme les traces47 laissées par un cheminement cognitif qui est passé par trois moments (identification du tribut, modalité du prélèvement, quantification). Matricula p. 18

p. 17

p. 20

nauhtécpant mamalli xochicacáhuatl macuiltecpantli tepoztli nauhtecpantli tepoztli 4 x 20 Classificateur fleur de cacao 5 x 20 Classificateur hache 4 x 20 Classificateur hache 100 (sic !) cargas de Flor Cacao Pas de glose visible Instrum. de yerro p.cortar 80 (100 ?) charges de fleurs de cacao 100 haches 80 haches D’où la thèse que l’expression d’une quantité de tribut comprend trois types de marques à savoir : une marque d’individuation/substantialisation, une marque de classification et une marque de dénombrement/quantification. Ci-dessous divers tributs (couvertures de la p. 30).

46 Raoul de la Grasserie signale un certain nombre de classificateurs numériques : tetl pour les objets ronds ; olotl pour le maïs, les troncs, les piliers, tlamantli pour les paires, pantli pour les rangées, les sillons, les murs, les objets ou personnes disposés en rang... 47 La différence des systèmes en jeu (langue espagnole, langue nahuatl et écriture pictographique) crée, en effet, un différentiel suffisant pour analyser (casser) en trois constituants le noyau lourd de l’énonciation.

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REGISTRES D’ IMPOTS FONCIERS

Les codex Vergara, Santa Maria Asunción48, Otlazpan et autres sont des registres du XVIe siècle contenant des informations démographiques et cadastrales sur les exploitants et sur les parcelles exploitées (Noriega, 1994). Ces sources confirment les témoignages sur le calcul de l’impôt de Cortès « celui qui les possède [les lots de terre] peut payer le tribut parce que pour chaque mesure tant d’impôt leur est attribué selon l’endroit où se trouvent les terres », ou de son fils « celui qui a un terrain paie un tribut, celui qui en a deux, deux […] ; et celui qui a une terre irriguée paie le double de celui qui a une terre sèche » (Harvey et Williams;1981). Ces documents d’un genre particulier se rangent en trois types complémentaires : 1) tlacatlacuiloli49, registre généalogique des personnes liées à l’exploitation des parcelles.

Codex de Santa Maria Asunción, folio 2r : tlacatlacuiloli Sur la figure ci-dessus, on voit : Pedro Tlacochquiauh, sa femme, leurs 2 enfants, le frère de Pedro avec sa femme et leur fils. Chaque adulte est figuré par une tête et son nom. Au décès de quelqu’un, l’administration noircit la tête qui le représentait. 2) milcocoli50, registre des terres reproduisant le contour des parcelles, indiquant le type de sol, et donnant en chiffres de style trait/rond (et non de style point/barre) la longueur des côtés exprimée en nombre de quahuitl 51. La numération du système tardif contenait aussi 5 signes désignant des fractions de l’unité de longueur : main, cœur, flèche, bras, os52. 48 « Les Codex Vergara et Santa María Asunción sont deux documents très proches conservés en deux lieux différents : l’un se trouve à Paris tandis que l’autre est à Mexico. Ces deux codex, aujourd’hui séparés, sont sans doute deux parties d’un même document ou pour le moins d’un même dossier juridique. L’un et l’autre, rédigés sur du papier européen, portent la signature du juge Pedro Vásquez de Vergara. C’est sous ce dernier nom que l’on mentionnera dorénavant ces deux codex […] A la différence du Codex Xolotl, il a été possible de dater assez précisément le Vergara et de proposer une fourchette allant de 1539 à 1545 » (Thouvenot;1998). 49 Selon Thouvenot : tlaca-tla-cuilo-l-li = tlacatl ‘homme’ ; tla- ‘préf. indéf. Inanimé’ ; icuiloa ‘écrire, peindre’ ; -l- ‘suf. Nominalisateur’ ; -li ‘suf. Absolu’= écriture des hommes : informations relatives aux relations généalogiques (id.). 50 mil-cocol-li = milli ‘champ cultivé’ ; cocolli ‘charge’ ; -li ‘absolu’ = contour des terres (idem). 51 Unité de longueur, de l’ordre de 2,5 mètre selon Harvey et Williams qui pourrait ( ?) correspondre au cenmatl precolombien (= un brazo = 2, 50 m) de Sepulveda et Herrera. 52 Selon Williams et Jorge (2008), ces « monades » vérifient les égalités : 10 os = 6 bras = 5 cœur = 4 flèche = 2 quahuitl ; et 5 main = 3 quahuitl.

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Voici l’enregistrement (folio 10r) de 4 champs dont 2 sont à Pedro et 2 à son frère : Sur le 1er côté du 1er rectangle, on voit : 1 rond, 3 groupes de cinq traits et 4 traits isolés53. Supposant qu’il s’agit d’un système additif et posant qu’un trait représente une unité et qu’un point en représente vingt, Harvey et Williams déchiffrent la longueur de ce premier côté : 20 + 5 + 5 + 5 + 1 + 1 + 1 + 1 = 39, et ainsi des autres longueurs inscrites sur chaque côté de chacune des 4 parcelles rectangulaires : (39, 15 + ‘main’, 39, 15) ; (25, 8, 26, 8) ; (38, 8, 39, 9) et (20, 8, 20, 9). 3) tlahuelmantli54, registre qui reprend les parcelles du milcocoli sous forme de rectangles beaucoup plus ‘abstraits’ et dont certains présentent un petit décrochement en haut à droite.

Codex de Santa María Asunción, folio 19v : tlahuelmantli Chaque rectangle comprend des signes et des nombres déchiffrés dans les années quatre vingt par Harvey et Williams. Partant des témoignages anciens qui précisent que l’impôt était fonction de la quantité et de la qualité des terrains :

un terrain paie un tribut, celui qui en a deux, deux […] ; et celui qui a une terre irriguée paie le double de celui qui a une terre sèche

Harvey et Williams réalisèrent des expériences à partir de l’idée que les nombres inscrits dans le 3ème registre (tlahuelmantli ) devaient être reliés à ceux du 2ème (milcolcoli), et que

53 Que l’on pourrait coder en numération romaine adaptée au caractère vigésimal : GVVVIIII 54 tla-huel-man-tli = tla- ‘préf. indéf. Inanimé ; huel ‘bien’ ; mani ‘être, se trouver’ ; -tli ‘suf. Absolu’ = nivelé (Thouvenot, Amerindia 23).

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le tout devait servir à déterminer l’impôt. Ils commencèrent par distinguer les zones de chaque texte et leur attribuer des significations conjecturales jusqu’à l’obtention d’une certaine cohérence interprétative. Ils distinguent ainsi une zone centrale, le registre Z, destinée à recevoir les signes indiquant la nature du terrain (Noriega, 1998:78-79). Leur pierre de rosette fut l’idée que les trois zones du tlahuelmantli contenant des signes numériques devaient être considérées ensemble, comme le tout de l’expression complexe d’un nombre qui, selon la conjecture principale, devait à la fois traduire la surface du champ et être fonctionnellement reliées aux longueurs de ses côtés55 connues par le milcocoli. Après de multiples calculs et expériences de pensée, leur constat est qu’il s’agit de l’écriture d’un nombre, que ce nombre exprime la surface du champ et qu’il est bien corrélé aux longueurs des côtés du deuxième registre (dans 71% des cas, l’écart est inférieur à 10%).

(…) document des Papeles de la Embajada Americana (…) Le champ de gauche fournit les données milcocoli et celui de droite (reliés par une ligne de points) les données tlahuelmantli. La superficie du champ peut être calculée à partir des données milcocoli en multipliant la longueur par la largeur ce qui donne 272 quathitl2, chiffre que l’on trouve dans le champ de droite (1081)

De fait, dans le champ de droite on lit les chiffres 13 et 12 interprétés comme constituants du nombre 13 x 20 + 12 = 272 ; et dans le champ de gauche on lit la largeur « 16 et un os ( ?) » et la longueur « 17 et une main » ; admettant que l’os et la main soient des fractions de l’unité, le produit des dimensions est compris entre 16 x 17 = 272 et 17 x 18=306 donc dans l’intervalle [272, 306] qui contient (de justesse) la surface 272. La conclusion de Harvey et Williams est la thèse, nouvelle et revendiquée comme telle, d’une numération aztèque de position. Dans l’encart sur les « systèmes de numération positionnelle » qui en donne des exemples et en explique le fonctionnement on lit « dans le système aztèque, on joue avec des traits et des points dont la valeur varie selon la position : 3 traits dans le premier registre signifie 3, mais trois traits dans le second registre signifient 3 x 20. Les points n’apparaissent que dans le troisième registre et ont pour valeur 202 ou 400 » (ibid.:1074) Et plus clairement encore dans le corps de l’article : 55 Il existe encore des régions analphabètes où l’on peut observer diverses pratiques paysannes d’estimation des surfaces et des rendements agricoles ; pour un exemple récent ; Knijnik, G., ‘A matematica da cubação da terra’, Etnomatematica, Scientific American Brasil, Edição especial n° 11 ; Rouche, N., et Soto, I., 1994, ‘Résolution de problèmes de proportionnalité par des paysans chiliens’, Repères, n° 14, Metz : Topiques éditions, pp. 5-19.

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L’intérêt de notre récent déchiffrement de deux documents datant des premiers temps de la colonisation (…) est de nous fournir la première preuve directe que les Aztèques utilisaient aussi un système de numération de position et un symbole spécial pour zéro (ibid.:1068).

Notre propos est triple : a) souligner l’importance des expérimentations arithmétiques réalisées par Harvey, Williams et les autres, b) valoriser le lien établi entre les longueurs milcocoli et les aires tlahuelmantli , et c) critiquer la conclusion disant que l’enregistrement des surfaces du tlahuelmantli s’est fait en numération de position avec zéro et non pas en numération additive traditionnelle comme celui des longueurs milcocoli.

LE « SYSTEME DE NUMERATION DE POSITION DE TEXCOCO »

Le système de numération de position de Texcoco fonctionne de la façon suivante : dans le registre tlahuelmantli, les nombres sont inscrits selon trois positions que nous appelons « registres ». Le premier registre situé dans le décrochement représente les unités indiquées par des traits de 1 à 19. Chaque groupe de 5 traits est marqué par une ligne qui joint les traits à leur sommet. La valeur du registre va de 0 à 19 et, quand il s’agit de 0, le décrochement n’est pas dessiné ou laissé vide. La base du rectangle constitue le second registre qui représente 1 à 19 unités de 20 (soit de 20 à 380 dans notre système numérique). Le total des deux registres s’obtient en multipliant le chiffre du deuxième registre par 20 et en additionnant le résultat à celui du premier registre. Cette somme ne dépasse jamais 399. La partie centrale du rectangle est le troisième registre et représente les quantités de 400 et plus par des multiples de 20. Pour obtenir le total des premier et troisième registres, le chiffre du troisième est multiplié par 20 et ajouté à celui du premier. Le point [le rond] symbole de 20 n’intervient donc que dans le troisième registre et sa position lui confère la valeur de 202 soit 400 et non plus 20. [une phrase peu compréhensible : ‘les deuxième et troisième registres ne sont jamais figurés’]. Lorsqu’il n’y a aucun chiffre dans le troisième registre, l’épi de maïs est dessiné dans le haut du rectangle et signifie 0 (ibid.:1077 et 1079).

Commençons par remarquer que les longueurs milcocoli ne sont pas écrites en numération de position mais en numération traditionnelle : la numération aztèque de type additif. Certes, elle a subi un petit lifting : ses chiffres ne furent écrits ni dans le style répétitif de la numération aztèque traditionnelle ni dans le style point/trait de la numération maya, mais dans le style trait/rond du système que nous avons qualifié de tardif. Regardons, registre par registre, l’écriture tlahuelmantli des surfaces des 4 champs de Pedro et de son frère avec les yeux recommandés par Harvey et Williams. Le 1er registre, R1, est le petit décrochement qui apparaît seulement sur certains rectangles (champs 1 et 3). Il reçoit les unités dont le nombre est indiqué par des traits, soit dans l’ordre des champs :

4 traits/pas de décrochement/13 traits/pas de décrochement Le 2ème registre, R2, est la base du rectangle. A condition qu’il n’y ait pas de quatre-centaines (auquel cas on place un épi de maïs en haut dans le registre Z3), le registre R2 reçoit les vingtaines dont le nombre est indiqué par des traits, soit dans l’ordre des champs :

base vide/10 traits/16 traits/9 traits Le 3ème registre, R3, est au centre du rectangle (sous le glyphe Z0 de la nature du champ). A condition qu’il y en ait (c’est le cas du champ 1), le registre R3 reçoit les quatre-centaines dont le nombre est en écriture additive classique : il est enregistré comme la somme des ses vingtaines (dont le signe est un rond) et de ses unités (dont le signe est un trait) ; pour le champ 1 (seul exemple dans lequel R3 n’est pas vide) on trouve :

1 rond et 11 traits.

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Approche critique comparée des nombres aztèques et mayas 23

On notera que les opérandes ne sont pas placés dans le même ordre : dans le milcocoli, ils sont rangés des unités vers les vingtaines (ordre croissant) ; dans le tlahuelmantli , ils sont en ordre décroissant. Soit le schéma récapitulatif du tlahuelmantli :

place et définition des registres R et Z

R1

Unité

Z0 ‘nature du sol’ Z3 maïs ‘zéro’

R3 Quatre-centaine R2 Vingtaine

Champ 1 Champ 2 Champ 3 Champ 4

202

Z0

Z3

maïs (zéro)

maïs (zéro)

maïs (zéro)

202 R3 1 rond 11 traits

201 R2 10 traits 16 traits 9 traits

200 R1 4 traits 13 traits

Dans les Papeles de la Embajada Americana, l’écriture des aires est différente56. On ne voit pas de registre R1 (décrochement). On ne voit pas de registre R2 (des vingtaines, 201), mais un registre R’2 des unités (dé)placé hors du rectangle en position symétrique des registres R2. Ce registre R’2 contient 12 traits (= 12 x 200). On ne voit pas de registre R3 (des vingtaines et quatre-centaines,

201 et 202) au centre du rectangle, mais un registre R’3 (des vingtaines) sur le côté ouest intérieur du rectangle où sont inscrits 13 traits (= 13 x 201). Harvey et Williams nous disent que R’2 et R’3 contiennent l’écriture 13 x 20 + 12 = 272 de la surface. On note : a) il n’y a pas de quatre-centaines et b) il n’y a ni registre Z3 ni épi de maïs. La règle « Lorsqu’il n’y a aucun chiffre dans le troisième registre, l’épi de maïs est dessiné dans le haut du rectangle et signifie 0 » est mise en défaut ou ne s’applique pas ici. Reste à lire ces assemblages de signes placés dans les registres eux-mêmes placés en divers lieux du rectangle. Lire revient ici à trouver la valeur numérique de ces assemblages. Le critère adopté par Harvey et Williams repose sur une statistique des écarts entre :

a) la surface calculée comme produit de la longueur et de la largeur du milcocoli b) la surface obtenue en additionnant les valeurs des registres du tlahuelmantli .

Dans l’exemple des Papeles de la Embajada, nous avons observé plus haut que : a) l’aire obtenue comme produit des dimensions milcocoli est comprise entre 272 et 306 donc dans une fourchette que l’on peut noter IC (Intervalle Calculé), et b) l’aire obtenue par addition des registres tlahuelmantli a la valeur 272 que l’on peut noter SI (Surface Indiquée) et admettre son appartenance à l’intervalle [272, 306]. Appliquée aux 4 champs tlahuelmantli , la lecture donne les valeurs SI et IC suivantes :

56 Si on la restreint strictement aux nombres à 2 chiffres (unités, vingtaines) inscrits dans les couples de registres R1R2 (tlahuelmantli) ou R’2R’3 (Embajada), la numération tardive pourrait être dite, par abus de langage, de type positionnel.

Champ 1 Champ 2 Champ 3 Champ 4 Z3 maïs (zéro) maïs (zéro) maïs (zéro)

R3 1 x 202 + 11 x 201 = 620

R2 10 x 201 = 200 16 x 201 = 320 9 x 201

R1 4 x 200 13 x 200 = 13

SI 624 200 333 180

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Les champs du milcocoli ne sont pas parfaitement rectangulaires, et peuvent avoir jusqu’à deux longueurs et deux largeurs différentes. Plutôt que de choisir arbitrairement l’une ou l’autre pour calculer la surface, on calcule les extrema du produit57 qui fournissent les bornes de l’Intervalle Calculé. On peut alors constater que l’interprétation construite par Harvey et Williams est fort satisfaisante58 :

POURQUOI LA « NUMERATION DE TEXCOCO » N’EST PAS UNE NUMERATION DE POSITION

La conceptualisation polynomiale et la sémiotisation des nombres en numération de type positionnel font jouer à la position des chiffres dans l’écriture le rôle de signifié des nœuds (puissances de la base). Cette absolue systématicité invite le scribe à prolonger sans limite la suite des positions, et elle lui offre ainsi la capacité de créer et d’écrire des nombres aussi grands qu’il veut60. De plus, les positions sont exclusives : chacune ne reçoit que le chiffre qui marque le coefficient multiplicatif du nœud attribué à cette position. La « numération de Texcoco » ne vérifie pas ces propriétés. D’abord parce qu’il y a seulement 4 positions d’écriture prédéfinies, les registres R1, R2, R3 et Z3. Ensuite parce que ces 4 registres ne reçoivent que les coefficients de 3 nœuds, ceux des monômes en 200, 201

et 202. Le registre Z3 est en effet une sorte de double partiel et inutile de R3. Tous deux reçoivent des coefficients de 202

. Mais pas les mêmes. Quand il n’est pas vide, le registre R3 reçoit le coefficient de 202 c’est-à-dire l’un des 19 chiffres non nuls; au contraire, le registre Z3 reçoit seulement l’épi de maïs « lorsqu’il n’y a aucun chiffre dans le troisième registre [R3]». La « numération de Texcoco » est ainsi limitée aux nombres inférieurs à 8 000. C’est exactement 20 fois moins que la capacité générative de la numération additive traditionnelle (160 000). Mais il est surtout impossible de faire de l’épi un symbole du zéro de position61. Harvey et Williams en firent donc un curieux zéro qui n’apparaît qu’en position initiale et qui ne sert qu’à signifier « 0 x 202 ».

57 Minima = produit de la plus petite largeur par la plus petite longueur ; maxima = produit de la plus grande largeur par la plus grande longueur. Les méthodes paysannes d’approximation des surfaces ne se limitent à faire le produit de la longueur par la largeur, certaines, par exemple, prennent le produit des moitiés des sommes des côtés deux à deux opposés. 58 Voir le tableau de leurs résultats de calcul pour 42 champs différents (ibid. p. 1075). 59 Pour ce calcul on a utilisé l’égalité : 5 main = 3 quahuitl. 60 Nicolas Chuquet, l’inventeur en 1484 de la terminologie des termes en –illion de l’échelle longue (billion = 1012, trillion = 1018, etc.) ne s’y est pas trompé : « et l’on doit savoir que ung million vault mille milliers de unitez, ung byllion vault mille milliers de million […] et ainsi des autres se plus oultre on voulait proceder ». La durée maya de la stèle 1 de Cobá est un nombre à plus de 20 chiffres. 61 Par définition, le chiffre zéro commute en toutes positions avec tous les chiffres de la numération. Le registre Z3 devrait pouvoir contenir n’importe quel chiffre non nul et coefficient du nœud 400 (dans le système de Texcoco, ce chiffre non nul se trouve dans R3 avec le chiffre coefficient de 20).

Champ 1 Champ 2 Champ 3 Champ 4 Min lxL 15 x 39 = 585 8 x 25 = 200 8 x 38 = 304 8 x 20 = 160

Max lxL (15+m) x 39 = 608,459 8 x 26 = 208 9 x 39 = 351 9 x 20 = 180

IC [585, 608] [200, 208] [304, 351] [160, 180]

SI 624 200 333 180

SI cccc IC ? NON OUI (limite inférieure) OUI OUI (limite supérieure)

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Pour l’ordre de lecture/écriture, les positions viennent habituellement les unes à la suite des autres, de manière à former une file62 de chiffres qui commence toujours avec celui du nœud des unités, celui de 200. En « numération de Texcoco » le registre R1 des unités (petit décrochement) n’existe pas toujours, car le scribe le dessine seulement quand le coefficient des unités n’est pas nul et que la surface s’écrit au moins sur deux registres, c’est-à-dire quand R3 ou R2 n’est pas vide (la surface dépasse 400 ou elle dépasse 20). En d’autres termes quand R1 est dessiné, il forme une file avec R2 ou (exclusif) avec R3. Dans le premier cas, la surface est un nombre à deux chiffres, c0 c1, tous écrits en traits, comme dans l’exemple du champ 3 : on transcrit 16.13. et on lit 16.13. = 16 x 201 + 13 x 200 = 333. Mis à part l’éloignement visuel des registres R1 et R2, la notation fonctionnerait comme une numération de position limitée à l’écriture des nombres à deux chiffres de la forme c0 x 200 + c1 x 201. Dans le second cas, la surface est un nombre à trois chiffres (R3 contient les coefficients de deux nœuds, 201 et 202) comme dans l’exemple du champ 1 : on transcrit 1.11.4. et on lit [1.11.]4.63 = [1 x 201 + 11 x 200] x 201 + 4 x 200 = 624. A l’intérieur de R3, en effet, ce n’est pas la position qui définit la valeur du nœud, mais le changement de symbole : le rond réfère à la vingtaine et le trait réfère à l’unité. Ce qui montre que R3 contient un nombre en numération additive traditionnelle, à savoir le nombre 31. Il détermine des vingtaines. C’est le premier opérande, 31 x 20, de la surface. Le second opérande est le contenu 4 (en numération traditionnelle) du registre R1. Pour ces différentes observations, nous suggérons de ne pas considérer le système de Texcoco comme une numération de position avec zéro64.

NOUVEAUTE DU SYSTEME DE TEXCOCO

Si le système tardif de Texcoco n’est pas une numération écrite du type Position, de quel type est-il et à qui servait-il ? Un premier élément de réponse. Lorsqu’il s’agit d’enregistrer les longueurs des côtés dans le milcocoli, le système tardif est un décalque de la numération additive traditionnelle65 : leurs signes ont le même signifié et la même fonction. Seuls leurs signifiants sont différents : trait/rond dans le système tardif, et point/drapeau dans la numération aztèque traditionnelle. Le changement ne va pas plus loin, et n’affecte pas par exemple le caractère vigésimal de la numération. D’ailleurs, il n’y a pas de places de registres différenciés : la mesure d’un côté est inscrite sur le côté du rectangle dont elle donne la longueur sous forme d’un entier (à un ou deux chiffres) écrit en numération

62 En général, verticale ou horizontale. Pour diverses motifs esthétiques ou calligraphiques, et à condition qu’il soit un familier de cette opération de mise en file et d’alignement des cartouches, le scribe peut évidemment placer la file de cartouches de manière à lui faire prendre la forme d’un dessin particulier ; les mayas par exemple ont laissé des textes dont la chaînes de glyphes imite le parcours entrelacé d’une vannerie (Cf. stèle J de Copán). 63 Les crochets [] pour transcrire le fait que les chiffres 1.11. se trouvent dans un seul registre, R3. 64 D’autant que le nombre et la place des registres varient d’un document à l’autre : le tlahuelmantli des Papeles de la Embaja contient les registres que nous avons notés R’2 et R’3. 65 Le choix sémiotique d’un système additif est fréquent quand il s’agit de noter des petits entiers. Ce qui est le cas du milcocoli : selon la liste des longueurs relevées par Harvey et Williams, le plus petit côté est 7 et le plus grand côté est 39. C’est aussi le cas des chapitres d’un livre, souvent en chiffres romains, ou des petites translations que l’on observe dans les almanachs et que les scribes mayas notaient en numération additive (chiffres 1, 5 et 20).

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additive traditionnelle. C’est comme dans la notation des tributs ou celle du nombre des victimes : un nombre (à un ou plusieurs chiffres) est associé à un classificateur (pas toujours sous-entendu) et à un objet (toujours dessiné, souvent avec beaucoup de détails qui peuvent parfois être numériques). La numération utilisée pour écrire les surfaces dans le tlahuelmantli est-elle différente de la numération utilisée pour enregistrer les longueurs dans le milcocoli ? Oui, en ce qui concerne les signifiants des signes : les surfaces sont enregistrées à l’aide des chiffres trait/rond . Non, en ce qui concerne l’emplacement des opérandes d’un nombre à plusieurs monômes. Car, dans le micocoli, les opérandes sont concaténés dans un seul registre. Par contre, dans le tlahuelmantli , les opérandes sont distribués dans des registres différents. De plus, la correspondance entre les places de registres (R1, R2, R3, Z3) et la valeur numérique des nœuds (200, 201, 202) n’est pas biunivoque. D’une part, cela suffit à réfuter la thèse que la numération tlahuelmantli de Texcoco serait du type Position. D’autre part, cela montre que la numération tlahuelmantil n’est pas non plus identique à la numération milcocoli. Sans jouer le rôle de la position en numération de position, la place des registres est partiellement pertinente dans le tlahuelmantli :

a) dans le registre R3, l’opposition unité/vingtaine n’est pas marquée par la position, mais par l’opposition trait/rond (par un changement de symbole)

b) dans R3, un nombre à deux chiffres désigne des vingtaines, c) dans R1 ou dans R2, un nombre à un chiffre désigne des unités

Du point de vue de l’épistémologue, deux habitus s’affrontent : i) écrire les chiffres (ou les opérandes) d’un nombre (qui en possède au moins deux) les uns à la suite des autres dans l’espace d’un seul et même registre, et ii) les écrire en les distribuant dans des registres différents. Dans le système milcocoli, les chiffres sont en file dans un seul registre. Dans le système tlahuelmantli , ils sont distribués sur quatre registres. C’est la plus profonde différence entre les deux systèmes tardifs de numération.

Nature et limite de la nouveauté du système de Texcoco

Nous avons réfuté l’hypothèse que cette différence marquerait le passage du type additif au type positionnel. D’où la question : Que marque-t-elle ? Notre thèse est que l’ordre de succession des registres en numération tlahuelmantli de Texcoco est lié à des contraintes de mise en page66 que les Aztèques auraient eu intérêt à emprunter aux Espagnols. Comme un grand nombre de peuples, les Aztèques comptaient, mesuraient, pesaient… Mais les étalons et les mesures étaient nombreux, hétéroclites et incommensurables entre eux. Les mesures (longueur notamment) s’exprimaient habituellement par des nombres ‘complexes’ comme nos semaines divisées en 7 jours, divisés en 24 heures, divisées en 60 minutes. Un notaire, même de nos jours et après l’imposition du système métrique, inscrit par exemple la surface des terrains en hectares, ares et centiares, et, dans le même acte, la surface des pièces habitables en mètres carrés. Quand le système des mesures est très familier ou quand il est très systématique, les usagers peuvent, sans trop d’inconvénients, ne pas écrire explicitement la valeur des différents

66 Trouver un espace blanc dans le cartouche rectangulaire (substitut du champ) pour placer les chiffres du nombre donnant la surface du champ et les signes donnant les informations utiles au calcul de l’impôt.

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nœuds. Car la familiarité, dans un cas, ou la systématicité, dans l’autre, permet aux familiers du système de restituer ces informations laissées sous-entendues. Notre notaire pourrait écrire : soit (dans l’ordre ou le désordre) « 12 hectares 34 ares 45 centiares », soit (nécessairement dans l’ordre) « 12/34/56 (sans unités) ». Avant la diffusion du système métrique, les calculs se faisaient (péniblement) sur des nombres complexes ; ce qui conduit i) à choisir les étalons et les rapports d’unités de manière à ne manipuler que des mesures d’une complexité réduite, des nombres à peu de chiffres significatifs, et ii) à traiter séparément les quantités de différents nœuds : les hectares avec les hectares, les ares avec les ares… Appelons ‘hygiène typographique’ cet habitus qui a parfois conduit à développer des outils spécialisés comme les bouliers, abaques et autres planches à poussière. Il peut conduire aussi à distribuer les opérandes dans les colonnes d’un tableau (réel ou imaginé). A l’époque du milcocoli, dans le contexte des revendications du 16ème siècle opposant un parti indigène à un parti espagnol sur la question de la valeur des tributs imposés, le parti indigène avait, plus que le parti espagnol, avantage à connaître et utiliser les modes de conceptualisation et de sémiotisation de l’autre. A s’approprier les moyens de vérifier le calcul de l’impôt foncier, de déterminer les surfaces, de les calculer en fonction des côtés67. Or les Européens – notamment les encomenderos, les notaires et les rédacteurs indigènes des rubriques en nahuatl ou espagnol qui émaillent les codex coloniaux – utilisaient des nombres complexes (par exemple une surface de 3 perches et 17 pieds carrés)68 pour deux raisons principales : la numération de position était moins diffusée que la numération romaine, et, surtout, la Révolution française n’avait pas encore inventé et imposé le système métrique des poids et mesures. Dans l’ancienne métrologie européenne, les unités de surface des champs (terre travaillée) portaient des noms qui renvoient i) au labeur agricole et aux rendements du travailleur et/ou du sol69, et ii) à une multitude70 de quantités adaptées aux coutumes et besoins locaux ; d’où le paradoxe d’une multiplicité de mesures agraires incommensurables et souvent redéfinies

67 Une expérience des années quatre-vingt montre bien l’intérêt de savoir compter et se servir de la balance : « il a essayé de nous voler comme l’an dernier, mais cette année je sais compter et me servir de la balance » (Queixalos;1986). 68 Certains clercs pensaient que le zéro est une invention diabolique, et que la numération en « algorismes » avait le mauvais goût des choses apportées par les étrangers de religion musulmane récemment boutés hors d’Espagne… A fortiori, l’Europe ne connaissait pas encore la numération décimale (celle des nombres à virgule) inventée par le flamand Simon Stevin et présentée dans un petit ouvrage intitulé De Thiende (La dîme) et publié en 1586 en hollandais. La notation décimale de Stevin trouva un écho favorable dans l'Europe savante, mais elle entra tardivement dans le quotidien. 69 Une charrée était la surface pour obtenir un char de foin ; une charrue, un journal ou une ouvrée = la surface labourable en un jour par un homme (le journalier…), une fourrée = la surface pour obtenir un foural de blé (20 à 30 litres) ; une perche royale = 22 pieds carrés… 70 Ce sont les bourgeois de la Révolution française de 1789 qui s’attaqueront le plus radicalement et avec le plus de succès à cette multiplicité et lutterons pour imposer le système métrique… provoquant parfois des émeutes parce que les paysans, les artisans, les petits commerçants… bref la population refusait d’abandonner un système, certes hétéroclite au niveau national, familier, significatif et parfaitement adapté aux caractéristiques locales, et de se voir imposer un système parfaitement abstrait qui ne parle ni à l’imagination ni à la tradition.

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au niveau des provinces ou de l’état71, qui contraste au niveau des petites localités avec l’usage stable d’un petit nombre de mesures familières et simples, quantifiées par un petit coefficient multiplicatif le plus souvent écrits en chiffres romains. En d’autres termes, les Aztèques furent confrontés, d’une part, aux idées d’une population rurale européenne qui tenait pour fondateurs les liens et rapports entre le travail humain et une « mère nature » vue comme terre travaillée assurant des rendements comptabilisables, et, d’autre part, non pas aux savoirs arithmétiques des savants de l’époque allant de Chuquet (1484) à Stevin (1586), mais aux habitus des agents de l’administration avec qui il fallait traiter des conflits entre propriétaires indigènes et encomendero. Les protagonistes sont connus, ce sont les dépositaires des anciens titres indigènes de propriété, les notaires, les avocats, les juges... En matière d’écriture des surfaces, les règles de l’hygiène typographique sont suivies par l’administration et les gens de culture occidentale : ils séparent les opérandes et les placent dans les colonnes d’un tableau (réel ou pensé) ; par ailleurs, ils évaluent rendements et productions agricoles en fonction des dimensions du terrain et en tenant compte des qualités du travailleur et de la terre. Disposer du savoir implicite enfoui dans ces habitus permet aux accusateurs de développer des arguments quantitatifs pour déjouer les fausses déclarations. Et il permet aux accusés de développer d’autres arguments quantitatifs pour démontrer leur bonne foi ou dénoncer les excès de l’encomendero. Ce qui conduit à la conjecture que les Aztèques adoptèrent deux habitus a priori espagnols : a) distinguer les opérandes et les placer dans des registres typographiquement disposés selon des règles nouvelles (empruntées ou métissées) développées par l’usage occidental de l’abaque et des tableaux, et peut-être aussi b) évaluer les surfaces par un calcul (largeur x longueur). Les données du codex Santa Maria de Asunción s’expliquent en tout cas plus simplement dans le cadre de cette conjecture que dans celui de l’invention aztèque d’une numération de position avec zéro72. La conjecture évite par exemple de faire dire à l’épi de maïs qu’il est symbole du chiffre zéro, alors que sa présence est plus vraisemblablement un signal permettant de classer rapidement les fiches en deux paquets distincts : la classe des contribuables dont l’exploitation atteint ou dépasse le seuil 400, et celle des contribuables dont l’exploitation est inférieure à ce seuil. La classe des petits contribuables est sur-caractérisée : a) pas de quatre-centaines, b) la place du nœud 400 dans le registre R3 reste vide (tellement vide que les vingtaines sont alors placées non dans R3 mais dans R2) et c) l’inscription du signe ‘épi de maïs’ dans le registre Z3 (inutile parce a) et b) sont déjà deux façons d’écrire le monôme 0 x 202).

71 L’aune (mesure de longueur des tissus) par exemple est définie comme 3 pieds 6 pouces à Nice et à Caen, comme 2 ½ pieds à Metz, comme 3 pieds 7 pouces 8 lignes par décret de 1540, et sa valeur traduite en mètre variait de 0,67 m (Metz) à 2,44 m (dans le Beaunois), jusqu’à être fixée à 1,20 m sur tout le territoire français (décret du 12/02/1812). 72 L’émergence d’une numération de position est un événement rare : ce petit miracle s’est produit au maximum quatre fois seulement quatre fois dans l’histoire de l’humanité : à Babylone, en Chine, en Inde et en Mésoamérique.

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Selon moi, l’intérêt de l’épi de maïs est de faire voir, comme un nez rouge au milieu de la figure du clown, qu’il s’agit d’un champ de surface inférieure au seuil 400, donc le lopin d’un petit propriétaire qui risque de crouler sous les dettes et de subir de plein fouet les brimades de l’encomendero. Dans le contexte colonial mésoaméricain, les interactions indiens/métisses/espagnols furent intenses73, notamment dans l’espace judiciaire qui servait de creuset à l’apparition de nouvelles formes d’écritures et de rhétoriques. Ramenée à ce qu’elle fut – changement des signifiants74 et redistribution de l’espace typographique où inscrire les opérandes d’une surface –, il est possible de préciser ce que ne fut pas le système tardif d’écriture des nombres tlahuelmantli . La nouveauté à l’époque coloniale de la notation numérique dite « système de Texcoco » ou « système tardif » n’était pas encore le début de l’abandon des numérations aztèques traditionnelles additives ; ce n’était pas encore le triomphe (à venir ou déjà disparu) d’une numération mésoaméricaine et vigésimale de position, ni l’emprunt par les Aztèques de la numération décimale de position du colonisateur espagnol.

UN MOT DE CONCLUSION

Considérée en son noyau R+D, Recherche et Développement, la production intellectuelle d’un peuple ou d’une culture prend des formes et génère des applications différentes selon les organisations où elle se réalise. D’après Posner (1983:53) cité par Cauty (1987:257-258), des contraintes systémiques générales poussent les sociétés à trouver un compromis équilibrant économie de performance et économie du système, car le bénéfice de la réduction des expressions (clef de l’économie de performance) est consécutif et fonction de l’investissement nécessaire à l’obtention d’un système plus sophistiqué sans lequel les expressions ne seraient ni simplifiées ni simplifiables. Dans le domaine d’expérience ‘nombres/numérations’, le type positionnel maximalise l’économie de performance ; mais pour en disposer et pouvoir en maîtriser les ressources, la société doit instituer la transmission de ce système complexe et difficile à acquérir, et faire passer au moins certains individus par des années d’apprentissage :

il est en tout cas historiquement constaté que le chemin menant vers une plus grande économie de performance s’est poursuivi au détriment de l’économie du système

Posner donne l’exemple de la Chine ancienne : Ils [chinois] ont épargné à leurs scribes une dépense intellectuelle dans l’exercice quotidien de leur profession, mais ce faisant ils ont élevé le coût intellectuel de la formation professionnelle

et montre l’importance du type d’organisation que la société s’est donnée : une société de la division du travail qui s’autoriserait une caste de scribes hautement spécialisés, se sera volontiers accommodée du prolongement de leur formation, si, de ce fait, l’efficacité des affaires quotidiennes a pu être augmentée. Une société égalitaire qui ambitionne une formation aussi vaste que possible pour le plus de gens possible, s’accommodera par contre d’une moindre efficacité dans certains domaines particuliers de la vie professionnelle, si cela peut libérer les capacités d’apprentissage pour d’autres domaines.

Les Mayas, jusqu’au postclassique où tout allait se perdre, ont produit une arithmétique de qualité et une élite de scribes formés pour en créer les outils et les utiliser. Ils inventèrent

73 selon Lesbre (2008), elles furent aussi précoces dans l’art des codex. 74 Le style « point/drapeau » aztèque et le style « point/trait » mésoaméricain ou maya devient le style « trait/rond » du système de Texcoco. Cela n’empêche pas les ethnomathématiciens de (se) demander « who can say the price in blood… » de tels emprunts ou de telles impositions.

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deux zéros, une numération de position et un système d’unités de temps ; ils développèrent le calcul en arithmétique modulaire et l’appliquèrent à la production de calendriers et d’éphémérides précis au jour près. L’invention d’une numération de position est un événement rare. Mais une fois inventée, sa diffusion est irréversible, et dans ce mouvement, à l’échelle planétaire, c’est la numération décimale de l’Inde qui s’est taillé la part du lion. Donc, si l’on acceptait de créditer les Aztèques de l’usage d’une numération de position, la prudence épistémologique consiste à étudier les circonstances de ce petit miracle et chercher a priori du côté de la diffusion de cette belle invention depuis l’une des deux régions de l’espace/temps qui possédaient déjà ces savoirs mathématiques : le monde voisin des Mayas et le monde omniprésent du colonisateur espagnol. Comme on le sait, la source maya n’avait plus, à l’époque coloniale, la splendeur de l’époque classique, et l’intelligence arithmétique maya ne brillait plus, et se mourrait dans de rares lieux confinés de la mémoire. Ce qui réduit le champ à explorer. Les Aztèques ont produit des outils comptables et une armée d’administratifs qualifiés pour lever l’impôt. Ils inventèrent l’agriculture sur jardin flottant (chinampo) et développèrent. la gestion des cités sous contrôle de la Triple alliance avant de se voir contraints par l’Histoire de tout subordonner aux exigences étrangères des Espagnols qui avaient établi le nouveau régime de l’encomienda. Ils métissèrent leur numération traditionnelle, apprirent l’espagnol, l’alphabet et le calcul. Ils apprirent à calculer les surfaces et adoptèrent les règles du bien écrire des notaires qui placent les opérandes dans des colonnes ou registres bien séparés. Il n’y avait pas de mathématiciens mayas dans le monde du tribunal où les Aztèques produisaient comme preuves et argumentaires les tlahuelmantli . Par suite les Aztèques ne pouvaient être exposés qu’à une seule numération de position, celle du colonisateur. Une numération savante de position, forcément ambiguë. A la fois objet de rejet, car symbole de l’oppression subie, et objet de désir, car outil arithmétique aux performances inégalées. Qu’on la dise « arithmétique aztèque » (Harley et Williams) ou « proto-géométrie aztèque » (Williams et Jorge), la nouveauté apparue dans les codex du bassin de Mexico est pour nous la fille métisse du couple colonisation/résistance, une fille parée d’habits traditionnels et d’habits d’emprunts. Un peu plus à chaque génération, selon un gradient qui voit les Aztèques passer à la décimalité, aux chiffres arabes… jusqu’à l’abandon prévisible de la numération additive traditionnelle et l’adoption de la numération de position du conquérant espagnol… Bilingue ou non, l’école de la vie et l’école tout court s’y emploient chaque fois plus efficacement. Puisse cet article contribuer à la sauvegarde des vestiges encore vivants de deux espèces cognitives quasiment disparues : les traces de la numération positionnelle des Mayas du classique et celles de la numération additive des Aztèques de la Triple Alliance.

RÉFÉRENCES

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ANNEXE 1 : LA TABLE DU CODEX OTLAZPAN

Harvey et Williams (1981:1078-1079) présentent un tableau extrait du codex Otlazpan. Le tableau contient onze lignes comprenant chacune un rectangle avec ses mesures (largeur et longueur), et un impôt composé de trois sortes de tributs (pièces d’argent, charges de bois, têtes de volaille). Le tableau met ainsi en relation onze parcelles agricoles (rectangle L x l) et la quantité de chaque tribut constituant l’impôt à verser par l’exploitant. Tous les nombres sont en numération additive aztèque traditionnelle. Une numération toutefois métissée d’un chiffre arabe : « 4 » utilisé pour marquer le tribut de 4 pièces d’argent. Les mesures de longueur et les quantités de tributs sont toutes inférieures à 8 000, et donc marquées par les chiffres un, vingt et quatre cents, figurés par le point, le drapeau et la touffe de cheveu. On observe quelques innovations typographiques :

a) le nœud vingt est représenté soit classiquement par un drapeau pour marquer une quantité de tributs (20 charges de bois), soit par la synecdoque de la hampe (mise pour le drapeau) chaque fois qu’il s’inscrit à l’intérieur d’un rectangle où il sert à noter les dimensions (largeur, longueur) du champ réel,

b) l’opposition vertical/horizontal utilisée pour différencier les 2 dimensions du champ, c1) l’usage des fractions ½ et ¾ du nœud cen-tzontli pour noter les valeurs 200 et 300,

c2) celui du ½ de la pièce de monnaie.

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Quelles que soient les dimensions des champs, les rectangles qui les représentent ont tous à peu près la même taille, et sont disposés de la même façon sur la feuille du codex. Leurs côtés parallèles au bord gauche sont égaux et mesurent 20 unités de longueur75; le chiffre 20 est représenté par une hampe de drapeau en position verticale (à ne pas confondre avec le trait qui marquait l’unité dans le système de Texcoco). Les côtés perpendiculaires ne sont pas dessinés à l’échelle puisqu’ils ont sensiblement la même longueur sur le papier et que leurs mesures sont différentes et forment une suite décroissante de onze entiers : 800, 400, 300, 200, 100, 80, 60, 40, 20, 15 et 10.. Les chiffres de ces onze longueurs sont posés horizontalement, et le scribe est un familier des innovations graphiques (a, b, c1). Le texte espagnol (non reproduit sur la figure) précise pour chaque champ : la nature, la quantité et la fréquence des tributs. Pour le champ 20 x 800 (ochocientas bracas), la contribution est de 4 pièces d’argent et 40 charges de bois tous les 80 jours (cada ochenta dias quatro reales de plata y quarenta cargas de leña ) et d’une tête de volaille tous les ans (gallina). Pour le champ 20 x 400 (quatrocientas bracas), 2 pièces d’argent, 40 charges de bois et 1 tête de volaille, etc. L’impôt comprend une part fixe76 et une part proportionnelle à la longueur – et donc à la surface et à la production – de la parcelle de terre exploitée :

Largeur unique Longueur variable Part proportionnelle Part fixe 20 800 4 pièces 40 bois 1 poule 20 400 2 pièces 40 bois 1 poule 20 300 1 ½ pièce 40 bois 1 poule 20 200 1 pièce 40 bois 1 poule 20 100 ½ pièce 40 bois 1 poule 20 80 4 dixièmes de pièce 40 bois 1 poule 20 60 3 dixièmes de pièce 40 bois 1 poule 20 40 2 dixièmes de pièce 40 bois 1 poule 20 20 1 dixième de pièce 40 bois 1 poule 20 15 1 ½ vingtième de p. 40 bois 1 poule 20 10 1 vingtième de pièce77 40 bois 1 poule

75 Le commentaire en espagnol précise que ce sont des brasses) 76 40 charges de bois tous les 80 jours, et 1 tête de volaille tous les ans (soit annuellement : 18 x 40 charges de bois et 1 poule) 77 Changer d’étalon (pièce, dixième, vingtième) permet de ne manipuler que de très petits coefficients

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Les innovations typographiques (a, b, c) agissent sur la matière du signe numérique, son signifiant graphique ; elles le font sous la contrainte de devoir écrire dans une petite surface graphique fermée : l’intérieur d’un cartouche (rectangle ou cercle) qui, une fois renseigné, devient une sorte de plus petit élément graphique de signification, assez comparable au logogramme de l’écriture maya. Les innovations changent les signifiants. Les changements observés dans ce codex sont : soit une simple simplification (abréviation) de l’écriture, dans les cas a) et c) ; soit une véritable création qui consiste à sémiotiser la distinction des côtés du rectangle (largeur/longueur) par la distinction du trait d’imposition (vertical/horizontal) des chiffres de leur mesure, dans le cas b). Ainsi, est distinguée la largeur « | » dont la verticalité du signe s’oppose à l’horizontalité de ceux qui enregistrent les longueurs. Saisir une moitié ou une petite fraction est attesté dans toutes les sociétés, et toutes les langues semblent posséder des noms de petites fractions. Du point de vue cognitif, prendre la moitié ou les trois quarts du nœud ‘touffe de cheveu’ n’est donc ni la création d’un nouveau système de numération et d’une autre conception du nombre (en tant que fraction de l’unité)78, ni un emprunt à une autre culture. C’est plutôt une heureuse création calligraphique qui a permis au scribe de faire entrer, sous une nouvelle forme, le même complexe notion/notation dans l’espace restreint du cartouche: forme parlée nahuatl forme écrite aztèque traditionnelle calligraphie signifié

matlac-pohualli 10 x 20 = 200

½ x 400 = 200

caxtol-pohualli 15 x 20 = 300

¾ x 400 = 300

On retrouve ici une différence entre l’écriture aztèque plus visuelle et l’écriture maya plus contrainte par la linéarité que l’oralité impose à l’échange linguistique de paroles. Les signes de l’écriture maya sont en effet régulièrement placés dans des cartouches eux-mêmes mis dans les cases d’un tableau que la main et l’œil doivent balayer dans un ordre linéaire imposé par l’acte de parler en langue naturelle. Les signes de l’écriture aztèque ne semblent pas ordinairement soumis à cette discipline de mise en file linéaire ; ils paraissent placés au gré de l’écrivain : les opérandes d’un nombre ne sont pas astreints à être écrits dans un seul et même registre, et les registres eux-mêmes sont placés différemment d’un codex à l’autre. La discipline du tableau s’oppose à la liberté d’organiser l’espace d’écriture comme une planche de dessinateur de BD : les informations relatives à un sujet n’ont à suivre ni l’ordre des mots de la langue, ni la hiérarchie des opérandes ; et leur disposition est indépendante de la nature des informations placées côte à côte ; on trouve (p. 30), dans un même registre, des informations numériques aussi différentes que le cardinal (800) de l’ensemble des couvertures et la mesure (cuatro manos) de la largeur de celles-ci.

78 Une innovation dans ce domaine reste à mon sens le splendide et unique système égyptien de notation des fractions de l’unité (qui sera refaite par Thot) représentées par un ensemble de six parties de l’œil d’Horus dépecé par Seth, et utilisées pour indiquer les fractions du hékat, unité de capacité pour les céréales, les liquides...

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ANNEXE 2 : QUELQUES CONSEQUENCES DE L’ABSENCE DE DATES ββββY AZTEQUES

Comme tous les peuples du monde, les Mésoaméricains étaient soumis au rythme du dieu Soleil. Des pans entiers de la vie étaient inscrits dans une année organisée en 19 périodes, à savoir dix-huit ‘mois’ de vingt jours et un reste dit des jours inutiles, dormants, innommés… Dès le 7ème siècle av J.-C., les Indiens distinguaient et

définissaient très vraisemblablement les jours par des qualités (bénéfiques, etc.) et par des dates prises dans l’ensemble des 13 x 20 = 260

expressions de la forme ααααX, dites dates ‘almanach’. Ces dates se suivent comme nos « Dimanche 1, Lundi 2, Mardi 3, etc. » et confèrent à l’année vague une organisation particulière en treizaines et vingtaines de jours ; par exemple, ci-contre une année aztèque de 1er jour 2 Tochtli suivi de 3 Atl, 4 Itzcuintli , etc.. Les sources ne permettent pas de dire avec certitude si les cinq jours de la période Nemontemi étaient, ou non, partout et toujours datés et placés ensemble à la fin des 18 mois.

A partir du 4ème siècle, les Mayas développent une nouvelle façon de distinguer et définir les jours de l’année solaire : ils leur attribuèent 18 x 20 + 5 = 365 expressions de la forme ββββY, dites dates ‘année vague’. Ces dates se suivent comme nos « 1 Juillet, 2 Juillet, 3 Juillet, etc. », commencent à 0 et calquent la structure en 19 périodes de l’année mésoaméricaine. Ci-dessous une année vague solaire maya de 1er jour 0 Pop suivi de 1 Pop, 2 Pop, etc., 19 Pop, 0 Uo, 1 Uo, etc., et qui se termine le jour de date 4 Uayeb. Par suite, pour les Mayas, les 365 jours de l’année vague sont distingués et définis par deux dates différentes, la date ‘almanach’ et la date ‘année vague’, c’est-à-dire par les 18 980 couples (ααααX, ββββY) du produit tzolkin x ha’ab de l’almanach de 260 jours par l’année vague solaire de 365 jours. Les dates tzolkin de l’année maya pourrait être définies, elles pourraient même être mises en correspondance avec les dates tonalpohualli de quelque année aztèque, par ex. celle présentée ci-dessus donnerait l’année 2 Lamat, 3 Muluc, 4 Oc, etc. Mais la réciproque n’est pas vraie. On ne peut pas affirmer que les dates ha’ab de l’année maya correspondaient à des dates aztèques ‘année vague’ parce de telles dates n’étaient pas en usage, du moins au sens où les sources n’offrent aucun exemple antérieur à l’arrivée des Espagnols de date aztèque de la forme ββββY.

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36 André Cauty

Les observateurs de l’époque coloniale ont tenté de montrer l’existence et le fonctionnement d’un calendrier aztèque pour les jours de l’année solaire. Ils ont représenté et décrit les 19 périodes Y, leur ordre de succession, et leurs expressions en langues indigènes. La reconstruction d’une année solaire aztèque reste cependant incertaine et peu fiable parce que les sources divergent sur plusieurs points, et secondairement parce que les documents sont parfois illisibles ou entachés d’erreurs de copistes. Un auteur du XVIIe, Durán, a dressé deux tableaux respectivement de 13 et 20 cellules contenant un numéro et un signe X de jour ‘almanach’. Les jours X sont placés dans l’ordre

habituel, de Cipactli à Xochitl . De même pour les numéros qui se suivent dans l’ordre naturel des entiers. Dans les deux cas, Durán compte/numérote à partir de 1. Sans incident dans la treizaine et dans la première moitié de la vingtaine. L’énumération déraille dans la deuxième moitié : le tableau comprend deux numéros 13 et un numéro 21. Ces exemples d’énumération incitent à ne pas reconstruire les années vagues aztèques sans critiquer le seul modèle connu, celui des dates ββββY mayas : on sait par exemple que ces derniers notaient les rangs ββββ des jours de l’année en commençant à zéro, un 0 ordinal représenté par le logogramme CHUM. Faute de listes complètes de

dates ββββY d’un ou plusieurs mois aztèques, on ne sait pas si le compte aztèque des jours aurait commencé à 1 ou à 0, et on ne peut pas fixer, à un jour près, le jour désigné par une expression comme79 « 9ème jour du mois de Quecholli ». Non pas tant en raison des habitus d’énumération, mais surtout parce que les sources ne font pas toutes commencer l’année par le même mois Y (en principe Atlcahualo ou Izcalli) et qu’elles ne disent pas avec toute la précision désirable s’il faut, ou non, compter et dater les jours Nemontemi. Comme les mexicanistes d’aujourd’hui, les auteurs de l’époque coloniale se sont efforcés de reconstruire les années aztèques en datant les 365 jours de l’année solaire à l’aide de leurs 260 dates tonalpohualli ααααX (au 261ème jour la liste est épuisée). Aztèques ou non, les années vagues solaires mésoaméricaines se présentent sous 52 formes différentes qui se distinguent par la date ααααXP de leur premier jour (dit Porteur de l’année) ou de tout autre jour (dit Eponyme de l’année) défini par son rang n dans l’année. Les sources sont muettes sur la définition de l’éponyme : on ne connaît donc pas avec certitude le rang n du jour convenu pour distinguer les années du xiuhtlalpilli. Pour Rafael Tena, auteur moderne, l’éponyme est le 80ème jour (dernier du 4ème mois) de l’année vague et sa date tonalpohualli prend 52 valeurs ααααXP. Durán, par contre, faisait commencer l’année solaire un jour daté 1 Cipactli , et par conséquent le rang n du jour éponyme de l’année ne pouvait pas être fixe et aurait du prendre 52 valeurs numériques différentes, ce qui semble peu vraisemblable. Durán a produit les vingt dates ααααX de chacun des18 mois d’une année solaire. Mais, la mécanique s’est déréglée ; d’abord au 9ème jour du onzième mois puis au 15ème jour du douzième mois :

79 De telles expressions sont rarissimes, mais attestées par des transcriptions en alphabet latin datant une poignée d’évènements marquants comme par exemple l’entrée de Cortès à Mexico.

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6 Cipactli 2 Ozomatli 12 Cipactli 9 Ozomatli 7 Ehecatl 3 Malinalli 13 Ehecatl 10 Malinalli 8 Calli 4 Acatl 1 Calli 11 Acatl 9 Cuetzpalin 5 Ocelotl 2 Cuetzpalin 12 Ocelotl 10 Coatl 6 Cuauhtli 3 Coatl * Cuauhtli 11 Miquiztli 7 Cozcacuauhtli 4 Miquiztli 12 Cozcacuauhtli 12 Mazatl 8 Olin 5 Mazatl 1 Olin 13 Tochtli 9 Tecpatl 6 Tochtli 2 Tecpatl 13 Atl 10 Quiahuitl 7 Atl 3 Quiahuitl 1 Itzcuintli 11 Xochitl 8 Itzcuintli 4 Xochitl

Reportant les dix-huit mois de Durán sur un tableau de 19 colonnes simulant l’année vague solaire, on obtient le calendrier suivant : « 1 Cipactli, 2 Ehecatl, 3 Calli, etc. » sans erreurs structurelles jusqu’au 8ème jour du 11ème mois. C’est le jour daté 13 Tochtli et suivi par la première date vraisemblablement erronée, 13 Atl, ainsi que toutes celles qui suivent.