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Odina Benoist Maître de conférences en anthropologie, Aix-Marseille Université, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS ; EA 4328) (2006) “La part créole de l’Argentine” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Odina BenoistMaître de conférences en anthropologie, Aix-Marseille Université,

Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales(LID2MS ; EA 4328)

(2006)

“La part créolede l’Argentine”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Odina Benoist

“La part créole de l'Argentine.”

Version remaniée du chapitre 9 du livre L’Argentine, par Odina Sturzenegger-Benoist. Paris : Les Éditions Karthala, 2006, 365.

[Autorisation formelle accordée par l’auteure le 6 mars 2020, et confirmée par M. Jean Benoist, de diffuser en libre accès à tous cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

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Odina BenoistMaître de conférences en anthropologie,

Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille III

“La part créole de l'Argentine.”

Version remaniée du chapitre 9 du livre L’Argentine, par Odina Sturzenegger-Benoist. Paris : Les Éditions Karthala, 2006, 365.

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Table des matières

Introduction

Amérique métisse ou Amérique créole   ? La créolité argentine

Références

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Odina BenoistMaître de conférences en anthropologie,

Université Paul Cézanne d’Aix-Marseille III

“La part créole de l'Argentine.”

Version remaniée du chapitre 9 du livre L’Argentine, par Odina Sturzenegger-Benoist. Paris : Les Éditions Karthala, 2006, 365.

Introduction

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L’Européen qui parcourt l’Argentine découvre des visages hu-mains très divers, qu’il classera plus ou moins consciemment en « blancs », « indiens » et « métis » 1. Peut-être aperçoit-il aussi quelques individus dont certains traits évoquent à ses yeux des an-cêtres probablement africains. Le classement que ferait un Argentin serait différent : tout d’abord, la catégorie « métis » n’y apparaîtrait pas ; puis, le contenu des termes de « blancs » et d’« indiens » ne se-rait pas le même tandis que, dans certains cas, il subdiviserait les « Blancs » en « Gringos » et en « Criollos » (Créoles).

Ce dernier terme est particulièrement important, car il introduit la notion de créolité, précieuse pour saisir au mieux la dynamique de la formation de la société argentine, comme, en général, des sociétés la-tino-américaines et caribéennes. Écoutons à ce propos Alejo Carpen-tier, ce grand écrivain qui a mis en évidence mieux que quiconque la continuité entre les mondes caribéen et hispano-américain auxquels il appartenait en tant que Cubain. Dans son essai « Un camino de medio siglo », il dit avoir été frappé très positivement lors d’un séjour au Ve-nezuela en 1945 par le fait que les Vénézuéliens employaient le mot « criollo » pour se désigner eux-mêmes, comme « gens du pays »,

1 Cet article est une version remaniée du chapitre 9 du livre « L’Argentine », par Odina Sturzenegger-Benoist, collection Méridiens, Paris, Karthala, 2006.

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alors qu’à Cuba, comme dans d’autres pays de l’Amérique latine, le mot concerne une situation historique et non la période actuelle.

« Moi, ce mot “criollos” m’a profondément frappé. Car même s’il n’était pas inconnu, dans mon pays, le mot “criollo” signifiait plutôt l’au-thenticité de certains mets, l’authenticité de certaines musiques, l’authenti-cité de certains styles. Oui. Nous disions repas criollos, musique criolla – musique cubaine plutôt que musique criolla –, mais le Cubain, tout en se sachant criollo, ne mettait pas cet accent sur le mot “criollo” » 2.

Alejo Carpentier, qui a remarquablement montré dans toute son œuvre combien la spécificité des sociétés américaines tient à ce qu’elles sont des sociétés nouvelles, parentes entre elles et différentes de celles dont elles sont issues, souligne alors le plein sens du mot « criollo ». Désignant initialement les individus qui donnaient nais-sance à ces sociétés nouvelles, il est devenu « vital pour la compré-hension de notre Amérique, de cette Amérique, mère Amérique ».

À partir de cette expérience vénézuélienne, Carpentier en vient à conclure que c’est la créolité qui rend compte de l’unité de l’Amé-rique latine.

« C’est ainsi, grâce au contact avec la créolité [criolledad], à la conscience de la créolité vénézuélienne, que j’ai peu à peu commencé à comprendre ce grand continent, en le voyant comme une sorte d’unité formée par des cellules, par des éléments inséparables les uns des autres. »

À ses yeux l’Amérique latine et la Caraïbe forment cette unité. On doit fortement insister sur ce point de vue : trop souvent la Caraïbe est traitée tout à fait indépendamment de l’Amérique latine, et sa créolité ignore celle du continent du Sud. Sans doute est-ce là l’un des der-niers avatars de l’ancien système colonial qui rattachait les îles an-tillaises à des métropoles européennes, les coupait les unes des autres et les tenait à l’écart du continent américain. Les liens très exclusifs qui persistent actuellement avec l’Amérique du Nord, la Grande-Bre-tagne, ou la France continuent de masquer aux yeux des insulaires cette continuité profonde avec les sociétés latino-américaines.

2 Carpentier, 1984, p. 101.

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Amérique métisse ou Amérique créole ?

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La connaissance de l’Argentine a été elle aussi victime de cette distorsion du regard : n’a-t-on pas fondé exclusivement ses identifica-tions à partir de ses liens avec l’Europe, en négligeant sa genèse créole faite d’enracinement et de créations locales accompagnés de métissage, sauf à souligner quelques traits folkloriques ? Or, le regard devient bien plus aigu, bien plus juste, s’il place en son centre la créo-lité, son histoire, ses dynamiques sociales et culturelles, et sa profonde influence sur l’Argentine contemporaine.

Mais avant de revenir à l’Argentine, élargissons ce point de vue pour tenter de comprendre les fondements de ce processus de créolisa-tion en Amérique latine et dans la Caraïbe, processus dont ce qui s’est passé en Argentine est solidaire.

Tout d’abord, la notion de métissage, vu l’extrême confusion dont elle est l’objet dans le langage courant comme dans les écrits de nombre de spécialistes, doit être examinée de plus près. Sous l’empire de la mode, on voit le « métissage » passer de métaphore en méta-phore, dans des extrapolations pas nécessairement innocentes, et qui font silence sur un fait fondamental : le métissage se réfère à une di-mension biologique mais, derrière celle-ci, une dimension sociale est toujours présente. Deux points méritent au moins d’être signalés.

Le fait qu’un Métis soit couramment défini comme l’enfant de deux individus de races différentes – les races étant conçues, à tort ou à raison, comme des variétés contrastées au sein de l’espèce hu-maine – conduit à imaginer que l’identification d’un Métis ne relève que de l’apparence physique et qu’elle est donc universellement inva-riable et incontestable, comme le serait la détermination d’un nouvel hybride dans le monde végétal. Or rares sont les situations humaines que le social ne pénètre pas, et la question du métissage n’y fait pas exception. En réalité, la définition sociale du Métis change selon les époques et les sociétés et, de ce fait, un individu métis ici ne l’est pas nécessairement ailleurs. Ainsi tel Latino-Américain considéré en Eu-rope comme un Métis, ne le sera pas toujours dans son propre pays, le seuil entre le Métis et le non-Métis n’étant pas le même dans le Nou-

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veau Monde et dans l’Ancien, ni même entre deux pays latino-améri-cains. En Argentine (comme dans d’autres sociétés telles celles du Maghreb où les individus présentent une grande diversité d’appa-rences physiques), la perception de la similitude l’emporte sur celle de la différence. Aussi les caractéristiques qui, pour d’autres, sont « ra-ciales » y sont-elles conçues comme individuelles et elles ne donnent pas naissance à des catégories fondées sur la couleur ou sur les traits du visage.

Prononcer le terme « métissage » implique que la rencontre origi-nelle soit celle de deux entités clairement distinctes, de deux « races ». Se métisser consiste ainsi à passer de la pureté initiale de l’une et de l’autre à un mélange incertain, qui porte en lui sa double origine comme un stigmate : dans l’imaginaire populaire, le Métis est l’hy-bride impur, fruit d’une union impropre. Même si, de nos jours, la re-présentation du métissage fait l’objet d’un regard plus bienveillant, la trace des interprétations antérieures charge le mot de significations implicites qui peuvent toujours resurgir. En renvoyant à une double origine, « métissage » déplace le foyer de l’attention : on ne parle plus du présent, mais on renvoie à des « racines », images de la pureté per-due en raison du mélange. On écarte par contre les synthèses, les créa-tions, que porte au contraire la référence à « créole ». D’ailleurs, l’em-ploi de plus en plus fréquent de « métissage » dans le vocabulaire cou-rant ne va-t-il pas de pair avec la généralisation d’une orientation eth-nique et communautaire qui se manifeste par bien des revendications identitaires ? Le remplacement progressif du mot « syncrétisme » par l’expression douteuse de « métissage culturel » va dans le même sens : là où l’on insistait sur la notion de synthèse contenue dans « syncrétisme », on essaie désormais de déceler et de séparer les diffé-rents éléments qui ont donné lieu à la synthèse.

Et nous voici revenus au début de ce chapitre. Là où un Européen voit un Créole comme un Métis, un Latino-Américain peut ne pas le voir comme tel. Il ne s’agit pas de quelque déni conscient de racines amérindiennes et africaines, mais d’un accent porté de façon privilé-giée sur la synthèse consécutive aux rencontres.

On comprend mieux alors la révélation que fut pour Carpentier l’emploi du mot « criollo » au Venezuela. Il ouvre à la réalité sociale latino-américaine ; il ne s’appesantit pas sur les racines ; il implique simplement que des sociétés sont nées dans le Nouveau Monde,

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qu’elles sont récentes, issues de la rencontre intense, brutale et sou-vent très douloureuse entre des civilisations, et il met l’accent non pas sur les populations initiales, mais sur ce qui s’est formé à partir d’elles. De ce fait, « métissage » est une bien mauvaise métaphore de la créolisation : dans la plupart des pays de l’Amérique latine, et no-tamment en Argentine, percevoir des Métis plutôt que des Créoles est le fait d’un regard autre que latino-américain.

Le vocabulaire a son poids explicatif pour examiner cette notion de « créole ». Le véritable jeu de ping-pong qui, de langue en langue, renvoie les mots de sens en sens suit les avatars de l’histoire et leur permet de s’ajuster à elle. Le terme espagnol « criollo », à partir du-quel s’est forgé le « créole » du français, dérive du portugais « criou-lo » qui était appliqué à l’origine au Noir né et élevé chez son maître. Il venait lui-même de criar qui, en portugais comme en espagnol, si-gnifie à la fois élever et nourrir. En écho direct au crioulo du Brésil, criollo a d’abord désigné dans l’Amérique espagnole les esclaves noirs nés sur le continent. Il semble toutefois qu’il s’appliqua assez vite aux descendants d’Espagnols nés sur le sol américain, ce dont on trouve la première trace écrite en 1567, au Pérou 3, et cette extension en dit long sur la perception négative dont cette nouvelle population fut alors l’objet. « Les gens de ce pays sont autres que les gens d’au-trefois » (la gente de esta tierra es otra que la de antes) notait cette source, qui mentionnait, comme beaucoup d’autres, la tension entre Métropolitains et Créoles, et qui définissait ces derniers comme des gens malintentionnés dont il fallait se méfier. Les Créoles devinrent ainsi des étrangers sur la terre où ils étaient nés, et c’est la naissance en terre américaine qui les avait changés, quels qu’aient pu être leurs ancêtres.

Les dictionnaires espagnols ne sont jamais entrés dans ces subtili-tés. Ils définissent un Criollo comme un « enfant de parents européens né en dehors de l’Europe » 4, comme un « enfant et, en général, des-cendant de parents espagnols né dans les anciens territoires espagnols d’Amérique » 5. En affirmant que les deux parents sont européens, ces définitions disent qu’ils sont, tous deux, blancs, alors que la réalité sociale est plus complexe.

3 Lavallé, 1980, p. 15.4 Moliner, 1989 [I], p. 803.5 Real Academia Española, 1992 [I], p. 596.

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En effet, durant les premiers temps, les arrivants étaient avant tout des hommes seuls ; ils n’étaient pas des immigrants venant avec leur famille, mais des pionniers, des conquérants. Les femmes espagnoles étaient rares à venir en Amérique, et leur nombre demeura très faible pendant toute l’histoire coloniale. Cette première période de l’histoire argentine, dans la région du Río de la Plata, montre de façon exem-plaire comment se sont formées en Amérique latine ces nouvelles so-ciétés que, plus tard, on nommerait « créoles ». La première fondation de Buenos Aires, en 1536, fut le fait de 1 800 personnes, dont seule-ment huit femmes 6. On a vu qu’elle échoua sous les assauts des In-diens, ce qui conduisit les membres de l’expédition à se réfugier à Asunción. Là, ils formèrent des familles en s’unissant à des femmes guaranis qu’ils obtenaient comme épouses en échange d’armes et d’autres objets européens. Quelques décennies plus tard, un certain nombre de leurs descendants partirent d’Asunción pour le bassin du Río de la Plata où ils fondèrent Santa Fe, Corrientes, Concepción et la seconde Buenos Aires. Ces déplacements, qui furent à la base du peu-plement de ces nouvelles villes, concernaient en grande majorité des individus « nés de cette terre » (« nacidos de esta tierra ») : les fonda-teurs de ces futures cités argentines étaient déjà à la fois créoles, car nés en sol américain, et métis, en tant qu’enfants de père espagnol et de mère indienne.

On pourrait penser que ces individus auraient été indifféremment désignés à l’époque comme « créoles » ou comme « métis ». Il n’en est rien. Leur position dans la société en termes de statut économique et social conduisit très vite à distinguer entre les « Créoles », occupant les strates supérieures, et les « Métis », généralement placés au bas de cette hiérarchie. (En Argentine, le terme « métis » et même la notion de métissage ont par la suite été évacués de l’imaginaire comme du vocabulaire).

Là s’enracine ce qui à première vue peut être considéré comme un paradoxe : les sociétés créoles de l’Amérique latine coloniale sont souvent présentées, et elles-mêmes se présentaient en général, comme des sociétés « blanches ». Cela traduit le fait que, même si la forma-tion de premiers noyaux créoles ne se fit pas exclusivement par des Blancs, les fondateurs et leurs descendants appartenaient à la catégorie sociale définie comme celle des Blancs. Il s’agit là d’un classement 6 Comadrán Ruiz, 1969, p. 27.

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exclusivement social, même si la terminologie semble indiquer le contraire : un individu biologiquement métis, mais dont les parents, ou du moins le père, avaient un statut supérieur, était « blanchi » par ce statut. Dans la hiérarchie sociale qui s’instaurait à l’époque coloniale, tous les Créoles devenaient sociologiquement blancs, qu’il s’agisse effectivement de descendant de Blancs ou de certaines catégories de Métis. L’identité sociale l’emportait sur l’identité « raciale » ; ou plus exactement tout se passait d’emblée comme s’il s’agissait de concilier deux échelles de valeurs contradictoires. L’une s’appuyait sur la cou-leur et sur l’origine ethnique dont elle faisait une barrière qui tenait à l’écart les Indiens et les Noirs. L’autre se référait certes en partie à « la couleur », mais elle se fondait en réalité sur le statut social, qui avait la priorité ; la conscience du métissage était alors évacuée de la catégorie « créole » qui incorporait aussi bien les Blancs que certains Métis dans un même groupe « blanc », défini par sa position sociale et non par sa généalogie.

Dans la vie quotidienne des colonies, les Créoles et les Métropoli-tains appartenaient à un même réseau social. Les Espagnols métropo-litains épousaient très souvent des femmes créoles, et leurs enfants naissaient créoles. Les recensements reflètent bien cette situation : ils ne tiennent pas compte de la proportion des Créoles. Le plus souvent on recense tous les Espagnols ensemble, sans constituer pour les Créoles une catégorie à part. Le terme « Créoles » ne servait qu’à in-diquer le lieu de naissance : il s’agissait des Espagnols d’Amérique.

Mais, même si la vie quotidienne incorpore Créoles et Espagnols dans un même ensemble, l’examen de la stratification sociale conduit à une vision plus nuancée : les Créoles n’étaient pas des Espagnols de la même catégorie que ceux qui étaient nés en Espagne. Etre créole devenait un frein, un handicap presque insurmontable pour quiconque tentait d’accéder aux fonctions qui représentaient le pouvoir espagnol. C’est ainsi que, durant toute la période espagnole, les Créoles ont été très sous-représentés dans les hautes fonctions politiques. Sur les 170 vice-rois que compta l’Amérique espagnole avant 1813, quatre seule-ment furent des Créoles. À la veille de la révolution mexicaine il n’y avait qu’un seul évêque créole en Nouvelle-Espagne alors que les Créoles y étaient 70 fois plus nombreux que les Métropolitains. Un Créole pouvait aspirer, tout au plus, à occuper une place dans la capi-tale administrative de la vice-royauté où il était né, mais pas dans celle

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d’une autre vice-royauté. Et jamais un Créole n’a occupé de hautes fonctions en Espagne, où les Créoles étaient très mal perçus.

Car, sous l’apparente continuité, persistait une grave faille. Le dis-cours tenu en Espagne sur les Créoles durant la période coloniale, du moins celui que reprenaient les autorités ou les voyageurs, traduisait vis-à-vis d’eux un mélange de mépris et de méfiance. On attribuait aux Créoles une série de vices : oisiveté, paresse, penchant pour le jeu, insoumission, conduites mensongères. Et surtout cette attribution de vices rapprochait les Créoles des Métis, qui étaient l’objet des mêmes reproches. Et là le discours prenait une tonalité ouvertement raciste. On expliquait ces vices par le fait qu’ils étaient transmis par le sein : le sein maternel dans le cas des Métis, le sein de la nourrice in-dienne, noire ou métisse dans le cas des Créoles. Si bien que, métissés ou non, les Créoles se différenciaient inéluctablement des Espagnols, et cela non pour des raisons historiques ou sociales : cela tenait à « la nature », à la transmission dans l’être créole de ce qui provenait de groupes humains inférieurs, et devenait donc irréversible.

On retrouve là une forme du discours raciste, mais à un second de-gré, la « race » se transmettant en quelque sorte par le contact du bébé – quelle que soit son origine – avec le sein qui l’allaitait. L’image né-gative qu’on avait du mélange des races conduisait à juger négative-ment toute forme de ce mélange, même lorsqu’il se faisait littérale-ment sans métissage ! Les Espagnols voyaient là une différence radi-cale entre eux et tout Créole.

Une tout autre conception de l’influence de la nature venait confor-ter l’opinion espagnole quant à une différence irréversible entre Espa-gnols d’Espagne et Espagnols d’Amérique. Elle se fondait sur la certi-tude alors générale que la terre et le climat forgeaient les hommes. En écho à la théorie hippocratique, on pensait que la nature des nouveaux venus se modifiait au contact du nouveau continent : ils devenaient plus robustes et de teint plus foncé. L’importance que l’on donnait à cette force de la nature, du sol et du climat était telle que l’on affirmait que les immigrants eux-mêmes, et non seulement leurs descendants, se transformaient, se créolisaient pourrait-on dire, après avoir passé plusieurs années sur la terre américaine. Ainsi, dès les débuts de la colonisation, le Créole apparaît-il comme différent de ses ancêtres. Mais on masquait derrière une explication naturaliste la réalité poli-tique, liée au pouvoir espagnol, qui encourageait cette différence.

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La créolité argentine

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L’opposition entre Créoles et Métropolitains commence à se mani-fester avec force dans la période qui précède tout juste les indépen-dances, lorsque les Créoles et les Espagnols eurent besoin de se dé-marquer les uns des autres. Après l’indépendance, ce besoin s’efface car l’un des pôles du contraste a disparu et les nouvelles nations construisent leur unité en mettant l’accent sur leur nouvelle identité nationale. Le mot « criollo » tend alors à disparaître du vocabulaire courant dans la plupart des nouvelles nations, pour n’y plus subsister qu’en référence à une période historique : les Créoles de la période coloniale.

Il en va autrement en Argentine où il prend un nouveau sens et dé-signe désormais un secteur de la population du nouveau pays. La poli-tique d’immigration massive, décidée par l’Argentine à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, a multiplié par dix une population pas-sée de 1 200 000 habitants en 1857 à 12 000 000 en 1930. Cette masse d’immigrants bouleversa le profil du pays. Mais la population locale, celle qui était en place avant cette vague migratoire, ne disparut pas pour autant. Elle chercha au contraire à s’identifier explicitement face aux nouveaux venus et elle le fit en reprenant la dénomination de « criollo », qui avait alors, et depuis les luttes pour l’indépendance, une valeur positive. Les nouveaux venus recevaient, selon leur prove-nance, des dénominations différentes qui les distinguaient des gens du pays : le nombre considérable d’immigrants originaires de la Galice fit étendre l’appellatif de « Gallegos » (Galiciens) aux immigrants espa-gnols de toutes les régions, l’abréviation « Tanos » fut appliquée aux Italiens, les Syriens et les Libanais qui voyageaient à l’époque avec un passeport de l’empire ottoman furent nommés « Turcos » (Turcs), les Juifs qui fuyaient les tzars devinrent des « Rusos » (Russes). De façon générale ils étaient tous rassemblés sous l’appellation de « Gringos ». « Criollo » démarquait de « G ringo » et indiquait l’identité locale. L’immigrant occupait désormais le pôle opposé au Créole que, depuis l’indépendance, l’Espagnol avait laissé vacant.

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Parmi les objectifs clairement formulés par la politique argentine d’immigration, il y avait un souci affirmé de « blanchir » la popula-tion. Les autorités souhaitaient « faire venir des Blancs pour améliorer la race », ce qui se disait et s’écrivait alors sans états d’âme. On consi-dérait que « la race » avait été viciée par le métissage avec les Indiens, car les Sud-Américains n’avaient pas eu, comme les Américains du Nord, disait-on, la sagesse d’éviter le mélange avec eux. Il fallait pal-lier ce défaut issu du premier peuplement pour que l’Argentine de-vienne une nation civilisée, européenne et blanche. Pour atteindre cette fin, on chercha à faire venir les immigrants de l’Europe du Nord, qui étaient considérés comme racialement supérieurs, capables de for-ger une nation progressiste et « civilisée ». L’idée directrice était que la population argentine s’assimilerait alors à ces immigrants et que l’erreur des débuts de sa trajectoire démographique serait ainsi recti-fiée.

Mais la réalité de l’immigration ne suivit pas les aspirations de ceux qui dirigeaient alors le pays. Les immigrants ne furent pas ceux qu’on attendait : ils étaient pour la plupart originaires de l’Europe du Sud. De plus, à leur arrivée, ces démunis issus de pays pauvres furent jugés de façon très négative : non seulement ils n’étaient que des Gringos, mais encore ils étaient des « Gringos brutos », des Gringos mal dégrossis. Ce n’était plus d’eux qu’on pouvait recevoir une civili-sation plus raffinée.

Par contre, cette déception fut suivie d’un renversement de situa-tion car on s’aperçut que, s’ils n’apportaient pas ce que l’on espérait, ils étaient tout à fait capables de s’assimiler à la société argentine, c’est-à-dire de se créoliser. Et ceci fut perçu de façon très positive, et demeure un atout pour tout immigrant en Argentine. J’ai souvent constaté moi-même la différence que l’on faisait, parmi les étrangers arrivés après la seconde guerre mondiale, entre l’étranger créolisé et le « Gringo », celui qui demeurait un étranger, que l’on regardait avec une attitude non pas de rejet, car on le croyait toujours assimilable, même à la longue, mais de mépris. Le terme « gringo » est très sou-vent méprisant, et désigne l’étranger qui ne sait pas parler, qui ne sait pas se conduire, qui ne sait pas manger comme on le fait quand on est argentin.

La capacité de se créoliser – et donc pour l’Argentine de créoliser ses nouveaux citoyens – se manifesta avec vigueur dans la masse des

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nouveaux venus. Si, tout au début, il put y avoir des ambiguïtés, car s’il n’était pas rare que les immigrants de la première génération éprouvent du mépris envers les Créoles, très vite ils réagirent positive-ment à l’ouverture de la société d’accueil ; ils jouèrent pleinement le jeu, rompirent les liens avec les pays d’origine, et dès la deuxième génération les enfants d’immigrés étaient devenus des Créoles. Au strict niveau du métissage biologique, l’immigration, d’une ampleur inouïe, a effectivement accru dans de fortes proportions la composante européenne de la population argentine, mais, même si les métissages anciens devenaient moins apparents, ils n’avaient pas disparu.

C’est alors que se développa une idéologie de la « blanchitude », qui fut si puissante et générale qu’elle entraîna un véritable oubli vis-à-vis de toute l’histoire du métissage dans le pays. De ce fait, les Ar-gentins ont fini par se percevoir comme formant une nation homogène et blanche. Cette idéologie, toujours très vivante, a transformé les re-gards ; elle a évacué des esprits la question du métissage des Argen-tins ; les particularités physiques sont devenues des traits individuels, et non des éléments qui pousseraient à fonder des catégories. Les dif-férences d’aspect physique, même importantes aux yeux d’un Euro-péen, apparaissent à un Argentin comme des signes d’appartenance à une classe sociale, sans que surgissent explicitement ces catégories socio-raciales si courantes dans d’autres zones métisses des Amé-riques.

Cette idéologie faisait partie d’un projet politique. Aussi explicite que la volonté « d’améliorer la race » par la voie de l’immigration, la volonté de faire de l’Argentine une nation homogène fut le projet des élites qui gouvernèrent vers la fin du XIXe siècle. Un premier pas dans cette quête d’homogénéité fut, alors que les immigrants affluaient par milliers, la loi sur l’enseignement gratuit et obligatoire : celle-ci impli-qua la mise à disposition de tous des enseignements de base et l’uni-formisation par la langue, ainsi que le modelage identitaire par la transmission des lieux de la mémoire collective qu’une génération d’hommes de lettres et d’historiens s’attachait alors à définir. Vint ensuite l’adoption du suffrage universel, qui fit en 1916 d’Hipólito Yrigoyen le premier président dans lequel les masses d’immigrants reconnurent leur leader. Mais le point le plus intéressant est le proces-sus par lequel la population argentine devint, dans son propre imagi-naire, homogène quant à sa « couleur », celle de la race que l’époque

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considérait comme la plus élevée hiérarchiquement car sa culture in-carnait les valeurs alors fondamentales de progrès et de modernité. Ainsi, les Argentins se définissaient-ils comme « une nation blanche et de culture européenne [ce qui devint] l’un des principaux axes de l’armature identitaire argentine » 7.

Parmi les groupes qui, dans un autre contexte, auraient été perçus et classés dans une catégorie autre que celle des « Blancs » se trouvait la population d’origine africaine, qui, jusqu’au milieu du XIXe siècle, atteignait un quart de la population totale du pays 8. Or, elle ne fut ja-mais considérée comme posant question. Ainsi, Bernardino Rivada-via, le premier président des Provinces-Unies (1826-1828) et membre de l’élite de Buenos Aires, était mulâtre. Or, ce détail a été complète-ment évacué de tout enseignement scolaire. Dès les premières décen-nies du XXe siècle, cette présence africaine était devenue invisible. L’idée qu’il n’y avait plus de traces de Noirs en Argentine faisait par-tie de l’imaginaire national, comme faisait partie de l’ethos argentin la non-nécessité de se poser des questions sur les origines ethniques des uns et des autres. J’ai moi-même, en tant qu’argentine, vécu l’expé-rience troublante de ne découvrir ces questions qu’en venant vivre en France. L’éloignement, et des questions très fréquentes des Français sur le métissage dans mon pays, m’ont conduite à me demander si ce que je tenais pour évident n’était pas plutôt une construction idéolo-gique. C’est alors seulement que me sont apparus certains traits afri-cains dans les visages de personnes que je connaissais depuis mon enfance mais qui, dans mon for intérieur, ne sont pas métisses.

La situation des Indiens a été différente, surtout au départ. L’his-toire argentine montre clairement que leur intégration à la vie natio-nale fut pendant longtemps une question difficile, qui aboutit à une guerre entre l’armée nationale et les groupes refusant de se soumettre à l’autorité de l’État. Mais après cette guerre, quand le « désert » eut été conquis, la question indienne disparut de l’imaginaire argentin en tant que « problème », tandis qu’un nombre important d’Indiens s’in-tégraient à la vie nationale ; de ce fait la population cessa progressive-ment de voir en eux les traits qui autrefois exprimaient leur apparte-nance ethnique : le « blanchiment » atteignit ainsi les Indiens dont les visages devinrent, à mesure qu’ils se fondaient par l’acculturation et 7 Quijada, 2000a, p. 10.8 Bernand, 2000, p. 95.

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par le métissage dans la population générale, non pas des visages mé-tis mais des visages créoles. Certains demeurèrent toutefois à l’écart de ce processus : ceux qui, même vaincus, refusèrent de devenir des citoyens de la nation blanche et qui essayèrent de garder leur identité et, dans la mesure du possible, leur forme de vie traditionnelle. Mais la volonté d’homogénéisation fut telle que la population en arriva à ignorer toute présence de communautés indiennes sur le territoire na-tional, et ce n’est qu’assez récemment que fut remise en cause la conviction qu’il n’y avait plus d’Indiens en Argentine.

L’expansion de la catégorie de « trigueño » contribua à la percep-tion de la blanchitude 9. Désignant tout individu dont la couleur de la peau est plutôt foncée, elle aboutit à rendre uniformes des groupes qui auraient pu être perçus ailleurs comme différents du point de vue eth-nique. Ce qualificatif qui, pour un Argentin, désigne un Blanc et non pas un Métis, s’applique indifféremment à toute personne dont le teint foncé correspond en fait à une origine africaine, amérindienne, ou même méditerranéenne.

Cette capacité d’une nation à assimiler des individus venus de tous les horizons en une société unique et unie dont tous les membres se reconnaissent comme des nationaux a été dénommée « melting-pot », et les États-Unis en ont souvent été présentés comme le paradigme. Or, le rôle joué par la « race » dans ce pays a conduit à un pluralisme ethnique où l’on distingue clairement les Blancs, les Noirs, les Hispa-nos et les Indiens. Dans cette classification, la primauté revient au pre-mier groupe, hiérarchiquement considéré comme supérieur, le mel-ting-pot ne se référant qu’à lui, et ce n’est pas un hasard si « Améri-cain » est associé, dans les imaginaires du monde entier, à un type physique blanc ; cela implique une certaine exclusion des autres groupes qui, même s’ils sont américains, ne le sont pas au même titre que les Américains blancs.

Le cas de l’Argentine est très différent10. L’affirmation que les Ar-gentins sont blancs n’implique pas l’exclusion de ceux qui ne le se-raient pas, mais l’ouverture de cette catégorie à tous ceux qui sont prêts à s’intégrer dans le projet historique de la nation. Cependant, il

9 Quijada, 2000b, p. 209.10 Quijada, 2000b, p. 214 sqq.

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ne faut pas se dissimuler que ce projet s’est édifié en laissant dans l’ombre la réalité d’un monde amérindien qui est loin d’être absent.

Parmi les Argentins « blancs », les différences dans la couleur de la peau ne traduisent donc pas des clivages ethniques ; par contre elles gardent une signification sociale : elles sont devenues le signe d’une stratification sociale, les groupes d’origine africaine et indienne ; ma-joritairement incorporés à la société, ont intégré les couches sociales les moins aisées. Même si une affirmation de la blanchitude qui re-pose sur une construction idéologique peut être contredite par l’his-toire ethnique nationale, vu l’évidence des brassages entre les popula-tions sur le territoire argentin, elle a néanmoins des conséquences tan-gibles sur la vie sociale, car elle est vécue comme vraie. Elle n’a ja-mais été vécue comme un moyen de masquer les racines de la popula-tion nationale – ce qui n’était d’ailleurs pas le but des élites politiques de la fin du XIXe siècle – mais, à un moment où l’unité nationale était en construction, elle a éduqué le regard à voir de l’homogénéité là où d’autres peuples perçoivent des composantes séparées. Dans ce cadre, la notion de créolité prend tout son sens pour la définition de la socié-té argentine, car elle traduit bien la volonté d’être, avant tout, des gens du pays, en laissant de côté la question des origines, qui créerait des clivages. C’est ainsi qu’aujourd’hui l’Argentine peut être caractérisée comme une nation de Créoles.

Mais au sein de cet ensemble argentin qui se veut homogène, « criollo » peut prendre des sens plus restreints. Dans les relations so-ciales, le terme peut servir à se situer par opposition à un autre groupe. Tel est le cas dans les régions de frontière où « Criollo » indique un Argentin, par contraste avec un Paraguayen ou un Bolivien. Bien plus significatif est le couple d’opposition Gringo/Criollo ; ici, « Criollo » peut désigner un étranger de deuxième génération, en le distinguant de ses parents ; il permet aussi de distinguer des familles établies en Ar-gentine depuis longtemps en les opposant à des familles descendant d’immigrants. Les subtilités de l’attribution de la qualité de criollo font donc que, si un étranger de deuxième génération est un Créole par rapport à son père (ainsi que de façon générale dans l’ensemble du pays) mais il ne sera pas nommé criollo face à quelqu’un qui a des racines plus anciennes que lui dans le pays.

Lorsque « criollo » s’applique à la population la plus anciennement implantée dans le pays, aux descendants de ceux qui ont fait le pays

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avant la grande vague migratoire du XIXe siècle, on peut distinguer deux groupes.

Les familles patriciennes, qui ont participé à la formation de la na-tion par leur rôle politique ou économique, revendiquent leur apparte-nance à l’ancien noyau créole. On les connaît comme des familles créoles, qui ont des patronymes créoles. Elles font partie aujourd’hui de la haute bourgeoisie de Buenos Aires et de certaines provinces. Ces familles ne mettent pas en avant une ascendance espagnole ; ce qui compte, c’est d’appartenir à une famille anciennement installée sur le territoire, ayant participé à l’histoire nationale ou locale. La légitimité est donnée par la formation d’un lignage en Argentine. Mais l’origine européenne n’entre guère en jeu ; dans ce milieu, personne ne prétend être de pur sang espagnol, ce qui d’ailleurs ne serait même pas valori-sé en Argentine. On revendique parfois un ancêtre indien, s’il s’agit d’un chef ; par contre les ancêtres noirs sont toujours oubliés.

Le second groupe appartient à un milieu bien différent. Dans les strates plus populaires, notamment dans la paysannerie des provinces, chez tous ceux qui descendent des premières rencontres entre Espa-gnols et Indiens, le métissage est très perceptible. Mais personne ne conçoit qu’il s’agisse de Métis, car comme on l’a déjà vu, en Argen-tine, le mot mestizo ne se prononce jamais à propos d’un autre Argen-tin : ces gens du peuple, ces paysans, sont des Créoles qui ne se recon-naissent pas d’origines plus lointaines que la formation de la nouvelle société en terre américaine. Travaillant dans une de ces sociétés, au nord de l’Argentine, j’ai été frappée par le fait que les gens ignoraient même qu’ils avaient des ancêtres espagnols, alors qu’ils portaient tous des patronymes espagnols. À la question des origines, les réponses étaient du type de : « On est la race d’ici, de cette terre », en totale continuité avec le qualificatif « nés de cette terre », appliquée lors des années de la conquête aux premières générations d’enfants nés en Amérique d’un père espagnol et d’une mère indienne.

Etre créole, c’est avant tout être de la « race d’ici », se considérer comme issu de cette terre. Aussi la question de la créolité n’est-elle pas secondaire. Même si on en parle peu, on la vit intensément. À des sociétés issues d’immigrants et de colons, des sociétés que leurs ori-gines placent toujours au bord d’elles-mêmes et marquent d’un doute congénital, la créolité apporte une solution. Elle répond à un besoin fondamental, celui de la légitimité.

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Car légitimes sont les grandes familles descendant de ceux qui se sont approprié le sol et qui ont fondé la nation ; mais légitimes sont aussi les paysans criollos, ceux qui ne disent plus qu’ils descendent de gens venus d’ailleurs mais pour qui être là est une évidence éternelle.

Références

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