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Patrick PHARO Patrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS, professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES). (1989) “Agir et pâtir au travail. Souffrance morale et injustice.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Patrick PHAROPatrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,

professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

(1989)

“Agir et pâtir au travail.Souffrance morale et injustice.”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Patrick Pharo

“Agir et pâtir au travail. Souffrance morale et injustice.”

Un article publié dans la Revue de Médecine psychosomatique, n° 20, 1989, p. 41-63.

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“Agir et pâtir au travail. Souffrance morale et injustice.”

Un article publié dans la Revue de Médecine psychosomatique, n° 20, 1989, p. 41-63.

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Table des matières

1. Introduction

2. Souffrance morale et injustice3. Internalité de la souffrance morale   ? 4. Description de la souffrance morale5. Moralité de la souffrance morale6. Structures formelles de la souffrance morale7. Conclusion

Ouvrages cités

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Patrick PharoPatrick Pharo, sociologue, est directeur de recherche au CNRS,

professeur associé à l'université Paris-V René Descarte et membre du Centre de recherche Sens Éthique Société (CERSES).

“Agir et pâtir au travail. Souffrance morale et injustice.”

Un article publié dans la Revue de Médecine psychosomatique, n° 20, 1989, p. 41-63.

1. Introduction

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L'hypothèse que je voudrais examiner dans cet article 1, est qu'il existe une certaine sorte de souffrance morale dont la cause, morale et complètement externe, est une injustice agie ou subie. Dans le premier cas, c'est-à-dire l'injustice agie, la souffrance provient de ce qu'on ap-pelle quelquefois le ressentiment, lequel correspond plus générale-ment au regret d'être mal traité par autrui ou par soi-même. Dans le second cas, c'est-à-dire l'injustice subie, la souffrance provient de ce qu'on appelle quelquefois le sentiment de culpabilité, lequel corres-pond plus généralement au regret de mal traiter autrui ou soi-même. On souffre du fait d'être victime d'une injustice ou, par ses actes, de faire subir des injustices aux autres ou à soi-même 2.

1 Je n'aurais sans doute même pas eu l'idée de cet article sans ma participation au séminaire plaisir et souffrance dans le travail organisé par C. Dejours (cf 1987 et 1988) et sans les discussions que j'ai eues sur ces sujets avec les membres du séminaire, en particulier A. Fernandez-Zoïla. Je tiens aussi à ex-primer ma dette à l'égard d'A. Cottereau à qui je dois une bonne partie des intuitions qui sont développées ici.

2 Ce point est important car beaucoup de sentiments de culpabilité et de ressen-timents seraient complètement inexplicables par des injustices infligées aux autres ou subies des autres, alors qu'elles le sont peut-être par des injustices qu'on s'inflige à soi-même.

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Ce que je recherche dans l'injustice agie ou subie, c'est en fait un critère objectif, non pas du fait de la souffrance morale - les preuves objectives n'en sont habituellement que trop abondantes -, mais de sa causalité. Autrement dit, je recherche une cause identifiable d'une souffrance morale particulière, cause dont on pourra dire certaine-ment, ou avec de bonnes chances d'exactitude : c'est cela qui le fait souffrir, de même que l'on peut dire d'un coup physique dont nous voyons le développement et les traces : c'est cela qui le fait souffrir.

Pour construire cette hypothèse, je suivrai une méthode qui consiste à rechercher dans le rapport de signification que les per-sonnes entretiennent avec leurs actions et leurs passions (le terme passion étant pris dans le sens classique qu'il a en tant que substantif du verbe pâtir), les structures formelles qui paraissent générer un sen-timent d'injustice subie ou infligée, de façon à découvrir, par ce moyen, certaines conditions objectives de la souffrance morale. Dans cette optique, il est du plus grand intérêt d'examiner la forme linguis-tique que prend l'expression publique de la souffrance morale : car les intentions morales repérables dans cette expression, comme par exemple la plainte qui renvoie plutôt à une injustice subie, ou l'excuse qui renvoie plutôt à une injustice infligée, peuvent permettre de re-monter à des causes identifiables et objectivables de la souffrance mo-rale.

Il se trouve en outre que des problèmes du même genre ont beau-coup préoccupé une certaine tradition philosophique – celle de la phi-losophie analytique. Celle-ci s'est heurtée à une difficulté logique ui apparait lorsqu'on cherche à concevoir une observation rigoureuse et directe de la vie mentale des personnes : autant il paraît possible de relier des symptômes physiques à des atteintes physiques déterminées, autant les symptômes de la souffrance morale demeurent difficiles à atteindre du point de vue de leur causalité propre, c'est-à-dire morale. Dans cette perspective, les réalités mentales de la souffrance peuvent être à la limites niées et, lorsqu'elles ne le sont pas, considérées comme inconnaissables en elles-mêmes (ce qui semble avoir été le point de vue de Wittgenstein). J'essaierai, pour ma part, de faire valoir un point de vue différent, suivant lequel il existe au moins un moyen d'aborder la réalité mentale de la souffrance comme une réalité objec-tivement connaissable. Ce moyen consiste à prendre en compte les liens sociaux que chaque personne entretient avec les personnes qui

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l'entourent, à en saisir la réalité morale objective et à en déduire cer-taines conséquences inévitables en terme d'états mentaux 3.

La souffrance morale n'est donc pas aussi irrationnelle qu'on le croit parfois, autrement dit elle a, au moins pour partie, un certain fon-dement moral et logique. Tout le problème, y compris dans la dé-marche logique et sociologique qui est celle de cet article, est de sa-voir dans quelle mesure une souffrance qui s'exprime par tel ou tel acte atteint effectivement l'objet de sa souffrance. Les éléments d'ana-lyse des structures formelles de la souffrance morale qui seront propo-sés ont précisément pour but de contribuer à une meilleure appréhen-sion de ce problème.

2. Souffrance morale et injustice

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Voici, avant d'aller plus loin, quelques exemples, huit exactement, tirés de la vie réelle et qui concernent tous des situations de travail. Dans chaque exemple, un locuteur exprime par des actes de parole accomplis à un moment donné son sentiment à l'égard d'événements passés ou futurs qui le concernent.

(E1) Lorsque je faisais des enquêtes en milieu rural, il m'est sou-vent arrivé de rencontrer des agriculteurs qui, pour une raison ou une autre, n'avaient pas réussi à faire partie de la petite frange d'exploi-tants modernisés, aidés, financés et encadrés par les organisations agricoles dès lors qu'ils acceptaient de se plier à leurs directives. Je me souviens en particulier d'un agriculteur du Massif Central dont le voi-sin, chef d'une exploitation tout à fait équivalente à la sienne, avait demandé et obtenu un plan de développement, c'est-à-dire un cadre à la fois financier et technique pour l'amélioration du rendement de son exploitation. Lui-même, hésitant sur les contraintes pouvant découler d'une telle entreprise, avait retardé le moment de faire cette demande,

3 Ce qui est en gros, comme me l'a fait remarquer R. Ogien, le point de vue de Socrate dans le Gorgias. Platon considère en effet la souffrance comme une propriété analytique de l'injustice, c'est-à-dire liée à son concept. Je limiterai simplement mon propos en notant que cette souffrance morale, qui découle de l'injustice, n'est peut-être qu'une des souffrances morales possibles.

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si bien que lorsqu'il se décida finalement à la faire, celle-ci fut refusée car les critères d'attribution étaient entretemps devenus plus sévères. Cet homme me reçut dans une maison ancienne, très peu rénovée, de-vant un feu de bois qui chauffait à peine la grande cuisine corrézienne. Il me parla avec une certaine amertume de l'occasion qu'il avait ratée. Il regrettait de ne pas avoir fait ce qu'il aurait pu faire.

(E2) Une personne plutôt scrupuleuse qui travaillait dans un centre d'études statistiques et qui venait de mettre la dernière main à un tra-vail de longue haleine, prit soudain conscience qu'une erreur s'était glissée dans ses calculs. En y réfléchissant, elle s'aperçut que l'erreur était sans doute due à des négligences qu'elle avait commises dans une partie particulièrement fastidieuse du travail. Mais il était trop tard pour apporter les correctifs. Elle laissa donc la publication se faire, n'en parlant pas à ses collègues de travail, ni surtout à son chef de ser-vice. Par la suite, cette erreur semble l'avoir beaucoup préoccupée. Lorsqu'elle me raconta l'incident, elle me dit que cette faute l'avait tourmentée au point de l'empêcher parfois de dormir.

(E3) Un employé de bureau qui travaille dans la même administra-tion depuis une trentaine d'années s'est toujours refusé à passer des examens qui étaient largement à sa portée et qui lui auraient permis d'améliorer sa situation professionnelle. Il raconte cela en disant que les examens, spécialement les examens oraux, ont toujours été pour lui une épreuve insupportable et qu'il a préféré gâcher sa carrière plu-tôt que de faire face à une telle épreuve. Il a aujourd'hui dépassé la limite d'âge et ne pourra plus jamais passer les concours administra-tifs. Végétant dans le même bureau, avec le même travail et le même environnement, il se voit commandé par des plus jeunes et parle quel-quefois, avec nostalgie, des possibilités qu'il a laissées s'évanouir. Il me dit maintenant qu'il regrette, qu'il a été bien bête de s'écouter et voudrait avoir été capable de faire face à ce qu'il n'a pas osé affronter.

(E4) Je travaillais un jour dans le bureau d'un collègue lorsqu'une secrétaire exerçant dans la même institution a fait irruption dans la pièce. Elle savait qu'une nouvelle machine de bureau venait d'être li-vrée au service, et se préoccupait de savoir ce qu'elle était devenue. En apprenant qu'elle avait été affectée à un autre bureau, la personne s'est lancée dans une série de récriminations. L'autre bureau était déjà for-tement équipé et n'avait du reste pas besoin des perfectionnements de la nouvelle machine ; en revanche, cette machine lui était indispen-

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sable compte tenu des travaux qu'elle effectuait. Bref, le choix du chef de service était injuste. La secrétaire prit à témoin mon compagnon de travail du fait que cette injustice faisait partie d'une longue série d'in-justices dont elle avait déjà été la victime. Elle manifestait à cette oc-casion tous les signes du désarroi et de l'amertume, non seulement par ce qu'elle disait, mais aussi par son insistance à le dire, par sa difficul-té à interrompre sa plainte.

(E5) J'exerçais autrefois l'activité de conseiller professionnel dans une Agence Locale de l'Emploi. J'eus à m'occuper d'un jeune homme qui recherchait un emploi dans le secteur du travail social. Ayant eu lui-même une adolescence un peu agitée et quelques expériences d'animation socio-culturelle, il souhaitait donner un prolongement constructif et socialement utile à cette expérience. Après quelques en-tretiens, je l'orientai vers un centre d'éducation spécialisée travaillant en milieu ouvert avec des jeunes délinquants. Ce centre était prêt à l'embaucher et à le mettre au travail immédiatement, tout en lui assu-rant parallèlement une formation théorique devant déboucher sur le diplôme d'éducateur. Il était à l'époque assez courant de recruter des éducateurs parmi des personnes ayant eu elles-mêmes une expérience directe des réalités sur lesquelles devrait s'exercer leur activité profes-sionnelle. Après quelques entretiens avec les responsables du centre et quelques journées passées sur le terrain avec les éducateurs, il renonça au projet. Lorsque je le reçus de nouveau, il me dit que les jeunes qu'il avait rencontrés chercheraient probablement à « vérifier quelque chose » avec lui et que lui-même serait trop tenté d'accepter cette véri-fication pour rester dans son rôle d'éducateur. Il pensait toujours que ce genre d'emploi était bien celui qu'il devait exercer, car il correspon-dait à ses compétences et à ses convictions. Mais il ne se sentait pas capable de le faire. Il disait qu'il devrait le faire, mais ne le ferait pas. C'était au-dessus de ses forces.

(E6) Pendant cette même période où j'étais employé à l'ANPE, il arriva un jour, comme cela se produit assez régulièrement à l'approche des élections, une circulaire de la direction demandant d'effectuer ce qu'on appelait un « peignage » de fichiers pour convoquer d'éventuels faux-chômeurs et les radier en cas de non présentation. Pour des rai-sons morales et politiques, certaines des personnes chargées de cette tâche éprouvaient la plus grande répulsion à s'en acquitter. Lorsqu'on en parlait, elles expliquaient que la mesure avait un caractère policier

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et portait atteinte aux individus les plus fragiles, les plus instables et les moins aptes à faire face aux pressions de l'Administration. Mena-cés de sanctions, ces agents dirent qu'ils allaient pourtant s'exécuter, mais pour certains, la mort dans l'âme.

(E7) Un de mes collègues a été invité à donner une série de confé-rences dans un pays étranger. Ces conférences ont pour lui une assez grande importance, mais elles impliquent, en-dehors même de l'épreuve des conférences, un séjour prolongé dans un environnement qui l'attire mais qu'il redoute aussi terriblement. Lorsqu'il m'a parlé de ce projet, il m'a dit qu'il devrait accepter mais qu'en fait il ne se sentait pas capable de tenter l'expérience et préférait se dégager. Finalement, il déclinera l'invitation.

(E8) Un de mes amis agriculteurs qui exploite une petite propriété (quelques hectares de surface utile et cinq vaches) dans le Massif Cen-tral et qui a le plus grand mal à joindre les deux bouts, a appris un beau jour qu'il allait être soumis aux nouvelles réglementations sur les quota laitiers. Pour lui, comme pour beaucoup d'autres petits agricul-teurs, le lait a l'avantage d'assurer un revenu mensuel qui permet de faire face aux dépenses courantes, sans les aléas de la vente annuelle des jeunes bovins. C'est pourquoi la diminution du revenu laitier risque d'entraîner la mort de son exploitation. Comble de malchance, les quotas de cet agriculteur ont été calculés sur la base d'une année où justement sa production a été très faible, du fait de la disparition d'une laitière. Privé d'alternative, il n'a pas respecté ses quotas et a continué ces dernières années à livrer la quantité habituelle de lait, laquelle lui a été normalement rétribuée. Des lettres à la Direction Départementale de l'Agriculture, s'ajoutant sans doute à beaucoup d'autres lettres du même genre, ont retardé l'application des pénalités. De plus, un accord avec le ramasseur, qui apparemment s'arrange pour répartir les livrai-sons individuelles à l'intérieur du quota global qui lui est imparti, a sans doute permis de masquer le dépassement du quota. Mais cet ar-rangement n'étant plus praticable, mon ami risque à présent de rece-voir de l'administration une injonction à payer des pénalités pour la partie de sa livraison qui a excédé le quota imparti. C'est avec beau-coup d'appréhension que cet ami me parle de ce qui va bientôt lui arri-ver.

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Ces huit exemples ont quelque chose en commun : dans tous les cas, les personnes font un récit dans lequel elles expriment une souf-france qu'on peut qualifier de morale du fait de son lien à des injus-tices agies ou subies. Pour pouvoir dégager les structures formelles de la souffrance exprimée dans chacun de ces récits, je me propose d'aborder le problème d'une façon analytique en faisant progressive-ment apparaître les conditions formelles qui peuvent conduire de l'ex-pression d'une souffrance morale à la compréhension de ses causes proprement morales. On pourra alors, dans la dernière section de cet article, revenir à ces huit exemples et montrer comment chacun d'entre eux illustre l'une ou l'autre des structures formelles de la souffrance morale auxquelles on sera parvenu.

3. Internalité de la souffrance morale ?

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Que le sens ait quelque chose à voir avec la logique, nul n'en doute, au moins depuis qu'Aristote écrivit son Traité De l'interpréta-tion... En revanche, et bien qu'on reconnaisse que le sens est aussi une affaire de sentiments, il est plus difficile d'envisager les liens de la logique et des sentiments 4. Il se trouve en effet qu'une longue tradi-tion de pensée a considéré le sensible comme ce qui par excellence échappe à la raison, et a fortiori à la logique, qui n'est que la représen-tation formelle des procédures de celle-ci. Cette exclusion des senti-ments du domaine de la raison et de la logique tient peut-être simple-ment au fait que l'expression des sentiments dissimule beaucoup moins bien que certains discours positifs les erreurs sur lesquelles ils sont fondés. Mais le fait que le sentiment puisse se tromper ne signifie nullement qu'il soit dépourvu de sens logique ou qu'il soit une sorte de résidu animal dans la personnalité de l'homo sapiens . 4 Sentiments est pris ici dans un sens générique, c'est-à-dire tout ce qui a trait

non pas seulement aux passions de l'âme comme on disait autrefois, mais plus généralement tout ce qui a trait à l'expérience temporelle et intersubjective d'un être humain et qui peut inciter celui-ci à dire qu'il ressent quelque chose. J'utilisais auparavant le terme affections, qui me parait moins bon. Les travaux de R. Ogien (1989) sur les sentiments moraux que je découvre actuellement et qui m'inspirent beaucoup m'incitent aussi à préférer le mot sentiments comme terme générique.

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Il est vrai cependant qu'il semble plus difficile de faire des calculs sur des sentiments que sur des propositions logiques. Il se trouve en effet que l'expression des sentiments fait généralement intervenir les états internes d'une première personne, ce qui complique l'analyse lo-gique. Ainsi, il est courant de décrire les sentiments comme une chose que l'on aurait en soi, par exemple en utilisant des substantifs :

(1) Pierre a eu le chagrin de perdre Marie 5

... éventuellement précédés par des partitifs :

(2) Pierre a de la peine 6

... ou des articles indéfinis :

(3) J'éprouve de la crainte 7

Ces descriptions, si l'on en croit Wittgenstein, sont trompeuses, car elles peuvent laisser croire justement qu'on pourrait aller voir à l'inté-rieur de Pierre ou de « je » la chose qui vérifie l'énoncé (le chagrin, la quantité de peine ou la crainte). Or cette chose « interne » est évidem-ment difficile à observer : comment, se demande Wittgenstein, pour-rait-on par exemple « voir » la douleur de celui qui a mal au dent ? On pourrait être tenté de tirer de cette difficulté la conclusion sceptique que les sentiments des personnes, et en particulier leur souffrance mo-rale, ne peuvent pas faire l'objet d'une connaissance au sens strict. Mais on risque alors d'aboutir à un paradoxe. Car dans la vie quoti-dienne nous ne cessons de tabler sur les sentiments des autres et de nous-mêmes. Non seulement le sentiment lui-même ne cesse de calcu-ler, mais la seule façon de comprendre les sentiments d'autrui est de procéder à des calculs. C'est par exemple ce qu'on fait couramment dans les relations amoureuses ou amicales : on doutera peu de la sin-cérité d'une déclaration d'amour ou d'amitié si elle est accompagnée de nombreuses autres marques qui vont dans le même sens, tandis que le soupçon risque au contraire de s'installer si cette déclaration est plu-tôt accompagnée de signes d'avidité ou de mépris. Dans la pratique, le

5 Exemple emprunté à l'article de J. M. Marandin (1984) sur les classes (ou familles) du lexique des sentiments moraux.

6 Idem.7 Exemple donné par Wittgenstein (1958 : 56).

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seul problème est de savoir si le calcul que l'on fait est juste ou non, mais il semble bien qu'on ne puisse éviter de procéder à une certaine sorte de calcul sur les sentiments. Comment croire alors que nous n'avons en réalité aucun moyen logique de connaître réellement les sentiments d'autrui ?

Wittgenstein souligne ce paradoxe mais s'en accommode, considé-rant que le savoir de sens commun, bien que n'étant pas un vrai savoir, au sens d'un calcul obéissant à des règles (1958 : 61), est suffisam-ment adapté à son usage. Il considère que l'impossibilité d'une connaissance au sens strict de la souffrance morale, n'est pas un incon-vénient si on sait la reconnaître dans l'usage pratique. Il existe en effet une série de signes qui font que, dans certains cas, on pensera que l'autre souffre, tandis que dans d'autres cas, on aura peut-être des doutes. Parmi ces signes, il y a évidemment le fait de dire : « j'ai mal », donc de recourir à certains types d'expressions linguistiques. Mais il n'y a pas de règles générales de l'expression qui vaudraient comme preuve de la douleur. La souffrance ne s'atteste pas par un signe isolé, mais par une série de signes concordants dont la concor-dance n'est pourtant pas soumise à des règles formulables. Ces signes font partie de ce que Wittgenstein appelle des grammaires de l'usage (1953 : § 257). Ces grammaires sont beaucoup moins fortes que les grammaires formelles de Chomsky. Elles suffisent pourtant à s'y re-connaître pratiquement. Wittgenstein ne semble pas intéressé par une quelconque tentative de formalisation de ces grammaires.

La position de Wittgenstein serait entièrement convaincante si le sens commun ne se trompait jamais, autrement dit si le savoir pratique qui permet de reconnaître les sentiments d'autrui était toujours suffi-samment adapté aux situations réelles. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Il arrive au contraire très souvent que des vraies souffrances ne soient pas vues et surtout que l'on procède à de fausses identifications des causes de souffrances. Un sceptique très radical haussera peut-être les épaules en disant : comment savoir ce qu'est vraie souffrance ? Comment décider ? Qui peut vraiment savoir ? Ce sont des questions que j'ai moi-même posées ailleurs (1988). Mais ces questions ne mé-ritent d'être posées que parce qu'il est essentiel de savoir y répondre chaque fois que l'urgence des situations pratiques oblige à décider, et à ne pas décider de travers.

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L'argument de Wittgenstein ne nie pas du tout la possibilité de l'er-reur du sens commun, mais il a peut-être le défaut de ne pas en dire assez sur la façon dont on s'y prend pour reconnaître la réalité de la souffrance et surmonter par conséquent cette erreur. Si l'on admet, comme le fait du reste Wittgenstein, qu'il y a dans les situations réelles des perceptions correctes et des perceptions incorrectes de la souffrance morale, alors c'est qu'il doit bien y avoir un moyen généra-lisable de distinguer ce qui est correct de ce qui ne l'est pas.

Wittgenstein a lui-même introduit une distinction importante entre deux notions : le symptôme et le critère. Par exemple la gorge en-flammée serait le symptôme d'une angine tandis que la présence d'un certain bacille en serait le critère. Seulement, Wittgenstein ajoute im-médiatement après avoir fait cette distinction que « dans la plupart des cas, si l'on nous demande de distinguer entre un critère de définition et un symptôme, nous serons pratiquement incapables de le faire, à moins que nous décidions d'établir arbitrairement cette distinction » (1958 : 60). Autrement dit, Wittgenstein semble penser que dans la plupart des cas les critères de la signification en général et ceux des sentiments en particulier, sont arbitraires. Cette position, qui est peut-être conforme à la tradition conventionnaliste des philosophes anglo-saxons, est trop forte. Aucune science du sens commun, et notamment des sentiments, ne pourra jamais se construire, si on ne parvient pas à réduire cette position.

En réalité, on peut très bien accepter l'argument de Wittgenstein sur l'impossibilité de décider de la réalité d'un sentiment par l'observa-tion du phénomène (interne) qui serait son référent, et contester pour-tant certaines des considérations aporétiques (sinon sceptiques) dont il l'accompagne. On peut en particulier mettre en avant l'argument sui-vant : si l'on sait reconnaître une souffrance chez autrui et même par-fois identifier sa cause, et si l'on est capable d'avoir raison dans cer-tains cas et tort dans d'autres, autrement dit si l'expression des senti-ments est susceptible d'une connaissance et d'une vérification pra-tiques prétendant à l'objectivité, alors on doit maintenir l'idée que cette expression repose sur une structure logique susceptible de donner lieu à vérification. Or on sait que cette structure doit être autre que celle des énoncés (1) (2) et (3), puisque justement ces énoncés exigent une observation d'une entité interne (le sentiment lui-même) pour décider,

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ce qui parait impossible. Le problème posé est alors simplement de découvrir cette structure. Est-ce possible ?

Il importe à ce point de remarquer que, quelles que soient les apo-ries de Wittgenstein sur la factualité de la souffrance en tant qu'épreuve de l'âme, il existe bien, sur le plan physique, des critères objectifs qui permettent de déterminer les causes de la souffrance – sinon de l'expérience elle-même de la souffrance. Quelqu'un dont le corps est physiquement lésé d'une façon abominable sera sans aucun doute supposé souffrir du fait de cette lésion (à moins qu'on imagine, mais le cas est rare, que quelque formation chamanique rend capable cette personne d'échapper à la souffrance physique). De même, quel-qu'un qui prend un coup violent sur le corps sera supposé souffrir de ce coup. N'y aurait-il donc pas un moyen analogue de voir une âme lésée de façon abominable ou les violents coups moraux qu'elle re-çoit ? Et, si on laisse de côté l'idéal objectiviste de voir l'épreuve du sentiment comme on voit un quelconque objet du monde, ne peut-on imaginer un moyen de voir l'origine ou la cause de la souffrance mo-rale comme on peut voir quelquefois celle de la souffrance physique, c'est-à-dire comme le rapport du corps qui pâtit à un certain événe-ment du monde ? Cette question est évidemment cruciale puisque c'est de la mise en œuvre pratique d'un tel moyen que dépend notre capaci-té de voir ou de ne pas voir se faire autour de nous le mal moral.

4. Description de la souffrance morale

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Ce qui fait le caractère moral d'une souffrance, ce n'est certes pas que le corps en serait indemne, car évidemment la souffrance morale peut aussi affecter le corps. C'est plutôt que l'origine de cette souf-france est morale. Cela signifie que l'expérience dont il s'agit est une expérience particulière, différente de l'expérience physique. Cette ex-périence singulière, on la nomme aussi expérience morale. L'expé-rience morale concerne évidemment ce qu'on appelle usuellement le « moral » d'une personne, c'est-à-dire son état d'esprit, son humeur, et plus généralement ses états mentaux intérieurs. Mais, comme on vient de le voir, tant qu'on s'en tient à cette acception du moral, on risque de

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rendre impossible tout véritable accès à la souffrance morale d'autrui puisqu'on ne pourra jamais identifier la cause, l'origine du mal. Y a-t-il donc une autre façon de concevoir l'expérience morale et qui per-mette de voir ce dont elle peut pâtir ? Autrement dit, y a-t-il un moyen d'identifier formellement un critère objectif de la souffrance morale ?

Pour résoudre ce problème, on pourrait être tenté, dans un premier temps, de faire la liste des événements du monde qui ont des chances de faire souffrir moralement, comme par exemple la mort d'un proche, la perte d'un emploi ou le vieillissement. Mais la simple description de ces événements nous donnera-t-elle la dimension de l'épreuve du mal, c'est-à-dire celle du sentiment, qui fait le propre de la souffrance mo-rale ? Observons par exemple les formes suivantes :

(4) X, qui est un proche de Y, est mort(5) Y, qui est l'employeur de X, a licencié X(6) X vieillit

Contrairement à ce qu'un examen rapide pourrait laisser croire, on ne peut, à partir de ces énoncés, conclure à une souffrance de X, qu'à la condition de faire des inférences tirées de connaissances extérieures à l'énoncé lui-même. Il est en effet facile d'imaginer que, dans cer-taines circonstances, les événements en question ne font pas du tout souffrir, à supposer par exemple qu'Y soit un proche ennemi de X, que X en ait assez de son travail ou que X profite mieux de son âge mûr que de sa jeunesse. Des événements comme ceux des énoncés précé-dents ne sont donc en rien les analogues moraux du coup physique évoqué plus haut, puisque leur description ne montre pas comment l'âme pâtit, alors que la description du coup sur la tête n'est telle que parce qu'elle décrit à la fois le coup et la tête qui pâtit : une description d'un coup sur la tête qui ferait abstraction du mouvement de la tête sous le coup n'aurait pas décrit un coup sur la tête.

Il ne suffit pas, pour résoudre un tel problème, de relier un événe-ment interne, par exemple la peine, à une cause externe comme dans des énoncés du type :

(1) Pierre a eu le chagrin de perdre Marie

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ou (7) Pierre a de la peine à cause de François

car ce genre d'énoncés ne fait qu'enregistrer un lien possible entre un événement interne et un événement externe, sans stipuler la nature de ce lien.

Pour réduire la difficulté, on peut partir du fait que la souffrance est un sentiment et qu'à ce titre elle est aussi par définition un fait de sens. Il faut donc bien que celui-ci soit identifié dans sa réalité pour qu'on puisse le décrire. Ce fait de sens est en fait une structure phéno-ménologique reliant les événements du monde à l'expérience. Cette structure phénoménologique apparait essentiellement dans la forme intentionnelle des énoncés, c'est-à-dire non seulement dans la descrip-tion qu'ils font des événements du monde, mais surtout dans les liens de sens qu'ils établissent entre la personne et les événements du monde. En examinant cette structure intentionnelle des énoncés, on doit pouvoir découvrir les constituants de l'épreuve que nous recher-chons (c'est-à-dire, pour parler phénoménologiquement, le monde en tant qu'un je l'éprouve).

Cette structure est clairement visible lorsque la description porte sur des événements tels qu'une sanction juridique, le départ d'un être aimé, ou encore une maladie, car précisément ces descriptions ne sont pas celles de purs événements du monde, mais elles incorporent d'une façon ou d'une autre la dimension de l'épreuve du mal  :

(8) Y, qui est un juge, a condamné X(9) Y, qui est aimé de X, est parti(10) X est tombé malade

Ces énoncés décrivent des événements éprouvants par définition. Nul ne doute que de cela, les êtres humains souffrent. Et si nul n'en doute, c'est parce que ces énoncés désignent expressément un mal comme origine de la souffrance. De plus, ce mal n'est pas localisé seulement dans le mental du sujet, mais en premier lieu dans son rap-port intelligible avec le monde et avec autrui. C'est le rapport de signi-fication de la personne et de l'événement, qui établit le mal comme

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fait objectif, et non pas un pur événement du monde réduit à une cau-salité privée de tout contenu pathique .

Ces énoncés nous rapprochent donc de la structure que nous re-cherchons pour identifier les causes morales de la souffrance morale. Ils montrent, et c'est notre premier acquis, qu'on ne résout pas les pro-blèmes logiques d'accès à un état de chose interne (le sentiment) en se contentant de substituer à cet état de chose interne un pur état de chose externe. Autrement dit, on ne résout pas le problème de l'origine de la souffrance en substituant à l'observation improbable du senti-ment interne (comme la peine ou le chagrin intérieurs), l'observation objectiviste de l'événement externe (comme la neige blanche ou la chute des corps). Ce n'est pas parce qu'il pleut ou qu'un tiers accomplit une action quelconque que la souffrance morale apparaît. Pour qu'il y ait souffrance morale, il faut qu'il y ait un lien entre un événement ex-terne et la personne qui éprouve cet événement comme un mal. Il faut donc que les événements externes présentent certaines propriétés pa-thiques pour qu'on puisse penser qu'ils provoqueront une souffrance morale. Ce point est confirmé par le fait que dans la vie courante on ne comprend pas les paroles des autres simplement du point de vue des informations brutes qu'elles nous apportent sur les événements du monde. Pour comprendre les propos de la vie courante, il faut en plus saisir la façon dont les événements rapportés, décrits, supposés, pré-supposés, contrefactualisés... sont éprouvés comme bons ou mauvais.

Toutefois les propriétés pathiques des événements décrits (le fait qu'ils font mal) ne donnent encore qu'une idée très imparfaite du mal qu'ils procurent. On voit en effet que les énoncés (7), (8) et (9) disent bien que l'âme prend un coup mais donnent encore peu d'indications sur le mouvement de l'âme sous ces coups : on ne sait pas comment et de quoi précisément ces événements font souffrir. On peut même sup-poser, dans une optique platonicienne, que le mal auquel ils réfèrent (par exemple la sanction du juge en 7), est inférieur en intensité au bien qu'ils présupposent (dans le cas par exemple où la sanction du juge serait parfaitement juste, on peut en effet, comme Socrate, consi-dérer que le mal que l'on subit est inférieur au bien que l'on reçoit). Si nous voulons rechercher l'origine du mal qui fait moralement souffrir, il faut s'intéresser de façon beaucoup plus précise à ce qui relie mora-lement les événements du monde, et le bien ou le mal qu'on en éprouve.

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5. Moralité de la souffrance morale

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Pour saisir cette forme morale du mal moral, voici l'exposé d'un cas. J'ai eu l'occasion il y a quelque temps d'analyser les conversations téléphoniques d'une famille ouvrière (qui avait accepté de nous confier les enregistrements de deux mois de communications télépho-niques, non sans avoir préalablement effacé les parties les plus in-times 8). La mère de famille est la personne qui téléphone le plus. À l'écoute de ces bandes, on est frappé de constater la place énorme oc-cupées par les plaintes dans les conversations de cette personne. Par plainte pour l'instant, je n'entends rien d'autre que la référence à des événements passés ou actuels qui sont considérés comme mauvais. Cette femme ne se plaint pas devant tout le monde, mais spécialement avec certaines interlocutrices qui semblent être ses confidentes atti-trées. Elle se plaint alors d'une multitude de choses : de sa fatigue (« je suis fatiguée »), de ses vaisselles à faire après les fêtes, de son rhume qui n'en finit pas de passer, du temps qui est pourri, des trois per-sonnes au chômage dans son foyer (elle-même et ses deux filles), du traitement de faveur qu'on accorde aux étrangers, du médecin rempla-çant qui supplée au médecin de famille parti en vacances (« elle est pas capable »), du prix du beurre, des gosses qu'elle doit garder pour gagner un peu d'argent (« quand on a des gosses à garder, c'est pas la joie »), des journées que son homme passe à la maison quand il est en congé (« il s'embête toute une journée »), et finalement de son moral (« c'est le moral, dit-elle, tu sais comment c'est »). Ses plaintes sont répétitives, stéréotypées, comme du reste les solutions extrêmes qu'elle envisage quelquefois pour en sortir : « une bonne bombe, voilà tout !" Ces plaintes expriment certainement des souffrances, c'est-à-dire l'expérience d'un mal, mais quelles souffrances expriment-elles ? Tous les objets de plainte sont-ils équivalents ?

8 Il s'agit en fait d'une recherche menée en collaboration avec Bernard Conein, Alain Cottereau, Michel de Fornel, Jean-Marie Marandin et Louis Quéré sur une approche communicationnelle de la sociabilité, dans le cadre de l'A.S.P. Espaces sociaux et communication (CNRS-CNET).

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Ici, il est important de remarquer que l'échange de plaintes apparaît souvent, surtout dans certaines des conversations de cette femme, comme un jeu interlocutoire n'ayant d'autre finalité que celle de s'ali-menter lui-même. C'est un jeu de langage au sens le plus ludique du terme : en se répondant les unes les autres, les plaintes respectives res-serrent la communauté de situation dans le monde et donnent lieu peut-être au plaisir de se sentir unies face aux misères de ce monde. Toutefois, on aurait tort de croire que le fait d'échanger préférentielle-ment des plaintes plutôt que des nouvelles, des plaisanteries ou des récits sur les exploits des petits-enfants, soit tout à fait contingent. Le fait de se plaindre est la marque d'une souffrance. Mais on peut se de-mander aussi si la multiplication des plaintes futiles ne masque pas une hiérarchie réelle des objets de plaintes et de récriminations. Com-ment faire pour évaluer le fondement de cette hiérarchie ? Une chose m'a d'ailleurs frappé dans le cas que je rapporte. Cette personne qui se plaint de tout, néglige pourtant de se plaindre d'une chose qui est en train d'arriver pendant la durée de la période enregistrée : l'agonie de son père atteint d'un cancer généralisé. Elle ne parle de cela qu'avec sa mère qui, à quelques centaines de kilomètres de là, lui raconte les der-niers stades de la maladie. Si la plainte vaut bien comme expression d'une souffrance, comment identifier la nature de la souffrance dans le fait-même de la plainte ?

Pour contribuer à l'élucidation de ce problème, il importe de consi-dérer dans toute son acuité le fait que l'expérience morale ne concerne pas seulement le moral (au sens du mental ou de l'intérieur), mais concerne aussi ce qu'on appelle la morale, c'est-à-dire, dans une ac-ception courante, ce qui concerne le bien et le mal considérés du point de vue de la moralité. Le rapprochement qu'on peut faire entre l'idée commune de la morale et les idées de bien et de mal est important car il pointe une particularité essentielle de l'expression souffrance mo-rale. Le mal est en effet dans les deux termes : dans la souffrance et dans la morale. Le premier terme ne désigne que l'expérience, sans indication d'origine ; le second terme nomme cette origine et nous ren-voie par là à un mal très particulier, le mal dont parle la morale. Il faut alors prendre au sens fort la notion morale contenue dans l'expression souffrance morale. Au sens fort, c'est-à-dire en considérant que le mal dont il est question ici et qui fait souffrir l'âme est un mal de la mo-rale, autrement dit un mal qui a rapport avec l'éthique.

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Mais, dans ce dernier sens, qu'est-ce qu'un mal moral ? Peut-on encore réduire le mal moral ainsi défini à un état mental intérieur de la personne, comme lorsqu'on parlait du moral ? Evidemment, il y a sans doute beaucoup de façons d'aborder ce qui est bien et ce qui est mal du point de vue de la morale. Et donc le mental individuel de chaque personne joue sûrement un rôle dans son appréhension particulière du mal moral. Mais si la morale, c'est-à-dire en particulier ce qui va per-mettre aux personnes de distinguer ce qui est bien et ce qui est mal, n'était une morale que du point de vue de chaque subjectivité particu-lière, il n'y aurait à peu près aucune chance d'intercompréhension entre les êtres humains. Car chaque fois que des personnes par-viennent à s'entendre, c'est qu'elles acceptent une certaine communau-té de perspectives sur ce qui est bien et sur ce qui est mal : par exemple et au minimum que chacun parle à son tour et évite d'agresser son interlocuteur sans raison apparente (quand bien même cette agres-sion ne lui ferait courir aucun risque de punition). C'est pourquoi il est possible d'avancer que le critère que l'on recherche et qui désignerait l'origine sociale de la souffrance morale n'est finalement rien d'autre que le mal moral, c'est-à-dire non pas l'incarnation par on ne sait quel miracle d'un principe mauvais, mais bien plutôt un mal du rapport à autrui, ou encore une douleur qui, avant d'être internalisée et vécue dans la solitude de son âme privée, s'est d'abord réalisée comme mal dans l'espace public du rapport avec les autres.

On peut dire cela de façon encore plus précise en observant la forme intentionnelle de certains actes de parole tels que les plaintes, les récriminations, les reproches ou encore les aveux ou les excuses. On voit tout de suite que ces actes établissent immédiatement un lien entre une souffrance et un événement du monde considéré comme mauvais et injuste. La plainte est par exemple la forme qu'on pourrait dire canonique de la souffrance. Elle suppose en effet toujours un mal subi et injuste. La forme de la plainte peut être condensée de la façon suivante 9 :

9 Les structures formelles présentées ne prétendent pas régler le sens des mots plainte, récrimination, reproche qui font partie du langage ordinaire et qui, suivant leur usage, veulent dire bien autre chose que ce que je leur fais dire ici. En revanche, ces énoncés prétendent saisir des formes d'expression qu'on rencontre dans la réalité et auxquelles il arrive qu'on donne le nom de plainte, récrimination, reproche, etc.

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(11) X fait part à autrui de quelque chose d'injuste qu'il subit

S'il n'y avait plus de mal ni d'injustice, il n'y aurait plus de plainte. Par exemple :

(12) X fait part à autrui de quelque chose dont il jouitou

(13) X fait part à autrui de quelque chose de juste qu'il subit

n'est plus une plainte du tout 10, puisqu'il n'y a plus de mal (12) ou d'in-justice (13).

C'est pourquoi, ainsi formalisée, la plainte, de même que la dénon-ciation :

(14) X fait part à Y d'une injustice qu'il subit du fait d'un tiers ou encore le reproche :

(15) X fait part à Y d'une injustice qu'il subit du fait de Y

sont indiscutablement de bons candidats à la révélation d'une souf-france morale. Dans tous ces cas en effet, on suppose qu'un mal a été subi et que ce mal était injuste. Il en va de même de l'aveu qui pourrait être formalisé de la façon suivante :

10 On peut évidemment imaginer qu'on se plaigne d'un événement comme si cet événement faisait mal, alors qu'en réalité on jouit de cet événement. Mais lorsque cela arrive, ou bien c'est un mensonge, et dans ce cas la supercherie sera découverte dès que le soit-disant plaignant manifestera que l'événement en question le fait jouir, et non souffrir. Ou bien c'est l'expression d'une ambi-valence : l'événement fait souffrir maintenant, mais jouir à d'autres moments, ou les deux à la fois dans le même moment. L'ambivalence est évidemment plus problématique que le mensonge. Découvrir en quoi un sentiment peut aussi être son contraire est peut-être découvrir comment se superposent en son expression des épreuves morales contradictoires.

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(16) X fait part à Y d'une injustice qu'il a fait subir à quelqu'unou de l'excuse :

(17) X fait part à Y des causes justes d'une injustice qu'il a fait su-bir à quelqu'un

sont également d'assez bons candidats à la révélation d'une souf-france morale. On voit maintenant pour quelle raison nous pouvons avoir des doutes, non pas sur la réalité des souffrances de cette per-sonne dont j'ai parlé plus haut, mais sur les causes exactes de ces souf-frances. C'est tout simplement parce que dans la liste des choses dont elle se plaint, tous les événements ne paraissent pas aussi injustes. Car la plainte ne peut s'affirmer comme vraiment fondée que si elle est en mesure d'exhiber sans ambiguïté la cause injuste qui la suscite. La hié-rarchie des plaintes que j'évoquais est précisément une hiérarchie du point de vue de la justice. Il est évident par exemple que, dans cette hiérarchie, le chômage et le traitement trop favorable des étrangers n'ont pas le même statut et que, pour cette raison, il n'est pas absurde de supposer, comme on le fait du reste en sociologie, qu'une véritable injustice (le chômage) est la cause réelle d'une souffrance qui se ré-clame aussi d'injustices moins réelles (le traitement des étrangers).

Quand je parle ici d'injustice, je ne renvoie pas seulement à la théo-rie classique (Aristote) qui traite de la juste répartition des biens et des honneurs, dans la Cité (justice distributive) ou devant les tribunaux (justice commutative). Je me réfère à une théorie un peu plus large de la justice, une théorie phénoménologique (théorie un peu différente de celle de Husserl, puisque ce n'est pas une phénoménologie de l'ego mais de ce qui le rattache et le sépare du monde, d'autrui et de lui-même). Celle-ci a trait à la juste répartition des validations entre les êtres humains – la répartition des biens et des honneurs n'étant qu'un cas particulier. Je suppose en effet que les hommes appréhendent le monde dans des structures de sens qui leur sont fournies par leur com-munauté de langage (d'intercompréhension). Autrement dit, ils per-çoivent, sentent, comprennent, analysent tout ce qui leur arrive, dans un milieu qui n'est pas celui de leur seule âme privée, mais celui du langage qui les relie entre eux. C'est pourquoi chaque personne agis-sant et pâtissant de façon sensée s'attend à ce que sa propre appréhen-sion soit validable par autrui – faute de quoi son appréhension risque-

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rait d'être frappée d'irréalité. Elle s'attend aussi, puisqu'elle sait qu'au-trui fait également partie de la communauté d'intercompréhension, à ce qu'autrui s'attende à ce que son appréhension soit validable par elle-même. Elle s'attend également à ce qu'autrui s'attende à ce qu'elle-même s'attende à ce que sa propre appréhension soit validable par au-trui. Et ainsi de suite à l'infini. Cette attente régressive à double sens 11 est constamment à l'œuvre dans les actions et les abstentions de la vie courante. C'est elle qui, avant tout contrat, constitue le socle civil de la société, assurant l'ordre et la paix tant qu'elle n'est pas trop déçue. Or l'injustice est précisément le nom qu'on peut donner à la déception de cette attente. Il y a injustice dès qu'une action d'autrui ou de soi-même ne parait plus validable non pas seulement de son propre point de vue, mais du point de vue plus général qu'on prête à la communauté hu-maine dont on fait partie.

L'injustice peut être réelle ou simplement imaginée, suivant que l'action incriminée passe ou non des tests de validité que pourrait lui appliquer une série illimitée de juges indépendants. Ainsi, certains vrais coupables se croient victimes d'injustices, alors qu'ils sont juste-ment sanctionnés, tandis que certains innocents se croient justement sanctionnés alors qu'ils sont victimes d'une injustice. Mais, réelle ou imaginaire, l'injustice parait être un candidat sérieux à l'explication de la souffrance morale 12, non seulement parce que l'expression de la 11 Cette analyse provient de D. Lewis (1969). Mais celui-ci, qui ne se préoccupe

pas de justice, réduit tout problème de validité normative à un problème d'équilibre dans la coordination des actions. Evidemment, deux bandits qui parviendraient à se confirmer mutuellement toutes leurs attentes, n'en seraient pas moins des bandits, et pourraient éventuellement souffrir des injustices qu'ils commettent pour peu qu'ils soient capables d'éprouver la validité de leurs actions par rapport à la communauté humaine en général, et non pas seulement dans la seule relation de coordination avec un complice.

12 Un candidat et non le candidat, mais un candidat au rôle extensif. J'ai été un jour très frappé de voir le professeur Schwartzenberg déclarer dans une émis-sion télévisée que le cancer était vécu très souvent comme une injustice. Si on peut dans certains cas incriminer des actions d'autrui, on pourra dire que le cancer est injuste (par exemple quand il frappe des personnes exposées à des risques professionnels qui auraient dû être prévenus). On peut même dire que celui qui s'est donné le cancer en fumant deux paquets de cigarettes par jour pendant trente ans a commis une injustice envers lui-même. Mais il y a bien des cas de malheurs épouvantables où on ne trouve rien ni personne, et même pas soi-même, à incriminer. Peut-on encore parler d'injustice ? Il me semble que non. Mais ce qui est sûr, c'est que l'absence manifeste d'injustice n'em-

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souffrance morale se réfère très souvent à des injustices commises par soi-même ou par les autres – ce qui est un fait empirique –, mais aussi, plus fondamentalement, parce que le divorce entre la réalité des ac-tions d'autrui et de soi-même et leurs conditions interhumaines de va-lidité est proprement intolérable, du fait que rien ne peut avoir de sens qui ne soit humainement validable. On voit donc à présent par quel chemin on peut arriver à cette hypothèse qu'il existe une certaine sorte de souffrance morale provenant non pas du manque de morale (dans le sens pompeux et devenu historiquement détestable d'un corps de principes appelé morale), mais du manque de validation morale des actes accomplis ou risquant d'être accomplis par soi-même ou autrui dans le cours de la vie courante.

6. Structures formelles de la souffrance morale

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Les huit exemples donnés dans la seconde section peuvent désor-mais être interprétés du point de vue des causes morales dont té-moigne la souffrance morale qu'ils expriment. Ces exemples en effet illustrent simplement huit types de structures formelles qui appa-raissent couramment dans l'expression de la souffrance morale et qu'on peut présenter sous la forme des huit structures intentionnelles suivantes (la structure S1 correspondant à l'exemple E1, S2 à E2, etc.) :

(S1) j'aurais dû faire ce que je n'ai pas fait(S2) je n'aurais pas dû faire ce que j'ai fait(S3) j'aurais dû subir ce que je n'ai pas subi(S4) je n'aurais pas dû subir ce que j'ai subi(S5) je devrais faire ce que je ne vais pas faire(S6) je ne devrais pas faire ce que je vais faire(S7) je devrais subir ce que je ne vais pas subir

pêche pas de souffrir. Peut-être l'injustice est-elle le nom de la souffrance ad-venant dans le langage des hommes, c'est-à-dire dans leur intercompréhen-sion. On dira peut-être alors que c'est une consolation plutôt qu'une cause (mais à ce compte-là, toutes les causes, même du monde physique, risque-raient d'être des consolations).

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(S8) je ne devrais pas subir ce que je vais subir

Les exemples de la deuxième section ont été présentés de façon à ce que chacun illustre l'une de ces huit structures, mais il est évident que chacun d'entre eux comporte des éléments qui pourraient égale-ment illustrer une autre structure. Par exemple, la faute profession-nelle de la statisticienne (E2) renvoie également à la structure (S3), car le fait d'avoir échappé, par son silence, à la réprobation de ses col-lègues, fait également partie de l'expression de son problème. De même, l'exemple des agents de l'ANPE qui exécutent un ordre injuste (E6) illustre aussi la structure (S7) puisqu'ils échappent, par leur obéissance, à une sanction qu'ils devraient peut-être accepter d'encou-rir. Ou encore le non-subir de l'exemple (E7), c'est-à-dire l'évitement de l'épreuve du séjour à l'étranger, est aussi interprétable comme un non-agir (S5), c'est-à-dire le renoncement au voyage. Dans ce cas du reste, le non-subir dépend expressément d'un non-agir, ce qui est loin d'être toujours le cas, car il arrive par exemple qu'on agisse d'une cer-taine façon pour éviter une sanction.

D'autre part, on voit tout de suite que ce qui sépare les quatre pre-mières structures des quatre suivantes, c'est simplement le temps de l'expression par rapport aux événements au sujet duquel elle a lieu. Dans les quatre premiers cas, l'événement raconté est antérieur au mo-ment de l'expression, tandis que dans les quatre cas suivants, les évé-nements sont des événements postérieurs et donc non encore réalisés. Dans ces exemples et à l'exception de (E8), où ce qui est redouté, c'est-à-dire la contrainte à payer des pénalités pour le dépassement des quotas laitiers, n'est pas encore advenu à l'heure où j'écris ces lignes, le futur considéré est en réalité déjà advenu. Ceci est évidemment sans importance puisque le présent pris en considération n'est pas celui du moment où j'écris, mais celui de l'expression dont je rends compte 13.

Le point essentiel est que ces huit énoncés décrivent à la fois des événements du monde et des sentiments. Les événements du monde sont décrits soit de façon assertorique sous la forme de ce qui a été ou sera fait ou subi (S2, S4, S6 et S8), soit de façon négative sous la 13 Cf. à ce sujet Benveniste : Les relations de temps dans le verbe français, in

(1968) et Simonin-Grumbach (1975). Cf. aussi les travaux encore de J. Léon et J.M. Marandin. Sur les relations de temps dans le discours, on peut aussi consulter Desclés (1966) et Allen (1984).

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forme de ce qui n'a pas été ou ne sera pas fait ou subi (S1, S3, S5 et S7). La description des sentiments va s'effectuer de façon indirecte par un certain type de modalisation 14, qu'on peut appeler déontique 15, de ces événements. Cette modalisation consiste à comparer les événe-ments en question à un état virtuel jugé meilleur. Cette façon d'obtenir l'effet descriptif des sentiments est intéressante car elle ne fait pas ré-férence à un fait isolé, mais plutôt à des rapports entre des faits et cer-taines sortes de virtualités.

a) À la différence des énoncés (1) à (3), l'effet descriptif des senti-ments n'est pas atteint par la référence à un état intime qui serait justement le sentiment-chose, lequel, s'il existait, vérifierait l'énoncé qui s'y réfère.

b) Il n'est pas atteint, comme dans les énoncés (4) à (6), par la ré-férence à des évènements externes dont on pourrait inférer, grâce à des connaissances supplémentaires, qu'ils font souffrir.

c) Il n'est pas atteint non plus seulement, comme dans les énoncés (8) à (10), par la description d'un événement qui est, par construction, éprouvant et cause de mal, autrement dit qui a une dimension pathique.

Il est atteint en fait, comme dans les énoncés (11) à (17), par la ré-férence à des événements du monde décrits sous la forme d'une injus-tice agie ou subie. C'est donc par addition aux événements douloureux du monde d'une propriété supplémentaire, qui est une propriété déon-tique, que se réalise la compréhension causale de la souffrance mo-rale. Cette propriété consiste, comme on le voit clairement dans les structures S1 à S8, à comparer les états de chose décrits à ce qu'on

14 Sur les logiques modales, qui forment la toile de fond de cette section, on pourra consulter Goodman (1955), Kripke (1982), Hintikka (1969), Stalnaker (1981). Pour une présentation d'ensemble, cf. Gardies (1979). Sur les calculs non-classiques, cf. Lea Sombe (1988). Précisons toutefois que je ne suis ici aucune théorie particulière et ne prétends surtout pas faire œuvre de logicien. Je me contente de repérer des structures formelles dont il faudrait rechercher systématiquement les propriétés logiques, ce que je ne fais pas.

15 Sur les modalités déontiques, cf Von Wright (1963) et Kalinowski (1972).

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pourrait appeler des virtualités morales 16. Ces virtualités morales se manifestent sous les formes conditionnelles et modales, assorties ou non de la négation, du verbe devoir des débuts d'énoncés : aurais dû, n'aurais pas dû, devrais, ne devrais pas. L'effet de sens particulier qui est celui de l'expression et de la compréhension de la souffrance mo-rale, est ainsi provoqué par la comparaison entre d'un côté des événe-ments accomplis ou prédits, et de l'autre des virtualités morales.

Mais qu'est-ce qu'une virtualité morale ? On pourrait dire que c'est un événement virtuel (ou contrefactuel) qui sert d'étalon pour attribuer une valeur éthique à un autre événement, déjà accompli ou devant s'accomplir. Cette attribution se fait simplement par comparaison de la virtualité morale à l'événement considéré. Ainsi, dans l'exemple (E1), la virtualité morale qui sert d'étalon pour attribuer une valeur éthique à ce qui s'est réellement passé, c'est le fait virtuel de demander un plan de développement. L'épreuve provient alors de l'écart entre l'événe-ment réel et la virtualité morale. De même, dans l'exemple (E8), la virtualité morale serait de ne pas subir ce qui va probablement se pro-duire : le paiement de pénalités pour les dépassements de quotas. Ce qui est intéressant ici, par rapport aux théories normatives habituelles, c'est que la virtualité morale ne s'exprime pas sous la forme d'une loi ou d'une règle générale dont le cas considéré serait une simple occur-rence 17, mais n'est en fait qu'une expression possible du même événe-ment, cette expression étant assortie de cette propriété spéciale qui est de permettre la décision sur la valeur éthique des actions et des pas-sions constitutives de l'événement. Simplement, ce qui est remar-quable dans les huit exemples et les huit structures, c'est le fait que la virtualité morale est niée par la factualité de ce qui s'est fait et se fera. On a alors toutes les raisons de supposer que la souffrance morale, dans ces cas-là, provient justement de la négation dans la réalité de cette virtualité morale.

Mon but ici n'est évidemment pas de dire pourquoi une virtualité morale est niée par la réalité ou, pour dire les choses en gros, pourquoi 16 Je parle bien ici de virtualité morale et non pas seulement de virtualité norma-

tive. Une simple virtualité normative serait par exemple une obligation d'ac-tion qui, à un moment donné, découle de la règle d'un jeu.

17 Cf. par exemple la forme canonique du syllogisme pratique chez Aristote et Anscombe (1985) : X est désirable, or faire Y permet d'atteindre X, donc il faut faire X..., qui suppose des règles de désirabilité et des règles pragma-tiques de réalisation.

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on ne fait pas ce qu'on devrait faire, ou on subit ce qu'on ne devrait pas subir 18. L'existence du mal social et psychique est un problème qui dépasse très largement le cadre de cet article. En revanche on ne peut éviter d'aborder la question de la valeur de vérité des énoncés, et plus généralement des expressions, qui font appel à des virtualités morales. Il est clair en effet que toute la présente construction s'écroulerait si on faisait la preuve qu'il n'y a aucune connaissance possible, des virtuali-tés morales. Fort heureusement, c'est plutôt la preuve contraire qui semble être apportée par les logiciens 19.

Il faut d'abord préciser que l'idée n'est évidemment pas qu'on pour-rait vérifier la réalité ou la sincérité d'une souffrance par la simple vé-rification de l'énoncé moral sous-jacent, mais seulement que la vérité de celui-ci est une présomption en faveur de l'identification de telle ou telle cause de souffrance. Si par exemple il était avéré dans le cas de la secrétaire qui se plaint d'une injustice subie (E4) que l'injustice en question n'en est pas une du tout (elle a déjà tout le matériel qui lui faut, et la machine est en revanche indispensable à celle à qui on la destine), il serait faux de conclure que sa souffrance morale est une illusion. Mais on pourra, et c'est peut-être ce que fait le thérapeute, se demander comment il se fait que cette personne souffre d'une chose dont elle ne devrait pas souffrir puisque justement il n'y a aucune in-justice dans cette chose. L'évaluation de la valeur de vérité des énon-cés d'injustice est peut-être alors un moyen de s'interroger sur les rai-sons pour lesquelles les êtres humains déplacent sur de fausses causes de souffrance des souffrances dont ils ignorent les vraies causes.

Il importe surtout de remarquer que les structures d'énoncés (S1) à (S8) ont des conditions de vérité qui ne sont pas du tout du même ordre que celles des énoncés (1) à (3), (4) à (6) et même (8) à (10). Dans la théorie sémantique standard, on considérera que ces derniers sont vrais si et seulement si les événements qu'ils dénotent sont attes-tés (Tarski, 1944). En revanche, les énoncés (S1) à (S8) ne seront vrais que si les événements qu'ils dénotent entretiennent le rapport indiqué à la virtualité morale. Or, une virtualité morale n'est nullement un événement du monde, au même titre que la pluie qui tombe ou la

18 Cette question est au centre du travail de R. Ogien sur la faiblesse de la vo-lonté.

19 Cf. entre beaucoup d'autres travaux, ceux de Von Wright (1986) et de Gardies (1987).

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neige qui s'étale. Une virtualité morale n'apparait en fait que sous la forme d'un idéal de relation entre des êtres humains. Celui-ci, qui ne peut évidemment faire l'objet d'une définition, peut cependant être mieux cerné, si l'on revient à nouveau sur certaines propriétés for-melles des énoncés (S1) à (S8) et si l'on tente de généraliser leur struc-ture interne.

On peut en effet remarquer que les exemples précédents sont tous construits autour d'une première personne qui se situe d'une certaine façon par rapport à des actions ou à des passions. Si on limite le champ des actions considérées à celles qui supposent un agent et un patient 20, on peut généraliser les huit structures d'énoncés du début de cette section dans les quatre structures suivantes :

20 Ce qui est loin évidemment d'être toujours le cas : il y des actions dont per-sonne ne pâtit et des événements dont on pâtit alors qu'ils ne sont pas des ac-tions. Mais il y a une tendance du langage de l'action à pragmatiser, si l'on peut dire, tous les événements du monde. Nous dirons par exemple que Dieu (ou le Diable) nous envoie le malheur que nous subissons, lorsque nous ne voyons personne d'autre à qui attribuer la responsabilité du mal. De même, nous pouvons, par superstition ou fétichisme, supposer que toutes nos actions ont une sorte de valeur performative immanente, autrement dit ont des effets sur d'autres êtres humains, même quand elles ne les visent pas. Remarquons tout de même que les passions des structures (S1) à (S8) sont toujours le résul-tat d'actions ou d'abstentions : tout ce qui est subi, quand bien même ça ne l'est pas du fait d'une action d'autrui, aurait pu ne pas l'être en cas d'action ad hoc (c'est-à-dire de non-abstention). Mais cela non plus n'est pas toujours le cas dans la vie en général. On peut très bien subir des événements dont le déclen-chement ou l'évitement ne dépendent pas de l'action ou de l'abstention d'au-trui, ni non plus de la nôtre, comme par exemple une catastrophe naturelle ou une maladie virale rigoureusement inévitable. Ce sont là des événements in-évitables.

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(S9) je/tu/il aurai/s/t dû me/te/lui faire ce que je/tu/il n'a/i/s pas fait (S10) je/tu/il n'aurai/s/t pas dû me/te/lui faire ce que je/tu/il a/i/s

fait (S11) je/tu/il devrai/s/t me/te/lui faire ce que je/tu/il ne fera/i/s pas(S12) je/tu/il ne devrai/s/t pas faire ce que je/tu/il fera/i/s

dans lesquelles les expressions S9 et S10 d'abord, S11 et S12 en-suite, ne se distinguent l'une de l'autre que par la place de la négation et où, comme précédemment, la séparation entre les deux couples d'énoncés est déterminée simplement par le rapport au temps passé ou futur. Ces énoncés reposent donc sur une structure formelle unique qu'on pourrait représenter de la façon suivante :

vt (x, p, y) ≠ vt (x, q, y)où v est le prédicat d'action, t la variable de temps de v (passé ou fu-tur), x l'agent, y le patient (x pouvant être égal à y dans le cas d'un acte que l'on subit soi-même), p l'objet réel de l'action et q son objet virtuel (au sens de la virtualité morale). L'intérêt de cette généralisa-tion est de mettre en évidence la structure relationnelle de la souf-france par injustice, ce qui donne par conséquent un contour plus pré-cis à l'idéal relationnel qui va servir à établir la virtualité morale. D'autre part, comme on le voit, la souffrance est liée à une inégalité. Cette inégalité n'est pas d'abord une inégalité entre les personnes, mais une inégalité entre leur relation réelle et leur relation idéale 21. Il est intéressant alors de se demander ce qui se passe lorsque cette inégalité est réduite, c'est-à-dire lorsque : vt (x, p, y) = vt (x, q, y). Mon hypo-thèse, on l'a bien compris, est au moins qu'on souffre moins.

21 Ce qui, soit dit en passant, nous fait sortir du paradigme individualiste dans lequel nous ont enfermé certains philosophes du 17° et du 18e siècle.

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7. Conclusion

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La structure formelle que j'ai essayée de dégager permet de repérer dans l'expression d'une personne, mais le cas échéant, en-dehors même de toute expression, des conditions suffisantes de la souffrance morale. L'idée est en définitive très simple : autant il est difficile de savoir ce qu'une personne ressent au fond d'elle-même, autant il est facile d'observer des événements publics. Mais pour qu'un événement du monde puisse être lu comme une cause de souffrance morale, il faut qu'il réponde à une condition essentielle, celle de provoquer un mal moral, c'est-à-dire une injustice. L'injustice peut alors être consi-dérée comme ce critère objectif de la souffrance morale que nous cherchons depuis le début. Autrement dit, pour suivre l'analogie es-quissée plus haut, l'injustice est l'équivalent pour la souffrance morale du coup violent sur le corps. Dans ce dernier cas, le simple fait de voir le coup nous fait supposer une souffrance physique causée par ce coup. On pourrait dire que dans le cas de l'injustice agie ou subie, le simple fait de voir cette injustice devrait suffire à faire supposer la présence d'une souffrance morale.

La mise en évidence, dans une optique sociologique, de ces liens causaux qui unissent injustice et souffrance morale a notamment pour but de faciliter l'analyse des multiples déplacements d'objets, d'agents et de patients, que l'on peut observer dans la vie sociale. C'est le cas en particulier lorsqu'un agent ayant été le patient d'une injustice, se met en position de faire lui-même subir sur un objet identique ou sur un autre objet la même injustice à un autre agent, qui n'est pas forcé-ment l'auteur de la première injustice. Ce phénomène de déplacement des injustices est sans doute une des causes de ce que Habermas ap-pelle les pathologies de la communication, qu'elles aient lieu dans la famille, dans les relations amicales ou laborieuses ou encore dans la vie publique. L'effort analytique et empirique pour relier les souf-frances morales aux injustices réelles qui les causent est étroitement lié à deux espérances : celle de pouvoir résorber ces injustices et celle, corrélative, de réduire la part, dans la vie civile, des sanctions indues parce que détournées de leurs véritables causes.

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Fin du texte