Anxiété, dépression et partage social des émotions : des stratégies de régulation...

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Journal de thérapie comportementale et cognitive (2008) 18, 2—7 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ARTICLE ORIGINAL Anxiété, dépression et partage social des émotions : des stratégies de régulation émotionnelle interpersonnelle spécifiques Anxiety, depression and social sharing of emotions: Specific interpersonal emotional regulation strategies A. Pasquier a,, A. Bonnet b , J.-L. Pedinielli b a Centre de recherches en psychologie de la connaissance, du langage et de l’émotion (PsyCLE, EA3273), Axe thématique III « Émotions, construction du réel et pathologie », université de Provence, 21, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence cedex 1, France b Département adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés (ASH), université de Provence, institut universitaire de formation des maîtres d’Aix-Marseille I, 2, avenue Jules-Isaac, 13626 Aix-en-Provence cedex 1, France MOTS CLÉS Anxiété ; Dépression ; Partage social des émotions ; Alexithymie Résumé Les états anxieux et dépressifs représentent respectivement 12 % de la population générale. Ils sont associés à des dimensions d’alexithymie et notamment aux difficultés de ver- balisation des émotions [Eur Psychiatry 14 (1999) 372—378.]. L’objectif de cette recherche est d’identifier les relations pouvant exister entre l’anxiété, la dépression et le partage social des émotions considéré comme un processus de régulation émotionnelle interpersonnelle [Rimé B. Interpersonal emotion regulation. In Gross JJ, editor. Handbook of emotion regulation. New York: The Guilford Press; 2007. p. 466—485.]. La méthodologie quantitative prend appui sur un échantillon de 107 patients de médecine générale et d’individus tout-venant (H/F), caractérisés par la présence ou l’absence d’anxiété état et de dépression état. Nous avons évalué les états anxieux et dépressifs en utilisant l’Hospital Anxiety and Depression Scale (HAD) et les com- posantes du partage social des émotions (échelle de PSE). Les résultats montrent l’existence de relations positives entre l’inhibition du partage social émotionnel et l’anxiété état et entre l’inhibition d’une partie seulement du vécu émotionnel lors du partage et le niveau de dépres- sion. Il semble que dans le premier cas, il s’agit d’une stratégie visant à éviter la réactivation du vécu émotionnel alors que dans le deuxième cas, l’individu chercherait davantage à se préserver d’une vision négative de soi. © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (A. Pasquier). 1155-1704/$ – see front matter © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.jtcc.2008.02.007

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. Pasquiera,∗, A. Bonnetb, J.-L. Pedinielli b

Centre de recherches en psychologie de la connaissance, du langage et de l’émotion (PsyCLE, EA3273), Axe thématique IIIÉmotions, construction du réel et pathologie », université de Provence, 21, avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provenceedex 1, FranceDépartement adaptation scolaire et scolarisation des élèves handicapés (ASH), université de Provence, institut universitaire de

ormation des maîtres d’Aix-Marseille I, 2, avenue Jules-Isaac, 13626 Aix-en-Provence cedex 1, France

MOTS CLÉSAnxiété ;Dépression ;Partage social desémotions ;Alexithymie

Résumé Les états anxieux et dépressifs représentent respectivement 12 % de la populationgénérale. Ils sont associés à des dimensions d’alexithymie et notamment aux difficultés de ver-balisation des émotions [Eur Psychiatry 14 (1999) 372—378.]. L’objectif de cette recherche estd’identifier les relations pouvant exister entre l’anxiété, la dépression et le partage social desémotions considéré comme un processus de régulation émotionnelle interpersonnelle [Rimé B.Interpersonal emotion regulation. In Gross JJ, editor. Handbook of emotion regulation. NewYork: The Guilford Press; 2007. p. 466—485.]. La méthodologie quantitative prend appui sur unéchantillon de 107 patients de médecine générale et d’individus tout-venant (H/F), caractériséspar la présence ou l’absence d’anxiété état et de dépression état. Nous avons évalué les étatsanxieux et dépressifs en utilisant l’Hospital Anxiety and Depression Scale (HAD) et les com-posantes du partage social des émotions (échelle de PSE). Les résultats montrent l’existencede relations positives entre l’inhibition du partage social émotionnel et l’anxiété état et entrel’inhibition d’une partie seulement du vécu émotionnel lors du partage et le niveau de dépres-

sion. Il semble que dans le premier cas, il s’agit d’une stratégie visant à éviter la réactivation duvécu émotionnel alors que dans le deuxième cas, l’individu chercherait davantage à se préserverd’une vision négative de soi.© 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par ElsevierMasson SAS. Tous droits réservés.

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (A. Pasquier).

155-1704/$ – see front matter © 2008 Association Francaise de Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.oi:10.1016/j.jtcc.2008.02.007

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Anxiété, dépression et partage social des émotions 3

Summary Depressed and anxiety states represent respectively 12% of the general population.They are associated with alexithymia dimensions, such as difficulty in verbalisation of emotions[Eur Psychiatry 14 (1999) 372—378.]. The aim of the research is to identify the relationshipsbetween anxiety, depression and social sharing of emotions considered as a process of inter-personal emotional regulation [Rimé B. Interpersonal emotion regulation. In Gross JJ, editor.Handbook of emotion regulation. New York: The Guilford Press; 2007.p. 466—485.]. A quanti-tative method was used. One hundred and seven patients from general medicine and controlsubjects were characterised by the presence or the absence of anxiety and depressed states. Wemeasured depressed and anxiety states with the Hospital Anxiety and Depression Scale (HAD)and the components of social sharing of emotions. Results point out the presence of positiverelationships between anxiety state and inhibition of social sharing of emotions and between apart of emotional inhibition and depression. In anxiety, it concerns a strategy used in order toavoid the occurrence of emotional reactivation whereas, in depression, the subject would tryto protect him/herself from a negative perception.

KEYWORDSAnxiety;Depression;Social sharing ofemotions;Alexithymia

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© 2008 Association FrancaisMasson SAS. Tous droits rés

Introduction

L’anxiété et la dépression sont des troubles émotionnelsqui touchent respectivement 12 % de la population géné-rale. Cependant, les études épidémiologiques montrentque concrètement les individus qui souffrent de ce typede symptômes n’entament généralement pas de démarchevisant à consulter un thérapeute, quel que soit son domained’exercice [1]. Deux tiers des individus dépressifs sont prisen charge uniquement par des médecins généralistes etles trajectoires des individus anxieux semblent similaires[2]. De plus, les études scientifiques montrent l’existencede relations positives entre les symptomatologies anxieuseset dépressives et des difficultés dans l’identification et ladescription des émotions [3]. Ces difficultés correspondentà ce qui est plus communément appelé « l’alexithymie ».Ce terme proposé par Sifnéos [4] signifie littéralementl’absence de mots pour décrire ses émotions. Ce concept aété plus largement défini comme des difficultés à identifier,distinguer et verbaliser ses états émotionnels, ainsi qu’unevie imaginaire réduite et un mode de pensée dit « opéra-toire », c’est-à-dire dépourvu de tout contenu affectif [5].

Cependant, même si ces manifestations peuvent seretrouver dans la pratique clinique auprès des patients, ilsemble qu’une autre raison peut être avancée concernantl’obstacle principal des individus souffrant de symptômesanxieux et/ou dépressifs à parler de leurs difficultés. Eneffet, le vécu même des maladies anxieuse et dépres-sive (tension interne, culpabilité, désespoir. . .) peut freinertoute demande de soin. La stigmatisation des termes dedépression et d’anxiété participe sans doute aux réticencesque peut manifester l’individu à faire état de ses difficul-tés. La dimension sociale prend alors tout son importanceet semble constituer un facteur important dans le refus dusujet au suivi, quel qu’il soit. Plus largement, on peut sedemander qu’est-ce qui peut empêcher le sujet à verbaliserses émotions ?

Description et définition des états anxieux etdépressifs

À l’origine, l’anxiété facilite l’adaptation même si elleest déplaisante : elle peut servir à mobiliser les ressources

tcdé[

Thérapie Comportementale et Cognitive. Publié par Elsevier.

our permettre des changements bénéfiques et peut facili-er le développement psychologique [6]. Les limites entrea réaction anxieuse normale qui mobilise l’individu pourffronter une situation difficile et l’anxiété pathologiqueont floues. L’anxiété est pathologique quand elle n’estlus liée à des événements de la vie et qu’elle survientans raison. Nous choisissons ici d’utiliser le terme d’« étatnxieux » dans la mesure où nous nous intéressons à « l’étatmotionnel de tension nerveuse » [7] subjectivement res-enti par l’individu. Cet état est plus ou moins stable et ileut s’accompagner de signes tels que l’agitation motricet des manifestations physiologiques d’anxiété (boule dansa gorge, ventre noué, etc.).

D’un point de vue clinique, l’anxiété peut être asso-iée à des symptômes dépressifs. En effet, le clinicienetrouve souvent dans sa pratique la coexistence de symp-ômes anxieux et dépressifs sans que les uns et les autres neoient totalement présents pour parler de troubles anxieuxt dépressifs. Ainsi, nous préférons nous rapprocher d’uneéfinition de la dépression au sens d’« état dépressif », consi-érée comme un état émotionnel généralement transitoire,ormé de quatre composantes que sont l’humeur dépressive,e ralentissement psychomoteur et le pessimisme en l’avenir8].

e partage social des émotions : régulationmotionnelle interpersonnelle

imé (1991; cité dans [9]) a proposé l’expression departage social des émotions » (PSE) pour rendre comptee la propension des individus à communiquer aveceur environnement suite à des événements émotion-els. Si les premières observations de ce phénomène sontssues de l’étude des traumatismes émotionnels (catas-rophes naturelles, guerres, etc.), un certain nombre

ionnels. Les données suggèrent qu’il constitue uneonséquence typique de l’émotion, voire même une facettee l’expérience émotionnelle. Partager socialement sesmotions permettrait de réguler ses éprouvés subjectifs10].

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4 A. Pasquier et al.

Tableau 1 Répartition des sujets en fonction de l’état émotionnel et leur provenance.

Sujets MG Sujets PG Total

État anxieux 47 0 47État anxieux et dépressif 13 0 13Absence d’anxiété/dépression pathologique (s) 0 47 47

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MG : médecine générale ; PG : population générale.

Habituellement, ce n’est pas un travail cognitif de misen sens de l’événement vécu qui est visé. Les bénéficesont plus d’ordre sociaux et émotionnels. En effet, des tra-aux montrent que lorsque l’individu partage socialementes émotions, les phénomènes physiologiques et émotion-els consécutifs à l’expérience émotionnelle sont améliorés.e plus, un rapprochement affectif se produit renforcant les

iens sociaux de l’individu. À l’inverse, l’inhibition du par-age social des émotions entraînerait des coûts sociaux etmotionnels pour les deux partenaires d’une conversationmotionnelle [11].

Cette recherche s’intéresse spécifiquement au processuse partage social des émotions chez des individus souffrante symptômes anxieux et dépressifs, ainsi qu’aux aspectse leur vécu émotionnel. L’objectif de cette étude est’identifier la régulation émotionnelle interpersonnelle spé-ifique à chaque état émotionnel considéré ici. L’inhibitionu partage social des émotions en tant que processus deégulation émotionnelle interpersonnelle serait spécifiqueux états anxieux. Alors que l’inhibition d’une partie seule-ent du vécu émotionnel lors du partage social des émotions

erait davantage le fait d’une symptomatologie dépressive.

éthodologie

’échantillon est constitué de 107 patients (H/F) issus deabinets de médecine générale et de sujets tout-venantTableau 1). Les premiers ont été préalablement identifiésomme présentant des symptômes anxieux et/ou dépres-ifs (critères DSM-IV-TR) par le médecin généraliste. L’âgeoyen est de 43,21 (±12,76) avec une sex-ratio (H/F)e 13/94. Nous avons constitué deux groupes de sujetselon leur niveau d’anxiété [19]. Leur score de dépres-ion a aussi été pris en compte. Un premier groupe (n = 60vec une sex-ratio H/F de 7/53) est composé des sujetse médecine générale dont le score d’anxiété atteint laote seuil (égale à 8), note à partir de laquelle on consi-ère que le niveau de symptômes est pathologique (groupenxieux/dépressifs noté AD). Un deuxième groupe estonstitué de sujets tout-venant dont les scores n’atteignentucune des notes seuils permettant de statuer sur le critèreathologique des niveaux d’anxiété et de dépression (groupeon anxieux/dépressifs noté NAD).

Les variables étudiées sont relatives aux informationsssues de l’échelle d’évaluation du processus de partage

ocial des émotions (Rimé1991; cité dans [9]). Nous avonshoisi d’utiliser cette échelle en demandant aux sujetse se rappeler un événement émotionnel négatif consi-éré comme le plus marquant qu’ils aient pu vivre. Ilsevaient ensuite répondre à différentes questions en se

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0 47 107

éférant à cet événement. Les variables dépendantes sont’anxiété état et la dépression état. Elles sont évaluées par’échelle d’autoévaluation Hospital Anxiety and Depressioncale (HAD) [12]. Cette échelle dimensionnelle en 14 itemsermet d’évaluer le niveau actuel des symptômes anxieux etépressif en donnant lieu à deux scores spécifiques à chaquetat.

Après avoir rempli individuellement les protocoles à leuromicile, il était demandé aux sujets de l’envoyer sous plinonyme à l’investigateur de la recherche. Les données ontait l’objet d’un traitement statistique à l’aide du logicieltatview 5.0. Nous avons procédé à des comparaisons deoyennes (t de student) dans le but de montrer l’existencee différences entre les deux groupes de sujets, mais aussil’intérieur de ces mêmes groupes concernant l’analyse

e certaines variables. Nous avons également réalisé desnalyses corrélationnelles univariées (r de Bravais-Pearson)ui nous permettent de déterminer la présence ou non deelations spécifiques entre états anxieux, états dépressifs etrocessus de partage social des émotions.

ésultats

es sujets anxieux et/ou dépressifs ont en moyenne univeau d’anxiété de 12,28. Les sujets non anxio-dépressifsbtiennent quant à eux en moyenne un score de 5,51

la sous-dimension d’anxiété. La différence entre leseux moyennes est significative (t de student significatif à< 0,0001). Le score moyen des sujets AD atteint la note

euil (note = 8) et permet de les considérer comme anxieux.Le niveau de dépression des sujets AD est en moyenne de

,90 alors que celui des sujets NAD est de 2,64 en moyenne.a différence entre les deux groupes est significative (t detudent significatif à p < 0,0001) même si aucun des deuxroupes de sujets n’atteint la note seuil (égale à 8) permet-ant de considérer le niveau pathologique des symptômes.

Par ailleurs, quels que soient les symptômes considé-és, le groupe AD est homogène quant à l’âge et le sexe.l n’existe pas d’effet principal du sexe et de l’âge sur leiveau d’anxiété au sein du groupe AD (Fsexe(0,68) = 0,04 ;> 0,05 ; Fâge(1,81) = 0,12 ; p > 0,05). Il n’existe pas nonlus d’effet de l’âge et du sexe sur le niveau de dépres-ion pour le groupe AD (Fsexe(12,18) = 1,48 ; p > 0,05 etâge(1,28) = 0,15 ; p > 0,05).

tats anxieux, états dépressifs et partage

ocial des émotions

es analyses de corrélations de type Bravais-Pearson entrees états anxieux et dépressifs au sein du groupe AD

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Anxiété, dépression et partage social des émotions

montrent que le niveau d’anxiété est corrélé positive-ment de manière significative avec le niveau de dépression(r = 0,34 ; p = 0,007). Par conséquent, plus les individus pré-sentent une anxiété état et plus ils manifestent un niveaude symptômes dépressifs important.

Nous nous sommes ensuite intéressés aux différences demoyennes entre les deux groupes concernant l’inhibitiondu partage social des émotions (« s’empêcher de parler del’événement émotionnel avec autrui »). Il n’existe pas dedifférences significatives entre les deux groupes AD et NADconcernant cette variable (t de student non significatif).

Cependant, au niveau qualitatif, il était demandé auxsujets ayant inhibé le partage social de leurs émotions dedonner les raisons de leur inhibition. Deux types de réponseont été formulés, ce qui a donné lieu à la classification sui-vante :

• l’absence de partage social pour cause personnelle :« c’est trop douloureux d’en parler », « trop de souf-france » ;

• l’absence de partage social pour cause sociale : « cela neregarde que moi », « c’est trop intime ».

Les résultats montrent qu’il existe des différences signi-ficatives entre les deux groupes concernant l’absence departage social pour cause personnelle. Les sujets anxiodé-pressifs ont majoritairement répondu qu’ils inhibaient lepartage social de leurs émotions dans le but de ne pas seremémorer l’événement émotionnel négatif (Khi-2 = 3,85 ;p = .05).

Concernant cette fois l’inhibition de certains aspects duvécu émotionnel, propre à l’événement émotionnel cible« expression complète du vécu émotionnel », il n’existe pasnon plus de différence significative entre les groupes ADet NAD pour cette variable (t de student non significa-tif). Cependant, en s’intéressant au contenu, les raisonsénoncées par les sujets ayant inhibés une partie du vécuémotionnel sont de deux types :

• les raisons personnelles d’inhibition d’une partie du vécu :« C’est trop douloureux, trop difficile de parler de tout » ;

• les raisons sociales d’inhibition d’une partie du vécu :« C’est trop intime, trop personnel. », « J’aurais une mau-vaise opinion de moi-même si j’en parle aux autres ».

Lorsque certains aspects du vécu émotionnel ont étéinhibés lors du partage social des émotions, les sujets ADrapportent davantage de raisons d’inhibition sociales (Khi-2 = 6,11 ; p = 0,01) par rapport aux sujets NAD.

Les analyses de corrélations univariées mettent en évi-dence l’existence de relations positives significatives au seindu groupe AD, entre les niveaux d’anxiété et de dépres-sion et les composantes d’inhibition de partage social desémotions :

• plus le niveau d’anxiété est élevé et plus les sujets AD

ont tendance à inhiber le partage social de leurs émotions(r = 0,26 ; p = 0,05) ;

• plus le niveau de dépression est élevé et plus les sujetsAD inhibent le partage social de leurs émotions (r = 0,27 ;p = 0,04) ;

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plus le niveau de dépression est élevé et plus les sujetsAD ont tendance à inhiber une partie seulement de leurvécu émotionnel lors du partage social de leurs émotions(r = 0,33).

nterprétation des résultats

es résultats montrent que si les niveaux d’anxiété et deépression sont positivement corrélés entre eux conformé-ent à la littérature [13], ils ne présentent pas les mêmes

ypes de relations avec les composantes de partage sociales émotions.

L’inhibition du partage social des émotions associées àn événement émotionnel cible est en lien avec le niveau’anxiété actuel des individus de cette étude. En effet,lus les individus ont eu tendance à s’empêcher de par-ager socialement leurs émotions à l’issu d’un événementmotionnel et plus ils présentent un niveau d’anxiété élevé.

Le niveau de dépression est lui aussi positivement cor-élé à l’inhibition du partage social des émotions, mais ilntretient plus spécifiquement une relation positive avec’inhibition de certains aspects du vécu émotionnel lors duartage social des émotions. On peut penser que la relationui existe entre dépression et inhibition du partage sociales émotions est en grande partie le fait du niveau d’anxiétélevé présenté chez les mêmes sujets.

On peut ainsi observer que les individus anxieux inhibente partage social de leurs émotions, les individus dépressifsnt quant à eux tendance à partager leurs émotions, maisn taisant une partie de leur vécu émotionnel.

Par ailleurs, si on s’intéresse au contenu des réponseses individus anxiodépressifs, on remarque que lorsqu’ilsnhibent le partage de leurs émotions, il s’agit de raisonsualifiées de personnelles du type « c’est trop douloureux,’est trop de souffrance ». En effet, ces réponses diffèrente celles qualifiées de « sociales » du type « c’est tropntime, cela ne regarde que moi ». Ainsi, les individus quinhibent le partage de leurs émotions le feraient dans le bute se préserver du rappel d’un événement trop douloureuxour eux. Nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle’inhibition du partage social des émotions chez les indivi-us anxieux aurait pour fonction d’éviter la réactivation duécu émotionnel négatif et intense rattaché à l’événementmotionnel.

Selon Rimé [10], les individus ont habituellement ten-ance à partager leurs émotions avec autrui dans le bute recevoir un soutien socioaffectif (réconfort, manifesta-ions d’empathie, etc.), source de bénéfices émotionnels etociaux. L’inhibition du partage social des émotions ne per-ettrait ni de réguler ses émotions ni de recevoir le soutienositif d’autrui.

L’inhibition de certains aspects du vécu émotionnel lorsu partage social des émotions semble spécifique aux indi-idus dépressifs. On peut émettre l’hypothèse que chez lesndividus dépressifs, ce processus d’inhibition aurait pouronction de préserver l’individu d’une image négative de soi

uprès d’autrui. En effet, les individus qui utilisent ce genree processus semblent le faire pour des raisons socialespeur du jugement d’autrui).

Cependant, si les raisons de l’inhibition du vécu émo-ionnel diffèrent entre les individus anxieux et dépressifs,

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es conséquences sont sans doute les mêmes : ils ne retirentas les bénéfices habituellement rencontrés tant au niveaumotionnel que social.

onclusion

es difficultés de verbalisation souvent rencontrées danses états anxieux et dépressifs [13] pourraient dépendree déterminants subjectifs et sociaux jusqu’ici ignorés. Enffet, s’il a été montré que l’alexithymie pouvait êtrenvisagée comme une stratégie adaptative [14] ou encoreomme un facteur modérateur du fonctionnement émotion-el [15,16], il n’en est pas moins difficile d’appréhenderes déterminants de cette stratégie ainsi que ses consé-uences.

Les individus anxieux inhiberaient le partage de leursmotions avec autrui dans le but de ne pas réactiver’événement émotionnel source d’un vécu émotionnel néga-if. La contrepartie de cette stratégie adaptative est nonans conséquence pour l’individu qui se prive d’un moyene régulation émotionnelle efficace. On peut penser que parette stratégie, les individus se préservent d’une situationien plus difficile pour eux, celle de donner un sens à leurécu.

En effet, nous avons précédemment montré [16] le rôlee l’intensité émotionnelle dans l’anxiété. L’intensité desmotions, ressentie subjectivement par l’individu, rendraitifficile le travail cognitif. Les individus anxieux manifes-eraient un manque de clarté cognitive venant renforcereur état émotionnel. Inhiber ses émotions négatives per-ettrait aux individus de ne pas se confronter à ce qui les

end anxieux (rappel de l’événement émotionnel) et à ceui renforce leur anxiété (chercher à donner du sens à leurécu subjectif).

En revanche, il semble que la symptomatologie dépres-ive soit davantage en lien avec l’inhibition d’une partieeulement du vécu émotionnel, cela dans le but de seréserver d’une image négative de soi auprès d’autrui.onformément à la littérature, nous pouvons penser quee processus d’inhibition entraîne des coûts émotionnels etociaux pour l’individu [11,17]. Cette stratégie ne permetas à l’individu de réguler de manière efficace ses émotionst instaure de surcroît une distanciation des liens sociaux.i l’individu cherche à se protéger d’une image négative deoi, cette protection escomptée se fait au détriment d’uneonsolidation des liens à autrui.

On peut envisager la spécificité de chaque type de régu-ation en fonction du vécu même de chaque état émotionnelonsidéré ici.

Le tableau anxieux se compose de manifestations tellesu’une tension interne forte et mal différenciée. Ici,’intensité émotionnelle domine et l’individu chercherait

faire diminuer cette tension interne par l’inhibitionu partage social de ses émotions. Le tableau dépres-if se compose quant à lui de manifestations tellesu’une importante tristesse et une perte des éprouvés de

laisir.

Cependant, si on connaît les déterminants internes destats dépressifs [8], cette étude nous permet d’envisager’influence du regard d’autrui dans la verbalisation des émo-ions. En effet, nous venons de montrer que lorsque les

[

[

A. Pasquier et al.

ndividus dépressifs parlent de leurs émotions, ils le font sou-ent de manière incomplète. Une partie du vécu émotionnele peut être soumise au regard des autres.

Les résultats de notre étude renvoient à la questiones stratégies de régulation émotionnelle utilisées par lesujets porteurs de symptomatologies anxieuse et dépres-ive. La capacité à exprimer ses émotions trouve ici un point’éclairage à travers le concept de partage social. En effet,l semble que le jugement social occupe une place impor-ante dans le processus de verbalisation des émotions. En ceens, nous rejoignons une étude qui rapproche les difficul-és de verbalisation des émotions (dimension d’alexithymie)e celui de la « honte sociale » [18]. Si l’individu exprimeeu ou n’exprime pas ses émotions, ce n’est sans douteas seulement pour des raisons de difficultés d’identificationais peut être bien plus pour des raisons sociales. Ainsi, il

’agirait davantage d’un « choix » de l’individu à partager ouon ses émotions avec autrui.

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