Antologie de La Poesie 193....

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Poètes contemporains , anthologie. 1938. (25 juillet.). 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Poètes contemporains , anthologie. 1938. (25 juillet.).

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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COLLECTION DES AMITIÉS FRANÇAISES

POETES

CONTEMPORAINS

ANTHOLOGIE

FIRMIN-DIDOT ET Cie

IMPRIMEURSI>EL'IXSTITFT DE FIUNCE

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POÈTES

CONTEMPORAINS

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COLLECTION DES AMITIÉS FRANÇAISES

POÈTES

CONTEMPOR AINS

ANTHOLOGIE

FIRMIN-DITJCfr ET Cie

IMPRIMEURSDE L'INSTITUT DÉ FRANCE

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IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE:

CINQ EXEMPLAIRESSUR GRAND JAPON IMPERIAL,HORS COMMERCÉ,NUMEROTESDE I A V.

QUINZE EXEMPLAIRESSUR JAPON IMPERIAL DONT

CINQNUMÉROTÉSDE I A 5 ET DIX HORS COMMERCE

NUMÉROTÉSDE VI A XV..

CINQUANTEEXEMPLAIRESSUR HOLLANDEVANGELDERDONT QUINZE NUMÉROTÉSDE 6. A 20 ET TRENTE-

CINQ HORS COMMERCENUMÉROTESDE XVI A L.

DEUXCENTCINQUANTEEXEMPLAIRESSUR VÉLIN PURFIL LAFUMA,DONTCENTNUMÉROTÉSDE 2 1 A 120ET CENT CINQUANTEHORS COMMERCEDE LI A CC.

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptationréservés pour tous pays.

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INTRODUCTION

Nous n'avons voulu faire ni une anthologie généralede la poésie française contemporaine ni le florilège

particulier d'une « école » ou d'un cénacle littéraire.

L'ouvrage que nous présentons ici est un « choix »

fait à travers les oeuvres de quelques-uns des meilleurs

poètes lyriques vivants, sans préoccupation d'écoles ou

de tendances. Il ne prétend pas offrir le tableau total

de la poésie française actuelle, mais en donner^ en

dépit des limites qu'il s'est imposées, un juste aspectd'ensemble. Et c'est ainsi, proprement et dans le sens

étymologique du mot, une anthologie.

D'abord, nous pensons que de tels ouvrages ne sont

pas inutiles, à une époque où les éditeurs se font si

rares pour les poètes et où le public, même lettré, n'a

plus guère le loisir de les lire, au moins dans leurs

oeuvres complètes.

Puis, nous croyons répondre aux voeux bien souvent

exprimés par de nombreux esprits qu'intéresse notre

vie intellectuelle et, en premier lieu, par tant de pro-

fesseurs et d'étudiants de littérature française des Uni-

versités de l'étranger qui ne demandent qu'à se tenir

au fait de notre production littéraire mais à qui l'on ne

saurait vraiment demander de la connaître tout entière .

et moins encore d'y faire eux-mêmes un choix.

Ce sont ces considérations qui ont inspiré la publica-

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VI INTRODUCTION

tion du présent ouvrage et celle d'un autre recueil antho-

logique que nous consacrerons prochainement aux pro-

sateurs français contemporains.

Du symbolisme et même de l'esthétique parnassienne

qu'ont magnifiquement servis en leur jeunesse quelques-

uns des écrivains dont nous donnons ici des pages,

jusqu'au modernisme le plus aigu dont se réclament

certains autres, il est facile de suivre au long de ce

recueil l'évolution ou plutôt les évolutions de la poésie

française de ces cinquante dernières années. Tels poètes

y restent jalousement fidèles aux grandes règles clas-

siques, tels autres y donnent au rythme et au verbe de

téméraires libertés; ceux-là lâchent à retrouver l'essence

de la « poésie pure », ceux-ci par contre disputent

lyriquement à la prose ses thèmes, ses décors, son voca-

bulaire, ses aspects les plus actuels et les plus quoti-diens. Et l'on peut voir ainsi, au cours de ces pages,

s'affronter et parfois se mêler confusément, dans la

forme comme dans le fond, les deux grandes tendances

littéraires de l'époque présente : réaction dans le sens

traditionnel du génie français, aspiration vers un

modernisme novateur qu'anime, semble-t-il, un idéal

européen sinon universel.

Nous ne prétendons certes pas que les noms choisis

pour figurer dans ce livre soient les seuls dignes aujour-d'hui de la consécration anthologique, si nombreux

sont, en dépit du prosaïsme de l'heure, les poètes detalent ! Mais nous étions tenus de nous borner. Et c'esttout d'abord pour cette raispn que nous avons cru devoirlimiter nos choix aux vivants. Nous n'avons à cette

règle fait d'exception que pour quelques écrivains, si

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INTRODUCTION YII

récemment disparus que nous pouvions vraiment les~

croire encore à nos côtés et en particulier pour deux des

plus illustres envers qui nous avions un pieux devoir :

Anna de No ailles et Henri de Régnier. Membres, dès

1933, du Comité de fondation de la présente collection

[littéraire, ils avaient été des premiers à en connaître et

à en patronner le projet. Ils devaient être au nombre

des plus illustres parrains et des plus précieux colla-

borateurs de cet ouvrage. Ils le demeurent. Quant aux

autres poètes de ce recueil, nous les avons choisis parmiles meilleurs représentants de la littérature lyrique

contemporaine, en regrettant toutefois de ne pouvoiraccueillir avec eux, dans cette première édition, tant

d'autres écrivains de valeur dont plusieurs, d'ailleurs,

en raison même du caractère plus marqué de leur oeuvre

de romanciers, de dramaturges ou d'essayistes, trou-

veront plus légitimement place dans VAnthologie des

Prosateurs.

Ainsi sans oser prétendre que ces « morceaux choisis »

soient absolument le meilleur ou l'essentiel de la littéra-

ture lyrique actuelle, nous pensons qu'ils peuvent donner

une idée assez exacte de ses tendances, de ses aspira-

tions, de ses réalisations diverses et permettre présen-

tement au lecteur de « faire le point » de la poésie

française.

Nous devons donner maintenant quelques explica-

tions sur la méthode de classement que nous avons

suivie. Cest par ordre alphabétique ou par rang d'âge

ou par école qu'on classe habituellement les auteurs dans

les recueils anthologiques. Ni l'ordre alphabétique ni le

rang d'âge n'offrent au lecteur un juste tableau synop-

tique de la période littéraire que l'on veut présenter.

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VIII INTRODUCTION

Le premier rejette souvent aux dernières pages du livre

des écrivains qui devraient figurer en tête de l'évolution

qu'on veut exprimer; le second risque de situer aussi

mal Vimportance, Vinfluence ou la dépendance de tel

écrivain dont la floraison fut précoce ou de tel autre

aux réalisations tardives. ... .

Quant au classement par école — les écoles ont

aujourd'hui si peu de réalité — il serait plus fallacieux

et plus arbitraire encore. Tant d'écoles ou de groupe-

ments littéraires se sont, en effet, depuis la fin du

siècle dernier, disputé la gloire d'une actualité éphé-~

mère! Et n'est-ce pas vraiment souligner la vanité d'un

tel classement que de rappeler en passant les noms de

quelques-uns : romanisme, naturisme, humanisme,

unanimisme, harmonisme, simultanéisme, paroxysme,

cérébrisme, impulsionisme, celtisme, néo-romantisme,

néo-classicisme, surréalisme, clartéisme, etc., et les

groupes de l'Abbaye, des Loups, des Fantaisistes, de

la Pléiade, etc., etc.?

Enfin nous ne pouvions songer à un classement parordre de mérite ou de notoriété. Il ne saurait exister

de hiérarchie entre des poètes dignes de ce nom.

Aussi avons-nous adopté une méthode de classement

des auteurs assez nouvelle, croyons-nous, dans ces

sortes d'ouvrages : l'ordre chronologique fixé non plus

par la date de naissance de l'écrivain mais par celle

de sa première oeuvre, par la date de sa naissanee

littéraire officielle, pourrions-nous dire. Il nous a paruque le lecteur pourrait ainsi mieux suivre Vévolution

personnelle de chacun des auteurs dans l'évolution

générale poétique.

Quant aux morceaux choisis, ils sont, pour chaquepoète, généralement rangés selon l'ordre chronologique,c'est-à-dire d'après la date de leur publication première.Chacun d'eux est suivi de l'indication de l'ouvrage

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INTRODUCTION IX

dont il est extrait et l'on pourra en se reportant à la

petite bibliographie poétique que nous donnons pour. chaque auteur, en connaître aisément l'éditeur, le lieu

et la date de l'édition.

Pour le reste, dans un recueil qui ne prétend qu'à

exprimer de la poésie, nous n avons pas cru devoir don-

ner de commentaires sur la vie ou sur l'oeuvre des

auteurs présentés. Biographies, doctrines, querelles

d'écoles, anecdotes plus ou moins exactes, jugements

critiques plus ou moins prématurés, tout cela appar-tient à l'histoire littéraire plus qu'à la littérature.

Et des poètes^ seul importe le chant!

Il nous reste, en terminant, le devoir de remercier

les auteurs qui nous ont apporté leur collaboration pré-

cieuse, les éditeurs qui ont rendu notre tâche possibleen nous donnant les autorisations nécessaires, le chef de

la vieille et illustre maison d'édition Firmin-Didot quia réservé à ce recueil l'honneur de sa firme, ainsi que les

personnalités éminentes qui ont accordé leur appui à

notre projet d'éditions anthologiques.Nous adressons enfin un hommage tout particulier à

la grande amie américaine des lettres françaises,MmB Clara Hinlon Gould, dont le généreux patronage a

présidé à la fondation et à la diffusion de cette

Collection littéraire.

Et maintenant, puissent les pages qui vont suivre

inspirer au lecteur le désir de mieux connaître encore

les oeuvres de nos poètes !

LES AMITIÉS FRANÇAISES.Paris, juin 1938.

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HENRI DE REGNIER

EDMOND HARAUCOURT — RAOUL PONCHON

FRANCIS VIÉLÉ-GRIFFIN HÉLÈNE VACARESCO

MAURICE MAETERLINCK

PAUL CLAUDEL — CHARLES MAURRAS

RAYMOND DE LA TAILHÈDE

PAUL VALÉRY — ANDRÉ GIDE — FRANCIS JAMMES

PAUL FORT — ANDRÉ FOULON DE VAULX — MAURICE MAGRE

FERNAND GREGH — PAUL SOUCHON

GÉRARD D'HOUVILLE LUCIE DELARUE-MARDRUS

COMTESSE DE NOAILLES

ANDRÉ DUMAS ALFRED DROIN

LÉO LAHGUIER ANDRÉ MARY FRANÇOIS PORCHE

JULES ROMAINS ANDRÉ SALMON *— CHARLES DORNIER

CHARLESVILDRAC ABEL BONNARD — MAURICE LEVAILLANT

ANDRÉ DELACOUR — FRANÇOIS-PAUL ALIBERT

GUY LAVAUD ^— GEORGES DUHAMEL

JEAN COCTEAU •— TRISTAN DEREME — FRANÇOIS MAURIAC

PASCAL BONETTI — GABRIELE D'ANNUNZIO

ROGER DEVIGNE FRANCIS CAHCO— FERNAND MAZADE

VINCENT MUSELLI — EMMANUEL ^GERTER

XAVIER DE MAGALLON — JULES SUPERVIELLE

NOËL RUET — MARIE NOËL — PAUL ELUARD

PHILIPPE CHABANEIX YVES-GÉRARD LE DANTEC

ANDRÉ BERRY — GABRIEL BOISSY

PATRICE DE LA TOUR DU PIN

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HENRI DE RÉGNIER

né à Ronfleur, en Normandie en 186k,mort à Paris en 1936.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Lendemains, poésies (Éditions Vanier, Paris, i885). — Apai-sement (id., 1886). — Sites (id., 1887). — Épisodes (id., 1888). —

Poèmes anciens et romanesques (Librairie de l'Art indépendant,Paris, 1890). — Tel qu'en songe (id., 1892). — Poèmes i88y-i8gz

(Mercure de France, Paris, i8g5). — Les Jeux rustiques et divins

(id., 1897). •— Les Médailles d'argile (id., 1900).— La Cité des

eaux (id., 1902). —La Sandale ailée (id., 1906). ~^ Le Miroir desheures (id., 1910). —- Odelettes (Payot, Paris, 1917). — 1914-1^16,

poèmes (Mercure de France, Paris, 1918). — Vestigia flammée,

poèmes (id., 1921). — Flamma tenax (id., 1928). — Choix de

Poèmes (id., ig32).

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ODELETTE

Un petit roseau m'a suffi

Pour faire frémir l'herbe haute

Et tout le préEt les doux saules

Et le ruisseau qui chante aussi ;Un petit roseau m'a suffi

A faire chanter la forêt.

Ceux qui passent l'ont entendu

Au fond du soir, en leurs pensées,Dans le silence et dans le vent,

Clair ou perdu,Proche ou lointain...

Ceux qui passent en leurs penséesEn écoutant, au fond d'eux-mêmes,

L'entendront encore et l'entendent

Toujours qui chante.

Il m'a suffi

De ce petit roseau cueilli

A la fontaine où .vint l'Amour

Mirer, un jour,Sa face graveEt qui pleurait,Pour faire pleurer ceux qui passentEt trembler l'herbe et frémir l'eau ;

Et j'ai, du souffle d'un roseau,

Fait chanter toute la forêt.

{Les Jeux rustiques et divins.

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POÈTES CONTEMPORAINS

LE VISITEUR

La maison calme avec la clef à la serrure,

La table où les fruits doux et la coupe d'eau pure

Se miraient, côte à côte, en l'ébène profond;

Les deux chemins qui vont tous deux vers l'horizon

Des collines derrière qui l'on sait la Mer,

Et tout ce qui m'a fait le rire simple et clair

De ceux qui n'ont jamais désiré d'autres choses

Qu'une fontaine bleue entre de hautes roses,

Qu'une grappe à leur vigne et qu'un soir à leur vie

Avec un peu de joie et de mélancolie

Et des jours ressemblant, heure à heure, à leurs jours,J'ai compris tout cela quand je t'ai vu, Amour,

Entrer dans ma maison où t'attendait mon âme,

Et mordre les fruits mûrs de ta bouche de femme,Et boire l'eau limpide, et t'asseoir, et ployerTa grande aile divine aux pierres du foyer.

(Les Jeux rustiques et divins.)

LES MÉDAILLES D'ARGILE

J'ai feint que des Dieux m'aient parlé;Celui-là ruisselant d'algues et d'eau,Cet autre lourd de grappes et de blé,Cet autre ailé,Farouche et beau

En sa stature de chair nue,Et celui-ci toujours voilé,Cet autre encor

Qui cueille, en chantant, la ciguëEt la penséeEt qui noue à son thyrse d'or

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HENRI DE REGNIER • t>

Les deux serpents en caducée,D'autres encor... - ; '_

Alors j'ai dit : Voici des flûtes et des corbeilles,

Mordez aux fruits ;.Ecoutez chanter les abeilles

Et l'humble bruit

De l'osier vert qu'on tresse et des roseaux qu'on coupe.J'ai dit encor : Ecoute,

Ecoute,Il y a quelqu'un derrière l'écho,Debout parmi la vie universelle,Et qui porte l'arc double et le double flambeau

Et qui est nous

Divinement...

Face invisible! je t'ai gravée en médailles

D'argent doux comme l'aube pâle,D'or ardent comme le soleil,D'airain sombre comme la nuit ;Il y en a de tout métal,

Qui tintent clair comme la joie,

Qui sonnent lourd comme la gloire,Comme l'amour, comme la mort ; Ï

Et j'ai fait les plus belles de belle argileSèche et fragile.

Une à une, vous les comptiez en souriant,

Et vous disiez : Il est habile ;Et vous passiez en souriant.

Aucun de vous n'a donc vu

Que mes mains tremblaient de tendresse,

Que tout le grand songe terrestre

Vivait en moi pour vivre en eux,

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6 POÈTES CONTEMPORAINS

Que je gravais aux métaux pieux,Mes Dieux,

Et qu'ils étaient le visage vivant

De ce que nous avons senti des roses,

De l'eau, du vent, . /

De la forêt et de la mer,

De toutes choses

En notre chair,

Et qu'ils sont nous divinement.

SUR LA GRÈVE

Couche-toi sur la grève et prends en tes deux, mains,

Pour le laisser couler ensuite, grain par grain",De ce beau sable blond que le soleil fait d'or;

Puis, avant de fermer les yeux, contemple encor

La mer harmonieuse et le ciel transparent,

Et, quand tu sentiras, peu à peu, doucement,

Que rien ne pèse plus à tes mains plus légères,Avant que de nouveau tu rouvres tes paupières,

Songe que notre vie à nous emprunte et mêle

Son sable fugitif à la grève éternelle.

(Les Médailles d'argile.)

ÉLÉGIE

Je ne vous parlerai que lorsqu'en l'eau profondeVotre visage pur se sera reflété

Et lorsque la fraîcheur fugitive de l'onde

Vous aura dit le peu que dure la beauté.

Il faudra que vos mains pour en être odorantes,Aient cueilli le bouquet des heures et, tout bas,Qu'en ayant respiré les âmes différentesVous soupiriez encore et ne souriiez pas;

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HENRI DE REGNIER

Il faudra que le bruit des divines abeilles

Qui volent dans l'air tiède et pèsent sur les fleurs

Ait longuement vibré au fond de vos oreilles

Son rustique murmure et sa chaude rumeur;

Je ne vous parlerai que quand l'odeur des roses

Fera frémir un peu votre bras sur le mien

Et lorsque la douceur qu'épand le soir des choses

_Sera entrée en vous avec l'ombre qui vient;

Et vous ne saurez plus, tant l'heure sera tendre

Des baumes de la nuit et des senteurs du jour,Si c'est le vent qui rôde ou la feuille qui tremble,Ma voix ou votre voix ou la voix de l'Amour...

[La Cité des eaux.)

LE BONHEUR

Sois heureuse ! qu'importe à tes yeux l'horizon

Et l'aurore et la nuit et l'heure et la saison,

Que ta fenêtre tremble aux souffles de l'hiver

Ou que, l'été, le vent du val ou de la mer

Semble quelqu'un qui veut entrer et qu'on accueille.

Sois heureuse. La source murmure. Une feuille

Déjà jaunie un peu tombe sur le sentier;

Une abeille s'est prise aux fils de ton métier,

Car le lin qu'il emploie est roux comme du miel;

Un nuage charmant est seul dans tout le ciel ;

La pluie est douce; l'ombre est moite. Sois heureuse.

Le chemin est boueux et l'ornière se creuse,

Que t'importe la terre où mènent les chemins !

Sois heureuse d'hier et sûre de demain ;

N'as-tu pas, par ta chair divine et parfumée,L'ineffable pouvoir de pouvoir être aimée?

(La Cité des eaux.)

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POETES CONTEMPORAINS

SENTENCE

Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable,

Sachant que tout est vain qui n'est pas éternel

Et que rien, ici-bas, n'est guère plus durable

Que le souffle du vent et la couleur du ciel.

C'est ainsi qu'il se fait, devant l'homme et les choses,

Ce visage tranquille, indifférent et beau,

Qui regarde fleurir et s'effeuiller les roses

Comme éclate, s'empourpre ou s'éteint un flambeau.

N'ayant pas attisé de ses mains paresseusesLes flammes de l'aurore et les feux du couchant,

Les soirs n'ont pas pour lui de cendres douloureuses,

Et le jour qu'il voit naître est le jour qu'il attend.

Parmi tout ce qui change et tout ce qui s'efface,

Je pourrais, comme lui, rester grave et serein,

Et, si la fleur se fane en la saison qui passe,Penser que c'est le sort que lui veut son destin.

Mais j'aime mieux laisser l'angoisse qui m'oppresse

Emplir mon coeur plaintif et mon esprit troublé,Et pleurer de regret, d'attente et de détresse,Et d'un obscur tourment que rien n'a consolé;

Car ni le pur parfum des roses sur le sable,Ni la douceur du vent, ni la beauté du ciel,

N'apaise mon désir avide et misérable

Que tout ne soit pas vain dans le temps éternel.

(La Sandale ailée.)

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HENRI DE REGNIER

L'AMI

Dites-moi la douceur que vous avez connueA la tenir longtemps en vos bras, lasse et nue,

Après la longue attente et l'inquiet désir,Comment vos mains savaient doucement la servir

Et, promptes, dénouer d'une hâte inégaleLa ceinture flexible et l'étroite sandale,Tandis que, devant vous, docile à votre amour,

Lascive, rougissante ou grave, tour à tour,Ses regards souriaient à la porte fermée;

Dites-moi, mon ami, que vous l'avez aimée,

Que jamais le soleil ne vous parut plus beau,

Que la terre, le ciel, le vent, la feuille, l'eau

Vous semblaient pleins de chants, de joie et de lumière,

Qu'elle était douce, et tendre, et simple, et jeune, et fière ;Dites-moi son visage et ses yeux et sa voix,La fleur qu'elle tenait, vivante, entre ses doigts,

Que le jour était pur parce qu'elle était belle,

Et, lorsque jusqu'au soir vous m'aurez parlé d'elle,Je m'en irai, et, dans la nuit, sur le chemin,En me ressouvenant de mon printemps lointain,Je croirai, par la vôtre à la mienne rendue,

Entendre me 'parler ma jeunesse perdue.

(Le Miroir des Heures.)

ODELETTE

Quelle douceur dans mes penséesEn ce clair, tendre et pur matin,

Devant ces barques balancées

Sans flamme à leur fanal éteint.

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,0 POÈTES CONTEMPORAINS

Le voyage de ma jeunesse

Avec sa course et ses éclairs

Est fini, et la paix caresse

Mon coeur las des ciels et des mers

Et qui, cessant d'être en partance,Par trop de houles fatigué,Désormais sage, se fiance

Aux anneaux de fer du vieux quai.

(Vestigia Flammes.)

CEUX QUI RESTENT

IQl4

Ton nom, France, est si doux qu'il me semble, à l'entendre,

Que l'air en est plus pur et le soleil plus beau;

Nos mères l'ont appris à leurs fils au berceau,Ce doux nom, que nos fils aux leurs sauront apprendre.

Des terres de l'Alsace aux plaines de la Flandre,De la rive du Rhin jusqu'au bord de l'Escaut,Autour des trois couleurs qui forment ton drapeauTes enfants sont debout, France, pour te défendre !

Venus de la forêt, du mont et du labour

Leurs coeurs en un seul coeur battent d'un même amour;Un élan fraternel les emporte et les lie ;

Et, tandis qu'à la gloire ils s'en vont en chantant,Laisse-nous humblement, laisse-nous, ô Patrie,Baiser tes beaux pieds nus qui marchent dans le sang !

(19U-1916. Poésies.)

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EDMOND HARAUCOURT

né à Bourmont (Haute-Marne) en 1857.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

L'âme nue (Edition Charpentier-Fasquelle, Paris, i885). —

Seul (id., 1891).— Héro et Léandre (id., i8g3).

—L'espoir

du monde (Alphonse Lemerre, Paris, 1899).— Le XIXe

Siècle, poème (Fasquelle, Paris, 1900). — Circé (id., 1906). —

Choix de Poésies (Fasquelle, Paris, 1926).

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SUR UN BERCEAU

Enfant, pauvre petit qui tends les deux poings roses

Comme deux fleurs d'hiver sur la neige des draps,Être vague qui ris et qui pleures sans causes,

Enfant, la vie est dure et tu la connaîtras.

Dure et longue, la vie, hélas! la vie humaine,Et demain, dès l'aurore, il faudra marcher seul,Pour faire avant le soir la grand'route qui mène

Des plis du berceau blanc vers les plis du linceul.

Debout! Le jour a lui sur la côte escarpée :

L'or du soleil, dans les lointains, crépite et bout.

Va : c'est l'heure ; voici la cuirasse et l'épée,Et souviens-toi d'aller sans faillir jusqu'au bout !

Fausses vertus, lois sans raison, devoirs factices,

Efface de ton coeur les mensonges dévots :

Cherche la vérité par-dessus nos justices;Crois en Dieu si tu peux, crois en toi si tu vaux.

Chéris la mer, la grande impuissante éternelle

Qui console des voeux déçus et des regrets :

La nature bénit ceux qui vivent en elle,

Le calme naît au coeur du calme des forêts.

Crains l'homme, aime ton âme et méprise l'insulte;

Sois humble avec toi seul et sois fier devant tous.

Bons ou mauvais, défends tes amis et ton culte;

Pardonne aux criminels et respecte les fous.

Laisse l'être à tous ceux que la force te livre;

Ne rougis pas ta main dans la chair des mourants :

Car tous sont tes égaux devant le droit de vivre,

Et les plus outragés sont parfois les plus grands.

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1[i POÈTES CONTEMPORAINS

Ne daigne point haïr; sois fidèle à tes pactes;

Soisfranc ; rispeu ; sois doux pour ceux qu'on fait souffrir,

Mais garde de juger les raisons ou les actes,

Car rien n'est absolu que l'espoir de mourir.

(L'âme nue.)

LA MORT DES ROIS

Le vieux lion, sentant que son heure était proche,A voulu voir encor le désert tout entier :

Péniblement, il s'est levé droit sur sa roche.

Il frotte son dos maigre au tronc sec du dattier

Dont sa griffe et sa queue ont déchiré l'écorce,

Et le voilà, pensif, qui gravit le sentier.

Tirant ses jarrets las et rassemblant sa force,

Il monte, lourd, et vient, sur la dune, s'asseoir,

Les pieds joints, le front haut et les crins sur le torse.

C'est l'heure où l'Israha, sous les vapeurs du soir,Étalant son brasier torride et sans retraite,Fume et crépite au loin comme un vaste encensoir.

Le soleil épuisé tremble, énorme, et s'arrête,Puis s'effondre, envahi par les horizons plansDont ses derniers rayons font palpiter l'arête.

L'astre agonise au bord des larges cieux sanglants :La vie immense coule en jets inépuisablesDes blessures de feu qui s'ouvrent à ses flancs.

Et, sans voir les troupeaux d'étoiles méprisablesDont les yeux clignotants commencent à s'ouvrir,Tous deux, par-dessus l'or et la pourpre des sables.

Le Fauve et le Soleil se regardent mourir.

(L'âme nue.)

Page 33: Antologie de La Poesie 193....

EDMOND HARAUCOURT l5

ROMANCE

C'est une puissance inconnue

Qui nous a perdus sous les bois :

Ma main brûlait dans sa main nue

Et mes doigts tremblaient dans ses doigts.

Le vent sautait de branche en branche,

Soupirant des voeux sans aveux,Et pour baiser sa nuque blanche

Parfois soulevait ses cheveux.

Il me les jetait comme un voile

De parfums tièdes et d'ors roux;Il gonflait sa robe de toile,Et la plaquait sur mes genoux.

Mon front roulait dans les vertiges;Le bois chantait, profond et noir :

Les fleurs, en jasant sur leurs tiges,Se bousculaient pour nous mieux voir...

Elle cueillit à son corsageUne rose qu'elle m'offrit :

— « Je t'aime... — Je meurs. —Soyez sage,

« On parle! C'est le vent qui rit.

— « Vous m'oublierez. — Tes mains sont douces !

— « Je suis bien lasse. — Je suis las... »

Oh! la complicité des mousses

Et la traîtrise des lilas!

(L'âme nue.)

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jQ POÈTES CONTEMPORAINS

CHANT DU RETOUR

O souvenirs! — Le soir, quand le vent tond les herbes,

Quand les foins sont coupés et les blés mis en gerbes,

Le soir, après les chauds labeurs du jour entier,

Quant c'est l'heure d'aller dormir à la chaumine,

Le paysan reprend sa hotte, et s'achemine,

Lent et courbé, par le sentier.

Souvenirs! — Un grillon s'est caché dans la charge;Et l'homme est vieux, le faix est lourd... Sur le ciel largeLes nuages bleutés tombent comme un rideau;

La nuit vient. Le grillon criquette, l'homme écoute :

Las, il monte, et le long, tout le long de la route,

Il entend chanter son fardeau.

(L'âme nue.)

LA CITADELLE

Si tu veux être grand, bâtis ta citadelle.

Loin de tous et trop haut, bâtis-la pour toi seul.

Qu'elle soit imprenable et vierge, et qu'autour d'elleLe mont fasse un rempart et la neige un linceul.

Bâtis-la sur l'orgueil vertigineux des cimes,Parmi les chemins bleus de l'aigle et de l'éclair,Reine de marbre blanc dans une cour d'abîmes,

Lys de pierre, fleuri dans les splendeurs de l'air.

Si haut vers Dieu, si loin de ta fange première,Si loin, si haut, que les cités, clignant des yeux,

'

Pensent voir un rayon de plus dans la lumièreEt ne sachent s'il vient de la terre ou des cieux.

Page 35: Antologie de La Poesie 193....

EDMOND IIARAUCOURT iy

C'est là qu'il faut bâtir l'asile de ton âme ;Et pour que ton désir y soit la seule loi,

Que rien n'accède à lui de l'éloge ou du blâme,Grave sur ton seuil blanc le mot magique : « Moi. »

Puis, cent verrous, et clos ta porte au vent qui passe !

Fermé tes quatre murs au quadruple.horizon,Et si le toit te pèse, ouvre-le vers l'espacePour que l'âme du ciel entre dans ta maison !

Alors, au plus secret de la mystique enceinte,Tu dresseras l'autel de fer, prêtre ébloui,L'autel de fer et d'or où ta volonté sainte

Doit célébrer ton rêve et s'adorer en lui.

Chante ! Nul n'entendra ton hymne, et que t'importe?Chante pour toi; ton coeur est l'écho de ton coeur!

Les déserts élargis rendront ta voix plus forte,

Les déserts chanteront pour te répondre en choeur.

Chante l'amour sacré qui vibredans tes moelles!

Chante pour le bonheur de t'entendre chanter,

Chante pour l'infini, chante pour les étoiles,

Et ne demande pas aux hommes d'écouter !

Seul! Divinement seul! Car l'exil, c'est du rêve;

C'est le lait de la force et le pain des vertus ;

C'est l'essor idéal du songe qui s'élève,

Et le seuil retrouvé des paradis perdus.

Tu n'as qu'une patrie au monde, c'est toi-même!

Chanté pour elle, et sois ton but, et sois ton voeu !

Chante, et quand tu mourras, meurs dans l'orgueil suprême

D'avoir vécu ton âme et fait vivre ton Dieu!

(Seul.)9

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Tg POÈTES CONTEMPORAINS

LE LEGS

Je te lègue cet hymne où j'ai mis ton sourire,

O mon inaccessible amie, et ton regard :

Voici les vers où ta beauté venait s'écrire.

Ils sont presque ton oeuvre et tu les connais tard,

Puisque je les ai dits trop loin de ton oreille;

Mais de tout ce qui fut mon âme, c'est ta part.

Lorsque je serai mort et que tu seras vieille,

Mon amour restera la fleur de ta beauté,

Et par lui survivront les fleurs mortes la veille.

Ju né dois plus mourir depuis qu'il a chanté :

Car le Verbe est debout, hors du temps méprisable,Et ce qui fut pensé dure en l'éternité.

Les siècles passeront, comme un vent sur le sable,

Et leur souffle de nuit peut balayer les cieux,Mais rien n'abolira le rêve impérissable.

Hors des âges! Le Verbe est l'essence des dieux,La chair s'immortalise en devenant l'idée,Et je te fais ce don d'avoir vécu tes yeux!

J'ai pensé ta blancheur furtive, et l'ai fondée;J'ai créé tes cheveux et le bruit de ton pas :Ils seront, et la Mort en est dépossédée.

Prends donc ces vers, par qui tu ne périras pas,Vers immortels, encor que nul ne les connaisse,Et mets-les sous ta nuque à l'instant du trépas,

Pour quêtes cheveux blancs dorment sur ta jeunesse.

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EDMOND HARAUCOURT Ig

MON COEUR SAUTE VERS TOI...

Mon coeur saute vers toi comme un chien vers son maître,Et je sens que ma vie accourt à fleur de peau;Tout mon être t'espère, et quand tu vas paraître,Ma chair te reconnaît au bruit de ton manteau.

Avant que tu sois là, ma chair t'a reconnue ;Mais alors même enfin que je t'ai dans mes bras,Mon esprit anxieux doute de ta venue,Et je ne peux pas croire encor que tu viendras.

Car je te vois trop loin et là-haut, dans la gloireDont mon propre respect te nimbe et te défend,Et je t'aime d'en bas, sans même oser y croire,Comme j'aimais les dieux lorsque j'étais enfant.

J'ai peur, en m'approchant, des splendeurs où je monte

Parce que mes baisers sont indignes des tiens ;Ton oeil clément a beau sourire vers ma honte :

Ce qu'il daigne oublier, c'est moi qui m'en souviens.

Plus tu descends vers moi, plus mon coeur te voit haute,

Et lorsque tu t'en vas, c'est un mal presque doux :

II me semble quitter un dieu dont j'étais l'hôte,

Et j'adore mon front qui toucha ses genoux.

(fféro et Léandre.)

LA PITIÉ .

Le monde était dans Rome, et Rome dans la fange.

L'Olympe s'écroulait sur son autel pourri.

L'or régnait. La vertu de l'homme avait tari,

Comme une vigne après les temps de la vendange.

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20 POETES CONTEMPORAINS

La terre était sans but sous un ciel sans amour ;

Le vice purulait sur le pavé des villes;

Les sénats et les rois ployaient leurs cous serviïes,

Et les peuples enfants vieillissaient en un jour.

Les affranchis trônaient; les vierges étaient nues;

Les esclaves mâchaient la haine entre leurs dents;

L'air puait : jusqu'au fond des brumeux occidents

La vieillesse de Rome empoisonnait les nues.

Dans le choeur des gaîtés qui mentaient à grand bruit,

Tremblante, le front ceint de roses et l'oeil terne,

L'antique Vérité s'enivrait de Falerne

Pour ne pas voir la mort descendre avec la nuit...

Et la mort descendait lentement dans les âmes :

Sur les douleurs et sur les voeux, la mort neigeait,Fanant l'espoir, couchant l'effort sur le projet,Et les rêves tombaient à force d'être infâmes.

Alors, la terre en feu s'entr'ouvrit tout à coup !

L'océan réclama le signal d'un déluge,Le tonnerre gronda dans l'espace, et le Juge,S'étant penché, tourna sa face avec dégoût.

« O Père! Tu leur as annoncé le Messie,Et tu l'as annoncé pour les j ours de malheur ;Le Fils que tu leur as promis, donne-le-leur!Les âges sont venus que veut la prophétie.

« Jamais l'humanité n'a souffert aussi bas.

Seigneur! Il faut guérir la peine universelle;Elle m'attend! Dis-moi de descendre vers elle;Car tout s'en va périr si ton Fils ne meurt pas !

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EDMOND HARAUCOURT 21

— « 0 mon Fils, tu dis vrai, leur détresse est profondeMais si tu vas vers eux tu souffriras en vain :

Rien ne leur restera du passage divin

Que des mots, et les mots ont dévasté le monde!

« La terre entendra mal et se souviendra peu :

On aura tôt fini d'abolir ta pensée !

Ton oeuvre est morte, avant que d'être commencée,

Car la race d'Adam doit méconnaître Dieu!

« Trahi par le tombeau, déçu par tes apôtres,Ton Verbe, sans ta voix, ne sera que leur voix :

Les peuples de demain vaudront ceux d'autrefois,

Et les temps que tu veux naîtront pareils à d'autres :

« Regarde! » — Et le Seigneur lui montra l'avenir,

Nos siècles et nos coeurs, Rome semblable à Rome,

L'Européen sang, l'Église, et l'homme toujours homme,

Et la vieille douleur qui ne veut pas finir...

Ayant tout vu, le Fils se tourna vers le Père;

Les larmes ruisselaient de ses yeux, longuement :

« Je les aurai du moins consolés un moment... »

Et Jésus descendit quand même sur la terre.

(L'Espoir du Monde.

RENONCEMENT

La poésie est morte en moi ;

Je regarde tout sans émoi

Et j'assiste;

Les êtres vont, les choses sont :

Plus rien ne me donne un frisson

Gai ni triste.

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22 POETES CONTEMPORAINS

J'examine, j'entends, je vois,

Mon oeil constate et nulle voix

Ne s'élève;

Le temps est fait, l'amour est mort;

J'ai perdu le goût de l'effort

Et du rêve.

J'ai trop pensé, j'ai trop compris;J'ai fait tout le tour des esprits

Et des âmes;

Il est tard et je suis très vieux;Je sais le mensonge des dieux

Et des femmes.

Je sais les voeux et les espoirs,Les matins d'audace et les soirs

De démence;Je discerne le dénouement

Avant que le commencement

Ne commence.

Adieu la rade et les vaisseaux

En partance! Adieu les oiseaux

De passage!Je m'immobilise, arrêté

Dans la morne sérénité

D'être un sage.(Inédit en librairie.)

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RAOUL PONCHON

né à la Roche-sur-Yon (Vendée) en 18k8,mort à Paris en 1937.

BIBLIOGRAPHIE POETIQUE

Gazettes rimées (Le Courrier Français, de 1886 à 1908. — Le

Journal, de 1897 à 1920). — La Muse au Cabaret (Fasquelle, édi-

teur, Paris, 1920).

Page 42: Antologie de La Poesie 193....
Page 43: Antologie de La Poesie 193....

VIVE L'EAU

Je t'ai maudite bien des fois,Eau du ciel, en mon ignorance ;

N'ayant guère de déférence

Sinon pour le vin que je bois..,

Sans eau que deviendrait la Vigne ?— Vive la Vigne! mes amis. —

Rien que d'y penser, j'en blêmis,Et du même coup je me signe.

Sans eau, l'on verrait avant peuSes gracieuses branches tortes,Ainsi que des couleuvres mortes

Se vider sous un ciel de feu.

Sans eau, plus de rouges automnes!

Partout en France, c'est la nuit.

Plus de vendanges! tout est cuit.

Plus de vin chantant dans les tonnes !

Adieu les fastueux coteaux,

Pourpre et or ainsi que des chapes !

Autour des ceps non plus de grappes

Que sur des manches de couteau...

Vive l'eau courante des fleuves!

L'eau qui sommeille au fond des. puits,La rosée intime des nuits,

La pluie animant les fleurs neuves!

Vive l'eau des lacs, des ruisseaux!

L'eau des fontaines, l'eau des sources,

Où, la nuit, vont boire les ourses,

Et, le jour, les petits oiseaux !

Page 44: Antologie de La Poesie 193....

26 POÈTES CONTEMPORAINS

Vive l'eau, là-bas, vers les saules.

Qui baigne avec amour les lis

Et les roses de nos Philis.

C'est même un de ses plus beaux rôles.

Oui, que l'eau vive à tout jamais!Je sais qu'elle se meurt de honte

D'être l'eau, mais, au bout du compte,

La malheureuse n'en peut mais.

Il faudrait être plein de vice

Pour ne la point prendre en pitié.

Moi, qui ne l'aime qu'à moitié,

Comme elle rend quelque service,

Je jure sur mon lavabo,Devant le Seigneur qui m'écoute,D'en boire parfois une goutte,

Quand il pleuvra sur mon tombeau.

SECHERESSE

Les champs ont soif, les malheureux !

Moi, de même. Pitié pour eux!

Vierge Marie,Aussi pour moi, je vous en prie.

Voyez, clochant sur leurs fémurs,Les blés, avant qu'ils ne soient mûrs.

A la malheure!

Ils seront fichus tout à l'heure.

Et moi, Madone, qui n'ai bu

Depuis la mort du père Ubu,

Voyez ma gorge...Il n'y passerait un grain d'orge.

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RAOUL PONCHOS - 27

Voulez-vous faire des heureux?...

Du vin pour moi, de l'eau pour eux.

Oh! l'oeuvre pie

Que de guérir notre pépie!

Intercédez, Reine des lis!

Auprès de votre divin fils :

Rien ne le touche

Comme un mot dit par votre bouche!

Dès qu'il entendra votre voix,Je suis sûr qu'il me dira : bois,

Te désaltère,

Il dira, de même, à la terre.

Et, dans l'instant, il répandraUn bienfaisant Niagara,

D'une main preste,D'eau divine et de vin céleste.

« Voici de l'eau, vous dira-t-il,

Chère maman, à plein baril,

A pleine tonne,

Pour que ta campagne mitonne.

« Voilà du vin pour ton ponchon,

Voilà du vin pour ce cochon...

Qui croit-que vivre

Ne vaut qu'autant que l'on est ivre. »

Et tout aussitôt je verrai

Un vin sympathique et doré

Sourdre, rapide,

Dans mon verre à cette heure vide.

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28 POÈTES CONTEMPORAINS

Tout aussitôt les lourds épis

Réveillés, sans plus de répits,

Gonflés de sèves,

Se tiendront droits comme des glaives.

Et vous verrez les pauvres gens

A pas nombreux et diligents,En vos chapelles,

Apporter leurs primes javelles.

En procession ils iront

Ceindre, ô Madone! votre front

De margueritesEt de lis, vos fleurs favorites.

Et moi le profane rimeur,

Si j'en dois croire la rumeur,

Moi, dont la muse

Est une bacchante camuse,

Je saurai bien, dans un couplet,Vous égrener un chapelet

De rimes blanches,

Sur ma lyrette des dimanches.

LA SALADE

Les Journaux,viennent de nous révélerque la salade est le véhicule de dangereuxmicrobes et des vers intestinaux, dontvoici quelques-uns :

Échinocoque, trichocéphale-dispar,

Anguillule, amoeba coli, loinbricoïde

Ascarides, ankylostome nicobar,

Oxyure vermiculaire, balantide...J'en passe et des meilleurs. Tels sont, mes chers enfants,

Page 47: Antologie de La Poesie 193....

RAOUL PONCHON 29

Entre mille autres, qui vivent à nos dépens,Les vers intestinaux, les monstrueux reptiles,Sans compter les crochus et virguleux bacilles,

Qui rongent, sapent, scient, sucent nos intestins,

Quand nous faisons intervenir, dans nos festins,Ce que-vous appelez, moi de même, salade.

Rien qu'à vous les nommer TOUS m'en voyez malade.

Pensez donc à ceci que. chaque individu

De cette faune obscure, en nos tripes rendu,Y détermine telle ou telle maladie :

Le « balantidium » une balantidie,' Le « dispar » vous fait disparaître jusqu'à l'os

Et le moindre Iombrix vous vaut le tétanos,

Que si vous avalez un simple ankilostome,Vous pouvez devenir une ombre de fantôme.

Songez qu'en dévorant un méchant pissenlit,.Vous risquez d'attraper un amoeba-coli;Et que l'échinocoque ainsi que l'anguilluleVous désagrégeront, cellule par cellule.

Autant vaut avaler ton sabre, ô Damoclès !

Qu'être lombricoé par un ascarides.,.

Je me sens tricoté par un tricocéphale !...

O ma tête! ma tête! ô ma pauvre céphale!

Adieu donc, ô salade ! ô raiponce ! ô chicon !

Capables d'enrichir en un jour l'Achéron.

Adieu, scarole jaune, et toi, verte laitue,

Que nous croyions inoffensive et qui nous tue!

Quel coup dur pour l'oeuf dur! Adieu, toi, le cresson!

Tu n'es plus la « santé du corps » de la chanson.

Bonsoir la betterave et la douceâtre mâche !

Endive de malheur, et céleri, grand lâche !

Chicorée! ah mon Dieu! c'est fini de friser!

Barbe de capucin!... qui voudrait te raser?...

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00 POETES CONTEMPORAINS

NOCTURNE

Oh! les durs, durs pavés

Pour les petits pieds nus

Des enfants perdus,Des enfants trouvés !

Oh! pour les non-repus,Et pour les sans-logis,

Les étés finis,

Les hivers venus !

Oh! pour* tous les errants,

Poètes, chiens et fous,

Le gaz aux yeux roux,

La Lune aux yeux blancs!

RONDEL

Ah! la promenade exquise

Qu'ils ont faite, tous les deux,

Mon corps, ce monstre hideux,

Mon âme, cette marquise,

Dans la Vie, au milieu d'Eux!...

Et l'un et l'autre à sa guise.Ah! la promenade exquise,

Qu'ils ont faite, tous les deux!

Si mon corps, que le Mal grise,Prit des chemins hasardeux,Mon âme dut plaire aux Dieux,Étant au Bien tout acquise,Ah! la promenade exquise!

(La Muse au cabaret.'

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FRANCIS V1ÉLÉ-GRIFFIN

né à Norfolk, en Virginie (Etats-Unis d'Amérique) en 186i,mort à Bergerac en 1937.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Cueille d'Avril, poèmes (Vanier, Paris, 1886).— Les Cygnes

(AIcan=Lévy, Paris, 1887. —^ Vanier, 1892).— Joies (Tresse et

Stock, Paris, 1889). — La Chevauchée d'Yeldis (Vanier, i8g3). —

IWav (Mercure de France, 1894). — Laus Veneris, poèmes de

Swinburne (id., 1897).— Phocas le Jardinier (id.., 1898). — La

Légende ailée de Ssvieland le Forgeron, poème (éd. 1900).—

L'Amour sacré (Bibliothèque de l'Occident, igo3). — Plus loin

(Mercure de France, 1906).— La Lumière de Grèce (Nouvelle

Revue Française, Paris, 1912).— Voix d'Ionie(Mercure de France,

191/j.). — La Rose au Flot (éd. 1922). — Le Domaine royal (id.,

1923). —Choix de Poèmes (id., 1924). —~Le Livre des Reines (id.,

Page 50: Antologie de La Poesie 193....
Page 51: Antologie de La Poesie 193....

CES HEURES-LA

Ces heures-là nous furent bonnes,Comme des soeurs apitoyées;Heures douces et monotones,Pâles et de brumes noyées,Avec leurs pâles voiles de nonnes.

Ne valaient-ils donc pas nos rires,Ces sourires sans amertumes

Vers le lourd passé dont nous fûmes?

Ah! chère, il est des heures pires

Que ces heures aux voiles de brumes.

Elles passaient en souriant— Comme des nonnes vont priant

—*

Dé lueurs opalines baignées,Les douces heures résignées.

Va, nos âmes sont encor soeurs

Des heures de l'automne grises,Dont la pénombre dans nos coeurs

Estompait les vieilles méprisesEt nous ne voyions plus nos pleurs.

(Cueille d'avril.)

CHANSON

J'ai pris de la pluie dans mes mains" tendues— De .la pluie chaude comme des larmes —

Je l'ai bue comme un philtre, défendu

A cause d'un charme;

Afin que mon âme en ton âme dorme.

3

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34 POÈTES CONTEMPORAINS

J'ai pris du blé dans la grange obscure

— Du blé qui choit comme la grêlé aux dalles —

Et je l'ai semé sur le labour dur

A cause du givre matinal;

Afin que tu goûtes à la moisson sûre-

J'ai pris des herbes et des feuilles rousses,— Des feuilles et des herbes longtemps mortes —

J'en ai fait une flamme haute et douce

A cause de l'essence des sèves fortes;

Afin que ton attente, d'aube fût douce.

Et j'ai pris la pudeur de tes joues et ta bouche

Et tes gais cheveux et tes yeux de rire,

Et je m'en suis fait une aurore farouche

Et des rayons de joie et des cordes de lyre— Et le jour est sonore comme un chant de.ruche!

(Cueille d'avril.)

MATINEE D^HIVER

Ouvre plus grande.la fenêtre;L'air est si calme, pur et frais, .

Que les ormeaux et que les hêtres

Sont tout vêtus et tout drapés,De branche en branche, de neige blancheEt que la haie et la forêt

Emmêlent des dentelles frêles,Et le grand chêne ouvre des ailesDe cygne blanc contre le ciel...

Sous le voile vierge de l'an neuf,Le labour s'unit à la friche

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FRANCIS VIÉLE-GRIFFIN 35

Et la colline se mêle au fleuve,

L'arpent du pauvre au champ du riche;Un même manteau de silence

Vêt, de ses longs plis blancs et bleus,La grand'route et le clos de Dieu.

— Soudain, le carillon s'élance

Et glisse sur la plaine, joyeux,Comme un patineur matineux

Tournoie et vire et recommence,

Rose d'aurore et de son jeu;

Et l'hymne rose de tes joues,Fleuries au seul baiser de l'air,Chante en la voix des cloches claires ;La neige rayonne autour de nous

Et t'encercle d'une lumière

Si froide que tes cheveux blonds

Brûlent — comme un or scintille et fond

Au creuset crayeux de l'orfèvre —

Et que rires autour de nous

Montent, comme un encens, de nos lèvres.

Car je t'ai chaussée, à genoux,D'ailes légères comme une aile d'aronde,

Et tu vas effleurant la vierge glace bleue

Comme une aronde effleure l'onde,

Avant la pluie, à la Dame-d'Août,

Quand l'ombre même a soif et l'air lourd est de feu ;

Et je cherche l'été au fond de tes yeux bleus.

(La Clarté de Vie.)

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36 POETES CONTEMPORAINS

PETIT FLORILEGE

Crois : Vie ou Mort, que t'importe,

En l'éblouissement d'amour!

Prie en ton âme forte :

Que t'importent nuit et jour?

Car tu sauras des rêves vastes

Si tu sais l'unique loi :

Il n'est pas de nuit sous les astres,

Et toute l'ombre est en toi.

Aime : Honte ou Gloire, qu'importe.

A toi, dont voici le tour?

Chante, de ta voix qui porteLe message de tout amour?

Car tu diras le chant des fastes .

Si tu dis ton intime émoi :

Il n'est pas de fatals désastres,Toute la défaite est en toi.

n

Ne croyez pas,Pour ce qu'avril rit rose

Dans les vergersOu pâlit de l'excès voluptueux des fleurs,

Que toutes choses

Sont selon nos gais coeurs,Et qu'il n'est-plus une soif à étancher.

Ne croyez pas,Glorieux des gloires automnales,Ivres des vins jaillis que boit l'épi qu'on foule,Qu'il n'est plus une faim que rien ne soûle :Car décembre est en marche dans la nuit pâle.

Page 55: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS VIÉLÉ-GRIFFIN ?>"]

Oui, mais ne croyez pas'— Parce qu'autour de vous toute âme est vile,Et que la foule adore son vice servile;.Parce que, sur la.plaine, où le Mystère halète!

Courbant l'épi, froissant la feuille, d'ailes inquiètes,Grandit la ville—;

Ne croyez pas— Bien que tout coeur soit bas —

Que le vieil Angélus sonne à jamais le glas;

Croyez, sachez, crie2 à pleine voix

Que l'Amour est vainqueur et que l'Espoir est roi!

LA PARTENZA

(Fragments)

On part... et l'automne morose

Que l'on croise au tournant du chemin

Flétrit d'un souffle les roses

Qu'on emportait dans la main;

On part, et la pluie, éployéeComme une aile, vous frôle la joue :

La pluie banale a noyéTes larmes et les mêle à la boue.

On part vers l'aventure neuve;

Hier est là en sa jeune beauté

Qui sourit sous son voile de veuve ;

On part— et l'on pourrait rester...

Rester? tu es folle, pensée!

On serait seul — rien ne dure —.

Rester comme une ombre aux croisées,

Comme un portrait qui sourit au mur?

Page 56: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

C'est déjà trop qu'on s'attarde;

Notre heure est loin sur la route

— Qu'est-ce donc que tu regardesLà-bas? Qu'est-ce que tu écoutes?

Rester! il ne reste rien

Des rires, des rêves, de l'été...

Ils s'en furent par d'autres chemins.

Je suis las d'avoir été.

« N'est-il une chose au monde,

Chère, à la face du ciel— Un rire, un rêve, une ronde,

Un rayon d'aurore ou de miel —

N'est-il une chose sacrée—" Un livre, une larme, une lèvre,Une grève, une gorge nacrée,Un cri de fierté ou de fièvre —

N'est-il une chose haute,Subtile et pudique et suprême— Une gloire,, qu'importe ! une faute,Auréole ou diadème—

Qui soit comme une âme en notre âme,Comme un geste guetté que l'on suive,Et qui réclame, et qui proclame,Et qui vaille qu'on vive... »

(Plus loin.)

Page 57: Antologie de La Poesie 193....

HELENE VACARESCO

née à Bucarest (Roumanie) en 1866.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les chants d'aurore (Alphonse Lemerre, Paris, 1886).— L'âme

sereine (id., 1896). — Lueurs et Flammes (Plon-Nourrit et Cle,

Paris, igo3j. — Le Jardin passionné (id., 1910). — La Dormeuse

éveillée (id;, 1914)-— Dans l'Or du soir (Bloud et Gay, Paris,

1927).

Page 58: Antologie de La Poesie 193....
Page 59: Antologie de La Poesie 193....

IL PASSA"

Il passa! J'aurais dû sans douteNe point paraître en son chemin ;Mais ma maison est sur sa route ;Et j'avais des fleurs dans ma main.

Il parla : j'aurais dû peut-êtreNe point m'enivrer de sa voix ;Mais l'aube emplissait ma fenêtre,Il faisait avril dans les bois.

Il m'aima : j'aurais dû sans doute

N'avoir pas l'amour aussi prompt ;

Mais, hélas! quand le coeur écoute,C'est toujours le coeur qui répond.

Il partit : je devrais peut-êtreNe plus l'attendre et le vouloir ;Mais demain l'avril va paraître,

Et, sans lui, le ciel sera noir.

(L'Ame sereine.)

AUX BORDS DE L'OLT

Parmi les chauds parfums d'avril aux folles luttes,J'écoutais sur la rive où passait un berger,Au bruit double et charmant des syrinx et des flûtes,

Parmi l'herbe et le saule accourir l'Oit léger.

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42 POÈTES CONTEMPORAINS

L'Oit du haiduck barbare et du blanc voëvode,

L'élégiaque et doux Oit triste et furieux,

Large comme une épée et hardi comme une ode,

L'Oit vif de mes héros, l'Oit altier de mes dieux.

Je disais : Fleuve ami, beau faiseur de légendes,

Que ne peux-tu blanchir encor de tes remous

Le guerrier fier parmi le tourbillon des bandes,

Le guerrier jeune avec son air sauvage et doux.

Celui dont se parlaient les aïeules moldaves,

Princesses au manteau cerné de chinchilla,

Et qui, dans les manoirs où l'on rêvait des braves,

Au moindre bruit disaient : Peut-être le voilà !

Mince, vêtu d'argent, d'or souple et de fourrure,

La toque étroite au front brun, chevelu, hardi,Il portait tous les coeurs pendus à sa ceinture;Ses yeux étaient plus chauds qu'un parfum à midi.

Son sabre était léger comme un vol d'étincelle ;Une langueur d'Asie errait en ses doigts lents ;Il jetait tour à tour au cuir bleu de sa selle

L'amoureuse enivrée ouïes captifs sanglants.

N'est-ce pas! mon cher Oit, tu savais ses victoires?Tu laissais s'abreuver son cheval dans tes eauxEt tu viens soupirer autour de nos mémoires :Ah! si, pour être aimée, on avait des héros!

Si j'avais eu jadis un héros de ma racePour l'aimer sur les bords de l'Oit fougueux et fort,Bien au delà du temps, de l'ardeur, de l'audace,Au déjà de la chair, de l'âme et de la mort !

(La Dormeuse éveillée.)

Page 61: Antologie de La Poesie 193....

HÉLÈNE VACARESCO 43

DETACHEE

Mes yeux, ne suivez plus la lune langoureuse!Mes mains, n'égarez point vos caressants loisirs

Dans l'herbe souple et drue ou dans la source heureuse !

Je veux vous détacher, mes yeux, de vos désirs.

De tout ce qui vous plaît^ mes mains, je vous détache :

Que tiédeur et fraîcheur vous manquent tour à tour!

Et vous qui poursuivez tout ce que l'ombre cache,

Mes jreux, reposez-vous d'avoir vu tout l'amour !

Ne touchez plus la flamme, ô mes mains dévorantes,

Frêles de contenir votre propre chaleur,

Et vous, mes doigts glacés aux frissons des attentes,

Ne plongez plus dans l'air votre geste enjôleur!

Ne cherchez plus une eau pour vous revoir vous-mêmes,

Mes yeux, pleins de vertige et de fatalité,

Car vous portez en vous les horizons extrêmes,

O mes yeux voyageurs, où vous avez été!

Mes bras, ne bercez point les voluptés éteintes

Dont Arous ne pouvez plus ni blêmir ni brûler !

Fermez-vous, mes regards, fermez-vous, mes étreintes,

Car l'espace et l'ardeur n'ont rien à vous donner.

(La Dormeuse éveillée.)

PRÉSENCE

Mets la clef dans la serrure,

La lampe près du miroir,

Pour que mon coeur se figure

Qu'il est moins seul et moins noir.

Page 62: Antologie de La Poesie 193....

4/J POÈTES CONTEMPORAINS

Des mains frappent la fontaine,

Quelqu'un cherche à meurtrir l'eau

Où je lave au soir la laine

Et le matin mon fuseau.

La douleur de l'eau qu'on blesse

Entre en moi comme un poignard :

Oh! ferme la porte épaisse,Ferme le volet criard !

L'ombre où bat le vol des trembles

Court sur le pavot pourpré :

Je sais bien pourquoi tu trembles,

Pourquoi ma porte a pleuré.

Nul ne peut pousser ma porte,Car quelqu'un est sur le seuil,

L'image invisible et forte

Attend toujours mon accueil.

Elle attend que je lui dise :

Entre, voici le miroir

Où souvent je noie et puiseMa face de désespoir.

•Je sais ses yeux couleur d'herbe, •

Ses bras aux parfums de pré,Elle a la forme et le verbe

Des choses dont je mourrai.

Ma porte est toujours ouverte,Mon logis n'est jamais clos,Parce que cette ombre inerteBarre mon seuil sans repos.

(La Dormeuse éveillée.)

Page 63: Antologie de La Poesie 193....

HELENE VACARESCÔ

ON NE SAIT RIEN

On danse aux pieds de la colline...On ne sait rien...

Le ruisseau court, la fleur s'incline,L'Aurore vient.

On chantonne le long des Jbranches,On ne sait rien...

L'air est rose, les roses blanches,Et l'amour vient!

On soupire autour des broussailles...

On ne sait rien...

Quoi! des baisers, des fiançailles?La douleur vient...

Et l'on songe, aux pieds de la Vie,

Qu'on ne sait rien ;Le jour meurt; la plaine est franchie...

Et la nuit vient.

(La Dormeuse éveillée.)

JE T'AI VU...

C'était au golfe heureux où la vue intrépideComme un souple avion franchit la Propontide.

Ombre entre toutes chère, ô fantôme, ô passant,Dont je n'ai pu guérir ni mon coeur ni mon sang,

Tu parus! lé cyprès svelte et le sycomore .

Se courbaient sous l'air vif qui venait dû Bosphore.

Je n'ai su ni ta voix, ni ton nom, ni tes dieux,

Et pourtant ton regard remplit mon sort d'adieux.

Page 64: Antologie de La Poesie 193....

46 POÈTES CONTEMPORAINS

Farouche et pur visage aux grands yeux de victoire,

Forme haute debout au front du promontoire...

Et ta secrète image à jamais dormira

Dans le calme murmure où meurt la Marmara.

O FIANCE!

Je vous adore, ô fiancé des bienheureuses.

C'est vous que j'ai voulu, c'est vous qui me fuyiez

Déjà, quand jeune et vive, au soupir des yeuses,J'entendais les oiseaux assourdir les halliers.

Ouvrant mes bras brûlants sur l'air plein de promessesJe vous voyais, éphèbe triste aux graves yeux.Mais la Vie était là, farouche chasseresse,

Qui me disait: «Viens-t'en, nous irons vers les dieux. »

En vain à ton manteau bleu comme l'étang triste

Je suspendais mes mains qui frissonnaient de toi :

J'étais celle que nul ne retient et n'assiste,Seule comme un parfum égaré sur le toit.

Et j'entendais danser la chasseresse étrange...Les flèches de son arc s'enfonçaient dans mon sang.O fiancé des bienheureuses, toi que l'angeOse à peine nommer, et qu'on voit et qu'on sent

Dans toute volupté mettre un brûlant reproche,Que ne m'avez-vous prise aux jours blancs où j'étaisPure comme sur l'onde un long frisson de cloche?Et que ne fûtes-vous mon ivresse et ma paix?

Ah, si vous m'aviez prise, ô fils de la colombe,Ah, si j'avais par vous goûté vinaigre et fiel,J'aurais, entre vos bras, dormi dans votre tombeEt j'aurais près de vous souri dans votre ciel.

(Dans l'Or du Soir.)

Page 65: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MAETERLINCK

né à Gand (Belgique) en 1862.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Serres Chaudes (Vanier, Paris, 188g.— Lacomblez, Bruxelles,

i8go). -^Serres Chaudes, suivies de Quinze Chansons (Lacomblez,igoo). —- Douze Chansons (Stock, Paris, i8g7 et 1923).

Page 66: Antologie de La Poesie 193....
Page 67: Antologie de La Poesie 193....

ORAISON

Mon âme"a peur comme une femme.

Voyez ce que j'ai fait, Seigneur,De mes mains, les lys de mon âme,De mes yeux, les cieux de mon coeur !

Ayez pitié de mes misères !

J'ai perdu la palme et l'anneau ;

Ayez pitié de mes prières,Faibles fleurs dans un verre d'eau.

Ayez pitié du mal des lèvres,

Ayez pitié de. mes regrets ;Semez des lys-le long des fièvres

Et des roses sur les marais.

Mon Dieu ! d'anciens vols de colombes

Jaunissent le ciel de mes yeux,

Ayez pitié du lin des lombes

Qui m'entoure de gestes bleus !

DESIRS D'HIVER .

Je pleure les lèvres fanées-

Où les baisers ne sont pas nés,

Et les désirs abandonnés

Sous les tristesses moissonnées.

Toujours la pluie à l'horizon!

Toujours la neige sur les grèves !

Tandis qu'au seuil clos de mes rêves,

Des loups, couchés sur le gazon,

Page 68: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

Observent en mon âme lasse,

Les yeux ternis dans le passé,

Tout le sang autrefois versé

Des agneaux mourants sur la glace.

Seule la lune éclaire enfin

De sa tristesse monotone,

Où gèle l'herbe de l'automne.

Mes désirs malades de faim.

AME DE NUIT

Mon âme en est triste à la fin ;

Elle est triste enfin d'être lasse,

Elle est lasse enfin d'être en vain.

Elle est triste et lasse à la fin

Et j'attends vos mains sur ma face.

J'attends vos doigts purs sur ma face,Pareils à des anges de glace,J'attends qu'ils m'apportent l'anneau;J'attends leur fraîcheur sur ma face,Comme un trésor au fond de l'eau.

Et j'attends enfin leurs remèdes,Pour ne pas mourir au soleil !

Mourir sans espoir au soleil !

J'attends qu'ils lavent mes yeux tièdesOù tant de pauvres ont sommeil !

Où tant de cygnes sur la mer,De cygnes errants sur la mer,Tendent en vain leur col morose,Où le long des jardins d'hiverDes malades cueillent des roses.

Page 69: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MAETERLINCK 5l

J'attends vos doigts purs sur ma face,Pareils à des anges de glace,Jattends qu'ils mouillent mes regards,L'herbe morte de mes regards,Où tant d'agneaux las sont épars !

(Sei-res chaudes.)

CHANSON

On est venu dire

(Mon enfant, j'ai peur),On est venu dire

Qu'il allait partir...

Ma lampe allumée

(Mon enfant, j'ai peur),Ma lampe allumée,Me suis approchée...

A la première porte

(Mon enfant, j'ai peur),A la première porte,La flamme a tremblé...

A la seconde porte

(Mon enfant, j'ai peur),A la seconde porte,La flamme a parlé...

A la troisième porte

(Mon enfant, j'ai peur),A la troisième porte,La lumière est morte.

(Douze Chansons.)

Page 70: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

L'INFIDELE

Et s'il revenait un jour

Que faut-il lui dire ?

— Dites-lui qu'on l'attendit

Jusqu'à s'en mourir.

Et s'il m'interroge encore

Sans me reconnaître ?— Parlez-lui comme une soeur.

Il souffre peut-être...

Et s'il demande où vous êtes,

Que faut-il répondre?— Donnez-lui mon anneau d'or

Sans rien lui répondre...

Et s'il veut savoir pourquoiLa salle est déserte?

— Montrez-lui la lampe éteinte

Et la porte ouverte...

Et s'il m'interroge alors

Sur la dernière heure ?— Dites-lui que j'ai souri.

De peur qu'il ne pleure...

(Douze Chansons.)

Page 71: Antologie de La Poesie 193....

PAUL CLAUDEL

né à Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois (Aisne) en 1868.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Tête d'or (L'Art indépendant, Paris, 1890). — La Ville (id,,i8g3). — L'Arbre (Tête d'or, La ville, L'Échange, Le Repos dû

Septième Jour, la Jeune fille Violaine) (Mercure de France, 1901).— Les Muses (Éditions de l'Occident, igo5). — Cinq grandesOdes (id., 1910; édition augmentée à la Nouvelle Revue Fran-

çaise, igi3). — Cette heure qui est entre le Printemps et l'Été (N. R.

F., igi3).— Deux Poèmes d'été (igi4). *—Corona benignitatis

anniDei (igi5). — La Messe là-bas (1919). —' Ode jubilaire pourle Sixième Centenaire de la mort de Dante (1921). —^ Poèmes de

guerre 1914-1916 (parus en 1922).—-Feuilles de Saints (1925). -—7

Morceaux Choisis (Nouvelle Revue Française, 1925). —< La

Cantate à Trois Voix, suivie de la traduction de Poèmes de

Coventry Patmore et de Thompson (ig3i).— Écoute, ma fille!

(ig34). — Paul, qui es-tu? (1937).

Page 72: Antologie de La Poesie 193....
Page 73: Antologie de La Poesie 193....

LA MUSE QUI EST'LA GRACE"

[Fragment)

ANTISTROPHE III

— Tu m'appelles la Muse et mon autre nom est la

Grâce, la grâce qui est apportée au condamné et par

qui sont foulées aux pieds la loi et la justice.Et si tu cherches la raison, il n'en est point queCet amour qu'il y a entre toi et moi.

Ce.n'est point toi qui m'as choisie, c'est moi qui t'ai

choisi avant que tu ne sois né.

Entre tous les êtres qui vivent, je suis la parole de

grâce qui est adressée à toi seul.

Pourquoi Dieu ne serait-il pas libre comme toi? Ta

liberté est l'image de la sienne. •'•'•-

Voici que je m'en suis allée à ta rencontre, comme

la miséricorde qui embrasse la justice, l'ayant suscitée.

Ne cherche point à me donner le change. N'essaye

point de me donner le monde à ta place,Car c'est toi-même que je demande.

O libérateur des hommes! ô reunisseur d'images et

de cités !

Libère-toi toi-même ! Reunisseur de tous les hommes^

réunis-toi toi-même ! .

Sois un seul esprit! sois une seule intention!

Ce n'est point l'auge et la truelle qui rassemble et

qui construit,

C'est le feu pur et simple qui fait de plusieurs choses

une seule.

.Connais ma jalousie qui est plus terrible que ; la

mort!

C'est la mort qui appelle toutes choses à la vie, ;

Page 74: Antologie de La Poesie 193....

56 POETES CONTEMPORAINS

Comme la parole a tiré toutes choses du néant, afin

qu'elles meurent,

C'est ainsi que tu es né afin que tu puisses mourir en

moi.

Comme le soleil appelle à la naissance toutes les

choses visibles,

Ainsi le soleil de l'esprit, ainsi l'esprit pareil à un

foudre crucifié

Appelle toutes choses à la connaissance et voici

qu'elles lui sont présentes à la fois.

Mais après l'abondance d'Avril et la surabondance

de l'été,

Voici l'oeuvre d'Août, voici l'extermination de Midi,

Voici les sceaux de Dieu rompus qui s'en vient juger

la terre par le feu !

Voici que du ciel et de la terre détruits il ne se fait

plus qu'un seul nid dans la flamme,

Et l'infatigable cri de. la cigale remplit la fournaise

assourdissante!

Ainsi le soleil de l'esprit est comme une cigale dans

le soleil.de Dieu.

(Cinq Grandes Odes.)

MAGNIFICAT

(Fragment)

Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré dés idoles,Et qui faites que je n'adore que Vous seul, et non point

Isis et Osiris,

Ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, ou la Divinité,ou l'Humanité, ou les Lois de la Nature, ou l'Art, oula Beauté,

Et qui n'avez pas permis d'exister à toutes ces choses

qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votre absence.Comme le sauvage qui se bâtit une pirogue et qui de

cette planche en trop fabrique Apollon,

Page 75: Antologie de La Poesie 193....

PAUL CLAUDEL 67

Ainsi tous ces parleurs de paroles du surplus de leurs

adjectifs se sont fait des monstres sans substance,Plus creux que Moloch, mangeurs de petits enfants,

plus cruels et plus hideux que Moloch.

Ils ont un son et point de voix, un nom et il n'y a pointde personne, ,

Et l'esprit immonde est là, qui remplit les lieux déserts

et toutes les choses vacantes.

Seigneur, vous m'avez délivré des livres et des Idées,

des Idoles et de leurs prêtres,Et vous n'avez point permis qu'Israël serve sous lé

joug des Efféminés.

Je sais que vous n'êtes point le dieu des morts, mais des

vivants.

Je n'honorerai point les fantômes et les poupées,ni Diane, ni le Devoir, ni la Liberté et le boeuf Apis.

Et vos « génies », et vos « héros », vos grands hommes

et vos surhommes, la même horreur de tous ces

défigurés.Car je ne suis pas libre entre les morts,

Et j'existe parmi les choses qui sont et je les contrains

à m'avoir indispensable.Et je désire de n'être supérieur à rien, mais un homme

juste.Juste comme vous êtes parfait, juste et vivant parmi les

autres esprits réels...(Cinq Grandes Odes.)

TANT QUE VOUS VOUDREZ,

MON GÉNÉRAL!

Dix fois qu'on attaque là-dedans, « avec résultat pure-

ment local ».

Il faut y aller une fois de plus? Tant que vous vou-

drez, mon Général !

Page 76: Antologie de La Poesie 193....

58 POÈTES CONTEMPORAINS

Une cigarette d'abord. Un coup de vin, qu'il est bon!

Allons, mon vieux, à la tienne !

Y en a trop sur leurs jambes encore dans le trois

cent soixante-dix-septième.'

A la tienne, vieux frère! Qu'est-ce que tu étais dans

le civil, en ce temps drôle où ç' qu'on était vivants?

Coiffeur? Moi, mon père est banquier et je crois bien

qu'il s'appelait Legrand.Boucher, marchand de fromages, curé, cultivateur,

avocat, colporteur, coupeur de cuir.

Y-a de tout dans la tranchée et ceux d'en face, ils

vont voir ce qu'il en va sortir !

Tous frères comme des enfants tout nus, tous pareilscomme des pommes.

C'est dans le civil qu'on était différents, dans le

rang il n'y a plus que des hommes !

Plus de père ni de mère, plus d'âge, plus que le

grade et que le numéro,Plus rien que le camarade qui sait ce qu'il a à faire

avec moi, pas trop tard et pas trop tôt.

Plus rien derrière moi que le deuxième échelon,avec moi que le travail à faire,

Plus rien devant moi que ma livraison à opérer dans

l'assourdissement et le tonnerre !

Livraison de mon corps et de mon sang, livraisonde mon âme à Dieu,

Livraison aux messieurs d'en face de cette chosedans ma main qui est pour eux !

(Tant qu'il y aura quelqu'un dans ma peau, tant qu'ily aura un cran à faire à sa ceinture,

Page 77: Antologie de La Poesie 193....

PAUL CLAUDEL 5n

. Tant qu'il y aura le type en face qui me regarde dansla figure !)

Si la bombe fait de l'ouvrage, qu'est-ce que c'est

qu'une âme humaine qui va sauter!

La baïonnette? cette espèce de langue de fer qui me

tire est plus droite et plus altérée !

Y a de tout dans la tranchée, attention au chef quandil va lever son fusil !

Et ce qui va sortir, c'est la France, terrible comme

le Saint-Esprit !

Tant qu'il y aura ceux d'en face pour tenir ce qui est

à nous sous la semelle leurs bottes,Tant qu'il y aura cette injustice, tant qu'il y aura

cette force contre la justice, qui est la plus forte,

Tant qu'il y aura quelqu'un qui n'accepte pas, tant

qu'il y aura cette face vers la justice qui appelle,Tant qu'il y aura un Français avec un éclat de rire

pour croire dans les choses éternelles,

Tant qu'il y aura soi! avenir à plaquer sur la table,

tant qu'il y aura sa vie à donner,

Sa vie et celle de tous les siens à donner, ma femme

et mes petits enfants avec moi pour les donner,

Tant que pour arrêter un homme vivant il n'y aura

que le feu et que fer,

Tant qu'il y aura de la viande vivante de Français

pour marcher à travers vos sacrés fils de fer,

Tant qu'il y aura un enfant de femme pour marcher

à travers votre science et votre chimie,

Tant que l'honneur de la France avec nous luit plus

clair que le soleil en plein midi,

Page 78: Antologie de La Poesie 193....

6o POÈTES CONTEMPORAINS

Tant qu'il y aura ce grand pays derrière nous qui

écoute et qui prie et qui fait silence,

Tant que notre vocation éternelle sera de vous

marcher sur la panse,

Tant que vous voudrez, jusqu'à la gauche ! tant qu'il

y en aura un seul! Tant qu'il y en aura un de vivant, les

vivants et les morts tous à la fois !

Tant que vous voudrez, mon général! O France,

tant que tu voudras!

(Poèmes de Guerre.)

LA VIERGE A MIDI

Il est midi. Je vois l'église ouverte. Il faut entrer.

Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.

Je n'ai rien à offrir et rien à demander.

Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.

Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela

Que je suis votre fils et que vous êtes là.

Rien que pour un moment pendant que tout s'arrête

Midi!

Être avec vous, Marie, en ce lieu où vous êtes.

Ne rien dire, regarder votre visage,Laisser le coeur chanter dans son propre langage,

Ne rien dire, mais seulement chanter parce qu'on a lecoeur trop plein,

Comme le merle qui suit son idée en ces espèces de

couplets soudains.

Page 79: Antologie de La Poesie 193....

PAUL CLAUDEL 6l

Parce que vous êtes belle, parce que vous êtes imma-

culée,

La femme dans la Grâce enfin restituée,

La créature dans son honneur premier et dans son

. épanouissement final,Telle qu'elle est sortie de Dieu au matin de sa splendeur

originale.

Intacte ineffablement parce que vous êtes la Mère de

Jésus-Christ,

Qui est la vérité entre vos bras, et la seule espéranceet le seul fruit.

Parce que vous êtes la femme, l'Eden de l'ancienne ten-

dresse oubliée,Dont le regard trouve le coeur tout à coup et fait jaillir

les larmes accumulées,

Parce que vous m'avez sauvé, parce que vous avez

sauvé la France,Parce qu'elle aussi, comme moi, pour vous fut cette

chose à laquelle on pense,

Parce qu'à l'heure où tout craquait, c'est alors que vous

êtes intervenue,Parce que vous avez sauvé la France une fois de plus,

Parce qu'il est midi, parce que nous sommes en ce jour

d'aujourd'hui,

Parce que vous êtes là pour toujours, simplement parce

que vous êtes Marie, simplement parce que vous

existez,

Mère de Jésus-Christ, soyez remerciée!

(Poèmes de Guerre.)

Page 80: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

BALLADE

Les négociateurs de Tyr et ceux-là qui vont à leurs

affaires aujourd'hui sur l'eau dans dô grandes ima-

ginations mécaniques,Ceux que le mouchoir par les ailes de cette mouette

encore accompagne quand le bras qui l'agitait a

disparu,Ceux à qui leur vigne et leur champ ne suffisaient pas,

mais Monsieur avait son idée personnelle sur l'Amé-

rique,Ceux qui sont partis pour toujours et qui n'arriveront

pas non plus,Tous ces dévoreurs delà distance, c'est la mer elle-même

à présent qu'on leur sert, penses-tu qu'ils en auront

assez?

Qui une fois y a mis les lèvres ne lâche point facilement

la coupe :

Ce sera long d'en venir à bout, mais on peut tout de

même essayer :

Il n'y a que la première gorgée qui coûte.

Équipages des bâtiments torpillés dont on voit les noms

dans les statistiques,Garnisons des cuirassés tout à coup qui s'en vont par

le plus court à la terre, .

Patrouilleurs de chalutiers poitrinaires, pensionnairesdes sous-marins ataxiques,

Et tout ce que décharge un grand transport pêle-mêlequand il se met la quille en l'air,

Pour eux tous voici le devoir autour d'eux à la mesurede cet horizon circulaire.

Page 81: Antologie de La Poesie 193....

PAUL CLAUDEL 63

C'est la mer qui se met en mouvement vers eux, plusbesoin d'y chercher sa route.

Il n'y a qu'à ouvrir la bouche toute grande et à se laisser

faire :

Ce n'est que la première gorgée qui coûte.

Qu'est-ce qu'ils disaient, la dernière nuit, les passagers.des grands transatlantiques,

La nuit même avant le dernier jour où le sans-fil a dit;

« Nous sombrons !»

Pendant que les émigrants de troisième classe là-bas

faisaient timidement un peu de musiqueEt que la mer inlassablement montait et redescendait

à chaque coupée du salon?

« Les choses qu'on a une fois quittées, à quoi bon leur

garder son coeur?

« Qui voudrait que la vie recommence quand il sait

qu'elle est finie toute?

« Retrouver ceux qu'on aime serait bon, mais l'oubli

est encore meilleur : .

Il n'y a que la première gorgée qui coûte.

ENVOI

Rien que la mer à chaque côté de nous, rien que cela

qui monte et qui descend !

Assez de cette épine continuelle dans le coeur, assez de

ces journées goutte à goutte!Rien que la mer éternelle pour toujours, et tout à la

fois d'un seul coup ! la mer et nous sommes dedans !

Il n'y a que la première gorgée qui coûte.

(Feuilles des Saints.)

Page 82: Antologie de La Poesie 193....

64 POÈTES CONTEMPORAINS

MAGNA EST VERITAS

Petite baie,

Spectacle de vie tumultueuse et de grand repos,

Où deux fois le jour, sans propos,

L'Océan, avant qu'il ne reflue, s'épanouit,Sous les hautes falaises et loin de la ville énorme,

C'est ici que je m'assois.'

Le monde ira sans moi et je ne crains pas qu'il

faille; ;'

Le mensonge, quand toute son oeuvre est faite,

pourrira. "

La Vérité est grande et elle prévaudra;

Que les gens se soucient, ou non, qu'elle prévaille.

(Traduction de

Coventry Patmore)

ABEILLE ,

Abeilles et pensées,Vous qui, points, or, désirs,Faites des fleurs pénétréesA la fois miel et cire,

Enrichie et dépouillée,L'âme au jasmin comparableSent par vous en elle apportéFrémir un grain délectable.

Parole prête à l'idée! .

Heureux qui, des dieux parente,Te sent sur sa lèvre hésiter,Visiteuse transparente!

(La Cantate à Trois Voix.)

Page 83: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES MAURRAS

né eu Provence, à Mariigues (Bouches-du-Rhône) en 1868-

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Pour Psyché (Première édition en 1891 ; Réédition Champion,Paris, 1911). — Inscriptions (Librairie de France, 1921).

— Le

Mystère d'Ulysse (Nouvelle Revue Française, 1923).— La

Musique intérieure (Bernard Grasset, Paris, 1925).

Page 84: Antologie de La Poesie 193....
Page 85: Antologie de La Poesie 193....

POUR PSYCHÉ

Psyché, vous êtes ma penséeVous éleviez votre flambeau

Les hommes vous ont repousséeVous souriez comme un tombeau,

Psyché, vous êtes ma souffrance

Vous vous mourez au vent d'Ailleurs

Vos yeux sont las de l'apparenceEt vacillants comme des fleurs

Et, Psyché, vous êtes mon rêve,

Ensemençant le ciel légerDe vos mépris pour l'heure brève

Qui dit que vivre est de changer.

BEAUTE

Toi qui brilles enfoncée au plus tendre du coeur,

Beauté, fer éclatant, ne me sois que douceur

Ou situ me devais être une chose amère

En aucun temps du moins ne me sois étrangère,Brûle et consume-moi, mon unique soleil,

Que, ton dur javelot, ton javelot vermeil,

Dardant de jour en jour une plus pure flamme,

Je sois régénéré jusques au fond de l'âme

Et même ma raison folle de te sentir

Ne reconnaisse plus si c'est vivre ou mourir!

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68 POÈTES CONTEMPORAINS

LE CYPRES

Jours appesantis d'un souvenir sombre,

Tout me fait trop mal :

Ensevelissons nos restes à l'ombre

Du cyprès natal.

O roi des jardins de pampre et d'olive,

De roses vêtu,

Orgueil et pudeur de l'âme plaintive,De moi voudras-tu?

Tu m'as vu tenter d'amollir la roche :

Mon gémissementPressa du plus vain de tous les reproches

Le dur élément.

Mais, qu'il t'en souvienne! à l'humble défaite

De ma longue erreur,Nulle cruauté qui broyât ma tête

N'a dompté mon coeur

Et, bien qu'aux réseaux de l'Enchanteresse

Fût lié mon sort,J'ai la liberté des seules richesses :

L'honneur et la mort.

Tu peux m'accorder la paix de ton ombre,Ami fier et pur,

Et m'incorporer à ton signe sombre

Debout dans l'azur.

(La Musique intérieure.

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CHARLES MAURRAS 69

PARIS

Que le temps me dure...(Air de trois notes de J. J.)

De Saint-Louis en l'Ile

Le clocher à jourMonte au ciel tranquille

Qui rit à l'entour,

Et la douce flamme

D'une fin de jourPeint de Notre-Dame

La flèche et les tours :

Telle, au fil de l'onde,Florisse toujoursLa Reine du monde

La Ville d'amour!

LA DECOUVERTE

Ouarc mois immaiura.,Lucrèce.

Par les grand'routes en lacets

Qui serpentent sous nos étoiles,Le vent de mer qui frémissait

Tendit mon coeur comme une toile

Et, coup d'aile supérieurDans la solitude farouche,

Du sombre flot cueillant la fleur

Ou la pressant jusqu'à ma bouche,

Comme il mettait en mouvement

Depuis la cendre des ancêtres

Jusqu'au brasier du firmament

Toutes les sources de mon être,

Page 88: Antologie de La Poesie 193....

O POÈTES CONTEMPORAINS

La vie entière m'apparut,- Sa dureté, son amertume

Et, quelque lieu qu'on ait couru,

Cette douceur qui la parfume.

Enfant trop vif, adolescent

Que les disgrâces endurcirent,

A mon automne enfin je sens

Cette douceur qui me déchire.

Presque à la veille d'être au port

Où s'apaise le coeur des hommes,

Je ne crois plus les pauvres morts

Mieux partagés que nous ne sommes,

Je ne conduis vers mon tombeau

R.egret, désir, ni même envie,

Mais j'y renverse le flambeau

D'une espérance inassouvie.

LE MYSTÈRE D'ULYSSE

LE CHANT DE LA SIRÈNE.

— Aborde à ma prairie, Ulysse magnanime,N'es-tu point fatigué d'ensemencer le flot

Et, du courroux des Dieux dangereuse victime,

D'exténuer en vain tes pauvres matelots?

Habiles à tisser un nuage de gloire,Les conseils de Pallas étendent ton erreur.

Ont-ils assez menti! Tu ne peux plus les croire

Viens à la vérité qui t'ouvre le bonheur.

Je t'apprendrai le sort de tes compagnons d'armes

Sur les champs du carnage où beaucoup sont restés.

Des veuves du Troyèn je te dirai les larmes

Aux premières douceurs de leur captivité. r

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CHARLES MAURRAS 7I

Ton roi des rois succombe au lit de l'infidèle

Qui du lambeau de pourpre enveloppa son fer :

Il entend résonner les maisons paternellesDe plus de trahison que n'en punit l'enfer.

Ne crains pas que j'oublie une épouse obstinée

Sur l'antique olivier de vos jeux nuptiaux :

Elle n'a rien subi que le vol des années,

Mais, Ulysse, elle ignore et tes biens et tes maux!

Mon coeur est plus savant que la Muse elle-même

Que Mémoire sa mère instruisit tout au plusDu bruit de vos combats et de tes stratagèmes :

Où se tait votre histoire elle ne chante plus.

Je ris de son silence et de toi je m'empare !

L'impure Océanide au soleil languissantDu plus sage des Grecs dit le songe barbare

Et l'acre volupté qui lui brûle le sang.

Comme le Dieu d'en bas qu'a voulu ProserpineEst du Tartare noir au grand jour emporté,J'élève au ciel sacré des paroles divines

Ce qui rampe et mugit dans tes obscurités!

Puissé-je t'emporter au delà de ton âme!

O captif entravé des formes d'un destin,

Toi-même as découvert aux cendres de ta flamme

Les Ulysses nombreux que ta rigueur éteint :

Pourquoi serrer ta vie à la maigre colonne

Où Sagesse et Vertu t'enchaînent de leurs noeuds?

Il reste à consoler, plus faibles que personne,

Ces Ulysses troublés, déments ou furieux.

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2 POÈTES CONTEMPORAINS

Le peuple des désirs agite la nature,

Mais un chemin qui monte au-dessus de la mer

Tôt'ou tard les conduit au centre des figures

Que les Dieux en dansant décrivent dans Féther.

Par delà ces flambeaux, esclaves magnifiques

Réduits à tournoyer dans l'orbe d'une loi,

Mon coeur t'épanouit et mon regard t'expliqueLes belles libertés qui sont faites pour toi.

Résigne les fardeaux, ton sceptre, ta couronne

Et ta coque de noix sur les flots écumeux !

A ton coeur tout puissant mon être s'abandonne,

Voici le myrte pâle et les roses de feu :

J'ai si longtemps rêvé dans cette solitude

Des plus tendres secrets à toi seul découverts,

Que le sourire aigu de ma béatitude

Engage l'esprit pur aux noces de la chair.

Viens ! nos lits d'algue sèche et de menthe flétrie,Des quatre vents du ciel embrasés nuit et jour,Gémirent trop longtemps des lourdes rêveries

Qu'au désir ajoutait la crainte de l'amour :

Tous les flots en passant m'avaient promis ta voile,Ne m'as-tu pas cherchée aux confins de la mort?

Quelque trait soit parti de jalouses étoiles,Je te disputerais à la haine du sort.

O triste favori de l'écume sauvage.C'est moi qui t'avertis de ton unique bien :Hélas! nous fuirais-tu de rivage en rivage,Je t'aurai dit ton âme, et le reste n'est rien!

(La Musique intérieure).

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RAYMOND DE LA TAILHÈDE

né à Moissac (Tarn-et-Garonne) en 1867,mort en 1938.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Ode à Jean Moréas (Édition Fauré, Moissac, 1891). — Dela Métamorphose oies Fontaines, poèmes suivis des Odes, des

Sonnets, et des Hymnes (Bibliothèque artistique et littérairede La Plume, Paris, i8g5). — Hymne pour la France (Émile-Paul frères, Paris, 1917).

— Le Deuxième Livre des Odes (1922). —

Le Poème d'Orphée (Les Facettes, Toulon, 1926). — Les Poésiesde Raymond de la Tailhède (édition collective chez Émile-Pau),Paris, 1926; réédition définitive, Albin-Michel, Paris, ig38).

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CHANT DE VICTOIRE

Victoire aux ailes d'or! Victoire!

Nouveau soleil prodigieuxEn qui mon esprit voulait croire

Avant qu'il éblouît mes yeux,Te voilà donc, ô magnifique!

Vivante, vraie etvéridique,Telle qu'en un temps héroïqueTu te montrais à nos aïeux !

Victoire! tu n'es pas Bellone,Tu n'as point d'armes dans tes mains,Mais de verts lauriers en couronne,

Gage des heureux lendemains ;Des profondeurs du ciel venue,

Immortelle, tu fends la nue

Le front libre et la gorge nue,Joie ineffable des humains !

Ta tunique en ses plis mouvante,

Victoire! ne recèle pasUne autre moisson d'épouvante,D'autres périls, d'autres combats;

Car sur la terre où tu te posesD'éternelles fleurs sont écloses;

Et le sang de toutes les roses

Seul a ruisselé sous tes pas.

Ah! puisse l'homme te comprendre

Quand, la Discorde ayant jeté

Son dernier brandon dans la cendre,

Ce n'est pas d'un ongle irrité

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6 POÈTES CONTEMPORAINS

Que tu traceras, douce et fïère,

Ces mots, sur l'armure guerrière.

En caractères de lumière :

« FRATERNITÉ ! FRATERNITÉ ! »

L'homme puisse-t-il, ô Victoire !

Ne plus haïr, ne plus trahir!

A tes lèvres qu'il vienne boire

L'Amour, ce dieu de l'avenir!

Puisqu'aimer de la mort délivre,

Que de ton baiser il s'enivre!

Apprends-lui maintenant à vivre,

Lui qui savait si bien mourir!

SONNETS

Impatient des nuits où je pourrai connaître

La forme de mon rêve et de ma passion,J'orne de tant d'éclat sa feinte vision

Que mes voeux, du Néant, l'ont attirée à l'Être.

Quand, seconde Pallas, elle va m'apparaîtreDans sa beauté réelle et dans sa fiction.Matérielle idée, abstraite éclosiori,Miroir que ma seule ombre illumine et pénètre,

Rien ne me semblera d'elle-même étranger,J'en posséderai mieux le contour mensonger,La caresse légère et la promesse fausse,

Comme ces voyageurs, au sable libyen,De qui l'espoir, dit-on, est l'unique soutien,C'est un mirage d'eau qui dans le ciel se hausse.

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RAVMOND DE LA TAILHEDE 77

Trois jours de ses beaux yeux j'ai vu la fleur vivante

Éclore à mon regard, croître, s'épanouir,Passer toute splendeur terrestre, et devenir

Un nouvel univers en sa clarté mouvante.

Ne savais-tu donc pas que naître c'est mourir,

Que de l'amour la haine est fidèle suivante,

Incomparable fleur de joie et d'épouvante,Lueur verdâtre et fauve où s'irise un saphir?

Le sublime Orion, gloire du ciel nocturne,

Et celui dont le bras épanche de son urne

Le fleuve éblouissant des flammes de l'été,

Ces astres tout divins, leurs feux peuvent s'éteindre,

Mais, ô beaux yeux, pour vous faut-il oser le craindre,

Si vous tenez de moi votre immortalité?

L'ORÉADE

De la fière Artémis je suivais la fortune

Dans la forêt épaisse et solitaire où bruit

En un souffle éternel la vigilante nuit;

Je fleurissais mon front du croissant de la lune;

Mon pied léger peuplait les bois; j'aimais bondir

Avec l'écho, sur les rochers, au creux des sources,

Et parfois je rêvais de chasser les deux Ourses

Dont je voyais, le soir, l'oeil fauve resplendir.

Page 96: Antologie de La Poesie 193....

^8 POETES CONTEMPORAINS

Quelquefois immobile à la plus haute cime,

Le monde des vivants et le inonde des morts

Me semblaient ne former ensemble qu'un seul corps,

Merveille dont j'étais lé principe sublime.

Un nouveau ciel naissait de mon sein lumineux,

Mon lait ambroisien, tel qu'une fine cendre,

A travers l'Univers s'en allait se répandre,Plus riche de soleils que vos stériles cieux.

Au feu qui dévorait maintenant ma poitrine,Aux brasiers en mes yeux allumés, je sentais

Ce que je cessais d'être et ce qu'enfin j'étais,Moins déesse que femme et deux fois plus divine.

Ce n'est pas en voleur que tu vins me saisir,Amour! Je n'ai pas fui ta flèche redoutée :

Toute livrée aux vents et par eux emportée,Moi-même je n'étais qu'un frémissant désir.

Et telle, ô Cythérée, ai-je vu tes colombes

Poindre ainsi qu'une aurore au-dessus de la mer,

Aphrodite, Vénus, dont chaque nom m'est cher,

Cypris, qui fais s'ouvrir des roses sur les tombes...

Comme, en rêve, on entend murmurer une voix,La plus mélodieuse aux oreilles humaines,Du.silence des lacs troublé par les fontaines,Un appel musical s'élevait dans les bois;

Et j'écoutais gémir ces paroles confuses

Que le sombre aquilon pleure dans les roseaux,Plainte dont l'horreur siffle à la face des eaux,Et devient harmonie à la coupe des Muses...

(Les Poésies de R. de la Tailhède.)

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PAUL VALERY

né à Sête (Hérault) en 1871.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Premiers Poèmes (publiés dans « La Conque », Paris, 1891). —LaJeune Parque (Editions de la Nouvelle Revue Française, 1917).

Album de Vers Anciens (1890-1900). (A. Monnier, Paris, 1920).—Le Cimetière Marin, (chez Émile-Paul, 1920). — Odes (NouvelleRevue Française, 1920). — Cliarmes ou Poèmes (id., 1922). —

Poésies, recueil général des oeuvres poétiques (N. R. F., ig33).

Page 98: Antologie de La Poesie 193....
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LA FILEUSE

Lilia..., neque lient

Assise, la fileuse au bleu de la croisée

Où le jardin mélodieux se dodeline;Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée.

Lasse, ayant bu l'azur, de filer la câline

Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,Elle songe, et sa tête petite s'incline.

Un arbuste et l'air pur font une source vive

Qui suspendue au jour, délicieuse arrose

De ses pertes de fleurs le jardin de l'oisive.

Une tige, où le vent vagabond se repose,Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,

Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.

Mais la dormeuse file une laine isolée ;

Mystérieusement l'ombre frêle se tresse

Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

Le songe se dévide avec une paresse

Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,

La chevelure ondule au gré de la caresse...

Derrière tant de fleurs, l'azur se dissimule,

Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :

Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.

Ta soeur, la grande rose où sourit une sainte,

Parfume ton front vague au vent de son haleine

Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine.

(Album de Vers anciens,)G

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S2 POÈTES CONTEMPORAINS

LE BOIS AMICAL

Nous avons pensé des choses pures

Côte à côte, le long des chemins,

Nous nous sommes tenus par les mains

Sans dire... parmi les fleurs obscures;

Nous marchions comme des fiancés..

Seuls, dans la nuit verte des prairies ;

Nous partagions ce fruit de féeries

.La lune amicale aux insensés.

Et puis, nous sommes morts sur la mousse,

Très loin, tout seuls parmi l'ombre douce

De ce bois intime "et murmurant;

Et là-haut, dans la lumière immense,Nous nous sommes trouvés en pleurant,O mon cher compagnon de silence !

(Album de Vers anciens.)

LES PAS

Tes pas, enfants de mon silence,

Saintement, lentement placés,Vers le lit de ma vigilanceProcèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine,

Qu'ils sont doux, tes pas retenus!Dieux!... tous les dons que je devineViennent à moi sur ces pieds nus !

Page 101: Antologie de La Poesie 193....

PAUL VALÉRY • 83

Si, de tes lèvres avancées,Tu prépares pour l'apaiser,A l'habitant de mes penséesLa nourriture d'un baiser,

Ne hâte pas cet acte tendre,Douceur d'être et de n'être pas,Car j'ai vécu de vous attendre,Et mon coeur n'était que vos pas.

(Charmes.)

LA DORMEUSE

Quels secrets dans son coeur brûle ma jeune amie,Ame par le doux masque aspirant une fleur?

De quels vains aliments sa naïve chaleur

Fait ce rayonnement d'une femme endormie?

Souffle, songes, silence, invincible accalmie,Tu triomphes, ô paix plus puissante qu'un pleur,

Quand de ce plein sommeil l'onde grave et l'ampleur

Conspirent sur le sein d'une.telle ennemie.

Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandons,

Ton repos redoutable est chargé de tels dons,0 biche avec langueur longue auprès d'une grappe,

Que malgré l'âme absente, occupée aux enfers,

Ta forme au ventre pur qu'un bras fluide drape,

Veille; ta forme veille et mes yeux sont ouverts.

(Charmes.)

Page 102: Antologie de La Poesie 193....

84 POÈTES CONTEMPORAINS

L'ABEILLE

Quelle, et si fine, et si mortelle,

Que soit ta pointe, blonde abeille,

Je n'ai, sur ma tendre corbeille,

Jeté qu'un songe de dentelle.

Pique du sein la gourde belle,

Sur qui l'Amour meurt ou sommeille,

Qu'un peu de moi-même vermeille

Vienne à la chair ronde et rebelle!

J'ai grand besoin d'un prompt tourment

Un mal vif et bien terminé

Vaut mieux qu'un supplice dormant!

Soit donc mon sens illuminé

Tar cette infime alerte d'or

Sans qui l'Amour meurt ou s'endort!

(Charmes.).

FRAGMENTS DU NARCISSE

Cur aliquid vidi?

Que tu brilles enfin, ternie pur de ma course!

Ce soir, comme d'un cerf, la fuite vers la source

Ne cesse qu'il ne tombe au milieu des roseaux,Ma soif me vient abattre au bord même des eaux..

Mais, pour désaltérer cette amour curieuse,Je ne troublerai pas l'onde mystérieuse :

Nymphes! si vous m'aimez, il faut toujours dormir!

La moindre âme dans l'air vous fait toutes frémir ;

Page 103: Antologie de La Poesie 193....

PAUL VALÉRY 85

Même, dans sa faiblesse, aux ombres échappée,Si la feuille éperdue effleure la napée.Elle suffit à rompre un univers dormant...

Votre sommeil importe à mon enchantement,Il craint jusqu'au frisson d'une plume qui plonge!Gardez-moi longuement ce visage pour songeQu'une absence divine est seule à concevoir!

Sommeil des nymphes, ciel, ne cessez de me voir!

Rêvez, rêvez de moi!... Sans vous, belles fontaines,Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines,Je chercherais en vain ce que j'ai de plus cher,Sa tendresse confuse étonnerait ma chair,Et mes tristes regards, ignorants de mes charmes,A d'autres que moi-même adresseraient leurs larmes...

Quelle perte en soi-même offre un si calme lieu !

L'âme, jusqu'à périr, s'y penche pour un Dieu

Qu'elle demande à l'onde, onde déserte, et digneSur son lustre, du lisse effacement d'un cygne...

A cette onde jamais ne burent les troupeaux !

D'autres, ici perdus, trouveraient le repos,Et dans la sombre terre, un clair tombeau qui s'ouvre.

Mais ce n'est pas le calme, hélas! que j'y découvre!

Quand l'opaque délice où dort cette clarté,Cède à mon corps l'horreur du feuillage écarté,

Alors, vainqueur de l'ombre, ô mon corps tyrannique,

Repoussant aux forêts leur épaisseur panique,Tu regrettes bientôt leur éternelle nuit!

Pour l'inquiet Narcisse, il n'est ici qu'ennui!Tout m'appelle et m'enchaîne à la chair lumineuse

Que m'oppose des eaux la paix vertigineuse!

(Charmes.)

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86 POÈTES CONTEMPORAINS

LE CIMETIÈRE MARIN

Mil,çD.ceifiuxdi,(Hi'ovàOavcaov<77ieûSe,•tàv 6' ë[x.npaKiovàvrf.ec(iay.oevâv.

PINDABE,Pythiques, III.

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée!

O récompense après une pensée

Qu'un long regard sur le calme des dieux!

Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d'imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir !

Quand sur l'abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d'une éternelle cause,Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,Masse de calme, et visible réserve,Eau sourcilleuse, OEil qui gardes en toi

Tant de sommeil sous un voile de flamme,O mon silence!... Édifice dans l'âme,Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,A ce point pur je monte et m'accoutume,Tout entouré de mon regard marin;Et comme aux dieux mon offrande suprême,La scintillation sereine sèmeSur l'altitude un dédain souverain...

Page 105: Antologie de La Poesie 193....

PAUL VALERY

Comme le fruit se fond en jouissance,Comme en délice il change son absenceDans une bouche où sa forme se meurt,Je hume ici ma future fumée,Et le ciel chante à l'âme consumée

Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!Après tant d'orgueil, après tant d'étrangeOisiveté, mais pleine de pouvoir,Je m'abandonne à ce brillant espace,Sur les maisons des morts mon ombre passe

Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.

L'âme exposée aux torches du solstice,Je te soutiens, admirable justiceDe la lumière aux armes sans pitié !

Je te rends pure à ta place première :

Regarde-toi!... Mais rendre la lumière

Suppose d'ombre une morne moitié.

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même.

Auprès d'un coeur, aux sources du poème,Entre le vide et l'événement pur,J'attends l'écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre et sonore citerne,

Sonnant dans l'âme un creux toujours futur.

Sais-tu, fausse captive des feuillages,Golfe mangeur de ces maigres grillages,

Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,

Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,

Quel front l'attire à cette terre osseuse?

Une étincelle y pense à mes absents.

Page 106: Antologie de La Poesie 193....

88 POÈTES CONTEMPORAINS

Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,

Fragment terrestre offert à la lumière,

Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,

Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ;

La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l'idolâtre!

Quand solitaire au sourire de pâtre,Je pais longtemps, moutons mystérieux,Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,

Éloignes-en les prudentes colombes,Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l'avenir est paresse.L'insecte net gratte la sécheresse ;Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air

A je ne sais quelle sévère essence...

La vie est vaste, étant ivre d'absence,Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre

Qui les réchauffe et sèche leur mystère.-Midi là-haut, Midi sans mouvementEn soi se pense et convient à soi-même...Tête complète et parfait diadème,Je suis en toi le secret changement.

Tu n'as que moi pour contenir tes craintes !Mes repentirs, mes doutes, mes contraintesSont le défaut de ton grand diamant...Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,Un peuple vague aux racines des arbresA pris déjà ton parti lentement,

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PAUL VALÉRY 89

Ils ont fondu dans une absence épaisse,

L'argile rouge a bu la blanche espèce,Le don de vivre a passé dans les fleurs!

Où sont des morts les phrases familières,L'art personnel, les âmes singulières?La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,Les yeux, les dents, les paupières mouillées,Le sein charmant qui joue avec le feu,Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,Les derniers dons, les doigts qui les défendent.

Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge

Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ?

Chanterez-vous quand serez vaporeuse?Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,

Consolatrice affreusement laurée,

Qui de la mort fais un sein maternel,

Le beau mensonge et la pieuse ruse !

Qui ne connaît, et qui ne les refuse,

Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,

Qui sous le poids de tant de pelletées,

Êtes la terre et confondez JIOS pas,Le vrai rongeur, le ver irréfutable

N'est point pour vous qui dormez sous la table,

Il vit de vie, il ne me quitte pas !

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gO POÈTES CONTEMPORAINS

Amour, peut-être, ou.de moi-même haine?

Sa dent secrète est de moi si.prochaine .

Que tous les noms lui peuvent convenir!

Qu'importe! il voit, il veut, il songe, il touche!

Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,

A ce vivant je vis d'appartenir !

Zenon! Cruel Zenon ! Zenon d'Élée !

M'as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole,.et qui ne vole pas!Le son m'enfante et la flèche me tue!

Ah! le soleil... Quelle ombre de tortue

Pour l'âme, Achille immobile à grand pas !

Non, non!... Debout! Dans l'ère successive!

Brisez, mon corps, cette forme pensive!

Buvez, mon sein, la naissance du vent!

Une fraîcheur, de la mer exhalée,Me rend mon âme... 0. puissance; salée!

Courons à l'onde:en rejaillir vivant!

Oui! Grande merde délires douée,Peau de panthère et chlamyde trouéeDe mille et mille idoles, du soleil,

Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,

Qui te remords l'étincelante queueDans un tumulte au silence pareil,:

Le vent se lève!... il faut tenter de vivre!L'air immense ouvre et referme mon livre,La vague en poudre ose jaillir des rocs!

Envolez-vous, pages tout éblouies!

Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouiesCe toit tranquille où picoraient des focs!

(Charmes,

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ANDRE GIDE

né à Paris en 1869.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Poésies d'André Walter (Librairie de l'Art Indépendant,1892; réédition à la Nouvelle Revue Française, 1922). —

Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes (Mercure de France, i8g6,réédité à la N. R. F.). — Les Nourritures Terrestres (Mercure de

France, 1897, réédité à la N. R. F.). — Les Nouvelles Nourri-tures (N. R. F., ig35).

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Il n'y a pas eu de printemps cette année, ma chère;Pas de chants sous les fleurs et pas de fleurs légères,Ni d'Avril, ni de rires et ni de métamorphoses;Nous n'aurons pas tressé de guirlandes de roses.

Nous étions penchés à la lueur des lampesEncore, et sur tous nos bouquins de l'hiver

Quand nous a surpris un soleil de septembre

Rouge et peureux et comme une anémone de mer.

Tu m'as dit : « Tiens, voici l'Automne.

Est-ce que nous avons dormi?

S'il nous faut vivre encore parmiCes in-folio, ça va devenir monotone.

Peut-être déjà qu'un printempsA fui sans que nous l'ayons vu paraître ;Pour que l'aurore nous parle à tempsOuvre les rideaux des fenêtres. »

Il pleuvait. Nous avons ranimé les lampes

Que ce soleil rouge avait fait pâlirEt nous nous sommes replongés dans l'attente

Du clair printemps qui va venir.

(Les Poésies d'André Walter.)

ENVOI DE PALUDES

Nous avons joué de la flûte

Vous ne nous avez pas écouté

Nous avons chanté

Vous n'avez pas dansé

Et quand nous avons bien voulu danser

Plus personne ne jouait de la flûte.

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g4 POÈTES CONTEMPORAINS

Aussi depuis notre infortune

Moi je préfère la bonne lune.

Elle fait se désoler les chiens

Et chanter les crapauds musiciens.

Au fond des étangs bénévoles

Elle se répand sans paroles;

Sa tiède nudité

Saigne à perpétuité.

Nous avons guidé sans houlettes

Les troupeaux vers nos maisonnettes

Mais les moutons voulaient qu'on les mène à des fêtes,

Et nous avons été d'inutiles prophètes.

Eux mènent comme à l'abreuvoir

Les troupeaux blancs à l'abattoir.

Nous avons bâti sur le sable

Des cathédrales périssables.(Paludes.)

RONDE DE LA GRENADE

Vous chercheriez encore longtempsLe bonheur impossible des ânies.

Joies de la chair et joies des sens

Qu'un autre s'il lui plaît vous condamne,Amères joies de la chair et des sens —

Qu'il vous condamne — moi je n'ose.

—Certes, Didier, philosophe fervent, je t'admire

Si la croyance en ta pensée te fait à la joie de

l'esprit

Page 113: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE GIDE gO

Croire aucune autre préférable.Mais non pas dans tous les esprits se peuvent de

telles amours.

Et certes, aussi moi je vous aime,Mortels tressaillements de mon âme,Joies du coeur, joies de l'esprit

Mais c'est vous, plaisirs, que je chante.

Joies de la chair, tendres comme l'herbe,Charmantes comme les fleurs des haies.

Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des

prairies,

Que les désolantes spirées qui s'effeuillent dès qu'onles touche.

La vue — le plus désolant de nos sens...

Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous

désole;

L'esprit saisit plus aisément la pensée

Que notre main ce que notre oeil convoite.

Oh! que ce soit ce que tu peux toucher que tu

désires,

Nathanael, et ne cherche pas une possession plus

parfaite,Les plus douces joies de mes sens

Ont été des soifs étanchées.

Certes, délicieuse est la brume, au soleil levant sur

les plainesEt délicieux le soleil;

Délicieuse à nos pieds nus la terre humide

Et le sable mouillé par la mer;

-Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources;

A baiser les inconnues lèvres que mes lèvres

touchèrent clans l'ombre...

Page 114: Antologie de La Poesie 193....

g6 POÈTES CONTEMPORAINS

Mais des fruits — des fruits, Nathanaël, que dirai-je?

Oh! que tu ne les aies pas connus,

Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère.

Leur pulpe était délicate et juteuse,

Savoureuse comme la chair qui saigne,

Rouge comme le sang qui sort d'une blessure.

Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif

particulière,On les servait dans des corbeilles d'or;

Leur goût écoeurait tout d'abord, étant d'une fadeur

incomparable ;Il n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ;

Il rappelait le goût des goyaves trop mûres,

Et la chair en semblait passée ;Elle laissait après l'âpreté dans la bouche ;

On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit

nouveau ;A peine bientôt si seulement durait leur jouissanceL'instant d'en savourer le suc ;Et cet instant en paraissait tant plus aimable

Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.

La corbeille fut vite vidée

Et le dernier nous le laissâmes

Plutôt que de le partager.

Hélas! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres

Quelle fut l'amère brûlure?

Aucune eau ne les put laver.

Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dansl'âme.

Trois jours durant, dans les marchés, nous les cher-

châmes;La saison en était finie.

Page 115: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE GIDE '0,7

Où sont, Nathanaël, dans nos voyagesDe nouveaux fruits pour nous donner d'autres

désirs?

(Les Nourritures terrestres.)

LES NOUVELLES NOURRITURES

Éblouissement tendre

Accueille mon réveil!

Je suis loin de prétendreA l'immatériel ;

Mais t'aime, azur sans tache.

Léger comme Ariel

Je meurs si je m'attache

A quelque coin du ciel.

Il n'est rien, que je sache,De plus substantiel.

T'écouter c'est t'entendre.

Pour goûter à ce miel

Je ne veux plus attendre.

Je reviens à vous, Seigneur Christ, comme à Dieu

dont vous êtes la forme vivante Je suis las de mentir à

mon coeur. C'est vous que je retrouve partout, alors que

je croyais vous fuir, ami divin de mon enfance. Je crois

bien qu'il n'y a plus que vous dont mon coeur exigeantse contente. Le démon seul en moi nie que votre ensei-

gnement soit parfait, et que je puisse renoncer à tout,

fors à vous, puisque, dans le renoncement à tout, je

vous retrouve.

Seuil de la vraie té^h&S.Porche du paradâig. n , , \%\

11; h r.;£i 7v& -, / -y

Page 116: Antologie de La Poesie 193....

gS POÈTES CONTEMPORAINS

De nouvelle allégresseMon âme est étourdie...

; Seigneur! augmentez mon ivresse.

Aplanissez l'espace

Qui sépare de Vous

Mon âme en sa disgrâce

Qui se souvient de Vous...

Seigneur! aggravez mon extase.

Sable aride où s'imprimeLa trace du pied nu,

Mon poème ingénuN'élude pas la rime.

Ivre d'insouciance

Et d'oubli du passé,Sur des flots cadencés

Mon âme se balance.

Quand rit l'arbuste riche

De ses premières fleurs,Dans le vieux chêne en pleursUn peuple d'oiseaux niche.

Agitez les feuillages,Rires, rythmes divins !

J'ai goûté d'un breuvagePlus puissant que le vin,

O trop claire lumière

Transperce mes paupières !Ta vérité, Seigneur,M'a blessé jusqu'au coeur.

(Les Nouvelles Nourritures.)

Page 117: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS JAMMES

né dans le Pays de Bigarre, à Toarnay (Hautes-Pyrénées) en 1868.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Fers (Ollendorff, Paris, 1894) après trois petites plaquetteshors commerce imprimées à Orthez (Bsses-Pyrénées). — Un

Jour, poème dialogué (Mercure de France, Paris, 1896). —

De VAngélus de l'Aube à l'Angélus du Soir (1888-1897) (Mercure de

France, 1898).— Le Deuil des Primevères (id., 1901).

— Le

Triomphe de la Vie (1900-igoi) (id., 1902). — Pensée des Jardins

(id., 1906). — Clairières dans le Ciel (1902-1906) (id., 1906). —

Les Géorgiques Chrétiennes (id., 1911). — Feuilles dans le Vent

(id., 1914).—

Cinq Prières pour le temps de guerre (Librairie del'Art catholique, Paris, 1916). — Le Rosaire au Soleil (Mercurede France, 1916).

— La Vierge et les Sonnets (id., 1919). — Le

Tombeau de Jean de La Fontaine, suivi de Poèmes mesurés (id.,

1922). — Choix de Poèmes (id., ig22).— Le Premier Livre des

Quatrains (id., 1923). —Deuxième Livre des Quatrains (id., 1924).— Troisième Livre des Quatrains (éd. 1924). — Quatrième livre

des Quatrains (id., ig25). — Ma France poétique (id., 1926). —

De tout temps à jamais (Nouvelle Revue Française, ig35).— Sour-

ces (Le Divan, Paris, ig36). —Dieu, l'Ame et le Sentiment (Nou-velle Revue Française, 1937).

Page 118: Antologie de La Poesie 193....
Page 119: Antologie de La Poesie 193....

LA MAISON SERAIT PLEINE DE ROSES...

La maison serait pleine de roses et de guêpes.On y entendrait, l'après-midi, sonner les vêpres ;et les raisins couleur de pierre transparentesembleraient dormir au soleil sous l'ombre lente.

Comme je t'y aimerais! Je te donne tout mon coeur

qui a vingt-quatre ans, et mon esprit moqueur,mon orgueil et ma poésie de roses blanches;et pourtant je ne te connais pas, tu n'existes pas.Je sais seulement que, si tu étais vivante,

et si tu étais comme moi au fond de la prairie,nous nous baiserions en riant sous les abeilles blondes,

près du ruisseau frais, sous les feuilles profondesOn n'entendrait que la chaleur du soleil.

Tu aurais l'ombre des noisetiers sur ton oreille,

puis nous mêlerions nos bouches, cessant de rire,

pour dire notre amour que l'on ne peut pas dire;

et je trouverais sur le rouge de tes lèvres

le goût des raisins blonds, des roses rouges et des guêpes.

(De l'Angélus de l'Aube à VAngélus du Soir.)

IL Y A UN PETIT CORDONNIER...

Il y a un petit cordonnier naïf et bossu

qui travaille devant de douces vitres vertes.

Le Dimanche il se lève et se lave et met sur

lui du linge propre et laisse la fenêtre ouverte.

Il est si peu instruit que, bien que marié,

il ne parle jamais, paraît-il, sur semaine..,

Je me demande si le Dimanche, quand ils promènent,

il parle à sa femme vieille e,t toute courbée.

Page 120: Antologie de La Poesie 193....

102 POETES CONTEMPORAINS

Pourquoi fabrique-t-il des souliers, marchant peu?

Ah!... Il fait son devoir et fait marcher les autres.

Aussi il y a une pureté dans le petit feu

qui s'allume chez lui et luit comme de l'or.

Aussi, lorsqu'il mourra, les gens au cimetière

le porteront, lui qui les aura fait marcher.

Car Dieu aime bien les pauvres et les pierres

et lui donnera la gloire d'être porté.

Ne riez pas! Qu'est-ce que tu as fait de bon?

Tu n'as pas la douceur de cette lueur verte

qui passe doucement par la vitre entr'ouverte

où il taille le cuir et croise les cordons. •

Crois-tu donc, toi qui mets des ornements,et parce que tu plais à des femmes en parfum,

que tu as sur le front ce vert rayonnementd'une douleur triste et douce comme une chanson?

0 petit cordonnier! cloue tes clous encore longtemps.Les oiseaux qui passeront au doux printempsne regarderont pas plus les couronnes de roi

que ton vieux couteau qui coupe le pauvre pain noir.

(De l'Angélus de l'Aube à l'Angelus du Soir.)

LE VILLAGE A MIDI...

Le village à midi. La mouche d'or bourdonne

entre les cornes des boeufs.

Nous irons, si tu le veux,si tu le veux, dans la campagne monotone.

Page 121: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS JAMMES lo3

Entends le coq... Entends la cloche... Entends le paon...Entends là-bas, là-bas, l|âne...L'hirondelle noire plane.

Les peupliers au loin s'en vont comme un ruban.

Le puits rongé de mousse! Écoute sa pouliequi grince, qui grince encor,car la fille aux cheveux d'or

tient le vieux seau tout noir d'où l'argent tombe en pluie.

La fillette s'en va d'un pas qui fait penchersur sa tête d'or la cruche,sa tête comme une ruche,

qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.

Et dans le bourg voici que les toits noircis lancentau ciel bleu des flocons bleus;et les arbres paresseux

à l'horizon qui vibre à peine se balancent.

IL VA NEIGER...

Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens

de l'an dernier. Je me souviens de mes tristesses

au coin du feu. Si l'on m'avait demandé : qu'est-ce?J'aurais dit : laissez-moi tranquille. Ce n'est rien.

J;ai bien réfléchi, l'année avant, dans ma chambre,

pendant que la neige lourde tombait dehors.

J'ai réfléchi pour rien. A présent comme alors

je fume une pipe en bois avec un bout d'ambre.

Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.

Mais moi j'étais bête parce que ces choses

ne pouvaient pas changer et que c'est une posede vouloir chasser les choses que nous savons.

Page 122: Antologie de La Poesie 193....

îok POÈTES CONTEMPORAINS

Pour quoi doncpensons-nous et parlons-nous? C'est drôle ;

nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent paset cependant nous les comprenons, et les pas

d'un ami sont plus doux que de douces paroles.

On a baptisé les étoiles sans penser

qu'elles n'avaient pas besoin de nom, et les nombres

qui prouvent que les belles comètes dans l'ombre

passeront, ne les forceront pas à passer.

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses

de l'an dernier? A peine si je m'en souviens.

Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n'est rien,si dans ma chambre on venait me demander : qu'est-ce?

(DeVAngélus de l'Aube à lAngélus du Soir.)

ÉLÉGIE QUATORZIÈME

Mon amour, disais-tu. — Mon amour, répondais-je.— Il neige, disais-tu. — Je répondais : Il neige.

— Encore, disais-tu. •— Encore, répondais-je.— Comme ça, disais-tu. — Comme ça, te disais-je.

Plus tard, tu dis : Je t'aime. Et moi : Moi, plus encore.— Le bel Été finit, me dis-tu. — C'est l'Automne,

réponcîis-je. Et nos mots n'étaient plus si pareils.Un jour enfin tu dis : O ami, que je t'aime...

(C'était par un déclin pompeux du vaste Automne.)Et je te répondis ; Répète-moi... encore...

-;; (Le Deuil des Primevères.)

Page 123: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS JAMMES Io5

PRIÈRE POUR ALLER AU PARADIS

AVEC LES ANES

. Lorsqu'il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites

que ce soit par un jour où la campagne en fête

poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,choisir un chemin pour aller, comme il mé plaira,au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.Je prendrai mon bâton et sur la grande route

j'irai, et je dirai aux ânes, mes amis :

Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,car il n'y a pas d'enfer au pays du Bon-Dieu.

Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,

pauvres bêtes chéries qui, d'un brusque mouvement d'oreille,chassez les mouches plates, les coups et les abeilles...

Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes

que j'aime tant parce qu'elles baissent la tête

doucement, et s'arrêtent en joignant leurs petits piedsd'une façon bien douce et qui vous fait pitié.J'arriverai suivi de leurs milliers d'oreilles,

suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,

de ceux traînant des voitures de saltimbanquesou des voitures de plumeaux et de fer blanc,

de ceux qui ont au dos des bidons bossues,

des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,

de ceux à qui l'on met de petits pantalonsà cause des plaies bleues et suintantes que font

les mouches entêtées qui s'y groupent en ronds.

Mon Dieu, faites qu'avec ces ânes je Vous vienne.

Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent

vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises

Page 124: Antologie de La Poesie 193....

T06 POÈTES CONTEMPORAINS

lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,

et faites que, penché dans ce séjour des âmes,

sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes

qui mireront leur humble et. douce pauvreté

à la limpidité de l'amour éternel.

(Le Deuil des Primevères.

ILS M'ONT DIT...

Ils m'ont dit : « Il faut chanter la vie à outrance! »

...Parlaient-ils des ménétriers ou des noix rances :

ou des boeufs clairs dressés hersant avant l'orage?ou de la tristesse du coucou dans les feuillages?

—r- « Pas de pitié! Pas de-pitié! » me disaient-ils.

...J'ai mis un hérisson blessé par un gamindans mon vieux pardessus et puis dans un jardin,sans m'inquiéter davantage de leurs théories.

Je fais ce qui me fait plaisir, et ça m'ennuiede penser pourquoi. Je me laisse aller simplementcomme dans le courant une tige de menthe.J'ai demandé à un ami : Mais qui est Nietzsche?

Il m'a dit : « C'est la philosophie des surhommes. »— Et j'ai immédiatement pensé aux sureauxdont le tiède parfum sucre le bord des eauxet dont les ombres tout doucement dansent, flottent.

Ils m'ont dit : « Pourrais-tu objectiver davantage? »J'ai répondu: «Oui... peut-être... Jenesaispas si je sais. »Ils sont restés rêveurs devant tant d'ignorance,et moi je m'étonnaisde leur grande science.

(Clairières dans le Ciel.)

Page 125: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS JAMMES IO7

EH! JE SAIS BIEN...

Eh! je sais bien qu'ils ont tous dit : vieillir est doux.Mais je vieillis et je regrette la jeunesse,et la joueuse de croquet, et les caressesde sa main sur mon front posé sur ses genoux.

Quand donc viendra le temps où j'aurai cette force .

de bénir, sans que j'aie de l'amertume au coeur,des enfants respirant la sève des écorces

dans le ravin rempli d'églantières pâleurs?

Heureux celui qui peut, dans l'enclos paysan,à l'heure où lourdement sonnent les vêpres chaudes,mettre dans d'autres mains les mains de ses enfants

qui se sont fiancés dans les framboises jaunes.

(Clairières dans le Ciel.)

SONNETS

Comme le patriarche, au milieu de la vie,

Contemple le soleil de l'épaisse moisson,

A ma taille bientôt montent les épis blonds

D'enfants, et les pavots de leurs bouches sourient.

Je me retourne et vois sur la route suivie

Le chasseur que j'étais dans la jeune saison.

J'aimais le baiser âpre et roide du glaçon

Sur ma barbe alors noire et maintenant blanchie.

D'aucuns parlaient, lisant mes vers, de ma douceur.

Il est vrai, je chantais les femmes et les fleurs :

Mais celles-là plus d'une fois se sont méprises.

Je chantais, dis-je, ainsi que chantait mon fusil

Dont les canons se faisaient flûte sous la brise

Qui sifflait et poussait contre moi le grésil.

Page 126: Antologie de La Poesie 193....

]08 POETES CONTEMPORAINS

Qu'est-ce que le bonheur? Peut-être un vallon bleu

Dans lequel j'ai chassé, voici trente ans, le lièvre.

Que m'importent l'échelle d'or, les rouges lèvres?

Tout est vain qui n'a pas le grand calme de Dieu.

Dites, parlant de moi, que Jammes devient vieux,

Sans que vous soupçonniez combien jeune est sa fièvre;

Mais il vous tend le sel, ô chevreaux que l'on sèvre,

Le sel de la sagesse où se mirent les Cieux.

La coupe la plus douce apporte l'amertume,

Sauf la coupe du vallon bleu qu'emplit la brume

Comme d'un lait que boit l'Aurore à son réveil.

J'ai su vous oublier, amours adolescentes,Mais encore je vois un chien qui par la sente

A travers la rosée allait vers le soleil.

LA PROCESSION

En ce jour solennel du Très-Saint-Sacrement,De grand matin j'entendis le bruissementDu vent dans les tilleuls dont les masses blanchissentDans le retroussement des feuilles qui frémissent.

Déjà le doux parfum de la farine en fleurDans les âmes en paix annonçait le Seigneur.On entendait rouler à peine le tonnerreAinsi que les répons d'une Église en prière.Mes enfants, tout lustrés comme des pains bénits,Lavés comme le sont les roses par la nuit,

Page 127: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS JAMMES 109

S'étaient revêtus d'aube et de belles promessesPour la procession qui suivrait la grand'messe.Les grillons vrillaient l'air dans le fouillis des foins;Un tambour s'exerçait, intermittent, au loin ;Le beau temps remuait derrière les nuages.

Des draps retombaient droit, suspendus aux étages,Voilant, barrés de bleu, la face des maisons;Dans la inoindre ouverture on voyait les tisons

D'épais géraniums encadrer quelque viergeEt pâlir les coeurs roux et vacillants des cierges ;Une dentelle jaune, aux cristaux précieux,

•Sur un porche de fer affichait des aïeux;Des étincellements d'or et d'argenterie,Des aigrettes, des pots naïfs de loterie,Des guirlandes sans fin et des fleurs de papier,De l'encens qui fumait sur de légers trépieds,Et les jardins fauchés traçant un long sillage,Tout attendait que Dieu traversât le village.

On entendit bientôt les rires du clocher,Les rires d'amour fou des anges au rucher

Qui se mêlaient aux clairs éclats de la fanfare,Aux cris bleus et plaintifs des oiseaux qui s'effarent,

Dans une explosion que modéraient les chants

Des filles qui semblaient une allée en lys blancs.

Le peuple débordait, en priant, dans la rue.

Et voici que le dais, ciel jaune aux blanches nues.

Remua.

Le Seigneur s'avançait parmi nous,

Parmi les prêtres d'or et les petits si doux,

Coquelicots jetant leurs soeurs en avalanches,

Marchant à reculons, ou bien les vapeurs blanches

De leurs lourds encensoirs se perdaient dans les cieux.

Les tambours bourdonnaient, les clairons lumineux

Page 128: Antologie de La Poesie 193....

HO POÈTES CONTEMPORAINS

Sonnaient, et l'hymne lent de notre liturgie

Montait pour exposer la sainte Eucharistie.

Une clochette grêle, auprès du Dieu vivant,

Sonnait par intervalle.

Et tout à coup le vent

Fit frissonner, d'un bout à l'autre de la rue,

Toute cette lessive angélique étendue.

Que nos coeurs avaient frais, mais qu'ils étaient brûlants !

L'hymne planait toujours, et d'un rythme aussi lent,

Et les cloches s'exaspéraient et leurs parolesSe détachaient avec les roses qui s'envolent.

Un grand calme régna quand, sur le reposoir,Le doyen vénérable eut posé l'ostensoir.

L'Amour divin submergeait tout dans ce silence

Où fumait, grande* torche, un chêne à l'ombre dense.

Le chant reprit encor et le Tantum ergoSembla répercuté par un céleste écho.

La bénédiction tomba sous la feuillée

Sur un peuple écroulé, tel de gerbes sciées.

Aux mains du prêtre, le Soleil du Sacrement

A nouveau sous le dais pénétra lentement.

L'ordre se rétablit. Les enfants des écoles,Les filles de Marie avec leurs banderoles,Le peuple, le clergé, la femme relevant

L'interminable pièce, et du plus beau lin blanc,Sur les foins étendue, où s'avançait l'Hostie,Les garçons, en drapeau français, de l'Harmonie,Et les enfants.de choeur, encensant, fleurissant,

Repartirent dans la fanfare et dans les.chants,Tandis que vers.le ciel de.la claire valléeLes cloches essayaient "de prendre leur volée.

[Ma France poétique-)

Page 129: Antologie de La Poesie 193....

PAUL FORT

né à Jîeims, en Champagne, en. 1872.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Plusieurs choses, poésies (Librairie de l'Art Indépendant,Paris, i8g4). — Premières lueurs sur la colline (id., 189^). — Pres-

que les doigts aux clés (id., i8g4). — Il y a là des cris (Édition duMercure de France, Paris, i8g5). — Ballades Françaises, suite detrente-huit volumes publiés depuis 1897 sous des titres divers etchez divers éditeurs. Une Édition définitive des Ballades Fran-

çaises est en cours de publication (Éditions Flammarion). Cinqtomes ont déjà paru : La Ronde autour du monde, L'amour et

Vaventure, Le marchand d'images, La Tourangelle, Les Fleurs de

lys. — Anthologie des Ballades Françaises (Flammarion, ig25). —

Les dernières Ballades publiées par M. Paul Fort ont pourtitres : L'Arlequin de plomb (Flammarion, 1936) et Joies déso-

lées et tristesses consolées (id., 1937).

Page 130: Antologie de La Poesie 193....
Page 131: Antologie de La Poesie 193....

LA VISION HARMONIEUSE DE LA TERRE

Epousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe. J'ai

gravi la montagne et je suis en plein ciel. La terre estsous mes yeux. Oh! qu'elle me réjouit! Vaporeuse àmes pieds, comme la terre est belle, et distincte et

joyeuse au delà des vapeurs! La courbe d'un vallonm'a fait battre le coeur. Et je sens que mon plus beau

jour est aujourd'hui. Épousez-vous, mes sens, toucher,

regard, ouïe.

Je vois la plaine au loin vibrante comme un son, qui

parcourt la paroi remuée d'une cloche d'or. Doucement

les moissons, frappées du soleil, sonnent. Un champ de

coquelicots est comme un son plus fort. Jusqu'où le ciel

rejoint la terre, la vibration parcourt la nappe immense

des épis qui frissonnent. Que j'aime des grands blés

la douce inflexion! Et le bout de la plaine est mourant

comme un son.

La terre je la vois, la terre je l'entends, la terre est

sous mes yeux et vit dans mon oreille. Rythmique et

musicale, elle est encor plus belle! Ses bleus étages

descendent, remontent, prennent un temps. Un lent

dernier plateau de bruyère sur la plaine, dévale, puisc'est la plaine avec ses moissons d'or! La terre est soùs

mes yeux rythmique et musicale, et telle que je l'en-

tends, plus musicale encore.

Je voudrais de mes doigts caresser la nature, comme

un bel instrument qui réponde à mon rêve. — Faire

sortir d'un chêne un son que l'air achève ! — Je vous

ferais chanter comme la mer aux zéphyrs, grands blés,

Page 132: Antologie de La Poesie 193....

H^ POÈTES CONTEMPORAINS

si je pouvais m'étendre avec loisir, à la façon des vents

heureux; si je pouvais!... j'éprouverais partout la terre

en son murmure. Je voudrais de mes doigts caresser

la nature.

Mais toute la nature est au seuil de mon coeur. La

terre et le soleil ont la même cadence, rythmée à

l'unisson des battements de ma vie. La lumière du

jour te pénètre, ô ma vie! Elle s'ajoute à moi comme

une récompense, quand je laisse mes sens errer de

l'astre aux fleurs. La terre et le soleil en moi sont en

cadence, et toute la nature est entrée dans mon coeur.

Il est ivre de joie.— L'émotion se propage sur la

terre, d'un grand vent de joie ivre agitée. Les blés

s'embrassent, et dans les prairies enchantées le cou

des peupliers se tourne et leur front nage, volup-

tueusement, au gré des vents d'été. Mon coeur a la

nature entière pour empire. Elle est fondue en lui, et

lui en elle. O vivre, ainsi, toujours, bercé du mouve-

ment des arbres...

Et ne voyez-vous pas que les hommes seraient dieux,s'ils voulaient m'écouter, laisser vivre leurs sens, dansle vent, sur la terre, en plein ciel, et loin d'eux'; Ah!

que n'y mettent-ils un peu de complaisance? Toutl'univers alors (récompense adorable !) serait leur âme

éparse, leur coeur inépuisable. Et que dis-je? Ils onttous le moyen d'être heureux. « Laisse penser tes

sens, homme, et tu es ton Dieu. »

O terre, dans mon coeur, rythmique et musicale,descends avec tes neiges, remonte avec tes vignes;que les torrents y croulent: que ce fleuve y dévale;que j'écoute en mon coeur l'auguste chant des lignes !

Page 133: Antologie de La Poesie 193....

PAUL PORT*

Ïl5

J'étends les bras. Mes mains caressent l'horizon douxet souple, où s'incline la nappe des moissons, qui vontsous le ciel bleu coucher un flot plus pâle, et la mêmecaresse est en moi, musicale.

J'ai gravi la montagne— ma vue tombe du ciel. La

terre et le soleil sont la même patrie : mais la terreest mon doux sujet de frénésie. Au gré de tous mes

sens, oh! que la terre est belle! Dans un air cristallin

s'accusent les bourgades. Toits rouges, notes clairesdes vallons sous les arbres ! Et les clochers d'ardoise,

limpides au soleil, ont le reflet changeant des gorgesde tourterelles.

PHILOMELE

Chante au coeur du silence, ô rossignol caché! Toutle jardin de roses écoute et s'est penché.

L'aile du clair de lune à peine glisse-t-elle. Pas un

souffle en ces roses où chante Philomèle?

Pas un souffle en ces roses, dont le parfum s'accroît

de ne pouvoir jeter leur âme à cette voix!

Le chant du rossignol est, dans la nuit sereine,

comme un appel aux dieux de l'Ombre souterraine,

mais non, hélas!'aux roses dont le parfum s'accroît

de ne pouvoir mourir, d'un souffle, à cette voix!

N'est-ce pas le silence qui chante avec son coeur?...

Un rosier qui s'effeuille ajoute à la torpeur.

Silence traversé d'éclairs comme un orage, puis'bercé mollement comme un léger nuage.

Page 134: Antologie de La Poesie 193....

xlQ POÈTES CONTEMPORAINS

par cet hymne voilé, pur, strident, modulé, qu'exhale,

au clair de lune, l'âme de Philomèle !

Est-elle d'un oiseau cette voix immortelle? Ah! —

son enchantement ne devrait pas finir.

Vient-elle des Enfers cette voix immortelle? Mais il

n'est plus un souffle à présent pour mourir.

Sans un souffle, pourtant, que de métamorphoses!Le clair de lune assiste à la ruine des roses.

Déjà tous les rosiers ont fléchi sur leurs tiges. Il

passe une rafale de roses en vertige

dans le rapide espace que fait l'herbe couchée, s'ef-

frayant de ton hymne, ô rossignol caché!

Un long frisson de crainte effeuille le jardin. La

lune met des masques ; elle brille et s'éteint.

Dans le gazon peureux, pétales grelottants, tournez-

vous vers la terre et vers ce qu'on entend.

Écoutez : cela vient du plus profond de l'Ombre.

Est-ce le coeur du monde qui bat sous le jardin?

On entend un coup sourd, deux coups, trois coups

qui montent; d'autres précipités, sonores et qui mon-

tent.

Prisonnier de la terre, un coeur approche; il vient lebruit d'un coeur immense à travers l'herbe rase.

Les pétales volettent. La terre se soulève. Et, le

corps sous les roses bleuies de clair de lune,

l'éternelle déesse, la puissante Cybèle, douce etlevant le front, écoute Philomèle.

:

Page 135: Antologie de La Poesie 193....

PAUL FORT il'

LA RONDE AUTOUR DU MONDE

Si toutes les filles du monde voulaient s' donner la

main, tout autour de la mer elles pourraient faire une

ronde.

Si tous les gars du monde voulaient bien êtr' marins,ils fraient avec leurs barques un joli pont sur l'onde.

Alors on pourrait faire une ronde autour du monde,si tous les gens du monde voulaient s' donner la main.

LE BONHEUR

Le bonheur est dans le pré. Cours-}' vite, cours-yvite. Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va

filer.

Si tu veux le rattraper, cours-y vite, cours-y vite.

Si tu veux le rattraper, cours-y vite. 11 va filer.

Dans Tache et le serpolet, cours-}' vite, cours-y vite,

dans Tache et le serpolet, cours-y vite. Il va filer.

Sur les cornes du bélier, cours-y vite, cours-y vite,

sur les cornes du bélier, cours-y vite. Il va filer.

Sur le flot du sourcelet, cours-y vite, cours-y vite,

sur le flot du sourcelet, cours-y vite. Il va filer.

De pommier en cerisier, cours-y vite, cours-y vite,

de pommier en cerisier, cours-y vite. Il va filer.

Saute par-dessus la haie, cours-y vite, cours-y vite.

Saute par-dessus la haie, cours-y vite! Il a filé!

Page 136: Antologie de La Poesie 193....

Il8 POÈTES CONTEMPORAINS

PREMIER RENDEZ-VOUS

(Square Monge)

Ivresse du printemps! et le gazon tourne autour de

la statue de Voltaire. — Ah! vraiment, c'est d'un beau

vert, c'est très joli, le square Monge : herbe verte,

grille et bancs verts, gardien vert, c'est, quand j'y

songe, un beau coin de l'univers. —. Ivresse du prin-

temps! et le gazon tourne autour de la statue de Vol-

taire.

Et c'est plein d'oiseaux dans les arbres pâles, où le

ciel ouvre ses fleurs bleues. — Les pigeons s'aiment

d'amour tendre. Les moineaux remuent leur queue.J'attends... Oh! je suis heureux, dans ce délice de

l'attendre. Je suis gai, fou, amoureux! — et c'est

plein d'oiseaux dans les arbres pâles, où le ciel ouvre

ses fleurs bleues.

Je monte sur les bancs couleurs d'espérance, ou bien

je fais de l'équilibre... sur les arceaux du parterre,devant la statue de Voltaire. Vive tout! vive moi! vive

la France ! Il n'est rien que je n'espère. J'ai les ailes de

l'espérance.— Je monte sur les bancs pour quitter la

terre, ou bien je fais de l'équilibre.

Elle a dit : une heure ; il n'est que midi ! Aux amou-

reux l'heure est brève. — L'oiseau chante, le soleil

rêve. Chaque fois qu'Adam rencontre Eve, il leur fautun paradis. Derrière la grille, au soleil, l'omnibus y

pense engourdi. — Elle a dit : une heure; il n'est quemidi! Aux amoureux l'heure est brève.

Page 137: Antologie de La Poesie 193....

PAUL FORT . HQ

Devant la statue, un chat blanc, un jaune,— et le

jaune, c'est une chatte! — roulent, s'éboulent sur le

gazon chaud, se montrent les pattes, miaulent, se bat-

tent. Le soleil étire doucement ton sourire, ô mon doux

Voltaire, ô bon faune. — Devant ta statue, un chat

blanc, un jaune, roulent, s'éboulent, se montrent les

pattes.

Les arbres s'enfeuillent au chant des oiseaux. Le

bourgeon de mon coeur éclate! — Et je vacille rien qu'àvoir les diamants de l'arrosoir envelopper l'herbe d'une

bruine. Un arc-en-ciel part de l'échiné du philosophe,et va trembler dans les branches d'un marronnier. —

Les arbres s'enfeuillent au chant des oiseaux. Le bour-

geon de mon coeur éclate!

L'azur est en feu : un chien flaire un chien sous le

banc où dort le gardien.—• Une petite fille saute à la

corde, et sur son ombre, et d'autres et d'autres. Je

vois leurs ombres, sur l'allée, ou s'élargir ou s'affiner.

Et tout ça chante à qui mieux mieux : « Au petit feu!

au grand feu! c'est pour éclairer le bon Dieu! » —

L'azur est en feu : un chien flaire un chien, sous le banc

où dort le gardien.

Voici le marchand de coco musical, chargé de ses

robinets d'or. — Ses robinets sont des serpents, d'où

gicle son coco sonore dans les timbales des enfants. Ra-

fraîchissons notre luxure : vite! pour un sou de ta

mixture, Laocoon étincelant. Je bois à toute la Nature,

je bois à ton bronze bouillant, toi qui souris de l'aven-

ture, ô vieux Voltaire, ô doux méchant. — Voici le

marchand de coco musical. Ses robinets sont des ser-

pents.

t>

Page 138: Antologie de La Poesie 193....

I20 POÈTES CONTEMPORAINS

Ah! printemps, quel feu monte de la terre! quel feu

descend du ciel, printemps!— Devant la statue de

Voltaire, j'attends ma nouvelle Manon, Et cependant

qu'elle tarde, Voltaire, assis, est patient : je regarde ce

qu'il regarde, une pâquerette dans le gazon. J'attends,— J'attends, ô ciel! j'attends, ô terre! sous toutes les

flammes du printemps!

Deux heures. Éparpillons cette marguerite. « Un peu,

beaucoup, passionnément... » — Passionnément, petite

Manon, viens vite, accours, je t'en supplie.— Hé! toi,

tu souris d'un sourire à me rendre fort mécontent. Sale

encyclopédiste! —Oh!... La voici sous toutes les flam-

mes du printemps!...

Et les arbres tournent et le gazon tourne autour de

la statue de Voltaire. — Décidément, c'est d'un beau

vert, c'est délicieux, le square Monge : herbe verte,

grille et bancs verts, gardien vert, c'est quand j'y

songe, un beau coin de l'univers. — Je monte sur

un banc couleur d'espérance. On doit me voir de toute la

France !

L'ÉCUREUIL

Écureuil du printemps, écureuil de l'été, qui dominesla terre avec vivacité, que penses-tu là-haut de notre

humanité?

— Les hommes sont des fous qui manquent de gaîté.

Ecureuil, queue touffue, doré trésor des bois, orne-ment de la vie et fleur de la nature, juché sur ton pinvert, dis-nous ce que tu vois?

-- La terre qui poudroie sous des pas qui murmu-rent.

Page 139: Antologie de La Poesie 193....

PAUL PORT 121

Écureuil voltigeant, frère du pic bavard, cousin du

rossignol, ami de la corneille, dis-nous ce que tu vois

par delà nos brouillards ?

— Des lances, des fusils menacer le soleil.

Écureuil, cul à l'air, cursif et curieux, ébouriffant

ton col et gloussant un fin rire, dis-nous ce que tu vois

sous la rougeur des cieux?

— Des soldats, des drapeaux qui traversent l'empire.

Écureuil aux yeux vifs, pétillants, noirs et beaux,

humant la sève d'or, la pomme entre tes pattes, quevois-tu sur la plaine autour de nos hameaux?

— Monter le lac de sang des hommes qui se battent.

Ecureuil de l'automne, écureuil de l'hiver, qui lances

vers l'azur, avec tant de gaîté, ces pommes... que vois-

tu?— Demain tout comme Hier.

Les hommes sont des fous et pour l'éternité.

[Ballades françaises.)

LA SUPRÊME CHANSON

Viendra-t-il pas un dernier jour, loin des « toujours »,

loin des « encor », loin des serments, peuple de morts,

enfin mortel à notre amour?

Il vient. J'en meurs et j'aime encor. Las! quelle

vie est donc la mort? Quel mal haineux est donc

l'amour?

ou quel bien dans l'éternel jour?

Page 140: Antologie de La Poesie 193....

122 POETES CONTEMPORAINS

Mal et bien de revivre encor cet amour plus fort

que la mort. Viendra-t-il pas un dernier jour,

mortel, enfin, à notre amour?

(L'Arlequin de plomb.)

CHANSON D'AVRIL

ET DES ARCS-EN-CIEL

Vive, en buvant du vin au vent frais du matin, avril

sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel!

On y choque son verre au poing du soleil bleu

haussant l'immense verre où brille un vin de feu.

Et vive, au clair matin, en buvant du bon vin, avril

sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel!

On y lève son verre en l'honneur de son verre. Ce

qu'il faut craindre un peu, c'est qu'il y pleuve un peu.

En buvant du vin clair, vive, entre les éclairs, avril

sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel !

Ayant vu se dissoudre le Phébus dans son verre,Bacchus boit comme un foudre aux foudres du ton-

nerre.

Vive, en buvant du vin qui fleure au gai matin,avril sous la tonnelle en fleurs des arcs-en-ciel !

Evohé! joyeux signe! les vrilles de ma vigne s'ac-crochent dans le ciel à tous les arcs-en-ciel.

Et vivent le Seigneur qui voulut tout cela, les vignesdu Seigneur et mon bon chasselas.

(Joies désolées et tristesses consolées,)

Page 141: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE FOULON DE VAULX

né à Noyon (Oise) en 1873.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Jeunes Tendresses (Lemerre, éditeur, Paris, i8g4). — LesFloraisons fanées (id., i8g5). — Le Jardin désert (id., i8g8). —

L'Allée du Silence (igo4).— La Statue mutilée (1907).

— La

Fontaine de Diane (igio).— Les Eaux grises (igi3). — Le Vent

dans la nuit (1920). — La Parc aux agonies (1923).

Page 142: Antologie de La Poesie 193....
Page 143: Antologie de La Poesie 193....

L'ALLEE DU SILENCE

Au fond du parc désert où toute voix s'est tue,Où le bourdonnement humain s'est arrêté,La grande allée étend avec tranquillitéSa vaste nef, qu'octobre a déjà dévêtue.

Pour rendre plus sereine encor sa majestéDont la splendeur d'âge en âge se perpétue,Diane chasseresse y découpe en statue

Le geste souverain de sa divinité.

Pareille à cette allée ample, je veux ma vie :

Droite, silencieuse,.à l'Art seul asservie,Close aux rumeurs, rebelle au plus humble détour.

Et, défiant le Temps, robuste comme un arbre,Je veux que la fierté de mon unique amour

Y dresse vers l'azur la blancheur de son marbre.

(L'Allée du Silence.)

MON AME EST UNE RUE EN PROVINCE,

LE SOIR

Mon âme est une rue en province, le soir,

Où les façades des maisons inanimées

Ont scellé leurs volets sur leurs vitres fermées,

Gomme des yeux lassés qui ne veulent plus voir.

Fenêtres renonçant aux choses de la rue

Qui ne regardent plus qu'au dedans du logisOù la mort d'un enfant, dans les murs élargis,A fait l'ombre plus lourde et la tristesse accrue.

Page 144: Antologie de La Poesie 193....

13(3 POÈTES CONTEMPORAINS

Mes yeux indifférents aux soucis du dehors

Ne brûlent plus que d'une angoisse intérieure :

Et j'ai l'air à présent d'une vieille demeure

Dont tous les habitants sont absents ou sont morts.

Mon âme est cette rue en province, humble et grise,

Où passe quelquefois, noir fantôme voûté,

Comme un rêve mystique en un coeur tourmenté,

Une femme en grand deuil qui revient de l'église.

(Les Eaux grises.)

SOIR CALME

Un couple d'amoureux s'en venait par la brume,

Imprécis, comme vu dans l'eau, comme posthume.Se tenant par le bras, l'un vers l'autre inclinés,

Tendres, au. fil de leur tendresse abandonnés,Leurs bouches aux baisers entr'ouvrant leur corolles,Ils se disaient tous bas de pieuses paroles,Et leurs pas, s'étouffant sur le gazon sans bruit,

Glissaient, par la magie exquise de la nuit.

Dans le vent, caressant comme un soupir de femme,

S'évaporait le rêve alangui de leur âme

Qui circulait avec lenteur, tel un encens.

Leur jeunesse faisait leurs gestes plus pressants.Ils s'arrêtèrent; ils s'étreignircnt; le coupleNe fut plus qu'une forme éteinte, molle et souple,Qui mourut dans le gris cendré du soir très doux.Et ces amants qui s'en revenaient, c'était nous.

(La Statue mutilée.)

Page 145: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE FOULON UE yAULX 127

SOIR DE MAI SUR PARIS

Sept heures ; et la nuit toute prête à descendre

Sème vers l'avenue une légère cendre

Qui tourbillonne sur le gris mauve du ciel.

On dirait que l'air calme est saturé de miel;Une tiédeur de nacre et d'ambre vagabonde;Tout baigne mollement dans une vapeur blonde.

Des femmes ont passé, les yeux cernés et las,Leur linge sur leur chair embaumant le lilas,Versant une langueur par les Champs-Elysées,Leurs chers profils trempés de lumières rosées,Leurs jeunes corps nourris de caresses, d'amour,Comme un fruit est nourri par les baisers du jour.L'Arc de Triomphe rêve en un bleu crépuscule,Un peu de fièvre par l'atmosphère circule,Le soir anémié tel un convalescent

Appuie au nôtre son visage caressant;

Paris va défaillir sous un couchant de soufre.

Un émoi douloureux étreint l'âme qui souffre,Et dans son coeur on sent peu à peu s'attendrir

Quelque chose dont il serait doux de mourir.

(£<z Statue mutilée.)

RENTRÉE DE BARQUES AU CREPUSCULE

Il est tard; la mer monte et l'obscurité fraîche

S'épeure de la voix plus houleuse du vent.

Au bout de la jetée, assis seul et rêvant,

Je regarde rentrer les barques de la pêche.

Page 146: Antologie de La Poesie 193....

128 POÈTES CONTEMPORAINS

Sur l'eau calme du port elles filent sans bruit,

Déployant leurs carrés de grosse toile brune.

Elles glissent, oiseaux s'envolant à la brune,

Qui regagnent leur gîte en hâte 'avant la nuit.

Elles passent, et dans chacune je remarque

Deux silhouettes, l'homme et son gars, déplaçant

Des cordages, pliant les voiles, saisissant

Les rames, pour conduire au fond du port leur barque.

Elles s'égrènent, lent et grave chapelet.Elles passent et n'ont plus forme et, tache sombre,

Chacune s'annihile et s'absorbe dans l'ombre,

Et dans l'eau se dissout leur fantomal reflet.

Et déjà les voilà très loin, images brèves

Par qui fut le miroir de l'eau du port ridé.

Et je regarde, au bord de mon âme accoude,Au fil du souvenir rentrer aussi mes rêves.

(La Statue mutilée.)

LE GRIS DE L'AME ANGLAISE...

Le gris de l'âme anglaise est né du gris du ciel,Du climat qui vous mouille et de l'air qui vous gerce,Du home enfin, où tout est confidentiel,Où dans un amour grave et doux le coeur se berce.

Il est né du brumeux horizon de la merDont un nuage éteint les pâles émeraudes,Du cottage feuillu, baigné du vent amer,Où près du bow-window fument les boissons chaudes

Page 147: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE FOULON DE VAULX I2g

Du solitaire orgueil de tant de vieux châteaux

Qui sur les bords des lacs s'écroulent en ruines,Du vol des goélands à l'entour des bateaux

Dont l'appel est le cri jaillissant des bruines.

Et dans un demi-deuil que troue un jour blafard,Sous un tulle cendré de vapeurs imprécises,L'âme anglaise à nos yeux s'ourle d'un fin brouillard,Comme une île perdue au milieu des mers grises.

(Vers la lumière.)

LA SOLOGNE AUX ETANGS

Je vous reconnaissais quand vous m'apparaissiez,

Étangs, bois de pins noirs, immenses solitudes;Vous étiez mes tourments et mes inquiétudes,Mes rêves de bonheur jamais rassasiés.

Je voyais tournoyer mes angoisses passéesSous le ciel de septembre avec les grands oiseaux,Et les feuillages morts qui flottaient sur les eaux

N'étaient que le sensible aspect de mes pensées.

Et lorsque surgissait sous le déclin du jourUn site désolé qui s'enfonçait dans l'ombre,

J'appelais de mes bras le paysage sombre

Afin d'étreindre en lui l'âme de mon amour.

Au-dessus de ce qui fut naguère un étangFlotte encore, le soir, un nuage de brume :

Et c'est comme la plainte assourdie et posthumeD'une douleur dans la mort même subsistant.

9

Page 148: Antologie de La Poesie 193....

l3o POÈTES CONTEMPORAINS

Cette vapeur qui sort de la terre mouillée

A la place où le coeur de l'étang s'exhala,

C'est le dernier frisson de l'eau qui songeait là,

Et le suprême émoi d'une vie oubliée.

Hors du tombeau qui va bientôt nous recouvrir,

N'est-ce pas qu'après nous longtemps, ô mon aimée,

S'élèvera, pareille à ce vol de fumée,

L'âme d'un triste amour qui ne veut pas mourir?

(Le Vent dans la Nuit.)

EFFEUILLE, SUR L'EAU TRISTE...

Effeuille, sur l'eau triste où ton rêve se mire,La fleur des souvenirs que l'amour t'a laissés.

Revois vos fronts unis, vos bras entrelacés;Ne ferme pas ton âme au cri qui la déchire.

Que le goût du tilleul et le parfum du buis,Le sourire pâli d'une antique statue,Te rendent dans le son de la voix qui s'est tue

La divine fraîcheur de tes printemps enfuis!

Mais, effeuillant trop fort un souvenir trop tendre.Prends garde de troubler en sa sérénité,Par le frisson furtif d'un émoi suscité,L'eau morte du passé qui ne veut plus t'entendre.

(Le Parc aux Agonies:)

Page 149: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MA GRE

né à Toulouse en 1877.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Éveils (en collaboration avec André Magre, Toulouse, i8g5).— La Chanson des Hommes (Fasquelle, Paris, 1898). — Le Poèmede la jeunesse (id., igoi). — Les lèvres et le secret (id., igo6). —

Les Belles de nuit (id., igi3). — La Montée aux enfers (id., igi8).— La porte du Mystère (id., ig23).

Page 150: Antologie de La Poesie 193....
Page 151: Antologie de La Poesie 193....

LA GRANDE PLAINTE

(Fragments)

Nous avons travaillé sous l'ombre des usines,la force de nos corps coula dans nos sueurs,nos rêves ont gémi dans le chant des machines,nos dos se sont courbés sous le faix des labeurs...

—Dupain !nous avons faim !les pauvres gens seplaignentet leur cri fait du bruit comme une mer, le soir.

Ces enfants du malheur s'appellent et s'étreignent,

voyez, voyez, là-bas, marcher leur troupeau noir.

Nous sommes les vaincus, les souffrants qui gémissent ;un souffle fraternel a joint nos humbles coeurs.

La misère a joué dans un grand clairon triste...

Nous marchons après elle à de nouveaux labeurs.

O cité, c'est vers toi que sont crispés nos poings;tes rues s'ouvrent le soir comme de noires bouches,

tes lumières au loin semblent des yeux sanglants,tes églises tendent au cieLdes bras qui souffrent.

Rends-nous la chair dont sont pétris les monuments;

tes murs sont faits avec nos rêves et nos râles ;

c'est notre vie, à nous, qui bouge dans tes flancs

et notre sang suinte au front des cathédrales...

Nous n'avons plus la foi qui fait se résigner;le chant de Dieu ne courbe plus les foules vastes

et les cloches, fondues par des mains d'ouvrier,

ne nous berceront plus d'un grand rêve néfaste.

Nous ne demandons pas, prêtres, un espoir vain;

le bonheur de demain, nous le jetons au vent,

mais nous voulons le pain du siècle, le bon pain

que notre lent effort a fait jaillir des champs.

Page 152: Antologie de La Poesie 193....

l34 POÈTES CONTEMPORAINS

Nous voulons notre place au banquet de la terre,

pouvoir jouir un peu de la clarté du jour,

dormir, boire, rêver, chanter avec nos frères,

notre part de soleil et notre part d'amour.

Nous avons attendu dans des années sans nombre

sous le joug de douleur ne sachant pas penser.Le souffle dés idées a dispersé les ombres...

L'étoile de justice a lui pour les bergers...

...Voici les douloureux et les justes barbares...

Des incendies vont s'allumer dans les faubourgs,l'on verra s'écrouler les temples, les théâtres,

des rêveurs chanteront d'amour aux carrefours,

et le sang des humains salira les pavés,des vieillards porteront les lys de l'espéranceet les mourants auront une étrange beauté,et quand la ville enfin ne sera plus que cendres,

que les maisons seront tombées une par une,le silence viendra parmi les ruines grises,les vents futurs feront tressaillir sous la lune

des fantômes de ponts et des spectres d'églises...

Et nous sur qui les morts lourdement pèserontnous les sacrifiés pour les fins de la vie

nous rêverons assis dans les champs inféconds

près de marais cachant les cités englouties.

Et plus tard un jeune arbre, un matin de printemps,fera monter parmi les pierres sa ramureet les mères verront dans les yeux des enfants

poindre, poindre les tours de la ville future.

(La Chanson des Hommes.)

Page 153: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MAGRE l35

AINSI TU VIEILLIRAS...

Ainsi, tu vieilliras loin de moi et des peines

Que je ne saurai pas te viendront à pas lents.

Je ne scruterai pas les ombres de tes veines,Je ne compterai pas tes premiers cheveux blancs.

Au foyer inconnu dans un fauteuil antique,Près d'un jeune miroir tu t'assiéras, songeant,Et parmi la douceur des ombres domestiques,Tu seras grave et douce avec des mains d'argent.

Peut-être avec regret en te voyant moins belle,

Te rappelleras-tu ta grâce et ton éclat?

Pour t'expliquer l'attrait de ta beauté nouvelle

Et pour te consoler je ne serai plus là.

Je ne connaîtrai pas les meubles et les choses,

Quels livres préférés seront alors les tiens.

Tu chanteras des vers, tu toucheras des roses,

Et des vers et des fleurs, moi je ne saurai rien.

Je ne percerai pas le mystère des chambres

Où tu vivras. L'oubli gardera ta maison

Et quand l'âge à la fin te glacera les membres,

Un autre pour la mort sera ton compagnon...

(Les Belles de Nuit.)

L'INCONNUE

C'est un soir de Toussaint mélancolique et bas.

Sur mon jaune divan, seul, je songe et je fume.

Entrez, madame, entrez, je ne vous connais pas,

Venez vous abriter du peuple et de la brume.

Page 154: Antologie de La Poesie 193....

a36 POÈTES CONTEMPORAINS

Reposez-vous un peu dans les coussins persans...

La lampe est rouge et basse et l'on y voit à peine...

Mon Dieu, que verrait-on? les ennuis malfaisants,

Le corps des souvenirs, la figure des peines.

Défaites cette boucle d'or, allongez-vous...

Les parfums sont puissants et l'ombre est merveilleuse.

Je vois de votre robe émerger votre cou,

Comme une longue fleur d'ivoire précieuse.

Je ne désire plus l'amitié des ingrats,Ma soif de tout avoir elle-même est calmée...

Restez... nul n'a frappé. Personne ne viendra...

La porte de l'espoir désormais est fermée.

Le thé chante, le feu rougeoie, ô calme nuit!

La fumée en tournant monte, fumons encore!

Les oiseaux sont passés couleur de mes ennuis...

Vos cheveux écrasés près des charbons se dorent.

—Quoi ! vous pleurez, madame, appuyée à mes bras...

Par ce jour de Toussaint, moi aussi je médite.

J'ai des morts bien-aimés, mais je n'y pense pas.

Loin, très loin dans le froid, chantent les choses tristes...

J'ai connu de chers yeux profonds et décevants

Qui dans de mêmes soirs m'ont fixé de leur flamme.

Un cher coeur a battu près de moi bien souvent

Et certes je l'aimais avec toute mon âme...

Allez, les morts sont morts et les chagrins sont vieux.Oublions-les. Au fond, vous seule êtes charmante...Glissons vers la douceur des royaumes de DieuAu gré de la fumée immortelle et clémente.

Page 155: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MAGRE l37

Je n'effleurerai pas votre robe d'argent...

Restez, restez sous la lumière japonaise...

Voyez se dérouler comme un fleuve changeantLe flot harmonieux des rêves qui me plaisent...

Je vous possède toute et ne vous touche pas...Je n'en posséderai jamais une plus tendre

Qui me soit aussi proche et qui pleure si bas,Chère enfant qu'envoyait cette nuit de Novembre.

Le monde est un secret que soudain je comprends...Notre corps est léger et notre esprit fidèle,Et sans même frôler votre main, je vous prendsDans une féerie immense et fraternelle.

— Eh quoi! déjà l'aurore et la pluie aux carreaux?

J'ignore votre nom, vos yeux, votre visage...Mais non, il ne faut pas, fermez votre manteau...

Mieux vaut ne pas saisir un rêve à son passage.

Laissez-moi reposer, petits bruits du matin!

Une tasse qu'on heurte, un froissement de robe...

Solitude! la mèche a fumé, puis s'éteint...

Un pas dans l'escalier fuit pour toujours... C'est l'aube.

(Les Belles de Nuit.)

A L'AVANT DU BATEAU

N'aurez-vous pas pitié de ce voyageur ivre?

Je voudrais une place à l'avant du bateau...

Le vent doit peindre au fond de l'horizon de cuivre

Des estuaires d'or où dorment des châteaux.

Laissez-moi relayer le pilote à la barre.

Trop longtemps j'ai dormi parmi les émigrants!!

Et écoutant les flots et leurs appels bizarres,

Au moins je n'entends plus l'autre appel déchirant,

Page 156: Antologie de La Poesie 193....

ï38 POÈTES CONTEMPORAINS

Le grand appel! Celui qui vient du fond de l'âme,

Dont les sonorités sanglotent des remords...

Ah! qu'il meure dans les embruns et sur les lames

L'appel qu'on doit entendre au delà de la mort!...

J'ai trop erré parmi les soutes et les cales!

Les hamacs des gabiers, m'ont bercé trop de nuits !

Je veux voir apparaître au milieu des rafales

Sur le mât de beaupré l'albatros de minuit.

A l'avant du bateau! Je verrai de la proue

Les vagues accourir comme un troupeau confus,

Les épaves passer, les requins qui s'ébrouent...

Aucune chère voix ne m'appellera plus!

C'est moi qui le premier distinguerai le phareEt le fourmillement fantastique du port...Si mon goût d'aventure entonne sa fanfare,Au moment d'arriver je virerai de bord...

Je ferai zigzaguer vers l'ombre le navire,Par-dessus les récifs, les îles de corail...

Pour que meure la voix dont l'accent me déchire,Je laisserai les flots briser le gouvernail.

Vous ne connaissez pas la beauté du naufrage?...Mais il faut être alors à l'avant du bateau!...

Sur mon front la tempête aura beau faire rage,Peut-être que la voix me parlera plus haut,

C'est lorsque craqueront les énormes mâtures,Que désespérément la coque gémira,Que les voiles pendront comme des chevelures,Qu'une belle lumière enfin m'apparaîtra...

Page 157: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE MAGRE iog

A l'avant! Seulement à l'avant, la lumière!

C'est là que j'apprendrai si je suis pardonné.Le vaisseau sur sa quille est dressé de manière

Que dans le sombre azur l'avant est projeté...

Dans cette ascension de la mer en furie,Comment pourrai-je mieux me dépouiller du mal,Célébrer une plus splendide eucharistie

Qu'en me rafraîchissant à l'ouragan lustral?

Debout, seul, au milieu.du tumulte des lames,Je saurai, de mon front touchant presque au ciel mort,Si j'ai bien dirigé le gouvernail de l'âme,

Si l'abîme qui s'ouvre est plus, beau que le port.„

Alors toutes les voix terribles seront douces...

Les cavaliers du vent s'enfuiront sur les eaux...

Un silence soudain... Le dernier cri d'un mousse...

Par l'avant, dans la mer, plongera le vaisseau.

Et moi débarrassé du poids des vieilles fautes,

Voyant poindre à mes pieds mille soleils levant,

Dans le gouffre, je descendrai, la tête haute.

Et toujours à l'avant du navire, à l'avant...

(La Porte du mystère.)

RETOUR A SAINT-BERTRAND DE COMMINGES

Je suis un vieil homme au visage usé.

Mon front est chenu, mon dos écrasé.

J'ai lavé mon coeur comme avec un linge

Et pourtant, un soir, ce coeur s'est brisé

Lorsque j'ai revu la tour de Comminges,

Page 158: Antologie de La Poesie 193....

^o POÈTES CONTEMPORAINS

Je sais qu'en marchant j'ai pour compagnons

Tous mes vieux péchés comme des squelettes..

Mais je me ris d'eux car je sais leur nom.

A mon cou j'ai mis une cordelette.

Je touche le ciel avec mon bâton.

Je croyais porter comme une couronne

Le détachement de toute beauté.

J'ai couru pourtant comme un insensé

Quand j'ai vu le creux que fait la Garonne

Près de Saint-Bertrand aux toits ardoisés.

Je suis revenu très pur et très beau,

Dépourvu de barbe et de chevelure,Tenant mon passé comme une peinture,Tenant ma sagesse ainsi qu'un flambeau

Et j'ai retrouvé la jeune nature.

L'esprit de la terre hante les hauts lieux.

Voici l'abbaye et voici le cloître.

Je me tiens debout sous ce porche bleu,Ainsi qu'un mendiant qui soutient son goitre,Ainsi qu'un fakir qui regarde Dieu...

Ce vieux fou, madame, est allé dans l'Inde,Sur un grand navire avec quatre ponts.Les cieux étaient grands et les soirs profonds !Ne le plaignez pas puisqu'il voit s'éteindreCe soleil couchant par delà les monts.

(Le Parc des rossignols. — Inédit.)

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FERNAND GREGH

né à Paris en 1873.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Maison de l'enfance (Édit. Calmann-Lévy, Paris, 1896).—

La Beauté de vivre (id., ïgoo). — Les Clartés humaines (Fasquelle,Paris, igo4; réédition, Flammarion, ig26). — L'Or des minutes

(Fasquelle, igo5). — La Chaîne éternelle (id., 1910). — LaCouronne douloureuse (Fasquelle, ig 17). — Couleur de la vie

(Flammarion, ig23). — Choix de Poésies (Fasquelle, 1927).—

La gloire du Coeur (Flammarion, ig32).

Page 160: Antologie de La Poesie 193....
Page 161: Antologie de La Poesie 193....

MENUET

La tristesse des menuets

Fait chanter mes rêves muets,Et je pleure

D'entendre frémir cette voix

Qui vient de si loin, d'autrefois,Et qui pleure.

Chansons frêles du clavecin,Notes grêles, fuyant essaim

Qui s'efface,Vous êtes un pastel d'antan

Qui s'anime, rit un instant,Et s'efface.

O chants troublés de pleurs secrets,

Chagrins qui s'ignorent, les vrais,

Pudeur tendre,

Sanglots que l'on cache au départ,Et qui n'osent s'avouer, par

Orgueil tendre,

Comme vous meurtrissez les coeurs

De vos airs charmants et moqueursEt si tristes !

Menuets à peine entendus,

Sanglots légers, rires fondus,

Baisers tristes!...

(La Maison de l'Enfance.)

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l44 POÈTES CONTEMPORAINS

JE VIS...

Je suis entré dans le tourbillon de la vie...

Je suis tremblant, hagard, brisé, tendre, nerveux;

Je suis plein de regrets, de désirs et de voeux,

De souvenirs, d'espoirs, d'envies...

Je ne sais plus ce que je veux ;Je trébuche aux tournants des chemins poursuivis.Je me sens incertain, épars, divers, nombreux...

J'ignore si je suis heureux :

Je vis.

J'aime, et je ne sais comment j'aime :

Je frissonne, j'ai peur comme un homme charmé.

J'aime de longs yeux noirs, caressants et soyeux,Tour à tour graves ou joyeux,Dont les cils font une ombre, alors qu'ils sont fermés,

Si douce qu'elle semble un regard elle-même;J'aime une bouche fraîche, une bouche embaumée,Des cheveux ondoyants, fins comme une fumée,Des doigts légers où rit une petite gemme.Et je ne cherche pas à savoir comment j'aime,Comment je suis aimé :

J'aime.

Je veux la gloire, et je ne sais

Même pas bien si je la veux ;Je pense et j'écris mes penséesEn mots indécis et peureux.Je sens mes vers là, sous mon front :

J'ignore s'ils me survivront,Les dire m'exalte et m'enchante;Ma voix ne peut rester muette,Je ne sais si je suis poète :Je chante.

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FERNAND GREGH l45

Je vis, je vais parmi des choses :

Bonnes, mauvaises, je ne sais,Car je suis souvent caressé

Par elles, et souvent blessé.

J'aime Décembre et Juin,Tes cyprès et les roses,Les grands monts bleus, les humbles coteaux gris,La rumeur de la mer, la rumeur de Paris...

Bonnes, mauvaises, je ne sais :

Je vis, je vais, j'aime les choses.

Je vais aussi parmi des hommes et des femmes,Et sous les fronts dans les regards, je vois les âmes

Qui glissent en essaims devant mes yeux ravis.

Le monde est comme un vol d'oiseaux d'ombre ou de flamme

Que je verrais passer du haut des monts gravis...Des hommes m'ont fait mal, j'ai vu pleurer des femmes;J'aime ces hommes et ces femmes;Je vis.

— Et je mourrai, plus tard, très tard, bientôt, peut-être :

Je ne sais pas.Je m'en irai peut-êtreDans l'inconnu, là-bas, là-bas,

Comme un oiseau s'envole, ivre, par la fenêtre!

Je m'en irai peut-êtreDans l'inconnu mystérieux, là-bas,

Au grand soleil de Dieu rénaître !

Je ne sais pas.

Ou bien j'irai dormir et pourrir à jamais

Sous quelques pieds de terre,

Loin des arbres, du ciel et des yeux que j'aimais.

Dans la nuit délétère...

10

Page 164: Antologie de La Poesie 193....

l46 POÈTES, CONTEMPORAINS

Mais à mon tour j'aurai connu le goût chaud de la vie :

J'aurai miré dans ma prunelle,

Petite minute éblouie, ^

La grande lumière éternelle;

Mais j'aurai bonne joie au grand festin sacré;

Que voudrais-je de plus?J'aurai vécu.

Et je mourrai.

(Les Clartés humaines.)

AVRIL

La ligne des coteaux sous les arbres légers

Court, flexible, et se ploieVers les champs vaporeux et les pâles vergers

Que la lumière noie.

Les jardins, sous un vent voluptueux et las,Bercent les fleurs voisines,

Et mêlent dans l'azur aux gerbes des lilas

Les grappes des glycines.

Sur les prés chauds, des vols de papillons tremblants

Qui palpitent ensemble,

Papillons d'or, papillons verts, papillons blancs,Vibrent dans l'air qui tremble.

Les branches des pêchers balancent dans le bleu

Leurs molles neiges roses;Un souffle d'infini qui s'enfle peu à peu

Frissonne sur les choses :

L'instant est plein de Dieu.

(Les Clartés humaines)

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FERNAND~GREGH llyr

CHEMINEAU

Vieux chemineau lassé qui regardes aux grilles,Entre les tilleuls bleus où, l'air fraîchit soudain,Dormir au grand soleil les roses du jardinEt la brise agiter l'azur dans les charmilles,

Comme toi, par moments, le poète accablé

S'arrête, vagabond plein de rêve et d'envie,

Et contemple, à travers les barreaux de la vie,

Un Paradis lointain dont il n'a pas la clé.

Hélas! ne te plains pas, ami, si tu persistesA rêver du dehors les grands parcs inconnus,

Heureux dormeur des bois, doux marcheur aux pieds nus,

Compagnon sans souci des chiens aux beaux yeux tristes,

Cher pauvre, pour rester riche en joie ici-bas,

Piêve encore, toujours, sans t'approcher des choses :

Mieux vaut de respirer que de cueillir les roses,

Et les plus beaux jardins sont où l'on n'entre pas!

(Les Clartés humaines.)

VERS DORES

La vie, heureuse ou triste, est belle ; accepte-la

D'une âme qui s'enivre au spectacle du monde ;

La vie est belle toute, et la mort, au delà,

Fait sa beauté plus pathétique et plus profonde.

Accepte joie ou deuil d'un coeur sage et viril

Qu'après le clair matin le pâle soir n'étonne :

Il n'est rien de plus beau qu'une fleur en Avril,

Sinon la feuille d'or qui tombe au vent d'Automne.

(L'Or des minutes.)

Page 166: Antologie de La Poesie 193....

l48 POÈTES CONTEMPORAINS

FLEUR DANS L'OMBRE

Viens dans le soir clair, sur la route.

Il fait tiède, marchons un peu ;

Marchons pas à pas, il fait bleu.

Appuie et pèse à mon bras, toute.

C'est l'heure vague où la nuit doute ;

Le vent du sud met l'ombre en feu :

L'extase où l'on croit sentir Dieu

Perle à nos fronts nus, goutte à goutte !

Vois ! la première étoile éclot

Au ras des collines, là-haut, ,

Et semble frémir de vertige :

Sur le doux coteau velouté,

C'est comme une fleur de clarté...

On se prend à chercher sa tige.

BEAUX SOIRS

Beaux soirs d'été, si doux qu'on ne peut s'endormir !

On se relève, on pousse un volet, on regarde...L'âme est comme une abeille heureuse qui s'attarde

A sentir dans le vent ses deux ailes frémir.

On prend un livre, on court à la fenêtre encor

Pour respirer la nuit où palpite une autre âme.

L'heure tinte, le lit aux draps frais nous réclame,Mais le rêve, au profond des bois sonne son cor!

Plein d'un désir immense et que rien n'assouvit,On voudrait arrêter au moins parmi l'espaceL'instant, le vague instant divin, l'instant qui passe...Et c'est pour quelques soirs semblables que l'on vit!

(La Chaîne éternelle.)

Page 167: Antologie de La Poesie 193....

FERNAND GREGI1 l4g

PRIERE

Mon Dieu qui m'avez mis sur cette sombre terre

Où déjà je vieillis,Vous seul pourriez emplir ce coeur trop solitaire

Dont les lys sont cueillis.

Mais je ne puis vous croire autant que je vous aime.

Tout me paraît impurDe ce qu'on dit de vous, mon Dieu, tout vous blasphème,

Autre nom de l'azur!

Et pourtant, après l'âge où la jeunesse couvre

L'univers de son feu,Vivre aboutit à vous, et tout horizon s'ouvre

Sur votre abîme bleu.

On ne peut se passer de vous, suprême Cause

Par qui rien n'est néant,

Vous qui, nacrant le coeur de la plus humble rose,Balancez l'océan.

On ne peut se passer de vous, Raison de vivre,

Loi des cieux, sang des mers;

Et, même en vous niant, vous nommer nous enivre

Comme ces vins amers...

Mais quand, par les jours chauds d'été, sous les étoiles,

Aux bois dorés et doux,

Dans quelque église où l'orgue émouvait jusqu'aux moelles,

Quand j'ai crié vers vous,

Écoutant à travers l'immense espace, avide,

Si votre verbe naît,

Je n'ai rien entendu, mon Dieu, que, dans le vide,

Mon cri qui revenait!

(La Gloire du Coeur.)

Page 168: Antologie de La Poesie 193....

l5o POÈTES CONTEMPORAINS

RÊVERIE A CENTRAL-PARK (NEW-YORK)

[Fragments)

O ville unique sous le ciel,

Ville faite par un mélange,Un cocktail inouï d'Eiffel

Et de Michel-Ange!..

Quelque chose ici naît et s'accroît et se forme,

Quelque chose de neuf, d'indicible, d'énorme

Qu'on n'a jamais connu,

Quelque chose de grand qui déborde l'espace,Où le monde s'élève, où l'homme se dépasse,Où surgit à mi-corps un dieu nouveau-venu!

Sans doute ainsi jadis fut Rome,

Maîtresse de la mer majeure de son temps,Souveraine du monde ancien, zénith de l'homme!

Mais dans la spirale des ans,Invisible Babel qui monte d'âge en âge,

C'est ici Rome à l'autre étage,Plus riche encor que Rome antique,

Pour Méditerranée ayant tout l'Atlantique,C'est Rome gigantesque et peut-être meilleure,Rome où l'homme regarde en face son César,

C'est Rome deux mille ans plus tard,A la spire supérieure!C'est bien Rome, même au regard !

C'est la ville architecturale

Aux cent palais superposésOù partout, des hauts points de la ville centrale,On se sent comme au bord d'un Palatin moderne.

Page 169: Antologie de La Poesie 193....

FERNAND GREGH l5l

Vous, vous êtes la Grèce, ô chers Européens,L'Hellas petite auprès de ces États cyclopéens,

La Grèce intelligente, artiste,Mais divisée en quarante cités,

En peuples toujours l'un contre l'autre excités,En qui le lourd passé plein de haine subsiste;

Dans leurs contours déchiquetés,Se disputant non pas des provinces, des villes;

Sans relâche affrontés, heurtés

En guerres qui ne sont que des guerres civiles...

Vous êtes le pays aux vieilles capitales,Aux vieilles pierres féodales

Noires encor du moyen âge,Aux ponts bossus, aux maisons sales,

Où l'homme traîne un reste de servage

Dans les canaux fumeux des Anvers et des Brèmes,

L'Europe « aux anciens parapets »,

Aux murs épais

Qu'on aime pour leurs rides mêmes,

Mais qui ne croient pas à la paix!Ici la vie est plus large et plus libre.

Dès que l'on a touché le quai,

C'est tout un continent qui s'étale et qui vibre

Sous le pied débarqué,Une planète neuve où tout était à faire,

Un autre astre où l'on a refait une autre Terré !...

Et plus lard, le plus tard possible,

Quand les temps seront accomplis,

Si quelque jour a lieu le désastre indicible,

Page 170: Antologie de La Poesie 193....

!02 POÈTES CONTEMPORAINS

Oui, si, devant l'Asie énorme et déferlée,

De combats en combats, de replis en replis,

L'Europe, un jour, devait, aux vagues acculée,

Franchir sur ses vaisseaux l'immensité salée,...

... C'est ici que, fuyant la guerre au souffle ardent,

Se réfugierait l'Occident,

Ici qu'ayant refait le trajet de Colomb,

Ton vaisseau mouillerait, Civilisation!

On en verrait surgir, on en verrait descendre

Tous les grands émigrés du monde occidental,

Tous ceux qui, jour à jour, font nos os de leur cendre,

Les Homère, les Cicéron, les Juvénal;

C'est ici qu'on lirait Xénophon et Ménandre,v

Ici qu'on nommerait les nouvelles étoiles,

Que l'on rassemblerait les marbres et lés toiles

Dans des palais qu'aurait rêvés un Alexandre,

Ici que les enfants continueraient à lire

Dante et Hugo, Pascal et Kant, Goethe et Shakespeare,A commenter l'Eglogue à Pollion, Virgile,A maintenir leur sens aux mots de l'Evangile !

C'est ici, dans l'Histoire ouvrant un nouveau tome,

Que l'homme blanc alors réaliserait l'homme.

Mais plus riche, plus beau, plus grand, plus fier d'être

Meilleur d'être moins malheureux, [homme,L'homme futur promis par nos pleurs et nos voeux

Et qui prendra sans doute en pitié nos misères,

Qui sourira devant nos haines et nos guerres,Mais qui devra toujours se souvenir,

Du sein des merveilleux printemps de l'avenir,Combien dans notre long hiver

Nous avons à tâtons souffert

Pour lui,

Nous, de l'Europe et d'aujourd'hui!...

(Inédit en librairie.)

Page 171: Antologie de La Poesie 193....

PAUL SOUCHON

né à Laudun (Gard) en 187'4.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Élévations poétiques (Éditions Girard, Paris, iSgg). — Nou-velles Élévations poétiques (Bibliographie artistique et littéraire,Paris, 1901). —Élégies parisiennes (Éditions de l'Effort, Paris,1902); — La Beauté de Paris (Mercure de France, Paris, 1904).— Les Regrets de la Grande Ile (Éditions du Monde Nouveau,Paris, ig22). — Dans le domaine des Cigales (Chîberre, Paris.

1923). — Les.Chants du Stade (Édition du Monde Nouveau, Paris,

1923).

Page 172: Antologie de La Poesie 193....
Page 173: Antologie de La Poesie 193....

STANCES

Que ne suis-je, ô beauté, le vent voluptueuxQui modèle tes formes

Et, détachant la feuille aux rameaux des grands ormes,La mêle à tes cheveux !

Que ne suis-je le fleuve au passage des arches

Quand ton corps reflété

Entre ses bras brillants tremble dans la clarté

Sous le pont où tu marches !

Que ne suis-je l'oiseau qui te frôle en criant

Et que tes yeux vont suivre !

La rose que tes doigts au soleil font revivre

Plus belle, en la cueillant!

Si j'étais tout cela, je connaîtrais la joie !

Mais, hélas! je ne suis

Qu'un homme et, loin de moi, beauté qui toujours fuis,

Ton charme se déploie !

Arrête! Écoute-moi! Car je t'apporte un coeur

Tout brûlant de souffrance

Et c'est de lui que vient la flamme qui s'élance

A travers ma pâleur !

Que sont les vents, les eaux, les oiseaux et les roses

Auprès d'un coeur vivant?

S'il est blessé d'amour n'est-il pas émouvant

Plus que toutes les choses?

(La. Beauté de Paris.)

Page 174: Antologie de La Poesie 193....

l56 POÈTES CONTEMPORAINS

LOUANGE DE PARIS

(Fragment)

0 Paris ! ô couronne ! ô fleur !

J'ai quitté mon ciel et ma mère,

Ma mère et sa pâle douleur,

Mon ciel, le plus pur de la terre !

Et, depuis, si j'ai regrettéEt ma Provence et ma jeunesse,

Chaque fois, Paris, ta beauté

M'a séparé de ma tristesse!...

Tes bois, tes parcs m'ont révélé

La grandeur de l'âme française,L'ordre par le rythme voilé,La force qu'une grâce apaise !

Mais je fus aussi pénétré,O Paris, de clartés intimes,Et l'amour que tu m'as montré.

M'aura conduit sur d'autres cimes !

Car, sous ton ciel, le sentiment

Comme une fleur embaume et passeEt tu recherches seulement

Le plaisir de toute une race !

Et j'ai subi l'enchantement

Que tu verses aux coeurs, ô ville,Qui revêts par ton mouvementLa splendeur d'un astre immobile !

(La Beauté de Paris.)

Page 175: Antologie de La Poesie 193....

PAUL SOUCHON i5y

LE DÉPART DE MAJUNGA

(1914-1918)

Nous avons quitté MajungaSur un grand bateau qui fumaitComme le toit d'une maison :

Lorsque le fils lointain entend

L'appel au secours de sa mère,La distance ne compte pas.

Nous avons quitté MajungaEt, bientôt, dans le jour levant,La grande Ile s'est effacée,Nous n'avons plus vu nos villagesEt les plateaux où l'air est frais

Sont tombés au fond de la mer.

Nous avons quitté MajungaPour la France aux maisons serrées

Comme les dents dans une bouche,

Pour la France dont les collines

Où rampent des monstres de fer

Sont rayées comme nos sangliers.

Nous reviendrons à Majunga

Quand les Sorts l'auront décidé ;

Nos parents, au-devant de nous,

Descendront des vertes rizières

Et se tiendront sur le chemin

Avec des corbeilles de fruits.

Nous reviendrons à Majunga

Quand, la guerre enfin terminée,

Nous pourrons avec des yeux fiers

Page 176: Antologie de La Poesie 193....

l58 POETES CONTEMPORAINS

Nous présenter à nos Ancêtres

Qui, roulés dans leurs linceuls rouges,

Vivent au fond de leurs tombeaux.

Nous reviendrons à Majunga

Quand nous serons victorieux,

Nous danserons devant nos cases

Et nous ferons, sous nos sagaies, .

Saigner le tronc des hauts manguiersComme le coeur des ennemis.

(Les. Regrets de la Grande Ile.)

L'ÉLOQUENCE DU CORPS

Si tu veux découvrir le monde, avec ses routes,

Ses fleuves et ses chants,

Si tu veux enfouir tes peines et tes doutes

Dans la joie et les chants,

Viens parmi nous. L'instinct guérit de la pensée.Loin des songes obscurs

Tu sentiras ta vie enfin récompensée,

Digne des actes purs.

On lit dans nos regards le calme et l'équilibre,Tu seras comme nous

Et les chemins d'azur porteront dans l'air libre

L'élan de tes genoux.

La culture du corps engendre la noblesse

Et la sérénité,Mais il faut t'élever, par-dessus la faiblesse,

Vers ta propre beauté.

Page 177: Antologie de La Poesie 193....

PAUL SOUCHON i5g

Il faut que les efforts, la sueur, la souffrance

Deviennent tes amis

Et que ton énergie infuse l'endurance

A tes sens affermis.

L'athlète n'a besoin, pour vaincre ou se défendre,

Que de sa volonté,Elle est le glaive qu'il lui suffit de tendre

Devant sa nudité.

Un jour tu deviendras maître de ton génieEt, par le mouvement,

Tu sauras susciter la grâce et l'harmonie

A ton commandement.

Alors tu comprendras que l'idée et le gesteOnt de secrets accords

Et pourquoi, comme un chant, monte et se manifeste

L'éloquence du corps.

(Les Chants du Stade.)

DISCOBOLE AU STADE PERSHING

Lorsque les fêtes de l'été

Font ressembler, Paris, tes Stades

A des lacs remplis de clarté

Et leurs gradins à des cascades,

Lorsque les marronniers fleuris

Qui se penchent sur les murailles

Répercutent au cielles cris

De ces pacifiques batailles,

Page 178: Antologie de La Poesie 193....

l6o POÈTES CONTEMPORAINS

Lorsque les coureurs demi nus

Que des appels brûlants excitent

Devant le poteau sont venus

Fermer leurs ailes qui palpitent,

0 Discobole, tu parais,Et vers ton front calme s'élance

Du.fond des coeurs les plus distraits

Le noble hommage du silence.

Dans la foule chacun comprend

Qu'une beauté se manifeste

Et que le monde obscur et grandS'inscrit aux courbes de ton geste.

Quand tu balances ton paletEn l'assurant dans ta main droite,

C'est un pêcheur et son filet

Dressés sur la mer qui miroite,

C'est l'homme aux temps les plus lointains,Chasseur sauvage et solitaire

N'ayant pour dieux que ses instincts

Et pour seule arme que la pierre.

Mais, déjà, dans un tournoiement,Ton disque part, plane et dévie,Et ton corps offre en un moment

Toutes les formes de la vie,

(Les Chants du Stade.)

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GERARD D'HOUVILLE

fille de José Maria de Heredia et veuve d'Henri de Régniernée à Paris en 1875.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Premiers Poèmes (Revue des Deux Mondes, Paris, i8g4-igo7).- Les Poésies de Gérard d'Houville (Grasset, Paris, ig3i).

11

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LA ROBE BLEUE

Vous en souvenez-vous, Mère au si beau visage,Ma Mère aux bras si blancs, vous en souvenez-vous?

Lorsque j'avais été trop longtemps triste et sageVous me preniez un peu, le soir, sur vos genoux.

Quelquefois vous portiez une robe très bleue

En satin d'Orient que brodaient des vols d'or;Tout un golfe d'Asie ondoyait dans sa queueEt mes rêves d'enfant y sont bercés encor.

Vous fumiez.:, et l'odeur de la pâle fumée

Venait se mélanger à vos divers parfums ;Et je vous respirais, ô ma mère embaumée^

Avec le front caché dans mes lourds cheveux bruns.

Comme vous sentiez bon, ô mère nonchalante!

Vous étiez, ténébreuse et pleine de clarté,

Semblable à quelque vague à là fois sombre et lente

Qui mire obscurément les astres de l'été.

Vous étiez le voyage et toutes ses merveilles,

Et votre robe bleue et son or et ses plis

Tropicaux, vous baignait et vous rendait pareilleA quelque grand navire aux féminins roulis.

Vous étiez le départ à l'espoir nostalgiqueEt le port qui palpite en ses tranquilles eaux;

Vos seins arrondissaient leurs caps aromatiques

Où vos manches volaient comme de lents oiseaux.

Page 182: Antologie de La Poesie 193....

l64 POÈTES CONTEMPORAINS

C'est ainsi que j'ai vu des îles bienheureuses,

L'étrange enchantement de nocturnes pays...

Mères aux douces mains, mères voluptueuses,

Ouvrez à votre enfant les premiers paradis.

Pour que plus tard, déçu par les bonheurs du monde,

Il sache que jadis à votre coeur lié,

Il avait, dès vos flânes et vos forces profondes,

Atteint le noir rivage où tout est oublié.

REFUS

Va, pars! Je ne veux rien du bonheur vil des hommes.

Qu'ai-je besoin d'avoir un enclos plein de pommes,

Sous des mains pleines d'or, un coeur plein de souci,

D'inutiles désirs et de colère aussi,

Un front barré d'orgueil, un esprit lourd d'envie?

Pourquoi? N'ai-je donc pas à moi toute la vie

Et le soleil et l'ombre avec la terre et l'eau?

Mon corps n'est-il pas jeune et mon visage beau?

N'ai-je pas tout l'amour et toute la jeunesse?

Pourquoi me parles-tu de gloire et de richesse?

Les heures en collier orneront ma beauté,Ainsi que les saisons, de leur diversité,

Changent à l'infini la parure du monde.

Pars seul. Écoute en toi l'ambition qui gronde.

Travaille, lutte et crie, et crois-toi libre et fort,Sans regarder la vie et sans croire à la mort.

Cours, vers l'espoir humain des chances incertaines!

... Moi, je verrai le soir assombrir les fontaines

Avec des yeux emplis de sagesse et d'amour ;J'accueillerai la nuit sans regretter le jour,Étant sûre d'avoir toujours toutes les chosesDans ma tombe allongée, où fleuriront les roses.

Page 183: Antologie de La Poesie 193....

GÉRARD D HOUVILLE l65

THALLO

Lorsque vous m'étendrez au bûcher de santal,Avant que je devienne une cendre légère

Éloignez de mes doigts l'obole de métal.

Je veux que ce qui fut ma grâce passagèreCharme encor d'un baiser le passeur infernal

Quand vous, de ces baisers, n'aurez que la poussière.

Puisque Fennui de vivre et l'effroi, tour à tour,De la mort, ont toujours tourmenté mes penséesEt que triste et divin fut mon terrestre amour,

Que je rentre à jamais dans les choses passéesEt que de ma beauté Ton parle quelque jour

Quand je serai lointaine aux mémoires lassées.

Mon âme, fleur funèbre, ô nuit, t'embaumera ;

Papillon ténébreux que le sort fit diurne,Son aile d'ombre errante en l'ombre se perdra.

Et moi qui fus si grande, une très petite urne

D'argile ou de cristal transparent contiendra

Ma chair voluptueuse et mon coeur taciturne.

(Poésies.)

LUNE SUR LA MER

Au fond du crépuscule vert

Le croissant de la lune a l'air

D'un coquillage,Et nacré, courbe, lisse et clair

Polit les conques de la mer

A son image,

Page 184: Antologie de La Poesie 193....

xQQ POÈTES CONTEMPORAINS

A quelle oreille dans la nuit,

Lune triste, se plaint et luit

Mystérieuse,Votre voix pareille à ce bruit

Houleux qui s'enfle, et qui remplit

La conque creuse?

Divine lune, ta rumeur

Voudra-t-elle bercer mon coeur

Qui se lamente?

Verse à mon rêve ta lueur

Ainsi qu'à la nocturne fleur,

L'arbre et la plante.

Le pin léger, noir et vibrant,

Garde encore ton étrange chant

Sous son écorce;

Harmonieux, sombre et mouvant.

Ton murmure il le livre au vent,O lune torse !

Je garderai dans mes cheveux

Ta verte rumeur si tu veux,Toi qui pour plages

As le ciel rose ou ténébreux,Comme les grèves sont les cieux

Des coquillages.

Et comme le plainte du pinImite le soupir marin

D'une spirale,Mes vers répéteront sans fin

Ton écho paisible et serein,O lune pâle !

Page 185: Antologie de La Poesie 193....

GERARD D HOUVILLE IÔ'J

TRÈS VIEILLE RONDE

POUR LES PETITES FILLES

Les plus tristes amours du monde

O mon coeur, qui les a chantées?

Sapho? Didon? Yseult la Blonde?

Ariane en son île ronde?

Armide aux grâces enchantées?

Les plus tristes amours du monde

O mon coeur, qui les a chantées ?

Les plus tristes amours du monde

O mon coeur, qui les a vécues?

Grande Hélène, en désirs féconde?

Héro tendant les bras vers l'onde?

Cléopâtre deux fois vaincue?

Les plus tristes amours du monde

O mon coeur, qui les a vécues?

Les plus tristes amours du monde

O mon coeur, s'en sont vite allées

Dedans la mort noire et profonde.

Donc, dansez bien la belle ronde,

Amoureuses si désolées....

Les plus tristes amours du monde

Bien vite et tôt sont consolées.

LA SOLITUDE DES FEMMES

As-tu peur ? Te voici seule avec le silence...

Aucun souffle... aucun pas., nulle voix et nul bruit...

Seule comme une fleur que nul vent ne balance,

Seule avec ton parfum et ton rêve et la nuit.

Page 186: Antologie de La Poesie 193....

l68 POÈTES CONTEMPORAINS

As-tu peur? Te voici seule avec la ténèbre,

Seule comme une morte au fond de son tombeau ;

Tout est pesant et noir, taciturne et funèbre

Malgré l'amour si proche et le bonheur si beau.

As-tu peur? Te voici toute seule avec l'ombre,

Seule comme une étoile au moment du matin ;

Comme un papillon d'or au fond d'un jardin sombre

Se meurt en palpitant pour son soleil lointain...

Te voici toute seule avec ton coeur sauvage

Qui se débat et bat son humaine prison,Seule avec ce tourment qui rôde et te ravage,

Perpétuel orage autour de ta raison.

Te voici seule, ô belle, ô douce, à jamais seule;

Et malgré ta jeunesse et tes yeux triomphants,

Oui, déjà seule ainsi qu'une très vieille aïeule

Qui aurait vu partir tous ses petits enfants,

Seule, ô force d'amour, ô vivante, ô féconde,Car rien n'apaisera ta soif de l'éternel,Car ton plus rauque cri de volupté profonde,Ce cri désespéré, n'est encor qu'un appel.

L'homme ne comprend pas ton étrange détresse ;L'élan de ta douleur toujours se brise en vain...

Et, femelle en qui souffre une grande déesse,Tu rêves au réveil qui te sera divin.

CONSOLATION

Ne vous plaignez pas trop d'avoir un coeur très sombre.Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré.Il naîtra de vos pleurs, il va croître à votre ombre

Quelque lis inconnu qu'on n'a pas respiré.

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GÉRARD D'HOUVILLE 169

Ne vous plaignez pas trop d'avoir été créduleEt d'avoir cru sans fin ce qui ne vit qu'un jour,Car vous comprendrez mieux le grave crépusculeQui saigne comme un coeur qu'a déchiré l'amour.

Ne vous plaignez pas trop de la douleur divine ;Ceux-là qui sont heureux ils n'ont pas écouté

Le battement sacré dont s'enfle leur poitrine,Ceux-là qui sont heureux ils n'ont pas existé.

Ne vous plaignez pas trop de cette amère étude.

Vous contemplerez mieux ce qui passe et se perd...Et vous saurez enfin, soeur de sa solitude,Goûter le soir qui meurt dans un jardin désert...

LE REGRET

Quand je refermerai mes grands yeux dans la mort,Vous pleurerai-je, hélas! amèrement, ô vie?

Et vous, âge du rireet de la fantaisie?

Et vous, ô bel amour, doux, joyeux, sombre ou fort?

Et vous, naïf orgueil de mon jeune visage,Et vous, souple fraîcheur de mes bras ronds et nus,

Et vous, lointains pays, charmes ressouvenus

Du départ, du retour et du changeant voyage?

Certes, de tout cela le multiple regretTournoiera tout au fond de ma mémoire lasse,

Long cortège masqué qui passe et qui s'efface,

Mirage, oubli, bonheur, tristesse, ombre, reflet...

Mais non, ce n'est pas vous, grâce de ma jeunesse,

Ni vous, ô liberté, rêve de mon coeur fier,

Que je verrai s'enfuir dans un sanglot amer,

Mais vous, mais vous ! ô chère et divine tendresse !

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170 POÈTES CONTEMPORAINS

Alors qu'il me faudra pour jamais oublier,

C'est vous, c'est vous, douceur des choses coutumières,

Vous qui resplendirez de suprême lumière.

Vous, mes humbles objets au charme familier.

Ce sera février, égrenant les grains d'ambre

De son beau mimosa duveteux et doré ;

Ce seront les glaïeuls de l'automne adoré

Et l'enivrante odeur des roses de novembre ;

Ou bien mars, mauve et rose et tout glacé, qui sent

La violette bleue et la jacinthe lisse,

La maison qui s'emplit d'un parfum de narcisse,

Plaisir renouvelé d'avril, frêle et naissant ;

Les pivoines de juin tout en nacre et en soie,

Gerbe claire mirée en un miroir obscur;Un bouquet, découpant son ombre sur le mur,L'odeur des premiers feux qui semblent feux de joie;

Le goût et la saveur succulente d'un fruit,Le rayon de soleil qui me dore la joue,Et l'heure paresseuse où le rêve se joue,Et le petit croissant de lune dans la nuit ;

Le beau rythme secret de deux strophes égales,Ce qui pour d'autres coeurs est inutile et vain,Le grand calme de l'ombre et le sommeil divin,Les jeux des papillons et le vol des cigales ;

Les torrides midis de juillet étouffant,La voix fraîche des eaux sous la verte ramureEt vous, chère langueur, tristesse douce et pure,Et vous ! et vous ! et vous ! rires de mon enfant !

Page 189: Antologie de La Poesie 193....

LUCIE DELARUE-MARDRUS

née à Honfleur, en Normandie en 1880.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Occident (Édit. de la <cRevue Blanche », Paris, et Fasquelle,Paris, igoo). -^Ferveur (id., 1902). —Horizons (Fasquelle, 1904).— La Figure de Proue (id., igo8). — Par vents et marées (id., igio).— Souffles'de tempêtes (id., igi8).— A Maman (id., ig2o).—Les Sept douleurs d'octobre (Ferenczi, Paris, ig3o).

Page 190: Antologie de La Poesie 193....
Page 191: Antologie de La Poesie 193....

L'ODEUR DE MON PAYS

L'odeur de mon pays était dans une pomme.Je l'ai mordue avec les yeux fermés du somme,Pour me croire debout dans un herbage vert.

L'herbe haute sentait le soleil et la mer,L'ombre des peupliers y allongeait des raies,Et j'entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,

Se mêler au retour des vagues de midi.

Je venais de hocher le pommier arrondi.

Et je m'inquiétais d'avoir laissé ouverte,

Derrière moi, la porte au toit de chaume mou...

Combien de fois, aussi, l'automne rousse et verte

Me vit-elle, au milieu du soleil et debout,

Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie

De tes prés, copieuse et forte Normandie!...

Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !

N'est-il pas la douceur des feuillages cueillis

Dans la fraîcheur, la paix et toute l'innocence !

Et qui donc a jamais guéri de son enfance?...

(Ferveur.)

LA FIGURE DE PROUE

La figure de proue allongée à l'étrave,

Vers les quatre infinis, le visage en avant

S'élance; et, magnifique, enorgueilli de vent,

Le bateau tout entier Ta suit comme un esclave.

Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,

Mille relents salins ont gonflé ses narines,

Sa poitrine a humé mille brises marines,

Et sa bouche -entr'ouverte a bu toute la mer.

Page 192: Antologie de La Poesie 193....

174 POÈTES CONTEMPORAINS

Lors de son premier choc contre la vague ronde,

Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports,

Elle mit, pour voler toutes voiles dehors.

Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »

Ce jour la mariait, vierge, avec l'Inconnu.

Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,

Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,

Qui sait quels océans laveront son front nu?

Elle naviguera dans l'oubli des tempêtesSur l'argent des minuits et sur l'or des midis,

Et ses yeux pleureront les havres arrondis

Quand les lames l'attaqueront comme des bêtes.

Elle saura tous les aspects, tous les climats,La chaleur et le froid, l'Equateur et les pôles !

Elle rapportera sur ses frêles épaulesLe monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.

Et toujours, face au large où neigent des mouettes,Dans la sécurité comme dans le péril,

Seule, elle mènera son vaisseau vers l'exil

Où s'en vont à jamais les désirs des poètes;

Seule, elle affrontera les assauts furibonds

De l'ennemi énigmatique et ses grands calmes;Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.

Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,Le chef coiffé de goémons, sauvagement,Elle s'en reviendra comme vers un aimantA son port, le col ceint des perles du voyage,

Page 193: Antologie de La Poesie 193....

LUCIE DELARUE-MARDRUS

Parmi toutes les mers qui baignent les pays,Le mirage profond de sa face effarée

Aura divinement repeuplé la marée

D'une ultime sirène aux regards inouïs.

...J'ai voulu le destin des figures de proueQui tôt quittent le port et qui reviennent tard.

Je suis jalouse du retour et du départEt des coraux mouillés dont leur gorge se noue.

J'affronterai les mornes gris, les brûlants bleus

De la mer figurée et de la mer réelle,

Puisque, du fond du risque, on s'en revient plus belle,

Rapportant un visage ardent et fabuleux.

Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,

Qui lève haut un front des houles baptisé,Et dont le coeur, jusqu'à la mort inapaisé,Traverse bravement le voyage et la vie.

(La Figure de Proue.)

AVE MARIA

A Notre-Dame de Grâce, de Honflew.

Revenue à votre chapelle si naïve

Entre ses arbres et tout au-dessus du flot,

Où mon enfance écoutait la mer sur la rive

A travers le vitrail trouble comme un hublot,

Notre-Dame, je vous invente une prière.Je vous rends hommage à genoux, comme je peux.

Vous savez que jamais, à présent ou naguère,

Je n'eus en moi la croyance de mes aïeux.

Page 194: Antologie de La Poesie 193....

I76 POETES CONTEMPORAINS

Sainte Marie, entre vos lys, vous êtes belle.

Je suis venue à vous d'un geste nonchalant,

Aujourd'hui, sur mes petits pieds chaussés de blanc,

Mes petits pieds de communiante nouvelle.

Quand j'étais une enfant je vous disais ave

Sans y croire déjà, Notre-Dame de Grâce.

Je n'y ai plus pensé depuis : mais votre face

Me semble douce comme un visage rêvé.

C'est pourquoi, ce matin toute d'or, ô barbare,

Souffre que tendrement, j'ajoute mes saluts

A ceux des pêcheurs roux qui t'ont mise à la barre

Des barques, dans le sel des voiles et chaluts.

Je voudrais bien toucher à tes deux belles joues

Anciennes, qui sont deux fleurs de ton sang clair,Étoile des marins de chez moi, qui te jouesComme une mouette ivre au-dessus de la mer.

Puisque les matelots ont joint leurs mains saumâtres,Brûlé tant d'historique et séculaire encens

Pour toi, je veux qu'aussi tes regards tout-puissantsMe voient, blanche, parmi les cierges idolâtres.

Protège-moi, qui suis d'ici, comme un bateau,

Notre-Dame, à travers le voyage de vivre !

Et, s'il faut devant toi suspendre un ex-voto,Voici calmement mon coeur que je te livre.

(La Figure de Proue.)

LE POÈME DU LAIT NORMAND

Intarissable lait de velours blanc qui sorsDes vaches de chez nous aux mamelles gonflées,Lait issu de nos ciels mouillés, de nos vallées,De nos herbages verts et de nos pommiers tors,

Page 195: Antologie de La Poesie 193....

LUCIE DELARUE-MARDRUS I77

Je pense en te buvant à ces bonnes nourrices,Trésor très précieux entre les bestiaux,Je revois les beaux yeux tranquilles des génisses,Les taches de rousseur sur le blanc de leur dos.

Je crois connaître en toi le goût des paysagesTraversés de soleils couchants et de matins

Si bleus sous le duvet de prune des lointains

Et parfumés de fleurs, de fruits et de fourrages.

Louange à toi, beau lait généreux qui jaillis!En vérité je bois avec toi mon royaumeRiche en clochers à jour et riche en toits de chaume,

Louange! car je bois avec toi mon pays,

Mon cher pays, le seul où mon coeur se retrouve

Chez lui, sans plus songer à revendiquer rien,Mon cher pays, le seul où je me sente bien

Comme un petit contre sa mère qui le couve.

Louange à toi, beau lait, ô mon lait maternel!

Donne-moi la vigueur qui menait mes aînées.

Puisses-tu me nourrir encor bien des années

Avant l'ennui profond du repos éternel.

(La Fisure de Proue.)

LE DIALOGUE DU RETOUR

— Absente, te voici? D'où viens-tu donc?— De loin.

— Et qu'as-tu fait?— Je ne sais plus.

— Et qui t'amène ?

— Toi, pays! ton odeur de goudron et de foin.

— Ne rapportes-tu rien? Ni l'amour ni la haine ?

— Rien.12

Page 196: Antologie de La Poesie 193....

I7g POÈTES CONTEMPORAINS

— Quel est ton trésor ?

— L'amour qu'on a pour moi.

— Tes yeux sont si changés! Qu'as-tu vécu?— La vie.

— Coeur glacé ! Quelle est donc aujourd'hui ton envie?

Qu'attends-tu?— Le hasard.

— N'as-tu donc nul émoi?

— Si ! te revoir, ô mon pays !

—^Pourquoi?— Je t'aime.

—Qu'y a-t-il donc en moi qui te touche?

— Moi-même.

(La Figure de Proue.)

D'UN SOIR DE MAI

Ma porte grande ouverte à l'esprit du printemps

Laissait entrer le soir et ses parfums de fête

Avec les chants aigus des oiseaux, à tue-tête,

Tout ce qui nous engage à n'avoir que vingt ans.

Les ombres du dehors tremblaient jusqu'à ma table,

Le parquet reflétait le crépuscule clair.

Et je restais assise à respirer cet air,

Cette fraîcheur, cette fraîcheur indubitable.

Je n'attendais, ne désirais qu'odeur de fleur,

Que charme d'un grand soir de printemps sans nuage.Je ne comparais pas à tout cela mon âge,Je ne regrettais pas l'automne de mon coeur,

Mais plutôt je songeais à la belle jeunesseTelle qu'elle est, pareille à ce soir d'aujourd'hui,Avec tout ce qu'elle a de force et de faiblesse,Et j'aimais tendrement le printemps pour autrui.

Page 197: Antologie de La Poesie 193....

LUCIE DELARÛE-MARDRtiS I7Ç

Les morts et les vivants et moi-même passéeVivaient autour de moi parmi cette beauté.

J'aimais, — et qu'importait ma grande âme lassée? —

J'aimais le mois de mai dans son éternité.

(Les Sept Douleurs d'octobre.)

FORCE

Être faible dans des bras forts,

Pleurer quand j'en avais envie,Avant de partir chez les morts

Ce fut le rêve de ma vie.

Je n'aurai pas connu l'émoi

D'être petite et protégée.Même pour l'âme plus âgéeLa force, ce fut toujours moi.

J'ai donné courage et fluides

Chaque fois qu'on en eut besoin,

Et j'enviais mon propre soin,

Tous mes présents dans des mains vides.

Je fus si souvent, en secret,

La petite fille qui pleure !

Mais ce ne fut jamais mon heure

Car quelqu'un d'autre aussi pleurait,

Pleurait, le front sur mon épaule,

Quelque profonde affliction,

Et je devais tenir mon rôle

Éternel de protection.

Certes, j'étais d'une autre sorte

Dans mes solitudes de nuit!...

Je ne fus, après tout, si forte

Que par la faiblesse d'autrui.

(Inédit. )

Page 198: Antologie de La Poesie 193....

l8o POÈTES CONTEMPORAINS

JE CONNAIS...

Je connais et trop souvent frôle

Des vivants déjà morts pour moi,

Car ils ont terminé leur rôle

Dans mon amour ou mon émoi.

Ils ont changé comme moi-même,

L'existence a passé par là.

Ils sont dans ce morne au-delà :

L'indifférence, mort suprême.

Quand ils ne seront plus, je crois

Que ce départ sera moins triste

Que l'habitude qui persisteDe leur sourire quelquefois.

(Inédit.)

ARITHMÉTIQUE

Quand je regarde mon visageDans la glace qui ne ment pas,

J'y découvre les lents dégâtsDu temps, ce fatal sabotage.

Il commence à se faire tard.

Voici le moment de soustraire

Après avoir, sur cette terre,Constamment multiplié par.

(Inédit.)

Page 199: Antologie de La Poesie 193....

COMTESSE DE NOAILLES

Anna de Brancovan, comtesse de Noailles,née à Paris en 1876, y est morte en 1933.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Le Coeur innombrable (Édit. Calmann-Lévy, Paris, igoi). —

L'Ombre des jours (id., igo2). — Les Eblouissements (id., igo7).—

Les Vivants et les Morts (A. Fayard, Paris, igi3).— Les Forces

éternelles (id., ig2o).— Poème de l'Amour (id., ig24). —L'Hon-

neur de souffrir (Bernard Grasset, Paris, ig27). — Poèmes d'en-

fance (id., ig28).— Choix de Poésies (Fasquelle,'ig3o). -^Derniers

Vers (Grasset, ig34).

Page 200: Antologie de La Poesie 193....
Page 201: Antologie de La Poesie 193....

LE PAYS

Ma France, quand on a nourri son coeur latin

Du lait de votre Gaule,

Quand on a pris sa vie en vous, comme le thym,La fougère et le saule,

Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,L'odeur de vos feuillages,

La couleur de vos jours, le chant de vos oiseaux,

, Dès l'aube de son âge,

Quand amoureux du goût de vos bonnes saisons

Chaudes comme la laine,

On a fixé son âme et bâti sa maison

Au bord de votre Seine,

Quand on n'a jamais vu se lever le soleil

Ni la lune renaître

Ailleurs que sur vos champs, que sur vos blés vermeils,

Vos chênes et vos hêtres,

Quand jaloux de goûter le vin de vos pressoirs,

Vos fruits et vos châtaignes,On a bien médité dans la paix de vos soirs

Les livres de Montaigne,

Quand pendant vos étés luisants, où les lézards

Sont verts comme des fèves,

On a senti fleurir les chansons de Ronsard

Au jardin de son rêve,

Quand on a respiré les automnes sereins

Où coulent vos résines,

Quand on a senti vivre et pleurer dans son sein

Le coeur de Jean Racine,

Page 202: Antologie de La Poesie 193....

!84 POÈTES CONTEMPORAINS

Quand votre nom, miroir de toute vérité,

Émeut comme un visage,

Alors on a conclu avec votre beauté

Un si fort mariage

Que l'on ne sait plus bien, quand l'azur de votre oeil

Sur le monde flamboie,

Si c'est dans sa tendresse ou bien dans son orgueil

Qu'on a le plus de joie...

L'EMPREINTE

Je m'appuierai si bien et si fort à la vie,

D'une si rude étreinte et d'un tel serrement,

Qu'avant que la douceur du jour me soit ravie

Elle s'échauffera de mon enlacement.

La mer, abondamment sur le monde étalée,

Gardera dans la route errante de son eau

Le goût de ma douleur qui est acre et salée

Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.

Je laisserai de moi dans le pli des collines

La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,Et la cigale assise aux branches de l'épineFera vibrer le cri strident de mon désir.

Dans les champs printaniers la verdure nouvelle,Et le gazon touffu sur le bord des fossés

Sentiront palpiter et fuir comme des ailes

Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés.

La nature qui fut ma joie et mon domaine

Respirera dans l'air ma persistante ardeur,Et sur l'abattement de la tristesse humaine

Je laisserai la forme unique de mon coeur.

Page 203: Antologie de La Poesie 193....

COMTESSE DE NOAILLES - l85

IL FERA LONGTEMPS CLAIR CE SOIR...

Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...

Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,

Répandent leurs parfums et semblent les étendre;On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre

De peur de déranger le sommeil des odeurs.

De lointains roulements arrivent de la ville...

La poussière qu'un peu de brise soulevait,

Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,

Redescend doucement sur les chemins tranquilles.

Nous avons tous les jours l'habitude de voir

Cette route si simple et si souvent suivie,

Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,

Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir...

(Le Coeur innombrable.)

JEUNESSE

Pourtant tu t'en iras un jour de moi, Jeunesse,

Tu t'en iras, tenant l'Amour entre tes bras;

Je souffrirai, je pleurerai, tu t'en iras,

Jusqu'à ce que plus rien de toi ne m'apparaisse!

La bouche pleine d'ombre et les yeux pleins de cris,

Je te rappellerai d'une clameur si forte,

Que pour ne plus m'entendre appeler de la sorte,

La Mort entre ses mains prendra mon coeur meurtri.

Page 204: Antologie de La Poesie 193....

l86 POÈTES CONTEMPORAINS

— Pauvre Amour, triste et beau, serait-ce bien possible

Que, vous ayant aimé d'un si profond souci,

On pût encor marcher sur le chemin durci

Où l'ombre de vos pieds ne sera plus visible?

Revoir sans vous l'éveil douloureux du printemps,

Les dimanches de mars, l'orgue de Barbarie,

La foule heureuse, l'air doré, le jour qui crie,

La musique d'ardeur qu'Yseult dit à Tristan!

Sans vous, connaître encor le bruit sourd des voyages,

Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt,

Comme au temps juvénile, abondant et secret

Où dans vos yeux clignés riaieut des paysages!

Amour, loin de vos jeux revoir le bord des eaux

Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre,Pareils à ceux qu'un jour, dans l'Hellas printanière,Parcoururent Léandre et la belle Héro !

Voir sans vous, sous la lune assise au haut du cèdre,La volupté des nuits laiteuses d'Orient,Et souffrir, le passé au coeur se réveillant,Les étourdissements d'Hermione et de Phèdre!

Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,Tandis que l'acre été répand son chaud malaise,Ce livre où noblement la Cassandre françaiseCouche au linceul de gloire et sourit à Ronsard,

Et, quand l'automne roux effeuille les charmillesOù s'asseyait le soir l'amante de Rousseau,Être une vieille, avec sa laine et son fuseau,Qui s'irrite et qui jette un sort aux jeunes filles!

Page 205: Antologie de La Poesie 193....

COMTESSE DE NOAILLES 187

— Ah! Jeunesse, qu'un jour vous ne soyez plus là,Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,Les Plaisirs et l'Amour vous tenant, —

quelle chose,Pour ceux qui n'ont vraiment désiré que cela!...

[L'Ombre des Jours.)

LA MESSE DE L'AURORE A VENISE

Des femmes de Venise, au lever du soleil,

Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase ;Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils

Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.

:— Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,

Qui, pour Arous adorer, désertent ce matin

Les ronds paniers de fruits étages sous les tentes ?

Si leur coeur délicat souffre de volupté,Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,Rêvent du frais torrent des baisers délectables,

Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu ?

Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,Et pensent que l'éclat allongé de vos yeuxSourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.

— Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous,

Quel que soit le désir "qui les brûle et les ploie,Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,

Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie...

Page 206: Antologie de La Poesie 193....

l88 POÈTES CONTEMPORAINS

SI VOUS PARLIEZ, SEIGNEUR...

Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais bien,

Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue,

Je reste seule auprès de ma force abattue,

J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien.

Mon coeur méditatif et qui boit la lumière

Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois,

Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres

Votre verbe enflammé fût descendu sur moi!

Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence;Je vous aurais fêté au son du tympanonSi j'avais, dans mon triste et studieux silence,

Entendu votre voix et connu votre nom.

Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages,Sublime Trinité ! j'eusse écarté la nuit,Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui,Et j'aurais abordé à votre clair rivage.

Mais jamais rien à moi ne vous a révélé,

Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue,Ni l'exaltation de l'été sur les blés,Ni le temple ionien sur la montagne ardue;

Ni les cloches qui sont un encens cadencé,Ni le courage humain, toujours sans récompense,Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silenceSemble un renoncement invincible et lassé ;

Page 207: Antologie de La Poesie 193....

COMTESSE DE NOAILLES 189

Ni ces nuits où l'esprit retient comme une preuveSon aspiration au bien universel ;Ni la lune qui rêve et voit passer le fleuveDes baisers fugitifs sous les cieux éternels.

Hélas ! ni ces matins de ma brûlante enfance,

Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur,Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance,Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur!

Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchanteVienne guider mon sort douloureux et terni;

J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante !

Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante

A cause du vide infini!

(Les Vivants et les Morts.)

VERDUN

Le silence revêt le plus grand nom du monde ;

Un lendemain sans borne enveloppe Verdun.

Là, les hommes français sont venus un à un,

Pas à pas, jour par jour, seconde par seconde

Témoigner du plus fier et plus stoïque amour.

Ils se sont endormis dans la funèbre épreuve.

Verdun, leur immortelle et pantelante veuve,

Comme pour implorer leur céleste retour,

Tient levés les deux bras de ses deux hautes tours.

— Passant, ne cherche pas à donner de louanges

A la cité qui fut couverte par des anges

Jaillis de tous les points du sol français : le sang

Est si nombreux ici que nulle voix humaine

Page 208: Antologie de La Poesie 193....

100 POETES CONTEMPORAINS

N'a le droit de mêler sa plainte faible et vaine

Aux effluves sans fin de ce terrestre encens.

Reconnais, dans la plaine entaillée et meurtrie,

Le pouvoir insondable et sain de la Patrie

Pour qui les plus beaux coeurs sont sous le sol, gisants.

En ces lieux l'on ne sait comment mourir se nomme,

Tant ce fut une offrande à quoi chacun consent.

A force d'engloutir, la terre s'est faite homme.

Passant, sois de récit et de geste économe,

Contemple, adore, prie, et tais ce que tu sens.

(Les Forces éternelles.)

SI L'ON SONGE...

Si Ton songe à tout ce qu'on fit

Avec élan, souci, courage;A ce perpétuel défi

Tendu vers les humains orages;

Aux peines mesquines aussi,Dont la finesse déconcerte,Et qui font le sort imprécis ;— Si l'on songe à ce coeur d'ascète

.Qu'on eut, à ce coeur charpentéPour traverser l'éternité,

Et que de cela rien ne reste,Nul signe, nulle ombre, nul geste,Et que le corps cesse d'aimer,

'— 0 noblesse des yeux fermésDans le fond des tombes agrestes!

(L'Honneur de souffrir.

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ANDRE DUMAS

né à Paris en 187i.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Paysages (Lemerre, Paris, igoi).— Roseaux (ig27). — A

propos (Édit. de la Revue des Poètes, Perrin, édit.,Paris, ig28).—Paysages-Roseaux (Garnier frères, Paris, 192g).

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LE VILLAGE

Le village, là-bas, sur le bord du coteau,Sourit dans l'air du soir avec ses maisons blanches,Et dresse vers les cieux, parmi les hautes branches,Le clocher d'une église et la tour d'un château.

Transparence du ciel! Sérénité de l'heure!

Seule un peu de fumée ondule à l'horizon,Un mince filet gris sort de chaque maison

Comme pour révéler sa vie intérieure.

Et la cloche du soir s'ébranle dans la tour,

Et son tintement monte à travers la fumée.

Et l'ombre à pas de loup descend sous la ramée,Comme si l'Angelus hâtait la fin du jour.

Que de coeurs ont battu dans cet humble village !

Que de bonheurs cachés que je ne connais pas !

Que de couples muets sont rentrés pas à pasPar ce même chemin, sous ce même feuillage!

C'est l'heure où les maris, le travail achevé,

Reviennent, et la paix du soir emplit les âmes.

Ils inclinent le front vers le baiser des femmes,

Et chacun est heureux de s'être retrouvé.

Et l'on s'assemble autour de la table servie.

On se couche dans les grands lits silencieux.

On se lève au matin, du sommeil plein les yeux.Et c'est là du bonheur, et c'est là de la vie.

Et tous, jeunes et vieux, ont leurs jours de douleurs,

Et le village est plein d'histoires arrivées.

Les peines dont je souffre, ils les ont éprouvées,Et mes émotions sont pareilles aux leurs.

lo

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Ig4 POÈTES CONTEMPORAINS

Ils vivent et mourront dans la petite ville

Sans vouloir rien de mieux, sans rêver rien de plus.Ils se signent très bas quand tinte l'Angélus,Sentant confusément veiller le ciel tranquille.

Et voici que s'éteint la dernière rumeur,S'efface la fumée et se taisent les cloches.

On pourrait ignorer que des maisons sont prochesOù l'on vit, où l'on aime, où l'on souffre, où l'on meurt,

Et, dans la grande paix que chaque nuit ramène,Le village, noyé par l'ombre, disparaît,Et je vais partir-seul, plein du vague regretDe rester étranger à tant de vie humaine.

(Paysages.)

PREMIER AVEU

C'est le jour du premier aveu.

Ils rêvent, les mains enlacées,Et leurs fronts se penchent un peuSous le poids de trop de pensées.

Et sans plus dire un mot, sentantUn même besoin de silence,Ils se recueillent un instant

Devant l'inconnu qui commence.

Et le soir lent monte autour d'eux.Tout émus, mais l'âme ravie,Ils viennent de passer à deuxLe seuil grave et doux de la vie.

(Paysages.)

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ANDRÉ DUMAS igb

LE PARC ABANDONNÉ

Dans le parc délaissé dont j'ai poussé la porteL'automne se prolonge, indécis et charmant.

Un peu de vie encor frissonne sur l'eau morte.

Les arbres dans le soir s'effeuillent lentement.

C'est ici qu'elle et moi, couple heureux, nous pleurâmes,Et depuis, bien des jours, bien des mois ont passé.Mais ce que deux enfants ont laissé de leurs âmes,

La suite des saisons ne l'a point dispersé.

Au fond de chaque allée un peu d'elle subsiste,

Comme un charme subtil qui ne s'efface pas.Et le soir qui descend, le doux soir mauve et triste,

Reflète encore un peu sa robe de lilas.

C'est en vain que l'absence et l'oubli me l'ont prise,Partout je la retrouve et partout je la vois.

Un peu de son parfum s'attarde dans la brise,

Et l'eau morte tressaille encore de sa voix.

(Paysages.)

LA SOLITUDE

La Solitude a des caresses

Dont seuls connaissent la douceur

Les orphelins sans grande soeur

Et les poètes sans maîtresses.

Elle sait lire dans nos yeux

Nos angoisses les plus secrètes.

Ses attentions sont discrètes.

Ses gestes sont silencieux.

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Icj6 POÈTES CONTEMPORAINS

Elle nous dit : « Soyez tranquilles,Mes bras chauds vous tiendront blottis,

Et n'allez pas, vous, les petits,Vous mêler aux clameurs des villes. »

Lorsque nous rêvons, assoupisDans une vague lassitude,

Elle marche, la Solitude,

A pas très lents sur le tapis.

Elle aime la clarté des lampes,Et parfois, quand nous travaillons,

Elle nous frôle, et nous croyonsSentir son souffle sur nos tempes.

Et les soirs mauvais et nerveux

Où le mal de vivre nous blesse,Elle baise nos fronts et laisse

Glisser ses mains dans nos cheveux.

(Paysages.)

L'ESCALE

Gars d'Audierne ou de Cancale,Ils ont aujourd'hui débarqué.Le navire dort à la cale.

Eux ils traînent le long du quai.

La nuit est lentement venue.

Ils restent, graves, à songer.Dans la grande ville inconnue

Que tout leur paraît étranger !•

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ANDRE DUMAS 197

Un mot, un regard de tendresseLeur manquent depuis si longtempsQue le besoin d'aimer oppresseLeurs coeurs de marins de vingt ans.

Alors ils s'en vont vers les filles

Qui rôdent dans le soir brumeux,Comme eux seules et sans familles,Dolentes et mornes comme eux.

Et demain dans des lits trop vastes,Pèlerins d'un monde trop grand,

. Les pauvres Bretons aux coeurs chastes

Se réveilleront en pleurant.(Roseaux.)

SEUL DANS MA CHAMBRE...

Seul dans ma chambre, où, sauf la pendule, tout dort,

Souvent, ma lampe éteinte, après un jour d'effort,Je veille à la lueur qui filtre des croisées.

D'où me viennent alors tant de douces pensées?...Le long des blancs rideaux, de claires visions

Glissent vers moi sur une échelle de rayonsEt la lune leur fait des robes de dentelle.

Ma douce rêverie, alors d'où me vient-elle?

Le silence est léger, céleste, aérien,Et ma chambre s'emplit de mystère, et plus rien

Ne reste en mon esprit de son, inquiétude.D'où peut bien me venir tant de béatitude?...

Et l'aube approche, et l'heure arrive où Ton dirait

Que nos chers disparus nous parlent en secret,

Où la paix de la nuit s'est faite si profonde

Que je crois percevoir des. voix d'un autre monde.

(Roseaux.)

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ig8 POÈTES CONTEMPORAINS

LE CIMETIÈRE DE VILLAGE

En plein village, au bord de la grand-route, autour

De l'église gothique au fin clocher à jour

D'où l'angélus matin et soir prend sa volée,

L'humble jardin des morts allonge son allée.

Enclos désert, fleuri de simples fleurs des champs,

Des oiseaux çà et là l'égayent de leurs chants.

Un christ étend les bras du haut de son calvaire.

Et pas de marbre altier ni de stèle sévère,

Mais des tertres bâtis dans les gazons épais,Où toujours ces deux mots d'espérance et de paixSe retrouvent, inscrits sur chaque tombe close :

« Ici repose... Ici repose... Ici repose... »

Et le jardin étant au coeur même du bourg,

Chaque fois que des boeufs partent pour le labour,

Que des femmes s'en vont au lavoir, que s'allume

Une forge, que tinte un marteau sur l'enclume

Ou que l'école s'ouvre aux petits, marronniers

Et platanes, le long des murs blancs alignés,Vibrent à chaque écho de la petite ville,Et les doux morts, bercés dans leur sommeil tranquillePar ces bruits familiers charriés par les vents,Ne se sentent pas trop délaissés des vivants.

Mais la nuit, quand tout dort dans le calme village,Des lueurs quelquefois glissent dans le feuillage.Le pâle clair de lune apparaissant soudain

Fait du modeste enclos un féerique jardin,Et les sentiers déserts ont des clartés étranges.Comme si, déployant leurs blancs voiles, des anges,A l'heure où tout s'est tu dans le moindre hameau,Venaient pour soulever la pierre d'un tombeau.

(Roseaux.)

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ALFRED DROIN

né à Iroyes (Aube) en 1878.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Amours divines et terrestres (Lemerre, Paris, 1901). — LeCollier à"Émeraude (Fasquelle, Paris, 1908).Le Poème ( I. La Jonque Victorieuse (Fasquelle, 1906).de la plus \ IL Du Sang sur la Mosquée (id., igi4)-

grande j III. Le Crêpe étoile (id., 1917).France [ IV. A l'ombre de Sainte-Odile (Perrin, 1922).La Triple symphonie (Perrin, Paris). — Le Songe de la Terre

(Alexis Redier, Paris). -— Les Flambeaux sur l'Autel (Firmin-Didot, Paris, ig36).

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CHINOISE AU TEMPLE

Au seuil de la pagode où brûlent des parfums,Plus pâle que les lacs argentés, sous la lune,Et plus lointaine encor que les songes défunts,Elle apparaît, parmi l'hommage des parfums.Ses pieds patriciens que la marche importuneEffleurent, sur le sol, des pétales défunts;Autour d'elle, on croit voir flotter du clair de lune.

Les ongles protégés par des- étuis d'argent,Et les sourcils pareils à la feuille du saule,Sous sa robe de moire au prestige changeant,Elle s'avance auprès des chandeliers d'argent;Son visage impassible est froid comme le pôle,Dans ses yeux noirs miroite un abîme changeant.Ses gestes ont la grâce onduleuse du saule.

Magicienne ou féé, en le rouge décor

Des panneaux rutilants et des lourdes étoffes,Elle orne ses cheveux d'une hirondelle d'or.

Son éventail d'ivoire anime le décor.

Et, pareille aux pensers qu'embellissent les strophes,Sur le papier de soie où court le pinceau d'or,Elle accroît sa beauté du faste des étoffes.

Prêtresse du mystère aux gestes solennels,

Parmi la majesté de l'ombre et du silence,

Les baguettes d'encens brûlant sur les autels,

Elle offre son hommage aux esprits immortels :

Son beau corps lentement par trois fois se balance ;

Son front touche le sol, et, devant les autels,

Sa splendeur écroulée augmente le silence.

(La Jonque Victorieuse.).

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202 POETES CONTEMPORAINS

NUIT SAIGONNAISE

La nuit sournoisement glisse sous les bambous.

La voix du crapaud-buffle et le chant du jecko,A coups multipliés martèlent le cerveau...

Tintamarre irritant des criquets dans leurs trous!

Gong immense, la plaine est résonnante; et tous

Ces bruits, cruellement répétés par l'écho,

Poursuivent la pensée inquiète, jusqu'auFond d'un sommeil étrange empli de rêves fous.

Oh! cris aigus, pareils à des clous dans la chair!

Tous les démons d'Annam semblent hurler dans l'air !

Et voici qu'apparaît,—

reptile de l'enfer,

Multiforme, le corps annelé de vertèbres,Tout gonflé de colère et de clameurs funèbres,Un dragon colossal sur le mur des ténèbres.

{La Jonque victorieuse.)

VENDREDIS D'ISLAM

Vendredis de l'Islam, jours des voluptés sages,Beaux loisirs parfumés de prière et d'encens :

L'air a plus de langueur, et, plus lents, les nuagesFilent leur blanche laine à des fuseaux luisants.

Rabat sourit, heureuse, en sa robe éclatante.Il est midi : bientôt, l'appel des muezzins,

Répondant au souhait d'une pieuse attente,Va faire résonner les créneaux sarrazins.

Vendredis musulmans! Béatitudes calmes!Le turban rituel autour du crâne ras,Les fidèles pensifs, salués par les palmes,S'en vont à la mosquée un tapis sous le bras.

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ALFRED DROIN 200

D'humbles gens : chameliers, âniers, vendeurs d'oranges,Promènent au soleil la sainte inaction;Leurs burnous ravaudés ont des loques pour franges,Mais leurs yeux sont hantés d'un sublime .raj'on.

Leur misère orgueilleuse ennoblit la lumière,La blancheur des murs nus est moins blanche auprès d'eux:

Allah soit louange ! la tâche coutumière

Ne rive plus leurs pieds à son boulet hideux.

La vie est plus légère et le coeur moins aride,L'eau des ablutions a rafraîchi les corps :

Sous le ciel lumineux qui n'a pas une ride,

L'Espérance éternelle élève ses accords.

0 Rabat! qui dira ta splendeur et ta grâce,Par les après-midi des mystiques printemps,0 perle du Moghreb que l'Atlantique embrasse,Parure du Prophète et gloire des sultans !...

LE JET D'EAU

0 cyprès, balancez lentement votre cime,

Et bercez les ramiers qui se posent sur vous,

Beaux arbres ténébreux qu'un faible vent anime,

Et remplit d'incessants remous.

0 vous, en qui l'ardeur du vieil Islam sommeille,

Faites stagner dans l'air des îlots de parfums,

Orangers opulents, fréquentés par l'abeille,

Ou par les merles importuns.

Colombes, roucoulez, roucoulez, ô colombes,

Oiseaux couleur de cendre, au sanglot musical,

Versez sur les jardins, les vergers et les tombes,

Votre chant pareil au cristal.

Page 222: Antologie de La Poesie 193....

2o4 POÈTES CONTEMPORAINS

Que le soleil scintille au marbre des allées,.

Egayé la faïence, effleure les jasmins,

Et baise tendrement les heures long-voilées,

Qui portent l'oubli dans leurs mains;

Que le printemps au front des palmiers resplendisse,

Qu'il velouté l'amande et durcisse son lait ;

Que son doigt lumineux rende la figue lisse,

Et lui donne l'odeur qui plaît!

O rameaux, déployez votre chaude allégresse,

Colombes, roucoulez ; cyprès, balancez-vous ;

O fleur du grenadier, ouvre ta robe épaisse ;

Criez, merles gourmands et fous !

Mais toi, chante toujours, chante toujours ta plainte,O jet d'eau suspendu dans ton élan brisé,

L}rs sonore, si pâle et qu'un arc en ciel teinte,Chante ton chant inapaisé.

Goutte à goutte, répands la neige sur la flamme,

Accompagne mon rêve et son mal éternel!

Chante, chante toujours, seul ami de mon âme,O jet d'eau triste et fraternel...

(Du Sang sur la Mosquée.)

PRES DU LAC NOIR

D'autres vont effeuiller les lys dans la valléeEt respirer, parmi la mollesse du jour,Languissamment, la chair plus^que l'âme troublée,

Les roses d'un fragile amour,

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ALFRED DROIN 205

Satisfaits de mêler leurs doigts et leur haleine,Le regard caressant un étroit horizon,Ils ne quitteront pas les bluets de la plaine :

Un verger sera leur prison.

Ne les imitons pas! Je sais sur la montagneUn endroit où le vent effeuille seul les fleurs,Où les bergers lointains, épars dans la campagne,

Ne font pas monter leurs clameurs.

La saison répand là ses plus vierges arômes,A des rochers aigus l'aigle accroche son nid;

Là, le rêve parcourt ses bleuâtres royaumes,Le front levé vers l'infini.

Pour toi je cueillerai les sauvages pensées,Dont Juillet à foison décore ces beaux lieux ;J'unirai savamment leurs grâces dispersées

Pour en mieux fasciner tes yeux.

Mais auprès du Lac noir, de hautes digitalesAttireront mes mains vers leur grave beauté,

Et je ferai pour toi des gerbes sans rivales,'

Avec leurs tyrses clairs, arrachés au Léthé.

(A l'ombre de Sainte-Odile.)

MAJORA CANAMUS

Alsace, je connais tes vergers et tes bois :

Ma méditation, aux pentes de tes chaumes,

A suivi tes troupeaux, dociles à la voix

Des pasteurs que le soir transfigure en fantômes ;

J'ai hanté les ravins où roulent tes torrents,

Et j'ai dû ralentir souvent mes pas errants

Pour mieux griser ma lèvre à tes rudes arômes.

Page 224: Antologie de La Poesie 193....

2o6 POÈTES CONTEMPORAINS

Je me suis enivré des crépuscules longs

Qui précèdent tes nuits, lorsque l'été commence;

Je les ai vus brunir le pied de tes Ballons,

Et, tandis que tes champs s'emplissaient de silence,

Suspendre un crêpe obscur à des guirlandes d'or :

Leurs ombres, leurs clartés m'ont parlé de la mort,

Et je me suis drapé de leur magnificence.

Tes matins ont aussi réjoui mes regards,•

Pareils aux brusques vols des colombes fidèles,

Dont le poitrail d'argent fend de vagues brouillards,Et qui vont par milliers, dans un tumulte d'ailes,

Rajeunir les sapins de leur plumage clair,De leur chant amoureux troubler doucement l'air,Et finir en baisers d'innocentes querelles.

Tes cités plus encore ont ébloui mes sens :

Leurs augustes lauriers ont fané tes lavandes,Elles m'ont enseigné de sévères accents ;Sous leurs pierres, j'ai vu sommeiller les légendes,Et j'ai vite oublié, prisonnier de leurs murs,Les sillons qu'enrichit la pointe des socs durs,Et le rouet léger des abeilles gourmandes.

Par elles, l'idéal antique m'a nourri :

Je fus l'amant dévot des amples cathédrales,Où la verrière est comme un pré toujours fleuri,Où de pâles encens déroulent leurs spirales,Où sanglote et gémit la musique parfois,Tel un dieu déchiré qui saigne sur la croixEt d'un haut cri d'espoir voudrait couvrir ses râles.

Loin d'un siècle qu'éclaire un jour débile et vain,L'Art a purifié mon coeur dans les musées ;A longs traits, je l'ai bu, le séraphique vin :

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ALFRED DROIN 2O7

Schongauer de bleu-paon a teinté mes pensées,Et Grûnewald, génie où bouillonne l'enfer,M'a montré les démons par qui règne la chair,Et le cadavre auguste aux deux paumes percées.

Mais, ô noble pays, baigné de vives eaux,Où la femme féconde est rivale des vignes

Qui surchargent de fruits leurs flexibles rameaux;Vallons harmonieux, ô collines insignes,Terre où Rome a semé le grain des justes lois;Berceau de l'avenir, protégé par la croix,Sol latin qui toujours fut promis aux plus dignes :

Ta grandeur n'apparaît tout entière à mes yeux

Que dans le calme altier où reposent mes frères;Mon plus profond amour est le fils des hauts lieux

Qu'habite la blancheur des stèles funéraires :

C'est là, dans le chaos créé par les combats,

Que je vois ce qu'ailleurs ma ferveur ne voit pas,Et que j'unis le mieux ma harpe à tes prières.

C'est là qu'ils ont vaincu, c'est là qu'ils ont souffert,

Torturés par l'acier, mais l'âme triomphante,Les pieds, les poings mordus par des ronces de fer,

Brûlant leur masque impur de leur haleine ardente :

Troglodytes affreux qui mangeaient un pain noir,

C'est là que le destin exauça leur espoir,Et leur ouvrit le ciel dans la tombe béante.

Ils dorment maintenant dans tes bras maternels ;

Tu fleuris leur repos de tristes scabieuses;

Tes plus âpres sommets sont changés en autels

Où la douleur entend des voix majestueuses ;

Alsace, ces soldats, tu les gardes pour nous,

Et c'est pourquoi je pleure et je tombe à genoux,

Et cache mon chagrin dans tes herbes pieuses.

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208 POÈTES CONTEMPORAINS

Aussi, lorsque j'aurai quitté tes bois, tes champs,

Tes matins clairs pareils à des vols de colombes,

Tes crépuscules longs qui parent les couchants,

Tes cités, tes hameaux, tes.lacs bleus et tes combes,

De tant de souvenirs, je n'en élirai qu'un :

Tes plateaux dévastés et souillés par le Hun,

Et leurs sapins mart3TS, inclinés vers les tombes.

(A l'ombre de Sainte-Odile.)

. LE PARDON

La tristesse souvent t'emplit d'un flot amer :

Lâchement, tu voudrais te coucher sur la route,Et sentir peu à peu, comme de l'eau s'égoutte,Ton inutile sang abandonner ta chair.

Mais parce qu'un beau soir suspend des fleurs dans l'air,Parce qu'un pinson chante et qu'un autre l'écoute,Sous les rameaux baignés de volupté, sans doute,Voici que dans ton âme éclot un hymne clair :

L'orgueil de ton labeur envahit ta pensée,Vers toi revient la gloire, un moment éclipsée,Homme contradictoire, infidèle à ton voeu.

Et si le vent câlin dans tes cheveux se glisse,Tu te sens envahir par un double délice :

Le baiser de la terre et le pardon de Dieu.

(Les Flambeaux sur l'Autel.)

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LEO LARGUIER

né à La Grand-Combe près d'Alais (Gard) en 1878.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Maison du Poète (Édition Stock, Paris, igo3).— Les Isole-

ments (id., rgo5).—

Jacques, poème (Mercure de France, Paris,1906). — Orchestre (Flammarion, Paris, igi4)-

— Les Ombres

Firmin-Didot, Paris, ig35).

14

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« France, mère des Arts, des Armes et des Lois. »

(JOACHIMDti BELLAY.)

Il faut marcher longtemps pour atteindre la Gloire

Et pour aller s'asseoir

Dans ce verger français qu'arrose notre Loire,Et pour souper le soir

A côté de Ronsard, de Hugo, de Racine,

Que Sophocle parfois

Visite, quand la lune, argentant la colline,Éblouit le sous-bois,

Et les grands pays bleus du ciel, et les fontaines,

Balsamiques miroirs

Des étoiles que boit dans les auges trop pleinesUn vieux bouc aux yeux noirs.

Mais, prends ce vert laurier que l'eau de la nuit glace,Encor jeune et tremblant,

Pose-le sur mon livre, et dis que c'est ma place,Et garde-moi ce banc.

(La Maison du Poète.)

L'EXCUSE

Ote ton frac... Dénoue à présent ta cravate

De mousseline blanche, amidonnée et plate.

Ébouriffe tes durs cheveux, mets ce tricot,

Et jette au feu qui s'éteignait un bon fagot,

Afin que ta veillée en soit toute dorée.

Qu'allais-tu faire à cette odieuse soirée?

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212 POETES CONTEMPORAINS

Trouve une excuse... Écris que tu ne peux venir,

Que Flaubert t'a conduit Salammbô... que sortir

Serait inconvenant, lorsque cette princesse* Te fait visite, avec son singe et la négresse

Qui porte son manteau violet, broché d'or.

Invoque ces raisons, ou bien, écris encor

Que tu n'as pu trouver au fond de ton armoire

Le grand cordon de pourpre et glorieuse moire

Et la plaque d'émail qu'un homme tel que toi

Doit accrocher sur son frac noir, ainsi qu'un roi.

Regagne ton fauteuil, rallume tes bougies,Et tandis qu'au delà de tes vitres rougiesPleurera dans le vent l'âme des vieux hivers,

Affranchi, libre et seul, tu liras de beaux vers...

(Orchestre.)

LETTRE A UN MORT

Mon ami, je suis là, tel que tu m'as laissé,Et tout est maintenant comme par Te passé...Je rentre... j'ai toujours ce manteau de ratine

Pareil à ceux que tu connus; la cornaline

Du jonc que m'apporta de l'Inde un vieil ami,

Brille, et ce vieux quartier paisible est endormi.

Un piano se tait... on ferme une croisée...

Le Panthéon a l'air tout trempé de rosée...

Il est minuit, le ciel est redevenu beau,Je rentre seul, ma main gantée à mon chapeau,A cause du grand vent d'équinoxe et d'automne.

Ainsi que tu le sais, la vie est monotone.

Ce que j'ai fait? Rien! presque rien... et je redis

Des vers de cette voix qui te plaisait jadis,De cette voix blessée, ardente et si navrée,De ma voix nostalgique, embrumée et dorée.

Page 231: Antologie de La Poesie 193....

LÉO LARGUIER 2]3

J'ai toujours l'air d'un exilé, toujours banni,

Qui se complaît au fond d'un exil infini.

Mon coeur que je croyais bridé semble revivre,

Cependant... Ce miracle inespéré m'enivre.

Je suis si vieux! Elle a vingt ans... tiens, l'autre soir,Comme un arbre mouillé sur le bois d'un banc noir,Le ciel bleu s'égouttait... Nous allions tous deux... Elle,Entre les flaques d'eau, claire; rieuse et belle,Semblait paître un troupeau de ramiers blancs, et moi,J'étais pareil à Beethoven, tremblant d'émoi,Avec son gros manteau d'une forme ancienne,

Lorsqu'il allait, offrant, sur le Prater de Vienne,Son bras à Bettina Brentano!...

— Pauvre mort,C'est tout... L'air est mouillé... Nous attendons encor

Un hiver froid... tantôt, sur les quais de la Seine,Un arbre abandonnait une dernière graineSur le chemin dallé qui s'enfonce sous l'eau...

C'est tout... Jene sais rien... Le monde est triste et beau...

(Orchestre.)

VOYAGEUR ALTERE

Voyageur altéré, d'une eau A'ive je rêve

Et n'ai plus soif lorsque j'arrive au bord du puits ;

J'ai faim et j'ai sommeil, et jamais je n'achève

Ni le pain qu'on me sert, ni mes rapides nuits.

Printemps, n' êtes-vou s beaux qu'au déclin des automnes?

Pour croire au Paradis, faut-il qu'il soit perdu?...

Heureux qui peut goûter les bonheurs monotones

Et l'insipide fruit qui n'est pas défendu!...

(Les Ombres.)

Page 232: Antologie de La Poesie 193....

2i4 POÈTES CONTEMPORAINS

ROMANTISME

a II se fit tout à coup le plus profond silence

Quand Georgina Smolen se leva pour chanter... »

(ALFREDDEMUSSET.)

Miss Georgina Smolen!,.. Depuis longtemps je pense

Au salon romantique où, dans un grand silence,

Vous vous êtes levée et vous avez chanté.

J'imagine une nuit vers la fin de l'été.

Une odeur de jardin et d'orage pénétre,Car il vient de pleuvoir, par la porte-fenêtre.Sur le seuil de la pièce et le perron mouillé

Un vieil acacia luisant s'est effeuillé.

Autour du pavillon caché dans le branchage,

Passy dort doucement ainsi qu'un vrai village,

Non loin de là, Balzac, fiévreux et décoiffé,

Interrompt un roman pour faire son café.

Madame Récamier est encore divine. »

On pourrait saluer Monsieur de Lamartine

Qui saute d'un coupé verni sur le trottoir

Du Théâtre-Français, gants blancs et habit noir,

Rayonnant comme un lord qu'aimerait une reine...

Au parc de son palais, malgré la nuit romaine,

Chateaubriand, en frac d'ambassadeur, est lasDe son coeur, de ses jours, du monde, des galas,Des ministres, du Roi, des affaires, de Rome...Parmi les invités, j'aperçois un jeune hommeAu milieu d'un sopha, près de la porte, et c'est

Elégant, négligé, rêveur, le cher MussetAvec ses blonds cheveux et son grand coeur de cire...

Page 233: Antologie de La Poesie 193....

LEO LARGUIER 210

Votre nom, tout pareil à ceux du vieux Shakspeare,Dans la demi-clarté des lampes^ votre voix

Célébrant un déclin d'automne sur les bois,

Ou la bruyère en fleurs sous la lune mystique,Vos perles, vos pâleurs d'Anglaise poétique,

Mince, dans une robe à large falbala,

Je ne sais rien de vous, Georgina, que cela,

Mais vous êtes pourtant, diva mélancolique,

Debout, dans ce salon bourgeois et romantique,Une écharpe d'azur sur votre sein nacré,

Ce que de tout ce temps mon coeur a préféré!

(Les Ombres.)

LE MAGISTERE

Minuit !... L'écritoire...

Sous ma lampe encor,

Je scrute un grimoire.

Suis-je un faiseur d'or?

Des dictionnaires...

Ai-je enfin trouvé

Ces électuaires

Dont on a rêvé?

Savant Spagyrique,

Ai-je murmuré

La glose mystique,Le chiffre sacré :

« Veille à l'athanor...

De quatre à trois un...

Mais c'est deux encor...

Le nitre et l'alun...

Page 234: Antologie de La Poesie 193....

2lu POÈTES CONTEMPORAINS

« Prends la plante humaine

Aux pieds du pendu,Le sang de la reine,

L'argent vif fondu...

« Le diable et l'apôtre...L'arsenic maudit...

La Substance et l'Autre,

Et je t'ai tout dit! »

Par ce minuit triste,

Si je ne suis pasLe docte alchimiste

Devant ses matras,

Rêveur solitaire,

Avec passion,J'ai tenté de faire

La transmutation.

J'ai pris quelques larmes,Une vieille fleur,Mon coeur, ses alarmes,Sa grande douleur,

La Nuit, le Silence,Ces deux élixirs,La plus pure essence

Des chers souvenirs, •

Et, de l'encre sombre,Il m'a bien semblé

Que montait dans l'ombre

Un vers étoile!...

(Les Ombres.

Page 235: Antologie de La Poesie 193....

LEO LARGUIER 217

LE VENT LARGUIER

Un vieux pêcheur me dit sur ce port, l'autre année,

Que mon nom de famille était celui d'un vent

Qui souffle quelquefois en Méditerranée...Moi! cet homme toujours à sa table écrivant,Avec ses yeux brûlants et sa tempe fanée!...

Le nom d'un vent marin à qui veilla si tard,Courbé sur son papier, raturant une page,.Suivant la règle étroite où nous enferme l'art;Sauf le' sien, ô bonheur, ignorant tout naufrage,Et sauf pour quelque étoile ignorant tout départ!...

Je n'ai pas le désir de ces embarcadères

Aux odeurs de goudron, de paquebot, de port;Je laisserais voguer les plus belles galèresSans les accompagner d'un souhait, car le sort

N'est pas soumis au gré des brises étrangères.

Sensible seulement à ce qui vient du coeur,

C'est en fermant les yeux que je fais des voj^agesPlus longs, plus périlleux que le navigateur,Et c'est en moi que sont les plus chers paysages,Sous l'azur immobile et le ciel migrateur.

J'ai mon climat, mes bois et ma géologie,Mes étoiles, ma flore et mes quatre saisons,

Ma nuit tour à tour sombre, argentée et rougie,Un village où l'on voit, des dernières maisons,

La Chartreuse isolée où je me réfugie.

Comme la France, j'ai mes pics et mes glaciers,Mes hauts plateaux déserts, mes Cévennes natales

Aux sobres oliviers, aux pourpres arbousiers,

Où des rocs foudroyés sourdent les eaux lustrales,

Où les bergers pensifs ont l'air de vieux sorciers.

Page 236: Antologie de La Poesie 193....

2l8 POÈTES CONTEMPORAINS

J'ai mon Occitanie et ma molle Touraine,

Mes arides coteaux étages et vermeils

Aromatiques, secs, parcourus d'une haleine

Qui sent le muscat noir, l'étang, les grands soleils,

Le cyprès, le laurier, le thym, la mer prochaine.

J'ai vos tièdes zéphyrs, automnes angevins

Qui sucrez doucement la prune sur la branche ;

Je suis aussi soumis aux régimes alpins,

Et ce dernier hiver, une forte avalanche

Dévasta pour longtemps érables et sapins.

J'ai de riches couchants aux lumières bénies

Sur des pays de bois et d'abîmes, des soirs

Aux vapeurs bleuissant les plaines infinies;

De ces déclins de jour chargés de désespoirsMais solennels ainsi que des cérémonies.

Et je n'ai pas besoin d'aller vers l'archipel,Ni vers ces horizons où brille une autre étoile;Tu ne me tentes pas, chaleur d'un autre ciel,Et je mourrai sans voir comment s'enfle la voile

Aux souffles inconnus de ce vent fraternel!..

(Les Ombres.)

LORSQUE D'UN PEU D'ARGENT...

Lorsque d'un peu d'argent notre tempe est fleurie,Nous'entrons doucement dans cette confrérie

Qui laisse les galants s'ébattre aux carrefours;On s'assied sur un banc où viennent, par bouffées,Des airs qui font danser les filles décoiffées,Et Ton effeuille alors la vieille fleur des jours,

Page 237: Antologie de La Poesie 193....

LEO LARGUIER 219

Criblé de lampions, un arbre obscur palpite.Juché sur des tonneaux, l'orchestre précipiteOu ralentit les pas des couples qu'il conduit.Lise a de beaux bras nus, Rose est blonde... qu'importe?On est un peu pareil à qui, fermant sa porte,

Contemple à la croisée une très belle nuit.

Tout s'éloigne... On sourit dans cette ombre apaisée.

Allégresses, fraîcheurs des matins de rosée,Éternels désespoirs qu'un instant consola,Fêtes où Ton valsait... tout s'éloigne et s'épure,Et souriant encor sans tristesse, on murmure :

« Ce n'était que cela, mais c'était tout cela!... »

LES BEAUX FANTOMES

Vas-tu longtemps encor pleurer cette infidèle?

Nulle ne posséda cet ambre ou ce carmin...

Elle était... — Je connais la romance, et, sans elle,

Toute nuit est funèbre et chaque jour est vain!...

Tu me crois inhumain et fait de telle sorte

Qu'aucun charme à présent n'a de pouvoir sur moi?

Non, mais je fus toujours sauvé par une morte

Quand il m'est arrivé de souffrir comme toi.

J'ai tour à tour aimé l'Eurydice d'Orphée;

Phryné, nue au Soleil devant le tribunal;

Viviane, Mélusine et M organe la Fée;

Hélène aux blonds cheveux ceints du bandeau royal;

La Reine de Saba; la Reine de Palmyre;

La Sibylle aux yeux verts, la Druidesse aux bras blancs ;

Et Médée à l'avant du fabuleux navire

Foulant la Toison d'or de ses pieds indolents...

Page 238: Antologie de La Poesie 193....

220 POETES CONTEMPORAINS

La Danaïde lasse et trempée Amymone;

Chloé, sous les arceaux d'un amandier fleuri;

Sous un cyprès thébain la farouche Antigone;Sous un pommier normand, Madame Bovary;

Dans une satrapie asiatique et fauve,

Roxane qui voyait, quand la ville s'endort,

Alexandre le Grand au seuil de son alcôve,

Nu comme un Immortel avec son casque d'or;

Les comtesses des Baux, et. Béatrice, et Laure

Que Pétrarque entrevit aux vêpres d'Avignon;Je me suis enivré, sous le noir Sycomore,De la rose tombée, à minuit, d'un chignon...

Il est beau de n'aimer qu'un songe et qu'une image.Ta fugitive n'est que cela pour toujours.— Nolli me tangere,

— murmurait un vieux sage,Est peut-être le mot des plus nobles amours;

Et quand tu dis : Marie, Agathe, Rose, Alice,

Pourquoi serais-tu donc de m'entendre étonné,Te répondre : Circé, Judith ou Bérénice,

Héro, Penthésilée, Atalante, Daphné?...

(Inédit en librairie.)

Page 239: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE MARY

né à Châtillon-sur- Seine (Côte-d'Or) en 1880-

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Symphonies pastorales (igo3). —- Les Sentiers du Paradis

Sansot, 1906).— Le Cantique de la Seine (Émile-Paul, Paris,

1911). -— Les Rondeaux (Firmin-Didot, Paris, 1924). -*—Poèmes

(1903-1928), édition collective (Firmin-Didot, 1928). — Le LivreNocturne (Pichon, Paris, ig36).

Page 240: Antologie de La Poesie 193....
Page 241: Antologie de La Poesie 193....

ODE A LA SEINE

Je ne chante en mes vers les vieux fleuves cornus

Aux barbes limoneuses,

Que les Anciens voyaient émerger, dieux chenus,Des ondes poissonneuses;

Je ne chante non plus ces fleuves qui s'en vont,

Orgueil des Amériques,Sans formes et sans bords, vers l'Océan sans fond,

Sous des cieux chimériques ;

Mais je veux honorer le beau fleuve gaulois,La douce et claire Seine

Qui seule sait parler à mon coeur d'une voix

Divinement humaine.

Que ce soit au printemps aux portes de Paris,

Où la Marne tardive

Te rejoint au milieu des cent vergers fleuris

Qui parfument ta rive ;

Que ce soit sur ces quais vénérés où je peux,

Quand le soir me délivre,

Flâner loin des tracas, près des palais pompeux,

Le front sur quelque livre;

Ou monté sur le pont de tes légers bateaux,

Quand l'air se rassérène,

Et qu'il fait bon de loin contempler les coteaux

De Sèvre et de Surêne;

Page 242: Antologie de La Poesie 193....

224 POÈTES CONTEMPORAINS

Ou bien encor dans la cité du vieux Rollon,

Du haut de la falaise

D'où l'on vit les Vikings pousser sous l'aquilon

Leurs barques de mélèze ;

Je te retrouve, ô Seine, et chacun de tes flots

Me reflète un visage

Cher à mon coeur, me peint la prairie et le clos

Et m'apporte un message;

Et j'admire comment, fille du chevrier

Et de la bûcheronne,

Tu sus au blanc troène unir le noir laurier

Pour former ta couronne,

Captiver sûrement le coeur des grands, pour prixDe ton simple sourire,

Et te faire sacrer princesse de Paris

Et reine de la Lyre ;-

Toi qui, dans le ravin creusé par les charrois,Dormais sur les fougères,

Tu vas ressuscitant l'âge heureux où les rois

Épousaient les bergères.

Que sied bien à ton front gracieux et savant

Le bandeau que tu portes !

Quelle est ta majesté quand tu passes devant

Ces palais et ces portes,

Que dressa sur ta route un peuple aimé des dieux,Dans sa reconnaissance

Voulant te témoigner et son amour pieuxEt sa magnificence.

Page 243: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ MARY 225

Mais te dirais-je, ô claire enfant de la forêt,Douce bohémienne,

Si ta gloire me flatte, amie, et m'apparaîtUn peu comme la mienne,

Rien ne me charme autant que de me rappelerTa cotte dégrafée,

Ton bras frais, tes yeux bleus et ton naïf parlerDe paysanne-fée;

L'aimable pays vert où tu fis follement

L'école buissonnière

A travers pont de planche, écluse, empellement,Lavoir et cressonnière.

Vous l'ignorez, enfants de la grande cité,La rivière mignarde

Où du matin au soir le bleu ciel argentéS'admire et se regarde,

Pauvres enfants qui ne connaissez pas nos jeux,Nos charmantes ressources

Aux prés pleins de coucous et dans ces bois rocheux

Où s'égouttent les sources.

Comme vous ignorez les fleurs aux jolis noms,

Le bief où.vont les canes,Et les sureaux poudrés dont nous nous façonnons

Sifflets et sarbacanes.

La Seine n'est pas là ce fleuve au flot dormant,

Aux circuits d'une lieue,

Roulant au loin ses larges eaux, seul ornement

D'une morne banlieue.15

Page 244: Antologie de La Poesie 193....

226 POÈTES CONTEMPORAINS

Elle n'a pas encor menacé d'engloutirDans ses eaux profanées,

Pour l'affreux châtiment et pour le repentirDe nos villes damnées,

La nouvelle géhenne où l'homme des faubourgsPâtit et s'humilie,

Où dans l'âge du Lucre ont bâti leurs séjoursLe Crime et la Folie;

Elle n'a pas miré les haines, les rancoeurs,Le meurtre et le pillage,

Ni les blêmes noyés que les lourds remorqueursTraînent dans leur sillage.

Tout au plus le Désir vint s'asseoir, pâtre errant,Sur la muette berge,

A l'heure où la servante allume en soupirantLa lampe de l'auberge.

La Tristesse d'aimer pour bercer son souci,Détacha de la rive

Et poussa dans les joncs sous un jour adouci

Une barque plaintive.

Écoute, pâle enfant de la vaste cité,La prière idolâtre

Qu'un jour, devant le fleuve à sa nativité,Je fis à ta marâtre :

« Semblable à ce ruisseau, je vais à toi, Paris,0 princesse hautaine,

« Je t'apporte mon coeur ingénument épris,Pur comme une fontaine.

Page 245: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE MARY

« Ne me repousse point, Paris, mais, s'il te plaît,

Baigne-moi de ton ombre,« Mêle à mon jeune feu quelque sombre reflet,

O ville aux toits sans nombre! »

Et maintenant je dis \ « Lorsque colonne et tour,O Louvre, ô Notre-Dame,

« Auront profondément imprimé tour à tour

Leur image en mon âme,

« Et que mon coeur fera dans l'ardeur de ses bonds

Cette belle musique« Que fait l'onde brisée aux piles de tes ponts,

O fleuve magnifique,

« Je te suivrai joj^eux, comme toi fier et fort,

Jusqu'au bout de ta course,« Jusque dans l'océan ténébreux de la mort

Et fidèle à ma source. »

(Poèmes, 1903-1928.)

A UN JEUNE MARIE

Qu'aux premiers rais jouant sur ton mur où se plaîtLa vigne torse et blonde et grimpent rose et lierre,

Quelque sittelle familière

Vienne heurter du bec le rustique volet.

Alors ta jeune épouse à la taille d'abeille

Dénouera doucement ses bras frais de ton cou,

Et vous entendrez tout à coup

Fredonner au plafond la mouche qui s'éveille...

Page 246: Antologie de La Poesie 193....

2 28 POÈTES CONTEMPORAINS

Par la chambre endormie et pleine de tiédeur,

Tu marcheras pieds nus jusqu'à cette croisée

Qui s'ouvrira dans la rosée

Sur le jardin que baigne une suave ardeur.

Ébloui, tu verras les pommiers verts et roses

Étirer leurs rameaux dans un brouillard légerEt les rames du potager

Briller de l'eau des nuits qui perle aux fleurs décloses.

Regagne alors ton lit où se rendort Lison :

Ne ferme ta fenêtre et ne rouvre ta porte

Que quand l'aurore sera morte

D'avoir soufflé tous ses parfums dans ta maison.

(Poèmes, 1903-1928.)

PETIT BERGER DE CALYDON

Petit berger de Calydon,Je n'ai qu'une flûte d'écorce :

Un vieux pâtre à la jambe torse,Un soir d'été, m'en a fait don.

J'ai pour tout bien une massue,Ma panetière et mon couteau,Mon temple est le haut boqueteau,Mon autel la pierre moussue.

Le dieu que j'adore en secret,C'est le jour qui dore les marbres.Le vent qui chante dans les arbres,Le ru qui court dans la forêt.

Page 247: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE MARY 22C

Dans la bête qui s'agenouilleJ'ai surpris un regard humain :Je puis être changé demainEn hibou, lézard ou grenouille.

Près de la grotte où je m'assoisJe sais qu'une oreille m'écoute,Et qu'un oeil s'allume sans douteLe soir dans les feuilles des bois.

Je n'apporte en ma houppelandeLe faon ou l'agneau nouveau-né ;

Pan, je ne t'ai jamais donné

Le sang ni la chair en offrande,

Pour tout hommage et tout encens,O dieu fait à ma ressemblance,O père, agréez mon silence,Ma flûte et mes voeux innocents.

RONDEAU DES PETITS ENFANTS

PRISONNIERS DE L'HIVER

En ces mois noirs, errant par sentes et chalées,Nous ressentons aux mains chauboulures, onglées,Et tout autour de nos oreilles les pinçonsDe la bise aigre, encependant que nous paissonsDe faînes et calots et prunelles gelées.

Ou bien, le soir, devant les flammes enroulées,

Sur sellettes de bois sommes petits garçons,

Frileux, encoquillés si comme limaçons,

En ces mois noirs.

Page 248: Antologie de La Poesie 193....

23o POÈTES CONTEMPORAINS

Quand orrons-nous subler fauvettes et quinsons?

Las! ne reverrons-nous le temps des béniçons

Ou bien tant seulement le lundi des roulées.

Le vert bois, la prairie aux rives glaïolées?Enfantelets petits, c'est à quoi nous pensons

En ces mois noirs.

LES TEMPS SONT ACCOMPLIS

Les temps sont accomplis et Satan se révèle :

L'autel est profané, le temple est aux marchands,

La Laideur règne avec les fous et les méchants,

La louange payée et la faussé nouvelle.

J'ai semé mon froment et lié ma javelle :

Bon Bruit se tait; Largesse a pris la clé des champs.Le siècle n'a souci de moi ni de mes chants,

'

Non plus que d'un méseau hochant sa tartevelle.

Des prud'hommes jadis l'enseigne et le guidon,

Résigne-toi, poète, à ce noir abandon;Rends mépris pour mépris et garde tes hommages.

Servant d'un culte mort dans un monde ennemi,Ne chante qu'à mi-voix et pour toi seul, parmiLes marbres écroulés et les saintes images.

(A.eLivre Nocturne.)

Page 249: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS PORCHEt.

né à Cognac (Charente) en 4877.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

A chaque jour (Cahiers de la Quinzaine, Paris, igo4).— Au

loin... peut-être (Mercure de France, 1907). — Humus et pous-sière (id., igi 1). — Le Dessous du Masque (Nouvelle Revue Fran-

çaise, 1914)- —' Nous, poèmes choisis (N. R. F., 1915). — Les

Commandements du Destin (Émile-Paul frères, Paris, 1921). —

Sonates (id., ig23).— Vers (Flammarion, Paris, 1934).

Page 250: Antologie de La Poesie 193....
Page 251: Antologie de La Poesie 193....

LA PETITE VILLE

La ville où je naquis, un fleuve étroit l'arrose;L'eau coule sous le pont comme une claire prose,Et mire honnêtement dans son calme miroir

Et le doit et l'avoir :

Elle enregistre un arbre, un mur sur son passage,Et fait ainsi l'addition du paysage.

La ville où je naquis a de petits pavés

Carrés, durs, enfoncés, cimentés dans la terre,Tous proprets et contents d'être si bien lavés,Et blâmant le caillou qui roule, solitaire.

Le clocher, par-dessus le poste de l'octroi,

Regarde avec effroi

Un chemin qui longe une vigne.Il s'inquiète, il lui fait signe :

« Reviens donc! » Mais le fou ne l'entend même pas,Et disparaît au haut des collines, là-bas...

NOTRE PARIS

Qui n'a pas vu Paris en avril, à midi,

Quand, d'un joli geste hardi,

Rejetant le manteau fourré qui l'emmitoufle,

La Beauté livre au vent qui souffle

Son cou de linot étourdi;

Qui n'a pas entendu le fifre

Du faune citadin,

Quand, d'un doigt frileux encore, il déchiffre,

Sur le banc mouillé d'un jardin,Son premier air

Où s'attarde un dernier frisson d'hiver;

Page 252: Antologie de La Poesie 193....

23/| POÈTES COÎSTEMPORAJKS

Qui n'a pas respiré cette minute aiguë

Comme la jeune feuille,

Où dans l'amour survit une enfance ambiguë,

Virginité de l'an qu'on cueille;

Qui n'a pas vu les toits du Louvre^

Quand, par les clairs matins, ils font,

Sous le tendre azur qui les couvre,

Un bloc d'un azur plus profond;

Alors l'aiguille d'or

De la Sainte-Chapelle

Rappelle,Clouant au sol Raris vermeil,

Un trait planté par le soleil,

Qui vibre encor;

D'un pont comme d'une avant-scène

L'oeil suit la courbe de la Seine,

Au loin, dans un brouillard si bleu

Que le travail grinçant des grues,Comme alentour les cris des rues,

Tout semble un jeu;

Qui, nulle part ailleurs mais à Paris, vous dis-je,Avec sa belle amie au bras, n'a confondu

Le doux émoi de vivre avec le temps perdu,Ne peut comprendre le prodige

De la grâce à la force unie,Ce je ne sais quel feu voilé : notre génie

Autrefois j'adorais Paris comme une femme,D'un amour de jeune homme émerveillé, soumis :

L'expérience ensuite et la douleur ont mis

Sa fièvre dans mon corps, son âme dans mon âme;

Page 253: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS PORCHE 235

Où que j'aille aujourd'hui, je le sens dans ma chairBattre comme le pouls de ma vie elle-même;Ma pensée est un grain de la moisson qu'il sème,Et c'est comme l'honneur de mon nom qu'il m'est cher.

Et, derrière Paris, tout au fond de mon être,Une vigne verdit au soleil, dans un coin,

Et, sous le pampre translucide, une fenêtre

S'ouvre, et l'on voit la mer d'un gris d'argent, au loin

(Nous.)

L'ARRÊT *SUR LA MARNE

(Fi-agmenls)

«... Le samedi soir après Vturbin

L'ouvrier parisien... »

A quel sort splendide étais-tu promise,Absurde chanson?

Un choeur de soldats te jette au buisson :

Leur col dégrafé montre leur chemise ;

Poussiéreux ils vont, des pieds aux képisBlancs comme des murs récemment crépis.

Tous, ayant la face en craie .

Qu'ont les vieux talus meurtris,

Ils sont bien l'image vraie

Du sol qui les a pétris.

Que pensent-ils en marchant?

Ceux que voici, dont le corps tangue,

Un vieux mégot

Collé sur le bout de leur langue,

Parlant argot,

Page 254: Antologie de La Poesie 193....

236 POÈTES CONTEMPORAINS

Songent comment dans les fabriques,

En une nuit,

Les halls de fer, les murs de briques

Ont tu leur bruit...

D'esprit plus lent, de peau plus dure,

Par le soleil et la froidure

Hâlés, gercés, et lourds de pas,Ceux que voilà ne chantent pas.

Ils se souviennent qu'au villageLe tocsin un soir a sonne"

Avant qu'un premier attelage

N'.ait rentré le blé moissonné.

Trois fois, comme ils lisaientfun acte

Lorsqu'ils devaient le revêtir

De leur signature compacte,Ils ont lu l'ordre de partir.

Ayant compris, nul ne sourcille.

Chacun a rangé sa faucille,-Mais tous, ce soir-là, sous les draps,Ont pris leurs femmes dans leurs bras.

A l'aube, ils ont fait à l'étable

Un long dernier tour en sabots,

Compté des écus sur la table,

Puis, lavés, rasés, brossés, beaux,

Tous, paysans de pleurs avares,Par les mêmes sentiers herbeux

Où naguère ils menaient leurs boeufs,Ils s'en sont allés vers les gares.

Page 255: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS PORCHE 207

C'est un peuple entier qui marche au combat,D'un seul coeur, les gradés, les hommes,

Même pipe et même tabac,Tout notre passé, tout ce que nous sommes.

Petits patrons, artisans, tout le flux

De la boutique et de l'échoppe,Et l'oeil presbyte et l'oeil myope,

Les longs, les trapus, les secs, les joufflus,

Ceux de l'établi, du comptoir, de l'enclume,Les instituteurs, les curés,Les mous, les vifs, les mesurés,

Apprentis es arts, clercs et gens de plume,

Basoche et barreau, tous les bidons pleins,L'arme pendue a la bretelle,Valets suivant leurs châtelains,

Députés suivis de leur clientèle,

Hobereaux boudeurs, bourgeois casaniers,

La fleur, le dessus .des paniers,Blanc ou gris le sel des provinces,

Notre sang, du sang, ah! vraiment les Princes...

C'est notre moisson dressée en faisceaux,

Les dons heureux que nos marraines

Ont en riant sur nos berceaux

S.emés comme au vent de légères graines.

Présents à l'appel tous nos feux sacrés :

L'invention, la main habile,

Les doigts par le goût inspirés,

La vertu sans hargne et l'ardeur sans bile.

Page 256: Antologie de La Poesie 193....

2o8 POETES CONTEMPORAINS

Présent le respect tout romain du droit,

Le fin bon sens lucide et froid

Des vieux légistes et du Code,

Qui dépouille, abrège, épure, accommode.

Présent le ton cru de nos fabliaux,

La Fontaine et l'esprit des bêtes,

Qui nous ont dit que déshonnêtes

Sont toujours les loups avec les agneaux.

Présents tous les fruits de notre espalier :

Cet air noble et partout à l'aise,

Ce tour épique et familier

Qu'a depuis Roland la geste française.

Présents à nos poings redresseurs de torts

La lance et l'écu, sauvegardeDes faibles traqués par les forts,

Présent Saint-Michel sous notre cocarde.

Pays d'en deçà, d'au delà la Loire,Tous les accents, tous les patoisNe font plus qu'un souffle, une voix :

Le grand cri jeté par mille ans de gloire.

Comme des moellons dans un ciment dur

Noyés confondent leurs arêtes,Un seul vouloir conjoint les têtes,

Tous les corps soudés ne font plus qu'un mur.

En avant d'un bloc pour le seul travail

Des fusils et des baïonnettes,Pour qu'autour de notre bétail

Revolent demain les bergeronnettes.

(Les Commandements du Destin.)

Page 257: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS PORCHE 20g

PRÉSENCE DES MORTS

(1914-1918).

Morts guêtres, morts roulés dans votre pèlerine,Vous avez imposé silence aux horizons.

Cet écho qui longtemps pesa sur les maisons,

Que l'on sentait comme un genou sur sa poitrine,Vous l'avez, dans le sang, sous l'amas de vos corps,Étouffé.

Mes amis, vous étiez jeunes, forts.

Purs des affronts du temps et de la maladie,Vous avez pénétré d'une marche hardie

Dans le monde invisible en poussant des clameurs.

Non, non, lorsqu'on franchit d'un tel élan les portes,On n'est point de ces morts fatigués et dormeurs

Qui traînent au tombeau des âmes déjà mortes!..

Engouffrés sous la voûte obscure, dès le seuil,Morts dédaigneux du lit et même du cercueil,

Criant : « Présent! présent! » d'une-voix enrouée,

Tout étourdis encore et tous chauds des combats,

Vous avez dépouillé vos formes d'ici-bas,

Comme on jette aux buissons une loque trouée;

Et regroupant soudain, au pied du sombre mur,

Vos rangs d'où sont bannis les faibles et les lâches,

Vous avez, éblouis des traits d'un autre azur,

Entre vos légions distribué les tâches.

Morts actifs, morts puissants, martyrs transfigurés,

En vain je vous cherchais dans la brume flottante,

Dans les couleurs du deuil, du regret, de l'attente,

Dans les feuillages roux et les sons murmurés ;

Page 258: Antologie de La Poesie 193....

240 POÈTES CONTEMPORAINS

Mais dans tout ce qui germe, aspire, monte, lutte,

Dans l'ardeur de la sève et non pas dans sa chute,

Dans le dur grain de blé des semailles d'hiver,

Et, par delà ces bois, dans les bruits de la ville,

Dans les bonds du marteau, dans le hall qui profileAu ras d'un sol lépreux sa carcasse de fer,Dans les sifflets des trains qui traversent les fleuves,Et plus loin, vers le nord, dans l'éclat émouvant

Que prend sous le ciel gris un mur de briques neuves,

Ici, là-bas, partout, dans le soleil levant,Je vous retrouve, amis, je vous vois, je vous touche...

Et pourtant mon chagrin n'en est pas consolé.

Hélas! vous poursuivez votre destin farouche,Et votre ancien visage est à jamais voilé.

Morts vivants, morts présents, pardonnez-moi, je pleureVos fronts que j'ai connus, vos regards, votre voix;Mon coeur dans la maison rêve à ce qui demeureDe vos pas effacés et des jours d'autrefois.

(Les Commandements du Destin.)

CLIMAT DU BONHEUR

Je poursuis le songeArdent et buté

Du frelon qui plongeEt qui pèse et bougeAu coeur d'un lis rougePar un jour d'été.

Qu'importe à sa faim si les prés sont verts.Si là-bas l'écorce est rugueuse ou lisse !

Page 259: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS PORCHE 24 I

Pour lui l'univers

Tient dans ce calice :La terre et les cieux n'en sont que les bords :

Ainsi de ton corps...

Les grands arbres muets paraissaient nous attendre,Le miel d'un long savoir coulait dans leur parfum,Nous vivions avec eux dans une amitié tendre

Comme de verts rameaux issus d'un tronc commun.

Nos sorts semblaient pareils : le même afflux de sève

Poussait au ciel leur tige et soulevait mon rêvé

Quand ma jambe en marchant effleurait tes genoux;Le même rythme heureux qui balançait tes hanches

Berçait contre l'azur la haute mer des branches;

Les frissons des taillis se prolongeaient en nous;

L'imperceptible chant de la brise dans l'herbe,

Un murmure d'abeille au coeur d'un liseron

Prenaient dans notre vie un son grave et superbe;Parfois il arrivait qu'un vol de moucheron

En traversant notre âme amplifiait ses ondes

Jusqu'à faire crier nos racines profondes;

Alors, soudain, tremblants sous les chênes épais,

Surpris, presque effrayés de leur forte ossature,

Nous nous sentions près d'eux de chétive nature,

Privés de leurs loisirs et de leur vaste paix,

Plus courbés sous l'Esprit qui souffle dans nos têtes

Que le front des forêts au milieu des tempêtes.

(Sonates.)

16

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2^2 POÈtËM CONTEMPORAINS

« JE ME SOUVIENS »

(Devise de .la ville de Québec).

Sur vos pieds, sur vos skis, en carriole, en luge,

Hommes de Dieu, Noés de cet autre Déluge,

Venez du fond des temps, témoins d'un long procès,

Curé de la paroisse, aumônier du refuge,

Sortez de vos tombeaux, dites, devant le Juge,

Par quel sanglant miracle on parle ici français.

Comme autrefois, bravant les remous des rapides,

Bréviaire au col, pagaie au poing,

Venez, moines bottés, jésuites intrépides,L'étole ou le fusil en travers du pourpoint.

Et vous, filles, remparts des anciens diocèses,

Qui cachiez sous vos saints habits

Les feuillets manuscrits des grammaires françaises,

Venez, nonnes sans peur, indomptables brebis.

Et vous, simples laïcs, racontez vos enfances,

Les classes dans les bois en dépit des défenses,

Les vieux mots épelés, repris ensuite en choeur,Racontez les sursauts d'une race meurtrie,Les ruses, les détours de son esprit moqueur,Et ce culte poignant qu'elle garde en son coeur

Aux souvenirs lointains de l'ancienne patrie.

La feuille de l'érable, au déclin de l'été,Se teint de pourpre et d'amarante.

Elle est l'emblème ici de ta fidélité,Charente d'outre-mer, invincible Charente.

(Vers.)

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JULES ROMAINS

né à Saint-Julien-Chapleuil (Haute-Loire) en 1885.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

L'Ame des Hommes (Bibliothèque de la Société des Poètes

français, Paris, igo4). — La Vie unanime (Abbaye, 1908 et Mer-cure de France, igi3). — Premier Livre de Prières (Vers et prose,1909). — Un Être en Marche (Mercure de France, 1910). — Odeset Prières (Mercure de France, igi3 et Nouvelle Revue Française,1923). — Europe (Nouvelle Revue Française, 1916). — Le

Voyage des Amants (Nouvelle Revue Française, 1920). —-Amourcouleur de Paris (Nouvelle Revue Française, 1921). — Chants desDix années (N. R. F., 1928). — UHomme blanc (Flammarion!937)-

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LES MARCHANDS

Les marchands sont assis aux portes des boutiques ;Ils regardent. Les toits joignent la rue au ciel.

Et les pavés semblent féconds sous le soleil

Comme un champ de maïs.

Les marchands ont laissé dormir près du comptoirLe désir de gagner qui travaille dès l'aube.

On dirait que, malgré leur âme habituelle,Une autre âme s'avance et vient au seuil d'eux-mêmes,Comme ils viennent au seuil de leurs boutiques noires.

Ils voudraient simplement respirer et s'asseoir.

On les voit au bord des maisons, de loin en loin.

Ce sont des gens qui prennent l'air. Il n'y a rien.

Pourtant tout le long d'eux, tout le long du trottoir,

Quelque chose s'est mis à exister soudain.

(La Vie unanime;)

CHANSON DE VILLE

Lorsque la ville est triste et qu'elle sent pleurer

Plus d'hommes dans son coeur que les jours ordinaires,

Quand les camelots gèlent aux portes cochères,

Quand les fers des chevaux glissent sur les pavés,

Quand, par petits coups, les pelles des cimetières

Sapant sa grande joie tâchent de l'effondrer;

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246 POÈTES CONTEMPORAINS

La ville fait semblant d'être joyeuse, et chante.

Elle crie au soleil : « Vois, je suis bien contente. ;

Je me fatigue, j'ai sué tout ce brouillard;

Mais j'épargne du temps et des forces pour rire. »

De sa voix populeuse elle se met à dire

Une chanson qu'un de ses hommes a trouvée

En regardant un soir la lune se lever.

Un air naïf, une très pauvre mélodie,

Juste de quoi souffler sur la chair refroidie

Une gaîté pareille à l'haleine d'Avril.

Car le coeur de la ville est un coeur puéril;La ville a la candeur d'une petite fille.

Quelques notes en habit simple qui sautillent

Et reprennent leur danse autant.de fois qu'on veut;Une brave chanson, sans parure, en cheveux,

Et la ville est heureuse et joue à la poupée.Pendant une semaine elle reste occupéeA ranger dans son coeur la chanson qui lui plaît.La ville est gauche, elle se trompe de couplet,Tord les sons par mégarde et casse la mesure.

Mais elle recommence ; et, quand elle est bien sûre

De la tenir, dans sa mémoire, emprisonnée,La ville chante sa chanson toute l'année.

(La Vie unanime.

PRELUDE

Mon corps sur le fauteuil est un bourg au soleil

Qui s'incline selon la pente et la colline ;L'heure y sonne ; la rue est faite d'enfants blonds ;Des femmes, à leur seuil, sourient d'être vivantes.

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JULES ROMAINS 2^

Avant de galoper mes instants se relayent;Je ne sais pas si quelqu'un meurt dans ma poitrineOù la lumière envoie un vol de petits plombs

Qui déchirent à peine assez pour qu'on les sente.

Mon sang n'a pas de fin ni de commencement.

Là, c'est mon corps; puis la table; puis les murailles.

Je suis moi vaguement ; mes yeux et nies oreilles

Ne reconnaissent pas l'univers et s'embrouillent.

Je suis moi par-dessus quelque chose d'opaque.

Ce qui pense dans moi ressemble au ehevrier

Qui est sur les plateaux un matin de printemps;La brume emplit tous les vallons jusqu'à ses piedsTandis que le soleil lui dilate les tempes.

(Un Être en Marche.)

ODE

Je sors de ma maison

Plein de sommeil encore;

Une petite pluieTrottine sur mes mains.

Mais un reste d'aurore

Qui ne m'était pas dû

M'entoure et se mélange

Au dernier.de mes songes ;

Et comme le soupirDe quelque bouche heureuse

Un sifflement si pur

Se répand dans le ciel,

Page 266: Antologie de La Poesie 193....

248 POÈTES CONTEMPORAINS

Que j'ai le coeur transi

Par la brusque mémoire

Des matins d'autrefois

Où je partais ainsi.

Le temps de ma jeunesse

Est à demi passé.

Déjà bien des mensonges

N'abusent plus de moi.

Mais j'ai toujours le même

Emoi surnaturel

Lorsque cette lueur

Éclaire mon départ,

Et que ce même ciel

De matin pluvieuxRefait son cri d'espoir

Que je ne comprends pas.

(Odes et Prières.)

ODE GENOISE

(1923-1924)

[Fragment)

Je ne puis pas oublier la misère de ce temps.0 siècle pareil à ceux qui campèrent sous les tentes!

Un orage inépuisable est devenu l'horizon,Et l'espoir est remplacé par une espèce de songe.Tous les vins arc-boutés n'abritent qu'une heure la joie.Mille sentiments mortels passent quand même et se joignent.Peu à peu notre destin nous ruisselle sur le dos.

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JULES ROMAINS 249

Ciel des villes tressé de câbles, armure des dômes,Ciments durcis autour d'une ferraille chevelue,Demeures boulonnées, églises faites sur l'enclume,Rues triples dont la rumeur rebondit sur un tunnel,A quoi bon!

Dans la forêt scythique et les joncs de l'Elbe

Des hommes velus rampaient mieux réfugiés que nous.

Hommes, hommes d'autrefois, pauvres yeuxcruelsettroubles,Dormeurs mal détendus que tourmente une odeur de l'air,

Tribus des monts perforés, peuples des lacs et des herbes,

Nous vous croyions si loin ! Vous n'étiez même plus des morts.

Le sol vous avait perdus dans le grain de son écorce,

Ne pouvant faire du roc avec vos seuls ossements.

Et soudain de vous à nous le temps se contracte et manque ;

L'histoire se racornit comme un carton calciné.

Je vous regarde approcher et grandir, pères funestes,

Ainsi qu'un homme à la mer aperçoit en étouffant

Le passé qui se recourbe et qui lui tend son enfance.

(Chant des Dix Années.)

L'HOMME BLANC

(Fragments)

Je chante l'Homme blanc, l'Homme premier, la race belle ;

La chair non déguisée où le sang fait des pas visibles ;

Celle que le jour épouse; en qui le inarbre commence;

Les yeux qui n'ont pas cessé d'être bleus secrètement;

La peau qui n'est qu'un départ entre l'azur et la chair;

La peau qui sait pâlir, qu'une brusque rougeur traverse,

Que désir et que pitié foulent soudain comme une herbe;

L'agréable ostensoir du coeur humain toujours présent;

La peau de l'Homme blanc, la coléreuse, la décente,

L'amoureuse, l'impudique, la seule qui soit nue.

Page 268: Antologie de La Poesie 193....

250 POETES CONTEMPORAINS

0 femme de ma race, ô forme exquise de mon sang!

Femme blanche, ma femme et ma fille couleur de rose.

N'es-tu pas la plus belle entre toutes, toutes les choses?

La cime de ta beauté passe le monde apparent.

Je le prononce à mi-voix, grisé par mon sacrilège :

Ton corps est la plus grande beauté qui était possible.

Voilà une pensée effrayante et délicieuse.

Il y a joie et torture à se dire en mots de braise

Que l'absolu est si près qu'on l'écrase dans ses bras.

La plus grande beauté, c'est toi, c'est toi, pour tous les hommes.

Je veux le faire crier par de nouvelles statues.

Je veux le faire avouer par les yeux de l'homme noir,

Par son coeur épais, par un soupir de sa grosse bouche;

Et que le jaune l'avoue avec un méchant désir,Et que les bêtes l'avouent par le regard et le souffle.

Belles villes du matin, plus claires que l'eau du ciel,Plus vives, chantant plus dru que l'eau qui sort de la roche,

Çà et là vous fleurissez sur un doux pli de l'Europe.Un fleuve tordu circule entre vos palais baroques.Des avenues gazonnées divisent les quartiers neufs.

Le marronnier de quinze ans suit les tilleuls centenaires.

Un carrefour lance au loin des trottoirs jeunes et nus.Et sous la grappe de fruits qui pend au beau lampadaire,De ses mains gantées de blanc, le casque blanc sur la tête,Un policier cambré conduit la rue comme un orchestre.

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JULES ROMAINS 251

Tu n'oses pas t'avouer qu'on est heureux tout de même.

Tu as peur d'être amoureux des villes que tu as faites. -

Tu t'émerveilles pourtant que ces belles soient tes filles.

Tu ressens avec stupeur l'étendue de ton empire.A travers le continent, jusqu'aux feux des derniers ports,

Jusqu'à la pointe des caps qui échancrent la banquise,

Jusqu'aux péninsules d'or qui pénètrent les mers chaudes,Il y a des villes d'hommes blancs comme celle-ci,Des villes couleur de craie, ou de perle, ou d'émeraude,Des villes d'hommes blancs dans le matin tournant du monde ;Avec des clochers, des tours, un fleuve sous de vieux ponts,Un sombre centre noueux que veinent des rues étroites,

Avec le fredonnement des longues automobiles,

Sur les' boulevards bleutés qui fendent les quartiers neufs.

New-York, bouquet de bourgeonsEt furie de floraison.

Notre cime, notre ombelle.

Ne\v*York, par où sort la sève,

Le bouillon d'en haut, l'écume,

La jeune bave sucrée.

Les murs poussent, blancs, rapides,

Comme moelle de sureau;

O substance encore humide !

Les buildings de trente étages,

De cinquante, cent étages,Dressent par-dessus notre âge

Des pylônes de bureaux.

Un flot de verre étincelle,

Une nuée de mica.

Les vitres volent, pollen

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252 POÈTES CONTEMPORAINS

De ce printemps implacable.Leur tourbillon qui s'élève

Colle après les parois neuves

Des durs palais verticaux.

Là-bas, la faim de grandirEst enfin, rassasiée.

Là-bas s'arrache et s'entend

Un râle, un essoufflement

De la pierre harassée,

Tant l'homme l'a vivement

Menée, vivement hissée.

Là-bas, ton fils, homme blanc,- S'avance en serrant les dents

Sur un pont— un pont tremblant

Jusqu'au bout de ta pensée.

— Retourne chez toi, homme blanc!

Nous ne t-avions rien demandé;Des fièvres que ta race endure

Nous n'avions même pas l'idée.

Pieusement vers nous tournées

Nous allaitaient de solitude

Les sept mers au ventre ridé.

Tu nous as sept fois apportéTon malheur, ton inquiétude.Ta puissance, tu l'as gardée.

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JULES ROMAINS 200

Tu nous as fait divorcer d'avec les vieilles sagesses;Mais le savoir que tu vends ne les a pas remplacées.

Tu nous as fait divorcer d'avec la terre et les sources,D'avec les forces du sol et les forces d'en dessous.

Mais les forces que tu, vends ne les ont pas remplacées ;

Tes forces mal à toi, méchantes filles du feux roux,.

Tes forces qu'un fil conduit et que moulinent des roues,

Tes forces de dieu voleur dont tu n'as jamais assez!

Comme on donne deux venins dans une seule morsure,

Tu nous as communiqué l'orgueil peu sûr d'être un homme,

Et la honte sans pardon d'être un homme dépassé.

— Homme blanc, souviens-toi de toi-même!

Homme blanc, reprends-toi sur le monde;

Rattrape ton sang qui se dérobe;

Refais ta pureté que les ronces

T'ont déchirée en petits morceaux.

Restitue à la race royaleLe palais partagé de ton corps;

Qu'il y ait de nouveau qui t'attende

Sous la robe de ta fiancée,

Le tendre abîme de chair scellée

Jalousement permis à toi seul,

De nouveau l'urne de chair déserte

Où l'ancêtre, en criant de plaisir,

Versait le flot de sa descendance.

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254 POÈTES CONTEMPORAINS

Ressaisis ta lignée dans l'écheveau des peuples vils ;

Réveille" un dieu dormant dessous la pierre la plus vieille

Tu t'es si follement répandu, commis et mêlé;

Tu as, comme un héritier qui se saoule chez les filles,

Dilapidé l'énorme trouvaille que tu étais.

Tu n'as pas su te raidir contre le songe de l'Ouest.

On t'a vu comme un enfant courir après le soleil.

Il faut te retrouver d'abord; nous chercherons ensuite.

Il faut d'abord redevenir le maître de toi-même;

Nous nous réoccu.perons de la terre un peu plus tard.

Il faut te tremper d'abord au mystère de toi-même.

— Ovous, les autres, là-bas, les hommes des autres races,

Entendez ce que vous dit en vérité l'Homme blanc,

Arrivé sur le rebord de son dernier continent,

Ce qu'il proclame du haut de sa dernière terrasse :

Il vous dit qu'il ne peut s'empêcher de vous aimer.

Ne riez pas; arrêtez ce mauvais ricanement!

Il n'a pas toujours été très habile en son amour;11 n'a su très bien choisir ni les gestes ni les preuves.Mais tenez-lui compte aussi des mouvements de son coeur.

Et vous, de votre côté, ne l'aimez-vous pas un peu?Ou bien le supportez-vous, repliés dans votre ruse,Patientant jusqu'au jour de le jeter à la mer?

Mon oeuvre! Dites qu'au moins vous ne niez pas mon oeuvre!Tant de travail fait pour vous! si grand et si libéral!...Dites qu'au moins — si je pars

— vous en saurez la mesure !

(L'Homme blanc.)

Page 273: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ SALMON

né à Paris en 1881.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Poèmes (Éditions de Vers et Prose, igo5). — Féeries (Vers et

Prose, 1907). — Le Calumet (Falque, 1910. Nouvelle Revue Fran-

çaise, 1920).— Le Manuscrit trouvé dans un Chapeau (Société

Littéraire de France, 1919, et Stock, 1924). — Le Livre et laBouteille (Camille Bloch, 1920). — Prikaz .(La Sirène, 1921 et

Stock, 1922). — Ventes d'Amour (Bernouard, 1922). — Peindre

(La Sirène, 1922). — L'âge de l'Humanité (Nouvelle Revue Fran-

çaise, 1922). — Créances, IQO5-ÏQIO (Nouvelle Revue Française,1925). — Carreaux, 1918-1921 (N. R. F., 1928). — Saint-André

(N. R. F., ig36).

Page 274: Antologie de La Poesie 193....
Page 275: Antologie de La Poesie 193....

CHANSON

Le poète et sa gloire !

L'oiseau dans l'air du soir,La fille à son miroir

Et le rat dans l'armoire.

La veuve et ses sanglots,La folle et ses grelots,La plainte des bouleaux

Et le rire de l'eau.

La Reine en ses atours,Les pages dans la cour,Les lépreux dans la tour,Moi seul et mon amour!

L'AVARE

J'ai conservé quelques espoirsTrès anciens

Et qui sont mon bien.

Je n'en fais rien

Mais je les caresse le soir

D'un sourire. Et le temps passe.

Harpagon! Harpagon! regarde-moi,en face,

Pourras-tu sans trembler, vieux ladre aux doigts crochus,

Contempler à loisir cet avare imprévu,Ce-fils que tu n'attendais pas?

Regarde-moi, Papa!Ton or? Quand par miracle il m'en tombe un morceau

Dans les dents, je le croque ou le crache au ruisseau

Page 276: Antologie de La Poesie 193....

2 58 POÈTES CONTEMPORAINS

Ton âme de métal pourtant sonne en mon âme.

Vieil avare de comédie, explique-toi mon petit drame.

Ce qu'en vain je cajole à la faveur des soirs,

Harpagon, ce n'est pas de l'or mais de l'espoir

Et, comme tu jeûnais pour empiler des sous,

Je me prive d'amour, d'orgueil et de folie,

Pour conserver mes vieux espoirs dans l'agonie,

Pour me rouler dessus et pour dormir dessous,

Pous me rouler dessus comme un porc

Sur le douillet fumier,

Comme toi sur ton or,

Mon Père bien-aimé.

(Féeries. -^ Créances.)

LE CALUMET

Tu seras innocent, dédaigneux et candide,

Barbare et scrupuleux, douloureux et serein

Pour que, si ta chair saigne et si le ciel est vide,

Tu t'honores d'un culte excessif à dessein.

Le reste importe peu. Du Paradis au BagneLoue les mêmes vertus, hume le même encens.

Sache que, seul tuteur, le mal nous accompagneEt fais parfois le bien si ton coeur y consent.

Indigent, tu seras sublime! L'anathème

T'exonère du vain souci des révoltés,

Méprise ceux qu'il faut tourmenter pour qu'ils aiment,Esclaves ébahis de ton humilité.

Dans l'orbe du soleil et les échos du monde,Sois nu, si tu pressens le Dieu dont tu es né

Mais si tu te connais une origine immonde,

Frère, je te permets un anneau dans le nez.

Page 277: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ SALMON 25g

Sois un roi nu; façonne, un soir de nonchalance

Industrieuse, non la flûte agreste, mais

Une pipe en un bois d'incomparable essence

Et mieux qu'un chalumeau chéris ce calumet.

Chaque aurore attendue et chaque nuit suivie

Sertiront des joyaux au foyer merveilleux,La lune aura pour toi des bontés de Marie

Et t'offrira les pleurs en saphirs de ses yeux.

Le soleil, agitant sa crinière papale,

Chargera le bois noir de corindons ardents

Et du toc fabuleux d'horreurs philosophalesPour que le pur secret fleurisse entre tes dents.

Fume ! impavide et doux, comme on boit des vins rudes ;C'est d'entre ce brouillard que surgit le dieu vrai

Et tes clairs yeux ravis par ces similitudes

Reconstruiront cent fois l'empire et la forêt.

Dévotieux alors tu secoueras la cendre

De ta pipe, au hasard; le vent accomplira

L'équitable partage aux lys tremblants d'attendre

L'acre pollen par quoi le songe renaîtra.

Il suffit d'un poison banal, d'une herbe sainte,

D'une plante au bouquet tenace mais subtil

Cueillie un soir d'amour ou d'adorable feinte,

Pour prolonger ton rêve et grandir ton exil.

Or, c'est l'Art! use aussi de ruse et de malice.

Crache des ronds avec l'esprit de ton petun

Et tu les dédieras, poète, en sacrifice

A ta reine qui rit dans l'herbe et les parfums.

Page 278: Antologie de La Poesie 193....

2Ô0 POÈTES CONTEMPORAINS

Elle sait bien que cet azur noir c'est le Verbe

La louant d'être ainsi promise à ton voeu seul

Et de dresser, parmi l'espoir des hautes herbes,

Ses pâles bras aimés, ainsi que des glaïeuls.

L'AUBE RUE SAINT-VINCENT

Le jour doré s'accroche à l'aile

D'un moulin qui ne tourne plusEt l'on sent bouillonner le zèle

De Paris, moi je suis perclus.

Voici, beautés d'apothéose,Merveilles du soleil levant,

Tramés par une jument rose

Des choux bleus et des coucous blancs.

La fontaine laborieuse

Redit, inutile leçon,

Une chanson d'esclave heureuse

Au ruisseau libre et vagabond.

On ouvre et l'on ferme des portesEt des mains lèvent des miroirs

Lourds de lumière, que m'importeSi je suis parfumé de soir?

La lune a bu toutes mes larmes;

Partageant mon vin, des filous

M'ont laissé caresser leurs armes;Ma nuit fut belle. Couchons-nous.

(Le Calumet. — Créances.)

Page 279: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE SALMON 2UJ

L'AGE DE L'HUMANITÉ

(Fragment)

Mon Dieu, quand sonnera la trompette de l'Ange,

Quand l'Ange sonnera aux malades,Aux âmes malades pleines d'épouvante,

Quand les ennemis d'ici-bas se compteront tous cama-

rades,

Quand l'Ange trompette-major sonnera d'abord Votre

Refrain,

Vous pourrez témoigner, Seigneur, devant ces âmes,

Que si je ne Vous ai pas trouvé

Du moins Vous aurai-je beaucoup cherché parmi les

hommes et les femmes

Sans négliger les mauvais lieux

Au temps que j'étais le mieux possédé du plus purdésir de Dieu,

Et si je n'ai pas su Vous reconnaître

Sur le monde et dans le monde périssable des êtres,

Si je ne Vous ai pas trouvé

Du moins n'ai-je risqué Votre condamnation

Qu'en me trompant de verre et de bouteille

Jaloux d'éprouver l'un quelconque de Vos vases

d'élection,

Seigneur, au temps perdu de mes funestes veilles.

Je ne Vous ai pas reconnu

A cause de notre folie des habits lorsque Vous étiez nu,

Je ne Vous ai pas trouvé dans la nuit où je trébuchais,

Pourtant il est avéré, Seigneur, que Vous étiez là où

je Vous cherchais.

Comme une recrue imbécile,

Imbécile, pas indocile,

Page 280: Antologie de La Poesie 193....

262 POÈTES CONTEMPORAINS

Qui né sait pas reconnaître les grades

Je ne Vous ai pas su rendre les honneurs,

Mais n'ai-je pas sans hésitation ni murmure

accompli les corvées les plus viles ?

A cause de l'abrutissement qui rend moins lourdes

ces corvées,

A cause du sommeil qui suit où l'on rêve à peu près

comme le cheval peut rêver,

A cause de ma misère, j'ai méconnu Votre splendeur

Mais n'ai-je pas répondu à tous les appels le premier

devant tous les camarades ?

Et me voilà-t-il pas, le ceinturon de douleur aux reins

Dans l'attente de l'AngeDont la trompette éclaboussera de Votre lumière notre

fange

Quand elle sonnera, Seigneur, Votre Refrain?

(Carreaux.)

CHANT DE MORT DU PAYSAN CASQUÉ

Quand il chantait à la chambrée

Son chant faisait trembler les vitres grisesSa chanson refaisait un être bondissant

D'une carcasse déchirée, saisissant le dormeur sans

rompre son reposComme on voit des trompettes qui lui glacent le sangJetant leurs ordres par surpriseAu verger de pierres du quartier.Sa chanson c'était l'herbe accordée au troupeauPerdu sur un glacierC'était toutes peines remisesC'était la rémission

Dans une permission

Auprès de la promise

Page 281: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ SALM0N 263

Et la Face apparue au coeur de vos cuirassesCuirassiers

Immobiles chargeant le temps hors de l'espaceQuand il chantait à faire trembler les vieilles vitres

grisesD'un coup lavées, rendues au paysage,Petits miroirs cassés où les soldats venus de dix

provincesPouvaient rêver roidis ou frémissants

Tous les pays et tous les paysansDont serait princeLe gai chanteur feignant encore la connaissance

Et l'agréable usageD'un parfait instrument

Lorsque, les yeux fermés, ses doigts agilesBouchaient les trous de sa patience.

Il est tombé le premier jourL'enchanteur bénévole et le soldat docile

D'une foulée auguste abaissant la frontière

D'un seul élan, d'un bond d'amour

Par-dessus la panique étrangèreDans un fracas et des marées

De râles et d'adieux et de trompettes et dans des flores

De poudre et de fumée

De piteuses chairs vives encore.

Par tous ses crins tendu comme une cloche

Bourdon au centre du désastre

Son casque balayé se rompit comme un astre

Sa cuirasse s'ouvrit comme s'ouvre un autel.

Sur sa poitrine rouge et lourde et soulevée ainsi qu'uneautre cloche

Sur son coeur bleu et noir battant encore et tel

Que la musique même

Du premier songe humain et du premier poème

Page 282: Antologie de La Poesie 193....

264 POÈTES CONTEMPORAINS

Lourd cavalier faraud, beau cuirassier coquet

La mort te l'a pincé ton nez de perroquet !

Parmi tous ces héros qui ne s'en doutaient guère

Fiers garçons écrasés du secret dé la guerre

Il est tombé avec son Chant

La nuit s'ouvrant à la défaite

II est tombé sans reconnaître

Aux éclats de miroir de ce soleil couchant

Le vrai visage d'un prophèteIl a sombré de tout son être

Dans un raz de fumées

D'ordres usés, d'espoirs perdus, de vieilles gloiresrédimées

De chevaleries poussées tout au rebours des âges

D'antiques honneurs enfouis dans ce carnageDans des fanfares de flamme et de métaux incandescents

Saint Georges ! Orphée ! O Paj^san !

Lorsqu'aux lèvres pâlies de l'esCadron fourbu

Charge de sphinx armés traînant des pyramides,Purifié, lavé des bavures de l'espritRecevant de la mort ce que la vie avait flétri

Offert enfin à l'avenir candide

Naquit vraiment le Chant interrompu.

(Charbons. --~Inédit en librairie.)

Page 283: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES D0RN1ER

né à Liesle (Doubs) en 1873.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Chaîne du Rêve (Société de Librairie et d'Imprimerie, Paris,igo5). — L'Ombre de l'Homme (id., 1908). — Notre Pain quoti-dien (Figuière, Paris,, igi3).

-~ Les Sillons de gloire (La Pensée

française, Paris, 1920). — Feux et chants dans la nuit(Jouve,Paris, 1922). .-~ Le Mur de lumière (Éditions de la Revue des

Poètes, Paris, 1928).

Page 284: Antologie de La Poesie 193....
Page 285: Antologie de La Poesie 193....

L'AUBE SANGLANTE

C'est un noir pays plat foré de puits, qui fume

Par ses lourds hauts fourneaux, par ses larges corons,Ses trains dont les sifflets vrillent de trous la brume

Et cassent le ciel bas que l'air houilleux corrompt.

Les murs d'usine seuls font l'ombre dans la plaine.Rien ne se reflète au flot huileux des canaux,Et les sombres mineurs que descendent les bennes

Pour astres n'ont jamais connu que les fanaux.

Leurs yeux à peine ont vu dans un brouillard l'aurore,Feu de forge rougir le mur de l'horizon.

L'herbe au poil hérissé, noir, où ne vient éclore

Nulle fleur, meurt au sol, sous un ciel sans saison.

Aveugles, sous la terre, au fond des galeries,Par les fissures du roc où fuit le filon,

Ils plongent, rampent, nus, saignant,les chairs meurtries,

Cyclopes éternels, la lampe rouge au front.

Seul l'écho mat que fait dans l'air rare la pioche

Comme un tic-tac d'horloge au loin coupe la nuit,

Et le labeur plus long se compte sous la roche

Par l'eau qui tombe goutte à goutte au fond du puits.

Ah! le travail là-haut souriant et superbe

Sous le baiser puissant et libre du soleil,

Et l'amoncellement croulant du blé par gerbes

Sous le paisible effort des bras nus et vermeils !

Page 286: Antologie de La Poesie 193....

268 POÈTES CONTEMPORAINS

Oh! la fraîcheur glissante et la courbe du fleuve

Offrant au ciel son grand miroir étincelant,

Qui reflète, ébloui, là beauté toujours neuve

De la rive immobile et de l'arbre tremblant!

Seul le grisou parfois réalise leur rêve,

Quand le sol s'ouvre au loin, profond comme les cieux-

Et sous la voûte, dans une vision brève,

La mort allume enfin un soleil dans leurs yeux.

IL'Ombre de l'Homme.)

LE ROSSIGNOL

Lorsque la nuit d'été rêveuse semble attendre

Une douce venue, et que d'un voile tendre

La lune fait trembler les arbres du jardin,

Quand la brise n'est plus qu'un long soupir, soudain,

Oppressé de désir, d'amour et de silence,

Le chant du rossignol comme un jet d'eau s'élance,

Frais bouquet retombant d'aveux et de sanglots,Fontaine musicale entraînant dans ses flots

Les frissons de l'aurore et de l'ombre nocturne,

Gouttes d'or que la nuit rassemble dans son urne,Fusée épanouie en sons, planant longtemps

'

En pétaleâ d'éclairs sous les cieux palpitants,Traits radieux jaillis d'un coeur saignant d'artiste,

Hymne à la fois si pur, si profond, et si triste,

Qu'on croit voir tout à coup dans le ciel de pâleurLes astres lentement couler comme des pleurs.

Page 287: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES DORNIER 269

L'OMBRE POSTHUME

En notre cher jardin où la main de l'amour

Aura cueilli pour nous tant de fleurs merveilleuses,Mon âme, ne crois pas que plus rien quelque jourNe subsiste pour nous de tant d'heures heureuses.

Mais pour ceux qui viendront respirer leurs parfums,Le coeur de flamme et d'or des roses carminées

Aura gardé un peu de nos soupirs défunts

Et le feu de nos deux tendresses inclinées.

Ce sont nos pas lointains qui guideront le leur

Sans qu'ils s'en doutent sur le sable des allées

Où, comme elles toujours droit et clair, le bonheur

Unissait nos regards, nos pas et nos pensées.

Penchés pour les aveux ils rediront le mot

Dont nous aurons gravé la brise comme un arbre,

Nos voix auront laissé le silence encor chaud,

Tel le soleil, la nuit, imprègne encore un marbre.

Tout, d'avoir tant porté notre rêve ébloui,

En gardera l'odeur et la forme superbe

Comme on voit se courber la branche dont le fruit

A cependant depuis longtemps roulé dans l'herbe

Et le soir, quand viendra quelque couple enlacé,

La lune se levant d'entre les rameaux sombres,

Dans le jardin, témoin de notre beau passé,

Mieux jointes, devant eux fera marcher nos ombres.

(Le Mur de lumière.)

Page 288: Antologie de La Poesie 193....

270 POETES CONTEMPORAINS

LE JET D'EAU

Au jardin d'ombre et de silence,

Hors de la vasque, froid anneau,

D'un essor vain au ciel s'élance

La danse svelte d'un jet d'eau.

Et c'est tour à tour un lys frêle

Au calice d'argent vermeil

Qui s'effeuille et se renouvelle

Sans cesse, à lui-même pareil,

Une pâle et mince fusée

Qui monte et retombe sans fin,Une tige toujours brisée

Aux parois dures du bassin,

Une blanche et liquide aigrette,Un palmier de cristal pleuvant,Une gerbe toujours défaite

Qu'égrène en poussière le vent.

Une ombre passe, et cette écharpeN'est plus qu'un lourd voile endeuilléEt l'hymne clair de cette harpeN'est plus qu'un long sanglot mouillé.

Ardeur de vivre, élan suprême,Amour, foi, grand jaillissement,L'âme sans cesse en elle-même

Retombé invinciblement.

Page 289: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES DORNIER 271

Tel le jet d'eau, le plus beau rêveN'est qu'une vacillante fleur.Tout désir en regret s'achève,Et tout.chant, au fond, n'est qu'un pleur!

Mais qu'importe le vent qui briseLe lys ruisselant du jet d'eau,Si sa gloire un moment s'iriseAu soleil d'un éclat nouveau !

Si la courbe de sa volute

Epanouit sa gerbe d'or !

D'un vol au ciel, après la chute,Reste l'ivresse de l'essor.

Qu'importe la flèche qui blesse

Pourvu que le but soit atteint,Et tomber est une noblesse

Quand ce fut pour un haut destin.

Aimer, c'est sortir de soi-même,

Projeter son rêve un instant

En bouquet vers l'azur, et j'aimeMes pleurs, si mes pleurs sont un chant!

(Le Mur de lumière.)

MENS CREATRIX

Ignorant le secret ténébreux de ses voiles

L'insensible univers ne vit que par nos yeux

Qui seuls ont pu compter dans l'abîme des cieux

Les pas du temps qui veille aux feux morts des étoiles.

Page 290: Antologie de La Poesie 193....

272" POETES CONTEMPORAINS

Quand nous sommes absents la Nature est muette.

Dans l'éclair de ses eaux lorsque nous croyons voir

La rive se doubler en un mouvant miroir,

C'est en nous que l'image éclot et se reflète.

Devant le vert décor alterné, mais pareil,Des printemps, des étés, projetant notre rêve,

Acteurs et spectateurs, c'est pour nous que se lève

Derrière son rideau de brumes le soleil.

C'est mon désir joyeux ou douloureux qui donne

Leurs voix aux vents, aux bois, à la fleur son parfumEt c'est toujours un peu de mon espoir défunt

Qui pleure en l'hallali saignant des soirs d'automne.

Sur cette scène vide aux menteuses splendeursSeul se déroule en sa majesté souveraine

Trouvant son seul écho dans quelque autre âme humaine

Le drame qui déchire ou délivre nos coeurs.

Les choses ont besoin de ma flamme pour naître,

Chaque fois l'univers meurt quand un homme meurt,Car en lui tout regard, tout geste est créateur.Son verbe à tout ce qu'il a nommé donne l'être.

L'homme possède en soi son ciel ou son enfer.La loi de la douleur est l'unique mystère,Et l'Amour, ce rayon d'éternité sur terre,Est le seul Paradis pour nous toujours ouvert.

(Inédit.)

Page 291: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES VILDRAG

né à Paris en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Poèmes (Édition du Beffroi, Paris.1906).— Images et Mirages(Édition de l'Abbaye, 1908).

— Livre d'amour (Figuière,rgio. —

Nouvelle Revue Française, ig23). '— Chants du désespéré (N, R.

F., 1920). ^—Prolongements (Éditions des Cahiers Libres, 1927).

18

Page 292: Antologie de La Poesie 193....
Page 293: Antologie de La Poesie 193....

LE GRAND OISEAU BLANC

Le grand oiseau blanc déploya des ailes

Qui étaient toutes pures, qui étaient toutes neuves,

Qui riaient au ciel comme des voiles neuves,Et qui bombaient aussi comme elles.

Avec sa vigueur, avec sa candeur,Il quitta son arbre et sa vallée

Pour le pays lointain des hauteurs.

Quand il arriva aux plaines de la vie,Le grand oiseau blanc, dans son bel élan,

Reçut bravement, violente et nourrie,La volée de pierres de la vie.

Il dévia un peu, il tomba un peu,Et les gens d'en bas

Virent du duvet tomber du ciel bas,Des plumes aussi, des plumes un peu...Mais le grand oiseau n'atterrit pas.

Mais le grand oiseau ne toucha pas terre,

Bien qu'il continuât de grêler sur lui

Le menu gravier des menues misères

De la vie.

Soudain, un aigu et violent caillou,

Trempé dans les noires boues d'en bas,

Atteignit une aile et la traversa

Et y fit un trou,Un trou rond et-rouge et noir dans cette aile

Qui était toute pure, qui était toute neuve.

Le grand oiseau blanc vola moins haut

Et il s'inclina comme un bateau

Qui à au côté une voie d'eau.

Page 294: Antologie de La Poesie 193....

276 POÈTES CONTEMPORAINS

Or le trou grandit peu à peu dans l'aile,

Or une gangrène augmenta le mal,

Et l'air y sifflait à chaque coup d'aile

Comme dans les poitrines qui ont mal.

Et plus il allait,Plus s'élargissait la plaie,Et plus il approchait de terre.

Désespérément le grand oiseau

Battit bientôt l'air d'une aile ajouréeBattit bientôt l'air avec ses os,

Comme on donne en vain des coups dans l'eau

Avec une épée...

Il donna du bec dans la poussière...Mais le têtu reprit, par bonds infirmes,Avec sa vigueur, avec sa candeur,

Son voyage long vers les hauteurs...

Quand il quitta les plaines de la vie,

Le grand oiseau blanc traînait sur le sol

Une aile pourrie,

Et il bandait haut dans l'air du matin

Une aile gonflée de beaux destins,

Qui était toute pure, qui était toute neuve...

(Images et Mirages.)

SIL'ON GARDAIT...

Si l'on gardait, depuis des temps, des temps,Si l'on gardait, souples et odorants,Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,Crinières de nuit, toisons de safran,Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Page 295: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES VILDRAÇ 277

Si on les gardait depuis bien longtemps,Noués bout à bout pour tisser les voiles

Qui vont sur la mer,Il y aurait tant et tant sur la mer,Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,Il y aurait tant de soyeuses voiles

Luisant au soleil, bombant sous le vent,

Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,

Que ces grands oiseaux sentiraient souvent

Se poser sur eux,Les baisers partis de tous ces cheveux,

Baisers qu'on sema sur tous ces cheveux,Et puis en allés parmi le grand vent...

Si l'on gardait, depuis des temps, des temps,Si l'on gardait, souples et odorants,Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,

Crinières de nuit, toisons de safran

Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si on les gardait depuis bien longtemps,Noués bout à bout pour tordre des cordes,

Afin d'attacher

A de gros anneaux tous les prisonniersEt qu'on leur permît de se promener

Au bout de leur corde,

Les liens de cheveux seraient longs, si longs,

Qu'en les déroulant du seuil des prisons,

Tous les prisonniers, tous les prisonniersPourraient s'en aller

Jusqu'à leur maison...

(Le Livre d'Amour.)

Page 296: Antologie de La Poesie 193....

278 POÈTES CONTEMPORAINS

ÉLÉGIE A HENRI DOUCET

TUÉ LE II MARS igi5

(Fragment)

Le Peuple est vaste, obscur et incliné,

Incliné toujours,Sur le labeur et sur la pitance et sur les berceaux.

C'est une forêt drue, basse et puissante

Qui ramène au sol ses rameaux noueux

Où s'accumule une âme qui s'ignore.Mais le temps vient, ici et là,Le temps vient d'une branche élue

Qui ressurgit du noir humus

Et tout droit s'élève,Avec les efforts de qui sait l'effort,

Avec les vertus gardées dans la sève,

Et va délivrer, haut dans l'azur,Les rêves longtemps repliésDans les feuilles longtemps captives.

O Peuple, il sort ainsi de toi

Des fils aux yeux avides !

Des siècles d'humbles labeurs

Et d'amour minutieux

Ont amassé dans leur poitrine .Un chant qui déborde et s'élance.

Qui mieux qu'eux serait ton témoin,Beauté du Monde?

Quelle autre voix mieux que leur voix

Page 297: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES VILDRAC a79

Contient ton rire et ta colère,Le sanglot de ta vieille peine,Forêt si vieille et toujours verte,

Apre et chaude forêt des hommes?

Mon ami, c'est toi que j'évoque,Frêle ouvrier de quatorze ans

Si résolu, si appliqué,Henri Doucet de Châtellerault,Élève à l'école du soir.

Pour que tu aies été celui que tu devins,Coeur attentif, savoir, esprit sagace,Danse et chant, prière et soleil,Pour que tu aies été un peintre et un poète,Il n'avait pas suffi, pour toi de quinze années

D'allègre pauvreté, d'études têtues

Et d'efforts éblouis et lents à la conquête,A l'ascension de ton art et de toi-même;

Il n'avait pas suffi de toi devenant homme

Après avoir été un héroïque enfant.

Il avait aussi fallu,

Dans le passé, que des hommes

Avec des yeux comme les tiens,— Dix ou vingt hommes, qui sait,

Jalonnés au long des temps

Approchant de leur village

Après le travail d'un jour,

Soient pris d'un doux désespoirEn voyant une fumée

Défaillir sur un ciel d'or.

Page 298: Antologie de La Poesie 193....

280 POETES CONTEMPORAINS

Il avait fallu peut-être ;

Qu'une enfant, étant assise

Au fond d'une impasse noire,

Immobile et engourdieA cause de son petit frère

Endormi sur ses genoux,

Qu'une enfant toute à son rêve

Ait vu de molles pelousesParées d'oiseaux et de roses,

De brebis et de jets d'eau.

Avant que tu aies pu chanter

La jouvence et les atours

De la rivière au printemps,Il avait aussi fallu

Que mainte laveuse,A genoux sur des roseaux,Usât dans l'eau ses mains rougesSans pouvoir être attentive

A rien d'autre qu'à sa tâche.

Pour accomplir une âme lumineuse entre toutes

Entre toutes plaisante,

Qui sait l'amour qu'il faut

Et les étapes dans la nuit

Et les victoires sur la mort?

Et qui sait quel trésor, comme un fruit uniqueMûrit depuis toujours en tout enfant qui passe?.

Qu'importe ce trésor, ô mon ami,Aux trafiquants du monde!

Leurs enjeux, leurs valeurs se nomment

Page 299: Antologie de La Poesie 193....

CHARLES VILDRAC 28I

Patrie, population, territoire, effectifs,

Main-d'oeuvre, marchandise ;Toutes choses qu'on divise

Ou qu'on additionne.

Qu'importe l'arbre patient

Équilibrant ses branches

Et qu'importe son attitude

Comme une pensée à lui seul,Ah! qu'importe l'arbre et son rêve

A celui qui n'aime pas l'arbre!

A celui qui dit : Mes forêts,Mon patrimoine, mon domaine

Et qui, ne s'informant que de l'âge et du nombre,Ordonne à distance des coupes !

Qu'importe aux ravageurs du monde

Qu'importe un homme, chaque homme*O mon frère qu'ils ont tué !

Ils nous ont pris, toi, moi, nous tous,

Hommes parqués, matériel humain,

Comme on prendrait la menue paillePour nourrir un feu,

Prodiguant les poignées après les poignées ;

Et tant mieux pour ce qui a puEntre leurs doigts glisser et fuir

Et tant mieux pour ce que le vent

Dans son jeu brusque a pu sauver.

Mais toi!

Mais toi, happé par l'incendie,

Tendre ami, je ne sais pas même

A quel creux du sol calciné

A quel point du désert de cendre

Gît ta cendre frêle.(Chants du Désespéré.)

Page 300: Antologie de La Poesie 193....

282 POETES CONTEMPORAINS

MON ENNEMI EST MORT

On me dit qu'il est mort.

Depuis longtemps nous étions ennemis.

Il m'avait fait une blessure

Qui était grave hier encore

Et ne sera plus désormais

Qu'un souvenir sans force.

Je n'allais plus dans les maisons

Où nous pouvions nous rencontrer.

Si je l'apercevais de loin

Je traversais la rue

Et lorsque je parlais de lui

Ma voix tremblait un peu.

On me dit qu'il est mort et je suis triste.

Tes fruits les plus amers, ô vie,

Sont quand même tes fruits!

Et puis les jeux du vent peuvent bien, çà et ià,Faire se heurter, se blesser l'un l'autre

Dans le" peuple des blés deux épis voisins :

En sont-ils pas moins le froment

De la même année?

Sont-ils pas mêlés

Dans la même unique aventure,Recevant mêmes soins, souffrant mêmes rigueurs?Chacun d'eux n'est-il pas la coutume de l'autreEt sa limite et son histoire?

(Inédit en librairie.)

Page 301: Antologie de La Poesie 193....

ABEL BONNARD

né à Poitiers (Vienne) en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Familiers (Société Française d'Imprimerie et de Librairie,Paris, 1906. — Arthème Fayard, réédition). — Les Royautés

(Fasquelle, Paris, 1908).— Les Histoires (Fasquelle, igi2).

Page 302: Antologie de La Poesie 193....
Page 303: Antologie de La Poesie 193....

LE SCARABÉE

Je suis celui qui vit enfoui dans les fleurs,Comme dans un sépulcre exquis, quand les chaleurs

Surchargent le jardin de leurs masses brutales,Et j'y reçois le ciel sous un toit de pétales.J'ai l'air, lorsque mon dos vert à peine ressort,D'un avare qui s'est caché dans son trésor.

J'y suis comme un ermite est dans son ermitage.Sans me distraire, ayant ma corolle en partage,Pensif, je vis en elle absorbé; loin des yeux

J'approfondis l'immense été minutieux.

Je m'enfonce toujours un peu plus; j'ai des ailes;Je pourrais m'envoler en craquant d'étincelles,

Mais, au cloître vermeil que j'ai voulu choisir,J'habite et je médite et serre mon plaisir,Et retiré, laissant le tourbillon des choses,

J'y reste, et je renonce au monde, ayant les roses.

(Les Familiers.)

L'OISIVETE

C'est l'art le plus savant de rester sans rien faire ;

Dans le jardin, laissant bourdonner la rumeur,

Remettant dans l'oubli tout ce que je diffère,

Je veux, les yeux mi-clos, rêver comme un fumeur.

Comme un tiède fumeur que sa fumée encense

D'un regard indolent voit le monde au travers,

Je veux dans mon repos savourer ma puissance

Et donner mon loisir pour centre à l'univers.

Page 304: Antologie de La Poesie 193....

386 POÈTES CONTEMPORAINS

Ma propre inaction m'embaume et me caresse

Et là-haut — c'est sur eux que mon oeil se complaît

Les nuages, qui sont les dieux de la paresse,M'enchantent pleinement de leur geste incomplet.

J'abandonne mon âme aux parfums invisibles;

D'autres s'épuiseront pour un travail commun

Mais, soulevant en moi vingt poèmes possibles,Je veux jouir de tous sans peiner sur aucun.

Je laisse mon esprit, qu'à peine j'influence,

Serpenter et mêler mille songes adroits

Et, jaloux d'en saisir la teinte et la nuance,Je veux vraiment tenir mon temps entre mes doigts.

Comme un homme habillé de blanc devient timide,

Tant il craint de tacher ses vêtements trop beaux,Et reste prisonnier de sa pudeur splendide,Je n'ose pas bouger, drapé dans mon repos.

Je suis inoccupé comme un prince d'Asie.

Je siège, intact et pur, sous le grand dais du ciel

Et mon oisiveté rare, exquise, choisie,Je veux la composer comme se fait le miel.

Engourdi, remuant du doigt les marguerites,Aspirant une odeur qui flotte, avec langueur,Dans mon désoeuvrement, comme cinq favoritesJe laisse mes cinq sens danser devant mon coeur.

Mon ami, qui prétend que l'on doit être utile,Écrit, toujours penché sur un labeur nouveau;Mon âme pour moi seul s'élance et se distille :Il sera la fontaine et je suis le jet d'eau.

Page 305: Antologie de La Poesie 193....

ABEL BONNARD 287

Qu'un esclave réclame une besogne et gronde

Lorsque dans le travail il n'est pas englouti;Moi, quand je ne fais rien, je règne sur le monde;Un sceptre est dans mes mains et non pas un outil.

Dans les jarres de terre on met l'huile limpide,Le vin, qu'elles devront tenir dans le cellier;

Seul, un vase parfait a le droit d'être vide;Il se suffit : l'emplir c'est le mésallier.

Un rustre, sans pouvoir rester tranquille à l'ombre,

Pour se prouver qu'il vit entasse les travaux,Et prend beaucoup de mal dans son champ qu'il encombre ;

Moi, sans rien accomplir, je sais ce que je vaux.

C'est pour mieux m'écouter que j'ai voulu me taire;Je veux me respirer; tandis que la lueur

Tient l'homme et le bétail écrasés sur la terre,

Je trouve délicat de rester sans sueur.

Tout se fatigue assez pour que je me repose ;

L'arbre ploie et midi là-bas s'attache au blé;

L'eau fuit; un merle court; un bourdon d'une rosé

Sort et passe à grand bruit comme un ronfleur ailé;

L'air charrie une abeille et la place dans l'herbe ;

L'esprit enveloppé comme d'un treillis d'or,

Je suis, sous la chaleur, riche, inactif, superbe;Et mon ombre à mes pieds a l'air d'un chien qui dort.

(Les Royautés. )

Page 306: Antologie de La Poesie 193....

288 POETES CONTEMPORAINS

LE RETOUR

I

Aujourd'hui dans le grand sourire

De ces eaux que nous divisons,

Ce n'est plus, autour du navire,La mer insensible aux saisons.

Tout l'automne a coulé sur elle,Il calme, il endort ses ressacs,

Et, sur son immensité frêle,Il agrandit l'âme des lacs.

Elle rend les courses faciles,Elle ne livre plus d'assauts

Et sépare à peine les îles,Et s'oppose à peine aux vaisseaux.

Au loin, un clocher qui balance

Ses cloches, non sans quelque ennui,Ne dépose dans ce silence

Que de faibles graines de bruit.

Dans cette suave mollesse

Où ;tout à céder se complaît,On dirait-qu'une maison laisse

Tomber son poids dans son reflet.

On voit quelques feux de fougèresEt leur fumée en s'allongeant,N'a pas des lignes plus légèresQue celles des coteaux d'argent.

Page 307: Antologie de La Poesie 193....

AREL B0NNARD 289

Tandis qu'un sentier s'insinue

Et se glisse entre les torrents,Cette fumée erre, ténue,

Jusqu'à des buts indifférents.

Et l'on dirait que, pour nos doutes,Dans son incertaine largeur,Le paysage offre deux routes,L'une au marcheur, l'autre au songeur,

Et celui qui suit, sans paresse,Le sentier, du sol au sommet,Avant que le soir apparaisse,Atteindra ce qu'il se promet,

Un gîte, une chambre fermée*

Agréable à son coeur prudent, .

Mais celui qui suit la fumée

Trouve le monde, en se perdant.

Là-haut, un nuage insulaire

Est si beau, si matériel,

Qu'il semble, dans l'air qui s'éclaire,

Descendre du rêve au réel. »

Là-bas, une île aux doux feuillages

Semble, dans le ciel sans ardeur,

Pour monter parmi les nuages,

Se décharger de sa lourdeur.

Sans que sa lumière importune,

Le soleil, rose et faible, luit,

Si tendre que, ce soir, la lune

Ne le sera pas plus que lui.19

Page 308: Antologie de La Poesie 193....

290 POETES CONTEMPORAINS

Peut-être même, en ces échanges,'

Comme à présent, sur le flot plat,Il lui prend ses rayons étranges,Elle lui prendra son éclat.

Car, en cette saison divine,

Où l'on voit la brume étouffer

Un soleil qu'à peine on devine,

On voit la lune triompher.

Ce sont bien là les doubles charmes

De ce temps entre tous aimé,

Qu'il nous montre une lune en armes

Après un soleil désarmé,

Et tu saisis, Astre du Rêve,Dans un ciel d'argent tout jonché,Le sceptre qu'en ces jours de trêve

L'Astre de la Vie a lâché.

II

Par ces temps de chastes délices,Où les églises et les tours

Se dressent au bord des flots lisses,Les voyages sont des retours.

Le navire échappe aux étoiles,A l'ivresse des horizons,

Et, partout, la blancheur des voiles

Revient vers celle des maisons.

Les pavillons pendent aux hampes;Par ces jours jaunes et sereins,La faible influence des lampes .

Arrive enfin jusqu'aux marins,

Page 309: Antologie de La Poesie 193....

ABEL BONNARD 2gl

Et tous, sur l'opulente moire,Admirent ces calmes nouveaux

Qui les rendent à leur mémoire,En les ôtant à leurs travaux.

Dans un golfe aux pompeuses lignes,Où, le long du feston des eaux,Court partout le feston des vignes,Une ville attend les vaisseaux,

Mais le golfe où l'homme s'arrête,Où tous, même les plus ingrats,

Abdiquent leur humeur distraite,C'est un coeur au fond de deux bras.

Quel est ce charme de l'automne,

Quel est ce pouvoir intestin,

Qui me fait, sans que je m'étonne,

Accepter d'avoir un destin?

Dans la douceur où je chancelle,

Quelle est cette invisible main

Qui, de mon âme universelle,

Me ramène à mon coeur humain ?

Comme un soldat quand il hésite,

Et qu'il se détourne en rêvant,

J'entends encore, au fond d'un site,

Sonner les fanfares du vent.

Mais, traître à l'ancienne joie,

Par ce vague et calme archipel,Je reviens, sur ces flots de soie,

Sans répondre au lointain appel.

Page 310: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

O toi qui maintenant m'attires,

Lorsque, suivant mes yeux ravis,

J'allais, plus fou que les navires,

Avais-je oublié que tu vis?

Trempé par l'écume irisée,

Quand je buvais un vent amer,

Comment t'avais-je méprisée,Perle qui vaut plus que la mer?

Pourtant, moi que toutes les gênes

Révoltaient, je n'ignore pas

Qu'aujourd'hui je reprends mes chaînes,

Lorsque je repense à tes bras ;

Mais, ces monts que le jour décore,Cet espace au loin répandu,Si je m'y sentais libre encore,Je croirais m'y sentir perdu.

O moment d'étrang© défaite ;-

Où l'oiseau, qui se croyait sûr,Vacillant dans l'immense fête,Préfère son nid à l'azur!

Où, parmi les traits que disperseEt darde sur nous le désir,Nous sentons soudain, qui nous perce,La flèche d'un seul souvenir !

Tout est dit, je reviens, je cède,J'aime à me sentir oMigé,J'obéis à ce qui m'obsède

Et, pourtant, je n'ai pas changé.

Page 311: Antologie de La Poesie 193....

ABEL BONNARD 290

Je n'ai pas changé, mais, avide

Comme avant, aussi curieux,Je veux une ivresse moins vide,Des départs plus mystérieux.

Lassé de la naïve orgieOù je me mêlais aux saisons,Pour rendre ma vie élargie,Je mets en toi mes horizons.

Des pays, des pentes fleuries,Des ciels par les lacs copiés,Font de moins profondes féeries

Qu'un grand feu qui meurt à tes pieds.

Ces clartés qu'on voit dans les terres,

Signaux d'un lointain paradis,Ce sont tes gestes, tes mystères,Ce sont tes mots à peine dits.

Quand, sur les pays de ton âme,

S'ouvre un silence transparent,

Dis-moi, sur les plaines sans flamme,

Le crépuscule est^il plus grand?

Que vaut-il mieux, de voir les îles

Charger tout le bas d'un ciel frais,

Ou, dans des bonheurs moins faciles,

D'apercevoir tes beaux secrets?

Quand j'allais par des routes neuves,

Loin de tous les séjours grossiers,

J'ai senti le baiser des fleuves

M'apporter l'orgueil des glaciers.

Page 312: Antologie de La Poesie 193....

294 POETES CONTEMPORAINS

Mais quand tu parles, incertaine,

Dans une ombre où je t'entrevois,

Qui sait quelle fierté lointaine

Fond dans la douceur de ta voix?

Lorsque, sur le calmé de l'onde,

Glisse un solitaire vaisseau,

Il arrive parfois qu'un monde

S'annonce à lui par un oiseau.

Dans l'extase où je me retire,

Dans cette ineffable langueur,Tu m'annonces par un sourire

Un des royaumes de ton coeur.

III

Adieu, banales découvertes,

Ports bruyants, rives aux beaux noms,

Vous aussi, villes trop ouvertes,

Route où j'avais des compagnons,

Auberges où, quand, sous les treilles,Je goûtais un plaisir divin,

D'autres, à des tables pareilles,Buvaient aussi du même A'in!

O Victorieuse des choses,

Être qui, sincère, obtenu,

Gardes, dans tes richesses closes,De quoi demeurer inconnu,

C'est à toi seule que j'aspire,Et toi, pour un bonheur majeur,Livre-toi donc; mon cher Empire,A ton unique Voyageur!

(Inédit en librairie.)

Page 313: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE LEVAILLANT

né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Le Miroir d'étain (Pion, Paris, 1906). — Le Temple intérieur

(Bernard Grasset, Paris, 1910). — Les Pierres saintes (Dorbon,

igi3). — Des Vers d'amour (Garnier, ig2i).— La Porte d'azur

(Champion 1925).

Page 314: Antologie de La Poesie 193....
Page 315: Antologie de La Poesie 193....

L'AUBE INQUIÈTE

Inquiète, furtive et pudique, sans bruit,L'aube blonde a baisé les lèvres de la nuit,

Et, balancée aux bras de l'ombre familière,Dénoue en frissonnant ses cheveux de lumière.

Un pan de sa tunique ondule aux bords du ciel ;Son sourire est limpide et pâle comme un miel ;En bas, sur les gazons et les branches fragiles,Le vent semble un danseur aux mille pieds agiles

Qui, flexible, bondit, à la brume enlacé;

Chaque tige est plus droite après qu'il a passé,

Et, pareille à la fleur lourde de pleurs nocturnes,

Chaque âme s'entrebâille aux espoirs taciturnes.

Le soleil est encore absent, et le danger ;

Le fluide matin laisse dans l'air légerCouler sa grâce heureuse et sa fraîcheur d'eau vive.

L'agneau pur du désir descend boire à sa rive ;

Le chaste oiseau d'amour chante au bois écarté ;

Et tu verses, dans ta virginale clarté,

L'illusion à nos prunelles étonnées,

Aube, fronton d'azur au temple des journées.

(Le Temple intérieur.)

CHANT DE MAI

J'ai prié le printemps de refermer ses roses

Et de dire au soleil qu'il garde ses rayons :

Nous n'avons pas besoin de leurs apothéoses

Puisque nous nous aimons et que nous sourions

J'ai prié le printemps de refermer ses roses.

Page 316: Antologie de La Poesie 193....

298 POÈTES CONTEMPORAINS

A quoi bon, cette année, errer par les chemins ?

Ne perdons pas de temps pour les fleurs des venelles;

Cueillons notre bonheur plutôt que les jasmins ;

Nous n'avons pas fini d'explorer nos prunelles :

A quoi bon, cette année, errer par les chemins ?

Plus que le renouveau notre joie est vivace :

Nous suivrons les sentiers furtifs de nos émois,

Et nous égarerons notre tendresse lasse

Au fond de notre extase ainsi qu'au fond d'un bois :

Plus que le renouveau notre joie est vivace.

Nous sommes les seigneurs de nos félicités :

Chaque jour nous faisons en nous des découvertes.

Qu'importent les printemps? Qu'importent les étés,Les cieux plus éblouis où les herbes plus vertes ?

Nous sommes les seigneurs de nos félicités.

Nos yeux en le mirant créent la splendeur du monde;L'orbe de nos regards circonscrit l'horizon ;

L'espace n'est immense et l'aurore n'est blonde

Qu'autant que nous prêtons notre âme à la saison ;Nos yeux en le mirant créent la splendeur du monde.

La nature servile est devant nos genoux :

Les vents, les flots, les prés nous font leur symphonie ;Nous vivons plus en eux qu'ils ne vivent en nous :

L'univers sent par nous sa beauté rajeunie;La nature servile est devant nos genoux.

Nous planons au-dessus des choses qui finissent :L'éternel avenir germe au fond de nos seins ;Loin des illusions que les jours vains ternissentNous avons élevé l'orgueil de nos desseins :

Nous planons au-dessus des choses qui finissent.

Page 317: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE LEVAILLANT 299

C'est en nous, désormais, qu'habite le printemps :

Nos coeurs sont des soleils plus radieux que l'autre ;Nous défions l'oubli, la douleur et le temps ;

Et, puisque nul amour n'est plus fort que le nôtre,C'est nous, ô mon amour, qui faisons le printemps.

(Le Temple intérieur.)

VOEUX

Je rêve de baisers sans lèvres,D'amours sans désirs ni regrets,D'étreintes chastes et sans fièvres

Où l'âme à l'âme s'unirait.

Je rêve de caresses frêles

Entre les feux purs des regards :

Je rêve surtout d'ailes, d'ailes

Toujours prêtes pour des départs.

Mais ni mes rêves, ni les vôtres,

Ne changent rien à notre coeur;

Et nous gardons cette rancoeur

De nous aimer comme les autres.

Je voudrais que tu fusses triste

Quelquefois,Et qu'un long silence persiste

Sous ta voix ;

Que d'un doigt discret, tu caresses

Sans frôler,

Et que mes rêves, tu les laisses

S'envoler ;

Page 318: Antologie de La Poesie 193....

3ûO POÈTES CONTEMPORAINS

Que tu m'aimes comme je t'aime,

Simplement,Et que nous ne fassions pas même

De serment.

(Le Temple intérieur.)

SIMPLE BONHEUR HUxMAIN...

Simple bonheur humain qui luis dans un sourire,

Qui tiens dans un regard d'un regard caressé,

Dans quelques mots qu'ensemble on songe sans les dire,

Dans une lèvre offerte ou dans un front baissé ;

Humble félicité sans risque et sans ivresse,Faite de confiance et de sécurité;

Instants harmonieux qu'aucun désir ne presse,

Qu'aucun regret n'attarde en leur cours limité;

Labeurs quotidiens, muettes habitudes;Pas égaux et discrets sur le même chemin ;Jours penchés l'un vers l'autre en leurs sollicitudes,Comme des amis sûrs qui se tiennent la main ;

Fleurs dont nul âpre vent ne sèche les pétales;Fruits mollement pendus aux branches des vergers ;Aubes d'or; midi frais; ombres occidentalesDébordantes d'échos et de frissons légers;

Amicale douceur des livres sous la lampe,L'hiver; rêves profonds, plus chers que des trésors,Q.u'on fait à deux, le soir, en se baisant la tempe;Rires purs des enfants au fond des corridors;

Page 319: Antologie de La Poesie 193....

MAURICE LEVAILLANT OOI

Accords si merveilleux, dans les calmes demeures,Des jours clairs et des nuits, des soirs et des matins,

Qu'il semble qu'on entende aux doigts fervents des heures

Tourner les lents fuseaux artisans des Destins;

C'est à cause de vous que les héros antiques

Soupiraient sur les flots vers les champs paternels,

Que les sages, distraits, songeaient sous leurs portiques,Et que les dieux déçus pleuraient d'être immortels!...

Prenez-moi! Gardez-moi! Rivez-moi sur vos chaînes !

Je vous livre mes jours pour que vous les orniez;

Soyez mes voluptés lointaines et prochaines;

Qui ne me trahirait si vous m'abandonniez?

Faites que je préfère aux amours comme aux gloiresDont ma tendre jeunesse a trop senti l'attrait,

Et même aux astres d'or des plus hautes victoires,

Votre rayonnement taciturne et secret!...

(Des vers d'amour...)

_ ÉVASIONS

IHommelibre...BAUDELAIRE.

Homme captif des mots, desmurs, deslois, des hommes.

Et des obscurs labeurs et des regrets obscurs ;

Sectateur d'âpres dieux qu'en gémissant tu nommes;

Chercheur infructueux d'étoiles et d'azurs,

Lève-toi !.... Pour un temps, du moins, brise tes chaînes ;

Marche vers les vieux caps du monde occidental

Et, l'oreille fermée aux tendresses humaines,

Va te régénérer dans un amour brutal :

Page 320: Antologie de La Poesie 193....

3o2 POETES CONTEMPORAINS

La mer t'attend, la mer à la face éternelle,

Pareille à ton désir par son immensité,

La mer libre où germa la vie originelle

Et sur qui le frisson du chaos est resté.

Livre-toi sans contrainte à ses fauves délires :

Aspire-à pleins poumons, aspire à pleine chair

Ses rayons, ses embruns, ses courroux ou ses rires;

Et baise dans le vent les lèvres de la mer.

II

Caresses du soleil, de l'onde et de la brise

Qui liez sur mon corps vos mobiles réseaux;

Air fluide et léger dont chaque haleine grise;

Vagues refrains épars aux harpes des roseaux ;

Lac de turquoise, d'améthyste et d'émeraude,

Humide ciel resté dans la coupe des monts,

Où, lorsque midi pèse, on sent un dieu qui rôde,

Un dieu qui nous sourit, le soir, quand nous ramons ;

Souffles qui dévalez des pures altitudes ;Clarines des troupeaux lointains, cris des rameurs,

Échos lents où frémit la voix des solitudes,Silence frais des nuits, soupirs, frissons, rumeurs,

Entrez par tous mes sens dans mon âme asservie !

Délivrez-la du songe amer qui l'égarait,Et de cette rancoeur qu'au milieu de la vie

On sent à comparer l'espérance au regret !

En moi, comme un enfant las, qu'un refrain fait taire,Endormez le désir inconstant et cruel ;Et que je ne sois plus, dans l'immense mystère,Qu'un atome animé du délire éternel!

(Inédit en librairie.)

Page 321: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE DELAGOUR

né à Rodez (Averron), en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Proeludia, poèmes (Éditions de la Société des Poètes français,1906). — Les Oasis (Pion, Paris, 1907).—LeDonde Soi (éd. 190g).Le Rayonnement (Édit. du Temps Présent, 1910). — L'An-

goisse (id., igi3).:— La Victoire de l'Homme (id., 1922). — Le

Voyage à l'Étoile (Édition de la Revue des Poètes, Librairie

Perrin, Paris, 1928).— Les Saisons et les Jours (éd. ig38)

Page 322: Antologie de La Poesie 193....
Page 323: Antologie de La Poesie 193....

L'ANGÉLUS DU SOIR

L'air de ce soir est bleu comme un ruisseau d'eau pure;Il frémit, en glissant sur les parois du ciel,Et l'horizon rustique et net qu'il transfigurePrend l'étrange couleur d'un décor irréel.

Au milieu de ce bleu fluide comme l'onde,Droit dans la plaine où sont accroupis des hameaux,Le clocher qu'une paix mystérieuse inonde

Semble un grand nénuphar qui veut sortir des eaux.

Le long des chemins creux noyés de crépusculeEntre des peupliers et des arbustes flous,Des files de brebis avec lenteur ondulent,En faisant sangloter des cloches à leurs cous.

Un char d'herbes s'avance et grince sur la route,Au pas lourd de ses boeufs meuglant vers l'abreuvoir;

Et, sur le seuil de sa porte, la vierge écoute

Soupirer dans son coeur la tristesse du soir.

La fumée, en montant languissàmment des chaumes,

Est blanche dans l'azur qui brunit peu à peu;Et c'est comme un essor d'anges ou de fantômes

Que le jour expirant fait s'envoler à Dieu.

Tout à coup, du clocher, il tombe sur la plaine,Comme les gouttes d'or d'un astre sur l'étang,Les trois tintements clairs de la cloche lointaine

Qui sonne l'Angélus et qui prie en tintant.

Cette oraison du bronze a fait frémir l'espace...Le bouvier s'interrompt de chanter en patois;

Le vent tombe; et, devant le mystère qui passe,

Les pigeons n'osent plus roucouler sur les toits.

20

Page 324: Antologie de La Poesie 193....

3o6 POÈTES CONTEMPORAINS

Près du puits dont les seaux font crier la poulie

Une vieille à bonnet se signe avec ferveur;

Et, sentant aussitôt sa journée ennoblie,

Fait à la paix du soir l'offrande de son coeur.

Un grand recueillement soudain immobilise

Les hameaux dispersés sous la brume des champs ;

On croirait, dans l'air bleu, qu'ils voguent vers l'église

Du mouvement léger qu'ont les voiliers penchants.

Comme un mystique oiseau, l'Angélus se balance

Et gagne l'horizon où dort un bois obscur :

Puis, quand les derniers sons meurent dans le silence,

Une étoile, en tremblant, apparaît sur l'azur.

LA BIENVENUE A LA NUIT

Laissons venir à nous la nuit pure et subtile;

Elle n'a tout son charme et toute sa douceur

Que pour ceux dont le jour eut sa douleur utile.

Vois; elle entre chez nous comme une grande soeur

Et porte dans les plis mouvants de sa tuniqueLe souvenir des lys et du zéphyr berceur.

Évoquant les beautés d'une reine punique,Ses cheveux et ses yeux bleuis du même fard,Pour nos regards fiévreux ont un prestige unique.

Du fond d'un horizon qu'elle a rendu blafard,Dans son voile éployé, lente et longue, elle arriveAvec la sobre ardeur d'un bonheur qui vient tard.

Elle inonde nos fronts d'une fraîcheur d'eau viveRien qu'à les effleurer de l'invisible main

Dont la tendre caresse est comme elle furtive.

Page 325: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE DELACOTJR 00}

Élargissant autour de nous jusqu'à demain

Le silence au milieu duquel notre penséeS'élève comme un marbre au milieu d'un bassin,

Elle veut que, par les chagrins du jour chassée,Sa bienfaisante paix nous tombe sur le coeur,Comme sur la pâleur du marbre la rosée.

Puis, dans ce grand silence, elle éveille le choeur

Que chantent à mi-voix les nymphes bocagèresDans le dolent feuillage et dans le vent moqueur.

Des aveux puérils et des plaintes légères,Un frisselis d'amour sorti des peupliers,Le dense accent d'un hymne agitant les fougères,

Concert qui se parfume aux fleurs des espaliers,Prière de l'été vers Dieu qui le fit naître,

Animent longuement les jardins à nos pieds.

C'est leur mystérieux émoi qui nous pénètre,C'est son plus consolant poème que la nuit

Dédie à nos douleurs rêvant à la fenêtre.

Si nous n'avions peiné tout le jour dans le bruit,

Nos coeurs n'entendraient pas le sens de ce silence

Où, seules, la fleur parle et la feuille bruit.

Si nous n'avions subi la morne violence

Du destin qui barrait notre espace d'un mur,

Ces astres seraient-ils les yeux de l'espérance?

Le fruit le plus tardif est aussi le plus mûr

Et sa fraîcheur est due à la soif de nos fièvres,

Quand, après le jour vide, il choit du sombre azur.

Page 326: Antologie de La Poesie 193....

3o8 POÈTES CONTEMPORAINS

Il faut avoir grimpé le dur chemin des chèvres

Et s'être ensanglanté les pieds sur dés cailloux

Pour en goûter, le soir, la saveur sur ses lèvres.

Si la Nuit odorante incline ainsi vers nous

Un sublime visage estompé par ses voiles,

C'est pour que nous trouvions gonflé d'un suc plus doux

Ce fruit cueilli par elle au verger des étoiles.

(Le Voyage à l'Etoile.)

PRINTEMPS DANS LA RUE

Comme ce ciel est beau qui roule son azur

En fleuve au-dessus de la rue,

Si beau qu'on croit, sur son flot pur,Voir la barque du Christ dans sa gloire apparue!

En face, un marronnier qui surplombe un toit grisSemble brasiller dans l'aurore.

Comme un arbre prend donc d'importance à Paris

Parmi de vieux murs qu'il décore!

Celui-ci flambe dans les feux de l'Orient,

Vibre et crépite sur la pierre,. Puis, un à un, laisse, en riant,

Ses bourgeons éclater dans un flot de lumière.

Des cris d'enfants fondus avec des chants d'oiseaux

Ont des notes si cristallines,

Qu'ils évoquent le bruit presque froid des ruisseaux

Qui dégringolent des collines.

Page 327: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE DELACOBU 809

Cette fraîcheur des sons dans la fraîcheur de l'airEt ces fluidités soudaines

D'eau courante sur notre chair

Nous font, partout, chercher dans le ciel des fontaines.

Tous ces gens qui s'en vont, ce matin comme hier,A leur même besogne obscure,

Ont le pas plus dansant et le regard plus fier

De ceux qui tentent l'aventure.

Pour qu'un terne décor qu'ils ne savaient pas voir

S'épure et se métamorphose,Il a suffi que, du trottoir,

Ils relèvent leurs 3'eux vers ce ciel d'un bleu-rose,

Et tendent, comme un vase, aux fontaines du jourLeur âme altérée et ravie, ........

Pour qu'y tombent à flots l'espérance et l'amour -

Qui sont les sources de la vie. —

VENDANGES

Midi! Le soleil frappe en implacable archer

Le coteau dont la terre est partout craquelée.Les figuiers bordent d'ombre étroite la vallée

Où tous les vendangeurs sont venus la chercher.

L'atmosphère grésille au-dessus de leurs groupes

Que la guêpe et l'abeille agacent dans leur vol;

Les vêtements terreux ont la couleur du sol

Qui semble bosselé de ventres et de croupes.

Seul éveillé, d'un pas lourd et mal assoupli,

Le maître vigneron inspecte encor sa vigneEt — contre la clôture où leur file s'aligne

Ses chariots trapus que le raisin emplit.

Page 328: Antologie de La Poesie 193....

3io POÈTES CONTEMPORAINS

Sous la chaleur qui la dilate et l'exaspère,

Il en monte une odeur qui vous porte au cerveau ;

On dirait la nature ivre de vin nouveau

Et son effluve épars dans l'ardente atmosphère.

L'ivresse qu'il exhale a gagné l'horizon;

L'espace la respire et l'azur en frissonne;

Et, le long de la route où n'apparaît personne,Bouleaux et peupliers vacillent sans raison.

Le sein d'un vendangeur que l'effluve traverse.

Parfois d'un long soupir se soulève à demi;

Et, comme Zeus jadis, sur un flanc endormi

Le soleil fait tomber sa lumineuse averse.

Gisante sur le sol, la chair en son sommeil

Reconnaît le limon dont elle fut formée,

Et se sait, —quoique Dieu l'ait d'un souffle animée, —

Captive de la glèbe et mûrie au soleil.

Filles et gars, prostrés dans la poussière jaune,Plus moelleuse à leurs corps que l'herbe du chemin,

Sentent, en tressaillant, sur la lèvre ou la main,Les cheveux de la Nymphe et l'haleine du Faune.

Chaque odeur est humaine et chaque bruit vivant;Midi lâche du ciel ses voluptés farouches;

Surgis de chaque cep, des muffles et des bouches

En quête de baisers maraudent dans le vent.

Le ciel s'approfondit, l'air prend des teintes d'ambre;On dirait du soleil qui se transforme en vin ;Et la nature et l'homme atteignent au divinDans la splendeur d'un jour de vendange, enseptembre...

(Les Saisons et les Jours.)

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FRANÇOIS-PAUL ALIRERï

né à Carcassonnc (Aude) en 1873.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

L'Arbre qui saigne (Servières, Carcassonne, 1907). — LeBuisson ardent (Éditions de l'Occident, Paris, 1912). — La

Complainte du cyprès blessé (Polère^ Carcassonne, 1921). —

Marsyas, ou la Justice d'Apollon (id., 1922). — Odes (NouvelleRevue Française, Paris, 1922). — Églogues (Éditions Garnier,Paris, 1923). — Élégies romaines (Nouvelle Revue Française,1923). —*Le Cantique sur la colline (Cité des Livres, 1924). —

La Guirlande lyrique (Éditions Garnier, 1925). — Le Chemin surla mer (Éditions des Cahiers libres, ig25). — La prairie aux nar-cisses (Éditions des Cahiers du Sud, 1926). — Paris couleur de

temps (Éditions des Trois Cyprès, 1928). — Le tombeau de Ron-

sard (Éditions des Iles de Lérins, 1929).— Poèmes choisis (Édi-

tions Gally, Carcassonne, 1929).— Lu plainte de Calypso (Édi-

tions Garnier, 1930),— Êpigrammes (id., ig34).

— Mirages

(Éditions Corréa, Paris, ig36).— Nouvelles Êpigrammes (id.,

I937)-

Page 330: Antologie de La Poesie 193....
Page 331: Antologie de La Poesie 193....

LA MURAILLE-AILÉE-

Rappelle-toi le mur que nous vîmes ensemble,Ce matin que le ciel était rose de froid.,Il était vieux, tremblant et nu, privé de toit,Et, sans soutien, du haut de Pair semblait.descendra.Tant il disparaissait, o beauté ! tout entier,Sous un manteau vaste et pressé d'ailes vivantesPar la frileuse nuit encore repliées,Et dont le bord parfois doucement palpitait. ^C'était une tribu tardive d'hirondelles

Qui par le gel d'octobre aigre et hâtif surprises,Sur le mur échauffé, d'un Iént soleil, tenaientUn conciliabule immobile et muet,

Et, l'une auprès de l'autre enserrée et transie,Allaient pour émigrer vers un hiver doré.

Leurs ailes sur leur dos bleuâtre et noir croisées,

Droites, de tout leur poids par centaines pendant,.On eût dit, attentif au lever de l'aurore,

Un innombrable vol d'archanges au repos,De ceux qui, sur un haut millier d'ailes chantantes, .

Une nuit de miracle où tout le ciel battait,

Portèrent dans les airs la maison de la Vierge ;

Et le mur qui sentait respirer sur ses pierresL'ardent soupir de ces poitrines frissonnantes,

Vers l'azur paresseux de l'automne, en silence,

Comme une ascension de prières montait.

Parfois, comme une voile oscille vers le large,

On le voyait au loin frémir par intervalles,

Et s'enfler comme un coeur impatient d'amour.

Alors, tel un essaim qui bourdonne au grand jour

Et suspend à la branche une mouvante grappe,

Page 332: Antologie de La Poesie 193....

3l4 POÈTES CONTEMPORAINS

Animé d'un profond bruissement, le mur

Se soulevait avec un immense murmure,

Et retombait sans cesse et ne s'ébranlait pas.

Nous ne saurons jamais s'il a passé la mer,

Car le chemin tournait et l'aube était glacée.

Peut-être, à l'heure du départ, les hirondelles

Sont-elles mortes pour avoir trop espéré;

Peut-être, en route, à l'eau seront-elles tombées,

Et le flot berce-t-il leurs fragiles cadavres

Sur un sable inconnu par la houle roulés.

Ainsi, du sol antique où nos pas sont fixés,

Nous nous désespérons vers vos mortels mirages,Azurs rêvés lointains et vierges de hasards,Exils en fleurs, départs d'oiseaux, courbes de voiles*Et toujours cramponnés au mur de nos espoirs

Qui tremble et se balance au frisson du voyage,Sans pouvoir avec nous l'arracher ni partir,Nous voulons, les yeux pleins de fuites éperdues,Fendre l'écume avec nos ailes étendues,Et nous vivons, le coeur étouffé de désirs*Sans suivre, sur les mers à nos pieds envolées,Le conseil expirant de la muraille ailée.

(L'Arbre qui saigne.)

STANCES À LA RIVIÈRE SORGUE

Sorgue, belle rivière allongée et glissante,Qui romps à tes contours

Les chemins et l'ombrage où ton onde pressanteCommence son décours;

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FRANÇOIS-PAUL ALIRERT 01 5

Irai-je une autre fois m'asseoir sur cette rive,Et ton miroir secret,

Pourrai-je retrouver la couleur fugitiveQue le vent lui prêtait?

C'est là, non loin du gouffre où tu reprends naissance,

Que, par un jour d'été,Pour mieux voir à travers ta liquide abondance,

Je me suis arrêté.

Là, sans jamais tarir, tu t'amasses, formée

De cent ruisseaux éparsQui viennent par surcroît ta nappe accoutumée

Grossir de toutes parts.

Puis, à toi seule enfin convertie et rendue,Tu montres jusqu'au fond

Leur confuse affluence égale et répandueSur ton bassin profond.

Ainsi tu t'épanchais, et l'unanime espaceOù ton nom s'accomplit,

Laissait, d'un prompt regard, monter à la surface

La hauteur de ton lit.

Si bien qu'on ne savait, ou de ta transparenceOu de ton élément* .

Qui des deux imprimait à leur commune essence

Le premier mouvement,

Et c'est alors, penché sur la molle prairie

Aux flexibles réseaux,

Dont la cime innombrable à ton courant nourrie

S'incline sous les eaux.

Page 334: Antologie de La Poesie 193....

3l6 POÈTES CONTEMPORAINS

Qu'elle affleura vers moi.comme une ombre au.passage,

Celle-là qui depuis,Tient tout mon être, avec .son onduleuse image, .

Plein d'amoureux ennuis

Elle avait la longueur sinueuse et timide

Des sources aux beaux bras

Que Jean Goujon coulait dans leur marbre fluide..

Et leur chaste embarras, -...'.

Ces négligentes mains, ces membres que décore

La grâce, de ses traits, . .. .

Et qui vont empruntant à leur contrainte encore

De plus rares attraits,

Et ces jambes aussi de .chasseresse antique, .

Ces pudiques genoux

Qu'on devine plutôt au pli de la tunique, .

Sous leur voile jaloux.

Tantôt, à même l'onde et sa fuite indolente, .',.:...

N'ayant, sans autres soins,

Que sa blancheur native aux nymphes ressemblante,,.Et moi pour seuls témoins,

Je la voyais se fondre et tantôt transparaîtreAu soleil de nouveau,..

Puis, s'évanouissant* l'instant d'après renaître /De son glauque berceau,

Ou bien droite, et son corps supportant tout entière,Sur sa pointe élancé, . .

Sa beauté tout ensemble et noble et familière

A son orteil dressé.

Page 335: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS-PAUL ALIBERT $17

Mais lorsque, de plus près, pour la sentir presséeEt souple entre mes doigts,

J'eus, vers ses jeunes flancs, dans le vide avancéeLa moitié de mon poids,

Au lieu de ramener l'enfantine sirène

D'en bas contré mon sein,Rien qu'un peu d'eau, mêlé d'un peu d'herbe incertaine,

Me resta dans la main.

Rien n'avait retenu ses traces expirées-En invisibles jeux,

". -

Ni cette joue étroite et ces boucles dorées*'

Ni l'azur de ces yeux,-

Ni cette lente épaule, et ces lèvres muettes

Dont la tendre langueur,Comme un baiser gonflé de larmes toutes prêtes,

S'enfonçait dans mon coeur.

Et je doute, aujourd'hui que son lointain visageEn moi pleure et sourit,

Quelle forme entrevue, ou quel autre mirageMe ravissait l'esprit,

Sinon toi-même, Sorgue, au regard devenue .

Ton fantôme charmant

Et l'intime reflet de ta naïade nue

Qui scintille un moment,

Avant que d'aller faire une fin magnanime

Au fleuve immense et fier

Dont la course avec lui t'emporte vers l'abîme

Dé l'éternelle mer.

(Odes.)

Page 336: Antologie de La Poesie 193....

SJS POETES CONTEMPORAINS

LES CHARBONNIERS

Conduisez-moi là-haut, parmi les charbonniers,

Là-haut, où la montagne, au détour des sentiers,

S'égare sous un lit de feuilles jaunissantes.

Voici déjà l'automne aux heures décroissantes,

Tout ressent à la fois sa tardive longueur.L'été n'est plus qu'un nom, mais moi, c'est sur mon coeur

Que j'écoute tomber la saison qui décline.

Hélas! quel dieu saura m'ôter de la poitrineCe feu qu'un autre dieu, jaloux de mon repos,Instille sans pitié jusqu'au fond de mes os,Et par qui tout mon corps se dissout aux jointures?Mais ton supplice, Amour, tes secrètes blessures,Ta fureur, qui pourrait, sinon toi, les guérir?Ne me retire pas mon mal, ni ce désir

Dont j'emporte partout étroitement presséeLa pointe inextinguible à mon flanc enfoncée.

Tu peux, si tu le veux, convertir en douceur

Le poison qui me brûle, Amour, et la langueurDont je suis accablé, me la rendre en courage.

A quoi bon, malgré tout, supplier davantage?Le bien qu'on a perdu, reviendra-t-il jamais?Voici le même instant où je me complaisais

Naguère à m'enchanter les yeux de ton visage.C'est en vain maintenant que je guette au passageSi tu n'arrives pas par le chemin couvert;L'air est silencieux et l'espace désert.

Ah, que j'échange enfin pour les forêts prochainesL'importune rumeur des demeures humaines!Je traînerais du moins mon invincible ennuiLoin des lieux familiers où mon âme aujourd'hui

Page 337: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS-PAUL ALIBËRT 01 y

Se consume après toi d'un reste d'espérance,

Qui lui vient redoubler sa peine et ton absence.

Ombreuse solitude accueillante à mes pas,

Qu'elle est légère à qui la regarde d'en bas,Cette pâle fumée, et sa lenteur naissante,

Qu'on voit, sur la futaie encore verdissante,

Fleurir, et couronner ta haute frondaison!

C'est là qu'il serait doux de n'avoir pour maison,Sans connaître plus rien des jours ni des dimanches,

Que les rameaux tressés et la hutte de branches

Où, m'invitant d'un coeur ami, les charbonniers

M'ouvriraient leur famille et leurs humbles foyers;C'est là qu'il ferait bon de respirer l'automne,

La senteur des bouleaux que la sève abandonne,Et la fumante odeur de l'aubier calciné,

Et, sans doute, sitôt novembre terminé.

Quand la rigueur du gel occuperait la terre,

De goûter sans remords le tranquille mystèreEt la sombre beauté de l'hiver sur. les bois,

C'est là qu'il ferait bon de vivre. Et quelquefois,Par quelque après-midi lumineuse et sereine,

Couché sur le plateau qui domine la plaine,

Jusqu'à ce que le soir commence à s'obscurcir,

J'irais, et je verrais sous leur chaume brunir

De pauvres toits là-bas confondus par la brume.

Cette vitre, à l'écart, dont le carreau s'allume,

Peut-être ce serait la tienne. Alors, tout bas,

Je redirais ton nom; alors, entre mes bras

Je croirais te bercer comme une ombre pâlie

Qui fondrait de tendresse et de mélancolie

Dans mon coeur embaumé de ton seul souvenir.

Mais non, qui donc ici me saurait retenir?

Seul, un simple village occupe ma pensée.

Tout m'y chante à l'esprit ton image passée,

Une longue démarche, un front, des yeux charmants;

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020 POETES CONTEMPORAINS

Tout m'y parle de toi sans cesse, et, par moments,

Je peux m'imaginer que tu vas m'apparaîtreComme autrefois, et moi, tout à coup reconnaître

Ce sourire amical, et ce regard si doux

Qui faisait devant toi défaillir mes genoux'; /•••''-

(Églogues.)

EPIGRAMMES

Qu'importe auprès de toi que je veille ou je rêve?

Ah, qu'il veille plutôt, ce coeur plein de désir!

Si longue qu'elle soit, elle est toujours trop brève,

Toute nuit que je passe à t'écouter dormir.

Viens, le soir nous invite au vin sous la tonnelle.

L'amour aura son heure, il nous quitte à son tour.

Si j'exprime d'un trait la longueur d'un beau jour,

Qu'importe, amour ou vin, c'est une-heure éternelle.

Que sert de te forger ce qui n'est pas encore?

Demain, dis-tu. Tandis que, pensant à demain,Tu nourris de ton coeur l'instant qui te dévore,Le meilleur de tes jours te glisse dans la main.

Qu'un jour, ma simple argile enfin redevenu,On en fasse une coupe, et puissé-je, ô merveille,Sentir, comme autrefois ma bouche à ton sein nu,Ma cendre réunie à ta bouche vermeille!

(Epigrammes.)

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GUY LAVAUD

né à Terrassoh (Dordogne) en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Floraison des Eaux (Édit. de l'Occident, Paris, igo7). —

Du Livre de la Mort (La Phalange, Paris, igog). —Des Fleurs...

pourquoi? (Ried«r, Paris, igro).— Imageries des Mers (Émile-

Paul, Paris, igig). — Sous le Signe de l'eau (Garnier, 1928).—

Poétique du Ciel (Émile-Paul, ig3o).

21

Page 340: Antologie de La Poesie 193....
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DES FLEURS... POURQUOI?

I

L'océan dans le soir tombait comme une fleur,Feuille à feuille échappant tous ses secrets, ô coeur !

Je songeais à la fleur de ton corps, sous sa robe,Sous son linge qui tombe avec un lourd arôme,A la fleur de ton corps qui se dérobe encor

Et, soudain, s'abandonne et dans les bras s'endort.

II

Amour ! votre visage avec ses noirs bandeaux

Palpitait sous mes doigts comme un coeur et des ailes

Et je sentais le sang battant dans Ce berceau

Me peupler tout entier de sa langueur charnelle.

Amour! j'aurais voulu vous conserver toujours,Vous et vos yeux noyés dans votre chevelure,

Vous retenir encore un très long temps, Amour,

Votre mobile vie et sa douce brûlure.

Mais je sens bien qu'il faut ouvrir ces pauvres mains

Où votre aile à l'étroit souffre et se désespère.

Allez, ô mon oiseau, allez vers vos destins,

Vers l'orage, la pluie et la saison amère.

III

Lorsque tu dors, tes bras, sur ton front pur noués,

Ont de longs mouvements de branchages tressés ;

Sous l'aile double des cheveux ton chaud visage,

Bel oiseau, se repose en ce nid peu sauvage;

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3a4 POÈTES CONTEMPORAINS

Traversés des rayons de tes cils d'or mouvant,

Sous les paupières d'ombre, on voit tes yeux dormants,

Et tout près de leurs eaux d'éparses fleurs écloses

Dont ta bouche n'est qu'une feuille, la plus rose.

IV

Mais l'ai-je cru vraiment que tu pouvais rester,

Toi qui rêves toujours de quelque grand vol libre

Et dont je sens le coeur gonflé à éclater

Sous la douceur des doigts roidir toutes ses fibres !

Oui, t'ai-je vraiment cru, toi qui nous prends, Amour,

Par des tiédeurs de joue appuyée à la joue,Puis nous laisses pleurant, blessés et sans secours

Dans les liens très subtils, perfide, que tu noues,Et toi, visage clair et si pur que mes mains

Trempaient comme en de l'eau dans ta douceur aimée,Me suis-je bien livré, sachant ces lendemains

Dont la joie est d'avance amère et consumée. .

IMMOBILE, PAREILLE...

Immobile, pareille à une fausse morte,La mer, entre les rocs d'une baie, se repose.Une écume légère à son front perle encor

Et paisible, et ses doigts dénoués, elle dort.

Quelle est-elle et par quels longs chemins, vagabonde,Revient-elle toujours dans les creux bleus du monde?...On ne sait que ceci... Belle comme une fleurEn elle vit et souffre un rêve intérieur,Et parfois, comme un mot dit en songe, elle échappeDans les sables d'argent ce secret : une nacre.

Page 343: Antologie de La Poesie 193....

GUY LAVAUD ?)2rC

SILLAGES

Sur le monde si dur dorment les douces mers,Comme sur les comptoirs les soies pâles et molles.Parfois un grand steamer ainsi qu'un ciseau clair,

Rapide, coupe en deux la lueur de l'étoffe,Et l'on voit s'évaser d'un bord à l'autre bord,— L'une pour l'Amérique et l'autre pour l'EuropeDeux lames bleues, avec déjà des plis de robe,Des dentelles de nacre et des broderies d'or.

TOUT CE QUE JE N'AI SU PEINDRE...

Tout ce que je n'ai su peindre, le rang verdi

Des grèves, un ourlet de vagues minces, puis— Très ronde, pleine, grasse, épanouie et telle

Que les marins la voient, du haut des passerelles,La molle immensité de la lointaine mer,

Dans le renflement blanc et bleuté de leur chair

Un fruit de l'océan, une nacre, le gardent.Et le mollusque vert, les calmes coquillages,

Répètent mieux qu'un vers, en leurs menus échos,

Le dessin de la mer et la couleur de l'eau.

UN PORT

Parfois, lorsque sa coque encor vibrante, un beau

Navire, revenu du large, troue les eaux,

Sous les neiges tissées au rouet de l'hélice,

Une âme vagabonde aux flots du port se glisse

Page 344: Antologie de La Poesie 193....

026 POETES CONTEMPORAINS

Et, balancée le long des quais mornes et nus,

Chaque barque a senti, dans les remous venu,

Coulé, serpent rapide aux fleurs vertes des vagues,Comme un vers, lourd de sens, qui percerait notre âme,.Un souvenir du monde épars sous d'autres cieux,

Houle bleue, frissonner sur le port paresseux.

FILETS

Ah! ces filets séchés sur le coeur des étés,Tulle et jadis aux mers transparence de robes,

Évanoui le sein qui sur eux se gonflait,

Algues, cheveux gardés d'une mouvante épaule.

BARQUES

Hasard d'une risée, quelquefois, sur les eaux,Des barques qui péchaient tout à coup se rassemblent.

L'une sur l'autre, alors, leurs voiles en biseau,

Tremblantes, ont glissé comme un grand jeu de cartes.

MARÉES

Le flux puis le reflux, un soir puis un matin,Une heure brode un rêve aux grèves, mais une autre

L'efface, comme si l'océan n'était rien ,

Que la toile où tes doigts travaillaient, Pénélope!

VOILIER

Son étrave glissant sur des feuillets d'argentEt, lente, retournant les flots bleus, page à page,C'est un voilier penché sur le livre océan,Lettre à lettre épelant une chanson de vagues.

(Sous le signe de l'eau.)

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GUY LAVAUD.S27

SUR MON ENFANT MORT

Parce qu'il est tombé, de mon livre, une roseEt parce que le grain survit aux moissons mortes,Un ange, dans le soir, me tire ce soupir :Une enfant, une fleur qu'on n'a pu retenir,Un squelette dont l'os dans la terre se lustre,Se lustre jusqu'au jour où Dieu, de son doigt juste,Tournant le feuillet noir sur nos morts refermés,Elle ressurgira, d'entre le sol épais,Comme un signet qu'un souffle en un instant délivre,La rose qui s'était endormie dans le livre!

PLUIE D'ETOILES

Averse mensongère et que nulle prairieNe verra, gouttes d'or, sur ses gazons errer,Aux soirs bleus de Septembre, elles tombent en pluiesCes roses d'un jardin demeuré très secret.

Car leur arbre est au coeur des Nuits émerveillées

Et peut, vastes rameaux et tranquilles lueurs,

Sans qu'un pétale manque à sa grâce étoilée,

Perdre éternellement l'averse de ses fleurs.

ALCYONE, L'ÉTOILE IMMENSE ET PALE...

Alcyone, l'étoile immense et pâle, qui

Porte ce nom léger comme un mouvement d'aile,

Je l'imagine, au ciel, sur de noirs infinis,

Telle une ange penchée... Et vers elle, lointaine,

Mes songes ont monté, mêlés à mes soupirs.

Alcyone, au beau nom digne d'une mortelle,

Alcyone, en qui tremble on ne sait quel désir,

Page 346: Antologie de La Poesie 193....

328 POETES CONTEMPORAINS

Alcyone, qui n'es peut-être que lumière,

Lorsqu'un jour je serai parmi tes nuits, là-bas,

Où ton nom, comme un nom de harpe morte, sonne,

Alcyone, dis-moi, ne trouverons-nous pas

Des pas pour se mêler... des baisers, Alcyone?

Ou ton nom prometteur et de caresses plein,

Ton nom chaud, ton nom frais, qui vibre comme un songe

Et qui, du fond du ciel, m'appelle, n'est-il rien

Qu'un nouveau, mais toujours délicieux, mensonge?

AVEC SES BRANCHES BLEUES...

Avec ses branches bleues et ses rameaux en croix,Avec son pâle lac, la Lune, je revois

Cette nuit de velours, immense et sombre herbage;Et chaque astre qui naît pose sa robe blanche

Comme un grave et lointain et naturel écho,Comme si, détournés, ce soir, dé leurs tombeaux,Les aveux, les soupirs, la grâce d'une épaule,L'étoile qui s'endort au-dessus de nos pôles,L'étoile au long regard, sur les airs noirs, glisséEn était le léger fantôme ou le regret,Comme si ta douceur, tes robes, tes écharpes,Et ta perfection de fleur sur une brancheEt l'odeur de tes doigts que mes doigts ont encor,Cette ombre les mêlait avec ses astres d'or.

Car, Étoile aux longs cils dont la lumière tremble,Les reflets des cheveux dans les Nuits de septembreEt les yeux de bleuet et les mots merveilleuxOù sont-ils maintenant s'ils ne sont pas aux cieux?

(Poétique du Ciel.)

Page 347: Antologie de La Poesie 193....

GEORGES DUHAMEL

né à Paris en 188k.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Des légendes, des batailles (Édit. de l'Abbaye, Paris, 1907). —•

L'Homme en tête (Vers et Prose, 1909). — Selon ma loi (Figuière,Paris, 1910). — Compagnons (Nouvelle Revue Française, 1912).— Élégies (Mercure de France, 1920).

Page 348: Antologie de La Poesie 193....
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MA SOLITUDE

Comme deux arbres bien semblables

Tournés vers le même horizon,Nous partageons les nourritures

Et plions sous les mêmes souffles.

Serai-je encore seul sur la terre,Maintenant que je t'ai nommée?

Ai-je abdiqué la solitude

Pour t'avoir prise entre mes bras?

Comme deux grands arbres voisins

Nous mêlons feuilles et racines,

Et la brise qui nous traverse

N'en a qu'une âme et qu'une odeur.

Je te prends dans ma solitude !

Elle est si profonde et si calme

Que le bruit de nos deux haleines

Est trop faible pour l'émouvoir.

Comme deux arbres vigoureuxNous poussons dans un ciel limpide

Deux jets de sève, parallèles,Éternellement exilés.

Pourtant, dès que le vent s'élève,

De nos frondaisons confondues,

Il chasse une musique unique

Qui ne trahit qu'un seul désir.

(Compagnons.)

Page 350: Antologie de La Poesie 193....

332 POÈTES CONTEMPORAINS

UN ADOLESCENT

Je ne peux pas te conseiller d'être paisible,

Je ne peux pas non plus te dire d'être heureux,

Mais je te propose d'attendre :

Le jour viendra.

Jusqu'à ce jour, puisque telle est ta loi, tremble.

Jusqu'à ce jour, tel est le sort, sache durer.

Travaille en toi, comme une graine sous la terre ;

Honore un fleuve impétueux

Qui lance autour de toi les forces étrangères :

N'y trempe pas encore un seul doigt de ta main.

Jusqu'à ce jour, accepte d'être faible

Et si tu ne peux pas ne te point effrayerDe n'être qu'un enfant pour des années encore,

Mesure au moins de quelle altitude d'espoirLe moindre événement peut te jeter, toi si petit!

Attends le jour, et savoure bien ta faiblesse,Et fréquente la peur des choses et des gens :

Ne te refuse pas à la peur de toi-même,Et tour à tour crains et chéris le flux du temps.

. Attends le jour. Lorsque tu le peux, aime attendre,Et si tu cherches parfoisA vivre par l'esprit l'homme que tu seras,

Redeviens, l'instant d'après, sans colère,L'enfant que tu es encore.

Le jour viendra!

Page 351: Antologie de La Poesie 193....

GEORGES DUHAMEL 00

Ce sera sensible et soudain,Comme une puberté de l'esprit :

Cela te surprendra peut-être en promenadeEt te parviendra dans un souffle d'air,Ou bien ce te viendra dans une heure de honte

Et te fera tout oublier d'autour de toi;Ce pourra t'assaillir à table,Ou t'arrêter pendant ta vie entre les hommes,Ou bien te visiter dans ton sommeil et t'éveiller.

Mais je peux déjà te prédireUn rire nouveau sur tes lèvres;Et tu te diras : le jour est venu.

Aussitôt tu te sentiras de la puissance,Et tu marcheras, semblant bien le même

Et si différent...

Tu sauras que rien des choses qui passentNe peut plus t'atteindre ni te blesser;

Tu sauras que la loi qui te voulait tremblant

Te veut aussi robuste et sans doute invincible.

Tu te réjouiras de tendre les mains

Et de saisir des volontés

Pour arrêter leur vol, pour les tordre ou les rompre.Tu seras, par instants, certain que rien au monde

Ne peut te faire plus petit que tu ne veux,

Et que rien des malheurs communs

N'altérera ta transparence et ta candeur.

Tu porteras toute la hauteur de ta taille,

Et, tel, tu pourras t'avancer, un bras tendu

Pour écarter la foule avec un doux courage...

Et tu seras sauvé pour toute une vie d'homme.

(Compagnons.)

Page 352: Antologie de La Poesie 193....

334 POÈTES CONTEMPORAINS

LE BON AVENIR

Je ne veux pas trop désirer : tout arrive...

Je ne veux pas d'un avenir tout en voeux.

Il ne faut pas d'un avenir fait en sorte

Qu'il précise servilement, trente ans durant,

La matière d'une heure de rêve.

Mais marcher les bras tendus, en fixant

La lueur d'une maison dans les arbres,

Aller sans avoir prévu devant soi

L'offre d'un fruit rouge et mûr dans les ronces,

Non plus qu'un ravin profond...

(Compagnons.)

ÉLÉGIES

Le vent venait du haut de la mer éclatante;Un vent sans âme et sans souvenir, mais si pur,Mais si plein de vertus égales que son souffle

Passait comme l'éternité sur nos visages.

Le littoral, avec ses campagnes, ses routes

Et les maisons de ses villages familiers

Nous offrait maintenant cette face étrangèreQue la mémoire prête aux hommes et aux choses.

^De jeunes matelots faisaient ployer les ramesEt la barque rendait un bruit vibrant et creux.Je vois encore, auprès de tes pieds nus, dormir

Des crustacés captifs aux pinces mutilées.

Page 353: Antologie de La Poesie 193....

"GEORGES DUHAMEL 000

Le beau silence était fidèlement hanté

Par la détonation lointaine du rivage;Nous gagnions un récif solitaire où veillait

Un luisant cormoran qui regardait la mer.

Pensais-je à ce péril qui crispait nos poitrines?

Pensais-je à l'oiseau noir saignant sur mes genoux?Ou bien au coup de feu qui transperça le inonde

Quand le héron tomba du faîte des rochers ?

Qu'en sait-elle, aujourd'hui, cette âme partagée

Qui, dans l'universel et vert crépitement,Calculait âprement de seconde en seconde,

Ce que vaudrait cette.heure au fond de l'avenir?

Au coin de la tendre bouche,

A l'ombre du nez finement ailé,

C'est là qu'il est, pour moi,

Le plus beau lieu du monde.

J'y ai songé bien des soirs

Dans l'exil et le tumulte,

Quand le triste sang des hommes

Coulait sur mes mains.

Quand tout le bonheur du monde

Semblait en détresse,

O barque désemparéeMontée par des ombres!

Page 354: Antologie de La Poesie 193....

536 POÈTES CONTEMPORAINS

J'y ai songé bien des soirs

Alors que le naufragéCherchait dans l'ombre, à tâtons,

Une miraculeuse épave.

O mon souvenir à moi!.

O ma secrète patrie !

O cher visage ! ô ma chose

Que je ne peux partager!

J'y ai songé quand les hommes

Étaient si désespérés,Et que j'avais pour moi seul

Tant de douceur et d'amour.

BALLADE DE FLORENTIN PRUNIER

Il a résisté pendant vingt longs joursEt sa mère était à côté de lui.

Il a résisté, Florentin Prunier,Car sa mère ne veut pas qu'il meure.

Dès qu'elle a connu qu'il était blessé,Elle est venue, du fond de la vieille province.

Elle a traversé le pays tonnant

Où l'immense armée grouille dans la boue.

Son visage est dur, sous la coiffe raide ;Elle n'a peur de rien ni de personne.

Elle emporte un panier, avec douze pommes,Et du beurre frais dans un petit pot.

Page 355: Antologie de La Poesie 193....

GEORGES DUHAMEL 33-

Toute la journée, elle reste assise

Près de la couchette où meurt Florentin.

Elle arrive à l'heure où l'on fait du feu

Et reste jusqu'à l'heure où Florentin délire.

Elle sort un peu quand on dit : « Sortez ! »

Et qu'on va panser la pauvre poitrine.

Elle resterait s'il fallait rester :

Elle est femme à voir la plaie de son fils.

Ne lui faut-il pas entendre les cris,Pendant qu'elle attend, les souliers dans l'eau?

Elle est près du lit comme un chien de garde,On ne la voit plus ni manger, ni boire.

Florentin non plus ne sait plus manger ;

Le beurre a jauni dans son petit pot.

Ses mains tourmentées comme des racines

Étreignent la main maigre de son fils.

Elle contemple avec obstination

Le visage blanc où la sueur ruisselle.

Elle voit le cou, tout tendu de cordes,

Où l'air, en passant, fait un bruit mouillé.22.

Page 356: Antologie de La Poesie 193....

338 POETES. CQNTEMPOBAINS

Elle voit tout ça de son oeil ardent

Sec et dur, comme la cassure d'un silex.

Elle regarde et ne se plaint jamais :

C'est sa façon, comme ça, d'être mère.

Il dit : « Voilà la toux qui prend mes forces. »

Elle répond : « Tu sais que je suis là! »

Il dit : « J'ai idée que je vas passer. »-.

Mais elle : « Non! Je veux pas, mon garçon! »

Il a résisté pendant vingt longs jours,Et sa mère était à côté de lui,

Comme un vieux nageur qui va dans la mer

En soutenant sur l'eau son faible enfant.

Or, un matin, comme elle était bien lasse

De ses vingt nuits passées on ne sait où,

Elle a laissé aller un peu sa tête,Elle a dormi un tout petit moment;

Et Florentin Prunier est mort bien vite

Et sans bruit, pour ne pas la réveiller.

(Elégies.

Page 357: Antologie de La Poesie 193....

JEAN COCTEAU

né à Maisons-Laffltte (Seine-et-Oise) en 1892.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Lampe d'Aladin (La Société d'Édition, Paris, 1909). —

Lé Prince frivole (Mercure de France, Paris, 1910).— La Danse

de Sophocle'(là., 1912). — Le Cap de Bonne Espérance (La Sirène,Paris, 1918). —*-Poésies (id., 1920). -— Escales (id., 1921). —•

Vocabulaire (id., 1922). — Plain-chant (Stock, Paris, 1923). —

Poésie igi6-ig23 (Nouvelle Revue Française, Paris, 1925). —

Opéra (Stock, Paris, 1927). — Morceaux Choisis (N. R. F., 1932).

Page 358: Antologie de La Poesie 193....
Page 359: Antologie de La Poesie 193....

MIDI

Le rameur, ange en bois, remué avec ses ailes

Aphrodite, ses autruches, ses diamants,Du large calme, à vous, au bord, vague fidèle,Calèche d'émeraude aux coursiers écumants.

Les épaves d'ici, bidons, ancres, solives,

Mâts, méduses, regard de noyés aux vitrines

Du boulevard des capitales sous-marines;Et la mer se retire en suçant ses salives.

Vite, j'enlève ma chemise, mon chapeau;Je me couche, naufragé nu de ce rivage,

Obligeant à sortir, sous la chaleur sauvage,Le hâlé, un Indien caché dans notre peau.

(Poésies, 1920.)

SONNET DE LA BAIGNEUSE

Ce torse debout n'ose encore

Être, nu, ce dont il a l'air,

A savoir le haut d'un centaure

Dont la croupe serait la mer.

D'une rose où cesse la chair

Que quelque frisure décore,

Commence le pelage vert;

Mais un même sang les colore.

Page 360: Antologie de La Poesie 193....

3/t2 POÈTES CONTEMPORAINS

Pauvre fille des demi-dieux

Combien vous aimeriez mieux

Pour une baigneuse être prise,

Par trop, feignant d'avoir quitté

Notr-e terre et votre chemise,

Infidèle à l'antiquité.

PIÈCE DE CIRCONSTANCE

Gravez votre nom dans un arbre,

Qui poussera jusqu'au nadir.

Un arbre vaut mieux que le marbre,

Car on y voit les noms grandir.

SOUVENIR DE NAPLES

Le Paradis, tombant, s'était cassé dans l'ombre.

Les coups de pistolet, d'où naissent les colombes,

Faisaient mille marins s'envoler des vaisseaux,Pour chercher, à tâtons, ses chiffres, ses morceaux.

On accrochait partout des balcons, des échelles;-Les femmes, n'ayant rien à se mettre sur elles,

Appelaient au secours de leur lit aux pieds d'or.

Les matelots entraient et changeaient le décor.

Une morte, riant dans son cercueil de verre,Conduisait les chevaux de son char, ventre à terre ;

(Ce char appartenait au marchand de coco)C'était Herculanum, Pompéï, Jéricho.

Je n'ai jamais rien vu de plus fou sur la terre.

Page 361: Antologie de La Poesie 193....

JEAN COCTEAU O/JO

LES CHEVEUX GRIS,

QUAND JEUNESSE LES PORTE...

Les cheveux gris, quand jeunesse les porte,Font doux les j^eux et le teint éclatant;Je trouve un plaisir de la même sorteA vous voir, beaux oliviers du printemps.

La mer de sa fraîche et lente salive

Imprégna le sol du rivage grec,Pour que votre fruit ambigu* l'olive,Contienne Vénus et Cybèle avec.

Tout de votre adolescence chenue

Me plaît, moi qui suis lé soleil d'hiver,Et qui, comme vous, sur la rosé nue,Penche un jeune front de cendres couvert.

LE POÈTE DE TRENTE ANS

Me voici maintenant au milieu de mon âge,Je me tiens à cheval sur ma belle maison;

Des deux côtés je vois le même paysage,Mais il n'est pas vêtu de la même saison.

Ici la terre rouge est de vigne encornée

Comme un jeune chevreuil. Le linge suspendu,

De rires, de signaux, accueille la journée;

Là se montre l'hiver et l'honneur qui m'est dû.

Je veux bien, tu me dis encore que tu m'aimes,.

Vénus. Si je n'avais pourtant parlé de toi*

Si ma maison n'était faite avec mes poèmes,

Je sentirais le vide et tomberais du toit.

Page 362: Antologie de La Poesie 193....

344 POÈTES CONTEMPORAINS

A FORCE DE'PLAISIRS...

A force de plaisirs notre bonheur s'abîme.

Que faites-vous de mal, abeilles de ma vie?

Votre ruche déserte étant maison de crime,

Je n'ai plus d'être heureux ni l'espoir ni l'envie.

Sur un tigre royal, la rose aux chairs crispées,

Se referme; il est vrai:que ce tigre a des ailes,

Mais l'ange gardien qui casse nos poupées,A des ailes aussi comme" une demoiselle.

Les élèves hautains, tachés d'encre et de neige,Car ils font leur journal à la polycopie,Leurs ailes sur le dos, s'échappent du collège.;Même l'épouvantail les prendrait pour des pies.

La neige est vite marbre aux mains prédestinées ;Du marbre au sel Vénus connaît la route blanche,Et du sel à la chair enfin la voilà née

Sur la plage où chacun se baigne le Dimanche,

Mais, sachant les détours de la chair aux statues,Vénus s'endort debout et se réveille au Louvre.Elle ne risque rien. Chaque fois qu'elle tue,C'est seulement un siècle après qu'on la découvre.

Endormez-vous au bruit de la machine à coudre

Enfance, coeur cruel amoureux des supplices.Voici la guêpe morte et l'odeur de la poudreEt les soleils cloués pour vos feux d'artifice.

Christ, larrons, cloués haut en face du village;La veille, les soldats jouaient de la musique;On attendait le soir, on redoutait l'orage,Et leur mort écrivait : VIVE LA RÉPUBLIQUE.

Page 363: Antologie de La Poesie 193....

JEAN COCTEAU 3/J5

D'un seul soupir d'amour vit et meurt la fusée.

Elle ouvre ses yeux bleus : ainsi chante le cygne.Mais voyant de sa mort une foule amusée

Les referme, rend l'âme et tombe dans les yignes.

Souvenirs du collège, ah! laissez-moi tranquille;De la rose du soir ne soyez pas le chancre.

J'ai le vertige en haut des maisons de ma ville,Mon ombre se répand de moi comme de l'encre.

Voici le miel que font mes abeilles, c'est l'ombre

De l'enfance. Je suis plus léger que le liège,Plus léger que l'écume, et cependant je sombre

Entraîné par Vénus et par l'homme de neige.

M'ENTENDEZ-VOUS AINSI?

France gentille et verdoyante,

Qui fais les femmes et le vin

Gomme on en chercherait en vain

Sur toute Europe environnante,

Si je te chante à ma façon,

Chacun se détourne et me moque,

Mais un jour arrive l'époque

Où l'oreille entend la chanson.

Tel qui jadis me voulut mordre,

Voyant ma figure à l'envers,

Comprendra soudain que mes vers

Furent les serviteurs de l'ordre,

Page 364: Antologie de La Poesie 193....

346 POÈTES CONTEMPORAINS

Il sera vite mon ami,

Disant : Commit-il autres crimes

Que de distribuer ses rimes

Tant au bout des vers que parmi.

Courage! Ronsard te l'enseigne;

Car, s'il est aujourd'hui vainqueur,La rose lui perça le coeur.

C'est pourquoi de l'encre je saigne.

L'homme ne ressent pas l'effet

D'un rossignol au chant diurne,

Et mieux le convainc, dans une urne,

Notre coeur en cendres défait.

(Vocabulaire.)

PLAIN-CHANT

(Fragment)

Si ma façon de chant n'est pas ici la même,

Hélas, je n'y peux rien.

Je suis toujours en mal d'attendre le poème,Et prends ce qui me vient.

Je ne connais, lecteur, la volonté des muses,Plus que celle de Dieu.

Je n'ai rien deviné de leurs profondes ruses,Dont me voici le lieu. -

Je les laisse nouer'et dénouer leurs danses,Ou les casser en moi,

Ne pouvant me livrer à d'autres imprudencesQue de suivre leur loi.

Page 365: Antologie de La Poesie 193....

JEAN COCTEAU0^7

Lessoeurs,commeuncheval,noussaventIàmain mordre,Et nous jeter au sol,

Lorsque nous essayons de différer leur ordre,En leur flattant le col.

Elles portent au but celui-là qui les aide,Et se met de côté,

Même s'il en a peur, même s'il trouve laideLeur terrible beauté.

Or moi j'ai secondé si bien leur force brute,Travaillé tant et tant,

Que si je dois mourir la prochaine minute,Je peux mourir content.

Muses qui ne songez à plaire ou à déplaire,Je sens que vous partez sans même dire adieu.

Voici votre matin et son coq en colère.

De votre rendez-vous je ne suis plus le lieu.

Je n'ose pas me plaindre, ô maîtresses ingrates;Vous êtes sans oreille et je perdrais mon cri.

L'une à l'autre nouant la corde de vos nattes,

Vous partirez, laissant quelque chose d'écrit.

C'est ce que vous voulez. Allez, je me résigne,Et si je dois mourir, reparaissez avant.

L'encre dont je me sers est le sang bleu d'un cygne.

Qui meurt quand il le faut pour être plus vivant.

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3/jS POÈTES CONTEMPORAINS

Du sommeil hivernal, enchantement étrange,

Muses, je dormirai, fidèle à vos décrets.

Votre travail fini, c'est fini. J'entends l'ange*

_

La porte refermer sur-vos grands corps distraits.

Que me laissez-vous donc? Amour, tu me pardonnes,

Ce qui reste, c'est toi : l'agnelet du troupeau.

Viens vite, embrasse-moi, broute-moi ces couronnes,

Arrache ce laurier qui me coupe la peau.

(Plain-Chani.)

DIMANCHE SOIR

Sur une mer en l'air de maisons et de vide

Rappelez-vous le bal : un bateau fait en fil.

Les marins enroulés que la valse dévide

Offraient aux amateurs un grand choix de profils.

Le piano d'amour, les marins mécaniques,Les filles méprisant les bras nus des rameurs ;

Quelquefois sur la piste un jeune épileptiqueSe battait contre l'ange et poussait des clameurs.

Loin, la lune éclairait une léproserie,De pâles corridors, des arcades autour,Où les voleurs d'enfants, chers aux Saintes Marie,Détellent les chevaux et battent le tambour,

Ce n'étaient que maisons qui naufragent, qui plongent;Et les balcons, partout chargés d'ombres d'amants,Au lieu de s'échapper loin de leurs bâtiments,Se laissaient avec eux engloutir par le songe.

(Opéra 1921.)

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TRISTAN DEREME

né à Marmande (Lot-et-Garonne) en 1889.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Ironies sentimentales (Éditions de la Revue « Poésie », 1909).— Petits Poèmes (Lecène et Oudin, 1910). — La Verdure dorée

[Le Parfum des Roses fanées, Les Ironies sentimentales, Petits

Poèmes, La Flûte fleurie, Le Poème de la Pipe et de l'Escargot,Le poème des Chimères étranglées] (Émile-Paul, Paris, 1922).

Le Zodiaque ou les Étoiles sur Paris (id., .1927). — Poèmes des

Colombes (id., 1929).

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LA VERDURE DORÉE

Pélops, par l'épaule d'ivoire

Qui tous les maux guérit,M'arracheras-tu de l'esprit

La face de la Gloire?

Chaque aube annonce une victoire

Que l'autre aube flétrit.

Plus heureux celui qui n'écrit

Et ne pense qu'à boire.

Il est aux bois tièdes et verts

De jeunes femmes, et tes vers

N'ont que toi pour les lire.

Et le vent dans un peuplier

Quand il chante fait oublier

Les cordes de la lyre.

Que mes poèmes soient étrangesEt qu'on les raille et leur auteur,

Cela m'est peu, car les louangesNe sont pas chères à mon coeur,

Hors celles de quelques poètesAu coeur fervent, au regard pur,Et qui nagent, blanches mouettes,

Dans les ténèbres et l'azur.

Ma vie en silence s'écoule,

C'est pour peu d'hommes que j'écris,Car si je chantais pour la foule

Je pousserais bien d'autres cris.

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352 POETES CONTEMPORAINS

De deux poings défiant les astres,

Je clamerais à grands fracas

Et ferais crouler les pilastresEt les balustres sur mes pas.

Ou plaignant ma longue misère,

En des tumultes mesurés,

D'une voix qu'on dirait sincère,

Apollon, je t'invoquerais.

Je pourrais dater une stance,

Doux exotisme, de Turin,

De Heidelberg ou de Constance,

Sans avoir jamais pris le train.

Et je plairais aux demoiselles,

Ayant mis à mon violon,

Non des cordes, mais des ficelles

Pour des romances de salon.

Et peut-être dans mon vieil âge

Pourrais-je voir sur mon perronUn laurier bercer son feuillage.Mais à quoi bon? Mais à quoi bon?

La gloire éclôt, jaunit, se fripeEt s'effeuille de l'aube au soir,Et j'aime mieux fumer ma pipe

Que renifler son encensoir.

Mon espérance était tombée

Sur le dos, comme un scarabée.

Page 371: Antologie de La Poesie 193....

TRISTAN DERÈME 352

L'ombrelle aux doigts le lendemainTu vins rêver sur le chemin.

Tu retournas l'insecte frêle

Avec la pointe de l'ombrelle.

Et soudain l'insecte, au delà

Des soleils calmes, s'envola!

Mon espérance était tombée

Sur le dos, comme un scarabée...

Et naguère aux midis de résine imprégnés,

Après les bois de pins lorrides, je baignaisMes mains dans tes cheveux comme dans une eau pure,O toi que mon amour ce soir caresse et pare.Tu trempais en riant des roses dans du sucre

Et tu mordais dans leur fraîcheur à blanche nacre

Et quand tu me tendais tes lèvres, j'y goûtaisLes roses dont l'arôme embaume les étés.

Que de fois j'ai souri pour te cacher mes larmes!

Que de fois j'ai noué des roses sur mes armes

Pour te dissimuler que j'allais au combat!

Fallait-il que mon fiacre à jamais s'embourbât

Et se perdît dans les ornières de la vie ?

Comment faut-il encore ce soir que je sourie

Lorsque j'entends crouler le monde autour de moi

Et quand l'espoir suprême où j'avais mis ma foi

Je le vois s'effeuiller comme une primevère?

Garçon, apportez-moi du fiel dans un grand verre.

Page 372: Antologie de La Poesie 193....

354' POÈTES CONTEMPORAINS

Nous nous taisons. Le vent balance

Les deux saules sur l'abreuvoir;

Et je sais malgré ton silence

Que ce soir est le dernier soir.

Adieu. Des feuilles tombent. Lune

Coutumière. Décor banal.

Tourterelles, crépuscule. Une

Étoile, comme un point final.

Tu as la force de sourire

Et dans mon coeur je reconnais

L'odeur des buis que l'on respireDans les jardins abandonnés.

Reste dans ta coquille et dédaigne, escargot,Cet humide parfum de rose et d'abricot;

Ta solitude sera douce si tu l'ornes

De beaux rêves; il pleut; tu mouillerais tes cornes.

L'averse drue et chaude écrase le gazon,Et les tonnerres ^illuminent la maison

Et la muraille où tu te colles sous les toiles

D'araignée; et le vent a soufflé lès étoiles

Et la lune a roulé dans l'herbe comme un fruit.

Rentre tes cornes; loin des éclairs et du bruit,Médite sur toi-même et dore tes pensées.

L'orage fauche l'herbe et les feuilles froissées;Il siffle et fait voler les ardoises du toit.

Laisse le monde s'écrouler autour de toi.

Page 373: Antologie de La Poesie 193....

TRISTAN DEREME 355

Quelque rose que tu cueilles,Une nuit la fanera;Le vent fait voler les feuilles,Les amours, etc..

Et pourtant j'aime les roses,Le feuillage et les amours

Et bien d'autres belles choses

Qui ne durent pas toujours.

Durer, durer... Rien ne dure.

Accourez, comparaisons !

Rappelons que la verdure

Pas ne dure trois saisons.

Tout passe et cela n'est pas ce

Que les gens n'ont dit assez:

Ils ont écrit que tout passeEt leurs livres sont passés,

Sauf certains; et les miens, Muse,

Dureront-ils plus longtemps

Qu'une voix de cornemuse

Qui se perd sur les étangs?

Mais qu'importe? Toutes choses,

Ne durent-elles qu'un jour,

Les poèmes et les roses

Et lés feuilles et l'amour,

Toutes choses ne sont-elles

Les rameaux jaunes ou verts

Des guirlandes éternelles

Que déroule l'univers?

Page 374: Antologie de La Poesie 193....

356 POÈTES CONTEMPORAINS

Toutes choses sont liées,

La mollesse et le tambour,

Les poèmes, les feuillées

Et les grâces de l'amour,

Et chacune tient sa placeDans cet hymne qui depuisL'aube éternelle entrelace

Les chants des jours et des nuits.

Quelque rose que tu cueilles,

Une nuit la fanera

Mais la rose avec'ses feuilles,

C'est la vie. Etc.

(La Verdure dorée.'

COMME UN POISSON QUI BRILLE...

Comme un poisson quibrille au fond des eaux dormantes,Je ne sais quel tourment déchire mon loisir.

Comment te sourirais-je, Amour qui me tourmentes?

N'ai-je quelque ennemi que tu pouvais choisir?

J'étais heureux. Le soir, je lisais de beaux livres,A cette heure où la lune argenté les coteaux.

Je méprisais tant de coeurs ivres,

Quand les songes m'ouvraientleurs plusvasteschâteaux.

Que m'importait une Clymène!Hélas! que le destin à ces jours me ramène;

Que je retrouve encor le calme dans les bois!

Mes caprices, Clymène, étaient mes seules lois ;Les roses s'ouvraient à ma voix;

J'étais libre; le ciel tournait selon mes rêves;Et parfois je cueillais la lune comme un fruit.

Déjà le souvenir de ces heures s'enfuit.Je ne suis qu'une mer qui pleure sur ses grèves

Page 375: Antologie de La Poesie 193....

TRISTAN DEREME 35r.

Et qui brise^son onde aux roches de la nuit.

Pourquoi gémir? Pourquoi cette tristesse vaine?

Je porte sur mes flots le vaisseau de Clymène.Je suis golfe au soleil, miroir silencieux,

Quand je songe à lui plaire,Et brouille en rugissant les images des cieux,

Quand déborde mon coeur d'une immense colère.

Les astres sont noyés ; le navire est détruit ;Je rêve amèrement le "reste de la nuit.

Dès l'aube, le vaisseau rit de toutes ses voiles

Sous les feux adoucis des dernières étoiles.

Clymène me regarde et ne sait mes douleurs.

Pourquoi vous fallut-il faire ce grand voyage ?

Elle songe en voyant l'écume du sillageEt jette sur mon onde une chaîne de fleurs.

(Poèmes des Colombes.)

LE VIEUX CHAPEAU

Clymène, vous voulez que j'achète un chapeau;

Le mien, je l'ai compris, a fini de vous plaire,

Et lorsque, en souriant, je soutiens qu'il est beau,

Je vous vois vous mettre en colère.

Il est laid, dites-vous; il offense vos yeux;

Les soleils ont rôti sa pauvre demi-sphère;

II a subi l'affront des hivers pluvieux;

Il devient chaque jour un petit peu plus vieux;

A vous croire, et j'ai beau prendre à témoin les dieux,

Clymène, de vous deux, c'est lui que je préfère.

Vous le dites. J'en ris; mais ivre de courroux

Et belle, vous criez que son noir tourne au roux,

Page 376: Antologie de La Poesie 193....

358 POÈTES CONTEMPORAINS

Qu'il devient vert, qu'on y devrait nicher un merle

Et non la tête d'un humain;

Et, tandis que sur nous votre discours déferle,

Je l'ôte, ce chapeau, pour vous baiser la main.

Ce chapeau mou, rond, noir, n'était-il sur ma tête

Le premier jour que tu souris?

Il méritait alors quelque jeune épithète,Et non point l'injure, les cris,

Je te l'écris,

Ni le mépris.

Quand je suis seul, ô bel ennui nocturne,

Et quand je veux songer à nos amours

(Et c'est toujours) je lui demande le secours

Des souvenirs qui montent de son urne.

Clymène, asseyez-vous; c'est à vous que j'écris.Et que soient ces propos de tendresse fleuris.

Beau visage pensif qui souris à mes larmes

Et consoles mes soirs où nul astre ne luit,

Toi qui sais du destin faire tomber les armes

Et d'étoiles dorer les gouffres de la nuit;Bel amour triste et doux où ma peine est ravie,Toi par qui règne avril au juillet de ma vie,

Que ne puis-je pour toi tirer de l'encrier

Le poème où la rose est unie au laurier...

Ce vieux chapeau, j'y vois renaître nos journéesEt les décors de peupliers et les deux mers,

Le batelier des jours amers

Et vos grâces abandonnées.

Chapeau, je t'aime, et quand viendra le jour dernier,Si parmi les objets il faut que tu retombes,Je suspendrai ton feutre à quelque pigeonnierPour qu'à l'aube y roucoule un couple de colombes.

(Poèmes des Colombes.)

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FRANÇOIS MAURIAC

né à Bordeaux en 1885

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE.

Les Mains jointes (Editions du Temps Présent, Paris, 1910).— VAdieu à l'adolescence (Stock, Paris, 1911).

— Orages (Édi-tions de la Sphère, Dorbon aîné, Paris, 1926).

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DEPART

Je m'en vais simplement.— Ne tournez pas la tête.

Pas même un souvenir dans mon coeur sans lumière...Pas même un nom pleuré le soir dans ma prière...Seuls des lambeaux de vers, laissés par un poète...

Je ne chercherai pas dans le bruit de la ville

D'épaule où reposer ma morne lassitude,Je sais depuis longtemps que c'est bien mutile

Et que l'isolement devient une habitude.

Mais je t'évoquerai dans le deuil de ton châle

Lorsque tu souriais en retenant tes larmes,O mère, à ton dernier enfant que tout désarme

Et qui n'a pu garder que ce sourire pâle...

LES LIVRES

Voici 1' « Imitation de Jésus-Christ », où gîtTout mon passé d'enfant mj'Stique et raisonnable.

Voici les vers du pauvre Verlaine assagi—

Ces vers lourds des sanglots d'un amour ineffable.

Pascal me va guider en la nuit de mon coeur

Vers ces infinis de misère et de grandeur.

Et voici mon missel, dont j'ai lu chaque page

Aux vêpres du Collège, en la lourde chaleur,

Avec des noms d'enfants sur de vieilles images

En ivoire, où l'on voit un calice et des fleurs.

Page 380: Antologie de La Poesie 193....

362 POETES CONTEMPORAINS

On y lisait des approbations d'évêque

Et les prières pour la pluie et le beau temps

Aux vêpres du Collège où l'on s'endormait presque

Dans les dimanches clairs et lourds d'anciens printemps.

Et voici l'Évangile, enfin —inépuisable

Source où vient s'abreuver mon âme misérable,

Où je vous vois rêvant aux margelles des puits,

Prêchant sur la-montagne et calmant la tempête,

Mon Seigneur et mon Dieu qui venez vers ma nuit

Et qui m'ouvrez vos bras afin que je m'y jette!

(Les Mains jointes.)

POURQUOI FAUT-IL...

Pourquoi faut-il que l'on revienne des voyagesAvec le coeur pesant d'une misère accrue ?

En route, j'ai cueilli des peines inconnues,Et toute la langueur de tous les paysages...

J'ai souffert. J'étais seul comme toujours. Les heures

Sont lentes à mourir dans la ville étrangère.L'écho n^ chantait pas des voix qui me sont chères,Les yeux n'y vivaient pas des amis que je pleure.

Je n'avais avec moi que ma peine, ma peineSi médiocre, si basse et toujours obstinée...

Et pourtant, quand venait la mort.de ces journées,Mon coeur n'eût pas osé lui dire : tu me gênes...

Car à l'heure où mon front touchait la vitre obscure,

Qu'en ces climats une éternelle pluie inonde,Me voyant terrifié d'être si seul au monde,La peine mit des pleurs sur ma pauvre figure.

Page 381: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS MAURIAC 363

Pourquoi, mon Dieu, est-on moins seul, alors qu'on pleure?Le passé vient vers notre coeur, et le désarme;On reconnaît le goût amer de chaque larme,Et les jours anciens revivent dans une heure...

PORT-ROYAL

0 Port-Royal où crie une ferveur immense,Où l'amour prie encor des Religieuses mortes,Où l'on ne parle qu'à voix basse, je t'apporteUn coeur blessé de vivre et chercheur de silence.

Tes ruines ont gardé, dans le doux paysage,L'amertume d'une prière interrompue,Tu recèles encor cette piété sauvageDes coeurs tremblants, à qui la Grâce n'est pas due...

Les lierres noirs luisaient de la dernière averse,

J'ai vainement cherché les traces bien-aimées

Des Solitaires amoureux de controverses

Que l'on a poursuivis dans leurs tombes fermées.

Mais qu'importe? L'allée où ma peine se calme

Garde en son gravier blanc leurs cendres impalpables ;

Les peupliers, les sycomores, les érables

Sont comme des martyrs agitateurs de palmes!

L'ardente mère Agnès et la mère Angélique

Et celles qui n'ont pas signé le « Formulaire »

Chantent comme autrefois en portant des Reliques,

Et foulent pieusement les dalles funéraires...

Page 382: Antologie de La Poesie 193....

36/j POETES CONTEMPORAINS

Sur ce banc traîne encor un livre de Nicole,

Racine est un enfant orgueilleux et pâlot.

Un bourdonnement sort des « petites écoles »

Avec les doux vers grecs scandés par Lancelot.

Jardins, ne fut-ce pas le même crépuscule

Où, pleurant au récit d'une amour déréglée,L'enfant Racine, ému de délicats scrupules,Savait par coeur le « Théagène et Chariclée... »?

Tous vous ont trop aimés pour n'être pas ici

A cette heure où le ciel se décolore et change.Sur cet obscur chemin qui monte vers « les granges»,S'entretiennent Pascal et monsieur de Saci.

Je les suis pas à pas— âme toujours blessée

Qu'apaise votre deuil, jardins de Port-Royal...Dans cette solitude, où s'exalta Pascal,Elle avance rêveuse et lisant les Pensées.

Un soir d'été, devant l'infini de l'Espace,C'est là qu'il se sentit troublé dans son esprit,Il relut ardemment, peut-être à cette place,Le papier qu'on trouva cousu sous son habit...

Pourtant, lorsque le coeur pressé de mille peines,Blessé des mille traits d'un amour décevant,

J'évoque ton silence et les plaintes du vent— 0 Port-Royal, où tant d'âmes furent sereines!

Je n'ose plus aimer ceux qui, toute leur vie,Fiers comme les démons et purs comme les anges,Ont âprement goûté, dans l'ombre de tes « granges »,L'austère volupté des belles hérésies...

Page 383: Antologie de La Poesie 193....

l'RANÇOIS MAURIAC 365

LES BEAUX SOIRS ALANGUIS...

Les beaux soirs alanguis de rose et de tilleul;Les beaux soirs d'autrefois qui m'ont vu pleurer seul,Les soirs amers et que dépeuplait votre absence,Vont nous envelopper dans le même silence,Nous prosterner devant les plaines infinies,Et refléter leur ciel dans nos âmes unies...

Sur la terrasse où frissonnent les capillaires,Le vent viendra mourir dans votre robe claire,Lui qui sécha mes pleurs d'écolier solitaire...

Les doux géants blessés qui, sur mes jeux d'enfant,

Balançaient, en pleurant à l'infini, leurs cimes,Les grands pins se diront : « C'est l'enfant que nous vîmes

« Un jour, lire en secret les livres qu'on défend...

« Ah! Que la nuit de mai était douce à sa bouche... »

Témoins des jours en feu et bourdonnants de mouches,

Ils revoient cet enfant orgueilleux de souffrir

Dans les herbages parfumés où il se couche,

Et qui ne savait pas que vous deviez venir...

Quand le tocsin sonnait, de village en village

Le vent nous apportait l'odeur des pins brûlés...

— Cris de terreur, chevaux hâtivement sellés —

Mais lui restait l'enfant indifférent et sage.

Rien ne l'intéressait, que l'ardente lecture

Et les vers de Musset qui le faisaient pleurer...

Le soir s'alanguissait—

paisible et désiré —

Page 384: Antologie de La Poesie 193....

366 POETES CONTEMPORAINS

Et les hommes disaient : « La lutte a été dure,

« Nous avons allumé, deux fois, le contre-feu... »

L'enfant cherchait au ciel les premières planètes.Les appels et les voix s'éteignaient peu à peu...Les cloches résonnaient pour une grande fête,

Mais plus douces —après le tocsin haletant...

Parfois un résinier le saluait : « Le tempsEst plus frais... il a plu dans quelque endroit sans doute... —

Ecoutez, n'est-ce pas l'orage que j'entends?— Non, c'est une charrette au lointain de la route... »

Du sable, un parfum chaud montait à son visage.Alors l'enfant songeait : « C'est en moi qu'est l'orage... »

Et découvrait soudain l'orgueil de trop souffrir.

Mais il ne savait pas que vous deviez venir...

(L'Adieu à Vadolescence.)

MON DIEU, PLUS QUE LE CHARME...

Mon Dieu, plus que le charme émouvant des visages,Plus même qu'une Aroix basse et grave de femme,Plus que les horizons voilés des paysages,Vous me faites aimer le mystère des âmes.— Ames douces, lagunes sombres qu'on délaisse,

Qu'en vos eaux dont je sais l'immobile tristesse

Mon visage, déjà meurtri, se reconnaisse...!

Je n'aime plus qu'à me pencher sur vos fièvres

Et je n'ai plus que le souci de vos secrets,Des mots tremblants et doux qui chantent sur vos lèvresComme un vol de pigeons posés aux toits dorés...

(L'Adieu à l'adolescence.)

Page 385: Antologie de La Poesie 193....

FRANÇOIS MAURIAC 367

TARTUFFE

Je rôde, orage lourd, autour de ta jeunesse.Mes désirs, dans ton ciel, font de brèves lueurs.La ruse de mes yeux d'être toujours ailleursNe leur dérobe pas la face qui les blesse.

La fuite des regards, l'étouffement des pas,Ce mensonge des yeux que nous enseigne l'âge,J'en commence d'avoir l'humiliant visageEt rôde autour des corps qui ne le savent pas.

PHARES

Si j'embaumais en moi l'amour que je te voue,

Si je te couchais, morte, avec les autres morts,La terre frémirait toujours de jeunes corps,La lueur de ton sang rougirait d'autres joues.

Si je crevais mes yeux, tous les yeux inconnus

Du monde flamberaient dans ma nuit éternelle,

Et .mon esprit rapace irait brûler ses ailes

Aux grands phares vivants que je ne verrais plus.

LE CORPS FAIT ARBRE

Le parfum de ta robe attire les abeilles

Plus que les fruits mangés que ta sandale broie.

Accueillons cet élan de végétale joie,Ce silence de la campagne où Pan sommeille.

Page 386: Antologie de La Poesie 193....

368 POÈTES CONTEMPORAINS

Rêve que désormais, immobile, sans âge,

Les pieds enracinés et les mains étendues,

Tu laisses s'agiter aux orageuses nues

Une chevelure odorante de feuillage.

Les guêpes voleront sur toi sans que s'émeuve

L'écorce de ta chair où la cigale chante

Et ton sang éternel sera, comme les fleuves*

La circulation de la terre vivante.

DAVID VAINCU

Je cours —je me crois libre; un vent de somnolence

Remue en moi les branches lourdes du Désir,

Et ma main, se levant vers l'arbre de Science,. A la forme du fruit qu'elle voudrait saisir.

Mais —grâce insidieuse, inhumain maléfice —

Quelqu'un mourait pour moi qui ne le savais pas;A l'instant de cueillir le fruit de mes délices,

Quelque mort bien-aimé se couchait sous mes pas.

Providence implacable, en ruses si féconde,0 vous, de mon désir adorable Ennemi

Qui sûtes écarter, d'un front déjà soumis,Le joug délicieux et criminel du monde,

Dieu géant! regardez, honteux, chétif et nu,Cet enfant qui vous brave, et sa fronde sans pierre,Et ses genoux blessés par de vieilles prières,Mon désir — ce David qui veut être vaincu.

(Oi-a%es.)

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PASCAL-BONETTI

né à St-Martin de Vésubie (Alpes-Maritimes) en 1886.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Orgueils (Editions Sansot, Paris, 1910).— La Chanson de

France (Édition des Amitiés Françaises, Paris, igi3). — La

Marche au Soleil (Sansot-Chiberre, Paris, 1924).— Les Ailes

(Édition Aérienne « Per Orbem », Paris, 1928).

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PRELUDE

Dans nos coeurs, frais jardins plantés de balsamiersA la multiple essence,

Nous élevons comme un beau couple de ramiers

L'orgueil et l'innocence.

Chacun d'eux, tour à tour, nous vient bercer ainsiAu rythme de son aile

Et, tant qn'ils seront là, nous n'aurons pas souciDe la vie éternelle.

JEUNESSE

Mon âme est une aurore éclatante d'avril

Où tout n'est que fraîcheur, que chanson, que lumière.

Au flanc vert d'un coteau s'adosse la chaumière,

Ignorante du vent, du doute et du péril,

Qu'habite, vierge et seul, mon rêve puéril,

Que mes désirs, ces fleurs aux impalpables tiges,Encensent de senteurs, d'espoirs et de vertiges.Mon âme est une aurore éclatante d'avril.

Mon coeur est une ruche aux gourmandes abeilles

Tant s'exhalent de lui le rythme et les parfums

Et, chaque jour, sous les soleils si tôt défunts,

Les heures, pour mon miel, épandent leurs corbeilles

Lourdes de fleurs, de fruits, de feuilles, de merveilles

Sur quoi des oiseaux bleus volent éperduinentEt dont rêvent les clairs jardins du firmament.

Mon coeur est une ruche aux gourmandes abeilles.

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072 POETES CONTEMPORAINS

Je tiens toute l'odeur de la vie en mes mains :

Mon corps est le vivant verger des Hespérides.

Je parfumé d'amour les vents les plus arides,

Je féconde d'espoir les pierres des chemins.

Fier et léger, sûr de dompter les lendemains,

Le front ceint du soleil comme d'une couronne,— Tel un enfant tient un bijou dont il s'étonne —

Je tiens tout le bonheur de vivre dans mes mains.

(Les Orgueils.)

ÉTOILES FILANTES

L'heure était embaumée et noire. Vous chantiez.

Et les bras des bouleaux, ruisselants de dentelle,

Les vasques où se meurt la blanche cascatelle,

L'ombre mystérieuse et tiède des sentiers,

Les yeux des liserons, les doigts des églantiers,Les roses dont le parc nocturne se constelle,

Tout, jusqu'au coeur des dieux de marbre sur la stèle,

S'ouvrait pour recueillir l'âme que vous jetiez.

Et, tandis qu'à vos pieds, belles et demi-nues,Sur l'onde de vos chants aux courbes inconnues

Les femmes s'embarquaient jnour un rêve ignoré,

Nous regardions mourir comme des fleurs écloses

Les astres, effeuillant leur silence doré

Sur les roses des chairs et sur la chair des roses.

SAINT-GERMAIN

C'était le soir, vous souvient-il? Gomme un rôdeur,L'âme de la forêt semblait suivre nos traces.

Nous entendions encor sa brise, et son odeur

S'en venait, comme nous, s'accouder aux terrasses.

Page 391: Antologie de La Poesie 193....

PASCAL-BONETTI 373

Le château s'effaçait dans la brume. Les GrâcesDu parc, les Faunes des bassins, pris de pudeur,Vêtaient de crépuscule mauve leurs chairs lasses...Vous regardiez le ciel, et moi votre blondeur!

Et le ciel était si magique et vous si blonde,Ma pensée à ce point lointaine et vagabonde,Que, par delà le fleuve lent, je croyais voir,

Dans la magnificence calme d'un autre âge,Paris s'agenouiller sur les routes du soir

Pour votre orgueil de reine et mon amour de page.

(La Chanson de France.)

ECCE HOMO

I

Depuis vingt foismille.ans je vais dans l'orbe immense...

Monade vagabonde, inlassable semence

Que jeta le destin dans la glèbe des temps,Je me suis transmuée au gré calme des Normes,

Malgré l'avènement des déluges énormes,

Malgré la rage des autans.

Éphémère bercé par la houle des âges,Charrié par les vents, battu par les orages,

Chaque jour m'exhumant de la mort en vainqueur,— Du brasier des déserts à la neige des pôles

J'ai recueilli la chair qui forme mes épaulesEt le sang qui bout dans mon coeur.

Puis, pareil à l'aiglon s'exilant de son aire

Pour prendre son essor au large azur d'été,

Homme, je suis sorti du sommeil millénaire

Pour devenir l'Humanité.

Page 392: Antologie de La Poesie 193....

374 POÈTES CONTEMPORAINS

Et depuis lors, tragique fils de Prométhée,

Je pénètre en la nuit qui fuit, épouvantée...Je fus Adam; je fus Noé; Deucalion.

Mes chants ont fait les murs de la Thèbe aux cent portesEt mes pas ont foulé comme des feuilles mortes

Les remparts rouges d'Ilion.

Jeté de sable en sable au hasard des naufrages,J'ai bâti les Sidons, les Tyrs et les Carthages;J'ai sauvé la Patrie au combat des trois-cents ;

J'ai fait l'âme de Sparte et le cerveau d'Athènes;

J'ai fait Rome et Paris, vaisseaux dont les antennes

Sont mes bras aux muscles puissants.Au couchant inconnu j'ai pris le Nouveau-Monde;

Je sème à tous les vents le grain de mes pensers

Et, partout, c'est ma main qui peuple, accouple, émonde,Dans des gestes inapaisés.

III

J'ai bu de la ciguë au nom de la sagesse... 4Face au mal comme un cap au flot noir qui le blesse^Exhortant à l'amour les peuples et les rois,Déferlant l'avenir vers d'idéales grèves,Afin d'éterniser la splendeur de mes rêves

J'ai livré mon corps à la croix.

Naufragé dans la nuit toujours recommencée,Sans autre étoile dans mon ciel que la Pensée,J'allais... bravant le feu, le gibet, le carcan...

Courbé sous des fardeaux plus pesants d'âge en âge,Quand un soir, las enfin de siècles d'esclavage,

Mon coeur éclata son volcan :

Les bastilles croulaient au chant des Marseillaises,La liberté lançait ses fatidiques voix,Et j'ai, comme un bois mort, jeté dans les fournaises

Tout le servage d'autrefois.

Page 393: Antologie de La Poesie 193....

PASCAL-BONETTI '3j5

IV

De la neuve moisson, j'ai séparé l'ivraie.Des séculaires lois, ma raison délivréeA tout proscrit. J'ai changé mon pauvre bâtonDe gueux en sceptre d'or. Du fer des hallebardesJ'ai fait de larges socs et j'ai brûlé mes hardes

Aux flots rouges du Phlégéthon.Des temples, cités d'ombre où s'entassaient les dogmes -

Accumulés, j'ai fait un monceau de( SodomesDont la chute engloutit tous les princes des cieux

Dans l'affre du néant. Enfin, forfait sublime,Mon bras osa jeter dans un dernier abîme

Dieu, le dernier des dieux.

Puis, avec les débris de ces forces vaincues,J'ai construit un radeau géant : je l'ai rempliDes siècles révolus et des choses vécues-

Et je l'ai lancé dans l'Oubli.

Ainsi, depuis toujours, l'âme en mal d'harmonie,

je darde les efforts de mon âpre génieVers la raison, la science, la liberté.

Homme-roi, je suis presque une divinité.

Élargissant le rêve ailé des Zoroastres,

J'ai de la pesanteur fait mon humble vassal

Et, monté sur un peu de toile et de métal,

Me voici maintenant en marche vers les astres.

J'ai bâti mon palais sur tout ce qui croula,

J'ai tout réduit, j'ai tout ployé sous ma puissance,

Je suis Flmperator que la nature encense...

Et tout cela...

Pour venir à la fin, comme à l'aube des âges,

Vautrer ma majesté sous les pieds du Veau d'or"

Et perdre dans la honte et l'horreur des carnages

Vingt mille ans de rêve et d'effort! (Les Orgueils.)

Page 394: Antologie de La Poesie 193....

376 POETES CONTEMPORAINS

BARCAROLLE

Ton coeur est l'océan

Et mon coeur est la barque folle

Que ton beau caprice d'enfant

Mit, un soir d'automne, sur l'eau.

Et, depuis lors, sans voile aucune et sans boussole,

Au gré du flot,

Il flotte et tangue et roule et vole,

Mon coeur

Vogueur,Insoucieux du port autant que du naufrage...

Que m'importe le terme inconnu du voyage,Si ce voyage est sur ton coeur?

STANCES

Chère âme, nos espoirs sont pareils à ces fleuves

Qu'attend l'amertume des mers :

C'est en vain que leur cours se gonfle d'ondes neuves,Au bout sont les regrets amers.

Et l'on verrait plutôt remonter à leur sourceLes plus impétueux torrents

Que le flot de nos jours interrompre sa course

Vers les longs soirs désespérants...

(La Marche au Soleil.)

Page 395: Antologie de La Poesie 193....

PASCAL-BONETTI >77

OH! FUIR, FUIR TOUT CELA...

Oh! fuir, fuir tout cela, les villes, les tumultesDes trottoirs, les cris des camelots, les insultesDes chauffeurs, les odeurs sonores des faubourgs,Les appels énervants des trompes, des tamboursEt des timbres, les bruits frénétiques des gares.Les sanglots déchirants des wagons qui démarrentEt la cadence lourde et poignante du train

Qui roule et l'horizon d'usines qu'on étreint

Malgré soi tout au long du torturant voyage,Et les ports que l'on trouve au bout, l'appareillageDes grands vaisseaux dans des bassins nauséabonds.

Près des bouges rongés de honte et de gangrène,Sous des ciels accablés de brume et de charbon

Et parmi des adieux angoissants de sirènes !

Oh! fuir la trahison, la colère, le bruit,

Le mensonge, la haine et tout ce qu'aujourd'huiNous offrent nos cités de fer et de lumière,

Fuir tout cela...

Pour revenir à vous, — ô Vérité première,Livre dont notre enfance innocente épela

Tous les paisibles paysages,Comblés d'or et d'amour, d'allégresse et de miel,

Source claire où nos coeurs autant que nos visages

S'abreuvaient autrefois d'un lait substantiel, —

Et pour clore en vos bras notre humaine aventure,

O douce, maternelle et fervente Nature!...

(La Marche au Soleil.)

Page 396: Antologie de La Poesie 193....

POETES CONTEMPORAINS

BERCEUSE

Mère, prends-moi sur tes genoux.

Mon coeur est las! Mon âme est lasse!

Comme autrefois, à voix très basse,

Berce-les d'un air de chez nous!

Redis-moi de ta voix faiblie

Nos ciels, nos fleuves, nos prés verts;

Et que les maux que j'ai soufferts,

Ma mémoire tôt les oublie !

J'ai vu qu'il n'est de vrais bonheurs

Qu'aux lieux bénis de nos enfances

Et que c'est courir à souffrances

Que de porter son rêve ailleurs.

J'ai su que, pour fuir les détresses

Et se guérir des trahisons,

Il n'est qu'aux natals horizons

De refuges et de tendresses.

J'ai sondé le néant des rois,

Compris la vanité des gloires.Je sais qu'il n'est d'autres victoires

Que celles qu'on obtient sur soi.

Et me voici, ma mère! Penche

Sur mes yeux ton beau front cendré.

Comme autrefois, je baiserai.

Les rubans de ta coiffe blanche.

Et comme alors, sur tes genoux,— Mon coeur est las! Mon âme est lasse! -

Tu m'endormiras, à voix basse,De quelque vieilair de chez nous,

(La Marche au Soleil.)

Page 397: Antologie de La Poesie 193....

PASCAL-BONETTI•79

ODE AUX MARTYRS DE L'AIR

[Fragment)

A vous, héros, à vous qui fûtes la rançon

Que l'Homme, pour quitter son antique prison,Dut payer à la destinée,

Holocaustes d'orgueil qui vous êtes offertsPour être le tribut vivant de l'univers

A l'Aile, reine nouveau-née,

A vous qui, pour donner le royaume des ciels

Aux humains qu'enserraient les fers originels,Voulûtes, rédempteurs sublimes,

Monter aux golgothas infinis de l'azur

Pour laisser retomber, purifiant et sûr.

Votre sang même sur les cimes,

A vous qui, lumineux tels des phares en mer,Jalonnez les chemins inconnus de l'éther

De vos tombes prématurées,Comme si vous craigniez que les cieux n'eussent pasAssez de flamboiements pour conduire nos pas

Jusqu'au seuil d'or de l'Empyrëe,

A vous qui labouriez, moissonniez le soleil

Et dans le même jour mouliez son blé vermeil

Sur vos moulins aux blondes ailes

Et, le soir, terrassés par ce labeur géant,.

Descendiez dans la nuit panique du néant

Reposer vos lourdes prunelles,

A toi, d'abord, le précurseur, le méconnu,

Soldat qu'en souriant l'on disait ingénu

Et qui, lorsque l'Aile fut née,

Page 398: Antologie de La Poesie 193....

38o POÈTES CONTEMPORAINS

Comme ces chefs qu'on voit sombrer dans le flot noir

Quand tous les naufragés sont saufs, te laissas choir,

Jugeant ton oeuvre terminée,

A toi qui, par-dessus les Alpes bondissant,

Décrivis sur les yeux du monde frémissant

Ta fantastique trajectoire

Et, comme le coureur de Marathon, tombas

En apportant, splendide et captive en tes bras,

Ton obympienne victoire,

A toi qui disparus un soir et qui, jamais,De l'exil flamboyant de tes calmes sommets,

N'as cru devoir nous redescendre,

Comme si le pays où tu t'en es allé

Était si beau que tu ne puisses plus mêler

Ta flamme ardente à notre cendre,

A vous tous, ouvriers ou soldats ou rêveurs,

Vous par qui nous avons aujourd'hui des ferveurs

Aux mortels encore inconnues, —

Que vous ayez vaincu l'espace ou que, broyésPar la tempête ou le mystère, vous soyez

Retombés, pantelants, des nues ! —

A vous, les naufragés de l'insondable espoir,

Archanges immolés de qui rêvent, le soir,Les aigles tapis dans leurs aires,

A vous, hommes de fer qu'attira dans les lieux

Fatidiques l'azur aux magnétiques yeux,A vous tous, divins téméraires,

Gloire immortelle sur la Terre et dans les Cieux !

(Les Ailes.)

Page 399: Antologie de La Poesie 193....

GABRIELE DANNUNZIO

né à Pescara (Italie) en 1862,mort à Gardone (Italie) en 1938-

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

OEUVRESFRANÇAISES: Le Martyre de Saint-Sébastien, mystère

composé en rythme français (Calmann-Lévy éditeurs, Paris, igio).— La Pisanelle ou la Mort parfumée (id., 1912).

— Ode pour la

Résurrection latine, version française (Le Figaro, Paris, août igi4).— Sonnets d'Amour pour la France (Le Figaro. — Les Amitiés

Françaises. — Paris, "igi5).

Page 400: Antologie de La Poesie 193....
Page 401: Antologie de La Poesie 193....

SONNET D'AMOUR POUR LA FRANCE

France, France la douce, entre les héroïnes

bénie, amour du monde, ardente sous la croix

comme aux murs d'Antioche, alors que Godefroi

sentait sous son camail la couronne d'épines,

debout avec ton Dieu comme au pont de Bouvines,

dans ta gloire à genoux comme au champ de Rocroi,

neuve immortellement comme l'herbe qui croît

aux bords de tes tombeaux, aux creux de tes ruines,

fraîche comme le jet de ton blanc peuplier,

que demain tu sauras en guirlandes plier

pour les chants non chantés de ta jeune pléiade,

ressuscitée en Christ qui fait de ton linceul

gonfanon de lumière et cotte de croisade,

« France, France, sans toi le monde serait seul. »

ODE POUR LA RÉSURRECTION LATINE

(Fragments)

Is

Je ne suis plus en terre d'exil,

je ne suis plus l'étranger à la face blême,

je ne suis plus le banni sans armes ni lauriers.

Un prodige soudain me transfigure,

Une vertu maternelle

me soulève et me porte.Je suis une offrande d'amour.

Page 402: Antologie de La Poesie 193....

384 POÈTES CONTEMPORAINS

je suis un cri vers l'aurore,

je suis un clairon de rescousse

aux lèvres de la race élue.

.'.-'" 'V

Je crie et j'invoque les deux noms divins,

les plus hauts de la terre.

Jusqu'à ce que le ciel entier s'enflamme

de la double ardeur

et que toutes les sources taries

rejaillissent et se mêlent

en un seul torrent indomptable,

je crie et j'invoque : « O Italie! 0 France ! »

Et j'entends, par dessus les sépulcres fendus

et par dessus les lauriers hérissés,

Victoire, le tonnerre des aigles

qui se précipitent vers l'est

et de toutes leurs serres déchirent la nuit.

Le jour est proche! Voici le jour!

VI

Voici ton jour, voici ton heure,Italie : et, pour cette heure,des années merveilleuses,la plénitude de tes allégresses!

C'est le signe, c'est le signe !

Choisis d'être souveraine ou serve,choisis de monter ou descendre,choisis de vivre ou périr.Je te montre le signe.Malheur à toi si tu doutes,malheur à toi si tu hésites,malheur à toi si tu n'oses jeter le dé.

Page 403: Antologie de La Poesie 193....

GABRIELE D'AKKUNZIO 385

IX

Je te le dis, je ne te donnerai pas de trêve

jusqu'à tant que mon souffle

soit chaud entre mes dents.

Mon dieu m'a fait Un front plus dur que leurs fronts,Les strophes vengeresses, forgées pour l'infamie

comme le fer qu'on chauffe au rouge

pour flétrir la joue et l'épauledu traître et du larron,tu les laissas mutiler, en silence,

par la main vile du châtreur;et je bus en silence mes larmes

qui armèrent mon âme secrète

d'une amertume immortelle.

Or, je te jure, par tes sources et tes fleuves,

par tes trois mers et tes cinq rivages,

par tes enfants non conçus encore,

par tes ancêtres non encore vengés,

je te jure que tu sculpterasavec l'acier froid chaque syllabedans la pierre de Pola romaine

sur l'Adriatique reconquise au Lion.

X

Ton jour est proche! Voici ton jour doré!

Ta soeur se tient debout dans le soleil.

Elle a vêtu sa robe guerrière de pourpre.

Elle a mis de doubles ailes à ses pieds nus.

Lavée dans ses pleurs ardents,

lavée dans son sang amer,

fleur sublime de la discorde,*

elle ne fut jamais si belle,

aux jours mêmes de ses royautés.De toutes ses plaies qui gouttent

Page 404: Antologie de La Poesie 193....

386 POÈTES CONTEMPORAINS

elle fait une rosée merveilleuse,

avec les multitudes de ses maux,

elle rallume l'étoile de son matin.

Sa volonté de vaincre, dans ses yeux clairs,

luit comme la hache à deux tranchants.

Elle est prête à chanter, comme l'alouette,

sur tous les sommets de la mort.

Rassise, de ses mains infatigables,elle tissera la toile du monde nouveau.

Qui est contre elle, sinon le barbare?

Et qui sera près d'elle, sinon toi?

XI

Nous sommes les nobles, nous sommes les élus;

et nous écraserons la horde hideuse.

Nous combattrons la face à la lumière.

Nous sourirons quand il faudra mourir.

Car, pour les Latins, c'est l'heure sainte

de la moisson et du combat. O femmes,

prenez les faucilles et moissonnez!

Apprêtez le pain nouveau

à la faim nouvelle ! Vos hommes

frapperont fort serrés comme les épis,dans la bataille, rang contre rang,comme les blés drus sous le vent d'est.

O Victoire, moissonneuse farouche,

je sens sur mon front, dans l'attente,La fraîcheur du matin.

Comme le prêtre de Mars aux enfants de Lanuve,Je dis : « Vous avez entendu ce qui plaît au dieu.Hâtez votre heure, obéissez, partez,Vous êtes la semence'd'un nouveau monde.Et les aurores les plus belles

Ne sont pas encore nées »

(Août IQl'i.)

Page 405: Antologie de La Poesie 193....

ROGER DÉVIGNE

né à Angouléme (Charente) en 1885.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Bâtisseurs de Villes (Gastein-Serge, éditeur, Paris, 1910).Le Clieval magique (A l'Encrier, Paris, 1924). — Méditerranée.Maison sur la mer (id., 1987).

Page 406: Antologie de La Poesie 193....
Page 407: Antologie de La Poesie 193....

LES ORACLES DU VILLAGE

Quand le soir brodé d'or monte vers les villages,Le cortège hésitant et clopinant des vieux

Cahin-caha, ployés en deux,Hochant la tête d'un air sage,Monte tout doucement la grand'rue où s'étagent,Les perrons clairs fleuris de lis et d'iris bleus.

Là-haut, la route, à pic, d'un arrêt brusque et dur,Comme un tremplin au rebord des campagnes,S'arrête net, sur le vide de l'azur.

Les bons vieux lentement grimpent et se rejoignentLes voici : deux, cinq, neuf. Ils sont tous là. Profils

En noir sur le ciel rouge où le soleil s'enfonce,Et main gauche appuj^ée à la canne de ronce,D'un geste héréditaire et puéril.

Mais l'autre main qui tremble et s'élève, sagace,En abat-jour, sur leurs vieux yeux,Semble vouloir jauger, en ce geste hasardeux,

Le pur, le merveilleux vertige de l'espace.

Ainsi, chaque beau soir, ils guettent le soleil

Pour savoir s'il viendra demain dorer les vignesEt partent, grommelant d'un air affable et digne :

« Hé ! Hé !... Nos fils boiront encor du vin vermeil. »

Et l'on ne sait plus bien, —pendant qu'ils s'évertuent,—

A voir les vieux guetteurs au bout du carrefour,

Si ce ne serait point de rustiques statues

Et que sculpta jadis, d'un ciseau fruste et lourd,

Page 408: Antologie de La Poesie 193....

Ogo POETES CONTEMPORAINS

Pour garder l'entrée du village,

Quelque artisan des anciens âges,Et qui semble, d'un geste ardent et solennel,

Mesurer, implorer, ou bénir le soleil.

(Les Bâtisseurs de Villes.)

LE CHEVAL MAGIQUE

Grave, fervent, subtil docteur es féeries,

Illustre don Quichotte, en tes chevaleries

Te souvient-il d'un soir léger?C'était un parc d'Espagne, avec des fleurs, des marbres,Des enchanteurs cachés parmi les groupes d'arbres..

Les rires, tels des mouches, semblaient voltiger.Il y avait des pages et des caméristes ;De beaux seigneurs riaient, une croix d'or au cou,A voir se profiler ton essor maigre et triste

Et des lévriers blancs qu'effrayait ton armure

Tiraient sur les colliers que retenait un fou....

Toi, les yeux clos, Seigneur de la Triste-Figure,Dans les feux de Bengale et l'odeur des fusées

Tu gardais une âme abusée.

Le grand cheval de bois t'emportait sur son dos.

Au milieu des lazzis, des rires et des vergesTu te dressais, mystique et droit comme un grand cierge,Et, seul, Sancho — le sot! — soulevait le bandeau.

Ah, que n'étais-je là, saint homme, et du voyage!...En croupe. J'aurais eu la grâce, le courageDe suivre, ô mon patron, ton départ merveilleux.Un soir, un soir d'or fin parmi les arbres bleus...

Page 409: Antologie de La Poesie 193....

ROGER DEVIGNE 39T-

ODEUR MARINE

J'ai dans l'âme une odeur marine..

Odeur de large, odeur de plage, odeur de ports,De vieux ports goudronneux et saurs où la marée

Délaye lentement l'ombre des grands navires...

Odeur des goémons aux capsules dorées,Chevelure d'ambre, algues que je sens encor

Glisser, vivantes, sur ma bouche et ma mémoire;

Coquillages gravés au long des promontoires,Beau souvenir qui sent la mer et le soleil,Les grands chemins marins et les syrtes profondes ;— O les chemins qui ne sont pas toujours pareilsEt qui s'en, vont vers l'autre bout du monde !

J'ai dans l'âme une odeur marine...

Je porte au fond de moi cette odeur de la mer,Cette odeur de ciel libre et d'eau sur les falaises,Comme un sachet, comme un secret magique et cher.

Je porte au fond de moi cette odeur de la mer

Comme le souvenir des pays et des rêves

Pour lesquels mon destin n'appareillera plus.Mon destin, à jamais banal et révolu...

— Ah! l'amarre d'un seul bateau qui tire et vire

Au long du quai désert, sur son anneau de fer...

J'ai dans l'âme une odeur marine

Pêcheurs aux masques salés et vous, filles

Page 410: Antologie de La Poesie 193....

3g2 POETES CONTEMPORAINS

Aux seins pointus et durs sous le caraco bleu,

Mousses qui sommeillez sur le rebord du môle,

Vieux à pipes tassés sous un mur écailleux

Destin contre destin, épaule contre épaule,

O voyageurs qui pouvez voir toutes les mers!

Et vous, barques, avec vos mâts et vos cordages,

Qui découpent en carrés d'or

Le ciel, le ciel cruel et divin des voyages,M'attendez-vous et dans quel port?

Et quelle voile, pour moi seul enfin tendue,

Emportera vers l'aventure et vers la mer

Mon âme à tout jamais contumax et perdue...

(Le Cheval magique.)

SCIENCE DE L'OMBRE

Ce qui me restera de tes heures dorées,O Méditerranée, ô coupe du soleil,Ce ne sont pas tes vagues, constellées

Par l'éblouissement d'un horizon vermeil;

Ce n'est pas le coteau qui cuit comme une jarreDans le four des après-midis ;Ce n'est pas le chemin qui flambe comme un phare,Blanc de soleil, au bord.de tes flots attiédis;

Ce n'est pas le sommet tout vibrant de cigales,Tout parfumé de menthe et de noir romarin,Dont les senteurs orientales

Fondent avec langueur dans ton souffle"marin ;

Page 411: Antologie de La Poesie 193....

ROGER DEVIGNE 09O

Mais c'est ton ombre et tes fontaines,La divine fraîcheur des villes de là-bas,Ce sont les mails ombreux où des eaux incertainesPrennent de murmurants ébats.

Fontaines! Volupté de l'eau, fleurs diaphanes.Placettes! Volupté de l'ombre et de la paix.O bassins murmurants, ô murmurants platanesEt vos dômes épais !

Plus encor que le sel de la mer palpitanteC'est l'ombre des jardins et des maisons que j'aiGardé pieusement dans ma mémoire ardente

Pleine d'eau frémissante et d'ombrage léger.

C'est l'ombre que je sens adhérer à mon âme,

Baiser délicieux, souvenir enchanté ;

C'est l'ombre, savamment tendue entre la flamme,— Entre l'agressive clarté

D'un jour tumultueux qui dévore la vie —-

Et le besoin de vivre et de goûter, ravie,

Ton haleine, ta volupté;

Ombre des grands pays que le soleil corrode, ^Ombre savante, ombre construite avec amour,

Architecture bleue et mouvante, que brode

L'aiguille flambante du jour!...

Ainsi, chère ombre, ombre amicale et bienvenue,

Tu me rends moins glacé l'ombrage de la mort,

L'accueil silencieux de la terre âpre et nue,

Après le soleil de l'effort.

Page 412: Antologie de La Poesie 193....

3g4 POETES CONTEMPORAINS

Ombre des jours dorés si bien distribuée,

Tu me rends plus humaine et plus douce à subir,

Cette ombre souterraine au deuil attribuée, .

Qui doit un jour me requérir;

Je saurai te goûter, ô paisible ténèbre,

Quand tu me couvriras, quand tu me garderas,Et que je m'étendrai sous le cyprès funèbre

Pour y dormir entre tes bras;

Comme je sais goûter cette ombre moelleuse,

Où l'on s'en va dormir par les midis brûlants,

En écoulant chanter la mer voluptueuseDans les golfes étincelants !

(Maisons sur la mer.)

SERVANTE DE NAUSICAA

La fille qui gravit la rue aux marches roses,Le bras levé, d'un geste de statue,Pour tenir les draps blancs qui reposentHumides et massifs sur sa tête roidie;

La passante qui va, d'une allure alourdie,Cambrant la ligne lisse de son buste

Qu'une robe mouillée a presque dévêtue,Serait-ce une des servantes,

Nausicaa, princesse et ménagère auguste...

Celle qui laissait échapper sa corbeilleEn entendant, royal malgré son jupon d'herbes,Ulysse dérouler ses formules superbesEt ses politesses savantes?...

Par un matin pareil, près d'une mer pareilleOù riait tout un ciel plein de dieux invisiblesEt soulevant comme un couvercle

Page 413: Antologie de La Poesie 193....

ROGER DEVIGNE ogt)

Cette- réalité faite d'ombres flexibles.Pendant que la princesse et ses Phéaciennes

Autour du naufragé sublime faisaient cercle?...

O fille longue et droite.

Est-ce un faix nuptial que tes deux mains soutiennent

Et que surmonte un vase aux anses recourbées,En métal clair, où le soleil miroité?

Je vois monter tes belles enjambéesDont l'ombre se découpeAvec des jeux de calligrapheSur l'escalier laqué de clarté matinale,Tes deux talons, tannés par la mer et le hâle,Font ce bruit du lézard qui signe le paraphe

Fugitif de sa queue en bronze souple.Ton image là-haut lentement diminue.

La ville, brume d'or, au bord du ciel se creuse.

La rue, interminable et rose, grimpeVers quel destin?.Vers quel Olympe?Un rayon glisse encor sur ton épaule nue.

Puis tu n'es plus, au bord de ce monde, qu'un geste

Qui devient transparent, se dissocie

Et — lumière — s'insère

Dans cette brume de lumière,

Image aux bras levés, canéphore royale...O Platon, est-ce ainsi que passent les Idées

Dans la caverne merveilleuse?

Au bas des marches tailladées

Par des ombres en dents de scie,

Une empreinte mouillée, ovale, atteste

Ton passage et tes pas, servante deTAurore,

Miroite, irisée et brève,

S'évapore.

Ai-je rêvé?... Mais qu'est-ce, un rêve...

(Maisons sur la mer.)

Page 414: Antologie de La Poesie 193....

3g6 POÈTES CONTEMPORAINS

REFLET

La mer, avec un bruit de robe retirée,

Se glisse nue auprès de la nuit langoureuse,

Soupire, en déroulant une tresse dorée

Que le fanal du port a projetée sur elle.

Les ramiers sont rentrés avec un grand bruit d'ailes,

Là-haut, parmi les tuiles creuses,Et la ville déguste avec un mol émoi

L'enchantement nocturne.

La nuit, la belle nuit mouvante et taciturne,Sème divinement ses étoiles sur moi,Et la mer les recueille et joue,

Egrène des reflets, avec sa nonchalance

A la fois lasse et reposée.O mon regret, est-ce ta bouche et ton haleine

Tiède et sur mon coeur calmement posée?..'.

{Maisons sur la mer.) .

Page 415: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS CARGO

né à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) en 1886.

BIBLIOGRAPHIE POLITIQUE

Instincts (Le Feu, éditions, igii). — La Bohême et mon coeur

(1912). — Chansons aigres-douces (igi3). — Petits Airs (R. Davis,Paris, 1920). —Poèmes retrouvés (La Cité des Livres, Paris, 1927).— La Bohême et moncoeur (éd. complète, Émile-Paul, Paris, 1929).— Petite Suite sentimentale (id., ig36). —A l'amitié (id., ig37).

Page 416: Antologie de La Poesie 193....
Page 417: Antologie de La Poesie 193....

ENFANCE

Les persiennes ouvraient sur le grand jardin clair

Et, quand on se penchait pour se griser à l'air

Humide et pénétré de fraîcheurs matinales,Un vertige inconnu montait à nos fronts pâlesEt nos coeurs se gonflaient comme un ruisseau grossi,Car c'était tout un vol de parfums adoucis

Dans l'éblouissement heureux de la lumière :

Les lilas avaient des langueurs particulièresOù se décomposait une odeur de terreau.

Tout le printemps chantait de l'éveil des oiseaux

Et, dans le déploiement des ailes engourdies,Passait le grand élan paisible de la vie.

Une rumeur sonore emplissait la maison.

On entendait des bruits d'insectes; des frissons

Faisaient trembler les grappes mauves des glycines,Tandis qu'allègrement des collines voisines

Un parfum de sous-bpis arrivait jusqu'à nous.

O matins lumineux! matins dorés et flous

Je vous respirerai plus lard à la croisée

Et vous aurez l'odeur des feuilles reposées.

Et ce sera comme un très ancien rendez-vous.

(La Bohême et mon Coeur.)

BERCEUSE

Ce lent et cher frémissement,

C'est la pluie douce dans les feuilles.

Elle s'afflige et tu l'accueilles

Dans un muet enchantement.

Page 418: Antologie de La Poesie 193....

4oO POÈTES CONTEMPORAINS

Le vent s'embrouille avec la pluie.Tu t'exaltes; moi, je voudrais

Mourir dans ce murmure frais

D'eau molle que le vent essuie!

C'est la pluie qui sanglote, c'est

Le vent qui pleure, je t'assure...

Je meurs d'une exquise blessure

Et tu ne sais pas ce que c'est.

(La Bohême et mon Coeur.)

ADIEU

Si l'humble cabaret, noirci

Par la pluie et le vent d'automne,

M'accueille, tu n'es plus ici...

Je souffre et l'amour m'abandonne.

Je souffre affreusement. Le jourOù tu partis, j'appris à rire.

J'ai depuis pleuré, sans amour,Et vécu tristement ma vie.

Au moins, garde le souvenir,Garde mon coeur, berce ma peine !

Chéris cette tendresse ancienne

Qui voulut, blessée, en finir.

Je rirai contre une autre épaule,D'autres baisers me suffiront.

Je les marquerai de mes dents.

Mais tu resteras la plus belle...

(La Bohême et mon Coeur.

Page 419: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS CARGO /,:IOT

PAYSAGE

Laisse le paysage, au cadre des croisées,Se métamorphoser au gré de la saisonEt vis, dans la simplicité de la maison,En harmonie avec ta joie et ta pensée.

Le verger savoureux et paisible t'attendPour te mieux révéler la tendresse des choses

Et, quand t'énervera la mollesse des roses,Le soir t'apaisera de ses recueillements.

Ah! voici que les fruits sont gonflés et t'appellent!Écoute circuler la sève des fruits mûrs,

Qui bat, moisson fervente et promise à l'azur,

Jusque dans la maison comme un éploiement d'ailes.

Écoute : une rumeur va jusqu'à l'horizon.

Elle a l'odeur du ciel et l'odeur de la terre,

Elle a tous les parfums, elle" a tous les mystères,Elle est, à l'infini, le plus large frisson.

Ecoute : elle est la chose unique et maternelle

Qui façonne les fruits à la forme des nids :

Elle est dans chaque germe, elle est dans chaque esprit,

Obscure ou lumineuse, accessible ou rebelle.

Tu la trouves en toi, comme au vaste horizon

Et cela t'éblouit d'une ivresse inconnue

De sentir, dans ton âme et ta chair confondues,

Vibrer le paysage et brûler la saison.

(La Bohême et mon Coeur.2G

Page 420: Antologie de La Poesie 193....

402 POÈTES CONTEMPORAINS

INTERIEUR

Le piano-manivelle éclate brusquement.Les couples, pejgnoirs verts et pantalons garance, -

S'appliquent à rouler au gré de la romance

Dans un tumultueux et pauvre tournoiement.

Je fume et, dégoûté du moindre mouvement,

Je dédie à l'élan plaintif qui recommence,O vertige, ô fadeur, ô plaisir dé la danse!

Mon ennui qui voudrait se tendre atrocement: :

L'idiote qui dormait s'éveille et me contemple.L'alcool miraculeux attend qu'on ait cessé -

De piétiner ce rythme au tressaut insensé.

Pour que donnant, stupîde! à tous le bon exemple,Sous le plafond crasseux et bas du mauvais temple,S'apaise enfin ce coeur trop dur qu'on a blessé.

MADRIGAL'

Vous n'aimez pas qui vous aimeNi qui vous saurait,aimer; . . .Et ne donnez, de vous-même

Que ce que vous voulez donner.

Moi, qui vous cherche et vous aimeD'un coeur tendre et sans danger,Je ne vous suis qu'étranger^Mais, hélas ! l'étrange peineQue celle qui fait aimerSans souci que l'on vous aime!

Page 421: Antologie de La Poesie 193....

l'RANCIS CARGO 4o3

LA DANSEUSE

Des viveurs éreintés s'effondrent après boire,Mais toi dont les bras blancs sont toujours nus et fraisTu danses, dédaigneuse et riche de ta gloire,Sans même compter l'or nombreux que l'on t'offrait.

L'orchestre bruissant et crissant-d'harmonie

Charme et déprime, exalte et déçoit et je veux,

Malgré l'espoir fervent que sa tristesse nie,Me nourrir des. parfums amers de tes cheveux.

Des nuits d'alcool, des jours plus lents que cent années

M'ont accablé d'un morne et somptueux destin,

Mais, dans la vitre noire aux ombres consternées,

S'éveille la blancheur fragile du matin.

Aussi va-t'en. Le jour éteindra les lumières,

Les fleurs se faneront mais, longtemps, restera

Aux plis lourds, retombés et muets, des portières.Le geste que tu fis en élevant les bras.

DEGAS

C'est l'époque où, tendant sur un mollet bien fait

Un bas rouge et vulgaire,

Des filles en cheveux sirotent au café

L'absinthe de leur verre.

Les jaunes omnibus roulent sur le pavé.

Beaux ciels des étés calmes!

Des brises, des soleils dont j'ai toujours rêve

Traversaient les platanes,

Page 422: Antologie de La Poesie 193....

hok POÈTES CONTEMPORAINS

Jusqu'à l'heure où, sortant d'infâmes caboulots,

Les mêmes filles, soûles,

Riaient et relevaient, au milieu de la foule,

Leurs vieux jupons, très haut.

RENGAINE

Tu t'en vas et tu nous quittes:-— Adieu! Pense à moi, quelquefois.— Je ne t'oublierai pas, petite!... Tu nous quittes, tu t'en vas.

Tu m'écriras trois semaines.

Le coeur y est, bien gentimentEt puis tu berceras ta peineDans les bras d'un autre amant...

Tu sanglotes. Je suis triste.

Le train siffle. Ah! mon Dieu! mon Dieu'

Je ne veux plus que tu me quittes,Maintenant que c'est sérieux.

LE POÈTE

Dans cette chambre aux carreaux verts,Il tournait et fumait sa pipe,

Lorsque, par un jour blanc d'hiver— Sans tabac, hélas ! dans sa pipe

Il écrivit ses premiers vers.

Tombait la neige. La lumière

S'éteignait dans un vieux miroir

Mais il sentait, à sa manière,Sombre et mauvais, le désespoirGonfler de larmes sa paupière.

Page 423: Antologie de La Poesie 193....

FRANCIS CARCO /|05

Il pleura quand il eut écrit,Et la langueur de la province

Dérégla cet étrange espritEt, d'un petit coeur de provinceFit un pauvre coeur incompris.

Depuis lors, dans la chambre grise,L'étroite chambre aux carreaux verts,Il s'émeut, s'éprend et se griseDe la musique de ses vers

Que son coiffeur boiteux méprise.

(La Bohême et mon Coeur.)

IL PLEUT

Il pleut— c'est merveilleux. Je t'aime.

Nous resterons à la maison :

Rien ne nous plaît plus que nous-mêmes

Par ce temps d'arrière-saison.

Il pleut. Les taxis vont et viennent.

On voit rouler les autobus

Et les remorqueurs sur la Seine

Font un bruit... qu'on ne s'entend plus.

C'est merveilleux : il pleut. J'écoute

La pluie dont le crépitementHeurte la vitre goutte à goutte...

Et tu me souris tendrement.

Je t'aime. Oh! ce bruit d'eau qui pleure,

Qui sanglote comme un adieu.

Tu vas me quitter tout à l'heure :

On dirait qu'il pleut dans tes yeux.

Page 424: Antologie de La Poesie 193....

/|06 POÈTES CONTEMPORAINS

AU SON DE L'ACCORDÉON

C'est au son de l'accordéon

Que Nénette a connu Léon

Et que j'ai rencontré Fernande.

Elle était mince, elle était grande :

Cheveux coupés, l'air d'un garçon.

Chacun sa part et sa légende.J'ai pris Fernande au bon moment

Pour héroïne d'un roman,

Mais aujourd'hui je me demande

Si c'était vraiment pour Fernande

Et non pas pour l'accordéon

Que mon coeur battait pour de bon.

Il jouait un air triste et tendre

Avec de longs gargouillementsEt l'extase jointe au tourment

Y faisait, pour qui sait entendre,

Tournoyer mille enchantements.

Qui veut aimer souffre d'attendre.

J'ai trop souffert à mes vingt ansPour qu'au musette, en l'écoutant,L'accordéon qui tant est tendre

Et rauque inexorablement,Ne me permette de comprendreDésormais qu'il est l'instrumentDes poètes, des coeurs à prendreEt de mes mauvais garnements.

(Petite Suite sentimentale.)

Page 425: Antologie de La Poesie 193....

FERNAND MAZADE

né à Château-de^Monac {Gard) en 1863.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Arbres d'Hellade (Documents du Progrès, Paris, 1912).-—Athéna (id., 1912). — Dionysos et les Nymphes (Edition de Pan,

igi3). — Apollon (Documents du Progrès, I9i3). — L'Ardent

voyage (Librairie de France, Paris, 1921).— De sable et d'or

(Librairie Garnier, Paris, 1922). — La Sagesse (Librairie de

France, 1924).— Les poèmes de Sainte-Marthe (1926).

— Prin-

temps d'automne (ig3o).—• Les pêcheurs.

— Bergamasque. —

Féerie (ig3i).— Sous un coeur blessé (ig32).

— L'Élégie italienne

(ig33). — Premier cahier des amours (ig34)- — Intermède fan-

tasque (ig36). —Dernier cahier des amours (ig37).

Page 426: Antologie de La Poesie 193....
Page 427: Antologie de La Poesie 193....

MUSIQUE

Tout est mouvement dans mon être;Tout est musique devant moi :

J'entends la voix de mon émoi ;J'écoute la chanson du hêtre.

Tout est harmonie en ce lieu;Tout est poésie à cette heure :

Tout ce "qui rit, tout ce qui pleure,C'est des stances que dit le dieu.

L'odeur qui du jardin s'élève,La guirlande de mes amours,Tout est musique aux alentours,Tout est mouvement dans mon rêve.

Tout est cadence, ce matin;Tout est rythme, en ce paj^sage :

L'aube qui baigne mon visage,L'ombre qui fuit vers le lointain.

Et, là-bas, la courbe énergique

Qui joint les monts au firmament,

C'est encore du mouvement,

C'est encore de la musique.

LE NAVIRE

L'image du serpent fabuleux se tortue,

Peinte en vert, à la proue; et la blanche statue

Dont s'honore la poupe est celle d'Artémis.

Un cèdre, où l'églantine et le volubilis

Page 428: Antologie de La Poesie 193....

/(10 POÈTES CONTEMPORAINS

Grimpaient depuis un siècle, a seul formé la quille.

Pour l'étrave, bombée ainsi qu'une coquille,

On a taillé le tronc d'un frêne dur et beau.

Avec un sycomore on a fait l'étambot.

La double poutre transversale, et les solives

Qui soutiennent le pont nourrirent des olives;

Et, sur le mât, jadis d'écorce enveloppé,Roucoula le pigeon dans le matin jaspé.Un peu de charme agreste en demeure à ces choses :

Sous le goudron subsiste un vieux parfum de roses;

Les voiles en triangle ont des aspects* d'oiseaux.

Regarde : le serpent se mire sur les eaux.

Les échelles, le plomb à sonder, et les gaffes,Et les ancres qui sont les reines des agrafes,Tout est en ordre, tout est propre, tout reluit.

Et tout est calme. Écoute : on n'entend que le bruit

Fait par les vingt rameurs qui, gonflant leurs narines,

Frappent rythmiquement les agates marines.

Assis près de l'aplustre en forme d'éventail,Moi je surveille en dirigeant le gouvernail.

L'éperon, à mon gré, heurte avec violence

Vers la gauche ou la dextre, ou devant lui s'élance.

Pour éviter l'écueil, pour franchir le détroit,Il suffit que je touche une corde du doigt;Et, selon que le vent vient de Smyrne ou d'Athènes,J'ordonne que l'on baisse ou hisse les antennes.

Quelque soumis qu'il soit de l'arrière à l'avant,Sache que le navire est un être vivant,Un animal très fort, très agile et très brave.

Si, de chaque côté de la solide étrave,Se creuse, lumineuse et sombre tour à tour,Une ouverture vaste et ronde et dont le tourEst garni d'un métal en relief, gris-bleuâtre,Ces ouvertures sont des yeux. Tu n'es qu'un pâtre

Page 429: Antologie de La Poesie 193....

FERNAND MAZADE 4lT

De n'avoir pas encor remarqué que ces yeuxSont pensifs et cernés d'amour mystérieux.Le navire voit tout. Il voit parmi les ondesL'horreur et la beauté du plus secret des mondes.Et sois sûr qu'il perçoit les subtiles odeursEt les bruits délicats venus des profondeurs :II" a pour nez le rostre et, pour oreilles vraies,Les bossoirs supportant les ancres révérées.

La quille, à la fois souple et pleine de vigueur,C'est l'épine dorsale; et la cale est le coeur.

Et crois que, pour aller vers les blancs promontoires,Vers les golfes dorés, cet être a des nageoires.Ses nageoires, ce sont les avirons adroits.

Et sa queue est l'aplustre en éventail. Et crois

Qu'il sait quand il s'arrête et qu'il sait quand il vire,Et qu'il rêve et sourit et pleure, le navire!

(Intermède fantasque.)

LE MARIN

L'arbre qu'en ce moment le jardinier recèpe

Avait poussé deux fois des feuillages nouveaux,

Deux fois a fermenté dans le sein des cuveaux

Le raisin entamé par la grive et la guêpe,

Et l'automne deux fois a mordoré le cèpeAux pentes de la sylve où juchent les corbeaux,

Depuis que je n'ai plus, le soir, sous vos flambeaux,

Mangé la venaison, la châtaigne et la crêpe.

Vivez heureux; vivez comme si votre fils

N'avait pas vers des caps lointains largué la toile;

Et ne songez à moi que le jour d'Adonis.

Page 430: Antologie de La Poesie 193....

4 12 POÈTES CONTEMPORAINS

Mais lorsque, par les nuits sans lune et sans étoile,

S'élanceront sur l'eau la foudre et son tambour,

A l'Amour demandez de protéger ma voile :

Et vous me reverrez aux fêtes de l'Amour.

BARCAROLLE

Vous me réverrez, je le crois;

Mais le caprice emplit le inonde :

L'énigme des mers est profonde,Et la foudre tombe parfois.

Lorsque nous quittâmes Athènes.

Si vermeil que fût le matin,Le temps paraissait incertain

Autour des îles incertaines.

Nous partîmes, ce matin-là,Sur un bateau chargé de branches.

Les voiles volaient, toutes blanches :

Il n'est de certain que cela.

Toutes blanches volaient les voiles !

Et, depuis ce matin vermeil,Mes jours n'ont plus eu de soleil,Et mes nuits n'ont plus eu d'étoiles.

MIDI

En mer pas un navire ; au ciel pas un nuage ;Et pas un mouvement dans le jardin sans voix.Sauf qu'aux fleurs du bassin le c3>-gnc vole et nao-e.

Page 431: Antologie de La Poesie 193....

FERNAND MAZADE 4î3

La lande a la couleur de l'albâtre. Tu crois

Que des lacis de lait enveloppent la vigne,

Que des moissons de lys ont recouvert le bois.

Toute cette blancheur n'émane que d'un cygne.

(Intermède fantasque. )

FLAMME TRISTE.

D'où nous as-tu tirés, Seigneur? Que sommes-nous?

Où vont les oiseaux bleus qu'il nous plairait de suivre?

Pourquoi, si l'homme meurt, le condamner à vivre?

Du tombeau, du berceau, lequel est le plus doux?

Serait-il que nos voeux s'achèvent en poussière,Eux qui de limon seul n'ont pas été pétris?

L'ange qui, les yeux clos, guide nos pieds meurtris

Porte-t-il la clé d'ombre ou l'arme de lumière?

En de lointaines nuits, peut-être ai-je régné

Sur un pajrs bercé d'incessante musique

Et par un éternel clair d'étoiles baigné.

Mon esprit nageait-il au fil du rêve unique?

Il n'aurait su prévoir les temps et les milieux

Où je promènerais un feu mélancolique

Dans le coeur le plus tendre et le plus oublieux.

L'ANNEAU

J'allais rêver

Au bord de l'eau

Quand j'ai trouvé

Sur le pavéCe bel anneau.

Page 432: Antologie de La Poesie 193....

4^ POÈTES CONTEMPORAINS

Il est ancien,

En métal vert

Comme la mer.

Est-il païen?Il sonne clair '.

Est-il chrétien ?

Il m'a semblé,

O mon destin,

Qu'il te convient.

Aussi je l'ai

Mis à mon doigt.Anneau d'honneur

Et de douleur,

Anneau d'un roi :

Le roi de coeur.

LA HARPE

Mon coeur secrètement nourrit, qui le dévore,

La flamme d'un amour peut-être sans objet.Yseult aux blonds cheveux existe-t-elle encore

A qui ma jeunesse songeait?

D'odorantes langueurs de la colline tombent.'

Les boeufs dans l'herbe morte allongent leurs naseaux.

Le soleil de midi fait gémir les colombes

Sur les pins qui bordent les eaux.

Tandis qu'à la façon d'un navire un nuage

Unique se balance au bleu du firmament,Le bleu des flots amers vers l'étranger rivage

Semble s'en aller lentement.

Page 433: Antologie de La Poesie 193....

I'ERN.VND MAZADE /|]5

Malgré son vieil attrait et qui reste le même,La terre dont j'étais épris ne me plaît pasA présent que ses feux, de la femme que j'aime,

Ont cessé de porter les pas.

Quand le jour à l'ouest quittera son écharpe,Je voudrais être mis, comme Tristan blessé,Au gré de Dieu, sur une barque, avec ma harpe^

Et seul parmi la mer laissé.

LE TERTRE

Au soir éclos, il me semble que je vous vois.

Vous aurez, sous le front alourdi d'améthystes,Les yeux d'azur, les yeux étincelants et tristes,

Les jeunes yeux cernés par des voeux d'autrefois.

Vous viendrez sur ce tertre où mon coeur vous invente,

Femmes qui m'aimerez quand je ne serai plus,Et vous regarderez, en aval des .palus,S'allumer sur le golfe une rose mouvante.

Ce que je lui disais : qu'elle embaume la nuit

D'angoisse tendre et de langoureuse espérance,

Qu'elle est musique en même temps qu'elle est silence :

Ce que je lui disais, femmes, dites-le lui.

Et dites-lui (je crois qu'elle le sait) de dire

A votre amour pour moi (l'amour sur ce tombeau)

Que toujours j'ai choisi le rêve le plus beau

Et que ce fut toujours le rêve qui déchire.

(Premier cahier des Amours.)

Page 434: Antologie de La Poesie 193....

4t6 POÈTES CONTEMPORAINS

COEUR

Bien que, par vous cependant si bonne,

Dans la douleur il fût descendu,

Petites dents qui l'aviez mordu,

Petites mains qui l'aviez tordu,

Vos petits jeux il vous les couronne.

Entre les coeurs les plus emportésNul autre coeur n'eut plus de caprices.Mais pas un coeur n'eut moins d'artifices.

Nul mieux que lui, même en leurs supplices,N'aima l'amour et les voluptés.

Amour sacré, voluptés lustrales,

Qu'il eut raison de vous tant chérir!

Vous lui venez, pâles de désir,Proche du soir qu'il croyait mourir,Donner la rose au bruit des cymbales.

(Inédit.)

Page 435: Antologie de La Poesie 193....

VINCENT MUSELLI

né à Argentan (Orne) en 1879.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Travaux et les Jeux (Bergue, iQili).— Les Masques

(Chrétien, 1919). — Sonnets à Philis (Poutermann, ig3o). — Les

Strophes de Contre-fortune (id., ig3i). — Les Sonnets moraux

(Éditions du Trident, Paris, ig34). —• Les Sept Ballades de con-

tradiction (ig38).

Page 436: Antologie de La Poesie 193....
Page 437: Antologie de La Poesie 193....

STANCES

Lève-toi : descendons; sortons de la maison;Viens, ne demeure pas dans ces lieux encor sombres!

Regarde : le soleil triomphe à l'horizon

Et de notre jardin chasse déjà les ombres.

Le songe qui te vint tandis que tu dormais

Va quitter pour toujours ton âme inconsolée;Mais ces roses non plus ne renaîtront jamais,

Que le vent cette nuit effeuilla sur l'allée!

De ces jardins pompeux et brillants, la nuit sombre

Déjà détruit la forme et trouble les couleurs;

Les marronniers, les pins ne sont qu'un noir décombre

Et le jour fatigué se retire des fleurs.

Ne prends point de souci des arbres ni des roses,

Qu'importe à notre amour leur indigne trépas,

Va! notre coeur échappe au désastre des choses,

Lui qui sent venir l'ombre et qui ne tremble pas.

(Les Travaux et les feux.)

LE DEVOIR

Qu'on soit ignorant ou doctime,

Haillons que l'on porte ou pourpoint,

Devant quiconque, en quelque point,

Il surgit, tyran légitime.

Page 438: Antologie de La Poesie 193....

420 POÈTES CONTEMPORAINS

Mais quand ses ordres il intime,

Que de son dur foudre il nous point,

Aucune voix ne nous dit point

Sur quel autel être victime.

Le saint périt et le soldat,

Pour le ciel comme pour l'État,

Et le poète pour un livre.

Sait-on sacrifices plus beaux

Que ceux par quoi l'on se délivre,

O Nuit, pâture des flambeaux !

(Les Sonnets à Philis.

STROPHES

Quand tu jaillis et te cambre

Hors du beau linge écumant,Il n'est geste, en quelque chambre,A mieux ravir un amant.

N'est-ce ainsi que, primitive,Jadis enchantait la rive,Une autre déesse aussi,

Qui, de l'onde, au loin, venue,

Parut, pour l'humain souci,

Svelte, éblouissante et nue !

Ton corps souple et pur où tantDe grâce et de savoir veille,Cette architecte merveilleA fait Amour hésitant.

Page 439: Antologie de La Poesie 193....

VINCENT MUSELLI , 42 T

Quels soins délicats y mettre!Et quelle main géomètreFaudrait-il qui, du talon

A la nuque lucifère,

Experte, explorât selon

Le plan, la ligne et la sphère!

Sur le chagrin qui te presse,Ami, pousse le.verrou,Et puise, au même bambou,La fumée et la sagesse!

Corrige ainsi l'Univers,

Déjoue un destin pervers,

Que soit ta peine étouffée,Et réservés aux dévots,Les beaux songes dont MorphéeAura gonflé ses pavots!

A peine a-t-on vu la flamme

Luire aux traces de vos pas, .

Déjà qu'il vous faut, Madame,

D'autres coeurs, d'autres climats.

Ainsi coule une onde agile,

Ainsi, quittant son asile,'

Fuit un beau vol vagabond;

Ainsi, dur et clair mensonge,

Les nuages qui s'en vont,

Pleins de lumière et de songe!

Page 440: Antologie de La Poesie 193....

422 POÈTES CONTEMPORAINS

Que soit l'orgueilleuse rose

Soumise aux destins divers,

Ah! qu'importe, Amour oppose

Sa flamme au froid des hivers !

Ne redoute ni la cendre

Ni de voir l'ombre descendre,

Amie, en nos coeurs brûlants,

Nos coeurs qui, libres de haine,

La menace ont faite vaine

De l'âge et des cheveux blancs.

LE DERNIER JOUR

Car il viendra, ce jour qui sera le dernier!

Jour où se confondront le prêtre et la victime,Jour où j'abdiquerai, sur le funèbre abîme,

L'espace et cette chair où j'étais prisonnier.

Déjà, dessous mon front, la nuit et le silenceM'auront abstrait dû monde eh mon propre désert ;

Mais, lucide, j'apercevrai le livre ouvert^Et de mes actions la trop juste balance'.

Humble, devant la flamboyante Éternité,Plus rien ne me sera que paille et vanité,Hormis cette vertu qui force les étoiles.

Pensée, Amour, Pouvoir fraternelet discret

Des Archanges, Esprit qui gonflerez mes voiles,

Soyez là m'enseignant la route et le secret!

Page 441: Antologie de La Poesie 193....

VINCENT MUSELLI 423

SURSUM

Nature, qu'il est faux qu'ayons mêmes destins !Comme ils ne sont pas miens, ta gloire ou ton décombre,Tes plaines, tes forêts, ni tes soirs gonflés d'ombre,Ni l'orgueil qui flamboie et crie en tes matins !

Des saisons et des jours contempler l'ordonnance,Il n'est point là remède efficace à nos maux;Traître qui, se flattant de suivre tes travaux,Greffe sur la douleur sa pédante ignorance!

Fier et cruel ailleurs! ô lumière! oh! si loin!

Je partirai, tendu d'un intrépide soin,Cherchant la catastrophe où jaillisse ma joie.

Périsse l'Univers si l'Amour est vainqueur!Ce n'est pas le soleil qui nous montre la voie,Et qu'importe la nuit s'il fait clair en mon coeur.

ORPHEE

Le connais-tu, l'enfer, celui-là d'être seul!

Ce vide, cette angoisse et les peurs toujours prêtes i

Mage qui conduisais les forêts et les bêtes,

Tu te sauves, hagard, ivre encor du linceul.

Répars! pouvais-tu croire, insensé, que, ravie

A soi-même, et greffée à l'Être universel,

Elle viendrait ainsi, docile à ton appel,

Revêtir, pour tes jeux, son fantôme et sa vie !

Page 442: Antologie de La Poesie 193....

424 POÈTES. CONTEMPORAINS

Ah! tu peux désormais déployer tes douleurs ;

C'est en vain que ta lyre, Orphée, et que tes pleurs

Lamentent aux échos Eurydice perdue.

Quoi? n'oserais-tu point retourner chez les morts,.

Revoir le fleuve et l'ombre et la morne étendue

Et le soufre montant des plutoniques bords!

(Lés Sonnets moraux.)

LE GOLGOTHA

Ce qu'il combat ici, non, ce n'est point Méduse,

L'Oiseau stymphalien, l'Hydre ni le Serpent;

Angoisse et pleurs!1son Père hésite et se repent,

L'Ami dort, Il vient seul, sans armes et sans ruse.

Tu l'attendais, ô Mort, sûre, pleine d'orgueil,Ricanante si haut dans tes dalles funèbres!

Mais lui, d'un ferme pas, descendit aux ténèbres,Et défit le néant, la chair et le cercueil.

Ainsi, de par le sang, naîtra toute victoire,Ainsi seront ouverts les paradis de gloireA ceux qui, pour couronne, ont épines au front.

Souffrance et pauvreté sont les seules monnaies,Et l'homme au juste port les vagues conduirontS'il suit au ciel le signe éclatant des cinq Plaies!

(Les Sonnets moraux.)

Page 443: Antologie de La Poesie 193....

VINCENT MUSELLI /)25

MAIS CES OISEAUX...

Mais ces oiseaux qui volaient haut dans le soir,En chantant malgré le vent et malgré l'ombre,,Disaient-ils point, ah, si fiers en ce décombre!

L'inexorable dureté de l'espoir.

La peur entrait dans la bête et dans la plante,Les angoisses peuplaient l'air alentour, mais

Ces oiseaux, alors, chantèrent à jamais,

Ignorants de la lumière fléchissante.

Déjà le jour noircissait dans les roseaux,Un deuil froid poignait les choses de la plaine,Tout mourait, dans quel secret! et cette peineEtait longue sur l'étang, mais ces oiseaux...

(Inédit.)

QUITTONS-LES...

Quittons-les! Ne te retourne point

Vers la Ville, hélas! ni vers notre hôte;

Obéis au destin qui nous joint :

La nuit vient, descendons à la côte !

Ne crains rien, ô cher coeur dévasté,

C'est dans la dureté que je sème :

L'heure est ici de la liberté,

Et du meurtre choisi sur soi-même.

La barque est prête et les avirons

Sont attentifs et, lorsque la lune

Aura disparu, nous partironsSur les chemins obscurs de Neptune!

(Inédit.)

Page 444: Antologie de La Poesie 193....

426 POÈTES CONTEMPORAINS

SI VOUS ÊTES POUR MOI...

Si vous êtes pour moi ce refuge, ce pur

Feuillage, et la source dansante, cet azur,

Ce beau lac où le jour a versé ses merveilles,

L'air léger, la lumière aux pas félins et longs,

L'êtes-vous, mon Amie, ou plutôt ces abeilles,

Dont l'essaim gronde et chante au creux des violons!

(Inédit.)

L'INSTANT

Tu n'es que présenceIneffablement

Rien qu'un élément

Et rien qu'une essence.

L'exacte balance

De ton mouvement,En un seul moment

Finit et commence.

Oh! cruel trépas!

Instant, ne fuis pas—

Qu'Amour te retienne! —

Sans avoir été

Celui qui contienneUne éternité!

(Inédit.

Page 445: Antologie de La Poesie 193....

EMMANUEL AEGERTER

né à Cahors (Lot)' en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Chimère dans le Parc (Lemerre, Paris, igi4)-— Les Comé-

diens d'Elseneur (Delalain, Paris, ig22). — Les Ames sous l'autel

(Editions de la Pensée latine, Paris, ig24). — Dix Poèmes Freu-diens (Ed. de la Griffe, Paris, ig27). — Poèmes d'Europe (Mes-sein, Paris, ig2g).

— Feux Saint-Elme (id., ig3i). —Le Voilieraux Diamants (Haloua, Paris, ig35). —Disques pour le crépuscule(id., 1937).

Page 446: Antologie de La Poesie 193....
Page 447: Antologie de La Poesie 193....

LES ORGUES DU SILENCE

J'ai tenu sous mes doigts les Orgues du Silence,Les orgues de cristal au clavier assourdi

Où vous veniez mourir, sanglots des confidences,Où vous venez pleurer, ô mots qu'on n'a pas dits!

J'ai joué longuement sur leurs touches muettes

D'inentendus adieux aux aveux que j'ai tus :

Je vous ai salués — fantômes que vous êtes —

Élans de ma jeunesse, ombre de ma vertu;

Et, quand le givre orné miroite en fraxinelles,Je yous évoque avec une amère ferveur,Si vieux aussitôt né, Passé, fuite éternelle,

Qui glacez un mirage où tremblait une fleur...

Orgues au timbre vain dont le tirant s'entrave,

Tuyaux que ne hanta nul souffle musical,

Qui connut leur secret se sent lucide et grave,Et dans son coeur fermé monte un chant sans égal.

Le mystère a pour lui d'ineffables arpèges;11 comprend l'au-delà des phrases, et leur nuit,

Et, comme des pas nus qui marchent sur la neige,Des révélations l'envahissent sans bruit.

L'instant s'est détaché comme une feuille morte,

Chère fragilité qui n'est d'or qu'en mourant?

Sa spirale trouant le vent noir qui l'emporteMet l'appel du trépas dans son silence errant...

Un regard a croisé notre regard, y plonge,

Don lumineux d'une âme et d'un corps, et se clôt?

O modulation d'abandon et de songe

D'un silence plus lourd d'aveu que tous les mois!

Page 448: Antologie de La Poesie 193....

43o POÈTES CONTEMPORAINS

Sans susciter l'écho de la mélancolie,

Sans troubler le sommeil des amours d'autrefois,

Je me joue en mineur le thème de ma vie,

Dans un silence pur qui vaut toutes les voix;

Quand le souvenir passe avec ses pieds de cendre

Sur les fleurs sans réveil des jardins que j'aimais,J'écoute ce qu'hélas! la chair ne peut entendre,Ce que les sons humains ne traduiront jamais ;

Et loin de ceux qui font vibrer le bois des cibles

Ou dont le cri brutal monte aux flammes du soir,Je laisse, sur l'ivoire et l'ébène invisibles,Le Silence chanter les regrets sans espoir.

(Feux Saint^-Elme.)

. MES SONGES SONT PAREILS

Mes songes sont pareils aux étoiles de mer :

Étranges, écoutant le bruit sourd des désastres,Ils rampent sur le sable au bord de l'Infini,

Flagellés par l'écume aux diamants amers,Et des femmes sur eux posent leurs pieds brunis— Mais ils ont la forme des astres...

(Inédit.)

T. S. F.

Un prêche a rapproché Daventry dans ses brumes;Illuminant le pur zodiaque des voix,

Les lampes s'allument :Le globe est à moi.

Page 449: Antologie de La Poesie 193....

EMMANUEL AEGERTER 431

La Terre est sous mes doigts un éventail mobile,Je l'éploie, et j'entends vibrer — Bruxelles, Rome —

Le coeur fou des Villes

L'esprit fier des Hommes.

Demain nous entendrons peut-être d'autres mondes,

Musiques traversant un plus docile éther,Autres longueurs d'ondes :

Mars ou Jupiter...

J'entends Java brûlante au disque qu'elle emprunte,Un menuet de Grieg qui chante sous la neige...

Mais la voix défunte,Un soir l'entendrai-je ?

LE NAJA

Comme un charmeur, sur son tapis, courbant l'échiné

Fait danser un serpent dont le cou s'allongeaDès le premier soupir de la flûte de Chine,

J'ai mon mystérieux et tragique naja.

Curieux de toxique, extase ou cyanure,

Je fais danser un Songe ennemi dont les dents

Tiennent l'éternité dans leur double rainure,

Songe aux yeux d'infini mortel aux imprudents ;

Je fais, par les soirs lourds de néant et d'automne,

Dérouler ses anneaux qui ne finissent pas;

La flûte est de cristal, le chant est monotone :

Il se dresse, porteur de rythme et de trépas;

Page 450: Antologie de La Poesie 193....

4o2 POÈTES CONTEMPORAINS

II se déploie ainsi qu'une soie; il miroite

En écailles de nacre et de pourpre et dé noir;"

Avançant, reculant sa tête haute et droite^

Il se balance avec un mauvais nonchaloir.

Il danse, au bruit plaintif de la flûte bizarre,

Tacheté de poison et de raffinements...

Alors ma volupté pure, anxieuse et rare^

Est de savoir qu'il peut me tuer brusquement.

J'arTémoi de sentir —lorsque sa gueule darde

Un filament mouillé, délicat et fourchu,

Quand ses yeux d'émeraude intense me regardent,Où souffre l'âme en deuil d'un bel ange déchu —

Que j'ai su le dompter par la seule harmonie,Guetteur hanté du goût sournois d'être lové,

Que je tiens le venin, la fièvre, l'agonie

Suspendus à des sons au-dessus du pavé...

L'effroi serre mon coeur, le sang bat à mes tempes;Ses prunelles, dans son balancement parfait,Ont une fixité pathétique de lampes ;S'il me mordait de crocs soudains? S'il m'étouffâit?

Je joue avec le froid Danger, l'âme subtile,Le souffle modulant un souvenir ancien ;Une mort en spirale habite le reptile,Qui peut se replier sur le musicien...

Je suis à la merci d'un geste ou d'un silence,Et je goûte l'orgueil insolent et natalDe comprendre que j'ai pour unique défenseCelte chanson qui sort d'un fragile cristal.

(Le Voilier aux Diamants.).

Page 451: Antologie de La Poesie 193....

EMMANUEL AEGERTER 433

LE DISQUE DE LA ROSE ET DU NÉNUPHAR

Je dis des mots d'amour devant la nuit du disque...— Des mots : le long velours des caresses, le risqueVoluptueux des nuits sournoises, le vallon;La source pure où l'Heure ingénue au corps blond

Se baigne, et nue, a su garder tout son mystère,Etles grands parcs, ce songe embaumé de la terre;— Des mots qu'il suffira d'un déclic, désormais,Pour qu'ils chantent, à tout jamais, que je t'aimais...

Et tous ces mots qui font, développant leur spire,De petits reliefs d'astres noirs dans la cire,Garderont la tendresse éparse de ce soir,'Le regard bleu du ciel au fond de ton miroir.

L'orient pur de ton collier aux perles roses,

La couleur, le contour et le frisson des choses,

Et plus que les rayons, les soupirs et les voix,

Cette rose de feu qui brûle entre tes doigts...

Je dis ces mots devant le disque obscur qui glisse,Pour qu'un soir de deuil pâle et de muet suppliceTu puisses évoquer cette heure, ses parfums

Suppliants, et ses ors lumineux et défunts,

Et tout ce qu'elle emporte aux plis de sa tunique

De jeunesse odorante et de douceur unique,

Car tu pourras, moi mort et ce jour mort, soudain

Ressusciler, par ces mêmes mots, ce jardin,

Comprendre que ma voix, cette voix qui marlèle,

Pour te parler d'amour s'est voulue immortelle,

Étroitement mêlée à ces arbres, aux ors

Sépulcraux dû couchant...

28

Page 452: Antologie de La Poesie 193....

434 POÈTES CONTEMPORAINS

Et tu verras alors

Le disque ancien glisser, fleur fragile et morose,

Fleur sombre qui sera l'ombre de cette rose

Actuelle, écarlate exquise du présent,

Et, pétri de rumeurs et de mots, transposant

Sur le plan musical le passé qu'il prolonge,

Tourner, noir nénuphar, sur l'eau morte du songe.

AMITIE

Amitié, sonate d'argent

Qu'on écoute à deux, en silence,

Chacun admirant, et songeant

Qu'il pense ce que l'autre pense;

Dahlia sans parfum secret,Sans rien d'étrange ni de trouble ;

Rayon unique, pur, sacré,

Qui descend d'une étoile double ;

Miroir qui reflète un miroir

Et fait qu'un seul cristal prolongeLes caressants flambeaux du soir

Et le doux visage du songe ;

Intelligence plus qu'instinct,O fusion immatérielle

Où chaque être reste distinct,Chanson qui s'apparie à l'aile ;

Et, sur l'Océan acharnéDe la vie âpre et coutumière,Phares au front illuminé

Qui ne mêlent que leur lumière...

(Disques pour le crépuscule.

Page 453: Antologie de La Poesie 193....

XAVIER DE MAGALLON

né à Mlarseille en 1866.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Prière en guise de réponse à la Comtesse de Noailles (Edition de laRevue «le Feu », igig). — L'Ombre (Librairie de France, 1921).—Les Amitiés (id., ig3i). =—Les Bucoliques de Virgile (id., ig3i).

Page 454: Antologie de La Poesie 193....
Page 455: Antologie de La Poesie 193....

HOMME, DESCENDS SUR TA TERRASSE.

« Homme, descends sur ta terrasse,Vois : le jour qui s'évanouit

Ote ses bagues, et les passeAux doigts scintillants de la. nuit..

« La tendre lune vient de naître :Le soleil, cher à ta raison,Dorant les yeux de ta fenêtre,Leur dit adieu sur l'horizon.

« Sur le sable, chienne câline,Avec un bruit timide et doux,La mer, au bas de la colline,Vient se coucher à tes genoux... »

Un astre à gauche, l'autre à droite,L'homme vient, beau comme l'été;Il parcourt sa terrasse étroite,Il s'assied dans sa majesté.

La lune danse sur sa joue;Le soleil lui baise les pieds ;

Lui les regarde, rêve, et joueAvec ces objets familiers.

MATIN NOIR

Aux beaux jours d'autrefois, ta jeunesse et l'aurore

Ensemble s'envolaient vers le soleil vivant,

Et le soleil et toi, dans l'air frais et sonore,

Étiez deux compagnons ensemble vous levant.

Page 456: Antologie de La Poesie 193....

438 POÈTES CONTEMPORAINS

J'ouvre encor ma fenêtre aux heures cristallines,

Le jour ressuscité dépouille son linceul,

Mais, quand il reparaît sur les tristes collines,

Que le matin est noir, maintenant qu'il vient seul!

LE BRUIT DU COEUR

Quand de ton sang qui se déchire

Tu ne peux plus souffrir la voix,

Garde-toi d'aller en délire

Chercher la paix au fond des bois.

Au cri de tes inquiétudes

L'âpre nature ajouteraitLe sanglot de ses solitudes,

La profondeur de la forêt.

Mais dans la mêlée où nous sommes

Viens et sache, plein de trépas,Te plonger au fleuve des hommes

Où ce qui meurt ne s'entend pas.

Le forum, le chantier, l'usine,Tout l'effort d'un peuple en rumeur

Étoufferont dans ta poitrineCe bruit sinistre de ton coeur.

LE BERCEAU

Tu ne sais rien. Tu peux tout croire. Crois à l'âme!

Entre, coeur confiant, sous le funèbre arceau!La forme de la fleur est celle de la flamme,La forme de la tombe est celle du berceau.

Page 457: Antologie de La Poesie 193....

XAVIER DE MAGALLON 43g

VISITE

J'ai trouvé, cette nuit que' tardait trop l'aurore,J'ai traversé la ville en son profond sommeil,Et vers ta blanche couche avant qu'elle se doreJ'ai couru, je voulais devancer le soleil.

Je voulais sur toi toute et sans que tu t'éveillesDe ce grand songe étrange où tu t'ensevelis,

Répandre ces oeillets et ces roses vermeillesEt ces vers, dans les.yeux des étoiles cueillis.

L'ABEILLE

Le repas de midi, sous les pins caressants,De l'été magnifique assemblait les présents.Le vin rose riait aux roses coquillages.Du pied de la terrasse un fleuve de feuillagesPortait le rêve ami de ma calme raison

Aux collines d'azur qui touchent l'horizon,

Et puis le ramenait vers le vin délectable,

Vers les fruits attendris qui brillaient sur la table

Et les propos dorés où les coeurs se. berçaient.

Et parmi les lueurs des abeilles dansaient

Dans un fracas guerrier, dans une gloire d'ailes.

Du revers de la main, je frappai l'une d'elles

Qui, de son paradis de figue et de raisin,

Alla rouler parmi les ramilles de pin.

Mais à peine à mes pieds tombait-elle mourante

Qu'une flèche de feu, rapide, fulgurante,

Un frère, un compagnon, un époux, un amant

Sur elle s'abattit, lancé du firmament.

Page 458: Antologie de La Poesie 193....

/J4o POÈTES CONTEMPORAINS

Le bel être fougueux, sur la frêle victime,

D'un murmure éperdu, d'une caresse ultime

Tentait de la ravir et de la ranimer.

Je les voyais trembler, je les voyais aimer,

Je les voyais mourir... C'est ainsi, me disais-je,

Sous les feux du soleil ou les feux de la neige,

Dans les palais de pourpre et dans antres sourds,

La vie incessamment déchire les amours.

Dans les gouttes du temps les multitudes meurent

Laissant à d'autres multitudes qui les pleurent

Une nuit sans regard sur le plus bel été,

Un éternel soupir dans le coeur dévasté.

Tout ce qui s'est noué promptement se délie.

Sous quel fardeau d'adieux chaque soir se replie!De quels déchirements, beaux instants parfumés^De quelles passions êtes-vous donc tramés!

Qu'est-ce dans l'univers que cette abeille mince?

Mais le poète, mais le sage, mais le prince,Mais l'homme, l'homme aux yeux du ciel indifférent.

Heureux ou malheureux, le croyez-vous plus grand?Ses rêves, ses soucis, ses amours, son extase

Valent exactement l'insecte qu'il écrase,Et c'est de la naissance et de l'écrasement

Que se nourrit sans fin la fuite du moment.

Univers, tu n'es rien qu'un vain jet d'étincelles,Te mirant tout entier dans chacune d'entre elles.

Je sais bien que tu nais, je sais bien que tu meursSans cesse dans les feux, les ombres, les rumeurs,Dans l'orgueil angoissé des mères adoréesEt le bourdonnement des abeilles dorées.Sans répit, océans et constellations,Poèmes et cités, bêtes et nations,Coeur et choeur de lumière, à la moindre prunelleVersant les feux follets de la vie éternelle,Abîme de l'infime^et de l'immensité

Page 459: Antologie de La Poesie 193....

XAVIER DE MAGALLON 441

Où la nuit sans relâche assaille la clarté,Éclat des roses et des lèvres bien-aimées,Cire et flamme à la fois des torches consumées,Tu roules tout entier de tes soleils lointains

Jusqu'à l'insecte ardent : il se meurt, tu t'éteins!

C'est ainsi. Tout brûlait, la terre pâmait d'aise,Tout fondait de plaisir dans la belle fournaise,Sur les fruits, les cristaux, s'acharnaient les frelons.Le jour en s'incurvant aux hanches des vallons

S'arrondissait ainsi qu'une riche corbeille...Mais je rêvais toujours à la mort de l'abeille.

AU-DELA DU SOLEIL

Quand m'étreignait encor dans sa robe de pierre -

La terre maternelle entre ses larges seins,

Ce roulement sur moi des vents et du tonnerre

N'était-ce pas déjà le cri de tes buccins?

A leur appel j'ai vu, dernier enfant d'Orphée,Les éléments épars se prendre par la main

Pour répondre partout d'une plainte étouffée

Aux consolations du beau visage humain.

J'ai vu les dieux sortir du tronc blessé des arbres,

Du fleuve paternel se plisser le front noir,

Un sang plus bleu courir dans les veines des marbres

Et l'armée elle aussi des astres s'émouvoir.

Dissipe nos brouillards! La terre encore doute!

Arrache l'univers à son prudent sommeil!

Fais surgir, dans le coeur de l'homme, sur la route,

Le héros magnifique à ses désirs pareil!

Page 460: Antologie de La Poesie 193....

/|/|2 POÈTES CONTEMPORAINS

Le regard attendri des femmes et des fouleso

Suit, brillant dans les pleurs, ton geste ensanglanté,Et déjà fait lever des sillons que tu foules

L'aube de la plus juste et plus libre cité.

Un jour, jetant au feu cette chair misérable

Et l'armure en lambeaux de nos corps fatigués,Vers les lèvres en fleur de la mort désirable

Nous nous élancerons vainqueurs, ardents et gais.

Nous plongerons au coeur de la pourpre où tout sombre,Nous irons en chantant par lé chemin des dieux

Voir fondre le mystère et se dissoudre l'ombre

Aux confins sans erreur de la nuit et des yeux.

Viens! nous délivrerons de la bête cruelle

Sur un monde ignoré d'étranges nations

Et consoliderons, d'une sainte truelle,

Quelque fronton penchant des constellations.

Et pour la vierge en pleurs qui frissonne et qui sembleDe l'hydre universelle attendre le réveil,Hors des rives du temps nous poursuivrons ensembleLe combat qui se livre au-delà du soleil!

Page 461: Antologie de La Poesie 193....

JULES SUPERVIELLE

né à Montevideo (Uruguay) en 188b.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Poèmes de l'Humour triste (La Belle Edition, Paris, 1919). ~—

Poèmes (Figuière, Paris, 1919). — Débarcadères (Édition de laRevue de l'Amérique latine, Paris, 1922).

— Le Forçat innocent

(Nouvelle Revue Française, ig3o). —' Gravitations (N. R. F.,

ig25 et 1932). — Les Amis inconnus (N. R. F., ig34). — La

Fable du Monde (N. R. F., i-g38).

Page 462: Antologie de La Poesie 193....
Page 463: Antologie de La Poesie 193....

RETOUR A LA PAMPA

Le petit trot des gauchos me façonne,les oreilles fixes de mon cheval m'aident à me situer.Je retrouve dans sa plénitude ce que je n'osais plus

envisager,toute la Pampa étendue à mes pieds comme il y a

sept ans.

O Mort! me voici revenu.

J'avais pourtant compris que tu ne me laisserais pasrevoir ces terres,

une voix me l'avait dit qui ressemblait à la tienne,une voix qui était la tienne, car tu ne ressem-

bles qu'à toi-même,et aujourd'hui, je suis comme ce hennissement qui ne

sait pas que tu existes ;

je trouve comique d'avoir tant douté de moi et c'est

de toi que je doute, ô Surfaite,

même quand mon cheval enjambe les os d'un boeuf

proprement blanchis par les vautours et par les

aigles,ou qu'une odeur de bête fraîchement écorchée, en pas-

sant, me tord le nez.

Je fais corps avec la Pampa qui ne connaît pas la

mythologie,avec le désert orgueilleux d'être le désert depuis les

temps les plus abstraits

il ignore les Dieux de l'Olympe qui rythment encore

le vieux monde.

Je m'enfonce dans la plaine qui n'a pas d'histoire et

tend de tous côtés sa peau dure de vache qui

a toujours couché dehors,

Page 464: Antologie de La Poesie 193....

446 POÈTES CONTEMPORAINS

et n'a pour toute végétation que quelques talas, cei-

bos, pitas,

qui ne connaissent le grec ni le latin;

mais savent résister au vent affamé du pôle,

de toute leur vieille ruse barbare

en lui opposant la croupe concentrée de leur branchage

grouillant d'épines et leurs feuilles en coup de

hache.

Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à per-

sonne et se défend de ressembler à ces paysa-

ges manufacturés d'Europe, saignés par les sou-

venirs,à cette nature exténuée et poussive qui n'a plus que

des quintes de lumière,

et, repentante, efface l'hiver ce qu'elle fit pendantl'été.

J'avance sous un soleil qui ne craint pas les intempéries,se servant sans lésiner de ses pots de couleur locale

toute fraîche

pour des ciels de plein vent qui vont d'une fusée jus-

qu'au zénith,et saisissant dans ses rayons, comme au lasso, un gau-

cho monté, tout vif.

Les nuages ne sont pas pour lui des prétextes à une

mélancolie distinguée,mais de rudes amis d'une autre race, ayant d'autres

habitudes, avec lesquels on peut causer,et les orages courts sont de brusques fêtes communesoù ciel, soleil et nuagesy vont de bon coeur et tirent jouissance de leur propre

plaisir et de celui des autres,où la Pampafoule ivre-morte dans la boue polluante où chavirent

les lointains,

Page 465: Antologie de La Poesie 193....

JULES SUPERVIELLE 44>j

jusqu'à l'heure des hirondelles

et des derniers nuages, le dos rond dans le vent du

sud,

quand la terre, sur tout le pourtour de l'horizon bien

accroché,sèche ses flaques, et son bétail et ses oiseauxau ciel retentissant des jurons du soleil qui cherche

à rassembler ses rayons dispersés.

(Débarcadères.)

LA SPHÈRE

Roulé dans tes senteurs, belle terre tourneuse,Je suis emreloppé d'émigrants souvenirs,Et mon coeur délivré des attaches peureusesSe propage, gorgé d'aise et de devenir.

Sous l'émerveillement des sources et des grottesJe me fais un printemps de villes et de monts

Et je passe de l'alouette au goémon,Comme sur une flûte on va de note en note.

J'azure, fluvial, les gazons de mes jours,Je narre le neigeux leurre de la MontagneAux collines venant à mes pieds de velours

Tandis que les hameaux dévalent des campagnes,

Et comme un éclatant abrégé des saisons,

Mon coeur découvre en soi tropiques et banquises

Voyageant d'île en cap et de port en surprise

Il démêle un intime écheveau d'horizons.

(Débarcadères.)

Page 466: Antologie de La Poesie 193....

448 POÈTES CONTEMPORAINS

VIVRE

Pour avoir mis le piedSur le coeur de la nuit

Je suis un homme prisDans les rets étoiles.

J'ignore le repos

Que connaissent les hommes

Et même mon sommeil

Est dévoré de ciel.

Nudité de mes jours,On t'a crucifiée;

Oiseaux de la forêt

Dans l'air tiède, glacés.

Ah! vous tombez des arbres,

(Gravitations.

TIGES

Un peuplier sous les étoiles

Que peut-il.Et l'oiseau dans le peuplier

Rêvant, la tête sous l'exil

Tout proche et lointain de ses ailes,

Que peuvent-ils tous les deux

Dans leur alliance confuse

Dé feuillages et de plumesPour gauchir la destinée.

Page 467: Antologie de La Poesie 193....

JULES SUPERVIELLE _ 44g

Le silence les protègeEt le cercle de l'oubli

Jusqu'au moment où se lèventLe soleil, les souvenirs.

Alors l'oiseau de son bec

Coupe en lui le fil du songeEt l'arbre déroule l'ombre

Qui va le garder tout le jour.

(Gravitations.)

L'ÉMIGRANT

J'entends les pas de mon coeur

Qui me quitte et se dépêche.Si je l'appelle il m'évite

Et veut disparaître au loin.

Où va-t-il si affairé

Sans voir le soir ni l'aurore,Il s'en va si réservé

Que nous serons arrivés

Sans que je comprenne encore.

Qu'il arrive et qu'il s'arrête

Il n'aura plus que la force

De souffler sur sa lumière,

Je ne saurai rien encore

Que laisser passer la mort

Qui doit être la premièreA savoir, et la dernière. .

(le Forçai innocent.)

20

Page 468: Antologie de La Poesie 193....

45û POÈTES CONTEMPORAINS

LE REGRET DE LA TERRE

Un jour, quand nous dirons : « C'était le temps du soleil,

Vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille,Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée,Il savait donner leur couleur aux objets dès qu'il se posait,Il suivait le cheval coureur et s'arrêtait avec lui,C'était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre,Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose,Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs,Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l'air

Et lorsque le pas de l'ami s'avançait nous le savions,Nous ramassions aussibien une fleur qu'un caillou poli,Le temps où nous ne pouvions attraper la fumée...Ah! c'est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant.

FIGURES

Je bats comme des cartes

Malgré moi des visages,Et, tous, ils me sont chers.

Parfois l'un tombe à terreEt j'ai beau le chercherLa carte a disparu.Je n'en sais rien de plus.C'était un beau visagePourtant, que j'aimais bien.Je bats les autres cartes.

L'inquiet de ma chambre,Je veux dire mon coeur,Continue à brûler

Mais non pour cette carte,Qu'une autre a remplacée :

Page 469: Antologie de La Poesie 193....

JULES SUPERVIELLE 45i

C'est un nouveau visage,Le jeu reste completMais toujours mutilé.

C'est tout ce que je sais,Nul n'en sait davantage.

SOLITUDE

Homme égaré dans les siècles,Ne trouveras-tu jamais un contemporain?Et celui-là qui s'avance derrière de hauts cactusIl n'a pas l'âge de ton sang qui dévale de ses montagnes,Il ne connaît pas les rivières où se trempe ton regardEt comment savoir le chiffre de sa tête receleuse?Ah! tu aurais tant aimé les hommes de ton époqueEt tenir dans tes bras un enfant rieur de ce temps4à!Mais sur ce versant de l'EspaceTous les visages t'échappent comme l'eau et le sable.

Tu ignores ce que connaissent même les insectes, les

gouttes d'eau,

Ils trouvent incontinent à qui parler ou murmurer,Mais à défaut d'un visageLes étoiles comprennent ta langueEt d'instant en instant, familières des distances,

Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles,Il suffit de prêter l'oreille lorsque se ferment les yeux.Oh! je sais, je sais bien que tu aurais préféréÊtre compris par le jour que l'on nomme aujourd'huiA cause de sa franchise et de son air ressemblant

Et par ceux-là qui se disent sur la Terre tes semblables

Parce qu'ils n'ont pour s'exprimer du fond de leurs

années-lumière

Que le scintillement d'un coeur

Obscur pour les autres hommes.

Page 470: Antologie de La Poesie 193....

452 POETES CONTEMPORAINS

UN POETE

Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même

Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant.

Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes

Sont-ils sûrs d'en sortir même pour un moment?

J'entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,

Pêle-mêle, les passagers et les marins,

Et j'éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,

Je me fais des amis des grandes profondeurs.

MATIN

Quand le paquebot Terre, un à un ses hublots

S'ouvrant, livre passage aux oiseaux familiers,

Ces bras blancs qui saluent le jour comme leur frère,Nous croyons voir entrer le meilleur de nous-mêmes

Avec les premiers pas du soleil réveillé.

Est-ce là devant nous les arbres du printempsOu bien la vague haute et chercheuse d'écume?

Il est encor trop tôt pour comprendre et savoir,Le regard est grevé d'un peu d'obscurité.

Contentons-nous d'être un vivant un jour de plus,D'entendre en nous ce coeur qui ne s'est pas couchéEt peine nuit et jour dans d'égales ténèbres

Pour préparer un peu de ce qu'il croit bonheur.Et nous le laisserons croire parce qu'il faut

Que le mensonge aussi soit au fond de nous-mêmesPendant que le soleil feint de monter au cielEt toujours nous attrape avec sa même ruse.

(Les Amis inconnus.)

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JULES SUPERVIELLE 453

L'ARBRE

Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,C'est devenu du bois.

Il y avait une grande politesse de paroles,C'est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.Il y avait de jolis habits autour d'un coeur d'amoureuseOu d'amoureux, oui, quel était le sexe?

C'est devenu du bois sans intentions apparentesEt si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre

Elle reste muette

Du moins pour les oreilles humaines,Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances

Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petitefourmi.

Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans

tous les sens,

Tout en restant immobile!

Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,

Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand

que nature

Parmi les autres oiseaux

Mais lui ne fait pas'attention.Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,

Et regarder, pour mieux se taire,

Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,

Il faut savoir être tout entier dans une feuille

Et la voir qui s'envole.

(Les Amis inconnus.)

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454 POÈTES CONTEMPORAINS

LE TEMPS D'UN PEU

Que voulez-vous que je fasse du monde

Puisque si tôt il m'en faudra partir.

Le temps d'un peu saluer à la ronde,

De regarder ce qui reste à finir,

Le temps de voir entrer une ou deux femmes

Et leur jeunesse où nous ne serons pas

Et c'est déjà l'affaire de nos âmes.

Le corps sera mort de son embarras.

(Les Amis inconnus.)

NOCTURNE

« Beau monstre de la nuit, palpitant de ténèbres,

Vous montrez un museau humide d'outre-ciel,

Vous approchez de moi, vous me tendez la patteEt vous la retirez comme pris d'un soupçon.Pourtant je suis l'ami de vos gestes obscurs.

Mes yeux touchent le fond de vos sourdes fourrures.

Ne verrez-vous en moi un frère ténébreux

Dans ce monde où je suis bourgeois de l'autre monde

Gardant par devers moi ma plus claire chanson?

Allez, je sais aussi les affres du silence

Avec mon coeur hâtif, usé de patience,

Qui frappe sans réponse aux portes de la mort.— Tu mens, la mort répond par des intermittences

A ton coeur effrayé qui cogne à la cloison

Et tu n'es que d'un monde où l'on craint de mourir. »

Et, les yeux dans les yeux, à petits reculons,Le monstre s'éloigna dans l'ombre téméraire

Et tout le ciel, comme à l'ordinaire, s'étoila.

(Inédit en librairie.)

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NOËL RUET

né à Seraing-sur-Meuse (Province de Liège, Belgique) en 1898.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Le Printemps du Poète (1919). — Le Rosaire d'amour (1920). —

Le Beau Pays (ig20). — L'Urne penchée (1921). — L'Ombre et

le Soleil (Editions de la Revue Sincère, Bruxelles, ig23). — Le

Musicien du coeur (id., 1924). — Muses, mon beau souci (id.,

1926). — L'Azur et la Flamme (L'Ermitage, Paris, ig28). —

Musique de chambre (Éditions des Iles de Lérins, Nice, ig3o). —

Cercle magique (Edit. de la Vigie, Liège, ig32). — L'Anneau de

Feu (Édit. de la Grive, Mézières, ig3/|).

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ACCALMIE

Comme un long lévrier s'étire sur le sol,L'ombre s'allonge auprès de nous et, sous la vigne,Les moucherons ont clairsemé leur frêle vol :La lune immense a le lourd glissement d'un cygne.

Les vieux pommiers sont noirs sur l'écran net du ciel :Rameaux tors et nerveux sur le fond d'une eau-forte;La ruche ralentit ses doux rouets de miel ;On entend une à une se fermer les portes.

Le soir est à côté de toi. Ne bouge pas;Tu pourrais l'éloigner, si tu faisais un pas.Il me semble que le jardin monte vers nous.

L'air devient peu à peu plus odorant et doux.

Restons silencieux. Que la bonne fatigueNous engourdisse et calme les fièvres du jour.Tu peux fermer tes yeux couleur de fraîche figue :

Sur toi, je veille avec la lune, mon amour.

(Muscs, mon beau souci.)

DELPHINE

Ton visage enfantin, ton corps mince, Delphine,

Que la robe ajourée et laineuse dessine,

Le feu vert de tes yeux, ton rire aigu, la pose

De ta main sur l'ombrelle courte en bois de rose,

Le soleil qui sourit dans la jeune feuillée,

Les grappes de liras que l'averse a mouillées,

Ta grâce, la beauté du ciel et de la terre

Au coeur le plus aride et le plus solitaire

Page 476: Antologie de La Poesie 193....

458 POÈTES CONTEMPORAINS

Donneraient, ce matin, l'appétit du bonheur

_Et lui feraient aimer, en sa feinte pudeur,

L'incomparable éclat de ton adolescence

Et, s'unissant à lui, le printemps qui commence.

(Muses, mon beau souci.)

POÈME A L'ENFANT

Mon enfant, vous riez près des roses de braise

Et le vent embaumant l'herbe humide et la fraise,

Glisse dans vos cheveux aussi soyeux que lui.

Au ciel et dans vos yeux transparents l'azur luit.

L'ombre d'un groseiller, rose, à la mousseline

De votre robe et sur vos bras légers dessine

Des feuillages mouvants que brode par moments

D'un insecte d'argent ou d'or le glissement.Parmi les fleurs et la verdure et la lumière,Vous êtes, simple et fraîche, une rose trémière.

Vous vivez... L'herbe molle est pour vous une soeur,Pour vos sommeils elle se creuse et sa douceur

Est le vert oreiller où le vol de vos rêves

S'épanouit, lorsque l'après-midi s'achève...

Soyez heureuse, ô mon enfant^ le jour se noue

Au jour qu'il a suivi. Si le soleil qui joueSur les sentiers et sur vos mains, revient sans cesseAvec chaque matin, aussi fervent et clair,Hélas! vous sentirez plus tard dans votre chairLa dent du doute et dans votre âme la tristesse

Submergera, brume implacable, la clarté

Qui dorait votre vie en votre jeune été,J'ai peur pour vous, ô mon enfant, devant la vieEt pour que vous gardiez, innocente et ravie,

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NOËL RUET /,5g

Cette âme immaculée et ce coeur virginal,Je voudrais arrêter le glissement égalDe chaque menu grain au sablier du temps...Parfumez votre doigt à la menthe qu'il froisse,Serrez sur votre coeur le matin éclatant.

Qu'importe si mon front est ombré par l'angoisse,Puisque vous ignorez que passe tout printemps...

CINQ HEURES DU MATIN

La rue est vide et le ciel frais

Et le soleil blanc apparaîtSur les ardoises de l'église.

Aux deux arches du pont le fleuve se divise;Le bruit de l'eau berce le silence et la brunie

Est un épars duvet de plumes

Que le vent pur emporte, rassemble et disperse.Le ciel de citron vert se teint. Un rayon perceLe feuillage du marronnier et trois moineaux

R.oulent dans la poussière avec des cris pointusPour happer le même fétu.

Quelques toits fument à présent. L'heure sonne au

Clocher. Tout l'air s'illumine et bourdonne.

Mais il ne passe encor personne.Et seul j'écoute l'eau chanter. Seul je découvre

Le soleil qui monte plus vite

Au ciel blanc qui frissonne et s'ouvre

Comme une immense marguerite.Et je cueille au haut d'une grilleUn rameau tout chargé de rosée et qui brille.

J'éclabousse mes mains pour le mieux respirer,

Et dans le calme et dans le frais silence,

J'entends soudain mon coeur pleurer,Mon coeur d'enfance...

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46o POÈTES CONTEMPORAINS

RAPPEL

Elle revient ta fidèle amertume,

Par ce matin de pluie glacée et drue,

Par ce ciel lourd de craie et de bitume

Et par ce vent qui bouscule la rue.

Jette une bûche, ami. Ferme les yeux,

Appelle à toi le rêve ingénieux.

Demande-lui dans un bar de Martigues,

Cette enfant brune aux yeux couleur de figues

Et dans l'azur grésillant de Marseille,

Le vaisseau rouge et noir qui pour l'Inde appareille.

Demande-lui ce soir de Villefranche,

Criblé des feux des vers luisants

Et tes amis devant la nappe blanche,

Souriant à leurs jeunes ans.

Demande-lui le silence de Pise

Et l'Arno vert entre les pierres grisesEt sur les marbres ajourés du Baptistère,Les cris des martinets et leurs ombres légères.

Demande-lui sur R.ome et ses mille fontaines,Un ciel de nuit obscur et bleu

Et flottant aux chignons bas des NapolitainesLes châles, papillons de feu.

Mais peut-être il suffit à ton coeur incertain,Dans un village de chez nous, un doux matin,D'une femme froissant une branche do sauleEt dont les cheveux clairs inondent les épaules

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NOËL RUET /(6l

PETIT POÈME

Que viens-tu parler d'Italie,De son ciel haut et subtil?Vois donc l'azur de Wallonie

Par cet avril !

Trouverais-tu mieux à Florence

Que ce bouleau qui se balanceEt dont est pur le dessin

Comme le contour d'un sein?

Ami, crois-moi, dans ce villageAux seuils gris veinés de bleu,Je n'imagine aucun rivage

Plus lumineux...

(L'Azur et la Flamme.

QUARANTE ANS

Mes pas seront bientôt à la pointe du mont.

D'un seul regard je pourrai voir les deux versants.

Ma jeunesse, vous inclinez déjà le front.

Votre fougue n'est plus un chevreau bondissant.

J'ai gardé la ferveur et la beauté de vivre.

Les arbres et les fleurs, les bois et les prairies,Mon esprit les découvre encor et je m'enivre

A lier aux clartés des mots, mes rêveries.

Mais trop de souvenirs, hélas! pèsent sur moi.

L'enfance m'a fermé ses mondes merveilleux.

Il ne me suffit plus du visage des mois

Pour cacher la souffrance et la haine à mes yeux.

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462 POÈTES CONTEMPORAINS

Je ne vous laisse pas, rythmes de ma jeunesse,

Chants éblouis, tressés de feuilles et do roses.

Mais l'appel de mes morts me pénètre et m'oppresse.

Ma chanson est souvent plus grave que les choses,

Je descends chaque jour dans le secret domaine

Où le temps implacable a fait une trouée

Et j'en reviens le front alourdi, l'âme pleineDe vanités et de laideurs inavouées.

Bel art des mots et des cadences! Vers fervents,

Vous avez éveillé mille échos loin de vous.

Le rêve des matins vous gonflait et les vents

Vous soulevaient, d'un mouvement vivace ou doux.

Le long frisson qui court dans mes veines, je doute

Qu'il suscite à présent l'ancienne magie.Je me retire avec mes fantômes, j'écouteLe murmure du sang dans ma plaie élargie.

O Jeunesse, jours clairs, nuits blanches de rosée,

Givre de février, ombelles des vergers,.Courses vives des eaux sous les herbes croisées,

Je n'ai plus devant vous l'oeil simple du berger.

Mais je veille et plus près des seuls êlres que j'aime,

J'entends, quand l'ineffable habite ma maison,Une plainte qui vient de plus loin que moi-même

Et qui souffle sur moi sa froide passion.

Disperse mes bouquets d'étoiles, solitude.

Verse-moi ton vin noir, féconde inquiétude.Je ne refuse point l'orage et le combat.

Sous sa gangue, cristal brûlant et dur, il bat

Toujours le coeur de mon enfance

Et c'est lui qui rougit l'automne qui commence.

(Inédit.)

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MARIE NOËL

née à Auxerre (Yonne) en 1883.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Chansons et les Heures (Sansot, Paris, 1920.— Crès, 1928. —

Stock, ig35). — Les Chants de la Merci. — Le Rosaire des Joies

(Crès, ig3o. — Stock, Paris, 1937).

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CHANSON :

Quand il est entré dans mon logis clos,J'ourlais un drap lourd près de la fenêtre,L'hiver dans les doigts,' l'ombre sur le dos...

Sais-je depuis quand j'étais là sans être?

Et je cousais, je cousais, je cousais...— Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?

Il m'a demandé des outils à nous.

Mes pieds ont couru, si vifs dans, la salle,

Qu'ils semblaient, — si gais, si légers, si doux,Deux petits oiseaux caressant la dalle.

De-ci, de-là, j'allais, j'allais, j'allais...— Mon coeur, qu'est-ce que tu voulais?

Il m'a demandé du beurre, du pain,— Ma main en l'ouvrant caressait la huche —

Du cidre nouveau, j'allais, et ma main

Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais...

— Mon coeur, qu'est-ce que tu cherchais?

Il m'a fait sur tout trente-six pourquois.

J'ai parlé de tout, des poules, des chèvres,

Du froid et du chaud, des gens, et ma voix

En sortant do moi caressait mes lèvres...

Et je causais, je causais, je causais.,.

— Mon coeur, qu'est-ce que tu disais?30

Page 484: Antologie de La Poesie 193....

466 POÈTES CONTEMPORAINS

Quand il est parti, pour finir l'ourlet

Que j'avais laissé, je me suis assise...

L'aiguille chantait,, l'aiguille volait,

Mes doigts caressaient notre toile bise...

Et je cousais, je cousais, je cousais... ;— Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?

(Les Chansons et les Ileuies.)

ATTENTE'

J'ai vécu sans le savoir,Comme l'herbe pousse...

Le matin, le jour, le soir

Tournaient sur la mousse.

Les ans ont fui sous mes yeuxComme à tire-d'ailes

'.

D'un bout à l'autre des cieux

Fuient les hirondelles...

Mais voici que j'ai soudainUne fleur éclose.

J'ai peur des doigts qui demain

Cueilleront ma rose,

Demain, demain, quand l'AmourAu brusque visage

S'abattra comme un vautour

Sur mon coeur sauvage,..

Quand mes veines l'entendrontSur la route gaie,

Je me cacherai le front

Derrière une haie

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MARIE NOËL 467

Quand mes cheveux sentiront

Accourir sa fièvre,Je fuirai d'un saut plus prompt

Que le bond d'un lièvre.

Quand ses prunelles, ô dieux,

Surprendront mon âme,Je fuirai, fermant ses yeux,

Sans voir feu ni flamme.

Quand me suivront ses aveux

Comme des abeilles,Je fuirai, de mes cheveux

Cachant mes oreilles.

Quand m'atteindra son baiser,

Plus qu'à demi-morte,

J'irai sans me reposer

N'importe où, n'importe

Où s'ouvriront des chemins

Béants au passage,

Éperdue et de mes mains

Couvrant mon visage; .

Et, quand d'un geste vainqueur,Toute il m'aura prise,

Me débattant sur son coeur,

Farouche, insoumise,

Je ferai, dans mon effroi .. .

D'une heure nouvelle.

D'un obscur je ne sais quoi,

Je ferai, rebelle,

Page 486: Antologie de La Poesie 193....

468. POÈTES CONTEMPORAINS

Quand il croira me tenir

A lui tout entière,

Pour retarder l'avenir,

Vingt pas en arrière!...

S'il allait ne pas venir!..

A LAUDES .

Seigneur, soyez béni pour le soleil! SoyezBéni pour le matin qui rit dans les foins roses,

Pour les petits chemins sonores et mouillés,

Pour le bruit qui s'éveille autour des maisons closes ;

Seigneur, soyez béni pour tout, par toutes choses.

L'aube a touché mes cils et je me suis levé;

J'ai trempé mon coeur lourd dans la brume divine,

J'ai bu dans la fontaine et je m'y suis lavé;J'ai parfumé mes doigts aux buissons d'aubépine...Les longs troupeaux sonnants vont en file argentine.

Tinte clair! Tinte gai! Sonne le beau matin!

Je m'en vais dire une grand'messe en la campagne.Un coquelicot neuf sera mon sacristain,L'enfant de choeur mal défripé qui m'accompagne,Et j'aurai pour calice un lis de la montagne.

Mes chers frères, offrez vos oeuvres au Bon Dieu!Toi l'abeille, ton miel, toi le buisson, tes baies,Toi ruisselet, tes eaux, toi chèvre, ton lait bleu,Toi brebis, ta toison qui fait l'aumône aux haies,Toi mauve, ton sommeil pour endormir les plaies.

Et vous les fainéants, cigales, papillons,Oisillons qui musez sans même chercher proie,

Page 487: Antologie de La Poesie 193....

MARIE NOËL /,6g

Et moi-même, pécheurs qui nous éparpillonsEn tirelis, nous, bons à rien que nul n'emploie,Offrons notre chanson légère et notre joie.

Puis, dès la messe dite, au bois je m'en iraiChercher Dieu po ur qu'il sème en ce coeur sans ressources,Et, si j'ai les yeux purs, au bois je trouverai,Gardant son Agneau blanc, attentive à mes courses,Notre Dame Marie assise au bord des sources.

PETITE CHANSON

Mon bien-aimé descend la colline fleurie

De blé noir,Très lentement par les champs pâles... C'est le soir.

Voilà mon bien-aimé!... —Suis-je bien aguerrie,

Ma raison? —

Oui, le voilà qui passe auprès de ma maison.

Ne me regarde pas, bien-aimé, je t'en prie,Si jamais

Ton regard n'était pas assez doux, j'en mourrais!

Ne me dis rien, tais-toi, bien-aimé, je t'en prie,

Si jamais

Ton accent n'était pas'assez doux, j'en mourrais!

Mon bien-aimé passa voilé de rêverie,

L'âme ailleurs,

Sans me rien dire hélas! sans mé voir et j'en meurs.

(Les Chansons et les Heures.)

Page 488: Antologie de La Poesie 193....

47O POÈTES CONTEMPORAINS

CHANDELEUR

Les gens et leur destin

S'en vont tenant un ciergv,Les gens et leur destin,

Dans le petit matin

S'en vont menant dehors

La flamme dans la cire,

S'en vont menant dehors

Leur âme dans leur corps.

Les gens du genre humain,— Où commence la route? -

Les gens du genre humain

Tournent sur le chemin.

Tournent autour de Dieu,Leur chandelle allumée,

Tournent autour de Dieu

Qui regarde au milieu.

La mère va devant

Avec son sacrifice,La mère va devant

Qui présente l'enfant.

Elle apporte le fruit

De sa chair matinale,Elle apporte le fruitDe sa douleur de nuit.

Page 489: Antologie de La Poesie 193....

MARIE NOËL \-

Le père a dans la mainLe poids dé son offrande,

'

Le père a dans.la mainLe prix d'un peu. de pain.

La vieille qui n'a rien .:'..

Que le petit des autres,- -

La vieille qui n'a rien,Le leur prend et le tient.

Le vieux las et branlant

Dont le pas s'ensommeille,Le vieux las et branlant

L'accompagne en tremblant,

A Dieu qui lie peut pasSans l'homme faire 'd'homme,A Dieu qui ne peut pas,Ils portent dans leurs bras

Le sang qu'ils ont donné,

L'oeuvre do leur poussière,Le sang qu'ils ont donné,

Le fils qui leur est né.

Portent l'enfant en fleur

Qui sera courte joie,Portent l'enfant en fleur

Qui sera grand'douleur,

L'enfant qu'il faut nourrir

Pour le conduire vivre,

L'enfant qu'il faut nourrir

Pour le mener mourir,,.

Page 490: Antologie de La Poesie 193....

4 72 POÈTES CONTEMPORAINS

Les gens sur le chemin,— Le jour y voit à peine,

Les gens sur le chemin

Tournent, le cierge en main,

Et lentement s'en vont

A Dieu — la flamme tremble, —

Et lentement s'en vont

A Dieu. La cire fond. ,

Ils passent devant Lui,— Un cierge, puis un cierge,

Ils passent devant Lui

Tout le long d'aujourd'hui.

Et Dieu, prêtre éternel

De la cérémonie,Et Dieu, prêtre éternel

Qui descend de l'autel,

Leur reprenant des mains

La flamme avec la cire,Leur reprenant des mains

Leurs cierges pour demain,

Dieu, dans le faible jour,Par le vent de sa bouche,

Dieu, dans le faible jour,Les éteint tour à tour...

Et nul ne sait plus où,

Quand Dieu les à soufflées,Et nul ne sait plus où

Les âmes sont allées.

(Le Rosaire des Joies.

Page 491: Antologie de La Poesie 193....

PAUL ELUARD

né à Saint-Denis (Seine) en 1895.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Animaux et leurs Hommes (Au Sans Pareil, Paris, ig2o). *—Les Nécessités de la Vie et lès Conséquences des Rêves (id., 1921)^-^Capitale de la, douleur (Nouvelle Revue Française, Paris, 1926). —-

Les Dessoxis d'une vie ou la Pyramide humaine (Cahiers, du Sud,1926). — L'Amour la poésie (Nouvelle Revue Française, 192g).— L'Immaculée Conception (en collaboration avec André Breton)(Editions Surréalistes, ig3o). — La vie immédiate (Denoël, Paris,ig32). — La Rose publique (N. R. F., ig3<4). —*-Les Yeux fertiles(Éditions G. L. M., Paris, ig36).

— Les Mains libres, en collabo-

ration avec Man Ray (Édit. Jeanne Bûcher, Paris, 1937).

Page 492: Antologie de La Poesie 193....
Page 493: Antologie de La Poesie 193....

L'AMOUREUSE

Elle est debout sur mes paupièresEt ses cheveux sont dans les miens,Elle a la forme de mes mains,Elle a la couleur de mes yeux,Elle s'engloutit dans mon ombre

Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts

Et ne me laisse pas dormir.

Ses rêves en pleine lumière

Font s'évaporer les soleils,Me font rire, pleurer et rire,Parler sans avoir rien à dire.

ABSENCES

Je sors au bras des ombres,

Je suis au bas des ombres,

Seul..

La pitié est plus haut et peut bien y rester,

La vertu se fait l'aumône de ses seins

Et la grâce s'est prise dans les filets de ses paupières.

Elle est plus belle que les figures des gradins,

Elle est plus dure,

Elle est en bas avec les pierres et les ombres.

Je l'ai rejointe.

Page 494: Antologie de La Poesie 193....

4y6 POÈTES CONTEMPORAINS

C'est ici que la clarté livre sa dernière bataille.

Si je m'endors, c'est pour ne plus rêver.

Quelles seront alors les armes de mon triomphe?

Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,

O jardin de mes yeux!

Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,

Des fleurs dans la nuit,

Une fenêtre de feuillageS'ouvre soudain dans son visage.Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage?

Une femme est plus belle que le monde où je vis

Et je ferme les yeux.Je soi-s au bras des ombres,

Je suis au bas des ombres.

Et des ombres m'attendent.

LEURS YEUX TOUJOURS PURS

Jours de lenteur, jours de pluie,Jours de miroirs brisés et d'aiguilles perdues,Jours de paupières closes à l'horizon des mers,D'heures toutes semblables, jours de captivité,

Mon esprit qui brillait encore sur les feuilles

Et les fleurs, mon esprit est nu comme l'amour,L'aurore qu'il oublie lui fait baisser la tête

Et contempler son corps obéissant et vain.

Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde,Dieux d'argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains,De véritables dieux, des oiseaux dans la terre

Et dans l'eau, je les ai vus.

Page 495: Antologie de La Poesie 193....

PAUL ELUARD 477

Leurs ailes sont les miennes, rien n'existe

Que leur vol qui secoue ma misère,Leur vol d'étoile et de lumière

Leur vol de terre, leur vol de pierreSur les flots de leurs ailes,

Ma pensée soutenue par la vie et la mort.

(Capitale de la douleur.)

L'AMOUR LA POÉSIE

Mon amour pour avoir figuré mes désirs

Mis tes lèvres au ciel de tes mots comme un astre

Tes baisers dans la nuit vivante

Et le sillage de tes bras autour de moi

Comme une flamme en signe de conquêteMes rêves sont au monde

Clairs et spirituels.

Et quand tu n'es pas là

Je rêve que je dors je rêve que je rêve.

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin

Ciel dont j'ai dépassé la nuit

Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes

Dans leur double horizon inerte indifférent

Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin

Je te cherche par delà l'attente

Par delà moi-même

Et je ne sais plus tant je t'aime

Lequel de nous deux est absent.

Page 496: Antologie de La Poesie 193....

W POETES CONTEMPORAINS

J'ai fermé les yeux pour ne plus rien voir

J'ai fermé les yeux pour pleurerDe ne plus te voir.

Où sont tes mains et Tes mains des caresses

Où sont tes yeux les "quatre volontés du jour

Toi tout à perdre tu n'es plus là

-Pour éblouir la mémoire des nuits.

Tout à perdre je me vois vivre.

En l'honneur des muets des aveugles des sourds

A la grande pierre noire sur les épaulesLes disparitions du monde sans mystère.

Mais aussipour les autres àl'appel des choses par leur nom

La brûlure de toutes les métamorphosesLa chaîne entière des aurores dans la tête

Tous les cris qui s'acharnent à briser les mots

Et qui creusent la bouche et qui creusent les yeuxOù les couleurs furieuses défont les brumes de l'attente

Dressent l'amour contre la vie les morts en rêvent

Les bas-vivants partagent les autres sont esclaves

De l'amour comme on peut l'être de la liberté.

(L'Amour la poésie.)

DE TOUT CE QUE J'AI DIT

De tout ce que j'ai dit de moi que reste-t-ilJ'ai conservé de faux trésors dans, des armoires videsUn navire inutile joint mon enfance à mon ennuiMes jeux à la fatigue

Page 497: Antologie de La Poesie 193....

PAUL ELUARD 4-g

Un départ à mes chimères

La tempête à l'arceau des nuits où je suis seulUne île sans animaux aux animaux que j'aimeUne femme abandonnée à la femme toujours nouvelleEn veine de beauté

La seule femme réelle

Ici ailleurs

Donnant des rêves aux absents

Sa main tendue vers moi

Se reflète dans la mienne

Je dis bonjour en souriant'

On ne pense pas à l'ignoranceEt l'ignorance règneOui j'ai tout espéréEt j'ai désespéré de tout

De la vie de l'amour de l'oubli du sommeil

Des forces des faiblesses

Omne me connaît plusMon nom mon ombre sont des loups.

(La Rose publique.)

LES YEUX FERTILES

On ne peut me connaître

Mieux que tu me connais

Tes yeux dans lesquels nous dormons

Tous les deux

Ont fait à mes lumières d'homme

Un sort meilleur qu'aux nuits du monde

Tes yeux dans lesquels je voyage

Ont donné aux gestes des routes

Un sens détaché de la terre

Page 498: Antologie de La Poesie 193....

4So POÈTES CONTEMPORAINS

Dans tes yeux ceux qui nous révèlent

Notre solitude infinie

Ne sont plus ce qu'ils: croyaient être

On ne peut te connaître

Mieux que je te connais.

TU TE LEVES...

Tu te lèves l'eau se déplieTu te couches l'eau s'épanouit

Tu es l'eau détournée de ses abîmes

Tu es la terre qui prend racine

Et sur laquelle tout s'établit

Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits

Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-

en-ciel

Tu es partout tu abolis toutes les routes

Tu sacrifies le tempsA l'éternelle jeunesse de la flamme exacte

Qui voile la nature en là reproduisant

Femme tu mets au monde un corps toujours pareilLe tien

Tu es la ressemblance.

(Les Yeux- fertiles.)

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PHILIPPE CHABANEIX

né en rade d'Albany (Australie) en 1898-

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Les Tendres Amies (Librairie des Lettres, ig22).— Le Bouquet.d'Ophélie (Le Divan, ig2g), recueil de tous les poèmes publiésantérieurement chez divers éditeurs. — A l'Amour et à l'Amitié

(Mourlot, 1929). — Méditerranée (La Rose des Vents, ig3i). —

Dix Romances (La Chapelle des Moulins, ig3i). — Comme le Feu

(Le Trident, ig35).— Flèche parmi les ombres (Le Balcon, ig36).

— D'un coeur sombre et secret (Le Pigeonnier, ig36).

.31

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PRINTANIERE

Elle avait à ses doigts une rose. La pluieBattait les vitres des villas

Et sur nos jeunes fronts pleins de mélancolieBrillait la neige des lilas.

O charme printanier, ô tristesse pensive,O brise fraîche du matin;

Au-dessus de l'amour flottant à la dérive

Notre coeur suivait son destin.

Sa bouche, ses grands yeux et ses boucles châtaines,

Tout,poussait chez elle au baiser...

Souvenirs, souvenirs vous êtes des fontaines

Que le temps ne peut épuiser!

LE FLEUVE

Au printemps, savais-tu, quand sur les bords du fleuve

Ta bouche à mon désir tu ne refusais point,

Que, de sa flamme antique et pourtant toujours neuve,

L'amour me brûlerait à ce suprême point?

Maintenant c'est l'automne et te voilà partie,

Chaque feuille qui tombe est soeur de notre sort,

Mais amants de la rose et non pas de l'ortie

Va! sourions quand même en attendant la mort!

Page 502: Antologie de La Poesie 193....

/i8/| POÈTES CONTEMPORAINS

PARIS

C'est toi. Tes grands j'eux noirs sont les mêmes et ton

Sourire éclos devant cet hôtel en béton

Armé garde la grâce adorable des roses

Au mois de mai. C'est toi. Je me penche. Tu oses

Crier pour un baiser que tu cherchais ; et nous

Nous querellons encor genoux contre genoux,

Sans penser que souvent l'amour, oiseau frivole,

Se pose à peine, ouvre ses ailes et s'envole.

GUIRLANDE

Nous écoutions gémir la même tourterelle

Tandis que le soleil descendait sur les blés.

Une verte guirlande et l'azur derrière elle.

Rappelle-toi, Gaby, nos deux souffles mêlés.

ELEGIE POUR HELENE

Les colombes neigeaient sur les toils. Les allées-'Etaient pleines d'essors de robes envolées.L'élan clair des jets d'eau jaillissait des bassins,Hélène, et le désir faisait battre tes seinsDe vierge sous l'azur de ton joli corsage.Maintenant c'est encor le même paysage,Il y a, comme avant, des oiseaux dans le parcEL des fleurs; mais l'Amour brandit ailleurs son arc.

Page 503: Antologie de La Poesie 193....

PHILIPPE CHABANEIX /,85

AU SON DU COR

Qui sonne du*cor dans les boisOù feuille à feuille meurt l'automne,Et pourquoi donc ta chère voix

A-t-elle un son si monotone?

Ne soyons pas sentimentaux

Et n'ayons pas de vague-à-1'âme ;

Que ton coeur percé de couteaux

Soit le symbole de ma flamme !

Adieu. Te reverrai-je encor?

Triste chanson sur un vieux thème.

Dans les bois qui sonne du cor?

Si tu savais comme je t'aime...

RENOUVEAU

Après l'orage l'accalmie

Et les instants les plus dorés.

Le nom de soeur, le nom d'amie

A ton oreille murmurés..

Dans le ciel bleu deux hirondelles

Et deux lilas dans le jardin.

Nos coeurs vont-ils être fidèles

Au renouveau de leur destin?

Page 504: Antologie de La Poesie 193....

/,86 POÈTES CONTEMPORAINS

SIXAIN

Toi qui mets dans mon âme une douceur pareille-

Au parfum que la rose en flamme offre à l'abeille,

Ombre mystérieuse et clarté fugitive,Toi dont le charme, enfin, rayonne et me captive,

Parmi tant d'autres fleurs je t'ai seule choisie

Comme source d'azur et ciel de poésie.

LA ROSE

Pas un hommage qui la touche

Et toujours le même dédain...

R.ose pâle comme sa bouche

S'ouvre une rose en quel jardin?

N'est-ce ma peine et son mystère ?

N'est-ce la fleur de mon souci?

Mon coeur frissonne solitaire,Et cette rose tremble aussi.

ELEGIE

Où donc est ce printemps fané comme une automne,Où donc est cet avril avec ses blancs liras,Et toi, ma triste soeur, toi qui n'aimes personne,A qui donc sourient-ils, aujourd'hui, tes yeux las?

Où donc est ce printemps fané comme une automne,Sur quel sable doré s'inscrivent tes doux pas,Et, rose d'un tourment que l'espoir abandonne,Où donc est mon amour si ce n'est clans tes bras?

[La Bouquet d'Ophélie.)

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PHILIPPE ÇHABANEIX ^87

COMME. LE FEU

Puisque de ton sommeil cette aurore est l'amie,Ne te réveille pas, rêve encore un moment.Dans tes songes si purs de Diane endormieVa se glisser peut-être un suave tourment.

Tu vogues, et tu dois avancer vers une île

Où toute palme invite à de secrets plaisirs.Mais non ! Loin de l'amour tu reposes tranquilleComme une vierge aux yeux fermés sur ses désirs.

Je songe à des oiseaux venus d'Qcéanie,A la rose des soirs s'effeuillant sur les flots,A des peines de coeur, à des nuits d'insomnie,À de troubles désirs, à d'étranges sanglots,

Je songe à tes regards et je songe à l'étoile

Où ta flamme s'inscrit dans son aspect futur.

Un navire vers toi met encore à la voile,

Et déjà, bien-aimée,~ il rencontre l'azur.

Le soleil a quitté les jardins et les plages

Où mouraient en naissant de frivoles amours.

C'est de nouveau la pluie aux rousseurs des feuillages

Et de nouveau le vent triste sur les faubourgs.

Mais qu'importent le vent et la pluie et l'automne

Et tant de souvenirs dans un rêve liés !

Il suffit que ton âme à demi s'abandonne

Pour que tous mes soucis vite soient oubliés.

Page 506: Antologie de La Poesie 193....

/,88 POÈTES CONTEMPORAINS

Ces beaux jours ne sont pas trop loin de nous enfuis

Où tu t'abandonnais sans le vouloir peut-êtreA cet amour glissant vers de secrètes nuits

Dont t'accompagne encor l'odeur folle et champêtre.

Ces beaux jours, entends-les déjà nous revenir

Avec leurs chants d'oiseaux et leurs bruits de fontaines,Et laisse de nouveau sur nos lèvres s'unir

Nos âmes aujourd'hui moins qu'hier incertaines.

(Comme le feu.)

AMOUR

Mon lys ardent des nuits d'ivresse,Mon soleil noir des jours heureux,Ma radieuse enchanteresse,Ma sombre amante au coeur fiévreux,

Toi qui pour moi n'as point d'égale,Tu le sais bien qu'à ton côtéToute brune paraît banaleEt toute blonde est sans clarté,

Tu le sais bien, toi que j'appelleDu fond des rêves nés au tempsDe notre enfance triste et belle,Tu le sais bien, toi qui m'attends.

(Inédit.]

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YVES-GÉRARD LE DANTEC

né à Ajaccio (Corse) en 1898.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

L'Or des Souvenirs (Éditions « Les Gémeaux », Paris, 1922). —

Ouranos (Édit. du Feu, ig3o; seconde version augmentée de

plusieurs poèmes, aux Cahiers de la Quinzaine, Paris, ig33).—

L'Aube exallée (Cahiers de la Quinzaine, jg3a).

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Page 509: Antologie de La Poesie 193....

L'AUBE EXALTÉE

La vie est douce ; elle a des roses à la bouche ;Elle sourit comme une vierge au mois de mai;Tout le soleil scintille en son oeil enflammé;Des fleurs naissent sur les gazons que son pied touche.

La vie est belle : un rêve en sa chair est éclos,Un rêve qui n'est plus un rêve, un voeu sans tache ;La rosée qui des corolles se détache

Se fait perle; la source oublie ses sanglots.

La vie est pure ; on rit à la vivre d'un rire

Frais comme l'aube où des choeurs d'anges ont flotté;

Elle est toute prière ; elle est toute bonté ;

Tout le grand ciel de Dieu dans son oeil clair se mire.

La vie est sainte. Je lui donne mon amour

Comme une gerbe.— Et je vous, offre ces ivresses,

Seigneur, à mon réveil, lorsque vers vous se dressent

Mes bras hors de la nuit émergeant vers le jour!

Je m'éveille. C'est toi. Je chante. Dieu fait l'heure.

Tes pas clairs ont franchi le songe où je t'aimais ;

— Ma vie est un clavier sous tes doigts qui l'effleurent,

Ce coeur qui t'a conquise est à toi désormais.

Prodige ! Enfant lointaine, immensément présente !

Ton baiser s'ouvre en moi comme une porte d'or —

Entr'ouvre d'un éclair mes ténèbres pesantes :

S'ois la lueur du glaive au veilleur, qui s'endort.

Page 510: Antologie de La Poesie 193....

4Q2 POÈTES CONTEMPORAINS

Puis, pour voiler le jour, impose à mes paupières

Tes mains, souple bandeau, fendu comme un vitrail.

— Sens-tu battre mes cils aux fentes de lumière? —

Ton souffle est sur ma nuque ainsi qu'un éventail.

Aurore! tes clairons vibrent de ma victoire,— Tes cheveux sont chargés d'astres et de printemps

Mes yeux ont salué tes lys à l'offertoire,

Ces frères ingénus de la fleur que j'attends.

Ton sourire a frémi comme un drapeau s'arbore ;— Dieu fit l'heure et ta chair en deux gestes pareils

-

Et ton limpide amour s'est fondu dans l'aurore

Pour qu'en mes yeux fermés persiste le soleil.

Sous l'ombre par la lampe au divan projetée,Tels deux calices clos ses paupières bleutées

Abritant quelque rêve d'ange en leur écran,Elle dort, et le souffle à ses lèvres errant

Evoque un vent nocturne agitant le feuillage,Ou le chuchotement d'une source, ou les pagesDu livre entre mes doigts qui les frôlent. Ses mainsOuvertes mollement laissent des jours carmins

Filtrer, comme un vitrail où meurt le crépuscule.Et par elle, attentif à la ville où circulentLes derniers soubresauts du soir fiévreux et las,Une paix m'envahit...

Mon Dieu, vous êtes là.

Souvent, le soir, mes mains prennent sa tête chaudeEt mes lèvres longtemps sur sa chair moite rôdent,Du cou plié jusques aux paupières. Je sens

Page 511: Antologie de La Poesie 193....

YVES-GÉRARU LE DANTEC /490

Le rythme de son souffle à l'afflux de son sangS'unir et propager en moi sa force. J'aimeCes heures où la joie est mon seul diadèmeEt que l'intime orgueil revêt d'éternité.

O vie ! ô foi vivante! abri jamais quittéDès l'instant que mon sort élut sa nouvelle âme!

Enfant, enfant, refuge où se blottit la flammePure de tout regret, chaste de tout désir,T.oi seule m'as donné la grâce de saisir

Dieu près de moi et de mêler en plein mystèreL'étincelle céleste aux amours de la terre :

Car ces baisers dans la pénombre à ton chevet

(Ils surnagent peut-être en tes rêves?), j'avais

Déposé leur ferveur sur ton sommeil, sans croire,Ma fille, qu'ils vaudraient la plus chère des gloires.

Ses deux bras l'un sur l'autre endormis, blancs oiseaux,

Ses cheveux de leur nuit ombrant son front d'aurore,

Sa bouche qu'un lambeau d'oraison couve encore

Et dont parfois un rire entr'ouvre le fuseau,

Son haleine -par l'aile angélique rythmée,

La courbe de son cou sur l'oreiller, ses cils

Verrouillant de leur frange un domaine d'exil

Que baigne une candeur au sommeil enfermée :

Mon enfant! Tout ce monde au repos m'a permis

D'adorer de plus près la grâce et le vestige

Du Ciel toujours présent sur cette frêle tige,

Parfum né du plus pur d'entre tous les amis.

Page 512: Antologie de La Poesie 193....

[\g[l POÈTES CONTEMPORAINS

Et je fais sur sa chair, moins des doigts que de larmes

Et d'un coeur dont l'extase accélère les coups,Votre Signe, ô Seigneur, pour que montent vers Vous

L'espoir, la gratitude aussi, — mes seules armes.

(L'Aube exaltée.)

CONSEIL

La vie est dure à ceux qui ne savent la vivre

Sans la vouloir cueillir hors de leur geste humain ; .

Leur vaine soif demande aux buissons du chemin

Dans le fruit qui l'étanche un philtre qui Tenivi-e.

Mais cette vie est bonne où le souffle de Dieu

Prodigué chaque jour son espoir et sa joieA ceux qui plus que l'ombre ont dédaigné la proie,Sachant ouvrir au ciel leur coeur comme leurs yeux.

L'amour humble lés baigne et la céleste manne

Eloigne leur esprit du sein dont elle émane,De peur qu'un Sel secret ne trouble le repas :

Ils connaissent le miel dont est fait leur délice

Et leur sage appétit ne songe même pas,Pour mesurer le vin, à sonder le calice.

(Ouranos.)

LE DÉPART,

Solitude innocente, ô soeur silencieuse,Toi dont les chastes bras m'ont trop longtemps bercé,Clos tes yeux calmes, dors, et laisse mon passéS'exiler pour un temps vers d'autres nébuleuses.

Je suis las et j'ai faim des fécondes moissons ;Je suis las de toujours revivre un même rêve.Un appel d'infini me hante et me soulève :D'un geste souverain je romprai ta prison.

Page 513: Antologie de La Poesie 193....

YVES-GÉRARD LE DANTEC /jg5

Oui, je sais, j'ai goûté par toi plus d'une extaseEt de ton lit de vierge épuisé les douceurs ;Mais aujourd'hui je sens qu'un nouveau feu m'embrase.Dors, clos tes calmes yeux, silencieuse soeur.

Les adieux éternels dormiront sur ta bouche,Je les retrouverai quelque jour... garde-les;Maint amour déclinait comme un soleil se couche :

Que ta lampe fidèle en garde le reflet.

Pardonne cette fièvre, ô soeur, à ma jeunesseAvide, et ce tourment du coeur et de la chair

Qui pour les destins neufs et les victoires fraîches

M'exalte et me soustrait encore à tes yeux chers.

Pourtant je ne saurais, ô soeur silencieuse,Oublier que ta main naguère a su panserCes blessures d'amour que la trahison creuse,Et brandir mes remords vers ceux que j'ai blessés. •*

Solitude innocente, amie et mère, écoute,

Avant que mon départ s'étouffe à l'horizon ;

Je sais ce qui.m'attend, je sais ce qu'il en coûte...

Que tout à mon retour soit prêt dans la maison;

Mais garde-toi de faire en ma hâte ingénue

Sourdre un regret sans cause ou des plaintes d'enfant,

Je veux puiser toujours à des sources connues,

Et l'espoir que j'emporte en route me défend.

Oh! quand je rejoindrai notre demeure obscure

A pas lents et pensifs, las de chair et de coeur,

Que ton étreinte au seuil soit encore assez pure

Pour que tes chastes bras me vengent— et me murent

Contre tout souvenir, silencieuse soeur !

Page 514: Antologie de La Poesie 193....

/jg6 POÈTES CONTEMPORAINS

LE SECRET

Ah! vous pouvez mâcher, mortels, cette herbe amère

Qui vous sembla si douce au premier coup de dent!

Les plus précieux biens sont les biens qu'on attend ;

Tout vous quitte : demain seul n'est pas éphémère.

Vivants? Êtes-vous sûrs? Qu'avez-vous escompté?Il flotte moins d'espoir au berceau qu'à la tombe;

Car la page relue en poudre déjà tombe,Et celle qu'on lira ruisselle de clarté.

Nul regret. L'aube a lui. Ne tournez pas la face :

Il n'est plus rien. Le sol derrière vous s'efface.

Le passé meurt pour vous comme il meurt pour les morts.

Naître, vivre A quoi bon si la route est gravie?Dieu fond passé, présent, futur aux mêmes sorts,Et seul, avec les morts, tient les clefs de la vie.

LA TARE CÉLESTE

Ce sang n'est pas le tien, Thisbé, que la lionne

A laissé sur le voile à ta fuite échappé :

Pyrame, est-ce le tien dont s'enivra Thisbé,Dans sa chair essuyant le fer qui la sillonne?

Quelle main vers le coeur sans tache de Procris

•Guida ton trait parmi la broussaille, ô Céphale?L'Aurore, qu'offusquaient vos amours triomphales,A-t-elle en frissonnant savouré vos deux cris?

Non. Les amants promis de tout temps à ces fêtes,Victimes et bourreaux ensemble, et nous, poètes,D'un forfait mal puni nous payons la rançon.

Ouranos! Ouranos! ta blessure est ouverte

Toujours; et, sur l'abîme où nous nous enfonçons,De ton sang galvaudé nous expions la perte!

(Ouranos.)

Page 515: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ BERRY

ne à Bordeaux en 1902.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

Lais de Gascogne et d'Artois (Jouve, Paris, ig25). -- Sonnetsà Marise (id., 1926). — La Rose de Macé (Le Rouge et le Noir,

192g).— Le Trésor des Lais ou la Première Vie de l'Auteur con-

tée et chantée en quatre livres (Firmin-Didot et C10, éditeurs,

Paris) : I. Lais de Gascogne (ig33). — II. Chantefable de Murielle

et d'Alain (ig3o). — III. La Corbeille de Ghislaine (ig33). ;—

IV. Le Congé de Jeunesse (ig35).

Page 516: Antologie de La Poesie 193....
Page 517: Antologie de La Poesie 193....

INVITATION A SILVESTAN

(Fragment) .

Viens, Silvestan; sous les pilastresDu ciel lacté,

Jamais si grand parlement d'astres

Ne fut cité;

Jamais, dans les champs de fortune

Où nous passons,Ne resplendirent sous la lune

Tant de moissons.

Vois déjà dans plus de lumière

L'Alpe qui naît,Les cols d'où l'Italie entière

Nous apparaît :

Sur Faubanelle matinale

Milan encor

Laisse flotter sa cathédrale,

Vieille arche d'or.

Venise, entre flèche et coupole,Godille en main,

A la poupe de sa gondoleGlisse au lointain;

Dans le nouveau jour qui l'inonde,

Gêne au réveil

Semble, plus que ville du monde,

Port du Soleil.

Page 518: Antologie de La Poesie 193....

500 POETES CONTEMPORAINS

Pise, la reine aux cent couronnes,

Penche sa tour

Et ses spirales de colonnes

Peintes de jour;

Florence; parmi les ruines

De l'est en feu,

Élève au niveau des collines

Son dôme bleu...

Viens ; voici les maisons fleuries

De lauriers-blancs,

Les arcades, les pêcheries,Les canaux lents,

Et les ponts roses à balustres,Par vingt et cent,

Où tout le peuple des illustres

Monte et descend.

Voici les auvents et les vasques,Les escaliers,

Avec des vannières fantasquesSur les paliers,

Les balcons où jeunes et vieilles

A l'oeil ardent

Font pendre leurs boucles d'oreilles

En s'accoudant.

Voici les auberges de fête

Où d'un doux vin

Goûtent encore en tête à tête

Tasse et Marin,Où Roméo, sous l'oeil avare

De Giulietta,

Mange, en écoutant la guitare,Sa polenta...

Page 519: Antologie de La Poesie 193....

ANDRE BERRY 5oi

DÉBAT DES AMOUREUX ET DU FORGERON

ALAIN

Bon forgeron savant et plein de zèle,Il faut sceller les gros pieds que voiciAux pieds mignons de cette demoisellePar des chaînons pris aux murs de Coucv.

MïJRIELLE

C'est justement la faveur où j'aspire :

Il faut sceller les fins pieds que voilà

Aux deux grands pieds de cet aimable sirePar des chaînons pris aux cachots du Hâ.

BERBILLOT

Beaux amoureux, quelle folle requête,!Êtes-vous sûrs de vous aimer toujours?Souvent l'avril échauffe ainsi la tête,

Mais l'hiver vient qui met terme aux amours.

Voyez le Père et la Mère Sagesse :

Vieux comme ils sont, tortus et desséchés,

Que diraient-ils si depuis leur jeunesseOn les avait l'un à l'autre attachés?

ALAIN

Bon forgeron, c'est trop nous faire outrage.

Nos sentiments sont plus forts que les leurs;

Nous désirons jusqu'au bout de notre âge

Communs plaisirs et communes douleurs.

Nous ne saurions contre le mal d'absence

Lutter trop fort ni trop nous assurer,

Et n'aurons paix ni pleine jouissance

Tant qu'un hasard pourra nous séparer.

Page 520: Antologie de La Poesie 193....

502 POETES CONTEMPORAINS

BERBILLOT

Non, croyez m'en, car j'en ai fait l'épreuve :

Nous ressemblons au sangrole des prés,

Au serpenteau qui mue et fait peau neuve

Parmi les houx, dans les murs délabrés.

Ainsi fait l'homme, et sans qu'il y connaisse

Le coeur, l'esprit, les traits, tout change en lui.

Qui peut jurer d'aimer quand le jour baisse

Ce qu'il aimait lorsque le jour a lui?

MlJRIELLE

Bon forgeron, n'en scellez que plus vite

Ce double anneau que nous vous réclamons.

Tous vos grands mots et vos conseils d'ermite

Quel sens ont-ils pour nous qui nous aimons?

C'est trop longtemps tarder dans la demeure,

Forgeons la chaîne au lieu d'en discourir ;Nous prétendons, s'il faut qu'on change et meure,

Changer ensemble, ensemble aussi mourir.

BERBILLOT

Beaux amoureux, l'amour n'est que sottise.

Que de nigauds j'ai vus se marier

Pour s'entre-battre au sortir de l'és-lise !

Si vous cherchez un parfait ouvrier

Pour mettre un huis, plâtrer un mur qui tremble,Cercler un douil, étamer un chaudron,Je suis à vous ! — mais pour vous coudre ensembleAllez quérir un autre forgeron.

(Chantefable de Murielle.et d'Alain.)

Page 521: Antologie de La Poesie 193....

ANDRÉ BERRY 5o3

'ÉPITHALAME

(Fragment)

I

Comme brame aux aguets la biche grelottanteSûr les confins des bois où son faon s'est perdu,Ainsi, triste amoureux pleurant en mal d'attente,Sur un lit de désirs je me suis morfondu.Cette nuit m'a semblé de si noire teinture

Que je suis par trois fois sorti de la maison,Trois fois j'ai soulevé la pesante tenture,

Soupçonnant à bon droit ma vue ou ma raison...

Toujours Aldébaran dardait son rayon rose!

Enfin le loriot parmi la frondaison

Célèbre des vergers la tendre floraison.

Le vent froid survenu des champs que l'aube arrose

Arrive jusqu'à moi par la vitre mal close.

Engourdi par l'amour dont mon coeur est féru,

Je ferme encor les yeux, mais l'odeur de la rose

M'avertit que le jour et Ghislaine ont paru.

(La Corbeille .de Ghislaine.)

ÉPILOGUE

(Fragment)

O Vie, ô laiteuse, ô vineuse,

Vie en fruit, Vie en resplendeur,

Sonore Vie et lumineuse,

De goût, de toucher et d'odeur,

O bien-fleurante et rougissante

Rose Vie, ô Vie étalon,

Ruant dans l'herbe grandissante,

Vie en rut, Vie en réveillon,

Page 522: Antologie de La Poesie 193....

5o/| TOÈTES CONTEMPORAINS

O friande, ô-voluptueuse*

Vie au corps frais^ Vie au beau teint,

Et doucement halitueuse

Au bras de celui qui t'étreint,

Vie à tous désirs favorable,

Brève fleur de l'éternel mai,

Reviens à moi, Vie adorable,

Reviens à moi, qui tant t'aimai !

Une seconde encore, ô Vie,

Une minute, et puis va-t'en! .

Une heure encor pour mon envie,

Une heure, un jour, un mois, un an!

Un lustre, ô Vie, un siècle, un âge;Et je te rends ta liberté!

Mais non, encore davantage,Chère Vie, une éternité!

Toi qui fleures si bon la femme,

Le sein rose et les blonds cheveux,

Hélas! la flamme de la flamme,

Hélas! le voeu de tous les voeux,O pulpeuse Vie et charnue,Demeure encore entre mes bras!

Demeure encore, ardente et nue,

Demeure, ô Vie, et tu verras !

Et tu verras de quelle empreinteJe marquerai ce noble cou,Et tu verras de quelle étreinte

Je meurtrirai ce fier genou,Tu verras sur ta gorge douce

Ce que je mordrai de beaux fruits,Sur tes lits de fleurs et de mousseTu verras quel amant je suis!...

(Le Congé de Jeunesse.)

Page 523: Antologie de La Poesie 193....

GABRIEL BOISSY

né a Le Lonzac, en Limousin, en 1879.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La louange du cyprès. -— Stances du mortel sourire (Flamma-rion, Paris, ig3o).

Page 524: Antologie de La Poesie 193....
Page 525: Antologie de La Poesie 193....

L'AURORE

Éveille-toi, ma belle Amie, éveille-toi !

Ta chair de nacre, ta chevelure flamboyante,Jon sourire ensoleillé et les roses délicats de tes joues,Le vert hésitant de tes yeux et la pâleur de ta gorge,Viens ! viens !... Je veux que tu les contemples toi aussi !...

Regarde!... Voici l'aurore.

QUESTION

La rosée,...Est-ce le nom d'une fleur?...

Ou le nom des larmes des roses?

ROSES

Tremble devant ces roses,

Décevantes comme l'amour.

Elles embaument ta matinée

Mais, dès ce soir, elles répandront

La mélancolie de la mort.

PRINTEMPS

Il neigeTu souris?

Je renais.

Page 526: Antologie de La Poesie 193....

3o8 POÈTES CONTEMPORAINS

INGRATITUDE

J'ai dit à ma bien-âimée :

« La brise du soir a dû passer sur les liras... »

Elle m'a répondu en souriant ;

« La saison des lilas n'est pas encore venue... »

Puis elle s'est enfuie

Et je n'ai plus senti que la brise...

EOLIENNES

Comme des monstres apaisésLes îles au-dessus de la mer

Se soulèvent mollement

Et leur puissance ingénue,

Que caressent des voiles blanches,

Emplit d'un inexplicable bonheur

La brume bleue du matin,

LE SILENCE

La ronde des étoiles fait son éternel silence.

Du grand tumulte des planètesPas même le murmure ne nous parvient...Ne faut-il pas que j'entendeBattre ton coeur, ô bien-aimée,Et, dans la nuit, le chant de cristal du grillon':

Page 527: Antologie de La Poesie 193....

GABRIEL BOISSY 5og.

NUIT D'AVRIL

Les grenouilles qui raclent leur crécelleLes douces grenouilles se sont tues...Plus doux que les primevères dans les prés,Écoute l'appel que le crapaudExhale vers la lune,Perle glauque dans la nuit pâle,Ecoute

!sousrappelglauqueetdoux,sousl'appelrésigné,Écoute grandir le silence dans la nuit bleueEt dans nos coeurs naître la paix.

TRAHISON

La douce odeur des mimosas

Enveloppe le paysage,Les collines courent au-dessous des nuagesImmobiles dans l'air plus calme,

Plus calme que votre coeur, ma douce amie...

A quoi bon faire autre chose

Que savourer l'odeur des mimosas ,

Légère, légère, comme un remords?

HUMILITÉ

Le jet d'eau, coeur oppressé,

Palpite, ce soir, vers la lune,

Un rossignol s'épuise dans les rosiers,

Du fond des bois parvient le chant si doux du coucou

Et voisin et plus doux, infiniment plus doux,

L'appel haletant de la huppe...

Comment oser dire à ma bien-aimée que je l'aime

Tandis qu'elle écoute ces voix du paradis?

Page 528: Antologie de La Poesie 193....

5lO POÈTES CONTEMPORAINS

ILLUSION

Tu m'as dit :

« Je voudrais aller au ciel avec toi... »

Enfant! au ciel que retrouverais-tu de ce qui te plaît en moi ?

SOIR DTDUMEE

Ce soir on respire plus que des parfums,Ce soir on entend mieux que du silence,

Des accords roulent doucement sous les palmes des

hauts bananiers... •

Des femmes, les bras et les cheveux chargés d'anneaux,

Des femmes sont venues des rives du Jourdain,

Elles lèvent les bras et les agitent en modulant avec

lenteur...

Les arômes de leurs corps onduleux se mêlent au chant

des harpesComme jadis, lorsque David rentrait victorieux!

David! Où est David?

Où sont les danseurs de David? murmure une voix

dans le crépuscule...

LA FLEUR DE LOTUS

A quoi sert ce que tu écris?

M'a dit le sage, une fleur de lotus à la main.Demande à la fleur que tu portesSi sa vanité ne te distrait pas de la mort?

Page 529: Antologie de La Poesie 193....

PATRICE DE LA TOUR DU PIN

né à Paris en 1911.

BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE

La Quête de Joie (Stols, Maestricht, Hollande, ig33).— D'un

Aventurier (Editions de Mirages, Tunis, ig34)- — L'Enfer(id., ig35). — Le Luçernaire (id., ig36). — Le Don de la

Passion (Cahier des Poètes catholiques, Bruxelles, 1937). —

Psaumes (Nouvelle Revue Française, Paris, ig38).

Page 530: Antologie de La Poesie 193....
Page 531: Antologie de La Poesie 193....

LES-LAVEUSES

Il aurait fallu voir les arbres de plus haut,A leurs crêtes, le vent qui joue parmi les branches,Ce vent du "Sud qui d'ordinaire est gonflé d'eauEt qui rejoint, si lentement, l'autre lisière;Tu l'entendras monter, Annie, si tu te penches,Car j'ai le nez d'un chien de chasse, pour prévoirLes tempêtes qui font déborder ma rivière :

Nous n'avons plus le temps de battre avant ce soir

Les nippes d'un village qui va disparaître...

Nous n'avons plus le temps de nous enfuir : peut-êtreAs-tu déjà compris cette folle aventure,Cette descente vers les pa}^s de la mer,A ce ruissellement où l'on voit des figures

Adorables, des voix d'enfants à la dérive

Et l'appel des hameaux que les eaux ont couverts !

Mais ce n'est pag le vent qui roule de la sorte,

Nous l'aurions reconnu d'une peur instinctive :

Les barrages ont dû se rompre, les eaux mortes

Vont s'engouffrer à perdre haleine devant nous :

Annie, ne pense pas du mal de ma rivière,

C'est toute la vallée en hiver, les remous

Qui tressaillent dans un frisson perpétuel :

Annie, c'est beaucoup plus qu'un lavoir solitaire

Si doucement porté qu'on le croit immobile,-

Mais devant nous des formes mouvantes défilent,

Et le vent qui déploie tes cheveux sur le ciel!

33

Page 532: Antologie de La Poesie 193....

5l4 POÈTES CONTEMPORAINS

Tu perçois maintenant le bruit des eaux qui montent,

Nous sommes entraînées au milieu des courants :

Tu vas revivre la légende qu'on raconte

Le soir, dans les hameaux que la tempête isole :

Une maison de bois dérivant vers la mer,

Qui passe avec des chants et des rires de folles,

Et jamais retrouvée dans le vallon désert...

Te souviens-tu, Annie, d'une telle tempête?Elle est gonflée de tant de rumeurs de là-bas,

Celles des villages que l'eau gagne, des bêtes

Bousculées d'une peur que tu ne comprends pas :

Elles se sont enfuies sur les hautes jachèresAvec les hommes, tout un monde immobile et traqué

Qui regarde d'en haut déborder ma rivière

Où deux êtres s'en vont sans vouloir débarquer!

Et nous sommes les seules des âmes vivantes

Que les eaux mêleront aux choses irréelles

Dans l'émerveillement de retrouver en elles

Des régions aimées que leur passage enchante,Les herbes des prairies qu'on connaît une à une,Et les hameaux, tous feux éteints, au clair de lune

Où va rôder la grande peur, en pleine nuit!

Et nous serons si loin parmi d'autres villages,Nous passerons avant la vague qui détruit,Pour voir les champs perdus dans une nuit d'hiver,Et les aubes givrées au fond des paysages,

Et dans l'aurore les premiers oiseaux de mer...

(La Quête de Joie.)

Page 533: Antologie de La Poesie 193....

PATRICE DE LA TOUR DU PIN 5l5

REGAINS

Regains... tout le reste de la plaine est fauché;Ce vague de l'esprit qui montait sur les chaumesS'en ira balayé par le vent; le fantôme

De l'éternelle inquiétude est desséché.

Regain... je vais pouvoir nager.dans le vert tendre

Des prairies, le fouillis des odeurs végétales^Et lécher la-rosée à même les pétales...

Regain... ne pas s'abandonner mais tout comprendre.

Laisse couler en toi l'ambiance dorée;

Puisque le désir vient d'embrasser ces collines,

Caresse-les des mains : elles sont féminines,Toutes tremblantes, comme des vagues nacrées.

Où vas-tu, battant l'air divin avec fureur?

Je te croyais gonflé de calme et d'espérance,Mûri pour la sagesse et pour la renaissance...

— Peut-être la renaissance de la douleur...

(La Quête de Joie.)

PSAUMES

XXIV

i Je ne suis plus le renard chassant une proie

sur les prairies— je suis le faon qui cherche les

prairies elles-mêmes, mais je suis resté sauvage.

2 Tu n'as plus l'odeur du sang dans l'arrière-gorge

les princes qui ont eu peur se réfugient dans

leurs plus hautes tours.33*

Page 534: Antologie de La Poesie 193....

5i 6 POETES CONTEMPORAINS .

3 Ils se défendent de chevaucher pour de nouvelles

conquêtes— et portent le deuil des conquérants

qu'ils ont été.

4 Leurs armes sont toujours des armes de proie— ils n'élèvent pas au poing des passereaux à

la place des faucons.

5 Je n'ai guère abondonné la chasse sur les mondes

intermédiaires — mais il me faut partir de plusbas pour les rejoindre.

6 Ceux qui s'égarent en pleine ivresse d'évasion —

ne cherchent pas la véritable nourriture.

7 Car je boirai d'abord l'eau des fontaines, et puisle sang des bêtes — et puis l'écume des marées de

l'homme.

8 Les autres atteignent aux horizons indéfinis aprèsdes vols de hasard pour lesquels ils ne sont pasfaits — moi, je pars des lointains pour nie rappro-cher de l'homme.

g Et je n'ai pas besoin de boussole ou de rose des

vents —-pour aborder en moi-même.

XXVI

i Ils m'accusent d'être un migrateur — et de

passer de coeur en coeur sans y séjourner.2 Qu'y puis-je : l'un possède des prairies dérivantes

— l'autre des lacs aux fonds ravagés.3 L'un recèle des vagues danseuses — et l'autre

des vagues endormies.

4 Toi tu restes immobile— et toi, Élie, tu passestes jours et tes nuits à épier.

5 Je chevauche avec celui qui chevauche, je planesur celui qui est stagnant

—j'épie avec mon

compagnon de guet.

Page 535: Antologie de La Poesie 193....

PATRICE DE LA TOUR DU PIN ' b\<]"

6 Ils me reprochent d'être indifférent et de les aban-donner —

je ne les lâche pas pour ce qu'ilssont épuisés, mais pour ce que d'autres terres

m'appellent.

7 Ils voudraient me retenir à l'intérieur de leursfrontières —

j'y repasserai à la fin de l'hiver.8 Je les reconnaîtrai comme une île déjà habitée —

leur faune et leur flore et leurs créatures intermé-diaires.

g S'ils avaient le goût de l'aventure autre part quesur la terre, ils me comprendraient

— nous ne

poursuivrions pas le même itinéraire, car je veux

rester seul.

io Croient-ils que je les méprise parce qu'ils n'ont

jamais le temps de m'apprivoiser— tant qu'il

existe des hivers je vagabonde.ii Mon amitié ne se mesure pas au temps que je

passe en chacun d'eux — il y a d'admirables

solitudes en certains que je me suis défendu de

pénétrer.

XXXVII

i Nous sommes parmi les plus bas et ceux quiont le plus de honte —

pourtant, il sera dit :

ce doit être une belle âme des hauteurs.

2 Le plus bas-parce que nous avons tenté d'être

admirable — le plus honteux parce que nous

jouissions d'être admiré.

3 Le plus méprisable parce que nous nous vautrions

sur nous-même — le plus éloigné de vous parce que

nous faisions servir ce plaisir à votre célébration.

4 Le plus faux en parole parce que nous exaltions

des apparences— et que nous chantions nos

désirs comme des possessions.

Page 536: Antologie de La Poesie 193....

5l8 POÈTES CONTEMPORAINS:

5 Nos créatures n'étaient pas toujours à là ressem-

blance de nous-même — nous les avons magnifiées

avec des éblouissements d'emprunt.

6 C'est pourquoi nous vous supplions du bord des

fondrières — nous ne voulons pas qu'on nous

prenne pour une âme de hauteurs..

7 Car ces abîmes, nous les avons décrits avec

délices -— nous y avons fait éclore des oiseaux

lumineux.

8 Mais il y a des lueurs qui ne sont pas de lumière

— comme il est des amours qui né sont pas de

charité.

XLVIII

i Voici qu'en poésie, sur les lisières de l'oraison—- les mystères vivants du coeur de l'homme

sont semblables à ceux que Vous êtes venu

apporter sur la terre.

2 Ceux qui ne sont pas de l'être seul et que nul

pôle ne peut surprendre— mais qui sont de

votre passage de l'Être à la vie de création et

de votre retour.

3 Car vous apparaissez à chaque homme comme

vous êtes apparu sur la terre — votre mystèreest vivant sur les parts spirituelles comme sur

les autres.

4 Cette communion que vous avez faite avec la

Création — sans transfigurer votre chair pourqu'elle soit de notre mystère vivant.

5 Car nous vous recevons avec tous nos sens de

créatures, — à vous aimer nos tempes et nosvoix ne frissonnent-elles pas?

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PATRICE DE LA TOUR DU PIN 5ig

6 Et notre sang et notre sueur doivent remonter

les mystères— comme vous leur avez permis

de les remonter en Vous.

7 Cette Passion jusqu'où Vous êtes descendu et

à laquelle nous devons remonter en nous-mêmes,— toutes les parts de l'homme qui en connaissent

déjà le chemin.

8 Cette rentrée dans l'Être dont vous êtes sorti

par amour — et pour nous cette rentrée dans

l'amour dont nous sommes sortis par péché,

9 Un éblouissement de la connaissance qui nous

a été une fois révélée — et à laquelle aucun

vivant n'ajoutera rien.

îo Sinon ses cris de souffrance ou de joie quand'il se sent vivant du mystère,

— ses cris de peuret pourtant son plus secret désir quand il approchede la mort.

II Mais pourquoi tant de beautés dans la vie fermée

de Création, — cette beauté de^lbliaiKdans son

amour? A^f, ,.. !.,"'|.V

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TABLE ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS

PagesIntroduction v

Aegerter (Emmanuel) 427Alibert (François-Paul) 311Annunzio (Gabriel d') 381

Berry (André) 497

Boissy (Gabriel) 505Bonetti (Pascal-) 369Bonnard (Abel) 283Carco (Francis) 397Chabaneix (Philippe) 481Claudel (Paul) 53Cocteau (Jean) 339Delacour (André) 303

Delarue-Mardrus (Lucie) .. 171

Derème (Tristan) 349

Dévigne (Roger) 387

Dernier (Charles) 265

Droin (Alfred) -... 199

Duhamel (Georges) 329

Dumas (André) 191

Eluard (Paul) 473

Fort (Pau!) 111

Foulon de Vaulx (André)... 123

Gide (André) 91

Gregh (Fernand) 141

Haraucourt (Edmond) 11

Houville (Gérard d') 161

Jammes (Francis) 99

PagesLarguier (Léo) 209La Tailhède (Raymond de). 73La Tour du Pin (Patrice de) 511Lavaud (Guy) 321Le Dantec (Yves-Gérard).. 489Levaillant (Maurice) 295Maeterlinck (Maurice) 47

Magallon (Xavier de) 435

Magre (Maurice) 131

Mary (André) : 221Mauriac (François) 359Maurras (Charles) 65Mazade (Fernand) 407Muselli (Vincent) 417Noailles (comtesse de) .... 181

Noël (Marie) 463Ponchon (Raoul) 23Porche (François) 231

Régnier (Henri de) 1Romains (Jules) 243Ruet (Noël) 455Sahnon (André) 255Souchon (Paul) 153

Supervielle (Jules) 443

Vacaresco (Hélène).... 39

Valéry (Paul) 79

Viélé-Griffin (Francis) 31

Vildrac (Charles)j^p?>... 273

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Page 541: Antologie de La Poesie 193....

ACHEVE S IMPRIMER

PAR flfiMlN-DlpÔT ET Cle

tl 3p. ÎBlj* MCMXXXVIII

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1

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