Antologie de La Poesie 193....
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Poètes contemporains , anthologie. 1938. (25 juillet.).
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COLLECTION DES AMITIÉS FRANÇAISES
POETES
CONTEMPORAINS
ANTHOLOGIE
FIRMIN-DIDOT ET Cie
IMPRIMEURSI>EL'IXSTITFT DE FIUNCE
POÈTES
CONTEMPORAINS
COLLECTION DES AMITIÉS FRANÇAISES
POÈTES
CONTEMPOR AINS
ANTHOLOGIE
FIRMIN-DITJCfr ET Cie
IMPRIMEURSDE L'INSTITUT DÉ FRANCE
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE:
CINQ EXEMPLAIRESSUR GRAND JAPON IMPERIAL,HORS COMMERCÉ,NUMEROTESDE I A V.
QUINZE EXEMPLAIRESSUR JAPON IMPERIAL DONT
CINQNUMÉROTÉSDE I A 5 ET DIX HORS COMMERCE
NUMÉROTÉSDE VI A XV..
CINQUANTEEXEMPLAIRESSUR HOLLANDEVANGELDERDONT QUINZE NUMÉROTÉSDE 6. A 20 ET TRENTE-
CINQ HORS COMMERCENUMÉROTESDE XVI A L.
DEUXCENTCINQUANTEEXEMPLAIRESSUR VÉLIN PURFIL LAFUMA,DONTCENTNUMÉROTÉSDE 2 1 A 120ET CENT CINQUANTEHORS COMMERCEDE LI A CC.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptationréservés pour tous pays.
INTRODUCTION
Nous n'avons voulu faire ni une anthologie généralede la poésie française contemporaine ni le florilège
particulier d'une « école » ou d'un cénacle littéraire.
L'ouvrage que nous présentons ici est un « choix »
fait à travers les oeuvres de quelques-uns des meilleurs
poètes lyriques vivants, sans préoccupation d'écoles ou
de tendances. Il ne prétend pas offrir le tableau total
de la poésie française actuelle, mais en donner^ en
dépit des limites qu'il s'est imposées, un juste aspectd'ensemble. Et c'est ainsi, proprement et dans le sens
étymologique du mot, une anthologie.
D'abord, nous pensons que de tels ouvrages ne sont
pas inutiles, à une époque où les éditeurs se font si
rares pour les poètes et où le public, même lettré, n'a
plus guère le loisir de les lire, au moins dans leurs
oeuvres complètes.
Puis, nous croyons répondre aux voeux bien souvent
exprimés par de nombreux esprits qu'intéresse notre
vie intellectuelle et, en premier lieu, par tant de pro-
fesseurs et d'étudiants de littérature française des Uni-
versités de l'étranger qui ne demandent qu'à se tenir
au fait de notre production littéraire mais à qui l'on ne
saurait vraiment demander de la connaître tout entière .
et moins encore d'y faire eux-mêmes un choix.
Ce sont ces considérations qui ont inspiré la publica-
VI INTRODUCTION
tion du présent ouvrage et celle d'un autre recueil antho-
logique que nous consacrerons prochainement aux pro-
sateurs français contemporains.
Du symbolisme et même de l'esthétique parnassienne
qu'ont magnifiquement servis en leur jeunesse quelques-
uns des écrivains dont nous donnons ici des pages,
jusqu'au modernisme le plus aigu dont se réclament
certains autres, il est facile de suivre au long de ce
recueil l'évolution ou plutôt les évolutions de la poésie
française de ces cinquante dernières années. Tels poètes
y restent jalousement fidèles aux grandes règles clas-
siques, tels autres y donnent au rythme et au verbe de
téméraires libertés; ceux-là lâchent à retrouver l'essence
de la « poésie pure », ceux-ci par contre disputent
lyriquement à la prose ses thèmes, ses décors, son voca-
bulaire, ses aspects les plus actuels et les plus quoti-diens. Et l'on peut voir ainsi, au cours de ces pages,
s'affronter et parfois se mêler confusément, dans la
forme comme dans le fond, les deux grandes tendances
littéraires de l'époque présente : réaction dans le sens
traditionnel du génie français, aspiration vers un
modernisme novateur qu'anime, semble-t-il, un idéal
européen sinon universel.
Nous ne prétendons certes pas que les noms choisis
pour figurer dans ce livre soient les seuls dignes aujour-d'hui de la consécration anthologique, si nombreux
sont, en dépit du prosaïsme de l'heure, les poètes detalent ! Mais nous étions tenus de nous borner. Et c'esttout d'abord pour cette raispn que nous avons cru devoirlimiter nos choix aux vivants. Nous n'avons à cette
règle fait d'exception que pour quelques écrivains, si
INTRODUCTION YII
récemment disparus que nous pouvions vraiment les~
croire encore à nos côtés et en particulier pour deux des
plus illustres envers qui nous avions un pieux devoir :
Anna de No ailles et Henri de Régnier. Membres, dès
1933, du Comité de fondation de la présente collection
[littéraire, ils avaient été des premiers à en connaître et
à en patronner le projet. Ils devaient être au nombre
des plus illustres parrains et des plus précieux colla-
borateurs de cet ouvrage. Ils le demeurent. Quant aux
autres poètes de ce recueil, nous les avons choisis parmiles meilleurs représentants de la littérature lyrique
contemporaine, en regrettant toutefois de ne pouvoiraccueillir avec eux, dans cette première édition, tant
d'autres écrivains de valeur dont plusieurs, d'ailleurs,
en raison même du caractère plus marqué de leur oeuvre
de romanciers, de dramaturges ou d'essayistes, trou-
veront plus légitimement place dans VAnthologie des
Prosateurs.
Ainsi sans oser prétendre que ces « morceaux choisis »
soient absolument le meilleur ou l'essentiel de la littéra-
ture lyrique actuelle, nous pensons qu'ils peuvent donner
une idée assez exacte de ses tendances, de ses aspira-
tions, de ses réalisations diverses et permettre présen-
tement au lecteur de « faire le point » de la poésie
française.
Nous devons donner maintenant quelques explica-
tions sur la méthode de classement que nous avons
suivie. Cest par ordre alphabétique ou par rang d'âge
ou par école qu'on classe habituellement les auteurs dans
les recueils anthologiques. Ni l'ordre alphabétique ni le
rang d'âge n'offrent au lecteur un juste tableau synop-
tique de la période littéraire que l'on veut présenter.
VIII INTRODUCTION
Le premier rejette souvent aux dernières pages du livre
des écrivains qui devraient figurer en tête de l'évolution
qu'on veut exprimer; le second risque de situer aussi
mal Vimportance, Vinfluence ou la dépendance de tel
écrivain dont la floraison fut précoce ou de tel autre
aux réalisations tardives. ... .
Quant au classement par école — les écoles ont
aujourd'hui si peu de réalité — il serait plus fallacieux
et plus arbitraire encore. Tant d'écoles ou de groupe-
ments littéraires se sont, en effet, depuis la fin du
siècle dernier, disputé la gloire d'une actualité éphé-~
mère! Et n'est-ce pas vraiment souligner la vanité d'un
tel classement que de rappeler en passant les noms de
quelques-uns : romanisme, naturisme, humanisme,
unanimisme, harmonisme, simultanéisme, paroxysme,
cérébrisme, impulsionisme, celtisme, néo-romantisme,
néo-classicisme, surréalisme, clartéisme, etc., et les
groupes de l'Abbaye, des Loups, des Fantaisistes, de
la Pléiade, etc., etc.?
Enfin nous ne pouvions songer à un classement parordre de mérite ou de notoriété. Il ne saurait exister
de hiérarchie entre des poètes dignes de ce nom.
Aussi avons-nous adopté une méthode de classement
des auteurs assez nouvelle, croyons-nous, dans ces
sortes d'ouvrages : l'ordre chronologique fixé non plus
par la date de naissance de l'écrivain mais par celle
de sa première oeuvre, par la date de sa naissanee
littéraire officielle, pourrions-nous dire. Il nous a paruque le lecteur pourrait ainsi mieux suivre Vévolution
personnelle de chacun des auteurs dans l'évolution
générale poétique.
Quant aux morceaux choisis, ils sont, pour chaquepoète, généralement rangés selon l'ordre chronologique,c'est-à-dire d'après la date de leur publication première.Chacun d'eux est suivi de l'indication de l'ouvrage
INTRODUCTION IX
dont il est extrait et l'on pourra en se reportant à la
petite bibliographie poétique que nous donnons pour. chaque auteur, en connaître aisément l'éditeur, le lieu
et la date de l'édition.
Pour le reste, dans un recueil qui ne prétend qu'à
exprimer de la poésie, nous n avons pas cru devoir don-
ner de commentaires sur la vie ou sur l'oeuvre des
auteurs présentés. Biographies, doctrines, querelles
d'écoles, anecdotes plus ou moins exactes, jugements
critiques plus ou moins prématurés, tout cela appar-tient à l'histoire littéraire plus qu'à la littérature.
Et des poètes^ seul importe le chant!
Il nous reste, en terminant, le devoir de remercier
les auteurs qui nous ont apporté leur collaboration pré-
cieuse, les éditeurs qui ont rendu notre tâche possibleen nous donnant les autorisations nécessaires, le chef de
la vieille et illustre maison d'édition Firmin-Didot quia réservé à ce recueil l'honneur de sa firme, ainsi que les
personnalités éminentes qui ont accordé leur appui à
notre projet d'éditions anthologiques.Nous adressons enfin un hommage tout particulier à
la grande amie américaine des lettres françaises,MmB Clara Hinlon Gould, dont le généreux patronage a
présidé à la fondation et à la diffusion de cette
Collection littéraire.
Et maintenant, puissent les pages qui vont suivre
inspirer au lecteur le désir de mieux connaître encore
les oeuvres de nos poètes !
LES AMITIÉS FRANÇAISES.Paris, juin 1938.
HENRI DE REGNIER
EDMOND HARAUCOURT — RAOUL PONCHON
FRANCIS VIÉLÉ-GRIFFIN HÉLÈNE VACARESCO
MAURICE MAETERLINCK
PAUL CLAUDEL — CHARLES MAURRAS
RAYMOND DE LA TAILHÈDE
PAUL VALÉRY — ANDRÉ GIDE — FRANCIS JAMMES
PAUL FORT — ANDRÉ FOULON DE VAULX — MAURICE MAGRE
FERNAND GREGH — PAUL SOUCHON
GÉRARD D'HOUVILLE LUCIE DELARUE-MARDRUS
COMTESSE DE NOAILLES
ANDRÉ DUMAS ALFRED DROIN
LÉO LAHGUIER ANDRÉ MARY FRANÇOIS PORCHE
JULES ROMAINS ANDRÉ SALMON *— CHARLES DORNIER
CHARLESVILDRAC ABEL BONNARD — MAURICE LEVAILLANT
ANDRÉ DELACOUR — FRANÇOIS-PAUL ALIBERT
GUY LAVAUD ^— GEORGES DUHAMEL
JEAN COCTEAU •— TRISTAN DEREME — FRANÇOIS MAURIAC
PASCAL BONETTI — GABRIELE D'ANNUNZIO
ROGER DEVIGNE FRANCIS CAHCO— FERNAND MAZADE
VINCENT MUSELLI — EMMANUEL ^GERTER
XAVIER DE MAGALLON — JULES SUPERVIELLE
NOËL RUET — MARIE NOËL — PAUL ELUARD
PHILIPPE CHABANEIX YVES-GÉRARD LE DANTEC
ANDRÉ BERRY — GABRIEL BOISSY
PATRICE DE LA TOUR DU PIN
HENRI DE RÉGNIER
né à Ronfleur, en Normandie en 186k,mort à Paris en 1936.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Lendemains, poésies (Éditions Vanier, Paris, i885). — Apai-sement (id., 1886). — Sites (id., 1887). — Épisodes (id., 1888). —
Poèmes anciens et romanesques (Librairie de l'Art indépendant,Paris, 1890). — Tel qu'en songe (id., 1892). — Poèmes i88y-i8gz
(Mercure de France, Paris, i8g5). — Les Jeux rustiques et divins
(id., 1897). •— Les Médailles d'argile (id., 1900).— La Cité des
eaux (id., 1902). —La Sandale ailée (id., 1906). ~^ Le Miroir desheures (id., 1910). —- Odelettes (Payot, Paris, 1917). — 1914-1^16,
poèmes (Mercure de France, Paris, 1918). — Vestigia flammée,
poèmes (id., 1921). — Flamma tenax (id., 1928). — Choix de
Poèmes (id., ig32).
ODELETTE
Un petit roseau m'a suffi
Pour faire frémir l'herbe haute
Et tout le préEt les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi ;Un petit roseau m'a suffi
A faire chanter la forêt.
Ceux qui passent l'ont entendu
Au fond du soir, en leurs pensées,Dans le silence et dans le vent,
Clair ou perdu,Proche ou lointain...
Ceux qui passent en leurs penséesEn écoutant, au fond d'eux-mêmes,
L'entendront encore et l'entendent
Toujours qui chante.
Il m'a suffi
De ce petit roseau cueilli
A la fontaine où .vint l'Amour
Mirer, un jour,Sa face graveEt qui pleurait,Pour faire pleurer ceux qui passentEt trembler l'herbe et frémir l'eau ;
Et j'ai, du souffle d'un roseau,
Fait chanter toute la forêt.
{Les Jeux rustiques et divins.
POÈTES CONTEMPORAINS
LE VISITEUR
La maison calme avec la clef à la serrure,
La table où les fruits doux et la coupe d'eau pure
Se miraient, côte à côte, en l'ébène profond;
Les deux chemins qui vont tous deux vers l'horizon
Des collines derrière qui l'on sait la Mer,
Et tout ce qui m'a fait le rire simple et clair
De ceux qui n'ont jamais désiré d'autres choses
Qu'une fontaine bleue entre de hautes roses,
Qu'une grappe à leur vigne et qu'un soir à leur vie
Avec un peu de joie et de mélancolie
Et des jours ressemblant, heure à heure, à leurs jours,J'ai compris tout cela quand je t'ai vu, Amour,
Entrer dans ma maison où t'attendait mon âme,
Et mordre les fruits mûrs de ta bouche de femme,Et boire l'eau limpide, et t'asseoir, et ployerTa grande aile divine aux pierres du foyer.
(Les Jeux rustiques et divins.)
LES MÉDAILLES D'ARGILE
J'ai feint que des Dieux m'aient parlé;Celui-là ruisselant d'algues et d'eau,Cet autre lourd de grappes et de blé,Cet autre ailé,Farouche et beau
En sa stature de chair nue,Et celui-ci toujours voilé,Cet autre encor
Qui cueille, en chantant, la ciguëEt la penséeEt qui noue à son thyrse d'or
HENRI DE REGNIER • t>
Les deux serpents en caducée,D'autres encor... - ; '_
Alors j'ai dit : Voici des flûtes et des corbeilles,
Mordez aux fruits ;.Ecoutez chanter les abeilles
Et l'humble bruit
De l'osier vert qu'on tresse et des roseaux qu'on coupe.J'ai dit encor : Ecoute,
Ecoute,Il y a quelqu'un derrière l'écho,Debout parmi la vie universelle,Et qui porte l'arc double et le double flambeau
Et qui est nous
Divinement...
Face invisible! je t'ai gravée en médailles
D'argent doux comme l'aube pâle,D'or ardent comme le soleil,D'airain sombre comme la nuit ;Il y en a de tout métal,
Qui tintent clair comme la joie,
Qui sonnent lourd comme la gloire,Comme l'amour, comme la mort ; Ï
Et j'ai fait les plus belles de belle argileSèche et fragile.
Une à une, vous les comptiez en souriant,
Et vous disiez : Il est habile ;Et vous passiez en souriant.
Aucun de vous n'a donc vu
Que mes mains tremblaient de tendresse,
Que tout le grand songe terrestre
Vivait en moi pour vivre en eux,
6 POÈTES CONTEMPORAINS
Que je gravais aux métaux pieux,Mes Dieux,
Et qu'ils étaient le visage vivant
De ce que nous avons senti des roses,
De l'eau, du vent, . /
De la forêt et de la mer,
De toutes choses
En notre chair,
Et qu'ils sont nous divinement.
SUR LA GRÈVE
Couche-toi sur la grève et prends en tes deux, mains,
Pour le laisser couler ensuite, grain par grain",De ce beau sable blond que le soleil fait d'or;
Puis, avant de fermer les yeux, contemple encor
La mer harmonieuse et le ciel transparent,
Et, quand tu sentiras, peu à peu, doucement,
Que rien ne pèse plus à tes mains plus légères,Avant que de nouveau tu rouvres tes paupières,
Songe que notre vie à nous emprunte et mêle
Son sable fugitif à la grève éternelle.
(Les Médailles d'argile.)
ÉLÉGIE
Je ne vous parlerai que lorsqu'en l'eau profondeVotre visage pur se sera reflété
Et lorsque la fraîcheur fugitive de l'onde
Vous aura dit le peu que dure la beauté.
Il faudra que vos mains pour en être odorantes,Aient cueilli le bouquet des heures et, tout bas,Qu'en ayant respiré les âmes différentesVous soupiriez encore et ne souriiez pas;
HENRI DE REGNIER
Il faudra que le bruit des divines abeilles
Qui volent dans l'air tiède et pèsent sur les fleurs
Ait longuement vibré au fond de vos oreilles
Son rustique murmure et sa chaude rumeur;
Je ne vous parlerai que quand l'odeur des roses
Fera frémir un peu votre bras sur le mien
Et lorsque la douceur qu'épand le soir des choses
_Sera entrée en vous avec l'ombre qui vient;
Et vous ne saurez plus, tant l'heure sera tendre
Des baumes de la nuit et des senteurs du jour,Si c'est le vent qui rôde ou la feuille qui tremble,Ma voix ou votre voix ou la voix de l'Amour...
[La Cité des eaux.)
LE BONHEUR
Sois heureuse ! qu'importe à tes yeux l'horizon
Et l'aurore et la nuit et l'heure et la saison,
Que ta fenêtre tremble aux souffles de l'hiver
Ou que, l'été, le vent du val ou de la mer
Semble quelqu'un qui veut entrer et qu'on accueille.
Sois heureuse. La source murmure. Une feuille
Déjà jaunie un peu tombe sur le sentier;
Une abeille s'est prise aux fils de ton métier,
Car le lin qu'il emploie est roux comme du miel;
Un nuage charmant est seul dans tout le ciel ;
La pluie est douce; l'ombre est moite. Sois heureuse.
Le chemin est boueux et l'ornière se creuse,
Que t'importe la terre où mènent les chemins !
Sois heureuse d'hier et sûre de demain ;
N'as-tu pas, par ta chair divine et parfumée,L'ineffable pouvoir de pouvoir être aimée?
(La Cité des eaux.)
POETES CONTEMPORAINS
SENTENCE
Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable,
Sachant que tout est vain qui n'est pas éternel
Et que rien, ici-bas, n'est guère plus durable
Que le souffle du vent et la couleur du ciel.
C'est ainsi qu'il se fait, devant l'homme et les choses,
Ce visage tranquille, indifférent et beau,
Qui regarde fleurir et s'effeuiller les roses
Comme éclate, s'empourpre ou s'éteint un flambeau.
N'ayant pas attisé de ses mains paresseusesLes flammes de l'aurore et les feux du couchant,
Les soirs n'ont pas pour lui de cendres douloureuses,
Et le jour qu'il voit naître est le jour qu'il attend.
Parmi tout ce qui change et tout ce qui s'efface,
Je pourrais, comme lui, rester grave et serein,
Et, si la fleur se fane en la saison qui passe,Penser que c'est le sort que lui veut son destin.
Mais j'aime mieux laisser l'angoisse qui m'oppresse
Emplir mon coeur plaintif et mon esprit troublé,Et pleurer de regret, d'attente et de détresse,Et d'un obscur tourment que rien n'a consolé;
Car ni le pur parfum des roses sur le sable,Ni la douceur du vent, ni la beauté du ciel,
N'apaise mon désir avide et misérable
Que tout ne soit pas vain dans le temps éternel.
(La Sandale ailée.)
HENRI DE REGNIER
L'AMI
Dites-moi la douceur que vous avez connueA la tenir longtemps en vos bras, lasse et nue,
Après la longue attente et l'inquiet désir,Comment vos mains savaient doucement la servir
Et, promptes, dénouer d'une hâte inégaleLa ceinture flexible et l'étroite sandale,Tandis que, devant vous, docile à votre amour,
Lascive, rougissante ou grave, tour à tour,Ses regards souriaient à la porte fermée;
Dites-moi, mon ami, que vous l'avez aimée,
Que jamais le soleil ne vous parut plus beau,
Que la terre, le ciel, le vent, la feuille, l'eau
Vous semblaient pleins de chants, de joie et de lumière,
Qu'elle était douce, et tendre, et simple, et jeune, et fière ;Dites-moi son visage et ses yeux et sa voix,La fleur qu'elle tenait, vivante, entre ses doigts,
Que le jour était pur parce qu'elle était belle,
Et, lorsque jusqu'au soir vous m'aurez parlé d'elle,Je m'en irai, et, dans la nuit, sur le chemin,En me ressouvenant de mon printemps lointain,Je croirai, par la vôtre à la mienne rendue,
Entendre me 'parler ma jeunesse perdue.
(Le Miroir des Heures.)
ODELETTE
Quelle douceur dans mes penséesEn ce clair, tendre et pur matin,
Devant ces barques balancées
Sans flamme à leur fanal éteint.
,0 POÈTES CONTEMPORAINS
Le voyage de ma jeunesse
Avec sa course et ses éclairs
Est fini, et la paix caresse
Mon coeur las des ciels et des mers
Et qui, cessant d'être en partance,Par trop de houles fatigué,Désormais sage, se fiance
Aux anneaux de fer du vieux quai.
(Vestigia Flammes.)
CEUX QUI RESTENT
IQl4
Ton nom, France, est si doux qu'il me semble, à l'entendre,
Que l'air en est plus pur et le soleil plus beau;
Nos mères l'ont appris à leurs fils au berceau,Ce doux nom, que nos fils aux leurs sauront apprendre.
Des terres de l'Alsace aux plaines de la Flandre,De la rive du Rhin jusqu'au bord de l'Escaut,Autour des trois couleurs qui forment ton drapeauTes enfants sont debout, France, pour te défendre !
Venus de la forêt, du mont et du labour
Leurs coeurs en un seul coeur battent d'un même amour;Un élan fraternel les emporte et les lie ;
Et, tandis qu'à la gloire ils s'en vont en chantant,Laisse-nous humblement, laisse-nous, ô Patrie,Baiser tes beaux pieds nus qui marchent dans le sang !
(19U-1916. Poésies.)
EDMOND HARAUCOURT
né à Bourmont (Haute-Marne) en 1857.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
L'âme nue (Edition Charpentier-Fasquelle, Paris, i885). —
Seul (id., 1891).— Héro et Léandre (id., i8g3).
—L'espoir
du monde (Alphonse Lemerre, Paris, 1899).— Le XIXe
Siècle, poème (Fasquelle, Paris, 1900). — Circé (id., 1906). —
Choix de Poésies (Fasquelle, Paris, 1926).
SUR UN BERCEAU
Enfant, pauvre petit qui tends les deux poings roses
Comme deux fleurs d'hiver sur la neige des draps,Être vague qui ris et qui pleures sans causes,
Enfant, la vie est dure et tu la connaîtras.
Dure et longue, la vie, hélas! la vie humaine,Et demain, dès l'aurore, il faudra marcher seul,Pour faire avant le soir la grand'route qui mène
Des plis du berceau blanc vers les plis du linceul.
Debout! Le jour a lui sur la côte escarpée :
L'or du soleil, dans les lointains, crépite et bout.
Va : c'est l'heure ; voici la cuirasse et l'épée,Et souviens-toi d'aller sans faillir jusqu'au bout !
Fausses vertus, lois sans raison, devoirs factices,
Efface de ton coeur les mensonges dévots :
Cherche la vérité par-dessus nos justices;Crois en Dieu si tu peux, crois en toi si tu vaux.
Chéris la mer, la grande impuissante éternelle
Qui console des voeux déçus et des regrets :
La nature bénit ceux qui vivent en elle,
Le calme naît au coeur du calme des forêts.
Crains l'homme, aime ton âme et méprise l'insulte;
Sois humble avec toi seul et sois fier devant tous.
Bons ou mauvais, défends tes amis et ton culte;
Pardonne aux criminels et respecte les fous.
Laisse l'être à tous ceux que la force te livre;
Ne rougis pas ta main dans la chair des mourants :
Car tous sont tes égaux devant le droit de vivre,
Et les plus outragés sont parfois les plus grands.
1[i POÈTES CONTEMPORAINS
Ne daigne point haïr; sois fidèle à tes pactes;
Soisfranc ; rispeu ; sois doux pour ceux qu'on fait souffrir,
Mais garde de juger les raisons ou les actes,
Car rien n'est absolu que l'espoir de mourir.
(L'âme nue.)
LA MORT DES ROIS
Le vieux lion, sentant que son heure était proche,A voulu voir encor le désert tout entier :
Péniblement, il s'est levé droit sur sa roche.
Il frotte son dos maigre au tronc sec du dattier
Dont sa griffe et sa queue ont déchiré l'écorce,
Et le voilà, pensif, qui gravit le sentier.
Tirant ses jarrets las et rassemblant sa force,
Il monte, lourd, et vient, sur la dune, s'asseoir,
Les pieds joints, le front haut et les crins sur le torse.
C'est l'heure où l'Israha, sous les vapeurs du soir,Étalant son brasier torride et sans retraite,Fume et crépite au loin comme un vaste encensoir.
Le soleil épuisé tremble, énorme, et s'arrête,Puis s'effondre, envahi par les horizons plansDont ses derniers rayons font palpiter l'arête.
L'astre agonise au bord des larges cieux sanglants :La vie immense coule en jets inépuisablesDes blessures de feu qui s'ouvrent à ses flancs.
Et, sans voir les troupeaux d'étoiles méprisablesDont les yeux clignotants commencent à s'ouvrir,Tous deux, par-dessus l'or et la pourpre des sables.
Le Fauve et le Soleil se regardent mourir.
(L'âme nue.)
EDMOND HARAUCOURT l5
ROMANCE
C'est une puissance inconnue
Qui nous a perdus sous les bois :
Ma main brûlait dans sa main nue
Et mes doigts tremblaient dans ses doigts.
Le vent sautait de branche en branche,
Soupirant des voeux sans aveux,Et pour baiser sa nuque blanche
Parfois soulevait ses cheveux.
Il me les jetait comme un voile
De parfums tièdes et d'ors roux;Il gonflait sa robe de toile,Et la plaquait sur mes genoux.
Mon front roulait dans les vertiges;Le bois chantait, profond et noir :
Les fleurs, en jasant sur leurs tiges,Se bousculaient pour nous mieux voir...
Elle cueillit à son corsageUne rose qu'elle m'offrit :
— « Je t'aime... — Je meurs. —Soyez sage,
« On parle! C'est le vent qui rit.
— « Vous m'oublierez. — Tes mains sont douces !
— « Je suis bien lasse. — Je suis las... »
Oh! la complicité des mousses
Et la traîtrise des lilas!
(L'âme nue.)
jQ POÈTES CONTEMPORAINS
CHANT DU RETOUR
O souvenirs! — Le soir, quand le vent tond les herbes,
Quand les foins sont coupés et les blés mis en gerbes,
Le soir, après les chauds labeurs du jour entier,
Quant c'est l'heure d'aller dormir à la chaumine,
Le paysan reprend sa hotte, et s'achemine,
Lent et courbé, par le sentier.
Souvenirs! — Un grillon s'est caché dans la charge;Et l'homme est vieux, le faix est lourd... Sur le ciel largeLes nuages bleutés tombent comme un rideau;
La nuit vient. Le grillon criquette, l'homme écoute :
Las, il monte, et le long, tout le long de la route,
Il entend chanter son fardeau.
(L'âme nue.)
LA CITADELLE
Si tu veux être grand, bâtis ta citadelle.
Loin de tous et trop haut, bâtis-la pour toi seul.
Qu'elle soit imprenable et vierge, et qu'autour d'elleLe mont fasse un rempart et la neige un linceul.
Bâtis-la sur l'orgueil vertigineux des cimes,Parmi les chemins bleus de l'aigle et de l'éclair,Reine de marbre blanc dans une cour d'abîmes,
Lys de pierre, fleuri dans les splendeurs de l'air.
Si haut vers Dieu, si loin de ta fange première,Si loin, si haut, que les cités, clignant des yeux,
'
Pensent voir un rayon de plus dans la lumièreEt ne sachent s'il vient de la terre ou des cieux.
EDMOND IIARAUCOURT iy
C'est là qu'il faut bâtir l'asile de ton âme ;Et pour que ton désir y soit la seule loi,
Que rien n'accède à lui de l'éloge ou du blâme,Grave sur ton seuil blanc le mot magique : « Moi. »
Puis, cent verrous, et clos ta porte au vent qui passe !
Fermé tes quatre murs au quadruple.horizon,Et si le toit te pèse, ouvre-le vers l'espacePour que l'âme du ciel entre dans ta maison !
Alors, au plus secret de la mystique enceinte,Tu dresseras l'autel de fer, prêtre ébloui,L'autel de fer et d'or où ta volonté sainte
Doit célébrer ton rêve et s'adorer en lui.
Chante ! Nul n'entendra ton hymne, et que t'importe?Chante pour toi; ton coeur est l'écho de ton coeur!
Les déserts élargis rendront ta voix plus forte,
Les déserts chanteront pour te répondre en choeur.
Chante l'amour sacré qui vibredans tes moelles!
Chante pour le bonheur de t'entendre chanter,
Chante pour l'infini, chante pour les étoiles,
Et ne demande pas aux hommes d'écouter !
Seul! Divinement seul! Car l'exil, c'est du rêve;
C'est le lait de la force et le pain des vertus ;
C'est l'essor idéal du songe qui s'élève,
Et le seuil retrouvé des paradis perdus.
Tu n'as qu'une patrie au monde, c'est toi-même!
Chanté pour elle, et sois ton but, et sois ton voeu !
Chante, et quand tu mourras, meurs dans l'orgueil suprême
D'avoir vécu ton âme et fait vivre ton Dieu!
(Seul.)9
Tg POÈTES CONTEMPORAINS
LE LEGS
Je te lègue cet hymne où j'ai mis ton sourire,
O mon inaccessible amie, et ton regard :
Voici les vers où ta beauté venait s'écrire.
Ils sont presque ton oeuvre et tu les connais tard,
Puisque je les ai dits trop loin de ton oreille;
Mais de tout ce qui fut mon âme, c'est ta part.
Lorsque je serai mort et que tu seras vieille,
Mon amour restera la fleur de ta beauté,
Et par lui survivront les fleurs mortes la veille.
Ju né dois plus mourir depuis qu'il a chanté :
Car le Verbe est debout, hors du temps méprisable,Et ce qui fut pensé dure en l'éternité.
Les siècles passeront, comme un vent sur le sable,
Et leur souffle de nuit peut balayer les cieux,Mais rien n'abolira le rêve impérissable.
Hors des âges! Le Verbe est l'essence des dieux,La chair s'immortalise en devenant l'idée,Et je te fais ce don d'avoir vécu tes yeux!
J'ai pensé ta blancheur furtive, et l'ai fondée;J'ai créé tes cheveux et le bruit de ton pas :Ils seront, et la Mort en est dépossédée.
Prends donc ces vers, par qui tu ne périras pas,Vers immortels, encor que nul ne les connaisse,Et mets-les sous ta nuque à l'instant du trépas,
Pour quêtes cheveux blancs dorment sur ta jeunesse.
EDMOND HARAUCOURT Ig
MON COEUR SAUTE VERS TOI...
Mon coeur saute vers toi comme un chien vers son maître,Et je sens que ma vie accourt à fleur de peau;Tout mon être t'espère, et quand tu vas paraître,Ma chair te reconnaît au bruit de ton manteau.
Avant que tu sois là, ma chair t'a reconnue ;Mais alors même enfin que je t'ai dans mes bras,Mon esprit anxieux doute de ta venue,Et je ne peux pas croire encor que tu viendras.
Car je te vois trop loin et là-haut, dans la gloireDont mon propre respect te nimbe et te défend,Et je t'aime d'en bas, sans même oser y croire,Comme j'aimais les dieux lorsque j'étais enfant.
J'ai peur, en m'approchant, des splendeurs où je monte
Parce que mes baisers sont indignes des tiens ;Ton oeil clément a beau sourire vers ma honte :
Ce qu'il daigne oublier, c'est moi qui m'en souviens.
Plus tu descends vers moi, plus mon coeur te voit haute,
Et lorsque tu t'en vas, c'est un mal presque doux :
II me semble quitter un dieu dont j'étais l'hôte,
Et j'adore mon front qui toucha ses genoux.
(fféro et Léandre.)
LA PITIÉ .
Le monde était dans Rome, et Rome dans la fange.
L'Olympe s'écroulait sur son autel pourri.
L'or régnait. La vertu de l'homme avait tari,
Comme une vigne après les temps de la vendange.
20 POETES CONTEMPORAINS
La terre était sans but sous un ciel sans amour ;
Le vice purulait sur le pavé des villes;
Les sénats et les rois ployaient leurs cous serviïes,
Et les peuples enfants vieillissaient en un jour.
Les affranchis trônaient; les vierges étaient nues;
Les esclaves mâchaient la haine entre leurs dents;
L'air puait : jusqu'au fond des brumeux occidents
La vieillesse de Rome empoisonnait les nues.
Dans le choeur des gaîtés qui mentaient à grand bruit,
Tremblante, le front ceint de roses et l'oeil terne,
L'antique Vérité s'enivrait de Falerne
Pour ne pas voir la mort descendre avec la nuit...
Et la mort descendait lentement dans les âmes :
Sur les douleurs et sur les voeux, la mort neigeait,Fanant l'espoir, couchant l'effort sur le projet,Et les rêves tombaient à force d'être infâmes.
Alors, la terre en feu s'entr'ouvrit tout à coup !
L'océan réclama le signal d'un déluge,Le tonnerre gronda dans l'espace, et le Juge,S'étant penché, tourna sa face avec dégoût.
« O Père! Tu leur as annoncé le Messie,Et tu l'as annoncé pour les j ours de malheur ;Le Fils que tu leur as promis, donne-le-leur!Les âges sont venus que veut la prophétie.
« Jamais l'humanité n'a souffert aussi bas.
Seigneur! Il faut guérir la peine universelle;Elle m'attend! Dis-moi de descendre vers elle;Car tout s'en va périr si ton Fils ne meurt pas !
EDMOND HARAUCOURT 21
— « 0 mon Fils, tu dis vrai, leur détresse est profondeMais si tu vas vers eux tu souffriras en vain :
Rien ne leur restera du passage divin
Que des mots, et les mots ont dévasté le monde!
« La terre entendra mal et se souviendra peu :
On aura tôt fini d'abolir ta pensée !
Ton oeuvre est morte, avant que d'être commencée,
Car la race d'Adam doit méconnaître Dieu!
« Trahi par le tombeau, déçu par tes apôtres,Ton Verbe, sans ta voix, ne sera que leur voix :
Les peuples de demain vaudront ceux d'autrefois,
Et les temps que tu veux naîtront pareils à d'autres :
« Regarde! » — Et le Seigneur lui montra l'avenir,
Nos siècles et nos coeurs, Rome semblable à Rome,
L'Européen sang, l'Église, et l'homme toujours homme,
Et la vieille douleur qui ne veut pas finir...
Ayant tout vu, le Fils se tourna vers le Père;
Les larmes ruisselaient de ses yeux, longuement :
« Je les aurai du moins consolés un moment... »
Et Jésus descendit quand même sur la terre.
(L'Espoir du Monde.
RENONCEMENT
La poésie est morte en moi ;
Je regarde tout sans émoi
Et j'assiste;
Les êtres vont, les choses sont :
Plus rien ne me donne un frisson
Gai ni triste.
22 POETES CONTEMPORAINS
J'examine, j'entends, je vois,
Mon oeil constate et nulle voix
Ne s'élève;
Le temps est fait, l'amour est mort;
J'ai perdu le goût de l'effort
Et du rêve.
J'ai trop pensé, j'ai trop compris;J'ai fait tout le tour des esprits
Et des âmes;
Il est tard et je suis très vieux;Je sais le mensonge des dieux
Et des femmes.
Je sais les voeux et les espoirs,Les matins d'audace et les soirs
De démence;Je discerne le dénouement
Avant que le commencement
Ne commence.
Adieu la rade et les vaisseaux
En partance! Adieu les oiseaux
De passage!Je m'immobilise, arrêté
Dans la morne sérénité
D'être un sage.(Inédit en librairie.)
RAOUL PONCHON
né à la Roche-sur-Yon (Vendée) en 18k8,mort à Paris en 1937.
BIBLIOGRAPHIE POETIQUE
Gazettes rimées (Le Courrier Français, de 1886 à 1908. — Le
Journal, de 1897 à 1920). — La Muse au Cabaret (Fasquelle, édi-
teur, Paris, 1920).
VIVE L'EAU
Je t'ai maudite bien des fois,Eau du ciel, en mon ignorance ;
N'ayant guère de déférence
Sinon pour le vin que je bois..,
Sans eau que deviendrait la Vigne ?— Vive la Vigne! mes amis. —
Rien que d'y penser, j'en blêmis,Et du même coup je me signe.
Sans eau, l'on verrait avant peuSes gracieuses branches tortes,Ainsi que des couleuvres mortes
Se vider sous un ciel de feu.
Sans eau, plus de rouges automnes!
Partout en France, c'est la nuit.
Plus de vendanges! tout est cuit.
Plus de vin chantant dans les tonnes !
Adieu les fastueux coteaux,
Pourpre et or ainsi que des chapes !
Autour des ceps non plus de grappes
Que sur des manches de couteau...
Vive l'eau courante des fleuves!
L'eau qui sommeille au fond des. puits,La rosée intime des nuits,
La pluie animant les fleurs neuves!
Vive l'eau des lacs, des ruisseaux!
L'eau des fontaines, l'eau des sources,
Où, la nuit, vont boire les ourses,
Et, le jour, les petits oiseaux !
26 POÈTES CONTEMPORAINS
Vive l'eau, là-bas, vers les saules.
Qui baigne avec amour les lis
Et les roses de nos Philis.
C'est même un de ses plus beaux rôles.
Oui, que l'eau vive à tout jamais!Je sais qu'elle se meurt de honte
D'être l'eau, mais, au bout du compte,
La malheureuse n'en peut mais.
Il faudrait être plein de vice
Pour ne la point prendre en pitié.
Moi, qui ne l'aime qu'à moitié,
Comme elle rend quelque service,
Je jure sur mon lavabo,Devant le Seigneur qui m'écoute,D'en boire parfois une goutte,
Quand il pleuvra sur mon tombeau.
SECHERESSE
Les champs ont soif, les malheureux !
Moi, de même. Pitié pour eux!
Vierge Marie,Aussi pour moi, je vous en prie.
Voyez, clochant sur leurs fémurs,Les blés, avant qu'ils ne soient mûrs.
A la malheure!
Ils seront fichus tout à l'heure.
Et moi, Madone, qui n'ai bu
Depuis la mort du père Ubu,
Voyez ma gorge...Il n'y passerait un grain d'orge.
RAOUL PONCHOS - 27
Voulez-vous faire des heureux?...
Du vin pour moi, de l'eau pour eux.
Oh! l'oeuvre pie
Que de guérir notre pépie!
Intercédez, Reine des lis!
Auprès de votre divin fils :
Rien ne le touche
Comme un mot dit par votre bouche!
Dès qu'il entendra votre voix,Je suis sûr qu'il me dira : bois,
Te désaltère,
Il dira, de même, à la terre.
Et, dans l'instant, il répandraUn bienfaisant Niagara,
D'une main preste,D'eau divine et de vin céleste.
« Voici de l'eau, vous dira-t-il,
Chère maman, à plein baril,
A pleine tonne,
Pour que ta campagne mitonne.
« Voilà du vin pour ton ponchon,
Voilà du vin pour ce cochon...
Qui croit-que vivre
Ne vaut qu'autant que l'on est ivre. »
Et tout aussitôt je verrai
Un vin sympathique et doré
Sourdre, rapide,
Dans mon verre à cette heure vide.
28 POÈTES CONTEMPORAINS
Tout aussitôt les lourds épis
Réveillés, sans plus de répits,
Gonflés de sèves,
Se tiendront droits comme des glaives.
Et vous verrez les pauvres gens
A pas nombreux et diligents,En vos chapelles,
Apporter leurs primes javelles.
En procession ils iront
Ceindre, ô Madone! votre front
De margueritesEt de lis, vos fleurs favorites.
Et moi le profane rimeur,
Si j'en dois croire la rumeur,
Moi, dont la muse
Est une bacchante camuse,
Je saurai bien, dans un couplet,Vous égrener un chapelet
De rimes blanches,
Sur ma lyrette des dimanches.
LA SALADE
Les Journaux,viennent de nous révélerque la salade est le véhicule de dangereuxmicrobes et des vers intestinaux, dontvoici quelques-uns :
Échinocoque, trichocéphale-dispar,
Anguillule, amoeba coli, loinbricoïde
Ascarides, ankylostome nicobar,
Oxyure vermiculaire, balantide...J'en passe et des meilleurs. Tels sont, mes chers enfants,
RAOUL PONCHON 29
Entre mille autres, qui vivent à nos dépens,Les vers intestinaux, les monstrueux reptiles,Sans compter les crochus et virguleux bacilles,
Qui rongent, sapent, scient, sucent nos intestins,
Quand nous faisons intervenir, dans nos festins,Ce que-vous appelez, moi de même, salade.
Rien qu'à vous les nommer TOUS m'en voyez malade.
Pensez donc à ceci que. chaque individu
De cette faune obscure, en nos tripes rendu,Y détermine telle ou telle maladie :
Le « balantidium » une balantidie,' Le « dispar » vous fait disparaître jusqu'à l'os
Et le moindre Iombrix vous vaut le tétanos,
Que si vous avalez un simple ankilostome,Vous pouvez devenir une ombre de fantôme.
Songez qu'en dévorant un méchant pissenlit,.Vous risquez d'attraper un amoeba-coli;Et que l'échinocoque ainsi que l'anguilluleVous désagrégeront, cellule par cellule.
Autant vaut avaler ton sabre, ô Damoclès !
Qu'être lombricoé par un ascarides.,.
Je me sens tricoté par un tricocéphale !...
O ma tête! ma tête! ô ma pauvre céphale!
Adieu donc, ô salade ! ô raiponce ! ô chicon !
Capables d'enrichir en un jour l'Achéron.
Adieu, scarole jaune, et toi, verte laitue,
Que nous croyions inoffensive et qui nous tue!
Quel coup dur pour l'oeuf dur! Adieu, toi, le cresson!
Tu n'es plus la « santé du corps » de la chanson.
Bonsoir la betterave et la douceâtre mâche !
Endive de malheur, et céleri, grand lâche !
Chicorée! ah mon Dieu! c'est fini de friser!
Barbe de capucin!... qui voudrait te raser?...
00 POETES CONTEMPORAINS
NOCTURNE
Oh! les durs, durs pavés
Pour les petits pieds nus
Des enfants perdus,Des enfants trouvés !
Oh! pour les non-repus,Et pour les sans-logis,
Les étés finis,
Les hivers venus !
Oh! pour* tous les errants,
Poètes, chiens et fous,
Le gaz aux yeux roux,
La Lune aux yeux blancs!
RONDEL
Ah! la promenade exquise
Qu'ils ont faite, tous les deux,
Mon corps, ce monstre hideux,
Mon âme, cette marquise,
Dans la Vie, au milieu d'Eux!...
Et l'un et l'autre à sa guise.Ah! la promenade exquise,
Qu'ils ont faite, tous les deux!
Si mon corps, que le Mal grise,Prit des chemins hasardeux,Mon âme dut plaire aux Dieux,Étant au Bien tout acquise,Ah! la promenade exquise!
(La Muse au cabaret.'
FRANCIS V1ÉLÉ-GRIFFIN
né à Norfolk, en Virginie (Etats-Unis d'Amérique) en 186i,mort à Bergerac en 1937.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Cueille d'Avril, poèmes (Vanier, Paris, 1886).— Les Cygnes
(AIcan=Lévy, Paris, 1887. —^ Vanier, 1892).— Joies (Tresse et
Stock, Paris, 1889). — La Chevauchée d'Yeldis (Vanier, i8g3). —
IWav (Mercure de France, 1894). — Laus Veneris, poèmes de
Swinburne (id., 1897).— Phocas le Jardinier (id.., 1898). — La
Légende ailée de Ssvieland le Forgeron, poème (éd. 1900).—
L'Amour sacré (Bibliothèque de l'Occident, igo3). — Plus loin
(Mercure de France, 1906).— La Lumière de Grèce (Nouvelle
Revue Française, Paris, 1912).— Voix d'Ionie(Mercure de France,
191/j.). — La Rose au Flot (éd. 1922). — Le Domaine royal (id.,
1923). —Choix de Poèmes (id., 1924). —~Le Livre des Reines (id.,
CES HEURES-LA
Ces heures-là nous furent bonnes,Comme des soeurs apitoyées;Heures douces et monotones,Pâles et de brumes noyées,Avec leurs pâles voiles de nonnes.
Ne valaient-ils donc pas nos rires,Ces sourires sans amertumes
Vers le lourd passé dont nous fûmes?
Ah! chère, il est des heures pires
Que ces heures aux voiles de brumes.
Elles passaient en souriant— Comme des nonnes vont priant
—*
Dé lueurs opalines baignées,Les douces heures résignées.
Va, nos âmes sont encor soeurs
Des heures de l'automne grises,Dont la pénombre dans nos coeurs
Estompait les vieilles méprisesEt nous ne voyions plus nos pleurs.
(Cueille d'avril.)
CHANSON
J'ai pris de la pluie dans mes mains" tendues— De .la pluie chaude comme des larmes —
Je l'ai bue comme un philtre, défendu
A cause d'un charme;
Afin que mon âme en ton âme dorme.
3
34 POÈTES CONTEMPORAINS
J'ai pris du blé dans la grange obscure
— Du blé qui choit comme la grêlé aux dalles —
Et je l'ai semé sur le labour dur
A cause du givre matinal;
Afin que tu goûtes à la moisson sûre-
J'ai pris des herbes et des feuilles rousses,— Des feuilles et des herbes longtemps mortes —
J'en ai fait une flamme haute et douce
A cause de l'essence des sèves fortes;
Afin que ton attente, d'aube fût douce.
Et j'ai pris la pudeur de tes joues et ta bouche
Et tes gais cheveux et tes yeux de rire,
Et je m'en suis fait une aurore farouche
Et des rayons de joie et des cordes de lyre— Et le jour est sonore comme un chant de.ruche!
(Cueille d'avril.)
MATINEE D^HIVER
Ouvre plus grande.la fenêtre;L'air est si calme, pur et frais, .
Que les ormeaux et que les hêtres
Sont tout vêtus et tout drapés,De branche en branche, de neige blancheEt que la haie et la forêt
Emmêlent des dentelles frêles,Et le grand chêne ouvre des ailesDe cygne blanc contre le ciel...
Sous le voile vierge de l'an neuf,Le labour s'unit à la friche
FRANCIS VIÉLE-GRIFFIN 35
Et la colline se mêle au fleuve,
L'arpent du pauvre au champ du riche;Un même manteau de silence
Vêt, de ses longs plis blancs et bleus,La grand'route et le clos de Dieu.
— Soudain, le carillon s'élance
Et glisse sur la plaine, joyeux,Comme un patineur matineux
Tournoie et vire et recommence,
Rose d'aurore et de son jeu;
Et l'hymne rose de tes joues,Fleuries au seul baiser de l'air,Chante en la voix des cloches claires ;La neige rayonne autour de nous
Et t'encercle d'une lumière
Si froide que tes cheveux blonds
Brûlent — comme un or scintille et fond
Au creuset crayeux de l'orfèvre —
Et que rires autour de nous
Montent, comme un encens, de nos lèvres.
Car je t'ai chaussée, à genoux,D'ailes légères comme une aile d'aronde,
Et tu vas effleurant la vierge glace bleue
Comme une aronde effleure l'onde,
Avant la pluie, à la Dame-d'Août,
Quand l'ombre même a soif et l'air lourd est de feu ;
Et je cherche l'été au fond de tes yeux bleus.
(La Clarté de Vie.)
36 POETES CONTEMPORAINS
PETIT FLORILEGE
Crois : Vie ou Mort, que t'importe,
En l'éblouissement d'amour!
Prie en ton âme forte :
Que t'importent nuit et jour?
Car tu sauras des rêves vastes
Si tu sais l'unique loi :
Il n'est pas de nuit sous les astres,
Et toute l'ombre est en toi.
Aime : Honte ou Gloire, qu'importe.
A toi, dont voici le tour?
Chante, de ta voix qui porteLe message de tout amour?
Car tu diras le chant des fastes .
Si tu dis ton intime émoi :
Il n'est pas de fatals désastres,Toute la défaite est en toi.
n
Ne croyez pas,Pour ce qu'avril rit rose
Dans les vergersOu pâlit de l'excès voluptueux des fleurs,
Que toutes choses
Sont selon nos gais coeurs,Et qu'il n'est-plus une soif à étancher.
Ne croyez pas,Glorieux des gloires automnales,Ivres des vins jaillis que boit l'épi qu'on foule,Qu'il n'est plus une faim que rien ne soûle :Car décembre est en marche dans la nuit pâle.
FRANCIS VIÉLÉ-GRIFFIN ?>"]
Oui, mais ne croyez pas'— Parce qu'autour de vous toute âme est vile,Et que la foule adore son vice servile;.Parce que, sur la.plaine, où le Mystère halète!
Courbant l'épi, froissant la feuille, d'ailes inquiètes,Grandit la ville—;
Ne croyez pas— Bien que tout coeur soit bas —
Que le vieil Angélus sonne à jamais le glas;
Croyez, sachez, crie2 à pleine voix
Que l'Amour est vainqueur et que l'Espoir est roi!
LA PARTENZA
(Fragments)
On part... et l'automne morose
Que l'on croise au tournant du chemin
Flétrit d'un souffle les roses
Qu'on emportait dans la main;
On part, et la pluie, éployéeComme une aile, vous frôle la joue :
La pluie banale a noyéTes larmes et les mêle à la boue.
On part vers l'aventure neuve;
Hier est là en sa jeune beauté
Qui sourit sous son voile de veuve ;
On part— et l'on pourrait rester...
Rester? tu es folle, pensée!
On serait seul — rien ne dure —.
Rester comme une ombre aux croisées,
Comme un portrait qui sourit au mur?
POETES CONTEMPORAINS
C'est déjà trop qu'on s'attarde;
Notre heure est loin sur la route
— Qu'est-ce donc que tu regardesLà-bas? Qu'est-ce que tu écoutes?
Rester! il ne reste rien
Des rires, des rêves, de l'été...
Ils s'en furent par d'autres chemins.
Je suis las d'avoir été.
« N'est-il une chose au monde,
Chère, à la face du ciel— Un rire, un rêve, une ronde,
Un rayon d'aurore ou de miel —
N'est-il une chose sacrée—" Un livre, une larme, une lèvre,Une grève, une gorge nacrée,Un cri de fierté ou de fièvre —
N'est-il une chose haute,Subtile et pudique et suprême— Une gloire,, qu'importe ! une faute,Auréole ou diadème—
Qui soit comme une âme en notre âme,Comme un geste guetté que l'on suive,Et qui réclame, et qui proclame,Et qui vaille qu'on vive... »
(Plus loin.)
HELENE VACARESCO
née à Bucarest (Roumanie) en 1866.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les chants d'aurore (Alphonse Lemerre, Paris, 1886).— L'âme
sereine (id., 1896). — Lueurs et Flammes (Plon-Nourrit et Cle,
Paris, igo3j. — Le Jardin passionné (id., 1910). — La Dormeuse
éveillée (id;, 1914)-— Dans l'Or du soir (Bloud et Gay, Paris,
1927).
IL PASSA"
Il passa! J'aurais dû sans douteNe point paraître en son chemin ;Mais ma maison est sur sa route ;Et j'avais des fleurs dans ma main.
Il parla : j'aurais dû peut-êtreNe point m'enivrer de sa voix ;Mais l'aube emplissait ma fenêtre,Il faisait avril dans les bois.
Il m'aima : j'aurais dû sans doute
N'avoir pas l'amour aussi prompt ;
Mais, hélas! quand le coeur écoute,C'est toujours le coeur qui répond.
Il partit : je devrais peut-êtreNe plus l'attendre et le vouloir ;Mais demain l'avril va paraître,
Et, sans lui, le ciel sera noir.
(L'Ame sereine.)
AUX BORDS DE L'OLT
Parmi les chauds parfums d'avril aux folles luttes,J'écoutais sur la rive où passait un berger,Au bruit double et charmant des syrinx et des flûtes,
Parmi l'herbe et le saule accourir l'Oit léger.
42 POÈTES CONTEMPORAINS
L'Oit du haiduck barbare et du blanc voëvode,
L'élégiaque et doux Oit triste et furieux,
Large comme une épée et hardi comme une ode,
L'Oit vif de mes héros, l'Oit altier de mes dieux.
Je disais : Fleuve ami, beau faiseur de légendes,
Que ne peux-tu blanchir encor de tes remous
Le guerrier fier parmi le tourbillon des bandes,
Le guerrier jeune avec son air sauvage et doux.
Celui dont se parlaient les aïeules moldaves,
Princesses au manteau cerné de chinchilla,
Et qui, dans les manoirs où l'on rêvait des braves,
Au moindre bruit disaient : Peut-être le voilà !
Mince, vêtu d'argent, d'or souple et de fourrure,
La toque étroite au front brun, chevelu, hardi,Il portait tous les coeurs pendus à sa ceinture;Ses yeux étaient plus chauds qu'un parfum à midi.
Son sabre était léger comme un vol d'étincelle ;Une langueur d'Asie errait en ses doigts lents ;Il jetait tour à tour au cuir bleu de sa selle
L'amoureuse enivrée ouïes captifs sanglants.
N'est-ce pas! mon cher Oit, tu savais ses victoires?Tu laissais s'abreuver son cheval dans tes eauxEt tu viens soupirer autour de nos mémoires :Ah! si, pour être aimée, on avait des héros!
Si j'avais eu jadis un héros de ma racePour l'aimer sur les bords de l'Oit fougueux et fort,Bien au delà du temps, de l'ardeur, de l'audace,Au déjà de la chair, de l'âme et de la mort !
(La Dormeuse éveillée.)
HÉLÈNE VACARESCO 43
DETACHEE
Mes yeux, ne suivez plus la lune langoureuse!Mes mains, n'égarez point vos caressants loisirs
Dans l'herbe souple et drue ou dans la source heureuse !
Je veux vous détacher, mes yeux, de vos désirs.
De tout ce qui vous plaît^ mes mains, je vous détache :
Que tiédeur et fraîcheur vous manquent tour à tour!
Et vous qui poursuivez tout ce que l'ombre cache,
Mes jreux, reposez-vous d'avoir vu tout l'amour !
Ne touchez plus la flamme, ô mes mains dévorantes,
Frêles de contenir votre propre chaleur,
Et vous, mes doigts glacés aux frissons des attentes,
Ne plongez plus dans l'air votre geste enjôleur!
Ne cherchez plus une eau pour vous revoir vous-mêmes,
Mes yeux, pleins de vertige et de fatalité,
Car vous portez en vous les horizons extrêmes,
O mes yeux voyageurs, où vous avez été!
Mes bras, ne bercez point les voluptés éteintes
Dont Arous ne pouvez plus ni blêmir ni brûler !
Fermez-vous, mes regards, fermez-vous, mes étreintes,
Car l'espace et l'ardeur n'ont rien à vous donner.
(La Dormeuse éveillée.)
PRÉSENCE
Mets la clef dans la serrure,
La lampe près du miroir,
Pour que mon coeur se figure
Qu'il est moins seul et moins noir.
4/J POÈTES CONTEMPORAINS
Des mains frappent la fontaine,
Quelqu'un cherche à meurtrir l'eau
Où je lave au soir la laine
Et le matin mon fuseau.
La douleur de l'eau qu'on blesse
Entre en moi comme un poignard :
Oh! ferme la porte épaisse,Ferme le volet criard !
L'ombre où bat le vol des trembles
Court sur le pavot pourpré :
Je sais bien pourquoi tu trembles,
Pourquoi ma porte a pleuré.
Nul ne peut pousser ma porte,Car quelqu'un est sur le seuil,
L'image invisible et forte
Attend toujours mon accueil.
Elle attend que je lui dise :
Entre, voici le miroir
Où souvent je noie et puiseMa face de désespoir.
•Je sais ses yeux couleur d'herbe, •
Ses bras aux parfums de pré,Elle a la forme et le verbe
Des choses dont je mourrai.
Ma porte est toujours ouverte,Mon logis n'est jamais clos,Parce que cette ombre inerteBarre mon seuil sans repos.
(La Dormeuse éveillée.)
HELENE VACARESCÔ
ON NE SAIT RIEN
On danse aux pieds de la colline...On ne sait rien...
Le ruisseau court, la fleur s'incline,L'Aurore vient.
On chantonne le long des Jbranches,On ne sait rien...
L'air est rose, les roses blanches,Et l'amour vient!
On soupire autour des broussailles...
On ne sait rien...
Quoi! des baisers, des fiançailles?La douleur vient...
Et l'on songe, aux pieds de la Vie,
Qu'on ne sait rien ;Le jour meurt; la plaine est franchie...
Et la nuit vient.
(La Dormeuse éveillée.)
JE T'AI VU...
C'était au golfe heureux où la vue intrépideComme un souple avion franchit la Propontide.
Ombre entre toutes chère, ô fantôme, ô passant,Dont je n'ai pu guérir ni mon coeur ni mon sang,
Tu parus! lé cyprès svelte et le sycomore .
Se courbaient sous l'air vif qui venait dû Bosphore.
Je n'ai su ni ta voix, ni ton nom, ni tes dieux,
Et pourtant ton regard remplit mon sort d'adieux.
46 POÈTES CONTEMPORAINS
Farouche et pur visage aux grands yeux de victoire,
Forme haute debout au front du promontoire...
Et ta secrète image à jamais dormira
Dans le calme murmure où meurt la Marmara.
O FIANCE!
Je vous adore, ô fiancé des bienheureuses.
C'est vous que j'ai voulu, c'est vous qui me fuyiez
Déjà, quand jeune et vive, au soupir des yeuses,J'entendais les oiseaux assourdir les halliers.
Ouvrant mes bras brûlants sur l'air plein de promessesJe vous voyais, éphèbe triste aux graves yeux.Mais la Vie était là, farouche chasseresse,
Qui me disait: «Viens-t'en, nous irons vers les dieux. »
En vain à ton manteau bleu comme l'étang triste
Je suspendais mes mains qui frissonnaient de toi :
J'étais celle que nul ne retient et n'assiste,Seule comme un parfum égaré sur le toit.
Et j'entendais danser la chasseresse étrange...Les flèches de son arc s'enfonçaient dans mon sang.O fiancé des bienheureuses, toi que l'angeOse à peine nommer, et qu'on voit et qu'on sent
Dans toute volupté mettre un brûlant reproche,Que ne m'avez-vous prise aux jours blancs où j'étaisPure comme sur l'onde un long frisson de cloche?Et que ne fûtes-vous mon ivresse et ma paix?
Ah, si vous m'aviez prise, ô fils de la colombe,Ah, si j'avais par vous goûté vinaigre et fiel,J'aurais, entre vos bras, dormi dans votre tombeEt j'aurais près de vous souri dans votre ciel.
(Dans l'Or du Soir.)
MAURICE MAETERLINCK
né à Gand (Belgique) en 1862.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Serres Chaudes (Vanier, Paris, 188g.— Lacomblez, Bruxelles,
i8go). -^Serres Chaudes, suivies de Quinze Chansons (Lacomblez,igoo). —- Douze Chansons (Stock, Paris, i8g7 et 1923).
ORAISON
Mon âme"a peur comme une femme.
Voyez ce que j'ai fait, Seigneur,De mes mains, les lys de mon âme,De mes yeux, les cieux de mon coeur !
Ayez pitié de mes misères !
J'ai perdu la palme et l'anneau ;
Ayez pitié de mes prières,Faibles fleurs dans un verre d'eau.
Ayez pitié du mal des lèvres,
Ayez pitié de. mes regrets ;Semez des lys-le long des fièvres
Et des roses sur les marais.
Mon Dieu ! d'anciens vols de colombes
Jaunissent le ciel de mes yeux,
Ayez pitié du lin des lombes
Qui m'entoure de gestes bleus !
DESIRS D'HIVER .
Je pleure les lèvres fanées-
Où les baisers ne sont pas nés,
Et les désirs abandonnés
Sous les tristesses moissonnées.
Toujours la pluie à l'horizon!
Toujours la neige sur les grèves !
Tandis qu'au seuil clos de mes rêves,
Des loups, couchés sur le gazon,
POETES CONTEMPORAINS
Observent en mon âme lasse,
Les yeux ternis dans le passé,
Tout le sang autrefois versé
Des agneaux mourants sur la glace.
Seule la lune éclaire enfin
De sa tristesse monotone,
Où gèle l'herbe de l'automne.
Mes désirs malades de faim.
AME DE NUIT
Mon âme en est triste à la fin ;
Elle est triste enfin d'être lasse,
Elle est lasse enfin d'être en vain.
Elle est triste et lasse à la fin
Et j'attends vos mains sur ma face.
J'attends vos doigts purs sur ma face,Pareils à des anges de glace,J'attends qu'ils m'apportent l'anneau;J'attends leur fraîcheur sur ma face,Comme un trésor au fond de l'eau.
Et j'attends enfin leurs remèdes,Pour ne pas mourir au soleil !
Mourir sans espoir au soleil !
J'attends qu'ils lavent mes yeux tièdesOù tant de pauvres ont sommeil !
Où tant de cygnes sur la mer,De cygnes errants sur la mer,Tendent en vain leur col morose,Où le long des jardins d'hiverDes malades cueillent des roses.
MAURICE MAETERLINCK 5l
J'attends vos doigts purs sur ma face,Pareils à des anges de glace,Jattends qu'ils mouillent mes regards,L'herbe morte de mes regards,Où tant d'agneaux las sont épars !
(Sei-res chaudes.)
CHANSON
On est venu dire
(Mon enfant, j'ai peur),On est venu dire
Qu'il allait partir...
Ma lampe allumée
(Mon enfant, j'ai peur),Ma lampe allumée,Me suis approchée...
A la première porte
(Mon enfant, j'ai peur),A la première porte,La flamme a tremblé...
A la seconde porte
(Mon enfant, j'ai peur),A la seconde porte,La flamme a parlé...
A la troisième porte
(Mon enfant, j'ai peur),A la troisième porte,La lumière est morte.
(Douze Chansons.)
POETES CONTEMPORAINS
L'INFIDELE
Et s'il revenait un jour
Que faut-il lui dire ?
— Dites-lui qu'on l'attendit
Jusqu'à s'en mourir.
Et s'il m'interroge encore
Sans me reconnaître ?— Parlez-lui comme une soeur.
Il souffre peut-être...
Et s'il demande où vous êtes,
Que faut-il répondre?— Donnez-lui mon anneau d'or
Sans rien lui répondre...
Et s'il veut savoir pourquoiLa salle est déserte?
— Montrez-lui la lampe éteinte
Et la porte ouverte...
Et s'il m'interroge alors
Sur la dernière heure ?— Dites-lui que j'ai souri.
De peur qu'il ne pleure...
(Douze Chansons.)
PAUL CLAUDEL
né à Villeneuve-sur-Fère-en-Tardenois (Aisne) en 1868.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Tête d'or (L'Art indépendant, Paris, 1890). — La Ville (id,,i8g3). — L'Arbre (Tête d'or, La ville, L'Échange, Le Repos dû
Septième Jour, la Jeune fille Violaine) (Mercure de France, 1901).— Les Muses (Éditions de l'Occident, igo5). — Cinq grandesOdes (id., 1910; édition augmentée à la Nouvelle Revue Fran-
çaise, igi3). — Cette heure qui est entre le Printemps et l'Été (N. R.
F., igi3).— Deux Poèmes d'été (igi4). *—Corona benignitatis
anniDei (igi5). — La Messe là-bas (1919). —' Ode jubilaire pourle Sixième Centenaire de la mort de Dante (1921). —^ Poèmes de
guerre 1914-1916 (parus en 1922).—-Feuilles de Saints (1925). -—7
Morceaux Choisis (Nouvelle Revue Française, 1925). —< La
Cantate à Trois Voix, suivie de la traduction de Poèmes de
Coventry Patmore et de Thompson (ig3i).— Écoute, ma fille!
(ig34). — Paul, qui es-tu? (1937).
LA MUSE QUI EST'LA GRACE"
[Fragment)
ANTISTROPHE III
— Tu m'appelles la Muse et mon autre nom est la
Grâce, la grâce qui est apportée au condamné et par
qui sont foulées aux pieds la loi et la justice.Et si tu cherches la raison, il n'en est point queCet amour qu'il y a entre toi et moi.
Ce.n'est point toi qui m'as choisie, c'est moi qui t'ai
choisi avant que tu ne sois né.
Entre tous les êtres qui vivent, je suis la parole de
grâce qui est adressée à toi seul.
Pourquoi Dieu ne serait-il pas libre comme toi? Ta
liberté est l'image de la sienne. •'•'•-
Voici que je m'en suis allée à ta rencontre, comme
la miséricorde qui embrasse la justice, l'ayant suscitée.
Ne cherche point à me donner le change. N'essaye
point de me donner le monde à ta place,Car c'est toi-même que je demande.
O libérateur des hommes! ô reunisseur d'images et
de cités !
Libère-toi toi-même ! Reunisseur de tous les hommes^
réunis-toi toi-même ! .
Sois un seul esprit! sois une seule intention!
Ce n'est point l'auge et la truelle qui rassemble et
qui construit,
C'est le feu pur et simple qui fait de plusieurs choses
une seule.
.Connais ma jalousie qui est plus terrible que ; la
mort!
C'est la mort qui appelle toutes choses à la vie, ;
56 POETES CONTEMPORAINS
Comme la parole a tiré toutes choses du néant, afin
qu'elles meurent,
C'est ainsi que tu es né afin que tu puisses mourir en
moi.
Comme le soleil appelle à la naissance toutes les
choses visibles,
Ainsi le soleil de l'esprit, ainsi l'esprit pareil à un
foudre crucifié
Appelle toutes choses à la connaissance et voici
qu'elles lui sont présentes à la fois.
Mais après l'abondance d'Avril et la surabondance
de l'été,
Voici l'oeuvre d'Août, voici l'extermination de Midi,
Voici les sceaux de Dieu rompus qui s'en vient juger
la terre par le feu !
Voici que du ciel et de la terre détruits il ne se fait
plus qu'un seul nid dans la flamme,
Et l'infatigable cri de. la cigale remplit la fournaise
assourdissante!
Ainsi le soleil de l'esprit est comme une cigale dans
le soleil.de Dieu.
(Cinq Grandes Odes.)
MAGNIFICAT
(Fragment)
Soyez béni, mon Dieu, qui m'avez délivré dés idoles,Et qui faites que je n'adore que Vous seul, et non point
Isis et Osiris,
Ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, ou la Divinité,ou l'Humanité, ou les Lois de la Nature, ou l'Art, oula Beauté,
Et qui n'avez pas permis d'exister à toutes ces choses
qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votre absence.Comme le sauvage qui se bâtit une pirogue et qui de
cette planche en trop fabrique Apollon,
PAUL CLAUDEL 67
Ainsi tous ces parleurs de paroles du surplus de leurs
adjectifs se sont fait des monstres sans substance,Plus creux que Moloch, mangeurs de petits enfants,
plus cruels et plus hideux que Moloch.
Ils ont un son et point de voix, un nom et il n'y a pointde personne, ,
Et l'esprit immonde est là, qui remplit les lieux déserts
et toutes les choses vacantes.
Seigneur, vous m'avez délivré des livres et des Idées,
des Idoles et de leurs prêtres,Et vous n'avez point permis qu'Israël serve sous lé
joug des Efféminés.
Je sais que vous n'êtes point le dieu des morts, mais des
vivants.
Je n'honorerai point les fantômes et les poupées,ni Diane, ni le Devoir, ni la Liberté et le boeuf Apis.
Et vos « génies », et vos « héros », vos grands hommes
et vos surhommes, la même horreur de tous ces
défigurés.Car je ne suis pas libre entre les morts,
Et j'existe parmi les choses qui sont et je les contrains
à m'avoir indispensable.Et je désire de n'être supérieur à rien, mais un homme
juste.Juste comme vous êtes parfait, juste et vivant parmi les
autres esprits réels...(Cinq Grandes Odes.)
TANT QUE VOUS VOUDREZ,
MON GÉNÉRAL!
Dix fois qu'on attaque là-dedans, « avec résultat pure-
ment local ».
Il faut y aller une fois de plus? Tant que vous vou-
drez, mon Général !
58 POÈTES CONTEMPORAINS
Une cigarette d'abord. Un coup de vin, qu'il est bon!
Allons, mon vieux, à la tienne !
Y en a trop sur leurs jambes encore dans le trois
cent soixante-dix-septième.'
A la tienne, vieux frère! Qu'est-ce que tu étais dans
le civil, en ce temps drôle où ç' qu'on était vivants?
Coiffeur? Moi, mon père est banquier et je crois bien
qu'il s'appelait Legrand.Boucher, marchand de fromages, curé, cultivateur,
avocat, colporteur, coupeur de cuir.
Y-a de tout dans la tranchée et ceux d'en face, ils
vont voir ce qu'il en va sortir !
Tous frères comme des enfants tout nus, tous pareilscomme des pommes.
C'est dans le civil qu'on était différents, dans le
rang il n'y a plus que des hommes !
Plus de père ni de mère, plus d'âge, plus que le
grade et que le numéro,Plus rien que le camarade qui sait ce qu'il a à faire
avec moi, pas trop tard et pas trop tôt.
Plus rien derrière moi que le deuxième échelon,avec moi que le travail à faire,
Plus rien devant moi que ma livraison à opérer dans
l'assourdissement et le tonnerre !
Livraison de mon corps et de mon sang, livraisonde mon âme à Dieu,
Livraison aux messieurs d'en face de cette chosedans ma main qui est pour eux !
(Tant qu'il y aura quelqu'un dans ma peau, tant qu'ily aura un cran à faire à sa ceinture,
PAUL CLAUDEL 5n
. Tant qu'il y aura le type en face qui me regarde dansla figure !)
Si la bombe fait de l'ouvrage, qu'est-ce que c'est
qu'une âme humaine qui va sauter!
La baïonnette? cette espèce de langue de fer qui me
tire est plus droite et plus altérée !
Y a de tout dans la tranchée, attention au chef quandil va lever son fusil !
Et ce qui va sortir, c'est la France, terrible comme
le Saint-Esprit !
Tant qu'il y aura ceux d'en face pour tenir ce qui est
à nous sous la semelle leurs bottes,Tant qu'il y aura cette injustice, tant qu'il y aura
cette force contre la justice, qui est la plus forte,
Tant qu'il y aura quelqu'un qui n'accepte pas, tant
qu'il y aura cette face vers la justice qui appelle,Tant qu'il y aura un Français avec un éclat de rire
pour croire dans les choses éternelles,
Tant qu'il y aura soi! avenir à plaquer sur la table,
tant qu'il y aura sa vie à donner,
Sa vie et celle de tous les siens à donner, ma femme
et mes petits enfants avec moi pour les donner,
Tant que pour arrêter un homme vivant il n'y aura
que le feu et que fer,
Tant qu'il y aura de la viande vivante de Français
pour marcher à travers vos sacrés fils de fer,
Tant qu'il y aura un enfant de femme pour marcher
à travers votre science et votre chimie,
Tant que l'honneur de la France avec nous luit plus
clair que le soleil en plein midi,
6o POÈTES CONTEMPORAINS
Tant qu'il y aura ce grand pays derrière nous qui
écoute et qui prie et qui fait silence,
Tant que notre vocation éternelle sera de vous
marcher sur la panse,
Tant que vous voudrez, jusqu'à la gauche ! tant qu'il
y en aura un seul! Tant qu'il y en aura un de vivant, les
vivants et les morts tous à la fois !
Tant que vous voudrez, mon général! O France,
tant que tu voudras!
(Poèmes de Guerre.)
LA VIERGE A MIDI
Il est midi. Je vois l'église ouverte. Il faut entrer.
Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier.
Je n'ai rien à offrir et rien à demander.
Je viens seulement, Mère, pour vous regarder.
Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela
Que je suis votre fils et que vous êtes là.
Rien que pour un moment pendant que tout s'arrête
Midi!
Être avec vous, Marie, en ce lieu où vous êtes.
Ne rien dire, regarder votre visage,Laisser le coeur chanter dans son propre langage,
Ne rien dire, mais seulement chanter parce qu'on a lecoeur trop plein,
Comme le merle qui suit son idée en ces espèces de
couplets soudains.
PAUL CLAUDEL 6l
Parce que vous êtes belle, parce que vous êtes imma-
culée,
La femme dans la Grâce enfin restituée,
La créature dans son honneur premier et dans son
. épanouissement final,Telle qu'elle est sortie de Dieu au matin de sa splendeur
originale.
Intacte ineffablement parce que vous êtes la Mère de
Jésus-Christ,
Qui est la vérité entre vos bras, et la seule espéranceet le seul fruit.
Parce que vous êtes la femme, l'Eden de l'ancienne ten-
dresse oubliée,Dont le regard trouve le coeur tout à coup et fait jaillir
les larmes accumulées,
Parce que vous m'avez sauvé, parce que vous avez
sauvé la France,Parce qu'elle aussi, comme moi, pour vous fut cette
chose à laquelle on pense,
Parce qu'à l'heure où tout craquait, c'est alors que vous
êtes intervenue,Parce que vous avez sauvé la France une fois de plus,
Parce qu'il est midi, parce que nous sommes en ce jour
d'aujourd'hui,
Parce que vous êtes là pour toujours, simplement parce
que vous êtes Marie, simplement parce que vous
existez,
Mère de Jésus-Christ, soyez remerciée!
(Poèmes de Guerre.)
POETES CONTEMPORAINS
BALLADE
Les négociateurs de Tyr et ceux-là qui vont à leurs
affaires aujourd'hui sur l'eau dans dô grandes ima-
ginations mécaniques,Ceux que le mouchoir par les ailes de cette mouette
encore accompagne quand le bras qui l'agitait a
disparu,Ceux à qui leur vigne et leur champ ne suffisaient pas,
mais Monsieur avait son idée personnelle sur l'Amé-
rique,Ceux qui sont partis pour toujours et qui n'arriveront
pas non plus,Tous ces dévoreurs delà distance, c'est la mer elle-même
à présent qu'on leur sert, penses-tu qu'ils en auront
assez?
Qui une fois y a mis les lèvres ne lâche point facilement
la coupe :
Ce sera long d'en venir à bout, mais on peut tout de
même essayer :
Il n'y a que la première gorgée qui coûte.
Équipages des bâtiments torpillés dont on voit les noms
dans les statistiques,Garnisons des cuirassés tout à coup qui s'en vont par
le plus court à la terre, .
Patrouilleurs de chalutiers poitrinaires, pensionnairesdes sous-marins ataxiques,
Et tout ce que décharge un grand transport pêle-mêlequand il se met la quille en l'air,
Pour eux tous voici le devoir autour d'eux à la mesurede cet horizon circulaire.
PAUL CLAUDEL 63
C'est la mer qui se met en mouvement vers eux, plusbesoin d'y chercher sa route.
Il n'y a qu'à ouvrir la bouche toute grande et à se laisser
faire :
Ce n'est que la première gorgée qui coûte.
Qu'est-ce qu'ils disaient, la dernière nuit, les passagers.des grands transatlantiques,
La nuit même avant le dernier jour où le sans-fil a dit;
« Nous sombrons !»
Pendant que les émigrants de troisième classe là-bas
faisaient timidement un peu de musiqueEt que la mer inlassablement montait et redescendait
à chaque coupée du salon?
« Les choses qu'on a une fois quittées, à quoi bon leur
garder son coeur?
« Qui voudrait que la vie recommence quand il sait
qu'elle est finie toute?
« Retrouver ceux qu'on aime serait bon, mais l'oubli
est encore meilleur : .
Il n'y a que la première gorgée qui coûte.
ENVOI
Rien que la mer à chaque côté de nous, rien que cela
qui monte et qui descend !
Assez de cette épine continuelle dans le coeur, assez de
ces journées goutte à goutte!Rien que la mer éternelle pour toujours, et tout à la
fois d'un seul coup ! la mer et nous sommes dedans !
Il n'y a que la première gorgée qui coûte.
(Feuilles des Saints.)
64 POÈTES CONTEMPORAINS
MAGNA EST VERITAS
Petite baie,
Spectacle de vie tumultueuse et de grand repos,
Où deux fois le jour, sans propos,
L'Océan, avant qu'il ne reflue, s'épanouit,Sous les hautes falaises et loin de la ville énorme,
C'est ici que je m'assois.'
Le monde ira sans moi et je ne crains pas qu'il
faille; ;'
Le mensonge, quand toute son oeuvre est faite,
pourrira. "
La Vérité est grande et elle prévaudra;
Que les gens se soucient, ou non, qu'elle prévaille.
(Traduction de
Coventry Patmore)
ABEILLE ,
Abeilles et pensées,Vous qui, points, or, désirs,Faites des fleurs pénétréesA la fois miel et cire,
Enrichie et dépouillée,L'âme au jasmin comparableSent par vous en elle apportéFrémir un grain délectable.
Parole prête à l'idée! .
Heureux qui, des dieux parente,Te sent sur sa lèvre hésiter,Visiteuse transparente!
(La Cantate à Trois Voix.)
CHARLES MAURRAS
né eu Provence, à Mariigues (Bouches-du-Rhône) en 1868-
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Pour Psyché (Première édition en 1891 ; Réédition Champion,Paris, 1911). — Inscriptions (Librairie de France, 1921).
— Le
Mystère d'Ulysse (Nouvelle Revue Française, 1923).— La
Musique intérieure (Bernard Grasset, Paris, 1925).
POUR PSYCHÉ
Psyché, vous êtes ma penséeVous éleviez votre flambeau
Les hommes vous ont repousséeVous souriez comme un tombeau,
Psyché, vous êtes ma souffrance
Vous vous mourez au vent d'Ailleurs
Vos yeux sont las de l'apparenceEt vacillants comme des fleurs
Et, Psyché, vous êtes mon rêve,
Ensemençant le ciel légerDe vos mépris pour l'heure brève
Qui dit que vivre est de changer.
BEAUTE
Toi qui brilles enfoncée au plus tendre du coeur,
Beauté, fer éclatant, ne me sois que douceur
Ou situ me devais être une chose amère
En aucun temps du moins ne me sois étrangère,Brûle et consume-moi, mon unique soleil,
Que, ton dur javelot, ton javelot vermeil,
Dardant de jour en jour une plus pure flamme,
Je sois régénéré jusques au fond de l'âme
Et même ma raison folle de te sentir
Ne reconnaisse plus si c'est vivre ou mourir!
68 POÈTES CONTEMPORAINS
LE CYPRES
Jours appesantis d'un souvenir sombre,
Tout me fait trop mal :
Ensevelissons nos restes à l'ombre
Du cyprès natal.
O roi des jardins de pampre et d'olive,
De roses vêtu,
Orgueil et pudeur de l'âme plaintive,De moi voudras-tu?
Tu m'as vu tenter d'amollir la roche :
Mon gémissementPressa du plus vain de tous les reproches
Le dur élément.
Mais, qu'il t'en souvienne! à l'humble défaite
De ma longue erreur,Nulle cruauté qui broyât ma tête
N'a dompté mon coeur
Et, bien qu'aux réseaux de l'Enchanteresse
Fût lié mon sort,J'ai la liberté des seules richesses :
L'honneur et la mort.
Tu peux m'accorder la paix de ton ombre,Ami fier et pur,
Et m'incorporer à ton signe sombre
Debout dans l'azur.
(La Musique intérieure.
CHARLES MAURRAS 69
PARIS
Que le temps me dure...(Air de trois notes de J. J.)
De Saint-Louis en l'Ile
Le clocher à jourMonte au ciel tranquille
Qui rit à l'entour,
Et la douce flamme
D'une fin de jourPeint de Notre-Dame
La flèche et les tours :
Telle, au fil de l'onde,Florisse toujoursLa Reine du monde
La Ville d'amour!
LA DECOUVERTE
Ouarc mois immaiura.,Lucrèce.
Par les grand'routes en lacets
Qui serpentent sous nos étoiles,Le vent de mer qui frémissait
Tendit mon coeur comme une toile
Et, coup d'aile supérieurDans la solitude farouche,
Du sombre flot cueillant la fleur
Ou la pressant jusqu'à ma bouche,
Comme il mettait en mouvement
Depuis la cendre des ancêtres
Jusqu'au brasier du firmament
Toutes les sources de mon être,
O POÈTES CONTEMPORAINS
La vie entière m'apparut,- Sa dureté, son amertume
Et, quelque lieu qu'on ait couru,
Cette douceur qui la parfume.
Enfant trop vif, adolescent
Que les disgrâces endurcirent,
A mon automne enfin je sens
Cette douceur qui me déchire.
Presque à la veille d'être au port
Où s'apaise le coeur des hommes,
Je ne crois plus les pauvres morts
Mieux partagés que nous ne sommes,
Je ne conduis vers mon tombeau
R.egret, désir, ni même envie,
Mais j'y renverse le flambeau
D'une espérance inassouvie.
LE MYSTÈRE D'ULYSSE
LE CHANT DE LA SIRÈNE.
— Aborde à ma prairie, Ulysse magnanime,N'es-tu point fatigué d'ensemencer le flot
Et, du courroux des Dieux dangereuse victime,
D'exténuer en vain tes pauvres matelots?
Habiles à tisser un nuage de gloire,Les conseils de Pallas étendent ton erreur.
Ont-ils assez menti! Tu ne peux plus les croire
Viens à la vérité qui t'ouvre le bonheur.
Je t'apprendrai le sort de tes compagnons d'armes
Sur les champs du carnage où beaucoup sont restés.
Des veuves du Troyèn je te dirai les larmes
Aux premières douceurs de leur captivité. r
CHARLES MAURRAS 7I
Ton roi des rois succombe au lit de l'infidèle
Qui du lambeau de pourpre enveloppa son fer :
Il entend résonner les maisons paternellesDe plus de trahison que n'en punit l'enfer.
Ne crains pas que j'oublie une épouse obstinée
Sur l'antique olivier de vos jeux nuptiaux :
Elle n'a rien subi que le vol des années,
Mais, Ulysse, elle ignore et tes biens et tes maux!
Mon coeur est plus savant que la Muse elle-même
Que Mémoire sa mère instruisit tout au plusDu bruit de vos combats et de tes stratagèmes :
Où se tait votre histoire elle ne chante plus.
Je ris de son silence et de toi je m'empare !
L'impure Océanide au soleil languissantDu plus sage des Grecs dit le songe barbare
Et l'acre volupté qui lui brûle le sang.
Comme le Dieu d'en bas qu'a voulu ProserpineEst du Tartare noir au grand jour emporté,J'élève au ciel sacré des paroles divines
Ce qui rampe et mugit dans tes obscurités!
Puissé-je t'emporter au delà de ton âme!
O captif entravé des formes d'un destin,
Toi-même as découvert aux cendres de ta flamme
Les Ulysses nombreux que ta rigueur éteint :
Pourquoi serrer ta vie à la maigre colonne
Où Sagesse et Vertu t'enchaînent de leurs noeuds?
Il reste à consoler, plus faibles que personne,
Ces Ulysses troublés, déments ou furieux.
2 POÈTES CONTEMPORAINS
Le peuple des désirs agite la nature,
Mais un chemin qui monte au-dessus de la mer
Tôt'ou tard les conduit au centre des figures
Que les Dieux en dansant décrivent dans Féther.
Par delà ces flambeaux, esclaves magnifiques
Réduits à tournoyer dans l'orbe d'une loi,
Mon coeur t'épanouit et mon regard t'expliqueLes belles libertés qui sont faites pour toi.
Résigne les fardeaux, ton sceptre, ta couronne
Et ta coque de noix sur les flots écumeux !
A ton coeur tout puissant mon être s'abandonne,
Voici le myrte pâle et les roses de feu :
J'ai si longtemps rêvé dans cette solitude
Des plus tendres secrets à toi seul découverts,
Que le sourire aigu de ma béatitude
Engage l'esprit pur aux noces de la chair.
Viens ! nos lits d'algue sèche et de menthe flétrie,Des quatre vents du ciel embrasés nuit et jour,Gémirent trop longtemps des lourdes rêveries
Qu'au désir ajoutait la crainte de l'amour :
Tous les flots en passant m'avaient promis ta voile,Ne m'as-tu pas cherchée aux confins de la mort?
Quelque trait soit parti de jalouses étoiles,Je te disputerais à la haine du sort.
O triste favori de l'écume sauvage.C'est moi qui t'avertis de ton unique bien :Hélas! nous fuirais-tu de rivage en rivage,Je t'aurai dit ton âme, et le reste n'est rien!
(La Musique intérieure).
RAYMOND DE LA TAILHÈDE
né à Moissac (Tarn-et-Garonne) en 1867,mort en 1938.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Ode à Jean Moréas (Édition Fauré, Moissac, 1891). — Dela Métamorphose oies Fontaines, poèmes suivis des Odes, des
Sonnets, et des Hymnes (Bibliothèque artistique et littérairede La Plume, Paris, i8g5). — Hymne pour la France (Émile-Paul frères, Paris, 1917).
— Le Deuxième Livre des Odes (1922). —
Le Poème d'Orphée (Les Facettes, Toulon, 1926). — Les Poésiesde Raymond de la Tailhède (édition collective chez Émile-Pau),Paris, 1926; réédition définitive, Albin-Michel, Paris, ig38).
CHANT DE VICTOIRE
Victoire aux ailes d'or! Victoire!
Nouveau soleil prodigieuxEn qui mon esprit voulait croire
Avant qu'il éblouît mes yeux,Te voilà donc, ô magnifique!
Vivante, vraie etvéridique,Telle qu'en un temps héroïqueTu te montrais à nos aïeux !
Victoire! tu n'es pas Bellone,Tu n'as point d'armes dans tes mains,Mais de verts lauriers en couronne,
Gage des heureux lendemains ;Des profondeurs du ciel venue,
Immortelle, tu fends la nue
Le front libre et la gorge nue,Joie ineffable des humains !
Ta tunique en ses plis mouvante,
Victoire! ne recèle pasUne autre moisson d'épouvante,D'autres périls, d'autres combats;
Car sur la terre où tu te posesD'éternelles fleurs sont écloses;
Et le sang de toutes les roses
Seul a ruisselé sous tes pas.
Ah! puisse l'homme te comprendre
Quand, la Discorde ayant jeté
Son dernier brandon dans la cendre,
Ce n'est pas d'un ongle irrité
6 POÈTES CONTEMPORAINS
Que tu traceras, douce et fïère,
Ces mots, sur l'armure guerrière.
En caractères de lumière :
« FRATERNITÉ ! FRATERNITÉ ! »
L'homme puisse-t-il, ô Victoire !
Ne plus haïr, ne plus trahir!
A tes lèvres qu'il vienne boire
L'Amour, ce dieu de l'avenir!
Puisqu'aimer de la mort délivre,
Que de ton baiser il s'enivre!
Apprends-lui maintenant à vivre,
Lui qui savait si bien mourir!
SONNETS
Impatient des nuits où je pourrai connaître
La forme de mon rêve et de ma passion,J'orne de tant d'éclat sa feinte vision
Que mes voeux, du Néant, l'ont attirée à l'Être.
Quand, seconde Pallas, elle va m'apparaîtreDans sa beauté réelle et dans sa fiction.Matérielle idée, abstraite éclosiori,Miroir que ma seule ombre illumine et pénètre,
Rien ne me semblera d'elle-même étranger,J'en posséderai mieux le contour mensonger,La caresse légère et la promesse fausse,
Comme ces voyageurs, au sable libyen,De qui l'espoir, dit-on, est l'unique soutien,C'est un mirage d'eau qui dans le ciel se hausse.
RAVMOND DE LA TAILHEDE 77
Trois jours de ses beaux yeux j'ai vu la fleur vivante
Éclore à mon regard, croître, s'épanouir,Passer toute splendeur terrestre, et devenir
Un nouvel univers en sa clarté mouvante.
Ne savais-tu donc pas que naître c'est mourir,
Que de l'amour la haine est fidèle suivante,
Incomparable fleur de joie et d'épouvante,Lueur verdâtre et fauve où s'irise un saphir?
Le sublime Orion, gloire du ciel nocturne,
Et celui dont le bras épanche de son urne
Le fleuve éblouissant des flammes de l'été,
Ces astres tout divins, leurs feux peuvent s'éteindre,
Mais, ô beaux yeux, pour vous faut-il oser le craindre,
Si vous tenez de moi votre immortalité?
L'ORÉADE
De la fière Artémis je suivais la fortune
Dans la forêt épaisse et solitaire où bruit
En un souffle éternel la vigilante nuit;
Je fleurissais mon front du croissant de la lune;
Mon pied léger peuplait les bois; j'aimais bondir
Avec l'écho, sur les rochers, au creux des sources,
Et parfois je rêvais de chasser les deux Ourses
Dont je voyais, le soir, l'oeil fauve resplendir.
^8 POETES CONTEMPORAINS
Quelquefois immobile à la plus haute cime,
Le monde des vivants et le inonde des morts
Me semblaient ne former ensemble qu'un seul corps,
Merveille dont j'étais lé principe sublime.
Un nouveau ciel naissait de mon sein lumineux,
Mon lait ambroisien, tel qu'une fine cendre,
A travers l'Univers s'en allait se répandre,Plus riche de soleils que vos stériles cieux.
Au feu qui dévorait maintenant ma poitrine,Aux brasiers en mes yeux allumés, je sentais
Ce que je cessais d'être et ce qu'enfin j'étais,Moins déesse que femme et deux fois plus divine.
Ce n'est pas en voleur que tu vins me saisir,Amour! Je n'ai pas fui ta flèche redoutée :
Toute livrée aux vents et par eux emportée,Moi-même je n'étais qu'un frémissant désir.
Et telle, ô Cythérée, ai-je vu tes colombes
Poindre ainsi qu'une aurore au-dessus de la mer,
Aphrodite, Vénus, dont chaque nom m'est cher,
Cypris, qui fais s'ouvrir des roses sur les tombes...
Comme, en rêve, on entend murmurer une voix,La plus mélodieuse aux oreilles humaines,Du.silence des lacs troublé par les fontaines,Un appel musical s'élevait dans les bois;
Et j'écoutais gémir ces paroles confuses
Que le sombre aquilon pleure dans les roseaux,Plainte dont l'horreur siffle à la face des eaux,Et devient harmonie à la coupe des Muses...
(Les Poésies de R. de la Tailhède.)
PAUL VALERY
né à Sête (Hérault) en 1871.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Premiers Poèmes (publiés dans « La Conque », Paris, 1891). —LaJeune Parque (Editions de la Nouvelle Revue Française, 1917).
—
Album de Vers Anciens (1890-1900). (A. Monnier, Paris, 1920).—Le Cimetière Marin, (chez Émile-Paul, 1920). — Odes (NouvelleRevue Française, 1920). — Cliarmes ou Poèmes (id., 1922). —
Poésies, recueil général des oeuvres poétiques (N. R. F., ig33).
LA FILEUSE
Lilia..., neque lient
Assise, la fileuse au bleu de la croisée
Où le jardin mélodieux se dodeline;Le rouet ancien qui ronfle l'a grisée.
Lasse, ayant bu l'azur, de filer la câline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,Elle songe, et sa tête petite s'incline.
Un arbuste et l'air pur font une source vive
Qui suspendue au jour, délicieuse arrose
De ses pertes de fleurs le jardin de l'oisive.
Une tige, où le vent vagabond se repose,Courbe le salut vain de sa grâce étoilée,
Dédiant magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Mais la dormeuse file une laine isolée ;
Mystérieusement l'ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse, au doux fuseau crédule,
La chevelure ondule au gré de la caresse...
Derrière tant de fleurs, l'azur se dissimule,
Fileuse de feuillage et de lumière ceinte :
Tout le ciel vert se meurt. Le dernier arbre brûle.
Ta soeur, la grande rose où sourit une sainte,
Parfume ton front vague au vent de son haleine
Innocente, et tu crois languir... Tu es éteinte
Au bleu de la croisée où tu filais la laine.
(Album de Vers anciens,)G
S2 POÈTES CONTEMPORAINS
LE BOIS AMICAL
Nous avons pensé des choses pures
Côte à côte, le long des chemins,
Nous nous sommes tenus par les mains
Sans dire... parmi les fleurs obscures;
Nous marchions comme des fiancés..
Seuls, dans la nuit verte des prairies ;
Nous partagions ce fruit de féeries
.La lune amicale aux insensés.
Et puis, nous sommes morts sur la mousse,
Très loin, tout seuls parmi l'ombre douce
De ce bois intime "et murmurant;
Et là-haut, dans la lumière immense,Nous nous sommes trouvés en pleurant,O mon cher compagnon de silence !
(Album de Vers anciens.)
LES PAS
Tes pas, enfants de mon silence,
Saintement, lentement placés,Vers le lit de ma vigilanceProcèdent muets et glacés.
Personne pure, ombre divine,
Qu'ils sont doux, tes pas retenus!Dieux!... tous les dons que je devineViennent à moi sur ces pieds nus !
PAUL VALÉRY • 83
Si, de tes lèvres avancées,Tu prépares pour l'apaiser,A l'habitant de mes penséesLa nourriture d'un baiser,
Ne hâte pas cet acte tendre,Douceur d'être et de n'être pas,Car j'ai vécu de vous attendre,Et mon coeur n'était que vos pas.
(Charmes.)
LA DORMEUSE
Quels secrets dans son coeur brûle ma jeune amie,Ame par le doux masque aspirant une fleur?
De quels vains aliments sa naïve chaleur
Fait ce rayonnement d'une femme endormie?
Souffle, songes, silence, invincible accalmie,Tu triomphes, ô paix plus puissante qu'un pleur,
Quand de ce plein sommeil l'onde grave et l'ampleur
Conspirent sur le sein d'une.telle ennemie.
Dormeuse, amas doré d'ombres et d'abandons,
Ton repos redoutable est chargé de tels dons,0 biche avec langueur longue auprès d'une grappe,
Que malgré l'âme absente, occupée aux enfers,
Ta forme au ventre pur qu'un bras fluide drape,
Veille; ta forme veille et mes yeux sont ouverts.
(Charmes.)
84 POÈTES CONTEMPORAINS
L'ABEILLE
Quelle, et si fine, et si mortelle,
Que soit ta pointe, blonde abeille,
Je n'ai, sur ma tendre corbeille,
Jeté qu'un songe de dentelle.
Pique du sein la gourde belle,
Sur qui l'Amour meurt ou sommeille,
Qu'un peu de moi-même vermeille
Vienne à la chair ronde et rebelle!
J'ai grand besoin d'un prompt tourment
Un mal vif et bien terminé
Vaut mieux qu'un supplice dormant!
Soit donc mon sens illuminé
Tar cette infime alerte d'or
Sans qui l'Amour meurt ou s'endort!
(Charmes.).
FRAGMENTS DU NARCISSE
Cur aliquid vidi?
Que tu brilles enfin, ternie pur de ma course!
Ce soir, comme d'un cerf, la fuite vers la source
Ne cesse qu'il ne tombe au milieu des roseaux,Ma soif me vient abattre au bord même des eaux..
Mais, pour désaltérer cette amour curieuse,Je ne troublerai pas l'onde mystérieuse :
Nymphes! si vous m'aimez, il faut toujours dormir!
La moindre âme dans l'air vous fait toutes frémir ;
PAUL VALÉRY 85
Même, dans sa faiblesse, aux ombres échappée,Si la feuille éperdue effleure la napée.Elle suffit à rompre un univers dormant...
Votre sommeil importe à mon enchantement,Il craint jusqu'au frisson d'une plume qui plonge!Gardez-moi longuement ce visage pour songeQu'une absence divine est seule à concevoir!
Sommeil des nymphes, ciel, ne cessez de me voir!
Rêvez, rêvez de moi!... Sans vous, belles fontaines,Ma beauté, ma douleur, me seraient incertaines,Je chercherais en vain ce que j'ai de plus cher,Sa tendresse confuse étonnerait ma chair,Et mes tristes regards, ignorants de mes charmes,A d'autres que moi-même adresseraient leurs larmes...
Quelle perte en soi-même offre un si calme lieu !
L'âme, jusqu'à périr, s'y penche pour un Dieu
Qu'elle demande à l'onde, onde déserte, et digneSur son lustre, du lisse effacement d'un cygne...
A cette onde jamais ne burent les troupeaux !
D'autres, ici perdus, trouveraient le repos,Et dans la sombre terre, un clair tombeau qui s'ouvre.
Mais ce n'est pas le calme, hélas! que j'y découvre!
Quand l'opaque délice où dort cette clarté,Cède à mon corps l'horreur du feuillage écarté,
Alors, vainqueur de l'ombre, ô mon corps tyrannique,
Repoussant aux forêts leur épaisseur panique,Tu regrettes bientôt leur éternelle nuit!
Pour l'inquiet Narcisse, il n'est ici qu'ennui!Tout m'appelle et m'enchaîne à la chair lumineuse
Que m'oppose des eaux la paix vertigineuse!
(Charmes.)
86 POÈTES CONTEMPORAINS
LE CIMETIÈRE MARIN
Mil,çD.ceifiuxdi,(Hi'ovàOavcaov<77ieûSe,•tàv 6' ë[x.npaKiovàvrf.ec(iay.oevâv.
PINDABE,Pythiques, III.
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée!
O récompense après une pensée
Qu'un long regard sur le calme des dieux!
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d'imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l'abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d'une éternelle cause,Le Temps scintille et le Songe est savoir.
Stable trésor, temple simple à Minerve,Masse de calme, et visible réserve,Eau sourcilleuse, OEil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,O mon silence!... Édifice dans l'âme,Mais comble d'or aux mille tuiles, Toit!
Temple du Temps, qu'un seul soupir résume,A ce point pur je monte et m'accoutume,Tout entouré de mon regard marin;Et comme aux dieux mon offrande suprême,La scintillation sereine sèmeSur l'altitude un dédain souverain...
PAUL VALERY
Comme le fruit se fond en jouissance,Comme en délice il change son absenceDans une bouche où sa forme se meurt,Je hume ici ma future fumée,Et le ciel chante à l'âme consumée
Le changement des rives en rumeur.
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!Après tant d'orgueil, après tant d'étrangeOisiveté, mais pleine de pouvoir,Je m'abandonne à ce brillant espace,Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m'apprivoise à son frêle mouvoir.
L'âme exposée aux torches du solstice,Je te soutiens, admirable justiceDe la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi!... Mais rendre la lumière
Suppose d'ombre une morne moitié.
O pour moi seul, à moi seul, en moi-même.
Auprès d'un coeur, aux sources du poème,Entre le vide et l'événement pur,J'attends l'écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l'âme un creux toujours futur.
Sais-tu, fausse captive des feuillages,Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l'attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.
88 POÈTES CONTEMPORAINS
Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
Chienne splendide, écarte l'idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,Je pais longtemps, moutons mystérieux,Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,Les songes vains, les anges curieux!
Ici venu, l'avenir est paresse.L'insecte net gratte la sécheresse ;Tout est brûlé, défait, reçu dans l'air
A je ne sais quelle sévère essence...
La vie est vaste, étant ivre d'absence,Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.-Midi là-haut, Midi sans mouvementEn soi se pense et convient à soi-même...Tête complète et parfait diadème,Je suis en toi le secret changement.
Tu n'as que moi pour contenir tes craintes !Mes repentirs, mes doutes, mes contraintesSont le défaut de ton grand diamant...Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,Un peuple vague aux racines des arbresA pris déjà ton parti lentement,
PAUL VALÉRY 89
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L'argile rouge a bu la blanche espèce,Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,L'art personnel, les âmes singulières?La larve file où se formaient des pleurs.
Les cris aigus des filles chatouillées,Les yeux, les dents, les paupières mouillées,Le sein charmant qui joue avec le feu,Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,Les derniers dons, les doigts qui les défendent.
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n'aura plus ces couleurs de mensonge
Qu'aux yeux de chair l'onde et l'or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,La sainte impatience meurt aussi!
Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez JIOS pas,Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !
gO POÈTES CONTEMPORAINS
Amour, peut-être, ou.de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si.prochaine .
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu'importe! il voit, il veut, il songe, il touche!
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
A ce vivant je vis d'appartenir !
Zenon! Cruel Zenon ! Zenon d'Élée !
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole,.et qui ne vole pas!Le son m'enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille immobile à grand pas !
Non, non!... Debout! Dans l'ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,Me rend mon âme... 0. puissance; salée!
Courons à l'onde:en rejaillir vivant!
Oui! Grande merde délires douée,Peau de panthère et chlamyde trouéeDe mille et mille idoles, du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l'étincelante queueDans un tumulte au silence pareil,:
Le vent se lève!... il faut tenter de vivre!L'air immense ouvre et referme mon livre,La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d'eaux réjouiesCe toit tranquille où picoraient des focs!
(Charmes,
ANDRE GIDE
né à Paris en 1869.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Poésies d'André Walter (Librairie de l'Art Indépendant,1892; réédition à la Nouvelle Revue Française, 1922). —
Le Voyage d'Urien, suivi de Paludes (Mercure de France, i8g6,réédité à la N. R. F.). — Les Nourritures Terrestres (Mercure de
France, 1897, réédité à la N. R. F.). — Les Nouvelles Nourri-tures (N. R. F., ig35).
Il n'y a pas eu de printemps cette année, ma chère;Pas de chants sous les fleurs et pas de fleurs légères,Ni d'Avril, ni de rires et ni de métamorphoses;Nous n'aurons pas tressé de guirlandes de roses.
Nous étions penchés à la lueur des lampesEncore, et sur tous nos bouquins de l'hiver
Quand nous a surpris un soleil de septembre
Rouge et peureux et comme une anémone de mer.
Tu m'as dit : « Tiens, voici l'Automne.
Est-ce que nous avons dormi?
S'il nous faut vivre encore parmiCes in-folio, ça va devenir monotone.
Peut-être déjà qu'un printempsA fui sans que nous l'ayons vu paraître ;Pour que l'aurore nous parle à tempsOuvre les rideaux des fenêtres. »
Il pleuvait. Nous avons ranimé les lampes
Que ce soleil rouge avait fait pâlirEt nous nous sommes replongés dans l'attente
Du clair printemps qui va venir.
(Les Poésies d'André Walter.)
ENVOI DE PALUDES
Nous avons joué de la flûte
Vous ne nous avez pas écouté
Nous avons chanté
Vous n'avez pas dansé
Et quand nous avons bien voulu danser
Plus personne ne jouait de la flûte.
g4 POÈTES CONTEMPORAINS
Aussi depuis notre infortune
Moi je préfère la bonne lune.
Elle fait se désoler les chiens
Et chanter les crapauds musiciens.
Au fond des étangs bénévoles
Elle se répand sans paroles;
Sa tiède nudité
Saigne à perpétuité.
Nous avons guidé sans houlettes
Les troupeaux vers nos maisonnettes
Mais les moutons voulaient qu'on les mène à des fêtes,
Et nous avons été d'inutiles prophètes.
Eux mènent comme à l'abreuvoir
Les troupeaux blancs à l'abattoir.
Nous avons bâti sur le sable
Des cathédrales périssables.(Paludes.)
RONDE DE LA GRENADE
Vous chercheriez encore longtempsLe bonheur impossible des ânies.
Joies de la chair et joies des sens
Qu'un autre s'il lui plaît vous condamne,Amères joies de la chair et des sens —
Qu'il vous condamne — moi je n'ose.
—Certes, Didier, philosophe fervent, je t'admire
Si la croyance en ta pensée te fait à la joie de
l'esprit
ANDRE GIDE gO
Croire aucune autre préférable.Mais non pas dans tous les esprits se peuvent de
telles amours.
Et certes, aussi moi je vous aime,Mortels tressaillements de mon âme,Joies du coeur, joies de l'esprit
—
Mais c'est vous, plaisirs, que je chante.
Joies de la chair, tendres comme l'herbe,Charmantes comme les fleurs des haies.
Fanées plus vite, ou fauchées, que les luzernes des
prairies,
Que les désolantes spirées qui s'effeuillent dès qu'onles touche.
La vue — le plus désolant de nos sens...
Tout ce que nous ne pouvons pas toucher nous
désole;
L'esprit saisit plus aisément la pensée
Que notre main ce que notre oeil convoite.
Oh! que ce soit ce que tu peux toucher que tu
désires,
Nathanael, et ne cherche pas une possession plus
parfaite,Les plus douces joies de mes sens
Ont été des soifs étanchées.
Certes, délicieuse est la brume, au soleil levant sur
les plainesEt délicieux le soleil;
Délicieuse à nos pieds nus la terre humide
Et le sable mouillé par la mer;
-Délicieuse à nous baigner fut l'eau des sources;
A baiser les inconnues lèvres que mes lèvres
touchèrent clans l'ombre...
g6 POÈTES CONTEMPORAINS
Mais des fruits — des fruits, Nathanaël, que dirai-je?
Oh! que tu ne les aies pas connus,
Nathanaël, c'est bien là ce qui me désespère.
Leur pulpe était délicate et juteuse,
Savoureuse comme la chair qui saigne,
Rouge comme le sang qui sort d'une blessure.
Ceux-ci ne réclamaient, Nathanaël, aucune soif
particulière,On les servait dans des corbeilles d'or;
Leur goût écoeurait tout d'abord, étant d'une fadeur
incomparable ;Il n'évoquait celui d'aucun fruit de nos terres ;
Il rappelait le goût des goyaves trop mûres,
Et la chair en semblait passée ;Elle laissait après l'âpreté dans la bouche ;
On ne la guérissait qu'en remangeant un fruit
nouveau ;A peine bientôt si seulement durait leur jouissanceL'instant d'en savourer le suc ;Et cet instant en paraissait tant plus aimable
Que la fadeur après devenait plus nauséabonde.
La corbeille fut vite vidée
Et le dernier nous le laissâmes
Plutôt que de le partager.
Hélas! après, Nathanaël, qui dira de nos lèvres
Quelle fut l'amère brûlure?
Aucune eau ne les put laver.
Le désir de ces fruits nous tourmenta jusque dansl'âme.
Trois jours durant, dans les marchés, nous les cher-
châmes;La saison en était finie.
ANDRE GIDE '0,7
Où sont, Nathanaël, dans nos voyagesDe nouveaux fruits pour nous donner d'autres
désirs?
(Les Nourritures terrestres.)
LES NOUVELLES NOURRITURES
Éblouissement tendre
Accueille mon réveil!
Je suis loin de prétendreA l'immatériel ;
Mais t'aime, azur sans tache.
Léger comme Ariel
Je meurs si je m'attache
A quelque coin du ciel.
Il n'est rien, que je sache,De plus substantiel.
T'écouter c'est t'entendre.
Pour goûter à ce miel
Je ne veux plus attendre.
Je reviens à vous, Seigneur Christ, comme à Dieu
dont vous êtes la forme vivante Je suis las de mentir à
mon coeur. C'est vous que je retrouve partout, alors que
je croyais vous fuir, ami divin de mon enfance. Je crois
bien qu'il n'y a plus que vous dont mon coeur exigeantse contente. Le démon seul en moi nie que votre ensei-
gnement soit parfait, et que je puisse renoncer à tout,
fors à vous, puisque, dans le renoncement à tout, je
vous retrouve.
Seuil de la vraie té^h&S.Porche du paradâig. n , , \%\
11; h r.;£i 7v& -, / -y
gS POÈTES CONTEMPORAINS
De nouvelle allégresseMon âme est étourdie...
; Seigneur! augmentez mon ivresse.
Aplanissez l'espace
Qui sépare de Vous
Mon âme en sa disgrâce
Qui se souvient de Vous...
Seigneur! aggravez mon extase.
Sable aride où s'imprimeLa trace du pied nu,
Mon poème ingénuN'élude pas la rime.
Ivre d'insouciance
Et d'oubli du passé,Sur des flots cadencés
Mon âme se balance.
Quand rit l'arbuste riche
De ses premières fleurs,Dans le vieux chêne en pleursUn peuple d'oiseaux niche.
Agitez les feuillages,Rires, rythmes divins !
J'ai goûté d'un breuvagePlus puissant que le vin,
O trop claire lumière
Transperce mes paupières !Ta vérité, Seigneur,M'a blessé jusqu'au coeur.
(Les Nouvelles Nourritures.)
FRANCIS JAMMES
né dans le Pays de Bigarre, à Toarnay (Hautes-Pyrénées) en 1868.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Fers (Ollendorff, Paris, 1894) après trois petites plaquetteshors commerce imprimées à Orthez (Bsses-Pyrénées). — Un
Jour, poème dialogué (Mercure de France, Paris, 1896). —
De VAngélus de l'Aube à l'Angélus du Soir (1888-1897) (Mercure de
France, 1898).— Le Deuil des Primevères (id., 1901).
— Le
Triomphe de la Vie (1900-igoi) (id., 1902). — Pensée des Jardins
(id., 1906). — Clairières dans le Ciel (1902-1906) (id., 1906). —
Les Géorgiques Chrétiennes (id., 1911). — Feuilles dans le Vent
(id., 1914).—
Cinq Prières pour le temps de guerre (Librairie del'Art catholique, Paris, 1916). — Le Rosaire au Soleil (Mercurede France, 1916).
— La Vierge et les Sonnets (id., 1919). — Le
Tombeau de Jean de La Fontaine, suivi de Poèmes mesurés (id.,
1922). — Choix de Poèmes (id., ig22).— Le Premier Livre des
Quatrains (id., 1923). —Deuxième Livre des Quatrains (id., 1924).— Troisième Livre des Quatrains (éd. 1924). — Quatrième livre
des Quatrains (id., ig25). — Ma France poétique (id., 1926). —
De tout temps à jamais (Nouvelle Revue Française, ig35).— Sour-
ces (Le Divan, Paris, ig36). —Dieu, l'Ame et le Sentiment (Nou-velle Revue Française, 1937).
LA MAISON SERAIT PLEINE DE ROSES...
La maison serait pleine de roses et de guêpes.On y entendrait, l'après-midi, sonner les vêpres ;et les raisins couleur de pierre transparentesembleraient dormir au soleil sous l'ombre lente.
Comme je t'y aimerais! Je te donne tout mon coeur
qui a vingt-quatre ans, et mon esprit moqueur,mon orgueil et ma poésie de roses blanches;et pourtant je ne te connais pas, tu n'existes pas.Je sais seulement que, si tu étais vivante,
et si tu étais comme moi au fond de la prairie,nous nous baiserions en riant sous les abeilles blondes,
près du ruisseau frais, sous les feuilles profondesOn n'entendrait que la chaleur du soleil.
Tu aurais l'ombre des noisetiers sur ton oreille,
puis nous mêlerions nos bouches, cessant de rire,
pour dire notre amour que l'on ne peut pas dire;
et je trouverais sur le rouge de tes lèvres
le goût des raisins blonds, des roses rouges et des guêpes.
(De l'Angélus de l'Aube à VAngélus du Soir.)
IL Y A UN PETIT CORDONNIER...
Il y a un petit cordonnier naïf et bossu
qui travaille devant de douces vitres vertes.
Le Dimanche il se lève et se lave et met sur
lui du linge propre et laisse la fenêtre ouverte.
Il est si peu instruit que, bien que marié,
il ne parle jamais, paraît-il, sur semaine..,
Je me demande si le Dimanche, quand ils promènent,
il parle à sa femme vieille e,t toute courbée.
102 POETES CONTEMPORAINS
Pourquoi fabrique-t-il des souliers, marchant peu?
Ah!... Il fait son devoir et fait marcher les autres.
Aussi il y a une pureté dans le petit feu
qui s'allume chez lui et luit comme de l'or.
Aussi, lorsqu'il mourra, les gens au cimetière
le porteront, lui qui les aura fait marcher.
Car Dieu aime bien les pauvres et les pierres
et lui donnera la gloire d'être porté.
Ne riez pas! Qu'est-ce que tu as fait de bon?
Tu n'as pas la douceur de cette lueur verte
qui passe doucement par la vitre entr'ouverte
où il taille le cuir et croise les cordons. •
Crois-tu donc, toi qui mets des ornements,et parce que tu plais à des femmes en parfum,
que tu as sur le front ce vert rayonnementd'une douleur triste et douce comme une chanson?
0 petit cordonnier! cloue tes clous encore longtemps.Les oiseaux qui passeront au doux printempsne regarderont pas plus les couronnes de roi
que ton vieux couteau qui coupe le pauvre pain noir.
(De l'Angélus de l'Aube à l'Angelus du Soir.)
LE VILLAGE A MIDI...
Le village à midi. La mouche d'or bourdonne
entre les cornes des boeufs.
Nous irons, si tu le veux,si tu le veux, dans la campagne monotone.
FRANCIS JAMMES lo3
Entends le coq... Entends la cloche... Entends le paon...Entends là-bas, là-bas, l|âne...L'hirondelle noire plane.
Les peupliers au loin s'en vont comme un ruban.
Le puits rongé de mousse! Écoute sa pouliequi grince, qui grince encor,car la fille aux cheveux d'or
tient le vieux seau tout noir d'où l'argent tombe en pluie.
La fillette s'en va d'un pas qui fait penchersur sa tête d'or la cruche,sa tête comme une ruche,
qui se mêle au soleil sous les fleurs du pêcher.
Et dans le bourg voici que les toits noircis lancentau ciel bleu des flocons bleus;et les arbres paresseux
à l'horizon qui vibre à peine se balancent.
IL VA NEIGER...
Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens
de l'an dernier. Je me souviens de mes tristesses
au coin du feu. Si l'on m'avait demandé : qu'est-ce?J'aurais dit : laissez-moi tranquille. Ce n'est rien.
J;ai bien réfléchi, l'année avant, dans ma chambre,
pendant que la neige lourde tombait dehors.
J'ai réfléchi pour rien. A présent comme alors
je fume une pipe en bois avec un bout d'ambre.
Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.
Mais moi j'étais bête parce que ces choses
ne pouvaient pas changer et que c'est une posede vouloir chasser les choses que nous savons.
îok POÈTES CONTEMPORAINS
Pour quoi doncpensons-nous et parlons-nous? C'est drôle ;
nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent paset cependant nous les comprenons, et les pas
d'un ami sont plus doux que de douces paroles.
On a baptisé les étoiles sans penser
qu'elles n'avaient pas besoin de nom, et les nombres
qui prouvent que les belles comètes dans l'ombre
passeront, ne les forceront pas à passer.
Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses
de l'an dernier? A peine si je m'en souviens.
Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n'est rien,si dans ma chambre on venait me demander : qu'est-ce?
(DeVAngélus de l'Aube à lAngélus du Soir.)
ÉLÉGIE QUATORZIÈME
Mon amour, disais-tu. — Mon amour, répondais-je.— Il neige, disais-tu. — Je répondais : Il neige.
— Encore, disais-tu. •— Encore, répondais-je.— Comme ça, disais-tu. — Comme ça, te disais-je.
Plus tard, tu dis : Je t'aime. Et moi : Moi, plus encore.— Le bel Été finit, me dis-tu. — C'est l'Automne,
réponcîis-je. Et nos mots n'étaient plus si pareils.Un jour enfin tu dis : O ami, que je t'aime...
(C'était par un déclin pompeux du vaste Automne.)Et je te répondis ; Répète-moi... encore...
-;; (Le Deuil des Primevères.)
FRANCIS JAMMES Io5
PRIÈRE POUR ALLER AU PARADIS
AVEC LES ANES
. Lorsqu'il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,choisir un chemin pour aller, comme il mé plaira,au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j'irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,car il n'y a pas d'enfer au pays du Bon-Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d'un brusque mouvement d'oreille,chassez les mouches plates, les coups et les abeilles...
Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j'aime tant parce qu'elles baissent la tête
doucement, et s'arrêtent en joignant leurs petits piedsd'une façon bien douce et qui vous fait pitié.J'arriverai suivi de leurs milliers d'oreilles,
suivi de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanquesou des voitures de plumeaux et de fer blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossues,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l'on met de petits pantalonsà cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s'y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu'avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
T06 POÈTES CONTEMPORAINS
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et. douce pauvreté
à la limpidité de l'amour éternel.
(Le Deuil des Primevères.
ILS M'ONT DIT...
Ils m'ont dit : « Il faut chanter la vie à outrance! »
...Parlaient-ils des ménétriers ou des noix rances :
ou des boeufs clairs dressés hersant avant l'orage?ou de la tristesse du coucou dans les feuillages?
—r- « Pas de pitié! Pas de-pitié! » me disaient-ils.
...J'ai mis un hérisson blessé par un gamindans mon vieux pardessus et puis dans un jardin,sans m'inquiéter davantage de leurs théories.
Je fais ce qui me fait plaisir, et ça m'ennuiede penser pourquoi. Je me laisse aller simplementcomme dans le courant une tige de menthe.J'ai demandé à un ami : Mais qui est Nietzsche?
Il m'a dit : « C'est la philosophie des surhommes. »— Et j'ai immédiatement pensé aux sureauxdont le tiède parfum sucre le bord des eauxet dont les ombres tout doucement dansent, flottent.
Ils m'ont dit : « Pourrais-tu objectiver davantage? »J'ai répondu: «Oui... peut-être... Jenesaispas si je sais. »Ils sont restés rêveurs devant tant d'ignorance,et moi je m'étonnaisde leur grande science.
(Clairières dans le Ciel.)
FRANCIS JAMMES IO7
EH! JE SAIS BIEN...
Eh! je sais bien qu'ils ont tous dit : vieillir est doux.Mais je vieillis et je regrette la jeunesse,et la joueuse de croquet, et les caressesde sa main sur mon front posé sur ses genoux.
Quand donc viendra le temps où j'aurai cette force .
de bénir, sans que j'aie de l'amertume au coeur,des enfants respirant la sève des écorces
dans le ravin rempli d'églantières pâleurs?
Heureux celui qui peut, dans l'enclos paysan,à l'heure où lourdement sonnent les vêpres chaudes,mettre dans d'autres mains les mains de ses enfants
qui se sont fiancés dans les framboises jaunes.
(Clairières dans le Ciel.)
SONNETS
Comme le patriarche, au milieu de la vie,
Contemple le soleil de l'épaisse moisson,
A ma taille bientôt montent les épis blonds
D'enfants, et les pavots de leurs bouches sourient.
Je me retourne et vois sur la route suivie
Le chasseur que j'étais dans la jeune saison.
J'aimais le baiser âpre et roide du glaçon
Sur ma barbe alors noire et maintenant blanchie.
D'aucuns parlaient, lisant mes vers, de ma douceur.
Il est vrai, je chantais les femmes et les fleurs :
Mais celles-là plus d'une fois se sont méprises.
Je chantais, dis-je, ainsi que chantait mon fusil
Dont les canons se faisaient flûte sous la brise
Qui sifflait et poussait contre moi le grésil.
]08 POETES CONTEMPORAINS
Qu'est-ce que le bonheur? Peut-être un vallon bleu
Dans lequel j'ai chassé, voici trente ans, le lièvre.
Que m'importent l'échelle d'or, les rouges lèvres?
Tout est vain qui n'a pas le grand calme de Dieu.
Dites, parlant de moi, que Jammes devient vieux,
Sans que vous soupçonniez combien jeune est sa fièvre;
Mais il vous tend le sel, ô chevreaux que l'on sèvre,
Le sel de la sagesse où se mirent les Cieux.
La coupe la plus douce apporte l'amertume,
Sauf la coupe du vallon bleu qu'emplit la brume
Comme d'un lait que boit l'Aurore à son réveil.
J'ai su vous oublier, amours adolescentes,Mais encore je vois un chien qui par la sente
A travers la rosée allait vers le soleil.
LA PROCESSION
En ce jour solennel du Très-Saint-Sacrement,De grand matin j'entendis le bruissementDu vent dans les tilleuls dont les masses blanchissentDans le retroussement des feuilles qui frémissent.
Déjà le doux parfum de la farine en fleurDans les âmes en paix annonçait le Seigneur.On entendait rouler à peine le tonnerreAinsi que les répons d'une Église en prière.Mes enfants, tout lustrés comme des pains bénits,Lavés comme le sont les roses par la nuit,
FRANCIS JAMMES 109
S'étaient revêtus d'aube et de belles promessesPour la procession qui suivrait la grand'messe.Les grillons vrillaient l'air dans le fouillis des foins;Un tambour s'exerçait, intermittent, au loin ;Le beau temps remuait derrière les nuages.
Des draps retombaient droit, suspendus aux étages,Voilant, barrés de bleu, la face des maisons;Dans la inoindre ouverture on voyait les tisons
D'épais géraniums encadrer quelque viergeEt pâlir les coeurs roux et vacillants des cierges ;Une dentelle jaune, aux cristaux précieux,
•Sur un porche de fer affichait des aïeux;Des étincellements d'or et d'argenterie,Des aigrettes, des pots naïfs de loterie,Des guirlandes sans fin et des fleurs de papier,De l'encens qui fumait sur de légers trépieds,Et les jardins fauchés traçant un long sillage,Tout attendait que Dieu traversât le village.
On entendit bientôt les rires du clocher,Les rires d'amour fou des anges au rucher
Qui se mêlaient aux clairs éclats de la fanfare,Aux cris bleus et plaintifs des oiseaux qui s'effarent,
Dans une explosion que modéraient les chants
Des filles qui semblaient une allée en lys blancs.
Le peuple débordait, en priant, dans la rue.
Et voici que le dais, ciel jaune aux blanches nues.
Remua.
Le Seigneur s'avançait parmi nous,
Parmi les prêtres d'or et les petits si doux,
Coquelicots jetant leurs soeurs en avalanches,
Marchant à reculons, ou bien les vapeurs blanches
De leurs lourds encensoirs se perdaient dans les cieux.
Les tambours bourdonnaient, les clairons lumineux
HO POÈTES CONTEMPORAINS
Sonnaient, et l'hymne lent de notre liturgie
Montait pour exposer la sainte Eucharistie.
Une clochette grêle, auprès du Dieu vivant,
Sonnait par intervalle.
Et tout à coup le vent
Fit frissonner, d'un bout à l'autre de la rue,
Toute cette lessive angélique étendue.
Que nos coeurs avaient frais, mais qu'ils étaient brûlants !
L'hymne planait toujours, et d'un rythme aussi lent,
Et les cloches s'exaspéraient et leurs parolesSe détachaient avec les roses qui s'envolent.
Un grand calme régna quand, sur le reposoir,Le doyen vénérable eut posé l'ostensoir.
L'Amour divin submergeait tout dans ce silence
Où fumait, grande* torche, un chêne à l'ombre dense.
Le chant reprit encor et le Tantum ergoSembla répercuté par un céleste écho.
La bénédiction tomba sous la feuillée
Sur un peuple écroulé, tel de gerbes sciées.
Aux mains du prêtre, le Soleil du Sacrement
A nouveau sous le dais pénétra lentement.
L'ordre se rétablit. Les enfants des écoles,Les filles de Marie avec leurs banderoles,Le peuple, le clergé, la femme relevant
L'interminable pièce, et du plus beau lin blanc,Sur les foins étendue, où s'avançait l'Hostie,Les garçons, en drapeau français, de l'Harmonie,Et les enfants.de choeur, encensant, fleurissant,
Repartirent dans la fanfare et dans les.chants,Tandis que vers.le ciel de.la claire valléeLes cloches essayaient "de prendre leur volée.
[Ma France poétique-)
PAUL FORT
né à Jîeims, en Champagne, en. 1872.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Plusieurs choses, poésies (Librairie de l'Art Indépendant,Paris, i8g4). — Premières lueurs sur la colline (id., 189^). — Pres-
que les doigts aux clés (id., i8g4). — Il y a là des cris (Édition duMercure de France, Paris, i8g5). — Ballades Françaises, suite detrente-huit volumes publiés depuis 1897 sous des titres divers etchez divers éditeurs. Une Édition définitive des Ballades Fran-
çaises est en cours de publication (Éditions Flammarion). Cinqtomes ont déjà paru : La Ronde autour du monde, L'amour et
Vaventure, Le marchand d'images, La Tourangelle, Les Fleurs de
lys. — Anthologie des Ballades Françaises (Flammarion, ig25). —
Les dernières Ballades publiées par M. Paul Fort ont pourtitres : L'Arlequin de plomb (Flammarion, 1936) et Joies déso-
lées et tristesses consolées (id., 1937).
LA VISION HARMONIEUSE DE LA TERRE
Epousez-vous, mes sens, toucher, regard, ouïe. J'ai
gravi la montagne et je suis en plein ciel. La terre estsous mes yeux. Oh! qu'elle me réjouit! Vaporeuse àmes pieds, comme la terre est belle, et distincte et
joyeuse au delà des vapeurs! La courbe d'un vallonm'a fait battre le coeur. Et je sens que mon plus beau
jour est aujourd'hui. Épousez-vous, mes sens, toucher,
regard, ouïe.
Je vois la plaine au loin vibrante comme un son, qui
parcourt la paroi remuée d'une cloche d'or. Doucement
les moissons, frappées du soleil, sonnent. Un champ de
coquelicots est comme un son plus fort. Jusqu'où le ciel
rejoint la terre, la vibration parcourt la nappe immense
des épis qui frissonnent. Que j'aime des grands blés
la douce inflexion! Et le bout de la plaine est mourant
comme un son.
La terre je la vois, la terre je l'entends, la terre est
sous mes yeux et vit dans mon oreille. Rythmique et
musicale, elle est encor plus belle! Ses bleus étages
descendent, remontent, prennent un temps. Un lent
dernier plateau de bruyère sur la plaine, dévale, puisc'est la plaine avec ses moissons d'or! La terre est soùs
mes yeux rythmique et musicale, et telle que je l'en-
tends, plus musicale encore.
Je voudrais de mes doigts caresser la nature, comme
un bel instrument qui réponde à mon rêve. — Faire
sortir d'un chêne un son que l'air achève ! — Je vous
ferais chanter comme la mer aux zéphyrs, grands blés,
H^ POÈTES CONTEMPORAINS
si je pouvais m'étendre avec loisir, à la façon des vents
heureux; si je pouvais!... j'éprouverais partout la terre
en son murmure. Je voudrais de mes doigts caresser
la nature.
Mais toute la nature est au seuil de mon coeur. La
terre et le soleil ont la même cadence, rythmée à
l'unisson des battements de ma vie. La lumière du
jour te pénètre, ô ma vie! Elle s'ajoute à moi comme
une récompense, quand je laisse mes sens errer de
l'astre aux fleurs. La terre et le soleil en moi sont en
cadence, et toute la nature est entrée dans mon coeur.
Il est ivre de joie.— L'émotion se propage sur la
terre, d'un grand vent de joie ivre agitée. Les blés
s'embrassent, et dans les prairies enchantées le cou
des peupliers se tourne et leur front nage, volup-
tueusement, au gré des vents d'été. Mon coeur a la
nature entière pour empire. Elle est fondue en lui, et
lui en elle. O vivre, ainsi, toujours, bercé du mouve-
ment des arbres...
Et ne voyez-vous pas que les hommes seraient dieux,s'ils voulaient m'écouter, laisser vivre leurs sens, dansle vent, sur la terre, en plein ciel, et loin d'eux'; Ah!
que n'y mettent-ils un peu de complaisance? Toutl'univers alors (récompense adorable !) serait leur âme
éparse, leur coeur inépuisable. Et que dis-je? Ils onttous le moyen d'être heureux. « Laisse penser tes
sens, homme, et tu es ton Dieu. »
O terre, dans mon coeur, rythmique et musicale,descends avec tes neiges, remonte avec tes vignes;que les torrents y croulent: que ce fleuve y dévale;que j'écoute en mon coeur l'auguste chant des lignes !
PAUL PORT*
Ïl5
J'étends les bras. Mes mains caressent l'horizon douxet souple, où s'incline la nappe des moissons, qui vontsous le ciel bleu coucher un flot plus pâle, et la mêmecaresse est en moi, musicale.
J'ai gravi la montagne— ma vue tombe du ciel. La
terre et le soleil sont la même patrie : mais la terreest mon doux sujet de frénésie. Au gré de tous mes
sens, oh! que la terre est belle! Dans un air cristallin
s'accusent les bourgades. Toits rouges, notes clairesdes vallons sous les arbres ! Et les clochers d'ardoise,
limpides au soleil, ont le reflet changeant des gorgesde tourterelles.
PHILOMELE
Chante au coeur du silence, ô rossignol caché! Toutle jardin de roses écoute et s'est penché.
L'aile du clair de lune à peine glisse-t-elle. Pas un
souffle en ces roses où chante Philomèle?
Pas un souffle en ces roses, dont le parfum s'accroît
de ne pouvoir jeter leur âme à cette voix!
Le chant du rossignol est, dans la nuit sereine,
comme un appel aux dieux de l'Ombre souterraine,
mais non, hélas!'aux roses dont le parfum s'accroît
de ne pouvoir mourir, d'un souffle, à cette voix!
N'est-ce pas le silence qui chante avec son coeur?...
Un rosier qui s'effeuille ajoute à la torpeur.
Silence traversé d'éclairs comme un orage, puis'bercé mollement comme un léger nuage.
xlQ POÈTES CONTEMPORAINS
par cet hymne voilé, pur, strident, modulé, qu'exhale,
au clair de lune, l'âme de Philomèle !
Est-elle d'un oiseau cette voix immortelle? Ah! —
son enchantement ne devrait pas finir.
Vient-elle des Enfers cette voix immortelle? Mais il
n'est plus un souffle à présent pour mourir.
Sans un souffle, pourtant, que de métamorphoses!Le clair de lune assiste à la ruine des roses.
Déjà tous les rosiers ont fléchi sur leurs tiges. Il
passe une rafale de roses en vertige
dans le rapide espace que fait l'herbe couchée, s'ef-
frayant de ton hymne, ô rossignol caché!
Un long frisson de crainte effeuille le jardin. La
lune met des masques ; elle brille et s'éteint.
Dans le gazon peureux, pétales grelottants, tournez-
vous vers la terre et vers ce qu'on entend.
Écoutez : cela vient du plus profond de l'Ombre.
Est-ce le coeur du monde qui bat sous le jardin?
On entend un coup sourd, deux coups, trois coups
qui montent; d'autres précipités, sonores et qui mon-
tent.
Prisonnier de la terre, un coeur approche; il vient lebruit d'un coeur immense à travers l'herbe rase.
Les pétales volettent. La terre se soulève. Et, le
corps sous les roses bleuies de clair de lune,
l'éternelle déesse, la puissante Cybèle, douce etlevant le front, écoute Philomèle.
:
PAUL FORT il'
LA RONDE AUTOUR DU MONDE
Si toutes les filles du monde voulaient s' donner la
main, tout autour de la mer elles pourraient faire une
ronde.
Si tous les gars du monde voulaient bien êtr' marins,ils fraient avec leurs barques un joli pont sur l'onde.
Alors on pourrait faire une ronde autour du monde,si tous les gens du monde voulaient s' donner la main.
LE BONHEUR
Le bonheur est dans le pré. Cours-}' vite, cours-yvite. Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va
filer.
Si tu veux le rattraper, cours-y vite, cours-y vite.
Si tu veux le rattraper, cours-y vite. 11 va filer.
Dans Tache et le serpolet, cours-}' vite, cours-y vite,
dans Tache et le serpolet, cours-y vite. Il va filer.
Sur les cornes du bélier, cours-y vite, cours-y vite,
sur les cornes du bélier, cours-y vite. Il va filer.
Sur le flot du sourcelet, cours-y vite, cours-y vite,
sur le flot du sourcelet, cours-y vite. Il va filer.
De pommier en cerisier, cours-y vite, cours-y vite,
de pommier en cerisier, cours-y vite. Il va filer.
Saute par-dessus la haie, cours-y vite, cours-y vite.
Saute par-dessus la haie, cours-y vite! Il a filé!
Il8 POÈTES CONTEMPORAINS
PREMIER RENDEZ-VOUS
(Square Monge)
Ivresse du printemps! et le gazon tourne autour de
la statue de Voltaire. — Ah! vraiment, c'est d'un beau
vert, c'est très joli, le square Monge : herbe verte,
grille et bancs verts, gardien vert, c'est, quand j'y
songe, un beau coin de l'univers. —. Ivresse du prin-
temps! et le gazon tourne autour de la statue de Vol-
taire.
Et c'est plein d'oiseaux dans les arbres pâles, où le
ciel ouvre ses fleurs bleues. — Les pigeons s'aiment
d'amour tendre. Les moineaux remuent leur queue.J'attends... Oh! je suis heureux, dans ce délice de
l'attendre. Je suis gai, fou, amoureux! — et c'est
plein d'oiseaux dans les arbres pâles, où le ciel ouvre
ses fleurs bleues.
Je monte sur les bancs couleurs d'espérance, ou bien
je fais de l'équilibre... sur les arceaux du parterre,devant la statue de Voltaire. Vive tout! vive moi! vive
la France ! Il n'est rien que je n'espère. J'ai les ailes de
l'espérance.— Je monte sur les bancs pour quitter la
terre, ou bien je fais de l'équilibre.
Elle a dit : une heure ; il n'est que midi ! Aux amou-
reux l'heure est brève. — L'oiseau chante, le soleil
rêve. Chaque fois qu'Adam rencontre Eve, il leur fautun paradis. Derrière la grille, au soleil, l'omnibus y
pense engourdi. — Elle a dit : une heure; il n'est quemidi! Aux amoureux l'heure est brève.
PAUL FORT . HQ
Devant la statue, un chat blanc, un jaune,— et le
jaune, c'est une chatte! — roulent, s'éboulent sur le
gazon chaud, se montrent les pattes, miaulent, se bat-
tent. Le soleil étire doucement ton sourire, ô mon doux
Voltaire, ô bon faune. — Devant ta statue, un chat
blanc, un jaune, roulent, s'éboulent, se montrent les
pattes.
Les arbres s'enfeuillent au chant des oiseaux. Le
bourgeon de mon coeur éclate! — Et je vacille rien qu'àvoir les diamants de l'arrosoir envelopper l'herbe d'une
bruine. Un arc-en-ciel part de l'échiné du philosophe,et va trembler dans les branches d'un marronnier. —
Les arbres s'enfeuillent au chant des oiseaux. Le bour-
geon de mon coeur éclate!
L'azur est en feu : un chien flaire un chien sous le
banc où dort le gardien.—• Une petite fille saute à la
corde, et sur son ombre, et d'autres et d'autres. Je
vois leurs ombres, sur l'allée, ou s'élargir ou s'affiner.
Et tout ça chante à qui mieux mieux : « Au petit feu!
au grand feu! c'est pour éclairer le bon Dieu! » —
L'azur est en feu : un chien flaire un chien, sous le banc
où dort le gardien.
Voici le marchand de coco musical, chargé de ses
robinets d'or. — Ses robinets sont des serpents, d'où
gicle son coco sonore dans les timbales des enfants. Ra-
fraîchissons notre luxure : vite! pour un sou de ta
mixture, Laocoon étincelant. Je bois à toute la Nature,
je bois à ton bronze bouillant, toi qui souris de l'aven-
ture, ô vieux Voltaire, ô doux méchant. — Voici le
marchand de coco musical. Ses robinets sont des ser-
pents.
t>
I20 POÈTES CONTEMPORAINS
Ah! printemps, quel feu monte de la terre! quel feu
descend du ciel, printemps!— Devant la statue de
Voltaire, j'attends ma nouvelle Manon, Et cependant
qu'elle tarde, Voltaire, assis, est patient : je regarde ce
qu'il regarde, une pâquerette dans le gazon. J'attends,— J'attends, ô ciel! j'attends, ô terre! sous toutes les
flammes du printemps!
Deux heures. Éparpillons cette marguerite. « Un peu,
beaucoup, passionnément... » — Passionnément, petite
Manon, viens vite, accours, je t'en supplie.— Hé! toi,
tu souris d'un sourire à me rendre fort mécontent. Sale
encyclopédiste! —Oh!... La voici sous toutes les flam-
mes du printemps!...
Et les arbres tournent et le gazon tourne autour de
la statue de Voltaire. — Décidément, c'est d'un beau
vert, c'est délicieux, le square Monge : herbe verte,
grille et bancs verts, gardien vert, c'est quand j'y
songe, un beau coin de l'univers. — Je monte sur
un banc couleur d'espérance. On doit me voir de toute la
France !
L'ÉCUREUIL
Écureuil du printemps, écureuil de l'été, qui dominesla terre avec vivacité, que penses-tu là-haut de notre
humanité?
— Les hommes sont des fous qui manquent de gaîté.
Ecureuil, queue touffue, doré trésor des bois, orne-ment de la vie et fleur de la nature, juché sur ton pinvert, dis-nous ce que tu vois?
-- La terre qui poudroie sous des pas qui murmu-rent.
PAUL PORT 121
Écureuil voltigeant, frère du pic bavard, cousin du
rossignol, ami de la corneille, dis-nous ce que tu vois
par delà nos brouillards ?
— Des lances, des fusils menacer le soleil.
Écureuil, cul à l'air, cursif et curieux, ébouriffant
ton col et gloussant un fin rire, dis-nous ce que tu vois
sous la rougeur des cieux?
— Des soldats, des drapeaux qui traversent l'empire.
Écureuil aux yeux vifs, pétillants, noirs et beaux,
humant la sève d'or, la pomme entre tes pattes, quevois-tu sur la plaine autour de nos hameaux?
— Monter le lac de sang des hommes qui se battent.
Ecureuil de l'automne, écureuil de l'hiver, qui lances
vers l'azur, avec tant de gaîté, ces pommes... que vois-
tu?— Demain tout comme Hier.
Les hommes sont des fous et pour l'éternité.
[Ballades françaises.)
LA SUPRÊME CHANSON
Viendra-t-il pas un dernier jour, loin des « toujours »,
loin des « encor », loin des serments, peuple de morts,
enfin mortel à notre amour?
Il vient. J'en meurs et j'aime encor. Las! quelle
vie est donc la mort? Quel mal haineux est donc
l'amour?
ou quel bien dans l'éternel jour?
122 POETES CONTEMPORAINS
Mal et bien de revivre encor cet amour plus fort
que la mort. Viendra-t-il pas un dernier jour,
mortel, enfin, à notre amour?
(L'Arlequin de plomb.)
CHANSON D'AVRIL
ET DES ARCS-EN-CIEL
Vive, en buvant du vin au vent frais du matin, avril
sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel!
On y choque son verre au poing du soleil bleu
haussant l'immense verre où brille un vin de feu.
Et vive, au clair matin, en buvant du bon vin, avril
sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel!
On y lève son verre en l'honneur de son verre. Ce
qu'il faut craindre un peu, c'est qu'il y pleuve un peu.
En buvant du vin clair, vive, entre les éclairs, avril
sous sa tonnelle de légers arcs-en-ciel !
Ayant vu se dissoudre le Phébus dans son verre,Bacchus boit comme un foudre aux foudres du ton-
nerre.
Vive, en buvant du vin qui fleure au gai matin,avril sous la tonnelle en fleurs des arcs-en-ciel !
Evohé! joyeux signe! les vrilles de ma vigne s'ac-crochent dans le ciel à tous les arcs-en-ciel.
Et vivent le Seigneur qui voulut tout cela, les vignesdu Seigneur et mon bon chasselas.
(Joies désolées et tristesses consolées,)
ANDRE FOULON DE VAULX
né à Noyon (Oise) en 1873.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Jeunes Tendresses (Lemerre, éditeur, Paris, i8g4). — LesFloraisons fanées (id., i8g5). — Le Jardin désert (id., i8g8). —
L'Allée du Silence (igo4).— La Statue mutilée (1907).
— La
Fontaine de Diane (igio).— Les Eaux grises (igi3). — Le Vent
dans la nuit (1920). — La Parc aux agonies (1923).
L'ALLEE DU SILENCE
Au fond du parc désert où toute voix s'est tue,Où le bourdonnement humain s'est arrêté,La grande allée étend avec tranquillitéSa vaste nef, qu'octobre a déjà dévêtue.
Pour rendre plus sereine encor sa majestéDont la splendeur d'âge en âge se perpétue,Diane chasseresse y découpe en statue
Le geste souverain de sa divinité.
Pareille à cette allée ample, je veux ma vie :
Droite, silencieuse,.à l'Art seul asservie,Close aux rumeurs, rebelle au plus humble détour.
Et, défiant le Temps, robuste comme un arbre,Je veux que la fierté de mon unique amour
Y dresse vers l'azur la blancheur de son marbre.
(L'Allée du Silence.)
MON AME EST UNE RUE EN PROVINCE,
LE SOIR
Mon âme est une rue en province, le soir,
Où les façades des maisons inanimées
Ont scellé leurs volets sur leurs vitres fermées,
Gomme des yeux lassés qui ne veulent plus voir.
Fenêtres renonçant aux choses de la rue
Qui ne regardent plus qu'au dedans du logisOù la mort d'un enfant, dans les murs élargis,A fait l'ombre plus lourde et la tristesse accrue.
13(3 POÈTES CONTEMPORAINS
Mes yeux indifférents aux soucis du dehors
Ne brûlent plus que d'une angoisse intérieure :
Et j'ai l'air à présent d'une vieille demeure
Dont tous les habitants sont absents ou sont morts.
Mon âme est cette rue en province, humble et grise,
Où passe quelquefois, noir fantôme voûté,
Comme un rêve mystique en un coeur tourmenté,
Une femme en grand deuil qui revient de l'église.
(Les Eaux grises.)
SOIR CALME
Un couple d'amoureux s'en venait par la brume,
Imprécis, comme vu dans l'eau, comme posthume.Se tenant par le bras, l'un vers l'autre inclinés,
Tendres, au. fil de leur tendresse abandonnés,Leurs bouches aux baisers entr'ouvrant leur corolles,Ils se disaient tous bas de pieuses paroles,Et leurs pas, s'étouffant sur le gazon sans bruit,
Glissaient, par la magie exquise de la nuit.
Dans le vent, caressant comme un soupir de femme,
S'évaporait le rêve alangui de leur âme
Qui circulait avec lenteur, tel un encens.
Leur jeunesse faisait leurs gestes plus pressants.Ils s'arrêtèrent; ils s'étreignircnt; le coupleNe fut plus qu'une forme éteinte, molle et souple,Qui mourut dans le gris cendré du soir très doux.Et ces amants qui s'en revenaient, c'était nous.
(La Statue mutilée.)
ANDRE FOULON UE yAULX 127
SOIR DE MAI SUR PARIS
Sept heures ; et la nuit toute prête à descendre
Sème vers l'avenue une légère cendre
Qui tourbillonne sur le gris mauve du ciel.
On dirait que l'air calme est saturé de miel;Une tiédeur de nacre et d'ambre vagabonde;Tout baigne mollement dans une vapeur blonde.
Des femmes ont passé, les yeux cernés et las,Leur linge sur leur chair embaumant le lilas,Versant une langueur par les Champs-Elysées,Leurs chers profils trempés de lumières rosées,Leurs jeunes corps nourris de caresses, d'amour,Comme un fruit est nourri par les baisers du jour.L'Arc de Triomphe rêve en un bleu crépuscule,Un peu de fièvre par l'atmosphère circule,Le soir anémié tel un convalescent
Appuie au nôtre son visage caressant;
Paris va défaillir sous un couchant de soufre.
Un émoi douloureux étreint l'âme qui souffre,Et dans son coeur on sent peu à peu s'attendrir
Quelque chose dont il serait doux de mourir.
(£<z Statue mutilée.)
RENTRÉE DE BARQUES AU CREPUSCULE
Il est tard; la mer monte et l'obscurité fraîche
S'épeure de la voix plus houleuse du vent.
Au bout de la jetée, assis seul et rêvant,
Je regarde rentrer les barques de la pêche.
128 POÈTES CONTEMPORAINS
Sur l'eau calme du port elles filent sans bruit,
Déployant leurs carrés de grosse toile brune.
Elles glissent, oiseaux s'envolant à la brune,
Qui regagnent leur gîte en hâte 'avant la nuit.
Elles passent, et dans chacune je remarque
Deux silhouettes, l'homme et son gars, déplaçant
Des cordages, pliant les voiles, saisissant
Les rames, pour conduire au fond du port leur barque.
Elles s'égrènent, lent et grave chapelet.Elles passent et n'ont plus forme et, tache sombre,
Chacune s'annihile et s'absorbe dans l'ombre,
Et dans l'eau se dissout leur fantomal reflet.
Et déjà les voilà très loin, images brèves
Par qui fut le miroir de l'eau du port ridé.
Et je regarde, au bord de mon âme accoude,Au fil du souvenir rentrer aussi mes rêves.
(La Statue mutilée.)
LE GRIS DE L'AME ANGLAISE...
Le gris de l'âme anglaise est né du gris du ciel,Du climat qui vous mouille et de l'air qui vous gerce,Du home enfin, où tout est confidentiel,Où dans un amour grave et doux le coeur se berce.
Il est né du brumeux horizon de la merDont un nuage éteint les pâles émeraudes,Du cottage feuillu, baigné du vent amer,Où près du bow-window fument les boissons chaudes
ANDRE FOULON DE VAULX I2g
Du solitaire orgueil de tant de vieux châteaux
Qui sur les bords des lacs s'écroulent en ruines,Du vol des goélands à l'entour des bateaux
Dont l'appel est le cri jaillissant des bruines.
Et dans un demi-deuil que troue un jour blafard,Sous un tulle cendré de vapeurs imprécises,L'âme anglaise à nos yeux s'ourle d'un fin brouillard,Comme une île perdue au milieu des mers grises.
(Vers la lumière.)
LA SOLOGNE AUX ETANGS
Je vous reconnaissais quand vous m'apparaissiez,
Étangs, bois de pins noirs, immenses solitudes;Vous étiez mes tourments et mes inquiétudes,Mes rêves de bonheur jamais rassasiés.
Je voyais tournoyer mes angoisses passéesSous le ciel de septembre avec les grands oiseaux,Et les feuillages morts qui flottaient sur les eaux
N'étaient que le sensible aspect de mes pensées.
Et lorsque surgissait sous le déclin du jourUn site désolé qui s'enfonçait dans l'ombre,
J'appelais de mes bras le paysage sombre
Afin d'étreindre en lui l'âme de mon amour.
Au-dessus de ce qui fut naguère un étangFlotte encore, le soir, un nuage de brume :
Et c'est comme la plainte assourdie et posthumeD'une douleur dans la mort même subsistant.
9
l3o POÈTES CONTEMPORAINS
Cette vapeur qui sort de la terre mouillée
A la place où le coeur de l'étang s'exhala,
C'est le dernier frisson de l'eau qui songeait là,
Et le suprême émoi d'une vie oubliée.
Hors du tombeau qui va bientôt nous recouvrir,
N'est-ce pas qu'après nous longtemps, ô mon aimée,
S'élèvera, pareille à ce vol de fumée,
L'âme d'un triste amour qui ne veut pas mourir?
(Le Vent dans la Nuit.)
EFFEUILLE, SUR L'EAU TRISTE...
Effeuille, sur l'eau triste où ton rêve se mire,La fleur des souvenirs que l'amour t'a laissés.
Revois vos fronts unis, vos bras entrelacés;Ne ferme pas ton âme au cri qui la déchire.
Que le goût du tilleul et le parfum du buis,Le sourire pâli d'une antique statue,Te rendent dans le son de la voix qui s'est tue
La divine fraîcheur de tes printemps enfuis!
Mais, effeuillant trop fort un souvenir trop tendre.Prends garde de troubler en sa sérénité,Par le frisson furtif d'un émoi suscité,L'eau morte du passé qui ne veut plus t'entendre.
(Le Parc aux Agonies:)
MAURICE MA GRE
né à Toulouse en 1877.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Éveils (en collaboration avec André Magre, Toulouse, i8g5).— La Chanson des Hommes (Fasquelle, Paris, 1898). — Le Poèmede la jeunesse (id., igoi). — Les lèvres et le secret (id., igo6). —
Les Belles de nuit (id., igi3). — La Montée aux enfers (id., igi8).— La porte du Mystère (id., ig23).
LA GRANDE PLAINTE
(Fragments)
Nous avons travaillé sous l'ombre des usines,la force de nos corps coula dans nos sueurs,nos rêves ont gémi dans le chant des machines,nos dos se sont courbés sous le faix des labeurs...
—Dupain !nous avons faim !les pauvres gens seplaignentet leur cri fait du bruit comme une mer, le soir.
Ces enfants du malheur s'appellent et s'étreignent,
voyez, voyez, là-bas, marcher leur troupeau noir.
Nous sommes les vaincus, les souffrants qui gémissent ;un souffle fraternel a joint nos humbles coeurs.
La misère a joué dans un grand clairon triste...
Nous marchons après elle à de nouveaux labeurs.
O cité, c'est vers toi que sont crispés nos poings;tes rues s'ouvrent le soir comme de noires bouches,
tes lumières au loin semblent des yeux sanglants,tes églises tendent au cieLdes bras qui souffrent.
Rends-nous la chair dont sont pétris les monuments;
tes murs sont faits avec nos rêves et nos râles ;
c'est notre vie, à nous, qui bouge dans tes flancs
et notre sang suinte au front des cathédrales...
Nous n'avons plus la foi qui fait se résigner;le chant de Dieu ne courbe plus les foules vastes
et les cloches, fondues par des mains d'ouvrier,
ne nous berceront plus d'un grand rêve néfaste.
Nous ne demandons pas, prêtres, un espoir vain;
le bonheur de demain, nous le jetons au vent,
mais nous voulons le pain du siècle, le bon pain
que notre lent effort a fait jaillir des champs.
l34 POÈTES CONTEMPORAINS
Nous voulons notre place au banquet de la terre,
pouvoir jouir un peu de la clarté du jour,
dormir, boire, rêver, chanter avec nos frères,
notre part de soleil et notre part d'amour.
Nous avons attendu dans des années sans nombre
sous le joug de douleur ne sachant pas penser.Le souffle dés idées a dispersé les ombres...
L'étoile de justice a lui pour les bergers...
...Voici les douloureux et les justes barbares...
Des incendies vont s'allumer dans les faubourgs,l'on verra s'écrouler les temples, les théâtres,
des rêveurs chanteront d'amour aux carrefours,
et le sang des humains salira les pavés,des vieillards porteront les lys de l'espéranceet les mourants auront une étrange beauté,et quand la ville enfin ne sera plus que cendres,
que les maisons seront tombées une par une,le silence viendra parmi les ruines grises,les vents futurs feront tressaillir sous la lune
des fantômes de ponts et des spectres d'églises...
Et nous sur qui les morts lourdement pèserontnous les sacrifiés pour les fins de la vie
nous rêverons assis dans les champs inféconds
près de marais cachant les cités englouties.
Et plus tard un jeune arbre, un matin de printemps,fera monter parmi les pierres sa ramureet les mères verront dans les yeux des enfants
poindre, poindre les tours de la ville future.
(La Chanson des Hommes.)
MAURICE MAGRE l35
AINSI TU VIEILLIRAS...
Ainsi, tu vieilliras loin de moi et des peines
Que je ne saurai pas te viendront à pas lents.
Je ne scruterai pas les ombres de tes veines,Je ne compterai pas tes premiers cheveux blancs.
Au foyer inconnu dans un fauteuil antique,Près d'un jeune miroir tu t'assiéras, songeant,Et parmi la douceur des ombres domestiques,Tu seras grave et douce avec des mains d'argent.
Peut-être avec regret en te voyant moins belle,
Te rappelleras-tu ta grâce et ton éclat?
Pour t'expliquer l'attrait de ta beauté nouvelle
Et pour te consoler je ne serai plus là.
Je ne connaîtrai pas les meubles et les choses,
Quels livres préférés seront alors les tiens.
Tu chanteras des vers, tu toucheras des roses,
Et des vers et des fleurs, moi je ne saurai rien.
Je ne percerai pas le mystère des chambres
Où tu vivras. L'oubli gardera ta maison
Et quand l'âge à la fin te glacera les membres,
Un autre pour la mort sera ton compagnon...
(Les Belles de Nuit.)
L'INCONNUE
C'est un soir de Toussaint mélancolique et bas.
Sur mon jaune divan, seul, je songe et je fume.
Entrez, madame, entrez, je ne vous connais pas,
Venez vous abriter du peuple et de la brume.
a36 POÈTES CONTEMPORAINS
Reposez-vous un peu dans les coussins persans...
La lampe est rouge et basse et l'on y voit à peine...
Mon Dieu, que verrait-on? les ennuis malfaisants,
Le corps des souvenirs, la figure des peines.
Défaites cette boucle d'or, allongez-vous...
Les parfums sont puissants et l'ombre est merveilleuse.
Je vois de votre robe émerger votre cou,
Comme une longue fleur d'ivoire précieuse.
Je ne désire plus l'amitié des ingrats,Ma soif de tout avoir elle-même est calmée...
Restez... nul n'a frappé. Personne ne viendra...
La porte de l'espoir désormais est fermée.
Le thé chante, le feu rougeoie, ô calme nuit!
La fumée en tournant monte, fumons encore!
Les oiseaux sont passés couleur de mes ennuis...
Vos cheveux écrasés près des charbons se dorent.
—Quoi ! vous pleurez, madame, appuyée à mes bras...
Par ce jour de Toussaint, moi aussi je médite.
J'ai des morts bien-aimés, mais je n'y pense pas.
Loin, très loin dans le froid, chantent les choses tristes...
J'ai connu de chers yeux profonds et décevants
Qui dans de mêmes soirs m'ont fixé de leur flamme.
Un cher coeur a battu près de moi bien souvent
Et certes je l'aimais avec toute mon âme...
Allez, les morts sont morts et les chagrins sont vieux.Oublions-les. Au fond, vous seule êtes charmante...Glissons vers la douceur des royaumes de DieuAu gré de la fumée immortelle et clémente.
MAURICE MAGRE l37
Je n'effleurerai pas votre robe d'argent...
Restez, restez sous la lumière japonaise...
Voyez se dérouler comme un fleuve changeantLe flot harmonieux des rêves qui me plaisent...
Je vous possède toute et ne vous touche pas...Je n'en posséderai jamais une plus tendre
Qui me soit aussi proche et qui pleure si bas,Chère enfant qu'envoyait cette nuit de Novembre.
Le monde est un secret que soudain je comprends...Notre corps est léger et notre esprit fidèle,Et sans même frôler votre main, je vous prendsDans une féerie immense et fraternelle.
— Eh quoi! déjà l'aurore et la pluie aux carreaux?
J'ignore votre nom, vos yeux, votre visage...Mais non, il ne faut pas, fermez votre manteau...
Mieux vaut ne pas saisir un rêve à son passage.
Laissez-moi reposer, petits bruits du matin!
Une tasse qu'on heurte, un froissement de robe...
Solitude! la mèche a fumé, puis s'éteint...
Un pas dans l'escalier fuit pour toujours... C'est l'aube.
(Les Belles de Nuit.)
A L'AVANT DU BATEAU
N'aurez-vous pas pitié de ce voyageur ivre?
Je voudrais une place à l'avant du bateau...
Le vent doit peindre au fond de l'horizon de cuivre
Des estuaires d'or où dorment des châteaux.
Laissez-moi relayer le pilote à la barre.
Trop longtemps j'ai dormi parmi les émigrants!!
Et écoutant les flots et leurs appels bizarres,
Au moins je n'entends plus l'autre appel déchirant,
ï38 POÈTES CONTEMPORAINS
Le grand appel! Celui qui vient du fond de l'âme,
Dont les sonorités sanglotent des remords...
Ah! qu'il meure dans les embruns et sur les lames
L'appel qu'on doit entendre au delà de la mort!...
J'ai trop erré parmi les soutes et les cales!
Les hamacs des gabiers, m'ont bercé trop de nuits !
Je veux voir apparaître au milieu des rafales
Sur le mât de beaupré l'albatros de minuit.
A l'avant du bateau! Je verrai de la proue
Les vagues accourir comme un troupeau confus,
Les épaves passer, les requins qui s'ébrouent...
Aucune chère voix ne m'appellera plus!
C'est moi qui le premier distinguerai le phareEt le fourmillement fantastique du port...Si mon goût d'aventure entonne sa fanfare,Au moment d'arriver je virerai de bord...
Je ferai zigzaguer vers l'ombre le navire,Par-dessus les récifs, les îles de corail...
Pour que meure la voix dont l'accent me déchire,Je laisserai les flots briser le gouvernail.
Vous ne connaissez pas la beauté du naufrage?...Mais il faut être alors à l'avant du bateau!...
Sur mon front la tempête aura beau faire rage,Peut-être que la voix me parlera plus haut,
C'est lorsque craqueront les énormes mâtures,Que désespérément la coque gémira,Que les voiles pendront comme des chevelures,Qu'une belle lumière enfin m'apparaîtra...
MAURICE MAGRE iog
A l'avant! Seulement à l'avant, la lumière!
C'est là que j'apprendrai si je suis pardonné.Le vaisseau sur sa quille est dressé de manière
Que dans le sombre azur l'avant est projeté...
Dans cette ascension de la mer en furie,Comment pourrai-je mieux me dépouiller du mal,Célébrer une plus splendide eucharistie
Qu'en me rafraîchissant à l'ouragan lustral?
Debout, seul, au milieu.du tumulte des lames,Je saurai, de mon front touchant presque au ciel mort,Si j'ai bien dirigé le gouvernail de l'âme,
Si l'abîme qui s'ouvre est plus, beau que le port.„
Alors toutes les voix terribles seront douces...
Les cavaliers du vent s'enfuiront sur les eaux...
Un silence soudain... Le dernier cri d'un mousse...
Par l'avant, dans la mer, plongera le vaisseau.
Et moi débarrassé du poids des vieilles fautes,
Voyant poindre à mes pieds mille soleils levant,
Dans le gouffre, je descendrai, la tête haute.
Et toujours à l'avant du navire, à l'avant...
(La Porte du mystère.)
RETOUR A SAINT-BERTRAND DE COMMINGES
Je suis un vieil homme au visage usé.
Mon front est chenu, mon dos écrasé.
J'ai lavé mon coeur comme avec un linge
Et pourtant, un soir, ce coeur s'est brisé
Lorsque j'ai revu la tour de Comminges,
^o POÈTES CONTEMPORAINS
Je sais qu'en marchant j'ai pour compagnons
Tous mes vieux péchés comme des squelettes..
Mais je me ris d'eux car je sais leur nom.
A mon cou j'ai mis une cordelette.
Je touche le ciel avec mon bâton.
Je croyais porter comme une couronne
Le détachement de toute beauté.
J'ai couru pourtant comme un insensé
Quand j'ai vu le creux que fait la Garonne
Près de Saint-Bertrand aux toits ardoisés.
Je suis revenu très pur et très beau,
Dépourvu de barbe et de chevelure,Tenant mon passé comme une peinture,Tenant ma sagesse ainsi qu'un flambeau
Et j'ai retrouvé la jeune nature.
L'esprit de la terre hante les hauts lieux.
Voici l'abbaye et voici le cloître.
Je me tiens debout sous ce porche bleu,Ainsi qu'un mendiant qui soutient son goitre,Ainsi qu'un fakir qui regarde Dieu...
Ce vieux fou, madame, est allé dans l'Inde,Sur un grand navire avec quatre ponts.Les cieux étaient grands et les soirs profonds !Ne le plaignez pas puisqu'il voit s'éteindreCe soleil couchant par delà les monts.
(Le Parc des rossignols. — Inédit.)
FERNAND GREGH
né à Paris en 1873.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Maison de l'enfance (Édit. Calmann-Lévy, Paris, 1896).—
La Beauté de vivre (id., ïgoo). — Les Clartés humaines (Fasquelle,Paris, igo4; réédition, Flammarion, ig26). — L'Or des minutes
(Fasquelle, igo5). — La Chaîne éternelle (id., 1910). — LaCouronne douloureuse (Fasquelle, ig 17). — Couleur de la vie
(Flammarion, ig23). — Choix de Poésies (Fasquelle, 1927).—
La gloire du Coeur (Flammarion, ig32).
MENUET
La tristesse des menuets
Fait chanter mes rêves muets,Et je pleure
D'entendre frémir cette voix
Qui vient de si loin, d'autrefois,Et qui pleure.
Chansons frêles du clavecin,Notes grêles, fuyant essaim
Qui s'efface,Vous êtes un pastel d'antan
Qui s'anime, rit un instant,Et s'efface.
O chants troublés de pleurs secrets,
Chagrins qui s'ignorent, les vrais,
Pudeur tendre,
Sanglots que l'on cache au départ,Et qui n'osent s'avouer, par
Orgueil tendre,
Comme vous meurtrissez les coeurs
De vos airs charmants et moqueursEt si tristes !
Menuets à peine entendus,
Sanglots légers, rires fondus,
Baisers tristes!...
(La Maison de l'Enfance.)
l44 POÈTES CONTEMPORAINS
JE VIS...
Je suis entré dans le tourbillon de la vie...
Je suis tremblant, hagard, brisé, tendre, nerveux;
Je suis plein de regrets, de désirs et de voeux,
De souvenirs, d'espoirs, d'envies...
Je ne sais plus ce que je veux ;Je trébuche aux tournants des chemins poursuivis.Je me sens incertain, épars, divers, nombreux...
J'ignore si je suis heureux :
Je vis.
J'aime, et je ne sais comment j'aime :
Je frissonne, j'ai peur comme un homme charmé.
J'aime de longs yeux noirs, caressants et soyeux,Tour à tour graves ou joyeux,Dont les cils font une ombre, alors qu'ils sont fermés,
Si douce qu'elle semble un regard elle-même;J'aime une bouche fraîche, une bouche embaumée,Des cheveux ondoyants, fins comme une fumée,Des doigts légers où rit une petite gemme.Et je ne cherche pas à savoir comment j'aime,Comment je suis aimé :
J'aime.
Je veux la gloire, et je ne sais
Même pas bien si je la veux ;Je pense et j'écris mes penséesEn mots indécis et peureux.Je sens mes vers là, sous mon front :
J'ignore s'ils me survivront,Les dire m'exalte et m'enchante;Ma voix ne peut rester muette,Je ne sais si je suis poète :Je chante.
FERNAND GREGH l45
Je vis, je vais parmi des choses :
Bonnes, mauvaises, je ne sais,Car je suis souvent caressé
Par elles, et souvent blessé.
J'aime Décembre et Juin,Tes cyprès et les roses,Les grands monts bleus, les humbles coteaux gris,La rumeur de la mer, la rumeur de Paris...
Bonnes, mauvaises, je ne sais :
Je vis, je vais, j'aime les choses.
Je vais aussi parmi des hommes et des femmes,Et sous les fronts dans les regards, je vois les âmes
Qui glissent en essaims devant mes yeux ravis.
Le monde est comme un vol d'oiseaux d'ombre ou de flamme
Que je verrais passer du haut des monts gravis...Des hommes m'ont fait mal, j'ai vu pleurer des femmes;J'aime ces hommes et ces femmes;Je vis.
— Et je mourrai, plus tard, très tard, bientôt, peut-être :
Je ne sais pas.Je m'en irai peut-êtreDans l'inconnu, là-bas, là-bas,
Comme un oiseau s'envole, ivre, par la fenêtre!
Je m'en irai peut-êtreDans l'inconnu mystérieux, là-bas,
Au grand soleil de Dieu rénaître !
Je ne sais pas.
Ou bien j'irai dormir et pourrir à jamais
Sous quelques pieds de terre,
Loin des arbres, du ciel et des yeux que j'aimais.
Dans la nuit délétère...
10
l46 POÈTES, CONTEMPORAINS
Mais à mon tour j'aurai connu le goût chaud de la vie :
J'aurai miré dans ma prunelle,
Petite minute éblouie, ^
La grande lumière éternelle;
Mais j'aurai bonne joie au grand festin sacré;
Que voudrais-je de plus?J'aurai vécu.
Et je mourrai.
(Les Clartés humaines.)
AVRIL
La ligne des coteaux sous les arbres légers
Court, flexible, et se ploieVers les champs vaporeux et les pâles vergers
Que la lumière noie.
Les jardins, sous un vent voluptueux et las,Bercent les fleurs voisines,
Et mêlent dans l'azur aux gerbes des lilas
Les grappes des glycines.
Sur les prés chauds, des vols de papillons tremblants
Qui palpitent ensemble,
Papillons d'or, papillons verts, papillons blancs,Vibrent dans l'air qui tremble.
Les branches des pêchers balancent dans le bleu
Leurs molles neiges roses;Un souffle d'infini qui s'enfle peu à peu
Frissonne sur les choses :
L'instant est plein de Dieu.
(Les Clartés humaines)
FERNAND~GREGH llyr
CHEMINEAU
Vieux chemineau lassé qui regardes aux grilles,Entre les tilleuls bleus où, l'air fraîchit soudain,Dormir au grand soleil les roses du jardinEt la brise agiter l'azur dans les charmilles,
Comme toi, par moments, le poète accablé
S'arrête, vagabond plein de rêve et d'envie,
Et contemple, à travers les barreaux de la vie,
Un Paradis lointain dont il n'a pas la clé.
Hélas! ne te plains pas, ami, si tu persistesA rêver du dehors les grands parcs inconnus,
Heureux dormeur des bois, doux marcheur aux pieds nus,
Compagnon sans souci des chiens aux beaux yeux tristes,
Cher pauvre, pour rester riche en joie ici-bas,
Piêve encore, toujours, sans t'approcher des choses :
Mieux vaut de respirer que de cueillir les roses,
Et les plus beaux jardins sont où l'on n'entre pas!
(Les Clartés humaines.)
VERS DORES
La vie, heureuse ou triste, est belle ; accepte-la
D'une âme qui s'enivre au spectacle du monde ;
La vie est belle toute, et la mort, au delà,
Fait sa beauté plus pathétique et plus profonde.
Accepte joie ou deuil d'un coeur sage et viril
Qu'après le clair matin le pâle soir n'étonne :
Il n'est rien de plus beau qu'une fleur en Avril,
Sinon la feuille d'or qui tombe au vent d'Automne.
(L'Or des minutes.)
l48 POÈTES CONTEMPORAINS
FLEUR DANS L'OMBRE
Viens dans le soir clair, sur la route.
Il fait tiède, marchons un peu ;
Marchons pas à pas, il fait bleu.
Appuie et pèse à mon bras, toute.
C'est l'heure vague où la nuit doute ;
Le vent du sud met l'ombre en feu :
L'extase où l'on croit sentir Dieu
Perle à nos fronts nus, goutte à goutte !
Vois ! la première étoile éclot
Au ras des collines, là-haut, ,
Et semble frémir de vertige :
Sur le doux coteau velouté,
C'est comme une fleur de clarté...
On se prend à chercher sa tige.
BEAUX SOIRS
Beaux soirs d'été, si doux qu'on ne peut s'endormir !
On se relève, on pousse un volet, on regarde...L'âme est comme une abeille heureuse qui s'attarde
A sentir dans le vent ses deux ailes frémir.
On prend un livre, on court à la fenêtre encor
Pour respirer la nuit où palpite une autre âme.
L'heure tinte, le lit aux draps frais nous réclame,Mais le rêve, au profond des bois sonne son cor!
Plein d'un désir immense et que rien n'assouvit,On voudrait arrêter au moins parmi l'espaceL'instant, le vague instant divin, l'instant qui passe...Et c'est pour quelques soirs semblables que l'on vit!
(La Chaîne éternelle.)
FERNAND GREGI1 l4g
PRIERE
Mon Dieu qui m'avez mis sur cette sombre terre
Où déjà je vieillis,Vous seul pourriez emplir ce coeur trop solitaire
Dont les lys sont cueillis.
Mais je ne puis vous croire autant que je vous aime.
Tout me paraît impurDe ce qu'on dit de vous, mon Dieu, tout vous blasphème,
Autre nom de l'azur!
Et pourtant, après l'âge où la jeunesse couvre
L'univers de son feu,Vivre aboutit à vous, et tout horizon s'ouvre
Sur votre abîme bleu.
On ne peut se passer de vous, suprême Cause
Par qui rien n'est néant,
Vous qui, nacrant le coeur de la plus humble rose,Balancez l'océan.
On ne peut se passer de vous, Raison de vivre,
Loi des cieux, sang des mers;
Et, même en vous niant, vous nommer nous enivre
Comme ces vins amers...
Mais quand, par les jours chauds d'été, sous les étoiles,
Aux bois dorés et doux,
Dans quelque église où l'orgue émouvait jusqu'aux moelles,
Quand j'ai crié vers vous,
Écoutant à travers l'immense espace, avide,
Si votre verbe naît,
Je n'ai rien entendu, mon Dieu, que, dans le vide,
Mon cri qui revenait!
(La Gloire du Coeur.)
l5o POÈTES CONTEMPORAINS
RÊVERIE A CENTRAL-PARK (NEW-YORK)
[Fragments)
O ville unique sous le ciel,
Ville faite par un mélange,Un cocktail inouï d'Eiffel
Et de Michel-Ange!..
Quelque chose ici naît et s'accroît et se forme,
Quelque chose de neuf, d'indicible, d'énorme
Qu'on n'a jamais connu,
Quelque chose de grand qui déborde l'espace,Où le monde s'élève, où l'homme se dépasse,Où surgit à mi-corps un dieu nouveau-venu!
Sans doute ainsi jadis fut Rome,
Maîtresse de la mer majeure de son temps,Souveraine du monde ancien, zénith de l'homme!
Mais dans la spirale des ans,Invisible Babel qui monte d'âge en âge,
C'est ici Rome à l'autre étage,Plus riche encor que Rome antique,
Pour Méditerranée ayant tout l'Atlantique,C'est Rome gigantesque et peut-être meilleure,Rome où l'homme regarde en face son César,
C'est Rome deux mille ans plus tard,A la spire supérieure!C'est bien Rome, même au regard !
C'est la ville architecturale
Aux cent palais superposésOù partout, des hauts points de la ville centrale,On se sent comme au bord d'un Palatin moderne.
FERNAND GREGH l5l
Vous, vous êtes la Grèce, ô chers Européens,L'Hellas petite auprès de ces États cyclopéens,
La Grèce intelligente, artiste,Mais divisée en quarante cités,
En peuples toujours l'un contre l'autre excités,En qui le lourd passé plein de haine subsiste;
Dans leurs contours déchiquetés,Se disputant non pas des provinces, des villes;
Sans relâche affrontés, heurtés
En guerres qui ne sont que des guerres civiles...
Vous êtes le pays aux vieilles capitales,Aux vieilles pierres féodales
Noires encor du moyen âge,Aux ponts bossus, aux maisons sales,
Où l'homme traîne un reste de servage
Dans les canaux fumeux des Anvers et des Brèmes,
L'Europe « aux anciens parapets »,
Aux murs épais
Qu'on aime pour leurs rides mêmes,
Mais qui ne croient pas à la paix!Ici la vie est plus large et plus libre.
Dès que l'on a touché le quai,
C'est tout un continent qui s'étale et qui vibre
Sous le pied débarqué,Une planète neuve où tout était à faire,
Un autre astre où l'on a refait une autre Terré !...
Et plus lard, le plus tard possible,
Quand les temps seront accomplis,
Si quelque jour a lieu le désastre indicible,
!02 POÈTES CONTEMPORAINS
Oui, si, devant l'Asie énorme et déferlée,
De combats en combats, de replis en replis,
L'Europe, un jour, devait, aux vagues acculée,
Franchir sur ses vaisseaux l'immensité salée,...
... C'est ici que, fuyant la guerre au souffle ardent,
Se réfugierait l'Occident,
Ici qu'ayant refait le trajet de Colomb,
Ton vaisseau mouillerait, Civilisation!
On en verrait surgir, on en verrait descendre
Tous les grands émigrés du monde occidental,
Tous ceux qui, jour à jour, font nos os de leur cendre,
Les Homère, les Cicéron, les Juvénal;
C'est ici qu'on lirait Xénophon et Ménandre,v
Ici qu'on nommerait les nouvelles étoiles,
Que l'on rassemblerait les marbres et lés toiles
Dans des palais qu'aurait rêvés un Alexandre,
Ici que les enfants continueraient à lire
Dante et Hugo, Pascal et Kant, Goethe et Shakespeare,A commenter l'Eglogue à Pollion, Virgile,A maintenir leur sens aux mots de l'Evangile !
C'est ici, dans l'Histoire ouvrant un nouveau tome,
Que l'homme blanc alors réaliserait l'homme.
Mais plus riche, plus beau, plus grand, plus fier d'être
Meilleur d'être moins malheureux, [homme,L'homme futur promis par nos pleurs et nos voeux
Et qui prendra sans doute en pitié nos misères,
Qui sourira devant nos haines et nos guerres,Mais qui devra toujours se souvenir,
Du sein des merveilleux printemps de l'avenir,Combien dans notre long hiver
Nous avons à tâtons souffert
Pour lui,
Nous, de l'Europe et d'aujourd'hui!...
(Inédit en librairie.)
PAUL SOUCHON
né à Laudun (Gard) en 187'4.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Élévations poétiques (Éditions Girard, Paris, iSgg). — Nou-velles Élévations poétiques (Bibliographie artistique et littéraire,Paris, 1901). —Élégies parisiennes (Éditions de l'Effort, Paris,1902); — La Beauté de Paris (Mercure de France, Paris, 1904).— Les Regrets de la Grande Ile (Éditions du Monde Nouveau,Paris, ig22). — Dans le domaine des Cigales (Chîberre, Paris.
1923). — Les.Chants du Stade (Édition du Monde Nouveau, Paris,
1923).
STANCES
Que ne suis-je, ô beauté, le vent voluptueuxQui modèle tes formes
Et, détachant la feuille aux rameaux des grands ormes,La mêle à tes cheveux !
Que ne suis-je le fleuve au passage des arches
Quand ton corps reflété
Entre ses bras brillants tremble dans la clarté
Sous le pont où tu marches !
Que ne suis-je l'oiseau qui te frôle en criant
Et que tes yeux vont suivre !
La rose que tes doigts au soleil font revivre
Plus belle, en la cueillant!
Si j'étais tout cela, je connaîtrais la joie !
Mais, hélas! je ne suis
Qu'un homme et, loin de moi, beauté qui toujours fuis,
Ton charme se déploie !
Arrête! Écoute-moi! Car je t'apporte un coeur
Tout brûlant de souffrance
Et c'est de lui que vient la flamme qui s'élance
A travers ma pâleur !
Que sont les vents, les eaux, les oiseaux et les roses
Auprès d'un coeur vivant?
S'il est blessé d'amour n'est-il pas émouvant
Plus que toutes les choses?
(La. Beauté de Paris.)
l56 POÈTES CONTEMPORAINS
LOUANGE DE PARIS
(Fragment)
0 Paris ! ô couronne ! ô fleur !
J'ai quitté mon ciel et ma mère,
Ma mère et sa pâle douleur,
Mon ciel, le plus pur de la terre !
Et, depuis, si j'ai regrettéEt ma Provence et ma jeunesse,
Chaque fois, Paris, ta beauté
M'a séparé de ma tristesse!...
Tes bois, tes parcs m'ont révélé
La grandeur de l'âme française,L'ordre par le rythme voilé,La force qu'une grâce apaise !
Mais je fus aussi pénétré,O Paris, de clartés intimes,Et l'amour que tu m'as montré.
M'aura conduit sur d'autres cimes !
Car, sous ton ciel, le sentiment
Comme une fleur embaume et passeEt tu recherches seulement
Le plaisir de toute une race !
Et j'ai subi l'enchantement
Que tu verses aux coeurs, ô ville,Qui revêts par ton mouvementLa splendeur d'un astre immobile !
(La Beauté de Paris.)
PAUL SOUCHON i5y
LE DÉPART DE MAJUNGA
(1914-1918)
Nous avons quitté MajungaSur un grand bateau qui fumaitComme le toit d'une maison :
Lorsque le fils lointain entend
L'appel au secours de sa mère,La distance ne compte pas.
Nous avons quitté MajungaEt, bientôt, dans le jour levant,La grande Ile s'est effacée,Nous n'avons plus vu nos villagesEt les plateaux où l'air est frais
Sont tombés au fond de la mer.
Nous avons quitté MajungaPour la France aux maisons serrées
Comme les dents dans une bouche,
Pour la France dont les collines
Où rampent des monstres de fer
Sont rayées comme nos sangliers.
Nous reviendrons à Majunga
Quand les Sorts l'auront décidé ;
Nos parents, au-devant de nous,
Descendront des vertes rizières
Et se tiendront sur le chemin
Avec des corbeilles de fruits.
Nous reviendrons à Majunga
Quand, la guerre enfin terminée,
Nous pourrons avec des yeux fiers
l58 POETES CONTEMPORAINS
Nous présenter à nos Ancêtres
Qui, roulés dans leurs linceuls rouges,
Vivent au fond de leurs tombeaux.
Nous reviendrons à Majunga
Quand nous serons victorieux,
Nous danserons devant nos cases
Et nous ferons, sous nos sagaies, .
Saigner le tronc des hauts manguiersComme le coeur des ennemis.
(Les. Regrets de la Grande Ile.)
L'ÉLOQUENCE DU CORPS
Si tu veux découvrir le monde, avec ses routes,
Ses fleuves et ses chants,
Si tu veux enfouir tes peines et tes doutes
Dans la joie et les chants,
Viens parmi nous. L'instinct guérit de la pensée.Loin des songes obscurs
Tu sentiras ta vie enfin récompensée,
Digne des actes purs.
On lit dans nos regards le calme et l'équilibre,Tu seras comme nous
Et les chemins d'azur porteront dans l'air libre
L'élan de tes genoux.
La culture du corps engendre la noblesse
Et la sérénité,Mais il faut t'élever, par-dessus la faiblesse,
Vers ta propre beauté.
PAUL SOUCHON i5g
Il faut que les efforts, la sueur, la souffrance
Deviennent tes amis
Et que ton énergie infuse l'endurance
A tes sens affermis.
L'athlète n'a besoin, pour vaincre ou se défendre,
Que de sa volonté,Elle est le glaive qu'il lui suffit de tendre
Devant sa nudité.
Un jour tu deviendras maître de ton génieEt, par le mouvement,
Tu sauras susciter la grâce et l'harmonie
A ton commandement.
Alors tu comprendras que l'idée et le gesteOnt de secrets accords
Et pourquoi, comme un chant, monte et se manifeste
L'éloquence du corps.
(Les Chants du Stade.)
DISCOBOLE AU STADE PERSHING
Lorsque les fêtes de l'été
Font ressembler, Paris, tes Stades
A des lacs remplis de clarté
Et leurs gradins à des cascades,
Lorsque les marronniers fleuris
Qui se penchent sur les murailles
Répercutent au cielles cris
De ces pacifiques batailles,
l6o POÈTES CONTEMPORAINS
Lorsque les coureurs demi nus
Que des appels brûlants excitent
Devant le poteau sont venus
Fermer leurs ailes qui palpitent,
0 Discobole, tu parais,Et vers ton front calme s'élance
Du.fond des coeurs les plus distraits
Le noble hommage du silence.
Dans la foule chacun comprend
Qu'une beauté se manifeste
Et que le monde obscur et grandS'inscrit aux courbes de ton geste.
Quand tu balances ton paletEn l'assurant dans ta main droite,
C'est un pêcheur et son filet
Dressés sur la mer qui miroite,
C'est l'homme aux temps les plus lointains,Chasseur sauvage et solitaire
N'ayant pour dieux que ses instincts
Et pour seule arme que la pierre.
Mais, déjà, dans un tournoiement,Ton disque part, plane et dévie,Et ton corps offre en un moment
Toutes les formes de la vie,
(Les Chants du Stade.)
GERARD D'HOUVILLE
fille de José Maria de Heredia et veuve d'Henri de Régniernée à Paris en 1875.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Premiers Poèmes (Revue des Deux Mondes, Paris, i8g4-igo7).- Les Poésies de Gérard d'Houville (Grasset, Paris, ig3i).
11
LA ROBE BLEUE
Vous en souvenez-vous, Mère au si beau visage,Ma Mère aux bras si blancs, vous en souvenez-vous?
Lorsque j'avais été trop longtemps triste et sageVous me preniez un peu, le soir, sur vos genoux.
Quelquefois vous portiez une robe très bleue
En satin d'Orient que brodaient des vols d'or;Tout un golfe d'Asie ondoyait dans sa queueEt mes rêves d'enfant y sont bercés encor.
Vous fumiez.:, et l'odeur de la pâle fumée
Venait se mélanger à vos divers parfums ;Et je vous respirais, ô ma mère embaumée^
Avec le front caché dans mes lourds cheveux bruns.
Comme vous sentiez bon, ô mère nonchalante!
Vous étiez, ténébreuse et pleine de clarté,
Semblable à quelque vague à là fois sombre et lente
Qui mire obscurément les astres de l'été.
Vous étiez le voyage et toutes ses merveilles,
Et votre robe bleue et son or et ses plis
Tropicaux, vous baignait et vous rendait pareilleA quelque grand navire aux féminins roulis.
Vous étiez le départ à l'espoir nostalgiqueEt le port qui palpite en ses tranquilles eaux;
Vos seins arrondissaient leurs caps aromatiques
Où vos manches volaient comme de lents oiseaux.
l64 POÈTES CONTEMPORAINS
C'est ainsi que j'ai vu des îles bienheureuses,
L'étrange enchantement de nocturnes pays...
Mères aux douces mains, mères voluptueuses,
Ouvrez à votre enfant les premiers paradis.
Pour que plus tard, déçu par les bonheurs du monde,
Il sache que jadis à votre coeur lié,
Il avait, dès vos flânes et vos forces profondes,
Atteint le noir rivage où tout est oublié.
REFUS
Va, pars! Je ne veux rien du bonheur vil des hommes.
Qu'ai-je besoin d'avoir un enclos plein de pommes,
Sous des mains pleines d'or, un coeur plein de souci,
D'inutiles désirs et de colère aussi,
Un front barré d'orgueil, un esprit lourd d'envie?
Pourquoi? N'ai-je donc pas à moi toute la vie
Et le soleil et l'ombre avec la terre et l'eau?
Mon corps n'est-il pas jeune et mon visage beau?
N'ai-je pas tout l'amour et toute la jeunesse?
Pourquoi me parles-tu de gloire et de richesse?
Les heures en collier orneront ma beauté,Ainsi que les saisons, de leur diversité,
Changent à l'infini la parure du monde.
Pars seul. Écoute en toi l'ambition qui gronde.
Travaille, lutte et crie, et crois-toi libre et fort,Sans regarder la vie et sans croire à la mort.
Cours, vers l'espoir humain des chances incertaines!
... Moi, je verrai le soir assombrir les fontaines
Avec des yeux emplis de sagesse et d'amour ;J'accueillerai la nuit sans regretter le jour,Étant sûre d'avoir toujours toutes les chosesDans ma tombe allongée, où fleuriront les roses.
GÉRARD D HOUVILLE l65
THALLO
Lorsque vous m'étendrez au bûcher de santal,Avant que je devienne une cendre légère
Éloignez de mes doigts l'obole de métal.
Je veux que ce qui fut ma grâce passagèreCharme encor d'un baiser le passeur infernal
Quand vous, de ces baisers, n'aurez que la poussière.
Puisque Fennui de vivre et l'effroi, tour à tour,De la mort, ont toujours tourmenté mes penséesEt que triste et divin fut mon terrestre amour,
Que je rentre à jamais dans les choses passéesEt que de ma beauté Ton parle quelque jour
Quand je serai lointaine aux mémoires lassées.
Mon âme, fleur funèbre, ô nuit, t'embaumera ;
Papillon ténébreux que le sort fit diurne,Son aile d'ombre errante en l'ombre se perdra.
Et moi qui fus si grande, une très petite urne
D'argile ou de cristal transparent contiendra
Ma chair voluptueuse et mon coeur taciturne.
(Poésies.)
LUNE SUR LA MER
Au fond du crépuscule vert
Le croissant de la lune a l'air
D'un coquillage,Et nacré, courbe, lisse et clair
Polit les conques de la mer
A son image,
xQQ POÈTES CONTEMPORAINS
A quelle oreille dans la nuit,
Lune triste, se plaint et luit
Mystérieuse,Votre voix pareille à ce bruit
Houleux qui s'enfle, et qui remplit
La conque creuse?
Divine lune, ta rumeur
Voudra-t-elle bercer mon coeur
Qui se lamente?
Verse à mon rêve ta lueur
Ainsi qu'à la nocturne fleur,
L'arbre et la plante.
Le pin léger, noir et vibrant,
Garde encore ton étrange chant
Sous son écorce;
Harmonieux, sombre et mouvant.
Ton murmure il le livre au vent,O lune torse !
Je garderai dans mes cheveux
Ta verte rumeur si tu veux,Toi qui pour plages
As le ciel rose ou ténébreux,Comme les grèves sont les cieux
Des coquillages.
Et comme le plainte du pinImite le soupir marin
D'une spirale,Mes vers répéteront sans fin
Ton écho paisible et serein,O lune pâle !
GERARD D HOUVILLE IÔ'J
TRÈS VIEILLE RONDE
POUR LES PETITES FILLES
Les plus tristes amours du monde
O mon coeur, qui les a chantées?
Sapho? Didon? Yseult la Blonde?
Ariane en son île ronde?
Armide aux grâces enchantées?
Les plus tristes amours du monde
O mon coeur, qui les a chantées ?
Les plus tristes amours du monde
O mon coeur, qui les a vécues?
Grande Hélène, en désirs féconde?
Héro tendant les bras vers l'onde?
Cléopâtre deux fois vaincue?
Les plus tristes amours du monde
O mon coeur, qui les a vécues?
Les plus tristes amours du monde
O mon coeur, s'en sont vite allées
Dedans la mort noire et profonde.
Donc, dansez bien la belle ronde,
Amoureuses si désolées....
Les plus tristes amours du monde
Bien vite et tôt sont consolées.
LA SOLITUDE DES FEMMES
As-tu peur ? Te voici seule avec le silence...
Aucun souffle... aucun pas., nulle voix et nul bruit...
Seule comme une fleur que nul vent ne balance,
Seule avec ton parfum et ton rêve et la nuit.
l68 POÈTES CONTEMPORAINS
As-tu peur? Te voici seule avec la ténèbre,
Seule comme une morte au fond de son tombeau ;
Tout est pesant et noir, taciturne et funèbre
Malgré l'amour si proche et le bonheur si beau.
As-tu peur? Te voici toute seule avec l'ombre,
Seule comme une étoile au moment du matin ;
Comme un papillon d'or au fond d'un jardin sombre
Se meurt en palpitant pour son soleil lointain...
Te voici toute seule avec ton coeur sauvage
Qui se débat et bat son humaine prison,Seule avec ce tourment qui rôde et te ravage,
Perpétuel orage autour de ta raison.
Te voici seule, ô belle, ô douce, à jamais seule;
Et malgré ta jeunesse et tes yeux triomphants,
Oui, déjà seule ainsi qu'une très vieille aïeule
Qui aurait vu partir tous ses petits enfants,
Seule, ô force d'amour, ô vivante, ô féconde,Car rien n'apaisera ta soif de l'éternel,Car ton plus rauque cri de volupté profonde,Ce cri désespéré, n'est encor qu'un appel.
L'homme ne comprend pas ton étrange détresse ;L'élan de ta douleur toujours se brise en vain...
Et, femelle en qui souffre une grande déesse,Tu rêves au réveil qui te sera divin.
CONSOLATION
Ne vous plaignez pas trop d'avoir un coeur très sombre.Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré.Il naîtra de vos pleurs, il va croître à votre ombre
Quelque lis inconnu qu'on n'a pas respiré.
GÉRARD D'HOUVILLE 169
Ne vous plaignez pas trop d'avoir été créduleEt d'avoir cru sans fin ce qui ne vit qu'un jour,Car vous comprendrez mieux le grave crépusculeQui saigne comme un coeur qu'a déchiré l'amour.
Ne vous plaignez pas trop de la douleur divine ;Ceux-là qui sont heureux ils n'ont pas écouté
Le battement sacré dont s'enfle leur poitrine,Ceux-là qui sont heureux ils n'ont pas existé.
Ne vous plaignez pas trop de cette amère étude.
Vous contemplerez mieux ce qui passe et se perd...Et vous saurez enfin, soeur de sa solitude,Goûter le soir qui meurt dans un jardin désert...
LE REGRET
Quand je refermerai mes grands yeux dans la mort,Vous pleurerai-je, hélas! amèrement, ô vie?
Et vous, âge du rireet de la fantaisie?
Et vous, ô bel amour, doux, joyeux, sombre ou fort?
Et vous, naïf orgueil de mon jeune visage,Et vous, souple fraîcheur de mes bras ronds et nus,
Et vous, lointains pays, charmes ressouvenus
Du départ, du retour et du changeant voyage?
Certes, de tout cela le multiple regretTournoiera tout au fond de ma mémoire lasse,
Long cortège masqué qui passe et qui s'efface,
Mirage, oubli, bonheur, tristesse, ombre, reflet...
Mais non, ce n'est pas vous, grâce de ma jeunesse,
Ni vous, ô liberté, rêve de mon coeur fier,
Que je verrai s'enfuir dans un sanglot amer,
Mais vous, mais vous ! ô chère et divine tendresse !
170 POÈTES CONTEMPORAINS
Alors qu'il me faudra pour jamais oublier,
C'est vous, c'est vous, douceur des choses coutumières,
Vous qui resplendirez de suprême lumière.
Vous, mes humbles objets au charme familier.
Ce sera février, égrenant les grains d'ambre
De son beau mimosa duveteux et doré ;
Ce seront les glaïeuls de l'automne adoré
Et l'enivrante odeur des roses de novembre ;
Ou bien mars, mauve et rose et tout glacé, qui sent
La violette bleue et la jacinthe lisse,
La maison qui s'emplit d'un parfum de narcisse,
Plaisir renouvelé d'avril, frêle et naissant ;
Les pivoines de juin tout en nacre et en soie,
Gerbe claire mirée en un miroir obscur;Un bouquet, découpant son ombre sur le mur,L'odeur des premiers feux qui semblent feux de joie;
Le goût et la saveur succulente d'un fruit,Le rayon de soleil qui me dore la joue,Et l'heure paresseuse où le rêve se joue,Et le petit croissant de lune dans la nuit ;
Le beau rythme secret de deux strophes égales,Ce qui pour d'autres coeurs est inutile et vain,Le grand calme de l'ombre et le sommeil divin,Les jeux des papillons et le vol des cigales ;
Les torrides midis de juillet étouffant,La voix fraîche des eaux sous la verte ramureEt vous, chère langueur, tristesse douce et pure,Et vous ! et vous ! et vous ! rires de mon enfant !
LUCIE DELARUE-MARDRUS
née à Honfleur, en Normandie en 1880.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Occident (Édit. de la <cRevue Blanche », Paris, et Fasquelle,Paris, igoo). -^Ferveur (id., 1902). —Horizons (Fasquelle, 1904).— La Figure de Proue (id., igo8). — Par vents et marées (id., igio).— Souffles'de tempêtes (id., igi8).— A Maman (id., ig2o).—Les Sept douleurs d'octobre (Ferenczi, Paris, ig3o).
L'ODEUR DE MON PAYS
L'odeur de mon pays était dans une pomme.Je l'ai mordue avec les yeux fermés du somme,Pour me croire debout dans un herbage vert.
L'herbe haute sentait le soleil et la mer,L'ombre des peupliers y allongeait des raies,Et j'entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi.
Je venais de hocher le pommier arrondi.
Et je m'inquiétais d'avoir laissé ouverte,
Derrière moi, la porte au toit de chaume mou...
Combien de fois, aussi, l'automne rousse et verte
Me vit-elle, au milieu du soleil et debout,
Manger, les yeux fermés, la pomme rebondie
De tes prés, copieuse et forte Normandie!...
Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N'est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans la fraîcheur, la paix et toute l'innocence !
Et qui donc a jamais guéri de son enfance?...
(Ferveur.)
LA FIGURE DE PROUE
La figure de proue allongée à l'étrave,
Vers les quatre infinis, le visage en avant
S'élance; et, magnifique, enorgueilli de vent,
Le bateau tout entier Ta suit comme un esclave.
Ses yeux ont la couleur du large doux-amer,
Mille relents salins ont gonflé ses narines,
Sa poitrine a humé mille brises marines,
Et sa bouche -entr'ouverte a bu toute la mer.
174 POÈTES CONTEMPORAINS
Lors de son premier choc contre la vague ronde,
Quand, neuve, elle quitta le premier de ses ports,
Elle mit, pour voler toutes voiles dehors.
Et ses jeunes marins criaient : « Au nord du monde ! »
Ce jour la mariait, vierge, avec l'Inconnu.
Le hasard, désormais, la guette à chaque rive,
Car, sur la proue aiguë où son destin la rive,
Qui sait quels océans laveront son front nu?
Elle naviguera dans l'oubli des tempêtesSur l'argent des minuits et sur l'or des midis,
Et ses yeux pleureront les havres arrondis
Quand les lames l'attaqueront comme des bêtes.
Elle saura tous les aspects, tous les climats,La chaleur et le froid, l'Equateur et les pôles !
Elle rapportera sur ses frêles épaulesLe monde, et tous les ciels aux pointes de ses mâts.
Et toujours, face au large où neigent des mouettes,Dans la sécurité comme dans le péril,
Seule, elle mènera son vaisseau vers l'exil
Où s'en vont à jamais les désirs des poètes;
Seule, elle affrontera les assauts furibonds
De l'ennemi énigmatique et ses grands calmes;Seule, à son front, elle ceindra, telles des palmes,Les souvenirs de tant de sommeils et de bonds.
Et quand, ayant blessé les flots de son sillage,Le chef coiffé de goémons, sauvagement,Elle s'en reviendra comme vers un aimantA son port, le col ceint des perles du voyage,
LUCIE DELARUE-MARDRUS
Parmi toutes les mers qui baignent les pays,Le mirage profond de sa face effarée
Aura divinement repeuplé la marée
D'une ultime sirène aux regards inouïs.
...J'ai voulu le destin des figures de proueQui tôt quittent le port et qui reviennent tard.
Je suis jalouse du retour et du départEt des coraux mouillés dont leur gorge se noue.
J'affronterai les mornes gris, les brûlants bleus
De la mer figurée et de la mer réelle,
Puisque, du fond du risque, on s'en revient plus belle,
Rapportant un visage ardent et fabuleux.
Je serai celle-là, de son vaisseau suivie,
Qui lève haut un front des houles baptisé,Et dont le coeur, jusqu'à la mort inapaisé,Traverse bravement le voyage et la vie.
(La Figure de Proue.)
AVE MARIA
A Notre-Dame de Grâce, de Honflew.
Revenue à votre chapelle si naïve
Entre ses arbres et tout au-dessus du flot,
Où mon enfance écoutait la mer sur la rive
A travers le vitrail trouble comme un hublot,
Notre-Dame, je vous invente une prière.Je vous rends hommage à genoux, comme je peux.
Vous savez que jamais, à présent ou naguère,
Je n'eus en moi la croyance de mes aïeux.
I76 POETES CONTEMPORAINS
Sainte Marie, entre vos lys, vous êtes belle.
Je suis venue à vous d'un geste nonchalant,
Aujourd'hui, sur mes petits pieds chaussés de blanc,
Mes petits pieds de communiante nouvelle.
Quand j'étais une enfant je vous disais ave
Sans y croire déjà, Notre-Dame de Grâce.
Je n'y ai plus pensé depuis : mais votre face
Me semble douce comme un visage rêvé.
C'est pourquoi, ce matin toute d'or, ô barbare,
Souffre que tendrement, j'ajoute mes saluts
A ceux des pêcheurs roux qui t'ont mise à la barre
Des barques, dans le sel des voiles et chaluts.
Je voudrais bien toucher à tes deux belles joues
Anciennes, qui sont deux fleurs de ton sang clair,Étoile des marins de chez moi, qui te jouesComme une mouette ivre au-dessus de la mer.
Puisque les matelots ont joint leurs mains saumâtres,Brûlé tant d'historique et séculaire encens
Pour toi, je veux qu'aussi tes regards tout-puissantsMe voient, blanche, parmi les cierges idolâtres.
Protège-moi, qui suis d'ici, comme un bateau,
Notre-Dame, à travers le voyage de vivre !
Et, s'il faut devant toi suspendre un ex-voto,Voici calmement mon coeur que je te livre.
(La Figure de Proue.)
LE POÈME DU LAIT NORMAND
Intarissable lait de velours blanc qui sorsDes vaches de chez nous aux mamelles gonflées,Lait issu de nos ciels mouillés, de nos vallées,De nos herbages verts et de nos pommiers tors,
LUCIE DELARUE-MARDRUS I77
Je pense en te buvant à ces bonnes nourrices,Trésor très précieux entre les bestiaux,Je revois les beaux yeux tranquilles des génisses,Les taches de rousseur sur le blanc de leur dos.
Je crois connaître en toi le goût des paysagesTraversés de soleils couchants et de matins
Si bleus sous le duvet de prune des lointains
Et parfumés de fleurs, de fruits et de fourrages.
Louange à toi, beau lait généreux qui jaillis!En vérité je bois avec toi mon royaumeRiche en clochers à jour et riche en toits de chaume,
Louange! car je bois avec toi mon pays,
Mon cher pays, le seul où mon coeur se retrouve
Chez lui, sans plus songer à revendiquer rien,Mon cher pays, le seul où je me sente bien
Comme un petit contre sa mère qui le couve.
Louange à toi, beau lait, ô mon lait maternel!
Donne-moi la vigueur qui menait mes aînées.
Puisses-tu me nourrir encor bien des années
Avant l'ennui profond du repos éternel.
(La Fisure de Proue.)
LE DIALOGUE DU RETOUR
— Absente, te voici? D'où viens-tu donc?— De loin.
— Et qu'as-tu fait?— Je ne sais plus.
— Et qui t'amène ?
— Toi, pays! ton odeur de goudron et de foin.
— Ne rapportes-tu rien? Ni l'amour ni la haine ?
— Rien.12
I7g POÈTES CONTEMPORAINS
— Quel est ton trésor ?
— L'amour qu'on a pour moi.
— Tes yeux sont si changés! Qu'as-tu vécu?— La vie.
— Coeur glacé ! Quelle est donc aujourd'hui ton envie?
Qu'attends-tu?— Le hasard.
— N'as-tu donc nul émoi?
— Si ! te revoir, ô mon pays !
—^Pourquoi?— Je t'aime.
—Qu'y a-t-il donc en moi qui te touche?
— Moi-même.
(La Figure de Proue.)
D'UN SOIR DE MAI
Ma porte grande ouverte à l'esprit du printemps
Laissait entrer le soir et ses parfums de fête
Avec les chants aigus des oiseaux, à tue-tête,
Tout ce qui nous engage à n'avoir que vingt ans.
Les ombres du dehors tremblaient jusqu'à ma table,
Le parquet reflétait le crépuscule clair.
Et je restais assise à respirer cet air,
Cette fraîcheur, cette fraîcheur indubitable.
Je n'attendais, ne désirais qu'odeur de fleur,
Que charme d'un grand soir de printemps sans nuage.Je ne comparais pas à tout cela mon âge,Je ne regrettais pas l'automne de mon coeur,
Mais plutôt je songeais à la belle jeunesseTelle qu'elle est, pareille à ce soir d'aujourd'hui,Avec tout ce qu'elle a de force et de faiblesse,Et j'aimais tendrement le printemps pour autrui.
LUCIE DELARÛE-MARDRtiS I7Ç
Les morts et les vivants et moi-même passéeVivaient autour de moi parmi cette beauté.
J'aimais, — et qu'importait ma grande âme lassée? —
J'aimais le mois de mai dans son éternité.
(Les Sept Douleurs d'octobre.)
FORCE
Être faible dans des bras forts,
Pleurer quand j'en avais envie,Avant de partir chez les morts
Ce fut le rêve de ma vie.
Je n'aurai pas connu l'émoi
D'être petite et protégée.Même pour l'âme plus âgéeLa force, ce fut toujours moi.
J'ai donné courage et fluides
Chaque fois qu'on en eut besoin,
Et j'enviais mon propre soin,
Tous mes présents dans des mains vides.
Je fus si souvent, en secret,
La petite fille qui pleure !
Mais ce ne fut jamais mon heure
Car quelqu'un d'autre aussi pleurait,
Pleurait, le front sur mon épaule,
Quelque profonde affliction,
Et je devais tenir mon rôle
Éternel de protection.
Certes, j'étais d'une autre sorte
Dans mes solitudes de nuit!...
Je ne fus, après tout, si forte
Que par la faiblesse d'autrui.
(Inédit. )
l8o POÈTES CONTEMPORAINS
JE CONNAIS...
Je connais et trop souvent frôle
Des vivants déjà morts pour moi,
Car ils ont terminé leur rôle
Dans mon amour ou mon émoi.
Ils ont changé comme moi-même,
L'existence a passé par là.
Ils sont dans ce morne au-delà :
L'indifférence, mort suprême.
Quand ils ne seront plus, je crois
Que ce départ sera moins triste
Que l'habitude qui persisteDe leur sourire quelquefois.
(Inédit.)
ARITHMÉTIQUE
Quand je regarde mon visageDans la glace qui ne ment pas,
J'y découvre les lents dégâtsDu temps, ce fatal sabotage.
Il commence à se faire tard.
Voici le moment de soustraire
Après avoir, sur cette terre,Constamment multiplié par.
(Inédit.)
COMTESSE DE NOAILLES
Anna de Brancovan, comtesse de Noailles,née à Paris en 1876, y est morte en 1933.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Le Coeur innombrable (Édit. Calmann-Lévy, Paris, igoi). —
L'Ombre des jours (id., igo2). — Les Eblouissements (id., igo7).—
Les Vivants et les Morts (A. Fayard, Paris, igi3).— Les Forces
éternelles (id., ig2o).— Poème de l'Amour (id., ig24). —L'Hon-
neur de souffrir (Bernard Grasset, Paris, ig27). — Poèmes d'en-
fance (id., ig28).— Choix de Poésies (Fasquelle,'ig3o). -^Derniers
Vers (Grasset, ig34).
LE PAYS
Ma France, quand on a nourri son coeur latin
Du lait de votre Gaule,
Quand on a pris sa vie en vous, comme le thym,La fougère et le saule,
Quand on a bien aimé vos forêts et vos eaux,L'odeur de vos feuillages,
La couleur de vos jours, le chant de vos oiseaux,
, Dès l'aube de son âge,
Quand amoureux du goût de vos bonnes saisons
Chaudes comme la laine,
On a fixé son âme et bâti sa maison
Au bord de votre Seine,
Quand on n'a jamais vu se lever le soleil
Ni la lune renaître
Ailleurs que sur vos champs, que sur vos blés vermeils,
Vos chênes et vos hêtres,
Quand jaloux de goûter le vin de vos pressoirs,
Vos fruits et vos châtaignes,On a bien médité dans la paix de vos soirs
Les livres de Montaigne,
Quand pendant vos étés luisants, où les lézards
Sont verts comme des fèves,
On a senti fleurir les chansons de Ronsard
Au jardin de son rêve,
Quand on a respiré les automnes sereins
Où coulent vos résines,
Quand on a senti vivre et pleurer dans son sein
Le coeur de Jean Racine,
!84 POÈTES CONTEMPORAINS
Quand votre nom, miroir de toute vérité,
Émeut comme un visage,
Alors on a conclu avec votre beauté
Un si fort mariage
Que l'on ne sait plus bien, quand l'azur de votre oeil
Sur le monde flamboie,
Si c'est dans sa tendresse ou bien dans son orgueil
Qu'on a le plus de joie...
L'EMPREINTE
Je m'appuierai si bien et si fort à la vie,
D'une si rude étreinte et d'un tel serrement,
Qu'avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s'échauffera de mon enlacement.
La mer, abondamment sur le monde étalée,
Gardera dans la route errante de son eau
Le goût de ma douleur qui est acre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.
Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,Et la cigale assise aux branches de l'épineFera vibrer le cri strident de mon désir.
Dans les champs printaniers la verdure nouvelle,Et le gazon touffu sur le bord des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés.
La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l'air ma persistante ardeur,Et sur l'abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon coeur.
COMTESSE DE NOAILLES - l85
IL FERA LONGTEMPS CLAIR CE SOIR...
Il fera longtemps clair ce soir, les jours allongent,La rumeur du jour vif se disperse et s'enfuit,Et les arbres, surpris de ne pas voir la nuit,Demeurent éveillés dans le soir blanc, et songent...
Les marronniers, sur l'air plein d'or et de lourdeur,
Répandent leurs parfums et semblent les étendre;On n'ose pas marcher ni remuer l'air tendre
De peur de déranger le sommeil des odeurs.
De lointains roulements arrivent de la ville...
La poussière qu'un peu de brise soulevait,
Quittant l'arbre mouvant et las qu'elle revêt,
Redescend doucement sur les chemins tranquilles.
Nous avons tous les jours l'habitude de voir
Cette route si simple et si souvent suivie,
Et pourtant quelque chose est changé dans la vie,
Nous n'aurons plus jamais notre âme de ce soir...
(Le Coeur innombrable.)
JEUNESSE
Pourtant tu t'en iras un jour de moi, Jeunesse,
Tu t'en iras, tenant l'Amour entre tes bras;
Je souffrirai, je pleurerai, tu t'en iras,
Jusqu'à ce que plus rien de toi ne m'apparaisse!
La bouche pleine d'ombre et les yeux pleins de cris,
Je te rappellerai d'une clameur si forte,
Que pour ne plus m'entendre appeler de la sorte,
La Mort entre ses mains prendra mon coeur meurtri.
l86 POÈTES CONTEMPORAINS
— Pauvre Amour, triste et beau, serait-ce bien possible
Que, vous ayant aimé d'un si profond souci,
On pût encor marcher sur le chemin durci
Où l'ombre de vos pieds ne sera plus visible?
Revoir sans vous l'éveil douloureux du printemps,
Les dimanches de mars, l'orgue de Barbarie,
La foule heureuse, l'air doré, le jour qui crie,
La musique d'ardeur qu'Yseult dit à Tristan!
Sans vous, connaître encor le bruit sourd des voyages,
Le sifflement des trains, leur hâte et leur arrêt,
Comme au temps juvénile, abondant et secret
Où dans vos yeux clignés riaieut des paysages!
Amour, loin de vos jeux revoir le bord des eaux
Où trempent, azurés et blancs, des quais de pierre,Pareils à ceux qu'un jour, dans l'Hellas printanière,Parcoururent Léandre et la belle Héro !
Voir sans vous, sous la lune assise au haut du cèdre,La volupté des nuits laiteuses d'Orient,Et souffrir, le passé au coeur se réveillant,Les étourdissements d'Hermione et de Phèdre!
Toujours privé de vous, feuilleter par hasard,Tandis que l'acre été répand son chaud malaise,Ce livre où noblement la Cassandre françaiseCouche au linceul de gloire et sourit à Ronsard,
Et, quand l'automne roux effeuille les charmillesOù s'asseyait le soir l'amante de Rousseau,Être une vieille, avec sa laine et son fuseau,Qui s'irrite et qui jette un sort aux jeunes filles!
COMTESSE DE NOAILLES 187
— Ah! Jeunesse, qu'un jour vous ne soyez plus là,Vous, vos rêves, vos pleurs, vos rires et vos roses,Les Plaisirs et l'Amour vous tenant, —
quelle chose,Pour ceux qui n'ont vraiment désiré que cela!...
[L'Ombre des Jours.)
LA MESSE DE L'AURORE A VENISE
Des femmes de Venise, au lever du soleil,
Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase ;Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.
:— Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
Qui, pour Arous adorer, désertent ce matin
Les ronds paniers de fruits étages sous les tentes ?
Si leur coeur délicat souffre de volupté,Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,Rêvent du frais torrent des baisers délectables,
Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu ?
Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,Et pensent que l'éclat allongé de vos yeuxSourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.
— Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous,
Quel que soit le désir "qui les brûle et les ploie,Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,
Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie...
l88 POÈTES CONTEMPORAINS
SI VOUS PARLIEZ, SEIGNEUR...
Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais bien,
Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue,
Je reste seule auprès de ma force abattue,
J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien.
Mon coeur méditatif et qui boit la lumière
Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois,
Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres
Votre verbe enflammé fût descendu sur moi!
Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence;Je vous aurais fêté au son du tympanonSi j'avais, dans mon triste et studieux silence,
Entendu votre voix et connu votre nom.
Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages,Sublime Trinité ! j'eusse écarté la nuit,Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui,Et j'aurais abordé à votre clair rivage.
Mais jamais rien à moi ne vous a révélé,
Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue,Ni l'exaltation de l'été sur les blés,Ni le temple ionien sur la montagne ardue;
Ni les cloches qui sont un encens cadencé,Ni le courage humain, toujours sans récompense,Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silenceSemble un renoncement invincible et lassé ;
COMTESSE DE NOAILLES 189
Ni ces nuits où l'esprit retient comme une preuveSon aspiration au bien universel ;Ni la lune qui rêve et voit passer le fleuveDes baisers fugitifs sous les cieux éternels.
Hélas ! ni ces matins de ma brûlante enfance,
Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur,Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance,Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur!
Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchanteVienne guider mon sort douloureux et terni;
J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante !
Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante
A cause du vide infini!
(Les Vivants et les Morts.)
VERDUN
Le silence revêt le plus grand nom du monde ;
Un lendemain sans borne enveloppe Verdun.
Là, les hommes français sont venus un à un,
Pas à pas, jour par jour, seconde par seconde
Témoigner du plus fier et plus stoïque amour.
Ils se sont endormis dans la funèbre épreuve.
Verdun, leur immortelle et pantelante veuve,
Comme pour implorer leur céleste retour,
Tient levés les deux bras de ses deux hautes tours.
— Passant, ne cherche pas à donner de louanges
A la cité qui fut couverte par des anges
Jaillis de tous les points du sol français : le sang
Est si nombreux ici que nulle voix humaine
100 POETES CONTEMPORAINS
N'a le droit de mêler sa plainte faible et vaine
Aux effluves sans fin de ce terrestre encens.
Reconnais, dans la plaine entaillée et meurtrie,
Le pouvoir insondable et sain de la Patrie
Pour qui les plus beaux coeurs sont sous le sol, gisants.
En ces lieux l'on ne sait comment mourir se nomme,
Tant ce fut une offrande à quoi chacun consent.
A force d'engloutir, la terre s'est faite homme.
Passant, sois de récit et de geste économe,
Contemple, adore, prie, et tais ce que tu sens.
(Les Forces éternelles.)
SI L'ON SONGE...
Si Ton songe à tout ce qu'on fit
Avec élan, souci, courage;A ce perpétuel défi
Tendu vers les humains orages;
Aux peines mesquines aussi,Dont la finesse déconcerte,Et qui font le sort imprécis ;— Si l'on songe à ce coeur d'ascète
.Qu'on eut, à ce coeur charpentéPour traverser l'éternité,
Et que de cela rien ne reste,Nul signe, nulle ombre, nul geste,Et que le corps cesse d'aimer,
'— 0 noblesse des yeux fermésDans le fond des tombes agrestes!
(L'Honneur de souffrir.
ANDRE DUMAS
né à Paris en 187i.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Paysages (Lemerre, Paris, igoi).— Roseaux (ig27). — A
propos (Édit. de la Revue des Poètes, Perrin, édit.,Paris, ig28).—Paysages-Roseaux (Garnier frères, Paris, 192g).
LE VILLAGE
Le village, là-bas, sur le bord du coteau,Sourit dans l'air du soir avec ses maisons blanches,Et dresse vers les cieux, parmi les hautes branches,Le clocher d'une église et la tour d'un château.
Transparence du ciel! Sérénité de l'heure!
Seule un peu de fumée ondule à l'horizon,Un mince filet gris sort de chaque maison
Comme pour révéler sa vie intérieure.
Et la cloche du soir s'ébranle dans la tour,
Et son tintement monte à travers la fumée.
Et l'ombre à pas de loup descend sous la ramée,Comme si l'Angelus hâtait la fin du jour.
Que de coeurs ont battu dans cet humble village !
Que de bonheurs cachés que je ne connais pas !
Que de couples muets sont rentrés pas à pasPar ce même chemin, sous ce même feuillage!
C'est l'heure où les maris, le travail achevé,
Reviennent, et la paix du soir emplit les âmes.
Ils inclinent le front vers le baiser des femmes,
Et chacun est heureux de s'être retrouvé.
Et l'on s'assemble autour de la table servie.
On se couche dans les grands lits silencieux.
On se lève au matin, du sommeil plein les yeux.Et c'est là du bonheur, et c'est là de la vie.
Et tous, jeunes et vieux, ont leurs jours de douleurs,
Et le village est plein d'histoires arrivées.
Les peines dont je souffre, ils les ont éprouvées,Et mes émotions sont pareilles aux leurs.
lo
Ig4 POÈTES CONTEMPORAINS
Ils vivent et mourront dans la petite ville
Sans vouloir rien de mieux, sans rêver rien de plus.Ils se signent très bas quand tinte l'Angélus,Sentant confusément veiller le ciel tranquille.
Et voici que s'éteint la dernière rumeur,S'efface la fumée et se taisent les cloches.
On pourrait ignorer que des maisons sont prochesOù l'on vit, où l'on aime, où l'on souffre, où l'on meurt,
Et, dans la grande paix que chaque nuit ramène,Le village, noyé par l'ombre, disparaît,Et je vais partir-seul, plein du vague regretDe rester étranger à tant de vie humaine.
(Paysages.)
PREMIER AVEU
C'est le jour du premier aveu.
Ils rêvent, les mains enlacées,Et leurs fronts se penchent un peuSous le poids de trop de pensées.
Et sans plus dire un mot, sentantUn même besoin de silence,Ils se recueillent un instant
Devant l'inconnu qui commence.
Et le soir lent monte autour d'eux.Tout émus, mais l'âme ravie,Ils viennent de passer à deuxLe seuil grave et doux de la vie.
(Paysages.)
ANDRÉ DUMAS igb
LE PARC ABANDONNÉ
Dans le parc délaissé dont j'ai poussé la porteL'automne se prolonge, indécis et charmant.
Un peu de vie encor frissonne sur l'eau morte.
Les arbres dans le soir s'effeuillent lentement.
C'est ici qu'elle et moi, couple heureux, nous pleurâmes,Et depuis, bien des jours, bien des mois ont passé.Mais ce que deux enfants ont laissé de leurs âmes,
La suite des saisons ne l'a point dispersé.
Au fond de chaque allée un peu d'elle subsiste,
Comme un charme subtil qui ne s'efface pas.Et le soir qui descend, le doux soir mauve et triste,
Reflète encore un peu sa robe de lilas.
C'est en vain que l'absence et l'oubli me l'ont prise,Partout je la retrouve et partout je la vois.
Un peu de son parfum s'attarde dans la brise,
Et l'eau morte tressaille encore de sa voix.
(Paysages.)
LA SOLITUDE
La Solitude a des caresses
Dont seuls connaissent la douceur
Les orphelins sans grande soeur
Et les poètes sans maîtresses.
Elle sait lire dans nos yeux
Nos angoisses les plus secrètes.
Ses attentions sont discrètes.
Ses gestes sont silencieux.
Icj6 POÈTES CONTEMPORAINS
Elle nous dit : « Soyez tranquilles,Mes bras chauds vous tiendront blottis,
Et n'allez pas, vous, les petits,Vous mêler aux clameurs des villes. »
Lorsque nous rêvons, assoupisDans une vague lassitude,
Elle marche, la Solitude,
A pas très lents sur le tapis.
Elle aime la clarté des lampes,Et parfois, quand nous travaillons,
Elle nous frôle, et nous croyonsSentir son souffle sur nos tempes.
Et les soirs mauvais et nerveux
Où le mal de vivre nous blesse,Elle baise nos fronts et laisse
Glisser ses mains dans nos cheveux.
(Paysages.)
L'ESCALE
Gars d'Audierne ou de Cancale,Ils ont aujourd'hui débarqué.Le navire dort à la cale.
Eux ils traînent le long du quai.
La nuit est lentement venue.
Ils restent, graves, à songer.Dans la grande ville inconnue
Que tout leur paraît étranger !•
ANDRE DUMAS 197
Un mot, un regard de tendresseLeur manquent depuis si longtempsQue le besoin d'aimer oppresseLeurs coeurs de marins de vingt ans.
Alors ils s'en vont vers les filles
Qui rôdent dans le soir brumeux,Comme eux seules et sans familles,Dolentes et mornes comme eux.
Et demain dans des lits trop vastes,Pèlerins d'un monde trop grand,
. Les pauvres Bretons aux coeurs chastes
Se réveilleront en pleurant.(Roseaux.)
SEUL DANS MA CHAMBRE...
Seul dans ma chambre, où, sauf la pendule, tout dort,
Souvent, ma lampe éteinte, après un jour d'effort,Je veille à la lueur qui filtre des croisées.
D'où me viennent alors tant de douces pensées?...Le long des blancs rideaux, de claires visions
Glissent vers moi sur une échelle de rayonsEt la lune leur fait des robes de dentelle.
Ma douce rêverie, alors d'où me vient-elle?
Le silence est léger, céleste, aérien,Et ma chambre s'emplit de mystère, et plus rien
Ne reste en mon esprit de son, inquiétude.D'où peut bien me venir tant de béatitude?...
Et l'aube approche, et l'heure arrive où Ton dirait
Que nos chers disparus nous parlent en secret,
Où la paix de la nuit s'est faite si profonde
Que je crois percevoir des. voix d'un autre monde.
(Roseaux.)
ig8 POÈTES CONTEMPORAINS
LE CIMETIÈRE DE VILLAGE
En plein village, au bord de la grand-route, autour
De l'église gothique au fin clocher à jour
D'où l'angélus matin et soir prend sa volée,
L'humble jardin des morts allonge son allée.
Enclos désert, fleuri de simples fleurs des champs,
Des oiseaux çà et là l'égayent de leurs chants.
Un christ étend les bras du haut de son calvaire.
Et pas de marbre altier ni de stèle sévère,
Mais des tertres bâtis dans les gazons épais,Où toujours ces deux mots d'espérance et de paixSe retrouvent, inscrits sur chaque tombe close :
« Ici repose... Ici repose... Ici repose... »
Et le jardin étant au coeur même du bourg,
Chaque fois que des boeufs partent pour le labour,
Que des femmes s'en vont au lavoir, que s'allume
Une forge, que tinte un marteau sur l'enclume
Ou que l'école s'ouvre aux petits, marronniers
Et platanes, le long des murs blancs alignés,Vibrent à chaque écho de la petite ville,Et les doux morts, bercés dans leur sommeil tranquillePar ces bruits familiers charriés par les vents,Ne se sentent pas trop délaissés des vivants.
Mais la nuit, quand tout dort dans le calme village,Des lueurs quelquefois glissent dans le feuillage.Le pâle clair de lune apparaissant soudain
Fait du modeste enclos un féerique jardin,Et les sentiers déserts ont des clartés étranges.Comme si, déployant leurs blancs voiles, des anges,A l'heure où tout s'est tu dans le moindre hameau,Venaient pour soulever la pierre d'un tombeau.
(Roseaux.)
ALFRED DROIN
né à Iroyes (Aube) en 1878.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Amours divines et terrestres (Lemerre, Paris, 1901). — LeCollier à"Émeraude (Fasquelle, Paris, 1908).Le Poème ( I. La Jonque Victorieuse (Fasquelle, 1906).de la plus \ IL Du Sang sur la Mosquée (id., igi4)-
grande j III. Le Crêpe étoile (id., 1917).France [ IV. A l'ombre de Sainte-Odile (Perrin, 1922).La Triple symphonie (Perrin, Paris). — Le Songe de la Terre
(Alexis Redier, Paris). -— Les Flambeaux sur l'Autel (Firmin-Didot, Paris, ig36).
CHINOISE AU TEMPLE
Au seuil de la pagode où brûlent des parfums,Plus pâle que les lacs argentés, sous la lune,Et plus lointaine encor que les songes défunts,Elle apparaît, parmi l'hommage des parfums.Ses pieds patriciens que la marche importuneEffleurent, sur le sol, des pétales défunts;Autour d'elle, on croit voir flotter du clair de lune.
Les ongles protégés par des- étuis d'argent,Et les sourcils pareils à la feuille du saule,Sous sa robe de moire au prestige changeant,Elle s'avance auprès des chandeliers d'argent;Son visage impassible est froid comme le pôle,Dans ses yeux noirs miroite un abîme changeant.Ses gestes ont la grâce onduleuse du saule.
Magicienne ou féé, en le rouge décor
Des panneaux rutilants et des lourdes étoffes,Elle orne ses cheveux d'une hirondelle d'or.
Son éventail d'ivoire anime le décor.
Et, pareille aux pensers qu'embellissent les strophes,Sur le papier de soie où court le pinceau d'or,Elle accroît sa beauté du faste des étoffes.
Prêtresse du mystère aux gestes solennels,
Parmi la majesté de l'ombre et du silence,
Les baguettes d'encens brûlant sur les autels,
Elle offre son hommage aux esprits immortels :
Son beau corps lentement par trois fois se balance ;
Son front touche le sol, et, devant les autels,
Sa splendeur écroulée augmente le silence.
(La Jonque Victorieuse.).
202 POETES CONTEMPORAINS
NUIT SAIGONNAISE
La nuit sournoisement glisse sous les bambous.
La voix du crapaud-buffle et le chant du jecko,A coups multipliés martèlent le cerveau...
Tintamarre irritant des criquets dans leurs trous!
Gong immense, la plaine est résonnante; et tous
Ces bruits, cruellement répétés par l'écho,
Poursuivent la pensée inquiète, jusqu'auFond d'un sommeil étrange empli de rêves fous.
Oh! cris aigus, pareils à des clous dans la chair!
Tous les démons d'Annam semblent hurler dans l'air !
Et voici qu'apparaît,—
reptile de l'enfer,
Multiforme, le corps annelé de vertèbres,Tout gonflé de colère et de clameurs funèbres,Un dragon colossal sur le mur des ténèbres.
{La Jonque victorieuse.)
VENDREDIS D'ISLAM
Vendredis de l'Islam, jours des voluptés sages,Beaux loisirs parfumés de prière et d'encens :
L'air a plus de langueur, et, plus lents, les nuagesFilent leur blanche laine à des fuseaux luisants.
Rabat sourit, heureuse, en sa robe éclatante.Il est midi : bientôt, l'appel des muezzins,
Répondant au souhait d'une pieuse attente,Va faire résonner les créneaux sarrazins.
Vendredis musulmans! Béatitudes calmes!Le turban rituel autour du crâne ras,Les fidèles pensifs, salués par les palmes,S'en vont à la mosquée un tapis sous le bras.
ALFRED DROIN 200
D'humbles gens : chameliers, âniers, vendeurs d'oranges,Promènent au soleil la sainte inaction;Leurs burnous ravaudés ont des loques pour franges,Mais leurs yeux sont hantés d'un sublime .raj'on.
Leur misère orgueilleuse ennoblit la lumière,La blancheur des murs nus est moins blanche auprès d'eux:
Allah soit louange ! la tâche coutumière
Ne rive plus leurs pieds à son boulet hideux.
La vie est plus légère et le coeur moins aride,L'eau des ablutions a rafraîchi les corps :
Sous le ciel lumineux qui n'a pas une ride,
L'Espérance éternelle élève ses accords.
0 Rabat! qui dira ta splendeur et ta grâce,Par les après-midi des mystiques printemps,0 perle du Moghreb que l'Atlantique embrasse,Parure du Prophète et gloire des sultans !...
LE JET D'EAU
0 cyprès, balancez lentement votre cime,
Et bercez les ramiers qui se posent sur vous,
Beaux arbres ténébreux qu'un faible vent anime,
Et remplit d'incessants remous.
0 vous, en qui l'ardeur du vieil Islam sommeille,
Faites stagner dans l'air des îlots de parfums,
Orangers opulents, fréquentés par l'abeille,
Ou par les merles importuns.
Colombes, roucoulez, roucoulez, ô colombes,
Oiseaux couleur de cendre, au sanglot musical,
Versez sur les jardins, les vergers et les tombes,
Votre chant pareil au cristal.
2o4 POÈTES CONTEMPORAINS
Que le soleil scintille au marbre des allées,.
Egayé la faïence, effleure les jasmins,
Et baise tendrement les heures long-voilées,
Qui portent l'oubli dans leurs mains;
Que le printemps au front des palmiers resplendisse,
Qu'il velouté l'amande et durcisse son lait ;
Que son doigt lumineux rende la figue lisse,
Et lui donne l'odeur qui plaît!
O rameaux, déployez votre chaude allégresse,
Colombes, roucoulez ; cyprès, balancez-vous ;
O fleur du grenadier, ouvre ta robe épaisse ;
Criez, merles gourmands et fous !
Mais toi, chante toujours, chante toujours ta plainte,O jet d'eau suspendu dans ton élan brisé,
L}rs sonore, si pâle et qu'un arc en ciel teinte,Chante ton chant inapaisé.
Goutte à goutte, répands la neige sur la flamme,
Accompagne mon rêve et son mal éternel!
Chante, chante toujours, seul ami de mon âme,O jet d'eau triste et fraternel...
(Du Sang sur la Mosquée.)
PRES DU LAC NOIR
D'autres vont effeuiller les lys dans la valléeEt respirer, parmi la mollesse du jour,Languissamment, la chair plus^que l'âme troublée,
Les roses d'un fragile amour,
ALFRED DROIN 205
Satisfaits de mêler leurs doigts et leur haleine,Le regard caressant un étroit horizon,Ils ne quitteront pas les bluets de la plaine :
Un verger sera leur prison.
Ne les imitons pas! Je sais sur la montagneUn endroit où le vent effeuille seul les fleurs,Où les bergers lointains, épars dans la campagne,
Ne font pas monter leurs clameurs.
La saison répand là ses plus vierges arômes,A des rochers aigus l'aigle accroche son nid;
Là, le rêve parcourt ses bleuâtres royaumes,Le front levé vers l'infini.
Pour toi je cueillerai les sauvages pensées,Dont Juillet à foison décore ces beaux lieux ;J'unirai savamment leurs grâces dispersées
Pour en mieux fasciner tes yeux.
Mais auprès du Lac noir, de hautes digitalesAttireront mes mains vers leur grave beauté,
Et je ferai pour toi des gerbes sans rivales,'
Avec leurs tyrses clairs, arrachés au Léthé.
(A l'ombre de Sainte-Odile.)
MAJORA CANAMUS
Alsace, je connais tes vergers et tes bois :
Ma méditation, aux pentes de tes chaumes,
A suivi tes troupeaux, dociles à la voix
Des pasteurs que le soir transfigure en fantômes ;
J'ai hanté les ravins où roulent tes torrents,
Et j'ai dû ralentir souvent mes pas errants
Pour mieux griser ma lèvre à tes rudes arômes.
2o6 POÈTES CONTEMPORAINS
Je me suis enivré des crépuscules longs
Qui précèdent tes nuits, lorsque l'été commence;
Je les ai vus brunir le pied de tes Ballons,
Et, tandis que tes champs s'emplissaient de silence,
Suspendre un crêpe obscur à des guirlandes d'or :
Leurs ombres, leurs clartés m'ont parlé de la mort,
Et je me suis drapé de leur magnificence.
Tes matins ont aussi réjoui mes regards,•
Pareils aux brusques vols des colombes fidèles,
Dont le poitrail d'argent fend de vagues brouillards,Et qui vont par milliers, dans un tumulte d'ailes,
Rajeunir les sapins de leur plumage clair,De leur chant amoureux troubler doucement l'air,Et finir en baisers d'innocentes querelles.
Tes cités plus encore ont ébloui mes sens :
Leurs augustes lauriers ont fané tes lavandes,Elles m'ont enseigné de sévères accents ;Sous leurs pierres, j'ai vu sommeiller les légendes,Et j'ai vite oublié, prisonnier de leurs murs,Les sillons qu'enrichit la pointe des socs durs,Et le rouet léger des abeilles gourmandes.
Par elles, l'idéal antique m'a nourri :
Je fus l'amant dévot des amples cathédrales,Où la verrière est comme un pré toujours fleuri,Où de pâles encens déroulent leurs spirales,Où sanglote et gémit la musique parfois,Tel un dieu déchiré qui saigne sur la croixEt d'un haut cri d'espoir voudrait couvrir ses râles.
Loin d'un siècle qu'éclaire un jour débile et vain,L'Art a purifié mon coeur dans les musées ;A longs traits, je l'ai bu, le séraphique vin :
ALFRED DROIN 2O7
Schongauer de bleu-paon a teinté mes pensées,Et Grûnewald, génie où bouillonne l'enfer,M'a montré les démons par qui règne la chair,Et le cadavre auguste aux deux paumes percées.
Mais, ô noble pays, baigné de vives eaux,Où la femme féconde est rivale des vignes
Qui surchargent de fruits leurs flexibles rameaux;Vallons harmonieux, ô collines insignes,Terre où Rome a semé le grain des justes lois;Berceau de l'avenir, protégé par la croix,Sol latin qui toujours fut promis aux plus dignes :
Ta grandeur n'apparaît tout entière à mes yeux
Que dans le calme altier où reposent mes frères;Mon plus profond amour est le fils des hauts lieux
Qu'habite la blancheur des stèles funéraires :
C'est là, dans le chaos créé par les combats,
Que je vois ce qu'ailleurs ma ferveur ne voit pas,Et que j'unis le mieux ma harpe à tes prières.
C'est là qu'ils ont vaincu, c'est là qu'ils ont souffert,
Torturés par l'acier, mais l'âme triomphante,Les pieds, les poings mordus par des ronces de fer,
Brûlant leur masque impur de leur haleine ardente :
Troglodytes affreux qui mangeaient un pain noir,
C'est là que le destin exauça leur espoir,Et leur ouvrit le ciel dans la tombe béante.
Ils dorment maintenant dans tes bras maternels ;
Tu fleuris leur repos de tristes scabieuses;
Tes plus âpres sommets sont changés en autels
Où la douleur entend des voix majestueuses ;
Alsace, ces soldats, tu les gardes pour nous,
Et c'est pourquoi je pleure et je tombe à genoux,
Et cache mon chagrin dans tes herbes pieuses.
208 POÈTES CONTEMPORAINS
Aussi, lorsque j'aurai quitté tes bois, tes champs,
Tes matins clairs pareils à des vols de colombes,
Tes crépuscules longs qui parent les couchants,
Tes cités, tes hameaux, tes.lacs bleus et tes combes,
De tant de souvenirs, je n'en élirai qu'un :
Tes plateaux dévastés et souillés par le Hun,
Et leurs sapins mart3TS, inclinés vers les tombes.
(A l'ombre de Sainte-Odile.)
. LE PARDON
La tristesse souvent t'emplit d'un flot amer :
Lâchement, tu voudrais te coucher sur la route,Et sentir peu à peu, comme de l'eau s'égoutte,Ton inutile sang abandonner ta chair.
Mais parce qu'un beau soir suspend des fleurs dans l'air,Parce qu'un pinson chante et qu'un autre l'écoute,Sous les rameaux baignés de volupté, sans doute,Voici que dans ton âme éclot un hymne clair :
L'orgueil de ton labeur envahit ta pensée,Vers toi revient la gloire, un moment éclipsée,Homme contradictoire, infidèle à ton voeu.
Et si le vent câlin dans tes cheveux se glisse,Tu te sens envahir par un double délice :
Le baiser de la terre et le pardon de Dieu.
(Les Flambeaux sur l'Autel.)
LEO LARGUIER
né à La Grand-Combe près d'Alais (Gard) en 1878.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Maison du Poète (Édition Stock, Paris, igo3).— Les Isole-
ments (id., rgo5).—
Jacques, poème (Mercure de France, Paris,1906). — Orchestre (Flammarion, Paris, igi4)-
— Les Ombres
Firmin-Didot, Paris, ig35).
14
« France, mère des Arts, des Armes et des Lois. »
(JOACHIMDti BELLAY.)
Il faut marcher longtemps pour atteindre la Gloire
Et pour aller s'asseoir
Dans ce verger français qu'arrose notre Loire,Et pour souper le soir
A côté de Ronsard, de Hugo, de Racine,
Que Sophocle parfois
Visite, quand la lune, argentant la colline,Éblouit le sous-bois,
Et les grands pays bleus du ciel, et les fontaines,
Balsamiques miroirs
Des étoiles que boit dans les auges trop pleinesUn vieux bouc aux yeux noirs.
Mais, prends ce vert laurier que l'eau de la nuit glace,Encor jeune et tremblant,
Pose-le sur mon livre, et dis que c'est ma place,Et garde-moi ce banc.
(La Maison du Poète.)
L'EXCUSE
Ote ton frac... Dénoue à présent ta cravate
De mousseline blanche, amidonnée et plate.
Ébouriffe tes durs cheveux, mets ce tricot,
Et jette au feu qui s'éteignait un bon fagot,
Afin que ta veillée en soit toute dorée.
Qu'allais-tu faire à cette odieuse soirée?
212 POETES CONTEMPORAINS
Trouve une excuse... Écris que tu ne peux venir,
Que Flaubert t'a conduit Salammbô... que sortir
Serait inconvenant, lorsque cette princesse* Te fait visite, avec son singe et la négresse
Qui porte son manteau violet, broché d'or.
Invoque ces raisons, ou bien, écris encor
Que tu n'as pu trouver au fond de ton armoire
Le grand cordon de pourpre et glorieuse moire
Et la plaque d'émail qu'un homme tel que toi
Doit accrocher sur son frac noir, ainsi qu'un roi.
Regagne ton fauteuil, rallume tes bougies,Et tandis qu'au delà de tes vitres rougiesPleurera dans le vent l'âme des vieux hivers,
Affranchi, libre et seul, tu liras de beaux vers...
(Orchestre.)
LETTRE A UN MORT
Mon ami, je suis là, tel que tu m'as laissé,Et tout est maintenant comme par Te passé...Je rentre... j'ai toujours ce manteau de ratine
Pareil à ceux que tu connus; la cornaline
Du jonc que m'apporta de l'Inde un vieil ami,
Brille, et ce vieux quartier paisible est endormi.
Un piano se tait... on ferme une croisée...
Le Panthéon a l'air tout trempé de rosée...
Il est minuit, le ciel est redevenu beau,Je rentre seul, ma main gantée à mon chapeau,A cause du grand vent d'équinoxe et d'automne.
Ainsi que tu le sais, la vie est monotone.
Ce que j'ai fait? Rien! presque rien... et je redis
Des vers de cette voix qui te plaisait jadis,De cette voix blessée, ardente et si navrée,De ma voix nostalgique, embrumée et dorée.
LÉO LARGUIER 2]3
J'ai toujours l'air d'un exilé, toujours banni,
Qui se complaît au fond d'un exil infini.
Mon coeur que je croyais bridé semble revivre,
Cependant... Ce miracle inespéré m'enivre.
Je suis si vieux! Elle a vingt ans... tiens, l'autre soir,Comme un arbre mouillé sur le bois d'un banc noir,Le ciel bleu s'égouttait... Nous allions tous deux... Elle,Entre les flaques d'eau, claire; rieuse et belle,Semblait paître un troupeau de ramiers blancs, et moi,J'étais pareil à Beethoven, tremblant d'émoi,Avec son gros manteau d'une forme ancienne,
Lorsqu'il allait, offrant, sur le Prater de Vienne,Son bras à Bettina Brentano!...
— Pauvre mort,C'est tout... L'air est mouillé... Nous attendons encor
Un hiver froid... tantôt, sur les quais de la Seine,Un arbre abandonnait une dernière graineSur le chemin dallé qui s'enfonce sous l'eau...
C'est tout... Jene sais rien... Le monde est triste et beau...
(Orchestre.)
VOYAGEUR ALTERE
Voyageur altéré, d'une eau A'ive je rêve
Et n'ai plus soif lorsque j'arrive au bord du puits ;
J'ai faim et j'ai sommeil, et jamais je n'achève
Ni le pain qu'on me sert, ni mes rapides nuits.
Printemps, n' êtes-vou s beaux qu'au déclin des automnes?
Pour croire au Paradis, faut-il qu'il soit perdu?...
Heureux qui peut goûter les bonheurs monotones
Et l'insipide fruit qui n'est pas défendu!...
(Les Ombres.)
2i4 POÈTES CONTEMPORAINS
ROMANTISME
a II se fit tout à coup le plus profond silence
Quand Georgina Smolen se leva pour chanter... »
(ALFREDDEMUSSET.)
Miss Georgina Smolen!,.. Depuis longtemps je pense
Au salon romantique où, dans un grand silence,
Vous vous êtes levée et vous avez chanté.
J'imagine une nuit vers la fin de l'été.
Une odeur de jardin et d'orage pénétre,Car il vient de pleuvoir, par la porte-fenêtre.Sur le seuil de la pièce et le perron mouillé
Un vieil acacia luisant s'est effeuillé.
Autour du pavillon caché dans le branchage,
Passy dort doucement ainsi qu'un vrai village,
Non loin de là, Balzac, fiévreux et décoiffé,
Interrompt un roman pour faire son café.
Madame Récamier est encore divine. »
On pourrait saluer Monsieur de Lamartine
Qui saute d'un coupé verni sur le trottoir
Du Théâtre-Français, gants blancs et habit noir,
Rayonnant comme un lord qu'aimerait une reine...
Au parc de son palais, malgré la nuit romaine,
Chateaubriand, en frac d'ambassadeur, est lasDe son coeur, de ses jours, du monde, des galas,Des ministres, du Roi, des affaires, de Rome...Parmi les invités, j'aperçois un jeune hommeAu milieu d'un sopha, près de la porte, et c'est
Elégant, négligé, rêveur, le cher MussetAvec ses blonds cheveux et son grand coeur de cire...
LEO LARGUIER 210
Votre nom, tout pareil à ceux du vieux Shakspeare,Dans la demi-clarté des lampes^ votre voix
Célébrant un déclin d'automne sur les bois,
Ou la bruyère en fleurs sous la lune mystique,Vos perles, vos pâleurs d'Anglaise poétique,
Mince, dans une robe à large falbala,
Je ne sais rien de vous, Georgina, que cela,
Mais vous êtes pourtant, diva mélancolique,
Debout, dans ce salon bourgeois et romantique,Une écharpe d'azur sur votre sein nacré,
Ce que de tout ce temps mon coeur a préféré!
(Les Ombres.)
LE MAGISTERE
Minuit !... L'écritoire...
Sous ma lampe encor,
Je scrute un grimoire.
Suis-je un faiseur d'or?
Des dictionnaires...
Ai-je enfin trouvé
Ces électuaires
Dont on a rêvé?
Savant Spagyrique,
Ai-je murmuré
La glose mystique,Le chiffre sacré :
« Veille à l'athanor...
De quatre à trois un...
Mais c'est deux encor...
Le nitre et l'alun...
2lu POÈTES CONTEMPORAINS
« Prends la plante humaine
Aux pieds du pendu,Le sang de la reine,
L'argent vif fondu...
« Le diable et l'apôtre...L'arsenic maudit...
La Substance et l'Autre,
Et je t'ai tout dit! »
Par ce minuit triste,
Si je ne suis pasLe docte alchimiste
Devant ses matras,
Rêveur solitaire,
Avec passion,J'ai tenté de faire
La transmutation.
J'ai pris quelques larmes,Une vieille fleur,Mon coeur, ses alarmes,Sa grande douleur,
La Nuit, le Silence,Ces deux élixirs,La plus pure essence
Des chers souvenirs, •
Et, de l'encre sombre,Il m'a bien semblé
Que montait dans l'ombre
Un vers étoile!...
(Les Ombres.
LEO LARGUIER 217
LE VENT LARGUIER
Un vieux pêcheur me dit sur ce port, l'autre année,
Que mon nom de famille était celui d'un vent
Qui souffle quelquefois en Méditerranée...Moi! cet homme toujours à sa table écrivant,Avec ses yeux brûlants et sa tempe fanée!...
Le nom d'un vent marin à qui veilla si tard,Courbé sur son papier, raturant une page,.Suivant la règle étroite où nous enferme l'art;Sauf le' sien, ô bonheur, ignorant tout naufrage,Et sauf pour quelque étoile ignorant tout départ!...
Je n'ai pas le désir de ces embarcadères
Aux odeurs de goudron, de paquebot, de port;Je laisserais voguer les plus belles galèresSans les accompagner d'un souhait, car le sort
N'est pas soumis au gré des brises étrangères.
Sensible seulement à ce qui vient du coeur,
C'est en fermant les yeux que je fais des voj^agesPlus longs, plus périlleux que le navigateur,Et c'est en moi que sont les plus chers paysages,Sous l'azur immobile et le ciel migrateur.
J'ai mon climat, mes bois et ma géologie,Mes étoiles, ma flore et mes quatre saisons,
Ma nuit tour à tour sombre, argentée et rougie,Un village où l'on voit, des dernières maisons,
La Chartreuse isolée où je me réfugie.
Comme la France, j'ai mes pics et mes glaciers,Mes hauts plateaux déserts, mes Cévennes natales
Aux sobres oliviers, aux pourpres arbousiers,
Où des rocs foudroyés sourdent les eaux lustrales,
Où les bergers pensifs ont l'air de vieux sorciers.
2l8 POÈTES CONTEMPORAINS
J'ai mon Occitanie et ma molle Touraine,
Mes arides coteaux étages et vermeils
Aromatiques, secs, parcourus d'une haleine
Qui sent le muscat noir, l'étang, les grands soleils,
Le cyprès, le laurier, le thym, la mer prochaine.
J'ai vos tièdes zéphyrs, automnes angevins
Qui sucrez doucement la prune sur la branche ;
Je suis aussi soumis aux régimes alpins,
Et ce dernier hiver, une forte avalanche
Dévasta pour longtemps érables et sapins.
J'ai de riches couchants aux lumières bénies
Sur des pays de bois et d'abîmes, des soirs
Aux vapeurs bleuissant les plaines infinies;
De ces déclins de jour chargés de désespoirsMais solennels ainsi que des cérémonies.
Et je n'ai pas besoin d'aller vers l'archipel,Ni vers ces horizons où brille une autre étoile;Tu ne me tentes pas, chaleur d'un autre ciel,Et je mourrai sans voir comment s'enfle la voile
Aux souffles inconnus de ce vent fraternel!..
(Les Ombres.)
LORSQUE D'UN PEU D'ARGENT...
Lorsque d'un peu d'argent notre tempe est fleurie,Nous'entrons doucement dans cette confrérie
Qui laisse les galants s'ébattre aux carrefours;On s'assied sur un banc où viennent, par bouffées,Des airs qui font danser les filles décoiffées,Et Ton effeuille alors la vieille fleur des jours,
LEO LARGUIER 219
Criblé de lampions, un arbre obscur palpite.Juché sur des tonneaux, l'orchestre précipiteOu ralentit les pas des couples qu'il conduit.Lise a de beaux bras nus, Rose est blonde... qu'importe?On est un peu pareil à qui, fermant sa porte,
Contemple à la croisée une très belle nuit.
Tout s'éloigne... On sourit dans cette ombre apaisée.
Allégresses, fraîcheurs des matins de rosée,Éternels désespoirs qu'un instant consola,Fêtes où Ton valsait... tout s'éloigne et s'épure,Et souriant encor sans tristesse, on murmure :
« Ce n'était que cela, mais c'était tout cela!... »
LES BEAUX FANTOMES
Vas-tu longtemps encor pleurer cette infidèle?
Nulle ne posséda cet ambre ou ce carmin...
Elle était... — Je connais la romance, et, sans elle,
Toute nuit est funèbre et chaque jour est vain!...
Tu me crois inhumain et fait de telle sorte
Qu'aucun charme à présent n'a de pouvoir sur moi?
Non, mais je fus toujours sauvé par une morte
Quand il m'est arrivé de souffrir comme toi.
J'ai tour à tour aimé l'Eurydice d'Orphée;
Phryné, nue au Soleil devant le tribunal;
Viviane, Mélusine et M organe la Fée;
Hélène aux blonds cheveux ceints du bandeau royal;
La Reine de Saba; la Reine de Palmyre;
La Sibylle aux yeux verts, la Druidesse aux bras blancs ;
Et Médée à l'avant du fabuleux navire
Foulant la Toison d'or de ses pieds indolents...
220 POETES CONTEMPORAINS
La Danaïde lasse et trempée Amymone;
Chloé, sous les arceaux d'un amandier fleuri;
Sous un cyprès thébain la farouche Antigone;Sous un pommier normand, Madame Bovary;
Dans une satrapie asiatique et fauve,
Roxane qui voyait, quand la ville s'endort,
Alexandre le Grand au seuil de son alcôve,
Nu comme un Immortel avec son casque d'or;
Les comtesses des Baux, et. Béatrice, et Laure
Que Pétrarque entrevit aux vêpres d'Avignon;Je me suis enivré, sous le noir Sycomore,De la rose tombée, à minuit, d'un chignon...
Il est beau de n'aimer qu'un songe et qu'une image.Ta fugitive n'est que cela pour toujours.— Nolli me tangere,
— murmurait un vieux sage,Est peut-être le mot des plus nobles amours;
Et quand tu dis : Marie, Agathe, Rose, Alice,
Pourquoi serais-tu donc de m'entendre étonné,Te répondre : Circé, Judith ou Bérénice,
Héro, Penthésilée, Atalante, Daphné?...
(Inédit en librairie.)
ANDRE MARY
né à Châtillon-sur- Seine (Côte-d'Or) en 1880-
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Symphonies pastorales (igo3). —- Les Sentiers du Paradis
Sansot, 1906).— Le Cantique de la Seine (Émile-Paul, Paris,
1911). -— Les Rondeaux (Firmin-Didot, Paris, 1924). -*—Poèmes
(1903-1928), édition collective (Firmin-Didot, 1928). — Le LivreNocturne (Pichon, Paris, ig36).
ODE A LA SEINE
Je ne chante en mes vers les vieux fleuves cornus
Aux barbes limoneuses,
Que les Anciens voyaient émerger, dieux chenus,Des ondes poissonneuses;
Je ne chante non plus ces fleuves qui s'en vont,
Orgueil des Amériques,Sans formes et sans bords, vers l'Océan sans fond,
Sous des cieux chimériques ;
Mais je veux honorer le beau fleuve gaulois,La douce et claire Seine
Qui seule sait parler à mon coeur d'une voix
Divinement humaine.
Que ce soit au printemps aux portes de Paris,
Où la Marne tardive
Te rejoint au milieu des cent vergers fleuris
Qui parfument ta rive ;
Que ce soit sur ces quais vénérés où je peux,
Quand le soir me délivre,
Flâner loin des tracas, près des palais pompeux,
Le front sur quelque livre;
Ou monté sur le pont de tes légers bateaux,
Quand l'air se rassérène,
Et qu'il fait bon de loin contempler les coteaux
De Sèvre et de Surêne;
224 POÈTES CONTEMPORAINS
Ou bien encor dans la cité du vieux Rollon,
Du haut de la falaise
D'où l'on vit les Vikings pousser sous l'aquilon
Leurs barques de mélèze ;
Je te retrouve, ô Seine, et chacun de tes flots
Me reflète un visage
Cher à mon coeur, me peint la prairie et le clos
Et m'apporte un message;
Et j'admire comment, fille du chevrier
Et de la bûcheronne,
Tu sus au blanc troène unir le noir laurier
Pour former ta couronne,
Captiver sûrement le coeur des grands, pour prixDe ton simple sourire,
Et te faire sacrer princesse de Paris
Et reine de la Lyre ;-
Toi qui, dans le ravin creusé par les charrois,Dormais sur les fougères,
Tu vas ressuscitant l'âge heureux où les rois
Épousaient les bergères.
Que sied bien à ton front gracieux et savant
Le bandeau que tu portes !
Quelle est ta majesté quand tu passes devant
Ces palais et ces portes,
Que dressa sur ta route un peuple aimé des dieux,Dans sa reconnaissance
Voulant te témoigner et son amour pieuxEt sa magnificence.
ANDRÉ MARY 225
Mais te dirais-je, ô claire enfant de la forêt,Douce bohémienne,
Si ta gloire me flatte, amie, et m'apparaîtUn peu comme la mienne,
Rien ne me charme autant que de me rappelerTa cotte dégrafée,
Ton bras frais, tes yeux bleus et ton naïf parlerDe paysanne-fée;
L'aimable pays vert où tu fis follement
L'école buissonnière
A travers pont de planche, écluse, empellement,Lavoir et cressonnière.
Vous l'ignorez, enfants de la grande cité,La rivière mignarde
Où du matin au soir le bleu ciel argentéS'admire et se regarde,
Pauvres enfants qui ne connaissez pas nos jeux,Nos charmantes ressources
Aux prés pleins de coucous et dans ces bois rocheux
Où s'égouttent les sources.
Comme vous ignorez les fleurs aux jolis noms,
Le bief où.vont les canes,Et les sureaux poudrés dont nous nous façonnons
Sifflets et sarbacanes.
La Seine n'est pas là ce fleuve au flot dormant,
Aux circuits d'une lieue,
Roulant au loin ses larges eaux, seul ornement
D'une morne banlieue.15
226 POÈTES CONTEMPORAINS
Elle n'a pas encor menacé d'engloutirDans ses eaux profanées,
Pour l'affreux châtiment et pour le repentirDe nos villes damnées,
La nouvelle géhenne où l'homme des faubourgsPâtit et s'humilie,
Où dans l'âge du Lucre ont bâti leurs séjoursLe Crime et la Folie;
Elle n'a pas miré les haines, les rancoeurs,Le meurtre et le pillage,
Ni les blêmes noyés que les lourds remorqueursTraînent dans leur sillage.
Tout au plus le Désir vint s'asseoir, pâtre errant,Sur la muette berge,
A l'heure où la servante allume en soupirantLa lampe de l'auberge.
La Tristesse d'aimer pour bercer son souci,Détacha de la rive
Et poussa dans les joncs sous un jour adouci
Une barque plaintive.
Écoute, pâle enfant de la vaste cité,La prière idolâtre
Qu'un jour, devant le fleuve à sa nativité,Je fis à ta marâtre :
« Semblable à ce ruisseau, je vais à toi, Paris,0 princesse hautaine,
« Je t'apporte mon coeur ingénument épris,Pur comme une fontaine.
ANDRE MARY
« Ne me repousse point, Paris, mais, s'il te plaît,
Baigne-moi de ton ombre,« Mêle à mon jeune feu quelque sombre reflet,
O ville aux toits sans nombre! »
Et maintenant je dis \ « Lorsque colonne et tour,O Louvre, ô Notre-Dame,
« Auront profondément imprimé tour à tour
Leur image en mon âme,
« Et que mon coeur fera dans l'ardeur de ses bonds
Cette belle musique« Que fait l'onde brisée aux piles de tes ponts,
O fleuve magnifique,
« Je te suivrai joj^eux, comme toi fier et fort,
Jusqu'au bout de ta course,« Jusque dans l'océan ténébreux de la mort
Et fidèle à ma source. »
(Poèmes, 1903-1928.)
A UN JEUNE MARIE
Qu'aux premiers rais jouant sur ton mur où se plaîtLa vigne torse et blonde et grimpent rose et lierre,
Quelque sittelle familière
Vienne heurter du bec le rustique volet.
Alors ta jeune épouse à la taille d'abeille
Dénouera doucement ses bras frais de ton cou,
Et vous entendrez tout à coup
Fredonner au plafond la mouche qui s'éveille...
2 28 POÈTES CONTEMPORAINS
Par la chambre endormie et pleine de tiédeur,
Tu marcheras pieds nus jusqu'à cette croisée
Qui s'ouvrira dans la rosée
Sur le jardin que baigne une suave ardeur.
Ébloui, tu verras les pommiers verts et roses
Étirer leurs rameaux dans un brouillard légerEt les rames du potager
Briller de l'eau des nuits qui perle aux fleurs décloses.
Regagne alors ton lit où se rendort Lison :
Ne ferme ta fenêtre et ne rouvre ta porte
Que quand l'aurore sera morte
D'avoir soufflé tous ses parfums dans ta maison.
(Poèmes, 1903-1928.)
PETIT BERGER DE CALYDON
Petit berger de Calydon,Je n'ai qu'une flûte d'écorce :
Un vieux pâtre à la jambe torse,Un soir d'été, m'en a fait don.
J'ai pour tout bien une massue,Ma panetière et mon couteau,Mon temple est le haut boqueteau,Mon autel la pierre moussue.
Le dieu que j'adore en secret,C'est le jour qui dore les marbres.Le vent qui chante dans les arbres,Le ru qui court dans la forêt.
ANDRE MARY 22C
Dans la bête qui s'agenouilleJ'ai surpris un regard humain :Je puis être changé demainEn hibou, lézard ou grenouille.
Près de la grotte où je m'assoisJe sais qu'une oreille m'écoute,Et qu'un oeil s'allume sans douteLe soir dans les feuilles des bois.
Je n'apporte en ma houppelandeLe faon ou l'agneau nouveau-né ;
Pan, je ne t'ai jamais donné
Le sang ni la chair en offrande,
Pour tout hommage et tout encens,O dieu fait à ma ressemblance,O père, agréez mon silence,Ma flûte et mes voeux innocents.
RONDEAU DES PETITS ENFANTS
PRISONNIERS DE L'HIVER
En ces mois noirs, errant par sentes et chalées,Nous ressentons aux mains chauboulures, onglées,Et tout autour de nos oreilles les pinçonsDe la bise aigre, encependant que nous paissonsDe faînes et calots et prunelles gelées.
Ou bien, le soir, devant les flammes enroulées,
Sur sellettes de bois sommes petits garçons,
Frileux, encoquillés si comme limaçons,
En ces mois noirs.
23o POÈTES CONTEMPORAINS
Quand orrons-nous subler fauvettes et quinsons?
Las! ne reverrons-nous le temps des béniçons
Ou bien tant seulement le lundi des roulées.
Le vert bois, la prairie aux rives glaïolées?Enfantelets petits, c'est à quoi nous pensons
En ces mois noirs.
LES TEMPS SONT ACCOMPLIS
Les temps sont accomplis et Satan se révèle :
L'autel est profané, le temple est aux marchands,
La Laideur règne avec les fous et les méchants,
La louange payée et la faussé nouvelle.
J'ai semé mon froment et lié ma javelle :
Bon Bruit se tait; Largesse a pris la clé des champs.Le siècle n'a souci de moi ni de mes chants,
'
Non plus que d'un méseau hochant sa tartevelle.
Des prud'hommes jadis l'enseigne et le guidon,
Résigne-toi, poète, à ce noir abandon;Rends mépris pour mépris et garde tes hommages.
Servant d'un culte mort dans un monde ennemi,Ne chante qu'à mi-voix et pour toi seul, parmiLes marbres écroulés et les saintes images.
(A.eLivre Nocturne.)
FRANÇOIS PORCHEt.
né à Cognac (Charente) en 4877.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
A chaque jour (Cahiers de la Quinzaine, Paris, igo4).— Au
loin... peut-être (Mercure de France, 1907). — Humus et pous-sière (id., igi 1). — Le Dessous du Masque (Nouvelle Revue Fran-
çaise, 1914)- —' Nous, poèmes choisis (N. R. F., 1915). — Les
Commandements du Destin (Émile-Paul frères, Paris, 1921). —
Sonates (id., ig23).— Vers (Flammarion, Paris, 1934).
LA PETITE VILLE
La ville où je naquis, un fleuve étroit l'arrose;L'eau coule sous le pont comme une claire prose,Et mire honnêtement dans son calme miroir
Et le doit et l'avoir :
Elle enregistre un arbre, un mur sur son passage,Et fait ainsi l'addition du paysage.
La ville où je naquis a de petits pavés
Carrés, durs, enfoncés, cimentés dans la terre,Tous proprets et contents d'être si bien lavés,Et blâmant le caillou qui roule, solitaire.
Le clocher, par-dessus le poste de l'octroi,
Regarde avec effroi
Un chemin qui longe une vigne.Il s'inquiète, il lui fait signe :
« Reviens donc! » Mais le fou ne l'entend même pas,Et disparaît au haut des collines, là-bas...
NOTRE PARIS
Qui n'a pas vu Paris en avril, à midi,
Quand, d'un joli geste hardi,
Rejetant le manteau fourré qui l'emmitoufle,
La Beauté livre au vent qui souffle
Son cou de linot étourdi;
Qui n'a pas entendu le fifre
Du faune citadin,
Quand, d'un doigt frileux encore, il déchiffre,
Sur le banc mouillé d'un jardin,Son premier air
Où s'attarde un dernier frisson d'hiver;
23/| POÈTES COÎSTEMPORAJKS
Qui n'a pas respiré cette minute aiguë
Comme la jeune feuille,
Où dans l'amour survit une enfance ambiguë,
Virginité de l'an qu'on cueille;
Qui n'a pas vu les toits du Louvre^
Quand, par les clairs matins, ils font,
Sous le tendre azur qui les couvre,
Un bloc d'un azur plus profond;
Alors l'aiguille d'or
De la Sainte-Chapelle
Rappelle,Clouant au sol Raris vermeil,
Un trait planté par le soleil,
Qui vibre encor;
D'un pont comme d'une avant-scène
L'oeil suit la courbe de la Seine,
Au loin, dans un brouillard si bleu
Que le travail grinçant des grues,Comme alentour les cris des rues,
Tout semble un jeu;
Qui, nulle part ailleurs mais à Paris, vous dis-je,Avec sa belle amie au bras, n'a confondu
Le doux émoi de vivre avec le temps perdu,Ne peut comprendre le prodige
De la grâce à la force unie,Ce je ne sais quel feu voilé : notre génie
Autrefois j'adorais Paris comme une femme,D'un amour de jeune homme émerveillé, soumis :
L'expérience ensuite et la douleur ont mis
Sa fièvre dans mon corps, son âme dans mon âme;
FRANÇOIS PORCHE 235
Où que j'aille aujourd'hui, je le sens dans ma chairBattre comme le pouls de ma vie elle-même;Ma pensée est un grain de la moisson qu'il sème,Et c'est comme l'honneur de mon nom qu'il m'est cher.
Et, derrière Paris, tout au fond de mon être,Une vigne verdit au soleil, dans un coin,
Et, sous le pampre translucide, une fenêtre
S'ouvre, et l'on voit la mer d'un gris d'argent, au loin
(Nous.)
L'ARRÊT *SUR LA MARNE
(Fi-agmenls)
«... Le samedi soir après Vturbin
L'ouvrier parisien... »
A quel sort splendide étais-tu promise,Absurde chanson?
Un choeur de soldats te jette au buisson :
Leur col dégrafé montre leur chemise ;
Poussiéreux ils vont, des pieds aux képisBlancs comme des murs récemment crépis.
Tous, ayant la face en craie .
Qu'ont les vieux talus meurtris,
Ils sont bien l'image vraie
Du sol qui les a pétris.
Que pensent-ils en marchant?
Ceux que voici, dont le corps tangue,
Un vieux mégot
Collé sur le bout de leur langue,
Parlant argot,
236 POÈTES CONTEMPORAINS
Songent comment dans les fabriques,
En une nuit,
Les halls de fer, les murs de briques
Ont tu leur bruit...
D'esprit plus lent, de peau plus dure,
Par le soleil et la froidure
Hâlés, gercés, et lourds de pas,Ceux que voilà ne chantent pas.
Ils se souviennent qu'au villageLe tocsin un soir a sonne"
Avant qu'un premier attelage
N'.ait rentré le blé moissonné.
Trois fois, comme ils lisaientfun acte
Lorsqu'ils devaient le revêtir
De leur signature compacte,Ils ont lu l'ordre de partir.
Ayant compris, nul ne sourcille.
Chacun a rangé sa faucille,-Mais tous, ce soir-là, sous les draps,Ont pris leurs femmes dans leurs bras.
A l'aube, ils ont fait à l'étable
Un long dernier tour en sabots,
Compté des écus sur la table,
Puis, lavés, rasés, brossés, beaux,
Tous, paysans de pleurs avares,Par les mêmes sentiers herbeux
Où naguère ils menaient leurs boeufs,Ils s'en sont allés vers les gares.
FRANÇOIS PORCHE 207
C'est un peuple entier qui marche au combat,D'un seul coeur, les gradés, les hommes,
Même pipe et même tabac,Tout notre passé, tout ce que nous sommes.
Petits patrons, artisans, tout le flux
De la boutique et de l'échoppe,Et l'oeil presbyte et l'oeil myope,
Les longs, les trapus, les secs, les joufflus,
Ceux de l'établi, du comptoir, de l'enclume,Les instituteurs, les curés,Les mous, les vifs, les mesurés,
Apprentis es arts, clercs et gens de plume,
Basoche et barreau, tous les bidons pleins,L'arme pendue a la bretelle,Valets suivant leurs châtelains,
Députés suivis de leur clientèle,
Hobereaux boudeurs, bourgeois casaniers,
La fleur, le dessus .des paniers,Blanc ou gris le sel des provinces,
Notre sang, du sang, ah! vraiment les Princes...
C'est notre moisson dressée en faisceaux,
Les dons heureux que nos marraines
Ont en riant sur nos berceaux
S.emés comme au vent de légères graines.
Présents à l'appel tous nos feux sacrés :
L'invention, la main habile,
Les doigts par le goût inspirés,
La vertu sans hargne et l'ardeur sans bile.
2o8 POETES CONTEMPORAINS
Présent le respect tout romain du droit,
Le fin bon sens lucide et froid
Des vieux légistes et du Code,
Qui dépouille, abrège, épure, accommode.
Présent le ton cru de nos fabliaux,
La Fontaine et l'esprit des bêtes,
Qui nous ont dit que déshonnêtes
Sont toujours les loups avec les agneaux.
Présents tous les fruits de notre espalier :
Cet air noble et partout à l'aise,
Ce tour épique et familier
Qu'a depuis Roland la geste française.
Présents à nos poings redresseurs de torts
La lance et l'écu, sauvegardeDes faibles traqués par les forts,
Présent Saint-Michel sous notre cocarde.
Pays d'en deçà, d'au delà la Loire,Tous les accents, tous les patoisNe font plus qu'un souffle, une voix :
Le grand cri jeté par mille ans de gloire.
Comme des moellons dans un ciment dur
Noyés confondent leurs arêtes,Un seul vouloir conjoint les têtes,
Tous les corps soudés ne font plus qu'un mur.
En avant d'un bloc pour le seul travail
Des fusils et des baïonnettes,Pour qu'autour de notre bétail
Revolent demain les bergeronnettes.
(Les Commandements du Destin.)
FRANÇOIS PORCHE 20g
PRÉSENCE DES MORTS
(1914-1918).
Morts guêtres, morts roulés dans votre pèlerine,Vous avez imposé silence aux horizons.
Cet écho qui longtemps pesa sur les maisons,
Que l'on sentait comme un genou sur sa poitrine,Vous l'avez, dans le sang, sous l'amas de vos corps,Étouffé.
Mes amis, vous étiez jeunes, forts.
Purs des affronts du temps et de la maladie,Vous avez pénétré d'une marche hardie
Dans le monde invisible en poussant des clameurs.
Non, non, lorsqu'on franchit d'un tel élan les portes,On n'est point de ces morts fatigués et dormeurs
Qui traînent au tombeau des âmes déjà mortes!..
Engouffrés sous la voûte obscure, dès le seuil,Morts dédaigneux du lit et même du cercueil,
Criant : « Présent! présent! » d'une-voix enrouée,
Tout étourdis encore et tous chauds des combats,
Vous avez dépouillé vos formes d'ici-bas,
Comme on jette aux buissons une loque trouée;
Et regroupant soudain, au pied du sombre mur,
Vos rangs d'où sont bannis les faibles et les lâches,
Vous avez, éblouis des traits d'un autre azur,
Entre vos légions distribué les tâches.
Morts actifs, morts puissants, martyrs transfigurés,
En vain je vous cherchais dans la brume flottante,
Dans les couleurs du deuil, du regret, de l'attente,
Dans les feuillages roux et les sons murmurés ;
240 POÈTES CONTEMPORAINS
Mais dans tout ce qui germe, aspire, monte, lutte,
Dans l'ardeur de la sève et non pas dans sa chute,
Dans le dur grain de blé des semailles d'hiver,
Et, par delà ces bois, dans les bruits de la ville,
Dans les bonds du marteau, dans le hall qui profileAu ras d'un sol lépreux sa carcasse de fer,Dans les sifflets des trains qui traversent les fleuves,Et plus loin, vers le nord, dans l'éclat émouvant
Que prend sous le ciel gris un mur de briques neuves,
Ici, là-bas, partout, dans le soleil levant,Je vous retrouve, amis, je vous vois, je vous touche...
Et pourtant mon chagrin n'en est pas consolé.
Hélas! vous poursuivez votre destin farouche,Et votre ancien visage est à jamais voilé.
Morts vivants, morts présents, pardonnez-moi, je pleureVos fronts que j'ai connus, vos regards, votre voix;Mon coeur dans la maison rêve à ce qui demeureDe vos pas effacés et des jours d'autrefois.
(Les Commandements du Destin.)
CLIMAT DU BONHEUR
Je poursuis le songeArdent et buté
Du frelon qui plongeEt qui pèse et bougeAu coeur d'un lis rougePar un jour d'été.
Qu'importe à sa faim si les prés sont verts.Si là-bas l'écorce est rugueuse ou lisse !
FRANÇOIS PORCHE 24 I
Pour lui l'univers
Tient dans ce calice :La terre et les cieux n'en sont que les bords :
Ainsi de ton corps...
Les grands arbres muets paraissaient nous attendre,Le miel d'un long savoir coulait dans leur parfum,Nous vivions avec eux dans une amitié tendre
Comme de verts rameaux issus d'un tronc commun.
Nos sorts semblaient pareils : le même afflux de sève
Poussait au ciel leur tige et soulevait mon rêvé
Quand ma jambe en marchant effleurait tes genoux;Le même rythme heureux qui balançait tes hanches
Berçait contre l'azur la haute mer des branches;
Les frissons des taillis se prolongeaient en nous;
L'imperceptible chant de la brise dans l'herbe,
Un murmure d'abeille au coeur d'un liseron
Prenaient dans notre vie un son grave et superbe;Parfois il arrivait qu'un vol de moucheron
En traversant notre âme amplifiait ses ondes
Jusqu'à faire crier nos racines profondes;
Alors, soudain, tremblants sous les chênes épais,
Surpris, presque effrayés de leur forte ossature,
Nous nous sentions près d'eux de chétive nature,
Privés de leurs loisirs et de leur vaste paix,
Plus courbés sous l'Esprit qui souffle dans nos têtes
Que le front des forêts au milieu des tempêtes.
(Sonates.)
16
2^2 POÈtËM CONTEMPORAINS
« JE ME SOUVIENS »
(Devise de .la ville de Québec).
Sur vos pieds, sur vos skis, en carriole, en luge,
Hommes de Dieu, Noés de cet autre Déluge,
Venez du fond des temps, témoins d'un long procès,
Curé de la paroisse, aumônier du refuge,
Sortez de vos tombeaux, dites, devant le Juge,
Par quel sanglant miracle on parle ici français.
Comme autrefois, bravant les remous des rapides,
Bréviaire au col, pagaie au poing,
Venez, moines bottés, jésuites intrépides,L'étole ou le fusil en travers du pourpoint.
Et vous, filles, remparts des anciens diocèses,
Qui cachiez sous vos saints habits
Les feuillets manuscrits des grammaires françaises,
Venez, nonnes sans peur, indomptables brebis.
Et vous, simples laïcs, racontez vos enfances,
Les classes dans les bois en dépit des défenses,
Les vieux mots épelés, repris ensuite en choeur,Racontez les sursauts d'une race meurtrie,Les ruses, les détours de son esprit moqueur,Et ce culte poignant qu'elle garde en son coeur
Aux souvenirs lointains de l'ancienne patrie.
La feuille de l'érable, au déclin de l'été,Se teint de pourpre et d'amarante.
Elle est l'emblème ici de ta fidélité,Charente d'outre-mer, invincible Charente.
(Vers.)
JULES ROMAINS
né à Saint-Julien-Chapleuil (Haute-Loire) en 1885.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
L'Ame des Hommes (Bibliothèque de la Société des Poètes
français, Paris, igo4). — La Vie unanime (Abbaye, 1908 et Mer-cure de France, igi3). — Premier Livre de Prières (Vers et prose,1909). — Un Être en Marche (Mercure de France, 1910). — Odeset Prières (Mercure de France, igi3 et Nouvelle Revue Française,1923). — Europe (Nouvelle Revue Française, 1916). — Le
Voyage des Amants (Nouvelle Revue Française, 1920). —-Amourcouleur de Paris (Nouvelle Revue Française, 1921). — Chants desDix années (N. R. F., 1928). — UHomme blanc (Flammarion!937)-
LES MARCHANDS
Les marchands sont assis aux portes des boutiques ;Ils regardent. Les toits joignent la rue au ciel.
Et les pavés semblent féconds sous le soleil
Comme un champ de maïs.
Les marchands ont laissé dormir près du comptoirLe désir de gagner qui travaille dès l'aube.
On dirait que, malgré leur âme habituelle,Une autre âme s'avance et vient au seuil d'eux-mêmes,Comme ils viennent au seuil de leurs boutiques noires.
Ils voudraient simplement respirer et s'asseoir.
On les voit au bord des maisons, de loin en loin.
Ce sont des gens qui prennent l'air. Il n'y a rien.
Pourtant tout le long d'eux, tout le long du trottoir,
Quelque chose s'est mis à exister soudain.
(La Vie unanime;)
CHANSON DE VILLE
Lorsque la ville est triste et qu'elle sent pleurer
Plus d'hommes dans son coeur que les jours ordinaires,
Quand les camelots gèlent aux portes cochères,
Quand les fers des chevaux glissent sur les pavés,
Quand, par petits coups, les pelles des cimetières
Sapant sa grande joie tâchent de l'effondrer;
246 POÈTES CONTEMPORAINS
La ville fait semblant d'être joyeuse, et chante.
Elle crie au soleil : « Vois, je suis bien contente. ;
Je me fatigue, j'ai sué tout ce brouillard;
Mais j'épargne du temps et des forces pour rire. »
De sa voix populeuse elle se met à dire
Une chanson qu'un de ses hommes a trouvée
En regardant un soir la lune se lever.
Un air naïf, une très pauvre mélodie,
Juste de quoi souffler sur la chair refroidie
Une gaîté pareille à l'haleine d'Avril.
Car le coeur de la ville est un coeur puéril;La ville a la candeur d'une petite fille.
Quelques notes en habit simple qui sautillent
Et reprennent leur danse autant.de fois qu'on veut;Une brave chanson, sans parure, en cheveux,
Et la ville est heureuse et joue à la poupée.Pendant une semaine elle reste occupéeA ranger dans son coeur la chanson qui lui plaît.La ville est gauche, elle se trompe de couplet,Tord les sons par mégarde et casse la mesure.
Mais elle recommence ; et, quand elle est bien sûre
De la tenir, dans sa mémoire, emprisonnée,La ville chante sa chanson toute l'année.
(La Vie unanime.
PRELUDE
Mon corps sur le fauteuil est un bourg au soleil
Qui s'incline selon la pente et la colline ;L'heure y sonne ; la rue est faite d'enfants blonds ;Des femmes, à leur seuil, sourient d'être vivantes.
JULES ROMAINS 2^
Avant de galoper mes instants se relayent;Je ne sais pas si quelqu'un meurt dans ma poitrineOù la lumière envoie un vol de petits plombs
Qui déchirent à peine assez pour qu'on les sente.
Mon sang n'a pas de fin ni de commencement.
Là, c'est mon corps; puis la table; puis les murailles.
Je suis moi vaguement ; mes yeux et nies oreilles
Ne reconnaissent pas l'univers et s'embrouillent.
Je suis moi par-dessus quelque chose d'opaque.
Ce qui pense dans moi ressemble au ehevrier
Qui est sur les plateaux un matin de printemps;La brume emplit tous les vallons jusqu'à ses piedsTandis que le soleil lui dilate les tempes.
(Un Être en Marche.)
ODE
Je sors de ma maison
Plein de sommeil encore;
Une petite pluieTrottine sur mes mains.
Mais un reste d'aurore
Qui ne m'était pas dû
M'entoure et se mélange
Au dernier.de mes songes ;
Et comme le soupirDe quelque bouche heureuse
Un sifflement si pur
Se répand dans le ciel,
248 POÈTES CONTEMPORAINS
Que j'ai le coeur transi
Par la brusque mémoire
Des matins d'autrefois
Où je partais ainsi.
Le temps de ma jeunesse
Est à demi passé.
Déjà bien des mensonges
N'abusent plus de moi.
Mais j'ai toujours le même
Emoi surnaturel
Lorsque cette lueur
Éclaire mon départ,
Et que ce même ciel
De matin pluvieuxRefait son cri d'espoir
Que je ne comprends pas.
(Odes et Prières.)
ODE GENOISE
(1923-1924)
[Fragment)
Je ne puis pas oublier la misère de ce temps.0 siècle pareil à ceux qui campèrent sous les tentes!
Un orage inépuisable est devenu l'horizon,Et l'espoir est remplacé par une espèce de songe.Tous les vins arc-boutés n'abritent qu'une heure la joie.Mille sentiments mortels passent quand même et se joignent.Peu à peu notre destin nous ruisselle sur le dos.
JULES ROMAINS 249
Ciel des villes tressé de câbles, armure des dômes,Ciments durcis autour d'une ferraille chevelue,Demeures boulonnées, églises faites sur l'enclume,Rues triples dont la rumeur rebondit sur un tunnel,A quoi bon!
Dans la forêt scythique et les joncs de l'Elbe
Des hommes velus rampaient mieux réfugiés que nous.
Hommes, hommes d'autrefois, pauvres yeuxcruelsettroubles,Dormeurs mal détendus que tourmente une odeur de l'air,
Tribus des monts perforés, peuples des lacs et des herbes,
Nous vous croyions si loin ! Vous n'étiez même plus des morts.
Le sol vous avait perdus dans le grain de son écorce,
Ne pouvant faire du roc avec vos seuls ossements.
Et soudain de vous à nous le temps se contracte et manque ;
L'histoire se racornit comme un carton calciné.
Je vous regarde approcher et grandir, pères funestes,
Ainsi qu'un homme à la mer aperçoit en étouffant
Le passé qui se recourbe et qui lui tend son enfance.
(Chant des Dix Années.)
L'HOMME BLANC
(Fragments)
Je chante l'Homme blanc, l'Homme premier, la race belle ;
La chair non déguisée où le sang fait des pas visibles ;
Celle que le jour épouse; en qui le inarbre commence;
Les yeux qui n'ont pas cessé d'être bleus secrètement;
La peau qui n'est qu'un départ entre l'azur et la chair;
La peau qui sait pâlir, qu'une brusque rougeur traverse,
Que désir et que pitié foulent soudain comme une herbe;
L'agréable ostensoir du coeur humain toujours présent;
La peau de l'Homme blanc, la coléreuse, la décente,
L'amoureuse, l'impudique, la seule qui soit nue.
250 POETES CONTEMPORAINS
0 femme de ma race, ô forme exquise de mon sang!
Femme blanche, ma femme et ma fille couleur de rose.
N'es-tu pas la plus belle entre toutes, toutes les choses?
La cime de ta beauté passe le monde apparent.
Je le prononce à mi-voix, grisé par mon sacrilège :
Ton corps est la plus grande beauté qui était possible.
Voilà une pensée effrayante et délicieuse.
Il y a joie et torture à se dire en mots de braise
Que l'absolu est si près qu'on l'écrase dans ses bras.
La plus grande beauté, c'est toi, c'est toi, pour tous les hommes.
Je veux le faire crier par de nouvelles statues.
Je veux le faire avouer par les yeux de l'homme noir,
Par son coeur épais, par un soupir de sa grosse bouche;
Et que le jaune l'avoue avec un méchant désir,Et que les bêtes l'avouent par le regard et le souffle.
Belles villes du matin, plus claires que l'eau du ciel,Plus vives, chantant plus dru que l'eau qui sort de la roche,
Çà et là vous fleurissez sur un doux pli de l'Europe.Un fleuve tordu circule entre vos palais baroques.Des avenues gazonnées divisent les quartiers neufs.
Le marronnier de quinze ans suit les tilleuls centenaires.
Un carrefour lance au loin des trottoirs jeunes et nus.Et sous la grappe de fruits qui pend au beau lampadaire,De ses mains gantées de blanc, le casque blanc sur la tête,Un policier cambré conduit la rue comme un orchestre.
JULES ROMAINS 251
Tu n'oses pas t'avouer qu'on est heureux tout de même.
Tu as peur d'être amoureux des villes que tu as faites. -
Tu t'émerveilles pourtant que ces belles soient tes filles.
Tu ressens avec stupeur l'étendue de ton empire.A travers le continent, jusqu'aux feux des derniers ports,
Jusqu'à la pointe des caps qui échancrent la banquise,
Jusqu'aux péninsules d'or qui pénètrent les mers chaudes,Il y a des villes d'hommes blancs comme celle-ci,Des villes couleur de craie, ou de perle, ou d'émeraude,Des villes d'hommes blancs dans le matin tournant du monde ;Avec des clochers, des tours, un fleuve sous de vieux ponts,Un sombre centre noueux que veinent des rues étroites,
Avec le fredonnement des longues automobiles,
Sur les' boulevards bleutés qui fendent les quartiers neufs.
New-York, bouquet de bourgeonsEt furie de floraison.
Notre cime, notre ombelle.
Ne\v*York, par où sort la sève,
Le bouillon d'en haut, l'écume,
La jeune bave sucrée.
Les murs poussent, blancs, rapides,
Comme moelle de sureau;
O substance encore humide !
Les buildings de trente étages,
De cinquante, cent étages,Dressent par-dessus notre âge
Des pylônes de bureaux.
Un flot de verre étincelle,
Une nuée de mica.
Les vitres volent, pollen
252 POÈTES CONTEMPORAINS
De ce printemps implacable.Leur tourbillon qui s'élève
Colle après les parois neuves
Des durs palais verticaux.
Là-bas, la faim de grandirEst enfin, rassasiée.
Là-bas s'arrache et s'entend
Un râle, un essoufflement
De la pierre harassée,
Tant l'homme l'a vivement
Menée, vivement hissée.
Là-bas, ton fils, homme blanc,- S'avance en serrant les dents
Sur un pont— un pont tremblant
Jusqu'au bout de ta pensée.
— Retourne chez toi, homme blanc!
Nous ne t-avions rien demandé;Des fièvres que ta race endure
Nous n'avions même pas l'idée.
Pieusement vers nous tournées
Nous allaitaient de solitude
Les sept mers au ventre ridé.
Tu nous as sept fois apportéTon malheur, ton inquiétude.Ta puissance, tu l'as gardée.
JULES ROMAINS 200
Tu nous as fait divorcer d'avec les vieilles sagesses;Mais le savoir que tu vends ne les a pas remplacées.
Tu nous as fait divorcer d'avec la terre et les sources,D'avec les forces du sol et les forces d'en dessous.
Mais les forces que tu, vends ne les ont pas remplacées ;
Tes forces mal à toi, méchantes filles du feux roux,.
Tes forces qu'un fil conduit et que moulinent des roues,
Tes forces de dieu voleur dont tu n'as jamais assez!
Comme on donne deux venins dans une seule morsure,
Tu nous as communiqué l'orgueil peu sûr d'être un homme,
Et la honte sans pardon d'être un homme dépassé.
— Homme blanc, souviens-toi de toi-même!
Homme blanc, reprends-toi sur le monde;
Rattrape ton sang qui se dérobe;
Refais ta pureté que les ronces
T'ont déchirée en petits morceaux.
Restitue à la race royaleLe palais partagé de ton corps;
Qu'il y ait de nouveau qui t'attende
Sous la robe de ta fiancée,
Le tendre abîme de chair scellée
Jalousement permis à toi seul,
De nouveau l'urne de chair déserte
Où l'ancêtre, en criant de plaisir,
Versait le flot de sa descendance.
254 POÈTES CONTEMPORAINS
Ressaisis ta lignée dans l'écheveau des peuples vils ;
Réveille" un dieu dormant dessous la pierre la plus vieille
Tu t'es si follement répandu, commis et mêlé;
Tu as, comme un héritier qui se saoule chez les filles,
Dilapidé l'énorme trouvaille que tu étais.
Tu n'as pas su te raidir contre le songe de l'Ouest.
On t'a vu comme un enfant courir après le soleil.
Il faut te retrouver d'abord; nous chercherons ensuite.
Il faut d'abord redevenir le maître de toi-même;
Nous nous réoccu.perons de la terre un peu plus tard.
Il faut te tremper d'abord au mystère de toi-même.
— Ovous, les autres, là-bas, les hommes des autres races,
Entendez ce que vous dit en vérité l'Homme blanc,
Arrivé sur le rebord de son dernier continent,
Ce qu'il proclame du haut de sa dernière terrasse :
Il vous dit qu'il ne peut s'empêcher de vous aimer.
Ne riez pas; arrêtez ce mauvais ricanement!
Il n'a pas toujours été très habile en son amour;11 n'a su très bien choisir ni les gestes ni les preuves.Mais tenez-lui compte aussi des mouvements de son coeur.
Et vous, de votre côté, ne l'aimez-vous pas un peu?Ou bien le supportez-vous, repliés dans votre ruse,Patientant jusqu'au jour de le jeter à la mer?
Mon oeuvre! Dites qu'au moins vous ne niez pas mon oeuvre!Tant de travail fait pour vous! si grand et si libéral!...Dites qu'au moins — si je pars
— vous en saurez la mesure !
(L'Homme blanc.)
ANDRÉ SALMON
né à Paris en 1881.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Poèmes (Éditions de Vers et Prose, igo5). — Féeries (Vers et
Prose, 1907). — Le Calumet (Falque, 1910. Nouvelle Revue Fran-
çaise, 1920).— Le Manuscrit trouvé dans un Chapeau (Société
Littéraire de France, 1919, et Stock, 1924). — Le Livre et laBouteille (Camille Bloch, 1920). — Prikaz .(La Sirène, 1921 et
Stock, 1922). — Ventes d'Amour (Bernouard, 1922). — Peindre
(La Sirène, 1922). — L'âge de l'Humanité (Nouvelle Revue Fran-
çaise, 1922). — Créances, IQO5-ÏQIO (Nouvelle Revue Française,1925). — Carreaux, 1918-1921 (N. R. F., 1928). — Saint-André
(N. R. F., ig36).
CHANSON
Le poète et sa gloire !
L'oiseau dans l'air du soir,La fille à son miroir
Et le rat dans l'armoire.
La veuve et ses sanglots,La folle et ses grelots,La plainte des bouleaux
Et le rire de l'eau.
La Reine en ses atours,Les pages dans la cour,Les lépreux dans la tour,Moi seul et mon amour!
L'AVARE
J'ai conservé quelques espoirsTrès anciens
Et qui sont mon bien.
Je n'en fais rien
Mais je les caresse le soir
D'un sourire. Et le temps passe.
Harpagon! Harpagon! regarde-moi,en face,
Pourras-tu sans trembler, vieux ladre aux doigts crochus,
Contempler à loisir cet avare imprévu,Ce-fils que tu n'attendais pas?
Regarde-moi, Papa!Ton or? Quand par miracle il m'en tombe un morceau
Dans les dents, je le croque ou le crache au ruisseau
2 58 POÈTES CONTEMPORAINS
Ton âme de métal pourtant sonne en mon âme.
Vieil avare de comédie, explique-toi mon petit drame.
Ce qu'en vain je cajole à la faveur des soirs,
Harpagon, ce n'est pas de l'or mais de l'espoir
Et, comme tu jeûnais pour empiler des sous,
Je me prive d'amour, d'orgueil et de folie,
Pour conserver mes vieux espoirs dans l'agonie,
Pour me rouler dessus et pour dormir dessous,
Pous me rouler dessus comme un porc
Sur le douillet fumier,
Comme toi sur ton or,
Mon Père bien-aimé.
(Féeries. -^ Créances.)
LE CALUMET
Tu seras innocent, dédaigneux et candide,
Barbare et scrupuleux, douloureux et serein
Pour que, si ta chair saigne et si le ciel est vide,
Tu t'honores d'un culte excessif à dessein.
Le reste importe peu. Du Paradis au BagneLoue les mêmes vertus, hume le même encens.
Sache que, seul tuteur, le mal nous accompagneEt fais parfois le bien si ton coeur y consent.
Indigent, tu seras sublime! L'anathème
T'exonère du vain souci des révoltés,
Méprise ceux qu'il faut tourmenter pour qu'ils aiment,Esclaves ébahis de ton humilité.
Dans l'orbe du soleil et les échos du monde,Sois nu, si tu pressens le Dieu dont tu es né
Mais si tu te connais une origine immonde,
Frère, je te permets un anneau dans le nez.
ANDRÉ SALMON 25g
Sois un roi nu; façonne, un soir de nonchalance
Industrieuse, non la flûte agreste, mais
Une pipe en un bois d'incomparable essence
Et mieux qu'un chalumeau chéris ce calumet.
Chaque aurore attendue et chaque nuit suivie
Sertiront des joyaux au foyer merveilleux,La lune aura pour toi des bontés de Marie
Et t'offrira les pleurs en saphirs de ses yeux.
Le soleil, agitant sa crinière papale,
Chargera le bois noir de corindons ardents
Et du toc fabuleux d'horreurs philosophalesPour que le pur secret fleurisse entre tes dents.
Fume ! impavide et doux, comme on boit des vins rudes ;C'est d'entre ce brouillard que surgit le dieu vrai
Et tes clairs yeux ravis par ces similitudes
Reconstruiront cent fois l'empire et la forêt.
Dévotieux alors tu secoueras la cendre
De ta pipe, au hasard; le vent accomplira
L'équitable partage aux lys tremblants d'attendre
L'acre pollen par quoi le songe renaîtra.
Il suffit d'un poison banal, d'une herbe sainte,
D'une plante au bouquet tenace mais subtil
Cueillie un soir d'amour ou d'adorable feinte,
Pour prolonger ton rêve et grandir ton exil.
Or, c'est l'Art! use aussi de ruse et de malice.
Crache des ronds avec l'esprit de ton petun
Et tu les dédieras, poète, en sacrifice
A ta reine qui rit dans l'herbe et les parfums.
2Ô0 POÈTES CONTEMPORAINS
Elle sait bien que cet azur noir c'est le Verbe
La louant d'être ainsi promise à ton voeu seul
Et de dresser, parmi l'espoir des hautes herbes,
Ses pâles bras aimés, ainsi que des glaïeuls.
L'AUBE RUE SAINT-VINCENT
Le jour doré s'accroche à l'aile
D'un moulin qui ne tourne plusEt l'on sent bouillonner le zèle
De Paris, moi je suis perclus.
Voici, beautés d'apothéose,Merveilles du soleil levant,
Tramés par une jument rose
Des choux bleus et des coucous blancs.
La fontaine laborieuse
Redit, inutile leçon,
Une chanson d'esclave heureuse
Au ruisseau libre et vagabond.
On ouvre et l'on ferme des portesEt des mains lèvent des miroirs
Lourds de lumière, que m'importeSi je suis parfumé de soir?
La lune a bu toutes mes larmes;
Partageant mon vin, des filous
M'ont laissé caresser leurs armes;Ma nuit fut belle. Couchons-nous.
(Le Calumet. — Créances.)
ANDRE SALMON 2UJ
L'AGE DE L'HUMANITÉ
(Fragment)
Mon Dieu, quand sonnera la trompette de l'Ange,
Quand l'Ange sonnera aux malades,Aux âmes malades pleines d'épouvante,
Quand les ennemis d'ici-bas se compteront tous cama-
rades,
Quand l'Ange trompette-major sonnera d'abord Votre
Refrain,
Vous pourrez témoigner, Seigneur, devant ces âmes,
Que si je ne Vous ai pas trouvé
Du moins Vous aurai-je beaucoup cherché parmi les
hommes et les femmes
Sans négliger les mauvais lieux
Au temps que j'étais le mieux possédé du plus purdésir de Dieu,
Et si je n'ai pas su Vous reconnaître
Sur le monde et dans le monde périssable des êtres,
Si je ne Vous ai pas trouvé
Du moins n'ai-je risqué Votre condamnation
Qu'en me trompant de verre et de bouteille
Jaloux d'éprouver l'un quelconque de Vos vases
d'élection,
Seigneur, au temps perdu de mes funestes veilles.
Je ne Vous ai pas reconnu
A cause de notre folie des habits lorsque Vous étiez nu,
Je ne Vous ai pas trouvé dans la nuit où je trébuchais,
Pourtant il est avéré, Seigneur, que Vous étiez là où
je Vous cherchais.
Comme une recrue imbécile,
Imbécile, pas indocile,
262 POÈTES CONTEMPORAINS
Qui né sait pas reconnaître les grades
Je ne Vous ai pas su rendre les honneurs,
Mais n'ai-je pas sans hésitation ni murmure
accompli les corvées les plus viles ?
A cause de l'abrutissement qui rend moins lourdes
ces corvées,
A cause du sommeil qui suit où l'on rêve à peu près
comme le cheval peut rêver,
A cause de ma misère, j'ai méconnu Votre splendeur
Mais n'ai-je pas répondu à tous les appels le premier
devant tous les camarades ?
Et me voilà-t-il pas, le ceinturon de douleur aux reins
Dans l'attente de l'AngeDont la trompette éclaboussera de Votre lumière notre
fange
Quand elle sonnera, Seigneur, Votre Refrain?
(Carreaux.)
CHANT DE MORT DU PAYSAN CASQUÉ
Quand il chantait à la chambrée
Son chant faisait trembler les vitres grisesSa chanson refaisait un être bondissant
D'une carcasse déchirée, saisissant le dormeur sans
rompre son reposComme on voit des trompettes qui lui glacent le sangJetant leurs ordres par surpriseAu verger de pierres du quartier.Sa chanson c'était l'herbe accordée au troupeauPerdu sur un glacierC'était toutes peines remisesC'était la rémission
Dans une permission
Auprès de la promise
ANDRÉ SALM0N 263
Et la Face apparue au coeur de vos cuirassesCuirassiers
Immobiles chargeant le temps hors de l'espaceQuand il chantait à faire trembler les vieilles vitres
grisesD'un coup lavées, rendues au paysage,Petits miroirs cassés où les soldats venus de dix
provincesPouvaient rêver roidis ou frémissants
Tous les pays et tous les paysansDont serait princeLe gai chanteur feignant encore la connaissance
Et l'agréable usageD'un parfait instrument
Lorsque, les yeux fermés, ses doigts agilesBouchaient les trous de sa patience.
Il est tombé le premier jourL'enchanteur bénévole et le soldat docile
D'une foulée auguste abaissant la frontière
D'un seul élan, d'un bond d'amour
Par-dessus la panique étrangèreDans un fracas et des marées
De râles et d'adieux et de trompettes et dans des flores
De poudre et de fumée
De piteuses chairs vives encore.
Par tous ses crins tendu comme une cloche
Bourdon au centre du désastre
Son casque balayé se rompit comme un astre
Sa cuirasse s'ouvrit comme s'ouvre un autel.
Sur sa poitrine rouge et lourde et soulevée ainsi qu'uneautre cloche
Sur son coeur bleu et noir battant encore et tel
Que la musique même
Du premier songe humain et du premier poème
264 POÈTES CONTEMPORAINS
Lourd cavalier faraud, beau cuirassier coquet
La mort te l'a pincé ton nez de perroquet !
Parmi tous ces héros qui ne s'en doutaient guère
Fiers garçons écrasés du secret dé la guerre
Il est tombé avec son Chant
La nuit s'ouvrant à la défaite
II est tombé sans reconnaître
Aux éclats de miroir de ce soleil couchant
Le vrai visage d'un prophèteIl a sombré de tout son être
Dans un raz de fumées
D'ordres usés, d'espoirs perdus, de vieilles gloiresrédimées
De chevaleries poussées tout au rebours des âges
D'antiques honneurs enfouis dans ce carnageDans des fanfares de flamme et de métaux incandescents
Saint Georges ! Orphée ! O Paj^san !
Lorsqu'aux lèvres pâlies de l'esCadron fourbu
Charge de sphinx armés traînant des pyramides,Purifié, lavé des bavures de l'espritRecevant de la mort ce que la vie avait flétri
Offert enfin à l'avenir candide
Naquit vraiment le Chant interrompu.
(Charbons. --~Inédit en librairie.)
CHARLES D0RN1ER
né à Liesle (Doubs) en 1873.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Chaîne du Rêve (Société de Librairie et d'Imprimerie, Paris,igo5). — L'Ombre de l'Homme (id., 1908). — Notre Pain quoti-dien (Figuière, Paris,, igi3).
-~ Les Sillons de gloire (La Pensée
française, Paris, 1920). — Feux et chants dans la nuit(Jouve,Paris, 1922). .-~ Le Mur de lumière (Éditions de la Revue des
Poètes, Paris, 1928).
L'AUBE SANGLANTE
C'est un noir pays plat foré de puits, qui fume
Par ses lourds hauts fourneaux, par ses larges corons,Ses trains dont les sifflets vrillent de trous la brume
Et cassent le ciel bas que l'air houilleux corrompt.
Les murs d'usine seuls font l'ombre dans la plaine.Rien ne se reflète au flot huileux des canaux,Et les sombres mineurs que descendent les bennes
Pour astres n'ont jamais connu que les fanaux.
Leurs yeux à peine ont vu dans un brouillard l'aurore,Feu de forge rougir le mur de l'horizon.
L'herbe au poil hérissé, noir, où ne vient éclore
Nulle fleur, meurt au sol, sous un ciel sans saison.
Aveugles, sous la terre, au fond des galeries,Par les fissures du roc où fuit le filon,
Ils plongent, rampent, nus, saignant,les chairs meurtries,
Cyclopes éternels, la lampe rouge au front.
Seul l'écho mat que fait dans l'air rare la pioche
Comme un tic-tac d'horloge au loin coupe la nuit,
Et le labeur plus long se compte sous la roche
Par l'eau qui tombe goutte à goutte au fond du puits.
Ah! le travail là-haut souriant et superbe
Sous le baiser puissant et libre du soleil,
Et l'amoncellement croulant du blé par gerbes
Sous le paisible effort des bras nus et vermeils !
268 POÈTES CONTEMPORAINS
Oh! la fraîcheur glissante et la courbe du fleuve
Offrant au ciel son grand miroir étincelant,
Qui reflète, ébloui, là beauté toujours neuve
De la rive immobile et de l'arbre tremblant!
Seul le grisou parfois réalise leur rêve,
Quand le sol s'ouvre au loin, profond comme les cieux-
Et sous la voûte, dans une vision brève,
La mort allume enfin un soleil dans leurs yeux.
IL'Ombre de l'Homme.)
LE ROSSIGNOL
Lorsque la nuit d'été rêveuse semble attendre
Une douce venue, et que d'un voile tendre
La lune fait trembler les arbres du jardin,
Quand la brise n'est plus qu'un long soupir, soudain,
Oppressé de désir, d'amour et de silence,
Le chant du rossignol comme un jet d'eau s'élance,
Frais bouquet retombant d'aveux et de sanglots,Fontaine musicale entraînant dans ses flots
Les frissons de l'aurore et de l'ombre nocturne,
Gouttes d'or que la nuit rassemble dans son urne,Fusée épanouie en sons, planant longtemps
'
En pétaleâ d'éclairs sous les cieux palpitants,Traits radieux jaillis d'un coeur saignant d'artiste,
Hymne à la fois si pur, si profond, et si triste,
Qu'on croit voir tout à coup dans le ciel de pâleurLes astres lentement couler comme des pleurs.
CHARLES DORNIER 269
L'OMBRE POSTHUME
En notre cher jardin où la main de l'amour
Aura cueilli pour nous tant de fleurs merveilleuses,Mon âme, ne crois pas que plus rien quelque jourNe subsiste pour nous de tant d'heures heureuses.
Mais pour ceux qui viendront respirer leurs parfums,Le coeur de flamme et d'or des roses carminées
Aura gardé un peu de nos soupirs défunts
Et le feu de nos deux tendresses inclinées.
Ce sont nos pas lointains qui guideront le leur
Sans qu'ils s'en doutent sur le sable des allées
Où, comme elles toujours droit et clair, le bonheur
Unissait nos regards, nos pas et nos pensées.
Penchés pour les aveux ils rediront le mot
Dont nous aurons gravé la brise comme un arbre,
Nos voix auront laissé le silence encor chaud,
Tel le soleil, la nuit, imprègne encore un marbre.
Tout, d'avoir tant porté notre rêve ébloui,
En gardera l'odeur et la forme superbe
Comme on voit se courber la branche dont le fruit
A cependant depuis longtemps roulé dans l'herbe
Et le soir, quand viendra quelque couple enlacé,
La lune se levant d'entre les rameaux sombres,
Dans le jardin, témoin de notre beau passé,
Mieux jointes, devant eux fera marcher nos ombres.
(Le Mur de lumière.)
270 POETES CONTEMPORAINS
LE JET D'EAU
Au jardin d'ombre et de silence,
Hors de la vasque, froid anneau,
D'un essor vain au ciel s'élance
La danse svelte d'un jet d'eau.
Et c'est tour à tour un lys frêle
Au calice d'argent vermeil
Qui s'effeuille et se renouvelle
Sans cesse, à lui-même pareil,
Une pâle et mince fusée
Qui monte et retombe sans fin,Une tige toujours brisée
Aux parois dures du bassin,
Une blanche et liquide aigrette,Un palmier de cristal pleuvant,Une gerbe toujours défaite
Qu'égrène en poussière le vent.
Une ombre passe, et cette écharpeN'est plus qu'un lourd voile endeuilléEt l'hymne clair de cette harpeN'est plus qu'un long sanglot mouillé.
Ardeur de vivre, élan suprême,Amour, foi, grand jaillissement,L'âme sans cesse en elle-même
Retombé invinciblement.
CHARLES DORNIER 271
Tel le jet d'eau, le plus beau rêveN'est qu'une vacillante fleur.Tout désir en regret s'achève,Et tout.chant, au fond, n'est qu'un pleur!
Mais qu'importe le vent qui briseLe lys ruisselant du jet d'eau,Si sa gloire un moment s'iriseAu soleil d'un éclat nouveau !
Si la courbe de sa volute
Epanouit sa gerbe d'or !
D'un vol au ciel, après la chute,Reste l'ivresse de l'essor.
Qu'importe la flèche qui blesse
Pourvu que le but soit atteint,Et tomber est une noblesse
Quand ce fut pour un haut destin.
Aimer, c'est sortir de soi-même,
Projeter son rêve un instant
En bouquet vers l'azur, et j'aimeMes pleurs, si mes pleurs sont un chant!
(Le Mur de lumière.)
MENS CREATRIX
Ignorant le secret ténébreux de ses voiles
L'insensible univers ne vit que par nos yeux
Qui seuls ont pu compter dans l'abîme des cieux
Les pas du temps qui veille aux feux morts des étoiles.
272" POETES CONTEMPORAINS
Quand nous sommes absents la Nature est muette.
Dans l'éclair de ses eaux lorsque nous croyons voir
La rive se doubler en un mouvant miroir,
C'est en nous que l'image éclot et se reflète.
Devant le vert décor alterné, mais pareil,Des printemps, des étés, projetant notre rêve,
Acteurs et spectateurs, c'est pour nous que se lève
Derrière son rideau de brumes le soleil.
C'est mon désir joyeux ou douloureux qui donne
Leurs voix aux vents, aux bois, à la fleur son parfumEt c'est toujours un peu de mon espoir défunt
Qui pleure en l'hallali saignant des soirs d'automne.
Sur cette scène vide aux menteuses splendeursSeul se déroule en sa majesté souveraine
Trouvant son seul écho dans quelque autre âme humaine
Le drame qui déchire ou délivre nos coeurs.
Les choses ont besoin de ma flamme pour naître,
Chaque fois l'univers meurt quand un homme meurt,Car en lui tout regard, tout geste est créateur.Son verbe à tout ce qu'il a nommé donne l'être.
L'homme possède en soi son ciel ou son enfer.La loi de la douleur est l'unique mystère,Et l'Amour, ce rayon d'éternité sur terre,Est le seul Paradis pour nous toujours ouvert.
(Inédit.)
CHARLES VILDRAG
né à Paris en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Poèmes (Édition du Beffroi, Paris.1906).— Images et Mirages(Édition de l'Abbaye, 1908).
— Livre d'amour (Figuière,rgio. —
Nouvelle Revue Française, ig23). '— Chants du désespéré (N, R.
F., 1920). ^—Prolongements (Éditions des Cahiers Libres, 1927).
18
LE GRAND OISEAU BLANC
Le grand oiseau blanc déploya des ailes
Qui étaient toutes pures, qui étaient toutes neuves,
Qui riaient au ciel comme des voiles neuves,Et qui bombaient aussi comme elles.
Avec sa vigueur, avec sa candeur,Il quitta son arbre et sa vallée
Pour le pays lointain des hauteurs.
Quand il arriva aux plaines de la vie,Le grand oiseau blanc, dans son bel élan,
Reçut bravement, violente et nourrie,La volée de pierres de la vie.
Il dévia un peu, il tomba un peu,Et les gens d'en bas
Virent du duvet tomber du ciel bas,Des plumes aussi, des plumes un peu...Mais le grand oiseau n'atterrit pas.
Mais le grand oiseau ne toucha pas terre,
Bien qu'il continuât de grêler sur lui
Le menu gravier des menues misères
De la vie.
Soudain, un aigu et violent caillou,
Trempé dans les noires boues d'en bas,
Atteignit une aile et la traversa
Et y fit un trou,Un trou rond et-rouge et noir dans cette aile
Qui était toute pure, qui était toute neuve.
Le grand oiseau blanc vola moins haut
Et il s'inclina comme un bateau
Qui à au côté une voie d'eau.
276 POÈTES CONTEMPORAINS
Or le trou grandit peu à peu dans l'aile,
Or une gangrène augmenta le mal,
Et l'air y sifflait à chaque coup d'aile
Comme dans les poitrines qui ont mal.
Et plus il allait,Plus s'élargissait la plaie,Et plus il approchait de terre.
Désespérément le grand oiseau
Battit bientôt l'air d'une aile ajouréeBattit bientôt l'air avec ses os,
Comme on donne en vain des coups dans l'eau
Avec une épée...
Il donna du bec dans la poussière...Mais le têtu reprit, par bonds infirmes,Avec sa vigueur, avec sa candeur,
Son voyage long vers les hauteurs...
Quand il quitta les plaines de la vie,
Le grand oiseau blanc traînait sur le sol
Une aile pourrie,
Et il bandait haut dans l'air du matin
Une aile gonflée de beaux destins,
Qui était toute pure, qui était toute neuve...
(Images et Mirages.)
SIL'ON GARDAIT...
Si l'on gardait, depuis des temps, des temps,Si l'on gardait, souples et odorants,Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,Crinières de nuit, toisons de safran,Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
CHARLES VILDRAÇ 277
Si on les gardait depuis bien longtemps,Noués bout à bout pour tisser les voiles
Qui vont sur la mer,Il y aurait tant et tant sur la mer,Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,Il y aurait tant de soyeuses voiles
Luisant au soleil, bombant sous le vent,
Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,
Que ces grands oiseaux sentiraient souvent
Se poser sur eux,Les baisers partis de tous ces cheveux,
Baisers qu'on sema sur tous ces cheveux,Et puis en allés parmi le grand vent...
Si l'on gardait, depuis des temps, des temps,Si l'on gardait, souples et odorants,Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
Si on les gardait depuis bien longtemps,Noués bout à bout pour tordre des cordes,
Afin d'attacher
A de gros anneaux tous les prisonniersEt qu'on leur permît de se promener
Au bout de leur corde,
Les liens de cheveux seraient longs, si longs,
Qu'en les déroulant du seuil des prisons,
Tous les prisonniers, tous les prisonniersPourraient s'en aller
Jusqu'à leur maison...
(Le Livre d'Amour.)
278 POÈTES CONTEMPORAINS
ÉLÉGIE A HENRI DOUCET
TUÉ LE II MARS igi5
(Fragment)
Le Peuple est vaste, obscur et incliné,
Incliné toujours,Sur le labeur et sur la pitance et sur les berceaux.
C'est une forêt drue, basse et puissante
Qui ramène au sol ses rameaux noueux
Où s'accumule une âme qui s'ignore.Mais le temps vient, ici et là,Le temps vient d'une branche élue
Qui ressurgit du noir humus
Et tout droit s'élève,Avec les efforts de qui sait l'effort,
Avec les vertus gardées dans la sève,
Et va délivrer, haut dans l'azur,Les rêves longtemps repliésDans les feuilles longtemps captives.
O Peuple, il sort ainsi de toi
Des fils aux yeux avides !
Des siècles d'humbles labeurs
Et d'amour minutieux
Ont amassé dans leur poitrine .Un chant qui déborde et s'élance.
Qui mieux qu'eux serait ton témoin,Beauté du Monde?
Quelle autre voix mieux que leur voix
CHARLES VILDRAC a79
Contient ton rire et ta colère,Le sanglot de ta vieille peine,Forêt si vieille et toujours verte,
Apre et chaude forêt des hommes?
Mon ami, c'est toi que j'évoque,Frêle ouvrier de quatorze ans
Si résolu, si appliqué,Henri Doucet de Châtellerault,Élève à l'école du soir.
Pour que tu aies été celui que tu devins,Coeur attentif, savoir, esprit sagace,Danse et chant, prière et soleil,Pour que tu aies été un peintre et un poète,Il n'avait pas suffi, pour toi de quinze années
D'allègre pauvreté, d'études têtues
Et d'efforts éblouis et lents à la conquête,A l'ascension de ton art et de toi-même;
Il n'avait pas suffi de toi devenant homme
Après avoir été un héroïque enfant.
Il avait aussi fallu,
Dans le passé, que des hommes
Avec des yeux comme les tiens,— Dix ou vingt hommes, qui sait,
Jalonnés au long des temps
Approchant de leur village
Après le travail d'un jour,
Soient pris d'un doux désespoirEn voyant une fumée
Défaillir sur un ciel d'or.
280 POETES CONTEMPORAINS
Il avait fallu peut-être ;
Qu'une enfant, étant assise
Au fond d'une impasse noire,
Immobile et engourdieA cause de son petit frère
Endormi sur ses genoux,
Qu'une enfant toute à son rêve
Ait vu de molles pelousesParées d'oiseaux et de roses,
De brebis et de jets d'eau.
Avant que tu aies pu chanter
La jouvence et les atours
De la rivière au printemps,Il avait aussi fallu
Que mainte laveuse,A genoux sur des roseaux,Usât dans l'eau ses mains rougesSans pouvoir être attentive
A rien d'autre qu'à sa tâche.
Pour accomplir une âme lumineuse entre toutes
Entre toutes plaisante,
Qui sait l'amour qu'il faut
Et les étapes dans la nuit
Et les victoires sur la mort?
Et qui sait quel trésor, comme un fruit uniqueMûrit depuis toujours en tout enfant qui passe?.
Qu'importe ce trésor, ô mon ami,Aux trafiquants du monde!
Leurs enjeux, leurs valeurs se nomment
CHARLES VILDRAC 28I
Patrie, population, territoire, effectifs,
Main-d'oeuvre, marchandise ;Toutes choses qu'on divise
Ou qu'on additionne.
Qu'importe l'arbre patient
Équilibrant ses branches
Et qu'importe son attitude
Comme une pensée à lui seul,Ah! qu'importe l'arbre et son rêve
A celui qui n'aime pas l'arbre!
A celui qui dit : Mes forêts,Mon patrimoine, mon domaine
Et qui, ne s'informant que de l'âge et du nombre,Ordonne à distance des coupes !
Qu'importe aux ravageurs du monde
Qu'importe un homme, chaque homme*O mon frère qu'ils ont tué !
Ils nous ont pris, toi, moi, nous tous,
Hommes parqués, matériel humain,
Comme on prendrait la menue paillePour nourrir un feu,
Prodiguant les poignées après les poignées ;
Et tant mieux pour ce qui a puEntre leurs doigts glisser et fuir
Et tant mieux pour ce que le vent
Dans son jeu brusque a pu sauver.
Mais toi!
Mais toi, happé par l'incendie,
Tendre ami, je ne sais pas même
A quel creux du sol calciné
A quel point du désert de cendre
Gît ta cendre frêle.(Chants du Désespéré.)
282 POETES CONTEMPORAINS
MON ENNEMI EST MORT
On me dit qu'il est mort.
Depuis longtemps nous étions ennemis.
Il m'avait fait une blessure
Qui était grave hier encore
Et ne sera plus désormais
Qu'un souvenir sans force.
Je n'allais plus dans les maisons
Où nous pouvions nous rencontrer.
Si je l'apercevais de loin
Je traversais la rue
Et lorsque je parlais de lui
Ma voix tremblait un peu.
On me dit qu'il est mort et je suis triste.
Tes fruits les plus amers, ô vie,
Sont quand même tes fruits!
Et puis les jeux du vent peuvent bien, çà et ià,Faire se heurter, se blesser l'un l'autre
Dans le" peuple des blés deux épis voisins :
En sont-ils pas moins le froment
De la même année?
Sont-ils pas mêlés
Dans la même unique aventure,Recevant mêmes soins, souffrant mêmes rigueurs?Chacun d'eux n'est-il pas la coutume de l'autreEt sa limite et son histoire?
(Inédit en librairie.)
ABEL BONNARD
né à Poitiers (Vienne) en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Familiers (Société Française d'Imprimerie et de Librairie,Paris, 1906. — Arthème Fayard, réédition). — Les Royautés
(Fasquelle, Paris, 1908).— Les Histoires (Fasquelle, igi2).
LE SCARABÉE
Je suis celui qui vit enfoui dans les fleurs,Comme dans un sépulcre exquis, quand les chaleurs
Surchargent le jardin de leurs masses brutales,Et j'y reçois le ciel sous un toit de pétales.J'ai l'air, lorsque mon dos vert à peine ressort,D'un avare qui s'est caché dans son trésor.
J'y suis comme un ermite est dans son ermitage.Sans me distraire, ayant ma corolle en partage,Pensif, je vis en elle absorbé; loin des yeux
J'approfondis l'immense été minutieux.
Je m'enfonce toujours un peu plus; j'ai des ailes;Je pourrais m'envoler en craquant d'étincelles,
Mais, au cloître vermeil que j'ai voulu choisir,J'habite et je médite et serre mon plaisir,Et retiré, laissant le tourbillon des choses,
J'y reste, et je renonce au monde, ayant les roses.
(Les Familiers.)
L'OISIVETE
C'est l'art le plus savant de rester sans rien faire ;
Dans le jardin, laissant bourdonner la rumeur,
Remettant dans l'oubli tout ce que je diffère,
Je veux, les yeux mi-clos, rêver comme un fumeur.
Comme un tiède fumeur que sa fumée encense
D'un regard indolent voit le monde au travers,
Je veux dans mon repos savourer ma puissance
Et donner mon loisir pour centre à l'univers.
386 POÈTES CONTEMPORAINS
Ma propre inaction m'embaume et me caresse
Et là-haut — c'est sur eux que mon oeil se complaît
Les nuages, qui sont les dieux de la paresse,M'enchantent pleinement de leur geste incomplet.
J'abandonne mon âme aux parfums invisibles;
D'autres s'épuiseront pour un travail commun
Mais, soulevant en moi vingt poèmes possibles,Je veux jouir de tous sans peiner sur aucun.
Je laisse mon esprit, qu'à peine j'influence,
Serpenter et mêler mille songes adroits
Et, jaloux d'en saisir la teinte et la nuance,Je veux vraiment tenir mon temps entre mes doigts.
Comme un homme habillé de blanc devient timide,
Tant il craint de tacher ses vêtements trop beaux,Et reste prisonnier de sa pudeur splendide,Je n'ose pas bouger, drapé dans mon repos.
Je suis inoccupé comme un prince d'Asie.
Je siège, intact et pur, sous le grand dais du ciel
Et mon oisiveté rare, exquise, choisie,Je veux la composer comme se fait le miel.
Engourdi, remuant du doigt les marguerites,Aspirant une odeur qui flotte, avec langueur,Dans mon désoeuvrement, comme cinq favoritesJe laisse mes cinq sens danser devant mon coeur.
Mon ami, qui prétend que l'on doit être utile,Écrit, toujours penché sur un labeur nouveau;Mon âme pour moi seul s'élance et se distille :Il sera la fontaine et je suis le jet d'eau.
ABEL BONNARD 287
Qu'un esclave réclame une besogne et gronde
Lorsque dans le travail il n'est pas englouti;Moi, quand je ne fais rien, je règne sur le monde;Un sceptre est dans mes mains et non pas un outil.
Dans les jarres de terre on met l'huile limpide,Le vin, qu'elles devront tenir dans le cellier;
Seul, un vase parfait a le droit d'être vide;Il se suffit : l'emplir c'est le mésallier.
Un rustre, sans pouvoir rester tranquille à l'ombre,
Pour se prouver qu'il vit entasse les travaux,Et prend beaucoup de mal dans son champ qu'il encombre ;
Moi, sans rien accomplir, je sais ce que je vaux.
C'est pour mieux m'écouter que j'ai voulu me taire;Je veux me respirer; tandis que la lueur
Tient l'homme et le bétail écrasés sur la terre,
Je trouve délicat de rester sans sueur.
Tout se fatigue assez pour que je me repose ;
L'arbre ploie et midi là-bas s'attache au blé;
L'eau fuit; un merle court; un bourdon d'une rosé
Sort et passe à grand bruit comme un ronfleur ailé;
L'air charrie une abeille et la place dans l'herbe ;
L'esprit enveloppé comme d'un treillis d'or,
Je suis, sous la chaleur, riche, inactif, superbe;Et mon ombre à mes pieds a l'air d'un chien qui dort.
(Les Royautés. )
288 POETES CONTEMPORAINS
LE RETOUR
I
Aujourd'hui dans le grand sourire
De ces eaux que nous divisons,
Ce n'est plus, autour du navire,La mer insensible aux saisons.
Tout l'automne a coulé sur elle,Il calme, il endort ses ressacs,
Et, sur son immensité frêle,Il agrandit l'âme des lacs.
Elle rend les courses faciles,Elle ne livre plus d'assauts
Et sépare à peine les îles,Et s'oppose à peine aux vaisseaux.
Au loin, un clocher qui balance
Ses cloches, non sans quelque ennui,Ne dépose dans ce silence
Que de faibles graines de bruit.
Dans cette suave mollesse
Où ;tout à céder se complaît,On dirait-qu'une maison laisse
Tomber son poids dans son reflet.
On voit quelques feux de fougèresEt leur fumée en s'allongeant,N'a pas des lignes plus légèresQue celles des coteaux d'argent.
AREL B0NNARD 289
Tandis qu'un sentier s'insinue
Et se glisse entre les torrents,Cette fumée erre, ténue,
Jusqu'à des buts indifférents.
Et l'on dirait que, pour nos doutes,Dans son incertaine largeur,Le paysage offre deux routes,L'une au marcheur, l'autre au songeur,
Et celui qui suit, sans paresse,Le sentier, du sol au sommet,Avant que le soir apparaisse,Atteindra ce qu'il se promet,
Un gîte, une chambre fermée*
Agréable à son coeur prudent, .
Mais celui qui suit la fumée
Trouve le monde, en se perdant.
Là-haut, un nuage insulaire
Est si beau, si matériel,
Qu'il semble, dans l'air qui s'éclaire,
Descendre du rêve au réel. »
Là-bas, une île aux doux feuillages
Semble, dans le ciel sans ardeur,
Pour monter parmi les nuages,
Se décharger de sa lourdeur.
Sans que sa lumière importune,
Le soleil, rose et faible, luit,
Si tendre que, ce soir, la lune
Ne le sera pas plus que lui.19
290 POETES CONTEMPORAINS
Peut-être même, en ces échanges,'
Comme à présent, sur le flot plat,Il lui prend ses rayons étranges,Elle lui prendra son éclat.
Car, en cette saison divine,
Où l'on voit la brume étouffer
Un soleil qu'à peine on devine,
On voit la lune triompher.
Ce sont bien là les doubles charmes
De ce temps entre tous aimé,
Qu'il nous montre une lune en armes
Après un soleil désarmé,
Et tu saisis, Astre du Rêve,Dans un ciel d'argent tout jonché,Le sceptre qu'en ces jours de trêve
L'Astre de la Vie a lâché.
II
Par ces temps de chastes délices,Où les églises et les tours
Se dressent au bord des flots lisses,Les voyages sont des retours.
Le navire échappe aux étoiles,A l'ivresse des horizons,
Et, partout, la blancheur des voiles
Revient vers celle des maisons.
Les pavillons pendent aux hampes;Par ces jours jaunes et sereins,La faible influence des lampes .
Arrive enfin jusqu'aux marins,
ABEL BONNARD 2gl
Et tous, sur l'opulente moire,Admirent ces calmes nouveaux
Qui les rendent à leur mémoire,En les ôtant à leurs travaux.
Dans un golfe aux pompeuses lignes,Où, le long du feston des eaux,Court partout le feston des vignes,Une ville attend les vaisseaux,
Mais le golfe où l'homme s'arrête,Où tous, même les plus ingrats,
Abdiquent leur humeur distraite,C'est un coeur au fond de deux bras.
Quel est ce charme de l'automne,
Quel est ce pouvoir intestin,
Qui me fait, sans que je m'étonne,
Accepter d'avoir un destin?
Dans la douceur où je chancelle,
Quelle est cette invisible main
Qui, de mon âme universelle,
Me ramène à mon coeur humain ?
Comme un soldat quand il hésite,
Et qu'il se détourne en rêvant,
J'entends encore, au fond d'un site,
Sonner les fanfares du vent.
Mais, traître à l'ancienne joie,
Par ce vague et calme archipel,Je reviens, sur ces flots de soie,
Sans répondre au lointain appel.
POETES CONTEMPORAINS
O toi qui maintenant m'attires,
Lorsque, suivant mes yeux ravis,
J'allais, plus fou que les navires,
Avais-je oublié que tu vis?
Trempé par l'écume irisée,
Quand je buvais un vent amer,
Comment t'avais-je méprisée,Perle qui vaut plus que la mer?
Pourtant, moi que toutes les gênes
Révoltaient, je n'ignore pas
Qu'aujourd'hui je reprends mes chaînes,
Lorsque je repense à tes bras ;
Mais, ces monts que le jour décore,Cet espace au loin répandu,Si je m'y sentais libre encore,Je croirais m'y sentir perdu.
O moment d'étrang© défaite ;-
Où l'oiseau, qui se croyait sûr,Vacillant dans l'immense fête,Préfère son nid à l'azur!
Où, parmi les traits que disperseEt darde sur nous le désir,Nous sentons soudain, qui nous perce,La flèche d'un seul souvenir !
Tout est dit, je reviens, je cède,J'aime à me sentir oMigé,J'obéis à ce qui m'obsède
Et, pourtant, je n'ai pas changé.
ABEL BONNARD 290
Je n'ai pas changé, mais, avide
Comme avant, aussi curieux,Je veux une ivresse moins vide,Des départs plus mystérieux.
Lassé de la naïve orgieOù je me mêlais aux saisons,Pour rendre ma vie élargie,Je mets en toi mes horizons.
Des pays, des pentes fleuries,Des ciels par les lacs copiés,Font de moins profondes féeries
Qu'un grand feu qui meurt à tes pieds.
Ces clartés qu'on voit dans les terres,
Signaux d'un lointain paradis,Ce sont tes gestes, tes mystères,Ce sont tes mots à peine dits.
Quand, sur les pays de ton âme,
S'ouvre un silence transparent,
Dis-moi, sur les plaines sans flamme,
Le crépuscule est^il plus grand?
Que vaut-il mieux, de voir les îles
Charger tout le bas d'un ciel frais,
Ou, dans des bonheurs moins faciles,
D'apercevoir tes beaux secrets?
Quand j'allais par des routes neuves,
Loin de tous les séjours grossiers,
J'ai senti le baiser des fleuves
M'apporter l'orgueil des glaciers.
294 POETES CONTEMPORAINS
Mais quand tu parles, incertaine,
Dans une ombre où je t'entrevois,
Qui sait quelle fierté lointaine
Fond dans la douceur de ta voix?
Lorsque, sur le calmé de l'onde,
Glisse un solitaire vaisseau,
Il arrive parfois qu'un monde
S'annonce à lui par un oiseau.
Dans l'extase où je me retire,
Dans cette ineffable langueur,Tu m'annonces par un sourire
Un des royaumes de ton coeur.
III
Adieu, banales découvertes,
Ports bruyants, rives aux beaux noms,
Vous aussi, villes trop ouvertes,
Route où j'avais des compagnons,
Auberges où, quand, sous les treilles,Je goûtais un plaisir divin,
D'autres, à des tables pareilles,Buvaient aussi du même A'in!
O Victorieuse des choses,
Être qui, sincère, obtenu,
Gardes, dans tes richesses closes,De quoi demeurer inconnu,
C'est à toi seule que j'aspire,Et toi, pour un bonheur majeur,Livre-toi donc; mon cher Empire,A ton unique Voyageur!
(Inédit en librairie.)
MAURICE LEVAILLANT
né à Crépy-en-Valois (Oise) en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Le Miroir d'étain (Pion, Paris, 1906). — Le Temple intérieur
(Bernard Grasset, Paris, 1910). — Les Pierres saintes (Dorbon,
igi3). — Des Vers d'amour (Garnier, ig2i).— La Porte d'azur
(Champion 1925).
L'AUBE INQUIÈTE
Inquiète, furtive et pudique, sans bruit,L'aube blonde a baisé les lèvres de la nuit,
Et, balancée aux bras de l'ombre familière,Dénoue en frissonnant ses cheveux de lumière.
Un pan de sa tunique ondule aux bords du ciel ;Son sourire est limpide et pâle comme un miel ;En bas, sur les gazons et les branches fragiles,Le vent semble un danseur aux mille pieds agiles
Qui, flexible, bondit, à la brume enlacé;
Chaque tige est plus droite après qu'il a passé,
Et, pareille à la fleur lourde de pleurs nocturnes,
Chaque âme s'entrebâille aux espoirs taciturnes.
Le soleil est encore absent, et le danger ;
Le fluide matin laisse dans l'air légerCouler sa grâce heureuse et sa fraîcheur d'eau vive.
L'agneau pur du désir descend boire à sa rive ;
Le chaste oiseau d'amour chante au bois écarté ;
Et tu verses, dans ta virginale clarté,
L'illusion à nos prunelles étonnées,
Aube, fronton d'azur au temple des journées.
(Le Temple intérieur.)
CHANT DE MAI
J'ai prié le printemps de refermer ses roses
Et de dire au soleil qu'il garde ses rayons :
Nous n'avons pas besoin de leurs apothéoses
Puisque nous nous aimons et que nous sourions
J'ai prié le printemps de refermer ses roses.
298 POÈTES CONTEMPORAINS
A quoi bon, cette année, errer par les chemins ?
Ne perdons pas de temps pour les fleurs des venelles;
Cueillons notre bonheur plutôt que les jasmins ;
Nous n'avons pas fini d'explorer nos prunelles :
A quoi bon, cette année, errer par les chemins ?
Plus que le renouveau notre joie est vivace :
Nous suivrons les sentiers furtifs de nos émois,
Et nous égarerons notre tendresse lasse
Au fond de notre extase ainsi qu'au fond d'un bois :
Plus que le renouveau notre joie est vivace.
Nous sommes les seigneurs de nos félicités :
Chaque jour nous faisons en nous des découvertes.
Qu'importent les printemps? Qu'importent les étés,Les cieux plus éblouis où les herbes plus vertes ?
Nous sommes les seigneurs de nos félicités.
Nos yeux en le mirant créent la splendeur du monde;L'orbe de nos regards circonscrit l'horizon ;
L'espace n'est immense et l'aurore n'est blonde
Qu'autant que nous prêtons notre âme à la saison ;Nos yeux en le mirant créent la splendeur du monde.
La nature servile est devant nos genoux :
Les vents, les flots, les prés nous font leur symphonie ;Nous vivons plus en eux qu'ils ne vivent en nous :
L'univers sent par nous sa beauté rajeunie;La nature servile est devant nos genoux.
Nous planons au-dessus des choses qui finissent :L'éternel avenir germe au fond de nos seins ;Loin des illusions que les jours vains ternissentNous avons élevé l'orgueil de nos desseins :
Nous planons au-dessus des choses qui finissent.
MAURICE LEVAILLANT 299
C'est en nous, désormais, qu'habite le printemps :
Nos coeurs sont des soleils plus radieux que l'autre ;Nous défions l'oubli, la douleur et le temps ;
Et, puisque nul amour n'est plus fort que le nôtre,C'est nous, ô mon amour, qui faisons le printemps.
(Le Temple intérieur.)
VOEUX
Je rêve de baisers sans lèvres,D'amours sans désirs ni regrets,D'étreintes chastes et sans fièvres
Où l'âme à l'âme s'unirait.
Je rêve de caresses frêles
Entre les feux purs des regards :
Je rêve surtout d'ailes, d'ailes
Toujours prêtes pour des départs.
Mais ni mes rêves, ni les vôtres,
Ne changent rien à notre coeur;
Et nous gardons cette rancoeur
De nous aimer comme les autres.
Je voudrais que tu fusses triste
Quelquefois,Et qu'un long silence persiste
Sous ta voix ;
Que d'un doigt discret, tu caresses
Sans frôler,
Et que mes rêves, tu les laisses
S'envoler ;
3ûO POÈTES CONTEMPORAINS
Que tu m'aimes comme je t'aime,
Simplement,Et que nous ne fassions pas même
De serment.
(Le Temple intérieur.)
SIMPLE BONHEUR HUxMAIN...
Simple bonheur humain qui luis dans un sourire,
Qui tiens dans un regard d'un regard caressé,
Dans quelques mots qu'ensemble on songe sans les dire,
Dans une lèvre offerte ou dans un front baissé ;
Humble félicité sans risque et sans ivresse,Faite de confiance et de sécurité;
Instants harmonieux qu'aucun désir ne presse,
Qu'aucun regret n'attarde en leur cours limité;
Labeurs quotidiens, muettes habitudes;Pas égaux et discrets sur le même chemin ;Jours penchés l'un vers l'autre en leurs sollicitudes,Comme des amis sûrs qui se tiennent la main ;
Fleurs dont nul âpre vent ne sèche les pétales;Fruits mollement pendus aux branches des vergers ;Aubes d'or; midi frais; ombres occidentalesDébordantes d'échos et de frissons légers;
Amicale douceur des livres sous la lampe,L'hiver; rêves profonds, plus chers que des trésors,Q.u'on fait à deux, le soir, en se baisant la tempe;Rires purs des enfants au fond des corridors;
MAURICE LEVAILLANT OOI
Accords si merveilleux, dans les calmes demeures,Des jours clairs et des nuits, des soirs et des matins,
Qu'il semble qu'on entende aux doigts fervents des heures
Tourner les lents fuseaux artisans des Destins;
C'est à cause de vous que les héros antiques
Soupiraient sur les flots vers les champs paternels,
Que les sages, distraits, songeaient sous leurs portiques,Et que les dieux déçus pleuraient d'être immortels!...
Prenez-moi! Gardez-moi! Rivez-moi sur vos chaînes !
Je vous livre mes jours pour que vous les orniez;
Soyez mes voluptés lointaines et prochaines;
Qui ne me trahirait si vous m'abandonniez?
Faites que je préfère aux amours comme aux gloiresDont ma tendre jeunesse a trop senti l'attrait,
Et même aux astres d'or des plus hautes victoires,
Votre rayonnement taciturne et secret!...
(Des vers d'amour...)
_ ÉVASIONS
IHommelibre...BAUDELAIRE.
Homme captif des mots, desmurs, deslois, des hommes.
Et des obscurs labeurs et des regrets obscurs ;
Sectateur d'âpres dieux qu'en gémissant tu nommes;
Chercheur infructueux d'étoiles et d'azurs,
Lève-toi !.... Pour un temps, du moins, brise tes chaînes ;
Marche vers les vieux caps du monde occidental
Et, l'oreille fermée aux tendresses humaines,
Va te régénérer dans un amour brutal :
3o2 POETES CONTEMPORAINS
La mer t'attend, la mer à la face éternelle,
Pareille à ton désir par son immensité,
La mer libre où germa la vie originelle
Et sur qui le frisson du chaos est resté.
Livre-toi sans contrainte à ses fauves délires :
Aspire-à pleins poumons, aspire à pleine chair
Ses rayons, ses embruns, ses courroux ou ses rires;
Et baise dans le vent les lèvres de la mer.
II
Caresses du soleil, de l'onde et de la brise
Qui liez sur mon corps vos mobiles réseaux;
Air fluide et léger dont chaque haleine grise;
Vagues refrains épars aux harpes des roseaux ;
Lac de turquoise, d'améthyste et d'émeraude,
Humide ciel resté dans la coupe des monts,
Où, lorsque midi pèse, on sent un dieu qui rôde,
Un dieu qui nous sourit, le soir, quand nous ramons ;
Souffles qui dévalez des pures altitudes ;Clarines des troupeaux lointains, cris des rameurs,
Échos lents où frémit la voix des solitudes,Silence frais des nuits, soupirs, frissons, rumeurs,
Entrez par tous mes sens dans mon âme asservie !
Délivrez-la du songe amer qui l'égarait,Et de cette rancoeur qu'au milieu de la vie
On sent à comparer l'espérance au regret !
En moi, comme un enfant las, qu'un refrain fait taire,Endormez le désir inconstant et cruel ;Et que je ne sois plus, dans l'immense mystère,Qu'un atome animé du délire éternel!
(Inédit en librairie.)
ANDRE DELAGOUR
né à Rodez (Averron), en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Proeludia, poèmes (Éditions de la Société des Poètes français,1906). — Les Oasis (Pion, Paris, 1907).—LeDonde Soi (éd. 190g).Le Rayonnement (Édit. du Temps Présent, 1910). — L'An-
goisse (id., igi3).:— La Victoire de l'Homme (id., 1922). — Le
Voyage à l'Étoile (Édition de la Revue des Poètes, Librairie
Perrin, Paris, 1928).— Les Saisons et les Jours (éd. ig38)
L'ANGÉLUS DU SOIR
L'air de ce soir est bleu comme un ruisseau d'eau pure;Il frémit, en glissant sur les parois du ciel,Et l'horizon rustique et net qu'il transfigurePrend l'étrange couleur d'un décor irréel.
Au milieu de ce bleu fluide comme l'onde,Droit dans la plaine où sont accroupis des hameaux,Le clocher qu'une paix mystérieuse inonde
Semble un grand nénuphar qui veut sortir des eaux.
Le long des chemins creux noyés de crépusculeEntre des peupliers et des arbustes flous,Des files de brebis avec lenteur ondulent,En faisant sangloter des cloches à leurs cous.
Un char d'herbes s'avance et grince sur la route,Au pas lourd de ses boeufs meuglant vers l'abreuvoir;
Et, sur le seuil de sa porte, la vierge écoute
Soupirer dans son coeur la tristesse du soir.
La fumée, en montant languissàmment des chaumes,
Est blanche dans l'azur qui brunit peu à peu;Et c'est comme un essor d'anges ou de fantômes
Que le jour expirant fait s'envoler à Dieu.
Tout à coup, du clocher, il tombe sur la plaine,Comme les gouttes d'or d'un astre sur l'étang,Les trois tintements clairs de la cloche lointaine
Qui sonne l'Angélus et qui prie en tintant.
Cette oraison du bronze a fait frémir l'espace...Le bouvier s'interrompt de chanter en patois;
Le vent tombe; et, devant le mystère qui passe,
Les pigeons n'osent plus roucouler sur les toits.
20
3o6 POÈTES CONTEMPORAINS
Près du puits dont les seaux font crier la poulie
Une vieille à bonnet se signe avec ferveur;
Et, sentant aussitôt sa journée ennoblie,
Fait à la paix du soir l'offrande de son coeur.
Un grand recueillement soudain immobilise
Les hameaux dispersés sous la brume des champs ;
On croirait, dans l'air bleu, qu'ils voguent vers l'église
Du mouvement léger qu'ont les voiliers penchants.
Comme un mystique oiseau, l'Angélus se balance
Et gagne l'horizon où dort un bois obscur :
Puis, quand les derniers sons meurent dans le silence,
Une étoile, en tremblant, apparaît sur l'azur.
LA BIENVENUE A LA NUIT
Laissons venir à nous la nuit pure et subtile;
Elle n'a tout son charme et toute sa douceur
Que pour ceux dont le jour eut sa douleur utile.
Vois; elle entre chez nous comme une grande soeur
Et porte dans les plis mouvants de sa tuniqueLe souvenir des lys et du zéphyr berceur.
Évoquant les beautés d'une reine punique,Ses cheveux et ses yeux bleuis du même fard,Pour nos regards fiévreux ont un prestige unique.
Du fond d'un horizon qu'elle a rendu blafard,Dans son voile éployé, lente et longue, elle arriveAvec la sobre ardeur d'un bonheur qui vient tard.
Elle inonde nos fronts d'une fraîcheur d'eau viveRien qu'à les effleurer de l'invisible main
Dont la tendre caresse est comme elle furtive.
ANDRE DELACOTJR 00}
Élargissant autour de nous jusqu'à demain
Le silence au milieu duquel notre penséeS'élève comme un marbre au milieu d'un bassin,
Elle veut que, par les chagrins du jour chassée,Sa bienfaisante paix nous tombe sur le coeur,Comme sur la pâleur du marbre la rosée.
Puis, dans ce grand silence, elle éveille le choeur
Que chantent à mi-voix les nymphes bocagèresDans le dolent feuillage et dans le vent moqueur.
Des aveux puérils et des plaintes légères,Un frisselis d'amour sorti des peupliers,Le dense accent d'un hymne agitant les fougères,
Concert qui se parfume aux fleurs des espaliers,Prière de l'été vers Dieu qui le fit naître,
Animent longuement les jardins à nos pieds.
C'est leur mystérieux émoi qui nous pénètre,C'est son plus consolant poème que la nuit
Dédie à nos douleurs rêvant à la fenêtre.
Si nous n'avions peiné tout le jour dans le bruit,
Nos coeurs n'entendraient pas le sens de ce silence
Où, seules, la fleur parle et la feuille bruit.
Si nous n'avions subi la morne violence
Du destin qui barrait notre espace d'un mur,
Ces astres seraient-ils les yeux de l'espérance?
Le fruit le plus tardif est aussi le plus mûr
Et sa fraîcheur est due à la soif de nos fièvres,
Quand, après le jour vide, il choit du sombre azur.
3o8 POÈTES CONTEMPORAINS
Il faut avoir grimpé le dur chemin des chèvres
Et s'être ensanglanté les pieds sur dés cailloux
Pour en goûter, le soir, la saveur sur ses lèvres.
Si la Nuit odorante incline ainsi vers nous
Un sublime visage estompé par ses voiles,
C'est pour que nous trouvions gonflé d'un suc plus doux
Ce fruit cueilli par elle au verger des étoiles.
(Le Voyage à l'Etoile.)
PRINTEMPS DANS LA RUE
Comme ce ciel est beau qui roule son azur
En fleuve au-dessus de la rue,
Si beau qu'on croit, sur son flot pur,Voir la barque du Christ dans sa gloire apparue!
En face, un marronnier qui surplombe un toit grisSemble brasiller dans l'aurore.
Comme un arbre prend donc d'importance à Paris
Parmi de vieux murs qu'il décore!
Celui-ci flambe dans les feux de l'Orient,
Vibre et crépite sur la pierre,. Puis, un à un, laisse, en riant,
Ses bourgeons éclater dans un flot de lumière.
Des cris d'enfants fondus avec des chants d'oiseaux
Ont des notes si cristallines,
Qu'ils évoquent le bruit presque froid des ruisseaux
Qui dégringolent des collines.
ANDRE DELACOBU 809
Cette fraîcheur des sons dans la fraîcheur de l'airEt ces fluidités soudaines
D'eau courante sur notre chair
Nous font, partout, chercher dans le ciel des fontaines.
Tous ces gens qui s'en vont, ce matin comme hier,A leur même besogne obscure,
Ont le pas plus dansant et le regard plus fier
De ceux qui tentent l'aventure.
Pour qu'un terne décor qu'ils ne savaient pas voir
S'épure et se métamorphose,Il a suffi que, du trottoir,
Ils relèvent leurs 3'eux vers ce ciel d'un bleu-rose,
Et tendent, comme un vase, aux fontaines du jourLeur âme altérée et ravie, ........
Pour qu'y tombent à flots l'espérance et l'amour -
Qui sont les sources de la vie. —
VENDANGES
Midi! Le soleil frappe en implacable archer
Le coteau dont la terre est partout craquelée.Les figuiers bordent d'ombre étroite la vallée
Où tous les vendangeurs sont venus la chercher.
L'atmosphère grésille au-dessus de leurs groupes
Que la guêpe et l'abeille agacent dans leur vol;
Les vêtements terreux ont la couleur du sol
Qui semble bosselé de ventres et de croupes.
Seul éveillé, d'un pas lourd et mal assoupli,
Le maître vigneron inspecte encor sa vigneEt — contre la clôture où leur file s'aligne
—
Ses chariots trapus que le raisin emplit.
3io POÈTES CONTEMPORAINS
Sous la chaleur qui la dilate et l'exaspère,
Il en monte une odeur qui vous porte au cerveau ;
On dirait la nature ivre de vin nouveau
Et son effluve épars dans l'ardente atmosphère.
L'ivresse qu'il exhale a gagné l'horizon;
L'espace la respire et l'azur en frissonne;
Et, le long de la route où n'apparaît personne,Bouleaux et peupliers vacillent sans raison.
Le sein d'un vendangeur que l'effluve traverse.
Parfois d'un long soupir se soulève à demi;
Et, comme Zeus jadis, sur un flanc endormi
Le soleil fait tomber sa lumineuse averse.
Gisante sur le sol, la chair en son sommeil
Reconnaît le limon dont elle fut formée,
Et se sait, —quoique Dieu l'ait d'un souffle animée, —
Captive de la glèbe et mûrie au soleil.
Filles et gars, prostrés dans la poussière jaune,Plus moelleuse à leurs corps que l'herbe du chemin,
Sentent, en tressaillant, sur la lèvre ou la main,Les cheveux de la Nymphe et l'haleine du Faune.
Chaque odeur est humaine et chaque bruit vivant;Midi lâche du ciel ses voluptés farouches;
Surgis de chaque cep, des muffles et des bouches
En quête de baisers maraudent dans le vent.
Le ciel s'approfondit, l'air prend des teintes d'ambre;On dirait du soleil qui se transforme en vin ;Et la nature et l'homme atteignent au divinDans la splendeur d'un jour de vendange, enseptembre...
(Les Saisons et les Jours.)
•
FRANÇOIS-PAUL ALIRERï
né à Carcassonnc (Aude) en 1873.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
L'Arbre qui saigne (Servières, Carcassonne, 1907). — LeBuisson ardent (Éditions de l'Occident, Paris, 1912). — La
Complainte du cyprès blessé (Polère^ Carcassonne, 1921). —
Marsyas, ou la Justice d'Apollon (id., 1922). — Odes (NouvelleRevue Française, Paris, 1922). — Églogues (Éditions Garnier,Paris, 1923). — Élégies romaines (Nouvelle Revue Française,1923). —*Le Cantique sur la colline (Cité des Livres, 1924). —
La Guirlande lyrique (Éditions Garnier, 1925). — Le Chemin surla mer (Éditions des Cahiers libres, ig25). — La prairie aux nar-cisses (Éditions des Cahiers du Sud, 1926). — Paris couleur de
temps (Éditions des Trois Cyprès, 1928). — Le tombeau de Ron-
sard (Éditions des Iles de Lérins, 1929).— Poèmes choisis (Édi-
tions Gally, Carcassonne, 1929).— Lu plainte de Calypso (Édi-
tions Garnier, 1930),— Êpigrammes (id., ig34).
— Mirages
(Éditions Corréa, Paris, ig36).— Nouvelles Êpigrammes (id.,
I937)-
LA MURAILLE-AILÉE-
Rappelle-toi le mur que nous vîmes ensemble,Ce matin que le ciel était rose de froid.,Il était vieux, tremblant et nu, privé de toit,Et, sans soutien, du haut de Pair semblait.descendra.Tant il disparaissait, o beauté ! tout entier,Sous un manteau vaste et pressé d'ailes vivantesPar la frileuse nuit encore repliées,Et dont le bord parfois doucement palpitait. ^C'était une tribu tardive d'hirondelles
Qui par le gel d'octobre aigre et hâtif surprises,Sur le mur échauffé, d'un Iént soleil, tenaientUn conciliabule immobile et muet,
Et, l'une auprès de l'autre enserrée et transie,Allaient pour émigrer vers un hiver doré.
Leurs ailes sur leur dos bleuâtre et noir croisées,
Droites, de tout leur poids par centaines pendant,.On eût dit, attentif au lever de l'aurore,
Un innombrable vol d'archanges au repos,De ceux qui, sur un haut millier d'ailes chantantes, .
Une nuit de miracle où tout le ciel battait,
Portèrent dans les airs la maison de la Vierge ;
Et le mur qui sentait respirer sur ses pierresL'ardent soupir de ces poitrines frissonnantes,
Vers l'azur paresseux de l'automne, en silence,
Comme une ascension de prières montait.
Parfois, comme une voile oscille vers le large,
On le voyait au loin frémir par intervalles,
Et s'enfler comme un coeur impatient d'amour.
Alors, tel un essaim qui bourdonne au grand jour
Et suspend à la branche une mouvante grappe,
3l4 POÈTES CONTEMPORAINS
Animé d'un profond bruissement, le mur
Se soulevait avec un immense murmure,
Et retombait sans cesse et ne s'ébranlait pas.
Nous ne saurons jamais s'il a passé la mer,
Car le chemin tournait et l'aube était glacée.
Peut-être, à l'heure du départ, les hirondelles
Sont-elles mortes pour avoir trop espéré;
Peut-être, en route, à l'eau seront-elles tombées,
Et le flot berce-t-il leurs fragiles cadavres
Sur un sable inconnu par la houle roulés.
Ainsi, du sol antique où nos pas sont fixés,
Nous nous désespérons vers vos mortels mirages,Azurs rêvés lointains et vierges de hasards,Exils en fleurs, départs d'oiseaux, courbes de voiles*Et toujours cramponnés au mur de nos espoirs
Qui tremble et se balance au frisson du voyage,Sans pouvoir avec nous l'arracher ni partir,Nous voulons, les yeux pleins de fuites éperdues,Fendre l'écume avec nos ailes étendues,Et nous vivons, le coeur étouffé de désirs*Sans suivre, sur les mers à nos pieds envolées,Le conseil expirant de la muraille ailée.
(L'Arbre qui saigne.)
STANCES À LA RIVIÈRE SORGUE
Sorgue, belle rivière allongée et glissante,Qui romps à tes contours
Les chemins et l'ombrage où ton onde pressanteCommence son décours;
FRANÇOIS-PAUL ALIRERT 01 5
Irai-je une autre fois m'asseoir sur cette rive,Et ton miroir secret,
Pourrai-je retrouver la couleur fugitiveQue le vent lui prêtait?
C'est là, non loin du gouffre où tu reprends naissance,
Que, par un jour d'été,Pour mieux voir à travers ta liquide abondance,
Je me suis arrêté.
Là, sans jamais tarir, tu t'amasses, formée
De cent ruisseaux éparsQui viennent par surcroît ta nappe accoutumée
Grossir de toutes parts.
Puis, à toi seule enfin convertie et rendue,Tu montres jusqu'au fond
Leur confuse affluence égale et répandueSur ton bassin profond.
Ainsi tu t'épanchais, et l'unanime espaceOù ton nom s'accomplit,
Laissait, d'un prompt regard, monter à la surface
La hauteur de ton lit.
Si bien qu'on ne savait, ou de ta transparenceOu de ton élément* .
Qui des deux imprimait à leur commune essence
Le premier mouvement,
Et c'est alors, penché sur la molle prairie
Aux flexibles réseaux,
Dont la cime innombrable à ton courant nourrie
S'incline sous les eaux.
3l6 POÈTES CONTEMPORAINS
Qu'elle affleura vers moi.comme une ombre au.passage,
Celle-là qui depuis,Tient tout mon être, avec .son onduleuse image, .
Plein d'amoureux ennuis
Elle avait la longueur sinueuse et timide
Des sources aux beaux bras
Que Jean Goujon coulait dans leur marbre fluide..
Et leur chaste embarras, -...'.
Ces négligentes mains, ces membres que décore
La grâce, de ses traits, . .. .
Et qui vont empruntant à leur contrainte encore
De plus rares attraits,
Et ces jambes aussi de .chasseresse antique, .
Ces pudiques genoux
Qu'on devine plutôt au pli de la tunique, .
Sous leur voile jaloux.
Tantôt, à même l'onde et sa fuite indolente, .',.:...
N'ayant, sans autres soins,
Que sa blancheur native aux nymphes ressemblante,,.Et moi pour seuls témoins,
Je la voyais se fondre et tantôt transparaîtreAu soleil de nouveau,..
Puis, s'évanouissant* l'instant d'après renaître /De son glauque berceau,
Ou bien droite, et son corps supportant tout entière,Sur sa pointe élancé, . .
Sa beauté tout ensemble et noble et familière
A son orteil dressé.
FRANÇOIS-PAUL ALIBERT $17
Mais lorsque, de plus près, pour la sentir presséeEt souple entre mes doigts,
J'eus, vers ses jeunes flancs, dans le vide avancéeLa moitié de mon poids,
Au lieu de ramener l'enfantine sirène
D'en bas contré mon sein,Rien qu'un peu d'eau, mêlé d'un peu d'herbe incertaine,
Me resta dans la main.
Rien n'avait retenu ses traces expirées-En invisibles jeux,
". -
Ni cette joue étroite et ces boucles dorées*'
Ni l'azur de ces yeux,-
Ni cette lente épaule, et ces lèvres muettes
Dont la tendre langueur,Comme un baiser gonflé de larmes toutes prêtes,
S'enfonçait dans mon coeur.
Et je doute, aujourd'hui que son lointain visageEn moi pleure et sourit,
Quelle forme entrevue, ou quel autre mirageMe ravissait l'esprit,
Sinon toi-même, Sorgue, au regard devenue .
Ton fantôme charmant
Et l'intime reflet de ta naïade nue
Qui scintille un moment,
Avant que d'aller faire une fin magnanime
Au fleuve immense et fier
Dont la course avec lui t'emporte vers l'abîme
Dé l'éternelle mer.
(Odes.)
SJS POETES CONTEMPORAINS
LES CHARBONNIERS
Conduisez-moi là-haut, parmi les charbonniers,
Là-haut, où la montagne, au détour des sentiers,
S'égare sous un lit de feuilles jaunissantes.
Voici déjà l'automne aux heures décroissantes,
Tout ressent à la fois sa tardive longueur.L'été n'est plus qu'un nom, mais moi, c'est sur mon coeur
Que j'écoute tomber la saison qui décline.
Hélas! quel dieu saura m'ôter de la poitrineCe feu qu'un autre dieu, jaloux de mon repos,Instille sans pitié jusqu'au fond de mes os,Et par qui tout mon corps se dissout aux jointures?Mais ton supplice, Amour, tes secrètes blessures,Ta fureur, qui pourrait, sinon toi, les guérir?Ne me retire pas mon mal, ni ce désir
Dont j'emporte partout étroitement presséeLa pointe inextinguible à mon flanc enfoncée.
Tu peux, si tu le veux, convertir en douceur
Le poison qui me brûle, Amour, et la langueurDont je suis accablé, me la rendre en courage.
A quoi bon, malgré tout, supplier davantage?Le bien qu'on a perdu, reviendra-t-il jamais?Voici le même instant où je me complaisais
Naguère à m'enchanter les yeux de ton visage.C'est en vain maintenant que je guette au passageSi tu n'arrives pas par le chemin couvert;L'air est silencieux et l'espace désert.
Ah, que j'échange enfin pour les forêts prochainesL'importune rumeur des demeures humaines!Je traînerais du moins mon invincible ennuiLoin des lieux familiers où mon âme aujourd'hui
FRANÇOIS-PAUL ALIBËRT 01 y
Se consume après toi d'un reste d'espérance,
Qui lui vient redoubler sa peine et ton absence.
Ombreuse solitude accueillante à mes pas,
Qu'elle est légère à qui la regarde d'en bas,Cette pâle fumée, et sa lenteur naissante,
Qu'on voit, sur la futaie encore verdissante,
Fleurir, et couronner ta haute frondaison!
C'est là qu'il serait doux de n'avoir pour maison,Sans connaître plus rien des jours ni des dimanches,
Que les rameaux tressés et la hutte de branches
Où, m'invitant d'un coeur ami, les charbonniers
M'ouvriraient leur famille et leurs humbles foyers;C'est là qu'il ferait bon de respirer l'automne,
La senteur des bouleaux que la sève abandonne,Et la fumante odeur de l'aubier calciné,
Et, sans doute, sitôt novembre terminé.
Quand la rigueur du gel occuperait la terre,
De goûter sans remords le tranquille mystèreEt la sombre beauté de l'hiver sur. les bois,
C'est là qu'il ferait bon de vivre. Et quelquefois,Par quelque après-midi lumineuse et sereine,
Couché sur le plateau qui domine la plaine,
Jusqu'à ce que le soir commence à s'obscurcir,
J'irais, et je verrais sous leur chaume brunir
De pauvres toits là-bas confondus par la brume.
Cette vitre, à l'écart, dont le carreau s'allume,
Peut-être ce serait la tienne. Alors, tout bas,
Je redirais ton nom; alors, entre mes bras
Je croirais te bercer comme une ombre pâlie
Qui fondrait de tendresse et de mélancolie
Dans mon coeur embaumé de ton seul souvenir.
Mais non, qui donc ici me saurait retenir?
Seul, un simple village occupe ma pensée.
Tout m'y chante à l'esprit ton image passée,
Une longue démarche, un front, des yeux charmants;
020 POETES CONTEMPORAINS
Tout m'y parle de toi sans cesse, et, par moments,
Je peux m'imaginer que tu vas m'apparaîtreComme autrefois, et moi, tout à coup reconnaître
Ce sourire amical, et ce regard si doux
Qui faisait devant toi défaillir mes genoux'; /•••''-
(Églogues.)
EPIGRAMMES
Qu'importe auprès de toi que je veille ou je rêve?
Ah, qu'il veille plutôt, ce coeur plein de désir!
Si longue qu'elle soit, elle est toujours trop brève,
Toute nuit que je passe à t'écouter dormir.
Viens, le soir nous invite au vin sous la tonnelle.
L'amour aura son heure, il nous quitte à son tour.
Si j'exprime d'un trait la longueur d'un beau jour,
Qu'importe, amour ou vin, c'est une-heure éternelle.
Que sert de te forger ce qui n'est pas encore?
Demain, dis-tu. Tandis que, pensant à demain,Tu nourris de ton coeur l'instant qui te dévore,Le meilleur de tes jours te glisse dans la main.
Qu'un jour, ma simple argile enfin redevenu,On en fasse une coupe, et puissé-je, ô merveille,Sentir, comme autrefois ma bouche à ton sein nu,Ma cendre réunie à ta bouche vermeille!
(Epigrammes.)
GUY LAVAUD
né à Terrassoh (Dordogne) en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Floraison des Eaux (Édit. de l'Occident, Paris, igo7). —
Du Livre de la Mort (La Phalange, Paris, igog). —Des Fleurs...
pourquoi? (Ried«r, Paris, igro).— Imageries des Mers (Émile-
Paul, Paris, igig). — Sous le Signe de l'eau (Garnier, 1928).—
Poétique du Ciel (Émile-Paul, ig3o).
21
DES FLEURS... POURQUOI?
I
L'océan dans le soir tombait comme une fleur,Feuille à feuille échappant tous ses secrets, ô coeur !
Je songeais à la fleur de ton corps, sous sa robe,Sous son linge qui tombe avec un lourd arôme,A la fleur de ton corps qui se dérobe encor
Et, soudain, s'abandonne et dans les bras s'endort.
II
Amour ! votre visage avec ses noirs bandeaux
Palpitait sous mes doigts comme un coeur et des ailes
Et je sentais le sang battant dans Ce berceau
Me peupler tout entier de sa langueur charnelle.
Amour! j'aurais voulu vous conserver toujours,Vous et vos yeux noyés dans votre chevelure,
Vous retenir encore un très long temps, Amour,
Votre mobile vie et sa douce brûlure.
Mais je sens bien qu'il faut ouvrir ces pauvres mains
Où votre aile à l'étroit souffre et se désespère.
Allez, ô mon oiseau, allez vers vos destins,
Vers l'orage, la pluie et la saison amère.
III
Lorsque tu dors, tes bras, sur ton front pur noués,
Ont de longs mouvements de branchages tressés ;
Sous l'aile double des cheveux ton chaud visage,
Bel oiseau, se repose en ce nid peu sauvage;
3a4 POÈTES CONTEMPORAINS
Traversés des rayons de tes cils d'or mouvant,
Sous les paupières d'ombre, on voit tes yeux dormants,
Et tout près de leurs eaux d'éparses fleurs écloses
Dont ta bouche n'est qu'une feuille, la plus rose.
IV
Mais l'ai-je cru vraiment que tu pouvais rester,
Toi qui rêves toujours de quelque grand vol libre
Et dont je sens le coeur gonflé à éclater
Sous la douceur des doigts roidir toutes ses fibres !
Oui, t'ai-je vraiment cru, toi qui nous prends, Amour,
Par des tiédeurs de joue appuyée à la joue,Puis nous laisses pleurant, blessés et sans secours
Dans les liens très subtils, perfide, que tu noues,Et toi, visage clair et si pur que mes mains
Trempaient comme en de l'eau dans ta douceur aimée,Me suis-je bien livré, sachant ces lendemains
Dont la joie est d'avance amère et consumée. .
IMMOBILE, PAREILLE...
Immobile, pareille à une fausse morte,La mer, entre les rocs d'une baie, se repose.Une écume légère à son front perle encor
Et paisible, et ses doigts dénoués, elle dort.
Quelle est-elle et par quels longs chemins, vagabonde,Revient-elle toujours dans les creux bleus du monde?...On ne sait que ceci... Belle comme une fleurEn elle vit et souffre un rêve intérieur,Et parfois, comme un mot dit en songe, elle échappeDans les sables d'argent ce secret : une nacre.
GUY LAVAUD ?)2rC
SILLAGES
Sur le monde si dur dorment les douces mers,Comme sur les comptoirs les soies pâles et molles.Parfois un grand steamer ainsi qu'un ciseau clair,
Rapide, coupe en deux la lueur de l'étoffe,Et l'on voit s'évaser d'un bord à l'autre bord,— L'une pour l'Amérique et l'autre pour l'EuropeDeux lames bleues, avec déjà des plis de robe,Des dentelles de nacre et des broderies d'or.
TOUT CE QUE JE N'AI SU PEINDRE...
Tout ce que je n'ai su peindre, le rang verdi
Des grèves, un ourlet de vagues minces, puis— Très ronde, pleine, grasse, épanouie et telle
Que les marins la voient, du haut des passerelles,La molle immensité de la lointaine mer,
Dans le renflement blanc et bleuté de leur chair
Un fruit de l'océan, une nacre, le gardent.Et le mollusque vert, les calmes coquillages,
Répètent mieux qu'un vers, en leurs menus échos,
Le dessin de la mer et la couleur de l'eau.
UN PORT
Parfois, lorsque sa coque encor vibrante, un beau
Navire, revenu du large, troue les eaux,
Sous les neiges tissées au rouet de l'hélice,
Une âme vagabonde aux flots du port se glisse
026 POETES CONTEMPORAINS
Et, balancée le long des quais mornes et nus,
Chaque barque a senti, dans les remous venu,
Coulé, serpent rapide aux fleurs vertes des vagues,Comme un vers, lourd de sens, qui percerait notre âme,.Un souvenir du monde épars sous d'autres cieux,
Houle bleue, frissonner sur le port paresseux.
FILETS
Ah! ces filets séchés sur le coeur des étés,Tulle et jadis aux mers transparence de robes,
Évanoui le sein qui sur eux se gonflait,
Algues, cheveux gardés d'une mouvante épaule.
BARQUES
Hasard d'une risée, quelquefois, sur les eaux,Des barques qui péchaient tout à coup se rassemblent.
L'une sur l'autre, alors, leurs voiles en biseau,
Tremblantes, ont glissé comme un grand jeu de cartes.
MARÉES
Le flux puis le reflux, un soir puis un matin,Une heure brode un rêve aux grèves, mais une autre
L'efface, comme si l'océan n'était rien ,
Que la toile où tes doigts travaillaient, Pénélope!
VOILIER
Son étrave glissant sur des feuillets d'argentEt, lente, retournant les flots bleus, page à page,C'est un voilier penché sur le livre océan,Lettre à lettre épelant une chanson de vagues.
(Sous le signe de l'eau.)
GUY LAVAUD.S27
SUR MON ENFANT MORT
Parce qu'il est tombé, de mon livre, une roseEt parce que le grain survit aux moissons mortes,Un ange, dans le soir, me tire ce soupir :Une enfant, une fleur qu'on n'a pu retenir,Un squelette dont l'os dans la terre se lustre,Se lustre jusqu'au jour où Dieu, de son doigt juste,Tournant le feuillet noir sur nos morts refermés,Elle ressurgira, d'entre le sol épais,Comme un signet qu'un souffle en un instant délivre,La rose qui s'était endormie dans le livre!
PLUIE D'ETOILES
Averse mensongère et que nulle prairieNe verra, gouttes d'or, sur ses gazons errer,Aux soirs bleus de Septembre, elles tombent en pluiesCes roses d'un jardin demeuré très secret.
Car leur arbre est au coeur des Nuits émerveillées
Et peut, vastes rameaux et tranquilles lueurs,
Sans qu'un pétale manque à sa grâce étoilée,
Perdre éternellement l'averse de ses fleurs.
ALCYONE, L'ÉTOILE IMMENSE ET PALE...
Alcyone, l'étoile immense et pâle, qui
Porte ce nom léger comme un mouvement d'aile,
Je l'imagine, au ciel, sur de noirs infinis,
Telle une ange penchée... Et vers elle, lointaine,
Mes songes ont monté, mêlés à mes soupirs.
Alcyone, au beau nom digne d'une mortelle,
Alcyone, en qui tremble on ne sait quel désir,
328 POETES CONTEMPORAINS
Alcyone, qui n'es peut-être que lumière,
Lorsqu'un jour je serai parmi tes nuits, là-bas,
Où ton nom, comme un nom de harpe morte, sonne,
Alcyone, dis-moi, ne trouverons-nous pas
Des pas pour se mêler... des baisers, Alcyone?
Ou ton nom prometteur et de caresses plein,
Ton nom chaud, ton nom frais, qui vibre comme un songe
Et qui, du fond du ciel, m'appelle, n'est-il rien
Qu'un nouveau, mais toujours délicieux, mensonge?
AVEC SES BRANCHES BLEUES...
Avec ses branches bleues et ses rameaux en croix,Avec son pâle lac, la Lune, je revois
Cette nuit de velours, immense et sombre herbage;Et chaque astre qui naît pose sa robe blanche
Comme un grave et lointain et naturel écho,Comme si, détournés, ce soir, dé leurs tombeaux,Les aveux, les soupirs, la grâce d'une épaule,L'étoile qui s'endort au-dessus de nos pôles,L'étoile au long regard, sur les airs noirs, glisséEn était le léger fantôme ou le regret,Comme si ta douceur, tes robes, tes écharpes,Et ta perfection de fleur sur une brancheEt l'odeur de tes doigts que mes doigts ont encor,Cette ombre les mêlait avec ses astres d'or.
Car, Étoile aux longs cils dont la lumière tremble,Les reflets des cheveux dans les Nuits de septembreEt les yeux de bleuet et les mots merveilleuxOù sont-ils maintenant s'ils ne sont pas aux cieux?
(Poétique du Ciel.)
GEORGES DUHAMEL
né à Paris en 188k.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Des légendes, des batailles (Édit. de l'Abbaye, Paris, 1907). —•
L'Homme en tête (Vers et Prose, 1909). — Selon ma loi (Figuière,Paris, 1910). — Compagnons (Nouvelle Revue Française, 1912).— Élégies (Mercure de France, 1920).
MA SOLITUDE
Comme deux arbres bien semblables
Tournés vers le même horizon,Nous partageons les nourritures
Et plions sous les mêmes souffles.
Serai-je encore seul sur la terre,Maintenant que je t'ai nommée?
Ai-je abdiqué la solitude
Pour t'avoir prise entre mes bras?
Comme deux grands arbres voisins
Nous mêlons feuilles et racines,
Et la brise qui nous traverse
N'en a qu'une âme et qu'une odeur.
Je te prends dans ma solitude !
Elle est si profonde et si calme
Que le bruit de nos deux haleines
Est trop faible pour l'émouvoir.
Comme deux arbres vigoureuxNous poussons dans un ciel limpide
Deux jets de sève, parallèles,Éternellement exilés.
Pourtant, dès que le vent s'élève,
De nos frondaisons confondues,
Il chasse une musique unique
Qui ne trahit qu'un seul désir.
(Compagnons.)
332 POÈTES CONTEMPORAINS
UN ADOLESCENT
Je ne peux pas te conseiller d'être paisible,
Je ne peux pas non plus te dire d'être heureux,
Mais je te propose d'attendre :
Le jour viendra.
Jusqu'à ce jour, puisque telle est ta loi, tremble.
Jusqu'à ce jour, tel est le sort, sache durer.
Travaille en toi, comme une graine sous la terre ;
Honore un fleuve impétueux
Qui lance autour de toi les forces étrangères :
N'y trempe pas encore un seul doigt de ta main.
Jusqu'à ce jour, accepte d'être faible
Et si tu ne peux pas ne te point effrayerDe n'être qu'un enfant pour des années encore,
Mesure au moins de quelle altitude d'espoirLe moindre événement peut te jeter, toi si petit!
Attends le jour, et savoure bien ta faiblesse,Et fréquente la peur des choses et des gens :
Ne te refuse pas à la peur de toi-même,Et tour à tour crains et chéris le flux du temps.
. Attends le jour. Lorsque tu le peux, aime attendre,Et si tu cherches parfoisA vivre par l'esprit l'homme que tu seras,
Redeviens, l'instant d'après, sans colère,L'enfant que tu es encore.
Le jour viendra!
GEORGES DUHAMEL 00
Ce sera sensible et soudain,Comme une puberté de l'esprit :
Cela te surprendra peut-être en promenadeEt te parviendra dans un souffle d'air,Ou bien ce te viendra dans une heure de honte
Et te fera tout oublier d'autour de toi;Ce pourra t'assaillir à table,Ou t'arrêter pendant ta vie entre les hommes,Ou bien te visiter dans ton sommeil et t'éveiller.
Mais je peux déjà te prédireUn rire nouveau sur tes lèvres;Et tu te diras : le jour est venu.
Aussitôt tu te sentiras de la puissance,Et tu marcheras, semblant bien le même
Et si différent...
Tu sauras que rien des choses qui passentNe peut plus t'atteindre ni te blesser;
Tu sauras que la loi qui te voulait tremblant
Te veut aussi robuste et sans doute invincible.
Tu te réjouiras de tendre les mains
Et de saisir des volontés
Pour arrêter leur vol, pour les tordre ou les rompre.Tu seras, par instants, certain que rien au monde
Ne peut te faire plus petit que tu ne veux,
Et que rien des malheurs communs
N'altérera ta transparence et ta candeur.
Tu porteras toute la hauteur de ta taille,
Et, tel, tu pourras t'avancer, un bras tendu
Pour écarter la foule avec un doux courage...
Et tu seras sauvé pour toute une vie d'homme.
(Compagnons.)
334 POÈTES CONTEMPORAINS
LE BON AVENIR
Je ne veux pas trop désirer : tout arrive...
Je ne veux pas d'un avenir tout en voeux.
Il ne faut pas d'un avenir fait en sorte
Qu'il précise servilement, trente ans durant,
La matière d'une heure de rêve.
Mais marcher les bras tendus, en fixant
La lueur d'une maison dans les arbres,
Aller sans avoir prévu devant soi
L'offre d'un fruit rouge et mûr dans les ronces,
Non plus qu'un ravin profond...
(Compagnons.)
ÉLÉGIES
Le vent venait du haut de la mer éclatante;Un vent sans âme et sans souvenir, mais si pur,Mais si plein de vertus égales que son souffle
Passait comme l'éternité sur nos visages.
Le littoral, avec ses campagnes, ses routes
Et les maisons de ses villages familiers
Nous offrait maintenant cette face étrangèreQue la mémoire prête aux hommes et aux choses.
^De jeunes matelots faisaient ployer les ramesEt la barque rendait un bruit vibrant et creux.Je vois encore, auprès de tes pieds nus, dormir
Des crustacés captifs aux pinces mutilées.
"GEORGES DUHAMEL 000
Le beau silence était fidèlement hanté
Par la détonation lointaine du rivage;Nous gagnions un récif solitaire où veillait
Un luisant cormoran qui regardait la mer.
Pensais-je à ce péril qui crispait nos poitrines?
Pensais-je à l'oiseau noir saignant sur mes genoux?Ou bien au coup de feu qui transperça le inonde
Quand le héron tomba du faîte des rochers ?
Qu'en sait-elle, aujourd'hui, cette âme partagée
Qui, dans l'universel et vert crépitement,Calculait âprement de seconde en seconde,
Ce que vaudrait cette.heure au fond de l'avenir?
Au coin de la tendre bouche,
A l'ombre du nez finement ailé,
C'est là qu'il est, pour moi,
Le plus beau lieu du monde.
J'y ai songé bien des soirs
Dans l'exil et le tumulte,
Quand le triste sang des hommes
Coulait sur mes mains.
Quand tout le bonheur du monde
Semblait en détresse,
O barque désemparéeMontée par des ombres!
536 POÈTES CONTEMPORAINS
J'y ai songé bien des soirs
Alors que le naufragéCherchait dans l'ombre, à tâtons,
Une miraculeuse épave.
O mon souvenir à moi!.
O ma secrète patrie !
O cher visage ! ô ma chose
Que je ne peux partager!
J'y ai songé quand les hommes
Étaient si désespérés,Et que j'avais pour moi seul
Tant de douceur et d'amour.
BALLADE DE FLORENTIN PRUNIER
Il a résisté pendant vingt longs joursEt sa mère était à côté de lui.
Il a résisté, Florentin Prunier,Car sa mère ne veut pas qu'il meure.
Dès qu'elle a connu qu'il était blessé,Elle est venue, du fond de la vieille province.
Elle a traversé le pays tonnant
Où l'immense armée grouille dans la boue.
Son visage est dur, sous la coiffe raide ;Elle n'a peur de rien ni de personne.
Elle emporte un panier, avec douze pommes,Et du beurre frais dans un petit pot.
GEORGES DUHAMEL 33-
Toute la journée, elle reste assise
Près de la couchette où meurt Florentin.
Elle arrive à l'heure où l'on fait du feu
Et reste jusqu'à l'heure où Florentin délire.
Elle sort un peu quand on dit : « Sortez ! »
Et qu'on va panser la pauvre poitrine.
Elle resterait s'il fallait rester :
Elle est femme à voir la plaie de son fils.
Ne lui faut-il pas entendre les cris,Pendant qu'elle attend, les souliers dans l'eau?
Elle est près du lit comme un chien de garde,On ne la voit plus ni manger, ni boire.
Florentin non plus ne sait plus manger ;
Le beurre a jauni dans son petit pot.
Ses mains tourmentées comme des racines
Étreignent la main maigre de son fils.
Elle contemple avec obstination
Le visage blanc où la sueur ruisselle.
Elle voit le cou, tout tendu de cordes,
Où l'air, en passant, fait un bruit mouillé.22.
338 POETES. CQNTEMPOBAINS
Elle voit tout ça de son oeil ardent
Sec et dur, comme la cassure d'un silex.
Elle regarde et ne se plaint jamais :
C'est sa façon, comme ça, d'être mère.
Il dit : « Voilà la toux qui prend mes forces. »
Elle répond : « Tu sais que je suis là! »
Il dit : « J'ai idée que je vas passer. »-.
Mais elle : « Non! Je veux pas, mon garçon! »
Il a résisté pendant vingt longs jours,Et sa mère était à côté de lui,
Comme un vieux nageur qui va dans la mer
En soutenant sur l'eau son faible enfant.
Or, un matin, comme elle était bien lasse
De ses vingt nuits passées on ne sait où,
Elle a laissé aller un peu sa tête,Elle a dormi un tout petit moment;
Et Florentin Prunier est mort bien vite
Et sans bruit, pour ne pas la réveiller.
(Elégies.
JEAN COCTEAU
né à Maisons-Laffltte (Seine-et-Oise) en 1892.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Lampe d'Aladin (La Société d'Édition, Paris, 1909). —
Lé Prince frivole (Mercure de France, Paris, 1910).— La Danse
de Sophocle'(là., 1912). — Le Cap de Bonne Espérance (La Sirène,Paris, 1918). —*-Poésies (id., 1920). -— Escales (id., 1921). —•
Vocabulaire (id., 1922). — Plain-chant (Stock, Paris, 1923). —
Poésie igi6-ig23 (Nouvelle Revue Française, Paris, 1925). —
Opéra (Stock, Paris, 1927). — Morceaux Choisis (N. R. F., 1932).
MIDI
Le rameur, ange en bois, remué avec ses ailes
Aphrodite, ses autruches, ses diamants,Du large calme, à vous, au bord, vague fidèle,Calèche d'émeraude aux coursiers écumants.
Les épaves d'ici, bidons, ancres, solives,
Mâts, méduses, regard de noyés aux vitrines
Du boulevard des capitales sous-marines;Et la mer se retire en suçant ses salives.
Vite, j'enlève ma chemise, mon chapeau;Je me couche, naufragé nu de ce rivage,
Obligeant à sortir, sous la chaleur sauvage,Le hâlé, un Indien caché dans notre peau.
(Poésies, 1920.)
SONNET DE LA BAIGNEUSE
Ce torse debout n'ose encore
Être, nu, ce dont il a l'air,
A savoir le haut d'un centaure
Dont la croupe serait la mer.
D'une rose où cesse la chair
Que quelque frisure décore,
Commence le pelage vert;
Mais un même sang les colore.
3/t2 POÈTES CONTEMPORAINS
Pauvre fille des demi-dieux
Combien vous aimeriez mieux
Pour une baigneuse être prise,
Par trop, feignant d'avoir quitté
Notr-e terre et votre chemise,
Infidèle à l'antiquité.
PIÈCE DE CIRCONSTANCE
Gravez votre nom dans un arbre,
Qui poussera jusqu'au nadir.
Un arbre vaut mieux que le marbre,
Car on y voit les noms grandir.
SOUVENIR DE NAPLES
Le Paradis, tombant, s'était cassé dans l'ombre.
Les coups de pistolet, d'où naissent les colombes,
Faisaient mille marins s'envoler des vaisseaux,Pour chercher, à tâtons, ses chiffres, ses morceaux.
On accrochait partout des balcons, des échelles;-Les femmes, n'ayant rien à se mettre sur elles,
Appelaient au secours de leur lit aux pieds d'or.
Les matelots entraient et changeaient le décor.
Une morte, riant dans son cercueil de verre,Conduisait les chevaux de son char, ventre à terre ;
(Ce char appartenait au marchand de coco)C'était Herculanum, Pompéï, Jéricho.
Je n'ai jamais rien vu de plus fou sur la terre.
JEAN COCTEAU O/JO
LES CHEVEUX GRIS,
QUAND JEUNESSE LES PORTE...
Les cheveux gris, quand jeunesse les porte,Font doux les j^eux et le teint éclatant;Je trouve un plaisir de la même sorteA vous voir, beaux oliviers du printemps.
La mer de sa fraîche et lente salive
Imprégna le sol du rivage grec,Pour que votre fruit ambigu* l'olive,Contienne Vénus et Cybèle avec.
Tout de votre adolescence chenue
Me plaît, moi qui suis lé soleil d'hiver,Et qui, comme vous, sur la rosé nue,Penche un jeune front de cendres couvert.
LE POÈTE DE TRENTE ANS
Me voici maintenant au milieu de mon âge,Je me tiens à cheval sur ma belle maison;
Des deux côtés je vois le même paysage,Mais il n'est pas vêtu de la même saison.
Ici la terre rouge est de vigne encornée
Comme un jeune chevreuil. Le linge suspendu,
De rires, de signaux, accueille la journée;
Là se montre l'hiver et l'honneur qui m'est dû.
Je veux bien, tu me dis encore que tu m'aimes,.
Vénus. Si je n'avais pourtant parlé de toi*
Si ma maison n'était faite avec mes poèmes,
Je sentirais le vide et tomberais du toit.
344 POÈTES CONTEMPORAINS
A FORCE DE'PLAISIRS...
A force de plaisirs notre bonheur s'abîme.
Que faites-vous de mal, abeilles de ma vie?
Votre ruche déserte étant maison de crime,
Je n'ai plus d'être heureux ni l'espoir ni l'envie.
Sur un tigre royal, la rose aux chairs crispées,
Se referme; il est vrai:que ce tigre a des ailes,
Mais l'ange gardien qui casse nos poupées,A des ailes aussi comme" une demoiselle.
Les élèves hautains, tachés d'encre et de neige,Car ils font leur journal à la polycopie,Leurs ailes sur le dos, s'échappent du collège.;Même l'épouvantail les prendrait pour des pies.
La neige est vite marbre aux mains prédestinées ;Du marbre au sel Vénus connaît la route blanche,Et du sel à la chair enfin la voilà née
Sur la plage où chacun se baigne le Dimanche,
Mais, sachant les détours de la chair aux statues,Vénus s'endort debout et se réveille au Louvre.Elle ne risque rien. Chaque fois qu'elle tue,C'est seulement un siècle après qu'on la découvre.
Endormez-vous au bruit de la machine à coudre
Enfance, coeur cruel amoureux des supplices.Voici la guêpe morte et l'odeur de la poudreEt les soleils cloués pour vos feux d'artifice.
Christ, larrons, cloués haut en face du village;La veille, les soldats jouaient de la musique;On attendait le soir, on redoutait l'orage,Et leur mort écrivait : VIVE LA RÉPUBLIQUE.
JEAN COCTEAU 3/J5
D'un seul soupir d'amour vit et meurt la fusée.
Elle ouvre ses yeux bleus : ainsi chante le cygne.Mais voyant de sa mort une foule amusée
Les referme, rend l'âme et tombe dans les yignes.
Souvenirs du collège, ah! laissez-moi tranquille;De la rose du soir ne soyez pas le chancre.
J'ai le vertige en haut des maisons de ma ville,Mon ombre se répand de moi comme de l'encre.
Voici le miel que font mes abeilles, c'est l'ombre
De l'enfance. Je suis plus léger que le liège,Plus léger que l'écume, et cependant je sombre
Entraîné par Vénus et par l'homme de neige.
M'ENTENDEZ-VOUS AINSI?
France gentille et verdoyante,
Qui fais les femmes et le vin
Gomme on en chercherait en vain
Sur toute Europe environnante,
Si je te chante à ma façon,
Chacun se détourne et me moque,
Mais un jour arrive l'époque
Où l'oreille entend la chanson.
Tel qui jadis me voulut mordre,
Voyant ma figure à l'envers,
Comprendra soudain que mes vers
Furent les serviteurs de l'ordre,
346 POÈTES CONTEMPORAINS
Il sera vite mon ami,
Disant : Commit-il autres crimes
Que de distribuer ses rimes
Tant au bout des vers que parmi.
Courage! Ronsard te l'enseigne;
Car, s'il est aujourd'hui vainqueur,La rose lui perça le coeur.
C'est pourquoi de l'encre je saigne.
L'homme ne ressent pas l'effet
D'un rossignol au chant diurne,
Et mieux le convainc, dans une urne,
Notre coeur en cendres défait.
(Vocabulaire.)
PLAIN-CHANT
(Fragment)
Si ma façon de chant n'est pas ici la même,
Hélas, je n'y peux rien.
Je suis toujours en mal d'attendre le poème,Et prends ce qui me vient.
Je ne connais, lecteur, la volonté des muses,Plus que celle de Dieu.
Je n'ai rien deviné de leurs profondes ruses,Dont me voici le lieu. -
Je les laisse nouer'et dénouer leurs danses,Ou les casser en moi,
Ne pouvant me livrer à d'autres imprudencesQue de suivre leur loi.
JEAN COCTEAU0^7
Lessoeurs,commeuncheval,noussaventIàmain mordre,Et nous jeter au sol,
Lorsque nous essayons de différer leur ordre,En leur flattant le col.
Elles portent au but celui-là qui les aide,Et se met de côté,
Même s'il en a peur, même s'il trouve laideLeur terrible beauté.
Or moi j'ai secondé si bien leur force brute,Travaillé tant et tant,
Que si je dois mourir la prochaine minute,Je peux mourir content.
Muses qui ne songez à plaire ou à déplaire,Je sens que vous partez sans même dire adieu.
Voici votre matin et son coq en colère.
De votre rendez-vous je ne suis plus le lieu.
Je n'ose pas me plaindre, ô maîtresses ingrates;Vous êtes sans oreille et je perdrais mon cri.
L'une à l'autre nouant la corde de vos nattes,
Vous partirez, laissant quelque chose d'écrit.
C'est ce que vous voulez. Allez, je me résigne,Et si je dois mourir, reparaissez avant.
L'encre dont je me sers est le sang bleu d'un cygne.
Qui meurt quand il le faut pour être plus vivant.
3/jS POÈTES CONTEMPORAINS
Du sommeil hivernal, enchantement étrange,
Muses, je dormirai, fidèle à vos décrets.
Votre travail fini, c'est fini. J'entends l'ange*
_
La porte refermer sur-vos grands corps distraits.
Que me laissez-vous donc? Amour, tu me pardonnes,
Ce qui reste, c'est toi : l'agnelet du troupeau.
Viens vite, embrasse-moi, broute-moi ces couronnes,
Arrache ce laurier qui me coupe la peau.
(Plain-Chani.)
DIMANCHE SOIR
Sur une mer en l'air de maisons et de vide
Rappelez-vous le bal : un bateau fait en fil.
Les marins enroulés que la valse dévide
Offraient aux amateurs un grand choix de profils.
Le piano d'amour, les marins mécaniques,Les filles méprisant les bras nus des rameurs ;
Quelquefois sur la piste un jeune épileptiqueSe battait contre l'ange et poussait des clameurs.
Loin, la lune éclairait une léproserie,De pâles corridors, des arcades autour,Où les voleurs d'enfants, chers aux Saintes Marie,Détellent les chevaux et battent le tambour,
Ce n'étaient que maisons qui naufragent, qui plongent;Et les balcons, partout chargés d'ombres d'amants,Au lieu de s'échapper loin de leurs bâtiments,Se laissaient avec eux engloutir par le songe.
(Opéra 1921.)
TRISTAN DEREME
né à Marmande (Lot-et-Garonne) en 1889.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Ironies sentimentales (Éditions de la Revue « Poésie », 1909).— Petits Poèmes (Lecène et Oudin, 1910). — La Verdure dorée
[Le Parfum des Roses fanées, Les Ironies sentimentales, Petits
Poèmes, La Flûte fleurie, Le Poème de la Pipe et de l'Escargot,Le poème des Chimères étranglées] (Émile-Paul, Paris, 1922).
—
Le Zodiaque ou les Étoiles sur Paris (id., .1927). — Poèmes des
Colombes (id., 1929).
LA VERDURE DORÉE
Pélops, par l'épaule d'ivoire
Qui tous les maux guérit,M'arracheras-tu de l'esprit
La face de la Gloire?
Chaque aube annonce une victoire
Que l'autre aube flétrit.
Plus heureux celui qui n'écrit
Et ne pense qu'à boire.
Il est aux bois tièdes et verts
De jeunes femmes, et tes vers
N'ont que toi pour les lire.
Et le vent dans un peuplier
Quand il chante fait oublier
Les cordes de la lyre.
Que mes poèmes soient étrangesEt qu'on les raille et leur auteur,
Cela m'est peu, car les louangesNe sont pas chères à mon coeur,
Hors celles de quelques poètesAu coeur fervent, au regard pur,Et qui nagent, blanches mouettes,
Dans les ténèbres et l'azur.
Ma vie en silence s'écoule,
C'est pour peu d'hommes que j'écris,Car si je chantais pour la foule
Je pousserais bien d'autres cris.
352 POETES CONTEMPORAINS
De deux poings défiant les astres,
Je clamerais à grands fracas
Et ferais crouler les pilastresEt les balustres sur mes pas.
Ou plaignant ma longue misère,
En des tumultes mesurés,
D'une voix qu'on dirait sincère,
Apollon, je t'invoquerais.
Je pourrais dater une stance,
Doux exotisme, de Turin,
De Heidelberg ou de Constance,
Sans avoir jamais pris le train.
Et je plairais aux demoiselles,
Ayant mis à mon violon,
Non des cordes, mais des ficelles
Pour des romances de salon.
Et peut-être dans mon vieil âge
Pourrais-je voir sur mon perronUn laurier bercer son feuillage.Mais à quoi bon? Mais à quoi bon?
La gloire éclôt, jaunit, se fripeEt s'effeuille de l'aube au soir,Et j'aime mieux fumer ma pipe
Que renifler son encensoir.
Mon espérance était tombée
Sur le dos, comme un scarabée.
TRISTAN DERÈME 352
L'ombrelle aux doigts le lendemainTu vins rêver sur le chemin.
Tu retournas l'insecte frêle
Avec la pointe de l'ombrelle.
Et soudain l'insecte, au delà
Des soleils calmes, s'envola!
Mon espérance était tombée
Sur le dos, comme un scarabée...
Et naguère aux midis de résine imprégnés,
Après les bois de pins lorrides, je baignaisMes mains dans tes cheveux comme dans une eau pure,O toi que mon amour ce soir caresse et pare.Tu trempais en riant des roses dans du sucre
Et tu mordais dans leur fraîcheur à blanche nacre
Et quand tu me tendais tes lèvres, j'y goûtaisLes roses dont l'arôme embaume les étés.
Que de fois j'ai souri pour te cacher mes larmes!
Que de fois j'ai noué des roses sur mes armes
Pour te dissimuler que j'allais au combat!
Fallait-il que mon fiacre à jamais s'embourbât
Et se perdît dans les ornières de la vie ?
Comment faut-il encore ce soir que je sourie
Lorsque j'entends crouler le monde autour de moi
Et quand l'espoir suprême où j'avais mis ma foi
Je le vois s'effeuiller comme une primevère?
Garçon, apportez-moi du fiel dans un grand verre.
354' POÈTES CONTEMPORAINS
Nous nous taisons. Le vent balance
Les deux saules sur l'abreuvoir;
Et je sais malgré ton silence
Que ce soir est le dernier soir.
Adieu. Des feuilles tombent. Lune
Coutumière. Décor banal.
Tourterelles, crépuscule. Une
Étoile, comme un point final.
Tu as la force de sourire
Et dans mon coeur je reconnais
L'odeur des buis que l'on respireDans les jardins abandonnés.
Reste dans ta coquille et dédaigne, escargot,Cet humide parfum de rose et d'abricot;
Ta solitude sera douce si tu l'ornes
De beaux rêves; il pleut; tu mouillerais tes cornes.
L'averse drue et chaude écrase le gazon,Et les tonnerres ^illuminent la maison
Et la muraille où tu te colles sous les toiles
D'araignée; et le vent a soufflé lès étoiles
Et la lune a roulé dans l'herbe comme un fruit.
Rentre tes cornes; loin des éclairs et du bruit,Médite sur toi-même et dore tes pensées.
L'orage fauche l'herbe et les feuilles froissées;Il siffle et fait voler les ardoises du toit.
Laisse le monde s'écrouler autour de toi.
TRISTAN DEREME 355
Quelque rose que tu cueilles,Une nuit la fanera;Le vent fait voler les feuilles,Les amours, etc..
Et pourtant j'aime les roses,Le feuillage et les amours
Et bien d'autres belles choses
Qui ne durent pas toujours.
Durer, durer... Rien ne dure.
Accourez, comparaisons !
Rappelons que la verdure
Pas ne dure trois saisons.
Tout passe et cela n'est pas ce
Que les gens n'ont dit assez:
Ils ont écrit que tout passeEt leurs livres sont passés,
Sauf certains; et les miens, Muse,
Dureront-ils plus longtemps
Qu'une voix de cornemuse
Qui se perd sur les étangs?
Mais qu'importe? Toutes choses,
Ne durent-elles qu'un jour,
Les poèmes et les roses
Et lés feuilles et l'amour,
Toutes choses ne sont-elles
Les rameaux jaunes ou verts
Des guirlandes éternelles
Que déroule l'univers?
356 POÈTES CONTEMPORAINS
Toutes choses sont liées,
La mollesse et le tambour,
Les poèmes, les feuillées
Et les grâces de l'amour,
Et chacune tient sa placeDans cet hymne qui depuisL'aube éternelle entrelace
Les chants des jours et des nuits.
Quelque rose que tu cueilles,
Une nuit la fanera
Mais la rose avec'ses feuilles,
C'est la vie. Etc.
(La Verdure dorée.'
COMME UN POISSON QUI BRILLE...
Comme un poisson quibrille au fond des eaux dormantes,Je ne sais quel tourment déchire mon loisir.
Comment te sourirais-je, Amour qui me tourmentes?
N'ai-je quelque ennemi que tu pouvais choisir?
J'étais heureux. Le soir, je lisais de beaux livres,A cette heure où la lune argenté les coteaux.
Je méprisais tant de coeurs ivres,
Quand les songes m'ouvraientleurs plusvasteschâteaux.
Que m'importait une Clymène!Hélas! que le destin à ces jours me ramène;
Que je retrouve encor le calme dans les bois!
Mes caprices, Clymène, étaient mes seules lois ;Les roses s'ouvraient à ma voix;
J'étais libre; le ciel tournait selon mes rêves;Et parfois je cueillais la lune comme un fruit.
Déjà le souvenir de ces heures s'enfuit.Je ne suis qu'une mer qui pleure sur ses grèves
TRISTAN DEREME 35r.
Et qui brise^son onde aux roches de la nuit.
Pourquoi gémir? Pourquoi cette tristesse vaine?
Je porte sur mes flots le vaisseau de Clymène.Je suis golfe au soleil, miroir silencieux,
Quand je songe à lui plaire,Et brouille en rugissant les images des cieux,
Quand déborde mon coeur d'une immense colère.
Les astres sont noyés ; le navire est détruit ;Je rêve amèrement le "reste de la nuit.
Dès l'aube, le vaisseau rit de toutes ses voiles
Sous les feux adoucis des dernières étoiles.
Clymène me regarde et ne sait mes douleurs.
Pourquoi vous fallut-il faire ce grand voyage ?
Elle songe en voyant l'écume du sillageEt jette sur mon onde une chaîne de fleurs.
(Poèmes des Colombes.)
LE VIEUX CHAPEAU
Clymène, vous voulez que j'achète un chapeau;
Le mien, je l'ai compris, a fini de vous plaire,
Et lorsque, en souriant, je soutiens qu'il est beau,
Je vous vois vous mettre en colère.
Il est laid, dites-vous; il offense vos yeux;
Les soleils ont rôti sa pauvre demi-sphère;
II a subi l'affront des hivers pluvieux;
Il devient chaque jour un petit peu plus vieux;
A vous croire, et j'ai beau prendre à témoin les dieux,
Clymène, de vous deux, c'est lui que je préfère.
Vous le dites. J'en ris; mais ivre de courroux
Et belle, vous criez que son noir tourne au roux,
358 POÈTES CONTEMPORAINS
Qu'il devient vert, qu'on y devrait nicher un merle
Et non la tête d'un humain;
Et, tandis que sur nous votre discours déferle,
Je l'ôte, ce chapeau, pour vous baiser la main.
Ce chapeau mou, rond, noir, n'était-il sur ma tête
Le premier jour que tu souris?
Il méritait alors quelque jeune épithète,Et non point l'injure, les cris,
Je te l'écris,
Ni le mépris.
Quand je suis seul, ô bel ennui nocturne,
Et quand je veux songer à nos amours
(Et c'est toujours) je lui demande le secours
Des souvenirs qui montent de son urne.
Clymène, asseyez-vous; c'est à vous que j'écris.Et que soient ces propos de tendresse fleuris.
Beau visage pensif qui souris à mes larmes
Et consoles mes soirs où nul astre ne luit,
Toi qui sais du destin faire tomber les armes
Et d'étoiles dorer les gouffres de la nuit;Bel amour triste et doux où ma peine est ravie,Toi par qui règne avril au juillet de ma vie,
Que ne puis-je pour toi tirer de l'encrier
Le poème où la rose est unie au laurier...
Ce vieux chapeau, j'y vois renaître nos journéesEt les décors de peupliers et les deux mers,
Le batelier des jours amers
Et vos grâces abandonnées.
Chapeau, je t'aime, et quand viendra le jour dernier,Si parmi les objets il faut que tu retombes,Je suspendrai ton feutre à quelque pigeonnierPour qu'à l'aube y roucoule un couple de colombes.
(Poèmes des Colombes.)
FRANÇOIS MAURIAC
né à Bordeaux en 1885
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE.
Les Mains jointes (Editions du Temps Présent, Paris, 1910).— VAdieu à l'adolescence (Stock, Paris, 1911).
— Orages (Édi-tions de la Sphère, Dorbon aîné, Paris, 1926).
DEPART
Je m'en vais simplement.— Ne tournez pas la tête.
Pas même un souvenir dans mon coeur sans lumière...Pas même un nom pleuré le soir dans ma prière...Seuls des lambeaux de vers, laissés par un poète...
Je ne chercherai pas dans le bruit de la ville
D'épaule où reposer ma morne lassitude,Je sais depuis longtemps que c'est bien mutile
Et que l'isolement devient une habitude.
Mais je t'évoquerai dans le deuil de ton châle
Lorsque tu souriais en retenant tes larmes,O mère, à ton dernier enfant que tout désarme
Et qui n'a pu garder que ce sourire pâle...
LES LIVRES
Voici 1' « Imitation de Jésus-Christ », où gîtTout mon passé d'enfant mj'Stique et raisonnable.
Voici les vers du pauvre Verlaine assagi—
Ces vers lourds des sanglots d'un amour ineffable.
Pascal me va guider en la nuit de mon coeur
Vers ces infinis de misère et de grandeur.
Et voici mon missel, dont j'ai lu chaque page
Aux vêpres du Collège, en la lourde chaleur,
Avec des noms d'enfants sur de vieilles images
En ivoire, où l'on voit un calice et des fleurs.
362 POETES CONTEMPORAINS
On y lisait des approbations d'évêque
Et les prières pour la pluie et le beau temps
Aux vêpres du Collège où l'on s'endormait presque
Dans les dimanches clairs et lourds d'anciens printemps.
Et voici l'Évangile, enfin —inépuisable
Source où vient s'abreuver mon âme misérable,
Où je vous vois rêvant aux margelles des puits,
Prêchant sur la-montagne et calmant la tempête,
Mon Seigneur et mon Dieu qui venez vers ma nuit
Et qui m'ouvrez vos bras afin que je m'y jette!
(Les Mains jointes.)
POURQUOI FAUT-IL...
Pourquoi faut-il que l'on revienne des voyagesAvec le coeur pesant d'une misère accrue ?
En route, j'ai cueilli des peines inconnues,Et toute la langueur de tous les paysages...
J'ai souffert. J'étais seul comme toujours. Les heures
Sont lentes à mourir dans la ville étrangère.L'écho n^ chantait pas des voix qui me sont chères,Les yeux n'y vivaient pas des amis que je pleure.
Je n'avais avec moi que ma peine, ma peineSi médiocre, si basse et toujours obstinée...
Et pourtant, quand venait la mort.de ces journées,Mon coeur n'eût pas osé lui dire : tu me gênes...
Car à l'heure où mon front touchait la vitre obscure,
Qu'en ces climats une éternelle pluie inonde,Me voyant terrifié d'être si seul au monde,La peine mit des pleurs sur ma pauvre figure.
FRANÇOIS MAURIAC 363
Pourquoi, mon Dieu, est-on moins seul, alors qu'on pleure?Le passé vient vers notre coeur, et le désarme;On reconnaît le goût amer de chaque larme,Et les jours anciens revivent dans une heure...
PORT-ROYAL
0 Port-Royal où crie une ferveur immense,Où l'amour prie encor des Religieuses mortes,Où l'on ne parle qu'à voix basse, je t'apporteUn coeur blessé de vivre et chercheur de silence.
Tes ruines ont gardé, dans le doux paysage,L'amertume d'une prière interrompue,Tu recèles encor cette piété sauvageDes coeurs tremblants, à qui la Grâce n'est pas due...
Les lierres noirs luisaient de la dernière averse,
J'ai vainement cherché les traces bien-aimées
Des Solitaires amoureux de controverses
Que l'on a poursuivis dans leurs tombes fermées.
Mais qu'importe? L'allée où ma peine se calme
Garde en son gravier blanc leurs cendres impalpables ;
Les peupliers, les sycomores, les érables
Sont comme des martyrs agitateurs de palmes!
L'ardente mère Agnès et la mère Angélique
Et celles qui n'ont pas signé le « Formulaire »
Chantent comme autrefois en portant des Reliques,
Et foulent pieusement les dalles funéraires...
36/j POETES CONTEMPORAINS
Sur ce banc traîne encor un livre de Nicole,
Racine est un enfant orgueilleux et pâlot.
Un bourdonnement sort des « petites écoles »
Avec les doux vers grecs scandés par Lancelot.
Jardins, ne fut-ce pas le même crépuscule
Où, pleurant au récit d'une amour déréglée,L'enfant Racine, ému de délicats scrupules,Savait par coeur le « Théagène et Chariclée... »?
Tous vous ont trop aimés pour n'être pas ici
A cette heure où le ciel se décolore et change.Sur cet obscur chemin qui monte vers « les granges»,S'entretiennent Pascal et monsieur de Saci.
Je les suis pas à pas— âme toujours blessée
Qu'apaise votre deuil, jardins de Port-Royal...Dans cette solitude, où s'exalta Pascal,Elle avance rêveuse et lisant les Pensées.
Un soir d'été, devant l'infini de l'Espace,C'est là qu'il se sentit troublé dans son esprit,Il relut ardemment, peut-être à cette place,Le papier qu'on trouva cousu sous son habit...
Pourtant, lorsque le coeur pressé de mille peines,Blessé des mille traits d'un amour décevant,
J'évoque ton silence et les plaintes du vent— 0 Port-Royal, où tant d'âmes furent sereines!
Je n'ose plus aimer ceux qui, toute leur vie,Fiers comme les démons et purs comme les anges,Ont âprement goûté, dans l'ombre de tes « granges »,L'austère volupté des belles hérésies...
l'RANÇOIS MAURIAC 365
LES BEAUX SOIRS ALANGUIS...
Les beaux soirs alanguis de rose et de tilleul;Les beaux soirs d'autrefois qui m'ont vu pleurer seul,Les soirs amers et que dépeuplait votre absence,Vont nous envelopper dans le même silence,Nous prosterner devant les plaines infinies,Et refléter leur ciel dans nos âmes unies...
Sur la terrasse où frissonnent les capillaires,Le vent viendra mourir dans votre robe claire,Lui qui sécha mes pleurs d'écolier solitaire...
Les doux géants blessés qui, sur mes jeux d'enfant,
Balançaient, en pleurant à l'infini, leurs cimes,Les grands pins se diront : « C'est l'enfant que nous vîmes
« Un jour, lire en secret les livres qu'on défend...
« Ah! Que la nuit de mai était douce à sa bouche... »
Témoins des jours en feu et bourdonnants de mouches,
Ils revoient cet enfant orgueilleux de souffrir
Dans les herbages parfumés où il se couche,
Et qui ne savait pas que vous deviez venir...
Quand le tocsin sonnait, de village en village
Le vent nous apportait l'odeur des pins brûlés...
— Cris de terreur, chevaux hâtivement sellés —
Mais lui restait l'enfant indifférent et sage.
Rien ne l'intéressait, que l'ardente lecture
Et les vers de Musset qui le faisaient pleurer...
Le soir s'alanguissait—
paisible et désiré —
366 POETES CONTEMPORAINS
Et les hommes disaient : « La lutte a été dure,
« Nous avons allumé, deux fois, le contre-feu... »
L'enfant cherchait au ciel les premières planètes.Les appels et les voix s'éteignaient peu à peu...Les cloches résonnaient pour une grande fête,
Mais plus douces —après le tocsin haletant...
Parfois un résinier le saluait : « Le tempsEst plus frais... il a plu dans quelque endroit sans doute... —
Ecoutez, n'est-ce pas l'orage que j'entends?— Non, c'est une charrette au lointain de la route... »
Du sable, un parfum chaud montait à son visage.Alors l'enfant songeait : « C'est en moi qu'est l'orage... »
Et découvrait soudain l'orgueil de trop souffrir.
Mais il ne savait pas que vous deviez venir...
(L'Adieu à Vadolescence.)
MON DIEU, PLUS QUE LE CHARME...
Mon Dieu, plus que le charme émouvant des visages,Plus même qu'une Aroix basse et grave de femme,Plus que les horizons voilés des paysages,Vous me faites aimer le mystère des âmes.— Ames douces, lagunes sombres qu'on délaisse,
Qu'en vos eaux dont je sais l'immobile tristesse
Mon visage, déjà meurtri, se reconnaisse...!
Je n'aime plus qu'à me pencher sur vos fièvres
Et je n'ai plus que le souci de vos secrets,Des mots tremblants et doux qui chantent sur vos lèvresComme un vol de pigeons posés aux toits dorés...
(L'Adieu à l'adolescence.)
FRANÇOIS MAURIAC 367
TARTUFFE
Je rôde, orage lourd, autour de ta jeunesse.Mes désirs, dans ton ciel, font de brèves lueurs.La ruse de mes yeux d'être toujours ailleursNe leur dérobe pas la face qui les blesse.
La fuite des regards, l'étouffement des pas,Ce mensonge des yeux que nous enseigne l'âge,J'en commence d'avoir l'humiliant visageEt rôde autour des corps qui ne le savent pas.
PHARES
Si j'embaumais en moi l'amour que je te voue,
Si je te couchais, morte, avec les autres morts,La terre frémirait toujours de jeunes corps,La lueur de ton sang rougirait d'autres joues.
Si je crevais mes yeux, tous les yeux inconnus
Du monde flamberaient dans ma nuit éternelle,
Et .mon esprit rapace irait brûler ses ailes
Aux grands phares vivants que je ne verrais plus.
LE CORPS FAIT ARBRE
Le parfum de ta robe attire les abeilles
Plus que les fruits mangés que ta sandale broie.
Accueillons cet élan de végétale joie,Ce silence de la campagne où Pan sommeille.
368 POÈTES CONTEMPORAINS
Rêve que désormais, immobile, sans âge,
Les pieds enracinés et les mains étendues,
Tu laisses s'agiter aux orageuses nues
Une chevelure odorante de feuillage.
Les guêpes voleront sur toi sans que s'émeuve
L'écorce de ta chair où la cigale chante
Et ton sang éternel sera, comme les fleuves*
La circulation de la terre vivante.
DAVID VAINCU
Je cours —je me crois libre; un vent de somnolence
Remue en moi les branches lourdes du Désir,
Et ma main, se levant vers l'arbre de Science,. A la forme du fruit qu'elle voudrait saisir.
Mais —grâce insidieuse, inhumain maléfice —
Quelqu'un mourait pour moi qui ne le savais pas;A l'instant de cueillir le fruit de mes délices,
Quelque mort bien-aimé se couchait sous mes pas.
Providence implacable, en ruses si féconde,0 vous, de mon désir adorable Ennemi
Qui sûtes écarter, d'un front déjà soumis,Le joug délicieux et criminel du monde,
Dieu géant! regardez, honteux, chétif et nu,Cet enfant qui vous brave, et sa fronde sans pierre,Et ses genoux blessés par de vieilles prières,Mon désir — ce David qui veut être vaincu.
(Oi-a%es.)
PASCAL-BONETTI
né à St-Martin de Vésubie (Alpes-Maritimes) en 1886.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Orgueils (Editions Sansot, Paris, 1910).— La Chanson de
France (Édition des Amitiés Françaises, Paris, igi3). — La
Marche au Soleil (Sansot-Chiberre, Paris, 1924).— Les Ailes
(Édition Aérienne « Per Orbem », Paris, 1928).
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PRELUDE
Dans nos coeurs, frais jardins plantés de balsamiersA la multiple essence,
Nous élevons comme un beau couple de ramiers
L'orgueil et l'innocence.
Chacun d'eux, tour à tour, nous vient bercer ainsiAu rythme de son aile
Et, tant qn'ils seront là, nous n'aurons pas souciDe la vie éternelle.
JEUNESSE
Mon âme est une aurore éclatante d'avril
Où tout n'est que fraîcheur, que chanson, que lumière.
Au flanc vert d'un coteau s'adosse la chaumière,
Ignorante du vent, du doute et du péril,
Qu'habite, vierge et seul, mon rêve puéril,
Que mes désirs, ces fleurs aux impalpables tiges,Encensent de senteurs, d'espoirs et de vertiges.Mon âme est une aurore éclatante d'avril.
Mon coeur est une ruche aux gourmandes abeilles
Tant s'exhalent de lui le rythme et les parfums
Et, chaque jour, sous les soleils si tôt défunts,
Les heures, pour mon miel, épandent leurs corbeilles
Lourdes de fleurs, de fruits, de feuilles, de merveilles
Sur quoi des oiseaux bleus volent éperduinentEt dont rêvent les clairs jardins du firmament.
Mon coeur est une ruche aux gourmandes abeilles.
072 POETES CONTEMPORAINS
Je tiens toute l'odeur de la vie en mes mains :
Mon corps est le vivant verger des Hespérides.
Je parfumé d'amour les vents les plus arides,
Je féconde d'espoir les pierres des chemins.
Fier et léger, sûr de dompter les lendemains,
Le front ceint du soleil comme d'une couronne,— Tel un enfant tient un bijou dont il s'étonne —
Je tiens tout le bonheur de vivre dans mes mains.
(Les Orgueils.)
ÉTOILES FILANTES
L'heure était embaumée et noire. Vous chantiez.
Et les bras des bouleaux, ruisselants de dentelle,
Les vasques où se meurt la blanche cascatelle,
L'ombre mystérieuse et tiède des sentiers,
Les yeux des liserons, les doigts des églantiers,Les roses dont le parc nocturne se constelle,
Tout, jusqu'au coeur des dieux de marbre sur la stèle,
S'ouvrait pour recueillir l'âme que vous jetiez.
Et, tandis qu'à vos pieds, belles et demi-nues,Sur l'onde de vos chants aux courbes inconnues
Les femmes s'embarquaient jnour un rêve ignoré,
Nous regardions mourir comme des fleurs écloses
Les astres, effeuillant leur silence doré
Sur les roses des chairs et sur la chair des roses.
SAINT-GERMAIN
C'était le soir, vous souvient-il? Gomme un rôdeur,L'âme de la forêt semblait suivre nos traces.
Nous entendions encor sa brise, et son odeur
S'en venait, comme nous, s'accouder aux terrasses.
PASCAL-BONETTI 373
Le château s'effaçait dans la brume. Les GrâcesDu parc, les Faunes des bassins, pris de pudeur,Vêtaient de crépuscule mauve leurs chairs lasses...Vous regardiez le ciel, et moi votre blondeur!
Et le ciel était si magique et vous si blonde,Ma pensée à ce point lointaine et vagabonde,Que, par delà le fleuve lent, je croyais voir,
Dans la magnificence calme d'un autre âge,Paris s'agenouiller sur les routes du soir
Pour votre orgueil de reine et mon amour de page.
(La Chanson de France.)
ECCE HOMO
I
Depuis vingt foismille.ans je vais dans l'orbe immense...
Monade vagabonde, inlassable semence
Que jeta le destin dans la glèbe des temps,Je me suis transmuée au gré calme des Normes,
Malgré l'avènement des déluges énormes,
Malgré la rage des autans.
Éphémère bercé par la houle des âges,Charrié par les vents, battu par les orages,
Chaque jour m'exhumant de la mort en vainqueur,— Du brasier des déserts à la neige des pôles
—
J'ai recueilli la chair qui forme mes épaulesEt le sang qui bout dans mon coeur.
Puis, pareil à l'aiglon s'exilant de son aire
Pour prendre son essor au large azur d'été,
Homme, je suis sorti du sommeil millénaire
Pour devenir l'Humanité.
374 POÈTES CONTEMPORAINS
Et depuis lors, tragique fils de Prométhée,
Je pénètre en la nuit qui fuit, épouvantée...Je fus Adam; je fus Noé; Deucalion.
Mes chants ont fait les murs de la Thèbe aux cent portesEt mes pas ont foulé comme des feuilles mortes
Les remparts rouges d'Ilion.
Jeté de sable en sable au hasard des naufrages,J'ai bâti les Sidons, les Tyrs et les Carthages;J'ai sauvé la Patrie au combat des trois-cents ;
J'ai fait l'âme de Sparte et le cerveau d'Athènes;
J'ai fait Rome et Paris, vaisseaux dont les antennes
Sont mes bras aux muscles puissants.Au couchant inconnu j'ai pris le Nouveau-Monde;
Je sème à tous les vents le grain de mes pensers
Et, partout, c'est ma main qui peuple, accouple, émonde,Dans des gestes inapaisés.
III
J'ai bu de la ciguë au nom de la sagesse... 4Face au mal comme un cap au flot noir qui le blesse^Exhortant à l'amour les peuples et les rois,Déferlant l'avenir vers d'idéales grèves,Afin d'éterniser la splendeur de mes rêves
J'ai livré mon corps à la croix.
Naufragé dans la nuit toujours recommencée,Sans autre étoile dans mon ciel que la Pensée,J'allais... bravant le feu, le gibet, le carcan...
Courbé sous des fardeaux plus pesants d'âge en âge,Quand un soir, las enfin de siècles d'esclavage,
Mon coeur éclata son volcan :
Les bastilles croulaient au chant des Marseillaises,La liberté lançait ses fatidiques voix,Et j'ai, comme un bois mort, jeté dans les fournaises
Tout le servage d'autrefois.
PASCAL-BONETTI '3j5
IV
De la neuve moisson, j'ai séparé l'ivraie.Des séculaires lois, ma raison délivréeA tout proscrit. J'ai changé mon pauvre bâtonDe gueux en sceptre d'or. Du fer des hallebardesJ'ai fait de larges socs et j'ai brûlé mes hardes
Aux flots rouges du Phlégéthon.Des temples, cités d'ombre où s'entassaient les dogmes -
Accumulés, j'ai fait un monceau de( SodomesDont la chute engloutit tous les princes des cieux
Dans l'affre du néant. Enfin, forfait sublime,Mon bras osa jeter dans un dernier abîme
Dieu, le dernier des dieux.
Puis, avec les débris de ces forces vaincues,J'ai construit un radeau géant : je l'ai rempliDes siècles révolus et des choses vécues-
Et je l'ai lancé dans l'Oubli.
Ainsi, depuis toujours, l'âme en mal d'harmonie,
je darde les efforts de mon âpre génieVers la raison, la science, la liberté.
Homme-roi, je suis presque une divinité.
Élargissant le rêve ailé des Zoroastres,
J'ai de la pesanteur fait mon humble vassal
Et, monté sur un peu de toile et de métal,
Me voici maintenant en marche vers les astres.
J'ai bâti mon palais sur tout ce qui croula,
J'ai tout réduit, j'ai tout ployé sous ma puissance,
Je suis Flmperator que la nature encense...
Et tout cela...
Pour venir à la fin, comme à l'aube des âges,
Vautrer ma majesté sous les pieds du Veau d'or"
Et perdre dans la honte et l'horreur des carnages
Vingt mille ans de rêve et d'effort! (Les Orgueils.)
376 POETES CONTEMPORAINS
BARCAROLLE
Ton coeur est l'océan
Et mon coeur est la barque folle
Que ton beau caprice d'enfant
Mit, un soir d'automne, sur l'eau.
Et, depuis lors, sans voile aucune et sans boussole,
Au gré du flot,
Il flotte et tangue et roule et vole,
Mon coeur
Vogueur,Insoucieux du port autant que du naufrage...
Que m'importe le terme inconnu du voyage,Si ce voyage est sur ton coeur?
STANCES
Chère âme, nos espoirs sont pareils à ces fleuves
Qu'attend l'amertume des mers :
C'est en vain que leur cours se gonfle d'ondes neuves,Au bout sont les regrets amers.
Et l'on verrait plutôt remonter à leur sourceLes plus impétueux torrents
Que le flot de nos jours interrompre sa course
Vers les longs soirs désespérants...
(La Marche au Soleil.)
PASCAL-BONETTI >77
OH! FUIR, FUIR TOUT CELA...
Oh! fuir, fuir tout cela, les villes, les tumultesDes trottoirs, les cris des camelots, les insultesDes chauffeurs, les odeurs sonores des faubourgs,Les appels énervants des trompes, des tamboursEt des timbres, les bruits frénétiques des gares.Les sanglots déchirants des wagons qui démarrentEt la cadence lourde et poignante du train
Qui roule et l'horizon d'usines qu'on étreint
Malgré soi tout au long du torturant voyage,Et les ports que l'on trouve au bout, l'appareillageDes grands vaisseaux dans des bassins nauséabonds.
Près des bouges rongés de honte et de gangrène,Sous des ciels accablés de brume et de charbon
Et parmi des adieux angoissants de sirènes !
Oh! fuir la trahison, la colère, le bruit,
Le mensonge, la haine et tout ce qu'aujourd'huiNous offrent nos cités de fer et de lumière,
Fuir tout cela...
Pour revenir à vous, — ô Vérité première,Livre dont notre enfance innocente épela
Tous les paisibles paysages,Comblés d'or et d'amour, d'allégresse et de miel,
Source claire où nos coeurs autant que nos visages
S'abreuvaient autrefois d'un lait substantiel, —
Et pour clore en vos bras notre humaine aventure,
O douce, maternelle et fervente Nature!...
(La Marche au Soleil.)
POETES CONTEMPORAINS
BERCEUSE
Mère, prends-moi sur tes genoux.
Mon coeur est las! Mon âme est lasse!
Comme autrefois, à voix très basse,
Berce-les d'un air de chez nous!
Redis-moi de ta voix faiblie
Nos ciels, nos fleuves, nos prés verts;
Et que les maux que j'ai soufferts,
Ma mémoire tôt les oublie !
J'ai vu qu'il n'est de vrais bonheurs
Qu'aux lieux bénis de nos enfances
Et que c'est courir à souffrances
Que de porter son rêve ailleurs.
J'ai su que, pour fuir les détresses
Et se guérir des trahisons,
Il n'est qu'aux natals horizons
De refuges et de tendresses.
J'ai sondé le néant des rois,
Compris la vanité des gloires.Je sais qu'il n'est d'autres victoires
Que celles qu'on obtient sur soi.
Et me voici, ma mère! Penche
Sur mes yeux ton beau front cendré.
Comme autrefois, je baiserai.
Les rubans de ta coiffe blanche.
Et comme alors, sur tes genoux,— Mon coeur est las! Mon âme est lasse! -
Tu m'endormiras, à voix basse,De quelque vieilair de chez nous,
(La Marche au Soleil.)
PASCAL-BONETTI•79
ODE AUX MARTYRS DE L'AIR
[Fragment)
A vous, héros, à vous qui fûtes la rançon
Que l'Homme, pour quitter son antique prison,Dut payer à la destinée,
Holocaustes d'orgueil qui vous êtes offertsPour être le tribut vivant de l'univers
A l'Aile, reine nouveau-née,
A vous qui, pour donner le royaume des ciels
Aux humains qu'enserraient les fers originels,Voulûtes, rédempteurs sublimes,
Monter aux golgothas infinis de l'azur
Pour laisser retomber, purifiant et sûr.
Votre sang même sur les cimes,
A vous qui, lumineux tels des phares en mer,Jalonnez les chemins inconnus de l'éther
De vos tombes prématurées,Comme si vous craigniez que les cieux n'eussent pasAssez de flamboiements pour conduire nos pas
Jusqu'au seuil d'or de l'Empyrëe,
A vous qui labouriez, moissonniez le soleil
Et dans le même jour mouliez son blé vermeil
Sur vos moulins aux blondes ailes
Et, le soir, terrassés par ce labeur géant,.
Descendiez dans la nuit panique du néant
Reposer vos lourdes prunelles,
A toi, d'abord, le précurseur, le méconnu,
Soldat qu'en souriant l'on disait ingénu
Et qui, lorsque l'Aile fut née,
38o POÈTES CONTEMPORAINS
Comme ces chefs qu'on voit sombrer dans le flot noir
Quand tous les naufragés sont saufs, te laissas choir,
Jugeant ton oeuvre terminée,
A toi qui, par-dessus les Alpes bondissant,
Décrivis sur les yeux du monde frémissant
Ta fantastique trajectoire
Et, comme le coureur de Marathon, tombas
En apportant, splendide et captive en tes bras,
Ton obympienne victoire,
A toi qui disparus un soir et qui, jamais,De l'exil flamboyant de tes calmes sommets,
N'as cru devoir nous redescendre,
Comme si le pays où tu t'en es allé
Était si beau que tu ne puisses plus mêler
Ta flamme ardente à notre cendre,
A vous tous, ouvriers ou soldats ou rêveurs,
Vous par qui nous avons aujourd'hui des ferveurs
Aux mortels encore inconnues, —
Que vous ayez vaincu l'espace ou que, broyésPar la tempête ou le mystère, vous soyez
Retombés, pantelants, des nues ! —
A vous, les naufragés de l'insondable espoir,
Archanges immolés de qui rêvent, le soir,Les aigles tapis dans leurs aires,
A vous, hommes de fer qu'attira dans les lieux
Fatidiques l'azur aux magnétiques yeux,A vous tous, divins téméraires,
Gloire immortelle sur la Terre et dans les Cieux !
(Les Ailes.)
GABRIELE DANNUNZIO
né à Pescara (Italie) en 1862,mort à Gardone (Italie) en 1938-
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
OEUVRESFRANÇAISES: Le Martyre de Saint-Sébastien, mystère
composé en rythme français (Calmann-Lévy éditeurs, Paris, igio).— La Pisanelle ou la Mort parfumée (id., 1912).
— Ode pour la
Résurrection latine, version française (Le Figaro, Paris, août igi4).— Sonnets d'Amour pour la France (Le Figaro. — Les Amitiés
Françaises. — Paris, "igi5).
SONNET D'AMOUR POUR LA FRANCE
France, France la douce, entre les héroïnes
bénie, amour du monde, ardente sous la croix
comme aux murs d'Antioche, alors que Godefroi
sentait sous son camail la couronne d'épines,
debout avec ton Dieu comme au pont de Bouvines,
dans ta gloire à genoux comme au champ de Rocroi,
neuve immortellement comme l'herbe qui croît
aux bords de tes tombeaux, aux creux de tes ruines,
fraîche comme le jet de ton blanc peuplier,
que demain tu sauras en guirlandes plier
pour les chants non chantés de ta jeune pléiade,
ressuscitée en Christ qui fait de ton linceul
gonfanon de lumière et cotte de croisade,
« France, France, sans toi le monde serait seul. »
ODE POUR LA RÉSURRECTION LATINE
(Fragments)
Is
Je ne suis plus en terre d'exil,
je ne suis plus l'étranger à la face blême,
je ne suis plus le banni sans armes ni lauriers.
Un prodige soudain me transfigure,
Une vertu maternelle
me soulève et me porte.Je suis une offrande d'amour.
384 POÈTES CONTEMPORAINS
je suis un cri vers l'aurore,
je suis un clairon de rescousse
aux lèvres de la race élue.
.'.-'" 'V
Je crie et j'invoque les deux noms divins,
les plus hauts de la terre.
Jusqu'à ce que le ciel entier s'enflamme
de la double ardeur
et que toutes les sources taries
rejaillissent et se mêlent
en un seul torrent indomptable,
je crie et j'invoque : « O Italie! 0 France ! »
Et j'entends, par dessus les sépulcres fendus
et par dessus les lauriers hérissés,
Victoire, le tonnerre des aigles
qui se précipitent vers l'est
et de toutes leurs serres déchirent la nuit.
Le jour est proche! Voici le jour!
VI
Voici ton jour, voici ton heure,Italie : et, pour cette heure,des années merveilleuses,la plénitude de tes allégresses!
C'est le signe, c'est le signe !
Choisis d'être souveraine ou serve,choisis de monter ou descendre,choisis de vivre ou périr.Je te montre le signe.Malheur à toi si tu doutes,malheur à toi si tu hésites,malheur à toi si tu n'oses jeter le dé.
GABRIELE D'AKKUNZIO 385
IX
Je te le dis, je ne te donnerai pas de trêve
jusqu'à tant que mon souffle
soit chaud entre mes dents.
Mon dieu m'a fait Un front plus dur que leurs fronts,Les strophes vengeresses, forgées pour l'infamie
comme le fer qu'on chauffe au rouge
pour flétrir la joue et l'épauledu traître et du larron,tu les laissas mutiler, en silence,
par la main vile du châtreur;et je bus en silence mes larmes
qui armèrent mon âme secrète
d'une amertume immortelle.
Or, je te jure, par tes sources et tes fleuves,
par tes trois mers et tes cinq rivages,
par tes enfants non conçus encore,
par tes ancêtres non encore vengés,
je te jure que tu sculpterasavec l'acier froid chaque syllabedans la pierre de Pola romaine
sur l'Adriatique reconquise au Lion.
X
Ton jour est proche! Voici ton jour doré!
Ta soeur se tient debout dans le soleil.
Elle a vêtu sa robe guerrière de pourpre.
Elle a mis de doubles ailes à ses pieds nus.
Lavée dans ses pleurs ardents,
lavée dans son sang amer,
fleur sublime de la discorde,*
elle ne fut jamais si belle,
aux jours mêmes de ses royautés.De toutes ses plaies qui gouttent
386 POÈTES CONTEMPORAINS
elle fait une rosée merveilleuse,
avec les multitudes de ses maux,
elle rallume l'étoile de son matin.
Sa volonté de vaincre, dans ses yeux clairs,
luit comme la hache à deux tranchants.
Elle est prête à chanter, comme l'alouette,
sur tous les sommets de la mort.
Rassise, de ses mains infatigables,elle tissera la toile du monde nouveau.
Qui est contre elle, sinon le barbare?
Et qui sera près d'elle, sinon toi?
XI
Nous sommes les nobles, nous sommes les élus;
et nous écraserons la horde hideuse.
Nous combattrons la face à la lumière.
Nous sourirons quand il faudra mourir.
Car, pour les Latins, c'est l'heure sainte
de la moisson et du combat. O femmes,
prenez les faucilles et moissonnez!
Apprêtez le pain nouveau
à la faim nouvelle ! Vos hommes
frapperont fort serrés comme les épis,dans la bataille, rang contre rang,comme les blés drus sous le vent d'est.
O Victoire, moissonneuse farouche,
je sens sur mon front, dans l'attente,La fraîcheur du matin.
Comme le prêtre de Mars aux enfants de Lanuve,Je dis : « Vous avez entendu ce qui plaît au dieu.Hâtez votre heure, obéissez, partez,Vous êtes la semence'd'un nouveau monde.Et les aurores les plus belles
Ne sont pas encore nées »
(Août IQl'i.)
ROGER DÉVIGNE
né à Angouléme (Charente) en 1885.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Bâtisseurs de Villes (Gastein-Serge, éditeur, Paris, 1910).Le Clieval magique (A l'Encrier, Paris, 1924). — Méditerranée.Maison sur la mer (id., 1987).
LES ORACLES DU VILLAGE
Quand le soir brodé d'or monte vers les villages,Le cortège hésitant et clopinant des vieux
Cahin-caha, ployés en deux,Hochant la tête d'un air sage,Monte tout doucement la grand'rue où s'étagent,Les perrons clairs fleuris de lis et d'iris bleus.
Là-haut, la route, à pic, d'un arrêt brusque et dur,Comme un tremplin au rebord des campagnes,S'arrête net, sur le vide de l'azur.
Les bons vieux lentement grimpent et se rejoignentLes voici : deux, cinq, neuf. Ils sont tous là. Profils
En noir sur le ciel rouge où le soleil s'enfonce,Et main gauche appuj^ée à la canne de ronce,D'un geste héréditaire et puéril.
Mais l'autre main qui tremble et s'élève, sagace,En abat-jour, sur leurs vieux yeux,Semble vouloir jauger, en ce geste hasardeux,
Le pur, le merveilleux vertige de l'espace.
Ainsi, chaque beau soir, ils guettent le soleil
Pour savoir s'il viendra demain dorer les vignesEt partent, grommelant d'un air affable et digne :
« Hé ! Hé !... Nos fils boiront encor du vin vermeil. »
Et l'on ne sait plus bien, —pendant qu'ils s'évertuent,—
A voir les vieux guetteurs au bout du carrefour,
Si ce ne serait point de rustiques statues
Et que sculpta jadis, d'un ciseau fruste et lourd,
Ogo POETES CONTEMPORAINS
Pour garder l'entrée du village,
Quelque artisan des anciens âges,Et qui semble, d'un geste ardent et solennel,
Mesurer, implorer, ou bénir le soleil.
(Les Bâtisseurs de Villes.)
LE CHEVAL MAGIQUE
Grave, fervent, subtil docteur es féeries,
Illustre don Quichotte, en tes chevaleries
Te souvient-il d'un soir léger?C'était un parc d'Espagne, avec des fleurs, des marbres,Des enchanteurs cachés parmi les groupes d'arbres..
Les rires, tels des mouches, semblaient voltiger.Il y avait des pages et des caméristes ;De beaux seigneurs riaient, une croix d'or au cou,A voir se profiler ton essor maigre et triste
Et des lévriers blancs qu'effrayait ton armure
Tiraient sur les colliers que retenait un fou....
Toi, les yeux clos, Seigneur de la Triste-Figure,Dans les feux de Bengale et l'odeur des fusées
Tu gardais une âme abusée.
Le grand cheval de bois t'emportait sur son dos.
Au milieu des lazzis, des rires et des vergesTu te dressais, mystique et droit comme un grand cierge,Et, seul, Sancho — le sot! — soulevait le bandeau.
Ah, que n'étais-je là, saint homme, et du voyage!...En croupe. J'aurais eu la grâce, le courageDe suivre, ô mon patron, ton départ merveilleux.Un soir, un soir d'or fin parmi les arbres bleus...
ROGER DEVIGNE 39T-
ODEUR MARINE
J'ai dans l'âme une odeur marine..
Odeur de large, odeur de plage, odeur de ports,De vieux ports goudronneux et saurs où la marée
Délaye lentement l'ombre des grands navires...
Odeur des goémons aux capsules dorées,Chevelure d'ambre, algues que je sens encor
Glisser, vivantes, sur ma bouche et ma mémoire;
Coquillages gravés au long des promontoires,Beau souvenir qui sent la mer et le soleil,Les grands chemins marins et les syrtes profondes ;— O les chemins qui ne sont pas toujours pareilsEt qui s'en, vont vers l'autre bout du monde !
J'ai dans l'âme une odeur marine...
Je porte au fond de moi cette odeur de la mer,Cette odeur de ciel libre et d'eau sur les falaises,Comme un sachet, comme un secret magique et cher.
Je porte au fond de moi cette odeur de la mer
Comme le souvenir des pays et des rêves
Pour lesquels mon destin n'appareillera plus.Mon destin, à jamais banal et révolu...
— Ah! l'amarre d'un seul bateau qui tire et vire
Au long du quai désert, sur son anneau de fer...
J'ai dans l'âme une odeur marine
Pêcheurs aux masques salés et vous, filles
3g2 POETES CONTEMPORAINS
Aux seins pointus et durs sous le caraco bleu,
Mousses qui sommeillez sur le rebord du môle,
Vieux à pipes tassés sous un mur écailleux
Destin contre destin, épaule contre épaule,
O voyageurs qui pouvez voir toutes les mers!
Et vous, barques, avec vos mâts et vos cordages,
Qui découpent en carrés d'or
Le ciel, le ciel cruel et divin des voyages,M'attendez-vous et dans quel port?
Et quelle voile, pour moi seul enfin tendue,
Emportera vers l'aventure et vers la mer
Mon âme à tout jamais contumax et perdue...
(Le Cheval magique.)
SCIENCE DE L'OMBRE
Ce qui me restera de tes heures dorées,O Méditerranée, ô coupe du soleil,Ce ne sont pas tes vagues, constellées
Par l'éblouissement d'un horizon vermeil;
Ce n'est pas le coteau qui cuit comme une jarreDans le four des après-midis ;Ce n'est pas le chemin qui flambe comme un phare,Blanc de soleil, au bord.de tes flots attiédis;
Ce n'est pas le sommet tout vibrant de cigales,Tout parfumé de menthe et de noir romarin,Dont les senteurs orientales
Fondent avec langueur dans ton souffle"marin ;
ROGER DEVIGNE 09O
Mais c'est ton ombre et tes fontaines,La divine fraîcheur des villes de là-bas,Ce sont les mails ombreux où des eaux incertainesPrennent de murmurants ébats.
Fontaines! Volupté de l'eau, fleurs diaphanes.Placettes! Volupté de l'ombre et de la paix.O bassins murmurants, ô murmurants platanesEt vos dômes épais !
Plus encor que le sel de la mer palpitanteC'est l'ombre des jardins et des maisons que j'aiGardé pieusement dans ma mémoire ardente
Pleine d'eau frémissante et d'ombrage léger.
C'est l'ombre que je sens adhérer à mon âme,
Baiser délicieux, souvenir enchanté ;
C'est l'ombre, savamment tendue entre la flamme,— Entre l'agressive clarté
D'un jour tumultueux qui dévore la vie —-
Et le besoin de vivre et de goûter, ravie,
Ton haleine, ta volupté;
Ombre des grands pays que le soleil corrode, ^Ombre savante, ombre construite avec amour,
Architecture bleue et mouvante, que brode
L'aiguille flambante du jour!...
Ainsi, chère ombre, ombre amicale et bienvenue,
Tu me rends moins glacé l'ombrage de la mort,
L'accueil silencieux de la terre âpre et nue,
Après le soleil de l'effort.
3g4 POETES CONTEMPORAINS
Ombre des jours dorés si bien distribuée,
Tu me rends plus humaine et plus douce à subir,
Cette ombre souterraine au deuil attribuée, .
Qui doit un jour me requérir;
Je saurai te goûter, ô paisible ténèbre,
Quand tu me couvriras, quand tu me garderas,Et que je m'étendrai sous le cyprès funèbre
Pour y dormir entre tes bras;
Comme je sais goûter cette ombre moelleuse,
Où l'on s'en va dormir par les midis brûlants,
En écoulant chanter la mer voluptueuseDans les golfes étincelants !
(Maisons sur la mer.)
SERVANTE DE NAUSICAA
La fille qui gravit la rue aux marches roses,Le bras levé, d'un geste de statue,Pour tenir les draps blancs qui reposentHumides et massifs sur sa tête roidie;
La passante qui va, d'une allure alourdie,Cambrant la ligne lisse de son buste
Qu'une robe mouillée a presque dévêtue,Serait-ce une des servantes,
Nausicaa, princesse et ménagère auguste...
Celle qui laissait échapper sa corbeilleEn entendant, royal malgré son jupon d'herbes,Ulysse dérouler ses formules superbesEt ses politesses savantes?...
Par un matin pareil, près d'une mer pareilleOù riait tout un ciel plein de dieux invisiblesEt soulevant comme un couvercle
ROGER DEVIGNE ogt)
Cette- réalité faite d'ombres flexibles.Pendant que la princesse et ses Phéaciennes
Autour du naufragé sublime faisaient cercle?...
O fille longue et droite.
Est-ce un faix nuptial que tes deux mains soutiennent
Et que surmonte un vase aux anses recourbées,En métal clair, où le soleil miroité?
Je vois monter tes belles enjambéesDont l'ombre se découpeAvec des jeux de calligrapheSur l'escalier laqué de clarté matinale,Tes deux talons, tannés par la mer et le hâle,Font ce bruit du lézard qui signe le paraphe
Fugitif de sa queue en bronze souple.Ton image là-haut lentement diminue.
La ville, brume d'or, au bord du ciel se creuse.
La rue, interminable et rose, grimpeVers quel destin?.Vers quel Olympe?Un rayon glisse encor sur ton épaule nue.
Puis tu n'es plus, au bord de ce monde, qu'un geste
Qui devient transparent, se dissocie
Et — lumière — s'insère
Dans cette brume de lumière,
Image aux bras levés, canéphore royale...O Platon, est-ce ainsi que passent les Idées
Dans la caverne merveilleuse?
Au bas des marches tailladées
Par des ombres en dents de scie,
Une empreinte mouillée, ovale, atteste
Ton passage et tes pas, servante deTAurore,
Miroite, irisée et brève,
S'évapore.
Ai-je rêvé?... Mais qu'est-ce, un rêve...
(Maisons sur la mer.)
3g6 POÈTES CONTEMPORAINS
REFLET
La mer, avec un bruit de robe retirée,
Se glisse nue auprès de la nuit langoureuse,
Soupire, en déroulant une tresse dorée
Que le fanal du port a projetée sur elle.
Les ramiers sont rentrés avec un grand bruit d'ailes,
Là-haut, parmi les tuiles creuses,Et la ville déguste avec un mol émoi
L'enchantement nocturne.
La nuit, la belle nuit mouvante et taciturne,Sème divinement ses étoiles sur moi,Et la mer les recueille et joue,
Egrène des reflets, avec sa nonchalance
A la fois lasse et reposée.O mon regret, est-ce ta bouche et ton haleine
Tiède et sur mon coeur calmement posée?..'.
{Maisons sur la mer.) .
FRANCIS CARGO
né à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) en 1886.
BIBLIOGRAPHIE POLITIQUE
Instincts (Le Feu, éditions, igii). — La Bohême et mon coeur
(1912). — Chansons aigres-douces (igi3). — Petits Airs (R. Davis,Paris, 1920). —Poèmes retrouvés (La Cité des Livres, Paris, 1927).— La Bohême et moncoeur (éd. complète, Émile-Paul, Paris, 1929).— Petite Suite sentimentale (id., ig36). —A l'amitié (id., ig37).
ENFANCE
Les persiennes ouvraient sur le grand jardin clair
Et, quand on se penchait pour se griser à l'air
Humide et pénétré de fraîcheurs matinales,Un vertige inconnu montait à nos fronts pâlesEt nos coeurs se gonflaient comme un ruisseau grossi,Car c'était tout un vol de parfums adoucis
Dans l'éblouissement heureux de la lumière :
Les lilas avaient des langueurs particulièresOù se décomposait une odeur de terreau.
Tout le printemps chantait de l'éveil des oiseaux
Et, dans le déploiement des ailes engourdies,Passait le grand élan paisible de la vie.
Une rumeur sonore emplissait la maison.
On entendait des bruits d'insectes; des frissons
Faisaient trembler les grappes mauves des glycines,Tandis qu'allègrement des collines voisines
Un parfum de sous-bpis arrivait jusqu'à nous.
O matins lumineux! matins dorés et flous
Je vous respirerai plus lard à la croisée
Et vous aurez l'odeur des feuilles reposées.
Et ce sera comme un très ancien rendez-vous.
(La Bohême et mon Coeur.)
BERCEUSE
Ce lent et cher frémissement,
C'est la pluie douce dans les feuilles.
Elle s'afflige et tu l'accueilles
Dans un muet enchantement.
4oO POÈTES CONTEMPORAINS
Le vent s'embrouille avec la pluie.Tu t'exaltes; moi, je voudrais
Mourir dans ce murmure frais
D'eau molle que le vent essuie!
C'est la pluie qui sanglote, c'est
Le vent qui pleure, je t'assure...
Je meurs d'une exquise blessure
Et tu ne sais pas ce que c'est.
(La Bohême et mon Coeur.)
ADIEU
Si l'humble cabaret, noirci
Par la pluie et le vent d'automne,
M'accueille, tu n'es plus ici...
Je souffre et l'amour m'abandonne.
Je souffre affreusement. Le jourOù tu partis, j'appris à rire.
J'ai depuis pleuré, sans amour,Et vécu tristement ma vie.
Au moins, garde le souvenir,Garde mon coeur, berce ma peine !
Chéris cette tendresse ancienne
Qui voulut, blessée, en finir.
Je rirai contre une autre épaule,D'autres baisers me suffiront.
Je les marquerai de mes dents.
Mais tu resteras la plus belle...
(La Bohême et mon Coeur.
FRANCIS CARGO /,:IOT
PAYSAGE
Laisse le paysage, au cadre des croisées,Se métamorphoser au gré de la saisonEt vis, dans la simplicité de la maison,En harmonie avec ta joie et ta pensée.
Le verger savoureux et paisible t'attendPour te mieux révéler la tendresse des choses
Et, quand t'énervera la mollesse des roses,Le soir t'apaisera de ses recueillements.
Ah! voici que les fruits sont gonflés et t'appellent!Écoute circuler la sève des fruits mûrs,
Qui bat, moisson fervente et promise à l'azur,
Jusque dans la maison comme un éploiement d'ailes.
Écoute : une rumeur va jusqu'à l'horizon.
Elle a l'odeur du ciel et l'odeur de la terre,
Elle a tous les parfums, elle" a tous les mystères,Elle est, à l'infini, le plus large frisson.
Ecoute : elle est la chose unique et maternelle
Qui façonne les fruits à la forme des nids :
Elle est dans chaque germe, elle est dans chaque esprit,
Obscure ou lumineuse, accessible ou rebelle.
Tu la trouves en toi, comme au vaste horizon
Et cela t'éblouit d'une ivresse inconnue
De sentir, dans ton âme et ta chair confondues,
Vibrer le paysage et brûler la saison.
(La Bohême et mon Coeur.2G
402 POÈTES CONTEMPORAINS
INTERIEUR
Le piano-manivelle éclate brusquement.Les couples, pejgnoirs verts et pantalons garance, -
S'appliquent à rouler au gré de la romance
Dans un tumultueux et pauvre tournoiement.
Je fume et, dégoûté du moindre mouvement,
Je dédie à l'élan plaintif qui recommence,O vertige, ô fadeur, ô plaisir dé la danse!
Mon ennui qui voudrait se tendre atrocement: :
L'idiote qui dormait s'éveille et me contemple.L'alcool miraculeux attend qu'on ait cessé -
De piétiner ce rythme au tressaut insensé.
Pour que donnant, stupîde! à tous le bon exemple,Sous le plafond crasseux et bas du mauvais temple,S'apaise enfin ce coeur trop dur qu'on a blessé.
MADRIGAL'
Vous n'aimez pas qui vous aimeNi qui vous saurait,aimer; . . .Et ne donnez, de vous-même
Que ce que vous voulez donner.
Moi, qui vous cherche et vous aimeD'un coeur tendre et sans danger,Je ne vous suis qu'étranger^Mais, hélas ! l'étrange peineQue celle qui fait aimerSans souci que l'on vous aime!
l'RANCIS CARGO 4o3
LA DANSEUSE
Des viveurs éreintés s'effondrent après boire,Mais toi dont les bras blancs sont toujours nus et fraisTu danses, dédaigneuse et riche de ta gloire,Sans même compter l'or nombreux que l'on t'offrait.
L'orchestre bruissant et crissant-d'harmonie
Charme et déprime, exalte et déçoit et je veux,
Malgré l'espoir fervent que sa tristesse nie,Me nourrir des. parfums amers de tes cheveux.
Des nuits d'alcool, des jours plus lents que cent années
M'ont accablé d'un morne et somptueux destin,
Mais, dans la vitre noire aux ombres consternées,
S'éveille la blancheur fragile du matin.
Aussi va-t'en. Le jour éteindra les lumières,
Les fleurs se faneront mais, longtemps, restera
Aux plis lourds, retombés et muets, des portières.Le geste que tu fis en élevant les bras.
DEGAS
C'est l'époque où, tendant sur un mollet bien fait
Un bas rouge et vulgaire,
Des filles en cheveux sirotent au café
L'absinthe de leur verre.
Les jaunes omnibus roulent sur le pavé.
Beaux ciels des étés calmes!
Des brises, des soleils dont j'ai toujours rêve
Traversaient les platanes,
hok POÈTES CONTEMPORAINS
Jusqu'à l'heure où, sortant d'infâmes caboulots,
Les mêmes filles, soûles,
Riaient et relevaient, au milieu de la foule,
Leurs vieux jupons, très haut.
RENGAINE
Tu t'en vas et tu nous quittes:-— Adieu! Pense à moi, quelquefois.— Je ne t'oublierai pas, petite!... Tu nous quittes, tu t'en vas.
Tu m'écriras trois semaines.
Le coeur y est, bien gentimentEt puis tu berceras ta peineDans les bras d'un autre amant...
Tu sanglotes. Je suis triste.
Le train siffle. Ah! mon Dieu! mon Dieu'
Je ne veux plus que tu me quittes,Maintenant que c'est sérieux.
LE POÈTE
Dans cette chambre aux carreaux verts,Il tournait et fumait sa pipe,
Lorsque, par un jour blanc d'hiver— Sans tabac, hélas ! dans sa pipe
—
Il écrivit ses premiers vers.
Tombait la neige. La lumière
S'éteignait dans un vieux miroir
Mais il sentait, à sa manière,Sombre et mauvais, le désespoirGonfler de larmes sa paupière.
FRANCIS CARCO /|05
Il pleura quand il eut écrit,Et la langueur de la province
Dérégla cet étrange espritEt, d'un petit coeur de provinceFit un pauvre coeur incompris.
Depuis lors, dans la chambre grise,L'étroite chambre aux carreaux verts,Il s'émeut, s'éprend et se griseDe la musique de ses vers
Que son coiffeur boiteux méprise.
(La Bohême et mon Coeur.)
IL PLEUT
Il pleut— c'est merveilleux. Je t'aime.
Nous resterons à la maison :
Rien ne nous plaît plus que nous-mêmes
Par ce temps d'arrière-saison.
Il pleut. Les taxis vont et viennent.
On voit rouler les autobus
Et les remorqueurs sur la Seine
Font un bruit... qu'on ne s'entend plus.
C'est merveilleux : il pleut. J'écoute
La pluie dont le crépitementHeurte la vitre goutte à goutte...
Et tu me souris tendrement.
Je t'aime. Oh! ce bruit d'eau qui pleure,
Qui sanglote comme un adieu.
Tu vas me quitter tout à l'heure :
On dirait qu'il pleut dans tes yeux.
/|06 POÈTES CONTEMPORAINS
AU SON DE L'ACCORDÉON
C'est au son de l'accordéon
Que Nénette a connu Léon
Et que j'ai rencontré Fernande.
Elle était mince, elle était grande :
Cheveux coupés, l'air d'un garçon.
Chacun sa part et sa légende.J'ai pris Fernande au bon moment
Pour héroïne d'un roman,
Mais aujourd'hui je me demande
Si c'était vraiment pour Fernande
Et non pas pour l'accordéon
Que mon coeur battait pour de bon.
Il jouait un air triste et tendre
Avec de longs gargouillementsEt l'extase jointe au tourment
Y faisait, pour qui sait entendre,
Tournoyer mille enchantements.
Qui veut aimer souffre d'attendre.
J'ai trop souffert à mes vingt ansPour qu'au musette, en l'écoutant,L'accordéon qui tant est tendre
Et rauque inexorablement,Ne me permette de comprendreDésormais qu'il est l'instrumentDes poètes, des coeurs à prendreEt de mes mauvais garnements.
(Petite Suite sentimentale.)
FERNAND MAZADE
né à Château-de^Monac {Gard) en 1863.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Arbres d'Hellade (Documents du Progrès, Paris, 1912).-—Athéna (id., 1912). — Dionysos et les Nymphes (Edition de Pan,
igi3). — Apollon (Documents du Progrès, I9i3). — L'Ardent
voyage (Librairie de France, Paris, 1921).— De sable et d'or
(Librairie Garnier, Paris, 1922). — La Sagesse (Librairie de
France, 1924).— Les poèmes de Sainte-Marthe (1926).
— Prin-
temps d'automne (ig3o).—• Les pêcheurs.
— Bergamasque. —
Féerie (ig3i).— Sous un coeur blessé (ig32).
— L'Élégie italienne
(ig33). — Premier cahier des amours (ig34)- — Intermède fan-
tasque (ig36). —Dernier cahier des amours (ig37).
MUSIQUE
Tout est mouvement dans mon être;Tout est musique devant moi :
J'entends la voix de mon émoi ;J'écoute la chanson du hêtre.
Tout est harmonie en ce lieu;Tout est poésie à cette heure :
Tout ce "qui rit, tout ce qui pleure,C'est des stances que dit le dieu.
L'odeur qui du jardin s'élève,La guirlande de mes amours,Tout est musique aux alentours,Tout est mouvement dans mon rêve.
Tout est cadence, ce matin;Tout est rythme, en ce paj^sage :
L'aube qui baigne mon visage,L'ombre qui fuit vers le lointain.
Et, là-bas, la courbe énergique
Qui joint les monts au firmament,
C'est encore du mouvement,
C'est encore de la musique.
LE NAVIRE
L'image du serpent fabuleux se tortue,
Peinte en vert, à la proue; et la blanche statue
Dont s'honore la poupe est celle d'Artémis.
Un cèdre, où l'églantine et le volubilis
/(10 POÈTES CONTEMPORAINS
Grimpaient depuis un siècle, a seul formé la quille.
Pour l'étrave, bombée ainsi qu'une coquille,
On a taillé le tronc d'un frêne dur et beau.
Avec un sycomore on a fait l'étambot.
La double poutre transversale, et les solives
Qui soutiennent le pont nourrirent des olives;
Et, sur le mât, jadis d'écorce enveloppé,Roucoula le pigeon dans le matin jaspé.Un peu de charme agreste en demeure à ces choses :
Sous le goudron subsiste un vieux parfum de roses;
Les voiles en triangle ont des aspects* d'oiseaux.
Regarde : le serpent se mire sur les eaux.
Les échelles, le plomb à sonder, et les gaffes,Et les ancres qui sont les reines des agrafes,Tout est en ordre, tout est propre, tout reluit.
Et tout est calme. Écoute : on n'entend que le bruit
Fait par les vingt rameurs qui, gonflant leurs narines,
Frappent rythmiquement les agates marines.
Assis près de l'aplustre en forme d'éventail,Moi je surveille en dirigeant le gouvernail.
L'éperon, à mon gré, heurte avec violence
Vers la gauche ou la dextre, ou devant lui s'élance.
Pour éviter l'écueil, pour franchir le détroit,Il suffit que je touche une corde du doigt;Et, selon que le vent vient de Smyrne ou d'Athènes,J'ordonne que l'on baisse ou hisse les antennes.
Quelque soumis qu'il soit de l'arrière à l'avant,Sache que le navire est un être vivant,Un animal très fort, très agile et très brave.
Si, de chaque côté de la solide étrave,Se creuse, lumineuse et sombre tour à tour,Une ouverture vaste et ronde et dont le tourEst garni d'un métal en relief, gris-bleuâtre,Ces ouvertures sont des yeux. Tu n'es qu'un pâtre
FERNAND MAZADE 4lT
De n'avoir pas encor remarqué que ces yeuxSont pensifs et cernés d'amour mystérieux.Le navire voit tout. Il voit parmi les ondesL'horreur et la beauté du plus secret des mondes.Et sois sûr qu'il perçoit les subtiles odeursEt les bruits délicats venus des profondeurs :II" a pour nez le rostre et, pour oreilles vraies,Les bossoirs supportant les ancres révérées.
La quille, à la fois souple et pleine de vigueur,C'est l'épine dorsale; et la cale est le coeur.
Et crois que, pour aller vers les blancs promontoires,Vers les golfes dorés, cet être a des nageoires.Ses nageoires, ce sont les avirons adroits.
Et sa queue est l'aplustre en éventail. Et crois
Qu'il sait quand il s'arrête et qu'il sait quand il vire,Et qu'il rêve et sourit et pleure, le navire!
(Intermède fantasque.)
LE MARIN
L'arbre qu'en ce moment le jardinier recèpe
Avait poussé deux fois des feuillages nouveaux,
Deux fois a fermenté dans le sein des cuveaux
Le raisin entamé par la grive et la guêpe,
Et l'automne deux fois a mordoré le cèpeAux pentes de la sylve où juchent les corbeaux,
Depuis que je n'ai plus, le soir, sous vos flambeaux,
Mangé la venaison, la châtaigne et la crêpe.
Vivez heureux; vivez comme si votre fils
N'avait pas vers des caps lointains largué la toile;
Et ne songez à moi que le jour d'Adonis.
4 12 POÈTES CONTEMPORAINS
Mais lorsque, par les nuits sans lune et sans étoile,
S'élanceront sur l'eau la foudre et son tambour,
A l'Amour demandez de protéger ma voile :
Et vous me reverrez aux fêtes de l'Amour.
BARCAROLLE
Vous me réverrez, je le crois;
Mais le caprice emplit le inonde :
L'énigme des mers est profonde,Et la foudre tombe parfois.
Lorsque nous quittâmes Athènes.
Si vermeil que fût le matin,Le temps paraissait incertain
Autour des îles incertaines.
Nous partîmes, ce matin-là,Sur un bateau chargé de branches.
Les voiles volaient, toutes blanches :
Il n'est de certain que cela.
Toutes blanches volaient les voiles !
Et, depuis ce matin vermeil,Mes jours n'ont plus eu de soleil,Et mes nuits n'ont plus eu d'étoiles.
MIDI
En mer pas un navire ; au ciel pas un nuage ;Et pas un mouvement dans le jardin sans voix.Sauf qu'aux fleurs du bassin le c3>-gnc vole et nao-e.
FERNAND MAZADE 4î3
La lande a la couleur de l'albâtre. Tu crois
Que des lacis de lait enveloppent la vigne,
Que des moissons de lys ont recouvert le bois.
Toute cette blancheur n'émane que d'un cygne.
(Intermède fantasque. )
FLAMME TRISTE.
D'où nous as-tu tirés, Seigneur? Que sommes-nous?
Où vont les oiseaux bleus qu'il nous plairait de suivre?
Pourquoi, si l'homme meurt, le condamner à vivre?
Du tombeau, du berceau, lequel est le plus doux?
Serait-il que nos voeux s'achèvent en poussière,Eux qui de limon seul n'ont pas été pétris?
L'ange qui, les yeux clos, guide nos pieds meurtris
Porte-t-il la clé d'ombre ou l'arme de lumière?
En de lointaines nuits, peut-être ai-je régné
Sur un pajrs bercé d'incessante musique
Et par un éternel clair d'étoiles baigné.
Mon esprit nageait-il au fil du rêve unique?
Il n'aurait su prévoir les temps et les milieux
Où je promènerais un feu mélancolique
Dans le coeur le plus tendre et le plus oublieux.
L'ANNEAU
J'allais rêver
Au bord de l'eau
Quand j'ai trouvé
Sur le pavéCe bel anneau.
4^ POÈTES CONTEMPORAINS
Il est ancien,
En métal vert
Comme la mer.
Est-il païen?Il sonne clair '.
Est-il chrétien ?
Il m'a semblé,
O mon destin,
Qu'il te convient.
Aussi je l'ai
Mis à mon doigt.Anneau d'honneur
Et de douleur,
Anneau d'un roi :
Le roi de coeur.
LA HARPE
Mon coeur secrètement nourrit, qui le dévore,
La flamme d'un amour peut-être sans objet.Yseult aux blonds cheveux existe-t-elle encore
A qui ma jeunesse songeait?
D'odorantes langueurs de la colline tombent.'
Les boeufs dans l'herbe morte allongent leurs naseaux.
Le soleil de midi fait gémir les colombes
Sur les pins qui bordent les eaux.
Tandis qu'à la façon d'un navire un nuage
Unique se balance au bleu du firmament,Le bleu des flots amers vers l'étranger rivage
Semble s'en aller lentement.
I'ERN.VND MAZADE /|]5
Malgré son vieil attrait et qui reste le même,La terre dont j'étais épris ne me plaît pasA présent que ses feux, de la femme que j'aime,
Ont cessé de porter les pas.
Quand le jour à l'ouest quittera son écharpe,Je voudrais être mis, comme Tristan blessé,Au gré de Dieu, sur une barque, avec ma harpe^
Et seul parmi la mer laissé.
LE TERTRE
Au soir éclos, il me semble que je vous vois.
Vous aurez, sous le front alourdi d'améthystes,Les yeux d'azur, les yeux étincelants et tristes,
Les jeunes yeux cernés par des voeux d'autrefois.
Vous viendrez sur ce tertre où mon coeur vous invente,
Femmes qui m'aimerez quand je ne serai plus,Et vous regarderez, en aval des .palus,S'allumer sur le golfe une rose mouvante.
Ce que je lui disais : qu'elle embaume la nuit
D'angoisse tendre et de langoureuse espérance,
Qu'elle est musique en même temps qu'elle est silence :
Ce que je lui disais, femmes, dites-le lui.
Et dites-lui (je crois qu'elle le sait) de dire
A votre amour pour moi (l'amour sur ce tombeau)
Que toujours j'ai choisi le rêve le plus beau
Et que ce fut toujours le rêve qui déchire.
(Premier cahier des Amours.)
4t6 POÈTES CONTEMPORAINS
COEUR
Bien que, par vous cependant si bonne,
Dans la douleur il fût descendu,
Petites dents qui l'aviez mordu,
Petites mains qui l'aviez tordu,
Vos petits jeux il vous les couronne.
Entre les coeurs les plus emportésNul autre coeur n'eut plus de caprices.Mais pas un coeur n'eut moins d'artifices.
Nul mieux que lui, même en leurs supplices,N'aima l'amour et les voluptés.
Amour sacré, voluptés lustrales,
Qu'il eut raison de vous tant chérir!
Vous lui venez, pâles de désir,Proche du soir qu'il croyait mourir,Donner la rose au bruit des cymbales.
(Inédit.)
VINCENT MUSELLI
né à Argentan (Orne) en 1879.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Travaux et les Jeux (Bergue, iQili).— Les Masques
(Chrétien, 1919). — Sonnets à Philis (Poutermann, ig3o). — Les
Strophes de Contre-fortune (id., ig3i). — Les Sonnets moraux
(Éditions du Trident, Paris, ig34). —• Les Sept Ballades de con-
tradiction (ig38).
STANCES
Lève-toi : descendons; sortons de la maison;Viens, ne demeure pas dans ces lieux encor sombres!
Regarde : le soleil triomphe à l'horizon
Et de notre jardin chasse déjà les ombres.
Le songe qui te vint tandis que tu dormais
Va quitter pour toujours ton âme inconsolée;Mais ces roses non plus ne renaîtront jamais,
Que le vent cette nuit effeuilla sur l'allée!
De ces jardins pompeux et brillants, la nuit sombre
Déjà détruit la forme et trouble les couleurs;
Les marronniers, les pins ne sont qu'un noir décombre
Et le jour fatigué se retire des fleurs.
Ne prends point de souci des arbres ni des roses,
Qu'importe à notre amour leur indigne trépas,
Va! notre coeur échappe au désastre des choses,
Lui qui sent venir l'ombre et qui ne tremble pas.
(Les Travaux et les feux.)
LE DEVOIR
Qu'on soit ignorant ou doctime,
Haillons que l'on porte ou pourpoint,
Devant quiconque, en quelque point,
Il surgit, tyran légitime.
420 POÈTES CONTEMPORAINS
Mais quand ses ordres il intime,
Que de son dur foudre il nous point,
Aucune voix ne nous dit point
Sur quel autel être victime.
Le saint périt et le soldat,
Pour le ciel comme pour l'État,
Et le poète pour un livre.
Sait-on sacrifices plus beaux
Que ceux par quoi l'on se délivre,
O Nuit, pâture des flambeaux !
(Les Sonnets à Philis.
STROPHES
Quand tu jaillis et te cambre
Hors du beau linge écumant,Il n'est geste, en quelque chambre,A mieux ravir un amant.
N'est-ce ainsi que, primitive,Jadis enchantait la rive,Une autre déesse aussi,
Qui, de l'onde, au loin, venue,
Parut, pour l'humain souci,
Svelte, éblouissante et nue !
Ton corps souple et pur où tantDe grâce et de savoir veille,Cette architecte merveilleA fait Amour hésitant.
VINCENT MUSELLI , 42 T
Quels soins délicats y mettre!Et quelle main géomètreFaudrait-il qui, du talon
A la nuque lucifère,
Experte, explorât selon
Le plan, la ligne et la sphère!
Sur le chagrin qui te presse,Ami, pousse le.verrou,Et puise, au même bambou,La fumée et la sagesse!
Corrige ainsi l'Univers,
Déjoue un destin pervers,
Que soit ta peine étouffée,Et réservés aux dévots,Les beaux songes dont MorphéeAura gonflé ses pavots!
A peine a-t-on vu la flamme
Luire aux traces de vos pas, .
Déjà qu'il vous faut, Madame,
D'autres coeurs, d'autres climats.
Ainsi coule une onde agile,
Ainsi, quittant son asile,'
Fuit un beau vol vagabond;
Ainsi, dur et clair mensonge,
Les nuages qui s'en vont,
Pleins de lumière et de songe!
422 POÈTES CONTEMPORAINS
Que soit l'orgueilleuse rose
Soumise aux destins divers,
Ah! qu'importe, Amour oppose
Sa flamme au froid des hivers !
Ne redoute ni la cendre
Ni de voir l'ombre descendre,
Amie, en nos coeurs brûlants,
Nos coeurs qui, libres de haine,
La menace ont faite vaine
De l'âge et des cheveux blancs.
LE DERNIER JOUR
Car il viendra, ce jour qui sera le dernier!
Jour où se confondront le prêtre et la victime,Jour où j'abdiquerai, sur le funèbre abîme,
L'espace et cette chair où j'étais prisonnier.
Déjà, dessous mon front, la nuit et le silenceM'auront abstrait dû monde eh mon propre désert ;
Mais, lucide, j'apercevrai le livre ouvert^Et de mes actions la trop juste balance'.
Humble, devant la flamboyante Éternité,Plus rien ne me sera que paille et vanité,Hormis cette vertu qui force les étoiles.
Pensée, Amour, Pouvoir fraternelet discret
Des Archanges, Esprit qui gonflerez mes voiles,
Soyez là m'enseignant la route et le secret!
VINCENT MUSELLI 423
SURSUM
Nature, qu'il est faux qu'ayons mêmes destins !Comme ils ne sont pas miens, ta gloire ou ton décombre,Tes plaines, tes forêts, ni tes soirs gonflés d'ombre,Ni l'orgueil qui flamboie et crie en tes matins !
Des saisons et des jours contempler l'ordonnance,Il n'est point là remède efficace à nos maux;Traître qui, se flattant de suivre tes travaux,Greffe sur la douleur sa pédante ignorance!
Fier et cruel ailleurs! ô lumière! oh! si loin!
Je partirai, tendu d'un intrépide soin,Cherchant la catastrophe où jaillisse ma joie.
Périsse l'Univers si l'Amour est vainqueur!Ce n'est pas le soleil qui nous montre la voie,Et qu'importe la nuit s'il fait clair en mon coeur.
ORPHEE
Le connais-tu, l'enfer, celui-là d'être seul!
Ce vide, cette angoisse et les peurs toujours prêtes i
Mage qui conduisais les forêts et les bêtes,
Tu te sauves, hagard, ivre encor du linceul.
Répars! pouvais-tu croire, insensé, que, ravie
A soi-même, et greffée à l'Être universel,
Elle viendrait ainsi, docile à ton appel,
Revêtir, pour tes jeux, son fantôme et sa vie !
424 POÈTES. CONTEMPORAINS
Ah! tu peux désormais déployer tes douleurs ;
C'est en vain que ta lyre, Orphée, et que tes pleurs
Lamentent aux échos Eurydice perdue.
Quoi? n'oserais-tu point retourner chez les morts,.
Revoir le fleuve et l'ombre et la morne étendue
Et le soufre montant des plutoniques bords!
(Lés Sonnets moraux.)
LE GOLGOTHA
Ce qu'il combat ici, non, ce n'est point Méduse,
L'Oiseau stymphalien, l'Hydre ni le Serpent;
Angoisse et pleurs!1son Père hésite et se repent,
L'Ami dort, Il vient seul, sans armes et sans ruse.
Tu l'attendais, ô Mort, sûre, pleine d'orgueil,Ricanante si haut dans tes dalles funèbres!
Mais lui, d'un ferme pas, descendit aux ténèbres,Et défit le néant, la chair et le cercueil.
Ainsi, de par le sang, naîtra toute victoire,Ainsi seront ouverts les paradis de gloireA ceux qui, pour couronne, ont épines au front.
Souffrance et pauvreté sont les seules monnaies,Et l'homme au juste port les vagues conduirontS'il suit au ciel le signe éclatant des cinq Plaies!
(Les Sonnets moraux.)
VINCENT MUSELLI /)25
MAIS CES OISEAUX...
Mais ces oiseaux qui volaient haut dans le soir,En chantant malgré le vent et malgré l'ombre,,Disaient-ils point, ah, si fiers en ce décombre!
L'inexorable dureté de l'espoir.
La peur entrait dans la bête et dans la plante,Les angoisses peuplaient l'air alentour, mais
Ces oiseaux, alors, chantèrent à jamais,
Ignorants de la lumière fléchissante.
Déjà le jour noircissait dans les roseaux,Un deuil froid poignait les choses de la plaine,Tout mourait, dans quel secret! et cette peineEtait longue sur l'étang, mais ces oiseaux...
(Inédit.)
QUITTONS-LES...
Quittons-les! Ne te retourne point
Vers la Ville, hélas! ni vers notre hôte;
Obéis au destin qui nous joint :
La nuit vient, descendons à la côte !
Ne crains rien, ô cher coeur dévasté,
C'est dans la dureté que je sème :
L'heure est ici de la liberté,
Et du meurtre choisi sur soi-même.
La barque est prête et les avirons
Sont attentifs et, lorsque la lune
Aura disparu, nous partironsSur les chemins obscurs de Neptune!
(Inédit.)
426 POÈTES CONTEMPORAINS
SI VOUS ÊTES POUR MOI...
Si vous êtes pour moi ce refuge, ce pur
Feuillage, et la source dansante, cet azur,
Ce beau lac où le jour a versé ses merveilles,
L'air léger, la lumière aux pas félins et longs,
L'êtes-vous, mon Amie, ou plutôt ces abeilles,
Dont l'essaim gronde et chante au creux des violons!
(Inédit.)
L'INSTANT
Tu n'es que présenceIneffablement
Rien qu'un élément
Et rien qu'une essence.
L'exacte balance
De ton mouvement,En un seul moment
Finit et commence.
Oh! cruel trépas!
Instant, ne fuis pas—
Qu'Amour te retienne! —
Sans avoir été
Celui qui contienneUne éternité!
(Inédit.
EMMANUEL AEGERTER
né à Cahors (Lot)' en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Chimère dans le Parc (Lemerre, Paris, igi4)-— Les Comé-
diens d'Elseneur (Delalain, Paris, ig22). — Les Ames sous l'autel
(Editions de la Pensée latine, Paris, ig24). — Dix Poèmes Freu-diens (Ed. de la Griffe, Paris, ig27). — Poèmes d'Europe (Mes-sein, Paris, ig2g).
— Feux Saint-Elme (id., ig3i). —Le Voilieraux Diamants (Haloua, Paris, ig35). —Disques pour le crépuscule(id., 1937).
LES ORGUES DU SILENCE
J'ai tenu sous mes doigts les Orgues du Silence,Les orgues de cristal au clavier assourdi
Où vous veniez mourir, sanglots des confidences,Où vous venez pleurer, ô mots qu'on n'a pas dits!
J'ai joué longuement sur leurs touches muettes
D'inentendus adieux aux aveux que j'ai tus :
Je vous ai salués — fantômes que vous êtes —
Élans de ma jeunesse, ombre de ma vertu;
Et, quand le givre orné miroite en fraxinelles,Je yous évoque avec une amère ferveur,Si vieux aussitôt né, Passé, fuite éternelle,
Qui glacez un mirage où tremblait une fleur...
Orgues au timbre vain dont le tirant s'entrave,
Tuyaux que ne hanta nul souffle musical,
Qui connut leur secret se sent lucide et grave,Et dans son coeur fermé monte un chant sans égal.
Le mystère a pour lui d'ineffables arpèges;11 comprend l'au-delà des phrases, et leur nuit,
Et, comme des pas nus qui marchent sur la neige,Des révélations l'envahissent sans bruit.
L'instant s'est détaché comme une feuille morte,
Chère fragilité qui n'est d'or qu'en mourant?
Sa spirale trouant le vent noir qui l'emporteMet l'appel du trépas dans son silence errant...
Un regard a croisé notre regard, y plonge,
Don lumineux d'une âme et d'un corps, et se clôt?
O modulation d'abandon et de songe
D'un silence plus lourd d'aveu que tous les mois!
43o POÈTES CONTEMPORAINS
Sans susciter l'écho de la mélancolie,
Sans troubler le sommeil des amours d'autrefois,
Je me joue en mineur le thème de ma vie,
Dans un silence pur qui vaut toutes les voix;
Quand le souvenir passe avec ses pieds de cendre
Sur les fleurs sans réveil des jardins que j'aimais,J'écoute ce qu'hélas! la chair ne peut entendre,Ce que les sons humains ne traduiront jamais ;
Et loin de ceux qui font vibrer le bois des cibles
Ou dont le cri brutal monte aux flammes du soir,Je laisse, sur l'ivoire et l'ébène invisibles,Le Silence chanter les regrets sans espoir.
(Feux Saint^-Elme.)
. MES SONGES SONT PAREILS
Mes songes sont pareils aux étoiles de mer :
Étranges, écoutant le bruit sourd des désastres,Ils rampent sur le sable au bord de l'Infini,
Flagellés par l'écume aux diamants amers,Et des femmes sur eux posent leurs pieds brunis— Mais ils ont la forme des astres...
(Inédit.)
T. S. F.
Un prêche a rapproché Daventry dans ses brumes;Illuminant le pur zodiaque des voix,
Les lampes s'allument :Le globe est à moi.
EMMANUEL AEGERTER 431
La Terre est sous mes doigts un éventail mobile,Je l'éploie, et j'entends vibrer — Bruxelles, Rome —
Le coeur fou des Villes
L'esprit fier des Hommes.
Demain nous entendrons peut-être d'autres mondes,
Musiques traversant un plus docile éther,Autres longueurs d'ondes :
Mars ou Jupiter...
J'entends Java brûlante au disque qu'elle emprunte,Un menuet de Grieg qui chante sous la neige...
Mais la voix défunte,Un soir l'entendrai-je ?
LE NAJA
Comme un charmeur, sur son tapis, courbant l'échiné
Fait danser un serpent dont le cou s'allongeaDès le premier soupir de la flûte de Chine,
J'ai mon mystérieux et tragique naja.
Curieux de toxique, extase ou cyanure,
Je fais danser un Songe ennemi dont les dents
Tiennent l'éternité dans leur double rainure,
Songe aux yeux d'infini mortel aux imprudents ;
Je fais, par les soirs lourds de néant et d'automne,
Dérouler ses anneaux qui ne finissent pas;
La flûte est de cristal, le chant est monotone :
Il se dresse, porteur de rythme et de trépas;
4o2 POÈTES CONTEMPORAINS
II se déploie ainsi qu'une soie; il miroite
En écailles de nacre et de pourpre et dé noir;"
Avançant, reculant sa tête haute et droite^
Il se balance avec un mauvais nonchaloir.
Il danse, au bruit plaintif de la flûte bizarre,
Tacheté de poison et de raffinements...
Alors ma volupté pure, anxieuse et rare^
Est de savoir qu'il peut me tuer brusquement.
J'arTémoi de sentir —lorsque sa gueule darde
Un filament mouillé, délicat et fourchu,
Quand ses yeux d'émeraude intense me regardent,Où souffre l'âme en deuil d'un bel ange déchu —
Que j'ai su le dompter par la seule harmonie,Guetteur hanté du goût sournois d'être lové,
Que je tiens le venin, la fièvre, l'agonie
Suspendus à des sons au-dessus du pavé...
L'effroi serre mon coeur, le sang bat à mes tempes;Ses prunelles, dans son balancement parfait,Ont une fixité pathétique de lampes ;S'il me mordait de crocs soudains? S'il m'étouffâit?
Je joue avec le froid Danger, l'âme subtile,Le souffle modulant un souvenir ancien ;Une mort en spirale habite le reptile,Qui peut se replier sur le musicien...
Je suis à la merci d'un geste ou d'un silence,Et je goûte l'orgueil insolent et natalDe comprendre que j'ai pour unique défenseCelte chanson qui sort d'un fragile cristal.
(Le Voilier aux Diamants.).
EMMANUEL AEGERTER 433
LE DISQUE DE LA ROSE ET DU NÉNUPHAR
Je dis des mots d'amour devant la nuit du disque...— Des mots : le long velours des caresses, le risqueVoluptueux des nuits sournoises, le vallon;La source pure où l'Heure ingénue au corps blond
Se baigne, et nue, a su garder tout son mystère,Etles grands parcs, ce songe embaumé de la terre;— Des mots qu'il suffira d'un déclic, désormais,Pour qu'ils chantent, à tout jamais, que je t'aimais...
Et tous ces mots qui font, développant leur spire,De petits reliefs d'astres noirs dans la cire,Garderont la tendresse éparse de ce soir,'Le regard bleu du ciel au fond de ton miroir.
L'orient pur de ton collier aux perles roses,
La couleur, le contour et le frisson des choses,
Et plus que les rayons, les soupirs et les voix,
Cette rose de feu qui brûle entre tes doigts...
Je dis ces mots devant le disque obscur qui glisse,Pour qu'un soir de deuil pâle et de muet suppliceTu puisses évoquer cette heure, ses parfums
Suppliants, et ses ors lumineux et défunts,
Et tout ce qu'elle emporte aux plis de sa tunique
De jeunesse odorante et de douceur unique,
Car tu pourras, moi mort et ce jour mort, soudain
Ressusciler, par ces mêmes mots, ce jardin,
Comprendre que ma voix, cette voix qui marlèle,
Pour te parler d'amour s'est voulue immortelle,
Étroitement mêlée à ces arbres, aux ors
Sépulcraux dû couchant...
28
434 POÈTES CONTEMPORAINS
Et tu verras alors
Le disque ancien glisser, fleur fragile et morose,
Fleur sombre qui sera l'ombre de cette rose
Actuelle, écarlate exquise du présent,
Et, pétri de rumeurs et de mots, transposant
Sur le plan musical le passé qu'il prolonge,
Tourner, noir nénuphar, sur l'eau morte du songe.
AMITIE
Amitié, sonate d'argent
Qu'on écoute à deux, en silence,
Chacun admirant, et songeant
Qu'il pense ce que l'autre pense;
Dahlia sans parfum secret,Sans rien d'étrange ni de trouble ;
Rayon unique, pur, sacré,
Qui descend d'une étoile double ;
Miroir qui reflète un miroir
Et fait qu'un seul cristal prolongeLes caressants flambeaux du soir
Et le doux visage du songe ;
Intelligence plus qu'instinct,O fusion immatérielle
Où chaque être reste distinct,Chanson qui s'apparie à l'aile ;
Et, sur l'Océan acharnéDe la vie âpre et coutumière,Phares au front illuminé
Qui ne mêlent que leur lumière...
(Disques pour le crépuscule.
XAVIER DE MAGALLON
né à Mlarseille en 1866.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Prière en guise de réponse à la Comtesse de Noailles (Edition de laRevue «le Feu », igig). — L'Ombre (Librairie de France, 1921).—Les Amitiés (id., ig3i). =—Les Bucoliques de Virgile (id., ig3i).
HOMME, DESCENDS SUR TA TERRASSE.
« Homme, descends sur ta terrasse,Vois : le jour qui s'évanouit
Ote ses bagues, et les passeAux doigts scintillants de la. nuit..
« La tendre lune vient de naître :Le soleil, cher à ta raison,Dorant les yeux de ta fenêtre,Leur dit adieu sur l'horizon.
« Sur le sable, chienne câline,Avec un bruit timide et doux,La mer, au bas de la colline,Vient se coucher à tes genoux... »
Un astre à gauche, l'autre à droite,L'homme vient, beau comme l'été;Il parcourt sa terrasse étroite,Il s'assied dans sa majesté.
La lune danse sur sa joue;Le soleil lui baise les pieds ;
Lui les regarde, rêve, et joueAvec ces objets familiers.
MATIN NOIR
Aux beaux jours d'autrefois, ta jeunesse et l'aurore
Ensemble s'envolaient vers le soleil vivant,
Et le soleil et toi, dans l'air frais et sonore,
Étiez deux compagnons ensemble vous levant.
438 POÈTES CONTEMPORAINS
J'ouvre encor ma fenêtre aux heures cristallines,
Le jour ressuscité dépouille son linceul,
Mais, quand il reparaît sur les tristes collines,
Que le matin est noir, maintenant qu'il vient seul!
LE BRUIT DU COEUR
Quand de ton sang qui se déchire
Tu ne peux plus souffrir la voix,
Garde-toi d'aller en délire
Chercher la paix au fond des bois.
Au cri de tes inquiétudes
L'âpre nature ajouteraitLe sanglot de ses solitudes,
La profondeur de la forêt.
Mais dans la mêlée où nous sommes
Viens et sache, plein de trépas,Te plonger au fleuve des hommes
Où ce qui meurt ne s'entend pas.
Le forum, le chantier, l'usine,Tout l'effort d'un peuple en rumeur
Étoufferont dans ta poitrineCe bruit sinistre de ton coeur.
LE BERCEAU
Tu ne sais rien. Tu peux tout croire. Crois à l'âme!
Entre, coeur confiant, sous le funèbre arceau!La forme de la fleur est celle de la flamme,La forme de la tombe est celle du berceau.
XAVIER DE MAGALLON 43g
VISITE
J'ai trouvé, cette nuit que' tardait trop l'aurore,J'ai traversé la ville en son profond sommeil,Et vers ta blanche couche avant qu'elle se doreJ'ai couru, je voulais devancer le soleil.
Je voulais sur toi toute et sans que tu t'éveillesDe ce grand songe étrange où tu t'ensevelis,
Répandre ces oeillets et ces roses vermeillesEt ces vers, dans les.yeux des étoiles cueillis.
L'ABEILLE
Le repas de midi, sous les pins caressants,De l'été magnifique assemblait les présents.Le vin rose riait aux roses coquillages.Du pied de la terrasse un fleuve de feuillagesPortait le rêve ami de ma calme raison
Aux collines d'azur qui touchent l'horizon,
Et puis le ramenait vers le vin délectable,
Vers les fruits attendris qui brillaient sur la table
Et les propos dorés où les coeurs se. berçaient.
Et parmi les lueurs des abeilles dansaient
Dans un fracas guerrier, dans une gloire d'ailes.
Du revers de la main, je frappai l'une d'elles
Qui, de son paradis de figue et de raisin,
Alla rouler parmi les ramilles de pin.
Mais à peine à mes pieds tombait-elle mourante
Qu'une flèche de feu, rapide, fulgurante,
Un frère, un compagnon, un époux, un amant
Sur elle s'abattit, lancé du firmament.
/J4o POÈTES CONTEMPORAINS
Le bel être fougueux, sur la frêle victime,
D'un murmure éperdu, d'une caresse ultime
Tentait de la ravir et de la ranimer.
Je les voyais trembler, je les voyais aimer,
Je les voyais mourir... C'est ainsi, me disais-je,
Sous les feux du soleil ou les feux de la neige,
Dans les palais de pourpre et dans antres sourds,
La vie incessamment déchire les amours.
Dans les gouttes du temps les multitudes meurent
Laissant à d'autres multitudes qui les pleurent
Une nuit sans regard sur le plus bel été,
Un éternel soupir dans le coeur dévasté.
Tout ce qui s'est noué promptement se délie.
Sous quel fardeau d'adieux chaque soir se replie!De quels déchirements, beaux instants parfumés^De quelles passions êtes-vous donc tramés!
Qu'est-ce dans l'univers que cette abeille mince?
Mais le poète, mais le sage, mais le prince,Mais l'homme, l'homme aux yeux du ciel indifférent.
Heureux ou malheureux, le croyez-vous plus grand?Ses rêves, ses soucis, ses amours, son extase
Valent exactement l'insecte qu'il écrase,Et c'est de la naissance et de l'écrasement
Que se nourrit sans fin la fuite du moment.
Univers, tu n'es rien qu'un vain jet d'étincelles,Te mirant tout entier dans chacune d'entre elles.
Je sais bien que tu nais, je sais bien que tu meursSans cesse dans les feux, les ombres, les rumeurs,Dans l'orgueil angoissé des mères adoréesEt le bourdonnement des abeilles dorées.Sans répit, océans et constellations,Poèmes et cités, bêtes et nations,Coeur et choeur de lumière, à la moindre prunelleVersant les feux follets de la vie éternelle,Abîme de l'infime^et de l'immensité
XAVIER DE MAGALLON 441
Où la nuit sans relâche assaille la clarté,Éclat des roses et des lèvres bien-aimées,Cire et flamme à la fois des torches consumées,Tu roules tout entier de tes soleils lointains
Jusqu'à l'insecte ardent : il se meurt, tu t'éteins!
C'est ainsi. Tout brûlait, la terre pâmait d'aise,Tout fondait de plaisir dans la belle fournaise,Sur les fruits, les cristaux, s'acharnaient les frelons.Le jour en s'incurvant aux hanches des vallons
S'arrondissait ainsi qu'une riche corbeille...Mais je rêvais toujours à la mort de l'abeille.
AU-DELA DU SOLEIL
Quand m'étreignait encor dans sa robe de pierre -
La terre maternelle entre ses larges seins,
Ce roulement sur moi des vents et du tonnerre
N'était-ce pas déjà le cri de tes buccins?
A leur appel j'ai vu, dernier enfant d'Orphée,Les éléments épars se prendre par la main
Pour répondre partout d'une plainte étouffée
Aux consolations du beau visage humain.
J'ai vu les dieux sortir du tronc blessé des arbres,
Du fleuve paternel se plisser le front noir,
Un sang plus bleu courir dans les veines des marbres
Et l'armée elle aussi des astres s'émouvoir.
Dissipe nos brouillards! La terre encore doute!
Arrache l'univers à son prudent sommeil!
Fais surgir, dans le coeur de l'homme, sur la route,
Le héros magnifique à ses désirs pareil!
/|/|2 POÈTES CONTEMPORAINS
Le regard attendri des femmes et des fouleso
Suit, brillant dans les pleurs, ton geste ensanglanté,Et déjà fait lever des sillons que tu foules
L'aube de la plus juste et plus libre cité.
Un jour, jetant au feu cette chair misérable
Et l'armure en lambeaux de nos corps fatigués,Vers les lèvres en fleur de la mort désirable
Nous nous élancerons vainqueurs, ardents et gais.
Nous plongerons au coeur de la pourpre où tout sombre,Nous irons en chantant par lé chemin des dieux
Voir fondre le mystère et se dissoudre l'ombre
Aux confins sans erreur de la nuit et des yeux.
Viens! nous délivrerons de la bête cruelle
Sur un monde ignoré d'étranges nations
Et consoliderons, d'une sainte truelle,
Quelque fronton penchant des constellations.
Et pour la vierge en pleurs qui frissonne et qui sembleDe l'hydre universelle attendre le réveil,Hors des rives du temps nous poursuivrons ensembleLe combat qui se livre au-delà du soleil!
JULES SUPERVIELLE
né à Montevideo (Uruguay) en 188b.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Poèmes de l'Humour triste (La Belle Edition, Paris, 1919). ~—
Poèmes (Figuière, Paris, 1919). — Débarcadères (Édition de laRevue de l'Amérique latine, Paris, 1922).
— Le Forçat innocent
(Nouvelle Revue Française, ig3o). —' Gravitations (N. R. F.,
ig25 et 1932). — Les Amis inconnus (N. R. F., ig34). — La
Fable du Monde (N. R. F., i-g38).
RETOUR A LA PAMPA
Le petit trot des gauchos me façonne,les oreilles fixes de mon cheval m'aident à me situer.Je retrouve dans sa plénitude ce que je n'osais plus
envisager,toute la Pampa étendue à mes pieds comme il y a
sept ans.
O Mort! me voici revenu.
J'avais pourtant compris que tu ne me laisserais pasrevoir ces terres,
une voix me l'avait dit qui ressemblait à la tienne,une voix qui était la tienne, car tu ne ressem-
bles qu'à toi-même,et aujourd'hui, je suis comme ce hennissement qui ne
sait pas que tu existes ;
je trouve comique d'avoir tant douté de moi et c'est
de toi que je doute, ô Surfaite,
même quand mon cheval enjambe les os d'un boeuf
proprement blanchis par les vautours et par les
aigles,ou qu'une odeur de bête fraîchement écorchée, en pas-
sant, me tord le nez.
Je fais corps avec la Pampa qui ne connaît pas la
mythologie,avec le désert orgueilleux d'être le désert depuis les
temps les plus abstraits
il ignore les Dieux de l'Olympe qui rythment encore
le vieux monde.
Je m'enfonce dans la plaine qui n'a pas d'histoire et
tend de tous côtés sa peau dure de vache qui
a toujours couché dehors,
446 POÈTES CONTEMPORAINS
et n'a pour toute végétation que quelques talas, cei-
bos, pitas,
qui ne connaissent le grec ni le latin;
mais savent résister au vent affamé du pôle,
de toute leur vieille ruse barbare
en lui opposant la croupe concentrée de leur branchage
grouillant d'épines et leurs feuilles en coup de
hache.
Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à per-
sonne et se défend de ressembler à ces paysa-
ges manufacturés d'Europe, saignés par les sou-
venirs,à cette nature exténuée et poussive qui n'a plus que
des quintes de lumière,
et, repentante, efface l'hiver ce qu'elle fit pendantl'été.
J'avance sous un soleil qui ne craint pas les intempéries,se servant sans lésiner de ses pots de couleur locale
toute fraîche
pour des ciels de plein vent qui vont d'une fusée jus-
qu'au zénith,et saisissant dans ses rayons, comme au lasso, un gau-
cho monté, tout vif.
Les nuages ne sont pas pour lui des prétextes à une
mélancolie distinguée,mais de rudes amis d'une autre race, ayant d'autres
habitudes, avec lesquels on peut causer,et les orages courts sont de brusques fêtes communesoù ciel, soleil et nuagesy vont de bon coeur et tirent jouissance de leur propre
plaisir et de celui des autres,où la Pampafoule ivre-morte dans la boue polluante où chavirent
les lointains,
JULES SUPERVIELLE 44>j
jusqu'à l'heure des hirondelles
et des derniers nuages, le dos rond dans le vent du
sud,
quand la terre, sur tout le pourtour de l'horizon bien
accroché,sèche ses flaques, et son bétail et ses oiseauxau ciel retentissant des jurons du soleil qui cherche
à rassembler ses rayons dispersés.
(Débarcadères.)
LA SPHÈRE
Roulé dans tes senteurs, belle terre tourneuse,Je suis emreloppé d'émigrants souvenirs,Et mon coeur délivré des attaches peureusesSe propage, gorgé d'aise et de devenir.
Sous l'émerveillement des sources et des grottesJe me fais un printemps de villes et de monts
Et je passe de l'alouette au goémon,Comme sur une flûte on va de note en note.
J'azure, fluvial, les gazons de mes jours,Je narre le neigeux leurre de la MontagneAux collines venant à mes pieds de velours
Tandis que les hameaux dévalent des campagnes,
Et comme un éclatant abrégé des saisons,
Mon coeur découvre en soi tropiques et banquises
Voyageant d'île en cap et de port en surprise
Il démêle un intime écheveau d'horizons.
(Débarcadères.)
448 POÈTES CONTEMPORAINS
VIVRE
Pour avoir mis le piedSur le coeur de la nuit
Je suis un homme prisDans les rets étoiles.
J'ignore le repos
Que connaissent les hommes
Et même mon sommeil
Est dévoré de ciel.
Nudité de mes jours,On t'a crucifiée;
Oiseaux de la forêt
Dans l'air tiède, glacés.
Ah! vous tombez des arbres,
(Gravitations.
TIGES
Un peuplier sous les étoiles
Que peut-il.Et l'oiseau dans le peuplier
Rêvant, la tête sous l'exil
Tout proche et lointain de ses ailes,
Que peuvent-ils tous les deux
Dans leur alliance confuse
Dé feuillages et de plumesPour gauchir la destinée.
JULES SUPERVIELLE _ 44g
Le silence les protègeEt le cercle de l'oubli
Jusqu'au moment où se lèventLe soleil, les souvenirs.
Alors l'oiseau de son bec
Coupe en lui le fil du songeEt l'arbre déroule l'ombre
Qui va le garder tout le jour.
(Gravitations.)
L'ÉMIGRANT
J'entends les pas de mon coeur
Qui me quitte et se dépêche.Si je l'appelle il m'évite
Et veut disparaître au loin.
Où va-t-il si affairé
Sans voir le soir ni l'aurore,Il s'en va si réservé
Que nous serons arrivés
Sans que je comprenne encore.
Qu'il arrive et qu'il s'arrête
Il n'aura plus que la force
De souffler sur sa lumière,
Je ne saurai rien encore
Que laisser passer la mort
Qui doit être la premièreA savoir, et la dernière. .
(le Forçai innocent.)
20
45û POÈTES CONTEMPORAINS
LE REGRET DE LA TERRE
Un jour, quand nous dirons : « C'était le temps du soleil,
Vous souvenez-vous, il éclairait la moindre ramille,Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée,Il savait donner leur couleur aux objets dès qu'il se posait,Il suivait le cheval coureur et s'arrêtait avec lui,C'était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre,Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose,Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs,Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l'air
Et lorsque le pas de l'ami s'avançait nous le savions,Nous ramassions aussibien une fleur qu'un caillou poli,Le temps où nous ne pouvions attraper la fumée...Ah! c'est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant.
FIGURES
Je bats comme des cartes
Malgré moi des visages,Et, tous, ils me sont chers.
Parfois l'un tombe à terreEt j'ai beau le chercherLa carte a disparu.Je n'en sais rien de plus.C'était un beau visagePourtant, que j'aimais bien.Je bats les autres cartes.
L'inquiet de ma chambre,Je veux dire mon coeur,Continue à brûler
Mais non pour cette carte,Qu'une autre a remplacée :
JULES SUPERVIELLE 45i
C'est un nouveau visage,Le jeu reste completMais toujours mutilé.
C'est tout ce que je sais,Nul n'en sait davantage.
SOLITUDE
Homme égaré dans les siècles,Ne trouveras-tu jamais un contemporain?Et celui-là qui s'avance derrière de hauts cactusIl n'a pas l'âge de ton sang qui dévale de ses montagnes,Il ne connaît pas les rivières où se trempe ton regardEt comment savoir le chiffre de sa tête receleuse?Ah! tu aurais tant aimé les hommes de ton époqueEt tenir dans tes bras un enfant rieur de ce temps4à!Mais sur ce versant de l'EspaceTous les visages t'échappent comme l'eau et le sable.
Tu ignores ce que connaissent même les insectes, les
gouttes d'eau,
Ils trouvent incontinent à qui parler ou murmurer,Mais à défaut d'un visageLes étoiles comprennent ta langueEt d'instant en instant, familières des distances,
Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles,Il suffit de prêter l'oreille lorsque se ferment les yeux.Oh! je sais, je sais bien que tu aurais préféréÊtre compris par le jour que l'on nomme aujourd'huiA cause de sa franchise et de son air ressemblant
Et par ceux-là qui se disent sur la Terre tes semblables
Parce qu'ils n'ont pour s'exprimer du fond de leurs
années-lumière
Que le scintillement d'un coeur
Obscur pour les autres hommes.
452 POETES CONTEMPORAINS
UN POETE
Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même
Et j'entraîne avec moi plus d'un être vivant.
Ceux qui seront entrés dans mes froides cavernes
Sont-ils sûrs d'en sortir même pour un moment?
J'entasse dans ma nuit, comme un vaisseau qui sombre,
Pêle-mêle, les passagers et les marins,
Et j'éteins la lumière aux yeux, dans les cabines,
Je me fais des amis des grandes profondeurs.
MATIN
Quand le paquebot Terre, un à un ses hublots
S'ouvrant, livre passage aux oiseaux familiers,
Ces bras blancs qui saluent le jour comme leur frère,Nous croyons voir entrer le meilleur de nous-mêmes
Avec les premiers pas du soleil réveillé.
Est-ce là devant nous les arbres du printempsOu bien la vague haute et chercheuse d'écume?
Il est encor trop tôt pour comprendre et savoir,Le regard est grevé d'un peu d'obscurité.
Contentons-nous d'être un vivant un jour de plus,D'entendre en nous ce coeur qui ne s'est pas couchéEt peine nuit et jour dans d'égales ténèbres
Pour préparer un peu de ce qu'il croit bonheur.Et nous le laisserons croire parce qu'il faut
Que le mensonge aussi soit au fond de nous-mêmesPendant que le soleil feint de monter au cielEt toujours nous attrape avec sa même ruse.
(Les Amis inconnus.)
JULES SUPERVIELLE 453
L'ARBRE
Il y avait autrefois de l'affection, de tendres sentiments,C'est devenu du bois.
Il y avait une grande politesse de paroles,C'est du bois maintenant, des ramilles, du feuillage.Il y avait de jolis habits autour d'un coeur d'amoureuseOu d'amoureux, oui, quel était le sexe?
C'est devenu du bois sans intentions apparentesEt si l'on coupe une branche et qu'on regarde la fibre
Elle reste muette
Du moins pour les oreilles humaines,Pas un seul mot n'en sort mais un silence sans nuances
Vient des fibrilles de toute sorte où passe une petitefourmi.
Comme il se contorsionne l'arbre, comme il va dans
tous les sens,
Tout en restant immobile!
Et par là-dessus le vent essaie de le mettre en route,
Il voudrait en faire une espèce d'oiseau bien plus grand
que nature
Parmi les autres oiseaux
Mais lui ne fait pas'attention.Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,
Et regarder, pour mieux se taire,
Écouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,
Il faut savoir être tout entier dans une feuille
Et la voir qui s'envole.
(Les Amis inconnus.)
454 POÈTES CONTEMPORAINS
LE TEMPS D'UN PEU
Que voulez-vous que je fasse du monde
Puisque si tôt il m'en faudra partir.
Le temps d'un peu saluer à la ronde,
De regarder ce qui reste à finir,
Le temps de voir entrer une ou deux femmes
Et leur jeunesse où nous ne serons pas
Et c'est déjà l'affaire de nos âmes.
Le corps sera mort de son embarras.
(Les Amis inconnus.)
NOCTURNE
« Beau monstre de la nuit, palpitant de ténèbres,
Vous montrez un museau humide d'outre-ciel,
Vous approchez de moi, vous me tendez la patteEt vous la retirez comme pris d'un soupçon.Pourtant je suis l'ami de vos gestes obscurs.
Mes yeux touchent le fond de vos sourdes fourrures.
Ne verrez-vous en moi un frère ténébreux
Dans ce monde où je suis bourgeois de l'autre monde
Gardant par devers moi ma plus claire chanson?
Allez, je sais aussi les affres du silence
Avec mon coeur hâtif, usé de patience,
Qui frappe sans réponse aux portes de la mort.— Tu mens, la mort répond par des intermittences
A ton coeur effrayé qui cogne à la cloison
Et tu n'es que d'un monde où l'on craint de mourir. »
Et, les yeux dans les yeux, à petits reculons,Le monstre s'éloigna dans l'ombre téméraire
Et tout le ciel, comme à l'ordinaire, s'étoila.
(Inédit en librairie.)
NOËL RUET
né à Seraing-sur-Meuse (Province de Liège, Belgique) en 1898.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Le Printemps du Poète (1919). — Le Rosaire d'amour (1920). —
Le Beau Pays (ig20). — L'Urne penchée (1921). — L'Ombre et
le Soleil (Editions de la Revue Sincère, Bruxelles, ig23). — Le
Musicien du coeur (id., 1924). — Muses, mon beau souci (id.,
1926). — L'Azur et la Flamme (L'Ermitage, Paris, ig28). —
Musique de chambre (Éditions des Iles de Lérins, Nice, ig3o). —
Cercle magique (Edit. de la Vigie, Liège, ig32). — L'Anneau de
Feu (Édit. de la Grive, Mézières, ig3/|).
ACCALMIE
Comme un long lévrier s'étire sur le sol,L'ombre s'allonge auprès de nous et, sous la vigne,Les moucherons ont clairsemé leur frêle vol :La lune immense a le lourd glissement d'un cygne.
Les vieux pommiers sont noirs sur l'écran net du ciel :Rameaux tors et nerveux sur le fond d'une eau-forte;La ruche ralentit ses doux rouets de miel ;On entend une à une se fermer les portes.
Le soir est à côté de toi. Ne bouge pas;Tu pourrais l'éloigner, si tu faisais un pas.Il me semble que le jardin monte vers nous.
L'air devient peu à peu plus odorant et doux.
Restons silencieux. Que la bonne fatigueNous engourdisse et calme les fièvres du jour.Tu peux fermer tes yeux couleur de fraîche figue :
Sur toi, je veille avec la lune, mon amour.
(Muscs, mon beau souci.)
DELPHINE
Ton visage enfantin, ton corps mince, Delphine,
Que la robe ajourée et laineuse dessine,
Le feu vert de tes yeux, ton rire aigu, la pose
De ta main sur l'ombrelle courte en bois de rose,
Le soleil qui sourit dans la jeune feuillée,
Les grappes de liras que l'averse a mouillées,
Ta grâce, la beauté du ciel et de la terre
Au coeur le plus aride et le plus solitaire
458 POÈTES CONTEMPORAINS
Donneraient, ce matin, l'appétit du bonheur
_Et lui feraient aimer, en sa feinte pudeur,
L'incomparable éclat de ton adolescence
Et, s'unissant à lui, le printemps qui commence.
(Muses, mon beau souci.)
POÈME A L'ENFANT
Mon enfant, vous riez près des roses de braise
Et le vent embaumant l'herbe humide et la fraise,
Glisse dans vos cheveux aussi soyeux que lui.
Au ciel et dans vos yeux transparents l'azur luit.
L'ombre d'un groseiller, rose, à la mousseline
De votre robe et sur vos bras légers dessine
Des feuillages mouvants que brode par moments
D'un insecte d'argent ou d'or le glissement.Parmi les fleurs et la verdure et la lumière,Vous êtes, simple et fraîche, une rose trémière.
Vous vivez... L'herbe molle est pour vous une soeur,Pour vos sommeils elle se creuse et sa douceur
Est le vert oreiller où le vol de vos rêves
S'épanouit, lorsque l'après-midi s'achève...
Soyez heureuse, ô mon enfant^ le jour se noue
Au jour qu'il a suivi. Si le soleil qui joueSur les sentiers et sur vos mains, revient sans cesseAvec chaque matin, aussi fervent et clair,Hélas! vous sentirez plus tard dans votre chairLa dent du doute et dans votre âme la tristesse
Submergera, brume implacable, la clarté
Qui dorait votre vie en votre jeune été,J'ai peur pour vous, ô mon enfant, devant la vieEt pour que vous gardiez, innocente et ravie,
NOËL RUET /,5g
Cette âme immaculée et ce coeur virginal,Je voudrais arrêter le glissement égalDe chaque menu grain au sablier du temps...Parfumez votre doigt à la menthe qu'il froisse,Serrez sur votre coeur le matin éclatant.
Qu'importe si mon front est ombré par l'angoisse,Puisque vous ignorez que passe tout printemps...
CINQ HEURES DU MATIN
La rue est vide et le ciel frais
Et le soleil blanc apparaîtSur les ardoises de l'église.
Aux deux arches du pont le fleuve se divise;Le bruit de l'eau berce le silence et la brunie
Est un épars duvet de plumes
Que le vent pur emporte, rassemble et disperse.Le ciel de citron vert se teint. Un rayon perceLe feuillage du marronnier et trois moineaux
R.oulent dans la poussière avec des cris pointusPour happer le même fétu.
Quelques toits fument à présent. L'heure sonne au
Clocher. Tout l'air s'illumine et bourdonne.
Mais il ne passe encor personne.Et seul j'écoute l'eau chanter. Seul je découvre
Le soleil qui monte plus vite
Au ciel blanc qui frissonne et s'ouvre
Comme une immense marguerite.Et je cueille au haut d'une grilleUn rameau tout chargé de rosée et qui brille.
J'éclabousse mes mains pour le mieux respirer,
Et dans le calme et dans le frais silence,
J'entends soudain mon coeur pleurer,Mon coeur d'enfance...
46o POÈTES CONTEMPORAINS
RAPPEL
Elle revient ta fidèle amertume,
Par ce matin de pluie glacée et drue,
Par ce ciel lourd de craie et de bitume
Et par ce vent qui bouscule la rue.
Jette une bûche, ami. Ferme les yeux,
Appelle à toi le rêve ingénieux.
Demande-lui dans un bar de Martigues,
Cette enfant brune aux yeux couleur de figues
Et dans l'azur grésillant de Marseille,
Le vaisseau rouge et noir qui pour l'Inde appareille.
Demande-lui ce soir de Villefranche,
Criblé des feux des vers luisants
Et tes amis devant la nappe blanche,
Souriant à leurs jeunes ans.
Demande-lui le silence de Pise
Et l'Arno vert entre les pierres grisesEt sur les marbres ajourés du Baptistère,Les cris des martinets et leurs ombres légères.
Demande-lui sur R.ome et ses mille fontaines,Un ciel de nuit obscur et bleu
Et flottant aux chignons bas des NapolitainesLes châles, papillons de feu.
Mais peut-être il suffit à ton coeur incertain,Dans un village de chez nous, un doux matin,D'une femme froissant une branche do sauleEt dont les cheveux clairs inondent les épaules
NOËL RUET /(6l
PETIT POÈME
Que viens-tu parler d'Italie,De son ciel haut et subtil?Vois donc l'azur de Wallonie
Par cet avril !
Trouverais-tu mieux à Florence
Que ce bouleau qui se balanceEt dont est pur le dessin
Comme le contour d'un sein?
Ami, crois-moi, dans ce villageAux seuils gris veinés de bleu,Je n'imagine aucun rivage
Plus lumineux...
(L'Azur et la Flamme.
QUARANTE ANS
Mes pas seront bientôt à la pointe du mont.
D'un seul regard je pourrai voir les deux versants.
Ma jeunesse, vous inclinez déjà le front.
Votre fougue n'est plus un chevreau bondissant.
J'ai gardé la ferveur et la beauté de vivre.
Les arbres et les fleurs, les bois et les prairies,Mon esprit les découvre encor et je m'enivre
A lier aux clartés des mots, mes rêveries.
Mais trop de souvenirs, hélas! pèsent sur moi.
L'enfance m'a fermé ses mondes merveilleux.
Il ne me suffit plus du visage des mois
Pour cacher la souffrance et la haine à mes yeux.
462 POÈTES CONTEMPORAINS
Je ne vous laisse pas, rythmes de ma jeunesse,
Chants éblouis, tressés de feuilles et do roses.
Mais l'appel de mes morts me pénètre et m'oppresse.
Ma chanson est souvent plus grave que les choses,
Je descends chaque jour dans le secret domaine
Où le temps implacable a fait une trouée
Et j'en reviens le front alourdi, l'âme pleineDe vanités et de laideurs inavouées.
Bel art des mots et des cadences! Vers fervents,
Vous avez éveillé mille échos loin de vous.
Le rêve des matins vous gonflait et les vents
Vous soulevaient, d'un mouvement vivace ou doux.
Le long frisson qui court dans mes veines, je doute
Qu'il suscite à présent l'ancienne magie.Je me retire avec mes fantômes, j'écouteLe murmure du sang dans ma plaie élargie.
O Jeunesse, jours clairs, nuits blanches de rosée,
Givre de février, ombelles des vergers,.Courses vives des eaux sous les herbes croisées,
Je n'ai plus devant vous l'oeil simple du berger.
Mais je veille et plus près des seuls êlres que j'aime,
J'entends, quand l'ineffable habite ma maison,Une plainte qui vient de plus loin que moi-même
Et qui souffle sur moi sa froide passion.
Disperse mes bouquets d'étoiles, solitude.
Verse-moi ton vin noir, féconde inquiétude.Je ne refuse point l'orage et le combat.
Sous sa gangue, cristal brûlant et dur, il bat
Toujours le coeur de mon enfance
Et c'est lui qui rougit l'automne qui commence.
(Inédit.)
MARIE NOËL
née à Auxerre (Yonne) en 1883.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Chansons et les Heures (Sansot, Paris, 1920.— Crès, 1928. —
Stock, ig35). — Les Chants de la Merci. — Le Rosaire des Joies
(Crès, ig3o. — Stock, Paris, 1937).
CHANSON :
Quand il est entré dans mon logis clos,J'ourlais un drap lourd près de la fenêtre,L'hiver dans les doigts,' l'ombre sur le dos...
Sais-je depuis quand j'étais là sans être?
Et je cousais, je cousais, je cousais...— Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?
Il m'a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs dans, la salle,
Qu'ils semblaient, — si gais, si légers, si doux,Deux petits oiseaux caressant la dalle.
De-ci, de-là, j'allais, j'allais, j'allais...— Mon coeur, qu'est-ce que tu voulais?
Il m'a demandé du beurre, du pain,— Ma main en l'ouvrant caressait la huche —
Du cidre nouveau, j'allais, et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.
Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais...
— Mon coeur, qu'est-ce que tu cherchais?
Il m'a fait sur tout trente-six pourquois.
J'ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid et du chaud, des gens, et ma voix
En sortant do moi caressait mes lèvres...
Et je causais, je causais, je causais.,.
— Mon coeur, qu'est-ce que tu disais?30
466 POÈTES CONTEMPORAINS
Quand il est parti, pour finir l'ourlet
Que j'avais laissé, je me suis assise...
L'aiguille chantait,, l'aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise...
Et je cousais, je cousais, je cousais... ;— Mon coeur, qu'est-ce que tu faisais?
(Les Chansons et les Ileuies.)
ATTENTE'
J'ai vécu sans le savoir,Comme l'herbe pousse...
Le matin, le jour, le soir
Tournaient sur la mousse.
Les ans ont fui sous mes yeuxComme à tire-d'ailes
'.
D'un bout à l'autre des cieux
Fuient les hirondelles...
Mais voici que j'ai soudainUne fleur éclose.
J'ai peur des doigts qui demain
Cueilleront ma rose,
Demain, demain, quand l'AmourAu brusque visage
S'abattra comme un vautour
Sur mon coeur sauvage,..
Quand mes veines l'entendrontSur la route gaie,
Je me cacherai le front
Derrière une haie
MARIE NOËL 467
Quand mes cheveux sentiront
Accourir sa fièvre,Je fuirai d'un saut plus prompt
Que le bond d'un lièvre.
Quand ses prunelles, ô dieux,
Surprendront mon âme,Je fuirai, fermant ses yeux,
Sans voir feu ni flamme.
Quand me suivront ses aveux
Comme des abeilles,Je fuirai, de mes cheveux
Cachant mes oreilles.
Quand m'atteindra son baiser,
Plus qu'à demi-morte,
J'irai sans me reposer
N'importe où, n'importe
Où s'ouvriront des chemins
Béants au passage,
Éperdue et de mes mains
Couvrant mon visage; .
Et, quand d'un geste vainqueur,Toute il m'aura prise,
Me débattant sur son coeur,
Farouche, insoumise,
Je ferai, dans mon effroi .. .
D'une heure nouvelle.
D'un obscur je ne sais quoi,
Je ferai, rebelle,
468. POÈTES CONTEMPORAINS
Quand il croira me tenir
A lui tout entière,
Pour retarder l'avenir,
Vingt pas en arrière!...
S'il allait ne pas venir!..
A LAUDES .
Seigneur, soyez béni pour le soleil! SoyezBéni pour le matin qui rit dans les foins roses,
Pour les petits chemins sonores et mouillés,
Pour le bruit qui s'éveille autour des maisons closes ;
Seigneur, soyez béni pour tout, par toutes choses.
L'aube a touché mes cils et je me suis levé;
J'ai trempé mon coeur lourd dans la brume divine,
J'ai bu dans la fontaine et je m'y suis lavé;J'ai parfumé mes doigts aux buissons d'aubépine...Les longs troupeaux sonnants vont en file argentine.
Tinte clair! Tinte gai! Sonne le beau matin!
Je m'en vais dire une grand'messe en la campagne.Un coquelicot neuf sera mon sacristain,L'enfant de choeur mal défripé qui m'accompagne,Et j'aurai pour calice un lis de la montagne.
Mes chers frères, offrez vos oeuvres au Bon Dieu!Toi l'abeille, ton miel, toi le buisson, tes baies,Toi ruisselet, tes eaux, toi chèvre, ton lait bleu,Toi brebis, ta toison qui fait l'aumône aux haies,Toi mauve, ton sommeil pour endormir les plaies.
Et vous les fainéants, cigales, papillons,Oisillons qui musez sans même chercher proie,
MARIE NOËL /,6g
Et moi-même, pécheurs qui nous éparpillonsEn tirelis, nous, bons à rien que nul n'emploie,Offrons notre chanson légère et notre joie.
Puis, dès la messe dite, au bois je m'en iraiChercher Dieu po ur qu'il sème en ce coeur sans ressources,Et, si j'ai les yeux purs, au bois je trouverai,Gardant son Agneau blanc, attentive à mes courses,Notre Dame Marie assise au bord des sources.
PETITE CHANSON
Mon bien-aimé descend la colline fleurie
De blé noir,Très lentement par les champs pâles... C'est le soir.
Voilà mon bien-aimé!... —Suis-je bien aguerrie,
Ma raison? —
Oui, le voilà qui passe auprès de ma maison.
Ne me regarde pas, bien-aimé, je t'en prie,Si jamais
Ton regard n'était pas assez doux, j'en mourrais!
Ne me dis rien, tais-toi, bien-aimé, je t'en prie,
Si jamais
Ton accent n'était pas'assez doux, j'en mourrais!
Mon bien-aimé passa voilé de rêverie,
L'âme ailleurs,
Sans me rien dire hélas! sans mé voir et j'en meurs.
(Les Chansons et les Heures.)
47O POÈTES CONTEMPORAINS
CHANDELEUR
Les gens et leur destin
S'en vont tenant un ciergv,Les gens et leur destin,
Dans le petit matin
S'en vont menant dehors
La flamme dans la cire,
S'en vont menant dehors
Leur âme dans leur corps.
Les gens du genre humain,— Où commence la route? -
Les gens du genre humain
Tournent sur le chemin.
Tournent autour de Dieu,Leur chandelle allumée,
Tournent autour de Dieu
Qui regarde au milieu.
La mère va devant
Avec son sacrifice,La mère va devant
Qui présente l'enfant.
Elle apporte le fruit
De sa chair matinale,Elle apporte le fruitDe sa douleur de nuit.
MARIE NOËL \-
Le père a dans la mainLe poids dé son offrande,
'
Le père a dans.la mainLe prix d'un peu. de pain.
La vieille qui n'a rien .:'..
Que le petit des autres,- -
La vieille qui n'a rien,Le leur prend et le tient.
Le vieux las et branlant
Dont le pas s'ensommeille,Le vieux las et branlant
L'accompagne en tremblant,
A Dieu qui lie peut pasSans l'homme faire 'd'homme,A Dieu qui ne peut pas,Ils portent dans leurs bras
Le sang qu'ils ont donné,
L'oeuvre do leur poussière,Le sang qu'ils ont donné,
Le fils qui leur est né.
Portent l'enfant en fleur
Qui sera courte joie,Portent l'enfant en fleur
Qui sera grand'douleur,
L'enfant qu'il faut nourrir
Pour le conduire vivre,
L'enfant qu'il faut nourrir
Pour le mener mourir,,.
4 72 POÈTES CONTEMPORAINS
Les gens sur le chemin,— Le jour y voit à peine,
—
Les gens sur le chemin
Tournent, le cierge en main,
Et lentement s'en vont
A Dieu — la flamme tremble, —
Et lentement s'en vont
A Dieu. La cire fond. ,
Ils passent devant Lui,— Un cierge, puis un cierge,
—
Ils passent devant Lui
Tout le long d'aujourd'hui.
Et Dieu, prêtre éternel
De la cérémonie,Et Dieu, prêtre éternel
Qui descend de l'autel,
Leur reprenant des mains
La flamme avec la cire,Leur reprenant des mains
Leurs cierges pour demain,
Dieu, dans le faible jour,Par le vent de sa bouche,
Dieu, dans le faible jour,Les éteint tour à tour...
Et nul ne sait plus où,
Quand Dieu les à soufflées,Et nul ne sait plus où
Les âmes sont allées.
(Le Rosaire des Joies.
PAUL ELUARD
né à Saint-Denis (Seine) en 1895.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Animaux et leurs Hommes (Au Sans Pareil, Paris, ig2o). *—Les Nécessités de la Vie et lès Conséquences des Rêves (id., 1921)^-^Capitale de la, douleur (Nouvelle Revue Française, Paris, 1926). —-
Les Dessoxis d'une vie ou la Pyramide humaine (Cahiers, du Sud,1926). — L'Amour la poésie (Nouvelle Revue Française, 192g).— L'Immaculée Conception (en collaboration avec André Breton)(Editions Surréalistes, ig3o). — La vie immédiate (Denoël, Paris,ig32). — La Rose publique (N. R. F., ig3<4). —*-Les Yeux fertiles(Éditions G. L. M., Paris, ig36).
— Les Mains libres, en collabo-
ration avec Man Ray (Édit. Jeanne Bûcher, Paris, 1937).
L'AMOUREUSE
Elle est debout sur mes paupièresEt ses cheveux sont dans les miens,Elle a la forme de mes mains,Elle a la couleur de mes yeux,Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,Me font rire, pleurer et rire,Parler sans avoir rien à dire.
ABSENCES
Je sors au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres,
Seul..
La pitié est plus haut et peut bien y rester,
La vertu se fait l'aumône de ses seins
Et la grâce s'est prise dans les filets de ses paupières.
Elle est plus belle que les figures des gradins,
Elle est plus dure,
Elle est en bas avec les pierres et les ombres.
Je l'ai rejointe.
4y6 POÈTES CONTEMPORAINS
C'est ici que la clarté livre sa dernière bataille.
Si je m'endors, c'est pour ne plus rêver.
Quelles seront alors les armes de mon triomphe?
Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,
O jardin de mes yeux!
Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,
Des fleurs dans la nuit,
Une fenêtre de feuillageS'ouvre soudain dans son visage.Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage?
Une femme est plus belle que le monde où je vis
Et je ferme les yeux.Je soi-s au bras des ombres,
Je suis au bas des ombres.
Et des ombres m'attendent.
LEURS YEUX TOUJOURS PURS
Jours de lenteur, jours de pluie,Jours de miroirs brisés et d'aiguilles perdues,Jours de paupières closes à l'horizon des mers,D'heures toutes semblables, jours de captivité,
Mon esprit qui brillait encore sur les feuilles
Et les fleurs, mon esprit est nu comme l'amour,L'aurore qu'il oublie lui fait baisser la tête
Et contempler son corps obéissant et vain.
Pourtant, j'ai vu les plus beaux yeux du monde,Dieux d'argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains,De véritables dieux, des oiseaux dans la terre
Et dans l'eau, je les ai vus.
PAUL ELUARD 477
Leurs ailes sont les miennes, rien n'existe
Que leur vol qui secoue ma misère,Leur vol d'étoile et de lumière
Leur vol de terre, leur vol de pierreSur les flots de leurs ailes,
Ma pensée soutenue par la vie et la mort.
(Capitale de la douleur.)
L'AMOUR LA POÉSIE
Mon amour pour avoir figuré mes désirs
Mis tes lèvres au ciel de tes mots comme un astre
Tes baisers dans la nuit vivante
Et le sillage de tes bras autour de moi
Comme une flamme en signe de conquêteMes rêves sont au monde
Clairs et spirituels.
Et quand tu n'es pas là
Je rêve que je dors je rêve que je rêve.
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j'ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par delà l'attente
Par delà moi-même
Et je ne sais plus tant je t'aime
Lequel de nous deux est absent.
W POETES CONTEMPORAINS
J'ai fermé les yeux pour ne plus rien voir
J'ai fermé les yeux pour pleurerDe ne plus te voir.
Où sont tes mains et Tes mains des caresses
Où sont tes yeux les "quatre volontés du jour
Toi tout à perdre tu n'es plus là
-Pour éblouir la mémoire des nuits.
Tout à perdre je me vois vivre.
En l'honneur des muets des aveugles des sourds
A la grande pierre noire sur les épaulesLes disparitions du monde sans mystère.
Mais aussipour les autres àl'appel des choses par leur nom
La brûlure de toutes les métamorphosesLa chaîne entière des aurores dans la tête
Tous les cris qui s'acharnent à briser les mots
Et qui creusent la bouche et qui creusent les yeuxOù les couleurs furieuses défont les brumes de l'attente
Dressent l'amour contre la vie les morts en rêvent
Les bas-vivants partagent les autres sont esclaves
De l'amour comme on peut l'être de la liberté.
(L'Amour la poésie.)
DE TOUT CE QUE J'AI DIT
De tout ce que j'ai dit de moi que reste-t-ilJ'ai conservé de faux trésors dans, des armoires videsUn navire inutile joint mon enfance à mon ennuiMes jeux à la fatigue
PAUL ELUARD 4-g
Un départ à mes chimères
La tempête à l'arceau des nuits où je suis seulUne île sans animaux aux animaux que j'aimeUne femme abandonnée à la femme toujours nouvelleEn veine de beauté
La seule femme réelle
Ici ailleurs
Donnant des rêves aux absents
Sa main tendue vers moi
Se reflète dans la mienne
Je dis bonjour en souriant'
On ne pense pas à l'ignoranceEt l'ignorance règneOui j'ai tout espéréEt j'ai désespéré de tout
De la vie de l'amour de l'oubli du sommeil
Des forces des faiblesses
Omne me connaît plusMon nom mon ombre sont des loups.
(La Rose publique.)
LES YEUX FERTILES
On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais
Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
Ont fait à mes lumières d'homme
Un sort meilleur qu'aux nuits du monde
Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donné aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre
4So POÈTES CONTEMPORAINS
Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu'ils: croyaient être
On ne peut te connaître
Mieux que je te connais.
TU TE LEVES...
Tu te lèves l'eau se déplieTu te couches l'eau s'épanouit
Tu es l'eau détournée de ses abîmes
Tu es la terre qui prend racine
Et sur laquelle tout s'établit
Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits
Tu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-
en-ciel
Tu es partout tu abolis toutes les routes
Tu sacrifies le tempsA l'éternelle jeunesse de la flamme exacte
Qui voile la nature en là reproduisant
Femme tu mets au monde un corps toujours pareilLe tien
Tu es la ressemblance.
(Les Yeux- fertiles.)
PHILIPPE CHABANEIX
né en rade d'Albany (Australie) en 1898-
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Les Tendres Amies (Librairie des Lettres, ig22).— Le Bouquet.d'Ophélie (Le Divan, ig2g), recueil de tous les poèmes publiésantérieurement chez divers éditeurs. — A l'Amour et à l'Amitié
(Mourlot, 1929). — Méditerranée (La Rose des Vents, ig3i). —
Dix Romances (La Chapelle des Moulins, ig3i). — Comme le Feu
(Le Trident, ig35).— Flèche parmi les ombres (Le Balcon, ig36).
— D'un coeur sombre et secret (Le Pigeonnier, ig36).
.31
PRINTANIERE
Elle avait à ses doigts une rose. La pluieBattait les vitres des villas
Et sur nos jeunes fronts pleins de mélancolieBrillait la neige des lilas.
O charme printanier, ô tristesse pensive,O brise fraîche du matin;
Au-dessus de l'amour flottant à la dérive
Notre coeur suivait son destin.
Sa bouche, ses grands yeux et ses boucles châtaines,
Tout,poussait chez elle au baiser...
Souvenirs, souvenirs vous êtes des fontaines
Que le temps ne peut épuiser!
LE FLEUVE
Au printemps, savais-tu, quand sur les bords du fleuve
Ta bouche à mon désir tu ne refusais point,
Que, de sa flamme antique et pourtant toujours neuve,
L'amour me brûlerait à ce suprême point?
Maintenant c'est l'automne et te voilà partie,
Chaque feuille qui tombe est soeur de notre sort,
Mais amants de la rose et non pas de l'ortie
Va! sourions quand même en attendant la mort!
/i8/| POÈTES CONTEMPORAINS
PARIS
C'est toi. Tes grands j'eux noirs sont les mêmes et ton
Sourire éclos devant cet hôtel en béton
Armé garde la grâce adorable des roses
Au mois de mai. C'est toi. Je me penche. Tu oses
Crier pour un baiser que tu cherchais ; et nous
Nous querellons encor genoux contre genoux,
Sans penser que souvent l'amour, oiseau frivole,
Se pose à peine, ouvre ses ailes et s'envole.
GUIRLANDE
Nous écoutions gémir la même tourterelle
Tandis que le soleil descendait sur les blés.
Une verte guirlande et l'azur derrière elle.
Rappelle-toi, Gaby, nos deux souffles mêlés.
ELEGIE POUR HELENE
Les colombes neigeaient sur les toils. Les allées-'Etaient pleines d'essors de robes envolées.L'élan clair des jets d'eau jaillissait des bassins,Hélène, et le désir faisait battre tes seinsDe vierge sous l'azur de ton joli corsage.Maintenant c'est encor le même paysage,Il y a, comme avant, des oiseaux dans le parcEL des fleurs; mais l'Amour brandit ailleurs son arc.
PHILIPPE CHABANEIX /,85
AU SON DU COR
Qui sonne du*cor dans les boisOù feuille à feuille meurt l'automne,Et pourquoi donc ta chère voix
A-t-elle un son si monotone?
Ne soyons pas sentimentaux
Et n'ayons pas de vague-à-1'âme ;
Que ton coeur percé de couteaux
Soit le symbole de ma flamme !
Adieu. Te reverrai-je encor?
Triste chanson sur un vieux thème.
Dans les bois qui sonne du cor?
Si tu savais comme je t'aime...
RENOUVEAU
Après l'orage l'accalmie
Et les instants les plus dorés.
Le nom de soeur, le nom d'amie
A ton oreille murmurés..
Dans le ciel bleu deux hirondelles
Et deux lilas dans le jardin.
Nos coeurs vont-ils être fidèles
Au renouveau de leur destin?
/,86 POÈTES CONTEMPORAINS
SIXAIN
Toi qui mets dans mon âme une douceur pareille-
Au parfum que la rose en flamme offre à l'abeille,
Ombre mystérieuse et clarté fugitive,Toi dont le charme, enfin, rayonne et me captive,
Parmi tant d'autres fleurs je t'ai seule choisie
Comme source d'azur et ciel de poésie.
LA ROSE
Pas un hommage qui la touche
Et toujours le même dédain...
R.ose pâle comme sa bouche
S'ouvre une rose en quel jardin?
N'est-ce ma peine et son mystère ?
N'est-ce la fleur de mon souci?
Mon coeur frissonne solitaire,Et cette rose tremble aussi.
ELEGIE
Où donc est ce printemps fané comme une automne,Où donc est cet avril avec ses blancs liras,Et toi, ma triste soeur, toi qui n'aimes personne,A qui donc sourient-ils, aujourd'hui, tes yeux las?
Où donc est ce printemps fané comme une automne,Sur quel sable doré s'inscrivent tes doux pas,Et, rose d'un tourment que l'espoir abandonne,Où donc est mon amour si ce n'est clans tes bras?
[La Bouquet d'Ophélie.)
PHILIPPE ÇHABANEIX ^87
COMME. LE FEU
Puisque de ton sommeil cette aurore est l'amie,Ne te réveille pas, rêve encore un moment.Dans tes songes si purs de Diane endormieVa se glisser peut-être un suave tourment.
Tu vogues, et tu dois avancer vers une île
Où toute palme invite à de secrets plaisirs.Mais non ! Loin de l'amour tu reposes tranquilleComme une vierge aux yeux fermés sur ses désirs.
Je songe à des oiseaux venus d'Qcéanie,A la rose des soirs s'effeuillant sur les flots,A des peines de coeur, à des nuits d'insomnie,À de troubles désirs, à d'étranges sanglots,
Je songe à tes regards et je songe à l'étoile
Où ta flamme s'inscrit dans son aspect futur.
Un navire vers toi met encore à la voile,
Et déjà, bien-aimée,~ il rencontre l'azur.
Le soleil a quitté les jardins et les plages
Où mouraient en naissant de frivoles amours.
C'est de nouveau la pluie aux rousseurs des feuillages
Et de nouveau le vent triste sur les faubourgs.
Mais qu'importent le vent et la pluie et l'automne
Et tant de souvenirs dans un rêve liés !
Il suffit que ton âme à demi s'abandonne
Pour que tous mes soucis vite soient oubliés.
/,88 POÈTES CONTEMPORAINS
Ces beaux jours ne sont pas trop loin de nous enfuis
Où tu t'abandonnais sans le vouloir peut-êtreA cet amour glissant vers de secrètes nuits
Dont t'accompagne encor l'odeur folle et champêtre.
Ces beaux jours, entends-les déjà nous revenir
Avec leurs chants d'oiseaux et leurs bruits de fontaines,Et laisse de nouveau sur nos lèvres s'unir
Nos âmes aujourd'hui moins qu'hier incertaines.
(Comme le feu.)
AMOUR
Mon lys ardent des nuits d'ivresse,Mon soleil noir des jours heureux,Ma radieuse enchanteresse,Ma sombre amante au coeur fiévreux,
Toi qui pour moi n'as point d'égale,Tu le sais bien qu'à ton côtéToute brune paraît banaleEt toute blonde est sans clarté,
Tu le sais bien, toi que j'appelleDu fond des rêves nés au tempsDe notre enfance triste et belle,Tu le sais bien, toi qui m'attends.
(Inédit.]
YVES-GÉRARD LE DANTEC
né à Ajaccio (Corse) en 1898.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
L'Or des Souvenirs (Éditions « Les Gémeaux », Paris, 1922). —
Ouranos (Édit. du Feu, ig3o; seconde version augmentée de
plusieurs poèmes, aux Cahiers de la Quinzaine, Paris, ig33).—
L'Aube exallée (Cahiers de la Quinzaine, jg3a).
L'AUBE EXALTÉE
La vie est douce ; elle a des roses à la bouche ;Elle sourit comme une vierge au mois de mai;Tout le soleil scintille en son oeil enflammé;Des fleurs naissent sur les gazons que son pied touche.
La vie est belle : un rêve en sa chair est éclos,Un rêve qui n'est plus un rêve, un voeu sans tache ;La rosée qui des corolles se détache
Se fait perle; la source oublie ses sanglots.
La vie est pure ; on rit à la vivre d'un rire
Frais comme l'aube où des choeurs d'anges ont flotté;
Elle est toute prière ; elle est toute bonté ;
Tout le grand ciel de Dieu dans son oeil clair se mire.
La vie est sainte. Je lui donne mon amour
Comme une gerbe.— Et je vous, offre ces ivresses,
Seigneur, à mon réveil, lorsque vers vous se dressent
Mes bras hors de la nuit émergeant vers le jour!
Je m'éveille. C'est toi. Je chante. Dieu fait l'heure.
Tes pas clairs ont franchi le songe où je t'aimais ;
— Ma vie est un clavier sous tes doigts qui l'effleurent,
Ce coeur qui t'a conquise est à toi désormais.
Prodige ! Enfant lointaine, immensément présente !
Ton baiser s'ouvre en moi comme une porte d'or —
Entr'ouvre d'un éclair mes ténèbres pesantes :
S'ois la lueur du glaive au veilleur, qui s'endort.
4Q2 POÈTES CONTEMPORAINS
Puis, pour voiler le jour, impose à mes paupières
Tes mains, souple bandeau, fendu comme un vitrail.
— Sens-tu battre mes cils aux fentes de lumière? —
Ton souffle est sur ma nuque ainsi qu'un éventail.
Aurore! tes clairons vibrent de ma victoire,— Tes cheveux sont chargés d'astres et de printemps
•
Mes yeux ont salué tes lys à l'offertoire,
Ces frères ingénus de la fleur que j'attends.
Ton sourire a frémi comme un drapeau s'arbore ;— Dieu fit l'heure et ta chair en deux gestes pareils
-
Et ton limpide amour s'est fondu dans l'aurore
Pour qu'en mes yeux fermés persiste le soleil.
Sous l'ombre par la lampe au divan projetée,Tels deux calices clos ses paupières bleutées
Abritant quelque rêve d'ange en leur écran,Elle dort, et le souffle à ses lèvres errant
Evoque un vent nocturne agitant le feuillage,Ou le chuchotement d'une source, ou les pagesDu livre entre mes doigts qui les frôlent. Ses mainsOuvertes mollement laissent des jours carmins
Filtrer, comme un vitrail où meurt le crépuscule.Et par elle, attentif à la ville où circulentLes derniers soubresauts du soir fiévreux et las,Une paix m'envahit...
Mon Dieu, vous êtes là.
Souvent, le soir, mes mains prennent sa tête chaudeEt mes lèvres longtemps sur sa chair moite rôdent,Du cou plié jusques aux paupières. Je sens
YVES-GÉRARU LE DANTEC /490
Le rythme de son souffle à l'afflux de son sangS'unir et propager en moi sa force. J'aimeCes heures où la joie est mon seul diadèmeEt que l'intime orgueil revêt d'éternité.
O vie ! ô foi vivante! abri jamais quittéDès l'instant que mon sort élut sa nouvelle âme!
Enfant, enfant, refuge où se blottit la flammePure de tout regret, chaste de tout désir,T.oi seule m'as donné la grâce de saisir
Dieu près de moi et de mêler en plein mystèreL'étincelle céleste aux amours de la terre :
Car ces baisers dans la pénombre à ton chevet
(Ils surnagent peut-être en tes rêves?), j'avais
Déposé leur ferveur sur ton sommeil, sans croire,Ma fille, qu'ils vaudraient la plus chère des gloires.
Ses deux bras l'un sur l'autre endormis, blancs oiseaux,
Ses cheveux de leur nuit ombrant son front d'aurore,
Sa bouche qu'un lambeau d'oraison couve encore
Et dont parfois un rire entr'ouvre le fuseau,
Son haleine -par l'aile angélique rythmée,
La courbe de son cou sur l'oreiller, ses cils
Verrouillant de leur frange un domaine d'exil
Que baigne une candeur au sommeil enfermée :
Mon enfant! Tout ce monde au repos m'a permis
D'adorer de plus près la grâce et le vestige
Du Ciel toujours présent sur cette frêle tige,
Parfum né du plus pur d'entre tous les amis.
[\g[l POÈTES CONTEMPORAINS
Et je fais sur sa chair, moins des doigts que de larmes
Et d'un coeur dont l'extase accélère les coups,Votre Signe, ô Seigneur, pour que montent vers Vous
L'espoir, la gratitude aussi, — mes seules armes.
(L'Aube exaltée.)
CONSEIL
La vie est dure à ceux qui ne savent la vivre
Sans la vouloir cueillir hors de leur geste humain ; .
Leur vaine soif demande aux buissons du chemin
Dans le fruit qui l'étanche un philtre qui Tenivi-e.
Mais cette vie est bonne où le souffle de Dieu
Prodigué chaque jour son espoir et sa joieA ceux qui plus que l'ombre ont dédaigné la proie,Sachant ouvrir au ciel leur coeur comme leurs yeux.
L'amour humble lés baigne et la céleste manne
Eloigne leur esprit du sein dont elle émane,De peur qu'un Sel secret ne trouble le repas :
Ils connaissent le miel dont est fait leur délice
Et leur sage appétit ne songe même pas,Pour mesurer le vin, à sonder le calice.
(Ouranos.)
LE DÉPART,
Solitude innocente, ô soeur silencieuse,Toi dont les chastes bras m'ont trop longtemps bercé,Clos tes yeux calmes, dors, et laisse mon passéS'exiler pour un temps vers d'autres nébuleuses.
Je suis las et j'ai faim des fécondes moissons ;Je suis las de toujours revivre un même rêve.Un appel d'infini me hante et me soulève :D'un geste souverain je romprai ta prison.
YVES-GÉRARD LE DANTEC /jg5
Oui, je sais, j'ai goûté par toi plus d'une extaseEt de ton lit de vierge épuisé les douceurs ;Mais aujourd'hui je sens qu'un nouveau feu m'embrase.Dors, clos tes calmes yeux, silencieuse soeur.
Les adieux éternels dormiront sur ta bouche,Je les retrouverai quelque jour... garde-les;Maint amour déclinait comme un soleil se couche :
Que ta lampe fidèle en garde le reflet.
Pardonne cette fièvre, ô soeur, à ma jeunesseAvide, et ce tourment du coeur et de la chair
Qui pour les destins neufs et les victoires fraîches
M'exalte et me soustrait encore à tes yeux chers.
Pourtant je ne saurais, ô soeur silencieuse,Oublier que ta main naguère a su panserCes blessures d'amour que la trahison creuse,Et brandir mes remords vers ceux que j'ai blessés. •*
Solitude innocente, amie et mère, écoute,
Avant que mon départ s'étouffe à l'horizon ;
Je sais ce qui.m'attend, je sais ce qu'il en coûte...
Que tout à mon retour soit prêt dans la maison;
Mais garde-toi de faire en ma hâte ingénue
Sourdre un regret sans cause ou des plaintes d'enfant,
Je veux puiser toujours à des sources connues,
Et l'espoir que j'emporte en route me défend.
Oh! quand je rejoindrai notre demeure obscure
A pas lents et pensifs, las de chair et de coeur,
Que ton étreinte au seuil soit encore assez pure
Pour que tes chastes bras me vengent— et me murent
Contre tout souvenir, silencieuse soeur !
/jg6 POÈTES CONTEMPORAINS
LE SECRET
Ah! vous pouvez mâcher, mortels, cette herbe amère
Qui vous sembla si douce au premier coup de dent!
Les plus précieux biens sont les biens qu'on attend ;
Tout vous quitte : demain seul n'est pas éphémère.
Vivants? Êtes-vous sûrs? Qu'avez-vous escompté?Il flotte moins d'espoir au berceau qu'à la tombe;
Car la page relue en poudre déjà tombe,Et celle qu'on lira ruisselle de clarté.
Nul regret. L'aube a lui. Ne tournez pas la face :
Il n'est plus rien. Le sol derrière vous s'efface.
Le passé meurt pour vous comme il meurt pour les morts.
Naître, vivre A quoi bon si la route est gravie?Dieu fond passé, présent, futur aux mêmes sorts,Et seul, avec les morts, tient les clefs de la vie.
LA TARE CÉLESTE
Ce sang n'est pas le tien, Thisbé, que la lionne
A laissé sur le voile à ta fuite échappé :
Pyrame, est-ce le tien dont s'enivra Thisbé,Dans sa chair essuyant le fer qui la sillonne?
Quelle main vers le coeur sans tache de Procris
•Guida ton trait parmi la broussaille, ô Céphale?L'Aurore, qu'offusquaient vos amours triomphales,A-t-elle en frissonnant savouré vos deux cris?
Non. Les amants promis de tout temps à ces fêtes,Victimes et bourreaux ensemble, et nous, poètes,D'un forfait mal puni nous payons la rançon.
Ouranos! Ouranos! ta blessure est ouverte
Toujours; et, sur l'abîme où nous nous enfonçons,De ton sang galvaudé nous expions la perte!
(Ouranos.)
ANDRÉ BERRY
ne à Bordeaux en 1902.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
Lais de Gascogne et d'Artois (Jouve, Paris, ig25). -- Sonnetsà Marise (id., 1926). — La Rose de Macé (Le Rouge et le Noir,
192g).— Le Trésor des Lais ou la Première Vie de l'Auteur con-
tée et chantée en quatre livres (Firmin-Didot et C10, éditeurs,
Paris) : I. Lais de Gascogne (ig33). — II. Chantefable de Murielle
et d'Alain (ig3o). — III. La Corbeille de Ghislaine (ig33). ;—
IV. Le Congé de Jeunesse (ig35).
INVITATION A SILVESTAN
(Fragment) .
Viens, Silvestan; sous les pilastresDu ciel lacté,
Jamais si grand parlement d'astres
Ne fut cité;
Jamais, dans les champs de fortune
Où nous passons,Ne resplendirent sous la lune
Tant de moissons.
Vois déjà dans plus de lumière
L'Alpe qui naît,Les cols d'où l'Italie entière
Nous apparaît :
Sur Faubanelle matinale
Milan encor
Laisse flotter sa cathédrale,
Vieille arche d'or.
Venise, entre flèche et coupole,Godille en main,
A la poupe de sa gondoleGlisse au lointain;
Dans le nouveau jour qui l'inonde,
Gêne au réveil
Semble, plus que ville du monde,
Port du Soleil.
500 POETES CONTEMPORAINS
Pise, la reine aux cent couronnes,
Penche sa tour
Et ses spirales de colonnes
Peintes de jour;
Florence; parmi les ruines
De l'est en feu,
Élève au niveau des collines
Son dôme bleu...
Viens ; voici les maisons fleuries
De lauriers-blancs,
Les arcades, les pêcheries,Les canaux lents,
Et les ponts roses à balustres,Par vingt et cent,
Où tout le peuple des illustres
Monte et descend.
Voici les auvents et les vasques,Les escaliers,
Avec des vannières fantasquesSur les paliers,
Les balcons où jeunes et vieilles
A l'oeil ardent
Font pendre leurs boucles d'oreilles
En s'accoudant.
Voici les auberges de fête
Où d'un doux vin
Goûtent encore en tête à tête
Tasse et Marin,Où Roméo, sous l'oeil avare
De Giulietta,
Mange, en écoutant la guitare,Sa polenta...
ANDRE BERRY 5oi
DÉBAT DES AMOUREUX ET DU FORGERON
ALAIN
Bon forgeron savant et plein de zèle,Il faut sceller les gros pieds que voiciAux pieds mignons de cette demoisellePar des chaînons pris aux murs de Coucv.
MïJRIELLE
C'est justement la faveur où j'aspire :
Il faut sceller les fins pieds que voilà
Aux deux grands pieds de cet aimable sirePar des chaînons pris aux cachots du Hâ.
BERBILLOT
Beaux amoureux, quelle folle requête,!Êtes-vous sûrs de vous aimer toujours?Souvent l'avril échauffe ainsi la tête,
Mais l'hiver vient qui met terme aux amours.
Voyez le Père et la Mère Sagesse :
Vieux comme ils sont, tortus et desséchés,
Que diraient-ils si depuis leur jeunesseOn les avait l'un à l'autre attachés?
ALAIN
Bon forgeron, c'est trop nous faire outrage.
Nos sentiments sont plus forts que les leurs;
Nous désirons jusqu'au bout de notre âge
Communs plaisirs et communes douleurs.
Nous ne saurions contre le mal d'absence
Lutter trop fort ni trop nous assurer,
Et n'aurons paix ni pleine jouissance
Tant qu'un hasard pourra nous séparer.
502 POETES CONTEMPORAINS
BERBILLOT
Non, croyez m'en, car j'en ai fait l'épreuve :
Nous ressemblons au sangrole des prés,
Au serpenteau qui mue et fait peau neuve
Parmi les houx, dans les murs délabrés.
Ainsi fait l'homme, et sans qu'il y connaisse
Le coeur, l'esprit, les traits, tout change en lui.
Qui peut jurer d'aimer quand le jour baisse
Ce qu'il aimait lorsque le jour a lui?
MlJRIELLE
Bon forgeron, n'en scellez que plus vite
Ce double anneau que nous vous réclamons.
Tous vos grands mots et vos conseils d'ermite
Quel sens ont-ils pour nous qui nous aimons?
C'est trop longtemps tarder dans la demeure,
Forgeons la chaîne au lieu d'en discourir ;Nous prétendons, s'il faut qu'on change et meure,
Changer ensemble, ensemble aussi mourir.
BERBILLOT
Beaux amoureux, l'amour n'est que sottise.
Que de nigauds j'ai vus se marier
Pour s'entre-battre au sortir de l'és-lise !
Si vous cherchez un parfait ouvrier
Pour mettre un huis, plâtrer un mur qui tremble,Cercler un douil, étamer un chaudron,Je suis à vous ! — mais pour vous coudre ensembleAllez quérir un autre forgeron.
(Chantefable de Murielle.et d'Alain.)
ANDRÉ BERRY 5o3
'ÉPITHALAME
(Fragment)
I
Comme brame aux aguets la biche grelottanteSûr les confins des bois où son faon s'est perdu,Ainsi, triste amoureux pleurant en mal d'attente,Sur un lit de désirs je me suis morfondu.Cette nuit m'a semblé de si noire teinture
Que je suis par trois fois sorti de la maison,Trois fois j'ai soulevé la pesante tenture,
Soupçonnant à bon droit ma vue ou ma raison...
Toujours Aldébaran dardait son rayon rose!
Enfin le loriot parmi la frondaison
Célèbre des vergers la tendre floraison.
Le vent froid survenu des champs que l'aube arrose
Arrive jusqu'à moi par la vitre mal close.
Engourdi par l'amour dont mon coeur est féru,
Je ferme encor les yeux, mais l'odeur de la rose
M'avertit que le jour et Ghislaine ont paru.
(La Corbeille .de Ghislaine.)
ÉPILOGUE
(Fragment)
O Vie, ô laiteuse, ô vineuse,
Vie en fruit, Vie en resplendeur,
Sonore Vie et lumineuse,
De goût, de toucher et d'odeur,
O bien-fleurante et rougissante
Rose Vie, ô Vie étalon,
Ruant dans l'herbe grandissante,
Vie en rut, Vie en réveillon,
5o/| TOÈTES CONTEMPORAINS
O friande, ô-voluptueuse*
Vie au corps frais^ Vie au beau teint,
Et doucement halitueuse
Au bras de celui qui t'étreint,
Vie à tous désirs favorable,
Brève fleur de l'éternel mai,
Reviens à moi, Vie adorable,
Reviens à moi, qui tant t'aimai !
Une seconde encore, ô Vie,
Une minute, et puis va-t'en! .
Une heure encor pour mon envie,
Une heure, un jour, un mois, un an!
Un lustre, ô Vie, un siècle, un âge;Et je te rends ta liberté!
Mais non, encore davantage,Chère Vie, une éternité!
Toi qui fleures si bon la femme,
Le sein rose et les blonds cheveux,
Hélas! la flamme de la flamme,
Hélas! le voeu de tous les voeux,O pulpeuse Vie et charnue,Demeure encore entre mes bras!
Demeure encore, ardente et nue,
Demeure, ô Vie, et tu verras !
Et tu verras de quelle empreinteJe marquerai ce noble cou,Et tu verras de quelle étreinte
Je meurtrirai ce fier genou,Tu verras sur ta gorge douce
Ce que je mordrai de beaux fruits,Sur tes lits de fleurs et de mousseTu verras quel amant je suis!...
(Le Congé de Jeunesse.)
GABRIEL BOISSY
né a Le Lonzac, en Limousin, en 1879.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La louange du cyprès. -— Stances du mortel sourire (Flamma-rion, Paris, ig3o).
L'AURORE
Éveille-toi, ma belle Amie, éveille-toi !
Ta chair de nacre, ta chevelure flamboyante,Jon sourire ensoleillé et les roses délicats de tes joues,Le vert hésitant de tes yeux et la pâleur de ta gorge,Viens ! viens !... Je veux que tu les contemples toi aussi !...
Regarde!... Voici l'aurore.
QUESTION
La rosée,...Est-ce le nom d'une fleur?...
Ou le nom des larmes des roses?
ROSES
Tremble devant ces roses,
Décevantes comme l'amour.
Elles embaument ta matinée
Mais, dès ce soir, elles répandront
La mélancolie de la mort.
PRINTEMPS
Il neigeTu souris?
Je renais.
3o8 POÈTES CONTEMPORAINS
INGRATITUDE
J'ai dit à ma bien-âimée :
« La brise du soir a dû passer sur les liras... »
Elle m'a répondu en souriant ;
« La saison des lilas n'est pas encore venue... »
Puis elle s'est enfuie
Et je n'ai plus senti que la brise...
EOLIENNES
Comme des monstres apaisésLes îles au-dessus de la mer
Se soulèvent mollement
Et leur puissance ingénue,
Que caressent des voiles blanches,
Emplit d'un inexplicable bonheur
La brume bleue du matin,
LE SILENCE
La ronde des étoiles fait son éternel silence.
Du grand tumulte des planètesPas même le murmure ne nous parvient...Ne faut-il pas que j'entendeBattre ton coeur, ô bien-aimée,Et, dans la nuit, le chant de cristal du grillon':
GABRIEL BOISSY 5og.
NUIT D'AVRIL
Les grenouilles qui raclent leur crécelleLes douces grenouilles se sont tues...Plus doux que les primevères dans les prés,Écoute l'appel que le crapaudExhale vers la lune,Perle glauque dans la nuit pâle,Ecoute
!sousrappelglauqueetdoux,sousl'appelrésigné,Écoute grandir le silence dans la nuit bleueEt dans nos coeurs naître la paix.
TRAHISON
La douce odeur des mimosas
Enveloppe le paysage,Les collines courent au-dessous des nuagesImmobiles dans l'air plus calme,
Plus calme que votre coeur, ma douce amie...
A quoi bon faire autre chose
Que savourer l'odeur des mimosas ,
Légère, légère, comme un remords?
HUMILITÉ
Le jet d'eau, coeur oppressé,
Palpite, ce soir, vers la lune,
Un rossignol s'épuise dans les rosiers,
Du fond des bois parvient le chant si doux du coucou
Et voisin et plus doux, infiniment plus doux,
L'appel haletant de la huppe...
Comment oser dire à ma bien-aimée que je l'aime
Tandis qu'elle écoute ces voix du paradis?
5lO POÈTES CONTEMPORAINS
ILLUSION
Tu m'as dit :
« Je voudrais aller au ciel avec toi... »
Enfant! au ciel que retrouverais-tu de ce qui te plaît en moi ?
SOIR DTDUMEE
Ce soir on respire plus que des parfums,Ce soir on entend mieux que du silence,
Des accords roulent doucement sous les palmes des
hauts bananiers... •
Des femmes, les bras et les cheveux chargés d'anneaux,
Des femmes sont venues des rives du Jourdain,
Elles lèvent les bras et les agitent en modulant avec
lenteur...
Les arômes de leurs corps onduleux se mêlent au chant
des harpesComme jadis, lorsque David rentrait victorieux!
David! Où est David?
Où sont les danseurs de David? murmure une voix
dans le crépuscule...
LA FLEUR DE LOTUS
A quoi sert ce que tu écris?
M'a dit le sage, une fleur de lotus à la main.Demande à la fleur que tu portesSi sa vanité ne te distrait pas de la mort?
PATRICE DE LA TOUR DU PIN
né à Paris en 1911.
BIBLIOGRAPHIE POÉTIQUE
La Quête de Joie (Stols, Maestricht, Hollande, ig33).— D'un
Aventurier (Editions de Mirages, Tunis, ig34)- — L'Enfer(id., ig35). — Le Luçernaire (id., ig36). — Le Don de la
Passion (Cahier des Poètes catholiques, Bruxelles, 1937). —
Psaumes (Nouvelle Revue Française, Paris, ig38).
LES-LAVEUSES
Il aurait fallu voir les arbres de plus haut,A leurs crêtes, le vent qui joue parmi les branches,Ce vent du "Sud qui d'ordinaire est gonflé d'eauEt qui rejoint, si lentement, l'autre lisière;Tu l'entendras monter, Annie, si tu te penches,Car j'ai le nez d'un chien de chasse, pour prévoirLes tempêtes qui font déborder ma rivière :
Nous n'avons plus le temps de battre avant ce soir
Les nippes d'un village qui va disparaître...
Nous n'avons plus le temps de nous enfuir : peut-êtreAs-tu déjà compris cette folle aventure,Cette descente vers les pa}^s de la mer,A ce ruissellement où l'on voit des figures
Adorables, des voix d'enfants à la dérive
Et l'appel des hameaux que les eaux ont couverts !
Mais ce n'est pag le vent qui roule de la sorte,
Nous l'aurions reconnu d'une peur instinctive :
Les barrages ont dû se rompre, les eaux mortes
Vont s'engouffrer à perdre haleine devant nous :
Annie, ne pense pas du mal de ma rivière,
C'est toute la vallée en hiver, les remous
Qui tressaillent dans un frisson perpétuel :
Annie, c'est beaucoup plus qu'un lavoir solitaire
Si doucement porté qu'on le croit immobile,-
Mais devant nous des formes mouvantes défilent,
Et le vent qui déploie tes cheveux sur le ciel!
33
5l4 POÈTES CONTEMPORAINS
Tu perçois maintenant le bruit des eaux qui montent,
Nous sommes entraînées au milieu des courants :
Tu vas revivre la légende qu'on raconte
Le soir, dans les hameaux que la tempête isole :
Une maison de bois dérivant vers la mer,
Qui passe avec des chants et des rires de folles,
Et jamais retrouvée dans le vallon désert...
Te souviens-tu, Annie, d'une telle tempête?Elle est gonflée de tant de rumeurs de là-bas,
Celles des villages que l'eau gagne, des bêtes
Bousculées d'une peur que tu ne comprends pas :
Elles se sont enfuies sur les hautes jachèresAvec les hommes, tout un monde immobile et traqué
Qui regarde d'en haut déborder ma rivière
Où deux êtres s'en vont sans vouloir débarquer!
Et nous sommes les seules des âmes vivantes
Que les eaux mêleront aux choses irréelles
Dans l'émerveillement de retrouver en elles
Des régions aimées que leur passage enchante,Les herbes des prairies qu'on connaît une à une,Et les hameaux, tous feux éteints, au clair de lune
Où va rôder la grande peur, en pleine nuit!
Et nous serons si loin parmi d'autres villages,Nous passerons avant la vague qui détruit,Pour voir les champs perdus dans une nuit d'hiver,Et les aubes givrées au fond des paysages,
Et dans l'aurore les premiers oiseaux de mer...
(La Quête de Joie.)
PATRICE DE LA TOUR DU PIN 5l5
REGAINS
Regains... tout le reste de la plaine est fauché;Ce vague de l'esprit qui montait sur les chaumesS'en ira balayé par le vent; le fantôme
De l'éternelle inquiétude est desséché.
Regain... je vais pouvoir nager.dans le vert tendre
Des prairies, le fouillis des odeurs végétales^Et lécher la-rosée à même les pétales...
Regain... ne pas s'abandonner mais tout comprendre.
Laisse couler en toi l'ambiance dorée;
Puisque le désir vient d'embrasser ces collines,
Caresse-les des mains : elles sont féminines,Toutes tremblantes, comme des vagues nacrées.
Où vas-tu, battant l'air divin avec fureur?
Je te croyais gonflé de calme et d'espérance,Mûri pour la sagesse et pour la renaissance...
— Peut-être la renaissance de la douleur...
(La Quête de Joie.)
PSAUMES
XXIV
i Je ne suis plus le renard chassant une proie
sur les prairies— je suis le faon qui cherche les
prairies elles-mêmes, mais je suis resté sauvage.
2 Tu n'as plus l'odeur du sang dans l'arrière-gorge
les princes qui ont eu peur se réfugient dans
leurs plus hautes tours.33*
5i 6 POETES CONTEMPORAINS .
3 Ils se défendent de chevaucher pour de nouvelles
conquêtes— et portent le deuil des conquérants
qu'ils ont été.
4 Leurs armes sont toujours des armes de proie— ils n'élèvent pas au poing des passereaux à
la place des faucons.
5 Je n'ai guère abondonné la chasse sur les mondes
intermédiaires — mais il me faut partir de plusbas pour les rejoindre.
6 Ceux qui s'égarent en pleine ivresse d'évasion —
ne cherchent pas la véritable nourriture.
7 Car je boirai d'abord l'eau des fontaines, et puisle sang des bêtes — et puis l'écume des marées de
l'homme.
8 Les autres atteignent aux horizons indéfinis aprèsdes vols de hasard pour lesquels ils ne sont pasfaits — moi, je pars des lointains pour nie rappro-cher de l'homme.
g Et je n'ai pas besoin de boussole ou de rose des
vents —-pour aborder en moi-même.
XXVI
i Ils m'accusent d'être un migrateur — et de
passer de coeur en coeur sans y séjourner.2 Qu'y puis-je : l'un possède des prairies dérivantes
— l'autre des lacs aux fonds ravagés.3 L'un recèle des vagues danseuses — et l'autre
des vagues endormies.
4 Toi tu restes immobile— et toi, Élie, tu passestes jours et tes nuits à épier.
5 Je chevauche avec celui qui chevauche, je planesur celui qui est stagnant
—j'épie avec mon
compagnon de guet.
PATRICE DE LA TOUR DU PIN ' b\<]"
6 Ils me reprochent d'être indifférent et de les aban-donner —
je ne les lâche pas pour ce qu'ilssont épuisés, mais pour ce que d'autres terres
m'appellent.
7 Ils voudraient me retenir à l'intérieur de leursfrontières —
j'y repasserai à la fin de l'hiver.8 Je les reconnaîtrai comme une île déjà habitée —
leur faune et leur flore et leurs créatures intermé-diaires.
g S'ils avaient le goût de l'aventure autre part quesur la terre, ils me comprendraient
— nous ne
poursuivrions pas le même itinéraire, car je veux
rester seul.
io Croient-ils que je les méprise parce qu'ils n'ont
jamais le temps de m'apprivoiser— tant qu'il
existe des hivers je vagabonde.ii Mon amitié ne se mesure pas au temps que je
passe en chacun d'eux — il y a d'admirables
solitudes en certains que je me suis défendu de
pénétrer.
XXXVII
i Nous sommes parmi les plus bas et ceux quiont le plus de honte —
pourtant, il sera dit :
ce doit être une belle âme des hauteurs.
2 Le plus bas-parce que nous avons tenté d'être
admirable — le plus honteux parce que nous
jouissions d'être admiré.
3 Le plus méprisable parce que nous nous vautrions
sur nous-même — le plus éloigné de vous parce que
nous faisions servir ce plaisir à votre célébration.
4 Le plus faux en parole parce que nous exaltions
des apparences— et que nous chantions nos
désirs comme des possessions.
5l8 POÈTES CONTEMPORAINS:
5 Nos créatures n'étaient pas toujours à là ressem-
blance de nous-même — nous les avons magnifiées
avec des éblouissements d'emprunt.
6 C'est pourquoi nous vous supplions du bord des
fondrières — nous ne voulons pas qu'on nous
prenne pour une âme de hauteurs..
7 Car ces abîmes, nous les avons décrits avec
délices -— nous y avons fait éclore des oiseaux
lumineux.
8 Mais il y a des lueurs qui ne sont pas de lumière
— comme il est des amours qui né sont pas de
charité.
XLVIII
i Voici qu'en poésie, sur les lisières de l'oraison—- les mystères vivants du coeur de l'homme
sont semblables à ceux que Vous êtes venu
apporter sur la terre.
2 Ceux qui ne sont pas de l'être seul et que nul
pôle ne peut surprendre— mais qui sont de
votre passage de l'Être à la vie de création et
de votre retour.
3 Car vous apparaissez à chaque homme comme
vous êtes apparu sur la terre — votre mystèreest vivant sur les parts spirituelles comme sur
les autres.
4 Cette communion que vous avez faite avec la
Création — sans transfigurer votre chair pourqu'elle soit de notre mystère vivant.
5 Car nous vous recevons avec tous nos sens de
créatures, — à vous aimer nos tempes et nosvoix ne frissonnent-elles pas?
PATRICE DE LA TOUR DU PIN 5ig
6 Et notre sang et notre sueur doivent remonter
les mystères— comme vous leur avez permis
de les remonter en Vous.
7 Cette Passion jusqu'où Vous êtes descendu et
à laquelle nous devons remonter en nous-mêmes,— toutes les parts de l'homme qui en connaissent
déjà le chemin.
8 Cette rentrée dans l'Être dont vous êtes sorti
par amour — et pour nous cette rentrée dans
l'amour dont nous sommes sortis par péché,
9 Un éblouissement de la connaissance qui nous
a été une fois révélée — et à laquelle aucun
vivant n'ajoutera rien.
îo Sinon ses cris de souffrance ou de joie quand'il se sent vivant du mystère,
— ses cris de peuret pourtant son plus secret désir quand il approchede la mort.
II Mais pourquoi tant de beautés dans la vie fermée
de Création, — cette beauté de^lbliaiKdans son
amour? A^f, ,.. !.,"'|.V
TABLE ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS
PagesIntroduction v
Aegerter (Emmanuel) 427Alibert (François-Paul) 311Annunzio (Gabriel d') 381
Berry (André) 497
Boissy (Gabriel) 505Bonetti (Pascal-) 369Bonnard (Abel) 283Carco (Francis) 397Chabaneix (Philippe) 481Claudel (Paul) 53Cocteau (Jean) 339Delacour (André) 303
Delarue-Mardrus (Lucie) .. 171
Derème (Tristan) 349
Dévigne (Roger) 387
Dernier (Charles) 265
Droin (Alfred) -... 199
Duhamel (Georges) 329
Dumas (André) 191
Eluard (Paul) 473
Fort (Pau!) 111
Foulon de Vaulx (André)... 123
Gide (André) 91
Gregh (Fernand) 141
Haraucourt (Edmond) 11
Houville (Gérard d') 161
Jammes (Francis) 99
PagesLarguier (Léo) 209La Tailhède (Raymond de). 73La Tour du Pin (Patrice de) 511Lavaud (Guy) 321Le Dantec (Yves-Gérard).. 489Levaillant (Maurice) 295Maeterlinck (Maurice) 47
Magallon (Xavier de) 435
Magre (Maurice) 131
Mary (André) : 221Mauriac (François) 359Maurras (Charles) 65Mazade (Fernand) 407Muselli (Vincent) 417Noailles (comtesse de) .... 181
Noël (Marie) 463Ponchon (Raoul) 23Porche (François) 231
Régnier (Henri de) 1Romains (Jules) 243Ruet (Noël) 455Sahnon (André) 255Souchon (Paul) 153
Supervielle (Jules) 443
Vacaresco (Hélène).... 39
Valéry (Paul) 79
Viélé-Griffin (Francis) 31
Vildrac (Charles)j^p?>... 273
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