Analyses Et Transformations de La Firme

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ECHERCHES

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ÉCOUVERTE

Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considéra-ble de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause desgrands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclate-ment des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, maiselle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, cestravaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élabo-rent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnantsse font jour.

Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesurepeu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnellerend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est pré-cisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en scienceshumaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuienotamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Dé-couverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les tra-vaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifsrésultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablementla mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouveaussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions),pour se faire l’écho de certains travaux singuliers.

L’éditeur

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SOUS

LA

DIRECTION

DE

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

Analyses et transformations de la firme

Une approche pluridisciplinaire

Éditions La Découverte9

bis

, rue Abel-Hovelacque

Paris XIII

e

2009

Premières pages Page 3 Jeudi, 2. avril 2009 11:02 11

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S

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ISBN 978-2-7071-5801-7

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© Éditions La Découverte, Paris, 2009.

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Introduction

Questionnements théoriques et empiriques sur la firme :

croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

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Longtemps absente des débats académiques, la firme est depuis quel-ques années un objet d’étude important pour plusieurs disciplines, donnantlieu à des discussions parfois vives entre les analystes. Le propos de cetouvrage est justement d’apporter un éclairage sur cette institution centraledu capitalisme. Nous avons privilégié deux questions centrales. La premièrerenvoie aux multiples débats théoriques sur ce qu’est une firme. Commentl’appréhender ? Comment la différencier du marché ? Comment caractéri-ser cette institution centrale du capitalisme ? La seconde traite des multiplesmutations empiriques que connaissent les firmes modernes, et qui affectentaussi bien les frontières de la firme que son organisation interne. Enfin, nousprésentons quelques enjeux et perspectives futures qui nous paraissentimportants pour poursuivre le débat. Par ailleurs, nous justifions dans cetteintroduction notre démarche, qui croise délibérément les regards de troisdisciplines, l’économie, la gestion et le droit, car nous pensons qu’un telcroisement ne peut qu’enrichir notre compréhension de la firme.

L’

ANALYSE

THÉORIQUE

DE

LA

FIRME

:

DÉPASSER

LA

DIVERSITÉ

DE

L

APPROCHE

CONTRACTUALISTE

C’est parce que les faits bruts n’existent pas en tant que tels que l’analysethéorique de la firme est incontournable. Vouloir étudier la firme et sestransformations suppose en amont de s’entendre sur certains conceptscentraux, sur le sens de ces concepts et leurs interrelations pour qualifier

1. Nous tenons à remercier l’université Lyon-2, la mairie de Lyon, le Conseil général duRhône et la région Rhône-Alpes pour leur soutien financier.

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ET

TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

l’objet « firme ». En effet, les faits ne prennent sens qu’au regard des grillesthéoriques mobilisées pour les analyser. Un minimum de conceptualisationest donc nécessaire. Il s’avère alors indispensable de définir ce qu’

est

unefirme si l’on veut l’analyser. À ce titre, étudier théoriquement la firme estd’autant plus intéressant que depuis quelques années, les grilles d’analysesplus spécifiquement construites en économie et gestion se sont fortementdéveloppées.

Depuis les années 1970, la théorie économique néoclassique s’est vue deplus en plus remise en cause, notamment au regard de son incapacité àrendre compte de manière réaliste de la firme. Quand elle analyse la firme,l’approche néoclassique se focalise sur l’effet des variations relatives deprix sur les inputs et outputs, dans un contexte de concurrence libre etparfaite au sein duquel l’objectif du producteur est la maximisation duprofit. Réduisant la firme à une fonction de production, cette approche a peud’intérêt pour qui veut comprendre comment les facteurs de production sontalloués au sein de la firme. De même, aucune réflexion n’est proposée pourrésoudre la question des frontières de la firme, notamment par rapport aumarché. Notons toutefois que si les chercheurs ne disposent de grillesd’analyses plus réalistes de la firme que depuis quelques années, certainesréponses aux limites de la conception néoclassique de la firme – réponsescertes toutefois partielles – ont été apportées bien avant les années 1970.

Ainsi que l’a retracé Machlup [1967] dans un article désormais célèbre,les controverses concernant l’étude des entreprises sont bien antérieures auxannées 1970. En effet, plusieurs travaux datant des années 1930-1940débattaient déjà, à l’époque, de la pertinence de la théorie néoclassique auregard du comportement réel des firmes et des individus qui en sontmembres. Les « vingt et une conceptions de la firme » repérées par Machlup[1967, p. 26] dans la littérature illustrent à quel point il est erroné de penserque l’entreprise était absente des interrogations des chercheurs au début du

XX

e

siècle. Néanmoins,

a posteriori

, il apparaît bien aujourd’hui que c’estfondamentalement à partir des années 1970 que l’économie et la gestion sesont fortement intéressées à la firme.

Sans prétendre à l’exhaustivité, il est aujourd’hui possible d’identifierdeux grandes perspectives, l’une dans le prolongement de la théorienéoclassique, l’autre en rupture, chaque perspective rassemblant par ailleursdes travaux variés mais complémentaires. Dans la première catégorie ondistingue d’une part les constructions purement contractuelles qui, dans lalignée de l’approche néoclassique, se sont développées dans le cadre de lathéorie de l’agence et que l’on retrouve aujourd’hui par exemple chezLaffont et Martimort [2002], et d’autre part celles, plus institutionnelles,élaborées dans le prolongement de Coase [1937] et au sein desquelles onpeut différencier la théorie des coûts de transaction dont le représentantmajeur est Oliver Williamson [1975, 1985], et la théorie des droits de

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propriété représentée par Oliver Hart (Grossman et Hart [1986], Hart etMoore [1990], Hart [1995]).

Dans la seconde catégorie, plus hétéroclite, moins homogène que lapremière on trouve (1) les approches évolutionnistes construites dans lalignée des travaux de Penrose [1959] puis plus récemment de Nelson etWinter [1982] et qui prennent sens aujourd’hui dans les théories de la firmefondées sur les ressources et les compétences ; (2) la théorie« autrichienne » développée chez Foss et Klein [2002] ; plus récemment,(3) la théorie de la firme comme « entité » cherche à se constituer sur la basedes apports de plusieurs disciplines (Biondi, Kirat et Canziani [2007]) ; (4)enfin, et tout particulièrement en France, notons l’existence de l’approcheconventionnaliste de la firme, elle aussi au croisement de plusieurs champsdisciplinaires (Gomez [1996], Eymard-Duvernay [2004]).

Cette diversité actuelle peut paraître pour le moins étonnante. Pourtant,chacune de ces approches cherche, à sa manière, avec ses concepts propres,à éclairer les trois grandes questions considérées aujourd’hui comme étantau cœur de « la » théorie de la firme, théorie conçue comme une représen-tation abstraite du fonctionnement des entreprises. Il s’agit (1) de la questionde la nature et de l’existence des firmes (qu’est-ce qu’une firme et pourquoiles firmes existent-elles ?), (2) de la question de leurs frontières (qu’est cequi limite l’étendue des firmes et par rapport à quel(s) autre(s) mode(s)d’organisation de l’activité économique ?) et (3) celle de leur organisationinterne (comment les firmes allouent et rémunèrent-elles les facteurs deproduction qu’elles emploient ?). Évidemment, chaque approche parvient àrépondre avec plus ou moins de succès à ces questions. De même, demanière générale, chacune semble plus « spécialisée » dans le traitementd’une question relativement aux autres. Ainsi, comme nous le verrons toutau long de cet ouvrage, les constructions théoriques mobilisées proposentleur propre définition de la firme et avancent des explications spécifiquesquant aux frontières de la firme et au fonctionnement de son organisationinterne.

Compte tenu de ce qui précède, il n’est ainsi pas étonnant de débuter lapremière partie de cet ouvrage par un article intitulé « Qu’est-ce qu’unefirme ? ». Dans cet article, Geoffrey Hodgson déplore l’absence de défini-tion consensuelle chez les économistes contemporains, alors que selon luides économistes comme Coase (en 1937) s’étaient efforcés de définir lafirme. Hodgson insiste surtout sur le fait que, et c’est là la contradiction, lamultiplication des travaux sur la firme depuis les années 1970 a en fait plusobscurci qu’éclairer les choses, et il dénonce l’utilisation abusive de termesflous et confus comme quasi-firme, formes hybrides, marchés internes. Ilest indispensable selon lui de différencier la firme du marché, et il plaideainsi pour une approche plus institutionnelle donnant une place centrale audroit pour qualifier cette organisation particulière du capitalisme.

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TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

Prolongeant cette discussion, Bernard Baudry et Benjamin Dubrions’efforcent de montrer qu’à l’intérieur du courant dominant en économie, àsavoir l’approche contractualiste, il existe une grande diversité des analyses,aussi bien pour définir la firme que pour comprendre le rôle joué par sesfrontières. Les auteurs posent alors la question de savoir si les théoriescontractualistes de la firme se complètent ou au contraire se concurrencent,et défendent l’idée qu’elles sont complémentaires quand elles traitent de lanature de la firme, mais substituables quand elles analysent ses frontières.

La dernière contribution de cette première partie, consacrée à l’analysethéorique de la firme, est le fruit de gestionnaires. S’appuyant sur les apportsde l’économie, la gestion et la sociologie, Alain Desreumaux et Jean-PierreBréchet prolongent les réflexions qu’ils mènent depuis quelques annéesdans leur recherche d’élaboration d’une théorie de la firme fondée sur leprojet, ou

Project-Based View

. Ils cherchent alors à dépasser les théorisa-tions existantes de la firme pour les réconcilier sur la base du concept centralde

projet

, ouvrant la voie à une analyse stimulante de l’entreprise et pluslargement de l’action collective.

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ES

TRANSFORMATIONS

EMPIRIQUES

DE

LA

FIRME

MODERNE

:

GOUVERNANCE

,

FRONTIÈRES

ET

ORGANISATION

INTERNE

Du point de vue empirique, les transformations rencontrées dans etautour de la firme depuis quelques années questionnent également les cher-cheurs. L’évolution des relations de sous-traitance, la multiplicationd’accords de coopération interentreprises, le développement des formesdites « en réseau » rendent de plus en plus difficile l’identification des fron-tières de la firme. Au sein des firmes, plusieurs mutations touchant parexemple la relation d’emploi ou l’organisation des pouvoirs de décisioninterpellent les chercheurs sur les modes de coordination des actions desindividus qui prévalent entre les membres d’une même entreprise. Si lestrois questions vues précédemment sur la nature, les frontières et l’organi-sation interne de la firme sont de nature théorique, leur traitement n’enéclaire pas moins la réalité des entreprises en donnant un sens aux transfor-mations en cours. Elles ont en outre des implications « pratiques » nonnégligeables, selon les réponses données.

À titre d’exemple, les réponses que l’on apportera à la question la plusabstraite voire même philosophique de la nature de la firme peuvent avoirdes implications majeures très différentes. Les économistes ont beaucoupdébattu et débattent encore au sujet de l’essence de la firme. Pour certains,dans la lignée de Coase [1937] et Simon [1947, 1951], la firme reposed’abord et avant tout sur une relation d’autorité entre l’employeur etl’employé. Cette relation est caractérisée par le fait qu’en échange d’unsalaire, l’employé accepte de suspendre son pouvoir de décision pour laisser

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son employeur ou supérieur hiérarchique décider à sa place des actions qu’ila à exécuter. Cette conception de la firme, basée sur la spécificité de la rela-tion d’emploi, fait écho aux analyses juridiques définissant le contrat detravail à partir du lien de subordination. Mais certains économistes réfutentcette approche. Ainsi, pour des auteurs comme Alchian et Demsetz [1972]ou Cheung [1983], la relation d’autorité entre l’employeur et l’employé neconstitue en rien le caractère distinctif de la firme. Pour eux, la firme n’estqu’un simple nœud de contrats ne se distinguant pas en soi du marché. Pourreprendre Alchian et Demsetz [1972, p. 777], « elle n’a aucun pouvoir decontrainte, d’autorité ou de discipline différent au moindre degré d’uncontrat marchand ordinaire entre deux personnes quelles qu’elles soient »,ce qui conduit finalement les auteurs à considérer que la relation entre unemployeur et un employé n’est finalement pas différente d’une relationmarchande classique : « le contenu du présumé pouvoir de diriger et d’assi-gner les travailleurs à différentes tâches [est] exactement le même que lepouvoir d’un petit consommateur de commander et d’affecter son épicier àdifférentes tâches » [

ibid

.].Les implications « pratiques » du raisonnement des auteurs précédents

sur la nature de la firme sont fondamentales, notamment en matière de droitsocial. Si la perspective de Coase et Simon entre en résonance avec le droitactuel, il n’en est pas de même pour celle de Alchian et Demsetz. En effet,si l’on considère que rien ne distingue fondamentalement la firme dumarché et que la relation d’emploi n’est pas différente d’une relationd’achat-vente classique, il devient difficile de justifier l’existence d’un droitparticulier – le droit du travail – dont l’objectif est précisément de tenter derééquilibrer la dissymétrie inhérente à la relation entre employeur etemployé. Les règles encadrant la relation d’emploi n’ont pas dans cette opti-que à être différentes de celles encadrant les relations entre un consomma-teur et son épicier, pour reprendre l’image des deux auteurs. Poussé àl’extrême, le droit du travail n’a pas de raison théorique d’exister selon ceraisonnement.

Les évolutions et transformations des entreprises suscitent des question-nements dont l’éclairage par les débats théoriques sur la firme conduit aumême type d’implications « pratiques ». Ainsi, par exemple, en matière decompensation d’externalités négatives comme la pollution ou le licencie-ment, qui doit-on considérer comme responsable lorsque les firmes en sontà l’origine ? D’emblée, on pourra tout simplement répondre « ces mêmesfirmes », mais à quoi/qui renvoie alors le terme « firme » ? Quels membresde la firme vont finalement devoir compenser les préjudices subis pard’autres ? Les actionnaires ? Les salariés ?

Les transformations récentes touchant les frontières et l’organisationinterne des firmes soulèvent elles aussi de nombreuses interrogations« pratiques ». Concernant la question des frontières de la firme, les évolu-tions en matière d’intégration/désintégration verticale, le développement

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des modes d’organisation dits « hybrides », les stratégies d’achat/vente desfirmes, la complexification des relations clients/fournisseurs ont des consé-quences pratiques posant des problèmes impliquant les dirigeants d’entre-prises comme les salariés. Par exemple, jusqu’à quelle limite pousserl’intégration de l’activité d’une entreprise par une autre ? Est-ce pertinentd’externaliser telle division de l’entreprise ?

Ces évolutions en matière de frontières ne sont par ailleurs pas indépen-dantes des transformations rencontrées au sein de la firme, transformationsqui, elles aussi, posent de nombreuses questions. Ainsi, suite à un rachat, iln’est pas rare que des doublons existent sur certains postes de travail.Comment gérer ces doublons ? Faudra-t-il licencier une partie dupersonnel ? Comment gérer des salariés qui travaillent physiquementensemble sur le même lieu, exécutent les mêmes tâches et sont pourtantencadrés par des règles de gestion du personnel différentes du fait qu’ilsappartiennent à des entreprises différentes ? Quel mode d’organisationinterne adopter ?

C’est à ce type de questionnement que cherchent à répondre les théoriesde la firme et que cet ouvrage collectif est consacré. Deux remarquesdoivent être avancées à ce sujet.

D’une part, du point de vue empirique, le découpage présenté ici entreles trois angles d’analyse de la firme peut apparaître d’une certaine manièresuperficiel. Dans les faits, il est en effet parfois difficile de délimiter stricte-ment les questions liées aux frontières de celles liées à l’organisationinterne. Les deux sont en interrelations fortes. De même, la manière derépondre à la question de la nature et de l’existence de la firme, de natureplus philosophique, conditionne assez largement le traitement des deuxautres. Il n’en demeure pas moins que cette tripartition offre un cadre analy-tique certes discutable et perfectible, mais relativement cohérent, pourrendre compte de la réalité des firmes et de leurs transformations récentes.

D’autre part, il ne s’agira pas dans cet ouvrage de répondre à toutes lesquestions soulevées précédemment. Certaines questions seront abordéesalors que d’autres, pour des raisons plus contingentes liées aux avancées dela recherche, aux difficultés posées par le fait d’étudier un objet d’étude enévolution constante et aux contraintes de longueur de l’ouvrage serontéludées. L’objectif de cet ouvrage n’est pas d’apporter des réponses fermeset définitives aux questions soulevées plus haut. Il n’est pas non plus defournir aux praticiens d’entreprises des outils concrets visant à résoudre lesproblèmes qu’ils peuvent rencontrer au quotidien dans la conduite de leuractivité. Plus modestement, il s’agira d’éclairer certaines transformationsfortes actuelles des firmes, de donner un sens à celles-ci, dans une optiquese voulant le plus souvent plus compréhensive qu’explicative, et qui secaractérise par le souci de la pluridisciplinarité.

Les trois thèmes de la gouvernance, des frontières et de l’organisationinterne sont donc particulièrement privilégiés dans cet ouvrage, sachant que

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la question des frontières renvoie d’une part aux pratiques d’externalisationdes firmes, d’autre part à l’analyse de la forme organisationnelle qualifiéede « firme-réseau ».

Les articles de Pierre-Yves Gomez d’une part, et de Driss Agardi etAlain Alcouffe d’autre part, abordent tous deux la problématique dugouvernement d’entreprise, et en particulier les évolutions récentes induitespar les pratiques dites de

corporate governance

favorisant le contrôle desdirigeants d’entreprises par les actionnaires.

Ainsi, à contre-courant de plusieurs interprétations actuelles, P. Y. Gomezréhabilite l’importance de la dimension politique de l’entreprise. Il chercheà montrer que les évolutions récentes en matière de gouvernement d’entre-prise ne résultent pas des pressions de « la finance » et des marchés maisqu’elles sont plutôt les conséquences des mutations politiques voulues parcertains dirigeants.

C’est justement sur les réseaux existant entre différents dirigeants degrandes entreprises françaises du CAC 40 et par ailleurs membres deconseils d’administration que porte l’étude de A. Alcouffe et D. Agardi.Alimentant certains des arguments développés par P. Y. Gomez dans l’arti-cle précédent, ces auteurs montrent que les réseaux de sociétés résultant ducumul des mandats d’administrateurs des grandes entreprises restent impor-tants en France. La part des cumulards n’est pas négligeable et la densité desréseaux d’administrateurs n’a pas baissé ces dernières années. Pour lemoins, les résultats des auteurs ne semblent pas aller sans le sens des recom-mandations émises récemment par différents rapports et commissions enmatière de gouvernement d’entreprise.

L’étude des pratiques d’externalisation contient trois contributions,chacune appliquée à des secteurs d’activité différents. Concentrant sonanalyse sur le développement de la production modulaire dans le secteurautomobile, Vincent Frigant porte un regard critique sur les stratégiesd’externalisation mises en œuvre depuis une dizaine d’années par plusieursgrands constructeurs et équipementiers d’Europe et d’Amérique du nord.L’auteur montre que les pratiques actuelles sont loin de se traduire, dans cesecteur, par une baisse garantie des coûts de production.

L’étude suivante, dans une optique plus descriptive, est appliquée au casde l’aéronautique, et plus particulièrement des relations entre Airbus et sesfournisseurs. Frédéric Mazaud et Marie Lagasse décrivent les effets de lastratégie de recentrage et d’externalisation induits par la mise en place duplan Power 8 chez Airbus. Ils soulignent en quoi l’application de ce plans’est traduite par une segmentation des sous-traitants amenant à distinguerles fournisseurs les plus stratégiques – c’est-à-dire à forte valeur ajoutée auproduit d’ensemble – des autres fournisseurs.

Enfin, à la lumière de la théorie des coûts de transaction, Délila Allam etEmeric Lendjel analysent l’intérêt du contrat de franchise comme stratégiede développement pour les entreprises du transport routier de marchandises.

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FIRME

Au regard des spécificités de la transaction de transport qu’ils analysent etappliquent au cas d’un grand groupe français du secteur du transport routier,les auteurs montrent en quoi la franchise, en tant que forme contractuellehybride, peut s’avérer constituer un mode d’organisation des activitéséconomiques original et efficace en termes de coordination et d’incitationdes agents dans un secteur au sein duquel pourtant, la franchise a plutôtmauvaise réputation.

Au final, ces contributions appliquées aux pratiques d’externalisationsoulignent la complexification croissante des relations inter-firmes cesdernières années ainsi que les enjeux stratégiques constitués par le choix desfirmes au regard de la question « faire ou faire-faire ».

L’analyse de la firme-réseau, souvent vue comme une forme nouvelled’organisation de l’activité économique, constitue le second volet de laquestion des frontières de la firme.

Pour commencer, l’article de Philippe Abrard et Gilles Paché se focalisesur l’étude d’un réseau particulier, celui des groupements de détaillants dela grande distribution alimentaire. Retraçant la naissance et l’évolution deces groupements, les auteurs s’interrogent sur les fondements de la coopé-ration en leur sein. Ils montrent alors que contrairement à certaines analysesopposant le contrat et la confiance, ces deux mécanismes peuvent être toutà fait complémentaires en matière de gouvernance des réseaux.

Ensuite, adoptant une démarche plus théorique que la contribution deF. Mazaud et M. Lagasse, Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnacreviennent sur le cas du secteur de l’aéronautique et du spatial. À la lumièred’une grille de lecture théorique mettant en avant l’importance des connais-sances dans le développement des entreprises, les auteurs montrent en quoila firme-réseau, en jouant sur ses frontières, constitue un moyen de garantirle maintien d’un avantage concurrentiel. Les résultats de leur étude condui-sent alors à questionner la pertinence de l’approche contractualiste de lafirme.

Pour finir, la dernière contribution de cette sous-partie porte un regardjuridique sur la firme-réseau. Dans une perspective croisant analyse juridi-que et gestionnaire, Pascal Philippart cherche à comprendre comment ledroit français traite le réseau. La position défendue par l’auteur alimente desdébats en cours sur la pertinence (ou non) de faire du réseau une entité juri-dique à part entière. L’auteur est plutôt favorable au

statu quo

, arguant queles dispositifs juridiques actuels sont, au moins en France, suffisammentflexibles pour traiter les problèmes posés en droit par l’existence des firmes-réseaux.

Le dernier angle sous lequel sont analysées dans cette partie les transfor-mations récentes de la firme est celui de l’organisation interne. Deux contri-butions abordent cette thématique.

Écrit par une juriste et un économiste, la première contribution fait échoau débat abordé précédemment par P. Philippart, en défendant toutefois un

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point de vue opposé. Isabelle Tricot-Chamard et Olivier Dupouët analysent,au regard du droit du travail, le développement des « communautés desavoir » en relation avec les firmes sous deux angles : celui du lien de subor-dination et celui de la liberté des employés dans leur vie personnelle etprofessionnelle. Les auteurs s’interrogent alors sur la capacité du droit dutravail à prendre en compte certains problèmes soulevés par l’engagementdes salariés dans une communauté.

La contribution suivante, de Cécile Cézanne, étudie l’importance ducapital humain dans l’activité productive des firmes françaises. S’appuyantsur les données de l’enquête française REPONSE de 2004-2005, l’auteurpropose une typologie de modèles français de gouvernance interne d’entre-prise et analyse plus spécialement les particularités du modèle qualifié de« multi-ressources ». Elle montre qu’il existe un lien étroit entre un fortdegré de capital humain spécifique et un ensemble de pratiques innovantesmises en place au cours des années 2000 dans les firmes françaises. Cetravail alimente les discussions récentes renvoyant aux questions de pouvoirrelatives au contrôle du capital humain au sein des firmes.

L

ES

PERSPECTIVES

DE

RECHERCHE

:

APPROFONDIR

LES

APPROCHES

PLURIDISCIPLINAIRES

DE

LA

FIRME

La troisième et dernière partie qui conclut l’ouvrage est consacrée àcertains enjeux liés aux évolutions actuelles et à venir, tant théoriquesqu’empiriques, en relation avec l’analyse de la firme. Cette partie rendcompte de plusieurs débats contemporains portant sur le thème très envogue de la responsabilité sociale des entreprises et sur les questions d’orga-nisation industrielle et de création de valeur.

Les deux premières contributions abordent sous des angles disciplinairesdifférents la responsabilité (sociale) des entreprises. Virginie Forest etChristian Le Bas entremêlent leurs regards respectifs de gestionnaire etd’économiste pour s’interroger sur la responsabilité sociale des entreprisescomme nouvelle institution régulatrice du capitalisme actuel. Leurs ques-tionnements se focalisent en particulier sur trois niveaux de « régulation » :celui des activités productives, celui du rapport salarial et enfin, le niveaude la régulation publique. Dans une perspective plus critique, FrançoisGaudu pose quant à lui la question de la responsabilité des entreprises dupoint de vue du droit, et tout spécialement du droit social. Il s’interroged’une part sur la pertinence de la thèse de la « reféodalisation » des rapportssociaux avancée par certains avec le développement de nouvelles formescontractuelles, et porte d’autre part un regard juridique critique surl’engouement récent autour de la responsabilité sociale des entreprises,s’opposant sur certains points à la réflexion menée précédemment parV. Forest et C. Le Bas.

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Dans un second temps, Joël Thomas Ravix soulève la question, peuabordée chez les économistes, de la nature de l’industrie. Soulignant en quoiles approches traditionnelles de la firme restent limitées pour rendre comptede l’organisation de l’industrie, il dessine les grandes lignes d’un cadred’analyse dépassant ces limites. À partir de la distinction qu’il opère entredeux types de production – la « production autonome » et la « productiondéléguée » –, l’auteur propose une forme originale de découpage dusystème productif permettant de mieux appréhender l’organisation indus-trielle et ouvrant la voie à une approche renouvelée des questions de politi-que industrielle.

Pour finir, François Eymard-Duvernay analyse la firme comme uneinstitution qui donne corps au pouvoir de valorisation de certains acteurséconomiques, défendant un point de vue original sur le statut salarial. Àl’encontre des interprétations classiques qui justifient l’existence de cedernier comme une protection garantie au salarié face aux déséquilibresinhérents à la relation d’emploi, l’auteur avance au contraire que ce statutexiste parce qu’il permet, grâce au droit, de « libérer » le travailleur en ledotant d’une autonomie dans la création de valeur. Cette interprétationnovatrice dessine les grands traits d’une analyse plus politique de la firme,nous rappelant que l’économie est d’abord et avant tout politique.

UN PARTI PRIS MÉTHODOLOGIQUE : UNE APPROCHE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FIRME

Ce travail collectif repose sur un postulat qui ne va pas forcément de soipour la communauté des chercheurs en sciences sociales et qui peut donnerlieu à de nombreux débats. Le point de départ de cet ouvrage est en effetqu’une seule discipline ne peut à elle seule rendre compte pertinemment decette organisation particulière qu’est la firme.

L’économie, en tant que discipline traditionnellement vue commeétudiant les processus d’allocation des ressources rares, fait bien évidem-ment partie des disciplines convoquées dans cet ouvrage. À ce titre, letravail initial de Coase [1937], définissant la firme comme un mode d’allo-cation des ressources alternatif au marché, a incontestablement ouvert lavoie à plusieurs cadres d’analyses théoriques de la firme aujourd’hui asso-ciés à l’économie. Dès lors, après coup, il ne sera pas étonnant de constaterque la discipline économique marque fortement le travail collectif mené ici.Au moins deux autres raisons peuvent être identifiées pour expliquer le« poids » de l’analyse économique dans cet ouvrage.

Rappelons d’abord en effet que les théories de la firme ont pour point dedépart les limites de la théorie économique néoclassique à traiter de manièreréaliste ce qu’elle dénomme le « producteur ». C’est donc surtout parrapport à cette perspective qu’historiquement, les auteurs, très souvent des

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INTRODUCTION 15

économistes, se sont positionnés pour amender voire reconstruire ce modèledont l’objectif initial n’était aucunement de comprendre la nature et le fonc-tionnement d’une firme. De même, à l’état de projet, ce travail collectif a étéau départ lancé et organisé par des universitaires économistes, appartenantà un laboratoire de recherche disciplinairement associé à l’économie. Aufinal, le lecteur ne devra donc pas être étonné de constater que la part desanalyses d’origine économique dans cet ouvrage n’est pas négligeable.

Toutefois, loin des positions radicales défendues par certains auteurs etvoyant l’impérialisme de l’économie en sciences sociales comme une bonnenouvelle pour qui cherche à mieux comprendre le monde dans lequel nousvivons [Lazear, 2000], nous avons voulu « ouvrir » ce travail à d’autresdisciplines. Cette volonté d’ouverture repose sur la conviction, partagéed’ailleurs par tous les contributeurs à ce travail, que la pluridisciplinaritéscientifique constitue une démarche pertinente pour enrichir nos connais-sances et notre compréhension d’un objet d’étude particulier, à savoir ici lafirme. Elle permet de multiplier les angles d’analyse, de fournir des inter-prétations nouvelles, mettant ainsi en lumière des réalités oubliées ou nonperçues par l’éclairage d’une seule discipline. Même si cela ne se fait passans coût et peut parfois conduire à des débats et des discussions très vives,croiser les regards disciplinaires sur un même objet est selon nous bénéfiquesi l’objectif final est l’amélioration de notre compréhension.

Dans cette optique, les sciences de gestion nous sont apparues comme ladiscipline naturellement complémentaire à l’économie pour analyser lafirme. Étudiant, pour reprendre les termes de P. Y. Gomez dans cet ouvrage,« la nature, la rationalité et les conséquences des décisions prises dansl’entreprise ou au nom de l’entreprise », les sciences de gestion abordent lafirme sous un angle d’analyse qui vient compléter les apports de l’économieen se détachant de la logique de l’intérêt et de la rationalité calculatricecaractéristique de l’approche économique standard.

Enfin, le droit est aussi l’une des disciplines convoquées dans cetouvrage. Les relations entre le droit et l’économie se sont beaucoup déve-loppées ces dernières années, notamment dans le cadre de la Law andEconomics. Si en droit, la firme n’est pas définie en tant qu’entité juridiqueà part entière, elle n’est toutefois pas moins présente. Le droit, de par lesrègles qu’il édicte, conditionne pour une large part la capacité des firmes àêtre plus ou moins rentables. En même temps, les firmes assurent elles-mêmes une fonction de régulation de l’activité des individus en produisantleurs propres règles. La firme s’avère alors être un acteur fondamental dansla configuration du cadre institutionnelle de la société, tout spécialementlorsque celle-ci repose, du point de vue économique, sur la liberté d’entre-prendre. C’est d’ailleurs justement dans ce contexte que Robé [1999, p. 3]qualifie de « couple inséparable » l’entreprise et le droit. Comme nous lesverrons, les analyses de la firme fournies par les juristes éclairent nombrede questions sur son rôle et son pouvoir dans la société.

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16 ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

Croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes sur lafirme est l’ambition de ce travail. Comme précisé plus haut, l’étude de lafirme suppose en amont de disposer d’outils théoriques et de concepts visantà définir et délimiter ce sur quoi porte l’analyse. Le passage par la théorie estdonc essentiel et nous ne pourrons l’éviter. Toutefois, cherchant aussi à rendrecompte de transformations réelles majeures rencontrées ces dernières années,cet ouvrage ne se limite pas à la seule dimension théorique. Bien au contraire,il donne une place centrale à la dimension empirique par la restitution desrésultats de différentes études ou analyses de secteurs d’activité.

Au total, l’intérêt du travail collectif mené dans cet ouvrage est demontrer que la pluridisciplinarité constitue une démarche fructueuse pouréclairer cet objet d’étude complexe qu’est la firme. Elle fournit une visionplus large et plus complète que le regard que pourrait porter une seule disci-pline. Certes, chacun restant en général dans sa propre discipline, le tableaufinal pourra peut-être paraître encore trop découpé et pas assez homogène,même si quelques contributions ont toutefois une dimension plus inter- quepluridisciplinaire traduite par de réels transferts et échanges de méthodes etconcepts entre disciplines, surtout entre l’économie et la gestion. Certainspourront même déplorer que nous ne soyons pas allés assez loin, et queplutôt que de « croiser » les regards, il aurait été plus ambitieux de les unir,les mêler voire les confondre pour faire disparaître les frontières entre disci-plines, aller au-delà de celles-ci ; en d’autres termes, faire la transdiscipli-narité. Mais cela est-il possible tant les postulats de base sur lesquellesreposent chacune des disciplines convoquées ici sont différents ? Plusfondamentalement, cela est-il souhaitable ? Nous ne le pensons pas. Toutl’intérêt de la démarche adoptée dans les pages qui suivent est justementd’éviter de porter un regard globalisant et uniforme sur la firme, pour préfé-rer la diversité et le pluralisme, au risque de faire émerger des tensions, desdésaccords entre analyses. Nous avons la conviction que le dialogue inter-disciplinaire est le mieux à même d’améliorer notre niveau de compréhen-sion de la firme et de ses transformations. Le pire serait de se fermer dansles certitudes de sa propre discipline. Notre souhait est que cet ouvragecollectif invite d’autres contributeurs, d’autres disciplines, à prolonger letravail mener ici.

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Qu’est-ce-qu’une firme ?1

Geoffrey M. Hodgson

INTRODUCTION

Il peut sembler très étrange que les économistes n’arrivent pas à semettre d’accord sur une définition adéquate de la firme. Pour définir lafirme, les économistes ont très peu pris en compte ses dimensions légales etinstitutionnelles. Cet article considère les conceptions dominantes de lafirme, s’intéresse à quelques non sequiturs définitionnels, et plaide pour unedéfinition de la firme qui prenne en compte ses dimensions légales.

Il est devenu courant pour les économistes et les sociologues d’affirmerque les frontières de la firme sont floues. Des concepts comme les« marchés internes » [Doeringer et Piore, 1971], la « quasi-firme » [Eccles,1981], les « formes hybrides » [Cheung, 1983 ; Williamson, 1985 ; Ménard,1995, 1996] et les « quasi-marchés » [Ménard, 1995] ont été mis en avant.Comme Richard Langlois [1995, p. 72] l’a écrit : « la plupart des travaux dela théorie des coûts de transaction ont abouti à la conclusion que la distinc-tion entre la firme et le marché est rien moins que sémantique ». De manièresimilaire, la plupart des autres approches de la théorie de la firme ont échouéà établir une frontière claire entre la firme et le marché, ou à proposer unedéfinition claire de la firme.

Nous souhaitons montrer que ces développements conceptuels sontlargement inadéquats et qu’ils résultent de l’absence d’une définition clairede la firme, qui prendrait en compte ses soubassements juridiques. En parti-culier, l’idée de « marchés dans la firme » est au mieux une métaphoretrompeuse. Par ailleurs, l’autre idée répandue de l’existence de formeshybrides est soutenable uniquement si la firme est définie de manière diffé-rente de l’entité légale de la firme dans le monde réel. La valeur théoriquede cette redéfinition est mise en doute. De plus, l’idée selon laquelle il n’y

1. Traduit de l’anglais par Bernard Baudry, LEFI, Université Lyon-2.

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22 LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

a pas de frontière entre la firme et le marché entrave l’émergence de défini-tions plus adéquates de la firme et d’analyses plus satisfaisantes de sanature.

La théorie des coûts de transaction n’est pas la seule à proposer une défi-nition imparfaite de la firme. D’après Bengt Holmström [1999, p. 100] : « lathéorie des droits de propriété telle qu’elle est présentée par Hart et Moore[1990] et par d’autres auteurs, parle très peu de la firme. Le problème estqu’il n’y a en fait pas de firme dans ces modèles, seulement des entrepre-neurs représentatifs ».

L’absence de consensus sur la définition de la firme dans la littératureconstitue un sérieux handicap. Cependant, il existe une véritable réticence àutiliser les formes légales comme une base pour définir la firme. Il estprobable que cette réticence provienne en partie de l’enthousiasme malavisépour les analyses du marché et de la firme en des termes universels, a-histo-riques et relativement dé-institutionnalisés [Hodgson, 2001]. Dès lors, lacritique de l’idée des formes dites hybrides conduit à d’autres questionsimportantes sur l’analyse théorique des institutions économiques.

Un argument central de cet article est qu’il n’existe aucune raison pourles économistes de renoncer à une définition de la firme qui prenne encompte ses dimensions juridiques. Les relations juridiques sont un élémentessentiel de la firme, parmi d’autres facteurs, car le cadre juridique a desconséquences économiques importantes. Cet argument est renforcé par lacroissance d’autres entités comme les « business units », les conglomérats,les keireitsu, les alliances stratégiques, les réseaux de fournisseurs, lescontrats relationnels2. En fait, le développement de ces structures industriel-les renforce la nécessité de donner une définition claire des différentes enti-tés impliquées. Ne retenir qu’un seul terme pour désigner cette variétémouvante ne peut qu’engendrer de la confusion théorique et analytique. Dece fait, une définition de la firme qui s’appuie sur le droit doit être retenue,distincte d’autres définitions des structures qui ne sont pas des firmes.

PAS DE DÉFINITION S’IL VOUS PLAÎT – NOUS SOMMES DES ÉCONOMISTES

Jusqu’au début du vingtième siècle, les économistes tenaient pour acquisque la firme et le marché étaient distincts. Dennis Robertson [1923, p. 85]décrit les firmes comme « des ilots de pouvoir conscients dans un océan deco-opération inconscient, comme des mottes de beurre flottant dans dubabeurre ». Cependant, à cette époque, la distinction entre la firme et lemarché était tacitement élaborée dans la sphère de l’économie plutôt que par

2. Pour une discussion utile de la croissance des joint-ventures, des alliances stratégiqueset des réseaux voir Hage et Alter (1997), qui proposent une typologie de ces phénomènesinterfirmes.

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référence aux structures juridiques. Cette distinction faisait référence à ladistinction entre la production et le marché, la première étant représentéepar les fonctions de production et de coût, le second par l’interaction entrel’offre et la demande.

Dans les années 1930, il y eut un effort croissant pour analyser les struc-tures économiques par le biais de fonctions mathématiques. La tendanceétait de traiter la firme simplement comme une fonction de production. Dansces conditions, les questions comme la définition, la structure interne et lesfrontières de la firme n’étaient pas posées, même si la distinction entre lemarché et la firme était maintenue. La notion de firme comme fonction deproduction orientait la signification du terme « firme » vers une simpledescription fonctionnelle d’un processus de production.

Une exception notable, bien entendu, fut Ronald Coase. Son article de1937 est l’une des rares études, après celle de Marshall, qui traite la firmecomme une organisation plutôt que comme une fonction de production.Coase [1937, p. 388-390] distingue le marché de la firme, avec le« mécanisme des prix » d’un côté et son « remplacement » de l’autre. PourCoase, l’alternative à la firme est la coordination par le marché d’entrepre-neurs individuels, chacun étant son « propre maître ». Coase offre ainsi unerare discussion de la structure interne de la firme [Foss, 2002].

Alors que la plupart des théoriciens micro-économistes transformaient lafirme du monde réel en fonction de production, d’autres s’intéressaient auproblème empirique de la classification des firmes et mesuraient des phéno-mènes comme la concentration industrielle. Ces économistes « appliqués »traitaient des problèmes statistiques et taxinomiques grâce aux donnéesindustrielles. Une firme pouvait ainsi avoir plusieurs établissements sépa-rés. De plus, une seule usine pouvait avoir différents processus de produc-tion. Ces considérations statistiques ne s’accordaient pas parfaitement avecla notion de firme comme fonction de production.

En conséquence, certains économistes appliqués ont essayé d’établir unedéfinition différente. P. Sargant Florence [1957, p. 244], par exemple,écrivit : « Pour les économistes, qui s’intéressent plus directement auxdegrés de la concurrence et au monopole qu’à la localisation industrielle, lafirme en tant qu’unité de contrôle est plus importante que l’établissement entant qu’unité physique ». Florence considérait l’« unité de contrôle »comme plus importante que la firme en tant qu’unité légalement définie. Leproblème était de traiter statistiquement les filiales qui étaient légalementdes firmes séparées mais qui étaient gérées et contrôlées par leurs sociétésmères, comme si les sociétés mères et leurs filiales étaient une seule unité.

Florence était d’accord avec le Recensement de la production anglaise,qui utilisait le terme de « business unit » pour désigner l’ensemble constituéd’une société mère et de ses filiales dont elle possède plus de 50 %. Ainsiune « business unit » ne correspond pas à « une société unique au senslégal ». Elle n’inclut pas non plus les filiales dans lesquelles la participation

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de la société mère est suffisamment importante pour les contrôler, tout enétant inférieure à 50 %. Florence [1957, p. 245] se plaignait du manque dediscussions autour de ce problème, alors que plusieurs travaux« comparaient les degrés de concentration des industries britanniques etaméricaines, sans s’inquiéter vraiment de savoir ce qui se concentre ». Maissurtout il rappelait qu’« aucun pays n’utilise réellement le mot « firme »dans les statistiques officielles sur lesquelles ces économistes basent leurscalculs. Les Etats-Unis utilisent le mot « producteurs », la Grande-Bretagnele terme « business unit » ».

Aussi Florence défendit l’utilisation d’un autre terme, celui de« producteur » ou de « business unit », pour les études empiriques portantsur la concentration des entreprises dans une industrie. Il faut noter toutefoisqu’il n’a pas décrit ces unités comme étant des firmes, et qu’il n’a pas cher-ché à promouvoir la définition du Recensement pour en faire une définitionalternative de la firme. Florence n’abandonna pas la conception légale de lafirme. Il était seulement d’accord pour que le concept nouveau de « businessunit » soit utilisé aux côtés du concept de firme.

Cependant Machlup a adopté une stratégie très différente dans son arti-cle séminal. Il recense [1967, p. 26] pas moins de « dix concepts de la firmeutilisés dans la littérature économique et managériale », et suggère qued’autres encore sont utilisés. Il note que la firme a été considérée commeune organisation, un système de décision, une collection d’actifs et dedettes, une personne juridique, une « business unit » sous un managementunique, etc. Machlup [ibid., p. 28] conclut alors :

Cet exercice aura réussi s’il montre combien sont ridicules les efforts de certainsauteurs pour trouver une définition de la firme dans l’analyse économique… J’espèrequ’il n’y aura pas de débat pour savoir quel concept de firme est le plus important oule plus utile. Comme ils servent différents objectifs, un tel débat est inutile.

Mais clairement cette position entraîne un non sequitur. Le fait queplusieurs conceptions différentes de la firme existent n’implique pas que laformulation et la promotion d’une définition doit être abandonnée. Aucontraire, on peut dire que cette confusion plaide pour la reconnaissanced’une seule définition, couramment acceptée. Machlup a raison quand il ditque ces différents concepts « servent différents objectifs ». Mais il ne luivient pas à l’esprit que ces différentes définitions font référence à différen-tes choses. Une firme (au sens juridique du terme) n’est pas la même chosequ’une « business unit », ou une collection d’actifs, ou une usine de produc-tion. Tout simplement ce sont des concepts différents : ce sont aussi desentités réelles différentes. Dans ces conditions, nous avons besoin d’unepluralité de concepts qui fasse référence à une pluralité de structures réelles.Contrairement à la position de Machlup, l’existence de multiples définitionsde la firme ne peut être admise sous prétexte qu’« elles servent différentsbuts ». Les définitions ne sont pas seulement des instruments pratiques maisdes tentatives pour représenter la réalité.

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Une telle confusion est également présente chez Oliver Williamson[1975]. Le point positif est qu’il a hérité de Coase l’accent mis sur les struc-tures légales et institutionnelles. Il a pris au sérieux les différences entre lescadres légaux qui gouvernent les transactions et élargi l’interface entrel’économie et le droit. Mais ces efforts n’ont pas été suffisants pour dépasserune certaine confusion conceptuelle. Williamson lui-même a ainsi utilisé levague terme de « hiérarchie » au lieu d’essayer de définir la firme. Il estdommage qu’après avoir eu la « boîte noire », il n’y a pas eu d’accord surles termes pour décrire la boîte ou son contenu. Malheureusement, leschoses ne se sont pas améliorées depuis. L’imprécision des définitions dansla littérature a continué, malgré l’intérêt porté à la firme depuis 1975.

Un exemple de cette confusion persistante est donné dans l’article célè-bre et important de Steve Cheung [1983, p. 3], qui écrit : « nous ne savonspas exactement ce qu’est une firme – il n’est d’ailleurs pas vital de lesavoir… le mot « firme » est simplement un moyen commode pour décrirela manière d’organiser des arrangements contractuels ». Cheung affirmeque ceci conduit à des frontières floues ou arbitraires : « pour certains unefirme peut être réduite à une relation entre deux propriétaires d’input, ou, sila chaîne de contrats s’étend, elle peut être comparée à l’économie entière »(p. 17). Il conclut alors : « ainsi il est futile de s’attarder sur ce qu’est ou ceque n’est pas une firme » (p. 18). L’argument de Cheung est le suivant :différentes définitions de X sont possibles, donc il est inutile de définir X.Mais ceci est un non sequitur.

Le problème taxonomique est fortement réduit si on définit la firmecomme une entité légale et hors-marché. De plus, aucune bonne raison n’aété présentée pour abandonner la conception légale de la firme. Il est parailleurs très important d’utiliser d’autres concepts comme « business unit »,établissement de production ou conglomérat, pour décrire d’autres structu-res du monde des affaires. Nous avons besoin de plusieurs concepts pourdécrire de multiples entités réelles.

Le résultat de cette confusion est qu’une unique et claire frontière entrela firme et le marché ne peut pas être établie. Il est devenu courant d’utiliserle concept de « firme » pour faire référence à des structures différentes, etdès lors il n’est pas surprenant qu’aucune frontière simple ne puisse êtretracée.

LES FRONTIÈRES DE LA FIRME

Il est utile à cette étape de discuter de certains apports de la littératuredans les années 1970 et 1980, qui ont posé cette question de la frontièreentre firme et marché. Dans leur fameux article sur la théorie de la firme,Michael Jensen et William Meckling [1976] affirment que l’aspect légal dela firme est important pour déterminer le comportement des individus dans

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l’économie. Jensen et Meckling [ibid., p. 311] notent « le rôle non négligea-ble que le système légal et le droit jouent dans les organisations, notammentdans l’organisation de l’activité économique. Les lois enserrent les contratsque les individus concluent. Le pouvoir de l’État est utilisé pour garantir lescontrats et indemniser en cas de non-respect de ces contrats ».

Cet article constitue une reconnaissance rare du rôle économique desaspects légaux de la firme. Cependant, Jensen et Meckling utilisent mal lesspécifications légales de la firme comme « fiction légale » et ils en tirent uneconclusion inappropriée. Ils suggèrent que la « fiction légale », qui autorisecertaines organisations à être traitées légalement comme des individussignifie que les firmes sont en fait des individus. Ils concluent alors :

Vu sous cet angle, cela a peu de sens d’essayer de distinguer les éléments qui sontdans la firme et ceux qui sont au dehors. Il existe seulement une multitude de relationscomplexes (i.e., des contrats) entre la fiction légale (la firme) et les propriétaires desinputs en travail, matériel et capital et les consommateurs de l’output [Jensen et Mec-kling, 1976, p. 311].

Il est ironique de constater ici que cette reconnaissance de la naturelégale de la firme débouche en fait sur un refus de s’intéresser à la structureinterne de la firme. Au contraire, la firme est traitée comme une personnesingulière. Mais cet argument n’est pas valable. Le fait que la loi traite lafirme dans une certaine mesure comme une personne ne signifie pas que lafirme est une personne. La loi confère des capacités individuelles d’accordcontractuel, des droits individuels de propriété, et des obligations indivi-duelles aux organisations. Mais elle ne traite pas les organisations et lesindividus de la même manière. Par exemple, la responsabilité limitée nes’applique pas aux individus comme aux organisations. Il en est de mêmepour les faillites. De plus, la loi n’ignore pas le caractère organisationnel dela firme. La législation s’est développée pour couvrir de nombreux aspectsdes relations intra-firme, comme par exemple le contrat de travail, les droitset les obligations des employeurs et des employés, etc. [Masten, 1991].Faire référence à l’aspect légal de la firme n’autorise pas à traiter la firmecomme une personne individuelle, même si la firme est une organisationindividuelle3.

Dans quelle mesure, en faisant référence à la réalité légale, peut-on iden-tifier « l’intérieur » de l’« extérieur » de la firme ? La frontière de la firmeest constituée lorsque la « personne légale » de la firme conclut des contrats(écrits ou pas) avec des individus ou d’autres personnes légales. Quand unemployé est embauché ou quand un actif devient la propriété de la firme,alors cette personne ou cet actif « franchit » les frontières de la firme.Cependant, un salarié (contrairement à un esclave) est seulement dans lafirme durant certaines périodes, spécifiées dans le contrat de travail. Ainsi à

3. Voir Khalil (1997) pour une discussion intéressante sur ce sujet.

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l’intérieur de la firme nous trouvons les actifs possédés par la firme, ainsique les employés durant leur période de travail.

Et que trouve-t-on « en dehors » de la firme ? Jusqu’à maintenant nousavons discuté de la frontière de la firme comme s’il s’agissait d’une fron-tière entre la firme et le marché. Ceci est une simplification qu’il convientde rectifier.

Par définition, les marchés impliquent des échanges, de multiples ache-teurs et vendeurs, et donc un certain degré de concurrence. Un marché estune institution dans laquelle un nombre significatif de marchandises,raisonnablement bien définies, sont régulièrement échangées. Les échangeseux-mêmes entraînent des droits de propriété et prennent place dans uncadre juridique [Commons, 1924 ; Sened, 1997]. Les marchés possèdentainsi des règles légales et des structures qui encadrent les transactions et lesnégociations. Les marchés, en bref, organisent et institutionnalisent leséchanges [Hodgson, 1988].

Dans trois articles classiques, George Richardson [1972], Victor Gold-berg [1980] et Ronald Dore [1983] affirment que la relation entre unegrande firme et ses sous-traitants est souvent plus durable et forte qu’unesimple relation de marché. Ils font référence à la présence de « contratsrelationnels » qui permettent aux firmes de développer des liens de longuedurée avec d’autres contractants. D’une certaine façon, ces contrats rela-tionnels intègrent des considérations de compréhension mutuelle et deconfiance que l’on ne trouve pas sur le marché traditionnel. Au lieu derecourir à ce dernier, la firme choisira d’échanger avec des fournisseurs enqui elle a confiance, notamment quand la relation entraîne un apprentissageet un échange de savoirs.

Comme Douglass North l’observe [1977, p. 710] : « la plupart des échan-ges ne prennent pas place sur des marchés ». Dans tous les échanges il existeun contrat légal explicite ou implicite, conduisant à un transfert de propriété.La conséquence est qu’au lieu de parler de firmes et de marchés, il faut en faitconsidérer qu’il existe la firme, le marché et l’échange hors-marché. Lesmarchés sont une des possibilités d’échange en dehors de la firme.

Comme nous l’avons vu, certains théoriciens ignorent la possibilité del’échange relationnel, ce qui débouche sur des confusions. Quand ils obser-vent des relations contractuelles de longue durée comme celles analyséespar Dore, Goldberg et Richardson, ils sont du coup confrontés à unproblème. En effet ces relations du monde réel ne relèvent pas de la firmeni du marché, et elles sont alors considérées comme « étranges »,« hybrides » ou qualifiées de relations de « quasi-marché ». L’erreurprovient de l’adoption d’une dichotomie fausse, qui ignore la troisièmepossibilité d’un échange contractuel non-marchand.

Face à l’existence de ces échanges relationnels, d’autres économistesprônent l’abandon de la distinction firme/marché. Mais l’existence de cettetroisième possibilité ne constitue pas une excuse pour éluder cette distinction.

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28 LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

Une relation de long terme entre une grande firme et un sous-traitant n’estpas une relation de marché, mais une relation qui implique un échange et untransfert légal de droits de propriété, entre deux firmes distinctes. Firmes,marchés et échanges relationnels sont des choses différentes.

LE MYTHE DU MARCHÉ INTERNE

Malgré quelques ambiguïtés, Coase [1937] a établi une distinction claireentre la firme et le marché. Benjamin Klein [1983, p. 373] a fait la remarquesuivante sur cet article :

Coase a de manière erronée établi une distinction trop forte entre les transactions in-tra-firmes et inter-firmes, en arguant du fait que les dernières s’effectuent par des con-trats marchands, alors que les premières le sont par une direction planifiée. Leséconomistes reconnaissent aujourd’hui qu’une distinction aussi forte n’existe pas etqu’il est utile de considérer également les transactions intra-firmes comme des rela-tions (contractuelles) de marché. La question de ce qu’est la caractéristique essentiellede la firme apparaît maintenant comme peu importante.

En dépit de cette citation, les économistes chercheront en vain dans lalittérature des arguments contre la distinction « forte » entre la firme et lemarché. Il n’existe pas dans la littérature de raisons pour lesquelles il serait« utile » de considérer les transactions intra-firmes comme des relations« de marché ». Aucun argument ne sera trouvé pour abandonner la questionde la caractéristique de la firme.

En fait l’argument de Klein s’est révélé contagieux. Quelques années plustard Coase [1988, p. 27] lui-même a modifié son point de vue. Il écrit : « Jeconnais de nombreux exemples de marchés dans les firmes, mais un qui m’aparticulièrement amusé fut la découverte d’un marché opérant au cœur d’uneentreprise publique en Angleterre, l’industrie électrique ». Coase cite alors undiscours donné en 1961 par un dirigeant du conseil d’administration d’unecentrale électrique (« Central Electricity Generating Board », CEGB) :

La chambre de contrôle nationale est en effet devenue une chambre d’enchères, avecun ingénieur de la chambre de contrôle demandant aux centres régionaux de fixer lesprix auxquels ils peuvent offrir un certain nombre de kilowatts à des périodes spéci-fiées pendant les jours à venir… Autant que possible la chambre acceptait l’enchèrela plus basse.

Et Coase continue :

Une situation analogue peut bien sûr être trouvée dans une firme privée dans laquelledes départements de divisions se font des échanges… ce que l’on peut considérercomme des transactions de marché entre eux.

Si on applique des critères d’ordre juridique, cependant, l’argument deCoase ne tient pas. Le CEGB est une personne juridique singulière. Lescentres régionaux ne sont pas des firmes reconnues juridiquement mais desdivisions internes du CEGB. Les contrats entre le CEGB et ces centres ne

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seraient pas reconnus par la loi en tant que tels. Les centres régionaux nepossèdent pas et ne vendent pas de l’électricité au CEGB. Il ne s’agit doncpas d’un échange de droits de propriété car la propriété de l’électricité restedans les mains du CEGB. Au contraire, l’appel d’offres et la « vente »d’électricité constitue un arrangement interne pour réduire les coûts etaugmenter la productivité.

Il est vrai que l’on trouve souvent des négociations internes et des trans-ferts de ressources entre les divisions de la firme moderne. Ces divisionspeuvent avoir leur propre comptabilité et objectifs de profit. La plupart desfirmes utilisent des indicateurs de prix pour leur comptabilité interne. Maisest-ce qu’il existe des « marchés internes » à l’intérieur des firmes ? Ànouveau le fait de savoir si ces divisions ont un statut juridique à part et sontreconnues comme des « personnes juridiques » constituent le test clé. Lestransferts internes dans une firme n’entraînent pas l’échange de droits depropriété. L’objet de « l’échange » reste la propriété de la firme. Ces« échanges » ne sont pas des contrats commerciaux garantis par la loi ; cesont des transferts internes. Si on délègue à une division d’une firme lepouvoir de contracter avec des contractants externes, alors c’est la firmedans sa totalité qui est légalement la partie au contrat. La division exercesimplement une délégation de pouvoir ; elle agit au nom de la société, etc’est la société qui est légalement responsable. Du fait que la firme est uneentité juridique, échanger dans la firme est très limité.

En conséquence, les tentatives pour simuler les marchés dans les firmessoulèvent les mêmes questions et difficultés que l’établissement de pseudo-marchés dans une économie centralement planifiée. Ainsi que Ludwig vonMises et Friedrich Hayek l’ont noté, ce ne sont pas de vrais marchés car ilsne donnent pas aux managers locaux, sans la possibilité d’une interférencecentrale, le droit de fixer des prix et de prendre des décisions d’allocation,au moins dans certaines limites [Hayek, 1935]. Tout comme des marchés nepeuvent pas exister dans une économie entièrement possédée et planifiéepar un centre, des vrais marchés ne peuvent exister à l’intérieur des firmes.

Naturellement, il existe des exemples de conglomérats modernes cons-titués d’unités légalement séparées. Typiquement, les firmes multinationa-les existent comme des unités juridiques dans des pays différents. Ce sontdes conglomérats internationaux. Ceci signifie que nous devons avoirplusieurs termes, et non un seul : « firme », « conglomérat », et « conglomé-rat multinational ». Comme ces termes renvoient à des structures différen-tes, il est important de ne pas les confondre.

Bien sûr, le statut légal, formel, de chaque organisation ne nous rensei-gne que sur une partie de l’organisation. De plus, les formalités légalespeuvent parfois avoir un statut presque fictionnel, masquant une réalitédifférente. Par exemple, un conglomérat de différentes firmes peut en prati-que agir comme une seule firme, car le contrôle du conglomérat est concen-tré dans les mains d’un seul groupe. Mais dans la réalité économique et

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juridique, ce conglomérat n’est pas la même chose qu’une firme. Ce sontdes structures différentes, avec comme implication, par exemple, que ladissolution du conglomérat n’est pas le même type de processus que ladésintégration d’une firme unique entre des unités juridiques séparées.

Considérons la suggestion largement acceptée que les « marchés internesdu travail » existent dans la firme. Les contrats de travail peuvent être renégo-ciés, par exemple. Cependant, cette renégociation ne concerne que les contratspour les inputs de biens et de services dans la firme. Même si un nouvelemploi est proposé par le biais du réseau de communication interne à la firme,les salariés sont invités à y candidater en étant obligés de mettre fin à desaspects de leur contrat actuel à ré-entrer dans la firme avec de nouvellesconditions contractuelles. Le processus n’est ni complètement interne ni véri-tablement marchand. Mêmes les pionniers de cette idée, Peter Doeringer etMichael Piore [1971, p. 1-2] ont admis que les « marchés internes du travail »ne sont pas gouvernés principalement par le mécanisme des prix mais par « unensemble de règles administratives et de procédures ». David Marsden [1986,p. 162] va encore plus loin : « les marchés internes du travail offrent des arran-gements transactionnels tout à fait différents, et on peut douter de leur capa-cité à accomplir le rôle des marchés ». Ce que Doeringer et Piore montrent,c’est qu’il existe un degré de fluidité du travail dans l’organisation, mais ils nemontrent pas qu’il existe un vrai marché dans la firme.

On peut donner un autre exemple, celui des divisions d’une firme multi-divisionnelle qui se feraient concurrence au sein d’un « marché interne ducapital » pour l’allocation des budgets par le conseil d’administration[Williamson, 1975]. Certes, une concurrence existe, mais il ne s’agit pasd’une concurrence sur un marché. C’est très différent du marché du capitaloù les actions des firmes sont achetées et vendues. La division de la firmene possède pas de manière indépendante son propre capital. La concurrenceinterne dont Williamson parle n’est pas une concurrence sur un marché maisune lutte pour des ressources entre différentes parties d’une organisationbureaucratique.

Malheureusement, une utilisation erronée du terme « marché » serépand chez les économistes. En termes de véritables échanges de biens etservices réguliers et organisés, les « marchés » sont pourtant rarement trou-vés à l’intérieur de la firme. Cette confusion persistante sur la nature desmarchés et des échanges autorise les économistes à ignorer la réalité del’organisation non-marchande dans les firmes capitalistes.

LE MYTHE DE LA FORME HYBRIDE FIRME-MARCHÉ

Tout comme l’idée fausse des « marchés internes du travail » a été déve-loppée par des sociologues et appropriée par les économistes, l’utilisationde concepts « hybrides » comme la « quasi-firme » s’est répandue. Par

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exemple, Robert Eccles [1981, p. 339-340] considère des cas dans la cons-truction où « les relations entre le donneur d’ordres et ses sous-traitants sontstables et continues sur de longues périodes et régulées par des procéduresconcurrentielles très rares. Ce type de « quasi-intégration » débouche sur ceque j’appelle une « quasi-firme » ». Il faut noter qu’Eccles ignore la possi-bilité que des relations stables et continues sont, pour reprendre les travauxde Richardson, Goldberg et Dore, des exemples d’échange relationnel. Enfait, en inventant sa version du concept douteux de quasi-firme, Eccles rendle concept d’échange relationnel redondant. Eccles en vient ensuite [1981,p. 342-343] à évoquer le cas des divisions dans une firme multidivisionnelle :« ces divisions autonomes fonctionnent par de nombreux aspects commedes firmes indépendantes. Souvent, elles se font concurrence entre elles surle marché. Dès lors les transactions internes dans ces firmes peuvent avoirdes caractéristiques similaires aux transactions marchandes. Au contraire, lesystème de contractualisation propre à la sous-traitance est fait de transac-tions marchandes qui ressemblent à des transactions hiérarchiques. Plusgénéralement, les marchés purs et les hiérarchies pures sont les extrémitésd’un continuum de modes transactionnels ».

Cela peut être vrai que des parties de firme se font concurrence. Consi-dérons la firme A, avec des subdivisions A1 et A2, qui se font concurrencesur le marché. Supposons que A1 négocie des affaires avec une autre firmeB. Le point crucial est que le contrat légal n’est pas entre A1 et B mais entreA et B. Peu importe ce qu’elles font, en termes juridiques A1 et A2 agissentau nom de A. De plus, l’auteur de cet article ne connaît aucun exemple dece type. Une telle stratégie n’est certes pas impossible mais serait largementun échec.

Nous pouvons alors nous poser la question suivante : si « les marchéspurs et les hiérarchies pures sont les extrémités d’un continuum de modescontractuels », que trouve-t-on entre ces deux extrêmes ? Ma réponse seranon pas la quasi-firme, mais des degrés différents d’échange relationnel,incluant la possibilité de réseaux. Cependant, ces catégories intermédiairesne sont pas des mixtes entre les marchés et les firmes, mais des types diffé-rents de relations non-marchandes entre des firmes indépendantes [Hage etAlter, 1997].

Comme beaucoup d’autres, Steven Cheung [1983, p. 11] éprouve degrandes difficultés à tracer les frontières de la firme. Il donne cet exemple :

Un propriétaire qui souhaite construire un immeuble trouve un constructeur. Celui-cisous-contracte avec un spécialiste du sol pour un prix au mètre carré. Le sous-contrac-tant, qui importe le bois et fait le travail de finition du bois sur la base d’une pièce,trouve à son tour un sous-contractant, lui fournit le bois et le rémunère au mètre carréde parquet posé. En définitive, le sous-contractant recrute des travailleurs et les paieà nouveau par mètre carré posé.

Une telle intégration complexe de contrats est très courante dans laréalité. Mais elle n’offre pas une difficulté taxonomique insurmontable.

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Avec son obsession vis-à-vis du paiement au mètre carré, Cheung semblepenser que le paiement à la pièce implique l’existence d’un « marché »(p. 10). Mais il n’y a aucune raison que l’un implique l’autre. Cheung (p. 17)affirme aussi que « les économistes devraient admettre que du fait que lescontractants sont intégrés verticalement par des contrats, avec des prix detransfert, une seule firme existe ». Cependant, contrairement à ce que penseCheung, « être verticalement intégré par des contrats » n’est pas la mêmechose qu’une intégration verticale dans la firme. Etranger à cette distinctionimportante, Cheung suggère que l’exemple de la construction du sol estquelque chose qui possède des caractéristiques du « marché » et d’une« firme ». Le mythe de la forme hybride marché-firme est né.

En réalité, cet exemple montre des échanges (de marché ou relationnels)non pas entre une mais entre quatre « personnes juridiques » : le proprié-taire, le donneur d’ordres, le sous-traitant, et les sous-sous-traitant avec sesemployés. En utilisant des critères juridiques, on constate que quatrepersonnes juridiques sont présentes, et non pas une.

Prenons un autre exemple. Cheung [1983, p. 16-17] écrit :

Si un propriétaire de champ de pommes contracte avec un apiculteur pour faire la pol-linisation de ses fruits, le résultat est une firme ou deux firmes ? La question n’a pasde réponse claire. Le contrat peut être un contrat de location de ruche, un contrat sa-larial, un contrat de partage de production, ou, en principe, une combinaison de cesdifférents arrangements. Dans chaque cas l’apiculteur reçoit une rémunération pourson service, et les ordres qu’il attend du propriétaire du champ varient avec la formedu contrat.

La confusion provient ici du fait que Cheung ne s’intéresse pas à un seularrangement mais à plusieurs. La réponse à la question « y a-t-il une firmeou deux ? », dépend du type de contrat. La plupart des économistes répon-drait une firme si l’apiculteur est embauché avec un contrat salarial maisdeux si les ruches sont louées. Le problème est qu’en fait Cheung ne recon-naît pas les différences entre les types de contrat qu’il liste.

Pour Cheung, en définitive la définition de la firme est arbitraire. Ilécrit ainsi : « pour certains une firme peut être aussi petite qu’une relationentre deux propriétaires d’input, ou, si la chaîne de contrats est étendue,aussi grosse que l’économie toute entière » (p. 17). Il en arrive dès lors àcette conclusion : « Il est futile de se poser la question de savoir ce qu’estune firme » (p. 18). L’argument de Cheung est en fait celui-ci : plusieursdéfinitions de X sont possibles, donc il est futile de définir X. Mais ceci estun autre non sequitur. Le problème se trouve dans les yeux de l’observateur.Le problème taxonomique est largement réduit si on définit la firme commeune entité légale non-marchande.

En dépit de sa faiblesse manifeste, l’argument de Cheung a persuadébeaucoup d’économistes. Contrairement à sa première distinction entre lesmarchés et les hiérarchies, Williamson [1985, p. 83] est « persuadé que detelles transactions intermédiaires sont très communes ». Williamson [1999,p. 1091] voit les « hybrides » comme des « relations contractuelles de long

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terme dans lesquelles des éléments de sécurité ont été introduits ». Effecti-vement, de nombreuses relations contractuelles modernes sont de longterme. Cependant, de telles relations contractuelles ne sont pas elles-mêmesdes firmes. De plus, le fait que ce soient des relations de long terme,comportant des éléments de sécurité, ne signifie pas non plus que ce sont desrelations de marché. Les relations de marché sont généralement plus imper-sonnelles et sont typiquement de court terme. Mais Williamson est égale-ment victime d’une fausse dichotomie. Il affirme que si des relationscontractuelles de long terme ne sont ni des firmes ni des marchés, alors ellesdoivent être des « hybrides » de la firme et du marché. Or, si nous acceptonsla troisième possibilité (Richardsonienne) de contrat non-marchand de typerelationnel, alors il s’agit en fait de contrats relationnels entre des firmes. Iln’y a donc aucun « hybride » en ce sens. En adoptant le concept obscurd’hybride firme-marché, Williamson remet en cause sa première analyseselon laquelle la firme est très différente du marché.

Il faut mettre au crédit de Claude Ménard [1995] d’avoir défini lestermes comme « marché » et « organisation » de manière plus précise queles autres. En particulier, il a défini le marché comme une institution. Il aclairement montré la possibilité que les marchés eux-mêmes impliquent deséléments d’organisation et de régulation. Il écrit ainsi : « dans toutes cessituations, les activités de marché sont significativement pénétrées par desfacteurs organisationnels » [ibid., p. 176]. Pour autant, si certains marchéssont des organisations cela n’implique pas que toutes les organisationspeuvent être des marchés. Il essaie de démontrer que « les organisationspeuvent être structurées comme des quasi-marchés ». Ménard considèreainsi la franchise, « lorsque des standards très stricts sont imposés auxfranchisés ». Il écrit :

La classification (entre marchés et organisations) devient très difficile quand les fir-mes sont interconnectées par un réseau dense de transactions, avec des engagementsforts et des complémentarités de leurs actifs, mais sans accord formel, et, de plus, avecdes droits de propriété clairement distincts [ibid.].

Sur cette base il reconnaît l’existence de formes intermédiaires entre lesmarchés et les hiérarchies. Ces « hybrides » entraînent des « combinaisonsspécifiques des incitations du marché et des modalités de coordinationcomprenant des formes de relations hiérarchiques » [ibid., p. 175].

Les difficultés surgissent lorsque Ménard ne distingue pas clairement lesnotions d’« organisation », de « firme » et de « hiérarchie ». En fait, il nedonne jamais une définition précise des deux derniers termes, et il sembleutiliser les termes firme et organisation comme s’ils étaient interchangea-bles. Il fait référence aux travaux de Cheung [1983] et de Williamson [1985]et d’autres mais il ne rectifie pas leurs définitions imprécises. Pour rajouterà la confusion, Ménard utilise généralement le terme « forme hybride » aulieu de « firme hybride » mais il n’explique pas les différences entre les

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deux termes, et il ne donne pas une définition adéquate de la firme, en tantqu’entité fondée sur une base juridique.

Considérons son exemple de la franchise. Avec une définition large del’« organisation », la franchise peut être vue comme une relation« organisée », mais entre deux ou plusieurs firmes ou des « personneslégales ». Bien que la relation soit « organisée », cela ne signifie pas qu’ils’agit d’une firme. Le fait que les droits de propriété de ces firmes soientclairement délimités ne crée pas de difficulté taxonomique. Cela soulignesimplement le fait que plusieurs firmes peuvent exister dans un réseau orga-nisationnel. L’erreur de Ménard est ainsi de confondre l’organisation et lafirme. Sa seconde erreur est de sous-estimer le fait qu’un contrat relationnelentraîne l’échange de biens entre différentes firmes mais pas sur un marchéouvert. C’est ainsi une troisième option, après le marché et la firme.

Considérons le cas d’une grande société qui a un certain nombre de sous-traitants et de fournisseurs – comme Benetton ou Marks et Spencer. Si nousdéfinissons la firme uniquement en termes de contrôle, alors la grandesociété, plus l’ensemble de sous-traitants, sera vue comme une seule firme.Cependant, ceci implique une modification de la définition de la firme. Clai-rement nous avons besoin de deux termes. Un, – la firme –, décrit une orga-nisation productive constituée par une entité légale singulière. L’autre, –comme « réseau de fournisseurs » –, décrit la totalité des sous-traitantssubordonnés qui sont dépendants des contrats de l’organisation dominante.

Une firme, un conglomérat, un centre de décision stratégique, et unréseau de fournisseurs sont différents. Une firme est une « personnejuridique ». Un conglomérat est un ensemble de firmes, en totalité oupartiellement possédé par une holding qui agit comme une seule entité. Unréseau de fournisseurs est un ensemble de firmes.

Bien que les cas des formes hybrides disparaissent quand nous lesexaminons de près, il existe un cas important pour lequel les frontières de lafirme sont difficiles à tracer. Ceci concerne la distinction entre un contratd’emploi et un contrat de services. Une firme peut en effet changer le statutde ses salariés, en les transformant en travailleurs indépendants, et en lesembauchant pour effectuer le même travail. La différence essentielle est icijuridique. Avec un contrat de travail, l’employeur a le droit de contrôler lesalarié et d’interférer sur son travail. Il n’y a pas un tel droit sur untravailleur indépendant : il existe simplement un droit d’obtenir le bien oule service au prix demandé. En pratique, cependant, la frontière entre le sala-rié et le travailleur indépendant est difficile à déterminer. Néanmoins, ladistinction existe [Masten, 1991]. La difficulté pour distinguer les deuxtypes n’empêche pas qu’il existe des différences.

Il faut enfin noter que selon la définition de la firme donnée ci-dessus, larelation d’emploi n’est pas une caractéristique nécessaire pour établir unefirme [Hodgson, 1999, p. 220-46].

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REMARQUES CONCLUSIVES

Clairement, dans les économies modernes, il existe de nombreuses struc-tures associées à la sphère productive. Cependant, il n’existe aucune bonneraison pour abandonner la définition de la firme fondée sur une base juridi-que. En plus d’une telle définition, nous avons besoin d’une pluralitéd’autres concepts et définitions pour appréhender la complexité de la réalité.

À partir de là, nous avons montré que la position selon laquelle les fron-tières de la firme se seraient effacées soit n’est pas prouvée, soit est fausse.La présence de marchés internes dans la firme est également une chimère.Enfin les « hybrides » firmes-marchés ne sont en fait que des réseaux entrede nombreuses firmes qui sont des personnes juridiques distinctes, et nonpas une seule firme.

La reconnaissance de l’absence générale de marchés à l’intérieur desfirmes est importante pour plusieurs raisons. Elle permet d’éviter l’utilisa-tion de termes confus comme « marché interne », « continuum » et« hybride ». Elle aide également à comprendre la pertinence des frontièresde la firme et l’importance de l’interface entre les modes de coordinationmarchand et non-marchand. Les analyses de la formation et du rôle de cesfrontières ont des implications vitales pour les stratégies des firmes. Demanière cruciale, l’oubli des réalités juridiques n’autorise pas la compré-hension du lien entre les structures et les performances économiques. Si onconsidère que les réalités juridiques sont futiles, alors on ne peut pascomprendre des changements juridiques comme les privatisations et lesprises de contrôle par exemple. De plus, éluder la distinction entre la firmeet le marché peut conduire à traiter la firme comme le marché.

Par dessus-tout, si on ne prend pas attention aux relations juridiques, lesspécialistes des sciences sociales sont mal équipés pour intervenir dans ledébat sur les abus du pouvoir des sociétés. Ils seront moins en mesured’évaluer les conditions engagées par l’incorporation étatique d’une firme,et la nature du quid pro quo pour la société créée en échange du privilègelégal de responsabilité limitée. Sans tenir compte de ces points, le spécia-liste des sciences sociales deviendra dangereusement indifférent aux politi-ques qui étendent ou diminuent l’étendue du pouvoir des sociétés ou lemarché réel.

Comme tous les mythes, la perception du vrai a été renforcée plus par larépétition que par de solides arguments théoriques ou des authentificationsempiriques. La confusion mythique de la firme et du marché autorise ungrand nombre d’économistes à ignorer la réalité de l’organisation non-marchande dans le secteur privé et de tout analyser par le prisme du marché.Le contrôle exercé par les sociétés et l’autorité sont traités purement commeune affaire de contractualisation libre. Les économistes ignorent alors cetteréalité des firmes capitalistes privées mais sont critiques vis-à-vis du secteurpublic et de la planification par l’État. De telles conceptions erronées sont

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soutenues par l’absence de définitions adéquates de la « firme » et du« marché » dans les sciences sociales.

L’absence de clarté et de précision des définitions de la firme empêcheégalement un progrès dans la résolution des débats entre la théorie des coûtsde transaction et l’approche par les compétences. Alors qu’un camp aproclamé sa victoire [Williamson, 1999], il l’a fait en dissolvant la distinc-tion entre la firme et le marché. En contraste, les défenseurs de l’approchepar les compétences insistent sur le fait que la firme est séparée du marchéet que ceci a des implications pour l’apprentissage dans la firme [Rumelt etal., 1991].

En résumé, les raisons pour retenir une définition de la firme fondée surdes bases juridiques sont les suivantes. Au moins dans les pays où les règlesde droit prévalent, ces lois font partie de la réalité socioéconomique et ontdes effets réels. En général, les relations juridiques ne sont pas de simplesformalités, mais sont accompagnées du pouvoir et des sanctions du systèmeétatique légal. Les lois encadrent notre comportement, et ceci inclut lescontrats que nous sommes amenés à conclure. Les tribunaux peuvent êtremobilisés pour garantir les contrats et obtenir des dommages et intérêts encas de non performance. Le fait que les relations juridiques ne constituentpas à elles seules la coordination est au-delà de ce débat. La firme est uneentité fondée sur des bases juridiques mais elle n’est pas uniquement définieen termes juridiques.

Le marché a été défini plus haut. Donnons deux définitions supplémen-taires. Nous pouvons définir une organisation comme une institution (1) quinécessite des critères pour établir ses frontières et distinguer ses membres,(2) un principe de souveraineté, et (3) une chaîne de commandement déli-mitant les responsabilités à l’intérieur de l’organisation. Ce sont les condi-tions de base de l’unité et de l’intégrité organisationnelle, et qui peut existerindépendamment de la loi.

Une firme est un type spécial d’organisation qui est reconnu légalementet dédié à la production. Une firme est définie comme une organisation inté-grée et durable qui implique deux ou plusieurs personnes, agissant commeune « personne légale », possédant des actifs utilisés dans le but deproduire des biens ou des services, avec la capacité de vendre ou de louerdes biens ou ces services à des clients. En tant que personne juridique, lafirme peut avoir des droits et des dettes. Ces droits incluent le droit depropriété des biens jusqu’à ce qu’ils soient échangés avec le client, et ledroit d’obtenir une rémunération contractuelle pour les services produits.Les dettes de la société doivent aussi être intégrées. Dans ces conditions, lespropriétaires de la firme ont le droit juridique au revenu résiduel de la firme.Une firme est donc intégrée au sens où elle est considérée comme une« personne juridique » qui possède ses produits et contracte. Une firme estégalement durable car elle constitue plus qu’un simple accord entre sesmembres, elle incorpore des structures et des routines.

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Il faut noter que cette définition ne fait pas seulement appel à des rela-tions juridiques. Néanmoins, on affirme ici que la firme est une entité juri-dique distincte ; c’est techniquement une « personne légale ». Elle possèdeses produits et les vend ou loue à d’autres. Elle contracte avec ses salariéset ses clients. Ses relations externes sont dominées par les marchés. La firmeest une organisation qui dirige les ressources en sa possession, essentielle-ment par des contrôles administratifs plutôt par des contrats internes. Dèslors, une des caractéristiques centrales de la firme est qu’elle représente uneenclave organisée, distincte des marchés et de l’échange. Tant que nous necomprenons pas cette réalité institutionnelle nous ne pouvons pas compren-dre la firme.

Cette perspective renvoie à la conception juridique de la firme commeentité réelle [Blair 1999, 2003 ; Hansmann et al., 2006 ; Gindis, 2007]. Enparticulier, Margaret Blair a montré que le statut de cette entité légaleprotège les actifs de la société en « bloquant » le capital. Le focus mis sur laprotection des propriétaires de la firme, et non sur les créanciers, a obscurcil’importance économique et historique de « l’entité protectrice ». La struc-ture juridique de la société a des conséquences économiques importantes, etexplique la croissance du capitalisme au XIXe siècle.

Certains auteurs se refusent à définir la firme comme une entité non-marchande juridique identifiable. Ils suggèrent, par exemple, que les fron-tières entre la firme et le marché se sont érodées dans le capitalismemoderne [Zucker, 1991 ; Helper et al., 2000].

En vérité cependant, la firme comme entité fondée sur des bases légalesn’a pas disparu. Dans le capitalisme moderne on peut certes observer lacroissance d’« instruments de type marchand » à l’intérieur des firmes, etune certaine « infusion de la hiérarchie » dans les réseaux d’échanges[Zenger et Hesterly, 1997, p. 211]. Mais il n’y a pas eu d’intrusion desmarchés dans la firme. Et un réseau de producteurs autonomes organisé demanière hiérarchique n’est pas à proprement parler un marché. Les distinc-tions entre les firmes, les marchés et d’autres arrangements restent réelles,et le statut légal de la firme n’a pas été affaibli.

Par dessus-tout, une réalité confuse n’est pas une excuse pour des défi-nitions confuses. Dès lors, même si les frontières entre la firme et le marchése sont affaiblies dans la réalité, la distinction conceptuelle entre ces deuxtermes reste nécessaire. Pour décrire ou comprendre une telle réalité nousavons besoin de concepts clairs pour nous guider. Il est donc urgent d’avoirdes définitions précises.

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La diversité des théories contractualistes de la firme :

complémentarité ou substituabilité ?

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

INTRODUCTION

Le débat Marché/Hiérarchie, initié par l’article fondateur de RonaldCoase de 1937 et relancé par Oliver Williamson dans les années 1970 et1980, n’a cessé de s’enrichir, de nouvelles théories venant régulièrementproposer de nouvelles analyses de la nature et des frontières de la firme.Parmi l’ensemble de ces théories, nous avons choisi dans ce texte de nousintéresser aux approches généralement qualifiées de « contractualistes »1.Ces dernières regroupent essentiellement quatre types de travaux : la théoriedes coûts de transaction (TCT) [Williamson, 1975, 1985 et 1991], la théoriedes droits de propriété (TDP) [Grossman et Hart, 1986 ; Hart et Moore,1990], Hart, 1995], la théorie de la firme comme système incitatif (TFSI)[Holmström et Milgrom, 1994 ; Holmström et Roberts, 1998 ; Holmström,1999], et enfin la théorie de l’agence (TA) [Jensen et Meckling, 1976 ;Cheung, 1983]. Néanmoins, comme nous le verrons, parmi ces quatre théo-ries, seules les trois premières posent explicitement, à l’instar de Coase, lesdeux questions, complémentaires, qui constituent toujours aujourd’huil’objet de la théorie de la firme : (1) comment définir la firme par oppositionau marché ? (2) quels sont les éléments qui influent sur la répartition destransactions entre le marché et la firme ? Rappelons brièvement le point devue de Coase sur ces deux questions.

1. Deux autres orientations peuvent être dégagées en théorie de la firme : d’une part lathéorie évolutionniste de la firme initiée par Nelson et Winter [1982], d’autre part les appro-ches regroupées sous le terme de « théorie des compétences et des ressources » [Penrose,1959 ; Wernerfelt, 1984 ; Nonaka et Takeuchi, 1995]. Compte tenu des différences entretoutes ces théories, nous avons préféré ici retenir les seules approches contractualistes, cellesqui dominent aujourd’hui chez les économistes.

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42 LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

En ce qui concerne le premier point, les frontières de la firme reposentpour cet auteur sur l’opposition entre une relation commerciale – entre unvendeur et un acheteur –, gouvernée par le système des prix, et une relationd’emploi – entre un employeur et un employé –, gouvernée par l’autorité2.Pour ce qui est du second, Coase met l’accent, lorsqu’il tente de définir lescoûts liés à l’utilisation du marché, sur les difficultés de mise en relation desacheteurs et des vendeurs, difficultés liées à la négociation sur les prix parexemple. Autrement dit, les coûts de fonctionnement du marché renvoientprincipalement à ce que les économistes qualifient aujourd’hui de coûts decoordination, le problème de la coordination dans une économie de marchése rapportant, selon Milgrom et Roberts [1992, p. 29], à « la nécessité dedéterminer les prix et les autres détails de la transaction, [et] de faire en sorteque les acheteurs et les vendeurs potentiels puissent se connaître et serencontrer pour transacter ». Mais, de manière symétrique, le recours à lafirme génère également des coûts, coûts liés aux rendements décroissants dela fonction d’entrepreneur et à une mauvaise allocation des facteurs deproduction à l’intérieur de la firme. Ces coûts, dénommés par Coase « coûtsd’organisation », s’apparentent aux coûts de coordination de la hiérarchiequi résultent notamment des problèmes de transmission de l’information etdes imperfections de la communication.

Les frontières de la firme constituent alors une question pertinente pourCoase, dans la mesure où l’importance respective des coûts de fonctionne-ment du marché et des coûts d’organisation de la firme affecte la répartitiondes transactions à l’intérieur du système économique.

Comment cette double interrogation « coasienne » sur les frontières dela firme se manifeste-t-elle aujourd’hui ? Le constat principal est le suivant :bien qu’ayant les mêmes « racines », à savoir l’article de Coase, et bien querelevant du même « courant » de recherche, les quatre théories retenuessemblent divergentes et sur la définition de la firme, et sur les frontières dela firme. De ce fait, comme le souligne Gibbons [2005], malgré cette profu-sion d’analyses, nos connaissances en matière de nature de la firme, de déli-mitation et du rôle de ses frontières, restent pour le moins peu claires.L’objet de ce texte consistera alors à s’interroger sur la diversité des théoriescontractualistes de la firme, diversité qui peut paraître d’autant plus surpre-nante que ces quatre analyses appartiennent au même courant théorique.Pour mener à bien cette réflexion nous procéderons en deux temps.

Nous nous efforcerons d’abord de recenser les principales divergencesdes quatre théories en matière de définition de la firme et d’explication del’arbitrage marché-firme. Puis, prenant acte de la diversité des approches,nous tenterons alors de « qualifier » cette diversité en posant la question dela « complémentarité » et de la « substituabilité » de ces théories. Cette

2. Coase [1937] précise néanmoins dans une note de bas de page que la frontière entre cesdeux relations n’est pas aussi rigide (note 21). Il est revenu sur cette question de la frontièredans « The nature of the firm : Meaning » [1991].

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LA DIVERSITÉ DES THÉORIES CONTRACTUALISTES DE LA FIRME… 43

question est en effet souvent évoquée dans les contributions de synthèse surla firme [Garrouste et Saussier, 2005 ; Gibbons, 2005 ; Foss et Klein, 2007].Néanmoins, elle est rarement traitée pour elle-même et les avis sont trèsdifférents selon les auteurs. Nous tenterons pour notre part d’éclairer cedébat, ce qui suppose, nous le verrons, de dissocier en fait les deux questionsde la définition de la firme d’une part, et de ses frontières d’autre part.

LA DIVERSITÉ DES THÉORIES CONTRACTUALISTES DE LA FIRME : UNE TYPOLOGIE

Pour éclairer cette diversité, nous proposons de décomposer de lamanière suivante les deux questions de la définition de la firme et de sesfrontières. Pour définir la firme nous retiendrons trois caractéristiques : (1)sa nature (qu’est-ce qui la distingue du marché), (2) ses composants (le typed’actifs, humains et/ou non-humains) et (3) les mécanismes de coordination(ou d’interaction) qu’elle renferme. En ce qui concerne les frontières, nousconsidérerons la façon dont les théories conçoivent l’arbitrage entre lemarché et la firme3.

La TCT : la firme comme « structure de gouvernance hiérarchique »4

L’expression structure de gouvernance renvoie au fait que les contratsétant incomplets, les individus mettent en place ex ante et en cours decontrat des dispositifs permettant de limiter autant que faire se peut lesincertitudes qui vont entourer le déroulement du contrat et les éventuelscomportements opportunistes des co-contractants. Cette analyse, à vocationgénérale, prend une signification particulière dans le cas de la firme ; eneffet, la structure de gouvernance est, contrairement au marché, encastréedans une « hiérarchie », hiérarchie caractérisée par une subordination dessalariés à leur employeur : marché et firme sont donc pour Williamson desstructures de gouvernance alternatives qui s’opposent d’une manière« discrète »5.

Quels sont alors les principaux mécanismes de coordination propres à lafirme ? Dans la TCT, comme chez Coase [1937] et Simon [1951], les sala-riés sont soumis à l’autorité de l’employeur, alors que sur le marché, lestransactions relèvent de négociations purement commerciales, et aucun

3. Notons ici que concevoir cet arbitrage revient à considérer que marché et firme sontdeux modalités discrètes d’organisation des activités économiques. Or, comme nous leverrons, ce n’est pas le point de vue de toutes les approches.

4. Pour caractériser chaque théorie nous avons pris le parti d’indiquer la « nature » de lafirme retenue.

5. Le marché est donc également une structure de gouvernance, mais non hiérarchique.La forme hybride (Williamson [1991]) constitue une troisième structure de gouvernance.

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élément d’autorité ou de pouvoir n’est présent. Cette relation d’autoritéprend sa source d’une part dans le contrat de travail, et d’autre part dans undroit contractuel implicite interne à la firme ; cette dernière est en effet sa« propre cour d’appel » [Williamson, 1991], il existe en son sein un méca-nisme dit de « tolérance » (forbearance) en vertu duquel la firme disposed’un pouvoir de commandement, qualifié de « fiat », pouvoir totalementspécifique à la firme.

Si les incitations constituent également un mécanisme de coordinationintrafirme, elles sont secondaires, ce qui différencie nous le verrons la TCTdes trois autres corpus théoriques. Pour Williamson, les incitations sontdégradées en interne car il est impossible de répliquer dans la firme les inci-tations, considérées comme fortes du marché, en pratiquant ce qu’il appellel’« intervention sélective » [Williamson, 1985, p. 135-138]6.

Enfin, dans la TCT, les composants sont de deux ordres, d’une partl’intégration verticale implique la propriété des actifs non-humains (ANH)[Williamson, 1985, p. 218], d’autre part la firme « comprend » les actifshumains (AH) dans la mesure où une relation d’emploi se substitue à unerelation commerciale.

Marché et firme ne possédant pas les mêmes caractéristiques en matièrede mise en œuvre de l’autorité et de mécanismes incitatifs, la TCT est alorsà même de proposer son propre schéma d’explication du recours à ces deuxformes d’organisation des activités économiques.

Deux difficultés sont susceptibles de conduire au choix de la firme parrapport aux autres structures de gouvernance : d’une part, le risque de hold-uplié à la présence d’actifs spécifiques est susceptible d’entraîner des distorsionsex ante dans le niveau des investissements des contractants, et, d’autre part,l’incomplétude contractuelle peut générer ex post des négociations etmarchandages coûteux quand il faut adapter la relation contractuelle à deschangements aux conditions de l’offre et de la demande [Joskow, 2005].

Grâce au pouvoir de commandement sur les AH, la firme est en mesurede mettre fin aux conflits d’intérêt et au marchandage entre les contractants,facilitant la décision d’investissement ex ante et une meilleure adaptation expost. L’inconvénient du recours à la firme réside dans le fait que les incita-tions sont dégradées. L’arbitrage marché-firme résulte donc bien d’unraisonnement « à la Coase » ; il faut comparer les bénéfices de l’intégration

6. Il s’agit concrètement, après l’intégration verticale d’un fournisseur, de faire fonc-tionner dans les mêmes conditions la nouvelle division ; cette dernière continue ainsi à fournirses services à un prix fixé de la même manière et à s’approprier les revenus nets. Or, pourWilliamson, cette intervention sélective ne peut pas fonctionner pour trois raisons. Toutd’abord, le fournisseur, devenu une division, n’est plus incité à utiliser efficacement des actifsqui ne lui appartiennent plus ; le fait que la direction puisse, par des manipulations discrétion-naires, réduire ses revenus nets réduit également ses incitations. Ensuite, les prix de transfertinterne peuvent également être manipulés par la direction. Enfin, la direction sera tentéed’intervenir dans la gestion de la division, si par exemple des gains collectifs peuvent êtreobtenus, au détriment des revenus de la division.

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verticale – suppression du hold-up des fournisseurs et flexibilité en casd’adaptation ex post –, avec les coûts de l’organisation interne – incitationsfaibles et coûts bureaucratiques.

La TDP : la firme comme « ensemble de droits de propriété »

La firme est pour la TDP un ensemble de droits de propriété sur les ANH[Hart, 1990, p. 160], et le marché est traité comme un espace de négociationsur l’allocation des droits de propriété de ces actifs. Quels sont dans cesconditions les mécanismes de coordination propres à la firme ?

S’interrogeant sur la problématique coasienne, Hart note, et ce contrai-rement à Williamson, qu’une firme peut également donner des ordres à uneautre firme. L’existence d’une relation d’autorité n’est donc pas liée à lareconnaissance de la nature particulière du contrat de travail et le fait dedonner des ordres, le commandement, n’est pas spécifique à la firme :commander au sein de la firme n’est pas différent du fait de commander àune autre entreprise. Pourquoi dans ces conditions le salarié obéit-il àl’employeur ? Simplement parce que ce dernier peut le priver de l’usage desmoyens de production [Hart, 1995, p. 58]. Les fondements de l’autoritédans la firme sont donc, selon Hart, à relier à la propriété, qui est source depouvoir, et non à la spécificité du contrat de travail.

Le marché et la firme sont donc avant tout considérés comme deux espa-ces d’incitation à l’investissement, le niveau d’investissement étant fonctionde la structure d’allocation des droits de propriété entre les contractants.

Soit un vendeur V qui possède un actif physique X et un acheteur A quipossède un actif physique Y, le surplus total résulte des investissements de Vet A, investissements non vérifiables. Le marché étant traité comme un espacede négociation sur l’allocation des droits de propriété des ANH, les agentspeuvent conclure des contrats qui donnent à une des parties les « droits decontrôle résiduels » sur l’utilisation de ces actifs : il s’agit du droit de déciderde tous leurs usages tant que ceux-ci ne sont pas incompatibles avec lescontrats signés antérieurement, la coutume ou la loi [Hart, 1995, p. 30]. Parailleurs, le contrôle sur les ANH, via la propriété, est source de pouvoir car ilaffecte ex post la répartition des revenus issus de la coopération entre deuxcontractants. Ces revenus, en retour, affectent les incitations des parties àentreprendre des investissements spécifiques. Il y a donc un lien direct entrela nature de la firme, c’est-à-dire les droits de propriété sur les ANH, et leniveau d’investissement entrepris par chaque agent.

On remarquera que pour la TDP, et cette position est à l’opposé de cellede la TCT, les AH ne sont pas compris dans la firme7, les composants sontdonc uniquement les ANH détenus par le propriétaire [Hart, 1990, p. 161].

7. Bien évidemment, chez Williamson, la firme ne « possède » pas ses employés, maisfondamentalement, comme nous l’avons vu, c’est bien la relation d’emploi qui est au cœur dela firme.

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Autrement dit, comme le note à juste titre Blair, dans cette approche, lesemployés, certes, contractent avec la firme mais ne font pas partie de lafirme en tant que tels [Blair, 1995, p. 66].

La question des frontières de la firme est dans ces conditions pertinentedans la mesure où les incitations à investir de la part de chaque agent serontdifférentes selon la structure de la propriété des actifs car la stratégie d’inté-gration verticale génère simultanément des « coûts et des bénéfices ». Soitle cas suivant : un vendeur – propriétaire/manager –, est en relation verticaleavec un acheteur, une grande firme managériale. Si cette dernière acquiertle vendeur, le propriétaire/manager est dépossédé de ses actifs, il n’a plus lecontrôle des ANH. Cette perte de contrôle, si elle entraîne une incitation àl’investissement ex ante (investissements spécifiques) pour la grande firmequi possède plus d’actifs, donc plus de pouvoir et de contrôle, entraîneinversement une désincitation à investir dans des actifs spécifiques pourl’employé/manager car il ne percevra pas la totalité du revenu issu de soninvestissement. Comme le note Hart, « le bénéfice de l’intégration résidedans le fait que l’incitation de la firme acheteuse à réaliser des investisse-ments augmente puisque, étant donné l’accroissement de ses actifs, ellereçoit une fraction plus importante du surplus ex post. Mais le coût de l’inté-gration est que les incitations de la firme acquise à réaliser des investisse-ments relationnels spécifiques diminuent puisque, étant donnée la réductionde ses droits résiduels de contrôle, elle reçoit une fraction plus faible dusurplus ex post créé par ses propres investissements » [Hart, 1995, p. 33].

La TDP offre de ce fait, d’un point de vue normatif, une démarche rigou-reuse pour analyser la question des frontières de la firme : bien que le firstbest soit toujours hors de portée8, la propriété doit être attribuée au protago-niste dont l’investissement préalable a le rendement net le plus élevé.L’intégration aboutira inévitablement à un surinvestissement de la part dupropriétaire de l’actif spécifique et à un sous-investissement de la part del’autre partie. Le rendement net de celui qui possède l’actif devra être suffi-samment élevé pour compenser le sous-investissement de l’autre partiecontractante. Si les actifs spécifiques sont d’une importance égale, la non-intégration est alors préférable, les niveaux d’investissement seront dans cecas modérés pour chaque agent.

La TFSI : la firme comme « système incitatif »

Dans toute une série de contributions, un certain nombre d’auteurs onttenté, depuis les années quatre-vingt-dix, d’élaborer une théorie de la firmelargement inspirée du programme de recherche de la théorie des incitations.

Pour Holmstrom et Milgrom [1994], qui reprennent à leur compte ladémarche de Alchian et de Demsetz [1972], la nature de la firme, qualifiée

8. La meilleure solution correspond au cas où chacun investit comme s’il ne risquait pasde subir de hold-up.

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de « sous-économie » ou d’« économie en miniature » [Holmström, 1999],est, tout comme le marché, purement contractuelle. Plus précisément,marché et firme, mis sur le même plan, sont considérés comme deux espacesincitatifs concurrents. S’interrogeant sur la question du « make-or-buy »,ces deux auteurs analysent ainsi l’opposition entre deux systèmes de mana-gement qui renvoient au contrat entre un employeur et un employé et aucontrat entre une firme et un travailleur indépendant. Dans les deux cas,marché et firme, trois mécanismes de coordination ou « instruments » sontutilisables pour créer des incitations : la rémunération, la propriété des actifset le « design » du poste de travail. Simplement, ces instruments sontcombinés dans chaque espace de manière différente. Dans le cas de la firme(travail salarié), le travailleur obéit à un agent, utilise les outils que la firmepossède et perçoit un salaire fixe. Dans le cas du marché (travail indépen-dant), le travailleur choisit lui-même sa méthode de production, est proprié-taire des outils avec lesquels il travaille et est rémunéré en fonction de cequ’il produit. Par ce biais, les auteurs entendent réconcilier trois approchesdifférentes de la firme : celle de Coase, qui met l’accent sur l’autorité del’employeur sur ses employés9, celle de Hart, avec le rôle joué par lapropriété des actifs, enfin la littérature principal-agent avec l’impact de larémunération.

On remarquera que compte tenu du fait que la firme renferme des AH etdes ANH, la propriété n’est pas, contrairement à ce qui est dit par la TDP,la seule source d’incitation, la firme disposant de nombreux mécanismesd’incitation qui, combinés, doivent inciter les salariés à agir dans l’intérêtde l’employeur.

Cette définition de la firme permet de s’interroger sur la question desfrontières de la firme. Il s’agit en effet de rechercher la meilleure combinai-son possible des trois dispositifs, considérés comme endogènes, pour que letravailleur alloue ses efforts de manière optimale, sachant qu’il existe troisfacteurs exogènes susceptibles d’influencer cette combinaison : l’incerti-tude sur le futur, le degré de spécificité des actifs sur lesquels portent leséchanges et les coûts de mesure de la performance (output) des travailleurs.

Les principaux résultats de la TFSI sont les suivants [Holmström etMilgrom, 1994]. Quand les coûts de mesure de la performance augmententou que les activités du salarié sont difficilement évaluables, le système incita-tif efficient est celui pour lequel le travailleur aura un salaire peu dépendant

9. On notera néanmoins qu’en ce qui concerne l’autorité, la perspective retenue s’écartelargement des points de vue de Coase, de Simon et de Williamson. En effet, pour la TFSI,l’autorité renvoie à la capacité, pour l’employeur, à concevoir le « design » des postes detravail, design susceptible d’inciter le salarié à entreprendre les bonnes actions (Holmström etMilgrom [1991]). Dès lors, l’autorité, en tant que dispositif de commandement et de coordi-nation ex post, n’est pas analysée, elle est assimilée à un dispositif d’incitation, au même titreque la propriété des actifs et du système de rémunération des employés. Autrement dit, cen’est pas, contrairement à la position de la TCT, la relation d’autorité qui permet d’opposer lafirme au marché, mais la combinaison des mécanismes d’incitation.

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de sa production, n’échangera pas lui-même directement avec ses clients, etn’aura pas le droit de vendre ses produits à d’autres agents. Ce premiersystème d’incitation renvoie à la relation classique entre un employeur et unemployé. Inversement, si la performance du travailleur est facile à mesurerou que ses activités peuvent être relativement facilement évaluées, lemodèle prédit l’apparition d’une relation d’achat-vente (recours à untravailleur indépendant), ce qui correspond au cas où le travailleur est rému-néré à sa performance, a ses propres clients et est libre de vendre lui-mêmeses produits10.

La TA : la firme comme « nœud de contrats »

Pour la TA, la nature de la firme est sans équivoque purement contrac-tuelle. Comme l’écrivent Jensen et Meckling [1976, p. 310], « les relationscontractuelles constituent l’essence de la firme, non seulement avec lesemployés, mais avec les fournisseurs, les clients, les organismes decrédit, etc. ». Pour ces auteurs, la firme est un « point focal », une « fictionlégale » [ibid., p. 311] : « Les organisations sont simplement des fictionslégales qui sont utilisées comme un réseau d’arrangement contractuel entreles individus. » La firme constitue une création du système juridique, doncune construction artificielle qui a la particularité d’être considérée commeun « individu » par les tribunaux. Pour les tenants de cette approche, celan’a dans ces conditions pas de sens de s’interroger sur la fonction-objectifdes firmes, elles n’ont pas de préférence, ni de motivation propre, simple-ment, elles sont le lieu de rapports contractuels entre individus aux objectifsfréquemment opposés. Seuls les individus participant à ce réseau ont desobjectifs et des responsabilités.

Dans ces conditions, des trois mécanismes de coordination vus dans lestrois courants précédents – la relation d’autorité, les droits de propriété surdes ANH, le système de rémunération –, seul le dernier est retenu par la TA.Comme la relation d’agence implique, par définition, un conflit d’intérêt etune situation d’asymétrie informationnelle, la fonction de ce mécanisme estd’aligner les préférences de l’agent sur celles du principal.

Compte tenu de cette nature particulière de la firme, un nœud de contrat,la question (1) des composants de la firme et (2) de ses frontières ne se posepas. Dans la mesure où il n’existe aucune différence entre un contrat interne– à la firme – (entre un employeur et un employé), et un contrat externe – àla firme – (par exemple entre un client et un fournisseur), la distinctionopérée par les trois autres courants entre firme et marché devient ainsi nonpertinente : « Vu sous cet angle, cela a peu ou pas du tout de sens d’essayerde distinguer les éléments qui sont internes à la firme des éléments qui sont

10. On notera que si la question des frontières de la firme est bien appréhendée, l’arbi-trage marché-firme revient à un arbitrage entre travail salarié et travail indépendant, le cas desrelations interfirmes n’étant pas abordé, contrairement à la TCT et à la TDP.

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au dehors. » [Jensen et Meckling, 1976, p. 311]. La problématique de cettethéorie consiste alors à s’intéresser à la nature contractuelle des relationsentre les différents agents, les fournisseurs de capital, de travail, de matièrespremières, les clients.

Au total, ces quatre théories, bien qu’appartenant au même courant, sontfondamentalement divergentes, et sur la définition de la firme et sur lesvariables explicatives de ses frontières (cf. tableau 1). Se pose dès lors laquestion de la complémentarité/substituabilité des théories abordées jusqu’àmaintenant.

Tableau 1 : Définition et frontières de la firme dans les théories contractualistes

DÉFINITION ET FRONTIÈRES DE LA FIRME : COMPLÉMENTARITÉ OU SUBSTITUABILITÉ DES THÉORIES CONTRACTUALISTES ?

La question de la complémentarité/substituabilité des théories contrac-tualistes de la firme est évoquée dans plusieurs travaux récents, sans toute-fois être traitée en tant que telle. Quand ce point est abordé, les prises depositions des auteurs sont pour le moins hétérogènes. Ainsi, dans un numérorécent du Journal of Economic Behavior and Organization consacré à lathéorie de la firme, Garrouste et Saussier [2005, p. 181] notent que « toutesces approches [la TCT, la TDP et la TFSI] qui concernent la question des

Définition de la firmeFrontières de la firme

Nature ComposantsMécanismes de

coordinationDétermination des frontières

TCTUne structure de gouvernance hiérarchique

Une collection d’ANH et d’AH spécifiques

Autorité (fiat) et incitations (dégradées)

Degré de spécificité des actifs

TDPUn ensemble de droits de propriété

Une collection d’ANH

Incitations liées à la propriété des ANH

Incitations à l’inves-tissement fonction de la structure des droits de propriété

TFSIUn système incitatif

Une collection d’ANH et d’AH

Combinaison d’instruments incitatifs

Mesure de l’output

TAUn nœud de contrats

Non pertinent Contrat incitatif Non pertinent

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frontières de la firme sont clairement plus substituables que complémentai-res » alors même que dans un autre article du même numéro, Gibbons[2005, p. 239] avance que ces « théories ne sont certainement pasexclusives ». Par ailleurs, pour Brousseau et Farès [2000, p. 417], la TCT etla TDP « sont […] plus complémentaires que substituables ».

Pour tenter de répondre à cette question – controversée –, nous mobilise-rons la grille méthodologique élaborée par Mäki [1992, 2004]. Sans entrer icidans une présentation de la méthode de l’« isolement théorique » (theoreticalisolation) de cet auteur, notons que pour lui, le regard que portent les théoriesentre elles quant à leur objet d’étude et leur manière d’analyser cet objet estrévélateur des relations de complémentarité/substituabilité qui les lient. Ainsi,et en simplifiant son approche11, une construction théorique qui ne paraîtrapas suffisante aux yeux des auteurs pour analyser un objet d’étude devra êtrecomplétée par d’autres éléments ou d’autres approches théoriques pour êtreaméliorée : dans ce cas, la théorie en question et les approches cherchant à lacompléter sont dans une relation de complémentarité. À l’inverse, la théoriequi ne paraîtra pas nécessaire pour rendre compte d’un objet d’étude pourcertains auteurs ou pour d’autres approches théoriques pourra être remplacéepar celles-ci : dans ce cas, la théorie en question et les approches cherchant àla remplacer sont dans une relation de substituabilité.

L’application de cette grille à l’analyse des relations de complémentaritéet substituabilité entre théories nécessite en amont un accord sur l’objetd’étude commun à celles-ci, l’explanandum pour reprendre le terme utilisépar Mäki. En ce qui concerne les théories de la firme, nous nous focaliseronsici sur les deux explananda les plus discutés dans la littérature et autourdesquels il semble y avoir un consensus parmi les auteurs pour définir cedont doit traiter « la » théorie économique de la firme [Foss, 1996] : la ques-tion de la définition de la firme et celle de ses frontières. Comme nous allonsle montrer, les théories contractualistes de la firme identifiées sont dans unerelation de complémentarité lorsqu’elles analysent la définition, et dans unerelation de substituabilité lorsqu’elles étudient les frontières.

La question de la définition de la firme : des relations de complémentarité entre les théories contractualistes

La question de la définition de la firme, et plus précisément de sa nature,est essentielle. Ainsi que le notent Garrouste et Saussier [2005, p. 180], c’est« la première question à laquelle une théorie de la firme devrait être capablede répondre ». Qu’est ce qu’une firme ? Qu’est-ce qui distingue la firme desautres modes d’organisation des activités économiques ? Comme nousl’avons vu, les réponses à ces questions diffèrent selon les théories contrac-

11. Pour une présentation détaillée, voir Mäki [1992]. Pour une application de sa grille aucas particulier de la TCT, le lecteur intéressé pourra consulter Mäki [2004].

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tualistes. Elles s’avèrent selon nous complémentaires les unes des autres ausens de Mäki, ainsi que nous allons le montrer.

Les débats entre théories contractualistes sur la nature de la firme ontlargement été traversés au cours des années 1980 et 1990 par l’oppositionentre firme comme relation d’autorité et firme comme nœud de contrats,opposition associée respectivement aux travaux de Coase [1937] et deAlchian et Demsetz [1972]. Dans la lignée de Coase [1937], la TCT consi-dère que la nature de la firme repose sur la relation d’autorité pouvant exis-ter entre les membres de la firme – firme comme structure de gouvernancehiérarchique – alors que dans le prolongement de la conception d’Alchianet Demsetz [1972], les principaux auteurs de la TA réduisent la nature de lafirme au contrat, évacuant le rôle de l’autorité – firme comme simple nœudcontractuel. Cette opposition peut être utilisée pour mettre à jour les rela-tions de complémentarité entre les théories contractualistes sur la questionde la nature de la firme.

Parmi les théories identifiées dans notre travail, la TA a un statut parti-culier dans la mesure où la question de la nature de la firme a peu de sens,la firme, appréhendée comme une fiction légale, n’ayant pas d’existencepropre. Cheung [1983, p. 18] défend même l’idée qu’« il est futile de poserla question de ce qu’est ou de ce que n’est pas une firme », ce qui peut paraî-tre problématique quand justement, on fait de la firme son objet d’étude12.Dans cette optique, considérer que « le terme « firme » est simplement unecourte description de la manière d’organiser des activités par des arrange-ments contractuels qui diffèrent de ceux associés aux marchés des produitsordinaires » [Cheung, 1983, p. 3] est suffisant. Posant d’emblée qu’il estfinalement peu important de définir ce qu’est une firme, les théoriciens del’agence apparaissent comme relativement isolés dans l’ensemble des théo-ries contractualistes de la firme.

Malgré l’existence d’une opposition souvent mise en avant par lesauteurs [Masten, 1991] entre firme comme structure de gouvernance hiérar-chique (TCT) et firme comme nœud de contrats (TA), ces deux conceptionsde la nature de la firme n’en sont pas moins complémentaires. Les positionsde Williamson [1985, 1991] et de Alchian et Demsetz [1972] sont représen-tatives de ces relations.

Pour Williamson, définir la firme comme un nœud de contrats est criti-quable parce que cela conduit à ne pas mettre en avant ce qui distingue paressence la firme des autres modes de coordination des activités économi-ques. Néanmoins, l’auteur n’est pas opposé à considérer le contrat commeélément d’analyse des structures de gouvernance, notamment dans les casoù il s’agit d’étudier des problèmes économiques pouvant être ramenés àdes problèmes d’engagements contractuels réciproques13. Mais considérer

12. Voir à ce titre la contribution de Hodgson dans cet ouvrage.13. Ce point de vue est surtout développé dans les dernières publications de Williamson,

en particulier Williamson [2000] et [2002].

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uniquement la firme sous cet angle n’est pas suffisant selon lui. Ainsi qu’ille souligne, il faut aller plus loin :

Qu’il ait été instructif de concevoir la firme comme un nœud de contrats est évidentau regard des nombreux apports de la littérature. Mais appréhender l’entreprise uni-quement comme un nœud de contrats contribue à éluder ce qui distingue fondamen-talement ce mode de gouvernance […], l’adaptation bilatérale effectuée par l’autorité[Williamson, 1991, p. 274].

De même, Alchian et Demsetz [1972] se positionnent par rapport à laconception hiérarchique de la firme en arguant non pas que leur approcheremet en cause cette dernière mais qu’elle permet de la compléter. Ainsiqu’ils le notent dans le passage où ils discutent de la conception coasiennede la firme :

Notre conception de la firme n’entre pas nécessairement en contradiction avec cellede Coase ; nous cherchons à aller plus loin […]. L’idée pénétrante de Coase est queles marchés ne fonctionnent pas sans coût […]. Pour aller plus loin dans la théorie, ilest nécessaire de savoir ce qu’est une firme et d’expliquer les circonstances dans les-quelles le coût de management des ressources [au sein de la firme] est faible relative-ment au coût d’allocation des ressources par le marché. La conception et la logiquede la firme classique que nous proposons modifient les apports de Coase dans cettedirection [Alchian et Demsetz, 1972, p. 783-784].

Ainsi Alchian et Demsetz ne cherchent pas à substituer à la conceptionde Coase leur propre conception de la firme mais plutôt à compléter cettedernière, en particulier en insistant sur la dimension incitative de la firme.

Dès lors, même si elles s’opposent, les conceptions de la firme commeorganisation hiérarchique et comme nœud de contrats sont plus complémen-taires que substituables au sens de Mäki : pour chaque tenant d’une appro-che, l’approche alternative n’est pas jugée fausse en soi mais insuffisantepour rendre compte de l’objet d’étude qu’est la nature de la firme. Il estnécessaire de la compléter. L’idée qu’il existe plus une complémentaritéqu’une substituabilité entre la TCT et la TA se vérifie également dans le casde la TDP et de la TFSI.

Pour la TDP, qui considère la firme comme un ensemble de droit depropriété, intégrer dans la définition de la firme l’importance de la détentionde droits de contrôle résiduels sur les ANH constitue justement le moyen decombiner les deux conceptions de la firme comme organisation hiérarchi-que et comme nœud de contrats. Hart et Moore [1990] suggèrent ainsi :

Notre approche réconcilie ces deux positions. En même temps qu’elle suit Alchian etDemsetz en ne distinguant pas la forme ou la nature des sanctions dans les deux rela-tions, elle capture l’idée qu’un agent est plus susceptible de faire ce qu’un autre agentveut s’ils sont dans une relation d’emploi que s’ils sont des contractants indépendants.La raison pour laquelle le gérant de l’épicerie de Alchian et Demsetz est davantagesusceptible de suivre leurs désirs s’ils l’emploient que s’ils sont ses clients est quedans le premier cas, sa subsistance future dépend d’eux (ils contrôlent les actifs aveclesquels le gérant veut travailler) alors que dans le second cas, elle ne dépend pasd’eux [Hart et Moore, 1990, p. 1150].

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Nous avons vu que la TFSI tente également de combiner l’autorité, lapropriété des ANH, et les structures contractuelles incitatives à l’effort pourspécifier la nature de la firme, concevant finalement celle-ci comme unsystème incitatif. Cette démarche témoigne de la volonté d’aborder la ques-tion de la nature de la firme sous un angle qui met en avant les relations decomplémentarité existant entre les théories contractualistes. Ceci conduit àréconcilier différentes conceptions de la firme plutôt qu’à les appréhendercomme substituables, même si dans les trois dimensions qu’ils retiennentpour caractériser ce qu’est une firme, ils mettent surtout l’accent sur lesstructures contractuelles incitatives à l’effort.

Finalement, quand elles traitent de la nature de la firme, l’ensemble desapproches contractualistes sont plus dans un rapport de complémentaritéque de substituabilité. Il n’en est pas de même en ce qui concerne la questiondes frontières.

La question des frontières de la firme : des relations de substituabilitéentre les théories contractualistes

La question des frontières de la firme donne lieu à de nombreux débats,notamment dans le cadre d’analyse de l’intégration verticale. Il n’est à cetégard pas anodin de constater que c’est à la lumière de la problématique del’intégration que Gibbons [2005] a cherché à élaborer sa typologie des théo-ries contractualistes de la firme. Ainsi qu’il le note :

Avant d’établir des distinctions entre ces théories, il faut souligner ce qu’elles doiventtoutes avoir en commun : une théorie de la firme doit définir ce qu’estl’« intégration » (i.e. si une transaction donnée est dans une firme ou entre deux fir-mes) et montrer pourquoi cela est important (i.e. quel arbitrage il existe entre intégra-tion et non-intégration de telle manière que la théorie prévoit quand il y a intégrationpour certaines transactions et quand il n’y a pas intégration pour d’autres) [Gibbons,2005, p. 203].

Expliquer la différence entre une transaction au sein de la firme et entrefirmes et prévoir sous quelles conditions l’intégration se fera ou non est aucœur de la question des frontières de la firme.

Là encore, comme sur la question de la nature de la firme, la TA a unstatut particulier relativement aux autres théories. Dans cette approche, lafirme n’ayant pas d’existence propre, la question de ses frontières ne se posepas. Il n’est alors pas possible de comprendre les modifications opérées parl’intégration sur les comportements des agents. Ainsi que le note Hart[1995, p. 20], cette approche « souffre des mêmes critiques que celles adres-sées à la théorie néoclassique. À savoir qu’elle ne peut appréhender les fron-tières de la firme ».

La TCT, la TDP et la TFSI cherchent toutes trois à analyser les frontièresde la firme et les explications et prédictions qu’elles en donnent apparais-sent bien plus substituables que complémentaires.

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Pour la TCT, le degré de spécificité des actifs en jeu dans une transactionest le critère central d’explication des frontières de la firme. La prédictioncentrale de la TCT en matière de frontières de la firme est la suivante : unefirme va d’autant plus s’étendre que les actifs mis en jeu dans les transac-tions avec ses co-contractants externes sont spécifiques.

Cette proposition a été la plus testée de la TCT [Crocker et Masten,1996 ; Masten et Saussier, 2000] et les résultats obtenus expliquent large-ment aujourd’hui l’« empirical success story » mise en avant par William-son [2000]. Elle ne fait néanmoins pas l’unanimité chez les économistes, etnotamment pas chez les théoriciens des contrats incomplets et ceux de lafirme comme système incitatif.

Hart est justement très critique vis-à-vis de l’analyse williamsoniennedes frontières de la firme. Selon lui, l’explication des frontières de la firmen’est pas à trouver dans la capacité de la firme à limiter le développementde comportements opportunistes quand les actifs sont spécifiques. Ainsiqu’il le note,

il n’est pas satisfaisant de supposer que les agents deviennent automatiquement moinsopportunistes. De même, un comportement supposé opportuniste n’est pas toujoursréduit dans la firme, sinon, il serait optimal d’organiser toutes les activités économi-ques au sein d’une énorme firme. S’il y a moins de négociation et moins de compor-tement de hold-up dans une firme intégrée, il est important de savoir pourquoi. Or, lathéorie des coûts de transaction, telle qu’elle est, ne fournit pas de réponse [Hart,1995, p. 27-28].

Pour la TDP, l’établissement des frontières de la firme s’explique par lesincitations à l’investissement – non vérifiable – fournies par l’allocation desdroits de contrôle résiduel sur les ANH. Il s’agit alors (1) d’allouer ces droitsde manière à maximiser la valeur de la quasi-rente relationnelle – nette desinvestissements des co-contractants – générée par la relation et (2) de lesattribuer à la partie ayant le rendement marginal de l’investissement le plusélevé. Autrement dit, dans des termes moins techniques, « les frontières dela firme sont choisies pour allouer le pouvoir de manière optimale entre lesdifférentes parties d’une transaction » [Hart, 1995, p. 7]. Dans ce cadrethéorique, la prédiction centrale de la TDP concernant les frontières de lafirme est la suivante : une firme va d’autant plus s’étendre que les investis-sements qu’elle et ses co-contractants externes mettent en œuvre ont desrendements marginaux élevés, les rendements de la firme devant être supé-rieurs à ceux de ses co-contractants. Dans le cas contraire, ce n’est pas lafirme qui intégrerait mais ce serait elle qui serait intégrée.

Les explications des frontières de la firme avancée par la TDP et laTCT paraissent substituables dans la mesure où pour une même situationde départ, ces deux théories peuvent prévoir des résultats différents quantaux frontières de la firme. Elles sont sur ce point plus concurrentes quecomplémentaires. En effet, une augmentation de la quasi-rente relation-nelle générée par des investissements spécifiques se traduit par une inté-gration pour la TCT alors que ce n’est pas forcément le cas pour la TDP.

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Tout dépend en fait des rendements marginaux des investissements desparties. S’ils sont égaux, l’intégration n’aura pas lieu selon la TDP, aucontraire de la TCT. De manière plus générale, le cadre formalisé de laTDP permet de prévoir qui intègre qui, selon les niveaux de rendementsmarginaux des co-contractants, ce qu’il n’est pas possible de savoir dansla TCT. Ce type de raisonnement sur les rendements marginaux souffrenéanmoins d’une limite non négligeable : il rend difficilement testable lesprédictions de la TDP, ce que les tenants de la TCT et de la TFSI nemanquent pas de souligner [Williamson, 2000, p. 605 et 2002, p. 189 ;Holmström et Roberts, 1998, p. 79].

La TFSI, élaborée plus récemment que la TCT et la TDP, avance elleaussi sa propre explication des frontières de la firme, en opposition aux deuxautres constructions théoriques. La critique générale faite par les tenants decette approche aux théoriciens des coûts de transaction et des droits depropriété est que ces auteurs « se sont focalisés trop étroitement sur leproblème du hold-up et sur le rôle des actifs spécifiques » pour expliquer lesfrontières de la firme [Holmström et Roberts, 1998, p. 91]. En réduisantl’explication des frontières de la firme respectivement à des questions despécificité des actifs et à des questions d’incitations à l’investissementsuscitées par la propriété d’ANH, la TCT et la TDP éludent un ensemble demodalités fondamentales substituables aux deux éléments précédents pourexpliquer les frontières de la firme : les coûts de mesure de la performancedes agents, et plus spécialement des travailleurs14.

Comme nous l’avons vu, la TFSI explique l’arbitrage entre firme etmarché à partir des difficultés rencontrées pour évaluer l’output destravailleurs, considérant la firme comme un système d’incitations particu-lier dans lequel le travailleur salarié a un salaire peu dépendant de sonoutput, ne contracte pas directement avec les clients et ne dispose pas dudroit de vendre ce qu’il produit. Ainsi que le note Holmström [1999, p. 99],cette théorie « défend l’idée que les frontières [de la firme] vont être établiesdans l’intention d’internaliser les externalités contractuelles importantesprovenant des coûts de mesure ». Dans ce cadre, plus il est difficiled’évaluer les activités du travailleur, plus la firme apparaît comme une solu-tion pertinente relativement au marché. La prédiction de cette théorie en cequi concerne la question des frontières de la firme peut alors être résuméeainsi : une firme va d’autant plus s’étendre que les coûts de mesure des acti-vités des co-contractants externes sont élevés.

Les résultats des tests empiriques relatifs à cette prédiction sont ambiva-lents, certaines études tendant à valider la proposition précédente [Andersenet Schmittlein, 1984 ; Slade, 1996], d’autres à la rejeter [Wernerfelt, 1997].Ainsi que le souligne Holmström [1999, p. 99] lui-même, les prédictions de

14. Comme souligné plus haut, la TFSI aborde la question des frontières de la firme en sefocalisant sur l’arbitrage entre travail salarié et travail indépendant.

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la TFSI sur la question des frontières de la firme entrent à tel point en oppo-sition avec celles de la « théorie du hold-up » – associé par l’auteur à la TDPet la TCT – que ces approches sont dans un rapport de substituabilité quantà l’analyse des frontières de la firme. Si l’on considère, comme le faitHolmström, les deux scénarii suivants précisant la situation de deux co-contractants, les prédictions sont totalement différentes. Dans un cas, lesvariables ex post du contrat sont parfaitement vérifiables mais ne peuventpas être spécifiées ex ante ; il n’y a pas de coûts de mesure de l’output maisdes actifs spécifiques en jeu. Dans l’autre cas, il n’y a pas d’actifs spécifi-ques mais des problèmes de coûts de mesure. Pour Holmström [1999,p. 99], « la théorie du hold-up prévoirait l’intégration dans le premier scéna-rio mais pas dans le second. La théorie de mesure des coûts [i.e. la TFSI]prévoirait pile le contraire ».

Finalement, quand elles analysent les frontières de la firme, la TCT, laTDP et la TFSI sont bien plus substituables que complémentaires, la TAétant en quelque sorte à part dans la mesure où la question des frontièresn’est pas pertinente dans cette construction.

CONCLUSION

Au terme de cette étude, une constatation s’impose, celle de la diversitédes approches contractualistes de la firme. Cette diversité peut paraître apriori surprenante. En effet, alors que ces approches sont le plus souventprésentées dans les manuels anglo-saxons de référence comme relativementhomogènes et uniformes dans leur manière d’analyser la firme [Milgrom etRoberts, 1992 ; Baron et Kreps, 1999 ; Ricketts, 2002], une analysedétaillée des principales théories qui la composent montre au contraire qu’ilexiste des divergences importantes entre elles. Ces divergences sontd’autant plus étonnantes qu’elles concernent pourtant la définition même del’objet d’étude de ces théories, la firme. De même, comme nous l’avons vu,si les théories contractualistes de la firme sont complémentaires sur la ques-tion de la définition de la firme, elles sont en revanche substituables sur cellede ses frontières. Ce double résultat a des conséquences très différentes enmatière d’analyse du réel.

Du point de vue de la définition tout d’abord, il est indéniable que lesdifférentes théories enrichissent notre compréhension de ce qu’est unefirme, en mettant en évidence ses multiples facettes, à la fois structure degouvernance hiérarchique, ensemble de droits de propriété et réceptacle denombreux contrats. Cette pluralité des définitions autorise de ce fait le trai-tement de nombreuses questions : outre bien évidemment celle de l’intégra-tion verticale, citons la question de la gouvernance [Blair, 1995 ; Rajan etZingales, 2001], de l’économie des ressources humaines [Lazear, 1995], du

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fonctionnement de l’autorité intra-firme [Aghion et Tirole, 1997]. Sur cepoint il est donc indéniable que nos connaissances s’enrichissent.

Inversement, pour ce qui est des frontières de la firme, les théoriesdébouchent sur des résultats radicalement opposés en matière de logiqued’intégration verticale, ce qui s’avère problématique tant du point de vuenormatif que du point de vue positif.

Compte tenu de cette diversité, on peut se demander finalement quelssont les points communs entre ces théories. Deux éléments nous paraissentessentiels : d’une part ces approches mobilisent la catégorie « contrat » pouranalyser les interactions entre les individus, d’autre part la firme apparaîttoujours comme une solution de second-best, pour pallier les « défaillancesdu marché15 ».

La diversité voire l’éclatement du courant contractualiste au départ trèsinfluencé par la théorie néoclassique nous semble représentatif de la« crise » d’un paradigme dominant telle que Kuhn [1983, p. 132] l’adécrite :

La prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d’être disposé à es-sayer n’importe quoi, l’expression d’un mécontentement manifeste, le recours à laphilosophie et à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sontautant de symptômes d’un passage de la recherche normale à la recherche extraordi-naire.

Cette période transitoire entre deux paradigmes est aussi l’occasiond’ajustements opérés sur le paradigme initial qui aboutissent à un relâche-ment de sa cohérence : « Toutes les crises commencent par l’obscurcisse-ment du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de larecherche normale » (ibid., p. 123). Le problème qui se pose aux théoricienscontractualistes pour aller vers une théorie de la firme plus « unifiée » estd’autant plus délicat qu’il est difficile de collecter les données nécessairesaux tests économétriques visant à valider ou infirmer les prédictions dechaque perspective. [Whinston, 2003]. Le fait qu’au sein d’un mêmecourant, des théories puissent être en situation de substituabilité peut certess’expliquer par la relative jeunesse du programme de recherche sur la théo-rie de la firme. Aller vers la voie d’une théorie unifiée supposerait que lecorpus d’hypothèses retenu soit le même, ce qui a priori semble peu plausi-ble, au moins à moyen terme16.

15. Ces deux points de convergence constituent d’ailleurs des points de rupture avec lesautres corpus théoriques de la firme indiqués en introduction, à savoir la théorie évolution-niste de la firme et l’approche par les compétences et les ressources.

16. L’évolution de la TDP est de ce point de vue instructive : alors que les premiersmodèles semblaient constituer une tentative de formalisation de la structure de raisonnementde la TCT, les modèles suivants ont bifurqué vers un raisonnement différent, conduisant à lasubstituabilité pour ce qui concerne les prédictions liées à la question de l’intégration verti-cale.

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3

Quels fondements pour les théories de la firme ?

Plaidoyer pour une théorie artificialiste de l’action collective

fondée sur le projet

Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet

INTRODUCTION

Il n’est guère contestable que les entreprises connaissent, depuis le débutdes années 1980, des transformations organisationnelles profondes.L’analyse de ces transformations est inspirée d’un double souci : caractéri-ser la forme organisationnelle qui en résulte et qui se substituerait auxformes précédentes (l’entreprise réseau, la forme post-bureaucratique ?), entirer les implications sur le plan de la représentation théorique de la firme.

Dans l’esprit de cette seconde préoccupation, il n’a pas manqué d’écritsévoquant la nécessité de reformuler la théorie de la firme1 [Emshoff, 1993 ;Scheffman, 1993]. Cette attitude n’est pas nouvelle, dans la mesure où lathéorisation de la firme suit, plutôt qu’elle ne précède, l’évolution desformes organisationnelles et des pratiques entrepreneuriales observables.

Face à un objet dynamique, manifestement évolutif et à facettes multi-ples, il est tentant de considérer la recherche de l’essence immuable de lafirme comme une chimère ou l’idée d’une théorie de la firme propre à satis-faire tous les besoins d’analyse et de répondre à toutes les questions quepose cet objet comme strictement impossible.

L’objectif de cet article est cependant de proposer un essai d’explicitationde l’élément invariant de l’entreprise, qui transcende la variété des formesorganisationnelles par lesquelles elle s’incarne dans le temps et dans l’espace.

En poursuivant cet objectif, on cherchera à la fois à proposer des élémentsde compréhension de la dynamique de la firme et à articuler différents

1. On emploiera le mot firme comme équivalent de celui d’entreprise même s’il revêtoriginellement une acception plus restrictive.

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niveaux d’analyse trop souvent séparés dans les efforts de théorisation (celuide l’entreprise et celui des régulations globales qui l’encadrent et qu’ellecontribue en même temps à construire). Cet invariant sera identifié à la notionde Projet (productif ou d’action collective), d’où la proposition d’une théoriefondée sur le projet, d’une « Project-Based View » (PBV) pourrait dire le stra-tégiste faisant écho en cela aux populaires « Resource-Based View » (RBV)ou « Knowledge-BasedView » (KBV).

Une telle proposition ne prétend pas se substituer à toutes les théorisa-tions préexistantes, mais cherche plutôt à montrer comment il est possiblede les articuler, voire de les réconcilier. En effet, comme le remarquentHolstrom et Milgrom, le défi de la théorie de la firme n’est pas tant decomprendre séparément le contrat d’emploi vs les contrats entre individusindépendants, les problèmes liés à la propriété des actifs, les questions desurveillance et de compensation (dont le contrat psychologique), mais decomprendre comment ces éléments sont entremêlés [Holstrom & Milgrom,1994]. Cette exigence de l’articulation des points de vue se retrouve aussidans nombre de travaux dans le champ des théories de l’action, plus prochequ’on ne l’imagine de celui des théories de l’entreprise. La question de laconstruction de l’action collective serait d’ailleurs en creux la question épis-témologique fondamentale [Hatchuel, 2000, 2005].

Pour développer cette proposition, on procédera en quatre temps. Unepremière section esquissera un bilan critique des théories de la firme. Dansune deuxième section, nous présenterons une réflexion à caractère épistémo-logique pour envisager les fondements de l’effort de théorisation que nousproposons d’entreprendre. Cet effort sera l’objet de la troisième section quiabordera plus directement la prise en compte du projet dans l’action collec-tive, la notion de projet dans son sens fondamental. La quatrième sectionexposera les apports potentiels de cette notion à la théorisation de la firme.

HISTOIRE ET BILAN DES THÉORIES DE LA FIRME

Il existe déjà nombre de recensions des théories de la firme et des ques-tions que suscite cet objet d’analyse [Lebraty, 1974 ; Milgrom, 1988 ;Knudsen, 1995a, 1995b ; Verma et Churchman, 1997 ; Desreumaux etBréchet, 1998 ; Bréchet et Desreumaux, 2004].

La disponibilité de ces bilans nous incite à simplement évoquer ici lesancrages disciplinaires des théories de la firme, à relever les failles del’édifice et inventorier les voies de dépassement des débats et des contradic-tions qui le caractérisent2.

2. Ayant déjà abordé ces aspects dans un certain nombre de contributions nous en repren-drons ici des éléments (cf. par exemple Desreumaux et Bréchet [1998] ; Bréchet et Desreu-maux [2004]).

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QUELS FONDEMENTS POUR LES THÉORIES DE LA FIRME ? 63

Les ancrages disciplinaires de la théorie de la firme

Les théories de la firme se nourrissent à deux sources disciplinairesprincipales : l’économie et les théories des organisations. Observons que lestravaux en management y contribuent indirectement en donnant à voir unevariété de formes d’entreprise et de logiques managériales quand l’écono-mie privilégie les faits stylisés. Mais comparativement aux économistes, leschercheurs en management stratégique ont porté peu d’attention au déve-loppement explicite d’une théorie de l’entreprise, alors même que celle-ciapparaît pourtant indispensable pour comprendre l’une des questionsmajeures qui figurent à l’agenda de recherche en stratégie, à savoir les sour-ces de l’avantage concurrentiel et des différences de performance entrefirmes [Conner et Prahalad, 1996]. Quand ils le font, c’est essentiellementpar emprunt aux deux sources précédentes, avec un penchant marqué, cesdernières années, pour la référence à l’économie de l’organisation, que cesoit sa version transactionnelle ou l’approche ressources.

Considérées comme des champs scientifiques, les deux sources discipli-naires majeures sont structurées différemment sur la base d’une variété decourants [Whitley, 1983, 1984b ; Augier et al., 2000 ; Knudsen, 2003].L’éclectisme du management stratégique lui donne une configurationanalogue [Foss, 1996 ; Whitley, 1984a].

On peut débattre de la richesse de ces ancrages multiples de la théorie dela firme et plaider pour une forme de pluralisme équilibré qui conditionneune « bonne conversation » [Foss, 1996]. Mais dans l’immédiat, on ne peuts’étonner du caractère rien moins qu’unifié de cette théorie et de la tournureconflictuelle que prend la réponse aux questions fondamentales, commecelle de savoir ce qui constitue l’essence de l’entreprise.

Sur cette question s’affrontent en effet des thèses apparemment incom-mensurables prétendant expliquer ce qui distingue la firme d’autres objets oud’autres vecteurs de coordination des activités économiques (le marché, lacoopération). Bien entendu, chaque conception fait l’objet de nombreuxdébats. Ainsi, ce qui constitue l’essence de la firme, c’est tantôt le contratd’emploi qui traduit une relation d’autorité (pour des débats à ce sujet : Coase[1937] ; Simon [1951] ; Masten [1988] ; Alchian et Demsetz [1972]), lesdroits de propriété sur des actifs physiques (pour des débats à ce sujet : Foss[1996] ; Milgrom et Roberts [1988]), l’idée de communauté humaine (Selz-nick, 1957), des connaissances et des routines organisationnelles et l’onreconnaît là les arguments de l’approche RBV/KBV et leur proximité avec lathéorie évolutionniste. On évoquera aussi le déplacement du regard vers lecontrat avec Alchian et Demsetz ou vers la transaction et les structures alter-natives de gouvernement de celles-ci avec les travaux de Williamson.

Remarquons au passage que les conceptions d’un auteur hétérodoxecomme F. Perroux n’ont guère été mobilisées et beaucoup resterait à faire

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64 LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

pour que l’économie reconnaisse son unité active, individu ou entreprise, àla fois mémoire et projet [Perroux, 1973 ; 1975].

La conséquence de l’éclectisme disciplinaire qui irrigue la théorie de lafirme et de la pluralité de thèses qui en résulte est que l’édifice « théorie de lafirme » est encore aujourd’hui bien fragile à plusieurs égards : d’une part, ilcorrespond à une intégration incomplète de réalités d’évidence, à commencerpar la variété des manifestations organisationnelles de la firme, d’autre part,il est traversé de débats sans fin sur ce qui constitue l’essence de la firme.

La théorie de la firme : un édifice fragile

La théorie de la firme peine à surmonter un certain nombre de difficultés.Le premier problème est que le programme d’observation qui sous-tend

l’effort de théorisation n’est jamais complet ni systématique. Dans sa volontéd’expliquer l’essentiel, la théorisation est souvent biaisée par le caractèreaveuglant de tel ou tel phénomène qui tend à occuper le devant de la scène.Les théories de l’entreprise se sont ainsi successivement saisies : de la firmemanagériale, de la grande entreprise intégrée, puis diversifiée, puis conglomé-rale, pour laquelle le rôle des facteurs technologiques (les infrastructures detransport et de communication) et celui de la réglementation de la concurrenceont été mis en évidence ; de l’entreprise multinationale ; de la firme de type J,dont les logiques de coordination tranchent sur celles qui caractérisent l’orga-nisation bureaucratique ; de l’entreprise déréglementée (la mise en concur-rence des grandes entreprises publiques de réseau).

Dans ce tourbillon de formes, le risque existe toujours que la théorisationprenne comme cible ou archétype des entreprises qui poussent à l’extrêmeune fonction ou une logique d’action. On pourrait ainsi ajouter à la listeprécédente le cas de l’entreprise « jetable » [March, 1994] qui, obsédée parla recherche de l’efficience maximale à court terme, ne possède plus de véri-tables capacités d’adaptation. La théorisation est ainsi régulièrement défiéepar les faits et les transformations apparentes de l’objet à théoriser, ce quicontribue à lui donner une allure chaotique et cacophonique.

Le second problème est le caractère multiforme de l’objet d’étude (de latrès petite entreprise à la multinationale), qui rend difficile l’énoncé d’unethéorie unique ou englobante. Certains font le choix de se focaliser sur uneforme particulière (la TPE, la multinationale, la moyenne entreprisefamiliale, etc.). D’autres entrent dans le dédale d’une vision contingente,plus ou moins sous-tendue par un substrat théorique fort. Par exemple, avecla théorie des droits de propriété, certains considèrent que l’on dispose enfind’une explication théorique fondamentale des constats empiriques essen-tiellement descriptifs fournis par les adeptes de la théorie de la contingencestructurelle [Husson, 1987]. Dans un cas comme dans l’autre, il est tentantd’envisager des typologies, mais l’entreprise est rapidement extrêmementdélicate [Ulrich et McKelvey, 1990].

Le troisième problème qui constitue un défi pour la théorie de la firmeest le caractère protéiforme de l’objet. Ce caractère suppose que la théorie

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QUELS FONDEMENTS POUR LES THÉORIES DE LA FIRME ? 65

de la firme soit une théorie dynamique ou développementale. Il existecependant deux approches de théorisation dynamique qui posent unproblème d’intégration : des théories ontogénétiques, comme chez Penrose,et des théories phylogénétiques, comme chez Chandler.

Eu égard au caractère à la fois protéiforme et multiforme de l’objet àthéoriser, les efforts de théorisation apparaissent en définitive comme uneentreprise constamment retardée par rapport aux faits, bien souvent prise endéfaut par la variété des formes et la dynamique d’évolution de l’entreprise,bien souvent aussi comme autant d’expressions à caractère myope ou biai-sées par une préférence de point de vue (celui de l’actionnaire, celui du diri-geant ou de l’entrepreneur, etc.) ou par une lentille métaphorique (lemarché, l’organisme, le clan, etc.).

Par rapport à ces problèmes délicats, les débats sur l’essence de l’entre-prise se présentent largement comme une concurrence d’unités d’analyse :la transaction (pour la théorie des coûts de transaction), les routines (pourl’économie évolutionniste), les ressources, capacités, connaissances (pourles approches RBV et KBV), la décision [Kay, 2000], le problème [Nicker-son et al., 2004], etc. Autant de concepts enrichissants mais dont aucun nepeut exprimer l’essence de la firme à lui seul. Il s’agit plutôt de différentesfacettes d’une réalité composite (la firme est tout cela à la fois, selon desarrangements variables, et sans doute encore autre chose). Il manque unconcept fédérateur pour positionner et donner sens à ces unités d’analyse etdépasser différentes formes du fonctionnalisme qui caractérise, notamment,l’économie de l’organisation [Hesterly et al., 1990].

Ajoutons enfin, pour achever ce bilan, que l’édifice de la théorie de lafirme est largement la résultante d’un agenda de recherche incomplet. Celui-ci se résume à quatre questions auxquelles une théorie de la firme devraitrépondre : pourquoi l’entreprise existe-t-elle, qu’est-ce qui justifie ses frontiè-res, qu’est-ce qui explique son organisation interne et quelles sont les sourcesd’avantage concurrentiel durable ? Il a déjà été dit que cet agenda éliminecertaines des questions les plus intéressantes [Hesterly et al., 1990] et risquede déboucher sur une théorie élégante mais manquant d’épaisseur organisa-tionnelle. Plus fondamentalement, cette formulation des questions principaleslaisse dans l’ombre le problème essentiel de l’articulation de différentsniveaux d’analyse. En particulier, la théorie de la firme ne peut faire l’écono-mie d’une explication des régulations globales qui contraignent l’entreprise etqui sont en même temps des domaines d’action, ouvert à l’entrepreneuriatinstitutionnel. Certes, l’économie évolutionniste tente de restituer une visionplus complète, mais elle n’est pas sans limite [Child, 1997].

Les postures de progression

À moins de se contenter d’un édifice quelque peu bancal, cette situationglobalement insatisfaisante appelle des voies de dépassement. On peutimaginer deux types d’attitudes pour faire progresser la théorie de la firme.

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66 LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

La première consiste à rebâtir l’édifice, en faisant plus ou moins table rasede l’existant. Prenant acte des métamorphoses récentes de l’entreprise, quiaurait ainsi changé de nature, il conviendrait de reconsidérer fondamentale-ment sa théorisation. C’est, par exemple, la voie empruntée par Ellig lorsqu’ilconsidère que la généralisation de pratiques de gestion empruntant la logiquede marchés internes doit conduire à reconcevoir l’essence de l’entreprise, ens’appuyant sur la notion de club [Ellig, 2001]. La justesse de cette posture estévidemment liée à la pérennisation de ces transformations qu’il est bien déli-cat de postuler. Il ne manque pas d’exemple de firmes ayant opté pour desformes d’organisation inspirées de logiques de marché et qui les ont plus oumoins rapidement abandonnées. Dans le même esprit, on peut s’interroger surle caractère véritablement généralisé de ce genre de transformations. En fait,le débat sur la réalité de transformations fondamentales est loin d’être tranché[Pettigrew et Fenton, 2000 ; Whittington et Mayer, 2000].

Une deuxième voie, plus modeste, consiste à consolider l’édifice, ce quipeut se faire d’au moins deux façons. On peut explorer la complémentaritédes théories en présence, comme le propose Foss [1999], ou bien encoreHeugens qui introduit une théorie néo-wéberienne de l’entreprise intégrantles réponses à deux ordres de questions trop souvent dissociés, le quoi et lecomment [Heugens, 2005]. On peut également tenter de dépasser les théo-risations partielles disponibles et les réconcilier à partir d’un méta-concept.C’est cette solution qui sera explorée ici.

On sait qu’elle se heurte à une idée d’impossibilité ou de non pertinencequi a été plusieurs fois avancée. Par exemple, Seth et Thomas observent qu’ilest difficile de construire une théorie complète de l’entreprise compte tenu dela variété et du caractère évolutif de la recherche en stratégie. Il serait doncprématuré, voire improductif, de choisir une théorie à l’exclusion des autres[Seth et Thomas, 1994]. Pour sa part, Foss considère que la conceptualisationde la firme doit dépendre de l’objectif que l’on poursuit, c’est-à-dire du typede question posée. La théorie unique de l’entreprise serait un non sens. Ilexiste différentes conceptualisations de l’entreprise, comme fonction deproduction, comme entité contractuelle, comme répertoire de connaissances,qui saisissent des aspects réels de l’entreprise et peuvent être utilisées selonles besoins. Dans cette perspective, le fait de relier des approches apparem-ment incompatibles et de démontrer qu’elles sont en fait cohérentes serait unefaçon importante de faire progresser la science [Foss, 1996].

Mais, précisément, la contribution d’un pluralisme théorique ne peut seconcevoir sans un méta-concept susceptible de guider l’exploration de lacohérence des différents cadres théoriques disponibles. Par ailleurs, il nes’agit pas tant de construire une théorie complète de la firme que d’adopterun point de vue propre à restituer son caractère d’objet en perpétuelle cons-truction et de donner toute sa place à l’incertitude que connaît le bâtisseur(l’entrepreneur) quant à la solution des problèmes de gestion qu’il rencon-tre. En d’autres termes, la théorie de la firme doit être une théorie dévelop-

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QUELS FONDEMENTS POUR LES THÉORIES DE LA FIRME ? 67

pementale restituant les métamorphoses de cet objet au cours du temps, tantdu point de vue du destin singulier d’une entreprise qu’à celui de catégoriesou d’espèces d’entreprises.

Il faut enfin évoquer les efforts faits pour repenser les fondements dessciences de gestion, en France notamment [David et al., 2000]. Cette entre-prise de refondation prend appui sur une épistémologie de l’action collec-tive à laquelle travaille tout particulièrement A. Hatchuel depuis quelquesannées. L’action collective met en jeu des dynamiques de savoirs et de rela-tions que l’économie et la sociologie tendent à dissocier. On aurait pu aussisur ce point mobiliser les divers regards gestionnaires (la stratégie, lemarketing, le contrôle…) pour montrer que l’action collective ne va pas desoi, qu’elle met en jeu des outils et des façons de penser. Mais c’est bien ducôté de l’épistémologie qu’il nous semble nécessaire d’aller chercher leséléments d’une axiomatique fondatrice.

ÉLÉMENTS D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE RENOUVELÉE

Ce qui va guider la construction de notre propos, c’est la perspectived’un effort de théorisation portant sur la question de l’émergence et de laconstruction de l’action collective. Dit autrement, dans une expressionlarge, c’est la question de l’articulation de l’individuel et du collectif ou del’action coordonnée3 qui est posée, et l’on sait son importance dans les inter-rogations que les sciences sociales portent sur elles-mêmes.

Pour tenter de donner un fondement aisément identifiable à la positionque nous allons défendre, nous partirons d’une opposition bien connue. Ils’agit de celle qui prend appui sur les positions tranchées des réductionnis-mes économique et sociologique. Thévenot [2006] nous en fournit uneexpression de synthèse dans un ouvrage récent. Le tableau 1 ci-après, quipropose de caractériser ces positions et d’en envisager le dépassement,servira de support à notre propos. Bien évidemment, le commentaire d’untel tableau n’apparaît pas envisageable dans une perspective un tant soit peuexhaustive, quand bien même ce commentaire se voudrait-il synthétique.C’est tiré par notre propre projet de montrer que l’on a besoin du concept de« projet » et de « projet d’action collective » que nous allons proposer uncommentaire orienté.

Deux modèles contrastés de l’action et du collectif

Thévenot [2006], à la suite de nombreux auteurs et de nombreux débatssur ces questions, oppose ce qu’il nomme deux tentatives symétriques deréduction, indiquant en cela que des auteurs portent ces débats et visent

3. Il faut retenir une acception extrêmement large de l’idée de coordination, sans préjugerd’intentions ou de plans communs, ni de règles, habitudes ou dispositifs disciplinaires[Thévenot, 2006, p. 62].

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toujours l’extension des sphères d’influence des axiomatiques fondatricesqui s’opposent.

Tableau 1 : des réductionnismes économique et sociologique à l’épistémologie de l’action collective

L’action perçue traditionnellement comme le résultat du poids desnormes sociales conduit à penser l’intégration d’actes comme un ordre

Le réductionnisme économique

Le réductionnisme sociologique

Pour une épistémologie de l’action collective

Comportement postulé de

l’acteur

L’individu calcula-teur, autonome,

rationnel et informé

L’individu agi par le poids des normes comportementales issues de son his-

toire et de son contexte

L’individu dans sa richesse anthropologi-

que, l’agir créatif comme agir englobant

Figure de coordination

(ou d’intégration) du collectif

Le marché comme métaphysique de l’équilibre et de

l’ajustement constaté ex-post des

comportements

La norme sociale comme métaphysi-que de l’intégration donnée ex-ante du

social

Le projet d’action col-lective au fondement

des collectifsLa rationalisation et la régulation de l’action

comme problèmes

Situation problématique

ou entrée dans la problématisation

Le choix individuel et la question théorique

de l’équilibre

L’anomie et la perte des repères,

l’influence des structures sociales

La conception de l’action

Les incertitudes de l’engagement et de la

coordination

Modèle de rationalité de

référence

La rationalité calcu-latrice et allocative

Le poids des normes et des règles

La rationalité créative et projective comme

rationalité englobante

Statut du futur

À choisir parmi un répertoire de futurs

accessibles en connaissance

Hors de portée de l’acteur

À construireLes projets des

acteurs participent de sa construction

Posture épistémologique

et théorique

Le modèle des sciences de la nature et la recherche de lois

Désaffection à l’égard des structures d’inte-raction et de l’action collective en tant que

construit des acteurs (association, entreprise, administration…)

Le constructivisme et la posture artificialiste en sciences sociales

L’action collective au fondement des

questionnements

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régissant les pratiques sociales, quand l’économie traditionnelle, fondantses raisonnements sur l’hypothèse d’une rationalité instrumentale,comprend l’intégration comme un équilibre (théorie de l’équilibre général)résultant de l’ajustement de choix rationnels et calculés (théorie de la déci-sion). Ordre social ex-ante lourd d’une inertie déjà là pour les premiers.Equilibre constaté ex post fruit d’ajustements autour de la circulation del’information, à travers les prix notamment, étant donné nombre d’hypothè-ses restrictives (nomenclature des biens et des états du monde, stabilité despréférences notamment) qui autorisent à manier de tels raisonnements pourles seconds4. Au réductionnisme économique est associée la rationalité allo-cative et calculatrice, au réductionnisme sociologique le poids des normessociales. Dans les deux cas, le souci commun de s’inscrire dans la perspec-tive d’une physique sociale reposant sur des lois à l’image des sciences dela nature – couple norme-ordre (Durkheim) d’un côté, rationalité-équilibre(Walras) de l’autre – laisse peu voire pas de place pour l’acteur et une réelleproblématique de l’action en situation.

Si l’on retient les termes contrastés initiaux de cette présentation, onmesure immédiatement que le projet ne trouve nullement sa place en tantqu’il serait à l’origine de la construction de la coordination. L’équilibre ex-post comme figure d’intégration ne laisse aucune place aux desseins et auxprojets des hommes, tout au contraire les exclut fondamentalement. Certesles individus nourrissent des intentions et des projets sur le futur, mais cetteidée se présente comme une problématique de choix sur un répertoire defuturs considérés comme accessibles en connaissance. La rationalité en jeuimplique que le sens de l’action ne soit jamais une donnée extérieure quidéterminerait les choix individuels. Le sens collectif est le résultat et non lepoint de départ des calculs des individus qui se présentent comme des« égaux économiques », également dotés de rationalité et d’autonomie, leurdifférence apparente résidant dans leur capacité à détenir de l’information5.L’idée d’ordre non plus ne fait pas sa place au projet, on le comprend, à laréserve près, malgré tout, qu’il faudrait tenir compte des différentes façonsd’envisager l’ordre, et que l’on sache faire une place à la construction de lanorme elle-même [Thévenot, 2006, p. 64].

Pour ce qui est des théories de l’entreprise, observons que chez un auteurimportant comme Williamson, la transaction ignore le substrat projectif quila fonde, de même que l’entrepreneur. Ce serait plutôt chez Richardson[1972] que l’on trouve posée explicitement la question de la coordinationdes plans d’actions à des fins de production.

4. On sait par ailleurs que ce sont ces hypothèses interrogées qui fondent l’entreprise dedénaturalisation de l’économie que mène le courant conventionnaliste comme le rappelleOrléan [2004].

5. Cette réflexion provient d’un échange avec P.-Y. Gomez (EM Lyon) qui suggérait uneanalyse girardienne du projet qui reste à faire.

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Les voies du dépassement

Les propos précédents suggèrent assez immédiatement que le supportd’un effort de théorisation devra se centrer sur la construction de l’action etl’articulation des niveaux d’analyse via la prise en compte des interactionsentre acteurs et de ce qui s’y joue. Thévenot, comme d’autres auteurs auxpréoccupations proches des siennes [Eymard-Duvernay et al., 2004 ;Eymard-Duvernay, 2006 ; Orléan, 2004], comprend cet effort, notammentdans les courants les plus actuels qui se saisissent de ces questions, commel’expression d’un tournant cognitif et d’un tournant interprétatif. Durkheim,Weber, puis l’interactionnisme et l’ethnométhodologie nourrissent lecourant interprétatif. Plus récemment, c’est la question cognitive et du trai-tement de l’information qui va se trouver au cœur de la théorie de jeux, del’agence et des coûts de transaction, et finalement de la théorie des conven-tions dans une perspective compréhensive.

Dans la tradition sociologique, on s’éloigne de l’action gouvernée pardes normes dès lors que l’on prend en compte les ajustements de l’actionaux circonstances de la situation et notamment aux interactions avec lesautres acteurs. On mobilise la rationalité instrumentale en plus de la ratio-nalité normative, et l’on pourrait dire dans la tradition weberienne que lemodèle de l’action normée est assoupli par l’ajout du choix rationnel desmoyens adaptés [Thévenot, 2006, p. 71]. Les auteurs du courant conven-tionnaliste retiennent quant à eux que l’individu intègre une visée normativesur la coordination avec les autres au lieu de se replier sur un calcul égoïste[Eymard-Duvernay et al., 2004]. Bien sûr, tous les auteurs ne sont pasd’accord sur l’articulation de ces dimensions instrumentales et axiologiquesdans l’effort de théorisation [Reynaud et Richebé, 2007].

Sans que l’on puisse parler de tradition, la récusation du dualismeacteur-système, associée habituellement et légitimement aux travaux de lasociologie des organisations de M. Crozier et E. Friedberg [1977] qui en ontassuré une assise robuste, est aussi bien connue. On la retrouve chez nombred’auteurs (Boudon, Giddens, Reynaud, Touraine….) qui reconnaissent unecertaine autonomie et inventivité aux acteurs, ne serait-ce que pour expli-quer les forces de mouvement de la société. Mais la place du projet dans laméthodologie théorique reste souvent problématique, associée parfoissimplement au poids des valeurs et de la culture. La théorie de la régulationsociale de J.-D. Reynaud, originale de ce point de vue, accorde une placecentrale au projet pour fonder le collectif.

Les postures réductionnistes sont aussi remises en cause, plus récem-ment, à mesure que l’attention des chercheurs, sociologues et économistes,se porte directement sur les structures d’interaction. On retrouve avec lasociologie économique la question de l’encastrement à multiples facettes,en observant qu’une véritable théorie de l’action nécessite que le contexten’ait pas que le statut d’un décor dans lequel s’exprimerait la rationalité

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économique traditionnelle [Le Velly, 2002]. Pour ses auteurs, l’agent doitsaisir la situation et l’action des autres à l’aide de cadres conventionnels –représentations, règles, objets, dispositifs divers – avant de pouvoir se coor-donner, cette saisie n’étant pas seulement cognitive mais aussi évaluative,ce qui fait une place à la question des valeurs collectives et des bienscommuns [Eymard-Duvernay et al., 2004, p. 1]6 comme nous l’évoquionsci-dessus. Mais il ne s’agit pas d’exclure de cette lecture cognitiviste lepoids des rapports de pouvoir qui contribuent à imposer les visions légiti-mes, ce que la sociologie des organisations retient de longue date en neréduisant pas les règles à du cognitif7.

Enfin, dans le droit fil de ce dépassement, c’est du côté des sciences degestion qu’est nourri un effort épistémologique ambitieux visant à axioma-tiser l’action collective sur la base de la reconnaissance de deux opérateurs– l’opérateur savoir et l’opérateur relation – toujours engagés dans la cons-truction de l’action. Nous avons déjà évoqué ces travaux portés notammentpar Hatchuel et que nous solliciterons de nouveau ultérieurement.

Le projet au fondement du dépassement

Il serait abusif de prétendre aborder les fondements du dépassement dontles voies auraient été simplement suggérées plus haut. On ne peut qu’avan-cer ici quelques éléments forts de l’effort de théorisation à construire. Nouscontinuerons à nous appuyer pour partie sur le tableau 1 précédent.

La question de l’émergence organisationnelle, dit autrement de l’émer-gence de l’action collective, est centrale. Ce qui est fondamentalement enjeu, c’est la question de l’engagement dans l’action et celle de l’incertitudede coordination. Reconnaissant ces deux facettes, Thévenot [2006] fonded’ailleurs sa démonstration sur la reconnaissance de régimes d’engagementdans l’action8.

L’émergence évoquée suppose un acteur, individuel ou collectif, porteurd’un projet et, pour cet acteur, le déploiement d’un effort de transformationd’une intention privée de faire quelque chose à une action publique impli-quant d’autres personnes. Mais souligner l’importance d’une figure deporteur de projet comme initiateur d’une dynamique de constitution desavoirs et/ou de relations [Hatchuel & Weil, 1992] ne doit pas conduire àconsidérer que l’on entre uniquement par l’acteur dans la problématique deconstruction de l’action. L’action collective qui se construit se comprend

6. Ainsi, par exemple, les travaux de Boltanski et Thévenot [1991] portent tout particu-lièrement sur l’articulation de registres de légitimité fort différents que l’on retrouve engagésdans l’action et au fondement même des régimes d’engagement [Thévenot, 2006].

7. Cf. Friedberg [1993] à propos des règles comme dispositif cognitif, acception qui luiparaît parfaitement réductrice.

8. Thévenot identifie trois régimes : le régime de l’engagement justifiable, le régime del’engagement en plan et le régime d’engagement en familiarité.

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comme façonnement conjoint de l’acteur et des systèmes dans lesquels il semeut. Le futur est à concevoir et faire advenir, l’action est un construit et leparadigme de rattachement est bien le paradigme artificialiste (la ou lesscience(s) de la conception) qu’appelait Simon de ses vœux dès la fin desannées 1960. On mesure alors que la rationalité allocative fait peu de placeà l’idée même de construction de l’action, donc à celle de projet. Dans saversion substantive, elle correspond à un choix dans un répertoire de choixpossibles. Dans sa version procédurale, comme nous l’a indiqué Simon dansde nombreux travaux, elle serait compatible avec un monde dans lequel leshommes pensent et agissent. On sait l’importance que cet auteur donne auxtâches de conception. Mais il s’agit alors de ne pas épuiser la conceptiondans l’ajustement des moyens à des fins non questionnées, selon la purelogique instrumentale que privilégie le plus souvent le management straté-gique, se privant de toute la richesse des réflexions de Weber sur la diversitédes rationalités et des formes alternatives d’action [Townley, 2002 ; Ruef,2003]. Si l’on se situe dans une lecture instrumentale qui ne traite que del’adaptation des moyens aux fins, alors le projet, en tant qu’il recouvre unpanier de finalités, n’y trouve pas sa place.

Avec Joas [1999] nous allons associer l’agir projectif à la reconnais-sance d’un agir créatif. La question de la prise en compte du temps restantà aborder spécifiquement.

La créativité trouve ses fondements dans une quête de l’acteur qui sedéfinit par ses dimensions biologiques, anthropologiques et sociétales. Posi-tion qui est aussi celle depuis longtemps de E. Morin dans ses nombreuxtravaux, quand il définit l’homme par le triptyque individu-société-espèce,ou bien encore celle de Jonas [1998] quand il récuse le dualisme esprit-corps. Le caractère créatif de l’agir humain sur lequel insiste Joas nourrit unmodèle de l’action qui se situe dans une position englobante par rapport auxmodèles dominants de l’action rationnelle et de l’action à visée normative.Il ne s’agit pas de signaler un nouveau type d’action jusqu’à présent négligé,mais de mettre au jour dans tout agir humain une dimension créative insuf-fisamment prise en compte, et qui permet de penser l’articulation des ratio-nalités. C’est une conception pragmatiste de l’agir humain qui estprivilégiée, une théorie de la créativité située qui est défendue [Joas, 1999,p. 142].

La position de Joas invite à une réinterprétation de l’intentionnalité enintroduisant le concept de fin-visée, d’end-in-view de Dewey. Par cettenotion, Dewey ne désigne pas des états futurs indistinctement perçus, maisdes projets qui structurent l’acte présent. On ne peut s’empêcher de souli-gner l’apparition du concept de projet dans la traduction française de Joas.L’intentionnalité se comprend alors comme une régulation autoréflexive etnon plus téléologique du comportement habituel [Joas, 1999, p. 168]. Dèsque l’on renonce au mode de pensée strictement téléologique, il faut affirmer

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le lien constitutif, et non pas seulement contingent, de l’agir humain avecson contexte.

L’agir projectif que nous défendons nous le considérons aussi comme unagir englobant. Mais à l’agir créatif tel que défendu par Joas il faut ajouterune prise en compte explicite du temps, notamment du devenir ou du tempsanticipé. Comme le dit Prigogine reprenant à son compte une remarque deLe Pichon [Prigogine, 2001, p. 13] :

… l’homme a la capacité de se projeter dans le temps et cette capacité est sans douteà la source de son angoisse existentielle. C’est ce regard réflexe et cette capacité deprojection dans le temps qui constituent, je pense, la véritable originalité de l’homme.

Du point de vue de la prise en compte du temps, l’analyse de l’actiond’organiser gagnerait sans doute à s’inspirer de la théorie de l’action plani-fiée dont l’ambition (cf. par exemple Bratman [1997] ; Gauthier [1997]) estde remplacer la théorie classique de l’action intentionnelle, qui reposeexclusivement sur les désirs et les croyances, par une théorie de l’actionplanifiée, dans le cadre général d’une théorie de la rationalité limitée. Pourles tenants de cette théorie, l’acteur, en se donnant des projets (des plansd’actions), retient des lignes de conduite qui sont autant de filtres sélectifsde décisions à venir : il réalise des économies de délibération ; il se rendaussi capable de réussir des tâches de coordination et coopération avec lui-même, à l’intérieur de sa propre vie, et avec les autres : il s’agit d’économiesde coordination.

Retenons qu’à travers l’idée de projet, on introduit l’idée d’un agir créa-tif et projectif largement absent des théorisations dominantes de l’économieou de la sociologie.

POUR UNE PRISE EN COMPTE DU PROJET DANS L’ACTION COLLECTIVE

De façon générale, la mobilisation du projet sous ses différentes facettesdans la plupart des univers du social caractériserait notre société [Boutinet,1993 ; Chiapello et Boltanski, 1999]. La notion de projet sera prise ici dansun sens plus fondamental qu’instrumental, c’est-à-dire comme caractérisantl’essence de la firme plutôt que comme dispositif organisationnel ou demanagement. Bien entendu, ce sens premier n’élimine pas le second : les« projets » peuvent faire vivre le « projet », ou le brouiller…

Parler d’action collective c’est, d’une part, signifier que l’on s’intéresseà la diversité des organisations (entreprises, associations, administra-tions…) y compris des formes plus singulières de régulation volontaire àl’échelle d’acteurs qui cherchent à se doter de règles, dit autrement à sedoter d’un projet ; d’autre part, dans une perspective plus fondamentale,c’est dire que notre objet d’étude est moins l’organisation en tant qu’entité,que l’action collective qui se construit.

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Quant au concept de projet, l’affaire s’avère délicate car l’univers instru-mental du projet prend le plus souvent le pas sur la compréhension fonda-mentale que nous proposons. Disons ici simplement que nous retenons leterme de projet en tant qu’il recouvre les aspects de politique générale et destratégie. Et si nous n’opérons pas de distinction, c’est d’une part qu’ellenous semble extrêmement difficile dans les divers contextes d’action collec-tive et, d’autre part, parce que les acteurs nous parlent de leurs projets :projet d’entreprise, projet associatif, projet hospitalier, projet universitaire,etc. Par ailleurs les expressions d’intention, dite stratégique ou non, devision, de mission, etc., et bien évidemment de programme ou de plan, nenous paraissent pas revêtir le même contenu, et relèvent encore moinsd’acceptions stabilisées.

Repères sur les fondements du concept de projet9

Les figures de l’anticipation sont plurielles. Avec Boutinet [1993] onretiendra tout d’abord que le projet relève des anticipations opératoires quicherchent à faire advenir un futur désiré. De type flou ou partiellementdéterminé, il se distingue des anticipations de type déterministe parmilesquelles on peut mentionner le but, l’objectif ou le plan. Son caractèrepartiellement déterminé fait qu’il n’est jamais totalement réalisé, toujours àreprendre, cherchant continuellement à polariser l’action vers ce qu’ellen’est pas. Dans sa perspective opératoire le projet ne peut porter sur le longterme trop conjectural, ni se limiter au court terme trop immédiat.

Le concept de projet qui se constitue au fil du temps autour de plusieursunivers relève d’une perspective anthropologique riche [Boutinet, 1993] :

– L’univers biologique associe le projet à la vie ;– L’univers philosophique, notamment phénoménologique et existenti-

aliste, voit dans le projet, complexe d’intention et d’anticipation, le moded’existence au monde de l’homme, le projet à la fois au cœur de ces percep-tions et de ses représentations et expression de sa liberté ;

– l’univers politique et culturel associe progrès et projet et va faire quenos sociétés valorisent le projet lorsqu’il s’agit que les collectifs humains af-firment leur volonté de maîtriser leur devenir ;

– l’univers pragmatique, chronologiquement tout d’abord celui de l’ar-chitecture, puis celui de l’ingénierie de projet aux applications plus étenduesautour des objets techniques ou industriels, est impensable sans l’instru-mentation projective de plus en plus sophistiquée.

En définitive, le projet renvoie toujours, que ce soit pour l’acteur indivi-duel ou collectif, à quelques caractéristiques majeures :

– une situation faite d’incertitude, on pourrait dire la confrontation à lacomplexité, [Le Moigne, 1990 ; Morin, 1977, 1980 ; Martinet, 1984, 1990].

9. Nous avons déjà par ailleurs présenté les origines plurielles et l’épaisseur anthropolo-gique du concept de projet lui-même [Bréchet et Desreumaux 2004, 2005].

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– il ne peut être pensé que pour un acteur qui le porte (la pronominalisa-tion) et l’on ne saurait, pour un acteur collectif, parler de projet sans que celasoit un formidable raccourci qui masque les inéluctables dialectiques desprojets et contre-projets (Poirier, 1987), les luttes-concours (Perroux, 1973)qui sont au cœur de l’action.

– le projet recherche le singulier, l’inédit idéalisé (l’exemplarité), relèveaussi pour partie de l’utopie mobilisatrice. La reconduction de l’existant, oula reproduction de solutions éprouvées et connues qui feraient une part im-portante à la routine minimisent l’intérêt de mobiliser le projet pour penserl’action.

– il est mobilisé pour réaliser et faire advenir (l’opérativité), ce qui nousconduit à préciser que le projet cognitif ou mental qui joue un rôle de cons-truction des représentations (d’exploration et d’anticipation notamment) etdes intentions (de mobilisation de l’acteur qui le porte), est appelé à devenirun projet-en-acte. Le projet cognitif est un projet d’action qui ne peutd’ailleurs se comprendre que par le contenu d’action qui participe de sa dé-finition.

– le projet revêt une dimension existentielle et une dimension opératoire.Pour ce qui est du projet d’action collective qui nous intéresse, cela revientà dire que le projet met en jeu le pourquoi, le quoi et le comment de l’action.La distinction opérée entre les projets individuels et les projets collectifs nedoit pas conduire à imaginer que ces niveaux de lecture s’excluent. Car leprojet individuel se développe dans un collectif englobant, dans un contexted’interaction avec d’autres acteurs sans lesquels il ne pourrait s’actualiser,et le projet collectif ou organisationnel s’appuie inévitablement sur des per-sonnes ou un groupe de personnes qui joueront un rôle moteur, catalyseurou fédérateur.

L’articulation conception-régulation au fondement de l’effort de théorisation

Comme le font remarquer à la fois Reynaud [1997] et Joas [1999], nouspouvons évoquer le paradoxe de M. Olson qui nous dit que l’action collec-tive ne va nullement de soi dans le cadre de l’agir rationnel correspondant àla recherche de l’intérêt propre des acteurs. En simplifiant, la position dupassager clandestin qui bénéficie des fruits de l’action collective sanss’investir lui-même est la plus intéressante. Pour dépasser ces difficultés, lacompréhension de l’émergence et de la constitution des collectifs nécessitele recours à la notion de projet [Reynaud, 1997]10 : quelles que soient lanature, l’originalité et l’intensité de son projet, un collectif se reconnaît et sefonde sur un certain nombre de règles qui définissent son projet. Le projet

10. Cf. sur des théorisations dans des termes proches : Tabatoni et Jarniou [1975],Martinet [1984], Reynaud [1988], Reynaud [1989/1997], les travaux que nous avons menésdepuis quelques années.

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revêt une dimension externe en ce sens qu’il est un ensemble d’hypothèseset de choix opérés sur l’environnement. Il recouvre une dimension interneen ce qu’il est aussi émission d’hypothèses de l’acteur collectif sur sespropres capacités et sur les modalités par lesquelles il envisage de se cons-tituer. Au total, le projet participe de la définition de ce qu’est et ce quesouhaite faire l’acteur. Il participe de la construction de ses frontières, deson identité et de ses capacités dans le jeu des régulations dans lequel ils’inscrit.

Dans le cadre épistémologique et théorique ébauché par Hatchuel etWeil [1992] et précisé à plusieurs reprises par Hatchuel [2000, 2005], nousconsidérons le projet collectif ou organisationnel comme processus de ratio-nalisation de l’action collective mettant en jeu une double dynamique desavoirs et de relations. Le projet, rationalisation parmi d’autres à l’œuvredans l’organisation (le management de la production, le contrôle degestion…), se définit alors, plus précisément, comme effort d’intelligibilitéet de construction de l’action fondé sur l’anticipation. Il ne s’agit nullementd’affirmer sur un mode normatif une qualité d’anticipation mais de dire enrevanche que le projet met en jeu une anticipation quelle qu’elle soit. C’estun effort toujours à reprendre qui ne s’épuise donc nullement dans l’atteinted’un objectif, encore moins d’un output qui en conclurait le déploiement. Cen’est pas un projet à caractère uniquement technique mais bien un projet àla fois existentiel et opératoire qui met en jeu le pourquoi, le quoi et lecomment de l’existence d’un collectif.

On peut exprimer d’une autre façon la compréhension du concept deprojet en considérant qu’elle articule conception et régulation de l’action,qu’elle relève d’une lecture articifialiste (le projet est conception) et régula-tionniste (le projet produit dépend d’une régulation). Sur le plan de l’artifi-cialisme et de la conception, on retiendra que le projet met en jeu desrapports de prescription et des règles [De Terssac, 2003]. La régulation nepeut quant à elle laisser en dehors de son champ la question de l’inventiondes règles. L’action est conçue et régulée sur un mode intentionnel et volon-taire mais elle est indissociable de phénomènes systémiques et émergentsque l’on parle de régulation mixte [Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg,1993] ou conjointe [Reynaud, 1989]. Il convient de prendre en compte à lafois les savoirs et les relations dans une perspective diachronique, donc lesdynamiques de savoirs et les dynamiques relationnelles en jeu dans lagenèse et la morphogenèse des régulations et des collectifs. De ce point devue, le projet joue sur la qualité de la coopération et de la coordination àtravers l’engagement qu’il favorise s’il y a adhésion au projet, mais il metaussi en jeu la compréhension du sens de l’action, sans qu’il y ait forcémentadhésion aux valeurs.

On retiendra qu’avec le concept de projet on articule les niveauxd’analyse. Le projet permet de penser le passage de l’individuel au collectif.À la fois en tant qu’il est rationalisation de l’action et que l’on s’intéresse à

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la dynamique des savoirs et des relations qu’il met en en jeu. À la fois entant qu’il est régulation et que les règles que se reconnaissent et font vivreles collectifs participent des processus d’autonomisation ou de découplageet de la construction des régulations englobantes.

CONTENU, PORTÉE ET SIGNIFICATION D’UNE THÉORIE DE L’ENTREPRISE FONDÉE SUR LE PROJET (PBV)

La théorie de l’entreprise fondée sur le projet (ou Project-Based View,maintenant PBV) reste à faire. On peut estimer qu’elle devra répondre àplusieurs exigences :

– explorer la complémentarité des grilles d’interprétation plutôt que decontinuer à entretenir une opposition de conceptions à chaque fois simplifi-catrices. Ce dont on a besoin, c’est d’une sorte de chimie des composantsélémentaires de l’action d’organiser [Grandori, 2001]) ;

– combiner différents niveaux d’analyse sans postuler a priori leur hié-rarchie. L’enjeu est d’explorer des phénomènes de coévolution dans la me-sure où la dynamique de l’entreprise ressortit à une dialectique complexe dedésencastrement/encastrement : la production de règles spécifiques de rela-tion entre certains acteurs, qui s’inscrivent dans des systèmes de règles pluslarges ayant statut à la fois de contexte contraignant et d’univers (et de cible)d’action ;

– développer une approche davantage processuelle que morphologique,évitant de confondre les manifestations empiriques contingentes du phéno-mène entrepreneurial (des organisations formelles) avec le phénomène lui-même (l’action d’organisation).

– nécessité de placer la nature de l’acte entrepreneurial et de l’action or-ganisationnelle au cœur de l’effort de théorisation.

On pourrait synthétiser le propos en disant que l’essence de l’entrepriseest la conception et la conduite d’un projet productif (ou projet de créationde valeur) porté par un ou plusieurs acteurs, et dont l’opérationnalisations’analyse en une action d’organisation, se traduisant par la création d’uneforme organisationnelle à même de produire les comportements de coopé-ration et de coordination d’activités que requiert la nature du projet. Si l’onparle d’action collective autant que d’entreprise c’est, pour signifier quel’on s’intéresse à la diversité des organisations (entreprises, associations,administrations, etc.), de façon large à l’échelle d’acteurs qui cherchent à sedoter de règles, dit autrement à se doter d’un projet. Finalement, ce que nousdisons vaut a priori pour tout « collectif » qui se crée à travers le projet qu’ilporte.

Proposer une PBV ne revient pas à nier ou exclure les arguments decoûts de transaction, de ressources, de routines, ou d’apprentissages, quiservent d’ordinaire de base pour répondre aux questions fondamentales de

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la théorie de la firme. Toute entreprise a besoin de conduire ses activités defaçon efficiente et de se préoccuper de coûts (de production et de transac-tion), de collecter et de construire des ressources qui fonderont son avantageconcurrentiel, de produire des connaissances, d’entretenir des relations, etc.Mais c’est bien par référence à un projet que ces décisions doivent êtreinstruites (ce qui ne veut pas dire qu’elles le soient effectivement en toutecirconstance).

Par exemple, retenir la transaction, comme le fait Williamson, pourexpliquer l’entreprise, conduit à une perspective technique, instrumentale,incomplète, qui ignore la dimension projective de l’action dans les relationsqui se nouent. Une telle perspective restitue une logique décisionnelled’essence marginaliste qui ne garantit pas la cohérence des décisions dansla durée. Comme le fait remarquer Kay [1997], avant de savoir commentorganiser telle ou telle tâche (au sein d’une hiérarchie ou via un marché) sepose la question de savoir pourquoi il faut l’organiser, ce qui ne peut se déli-bérer sans référence à la conception du projet productif.

Une théorie de la firme fondée sur le projet présente potentiellementtrois caractéristiques fondamentales : elle s’affirme comme une théorieentrepreneuriale et subjectiviste, elle est à même de fonder une lecture déve-loppementale de l’entreprise dont elle offre alors une vision multidimen-sionnelle dans des termes renouvelés.

Une théorie entrepreneuriale et subjectiviste

L’organisation naît du projet. L’entreprise prend d’abord sens en termesd’un projet qui ne peut naître spontanément des seules relations de marchéet dont la conduite ressortit à la construction d’une action collective cohé-rente que les seules relations de marché sont incapables d’assurer. La ques-tion de l’émergence de l’action collective, dit autrement des moments decréation et destruction des phénomènes collectifs est centrale. Toute théoriede l’entreprise ne peut qu’avoir cette question en son fondement.

Une part de la réponse à cette question fondatrice se trouve certainementdans la théorisation de l’action collective comme apprentissage collectif,fruit d’une activité de conception et de régulation. Mettre alors le projet aucœur de la théorisation de l’entreprise, c’est considérer que celle-ci est (àl’origine et dans la durée) d’abord affaire d’agir projectif, en comprenantqu’il s’agit à la fois d’un effort d’intelligibilité et de construction de l’action,fondé sur l’anticipation, à travers la mise en relation des acteurs inséparablede la construction du sens de l’action (compréhension et/ou adhésion).

Cette conception conduit à (ré) introduire l’entrepreneurship, la capacitéde jugement, la dimension créative de l’agir humain, dans la théorie del’entreprise, voire dans l’analyse de la dynamique concurrentielle qui ne senourrit pas simplement de jeux d’allocation de ressources matérielles maiségalement de concurrences d’interprétations ou de « sensemaking » entre

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acteurs participant à un domaine ou un secteur d’activité [Rindova etFombrun, 1999].

Privilégiant ici la facette entrepreneuriale et subjectiviste, nous avan-çons que le processus d’émergence de l’action collective ne peut être pensésans le recours à la figure du porteur de projet dans le cadre d’une problé-matique de façonnement conjoint de l’acteur et du contexte. Cette figure duporteur de projet ne peut être envisagée sans reconnaître à certains acteurs(individuels et collectifs) des énergies de changement et des capacités créa-trices (capital personnel : intellectuel, relationnel…). Elle nécessite aussi defaire toute sa place à la question des fonctions du porteur sur le double plande la construction des savoirs et des relations engagés dans l’action collec-tive. Nous convenons donc d’appeler porteur de projet cette figure qui, dansles organisations, est à l’origine d’une modification des savoirs ou des rela-tions en lien avec le projet qui se conçoit et se construit. On peut alors imagi-ner deux grandes figures : celle du porteur du projet sur le plan cognitif (leporteur expert ou « visionnaire ») à qui se pose la question de la prescriptiondes savoirs et donc de la mise en relation des acteurs ; celle du porteur surle plan relationnel pour lequel se pose la question de la constitution dessavoirs requis pour l’action.

Le travail de recherche, collectif et pluridisciplinaire, que nous avonsmené sur l’émergence de l’univers des services à domicile aux personnesâgées11 ou sur la structuration des filières biologiques12, nous a permisd’illustrer que l’émergence organisationnelle ne va pas de soi, que parfoisle marché et l’État sont défaillants et que les initiatives sont d’abord créati-ves, originales, revendiquent des attachements à des valeurs, affirment dessubjectivités qui conduisent à définir les produits et les services de façonoriginale, avant que de se réduire à des questions d’allocation de ressources.

Nous rejoignons en cela certaines contributions récentes qui prennentleurs distances par rapport aux conceptions dominantes entretenues par laRBV, voire par le courant évolutionniste [Knudsen, 1995 ; Hodgson, 1998 ;Witt, 1998 ; Mahoney et Michael, 2004 ; Pitelis, 2005 ; Foss, 2007] mais,nous semble-t-il, en prêtant davantage attention à l’articulation de différentsniveaux d’analyse. L’articulation de la rationalisation à la régulation àl’échelle de l’entreprise et des régulations englobantes est au cœur du défide la théorisation de l’entreprise (et plus largement, de l’action collective).On ne sépare pas la compréhension de la firme et celle de la dynamique desrégulations globales auxquelles elle participe. C’est à travers les acteurs etleurs projets, autour des incertitudes des régulations, que se comprend laconstruction de l’univers concurrentiel, depuis l’émergence des projetsproductifs, des produits ou des services, jusqu’à la concurrence elle-même.

11. Bréchet, Schieb-Bienfait, Urbain [2006].12. Bréchet, Schieb-Bienfait [2006].

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Une théorie développementale

Le point de départ de l’analyse n’est pas l’entreprise comme entité,comme morphologie, dont la forme à un moment donné n’est qu’une mani-festation éphémère de la conduite d’un projet, mais les projets productifs etles dynamiques de leur développement comme l’avait suggéré Schumpeter[1912] et comme cela a été repris depuis par de nombreux auteurs de façontoutefois plus ou moins développée. Il ne s’agit pas de dire que tout estprojet dynamique et ambitieux ou que l’entreprise n’est que projet, mais quel’on s’intéresse au développement de projets par des acteurs dans descontextes organisationnels et concurrentiels, que l’on parle de projets forts,de simple reconduction de l’existant, ou que l’on constate les inerties orga-nisationnelles qui obscurcissent les projets et parfois les font perdre de vue.

Une théorie de la firme fondée sur le projet relève d’une théorie« développementale » (à la fois processuelle et substantive) au sens où elleautorise la prise en compte, comme réalité majeure, des phénomènes demétamorphose de l’entreprise considérée comme acteur singulier, voirecomme institution du capitalisme. En d’autres termes, il s’agit de rendrecompte de la variété phénoménologique de l’entreprise dans une doubleperspective, ontologique et phylogénétique.

Du point de vue de l’entreprise considérée comme acteur singulier, larésurgence plus ou moins périodique de la figure du projet dans les épisodesde son existence (lors des moments forts notamment, tels que crises, restruc-turations, opérations de fusion/acquisition, conflits sociaux, changement dedirigeants, etc.) donne à penser que cette figure du projet peut servir depoint d’appui à une approche développementale. Il ne s’agit pas de proposerune approche déterministe de l’évolution ou du développement de l’entre-prise, comme pouvaient l’être les théories dites du cycle de vie. S’il fallaitune image pour caractériser cette évolution, ce serait plutôt celle du systèmedynamique non linéaire à oscillations périodiques, exprimant l’idée d’unesaillance plus ou moins forte du projet dans la délibération sur l’actioncollective.

En d’autres termes, l’histoire d’une entreprise, sur le plan de ses choixorganisationnels, de la substance de ses orientations stratégiques, de sesmodalités de gestion, exprimerait la plus ou moins grande centralité duprojet, ou plus exactement la hiérarchie variable de ses différents volets oucomposantes, dans la dynamique de la construction de l’action collective.Différents paramètres ou phénomènes peuvent expliquer cette variabilité :l’histoire de toute entreprise, la réussite du projet dès lors, notamment,qu’elle nourrit un phénomène de croissance qui constitue un défi pour lemaintien de sa cohérence, etc.

L’examen de la question du développement de l’entreprise considéréecomme institution d’un système économique appelle d’autres remarques, leproblème étant ici de rendre compte de la variété phénoménologique de

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l’entreprise au cours du temps. Les travaux d’histoire des entreprises,notamment depuis l’impulsion donnée par Chandler, sont riches d’analysesde leurs métamorphoses dans la longue durée. Les transformations contem-poraines des entreprises, notamment depuis les années 1980, relancent laréflexion à ce sujet, tout en prenant parfois une tonalité prospective visant àdépeindre ce à quoi ressembleront les entreprises de demain. L’inventairede ces transformations est assez consensuel : remise en cause des frontièreset des structures organisationnelles ou bien encore des processus [Pettigrewet Fenton, 2000]).

Cela étant, des pronostics se diffusent qui considèrent l’avenir de l’entre-prise (et plus largement des organisations) comme circonscrit aux termesd’une alternative faite d’une communauté plus ou moins stable et d’uneconfiguration totalement ouverte et flexible [Heckscher, 1998] ou d’une« high-road » et d’une « low-road » [Powell, 2001], le second terme de cesalternatives étant d’ordinaire considéré comme le plus vraisemblable. Enfait, il est devenu presque courant d’évoquer l’avènement d’une configura-tion beaucoup plus entrepreneuriale et stratégique de l’entreprise, donnantl’image d’une sorte de chaos en perpétuelle évolution plus que celle d’unordre cohérent [Casey, 2004], ou de la reproduction de la figure du marché[March, 2007 ; Starbuck, 2007].

Si les transformations des entreprises convergent ainsi sur le plan desinventaires qui en sont dressés, leur interprétation est en revanche matière àdébats. Pour certains, ces transformations annoncent la quasi-disparition del’entreprise, qui n’aurait été qu’un épisode de l’histoire [Fréry, 1994 ;Langlois, 2003]. D’autres pointent l’apparition et le développement denouvelles formes qu’il convient de considérer dans leur caractère distinctifpar rapport aux figures ou modes de gouvernement connus des activitéséconomiques [Baudry, 2004 ; Sturgeon, 2002]. D’autres encore débattentde l’avènement d’un modèle post-bureaucratique dont les logiques de fonc-tionnement seraient en rupture avec ce qui caractérisait les entreprises del’ère moderne. Et, bien entendu, d’aucuns contestent la réalité d’une trans-formation fondamentale en observant que les nouveaux dispositifs degestion et les « nouvelles formes d’organisation » viennent simplementcompléter un modèle fondamentalement inchangé plutôt qu’ils ne s’y subs-tituent [Whittington et Mayer, 2000].

Il ne s’agit pas ici de trancher entre ces différentes interprétations maisplutôt de les compléter ou de les repositionner par une lecture mobilisant lanotion de projet dans ses dimensions substantive et valorielle, dans le subs-trat de savoirs et de relations qui lui correspond. L’introduction de cettegrille de lecture apporte d’autres points de vue pour approcher le sens desnouvelles formes d’organisation, en même temps qu’elle conduit à reposerdes questions fondamentales tant pour l’analyste que pour le décideur.

Ce détour pourrait paraître superflu, voire incongru, puisqu’il semblebien que ce que ces transformations donnent à voir c’est la financiarisation

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du capitalisme et la réduction des projets à des figures imposées et indiffé-renciées, comme le triptyque « recentrage sur un métier unique – cessiond’activités dont le rendement est inférieur à la moyenne – rachat de sespropres actions » [Martinet, 2007, p. 10]. Parallèlement, le corpus d’unediscipline comme le management stratégique semble accepter le recul de ladélibération politique et de la fonction imaginante de la stratégie [Martinet,2007].

En tant que concept englobant, ne séparant précisément pas les questionsdu pourquoi, du quoi et du comment, la notion de projet au sens où nousl’entendons conduit à interroger les nouvelles formes d’organisation selon deslogiques largement complémentaires de celles couramment développées.

Ce point d’entrée invite à considérer les processus collectifs qui produi-sent ou détruisent ce que les entreprises et les régulations sont à un momentdonné plutôt qu’à les confondre avec leurs manifestations immédiates qu’ilne s’agit surtout pas de réifier. Ces manifestations formelles gagnentd’ailleurs à être considérées comme autant d’expressions de l’inventivitéentrepreneuriale dans la réponse aux défis de construction de la coopérationet de la coordination associés à la conception et à la conduite de l’actioncollective. Sans oublier que cette inventivité s’exprime aussi à l’échelle desrégulations englobantes desquelles les entreprises participent.

Ces quelques repères peuvent être discutés dans leur interprétation etappellent évidemment le débat. Vis-à-vis des transformations contemporai-nes de l’organisation des entreprises et de l’avenir qu’elles dessinent, on esttenté de dire qu’il se joue entre l’entreprise « jetable » qu’évoque March etla communauté d’objet (ou la « community of purpose ») qu’esquisseC. Heckscher [1998].

Dans un cas comme dans l’autre, la référence au concept de projets’impose pour nous comme guide de décryptage.

Une vision multidimensionnelle de l’entreprise

Le projet, au sens où nous l’entendons, se définit à travers trois grandescatégories de dimensions : les dimensions éthiques et politiques qu’il met enjeu dans l’action, les dimensions technico-économiques (les besoins oumissions que l’entreprise entend satisfaire à travers le métier qu’elle choisitd’exercer et les compétences qu’il recouvre), les aspects structurels etd’animation par lesquels il se déploie dans le temps et dans l’espace. Toutprojet combine ainsi un projet politique, un projet économique et un projetorganisationnel.

Dans ces conditions, une PBV de l’entreprise conduit à considérer celle-ci dans sa triple réalité d’agent de production, d’organisation sociale et desystème politique [Martinet, 1984, p. 130], plutôt que sous le seul angletechno-économique auquel l’entreprise est classiquement réduite.

Cette vision pluridimensionnelle conduit à revenir sur la question de larationalité en ne condamnant pas la recherche en management à s’inscrire

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dans une logique uniquement instrumentale dans la mesure où la question desfinalités n’est pas renvoyée sur une instance extérieure, le marché ou l’État.

La place de l’ordre des fins (des intentions et des buts, dirait Simon [1969-1991], leur caractère endogène ou exogène eu égard à la définition de la ratio-nalité ne nous semblent pas toujours clairement établis. La rationalité procé-durale, associée à la reconnaissance de l’activité de conception [Simon,1969], du fait qu’elle correspond à une construction mettrait en jeu le projet[Giordano, 1991]. Mais notre sentiment reste quand même que les positionsde bien des auteurs demeurent ambiguës et que l’acception de la rationalité, ycompris dans sa version procédurale, porte sur les comment plus que sur lesquoi et les pourquoi ramenés parfois au détour d’une phrase à l’idée d’uneadaptation à des régulations englobantes, voire d’un objectif de profit.

La rationalité projective est cette rationalité complexe à la fois mémoireet projet, expression d’une capacité d’autonomie et d’une dépendanceécologique à un milieu. De ce point de vue, il ne faut pas assimiler rationa-lité et rationalité instrumentale comme le dit très clairement Boudon depuisde nombreuses années, car cette assimilation a pour corollaire une consé-quence regrettable : « celle de se condamner ipso facto à imputer le choixdes objectifs et des valeurs à des facteurs irrationnels : à des “forces biolo-giques, psychologiques et socioculturelles” ». La rationalité porte aussi surles fins et cette rationalité cognitive que défend Boudon met en jeu dessavoirs et des valeurs [Boudon, 2003]. Les fins peuvent et doivent être inter-rogées eu égard à l’inscription des projets de l’entreprise dans l’environne-ment, à leur impact écologique et social par exemple.

À travers le projet, on ne dissocie pas le politique et le stratégique et, encorollaire, on s’autorise à prendre en compte la diversité des objectifssusceptibles d’inspirer la stratégie de l’entreprise plutôt que de postuler laseule maximisation du profit.

Ces aspects sont au cœur d’une théorie de l’entreprise et de la questionde sa responsabilité. Car comment penser une dimension de responsabilitésans comprendre comment les acteurs rationalisent leur action (ce qui nerevient nullement à reconnaître l’expression d’une rationalité déjà là et quiagirait l’action sur un mode déterministe) d’une part, et comment cette ratio-nalisation est aussi régulation et participe de régulations qui la contraignentd’autre part ? La référence au projet permet d’éviter d’entrer d’emblée dansun discours plaqué et normatif pour s’intéresser à la façon dont les chosesse construisent.

CONCLUSION

La théorisation de l’entreprise a des allures de mythe de Sisyphe.L’histoire des théories de l’entreprise est en effet étroitement liée à celled’une succession de formes dominantes d’entreprise qu’il est à chaque fois

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tentant d’ériger en forme quasi unique, propre à se généraliser et à supplan-ter toute autre solution, jusqu’à ce qu’émerge une forme nouvelle ou que serevitalise une forme antérieure. Ceci est dû au fait que les différents essaisde théorisation tendent à ignorer les capacités d’entrepreneuriat institution-nel qui rendent pourtant vain tout espoir de théorisation définitive qui selimiterait au langage morphologique. Ce dont on a besoin, c’est d’une théo-rie des actes managériaux fondamentaux de construction du monde, d’uneanalyse de ces logiques managériales qui conduisent à un assemblage orga-nisationnel efficace.

La contribution des sciences de gestion à l’effort souhaité de théorisationa longtemps été problématique. Le caractère emprunteur de cette discipline,notamment à l’économie et à la sociologie, mais aussi au droit ou à lapsychologie, son propre éclatement interne en sous-disciplines parfois fortéloignées dans leurs fondements et leurs visées, rendent délicat le fait mêmed’évoquer un point de vue gestionnaire. Toutefois, la gestion, penséecomme un cursus ‘pluri’ ou ‘inter’disciplinaire à des fins pédagogiques lorsde sa naissance au milieu du siècle dernier, devait ensuite, à travers le déve-loppement de ses ambitions scientifiques, embrasser et expérimenter unpositionnement singulier voire inédit. En un mot, comme le dit Hatchuel[2007], l’espace occupé par les sciences de gestion les conduisait à mettre àl’épreuve des paradigmes plus anciens, notamment ceux qui ont forgél’économie et la sociologie. Aussi, reprenant Hatchuel [2007, p. 52], « lagestion peut se comprendre comme une discipline critique des catégoriestraditionnelles de l’action collective (la hiérarchie, l’échange, la coordina-tion, la rationalité, l’efficacité, la cohésion sociale, etc.) et comme uneexploration des formes que l’action collective pourrait prendre »13. L’actioncollective (l’entreprise, l’association, l’hôpital…) n’allant jamais de soi, nison émergence à travers une impulsion initiale et des conditions constituan-tes, ni son existence à travers son maintien ou son renouvellement, ni saconstruction elle-même, pourrait-on dire, qui implique toujours une instru-mentation gestionnaire (la nature artefactuelle de l’organisation mise enexergue par H. Simon), c’est bien elle, l’action collective qu’il faut appré-hender (déconstruire et construire) et critiquer. C’est une épistémologie del’action qui est en jeu.

Nous avons souligné sur ces points les insuffisances des théories del’entreprise dominantes dans le champ des sciences sociales, dites parfois,voire souvent, théories de la firme (révélant ainsi leur origine économiqueet le statut de l’entreprise comme firme-point ou boîte noire, support d’unefonction de production), d’inspiration contractualiste ou évolutionniste.Partant de ce constat critique, nous appelons à une théorie de l’action collec-tive fondée sur le projet dans le cadre artificialiste originellement proposé

13. Le terme gestion dérive du latin gero qui veut dire « porter, prendre en charge ».L’idée de gestion est donc associée à l’idée d’une action réfléchie et réflexive.

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par Simon et que nous considérons comme le substrat paradigmatique del’effort de théorisation à poursuivre. La thèse avancée retient qu’une tellethéorie articule conception et régulation de l’action.

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Qui trace les frontières ? Une interprétation politique

du gouvernement des entreprises contemporaines

Pierre-Yves Gomez

INTRODUCTION

La science de gestion est cette discipline des sciences humaines quiétudie la nature, la rationalité et les conséquences des décisions prises dansl’entreprise ou au nom de l’entreprise. Son propos est de comprendrecomment l’organisation productive s’autorégule et se pérennise dans lecontexte politico-économique du capitalisme, soit du fait de microdécisionslocales, soit du fait des décisions stratégiques engageant l’ensemble del’appareil de production. En conséquence, elle suppose à l’entreprise unecapacité de décision suffisamment autonome pour qu’elle puisse être obser-vée comme un acteur auto-organisé. Le champ du gouvernement des entre-prises étudie, en particulier, comment le pouvoir entrepreneurial dudirigeant est défini et légitimé par son environnement politico-légal, assu-rant ainsi le degré de souveraineté de la firme comme unité économique etsociale : capacité d’innover, de créer de la valeur ou de choisir sa positionsur le marché, etc. Le gouvernement d’entreprise pose ainsi les conditionspolitiques assurant la latitude discrétionnaire du dirigeant et, en consé-quence, le degré d’autonomie stratégique de l’entreprise.

Depuis les années 1990, les pratiques dites de corporate governance ontremis en cause le gouvernement des entreprises par les managers [Fligstein,2001 ; Gomez, 2001] : d’une part, elles ont modifié les rapports de pouvoirau sommet des entreprises, en favorisant un contrôle systématique des diri-geants par les représentants des propriétaires capitalistes : administrateursindépendants ou comités ad hoc ; d’autre part, au nom de la « transparence »,elles ont obligé l’entreprise à mettre à disposition des marchés financiers unflux d’information considérable sur son activité, remettant en question lemythique « secret des affaires » au profit de la non moins mythique

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« transparence ». Ces évolutions affirment le pouvoir des actionnaires,nombreux et dilués dans le public, qui seraient les nouveaux acteurs déci-sionnels légitimes pour orienter l’activité et la trajectoire de l’entreprise,notamment en usant des marchés financiers.

Cette situation nouvelle pose des questions de fond à la science degestion. Car si l’orientation stratégique des entreprises est déterminée large-ment par les marchés financiers, qu’en est-il de l’autonomie décisionnelledes entreprises ? Si l’allocation des ressources et l’évaluation des résultatssont sanctionnées par des investisseurs qui ont leurs propres intérêts privés,peut-on encore considérer que la trajectoire économique de l’entreprise estle fruit d’une auto-organisation ? Si la transparence de l’information sert desacteurs extérieurs, qu’en est-il de la capacité de différenciation et d’autoré-gulation des firmes sur leur marché ? Sous la tutelle de la finance globale,les décisions gestionnaires peuvent apparaître alors comme la mise enœuvre de l’ordre établi au-delà des limites apparentes de l’entreprise, ordrecontraignant au niveau local mais « spontané » au niveau de l’économieglobale. Devenue un espace strictement économique, la firme serait demoins en moins un espace politique autonome qui pourrait défendre unelogique d’action entrepreneuriale distincte des « attentes du marché ». Cediscours, qui peut paraître excessif, est pourtant couramment soutenu par lathéorie financière et par un usage radical de la théorie de l’agence commefondement idéologique de la corporate governance contemporaine, et fina-lement par les pratiques gestionnaires qui, orientant l’activité productivevers la « création de la valeur pour l’actionnaire », justifient les bonnespratiques de management par le profit des investisseurs. Il ne s’agit donc pasd’une hypothèse intellectuelle mais de la doxa contemporaine, qui influenceles représentations des acteurs de l’entreprise et intéresse, au moins à cetitre, le chercheur en gestion.

Sommes-nous confrontés à l’émergence d’une forme nouvelle d’entre-prise, soumise aux jeux d’intérêts qui lui sont extérieurs, une firme sansfrontières pour lui permettre d’affirmer sa capacité politique d’auto-organi-sation et donc son indépendance gestionnaire ? Nous montrons dans cet arti-cle que, malgré les apparences, cela ne correspond pas à la réalité objective.Pour cela, nous décrivons la doxa contemporaine comme un fatalismeéconomique qui postule la mutation des entreprises par l’effet spontané desforces de régulation à l’œuvre. Nous opposons à ce libre jeu, celui des diffé-rents acteurs concrets qui participent au gouvernement des entreprises. Si,comme le postule la théorie de l’agence, le gouvernement des entreprises estdevenu le lieu d’un rapport de forces entre actionnaires et dirigeants, encorea-t-il fallu que ces derniers modifient le capital des entreprises de manière àdonner éventuellement du poids aux propriétaires capitalistes. Ce qui laissesupposer que le rapport de forces n’est peut-être pas si conflictuel quepostulé… Aussi, dès lors que l’on s’intéresse non pas aux frontières de lafirme, mais à ceux qui les dessinent, on peut mettre en évidence les

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nouveaux pouvoirs sur et dans les entreprises. Nous montrons comment unenouvelle oligarchie financière a recomposé les rapports et les lieux depouvoir sur l’entreprise et redéfini de ce fait, ses capacités d’autonomie.Loin d’être soumise aux jeux du marché, la firme est gouvernée par ceux quitirent leur puissance de la capacité à modifier ses frontières. Ainsi, à contre-courant de la pensée dominante, nous considérons que le politique prime surl’économique pour expliquer les mutations des firmes contemporaines, etnous plaidons pour que la responsabilité des acteurs de ces mutations soitclairement identifiée, quel que soit le jugement que l’on porte sur leursactions.

ÉTAT DES LIEUX : LA DILUTION APPARENTE DE L’ENTREPRISE DANS L’ESPACE FINANCIER

Il est assez généralement admis que le capitalisme a connu, à partir desannées 1970 une modification profonde de sa régulation : l’apparition denouvelles formes de régulation économique conduit à la globalisation finan-cière et à une restructuration des entreprises pour en tenir compte. Demanière très caractéristique, ces évolutions sont décrites, par la doxa,comme inévitables et soumises à une forme de fatalité économique.

Restructuration économique, globalisation financière et nouveau pou-voir des actionnaires

À partir des années 1970, le capitalisme occidental est passé du fordismeau post-fordisme [Boyer et Durand, 1998 ; Boyer et Freyssenet, 2000], del’économie dominée par l’industrie à l’économie de service [Bell, 1976 ;Gadrey et Delaunay, 1987], l’un et l’autre impliquant une création de valeurmoins fondée sur la seule quantité des produits que sur les multiples effetsde la différenciation retardée et de la customisation. Avec des nuancespropres à chaque espace de régulation [Boyer, 1995 ; Amable, 2005], il ena résulté une modification de l’exploitation des ressources productives etnotamment des ressources informationnelles et cognitives, une restructura-tion des processus de production, avec, pour effet social et organisationnel,l’élimination de certaines classes d’employés et la promotion de nouvellesexpertises : informaticiens, gestionnaires de flux, contrôleurs de systèmes.

Parallèlement et sans contradiction, le lien entre la globalisation finan-cière des économies et la modification des systèmes de production a étélargement mis en évidence par nombre d’auteurs dans des registres diffé-rents [Cohen, 2006 ; Orléan, 1999 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Gomez,2001 ; Stiglitz, 2002 ; Izraelewicz, 1999 ; Drucker, 1976]. La modificationdu financement des entreprises a été rendue nécessaire par l’accroissementconsidérable des besoins liés aux mutations industrielles que nous venons

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de rappeler ; elle a conduit à orienter d’une part l’épargne des ménages versles marchés financiers et, d’autre part, le financement des investissementspar ces mêmes marchés. La désintermédiation bancaire a été compensée parune intermédiation boursière, le financement de firmes se faisant davantagepar augmentation de capital. Par effet de système, les marchés boursiers ontexplosé et le capital des grandes entreprises s’est éparpillé dans le public.On a assisté à une massification de la propriété capitaliste dont l’effet estaussi radical que celui produit par la massification de la consommation dansla période fordienne [Gomez, 2001]. En effet, ce capital éparpillé est gérépar des acteurs financiers et pour le compte d’épargnants qui se comportentcomme des investisseurs financiers. Ils n’ont plus de liens directs avecl’entreprise dont ils ne possèdent qu’une fraction souvent infime du capital.La valorisation attendue de cette part est fonction du portefeuille détenu,selon des calculs qui comparent les rendements relatifs des entreprises.L’allocation finale de ressources financières se fait donc, non pas en relationavec une entreprise particulière et son projet propre, mais en relativisant sesrésultats avec tous ceux des entreprises comparables.

La financiarisation de la propriété capitaliste s’est doublée d’une globa-lisation du financement. L’échelle de raisonnement des acteurs financiersdéterminant les choix d’investissements n’est plus nationale, ni même inter-nationale. Elle est globale c’est-à-dire que les moyens de financement sontapatrides et dans leur origine et dans leur destination. Par exemple, il n’yavait pas de sens à dire que Arcelor était une entreprise européenne alorsque 40 % de son capital était détenu par des fonds américains ; mais il n’yavait pas plus de sens à dire que l’entreprise était américaine, car les fondsn’avaient pas une logique d’investissement national, mais une simpleattente de valorisation de leur actif comme l’a montré leur acceptation del’offre de Mittal Steel qui a finalement conduit à l’émergence d’un géant del’acier… européen. Bien entendu, il serait excessif de considérer que lesenjeux et les contextes économiques et politiques nationaux n’ont pasd’incidence sur les comportements de détenteurs de titres. Par exemple,l’évolution démographique du pays dans lequel opère un fonds de pension,ou la fiscalité locale pour un fonds d’investissement ont évidemment desconséquences sur leurs attentes en termes de rendement. Néanmoins, dansl’espace global et du fait de la péréquation des risques que permet la globa-lisation, cette incidence est fortement atténuée. Même pour les fonds dits« souverains », l’investissement ne vise pas clairement à une quelconqueintention politique.

La transformation des modes de financement des entreprises a modifiél’organisation des entreprises. Ici encore, ces évolutions sont bien documen-tées, notamment sur la transformation de la finance d’entreprise [Fligstein,1993 ; Withley, 1986]. Les financeurs exercent une pression pour assurer unretour élevé de leur prise de participation dans l’entreprise, pressiond’autant plus forte qu’ils comparent toutes les performances relatives des

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firmes et mettent celles-ci en concurrence pour l’allocation de ressources.Les acteurs financiers qui parient sur les entreprises veulent sécuriser aumieux leurs paris et s’assurer que les promesses de rendements qui leur sontfaites ont des chances d’être tenues. Il en résulte une exigence de transpa-rence, pour reprendre le mot convenu, qui se traduit par deux effetsmajeurs : d’une part une mise sous tutelle des dirigeants ; d’autre part unerépercussion de la pression de la finance sur les processus de contrôleinterne.

Le contrôle accru des dirigeants a donné lieu à cette évolution dugouvernement des firmes que les médias et de nombreux praticiens appel-lent la corporate governance. De nouvelles conduites sont exigées par lesactionnaires pour que leurs décisions soient mieux expliquées et mieuxcontrôlées. La réforme des structures de gouvernement est assez généraledans les pays Occidentaux : le conseil d’administration dans lequel il estdevenu nécessaire de faire siéger des administrateurs indépendants, lamultiplication de comités autour de ce conseil, des rapports et un flux decommunication en direction des marchés pour créer de la valeur (pour unesynthèse, cf. Huse [2006]). Tout se passe comme si le pouvoir discrétion-naire des dirigeants, qui était exorbitant jusqu’à alors, devait être contraintau nom d’un contrôle extérieur à l’entreprise, car de leurs décisions dépen-dent la valorisation de l’épargne de millions de citoyens. On assisterait alorsà un affaiblissement de la puissance du dirigeant, de sa capacité à orienterl’entreprise, au profit de tiers financiers externes qui participent directementà cette orientation ou se contentent de la contrôler. La théorie financière del’agence sert de socle idéologique à cette métamorphose des rapports deforce dans un sens plus coercitif et disciplinaire à l’encontre du dirigeant, endéfinissant le corporate governance comme un rapport de force entre lesactionnaires propriétaires et les dirigeants régisseurs [Jensen et Meckling,1976 ; Klein, 1983 ; Fama et Jensen, 1983a, 1983b ; Alchian et Demsetz,1972 ; Lewellen, 1969 ; pour une synthèse, cf. Charreaux, 1996].

Les effets les plus décisifs de la financiarisation du capital sur l’entre-prise contemporaine portent sur l’organisation productive elle-même.L’extraction d’information au profit des nouveaux propriétaires capitalistesa impliqué, d’une part un accroissement du contrôle interne pour s’assurerque les informations délivrées aux marchés sont exactes ; d’autre part uneévaluation de la gestion qui soit compatible avec l’évaluation externe qu’enfont les investisseurs. La traduction financière et normalisée des séquencesde la chaîne productive a connu un développement extraordinaire, modi-fiant les rapports de force au sein des entreprises au profit de ceux qui cana-lisent et exploitent l’information financiarisée [Fligstein, 1993]. Lanormalisation des règles comptables au niveau mondial a eu pour effetd’amplifier et aussi de structurer cette tendance puisqu’elle a donné aucontrôle interne la légitimité considérable qu’apporte la nécessité de se plieraux normes publiques internationales. Le choix des ratios de contrôle a été

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systématiquement orienté vers ceux qui traduisent finalement la création devaleur pour l’actionnaire comme le ROE (Return on Equity), le ROCE(Return on Capital Employed) ou l’EVA©. Ces ratios définissent, à diffé-rents niveaux de la chaîne de la valeur, la contribution de la séquencecontrôlée à la création de valeur financière finale. En conséquence, ilspermettent éventuellement d’argumenter une externalisation de laséquence, et plus généralement, l’abandon d’activités dès lors qu’elles nesont pas assez contributives à la valorisation finale du titre. On n’est plus,dans les faits, dans une logique économique du faire ou du faire faire, à laWilliamson, mais dans une logique de rentabilité du capital qui peuts’avérer être déconnectée de la première. En effet, la recomposition del’appareil productif n’est pas évaluée à partir des avantages concurrentielsspécifiques accumulés par l’entreprise mais à partir de la vision et des inté-rêts des détenteurs de portefeuilles de titres de propriété sur l’entreprise etdes avantages économiques qu’ils peuvent tirer d’une recomposition desunités productives à l’échelle du marché.

Interprétation : une nouvelle étape du libéralisme, l’entreprise contemporaine comme bureaucratie transparente

Au total, l’évolution du gouvernement des entreprises limite le pouvoirentrepreneurial autonome du dirigeant et oriente l’appareil productif versune évaluation externe et comparatiste en termes de rendement de porte-feuille financier. Les frontières de l’entreprise sont redéfinies non plus enfonction d’un projet économique spécifique à chaque firme, mais, mécani-quement, selon le rendement économique global optimisé dont chaquefirme doit tenir compte pour organiser sa propre production. Pour renouve-ler les frontières de l’entreprise, c’est la main invisible du marché (finan-cier) qui tient désormais le crayon.

Dans la logique de la financiarisation que nous avons rappelée, onassiste à une dématérialisation croissante de l’entreprise sous la pression,d’une part, d’une économie dématérialisée et, d’autre part, d’une financequi exprime et amplifie l’économie dématérialisée. L’entreprise devientnécessairement un espace économique en creux qui accueille, trie, exploiteet rejette les compétences, sans chercher nécessairement à créer les condi-tions d’une stabilisation de long terme si son environnement financier ne lajuge pas nécessaire. Le marché financier, du fait de sa neutralité, est unacteur parfaitement adapté pour orienter les trajectoires des entreprises,recomposer ses métiers et ses frontières dans le sens de l’optimisation durendement des actifs. Bien entendu, cette conception n’est pas partagée partous et il n’est pas démontré qu’elle soit soutenable – ou ne le soit pas. Maiselle est aujourd’hui dominante, au moins dans les esprits des élites gestion-naires, et c’est en cela aussi qu’elle intéresse le chercheur en gestion.

Car l’approche financière réinterprète la responsabilité des acteurs quiparticipent aux évolutions décrites. En invoquant, soit une tendance

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profonde et inévitable de l’économie globale et technologique, soit l’impé-ratif du financement boursier, soit les deux, les discours managériaux expli-quent les évolutions comme étant inexorables et ils justifient de ce fait, lenouvel ordre qui règne dans les entreprises. On a ainsi assisté à la montéeen puissance du « fatalisme économique » comme discours politique domi-nant pour légitimer les décisions du management. L’entreprise serait large-ment dépossédée de sa capacité auto-organisatrice et le dirigeant ne seraitqu’un médiateur sous tutelle, mis en demeure d’accorder l’organisationproductive à des influences technico-financières qui lui échappent. Fata-lisme paradoxal car la justification politique du dirigeant a longtemps étéd’être un décideur qui affirmait l’identité de l’entreprise contre le marché,du fait, précisément, que ses décisions sont autonomes et ses stratégies, aumoins partiellement, délibérées [Barnard, 1938]. Il représentait le marchéinterne contre l’impermanence du marché externe [Favereau, 1989]. S’ilfonde désormais sa légitimité sur les impératifs et les nécessités que faitpeser l’environnement sur l’entreprise et qui rend ses choix inévitables, ils’agit non seulement d’un renversement du sens de sa fonction, mais d’unecrise de ce sens. Le succès idéologique de la rhétorique évolutionniste ensciences de gestion [Singh, 1990 ; Miner, 1994 ; Montgomery, 1995 ;Winter, 1995], rhétorique adaptée de la paléontologie avec plus ou moins derigueur intellectuelle (voir par exemple, l’usage du concept « d’équilibreponctué » dans Gersick [1991] et Romanelli et Tushman [1994]), témoignedu prestige actuel pour le mouvement inexorable des formes et le jeusupposé du hasard créateur au détriment de l’action créatrice. Il s’agit d’uneforme d’historicisme sans projet car, à l’exception de quelques ultralibérauxenthousiastes, l’économisme contemporain ne perçoit aucune « réalisationde l’Esprit » à la Hegel, aucun progrès de l’humanité dans le mouvement del’économie financière, mais plutôt une mécanique inexorable et froide quise nourrit de sa propre extension.

A contrario de ce mouvement de reflux de l’action délibérée, le renou-veau de la figure de l’entrepreneur, depuis les années 1980, dans les travauxet les enseignements du management fait écho à cette crise du sens, commesi, au fur et à mesure que le dirigeant devenait un supplétif de la mécaniqueéconomique, la capacité d’entreprendre et d’innover refondait l’espoird’une possible autonomie et d’une responsabilité politique des acteurshumains dans un environnement économique qui les soumet à des forcesimmaîtrisables. Espoir quasi-romantique face à l’historicisme contempo-rain. Et de fait, cadré par les business plans qu’on lui impose, accompagnépar des investisseurs et des business angels et évalué par rapport aux résul-tats du Nasdaq ou du Marché libre, metteur en œuvre de LBO rémunéra-teurs, l’entrepreneur d’aujourd’hui est sans doute moins libre que jamaisvis-à-vis de l’environnement technico-financier qui conditionne son projet.

Nous serions donc entrés dans une phase de l’histoire du capitalisme oùla décision stratégique et la gestion entrepreneuriale ont perdu leur sens

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parce que les véritables décideurs et les véritables mécanismes décidant dela gestion sont désormais extérieurs à l’entreprise et alimentés par le fluxincessant d’informations que l’appareil productif émet en direction de sonenvironnement. Il s’agirait finalement d’une nouvelle étape vers la sociétélibérale ouverte, qui décentralise les décisions économiques et leur imposel’ordre du marché, représentant une somme d’intérêts individuels et incon-trôlables, qui garantit ainsi la liberté de chacun. Soit, dans les termes deHayek, des choix d’entreprises qui seraient les « résultats de l’action deshommes, mais non de leurs desseins » [Hayek, 1967, chap. 6]. Au nom dela transparence nécessaire pour alimenter les attentes non seulement desmarchés financiers (les rapports annuels, les audits), mais aussi despouvoirs publics (les contrôles, les déclarations de conformité, les brevets),la société (la politique de responsabilité sociale), des clients et des fournis-seurs (les normes de qualité, les contrats et les cahiers des charges de plusen plus précis), l’entreprise est devenue un lieu ouvert sur son environne-ment. Cette gestion de l’information se traduit par un considérable proces-sus de captation, d’élaboration, de contrôle et de diffusion, et, finalement,par l’émergence de ce que l’on peut appeler « une bureaucratie de verre »[Gomez et Korine, 2009], c’est-à-dire par un encadrement destiné à assurerle panoptisme financier par l’absence de frontière politique entre l’entre-prise et son environnement (sur ces questions, Miller et O’Leary [1987]).Victoire finale du marché externe sur le marché interne.

Cette conclusion est néanmoins problématique. Dans un monde écono-mique où toutes les unités de production s’ajusteraient à des attentes exté-rieures identiques, c’est la capacité de rupture et d’innovation contre lemarché qui crée le différentiel de valeur, avec son lot de destruction créa-trice (Schumpeter [1942], 1998). Or une vision trop fataliste de l’espaceéconomique finit par considérer comme des hasards qui réussissent ou desmiracles visionnaires ce qui est au fond, le propre de décisions économiquesefficaces : la capacité à se différencier. Cette différenciation comme actevolontariste de gestion devient incompréhensible, et, par une applicationassez naïve de l’évolutionnisme, on ne voit plus que des accidents là où il ya des intentions. On finit donc par perdre la capacité de comprendre les déci-sions qui ont déterminé l’évolution économique en se contentant d’uneespèce de voile d’ignorance, sous lequel on cache les intentions particuliè-res au profit des résultats généraux. Le fatalisme économique conduit àencourager l’ignorance sur les causes locales et les calculs intentionnels quidéterminent les forces coercitives globales, ce qui est préjudiciable à lacompréhension profonde des stratégies et des décisions gestionnaires.Aussi, il convient de rétablir les conditions d’un discours gestionnaire qui,en reconnaissant les faits évoqués précédemment, permettrait de compren-dre comment, malgré la multiplicité apparente des intérêts sur les marchésexternes, certains acteurs continuent d’orienter l’activité économique parleurs choix et leurs calculs et font ainsi œuvre de gestion.

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RÉINTERPRÉTATION POLITIQUE DES ÉVOLUTIONS CONTEMPORAINES : REDÉFINITION DU GOUVERNEMENT DES ENTREPRISES

ET CONSÉQUENCES SUR LEUR GESTION

L’autonomie de la gestion comme enjeu politique

D’un point de vue gestionnaire, la frontière de l’entreprise n’est pasdessinée par un observateur extérieur, un scientifique qui découperait aumieux les innombrables interactions économiques selon l’accumulation deressources qu’elles produisent et qu’on appellerait conventionnellement« firme », comme le postule implicitement Tirole [1999] et les tenants de ladoxa économique. Elle est l’objet d’enjeux, de jeux, de convoitises etd’intentions délibérées d’acteurs pour s’emparer du pouvoir d’organiser unfragment de la société au nom des supposées règles économiques. L’entre-prise est un des lieux où s’exerce le pouvoir des humains sur des humains,par le moyen de l’organisation ordonnée de la production, sans que nousportions sur ce pouvoir un regard nécessairement désapprobateur. Il s’agitplutôt de constater objectivement que créer un marché interne – une entre-prise – et/ou le gouverner, c’est s’assurer une puissance politique et passeulement un revenu économique. L’affrontement d’intérêts privés régulépar des institutions comme le conseil d’administration ou l’assemblée géné-rale définit, finalement, la légitimité pour discipliner le travail, extraire etallouer la richesse créée collectivement par l’organisation. C’est dire alorsque le découpage du corps social en entreprises obéit à une raison qui, pourn’être pas intentionnellement politique du point de vue des entrepreneurs, apour effet fondamental de construire des espaces politiques permettant degouverner (ou non) des humains. Que ce gouvernement des humains passepar la production, la recherche de la performance et de la prospérité n’estpas un détail. C’est même une nécessité dans une société libérale sans trans-cendance collective où la performance économique et le progrès supposé enrésulter font office de transcendance et sacralisent ainsi le droit de gouver-ner les humains.

Ce droit est circonscrit par des pratiques, des règles, des institutions quiconstituent le gouvernement d’entreprise. Selon la définition simple etsolide que propose Charreaux, « le gouvernement d’entreprise peut se défi-nir comme l’ensemble des mécanismes (organisationnels ou institutionnels)qui gouverne les décisions des dirigeants et définit leur espacediscrétionnaire » [1998, p. 73]. L’espace discrétionnaire du dirigeant reflètele degré d’autonomie de la firme, en légitimant le droit de tracer ses frontiè-res, d’en exclure une activité, d’en rajouter une nouvelle, de la localiserquelque part, d’ouvrir ou non son capital, de participer plus ou moins au jeufinancier, de définir son avenir. Aussi, il est significatif que les mutationsprofondes de l’appareil productif et des firmes, que nous avons décritesprécédemment, aient été accompagnées d’un mouvement d’idées autour de

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la corporate governance et plus largement, par l’émergence de la « bonnegouvernance » comme exigence imposée aux entreprises. Depuis les années1970 avec les premiers travaux systématiques des théoriciens de l’agence,jusqu’aux codes de bonnes conduites des années 1990 [Cadbury, 1992 ;Vienot I, 1995 ; Viénot II, 1999 ; Bouton, 2002] et aux lois de plus en pluscontraignantes pour formuler les pratiques acceptables de gouvernementdes sociétés [Sarbanes Oxley Act, 2002 ; Loi sur les nouvelles régulationséconomiques, 2001 ; KonTraG, 1998], l’évolution sur ces questions a refor-mulé l’exercice du pouvoir d’orienter l’entreprise et de contrôler cette orien-tation. Les entreprises sont passées d’un régime de gouvernementmanagérialiste à un régime de gouvernement actionnarial, patrimonial oupublic, selon les auteurs [Orléan, 1999 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ;Gomez, 2001]. Or c’est de ce point de départ et non d’arrivée, que nousproposons d’observer les évolutions de la firme que nous avons décritesplus haut.

Dans une optique néolibérale, comme les détenteurs de capital sontnombreux et atomisés, c’est la main invisible du marché financier qui a prisdésormais le contrôle des entreprises, c’est elle qui tient les rênes du gouver-nement des entreprises dont les dirigeants tendraient à devenir les simplesrégisseurs. Dire que l’entreprise se dissout dans l’espace marchand finan-cier qui lui dicte son destin, c’est affirmer que le gouvernement des entre-prises est lui-même devenu un lieu de collaboration qui assure la supérioritéde l’externe sur l’interne dans l’ordre des choix rationnels. Or, nous l’avonsvu, pour une analyse gestionnaire objective, les frontières de l’entreprisecomme toutes les frontières, forment, par excellence, une ligne de contact etde batailles, d’invasion et de résistance pour s’approprier le pouvoir politi-que d’orienter les humains qui la composent. Le gestionnaire ne peut pascroire à l’évanouissement intentionnel de ce pouvoir au bénéfice d’unerégulation abstraite par « le marché ». Il constate des espaces de productioncontrôlés, organisés et qui nécessitent une puissance et une légitimité pourles orienter. Aussi, c’est la main bien concrète qui découpe les frontières quilui importe pour comprendre comment se définissent les marges d’autono-mie des entreprises. Et la question qui s’impose est alors : qui a poussé à lafinanciarisation et pour s’assurer quel pouvoir ?

Rôle moteur des dirigeants dans les évolutions de la firmecontemporaine : quatre indices

La transformation du gouvernement des entreprises au profit desmarchés financiers ne va pas de soi : pourquoi les managers, qui avaient enmain le pouvoir dans les années 1970, ont-ils délibérément accepté… de leperdre ? Pourquoi les dirigeants des années 1970-1980, dont les conniven-ces avec le pouvoir politique sont bien établies [Badie et Birnbaum, 1975 ;Maris, 1964] ne se sont-ils pas opposés à des évolutions économiques quiremettaient si radicalement en cause leur propre pouvoir ? La réponse

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fataliste postule qu’il ne pouvait pas en être autrement parce que les condi-tions économiques imposaient des changements et impliquaient la perteinéluctable de leur pouvoir au profit des propriétaires apporteurs de capital.Or cette réponse suppose que les gouvernants de l’époque, si conscients desenjeux économiques nouveaux et si remplis de l’intérêt général de lacommunauté des affaires, se sont soudainement et collectivement inclinésdevant l’évidence rationnelle des nouvelles donnes économiques. Cetteespèce de harakiri social, au bénéfice du progrès économique collectif, n’estpas convaincante, en particulier dans le cadre d’une pensée libérale quisuppose l’intérêt privé comme moteur de l’action collective. Pourquoi doncceux qui exerçaient le pouvoir managérialiste auraient-ils transformé volon-tairement les entreprises de manière à en perdre le contrôle ? N’est-ce pas,justement, parce que cette transformation ne leur a pas fait perdre leurpouvoir entrepreneurial ? Quatre indices objectifs plaident dans ce sens.

Premier indice : les mutations technologiques et financières de l’entre-prise dans les trente dernières années, ont été formulées, mises en œuvre etsouvent imposées par les dirigeants. Ce sont eux qui les ont créées. Nier leurrôle c’est supposer, par un effet de rétroaction anachronique, que les condi-tions économiques postérieures se sont appliquées aux entreprises commesi elles étaient déjà réalisées. Or, il n’y a pas eu de rupture politique ousociologique : ce sont les mêmes dirigeants, les mêmes écoles de forma-tions, les mêmes réseaux d’élites qui sont au pouvoir en 1970 et 1990. Lesétudes convergent pour souligner que l’indépendance des administrateursn’empêche par leur recrutement dans un cercle étroit (pour les États-Unis,Useem [1984], Mizruchi [1996], Davis et Greve [1997], pour la France,Bauer et Bertin-Mourot [1997], Eminet et Gomez [2007]). Tous les grandsrapports proposant des modifications dans la conduite du gouvernementd’entreprise sont signés de dirigeants de société et de l’establishment, SirCadbury en Grande-Bretagne, Marc Viénot, président de la Société Géné-rale en France. Parmi les treize signataires du rapport Bouton 2002 AFEP/Medef supposé devenir le code de référence de la place de Paris, on trouveonze dirigeants de grandes entreprises et deux présidents d’associations deservices aux entreprises, curieuse concentration s’il s’agit de modifier lespratiques de gouvernement de ces mêmes dirigeants. Ainsi, le changementde régime de gouvernement d’entreprise auquel on a assisté dans les années1980 n’est pas le produit d’une rupture violente mais d’une transformationimpliquant les décideurs en place et promue par eux. Ce sont eux qui ontouvert le capital des entreprises, choisi ou non la cotation en Bourse, assuréla stabilité de l’actionnariat en signant ou non des pactes d’actionnaires,défini les lieux de levée de fonds avec les conséquences juridiques et orga-nisationnelles que cela implique… et même élaboré les codes de bonnegouvernance.

Un second indice appuie le précédent : les compétences fondant la légi-timité des dirigeants de grandes sociétés se modifient profondément

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entre 1970 et 1990 et s’appuient de plus en plus sur l’expertise en financeplutôt que sur le savoir organisationnel. Comme Zorn l’a montré pour lesÉtats-Unis, entre 1970 et 2000, l’élite dirigeante a exclu les directeurs de laproduction et survalorisé les directeurs financiers, qui interviennent désor-mais dans les deux tiers des postes d’administrateurs de société [Zorn,2004]. Cette évolution peut être interprétée comme une adaptation néces-saire aux exigences imposées par le marché ; or elle commence avant quele marché ne devienne influent. Elle confirme que le pouvoir du nouveaudirigeant s’appuie sur le savoir financier. Or, s’il est lui-même financier, ledirigeant ne représente plus nécessairement l’intérêt industriel contre l’inté-rêt financier, le marché interne contre le marché externe. L’émergence de lafinance comme expertise est peut-être d’assurer un pouvoir interne dansl’entreprise, et l’occasion de renouveler la légitimité de ceux qui maîtrisentson discours. L’opposition conflictuelle entre actionnaires et dirigeants estdonc moins nette que ne le postule la théorie de l’agence et la vision géné-rale que l’on a de la corporate governance.

Troisième indice, les spécialistes de l’économie financière constatentque depuis les années 1980, nous sommes en situation d’abondance finan-cière, et, plus nettement depuis les années 1990, en situation d’excédent del’offre de finance sur la demande, qui est à l’origine d’une succession debulles spéculatives [Orléan, 1999]. La massification de l’actionnariat a crééune source de financement considérable qui cherche à se placer dans desinvestissements rentables à moindres risques. En toute logique, cette situa-tion aurait dû profiter aux managers au détriment des financiers. Cesderniers ont en effet des problèmes de débouchés, alors que les entreprisesoffrent ces (relativement rares) débouchés, comme l’avait anticipé Pounddès la fin des années 1980 [Pound, 1988, 1989]. La pression du marchéfinancier ne peut pas s’expliquer par la compétition entre entreprises pouraccéder à des ressources financières rares, puisque celles-ci ne le sont pas.En conséquence, il faut faire l’hypothèse que la financiarisation des entre-prises a été l’objet d’un choix délibéré des dirigeants en lien avec leurs stra-tégies individuelles.

Quatrième indice, la rémunération des dirigeants des entreprises finan-ciarisées (cotées ou intégrant un investisseur au capital) a augmenté dans lesannées 1980-1990 dans des proportions jamais connues dans l’histoire del’entreprise. De 1980 à 2005, elles sont multipliées par six aux États-Unis etpassent d’un rapport de 1 à 20 à un rapport de 1 à 400 entre la rémunérationdes CEOs et les salaires le plus bas. En France, elles atteignent en 20062 M€ annuel en moyenne pour les cinquante dirigeants les mieux rémuné-rés, soit 130 Smic. Significativement, c’est la part variable (bonus et levéede stock options) liée aux performances financières de l’entreprise quiexplique l’envolée de ces rémunérations. Nous ne discutons pas ici la justicede cette évolution, mais sa justification contextuelle. Comme le montrentGabaix et Landier [2006], la croissance de la multiplication par six de la

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rémunération des dirigeants américains entre 1980 et 2003 est strictementcorrélée à celle de la capitalisation financière. Or, en bonne logique écono-mique, le nouveau pouvoir des actionnaires aurait dû conduire à une pres-sion à la baisse des rémunérations. Il est en effet curieux que le rapport deforce censé opposer actionnaires et dirigeants se solde par un accroissementdes revenus de l’acteur supposé être soumis au premier. On peut arguer,certes, que cette augmentation traduit le désir des actionnaires d’aligner lesintérêts des dirigeants sur les leurs en les intéressant aux résultats, commel’énonce la théorie de l’agence [Jensen et Zimmermann, 1985]. Néanmoins,l’observation des faits contredit cette hypothèse. En effet, si l’alignementdes intérêts jouait le rôle d’incitation disciplinaire qu’on lui prête, celaimpliquerait que les rémunérations diminuent fortement en cas de mauvaisrésultats, ce qui ne se réalise que très exceptionnellement. Dans le cas géné-ral, la croissance des rémunérations est irréversible et, durant la périodecontemporaine, plus rapide que celle des actionnaires en moyenne et quecelle des salariés [Gabraix et Landier, 2006].

Les quatre indices que nous venons de relever convergent pour constaterqu’il n’y a pas eu de bouleversement sociologique de l’élite dirigeante maisplutôt une reformulation de sa légitimité, grâce à la maîtrise de la techniqueet du discours financier. D’une part, le financement marchéisé n’exerce pasde pression du fait de sa rareté et, d’autre part, les dirigeants, qui sont de plusen plus des « financiers », ont été les promoteurs et les bénéficiaires desévolutions récentes. Contrairement aux attentes de la théorie néolibérale del’agence, qui se veut disciplinaire, il y aurait plutôt une convergence objec-tive d’intérêts entre dirigeants et propriétaires capitalistes. Nous ne préju-geons pas ici de l’efficacité économique de cette convergence – car rien nepermet de décider a priori de ses effets positifs ou négatifs –, nous la cons-tatons comme un élément politique constitutif du nouveau gouvernementdes entreprises. Contrairement aux discours courants sur la corporategovernance, le pouvoir du dirigeant n’est pas diminué par celui des action-naires, il est plutôt reformulé par une nouvelle relation entre eux. Les diri-geants ne seraient-ils pas, finalement, les grands bénéficiaires du « pouvoirdes marchés financiers » ?

Primat du politique : changement de régime de gouvernement commemoteur des transformations économiques

Pour dégager une interprétation à partir de l’ensemble des faits que nousavons évoqués, il nous faut rendre compatible deux constats qui semblentopposés. D’un côté, nous avons vu dans une première partie que le contexteéconomique technico-financier imprime sur l’entreprise une pression telleque l’on pourrait nier sa capacité d’action autonome et se résoudre au fata-lisme économique. Les frontières de l’entreprise seraient ainsi dessinées parl’environnement, et, plus précisément, par l’environnement financier et sesintérêts globaux. La gestion consisterait alors en un ajustement entre l’appareil

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productif et les impératifs imposés par l’économie financiarisée qui estextérieure à l’entreprise et parfois à ses intérêts. Mais d’un autre côté, ilapparaît que les évolutions récentes ne traduisent pas clairement une dimi-nution du pouvoir discrétionnaire du dirigeant au profit de l’environnementtechnico-financier. Les modifications économiques ont été non seulementaccompagnées par les dirigeants, mais il semble que les mutations degouvernement des entreprises leur ont été favorables. La redéfinition dupouvoir sur l’entreprise ne semble pas une conséquence collatérale desmutations globales qui iraient dans le sens d’une subordination des firmes àleur environnement.

Pour synthétiser ces contradictions apparentes, nous posons la thèsesuivante : les mutations organisationnelles et économiques des années1970-1990 qui ont vu naître la firme post-fordienne, sont les conséquencesdes mutations politiques dans l’entreprise. Ce ne sont pas les évolutionstechnologiques et financières qui ont modifié le gouvernement des entrepri-ses, l’espace discrétionnaire de ses gestionnaires et, partant, les capacitésautonomes des firmes ; au contraire, c’est la recomposition du pouvoir auprofit d’une nouvelle élite gestionnaire qui a impliqué des mutations del’appareil de production et des organisations et, en conséquence, des muta-tions globales de la régulation. La séquence logique que nous proposonspeut être résumée de la façon suivante (pour une analyse plus complèteGomez et Korine [2009]) :

[1] le pouvoir managérialiste est profondément remis en cause dans lesannées 1970 avec la crise économique et le doute qui s’en suit sur l’ex-pertise réelle des managers ; la faiblesse de la croissance, la persistancedu chômage mettent en cause la légitimité de la technocratie managéria-le fondée sur l’expertise gestionnaire et la planification stratégique.[2] Pour échapper à sa mise en cause, une partie de cette technocratieprend en charge une redéfinition radicale de la légitimité à exercer lepouvoir dans l’entreprise. Nous l’appellerons la NOF pour « nouvelleoligarchie financière », comprenant les acteurs impliqués dans la maîtri-se de l’information financière, du contrôleur au dirigeant. Politiquement,on assiste à un renversement de régime (managéraliste) au profit d’unautre (financier), qui s’effectue à partir des années 1980. La NOF refor-mule le pouvoir entrepreneurial comme contrôle d’une nouvelleressource supposée rare : la finance captée sur le marché.[3] Pour réaliser son pouvoir, elle ouvre alors le capital des entreprisesqu’elle contrôle, transforme l’actionnariat en le diluant totalement oupartiellement dans le public. Introduction en bourse et privatisationsvont dans le même sens et imposent l’expertise financière de la NOFcomme fondement du pouvoir de diriger les entreprises.[4] Ce nouveau financement par le capital accélère les mutations écono-miques et organisationnelles pour tenir compte du retour sur investisse-ment demandé par les gestionnaires de l’épargne collectée. Il se crée

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ainsi une convergence d’intérêts entre ceux qui apportent et ceux qui gè-rent les flux financiers dont témoignent l’accroissement corrélatif des ré-munérations des dirigeants et celui des gestionnaires de fonds d’épargne.La nécessité de rentabiliser le capital investi oriente les entreprises versles technologies nouvelles, l’innovation et l’exploitation des services.Effet collatéral mais politiquement central, les ruptures technologiquesont pour conséquence de renouveler l’ensemble des expertises managé-riales et de briser les résistances au changement des élites managériales,en dévaluant les savoirs anciens. Un cycle positif se met ainsi en place :plus les nouvelles élites et la NOF s’appuient sur la finance, plus ellescaptent des ressources en capital qui permettent des investissements in-novants à fort retour sur capital investi et auto-réalisent les progrès et lesprofits attendus par les gestionnaires financiers externes.

Selon notre schéma, on a donc assisté dans les années 1980 à une recom-position du pouvoir sur l’entreprise dont l’élite dirigeante n’a pas été lavictime mais le moteur, et qui a conduit à l’apparition d’une galaxie finan-cière entre l’épargne publique d’une part et l’appareil productif d’autre part.Cette galaxie financière comprend la NOF, les dirigeants, les gestionnairesde fonds, les analystes, les traders, les responsables de banques d’affaires,de capital-investissement ou de private equity, c’est-à-dire un ensembled’acteurs qui tirent leur pouvoir et leur rémunération de la captation et del’orientation du flux d’épargne investie en capital de l’entreprise [Abolafia,1996 ; Godechot, 2001 ; Godechot, Hassoun et Muniesa, 2000 ; Useem,1996]. Le point crucial de notre thèse est que, contrairement à ce que suppo-sent les approches critiques du phénomène [Bourdieu, Heilbron et Reynaud,2003], cette galaxie financière n’est pas extérieure à l’entreprise : elle inclutses dirigeants et la NOF, et elle est animée par eux. Il n’y a pas de « pressiondes actionnaires » mais un pouvoir politique sur l’entreprise qui utilise cettepression.

Que devient alors l’entreprise considérée comme un marché interne ?Nous pouvons reprendre les résultats décrits précédemment en les lisant dupoint de vue de la prise de pouvoir par la nouvelle élite. Pour asseoir sonautorité, celle-ci développe un système de contrôle interne de l’appareilproductif fondé sur la technique financière. La « bureaucratie de verre » estd’abord une bureaucratie de la finance, fortement hiérarchisée depuis lesimple contrôleur de gestion jusqu’au directeur financier central, et chargéed’assurer la traduction des activités productives en performance financièreet, de ce fait, de normaliser et de contrôler les pratiques de management[Jensen, 1993]. Le discours sur la pression financière externe est utilisécomme rhétorique de contrainte pour rendre d’autant plus pressant l’ajuste-ment des entreprises à la nouvelle donne politique que ce discours nécessiteune technicité qui exclut les managers intermédiaires et la plupart des salariés.L’effet de conviction est produit, ici, par le halo qui entoure les techniques

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financières et leur réputation de complexité. De manière classique, lenouveau pouvoir se conforte de l’ignorance générale sur les ressorts réels dece pouvoir.

De notre point de vue, les nouveaux outils de gestion orientés vers« l’actionnaire » et l’entreprise transformée en bureaucratie de verre sont lesconséquences d’une transformation politique de l’entreprise. Le pouvoirentrepreneurial de la NOF est d’autant plus établi que, en externe, il faitécho aux attentes réelles ou supposées des gestionnaires détenteurs de capi-taux, et, en interne, que l’appareil productif s’ajuste pour obtenir les objec-tifs financiers que la galaxie financière fixe et dont elle tire sa légitimité. Iciencore, une boucle de rétroaction positive se met en place : invitée par laNOF à se soumettre aux « pressions » du marché, l’entreprise est orientéepar la finance, elle s’organise en conséquence pour atteindre le profit fixé etconfirme en même temps la justesse des pressions du marché, le pouvoirentrepreneurial de la NOF. Il faut alors parler moins du pouvoir de lafinance que du pouvoir par la finance. La question est alors de savoir si,avec ces transformations politiques, l’entreprise n’est plus qu’un objetinanimé soumis à la « galaxie financière ».

L’art du découpage : une nouvelle gouvernance

Pour répondre à la question précédente, il nous faut comprendrel’influence finale de l’émergence du nouveau régime de gouvernementd’entreprise sur ses frontières, puisque, nous l’avons vu, celles-ci définis-sent le degré d’autonomie de la firme ? La mutation politique de l’entrepriseau profit de la NOF nécessite de déposséder toutes les unités productives deleur capacité d’autonomisation. D’où la tendance à une transformation desentreprises en groupes : à leur tête, un holding assure la répartition de laressource financière et la remontée des profits ; ceux-ci sont réalisés par desunités productives, divisions, business units, et filiales, chargées d’organi-ser la production matérielle et l’extraction de valeur remontée vers« l’actionnaire ». L’entreprise fordienne se fondait sur l’alignement entreses ressources, son identité et sa performance, dans une logique de conglo-mérat telle que l’identité exprimait la cohérence de métiers et d’activitéséventuellement diversifiées. L’entreprise post-fordienne est duale. Elledistingue une hiérarchie financière qui contrôle, au sommet, un holding detête, et qui est distinct des unités productives fortement émancipées quant àleur gestion quotidienne, mais privées d’autonomie quant à la gestion de laressource financière. Ainsi, les grandes sociétés comme Suez, Vinci ouArtemis-PPR, ont des sièges sociaux réduits à quelques centaines voirequelques dizaines d’employés qui contrôlent en cascade les dizaines defiliales et les milliers d’emplois qui en résultent. On assiste à une mise àdistance entre, d’une part, un appareil de production composé d’unités char-gées de produire de la valeur économique, et d’autre part une société-mèrepropriétaire de l’ensemble et qui décide de la composition et recomposition

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du portefeuille constituant l’entreprise. Le holding de tête gère l’entreprisecomme un portefeuille et impute une activité et des objectifs de valorisationà chaque unité productive, selon la doctrine devenue classique du « cœur demétier » (core business, voir Prahalad et Hamel [1990]), de manière àpouvoir comparer ses performances à celles d’autres unités de productionidentiques n’appartenant pas à l’entreprise et à minimiser les risques deportefeuille. L’entreprise devient ainsi un mécano dont on peut redistribuerles pièces. Cette tendance de fond vers la constitution de groupe distinguantle financier et l’économique touche toutes les entreprises, y compris les peti-tes et moyennes et le capitalisme familial [Biolley, 2005]. « Entre fin 1980et fin 1995, le nombre de groupes d’entreprises est passé de 1 300 à 6 700.Cette augmentation est due en particulier aux microgroupes de moins de500 salariés dont le nombre a été multiplié par huit. Chaque microgroupedraine en moyenne trois ou quatre entreprises. À l’autre bout de l’échelle,les grands groupes, de plus de 10 000 salariés, ont accru le nombre de leursfiliales : elles étaient 3 000 en 1980, 10 300 fin 1995 » [Vergeau et Chaba-nas, 1997, p. 1]. Ainsi, dès le milieu des années 1990, « le nombre d’entre-prises françaises contrôlées a presque quintuplé en quinze ans, atteignant44 700 fin 1995 contre 9 200 en 1980. Parmi elles, de plus en plus de petiteset moyennes entreprises : désormais, plus d’un emploi sur trois dans lesPME dépend d’un groupe. » (ibid.).

Idéologiquement, cette logique de gouvernance par portefeuille estfondée sur la croyance que les marchés évaluent mieux que les directeurs debusiness units la réalité de la valeur créée. Concrètement, cette justificationfinale ne doit pas masquer le fait que le découpage en unités est un choixgestionnaire délibéré de l’élite dirigeante de chaque entreprise. La défini-tion d’une unité de production centrée sur un « cœur de métier » n’est ninaturelle, ni spontanée : elle est d’abord la conséquence d’une décision degestion qui alloue (ou non) les ressources internes à telle unité de productionet construit des zones de production de valeur, valorisée dans un secondtemps par « le marché ». La nouvelle élite gestionnaire fonde alors l’essen-tiel de sa légitimité sur sa puissance à tracer et déplacer les frontières desentreprises en définissant des unités productives puis en les incluant ouexcluant du portefeuille de l’entreprise. Contrairement aux affirmations dela doxa économique, le dirigeant n’est pas devenu un simple régisseur soustutelle des « marchés ». Il est le principal responsable des choix économi-ques que la NOF présente ensuite aux marchés comme créatrice de valeuret aux parties prenantes de l’entreprise comme imposés par la pression dumarché.

Nous ne portons pas ici de jugement sur l’efficacité ou sur la justice poli-tique de cette évolution organisationnelle et politique ni sur la durabilité desrésultats économiques qu’elle permet d’atteindre. Il ne s’agit pas, en parti-culier, d’imaginer un complot de classe ou une appropriation des pouvoirspar la NOF qui serait nécessairement néfaste. Ce serait peindre en noir ce

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que le néolibéralisme idéologique essaie de peindre en doré, et avec lemême effet d’aveuglement sur les réalités objectives. Les effets positifs ounégatifs des évolutions que nous avons décrites doivent être évalués sansconcession, ni à l’effroi ni à l’enchantement. Le gestionnaire se contente icide constater qu’en inversant l’ordre de la logique courante entre les muta-tions économiques et les évolutions politiques du gouvernement des entre-prises, on peut réconcilier les observations contradictoires que nous avonsrelevées : c’est parce qu’un nouveau pouvoir gestionnaire s’impose avec laNOF qu’on assiste à la financiarisation et, finalement, à la transformationde l’appareil productif qui consolide ce pouvoir. Il y a une primauté du poli-tique sur l’économique. Les évolutions macroéconomiques de la régulationdu capitalisme contemporain et particulièrement l’importance qu’a prise lafinance, ne sont pas le pur produit de forces invisibles et spontanées mais ducalcul privé d’acteurs pour affirmer leur pouvoir sur et dans l’entreprise. Ence sens, le gouvernement des entreprises n’est pas un sous-produit des muta-tions de l’entreprise, il est déterminant pour comprendre par qui et pour quoices mutations ont été voulues. L’opposition de plus en plus affirmée dans larhétorique des entreprises, entre la « gouvernance » qui a en charge les inté-rêts supérieurs de l’entreprise, plutôt financiers et « stratégiques » et volon-tiers confiée à des « indépendants », et le simple « management » quis’occupe de la traduction économique des décisions supérieures, contribueà ancrer dans la culture des entreprises post-fordiennes une distinction maisaussi une mise à distance fondamentalement politique des pouvoirs[Gomez, 2004].

L’entreprise fordienne unifiée s’est donc brisée et les acteurs qui lacomposent se distinguent en agents exécutifs assurant la production écono-mique et en acteurs dirigeants assurant, au sommet, la gestion du porte-feuille d’activités. La forme « duale » de gouvernance, qui sépare le« contrôle » (le conseil d’administration) de « l’opérationnel » (le comitéexécutif), est promue désormais comme celle qui assume le « bon » gouver-nement de l’entreprise tout entière. La véritable subordination ne se situepas entre l’entreprise et le marché financier, mais entre les deux niveaux del’entreprise duale, holding financiarisé dirigeant d’une part, unités deproduction interchangeables d’autre part. Si, pour ces dernières, les frontiè-res de l’entreprise sont floues et soumises à des variations parfois brutales,pour la nouvelle oligarchie financière, ces frontières sont parfaitementclaires : c’est elle qui les tracent.

CONCLUSION

Cet article s’est interrogé sur la réalité d’une dépossession de l’autono-mie gestionnaire de la firme au profit d’un environnement technico-finan-cier qui serait le véritable moteur et inspirateur des choix gestionnaires des

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entreprises. Ce spontanéisme évolutionnaire conduit au fatalisme économi-que et finalement à la négation des responsabilités gestionnaires. L’entre-prise serait devenue un objet inanimé, sans réelle capacité créatriceautonome. Pour le gestionnaire, il s’agit de poser la question des acteurs, desdécideurs et des intérêts privés qui ont élaboré ce contexte par leurs micro-calculs et leurs microdécisions, et qui y trouvent, désormais, les conditionsfavorables pour exercer leur pouvoir. En d’autres mots, il s’agit de recon-naître les responsabilités de ceux qui ont délibérément encouragé les modi-fications du contexte productif et financier, parce qu’elles permettaient lerenouvellement des rapports de pouvoir dont ils étaient bénéficiaires.

Selon notre thèse, l’illusion est de croire que « la finance » contraint lalatitude stratégique des dirigeants contemporains, alors, qu’au contraire,elle la produit. L’évolution du gouvernement des entreprises a permis deformuler le nouveau pouvoir discrétionnaire de la NOF, qui procure desespaces étendus d’action rationalisée par la finance. Etabli et conforté parles normes juridico-politiques véhiculées par la corporate governance, lepouvoir sur l’entreprise s’exerce selon une logique de rationalisation deportefeuille, qui permet de créer, de vendre, de déplacer ou de fermer desunités productives. Les frontières de la firme non seulement existent, maiselles sont tracées par les acteurs concrets de la nouvelle oligarchie finan-cière, selon des intérêts, des calculs et, finalement, un pouvoir entrepreneu-rial qui leur est légitimement attribué. Comme naguère, les dirigeantsexercent une autorité décisionnelle déterminante sur l’entreprise et dessi-nent l’espace dans lequel elle s’exerce. C’est même de ce pouvoir de traceret retracer les frontières de l’entreprise qu’ils tirent l’essentiel de leur puis-sance. L’économique est au service du politique. L’entreprise est plus quejamais tributaire de ceux qui la dirigent et la découpent, et la main invisibledu marché ne saurait rendre invisibles ceux qui tiennent les ciseaux.

Il convient, à partir de cette conclusion, de reprendre la question del’évaluation économique et sociale de ce nouveau pouvoir, pour détermineren quoi il sert l’intérêt de la société dans laquelle les entreprises opèrent.Cette évaluation, pour être correcte et objective, ne doit pas prendre encompte les seuls outils financiers qui, nous l’avons vu, justifient par défini-tion les décisions prises, mais un ensemble de critères plus larges pour tenircompte de leur incidence à court et moyen termes sur l’environnementsocial et économique. Avec le recul que permet désormais l’Histoire, c’estun nouveau chantier qui s’ouvre au gestionnaire comme à l’économiste.

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Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise

en France de 1998 à 2006

Driss Agardi et Alain Alcouffe1

INTRODUCTION

Depuis le XIXe siècle, les structures de gouvernement des grandes entre-prises se sont transformées à plusieurs reprises. Au tournant du siècle précé-dent, la plupart des firmes appartenaient à des familles ou des groupes defamilles qui exerçaient une autorité patrimoniale sur leurs employés.Pendant l’entre-deux-guerres s’est développé notamment aux États-Unis uncapitalisme managérial caractérisé par un actionnariat fragmenté, la distinc-tion entre détention de l’entreprise et son contrôle, et par une bureaucratie àla tête des grandes entreprises. Les travaux de Berle et Means [1932] sur lefonctionnement et les buts des entreprises mettaient alors l’accent sur leconflit supposé ou réel entre propriétaires, actionnaires d’une part et mana-gers d’autre part. Dans un contexte social marqué par des fortes oppositionsau capitalisme se sont développées des campagnes pour justifier l’autono-mie des dirigeants d’entreprises, pour améliorer leur image et pour promou-voir une nouvelle compréhension de la place des entreprises dans la société.Les débats sur la propriété et le contrôle ont mis en évidence la multiplicitédes parties prenantes concernées par les problèmes liés au gouvernementd’entreprise. Parmi ces parties prenantes, l’importance des salariés n’est pasà souligner, c’est ainsi que s’est développée en France une conception origi-nale de l’entreprise en tant qu’institution au-dessus des intérêts particuliersdes actionnaires et des travailleurs [Despax, 1956 ; Alcouffe, 2000]. Depuisles années 1970, un nouveau type de capitalisme est apparu – souvent qualifié

1. Les auteurs remercient Christiane Alcouffe, Ali Dardour et Paul Windolf pour leur aideou leurs commentaires. Ils restent seuls responsables des thèses soutenues et des erreurs éven-tuelles.

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de « capitalisme institutionnel » [Windolf, 1999], que de nombreux auteursassocient à la prolifération des institutions financières, aux nouvelles moda-lités de contrôle financier et à la reconcentration de l’actionnariat

Dans les dernières décennies, ces discussions ont de plus en plus étéreplacées dans le cadre de la théorie de l’agence dont le succès a été conco-mitant à la montée des marchés financiers, le développement du rôled’investisseur des fonds de pensions. Jensen et Meckling [1976] ontprétendu que les entreprises pouvaient être considérées comme « de simplesfictions légales qui servent comme un nœud de relations contractuelles entredes individus » (p. 310). Ce cadre a réduit pendant les années 1980 et 2000les débats sur le gouvernement d’entreprise autour de l’opposition entre lashareholder corporation (l’entreprise définie par son capital social et sesactionnaires-propriétaires) et la stakeholder corporation (l’entreprise estalors définie comme un faisceau d’intérêts qui concernent une multiplicitéde partenaires différents par leur nature, leurs apports, la durée de leurengagement etc.) [Clarke et Blair, 1998].

En même temps, la mondialisation et le rôle des marchés financiers dansle financement des entreprises ont conduit à globaliser les structures depropriétés et les modes de gouvernance [Plihon, 2004 ; OECD, 2004]. Il estdonc particulièrement intéressant de comparer les évolutions de divers typesde capitalismes avec la situation française.

LES VARIÉTÉS DE CAPITALISMES NATIONAUX ET LA MONDIALISATION

Le thème spécifique du gouvernement d’entreprise a eu du mal à capterl’attention en France en dehors de cercles spécialisés. Ainsi les débats sur lacorporate governance ont démarré aux États-Unis dès la fin des années1970, au Royaume-Uni le rapport Cadbury date de 1992 tandis qu’en Francele rapport Viénot ne parait qu’en 1995. Ce retard est d’autant plus paradoxalque l’entreprise n’a cessé en France d’attirer l’attention durant les cinquantedernières décennies (le pancapitalisme de Loichot [1967], rapport Sudreau[1975] sur la réforme de l’entreprise, les nationalisations de 1985, les priva-tisations et les noyaux durs, etc.), mais cette attention a été plus focalisée surla propriété que sur la gouvernance.

Trois caractéristiques structurelles sont importantes pour expliquer legouvernement des groupes industriels qui forment le tissu économique despays : la répartition des titres de propriété, le type de propriétaires, et fina-lement la configuration des réseaux de dirigeants (sur ce dernier point,Mizruchi [1996]). Durant les années 1990, en comparant ces trois types decritères, le capitalisme à la française apparaissait plus proche du capitalismerhénan que du capitalisme anglo-saxon : forte concentration de la propriétéaux mains des familles et des entreprises en France et en Allemagne et fina-lement forte densité des réseaux de dirigeants [Windolf, 2000]. En France,

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CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE… 117

en 1998, seul un petit groupe d’entreprises étrangères échappait au maillageconstitué par les échanges de dirigeants typique du capitalisme à la française[Alcouffe et Alcouffe, 2002 ; Yeo, 2003] tandis qu’en Allemagne la densitédes liaisons financières et personnelles avait conduit Windolf à parler de la« Deutschland AG » [Windolf, 2000].

L’étude des liaisons personnelles et financières au sein des plus grandesentreprises allemandes indique une baisse considérable depuis le début desannées 1990 des liaisons personnelles par échange d’administrateurs quiseraient en voie de disparitions dans les années 2000. Ainsi dans les années1990, en se basant sur les 15 plus grandes sociétés allemandes, Windolf[2000] a relevé une baisse très forte de la densité des échanges d’adminis-trateurs à mesure que les liens financiers se dénouaient. Plus récemmentKrempel [2007] a confirmé le desserrement des liens financiers entre lesentreprises allemandes entre 1996 et 2004 comme l’avait déjà montréWindolf [2000] pour la période 1992-2000 et Höpner et Krempel [2004]pour la période 1996-2002. Ces deux auteurs tentaient d’expliquer ces chan-gements en combinant une approche historique de la gouvernance des entre-prises avec l’histoire politique de l’Allemagne. Pour sa part, Windolfestimait que les interconnexions entre entreprises représentaient une formede régulation des marchés, mais dès lors que les marchés pertinents ne sontplus les marchés nationaux, la régulation nationale ne présente plus la mêmeprotection et partant le même intérêt pour les participants aux réseaux, cequi lui faisait conclure à la disparition de la Deutschland AG et entrevoirune possible Europa AG préfigurée par les fusions transnationales et leséchanges d’administrateurs entre firmes européennes.

La disparition du capitalisme rhénan et les évolutions en cours dans lesmodèles japonais et coréens [Lee, 2005] illustrent le triomphe des actionnai-res (shareholder value) sur la conception partenariale de l’entreprise (stake-holder value). Pourtant notre étude montre la persistance de certains traitsdu capitalisme à la française en dépit de l’appel croissant aux marchés finan-ciers pour assurer le financement des entreprises.

CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE EN FRANCE

Notre étude se base sur les conseils d’administration (CA) des sociétésappartenant au CAC 40 entre 1998 et 2006. Ces sociétés sont à quelquesexceptions près de droit français et par conséquent, le terme de conseild’administration en toute rigueur ne s’applique qu’à celles qui ont opté pourcette structure. Nous avons considéré néanmoins que l’on pouvait désignersous ce terme aussi l’ensemble formé par le conseil de surveillance et ledirectoire. Comme on le verra, le périmètre des « administrateurs » pourraitêtre élargi aux administrateurs des grandes filiales qui ont souvent des

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fonctions de direction tout à fait considérables et peuvent représenter legroupe aux conseils d’administration d’autres sociétés.

Élément essentiel de la gouvernance, le conseil d’administration est aucœur des réflexions (Rapports Viénot 1 et 2, rapport Bouton, rapportClément) et a fait l’objet de modifications du cadre légal. Deux traits desorganes dirigeants ont fait l’objet de beaucoup d’attention, la taille et lacomposition des CA.

La littérature sur le sujet est très vaste et en pleine expansion mais lesétudes empiriques ont plutôt confirmé l’idée que la taille dépendait defacteurs très spécifiques aux caractéristiques de l’entreprise et du contextedans lequel elle opère [Boonea et alii, 2007]. Les deux rapports Viénotavaient accordé beaucoup d’importance à la composition des CA etsemblaient s’inspirer de l’idée de la théorie des votes et de la théorie del’agence selon laquelle l’efficacité exigerait de resserrer la taille des CA. LaLoi NRE, art. 129 fixait la taille des CA à dix-huit membres en laissant auxsociétés un délai pour se mettre en conformité jusqu’au 16 mai 2004 tout enprévoyant une exception en cas de fusion, le CA pouvant alors atteindrevingt-quatre membres. Cette relation inverse entre taille et efficacité seretrouve en 2004 dans les considérations du rapport Clément qui introdui-sent un projet de loi sur la gouvernance des sociétés commerciales visant« la responsabilisation accrue du conseil d’administration ». Pour lerapport, elle est conditionnée par « l’implication de l’administrateur de lasociété qui passe par un conseil d’administration plus resserré » [Clément2004, p. 36]. L’article 1er proposait ainsi de limiter le nombre de sesmembres à quatorze, une recommandation qui reste lettre morte.

Tableau 1 : Taille des Conseils d’administration

L’existence de plusieurs statuts juridiques des sociétés faisant partie duCAC40 et des membres des organes de direction pose un problème de péri-mètre à prendre en considération. C’est ainsi que nous avons considéré queles administrateurs des sociétés à directoire et conseil de surveillance appar-tenaient indifféremment à ces deux structures. Enfin, dans l’optique

taille du CA10 et

moins11-14 15-18

19 et plus

MoyenneÉcart type

Médiane

1998 4 7 12 17 17,95 6,02 18

2000 4 9 6 21 18.45 6,21 18

2002 2 5 14 19 17,98 4,31 18

2004 2 6 15 17 17,52 3,89 18

2006 0 7 14 19 18,57 4,02 18

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d’étudier les liaisons personnelles établies à travers la présence dansplusieurs instances de direction, nous avons inclus dans les « dirigeants »les directeurs généraux, les directeurs généraux délégués (DGD) comptetenu des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi NRE mais aussi lescenseurs et les présidents honoraires qui assistent aux CA avec voix consul-tatives. L’intégration des DGD parmi les « dirigeants » des sociétés anony-mes paraît légitime car comme l’écrit Conac [2001], « l’équipe de directiond’une société anonyme ayant opté pour la dissociation des fonctions ne sedistinguera donc plus beaucoup de celle constituée par le directoire ».

Les censeurs ne sont pas prévus par les textes mais ils ne sont pas nonplus prohibés. Désignés par les actionnaires, ils les représentent au CA. Pourles dirigeants statutaires, c’est un moyen de donner à des actionnaires undroit de regard et une façon de désarmer leur activisme. Le très faiblenombre de sociétés dotées de censeurs rend les biais introduits par cetteextension sans conséquence significative.

Nous observons dans le cas des sociétés du CAC 40 des variations assezsensibles de la taille moyenne en fonction des entrées et sorties même si lamédiane est constamment fixée à 18 (cf. tableau 1). Une majorité d’entreeux se situe au-dessus du maximum prévu par la loi mais il ne semble pas yavoir de sanction concernant ce dépassement et diverses exceptions(fusions) permettent de dépasser le maximum de 18.

CUMUL DES MANDATS ET RÉSEAUX D’ENTREPRISES

Le cumul des mandats a fait l’objet de vives critiques des différentsrapports et commissions qui se sont penchés sur le gouvernement d’entre-prise en France (Rapports Viénot 1 et 2, rapport Bouton, rapport Clément).Le premier rapport Viénot voyait dans « la multiplication des participationscroisées » et dans le nombre important d’administrateurs réciproques » unemarque de la « faiblesse du capitalisme français » dont il souhaitait larésorption. Le cumul des mandats était explicitement épinglé (notammentlorsqu’il concerne les PDG) et la charte de l’administrateur recommandaitde limiter à cinq le nombre de mandats détenus par les PDG [Viénot, 1995]2.Ces préconisations n’eurent guère d’effet et le second rapport Viénot d’unton un peu désabusé croit utile de préciser dans ses développements consa-crés aux administrateurs :

En dernier lieu, le Comité juge indispensable de procéder au rappel de la règle que lerapport de 1995 avait posée : un administrateur exerçant des fonctions exécutivesdans une société cotée doit limiter le nombre de mandats qu’il exerce dans d’autres

2. L’administrateur doit consacrer à ses fonctions le temps et l’attention nécessaires.Lorsqu’il exerce des fonctions de président ou de directeur général, il ne devrait en principepas accepter d’exercer plus de cinq mandats d’administrateur dans des sociétés cotées fran-çaises ou étrangères extérieures à son groupe.

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sociétés cotées françaises ou étrangères extérieures à son groupe, et en tout cas s’in-terdire d’en exercer plus de cinq [Viénot, 1995, p. 15].

Deux ans plus tard la loi dite des « nouvelles régulations économiques »(NRE) (loi n° 2001-420 en date du 15 mai 2001) allait au-delà. Présidents,directeurs généraux, membres de conseil d’administration, membres deconseil de surveillance, membres de directoires et directeurs générauxuniques avaient ainsi jusqu’au 16 novembre 2002 pour se mettre en confor-mité avec les nouvelles règles sur le cumul des mandats. À défaut, ils devai-ent être réputés démissionnaires de tous leurs mandats.

Le péril était grand pour les administrateurs. Mais peu avant l’échéance,les dirigeants réussirent à « assouplir la loi » en multipliant les dérogations(loi n° 2002-1303 du 29 octobre 2002). Ainsi de nombreux mandats échap-pèrent à la règle en particulier ceux exercées dans des filiales cotées et noncotées comme dans des sociétés sœurs. Cette confusion du mandat exercédans le conseil d’administration de la tête du groupe avec ceux des filialeset sociétés sœurs conduit à l’inverse à s’interroger sur le périmètre desconseils à prendre en considération lorsqu’on étudie les échanges d’admi-nistrateurs (administrateurs réciproques). Ne faudrait-il pas inclure, au-delàdes CA des holdings de tête ceux des filiales importantes3 ? Notre études’est limitée volontairement au périmètre le plus restreint.

Alcouffe et Alcouffe [2002] ont étudié l’ensemble des sociétés cotées en1998 et montré qu’un millier d’administrateurs siégeait dans plus d’unesociété créant ainsi des liaisons personnelles entre les sociétés. Naturelle-ment, ce sont les dirigeants des plus grandes entreprises qui sont le plussollicités. Aussi, il n’est pas surprenant de trouver un nombre élevé de« cumulards » parmi les sociétés du CAC 40.

L’évolution durant la période conforte les observations précédentes.Durant les années 2002-2003 apparaissent les conséquences de la loi NREqui limitait le nombre d’administrateurs par CA. Cette limitation a réduit lenombre des administrateurs détenant un seul mandat tandis que le nombredes « cumulards » est à peine touché et repart à la hausse par la suite (cf.tableau 2).

3. Dans Alcouffe et Alcouffe [2002], les auteurs retiennent une définition large des admi-nistrateurs considérant par exemple dans le cas de la BNP qu’il y avait lieu d’inclure nonseulement les administrateurs du conseil d’administration de la holding de tête mais aussiceux de BNP Finance, BNP Guyane, BNP Intercontinentale accroissant ainsi sensiblement lenombre des administrateurs réciproques au sein de l’échantillon des 30 plus grands groupesfrançais étudiés.

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Tableau 2. Les administrateurs cumulards au sein du CAC 40 de 1998 à 2006

Les réseaux de sociétés constitués par les liens personnels résultent de ladétention de deux ou plusieurs mandats dans différentes sociétés parcertains administrateurs. D’après Davis et Mizruchi [1999], la méfiance àl’égard des réseaux et leur dénonciation sont fort anciennes et sous la formeprécise de la chaîne de connexions, elles ont près d’un siècle. Ainsi Brandeis[1914] voyait dans les imbrications des conseils d’administration un moyenpour les banques d’affaires, les compagnies d’assurances et les banques dedépôts qu’elles contrôlent d’assoir leur pouvoir : « Quand un banquier estentré dans un conseil d’administration – quelle qu’en soit la raison – sonemprise s’avère tenace et son influence est habituellement décisive, car ilcontrôle la source de nouvelles ressources financières » (p. 11). Il soutenaitque « la pratique des CA imbriqués était la source de bien des maux. Elleest une offense vis-à-vis des lois humaines et divines, créant une chaîne sansfin de liens qui est l’instrument le plus puissant du trust de la monnaie »(p. 51-52, cité par Davis et Mizruchi [1999]).

Si ces craintes paraissent aujourd’hui relever du registre conspiration-niste, l’existence d’administrateurs cumulant les sièges d’administrateurssuscitent toujours la méfiance voire l’hostilité de l’opinion mais aussi desprofessionnels. Ainsi, dans ses recommandations sur le gouvernement

Sièges détenus 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006

1 475 463 476 421 455 447 429 472 520

2 43 49 57 65 63 66 76 67 61

3 17 22 19 14 21 25 22 21 21

4 8 11 13 12 10 7 11 6 7

5 10 5 4 5 6 5 2 2 2

6 2 1 2 2 2 1 0 0 0

7 0 1 1 1 0 0 0 0 0

Total administra-teurs

555 552 572 520 557 551 540 568 611

Dont cumulards 80 89 96 99 93 94 111 96 91

% cumulards 14,14 16,12 16,78 19,04 20, 4 21 20,56 16,9 14,89

Total sièges cumulards

231 246 262 264 271 266 272 231 223

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d’entreprises, l’Association française de gestion financière (AFG) –l’organisation professionnelle représentative de l’industrie française de lagestion d’actifs financiers – déclare :

Par principe, l’AFG n’est pas favorable à l’existence d’administrateurs réciproques etaux participations croisées, sauf si celles-ci résultent d’une alliance stratégique se si-tuant dans un projet économique commun déclaré. En dehors de ce cas, cette pratiqueconstitue un obstacle à la transparence et à l’indépendance de décision de la société[AFG, 2004, p. 13].

On voit en effet comment les conseils peuvent vraiment statuer sur desdécisions stratégiques dès lors qu’un membre du conseil des sociétésconcurrentes siège. Le seul moyen d’éviter les conflits d’intérêts est bien sûrde cantonner les conseils dans un rôle très subordonné qui va à l’encontredes principes de gouvernance. Les évolutions du capitalisme allemand danslesquelles beaucoup de liaisons ont été dénouées confortent l’idée selonlaquelle les marchés financiers seraient en mesure d’imposer cette indépen-dance des conseils. Il est important d’observer la situation française danscette perspective.

La méthodologie de l’étude

Pour pouvoir déterminer les liaisons entre sociétés suscitées par lesadministrateurs cumulant plus d’un siège, il est nécessaire tout d’abordd’examiner les liens entre les administrateurs et les sociétés dans lesquellesils siègent. On peut distinguer trois situations :

1. l’administrateur est une personne physique identifiée sans rattache-ment à une personne morale.2. l’administrateur est une personne physique, mais elle est explicite-ment le représentant d’une personne morale identifié.3. l’administrateur est une personne morale et la personne physique quila représente n’est pas identifiée.Dans le premier cas, si un administrateur siège dans deux conseils

d’administration, il crée une liaison ou une connexion entre les deuxsociétés correspondantes. Dans le second cas, nous avons pris une défi-nition limitative des liaisons entre sociétés : supposons que M. N. repré-sente la société X dont il n’est pas administrateur dans le CA de lasociété Y, nous n’avons pas estimé que cela créait une liaison person-nelle entre X et Y. Par contre, si M. Dupont représente la société X dansla société Y et dans la société Z, nous avons considéré que ce cumul demandats créait une liaison personnelle entre les sociétés Y et Z. Si nousavions pris le parti pris inverse de considérer qu’il y avait une liaisonincarnée par des présences dans les conseils d’administration dès lorsque M. N. était le représentant de la société X respectivement entre lessociétés X, Y et Z, le nombre des liaisons aurait explosé en raison de la

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présence de représentants des banques et compagnies d’assurances dansde nombreux conseils4.

Au cours des dernières années, la sociologie mathématique a développéde nombreux outils qui peuvent être utilement utilisés pour analyser lesréseaux interentreprises créés par les administrateurs cumulards. Lapremière étape consiste à repérer les administrateurs (au sens défini ci-dessus) siégeant dans plusieurs conseils d’administrations. Ces informa-tions sont récapitulées dans des matrices des liaisons. Les mêmes sociétésfigurent en ligne et en colonne et pour chacune des intersections on note pardes 1 ou des 0 la présence ou non d’administrateurs communs. Une mesureimmédiate des liaisons internes à un ensemble de sociétés est fournie par ladensité du réseau qui correspond au ratio entre les 1 et les 0 de la matricedes liaisons.

Une seconde mesure est fournie par la distance entre les sociétés tellequ’on peut la mesurer à travers les liaisons personnelles. Sur la figure ci-dessus, X, Y, et Z appartiennent à un réseau constitué par le cumul demandats de MM. Dupont et Durand. La société Y est équidistante de X etde Z, tandis que la distance entre X et Z est égale à 2. Ces définitionspermettent des mesures de centralité. Nous avons utilisé celles proposéespar Freeman [Degenne et Forsé, 2004].

Les résultats

La composition du CAC 40 varie en permanence en raison des taux decroissance (externe et interne) différents des sociétés. On peut cependantidentifier sur la période considérée un noyau stable de vingt-huit sociétés quiont figuré en permanence dans les quarante plus grandes sociétés françaises.Nous avons donc pu calculer des indicateurs pour l’ensemble des entreprisesle CAC 40 (avec rotation) et l’ensemble stable (sans rotation). Les premièresindications concernant la structure du capitalisme français sont fournies parle degré d’interconnexion des ensembles considérés. Toutes les sociétés dugroupe stable sont interconnectées sur toute la période et une seule année, en1998, le CAC complet a présenté un réseau de trente-huit sociétés tandis que

4. Ces représentants sont souvent des PDG ou des administrateurs des filiales les plusimportantes des sociétés qu’ils représentent. Le nombre de liaisons aurait aussi explosé sinous les avions inclus dans une conception extensive des organes de direction des sociétésdans lesquelles ils sont employés.

Dupont DupontDurand

Durand

X Y Z

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124 LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

Bic et STMicroelectronics restaient isolés. Il s’agissait de deux sociétés avecdes marchés et des implantations mondiales et des structures particulières(respectivement un contrôle familial et un contrôle binational carST Microelectronics provenait d’une fusion entre une entreprise italienne etune entreprise française). Il faut noter que depuis 1999, ST Microelectronicsa toujours eu des administrateurs communs avec d’autres sociétés du CAC 40tandis que le glissement de Bic hors du CAC 40 a supprimé cette exception.

Globalement les courbes de tendance pour les deux ensembles considé-rés indiquent un accroissement de la densité des réseaux – une évolution trèsdifférente de celles observées en Allemagne. Une observation fine desévolutions montre qu’une société comme Arcelor qui a fait l’objet d’uneOPA, était en 2006 celle dont le degré de centralité était le plus faible. AprèsOPA, Mittal Arcelor présentait un degré d’intégration encore plus faiblepuisqu’il n’était relié au réseau que par François Pinault, administrateur deMittal en même temps que président d’honneur de LVMH. Mais cet effet del’OPA hostile du groupe Mittal sur Arcelor devrait s’atténuer avec l’entréeannoncée de Lakshmi Mittal au CA d’EADS en même temps que celle deMichel Pébereau (agence Reuters, 5/10/2007).

Si l’on observe l’ensemble des sociétés qui ont figuré durant toute lapériode dans le CAC 40 (cf. tableau 3), comme on pouvait s’y attendre, ladensité est constamment plus forte et surtout elle se retrouve en fin depériode d’observation à un niveau supérieur à celui observé au début, ce quiconfirme la stabilité des échanges d’administrateurs.

La densité est par ailleurs sensiblement plus faible que dans l’étude ducapitalisme allemand par Windolf [2000] qui affichait une densité de 0,79en 1992/3 et encore 0,58 en 2000. Dans tous les deux ensembles françaisconsidérés, les densités sont beaucoup plus faibles que dans le cas allemandqui ne portait, il est vrai, que sur 15 grandes sociétés. Le nombre desconnexions possibles au sein d’un ensemble de sociétés varie comme lecarré du nombre des sociétés concernées, il est donc normal que la densitébaisse mécaniquement avec le nombre des sociétés. Il était donc intéressantde sélectionner un échantillon de même taille pour comparer la France etl’Allemagne. C’est pourquoi nous avons sélectionné les quinze sociétés lesplus centrales des deux années 1998 et 2006 pour calculer l’évolution de ladensité des interconnexions les concernant.

Comme on pouvait s’y attendre, les densités sont plus élevées que dansl’ensemble formé du CAC 40 et on observe une baisse entre les annéesextrêmes (0,62 en 1998 et 0,51 en 2006). Le résultat ne semble pas supporterpour le cas français les conclusions de Windolf et Krempel pour le cas alle-mand dans la mesure où il s’explique largement par un des effets de la loide 2001. En limitant le nombre de mandats à cinq, elle oblige au départ d’unadministrateur à rechercher un administrateur ayant moins de cinq mandats,ce qui explique la baisse du nombre moyen de mandats détenus par lescumulards et il faudra sans doute un cycle complet de renouvellement des

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administrateurs (six ans) pour évaluer le résultat final en termes de densitédes réseaux d’administrateurs.

La distance moyenne fournit une confirmation de ces résultats. Onobserve tout d’abord que les distances moyennes sont faibles et décroissan-tes. La distance maximale entre sociétés est égale à 4 en 1998 comme en2006. Veolia, qui n’est que la quatrième société dans les mesures de centra-lité, réussit même à n’être qu’à une distance maximale de 2.

Tableau 3. Matrice des liens personnels entre les quinze sociétés les plus centrales, 2006

Ces remarques peuvent être rapprochées de l’évolution du pourcentage decumulards dans la population des administrateurs du CAC 40, comme lemontre le graphique ci-dessous. Ce pourcentage varie entre un minimum de14 % en 1998 et 21 % en 2003 (cf. tableau 2). Après ce pic, il fléchit par la suitepour se retrouver en fin de période autour des valeurs initiales. Mais le cumuldes sièges conduit à un pourcentage de sièges détenus par les cumulards beau-coup plus élevés et variant entre 30 et 38 %. Comme on l’a indiqué, la valeur

2006 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15

1 ACCOR 1 1 1 1 1 1 1 1

2 AIR LIQUIDE 1 1 1 1 2 1

3 AXA 1 2 1 2 1 1 1

4 BNP PARIBAS 1 1 2 1 3 1 1 1 3 1 1 2

5 L’OREAL 1 1 1 1 3 2 1

6 LAFARGE 1 1 3 1 1 1 1

7 LAGARDERE 1 1 1 1 1 1

8 PPR 1 1 1 1 1

9 RENAULT 1 1 3 1 1 1 1

10 SAINT-GOBAIN 1 2 3 1 2 1 1

11 SANOFI-AVENTIS 2 1 2 1 3 1

12 SUEZ 1 1 1 1 2 3

13 THALES 1 1 1 1 1

14 TOTAL 1 1 1 1 1 3 3 1 1

15VEOLIA ENVI-RONNEMENT

1 2 1 1 1 1 1 1 1 1

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basse atteinte en fin de période correspond à l’entrée de Mittal dans le CAC 40et les entrées annoncées au CA d’EADS de Lakshmi Mittal en même tempsque celle de Michel Pébereau (agence Reuters, 5/10/2007) devraient releversensiblement le pourcentage de sièges détenus par les cumulards.

L’observation du poids des cumulards dans les CA permet de relier cesdifférents résultats. Le maintien d’une densité élevée a été rendu possiblemalgré la limitation du cumul des mandats par l’accroissement du pourcen-tage des administrateurs cumulards (détenant deux ou trois sièges).

CONCLUSION

Notre étude montre que les réseaux de sociétés formés par le cumul demandats d’administrateurs restent vivaces au sein des plus grandes sociétésfrançaises (cf. infra, schéma 1). Le poids des cumulards au sein du réseauCAC40 reste important tandis que la densité des réseaux d’administrateursn’a pas baissé entre 1998 et 2006 et cela malgré une nouvelle législationlimitant la taille des conseils ainsi que le nombre de mandats.

Cette persistance peut s’expliquer par l’effet « small world » qui atendance à s’amplifier de façon paradoxale à l’heure de la mondialisation.L’étude biographique des administrateurs largement issus des mêmesformations [Chaabani, 2004] éclaire ce phénomène tandis qu’un rapproche-ment avec les performances permettrait de l’évaluer en termes d’efficacité.

Il conviendrait également d’élargir le champ d’observation par exempleau SBF 120 ou à l’ensemble des sociétés cotées pour s’assurer que lemaillage de l’économie française observé en 1998 a résisté aux change-ments de la dernière décennie.

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Schéma 1. Des connexions au sein du CAC 40 en 2006 – toutes les sociétés sont interconnectées

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6

Les limites de l’externalisation dans une industrie imparfaitement

modulaire : leçons à partir de l’automobile

Vincent Frigant

INTRODUCTION

Si initialement la production modulaire ou modularité semblait nedevoir intéresser que les ingénieurs puisqu’elle renvoie fondamentalementà une manière de décomposer/recomposer un produit complexe en tâchesélémentaires, elle a donné lieu à une abondante littérature en économieindustrielle et science de gestion depuis une quinzaine d’années. En effet,derrière les enjeux technologiques se dessinent des enjeux organisationnels.Les développements parallèles de la modularité et d’un mouvement généralde désintégration verticale amènent ainsi à s’interroger sur le lien potentielentre les deux phénomènes. Analytiquement, il s’agit de réinterrogerl’hypothèse d’une causalité entre architecture produit et architectureorganisationnelle ; l’hypothèse d’une relation entre les modes de concep-tion/production/utilisation d’un produit et la forme organisationnelle apte àexploiter et/ou générer ces modes.

Parmi les questions explorées, celle de la frontière de la firme et de lamanière dont elle doit gérer son réseau de fournisseurs se trouve au cœurd’une littérature qui se développe selon deux orientations [Frigant, 2005].Selon une première branche, l’exploitation efficace des propriétés d’unproduit modulaire nécessite la mise en place d’une organisation isomorphi-quement modulaire où s’impose la figure d’un donneur d’ordres recentrésur des compétences foncières étroites coordonnant un vaste réseau de four-nisseurs selon des principes marchands [Baldwin, Clark, 2000 ; Sanchez,Mahoney, 1996 ; Langlois, 2003 ; Langlois, 2002 ; Sturgeon, 2002]. Ladeuxième branche souligne que la modularisation des produits les pluscomplexes s’accommode mal d’une externalisation poussée et nécessite, àtout le moins, une coordination étroite avec des fournisseurs gérés selon des

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principes relationnels [Brusoni, Prencipe, 2001 ; Brusoni, Principe et Pavitt,2002 ; Prencipe, Davies et Hobday, 2003]. L’avènement des firmes virtuel-les, d’un LegoLand annoncé comme l’écrit K. Pavitt [2003], est empirique-ment et théoriquement contestable.

Cet article souhaite s’inscrire dans ce débat en l’éclairant par le cas del’industrie automobile qui expérimente la modularité depuis désormais unedizaine d’années. Il s’agira d’étudier comment l’industrie automobile s’estemparée de la modularité et de voir comment les arguments avancés lors dela controverse précédente s’incarnent dans ce secteur. Au passage, nousmontrerons qu’il convient également d’élargir les problématiques prises encompte et notamment de considérer les stratégies des firmes, constructeurset surtout équipementiers, ce qui est relativement peu fait dans les deux litté-ratures précédentes focalisées sur des questions cognitives [Frigant, 2005 ;Mouchnino, Sautel, 2007].

Notre étude part de l’hypothèse que l’industrie automobile est fonda-mentalement une industrie complexe. En ce sens, elle se rattache plutôt à« la seconde littérature » sur la modularité. Les constructeurs sont des inté-grateurs systèmes au sens d’A. Prencipe et S. Brusoni comme le montraitM. Sako [2003]. Toutefois, sur les dernières années, on observe que le tauxd’intégration verticale de ces entreprises décline singulièrement au fur et àmesure qu’on modularise l’automobile. Désormais, en occident, 75 à 80 %du prix de revient des automobiles sont réalisés par les fournisseurs. Faut-ilen conclure que l’automobile est devenue/devient un produit parfaitementmodulaire au sens de la « première littérature » ? Doit-on envisager que lescomportements stratégiques des firmes négligés par une grande partie deces travaux conduisent à des prédictions inattendues ? Que les entreprisesprennent des risques mal calculés ? Qu’il existe des conditions rendantcompatibles externalisation croissante et modularité imparfaite ?

Pour examiner ces questions nous procéderons en quatre temps. Enpremier lieu, nous explicitons la nature irréductiblement non modulaire del’automobile. Les trois sections suivantes analysent les limites de l’externali-sation dans ce contexte en considérant deux risques et en soulevant une ques-tion. Nous étudions les risques d’externaliser massivement quand onconsidère tout d’abord les aspects cognitifs puis les stratégies des acteurs. Cesecond volet suggère de s’attarder sur les fournisseurs de modules, et ladernière section cherchera à montrer qu’un des avantages attendus de l’exter-nalisation, à savoir la réduction des coûts de production, est discutable.

L’IRRÉDUCTIBLE IMPURETÉ DE LA MODULARITÉ

Même si on refuse tout déterminisme technologique, un questionnementen termes de modularité doit toujours partir de cette dimension car c’est parses propriétés technologiques que se définit un produit modulaire et que se

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LES LIMITES DE L’EXTERNALISATION… 133

fonde sa différenciation par rapport à toute autre forme de produit. Nouspartirons ainsi de la définition désormais classique de K. Ulrich [1995] pourdécrire la forme qu’emprunte la modularité dans l’automobile et en montrersa dimension impure.

La déclinaison de la modularité dans l’automobile

Selon K. Ulrich [1995], il est possible de distinguer les produits selonleurs propriétés architecturales qui renvoient à la manière dont s’incarne lafonction d’un produit en composants physiques et les interactions qu’entre-tiennent entre eux les différents composants constitutifs du produit final. Iloppose les architectures modulaire et intégrale. L’architecture d’un produitest qualifiée de modulaire lorsque :

1) le produit global résulte de l’assemblage de différents sous-ensembles[les modules] qui ont pour propriétés d’être fonctionnellement autonomeset indépendants ;

2) ces sous-ensembles sont reliés les uns aux autres par des interfacespréalablement définies.

A contrario, une architecture dont le produit résulte de l’assemblage desous-ensembles physiquement interdépendants ou plurifonctionnels et/oudont les interfaces sont découplées sera qualifiée d’intégrale.

Si cette définition possède le mérite d’établir ce qu’est, ou non, unproduit modulaire, elle souffre d’être dichotomique. On peut penser qu’ilexiste des degrés dans la modularité et qu’un continuum existe entre cesdeux extrêmes. Ces situations que nous qualifierons de modularité impar-faite peuvent se concevoir selon deux optiques1. Horizontalement, on peutenvisager qu’un produit comporte des éléments stabilisés et découplés alorsque d’autres doivent être re-conçus à chaque génération de produit car struc-turellement liés aux autres choix technologiques. Verticalement, dans lesens où on peut considérer que les sous-ensembles sont eux-mêmes dessous-architectures pouvant être intégrales ou modulaires2.

Ces configurations « imparfaites », selon qu’elles penchent plutôt ounon du côté de la modularité pure, retrouvent à des degrés variables lesavantages économiques d’une architecture modulaire qui ont longuementété discutés dans la littérature : raccourcissement des délais de conception,réduction des coûts de RD, diversification du produit, retardement des irré-versibilités technologiques… [Garud, Kamaraswany, 1995 ; Ulrich, 1995 ;

1. Une autre manière d’envisager un continuum est de changer de niveau d’analyse. Clarket Baldwin [2000] distinguent la Modularité en Conception, Production et Utilisation selonque l’on se place en amont ou en aval du cycle de production du produit. Un produit est parexemple modulaire sur une étape mais pas sur les autres.

2. La mesure du degré de modularité d’un produit est inscrite sur l’agenda de plusieurséquipes de recherche. L’équipe autour de T. Fujimoto (MMRC, Université de Tokyo) estprobablement l’une des plus avancées sur ce point (par exemple, Fujimoto, Ge [2006]).

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134 LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

Baldwin, Clark, 2000 ; Sanchez, 2000 ; Schilling, 2000]. Le point clé pournotre analyse est que la modularité porte en elle les germes d’un approfon-dissement de la division du travail car la réalisation d’un produit modulaires’appréhende comme une série de tâches réalisables séparément et synchro-niquement en production (la fabrication de chaque sous-ensemble qu’ils’agit ensuite d’assembler) et en conception grâce à la spécification ex antedes interfaces. La notion d’interface est cruciale dans l’analyse de la modu-larité puisqu’elles encapsulent toute l’information nécessaire à la concep-tion détaillée des modules. Cette propriété cognitive permet de réduire demanière drastique l’intensité des interactions entre les agents en charge dudéveloppement que ce soit selon un critère quantitatif (nombre d’itérationsrequises) ou qualitatif (mode de coordination utilisée) [Sanchez, Mahoney,1996]. Autant d’éléments qui militent pour l’adoption d’une architectureproduit modulaire et semblent justifier que l’externalisation puisse être levecteur organisationnel de sa mise en œuvre. Les travaux empiriques souli-gnent que de nombreuses industries d’assemblage ont adopté à la suite de lapionnière informatique [Baldwin, Clark, 2000 ; Sturgeon, 2002], ce couplemodularisation/externalisation comme l’électronique [Langlois, Robertson,1992] ou la construction de cycle [Galvin, Morkell, 2001] ou tendent à s’enrapprocher comme l’aéronautique [Mouchnino, Sautel, 2007].

L’automobile, produit complexe par excellence, n’échappe pas à cettetentation modulaire [Takeishi, Fujimoto, 2003]. Toutefois, exemple d’uneconfiguration imparfaite, les industriels du secteur déclinent de manièresingulière les principes de la modularité. Deux points sont cruciaux. Toutd’abord, les modules sont définis avant tout par leur dimension physique.Face à la contrainte d’intégrité du produit [Clark, Fujimoto, 1991], lesindustriels ont défini les modules comme des sous-ensembles correspon-dant à des parties du véhicule (module avant, module arrière, portière…) oùfinalement très peu de modules sont monofonctionnels (les exceptions nota-bles étant le siège et le moteur et en partie le système d’échappement) maisau contraire plurifonctionnels rompant ainsi avec le principe du mappingone-to-one (à une fonction correspond un sous-ensemble). Les modulesainsi définis s’apparentent plus à des macrocomposants [Volpato, 2004]qu’à des modules au sens pur du terme et ce d’autant plus que les interfacesdemeurent découplées. En effet, la plupart de ces macrocomposants sontspécifiques à un véhicule. Leur mode d’intégration au véhicule doit êtreredéfini de modèle en modèle [Sako, 2003] même s’il existe quelquesexceptions comme les moteurs qui peuvent être partagés entre plusieursmodèles.

La notion de module dans l’automobile s’avère donc relativement éloi-gnée de la définition pure qu’en donne K. Ulrich. Il reste cependant que lasolution pragmatique mise en œuvre par les industriels vise à retrouvercertaines propriétés de la modularité. En effet, les notions de productionséparée et synchronique des éléments physiques se retrouvent dans cette

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déclinaison singulière. De plus, si on se déplace verticalement de l’architec-ture globale du produit aux architectures détaillées des modules, on perçoitque certains modules sont conçus par les fournisseurs de manière relative-ment modulaire. Les équipementiers cherchent à déspécifier la structuresous-jacente aux modules qu’ils livrent (par exemple les armatures métalli-ques des sièges). Pour ces raisons, il nous semble qu’on ne peut qualifierl’automobile d’architecture intégrale mais qu’il s’agit d’une architectureimparfaite, intermédiaire. D’ailleurs, les industriels, constructeurs et équi-pementiers, cherchent à élaborer des architectures de plus en plus modulaires.Cette convergence d’objectifs amène à l’hypothèse suivante : ne serions-nouspas dans une phase transitoire ? Dès lors qu’on suppose que les choix tech-nologiques ne sont pas puisés parmi un annuaire des technologies, ne peut-on compte tenu des avantages économiques de la modularité considérer queles firmes parviennent à « purifier » l’architecture de l’automobile ?

Un état transitoire ou perpétuellement renouvelé ?

Dans sa réflexion séminale sur la modularité, H. Simon [1962] souligneque la décomposition modulaire d’un système complexe est nécessairementcontingente à l’avancée des connaissances. Dans cette perspective, on peutenvisager que, à terme, les firmes incitées par l’intérêt économique de lamodularité engagent des ressources suffisantes permettant d’améliorer ledegré de modularité de l’automobile. L’argument fait d’ores et déjà sens sion considère que la définition sectorielle de la modularité dans l’automobileconstitue bien la preuve, guère évidente il y a quelques années, qu’il estpossible de décomposer physiquement le véhicule en des blocs de macro-composants. Dans ce cadre, on peut admettre que certaines innovationsconcernant par exemple l’électronique ou la conception informatisée,devraient permettre d’aller plus loin dans la voie de la modularité. Ainsi,F. Veloso et S. Fixson [2001] montrent comment les systèmes d’airbag sontdevenus plus modulaires grâce au progrès de l’électronique et de la minia-turisation sous l’impulsion de producteurs d’airbag dont l’avenir économi-que dépendait de leur faculté à compacter et fiabiliser cette fonctionnalitéafin que les constructeurs l’intègrent à l’ensemble de leurs modèles.

S’il ne s’agit pas ici de nier que des progrès puissent être accomplis, ilreste qu’au niveau analytique deux séries d’arguments amènent à contesterl’hypothèse d’une transition pour y substituer celle d’une irréductibilité.

La première série d’arguments se décline en deux temps sur un registreplutôt d’ordre technologique. En premier lieu, la définition des produitssubit l’influence des évolutions réglementaires. Les sujets le plus sensiblesactuellement concernent les réglementations environnementales et sécuri-taires. Le durcissement des contraintes de recyclabilité, de rejets (CO2notamment), de protection des passagers et des piétons, des normes deproduction… sont autant d’éléments qui nécessitent d’explorer de nouvellesvoies technologiques (matériaux, processus de production et d’assemblage,

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design des pièces…). À chaque génération, les ingénieurs en charge del’architecture générale (voiture) et détaillée (les modules) se doiventd’introduire des innovations. En deuxième lieu, si l’automobile renvoyait ily a quelques années encore principalement au monde de la mécanique et del’hydraulique, désormais elle mobilise un vaste champ de technologiesrenvoyant à des domaines de compétences dissemblables. Le développe-ment de l’électronique mais aussi des vitrages par exemple, conduit à fairede l’automobile un produit technologiquement composite. En statique, cettediversité n’est guère un problème et la modularisation se veut justement unemodalité de gestion de cette complexité. Toutefois lorsqu’on se place endynamique ce sont les limites intrinsèques de cette modalité que l’onperçoit. En effet, ces technologies connaissent des rythmes d’innovationsdifférenciés ce qui contraint les développeurs à reconsidérer en permanenceles interactions physiques entre les composants ainsi que les nouvellesoffres fonctionnelles qui découlent des progrès sur un domaine ou un autre[Brusoni, Prencipe, 2001]. Dès lors, soit l’architecture est figée et la qualitédu produit final se détériore (matériellement parce que des incompatibilitéssurgissent ou en termes d’opportunités manquées), soit l’architecture(globale et détaillée) est redéfinie en fonction des progrès réalisés. Ledeuxième choix étant privilégié, les interfaces sont instables ainsi que lesmacrocomposants eux-mêmes.

La deuxième série d’arguments est plus explicitement organisationnellecar elle renvoie aux comportements stratégiques des firmes en présence. Lesétudes empiriques montrent que loin de constituer un dominant design ausens d’Utterback et Abernathy, la décomposition modulaire est déclinée demanière différente chez les constructeurs automobiles [Gadde, Jellbo,2002]. Une différence nette est ainsi relevée entre constructeurs occiden-taux et japonais ; ces derniers se montrent beaucoup plus prudents dans ledéveloppement des modules et dans l’adoption d’une décomposition modu-laire de l’automobile [Chanaron, 2001]. On pourrait cependant soutenir quecette diversité résulte justement de la nouveauté du passage à la modularitéet que, au terme d’une série d’expérimentations, un modèle s’imposerait.Toutefois, cette interprétation est discutable. M. Sako [2003] et J. Batchelor[2006] montrent que le type de décomposition modulaire adoptée par unconstructeur dépend de l’objectif stratégique conféré à la modularité :modulariser la conception, modulariser la production ou modulariser l’utili-sation. Mettre l’accent sur l’une ou l’autre forme de modularité conduisantà des choix différenciés dans la décomposition modulaire du véhicule, lesmodules diffèrent d’un constructeur à l’autre. J. Batchelor [2006] ajoutequ’une partie de ce choix tient à l’histoire passée de la firme. Dans la mesureoù les constructeurs automobiles sont durablement des firmes différenciéesavec leur propre trajectoire [Boyer, Freyssenet, 2000], il n’existe guère deraisons de penser que ces choix soient tranchés de manière uniforme dansl’industrie et, donc, qu’une seule décomposition modulaire s’affirme. Au

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contraire, l’hypothèse inverse d’une diversité renouvelée semble devoir êtreprivilégiée.

Cette argumentation trouve sa limite si on considère que des prescrip-teurs imposent des modèles de conception. Les fournisseurs de modulespourraient postuler à ce rôle. Toutefois, sur le plan conceptuel ceci faitproblème dans la mesure où, par essence, ils ne possèdent que des savoirssur les architectures détaillées (des modules) et non sur l’architecture géné-rale. Ils sont donc nécessairement dans une situation de dépendance dans lachaîne de conception en dépit de leurs efforts pour proposer des solutionsclés en main aux constructeurs. Ces solutions, aussi sophistiquées soient-elles, relèvent d’une course à la différenciation entre fournisseurs de modu-les et ne structurent pas l’offre du produit. Il faudrait pour cela supposerqu’une entente s’établisse sur chaque module entre les différents fournis-seurs ce qui pourrait s’envisager sous l’égide d’une instance de normalisa-tion (professionnelle par exemple). Toutefois, trois éléments freinent ledéveloppement d’une telle solution : 1) l’organisation différente des chaînesd’approvisionnement des constructeurs dont certains conservent de puissan-tes filiales équipementières ; 2) la précaution que prennent les constructeursà organiser une concurrence entre fournisseurs en pratiquant un multi-sour-cing d’un modèle à l’autre de leur gamme ; 3) la possibilité de nouveauxentrants car la pyramide des fournisseurs de modules demeure (encore) rela-tivement ouverte.

La définition pragmatique de la modularité adoptée par l’industrie auto-mobile est donc probablement amenée à perdurer. Loin d’être une phasetransitoire, on doit s’attendre à ce que l’automobile reste un produit impar-faitement modulaire car les dynamiques technologique et organisationnellepoussent vers un renouvellement permanent de la définition des architectu-res. Cette hypothèse soulève deux problèmes au niveau théorique. D’unepart, on ne peut escompter que les interfaces encapsulent toute l’informationnécessaire à la coordination interfirme. D’autre part, les caractéristiques dela demande sont instables : le produit demandé (le module) diffère substan-tiellement d’un constructeur à l’autre et, le plus souvent, d’un modèle àl’autre. La conjugaison de ces deux éléments limite les possibilités d’exter-naliser. Plus précisément, trois problèmes, s’emboîtant mais que l’on peutdistinguer car ils relèvent de logiques distinctes, apparaissent : le risqued’une déperdition de la capacité d’absorption, le risque de comportementsopportunistes, le débat sur l’ampleur de la réduction des coûts de produc-tion. Ces trois éléments constituent bien des limites à l’externalisation caron considère que, selon une logique d’arbitrage telle qu’elle est développéepar exemple par l’économie des coûts de transaction, l’externalisation estune solution efficace dès lors qu’elle ne nuit pas à l’intégrité actuelle etfuture de la firme, à son pouvoir de marché et qu’elle génère des gains surles coûts d’approvisionnement. Trois éléments qui font débat en situation demodularité imparfaite.

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LA RÉDUCTION DE LA CAPACITÉ D’ABSORPTION

Une grande partie du débat sur la modularité se focalise sur la question desfrontières de la firme en termes de connaissances. Le passage à la modularitése traduit par un transfert des lieux où se font la production et l’exploitationde la recherche puisqu’elle doit permettre de déléguer, dans une solution orga-nisationnelle où l’externalisation est choisie, la conception aux fournisseursdes modules (éventuellement en coopération). Dans l’industrie automobile,c’est généralement la voie qui est choisie car les constructeurs se trouventconfrontés à une forte croissance des coûts de RD. Deux mécanismes princi-paux sont en jeu. D’une part, l’accélération de la vitesse de remplacement desvoitures réduit la taille des séries sur lesquelles les constructeurs peuventamortir les coûts de développement. D’autre part, le volume absolu desdépenses augmente car l’immixtion de nouvelles technologies et le renforce-ment des contraintes réglementaires augmentent le montant des dépensesengagées pour développer un nouveau modèle. En outre, au niveau contex-tuel, la contrainte de financiarisation objectivement ou subjectivement subies’accroît, ce qui incite les firmes à externaliser la conception car, ce faisant,elles transforment en coûts variables ce qui relevait de coûts fixes grevant lesratios financiers [Froud, Sokal, Williams, 2002]. Pour les constructeurs, lecouple modularité/externalisation constitue donc une opportunité pour gérerces contraintes via le transfert des coûts de RD aux fournisseurs de modules.Dès lors, ils peuvent réduire la taille de leurs services de RD et les concentrersur le développement des architectures (point clé de la concurrence interfir-mes) tout en profitant d’innovations permanentes à fort potentiel de valorisa-tion marchande réalisées par des fournisseurs cherchant à se construire despositions de monopole d’innovation.

Confier le développement aux fournisseurs devrait permettre d’enclen-cher quatre mécanismes cumulatifs :

1) La concurrence entre fournisseurs devrait amener ceux-ci à accroîtrele rythme des innovations. À un premier niveau, il est attendu que la spécia-lisation des fournisseurs leur permette d’améliorer les fonctionnalités inté-grées dans les modules qu’ils réalisent et donc les caractéristiques (au sensde Lancaster) des produits finaux [Sanchez, Mahoney, 1996]. À un secondniveau, dans une période d’incertitude concernant la définition technologi-que des modules, on s’attend à ce que les fournisseurs réalisent un travail deconception sur les architectures détaillées. Les fournisseurs seraient pluscompétents pour concevoir des architectures nouvelles pour les modulesque les constructeurs car moins soumis aux contraintes organisationnellespassées [Henderson, Clark, 1990] comme semblent le confirmer les étudesempiriques [Fixson, Veloso, 2001 ; Autobusiness, 2004].

2) Confier la conception aux fournisseurs de modules permet d’amélio-rer le design-for-manufacturing. Les modules produits par les fournisseursgagnent en fiabilité et coûts de réalisation car leur processus de production

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est conçu simultanément à leur développement, point crucial dans uneindustrie de masse [Clark, Fujimoto, 1991].

3) Les fournisseurs bénéficient d’économies de substitutions quiproviennent de leur capacité à réutiliser des composants déjà mis au point ettestés au cours de développements précédents [Garud, Kamaraswany,1995].

4) Les délais de développement devraient se réduire, améliorant la flexi-bilité d’initiative du constructeur, par la généralisation du développementparallèle et des pratiques d’ingénierie concourante [Clark, Fujimoto, 1991 ;Baldwin, Clark, 2000].

Ces mécanismes sont cumulatifs car au fur et à mesure que les fournis-seurs se spécialisent dans la conception/production d’un module précis, ilsse déplacent sur la courbe d’apprentissage et renforcent leurs capacités surces différents aspects du processus d’innovation.

L’externalisation serait donc une solution efficace, statiquement par laréduction des coûts de RD le long de la chaîne d’approvisionnement, dyna-miquement grâce aux effets d’apprentissage. Il reste toutefois que cetteargumentation tend à négliger la situation des donneurs d’ordres, enl’espèce les constructeurs automobiles. Des effets pervers peuvent émergerà moyen-long terme du choix de réduire les capacités internes de RD.

Lorsque les interfaces sont instables, la conception de l’architectureglobale du produit requiert de maîtriser les caractéristiques des interactionsphysiques entre les différents modules constitutifs de l’ensemble [Prencipe,2003]. Or, en externalisant la conception des modules, les constructeursperdent nécessairement une partie de leur maîtrise technologique sur ceux-ci. Pour deux raisons au moins : d’une part, parce qu’ils réduisent voiresuppriment leur capacité de recherche sur ces modules ; d’autre part, parcequ’ils se privent des interactions utilisateurs/producteurs [Lundvall, 1988]pour devenir de simples consommateurs de technologies. Certes, des solu-tions organisationnelles peuvent être mises en place pour palier les lacunesapparentes comme par exemple des équipes-plateaux coordonnés par unheavy-manager [Clark, Fujimoto, 1991]. Toutefois, si ces équipes assurentune étroite collaboration interfirmes (constructeurs, fournisseurs), les cons-tructeurs ne peuvent que très partiellement espérer capturer la connaissancesur les caractéristiques détaillées des modules et encore moins sur leurprocessus de production. Ces arguments avancés dans la littérature sur lesComplex Product Systems [Prencipe, Davies, Hobday, 2003] s’incarnentbien dans l’automobile où les constructeurs ont perdu la faculté de dévelop-per de manière autonome certaines fonctions comme les systèmes dynami-ques de freinage [Autobussiness, 2004]. Pour D. Morris et T. Donnely[2006], si les constructeurs conservent une assez bonne connaissance fonc-tionnelle des modules (connaissance sur les fonctions, les applications et lesusages), ils n’ont qu’une connaissance approximative des processus de

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production et de conception d’un grand nombre de modules qualifiés de« Grey box modules » (p. 270).

Analytiquement, la délégation complète de la RD sur les modules setraduit par une réduction de la capacité d’absorption des constructeurs[Cohen, Levinthal, 1990] : les firmes perdent de leur faculté à faire évoluerleur produit et à innover. A. Prencipe [2003] précise ce point en montrant quel’externalisation de la RD peut freiner l’introduction de nouvelles architectu-res. En effet, si l’architecte du produit global ne maîtrise plus les caractéristi-ques des interactions entre les modules, et ne comprend plus les opportunitéstechnologiques et fonctionnelles offertes par les innovations portant sur lesmodules, alors il se trouve dans l’incapacité de concevoir des architecturesradicalement nouvelles. Le produit semble figer. L’externalisation réduit lafaculté d’innover radicalement, fragilisant la position concurrentielle d’unconstructeur désintégré par rapport à ses concurrents intégrés. À plus courtterme, H. Chesbrough et K. Kusunoki [2001] soulignaient que le donneurd’ordres encourt le risque de tomber dans une trappe à la modularité comprisecomme la non-exploitation de toutes les opportunités technologiques décou-lant de la fragmentation des connaissances entre les différents acteurs de lachaîne de valeur. En effet, chaque type de firme dans une industrie modulari-sée et fonctionnant sur la mobilisation de compétences complémentairesexternalisées ne possède qu’une vision fragmentaire de l’ensemble.

Lorsqu’on étudie plus finement le processus d’innovation, cette frag-mentation des connaissances pose également un problème qualitatif.A. Takeishi [2002] montre que la qualité des développements des fournis-seurs est fortement dépendante du degré de maîtrise technologique desconstructeurs, notamment des connaissances architecturales. Son étudeconfirme que les constructeurs qui ont réduit substantiellement le registre deleurs compétences connexes (non foncières), possèdent des taux de réussiteen matière d’innovation moindre que les constructeurs qui entretiennent desformes d’apprentissage importantes sur les architectures détaillées desmodules. De facto, son étude montre que les constructeurs doivent préserveren interne un registre étendu de compétences rejoignant en cela les conclu-sions de Brusoni et Prencipe [2001] sur les industries chimiques et lesmoteurs d’avions. Toutefois, une telle solution revient à une reconsidérationdu choix organisationnel puisqu’elle correspond à un renoncement del’externalisation de la conception détaillée pour profiter des avantagesénoncés ci-dessus chez les fournisseurs, et/ou à une duplication en internedes recherches en maintenant des services de RD réalisant « plus que ce queles firmes font » pour paraphraser le titre de l’article de Brusoni, Prencipeet Pavitt [2001]. Si ce choix organisationnel devrait permettre de réduire enpartie les pertes de capacité d’absorption (partiellement que l’on songe auxinteractions utilisateurs/producteur), il a également pour objet de pallier,également partiellement, les risques de comportements opportunistesémanant des fournisseurs.

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LES RISQUES RÉSULTANT DES COMPORTEMENTS STRATÉGIQUES DES FOURNISSEURS

L’argumentation précédente s’est essentiellement tenue sur un registrecognitif, cependant, il est possible d’en étendre le champ en considérant lescomportements stratégiques des firmes en présence. Dans la littérature surla modularité, il est implicitement supposé que les donneurs d’ordrespeuvent se « virtualiser » car les fournisseurs demeurent dans une positionde dominé. Chez R. Langlois [2003], la « vanishing hand » renvoie fonda-mentalement à une logique marchande où les fournisseurs sont mis enconcurrence et substitués les uns aux autres au gré des appels d’offre selonleur capacité à être le mieux disant. Ce fonctionnement que l’on peut forma-liser en termes de gestion des relations verticales par l’exit [Frigant, 2005]est cependant contestable y compris dans les industries les plus modulaires.Intel et Microsoft, fournisseurs des modules microprocesseur et logicielsystème, montrent que la dynamique endogène à l’industrie peut conduire àune inversion du pouvoir de marché. Dans l’automobile, la configurationdiffère, bien qu’y apparaissent des enjeux équivalents.

L’évaluation des offres

La perte de compétences sur les architectures détaillées pose la questionde l’évaluation des offres des fournisseurs de modules. Comment espérerévaluer la pertinence d’une offre dès lors que le constructeur ne connaîtqu’imparfaitement le processus de conception et de production ; commentévaluer les « grey box modules » ? Le constructeur perd sa capacité à esti-mer la pertinence technologique des choix effectués (et des solutions alter-natives) et leur valeur marchande. Les fournisseurs peuvent adopter uncomportement opportuniste en proposant des modules sur-spécifiés et/ou àde coûts non justifiés. Ce risque de la sur-perfomance a été mis en évidenceà de nombreuses reprises dans les industries de défense où les capacitésd’expertise des maîtres d’ouvrage sont singulièrement en deçà des capacitésd’innovation et de justification de l’innovation des producteurs [Moura,2007]. Il n’existe guère de raison pour supposer que les constructeurs puis-sent durablement y échapper en dépit des programmes d’audit et d’expertise(techniques et financiers) que pourtant ils engagent afin de s’en prémunir.

Parallèlement, les constructeurs sont confrontés à des problèmes desecret et de diffusion des technologies. Le premier risque est de voir un four-nisseur de modules diffuser des informations sur les modèles en développe-ment d’un constructeur à l’autre. Pour éviter cela, des clauses contractuellespeuvent être instaurées de sorte que le constructeur dispose du droit depropriété sur le module. Cette procédure qualifiée de Design-entrusted estune des formes contractuelles utilisées à côté du traditionnel Design-supplyoù le constructeur fait réaliser d’après ses plans le composant demandé, et

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du Design-approved où la totalité de la conception est déléguée ainsi que lesdroits de propriétés [Asanuma, 1989 ; Clark, Fujimoto, 1991]. Toutefois,une telle solution du fait de l’incomplétude des contrats ne peut suffire àlever tous les problèmes et, en outre, T. Fujimoto et D. Ge [2006] montrentque les procédures de design-approved semblent dominantes pour lesmacrocomposants les plus complexes et les plus modulaires alors même queles enjeux y sont les plus élevés. Plus concrètement, les constructeursexigent que les personnels en charge du développement chez les fournis-seurs leur soient dédiés. Si on saisit bien l’argument en termes de secret, ilreste qu’on peut s’interroger sur l’efficacité en termes de coûts de ce type desolution. Quelle sera l’ampleur des économies sur les coûts de développe-ment si le fournisseur ne peut profiter d’économies d’échelle en conceptionen faisant travailler ses salariés sur plusieurs projets ? Quelle sera l’ampleurdes mécanismes d’apprentissage si les développeurs sont dédiés à un typede projet ? Enfin, quel impact sur les coûts de gouvernance internes pour unfournisseur multipliant les équipes dédiées ?

Pour limiter l’impact financier de ces équipes dédiées, les fournisseursdualisent leurs processus de RD. La tendance actuelle est d’organiser la RDen deux strates. Un premier niveau concerne les modalités d’intégration desmodules dans l’architecture globale et la définition des spécificationsdétaillées des modules réalisés en étroite collaboration avec les construc-teurs par des équipes dédiées. La deuxième strate concerne la conceptiongénérale des modules et des composants constitutifs desdits modules (auniveau caché pour reprendre la terminologie de Baldwin et Clark [2000]) ;activité concentrée dans de grands centres de recherche souvent spécialiséspar type de modules où les équipes réalisent une recherche transversale àplusieurs constructeurs. L’enjeu est de générer des économies d’échelle, devariété et de substitution dans ces centres spécialisés.

Toutefois, cette solution organisationnelle soulève un nouveau problèmequi renvoie à la tarification des coûts de RD. En effet, lorsqu’il établit sonprix de vente, le fournisseur reporte sur le constructeur une fraction ou latotalité (selon le schéma contractuel adopté) des dépenses de RD engagéespour développer le module. Le risque moral existe que l’équipementierfacture plusieurs fois les mêmes phases de développement ou types derecherche amont à plusieurs constructeurs. Si ceci permet au fournisseur derestaurer ses marges, il augmente, contrairement à l’objectif initial, lemontant des coûts globaux de RD le long de la chaîne (toutes choses égalespar ailleurs). Une solution consiste en l’introduction d’une clause d’exclu-sivité qui interdit (avec un délai de carence) à un fournisseur de proposerune innovation réalisée pour un constructeur à un autre. Cette solution n’estévidemment que partielle. Parce qu’elle n’empêche pas le fournisseur defaire financer des recherches transversales. Et, si ce n’est pas le cas, ellecontredit l’objectif initial de l’externalisation qui était de réduire le montantglobal des coûts de RD le long de la chaîne de valeur car l’équipementier nepeut plus amortir ses coûts auprès de différents constructeurs.

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Stratégies d’entrée

Dans une industrie modulaire, un fournisseur de module peut théorique-ment relativement aisément changer de statut et venir concurrencer sesdonneurs d’ordres car la stabilisation de l’architecture du produit réduitdrastiquement le montant des barrières à l’entrée. S’établir en tant qu’archi-tecte du produit découle essentiellement de la capacité à puiser dans un cata-logue de fournisseurs offrant les modules complémentaires. Cette propriétérend a priori plus contestables les marchés même si on peut souligner quedes avantages immatériels (image de marque, connaissance des consomma-teurs, connaissance de la qualité des fournisseurs…) diminuent le degré decontestabilité du marché. Dans les industries imparfaitement modulaires, cerisque de concurrence horizontale [Mouchnino, Sautel, 2007] est bien plusfaible. En ce sens, l’externalisation s’avère une stratégie moins risquée.Ainsi dans l’industrie automobile, et bien que les fournisseurs de modulessoient devenus depuis une dizaine d’années des firmes de taille considérableparfois comparables aux petits constructeurs, peu d’acteurs peuvent préten-dre entrer sur le marché de la construction automobile. De facto, seul leCanadien Magna dispose des compétences architecturales nécessaires pourprétendre concurrencer les constructeurs automobiles. C’est d’ailleurs cequ’il a envisagé de faire au printemps 2007 en se positionnant sur le rachatde Chrysler mis en vente par Daimler. Toutefois, on perçoit que c’est juste-ment par le biais du rachat d’un constructeur établi, réputé, qu’il entendaitpénétrer le marché. En outre, on peut envisager que si cette opération s’étaitréalisée, les constructeurs auraient adopté des mesures de rétorsion et réduitleurs commandes au fournisseur canadien. Il n’est guère évident que lesgains de la stratégie d’entrée en tant que constructeur fussent supérieurs auxpertes encourues en tant qu’équipementier.

Si le risque horizontal est relativement faible, un autre risque est que lesfournisseurs de modules favorisent une firme déjà présente sur le marché.H. Chesbrough et D. Teece [1996] rappellent l’exemple d’Intel favorisant ledéveloppement de Compact afin de réduire le pouvoir de marché d’IBM.Dans l’automobile, ce comportement est évoqué dans le cas des construc-teurs automobiles des pays émergents (Chine et Inde). En effet, si le degréde modularité est moindre dans l’automobile, il est néanmoins possible parreverse engineering de saisir les règles de l’architecture globale d’un véhi-cule donné. Dès lors, en confiant la réalisation des modules aux fournisseursinternationaux qui fabriquent ceux du modèle original, il est relativementaisé de parvenir aux standards internationaux de qualité sur les équipe-ments. Certes, des écarts peuvent subsister sur les fabrications internalisées,notamment sur l’assemblage final, mais si la firme bénéficie d’un avantageabsolu en termes de coûts, elle peut se positionner sur la niche des véhiculesà bas coût. Les fournisseurs de modules ont tout intérêt à s’engager danscette démarche pour deux raisons. Car ils amortissent leurs coûts de

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développement sur de nouvelles séries ; car ils augmentent l’échelle deproduction des établissements qu’ils ont localisé dans les pays émergentssous la pression des constructeurs traditionnels au nom de la règle du suivià l’international (follow sourcing).

L’EXTERNALISATION PERMET-ELLE VÉRITABLEMENT DE RÉDUIRE LES COÛTS DE PRODUCTION ?

De manière quelque peu triviale, la première baisse des coûts de produc-tion concerne le coût du travail. Les différentiels des coûts salariaux sontfavorables aux fournisseurs, à pays donné, traduisant le poids historique dessyndicats ainsi qu’une ancienneté moyenne des salariés supérieure chez lesconstructeurs [ILO, 2005]. Les tâches étant plus intenses en travail dans lesphases amont, transférer des charges de production vers les fournisseursentraîne une réduction de la masse salariale globale dépensée le long de lachaîne de valeur. Toutefois, cet argument n’est pas nouveau et commentexpliquer que le passage à la modularité accroisse sensiblement ce motifd’économies de coût ?

O. Williamson [1985] avance que le différentiel de coûts de productionest généralement favorable à l’externalisation car les fournisseurs agrègentles demandes individuelles et, donc, accroissent les échelles de production.Cet argument est repris par la littérature sur la modularité auquel s’ajouteplus explicitement une argumentation en termes d’économies de variétédans la mesure où les modules sont conceptuellement des macrocompo-sants. La co-réalisation par une même entreprise des composants X et Ydevrait être inférieure à la production séparée de X et Y car l’entreprise peutoptimiser les processus de conception et de production des deux éléments.Si les arguments sont classiques, sont-ils indiscutables dans le cas d’uneproduction imparfaitement modulaire ?

On peut tout d’abord s’interroger sur l’ampleur des économies d’échelle.En effet, la déclinaison de la modularité dans l’automobile s’est traduite parune idiosyncrasie des modules. Chaque module majeur est associé à unmodèle particulier de véhicule. Certes, ceci est inexact pour les moteursmais leur production n’a pas été externalisée et demeure (pour l’instant)parmi les activités que les constructeurs estiment foncières (on peut noterque dans l’aéronautique, ce n’est pas le cas et que d’ores et déjà, les cons-tructeurs se vendent mutuellement certains types de moteurs). À cetteexception près donc, les modules sont conçus et produits pour un modèlespécifique ce qui réduit d’autant les opportunités d’économies d’échelle. Leproblème est renforcé par le fait que la chaîne de valeur fonctionne selon desprincipes de flux synchrones : les modules qui sont volumineux et fragilessont livrés en temps réel sur les chaînes d’assemblage des constructeurs etselon un cadençage très précis. Cette contrainte logistique a trouvé sa réso-

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lution dans l’instauration de parcs fournisseurs : les fournisseurs installentdes ateliers d’assemblage terminal des modules à proximité immédiate desusines des constructeurs [Larsson, 2002]. Une telle solution pose néanmoinsdeux problèmes : d’une part, elle conduit à dupliquer les capacités deproduction en de multiples sites de petite taille, d’autre part, elle pose unproblème de spécificité de site accroissant les risques – bilatéraux –d’opportunisme [Frigant, Lung, 2002]. Les coûts de production et les coûtsde transaction se trouvent accrus par ce schéma spatio-organisationnel.

Pour lutter contre ces problèmes, les fournisseurs cherchent à construiredes plateformes modulaires partagées qu’on dénommera méso-composantspour les distinguer des modules finals qui sont des macrocomposants[Frigant, Layan, 2009]. Ces méso-composants doivent permettre de restaurerles économies d’échelle car ils sont susceptibles d’être partagés entreplusieurs constructeurs (dans l’essentiel des cas entre différents modèles d’unmême constructeur). C’est également par ce biais que doivent être généréesdes économies de variété que ce soit en production ou en conception. L’enjeuest de concevoir des plateformes qui réutilisent un maximum de composantsdéjà développés (économies de substitution) et intègrent des composantsproduits en masse dans des usines spécialisées. Selon cette logique, ons’attend à ce qu’effectivement les économies de variétés soient importantes.

Il faut cependant considérer l’aspect organisationnel et considérer lamanière dont les fournisseurs se structurent organisationnellement. Lesfournisseurs automobiles sont des firmes qui préexistent au passage à lamodularité, contrairement par exemple à l’informatique où la modularité estantérieure à la création des fournisseurs : ceux-ci sont l’expression d’oppor-tunités marchandes saisies [Baldwin, Clark, 2000]. Dans l’automobile, ilfaut prendre en compte la trajectoire d’une industrie qui est déjà structuréeau moment où s’effectue le passage à la modularité. Ce sont des firmes déjàen place qui glissent vers la modularité. Le plus souvent de grandes organi-sations fortement internationalisées et structurées selon des divisions fonc-tionnelles qui n’avaient pas été pensées en termes de modules mais d’offrescomposants. Les analyses empiriques montrent combien il est difficile detransformer l’organisation et de mettre en place une nouvelle matrice orga-nisationnelle qui soit orientée vers une approche module du marché tout encontinuant à fabriquer des composants (pour les constructeurs non modulai-res et pour le marché de la pièce de rechange) et, qui plus est, des modulesdont les architectures diffèrent selon les constructeurs [Fourcade, Midler,2004 ; Fourcade, Midler, 2005 ; Belzowski et alii, 2006]. De facto, l’incer-titude, les coûts de gouvernance et les coûts de réorganisation/restructura-tion sont élevés, ce qui limitent les économies de coûts attendues.

Nous pourrions supposer qu’il s’agit d’une phase transitoire au terme delaquelle les fournisseurs disposeront d’une structure organisationnelle effi-cace pour répondre à la demande exprimée. Toutefois, ceci heurte de frontl’hypothèse que nous avancions plus haut : les designs des modules sont

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durablement amenés à être redéfinis (section 1). L’instabilité des architecturesdétaillées des modules implique que le processus de réorganisation internechez les équipementiers sera durable, sinon permanent. Il l’est au niveau stric-tement organisationnel, il l’est également au niveau de l’appareil productif.

Un avantage de l’externalisation dans les industries informatique et élec-tronique est d’accroître la division internationale du processus productif(DIPP). Les propriétés cognitives de la modularité, l’augmentation de lataille des marchés des composants et la faiblesse des coûts logistiques ontpermis aux fournisseurs de modules de fragmenter leur processus deproduction et d’implanter des établissements de production exploitant lesavantages absolus de localisation [Berger, 2006 ; Ernst, 2002]. Toutefois,dans l’automobile, les contraintes logistiques et cognitives rendent l’exploi-tation de cette fragmentation délicate [Frigant, 2007] d’autant plus quel’instabilité des caractéristiques des modules empêche l’établissement d’unschéma spatio-organisationnel stable et efficace.

Les fournisseurs automobiles cherchent à construire un maillagemondial de sites de production et de RD qui répond de manière la plus effi-cace possible aux contraintes centrifuges et centripètes qui s’exercent avecleurs clients d’une part, et permet d’exploiter les avantages de localisationd’autre part [Frigant, Layan, 2009]. La poursuite de cet objectif se traduitpar une multiplication des opérations de restructurations industrielles :fermeture/cession, ouverture/rachat de sites ; spécialisation, transfert deproduction. Autant d’opérations qui grèvent le montant global des coûts deproduction, du moins à court terme, en espérant qu’à moyen terme, deséconomies soient générées. Or, la réalisation de cette dernière hypothèsesuppose (simultanément) :

1) que les spécialisations des sites décidées aujourd’hui correspondrontbien aux futurs modules vendus ;

2) que les lieux de production des constructeurs automobiles seront eux-mêmes stables ;

3) que le portefeuille client restera identique ;4) que de nouveaux entrants ne viendront pas déstabiliser la structure

industrielle.Quatre conditions nécessaires à la construction d’un schéma spatio-

organisationnel optimal qui semblent très délicates à vérifier dans le temps.

CONCLUSION

Les constructeurs automobiles – comme d’autres industries d’assem-blage (que l’on pense aux avionneurs) – ont singulièrement accru leur degréd’externalisation ces dernières années. Ces stratégies de recentrage souventlégitimées par des notions de flexibilité (réactive et d’initiative), d’amélio-ration de la qualité, de réduction des coûts globaux de conception et de

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production… semblent puiser une partie de leur fondement dans le dévelop-pement de la modularité. Malgré la difficulté de transférer cette notion à unproduit aussi complexe, constructeurs et fournisseurs convergent en straté-gie pour modulariser l’automobile.

L’enjeu de cet article était de porter un regard critique sur la stratégied’externalisation adoptée par la plupart des constructeurs, en particulier enEurope et en Amérique du Nord. Alors que la littérature sur la modularitésouligne le potentiel économique du couple architecture modulaire/externa-lisation, les secteurs considérés dans les analyses empiriques relèvent essen-tiellement d’une modularité pure telle qu’avait pu la définir K. Ulrich. Or,l’automobile s’inscrit durablement dans le cadre d’une modularité impure.Dans ce contexte, ce travail de synthèse sur la littérature empirique du fonc-tionnement des relations interfirmes dans l’automobile montre que des limi-tes cognitives et stratégiques mettent en danger l’intégrité future desconstructeurs qui s’engagent dans un modèle organisationnel fondé sur uneexternalisation massive et un recentrage exacerbé de leur frontière. Et ce,alors qu’on peut s’interroger sur l’ampleur d’une baisse des coûts globauxde production le long de la chaîne.

Dans notre lecture de l’externalisation, ce que nous entendons soulignerc’est que des tensions et contradictions internes existent. Or, certainsproblèmes identifiés ne produiront leurs effets qu’à moyen-long terme. Parexemple, la discussion sur la réalité ou l’ampleur de la baisse des coûts deproduction est partiellement occultée par le comportement même des four-nisseurs qui ont réduit, pour la plupart d’entre eux, drastiquement leurmarge. Si à court terme cette stratégie est possible, elle s’est traduite par undéclin significatif de la rentabilité moyenne de ces firmes et plusieursgrands noms du secteur connaissent d’importantes difficultés financières[Frigant, 2008]. Comment penser que ce comportement de réduction desmarges soit viable ? Comment espérer que les fournisseurs puissent mainte-nir un niveau élevé de dépenses de RD et s’inscrire dans la logique modu-laire qui réclame des investissements matériels et immatériels croissants ?

Certes, les constructeurs peuvent percevoir une partie des problèmesévoqués mais leur degré de perception diffère singulièrement. Ainsi,T. Fujimoto [1999] et A. Takeishi et T. Fujimoto [2003] montrent qu’unconstructeur comme Toyota s’appuie sur un modèle de croissance où lepassage à la modularité se fait très progressivement tant sur les plans tech-nologiques qu’organisationnels. Le constructeur prend soin de maîtriser eninterne l’essentiel des connaissances sur l’architecture globale et les archi-tectures détaillées des modules. L’externalisation se comprend bien souventau sens de déléguer une partie de la conception à ses propres filiales équi-pementières qui constituent encore aujourd’hui ses principaux fournisseurs.De fait, Toyota illustre une stratégie de quasi-intégration verticale qui a faitses preuves dans le passé et peut s’avérer redoutable à l’avenir si les limites

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développées dans ces pages se révèlent pertinentes et si elles ne sont passuffisamment intégrées dans les stratégies des constructeurs occidentaux.

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Externalisation et coordination stratégique des relations

de sous-traitance : le cas d’Airbus

Frédéric Mazaud et Marie Lagasse

Avec l’autorisation d’Airbus qui n’entend ni approuver ni dés-approuver les opinions émises dans cet article, ces opinions de-vant être considérées comme propres à leurs auteurs.

INTRODUCTION

Depuis la fin des années 1990, les grandes firmes opèrent, sousl’influence de la financiarisation, de la mondialisation et des mutations tech-nologiques1 un triple mouvement stratégique caractérisé par trois phénomè-nes interconnectés : le « refocusing » (recentrage) sur leur cœur de métier,l’« outsourcing » (externalisation) et l’« offshoring » (délocalisation).

Ce mouvement s’inscrit dans le cadre de l’entreprise étendue puisqu’ilimpacte à la fois la firme et son réseau de sous-traitance. Il en résulte unecomplexification des stratégies industrielles puisqu’il s’agit désormaisd’opérer des choix à la fois technologiques (quelle connaissance, quelletechnologie développer ?), productifs et organisationnels (comment organi-ser et coordonner son réseau de sous-traitance ?).

Dans un contexte de concurrence exacerbée et mondialisée, Airbus estaujourd’hui au carrefour de ces enjeux stratégiques majeurs comme entémoigne le plan Power 8. Or, comment caractériser le mouvement actueld’externalisation chez Airbus et son impact sur les relations et la structura-tion des fournisseurs de premier rang ?

Airbus doit s’adapter à la fois à des contraintes externes (notamment àl’environnement concurrentiel) et internes (restructuration industrielle).

1. Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication compris.

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Elles sont déterminées par la nature même du marché aéronautique, et parson intégration accrue au groupe EADS2. Elles rejaillissent indirectementsur l’ensemble des sous-traitants du secteur, forcés de s’adapter aux muta-tions organisationnelles impulsées par l’avionneur.

Dans cette perspective, nous soulignerons l’influence de la stratégied’externalisation d’Airbus sur la réorganisation et la coordination des rela-tions de sous-traitance. Pour cela, nous envisagerons préalablement, ce quesont le recentrage/externalisation d’un point de vue théorique, puis nousanalyserons l’organisation d’Airbus et les motivations du plan Power 8.Dans un troisième temps nous mettrons en évidence ses effets sur les trans-formations des modes de coordination entre Airbus et ses sous-traitants.

RECENTRAGE ET EXTERNALISATION : DEUX MOUVEMENTS EN PLEIN ESSOR

Au-delà de la possession des outils de production, Airbus souhaitecontrôler ses processus organisationnels clés et ses relations de sous-traitance afin d’être plus efficace. Aussi le recentrage sur le cœur de compé-tence et l’externalisation deviennent-ils deux problématiques grandissantes.

Le recentrage : définitions et motivations

Le recentrage est « une focalisation de l’entreprise sur son (ses)métier(s) de base » [Boyer, 1997, p. 2809]. Ce phénomène est souventdécrit comme le mouvement stratégique majeur des années 1980-1990. Lesfirmes opèrent un recentrage à deux niveaux distincts.

D’une part, un recentrage sur leur métier, c’est-à-dire une focalisationsur quelques maillons de la chaîne des valeurs en termes de conception,fabrication, commercialisation et distribution.

D’autre part, un recentrage sur leur mission, c’est-à-dire une focalisationsur les activités jugées indispensables à la satisfaction des besoins et attentesdes clients.

Selon Bastch [2002, p. 11], le recentrage n’est pas qu’un simple« resserrement de l’éventail d’activités » puisqu’il « ressort d’avantaged’une recherche de cohérence que d’une stricte spécialisation ». C’est pour-quoi, durant la période 1986-1992, « en France, le phénomène de recentragese traduit globalement par un phénomène de rééquilibrage de l’importancerelative des différentes activités exercées plutôt que par une spécialisationdans une activité » [Perdreau, 1998, p. 154].

2. L’acronyme EADS signifie European Aeronautic Defence and Space Company.

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EXTERNALISATION ET COORDINATION STRATÉGIQUE DES RELATIONS…155

Aujourd’hui, les raisons du recentrage dépassent effectivement lavolonté de spécialisation, de concentration ou de mutation des activités[Paulré, 2000] et sont de trois ordres :

– de nature organisationnelle : externalisation des activités les moinsrentables ;

– de nature productive : focalisation sur le cœur de métier constituant lescompétences clés des firmes (leurs savoir-faire fondamentaux), considéréescomme des connaissances [Colletis, Levet, 1997] ;

– de nature financière : souci permanent de valorisation des intérêts ac-tionnariaux et recherche de rentabilité.

Le recentrage (tout comme l’externalisation) est avant tout motivé parcette dernière raison, à savoir des considérations financières. Batsch [2002]insiste sur la dimension financière du recentrage dont il analyse lescontraintes : « sélection des investissements dans un univers concurrentielmondialisé, rentabilisation du capital employé, captation de la rente pourdes investisseurs exigeants, respect des prérogatives des gérants de porte-feuille dans la tâche de diversification des risques » [Batsch, 2002, p. 2].

L’externalisation apparaît comme un phénomène simultané au recen-trage sur les métiers/activités, fonctions et compétences ou sous-ensemblesstratégiques et non stratégiques. La primauté donnée aujourd’hui à lacompétence caractérise de nouvelles formes d’externalisation [Leiblein,Reuer et Dalsace, 2002].

Analyse et formes de l’externalisation

L’externalisation « résulte de la décision d’acheter à l’extérieur desproduits ou des services qui étaient préalablement réalisés en interne »[Johnson et al., 2005, p. 512].

Les activités traditionnellement externalisées étaient les activités à faiblevaleur ajoutée. Le mouvement atteint désormais des activités clés commeles achats, la production, la R&D, etc. Un changement qualitatif s’opèredonc et constitue un enjeu.

Il en est de même chez Airbus compte tenu des objectifs ambitieux maisnécessaires auxquels l’avionneur est contraint. Les mutations des rapportsentre l’entreprise Airbus et ses fournisseurs dues au mouvement croissantde l’externalisation (« outsourcing ») sont en pleine expansion et formali-sées par le plan Power 8.

Parmi les formes de l’externalisation, on peut recenser tout d’abord,l’externalisation d’efficience fondée sur la recherche d’une plus grande effi-cience économique avec des économies d’échelle et des économies de« gamme ». Par conséquent la décision peut être revue à tout moment, sil’équation coûts/bénéfices évolue. Il peut s’agir soit de ré-internaliser l’acti-vité, soit de faire appel à tout instant à un nouveau partenaire. Néanmoins,« il n’y a jamais de véritable retour en arrière possible […]. La réduction

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d’activités ne consiste pas à revenir sur le métier de base car celui-ci aévolué » [Paulré, 2000, p. 42].

Une deuxième forme d’externalisation est l’externalisation de recen-trage qui est la focalisation de l’ensemble des ressources de l’entreprise surun petit nombre de « savoir-faire clés ». À la différence de l’externalisationd’efficience, elle permet d’optimiser l’allocation des ressources en termesde capitaux et d’attention managériale.

Enfin, l’externalisation d’apprentissage (troisième forme) consiste àacquérir de nouvelles compétences (apprendre à apprendre). L’idée est detravailler avec des fournisseurs afin de multiplier les sources d’apprentis-sage. Les entreprises savent depuis longtemps qu’elles peuvent et doiventapprendre de leurs clients et/ou des fournisseurs en particulier dans lesdomaines innovants.

Cette troisième forme déplace la problématique traditionnelle de l’exter-nalisation. Le « quoi externaliser ? », question clé dans la logique du recen-trage des activités, fait place ici au « pourquoi et comment externaliser ». Ilne s’agit plus tant de savoir s’il faut ou non externaliser que de se poser laquestion de la manière dont l’externalisation doit s’effectuer. Quel est ledegré d’externalisation « optimal » pour une activité donnée ?

Baudry [2003] considère que durant les années 1980 et 1990, les gran-des firmes ont choisi de se désintégrer verticalement, en optant pour unestratégie d’externalisation structurelle et redéfinissant au mieux leur cœurde compétence.

L’auteur met en évidence trois principaux facteurs correspondant auxavantages de l’externalisation et de la désintégration verticale. L’externali-sation permet un transfert des risques de surcoût du client au fournisseur,une diminution des coûts (économies d’échelle et économies salariales) etenfin l’obtention d’avantages liés à la division verticale du travail interfir-mes et à la spécialisation des fournisseurs.

Des limites existent néanmoins. Les risques entourant l’acte d’externa-liser sont principalement liés à l’incertitude de la transaction et à l’incom-plétude des contrats. En effet, « l’unité externalisée peut, à terme, pourassurer sa sécurité, son indépendance, sa rentabilité, décider de ne plusconsidérer son organisation d’origine comme un client privilégié auquel,par exemple, sont dues des prestations spécifiques. Plus, elle peut fournirdes prestations à des concurrents directs ou même devenir un concurrent »[Brousseau, 1997, p. 10].

Un autre risque résultant de l’externalisation concerne les bénéficesabsorbés en partie par les unités externalisées, qu’ils soient financiers ouintangibles tels que les compétences.

L’un des derniers risques de l’externalisation est la perte de protection etla valorisation des investissements spécifiques. Ce dernier danger semblepeu probable car « malgré l’externalisation croissante des composants,comme le montre l’étude de Prencipe, les avionneurs maintiennent une

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large gamme de capacités technologiques en interne et l’étendue de cescapacités augmente au cours du temps » [Dosi, Hobday, Marengo et Pren-cipe, 2005, p. 100].

Finalement, les avantages et inconvénients de ce phénomène peuvent êtrerésumés par la théorie des coûts de transaction, pour qui l’externalisation n’estpas par essence une « bonne » ou une « mauvaise » pratique managériale. Lerisque de « misfit » (non-alignement) existe des deux côtés ; soit l’entreprisedécide d’externaliser alors que les conditions étaient plutôt réunies pour réali-ser l’activité en interne, soit elle conserve l’activité en interne, alors que lerecours au marché via l’externalisation semblait plus indiqué.

Dès lors, avoir une stratégie trop prudente vis-à-vis de l’externalisationn’a pas d’impact sur la performance de l’entreprise. En revanche, avoir unrecours à l’externalisation dans des cas où le maintien de l’activité au seinde l’entreprise est théoriquement indiqué pénalise la performance technolo-gique de façon significative.

LE PLAN POWER 8, UN EXEMPLE CONCRET DES DEUX PHÉNOMÈNES CONCOMITANTS : RECENTRAGE ET EXTERNALISATION

Le recentrage et l’externalisation dans le secteur aéronautique sont aucœur des stratégies actuelles. Airbus s’est, lui-même, doté d’un projet (Power8) dans lequel la restructuration de son organisation industrielle et productiveconstitue un élément crucial. C’est pourquoi, en partant de la présentation deson organisation, nous verrons les raisons qui ont mené l’avionneur au planPower 8. Dans un second temps, nous en analyserons le contenu.

L’évolution organisationnelle d’Airbus et les motivations du planPower 8

Au milieu des années 1990, Airbus s’est recentré sur son métier d’avion-neur, la conception générale, le cockpit, l’avionique, les mâts réacteur,l’assemblage final, la certification, etc., en externalisant l’ensemble desactivités jugées peu stratégiques.

Afin de faire face au manque de cohérence et d’efficacité de sa politiquede sous-traitance, Airbus choisit de rationaliser ses achats, l’objectif étantune forte diminution de ses sous-traitants directs. Ce mouvement concourutà la mise en place d’une architecture industrielle pyramidale, avec le déve-loppement d’une « sous-traitance globale » consistant à confier aux fournis-seurs de premier rang le financement, le développement, la réalisation et laresponsabilité de sous-ensembles complets, à charge pour eux d’organiserleur propre sous-traitance.

Dès 1995, des démarches transversales de progrès : CAP (Croissance etAdaptation par les Processus) et CAP 2001 furent mises en œuvre, avec

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pour objectif une réduction des coûts d’approvisionnement. Elles se sontpoursuivies par la suite avec le programme Route 06.

Cette rationalisation accompagne d’autres motifs expliquant l’émer-gence du plan Power 8.

Tout d’abord, des raisons économiques expliquent ce plan telles quel’internationalisation des échanges, l’interdépendance des stratégies,l’intensification de la concurrence, la complexification des technologiesemployées, le taux de croissance économique (qui peut freiner la captationdes clients à un nouvel avion), ou encore le taux de change Euro Dollar(défavorable à la compétitivité d’Airbus).

Ensuite, des raisons financières apparaissent. Historiquement, l’externa-lisation était liée à l’évolution du produit avion et aux mutations technolo-giques. Ce phénomène, aujourd’hui d’origine financière, s’accompagned’une meilleure compréhension du « core business » de l’entreprise. Lesmarchés externes de capitaux occupent une place prépondérante. « Labaisse du coût des transactions sur les marchés financiers a facilité lerecours des entreprises aux marchés et a libéré les transactions desinvestisseurs. » [Batsch, 2002, p. 15]. Par ailleurs, le degré de cohérence desentreprises est associé à un meilleur niveau de performance boursière. Lelien entre finance et industrie est envisagé par plusieurs auteurs dont Ches-nais [2004]. Ce dernier considère qu’un des traits les plus originaux de la« contre-révolution sociale contemporaine » pourrait être la façon dont lafinance aurait réussi à loger « l’extériorité à la production » au cœur mêmedes groupes industriels. Toutefois d’autres auteurs [Colletis et al., 2007,p. 46] estiment que « le processus de financiarisation des firmes émane desmarchés financiers et des firmes elles-mêmes ».

Des raisons d’organisation industrielle fondent l’émergence de ce plan.L’un des axes majeurs de Power 8 est une meilleure intégration de l’organi-sation industrielle caractérisée par une quadruple division du travail. Toutd’abord, il est recherché une mise en cohérence internationale et européennedes « business units » d’Airbus et d’EADS. Il existe ensuite une répartitionnationale de la charge productive entre les sites internes de l’avionneur.Puis, il s’opère une décomposition des tâches au sein même d’AirbusToulouse. Enfin, apparaît une division du travail entre Airbus et son réseaude fournisseurs.

Une dimension supplémentaire, plus transversale, explique l’émergencede ce plan. L’environnement concurrentiel s’intensifie et renforcel’exigence de performance des deux constructeurs aéronautiques majeurs :Boeing et Airbus.

Enfin, la perspective historique ne peut être ignorée. Ce plan s’inscritdans un continuum de routines et de sentiers de dépendance. D’après lathéorie évolutionniste, la firme évolue le long d’une trajectoire dictée parl’accumulation dynamique d’actifs spécifiques au cœur de compétences dela firme.

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C’est bien la conjugaison de ces divers motifs qui explique le pourquoide cette restructuration.

Pour reprendre la typologie historique des formes de recentrage deBatsch, si le plan Power 8 est un recentrage offensif, il n’en demeure pasmoins un recentrage financier fondé « sur la recherche de la performanceactionnariale (création de valeur, gouvernance des dirigeants) dans un envi-ronnement doublement marqué par la croissance de la taille des marchés(mondialisation) et par une contrainte de concentration des capitaux investissur des cibles privilégiées » [Batsch, 2002, p. 18].

Le contenu du plan Power 8

Ce nouveau projet a conduit Airbus à entamer une réflexion sur son cœurde compétences. Power 8 peut être envisagé comme la formalisationconcrète de la stratégie de recentrage d’Airbus. En ce qui concerne le « corebusiness », un travail en deux temps a été effectué.

Dans un premier temps, des critères clés de définition des activitésappartenant au « cœur de métier » de l’avionneur ont été identifiés. Ceux-ciconstituent l’outillage permettant d’aboutir à un recentrage des activités.Ces critères sont l’intégrité et la sécurité de l’avion, la différenciation tech-nologique et commerciale, la complexité des technologies, l’architecturecabine et intégration dans l’avion, l’opérabilité (« operability ») et fiabilité,la maturité à l’entrée en service, la compétitivité des coûts et la valeur ajou-tée pour Airbus. De même, les activités d’intégration font partie du « cœurde métier ». Ce sont l’architecture avion et cabine, l’intégration de domaine,les essais et les chaînes d’assemblage final.

Dans un second temps, une décomposition entre activités engineering etactivités industrielles a été pensée. Les activités engineering critiques sontconsidérées comme cœur de métier telles que les activités conception nonspécifique et spécifique associées à la pointe avant (cockpit, train avant,baie électronique), le tronçon central et arrière, la voilure, le système depropulsion, l’intégration de la cabine dans le fuselage et l’intégration systè-mes. On peut ici s’interroger sur l’absence étonnante des systèmes embar-qués depuis longtemps considérés comme le « cœur du cœur » puisqu’ilssont au centre d’enjeux techniques et économiques importants.

Les activités industrielles telles que l’assemblage, installation, équipe-ment et customisation du fuselage, de l’« Horizontal Tail Plane » et du« Vertical Tail Plane », de la voilure, du mât et de la cabine font égalementpartie du cœur de métier d’Airbus.

Cette réduction d’activités conduit à privilégier un nombre restreint depôles stratégiques ou la valorisation d’un des métiers de base de l’entreprise.Cette transformation peut conduire à une situation extrême de « pureplayer ». Ceci semble être le cas d’Airbus avec son rôle d’avionneur-d’architecte intégrateur.

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Outre la perspective financière, le plan Power 8 amène Airbus à définir sapolitique industrielle de manière plus précise et à modifier substantiellementsa stratégie d’achat. Cette mutation stratégique s’est opérée en amont commeen aval c’est-à-dire sur « le quoi et comment acheter » et sur « le pourquoi etcomment travailler différemment » avec les fournisseurs de premier rang. Cesdeux perspectives sont mises en pratique au sein d’Airbus.

D’une part, sur « le comment et quoi acheter », on assiste à la mise enplace d’une nouvelle politique système chez Airbus nommée « New SystemPolicy ». Elle a pour objet une implication et une responsabilisation plusimportantes des fournisseurs de systèmes embarqués.

D’autre part, sur « le comment travailler différemment » avec les four-nisseurs, il existe une réflexion menée conjointement avec ces derniers,projet appelé « Supplier Council ». Il vise à poser les bases d’une nouvellefaçon de travailler avec les fournisseurs de premier rang.

La finalité est une plus grande coopération fondée sur une approchepartenariale et une optimisation des relations.

La formalisation et la mise en œuvre concrète du plan Power 8 impli-quent un repositionnement du périmètre d’activité d’Airbus. Les frontièresde la firme s’en trouvent alors modifiées.

Si l’on reprend l’analyse de Hobday [2000, p. 874-875] relative au« Project-Based Organisation », « le projet est le mécanisme de coordina-tion et d’intégration des principales fonctions de la firme (production, R&D,engineering, marketing, personnel et finance) […], la connaissance, lescapacités et les ressources de la firme sont construites au travers de l’exécu-tion de projets majeurs ». Dans cette perspective, le plan Power 8 apparaîtcomme le mécanisme qui détermine les frontières de l’organisation et nonl’inverse. Une des conséquences majeures résultant de ce projet, est unimpact sur les relations entre Airbus et ses fournisseurs.

CONSÉQUENCES ORGANISATIONNELLES SUR LA STRUCTURATION DES MODES DE COORDINATION ENTRE AIRBUS ET SES FOURNISSEURS

Le plan de restructuration Power 8 et la mise en œuvre par Airbus d’unenouvelle stratégie industrielle fondée sur le recentrage et l’externalisationsupposent des rapports différents aux fournisseurs. Airbus opère une dualitédes modes de coordination des relations verticales. Nous étayerons notrepropos par l’exemple des projets « Nouvelle Politique Système » et« Supplier Council ».

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L’émergence d’une dualité des modes de coordination implémentée par Airbus

La coordination des relations de sous-traitance est intrinsèque à la logi-que organisationnelle. La recherche d’une efficience industrielle au seind’une firme telle qu’Airbus conduit à une gestion duale de ses fournisseurs.

Une dualité des modes de coordination des relations verticales. – Venka-tesan [1992] considère qu’il existe une différence stratégique entre lessegments d’un même produit, selon leurs apports respectifs à la compétiti-vité de la firme. Les sous-systèmes les plus stratégiques sont des entrants àforte valeur ajoutée se rapportant au cœur de compétence de la firmevendeuse. Ils peuvent être utiles à la différenciation du produit final [Dyer,Cho et Chu, 1998] et influencent directement les principaux attributs (ycompris le coût) du produit fini. Les sous-systèmes non stratégiques déve-loppent essentiellement une technologie mature. Ce sont des entrants relati-vement standard. Leur conception spécialisée ne présente pas de caractèrevéritablement différenciant pour le produit final.

Le degré stratégique des sous-ensembles sous-traités va alors influer surla politique fournisseurs, c’est-à-dire sur le besoin de coordination entrel’acheteur et le vendeur.

En vertu de l’opposition entre modèle japonais et américain [Clark,1989 ; Dyer, Cho et Chu, 1998], nous distinguons deux grands types de rela-tions aux fournisseurs.

D’une part, l’approche traditionnelle, dite « Arm’s Length », ayantprévalu jusqu’à la fin des années 1980, donne une priorité absolue auxcoûts. L’architecte pilote les opérations, dans une optique de rapport deforce, en conservant la maîtrise technique du produit et en se donnant lesmoyens de remettre en cause le choix des fournisseurs (approvisionnementmultisources), en fonction des prix qu’ils pratiquent. L’architecte agit envéritable donneur d’ordres, en standardisant au maximum les interfacespour flexibiliser son réseau de sous-traitants et réduire ses coûts. Un cahierdes charges techniques souvent très précis est requis.

D’autre part, depuis la fin des années 1980, le recentrage des firmes surleur cœur de compétences et la désintégration verticale des activités, ontpermis le développement des alliances stratégiques [Jarillo, 1988 ; Imai etBaba, 1989]. En effet, pour les segments les plus stratégiques, des partena-riats (quasi-hiérarchies) ont été mis en place. Le prix n’est donc plus uncritère décisif, il est supplanté par le coût total d’acquisition, incluantl’ensemble des coûts induits par l’approvisionnement (coût, qualité, délais,service après-vente, support, logistique, dysfonctionnements) [Dyer, Cho etChu, 1998]. Cette approche emprunte la voie de l’analyse dite « SystemsIntegration ».

La dualité des modes de coordination prend sens dans la relation auxfournisseurs de premier rang. En pratique, cette distinction des modes de

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coordination n’est pas évidente : la firme en tête de réseau joue un rôle dedonneur d’ordres lorsqu’elle délègue des sous-ensembles peu stratégiqueset/ou un rôle d’intégrateur lorsqu’elle délègue des sous-ensembles stratégi-ques.

L’intégrateur s’adresse à des fournisseurs de premier rang qui maîtrisentune compétence stratégique pour la réalisation d’ensembles complets. Cesderniers sont qualifiés de firmes pivots [Mazaud, 2006] car ils jouent un rôlede charnière entre l’intégrateur (Airbus) et leurs propres sous-traitants.

Une gestion duale des fournisseurs3 d’Airbus. – L’histoire particulièred’Airbus conduit cette société à conserver en interne les compétences lesplus stratégiques [Ravix, 2000], par exemple et de manière non exhaustivela voilure, les systèmes embarqués, les calculateurs de commande de vol,l’avionique, etc., véritables domaines réservés (« core business »).

Le plan Power 8 prévoit que plus de 50 % de la production du futurA350XWB soit externalisée. L’avionneur s’adressera à environ une dizainede fournisseurs globaux de premier rang, assurant le développement, lefinancement et la réalisation d’ensembles complets (« Workpackages »).Ces fournisseurs de premier rang sont nommés les « Risk SharingPartners ».

Dans l’ensemble, une segmentation stratégique de ses achats conduitAirbus à opérer une véritable segmentation de ses fournisseurs [Zuliani,Jalabert, 2005], et ce pour la plupart des programmes avions qu’ils soient ensérie ou en développement.

Les fournisseurs les moins stratégiques, ceux dont les compétences nesont pas en lien direct avec le « core business » d’Airbus, n’apportent pasde réelle valeur ajoutée au produit fini. Airbus agit avec eux comme undonneur d’ordres, spécifiant de façon précise les interfaces. L’avionneur nelaisse que très peu de marge de manœuvre à ces sous-traitants, sélectionnésprincipalement selon un critère de coût. Ils sont d’ailleurs régulièrement misen concurrence par un système de « benchmarking ».

Les fournisseurs les plus stratégiques réalisent des sous-ensembles stra-tégiques dans le sens où ils apportent une forte valeur ajoutée au produitd’ensemble. Le degré stratégique dépend de la « criticité » (en termes detechnicité, sécurité et performance) des équipements et systèmes délégués.Il s’agit par exemple des systèmes d’avionique réalisés par Thalès Avionicsou Rockwell Collins, des équipements sensibles (aérostructures ou équipe-ments mécaniques) tels que des parties de fuselage fournies par Latécoère,ou encore des systèmes de conditionnement d’air réalisés par LiebherrAerospace. En raison de leur maîtrise d’une compétence stratégique, ces« Risk Sharing Partners » peuvent être qualifiés de firmes pivots. Le modede coordination développé par l’avionneur avec celles-ci est de type

3. Le terme de fournisseur est ici employé en son sens générique et qualifie indistincte-ment l’ensemble des sous-traitants d’Airbus.

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« Systems Integration », c’est-à-dire fondé sur la recherche d’une complé-mentarité de compétences.

Les impacts de Power 8 sur la manière dont Airbus travaille avec sesfournisseurs

Depuis la fin des années 1980, notamment dans les industries automobi-les et aéronautiques, le recentrage des firmes sur leur cœur de compétenceet la désintégration verticale des activités, ont conduit au développement departenariats d’impartition [Imai et Baba, 1989, Prencipe, 2005]. Nouspouvons parler de partenariat de conception. La « New System Policy »(Nouvelle Politique Système) et le projet « Supplier Council » illustrentparfaitement ce partenariat de conception qui se définit comme « une véri-table collaboration stratégique… Plutôt que d’imposer un cahier des char-ges détaillé, le maître d’œuvre [en l’occurrence ici Airbus] précise lesspécifications fonctionnelles du produit et collabore avec le fournisseurpour effectuer les développements nécessaires et mettre en place les moyensde production » [Garette et Dussauge, 1995, p. 147]. Ces fournisseurspossèdent une véritable compétence technique (savoir-faire) et technologi-que (connaissances).

Le renforcement de la collaboration avec les principaux fournisseurs,se formalise par des objectifs fixés par le Comité des fournisseurs, leréseau des approvisionnements d’EADS (« EADS ProcurementNetwork »), et le département Procurement d’Airbus. Ces trois entités« cherchent à améliorer l’efficience de la chaîne d’approvisionnement, àgarantir la cohérence des principaux éléments de la stratégie d’approvi-sionnement d’EADS et à optimiser le partage des meilleures pratiques »[EADS Panorama, 2006]4.

Le projet « Supplier Council ». – Le projet « Supplier Council » a unobjectif unique qui est de diminuer le coût du cycle de vie de l’avion et dela supply chain et ce pour le bénéfice de tous, à savoir Airbus, ses clientset ses fournisseurs de systèmes et équipements embarqués. Il correspondà la formalisation concrète de la volonté d’Airbus de travailler différem-ment et mieux avec ses fournisseurs. Il s’agit notamment de renforcer lesliens avec les firmes pivots au sein d’une entreprise étendue, c’est-à-dire,selon Naulleau et Guth [2000], un groupe d’entreprises connectées straté-giquement et liées économiquement à différents stades de la chaîne devaleur d’une activité donnée grâce à des systèmes avancés d’informationet de logistique.

« Supplier Council » comporte six projets, tous orientés vers le futur etla performance économique : l’amélioration des activités de support et descoûts totaux des produits, la définition des règles du jeu pour une implica-

4. Voir : http://www.eads.net/xml/content/OF00000000400005/4/38/41626384.pdf

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tion et un travail en équipe intégrée, la réduction de la documentationcontractuelle, l’amélioration par simplification et harmonisation des procé-dures de modifications techniques des produits et le « Joint Procurement »et approvisionnement « sourcing » dans les pays « low-cost », l’améliora-tion globale de la chaîne d’approvisionnement et des risques de manage-ment en favorisant une meilleure performance des fournisseurs de secondrang communs.

Parallèlement à ces projets majeurs, des « workshops » ont été réalisés àl’initiative d’Airbus. Ils ont notamment pour thématique le partage desbénéfices et un nouveau « business model ».

La « Nouvelle Politique Système » ou « New System Policy ». – Une« Nouvelle Politique Système » dénommée « New System Policy » est encours de mise en œuvre parallèlement au « Supplier Council ». Cette politi-que s’inscrit dans un contexte de limites de charge de travail en termes decapacité opérationnelle et industrielle. Ses buts sont de lancer et d’assumersimultanément le développement de plusieurs programmes avions demanière performante, de répondre aux besoins des clients finaux, de répon-dre aux concurrents. Les missions de la « New System Policy » sont aussi deproposer un produit-valeur et une valeur associée à un produit, d’impliquerla chaîne des fournisseurs et la chaîne d’approvisionnement, en s’appuyantnotamment sur les firmes pivots.

La Nouvelle Politique Système est une redéfinition de la stratégie systè-mes d’Airbus autour des compétences et capacités clés de l’entreprise. Cettepolitique peut se résumer en deux termes, « wider & earlier », c’est-à-direplus large (une approche en terme de packages de systèmes plus consé-quents, et surtout plus cohérents et intégrés) et plus tôt (implication plus enamont afin de raccourcir le processus de sélection, travailler conjointement,collaborer dans la co-spécification des exigences techniques).

De ces deux projets, il en résulte l’expression de « Risk SharingPartners » pour qualifier les firmes pivots, c’est-à-dire les fournisseurs depremier rang qui travaillent en étroite collaboration avec Airbus dans unedémarche partenariale. Ces firmes pivots ou « Risk Sharing Partners »partagent les bénéfices mais aussi les risques financiers liés aux program-mes avions tout en absorbant une part plus ou moins substantielle des coûtsde développement appelés « Non Recurring Cost ». Les « Risk SharingPartners » sont censés avoir un comportement de co-entrepreneurs renfor-çant leur capacité d’innovation et favorisant des économies de coûts logis-tiques, de capital circulant, et une économie des coûts de transaction. Toutceci doit aboutir à l’atteinte d’un meilleur positionnement concurrentiel dela part d’Airbus et de ces « Risk Sharing Partners », par la mise en place derelations de coopération.

In fine, que ce soit le « Supplier Council » ou la « Nouvelle PolitiqueSystème », ces projets favorisent l’apprentissage organisationnel, c’est-à-dire l’accumulation de connaissance par l’organisation [Argyris et Schön,

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2002]. La Nouvelle Politique Système caractérise le « learning by using »de Rosenberg [1982] (apprentissage par utilisation) et le « SupplierCouncil » correspond au « learning by interacting » de Lundvall [1988](apprentissage par interaction).

CONCLUSION

Les ressources (capital physique, humain et organisationnel) contrôléespar Airbus, lui permettent de mettre en œuvre une stratégie accroissant sonefficience et son efficacité. Le plan Power 8 apparaît comme un avantageconcurrentiel. Par ailleurs, l’originalité de ce plan réside dans le fait qu’il vaà l’encontre du schéma stratégique habituel d’Airbus. Selon Pritchard[2001], Esty et Ghemawat [2002] ou encore Pritchard et MacPherson[2004], la comparaison de l’organisation productive de Boeing à celled’Airbus met en évidence une trajectoire divergente en termes de stratégieinternalisation/externalisation choisie. L’intégration des systèmes est bienplus développée dans l’organisation productive Airbus. « Dans le casAirbus, il est intéressant de noter que les composants de structure, complexesou critiques, sont produits en interne (particulièrement pour les nouveauxmodèles) et que l’externalisation est plus utilisée pour les modèles en fin decycle de vie » [Pritchard et MacPherson, 2004, p. 59]. Or, le plan Power 8se fonde sur la stratégie inverse puisqu’une première application concrètesur le programme en développement l’A350 XWB est prévue. Il constituedonc un renversement du modèle d’externalisation classique traditionnelle-ment adopté par Airbus qui connaît une réelle mutation de sa stratégie.Boeing semble avoir une autre vision de l’externalisation. En effet, pourl’avionneur américain, le succès d’une opération d’externalisation dépendpositivement de la gestion efficiente des fournisseurs plutôt que de la naturedes activités externalisées.

Cependant, une nuance doit être apportée quant à la gestion des relationsavec les fournisseurs. Si une gestion duale est théoriquement effective, laréalité n’est pas aussi tranchée. La difficulté se trouve dans la tentative decompréhension d’un phénomène en cours d’évolution, mais aussi dans leflou des modes de coordinations développés par les avionneurs. Preuve en estle difficile consensus terminologique qui se trame autour de la nomination desfournisseurs, sous-traitants voire cotraitants. Ce manque de consensussémantique sous-tend des questions de représentations derrières lesquelless’affrontent rapports de forces et partage des risques.

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La franchise : une gouvernance pour les entreprises

dans le transport routier de marchandises ?

Délila Allam et Emeric Lendjel1

INTRODUCTION

Depuis l’affaire « France Acheminement » qui s’est soldée par la miseen liquidation de ce réseau de messagerie express (transport de colis demoins de 30 kg) consécutivement à la série de procès (arrêt de la Cour decassation du 25 février 1998) intentés par les franchisés pour « travaildissimulé » [BTL, 2000], le contrat de franchise a mauvaise réputation dansle secteur des transports. Aucune tentative de création d’une franchise nes’était produite pendant des années (à l’exception du déménagement). En2005, le groupe de transport routier de marchandises Norbert Dentressangle(par la suite ND) a pourtant fait une nouvelle tentative, mais sur un segmentde marché (le transport interurbain de « grands volumes ») différent de celuide la messagerie express. La rareté des contrats de franchise dans les trans-ports résulterait-elle d’un simple accident historique ou serait-elle l’indiced’une difficulté propre à ce secteur ?

En effet, la création de ND Franchise pourrait passer pour anecdotique auvu de l’importante palette des formes organisationnelles que comporte déjà lesecteur du transport routier de marchandises en France. On y rencontre parmiles quelque 40 000 entreprises du secteur de multiples modalités organisation-nelles pour mailler un réseau de transport : entre les deux pôles traditionnels– la firme intégrée et le recours au marché par l’affrètement spot – cohabitentdes groupements de transporteurs comme Astre ou Flo, pour ne citer que les

1. Les auteurs tiennent à remercier l’ensemble des responsables de ND Franchise pourl’accueil qu’ils leur ont réservé et, plus généralement, l’ensemble des acteurs du transportroutier de marchandises qui ont accepté d’échanger avec eux. Bien évidemment, ils restentresponsables de leurs propos.

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plus connus, dotés de formes juridiques très diverses (coopérative, associa-tion, SARL, GIE, etc.) [LET, 2005], et de nombreuses relations contractuelles(sous-traitance, location de véhicule avec chauffeur, etc.) [Lendjel, 2002 ;Savy, 2007]. La franchise ne serait donc qu’une forme juridique supplémen-taire pour constituer un réseau ? Selon nous au contraire, elle témoigne d’unerecherche incessante de solutions organisationnelles, mises à l’épreuve del’efficacité économique. Aujourd’hui, la pluralité des pratiques profession-nelles rend le secteur comparable à un « laboratoire d’expérimentationorganisationnelle ». L’objectif de ce papier consiste à s’interroger sur l’intérêtde la franchise comme stratégie de développement pour les entreprises deTransport Routier de Marchandises (TRM).

Au plan conceptuel, la franchise constitue une structure de gouvernanceparticulière pour coordonner la volonté d’entrepreneurs – juridiquementindépendants – à créer et partager la valeur issue des actifs spécifiques misen commun. En ce sens, cette organisation est un membre de la famillehybride. Ainsi, en s’engageant dans la construction d’un réseau de fran-chise, la décision d’une entreprise de TRM se ramène à une problématiquedésormais bien connue des théories de la firme : faire ou faire faire voire,faire et faire faire [Bradach, 1997 ; Chabaud et al., 2005] pour celles quipratiquent la cohabitation de formes comme dans le groupe ND. La spécifi-cité de la coopération interfirmes dans la franchise repose, contrairementaux groupements de transporteurs, sur une asymétrie des droits juridiques etéconomiques entre les membres du réseau (franchiseur et franchisés)[Allam et al., 1999]. Elle conjugue donc l’engagement patrimonial desacteurs (incitation des formes hybrides) et une forme de contrôle des pres-tations [Lafontaine, 2005]. Pour être efficace, elle suppose dès lors de trou-ver les mécanismes de gouvernance pour réduire les coûts relatifs à uneperte d’incitations en raison de l’asymétrie des pouvoirs de décisions entreles deux entrepreneurs. Il s’agit donc de parvenir à un équilibre entre inci-tation, contrôle et coordination. Cette spécificité en fait précisément la diffi-culté et sa mauvaise réputation dans le secteur des transports. Nousmontrerons à travers l’analyse du cas de ND Franchise, comment les méca-nismes de gouvernance développés par cette firme lui permettent de parve-nir à un équilibre entre l’incitation et le contrôle. En particulier, nousmontrerons que cet équilibre résulte d’une innovation jamais testée enFrance, à notre connaissance, relative à la valorisation de l’actif de réseau età sa répartition des droits de propriété.

En prenant appui sur la théorie des coûts de transaction et sur l’économiedes transports, nous examinerons d’abord les attributs des transactions dans letransport routier de marchandises pour souligner la nécessaire coordination desflux. Ensuite, à l’aide de l’examen de l’alignement des structures de gouver-nances adoptées sur les attributs des transactions, nous étudierons précisémentles conditions de réussite de la franchise dans le TRM. Il s’agira de montrercomment elle permet d’accroître, dans le TRM, la performance entrepreneu-riale des partenaires à travers la dépendance économique qu’elle construit.

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DE LA NÉCESSAIRE COORDINATION DES FLUX DANS LE TRANSPORT ROUTIER DE MARCHANDISES

La thèse n’est pas nouvelle [Arrunada et al., 2004], les attributs de latransaction de TRM semblent plaider en faveur de la quasi-intégration.Nous voulons éprouver dans cette section la validité de cet énoncé. Nousnous apercevrons que la diversité des services ne permet pas de l’affirmer apriori, mais qu’il convient de segmenter l’analyse en fonction du segmentd’activité.

Les deux segments d’activités du TRM

On le sait, une prestation de transport de marchandises se caractérise parun déplacement spatial de marchandises sous contrainte de délai et de coût[Baumol et Vinodt, 1970]. Tout mode de transport peut alors se caractériserabstraitement par deux variables : son prix unitaire et le temps de transport.Le secteur du transport routier de marchandises comporte en conséquenceplusieurs « modes » de transport ayant chacun des coordonnées différentesdans l’espace des prix et des temps de transport.

À cette distinction théorique correspond une segmentation assez fine dumarché du transport routier de marchandises [Artous et Salini, 1997 ;Nickerson et Silverman, 2001]. Les auteurs identifient ainsi deux pôles dansce secteur avec, d’un côté, le transport de lot et, de l’autre, la messagerie oule groupage. Le transport de lot complet correspond à l’envoi d’un lot demarchandises « unitisées » (généralement sur palettes) remplissant les capa-cités maximales du véhicule, que ce soit en poids (environ 26 tonnes decharge utile pour un ensemble routier totalisant 40 tonnes de PTRA) ou envolume [Artous, 2000]. Par opposition, la messagerie comporte une activitéde groupage et de distribution qui implique des passages à quai pour char-gement, déchargement et éventuellement stockage. Ces plates-formesservent alors d’opérateurs de massification/parcellisation des flux [Savy,2007].

On comprend dès lors que les actifs impliqués peuvent être très diffé-rents d’un segment d’activité à un autre du transport routier de marchandi-ses. La fonction de production dans le transport de lot est a priori assezsimple puisqu’elle ne requiert pour ainsi dire que le couple véhicule/chauf-feur2, assisté d’un téléphone. En moyenne, 87 % des coûts dans le TRMsont directement engendrés par ce couple : coûts de personnel de conduite,

2. Remarquons que la notion de « couple » prend ici un sens fort, puisque dans la plupartdes entreprises, le chauffeur utilise exclusivement un ensemble routier particulier qu’il consi-dère souvent comme sien et dont il est responsable [Artous et Salini, 1997 ; Nickerson etSilverman, 2001]. À l’exception des véhicules de moins de 3,5 tonnes de PTAC, peu d’entre-prises ont réussi à dissocier ce couple alors même qu’il conduit à une sous-utilisation duvecteur de transport.

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coûts de carburants, financement de véhicules, coûts de maintenance etd’entretien-réparation, pneumatiques, frais d’assurances, frais de péages,taxes à l’essieu3.

La fonction de production est différente et plus complexe dans la messa-gerie, en raison des opérations de groupage/dégroupage qu’elle implique[Savy, 2007]. Artous relève ainsi que le transport de lot et la messagerie sontdeux « métiers » différents, aux logiques économiques bien distinctes : letransport de lot consiste à « optimiser le couple camion/chauffeur », alorsque la messagerie optimise « la circulation de flux à l’intérieur d’un réseaude plates-formes » [Artous, 2000, p. 2].

Après cette clarification, il convient d’identifier les attributs de la tran-saction de transport interurbain de lots complets (code NAF 602 M).

Le transport de lot complet

La présente contribution ne traitant que du développement récent dusystème de franchise dans le TRM français, l’analyse des attributs de latransaction de transport de lot complet prendra appui sur l’analyse de la stra-tégie de ND franchise. Toute transaction sur une marchandise relève d’untransfert de droit de propriété entre le vendeur et l’acheteur [Williamson,1985]. Ce transfert de droit s’accompagne en général d’un transport mobi-lisant un prestataire de transport, sauf si cette activité se fait par des moyenspropres. Trois acteurs au minimum sont donc impliqués par cette opération :l’expéditeur, le destinataire et le prestataire de transport4. La transaction detransport de lot se définit donc comme le transfert de droit de propriété surun service de transport d’une charge complète entre le ou les donneursd’ordre et le ou les opérateurs qui exécutent le transport proprement dit,entendu comme des unités technologiquement séparables. Les actifs mobi-lisés pour cette transaction sont a priori d’un degré de spécificité moyen auvu de la diversité des structures de gouvernances observées en France sur cesegment d’activité. Examinons-les successivement.

Actifs physiques. – Selon Nickerson et Silverman [2001], le transport delot mobilise des actifs physiques assez facilement redéployables. Les trac-teurs routiers et leur semi-remorque sont dotés d’équipements assez stan-dard (même s’il existe une multiplicité de semi-remorques spécialiséescomme les citernes chimiques ou alimentaires, etc.) et s’échangent facile-ment sur le marché de l’occasion. On relève toutefois qu’il existe des coûtsengendrés par leur redéployabilité [Williamson, 1989]. La revente de cesactifs engendre toujours une perte de valeur du fait (1) de la forte décote quesubit la valeur de revente du véhicule sur le marché de l’occasion dès sa

3. http://www.cnr.fr/etudes/france/e-docs/00/00/00/ 25/document_indices_cnr.phtml#haut4. Lorsque le prestataire sous-traite la prestation, il devient « commissionnaire de

transport » [Lamy Transport, 2008, t.1, p. 5].

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première utilisation ; (2) des frais liés à la transaction proprement dite : lesfrais de contrôles techniques du véhicule, les frais fiscaux liés au change-ment de propriétaire et de région du véhicule ; (3) des frais liés à la modifi-cation de l’apparence du véhicule (changement des couleurs du véhicule,nouveau logo, etc.). L’ensemble de ces coûts se répartit entre le vendeur etl’acquéreur en fonction de la valeur de revente négociée.

Un deuxième type d’actif physique est souvent détenu en propre par letransporteur. La quasi-totalité des entreprises (de plus de cinquante salariés)dispose d’une cuve permettant le stockage d’une quantité importante decarburant. Les véhicules font ainsi leur plein de gazole à moindre coût. Cetactif, souvent enterré, engendre aussi une spécificité de site.

Comme d’autres, les entreprises de TRM peuvent disposer d’actifsimmobiliers. Dans certains cas, elles peuvent avoir à leur disposition desentrepôts et des parkings.

Les autres actifs ont trait aux systèmes informatiques embarqués.Certains équipements sont standards, comme les téléphones mobiles ou lesGPS. D’autres, comme les pistolets à scanner les codes-barres nécessitent ledéploiement de systèmes informatiques complexes permettant le suivi et latraçabilité des marchandises. Certes, les logiciels se sont standardisés du faitde leur généralisation, mais leur installation, leur paramétrage et leurdéploiement sont souvent coûteux et spécifiques à chaque entreprise. Onobserve également une imbrication croissante des systèmes informatiquesdu chargeur et du transporteur, particulièrement lorsque les transactionssont récurrentes entre eux. Dans la grande distribution, certains chargeurs ettransporteurs partagent ainsi les mêmes systèmes informatiques et lesmêmes informations (par EDI, échanges de données informatisées) de façonà pouvoir déclencher automatiquement des réassorts à partir des encaisse-ments observés dans la journée d’un hypermarché sur tel produit. Ces systè-mes coûteux créent une dépendance mutuelle entre le chargeur et letransporteur susceptible d’engendrer des comportements opportunistes[Alchian et al., 1972, 1978].

Enfin, un dernier actif physique est impliqué dans le TRM sans êtredétenu en propre ni contrôlé par les entreprises. Il s’agit des infrastructuresroutières, dont l’existence, les interconnexions offertes, la qualité et leurtarification conditionnent très fortement l’efficacité économique de leursprestations.

Actifs de sites. – Comme évoqué précédemment, le transport de lot, sil’on s’en tient à sa définition stricte, ne nécessite pas d’entrepôts. Dans letransport routier interurbain (code NAF : 602 M), les véhicules circulent surle territoire national sans avoir besoin a priori de passer par l’agence quicoordonne les flux. Il existe donc peu de spécificité de site dans ce segmentd’activité. Dans le transport routier de proximité (code NAF : 602L) enrevanche, l’entreprise est logiquement localisée à proximité d’un chargeur,en général son principal client, accroissant par là la spécificité de site.

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Dans la même optique, la présence d’économies d’agglomération[Polèse, 1994] peut engendrer une spécificité de site. Les véhicules ont eneffet besoin périodiquement d’être entretenus, réparés, nettoyés, alimentésen carburant à la cuve. Si certaines entreprises de transport routier interna-lisent tout ou partie de ces fonctions de support, seules les plus importantespeuvent se le permettre. Les ateliers de maintenance sont alors implantés àproximité de l’entreprise. C’est ainsi qu’en face de ND Franchise, situéedans la zone industrielle de Soissons, se sont implantés un garage Renaultet, plus récemment, un concessionnaire Peugeot-Citroën.

Actifs dédiés. – En général, la nécessité de maximiser le taux deparcours en charge et le taux de remplissage des véhicules implique derenoncer à consacrer à un client des moyens dédiés. La seule exceptionconcerne les relations entre un donneur d’ordre transporteur (un commis-sionnaire de transport) et son tractionnaire, généralement une entrepriseindividuelle. En contrepartie de cette exclusivité, le donneur d’ordre secharge d’optimiser le taux de remplissage du véhicule du tractionnaire àl’aller comme au retour. Par exemple, tout transporteur sous contrat de fran-chise avec ND Franchise a l’obligation contractuelle de consacrer au mini-mum 60 % de sa capacité de transport à la centrale des franchisés. Il y a doncbien là un coût de redéployabilité de ces actifs dédiés en cas de sortie duréseau de franchise.

Actifs humains. – La transaction de transport de lot implique des compé-tences humaines spécifiques, tant en amont (commerciales, organisationnel-les, etc.) qu’en aval (liées à la prestation de transport proprement dite). Ducôté du commissionnaire de transport (comme par exemple la centrale desfranchisés, chez ND Franchise), les responsables d’exploitation sont lespersonnes sédentaires aux compétences les plus spécifiques [Baker etHubbard, 2003, p. 554]. Elles ont pour mission de mettre en adéquation unecapacité dynamique (disponible au temps t pour une période donnée, en unezone x pour une zone y) de transport avec une demande en optimisant le tauxde remplissage du véhicule. Chaque responsable gère une capacité qui peutaller jusqu’à une vingtaine d’ensembles routiers. Ces responsables très réac-tifs ont beaucoup de savoir-faire et doivent faire face à de nombreuses situa-tions non-routinières. Leurs compétences sont non seulement de naturetechnique (connaissances des caractéristiques générales et particulières dechaque véhicule, des logiciels de planning, des bourses de fret, des contrain-tes réglementaires sur les temps de conduite), organisationnelle (commentmaximiser le taux de parcours en charge du véhicule et son taux deremplissage ; programmation des créneaux d’enlèvement et de livraison deslots), mais également de nature humaine (connaissances des mille et uneinformations particulières à chaque conducteur, comme la date de passageaux mines de son véhicule, la disponibilité réelle du conducteur sur les joursde la semaine à venir du fait de ses contraintes familiales ou médicales, ses

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dettes et créances morales pour services rendus en d’autres occasions, etc. ;connaissances du client, gestion des délais) et diplomatique (ménager lasusceptibilité du tractionnaire sur son indépendance tout en l’incitant àeffectuer les tâches qu’on veut lui faire faire). Les compétences relationnel-les jouent ici un rôle central dans l’efficacité du dispositif. La relation deconfiance avec les franchisés est indispensable pour travailler efficacement.Ces « ressources intangibles […] réduisent les coûts de communication, denégociation et de résolution de tout type de problèmes de coordination et decontrats » [Arrunada et al., 1998, p. 9].

Plusieurs éléments confèrent une spécificité d’actif au chauffeur. Enpremier lieu figurent ses qualifications qui le rendent rare sur le marché dutravail. Outre la détention du permis poids lourd, un chauffeur suit au mini-mum deux formations obligatoires (financées partiellement parl’employeur) : la FIMO (formation initiale minimum obligatoire) et laFCOS (formation continue obligatoire de sécurité, tous les 5 ans).

L’expérience accumulée par un chauffeur contribue à augmenter sondegré de spécificité pour l’employeur. Il s’agit pour une part de l’expériencerésultant des kilomètres parcourus en conduisant des véhicules de toutemarque, sur un territoire de plus en plus étendu, confronté à toute sorte derisque, qui augmente son savoir-faire [Arrunada et al., 1998 ; Cholez,2002]. Elle concerne également l’expérience accumulée auprès des clients(itinéraires terminaux, procédures différentes de chargement/décharge-ment, aspects documentaires/assurances, etc.).

Enfin, certains chauffeurs sont également leur propre patron. Le conduc-teur-transporteur incarne à lui seul l’entreprise de transport. Or, toute entre-prise de transport doit être inscrite au registre des transporteurs [LamyTransport, 2008, § 1139], ce qui implique de satisfaire à trois conditionssupplémentaires pour le gérant : la capacité financière (9 000 € de fondspropres pour le premier véhicule de plus de 3,5 tonnes de PTAC),l’« aptitude à l’exercice de la profession » (attestée par un certificat profes-sionnel coûteux et difficile à obtenir) et l’honorabilité (casier judiciairevierge). Ces conditions sont difficiles à rassembler pour un entrepreneurindividuel. La deuxième surtout confère un degré de spécificité supplémen-taire à son détenteur, particulièrement dans le cadre du contrat de franchise.

Actifs de réputation. – Comme dans toute activité de service, la dimen-sion intangible du service du transport (impossibilité d’évaluer a priori lanature exacte du service, contrairement au produit) implique de consacrer àla réputation une attention particulière. Malgré l’atomicité apparente dusecteur (environ 40 000 entreprises de TRM en France), des marques arri-vent à émerger et, par là, à capter l’essentiel du marché. En effet, le secteurs’avère structuré par quelques grands réseaux d’entreprises [Artous &Salini, 1997], que ces réseaux soient intégrés (comme ND, Gefco,Geodis, etc.), quasi-intégrés (avec de nombreux sous-traitants) ou fédérés(avec des groupements de transporteurs comme les réseaux Astre ou Flo).

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Le mouvement de concentration amorcé à la fin des années 1980 [Artous etSalini, 1997, p. 83] confère à l’actif de réputation une importance croissante[Arrunada et al, 1998, p. 6].

Cet actif permet d’associer la fidélisation de la clientèle à la maîtrise del’organisation des flux de transport. À la fin des années 1980 en effet s’estamorcé simultanément à la libéralisation du secteur un mouvement d’exter-nalisation de la fonction transport et, plus récemment, de la fonction logis-tique. Ainsi, les chargeurs ont cherché à diminuer leurs coûts de transport,les conduisant logiquement à concentrer leurs achats de transports. Cetteconcentration des achats impliquait celle de l’offre de transport, doncl’émergence d’entreprises disposant des capacités suffisantes et capablesd’améliorer l’organisation des flux de transport.

Le cas de ND est ici emblématique avec la mise à la couleur rouge detoute la flotte et des tenues vestimentaires des chauffeurs. Les véhicules sontalors transformés en véritables panneaux publicitaires, créant une forteidentité visuelle.

Si l’entreprise peut facilement développer cette identité visuelle, elleéprouve en revanche de grandes difficultés à maîtriser le niveau de qualitéde la prestation effectuée [Nickerson et Silverman, 2001, p. 5], particulière-ment dans le TRM où la culture individualiste est une constante structurantede la psychologie des chauffeurs. Etre le seul maître à bord est l’une desprincipales motivations qui incitent une personne à devenir conducteurroutier et, a fortiori, en se « mettant à son compte ». Pour contrebalancer cetindividualisme, une enseigne de transport doit, pour valoriser son actif deréputation, investir dans la formalisation de routines, obtenir des certifica-tions qualités pour les services pratiqués, former les chauffeurs à la conduiteéconomique et prudentielle, mettre en place des dispositifs de contrôles(délicats dans le cas de franchisé), entretenir soigneusement lesvéhicules, etc [Baker et Hubbard, 2003, p. 554]. Là réside une des difficul-tés du système de franchise dans le TRM, dans l’équilibre à trouver entrecontrôle et incitation.

Actifs organisationnels et coordination des flux. – Dans la productiondu service de transport de lot, la coordination des actions nécessite des actifsorganisationnels (organisation des départements, structure de la lignehiérarchique, procédures et routines au sens de Nelson et Winter [1982])pour assurer cette prestation. Ces actifs sont d’autant plus nécessaires enraison de l’évolution du marché décrite précédemment. La concentration dela demande de transport routier de marchandises conduit à une coordinationaccrue entre offreurs de transport par des actifs organisationnels. Seule uneoffre structurée peut avoir accès à la clientèle, ne serait-ce que pour pouvoirrépondre aux appels d’offres des chargeurs. Cette nécessité pousse a priorià l’intégration, mais pas exclusivement. Les bourses de fret (Téléroute,Nolis, etc.) entre transporteurs constituent un exemple de coordination non-intégrée de l’offre. Elles consistent à mettre à disposition (sur un serveur

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dédié) des offres de fret collectées par des transporteurs qui ne veulent oune peuvent les réaliser à d’autres transporteurs qui souhaitent (et peuvent)les réaliser. Ces bourses de fret (voire parfois de véhicule) permettentd’optimiser le remplissage des véhicules, particulièrement sur les trajets deretours.

Fréquence et incertitude. – Les transactions sont très fréquentes et régu-lières dans le transport de lot. La récurrence de la transaction implique doncde pouvoir disposer en temps et en heure des actifs nécessaires à sa réalisa-tion. Cela est d’autant plus vrai que le transport n’étant pas un produit stoc-kable, la prestation doit s’effectuer rapidement une fois commandée. Cettecontrainte liée à la nature même de la prestation de transport de lot pèse surles relations contractuelles entre le donneur d’ordre et le transporteur.

L’incertitude (au sens de Williamson) pèse évidemment sur l’activité detransports de lots, au niveau quotidien, au niveau de son activité et au niveaustratégique.

L’incertitude de l’exploitation quotidienne : l’accident, la panne, lacrevaison, l’embouteillage, le vol, le dommage lors de la livraison sontautant de facteurs d’incertitudes susceptibles d’affecter l’exploitation quoti-dienne. Le temps et la synchronisation des actions jouent en effet un rôleimportant dans la transaction de transport. La prestation de transport estassortie de délais et, en général, associée à la programmation de créneauxd’enlèvement et de livraison des marchandises. Le non-respect de ces tempsest très coûteux pour les parties en présence [Arrunada et al., 2004, p. 5].Ces risques sont couverts de façon classique par des assurances, par desroutines de traitement de ces aléas, par la formation des conducteurs àl’entretien des véhicules et à la conduite prudente, par des dispositifsincitatifs, etc. L’aléa de non-synchronisation des actions est géré par laprogrammation de temps tampons dans les créneaux d’enlèvement et livrai-son des marchandises.

L’incertitude d’activité : le transport est un service non stockableconfronté à une saisonnalité de moins en moins prévisible de l’activité,comme l’illustre le graphique ci-dessous décrivant l’évolution de l’activitémensuelle de TRM (TRM) par rapport à sa tendance (HPTREND02). Lasaisonnalité s’exprime dans trois dimensions dans le transport de lot : enniveau d’activité (creux en août, pic en décembre), en zone d’activité (calésur les migrations saisonnières de la population) et en actifs (humains)disponibles. Cette incertitude d’activité est gérée en intégrant une partie desactifs pour traiter en propre l’activité, en sous-traitant une autre partie et enrefusant ou reportant dans le temps une troisième partie de l’activité. Ungrand messager a été incapable d’honorer l’ensemble des demandes d’envoide bouquets de fleurs pour la Fête des mères de 2007, avec un retard delivraison pouvant atteindre dix jours…

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Schéma 1. Évolution mensuelle des tonnes-kilomètres produites dans le transport routier de marchandises

Source : INSEE, extrait de Master 2 Transports Internationaux [2007], p. 64

Le transport résultant toujours d’une demande dérivée, l’incertitudestratégique est liée à l’évolution de l’environnement économique et institu-tionnel du secteur. L’incertitude stratégique est donc plutôt moyenne dansce secteur d’activité.

Comme annoncé, le secteur du transport de lot est confronté à une incer-titude moyenne, un degré de spécificité moyen des actifs, mais à une activitécomplexe à coordonner. Il s’agit désormais d’examiner la compatibilitéd’une structure particulière de gouvernance, la franchise, avec les attributsde la transaction de transport de lot complet.

LA FRANCHISE : UNE STRATÉGIE POUR LE TRANSPORT ROUTIER DES MARCHANDISES

La définition de la haute Cour de justice de la Communauté Européennereconnaît le contrat de franchise dans la mesure où il permet au franchiseur« d’exploiter financièrement, sans engager de capitaux propres, un ensem-ble de connaissances qui ont fait leurs preuves […] [et au franchisé] d’accé-der à des méthodes qu’il n’aurait pu acquérir qu’après de longs efforts derecherche et de profiter de la réputation d’une enseigne5 ». Historiquement,cette innovation organisationnelle (ni marché, ni firme) se développe audébut du XXe siècle aux USA pour la vente d’automobiles. Aujourd’hui, lafranchise est davantage présente dans le commerce de détail (B to C), pourles marchés de professionnels6, elle implique une relation interfirmes.

5. La franchise a été autorisée par l’Union Européenne en 1986 avec l’arrêt Pronuptia.Auparavant, ces accords inter-firmes étaient dénoncés comme une entente.

6. La franchise en B to B (services aux entreprises) représente à peine 6% de la totalité dela franchise [Fédération Française de la Franchise, 2007].

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LA FRANCHISE : UNE GOUVERNANCE POUR LES ENTREPRISES… 179

Ainsi, nous identifierons certaines singularités économiques du TRM enfranchise. Finalement, l’efficacité d’un tel choix se vérifiera si les questionsde coordination auront été résolues sans dégrader les incitations induites parcette coopération. Pour cela, l’analyse de la franchise par le transporteur NDnous aidera à mieux comprendre comment la franchise peut être une straté-gie efficace dans le TRM.

Radioscopie de la franchise dans le TRM

Selon l’économie des coûts de transaction, la franchise appartient à lafamille hybride [Williamson, 1991]. Autrement dit, l’indépendance juridi-que est garantie mais la dépendance économique, liée au partage des actifset des droits économiques rattachés, impose une coordination concertée. Enpremier lieu, cette grille d’analyse nous permettra de tracer la cartographietransactionnelle des prestations de TRM. On sait également en second lieuque l’approche transactionnelle examine plusieurs dimensions de la gouver-nance, en particulier comment certaines clauses contractuelles encadrent lacoopération en résolvant les questions de coordination et d’incitations.

Lecture transactionnelle de la prestation de services dans le TRM. –Une prestation de transport pour compte d’autrui implique a priori trois

acteurs : l’expéditeur, le transporteur et le destinataire. Le contrat de trans-port est établi entre le transporteur et le « chargeur », ce dernier étant l’expé-diteur ou le destinataire. La transaction de transport implique donc unecoordination entre ces trois acteurs, un ajustement de leurs préférences.

Schéma 2. Relations entre les acteurs dans la transaction de TRM

Du point de vue du flux physique (enlèvement/déchargement desmarchandises d’un point à un autre d’un territoire), les deux transactionssont inévitablement consécutives, imbriquées dans leurs modalités d’exécu-tion temporelles et spatiales7. Ce sont deux séquences économiquementinséparables malgré l’asymétrie des relations contractuelles : l’expéditeuret le destinataire ont une relation contractuelle relative à la délivrance d’unemarchandise, le transporteur n’ayant de relation qu’avec le chargeur. Sous

7. La loi distingue clairement ces deux contrats (contrat de vente et contrat de transport).« Du point de vue du voiturier, l’indépendance des deux contrats est totale » [Lamy Transport,2008, t.1, p. 9].

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l’angle transactionnel, la réalisation du service de TRM conduit à parvenir àune coordination spatiale et temporelle des actions. L’enlèvement de lamarchandise doit être coordonné entre l’expéditeur et le transporteur maiségalement avec le destinataire. Le pilotage des agendas économiques des troisacteurs est interdépendant alors même que le transporteur n’est en relationcontractuelle qu’avec une seule des deux autres parties. Ainsi, en l’absence dudestinataire au moment du passage du transporteur, ce dernier subit uneimmobilisation coûteuse de son véhicule et de la marchandise. De plus, lamise sous tension des flux dans les chaînes logistiques modernes accentue lecoût des défaillances de coordination. Le choix de la forme d’organisationcontribue donc à l’efficacité transactionnelle [Williamson, 1989]8.

En résumé, la réalisation du service de TRM renvoie à la résolution descontraintes de coordination dans le temps et l’espace. Celles-ci s’amplifientpar le nombre et le statut d’agents économiques impliqués (internalisationversus externalisation du TRM), par les modalités d’organisation des acti-vités de production (tirées par l’aval ou poussées par l’amont). Finalement,si l’expéditeur externalise son transport, il n’a véritablement fait qu’unepartie du choix car il doit ensuite décider des modalités de coopération ànégocier avec son fournisseur de transport. Au plan conceptuel, la premièreétape renvoie à la problématique habituelle de faire ou faire faire et laseconde étape revient à choisir parmi « la famille plurielle des hybrides » unde ses membres (sous-traitance, d’affrètement, franchise, coopérative, grou-pement d’achat…).

Les singularités contractuelles de la franchise : le contrat de franchisecomme outil de la répartition asymétrique des pouvoirs de décisions. – Lecontrat de franchise organise une répartition asymétrique des droits juridi-ques et économiques entre les franchiseurs et franchisés. C’est précisémenten cela qu’il se distingue de certains membres de la famille hybride commela coopérative de commerçants ou encore la licence de marque. C’est aussicette caractéristique qui l’expose à de très fréquentes critiques : cette formed’organisation serait trop « autoritaire ». Elle réduirait donc les incitationsentrepreneuriales pourtant accrues par l’engagement patrimonial desparties. Nous traiterons ici les clauses du contrat de franchise comme autantde restrictions plus ou moins négociées aux droits économiques des deuxentrepreneurs9.

8. Dans une vision traditionnelle, on traitera le choix de l’organisation de l’activité duTRM comme un facteur de production et la logique de l’efficacité reviendra à minimiser tousles coûts de production. Or, il nous semble plus pertinent de préserver la distinction entrecoûts de production et coûts de transaction. Ils ont en commun leur effet sur l’efficacité maisils divergent quant à leur origine. Les premiers relèvent de la technologie disponible ; lesseconds des modalités d’allocation des droits économiques (usus, abusus, fructus et libertécontractuelle) sur les actifs économiques.

9. Voir Allam [2002] pour une analyse de l’environnement institutionnel sur le caractèreendogène de la spécificité des actifs.

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On sait désormais que la recherche du partenaire adéquat est coûteuse[Coase, 1937]. Ici, les parties essayent de protéger les gains induits par leurcoopération. Si la sélection des partenaires a de lourdes conséquences pour lepatrimoine du franchiseur, elle en a également pour celui des franchisés déjàen place. En effet, ceux-ci ont par leur contrat de franchise délégué au fran-chiseur les fonctions de recruter les futurs franchisés. C’est donc la valeur duréseau qu’il convient de préserver. Cette force collective alimente la notoriétéde la marque au bénéfice de tous les membres du réseau. Chaque partie (fran-chiseur, franchisé) possède donc des obligations à l’égard du réseau (usus,abusus, fructus) [Alchian, 1987]. Pour l’ensemble de ces raisons, le franchi-seur a la responsabilité de veiller à la qualité des nouveaux entrants10 ainsiqu’à définir et à faire respecter les conditions de sortie des franchisés. En assu-mant cette responsabilité, il défend le rendement économique (le fructus)actuel et futur du réseau. Le réseau produit donc une « externalité positiveintangible » et, dans le même temps, la négligence de l’une des parties inverseses effets bénéfiques. Ainsi, il convient d’adopter une vision de l’actif collec-tif qui se construit à travers l’historique des relations [Allam et al., 2004].

Par ailleurs, le contrat de franchise est dit sui generis : la loi n’imposeaucun modèle de contrat. Il revient au franchiseur de proposer le contrat defranchise. Il s’agit en effet d’un contrat d’adhésion « où l’une des parties n’aque peu de poids dans sa rédaction » [Marot, 1998]. Nous parlerons pournotre part d’asymétrie du pouvoir de négociation entre les parties. Le fran-chiseur impose unilatéralement certaines de ses préférences contractuelles.Celles-ci doivent néanmoins tenir compte des incitations du franchisé àparticiper eu égard aux alternatives offertes. En d’autres termes, peu impor-tent les qualités et les contraintes économiques de la situation de choix, lemême contrat sera proposé. On fera donc l’hypothèse d’une part, que lescontributions productives et les préférences des agents économiques sonthomogènes et, d’autre part, que la diversité des marchés locaux en termesd’incertitude, de pression concurrentielle ou de caractéristiques économi-ques de la demande sont ici négligeables.

De tels accords ne répondraient à aucun principe de la nouvelle microé-conomie et seraient dénoncés comme inefficaces. Pourtant, de telles« aberrations économiques » trouvent une justification économique. Selonl’approche transactionnelle, la diversité contractuelle est trop coûteuse ànégocier ex-ante et à gérer ex-post par le franchiseur. On se heurtera auxlimites de ses capacités cognitives à piloter simultanément un très grandnombre de contrats sans compter les nombreux conflits entre les membresdu réseau. Or, si la valeur du réseau dépend de sa cohésion, il convient doncde préserver l’uniformité du contrat dans le même réseau11. La seule diversité

10. La relation de franchise peut attirer des franchisés investisseurs comme des entrepre-neurs.

11. Lafontaine et al. [2005] confirme ce résultat pour la franchise aux USA. Ménard[2004] parle d’une caractéristique régulière de la gouvernance hybride.

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observable renvoie aux modifications de certaines clauses contractuelles aucours du temps. Ainsi, le contrat de chaque franchisé est marqué par la datede son entrée dans le réseau. On peut alors parler d’effet générationnel dulien contractuel.

Enfin, le contrat de franchise est aussi conclu intuitu personae. Ce termeindique que le contrat est signé eu égard à la personne dirigeante de l’entre-prise franchisée et non en considération du dirigeant de l’entreprise franchi-seur. On admet ainsi que seule l’identité du franchiseur est redéployable,elle peut être modifiée sans invalider le contrat. Cette clause renforcel’asymétrie du pouvoir de négociation, énoncée précédemment, et dans cecas la réduction du pouvoir de décision du franchisé porte sur sa libertécontractuelle, c’est-à-dire sa discrétion de vendre ses actifs et de percevoirtoutes leurs retombées financières à l’issue de leur cession. Cela nous amèneà examiner plus en détail la capacité du franchisé à redéployer l’ensemblede ses actifs après le terme du contrat.

Là encore, on se retrouve dans une situation où les droits économiques dufranchisé sont très encadrés12. Au terme de la relation, il n’existe aucuneclause forçant les parties à renouveler l’accord de franchise même si l’une desdeux le souhaite. Seules les clauses de non-concurrence ou de non-affiliationpostcontractuelles ont des effets économiques sur la position patrimoniale dufranchisé. Ces deux clauses montrent qu’après le terme du contrat, on seprotège encore des risques d’appropriation abusive d’une partie de la quasi-rente. Elles soulignent donc les besoins de sécuriser la valeur des investisse-ments et de garantir leurs revenus futurs. Ici, la difficulté porte sur la sépara-bilité des actifs, puisque c’est là que la relation de dépendance économiqueentre les patrimoines – notamment ceux qui sont immatériels – des parties estla plus forte. Pour le franchiseur, la perte de valeur serait due à la concurrencede son ancien franchisé. D’une certaine manière, celui-ci pourrait effective-ment percevoir des retombées financières des actifs de l’autre partie en exer-çant par exemple son activité de commerçant dans le même secteur et avec lamême clientèle. Cela pose une question essentielle : à qui appartient laclientèle ? L’identité du vendeur importe presque autant sinon plus pour leclient final. Cette remarque prend toute son importance dans le cas d’une tran-saction de service pour laquelle l’identité du prestataire est très souvent déter-minante pour déclencher la décision d’achat.

La clause de non-concurrence postcontractuelle, la plus contraignantedans les contrats de franchise [Allam et al., 1999], pèse sur la situation dufranchisé. L’interdiction de poursuivre son métier de commerçant (mêmedébarrassé des signes distinctifs de son ancienne enseigne) est contestable.

12. Marot [1998] identifie trois grands types de clauses de fin de contrat : des clauses derésiliation du contrat ; des clauses d’agrément : le franchiseur accepte ou refuse le nouveaudirigeant présenté par le franchisé. En cas de refus le contrat peut être résilié. Enfin, il existedes clauses de préemption qui autorisent le franchiseur ou un tiers, désigné pas ses soins, à seporter acquéreur au prix demandé par le franchisé.

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D’ailleurs, les autorités européennes ne s’y sont pas trompées en réduisantla durée de cette clause à un an et ne devant s’appliquer que dans le territoireoù l’ancien franchisé était installé. Cette correction vise à préserver les inci-tations économiques relatives à cette forme de coopération.

La seconde clause de non-affiliation est beaucoup moins restrictive ; elleinterdit à l’ancien franchisé d’adhérer à un réseau de franchise concurrent.Il peut ainsi poursuivre son activité de commerçant là où il a été franchiséauparavant mais son alternative économique est de le redevenir dans unautre secteur d’activité. Il peut donc toujours être commerçant d’un réseaud’enseigne mais il faut qu’il découvre là encore une autre clientèle sansnécessairement changer de territoire.

Examinons dès à présent comment le TRM peut être un secteur de déve-loppement pour la franchise. Pour cela, nous allons interroger la pratique dugroupe ND.

ND Franchise : allocation des droits économiques et protection desincitations

Toutes les restrictions aux droits économiques des parties trouvent leursraisons d’être dans la protection de la valeur des actifs impliqués et surtoutceux de nature immatérielle. Pourtant, elles peuvent fortement réduire lesincitations entrepreneuriales des parties contrariant dès lors l’efficacité de lafranchise. On suppose effectivement que l’engagement patrimonial despartenaires agit comme une incitation puissante pour discipliner lescomportements opportunistes. Après avoir indiqué les atouts économiquesde la franchise à l’aide de la situation ND Franchise, nous montrerons qu’ilest possible de parvenir à une combinaison équilibrée entre coordinationcentralisée et incitation élaborée afin de garantir l’efficacité d’une stratégieen franchise.

Atouts économiques de la franchise dans le TRM. – La société ND Fran-chise, créée en décembre 2004, est une sous-filiale du groupe ND. Laprésence sur les routes des camions de ce groupe remonte à 1979 lorsqueNorbert Dentressangle fonde sa société en la positionnant sur le TRM inter-national. En octobre 2007, à la suite d’une trentaine d’acquisitions réaliséesà partir de la fin des années 1980, le rachat du Britannique Christian Salve-sen fait de ce groupe l’un des premiers opérateurs privés de transport routierde marchandises en Europe. Le rachat des actifs de la SAVAM, spécialiséedans le « grand volume », s’inscrit dans cette dynamique. Pour conserver lesavoir-faire et le statut d’entrepreneur des tractionnaires de la SAVAM a étécréée cette filiale en franchise. L’activité a eu trois ans à la fin de l’année2007 et comptait à cette date 63 franchisés pour 102 véhicules. À quelquesexceptions près, les franchisés sont des petits transporteurs-patrons quiconduisent eux-mêmes leur véhicule. Il n’y a d’ailleurs ici aucune particu-larité par rapport à la franchise du commerce de détail où la multi-franchise

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(plus d’un point de ventes par franchisé) a certes eu tendance à se diffusermais reste toujours minoritaire [Fédération française de la franchise, 2006].

Par ailleurs, une très forte singularité de la franchise en TRM concernele contact avec le client. Alors que dans la franchise commerciale le clients’adresse directement aux franchisés, c’est essentiellement avec le franchi-seur que le chargeur entre en relation. L’accès même à la clientèle devientimpossible si l’on n’a pas une taille suffisante. Pour cette raison, la proba-bilité pour qu’un transporteur-patron isolé puisse développer son entrepriseet s’imposer sur le marché est désormais très faible. Son destin change enfranchise ; il accède à un portefeuille clientèle sans consentir à tous lesinvestissements nécessaires pour atteindre cet effet de taille. Par ailleurs, lescontraintes de rationalisation du TRM (massification des flux) imposent unecoordination centralisée des flux. Dans ces conditions, l’esprit de la fran-chise organisant une division des responsabilités entrepreneuriales entre lefranchiseur (concepteur du concept de franchise) et les franchisés (lesexploitants du concept) se vérifie. D’un côté, l’optimisation de l’utilisationdu véhicule et la difficulté d’accès à la clientèle empêchent le transporteur-patron isolé de consacrer le temps nécessaire aux fonctions supports. Del’autre, le chargeur attend de son prestataire de transport (le franchiseur)qu’il lui fournisse un service de transport fiable et de qualité [Baker etHubbard, 2003]. Si l’identité du fournisseur apporte de la valeur à la tran-saction (par le niveau de qualité qu’il certifie, par exemple), le chargeurvoudra contractuellement s’engager dans la durée et travailler avec peud’interlocuteurs13. Dès lors, il recherchera un professionnel du TRM à laréputation solide. Cette clientèle est attirée par la réputation du franchiseur,même si ce dernier délègue contractuellement la prestation de transport à unautre entrepreneur (le franchisé). En définitive, afin de satisfaire à l’ensem-ble de ces conditions, la coordination du fret sera réalisée de manière centra-lisée par le franchiseur. En franchise, les exploitants sont des entrepreneursindividuels supposés plus incités que des chauffeurs salariés [Alchian et al.,1972] car soumis à la réglementation des temps de conduite et non à celledu droit du travail. Ainsi, les franchisés ne peuvent donc pas être engagésdans des liens de subordination avec le franchiseur. Déviation qui pourraitrésulter de la centralisation de la coordination des flux de fret par ce dernier.D’une part, les tribunaux sanctionneraient une telle pratique et, d’autre part,on étoufferait aussi les incitations du franchisé à être « son propre patron »,membre d’un réseau de transporteurs. À l’évidence, l’antidote de cettedéviation est à trouver pour se développer en franchise dans le TRM.

ND franchise : une stratégie pionnière dans le TRM. – Pour satisfaire àces conditions, le réseau ND a créé une entité juridique Franchise détenue à49 % par le franchiseur et 51 % par les franchisés. Cette structure entièrement

13. Le niveau des coûts de transaction est fonction du nombre de partenaires avec lesquelsle chargeur est engagé.

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dédiée à la réception et au traitement de la clientèle constitue l’interfaceentre les franchisés et les chargeurs. Elle constitue le portefeuille clients del’enseigne. La clientèle captée par la marque du franchiseur est ici« véritablement apportée aux franchisés ». Ce faisant, la dépendance écono-mique du franchisé risque d’être dénoncée par les tribunaux et opposéeaussi à l’efficacité de la franchise. Dans le réseau de ND Franchise, un équi-libre a été trouvé entre une garantie juridique de chiffre d’affaires apportéaux franchisés et l’expression de leur liberté d’entrepreneur, par la possibi-lité de faire varier ce chiffre d’affaires. La centrale des franchisés peut fairedes propositions de fret jusqu’à 80 % de la capacité de transport d’un fran-chisé et le franchisé peut en refuser 20 %. Ainsi par engagement contractuel,le franchisé travaille à la hauteur minimale de 60 % de sa capacité avec laclientèle trouvée par la centrale. Pour les 40 % restant, il jouit de sa libertéjuridique et économique pour travailler avec sa propre clientèle, bénéficiantalors aussi de la qualité ND (camion aux couleurs, conduite économique…).Dans tous les cas, il paiera en contrepartie une redevance à la marque sur latotalité de son chiffre d’affaires.

Dans les faits, les franchisés du réseau ND réalisent presque tous 100 %de leur activité avec la clientèle apportée par la centrale et économiquement,on en comprend bien tous les avantages. Mais cette clause contractuelle faittoute la différence pour permettre la pratique de la franchise dans le TRM.

En effet, ici le juge et l’économiste trouvent les preuves de l’indépendancejuridique du franchisé comme celles de l’efficacité liée à la force des incita-tions entrepreneuriale. Les coûts de l’asymétrie des décisions de coordina-tion — déléguées par les franchisés à la centrale — sont compensés d’unepart par l’efficacité de la centralisation de ces décisions et, d’autre part, parla reconnaissance de la liberté de décision du franchisé (en l’occurrence icison degré d’aversion au risque). Ainsi, le franchisé (patron/chauffeur)s’exprime comme un véritable entrepreneur et la simple perception de cetteliberté contractuelle est efficace. Il peut faire varier son chiffre d’affaires enassumant tous les risques induits.

Alors qu’initialement, l’éloignement du franchisé avec la clientèle auraitpu être un motif de requalification du contrat de franchise pour cause desubordination juridique et d’asphyxie des propriétés incitatives de la fran-chise, la clause négociée permet d’équilibrer l’accord et de satisfaire à lacontrainte de participation du franchisé. Celui-ci retrouve au moment dudéchargement de la marchandise le contact direct avec le client, source devaleur. Le franchiseur aura besoin de ce retour d’information pour faireévoluer l’ensemble de son savoir-faire. Le franchiseur accède à cetteprécieuse information à travers son propre réseau (chauffeurs/salariés deND). Cependant, les incitations des salariés sont supposées plus faibles quecelles des franchisés car sans engagement patrimonial dans l’activitéproductive [Williamson, 1991].

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Dans ce contexte du réseau mixte, revenons un instant sur le fonctionne-ment de la centrale des franchisés. La plateforme téléphonique reçoit detoutes les agences ND Grand Volume, les besoins des clients en transportsde grand volume. Ces flux entrants sont adressés en priorité aux franchiséset au réseau en propre. Cette globalité de traitement est tout à fait essentielle,elle permet d’élargir le dispositif de massification des flux et surtoutd’accroître les capacités de réaction (immobilisations imprévisibles).Concrètement, la coordination de chaque réseau se déroule dans le mêmeespace, à deux tables différentes, et non sur chacune d’elles se trouventenviron quatre postes de travail (écran, téléphone…) où chacun gère unecertaine capacité de production (environ vingt franchisés). Chaque gestion-naire a donc un portefeuille de clients en liaison avec la disponibilité de sesmoyens de production (camions/chauffeur/lieu/distance). Il y a là unpremier niveau de coordination temporelle et spatiale au sein du porte-feuille/clients puis avec les autres gestionnaires du même réseau et enfinavec les gestionnaires de l’autre réseau. Ils construisent, déconstruisent desplans de route pour chaque unité de production. Au quotidien, du réseaufranchisé au réseau intégré, le fret va être coordonné réduisant les coûtsd’adaptation. L’organisation adoptée est conçue précisément pour exploitertoutes leurs complémentarités. La centralisation des décisions de coordina-tion est dans l’absolu contraire à la liberté d’entreprendre du franchisé.

À l’issue de cette première description, essayons de mieux loger lecontrat de franchise.

Schéma 3. Structure des relations contractuelles chez ND Franchise

Plusieurs contrats se superposent : les liens verticaux (1) et (2) entre NDgroupe et franchise ND, à travers ses filiales, relèvent de la firme intégrée.Le contrat de franchise (3) organise l’ensemble des obligations et devoirsdes parties dans le cadre de ce type de coopération. Pour faire fonctionnercette délégation de droits économiques, la centrale est détenue (4 et 5) à

Groupe ND

ND Grand Volume

ND Franchise

Centrale des franchisés

Franchisés

(2) filialeà 100 %

(1) filialeà 100 %

(7) contrat de sous-traitanceLicence de marque

(4) filiale à 49 %

(8) contrat deprestations services(3) contrat de

franchise(6) contratd'affrêtement

(5) filiale à 51 %

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49 %-51 % par les deux parties et chaque franchisé est ensuite lié par uncontrat d’affrètement (6) à la centrale pour prendre en charge du fret. Cettedernière agit en tant que sous-traitante (7) pour ND Grand Volume afin derecevoir et traiter les demandes des chargeurs.

La centrale des franchisés endosse également un autre rôle consistant àfournir des prestations de services aux franchisés (8). Les achats auprès defournisseurs (constructeurs et entretien du véhicule, carburant, fournituresadministratives comme la lettre de voiture) et autres prestataires de services(banque, assurance, cartes d’autoroutes, de tunnels) peuvent être confiés àla centrale d’achat par voie contractuelle. Celle-ci sera plus efficace danscette fonction d’achat de chaque franchisé car plus spécialisée14. Outre lesraisons de ce gain, les franchisés n’ont pas le temps de s’occuper de cesachats puisque toujours sur la route15. Enfin, autre atout économique pourle franchisé, le contrat de prestation de services lui offre une souplesse detrésorerie : ses commandes sont payables à trente jours à la centrale qui pardélégation se charge de toute la facturation avec les divers fournisseurs.

Au fond, le franchisé/transporteur ne peut prendre en charge de manièreefficace que l’opération de traction du TRM, d’où son surnom de« tractionnaire ». Son indisponibilité ne lui permet ni de trouver le client(centrale des frets pour les franchisés) ni les fournisseurs (centraled’achats), tâches pourtant toutes indispensables à la conduite de son véhi-cule. Dès lors, comment échapper à la tentation d’étouffer les compétencesentrepreneuriales du franchisé risquant de l’engager dans des liens de subor-dination et transformant ainsi la caricature en réalité. Au plan contractuel, lerecours à la centrale d’achat n’est pas une contrainte du contrat de franchiseND pour le franchisé. Ce dernier peut toujours exprimer ses prérogativesd’entrepreneur dans sa politique d’achats (sélection et négociation avec sesfournisseurs). Dans les faits, les franchisés ne se privent aucunement des’approvisionner auprès de la centrale, dans le cas contraire la rentabilité deleur activité serait amoindrie. Le rôle de l’entrepreneur/franchisé estpréservé sans nuire à l’efficacité de la coopération.

En définitive, tous ces contrats – franchise, d’affrètement et de presta-tions de services – sont liés. La résiliation de l’un entraîne celle des autres.Plus généralement, les clauses convenues au terme du contrat sont cellesaussi présentes dans le commerce de détail : par exemple, la clause de non-concurrence postcontractuelle. Pour autant, il y a beaucoup moins de clau-ses restreignant la liberté de revendre son activité que dans la franchise decommerce. En effet, en raison du caractère territorialisé de la clientèle, salocalisation (immobilité relative) importe davantage que dans le TRM. Laclientèle du transporteur ne présente pas une telle singularité et pour cette

14. La centrale d’achats intervient aussi pour le réseau en propre et c’est là une sourcesupplémentaire d’économie.

15. Ceux-ci pourraient se rapprocher d’une clause d’approvisionnements exclusifs auprèsde fournisseurs référencés.

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raison, lors du départ d’un franchisé, le réseau perd avant tout une capacitéde production pour répondre aux clients mais pas le client lui-même. Ainsile franchisé ND peut à tout moment, après 6 mois et en respectant un préavisde 4 mois, signifier par lettre recommandée avec accusé de réception sonsouhait de quitter le réseau. Du côté du franchiseur, sauf faute avérée, larésiliation du contrat interviendra au terme du contrat. Cette asymétriecontractuelle est ici à l’avantage des franchisés. En fait, l’interdépendancedes trois contrats permet de défendre la valeur du réseau. En effet, le groupeND est en position équilibrée avec les chargeurs ; l’entreprise est même enmesure de les sélectionner. Aucune entreprise de transport – de petite tailleet hors d’un réseau – ne pourrait seule réaliser cet écrémage.

Une difficulté menaçante pour un transporteur-conducteur indépendantconcerne notamment la gestion de son besoin en fond de roulement : lesretards de paiement amputent sa trésorerie d’autant et réduit sa marge. Il estalors contraint très régulièrement de négocier des délais de paiement auprèsde ses principaux fournisseurs (au premier d’entre eux la banque) et d’assurerles relances avec ses clients à l’origine de cette situation. Or, la centrale desfranchisés prend en charge ces difficultés et contribue à la réduction des coûts.Chaque franchisé traite en direct avec la centrale en transmettant un récapitu-latif mensuel de son activité : la facture présentée est payée à date fixe chaquemois. À la centrale ensuite de récupérer auprès des clients le montant de latransaction. Le franchisé est ainsi débarrassé « des tracas de fin de mois ». Ceservice a un coût pour la centrale et donc un prix payé par le franchisé pour laprestation reçue16. En outre, les gains de la centrale seront pour une part redis-tribués à ses actionnaires (franchiseur et franchisés). Cette politique constitueun mécanisme incitatif supplémentaire pour les franchisés. C’est comme si cedividende était la contrepartie de leurs efforts de valorisation de la marque duréseau. Cette reconnaissance économique de la valeur du réseau constitue uneinnovation dans le système de franchise en France17.

Finalement, la transparence sur les prix facturés aux destinataires et lestarifs des services de la centrale réduit l’opportunisme des agents. En effet,celui-ci ne peut s’exprimer qu’en cas de forte asymétrie d’information entreles partenaires.

CONCLUSION

Les particularités du TRM imposent plusieurs contraintes opposées apriori à la logique d’efficacité de la franchise sur précisément ce qui fonde

16. La souscription au contrat de prestation s’élève à 0,5% du CA HT.17. Cette question de la reconnaissance juridique du réseau avait dès 1999 été soulevée

par nos recherches appliquées. Ici, la centrale des franchisés, détenue majoritairement par lesfranchisés est une concrétisation des droits juridiques et économiques attachés au réseau.Cette reconnaissance accroît les incitations patrimoniales de la franchise [Allam & ali, 1999].

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sa force économique : l’équilibre entre une répartition asymétrique despouvoirs de décisions entre franchiseur et franchisés et leurs fortes incita-tions entrepreneuriales. La pratique de ND Franchise montre comment onévite que la forte centralisation des décisions de coordination du TRM parle franchiseur contrarie l’efficacité de la gouvernance en franchise. Au cœurde cet équilibre figure une innovation majeure pour la franchise consistantà permettre aux franchisés de s’approprier une part de la valeur induite parle réseau en étant propriétaire majoritaire de la centrale des franchisés.

Reste à approfondir pourquoi les précédentes tentatives de développe-ment de la franchise dans le TRM ont échoué, laissant une empreinte trau-matique sur le secteur durant près d’une décennie.

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La gouvernance des formes hybrides, un métissage de contrat

et de confiance ? Le cas de la grande distribution alimentaire

Philippe Abrard et Gilles Paché

INTRODUCTION

Peu abordé par la recherche en sciences de gestion, à la différence del’économie sociale et solidaire, le thème de la gouvernance des groupe-ments de détaillants (dénommés GD par la suite) présente pourtant un inté-rêt théorique et managérial évident. Les GD sont des parties prenantesparticulièrement dynamiques du commerce associé, lui-même se définis-sant comme un « réseau organisé et contrôlé par des commerçants indépen-dants, propriétaires des points de vente, qui se sont associés au sein d’ungroupement de commerçants, pour mutualiser leurs moyens et développerdes politiques communes : achat, enseigne, opérations commerciales,services, etc.1 ». L’ensemble du commerce associé réalisait 25,9 % du chif-fre d’affaires du commerce de détail français au 1er janvier 2008, ce quitémoigne de sa vitalité face à de puissants groupes intégrés comme Carre-four, Auchan ou Casino, ayant accès aux marchés financiers, et qui peuventfinancer plus aisément leur développement national et international.

Dans le présent article, nous limiterons la réflexion aux GD de la grandedistribution alimentaire française, dont la taille, l’histoire et la remarquableadaptation aux turbulences de l’environnement constituent un objet d’étudeparticulièrement riche pour la recherche en distribution et, plus largement,en marketing. Plus précisément, notre contribution, de nature exploratoire,a pour ambition d’étudier les mécanismes et les enjeux de la coopération àl’œuvre dans les GD en chaussant des « lunettes » théoriques, issues de lathéorie des organisations, qui permettent de dépasser la simple description

1. Définition proposée par les enseignes du commerce associé sur le site http://commerce-associe.fr.

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factuelle de manœuvres stratégiques. L’objectif est de mieux comprendrepar là comment le besoin global de coordination, susceptible d’accroître laperformance de l’action collective [Olson, 1978], s’accomplit dans lerespect et la préservation de l’indépendance juridique de chacun des adhé-rents du GD.

Retenir comme champ d’analyse les GD de la grande distribution alimen-taire paraît, de ce point de vue, tout à fait légitime dans la mesure où ils seprésentent avant tout comme des organisations complexes composées dedétaillants juridiquement indépendants, mais engagés de manière volontairedans un processus de création collective de valeur. Leur démarche de mutua-lisation des ressources se traduit concrètement par la centralisation d’unepartie de leurs achats, par une logistique commune (plates-formes et entrepôtsde distribution), par le développement d’un ensemble d’enseignes et demarques de distribution (MDD) leur appartenant, par la mise en place desystèmes d’information partagés, etc. [Filser et al., 2001]. De façon synthéti-que, les GD sont dotés de caractéristiques singulières qu’il est possible derésumer de la manière suivante : une indépendance juridique des adhérents ;des entrepreneurs fédérés autour de valeurs communes (les « prix les plusbas », le « combat contre la vie chère », etc.) ; l’existence de structures etd’organes collectifs chargés de procurer des services et des avantagesmutualisés ; une nécessité de coordonner au mieux l’ensemble (réseau) formépar le GD ; des enseignes, une communication et des MDD communes ; etenfin, des moyens logistiques et informatiques partagés entre les adhérents.

Sous la pression de multiples facteurs d’environnement, le paysageconcurrentiel de la grande distribution alimentaire en France s’est profon-dément modifié au cours de ces vingt dernières années. À l’affrontemententre points de vente dans des zones de chalandise clairement identifiéess’est ajoutée une concurrence directe, et plus globale, entre réseaux dedistribution, qu’ils relèvent du commerce intégré (les succursalistes) ou ducommerce associé (les GD). Désormais, les GD doivent tenir compte desphénomènes suivants dans la définition de leur positionnement et de leurstratégie de conquête de nouveaux marchés :

– une concentration croissante du secteur de la grande distribution ali-mentaire, « tenu » par seulement sept enseignes en 2008 (contre plus d’unedizaine en 1995),

– la saturation de l’espace disponible pour de nouvelles implantationsrentables sur le territoire national, freinant de ce fait l’extension du réseaude points de vente2,

2. Le vote de la Loi LME en juillet 2008 assouplit en partie les restrictions imposées parla Loi de 1996, dite Loi Raffarin, comme l’obligation de soumettre l’autorisation d’ouvertured’un point de vente de surface supérieure à 300 m2 à l’accord préalable de la CDEC (Commis-sion départementale d’équipement commercial). Désormais, seules les communes de plus de15 000 habitants pourront saisir les CDAC (Commissions départementales d’aménagementcommercial) pour des implantations dont la surface de vente ira de 300 m2 à 1 000 m2.

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– l’internationalisation croissante des enseignes, toujours en quête denouvelles sources de développement, tout particulièrement vers les paysémergents à fort potentiel comme la Chine,

– une diversification accrue dans des formats différents au sein d’unmême groupe, mais aussi dans des spécialités parfois éloignées du métieroriginel (loisirs, culture, voyages, etc.),

– l’apparition du phénomène d’affiliation de détaillants indépendants(souvent sous la forme de la franchise) par les groupes de distribution detype succursaliste.

Ces modifications de l’environnement concurrentiel font peser de lour-des menaces sur les GD. Leurs opportunités de développement ont tendanceà se réduire, risquant ainsi d’augmenter à terme le poids relatif des succur-salistes dans l’ensemble du secteur. Pourtant, ce sombre état des lieuxmérite d’être relativisé car l’observation de l’évolution des parts de marché,du moins au plan national, ne laisse aucun doute quant aux capacitésd’adaptation des GD, ni sur leur potentiel d’évolution. En outre, il s’agitd’une structure organisationnelle dont les équipes dirigeantes ont très tôtcompris l’intérêt de mener à bien des pratiques collaboratives au sein deréseaux d’affaires pour en améliorer la performance, alors que la prise deconscience sera beaucoup plus tardive dans l’industrie manufacturière. Ennous appuyant sur la littérature académique en économie et en gestion ayantintégré le fait coopératif dans ses analyses, nous souhaitons ainsi suggérerdes pistes de réflexion sur les modes spécifiques de gouvernance des GD entant que « formes hybrides », à mi-chemin entre le marché et la hiérarchie,pour reprendre l’heureuse expression de Thorelli [1986].

Le fait que les GD puissent être examinés en tant que réseaux d’affairesest notamment revendiqué par Zentes et Swoboda [2000]. Ces auteurspartent du principe que tout GD se fonde sur des interactions complexesentre ses membres, mais aussi entre ses membres et les parties prenantesextérieures (fournisseurs, banques, etc.). Le pilotage des activités du GDmobilise dès lors plusieurs types de « réseaux » interdépendants : un réseauadministratif, fondé sur la gestion et l’échange de données ; un réseaumarketing, pour coordonner les actions commerciales en magasin ; unréseau logistique, assurant la mise à disposition des produits dans de bonnesconditions de coût et de service. L’approche de Zentes et Swoboda [2000]met l’accent sur des dimensions technologiques essentielles pour un fonc-tionnement efficient et efficace d’un GD, mais en négligeant la perspectiveorganisationnelle que l’on retrouve dans les analyses économiques et stra-tégiques des entreprises en réseau : la construction d’un projet collectifautour duquel se mobilisent durablement des partenaires [Paché et Parapo-naris, 2006]. C’est cette perspective organisationnelle qui retiendra notreattention, en indiquant comment le GD, en tant que réseau d’affaires, asso-cie (plutôt que de les opposer) gouvernance par le contrat et gouvernancepar la confiance.

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DES COOPÉRATIVES DE COMMERÇANTS AUX GROUPEMENTS DE DÉTAILLANTS

Les GD sont souvent assimilés à des coopératives, mais s’ils revendi-quent leur filiation au mouvement coopératif initié à la fin du XIXe siècle, laquestion reste posée quant à la cohabitation entre des idéaux tournés versdes valeurs humanistes pour les uns, et des visées purement corporatistespour les autres. Certains n’hésitent pas à affirmer : « Ne représentent-ils pasune forme de corporatisme tournée vers l’intérêt de leurs propres membres,tranchant avec la volonté de servir dans l’intérêt général si souvent procla-mée par leurs devanciers ? » [Vienney, 1966, p. 119]. À l’évidence, lesdeux mouvements de coopération ne sont pas mus par les mêmes ressorts.L’origine des GD serait ainsi davantage à rechercher auprès des sociétésd’achat en commun plutôt que dans les coopératives de consommation[Holler, 1997a]. C’est d’ailleurs en réaction contre les premières coopérati-ves de consommateurs que les précurseurs des coopératives de commer-çants voient le jour. Ainsi, le premier GD recensé en France, la Sociétérémoise de l’épicerie, vins et spiritueux, sera créé le 29 mai 1885 par desépiciers indépendants désireux de contrer l’avancée rapide des coopérativesde consommation.

Les mutations de la distribution à l’œuvre en cette fin de XIXe siècle vontse confirmer et s’amplifier au début du XXe siècle. Les GD optent finalementpour le statut juridique de coopérative au terme d’une longue périoded’incertitude quant au choix de la forme organisationnelle la mieuxadaptée :

C’est donc plus par réaction et par souci d’efficacité commerciale que par adhésion àun système de valeurs dont ils ne partageaient pas la philosophie que les commerçantsdécidèrent, pour mieux lutter contre leurs concurrents, d’adopter leurs propres armes :le statut coopératif [Holler, 1997a, p. 89].

Par-delà le simple argument de la concurrence, c’est surtout l’avantagefiscal3 octroyé aux coopératives de consommateurs, et dont étaient privésles groupements de commerçants, qui les convainquent définitivementd’opter pour la structure coopérative. Les coopératives de commerçants fontainsi coup double : elles contournent l’atteinte au droit de la concurrenceconstitué par leur entente, tout en profitant des avantages fiscaux de lacoopérative.

Finalement, on peut écrire que c’est l’action collective initiée par quel-ques commerçants indépendants qui institutionnalise véritablement la créa-tion des GD. Or, si cette action collective offre aux détaillants une meilleure

3. La Loi du 31 juillet 1917 affranchit de l’impôt sur les BIC, et sous certaines conditions,les coopératives de consommation. Une instruction financière du ministère des Finances endate du 25 août 1920 ne soumet pas à la taxe sur le chiffre d’affaires les coopératives deconsommation exonérées des BIC.

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position concurrentielle dans l’affrontement avec des succursalistes ayantdéjà pignon sur rue, elle leur pose aussi rapidement des problèmes d’orga-nisation interne. Confrontés au besoin de coordination des intérêts indivi-duels de leurs adhérents avec celui de l’intérêt collectif du GD, ils ont eneffet à résoudre les problèmes habituellement rencontrés dans ce genre destructure : prise de décision collective, partage équitable de la rente,montant des investissements communs, propriété des biens collectifs(MDD, enseignes, entrepôts et centrales), etc. L’émergence du discountalimentaire (Leclerc en 1949) et non alimentaire (FNAC en 1954), du super-marché puis de l’hypermarché (Carrefour en 1963) et des centres commer-ciaux (Parly II en 1970) va transformer radicalement les rapports entre lescommerçants et leurs fournisseurs en fragilisant les coopératives decommerçants. Elles tirent certes profit des négociations avec les industrielsmais avec leur capacité d’action limitée aux achats en commun, elles seretrouvent dans l’incapacité de pouvoir gérer efficacement un parc croissantde points de vente et de développer un concept d’enseigne cohérent ; autre-ment dit, de coordonner autre chose que les seuls achats [Holler, 1997b].

En décembre 1973, la Loi Royer sonne le glas de la croissance extensivede la grande distribution alimentaire [Moati, 2001]. Face à l’assèchementprogressif des emplacements commerciaux jugés porteurs, les coopérativesde commerçants modifient, contraintes et forcées, leur mode de développe-ment. Au lieu d’accueillir des commerçants déjà en place, comme elles lefaisaient habituellement, elles se mettent à sélectionner préalablementcertains emplacements géographiques soigneusement étudiés, avant dechercher à recruter des personnes suffisamment dynamiques et motivéespour occuper ces emplacements et devenir des adhérents à potentiel. Lerenversement de l’idéologie selon laquelle l’homme prévaut sur le point devente au profit du dogme de l’unité commerciale efficace souligne aussi lepassage d’une logique à l’autre : la coopérative conçue comme un outil auservice de ses adhérents devient d’abord l’initiatrice du développement d’unréseau de points de vente, répartis de façon rationnelle sur un territoiredonné. Le nouveau rôle attribué à la coopérative, conjugué au développe-ment et au renforcement de la fonction logistique (entrepôt) remplie égale-ment par cette dernière, auquel se rajoute le poids croissant du conceptd’enseigne, est à l’origine d’une mission émergente qui va progressivementprendre de l’ampleur : la coordination des activités entre les différentesstructures collectives de la coopérative et l’ensemble de ses adhérents.L’heure est venue de parler de GD plutôt que de coopérative de commer-çants.

Au cours des années 1990, deux phénomènes seront à l’origine denouvelles turbulences dans l’environnement des GD. En réponse à la LoiRaffarin de juillet 1996, la grande distribution alimentaire françaises’engage dans une nouvelle période de concentration et d’internationalisa-tion qui conforte la puissance du commerce intégré. Plutôt que d’accepter

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les mutations avec passivité, les équipes dirigeantes des GD optent pour desstratégies proactives fondées sur une centralisation et une coordinationaccrues. Les fonctions des structures collectives consacrent la primauté duréseau géré comme un tout cohérent, à l’image du modèle succursaliste. Ils’agit d’un réel effort de résistance aux pressions extérieures dont l’enjeu estde renforcer la cohésion entre les adhérents du GD en vue d’éviter sonimplosion sous l’influence de tendances centrifuges (prédominance del’intérêt individuel de chacun des adhérents sur l’intérêt collectif del’ensemble des adhérents du GD). On peut parler d’un véritable renouveaude l’esprit coopératif où il apparaît clairement aux équipes dirigeantes quele tout (le réseau) est plus que la somme des parties (les différents adhé-rents). Certaines grilles d’analyse issues de la théorie des organisations etdu marketing permettent d’éclairer les mécanismes de la coopération enœuvre au sein des GD.

LA COOPÉRATION : ÉCLAIRAGES CONCEPTUELS

La doxa managériale de la concurrence étant l’un des piliers de l’écono-mie néoclassique, la présence de formes de coopération4 relève soit d’uneatteinte anormale aux lois du marché, soit d’une solution de type « secondbest ». Néanmoins, quelques courants théoriques reconnaissent et justifientl’existence de certaines formes de coopération, notamment en managementstratégique [Moreira Begnis et al., 2006], mais présentent l’inconvénient dene pas s’accorder sur une définition commune. Ainsi, selon Brousseau[2000, p. 29] :

La coopération est tantôt envisagée comme une attitude (ne pas être opportuniste),tantôt appréhendée comme un mode de coordination alternatif au marché et à la hié-rarchie, tantôt perçue comme un type de transaction spécifique par lequel on n’échan-ge pas simplement des produits et des services, mais on participe conjointement à unprocessus de production ou de R & D.

Une telle diversité des approches conceptuelles de la coopération nousamène à postuler l’existence de formes verticales de coopération (commeles relations clients/fournisseurs), ou de formes horizontales (les coopérati-ves agricoles), les GD présentant comme caractéristique centrale de faire secôtoyer ces deux formes en leur sein.

La coopération comme attitude

La théorie des jeux s’est beaucoup penchée sur les phénomènes decoopération en essayant d’expliquer comment se crée, s’entretient et cessela coopération entre acteurs. Toutefois, les divers travaux menés dans ce

4. Terme issu du latin cooperatio, qui fait référence à l’action de « travailler ensemble ».

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domaine aboutissent à des conclusions différentes selon le type de jeu consi-déré. De façon générale, la coopération est analysée à l’aide du modèle dudilemme du prisonnier. Dans les jeux à un seul coup, les acteurs ont intérêtà maximiser leurs gains individuels ; il n’y a donc pas de place pour unequelconque coopération. En revanche, dans le cas des jeux répétés, lesacteurs ont plutôt intérêt à coopérer pour maximiser les gains (voir letableau 1). Dans son fameux exemple du tournoi, Axelrod [1992] dévoile lastratégie gagnante pour chacun des participants. Elle consiste à toujourscoopérer au premier coup du jeu, puis à se dérober dès que l’autre joueur necoopère plus. Ce comportement dit de « tit-for-tat », consistant à reproduireexactement le même coup joué par le dernier joueur, introduit la prise encompte du long terme dans l’analyse. Plus la coopération durera, plus lesgains mutuels de chacun des joueurs se reproduiront. Axelrod [1992] endéduit que la coopération entre joueurs est fondée à la fois sur la réciprocité(c’est-à-dire se comporter avec le joueur d’en face comme il s’est comportéavec nous) et sur les conditions susceptibles de rendre stable cette récipro-cité à travers le temps. On retrouve ici « the shadow of the future », autre-ment dit l’ombre portée du futur [Heide et Miner, 1992].

Tableau 1. Dilemme du prisonnier : les quatre situations-types

Légende : r = récompense de la coopération ; p = punition de la défection mutuelle ; t = tentation dela défection ; s = sanction du naïf.Source : adapté de Axelrod [1992, p. 20].

La portée du facteur temporel dans la construction de la coopération aété confirmée par Heide et Miner [1992] dans le cadre des relations interor-ganisationnelles en recourant justement à une méthodologie qui s’appuiesur la théorie des jeux. Leur étude porte sur les échanges entre des fabricantsde biens d’équipement et leurs fournisseurs de pièces détachées (logique decoopération verticale). Heide et Miner [1992] aboutissent à la conclusionselon laquelle l’horizon temporel dans lequel s’inscrit une relation peutaffecter la nature et la durée de la coopération. Ce lien a été également véri-fié par Morgan et Hunt [1994] dans le cadre de relations verticales au seinde leur célèbre modèle d’engagement/confiance. Le temps, à travers ladurée de la relation, est contenu dans l’engagement relationnel dont fontpreuve les partenaires impliqués dans l’échange. L’engagement relationnely est défini par Morgan et Hunt [1994, p. 23] comme résultat de la présenced’un « partenaire de l’échange étant convaincu qu’une relation continue

Acheteur

Coopère Ne coopère pas

VendeurCoopère r = 3, r = 3 s = 0, t = 5

Ne coopère pas t = 5, s = 0 p = 1, p = 1

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avec un autre partenaire est si importante qu’elle justifie des efforts maxi-mum pour la maintenir. »

L’importance de cette relation continue est telle que les parties prenantess’engagent à faire des efforts significatifs pour qu’elle dure, car bien sûrcette relation durable est bénéfique pour tous. Les auteurs soutiennent quel’engagement dans la relation a un effet positif sur la coopération mais,contrairement aux travaux de Heide et Miner [1992], ils introduisent dansleur modèle une autre variable médiatrice, la confiance, dont l’effet estégalement positif sur la coopération. Il serait particulièrement intéressant devérifier si le temps entretient et renforce (ou non) la coopération entre adhé-rents d’un GD dans le cadre de la coopération horizontale. Si tel était le cas,le temps pourrait alors être considéré comme l’un des antécédents duprocessus d’escalade coopérative, pour reprendre la terminologie de Dussuc[2004], à l’œuvre dans les GD. Par conséquent, et comme dans le cas de lacoopération verticale, nous postulons que le temps peut affecter les formesde coopération horizontales.

La coopération comme type de transaction

Richardson [1972] est le premier à distinguer des transactions de marchéet des transactions de coopération. Il s’interroge sur les modes de coordina-tion de l’économie en opposant les mécanismes du marché, censés assurerla coordination des relations interorganisationnelles, et l’organisation, dontla coordination interne est soumise à des mécanismes hiérarchiques. Enparallèle, son observation de la réalité des échanges économiques entreentreprises le conduit à distinguer une nouvelle forme de transaction fondéesur la coopération interentreprises. Richardson [1972, p. 886] propose ladéfinition suivante de la coopération :

L’essence des accords de coopération, tels que ceux que nous avons passés en revue,semble être due au fait que les parties acceptent un certain degré d’obligation – et enconséquence donnent un certain degré d’assurance – quant à leur conduite future.

Pour cet auteur, la coopération se présente donc comme un troisièmetype de transaction, prenant place aux côtés de ceux du marché et de lafirme. Toutefois, cette coopération n’est pas forcément uniforme. Richard-son [1972] distingue en effet les activités complémentaires (complementaryactivities) des activités similaires (similar activities). Les premières repré-sentent des stades différents d’un processus de production et exigent unecertaine coordination, alors que les secondes renvoient à la notion decompétence ; il s’agit d’activités faisant appel à des compétences identiquespour leur mise en œuvre.

Si nous appliquons cette typologie aux GD, nous constatons que certai-nes activités peuvent être complémentaires, comme la fonction de gros(s’approvisionner auprès des producteurs et approvisionner les points devente) et la fonction de détail (vendre au consommateur final), mais qu’à

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l’intérieur d’une même fonction, elles peuvent aussi être similaires, commeles procédures de gestion des points de vente, la présentation des produitsdans les rayons, les procédures administratives de prise de commande ou defacturation, etc. L’analyse des modalités de coopération et de leurs zonespossibles d’application s’en trouve donc complexifiée. Baudry [2006]synthétise la pensée de Richardson [1972] en faisant la distinction entre,d’une part, « lieux de coordination » (marché, firme et coopération interen-treprises) et, d’autre part, « mécanismes de coordination » (prix, direction etconcertation ex ante). Cette synthèse est présentée dans le tableau 2.

Tableau 2. Lieux et mécanismes de coordination des activités économiques

Source : Baudry [2006, p. 34].

En élargissant la dichotomie marché/hiérarchie aux transactions decoopération, Richardson [1972] introduit un nouveau type de coordinationfondé sur des mécanismes de concertation ex ante, mais les moyens d’unetelle concertation ne sont pas précisés par l’auteur. Le mode de coordinationdes GD n’étant ni soumis entièrement aux mécanismes de prix, ni à ceuxd’une hiérarchie formelle, il se place de facto dans une configuration denature coopérative au sens de Richardson [1972]. Néanmoins, s’il existebien une concertation ex ante à l’œuvre dans ces groupements, notammentdans la définition des grandes orientations stratégiques (global sourcing,logistique, marketing d’enseigne, etc.), d’autres mécanismes plus subtilssemblent aussi les caractériser.

La coopération comme co-création de ressources

Dans son approche sur les processus de coopération, Brousseau [2000,p. 30] propose d’adopter la perspective suivante : « Nous définirons lacoopération comme une forme particulière de transaction : celle par laquelleil y a co-création de ressources. » En effet, la conception des produits ouservices est de plus en plus réalisée par des coalitions de firmes, nécessitantdes efforts continus de coordination afin d’aboutir à un résultat final cons-truit par un collectif d’organisations juridiquement indépendantes. Bien quesituée dans le domaine de l’économie de l’innovation (caractérisée par uneincertitude radicale), son analyse peut être transposée à la coopération entre

Lieux de coordination

Mécanismes de coordination Firme Coopération Marché

Direction

Concertation ex ante

Prix

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détaillants dans le cadre des GD. Ces derniers sont néanmoins soumis à uneincertitude de nature différente car ils connaissent à l’avance la forme atten-due (du moins espérée !) de l’action de co-création menée en commun. Ilsn’en sont pas moins sujets à un jeu de contraintes dont les conséquencespeuvent s’avérer néfastes : les ressources créées en commun comme lacentrale d’achat, les plates-formes de distribution, les systèmes d’informa-tion ou les MDD peuvent entraîner des pertes collectives, mais qui serontsupportées individuellement par les adhérents du GD.

La démarche de co-création de ressources est donc étroitement reliée àla notion de risque. Ainsi, les premiers GD ont émergé en réaction aumouvement de coopération des consommateurs [Holler, 1997a], et avaientpour but de permettre la réduction des risques encourus par des commer-çants indépendants isolés, liés à l’incertitude en provenance de l’environne-ment, externe donc à l’organisation. Si la dilution du risque individuel parla co-création de ressources atténue ou fait disparaître les risques de natureexterne, les structures organisationnelles engendrées par ce processus de co-création font courir un nouveau type de risque, mais cette fois de natureinterne (inhérent à la coopération elle-même). En bref, la coopération seprésente comme un moyen de mieux gérer les risques liés à l’incertitude enprovenance de l’environnement, le risque interne étant considéré commepréférable au risque externe. Mais plus la gestion des enjeux liés au risqueinterne devient importante, plus il y a nécessité de mettre en place des struc-tures de gouvernance complexes [Ring et van de Ven, 1992]. En consé-quence de quoi la coopération à l’œuvre dans les GD pourrait permettre àleurs adhérents de mieux affronter la contrainte environnementale, sachantque cet avantage serait en partie annulé par un besoin de coordination accru,notamment en raison du grand nombre de structures communes requis pourfaire fonctionner l’ensemble.

QUELLE GOUVERNANCE POUR LES GD ?

Les différentes approches économiques de la coopération cherchentsurtout à en expliquer les formes verticales, comme les relations à longterme nouées entre un client et son fournisseur. La réalité économique n’estpourtant pas exempte de formes de coopération horizontale, et les GD n’ensont qu’une parmi d’autres. Il est donc pertinent de distinguer les deuxformes de coopération (verticale et horizontale) en appliquant cette dicho-tomie aux GD. En dépit des apparences, la coopération horizontale laissetransparaître un niveau de confiance moins élevé par rapport à la coopéra-tion verticale, et un lien plus faible entre confiance et coopération interen-treprises [Rindfleisch, 2000]. Ce paradoxe serait dû à un opportunisme plusfort et à une interdépendance entre acteurs moins élevée dans les allianceshorizontales, ainsi qu’à des liens institutionnels et interpersonnels plus forts.

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Par conséquent, des organisations concurrentes seraient moins enclines àcoopérer que des organisations complémentaires.

Bien qu’issus d’une forme de coopération horizontale, les GD révèlentplutôt un mode de fonctionnement de nature verticale. En effet, les structurescommunes créées par les détaillants se situent en amont des points de vente etont pour rôle de leur rendre un certain nombre de services (approvisionne-ments, formation, etc.), tout en facilitant la coordination. De plus, si lesdétaillants d’un GD sont des concurrents potentiels, très peu se retrouvent enopposition frontale pour attirer des clients identiques (ceci doit toutefois êtrerelativisé avec l’apparition du commerce électronique). Certes, on peutparfois trouver, ici et là, un chevauchement entre zones de chalandise dedétaillants appartenant à un même GD, mais cela relève plus de l’exceptionque de la règle. En conséquence, si la coopération horizontale est à l’originedes structures communes des GD, la coordination entre ces structurescommunes et chaque point de vente procède plutôt d’une forme de coopéra-tion verticale (voir la figure 1). Ceci milite incontestablement pour une doubleapproche horizontale et verticale de la coopération au sein des GD.

Figure 1. La coopération dans les GD

Si les GD sont des organisations qui s’insèrent naturellement dans ladynamique d’évolution des canaux de distribution, les recherches menéesdans ce domaine tiennent rarement compte de leurs particularités propres.Dans la littérature managériale ou académique, les détaillants de la grandedistribution alimentaire sont évoqués sans toujours faire une claire référence(ou de façon très brève) aux différences entre succursalistes et GD. Rappe-lons que les analyses issues des travaux des théoriciens du canal trouventhabituellement leur place à l’intérieur de deux courants conceptuels[Gattorna, 1978 ; Filser, 1992, 2000]. Le premier courant trouve sa sourcedans la science économique, pour laquelle un agent a uniquement pourobjectifs de minimiser ses coûts et de maximiser son utilité, tandis que lesecond courant, dénommé selon les auteurs béhavioristes, comportementalou stratégique, prend en considération des acteurs motivés par d’autresmotifs, par exemple la recherche de pouvoir ou la volonté de coopérer, tout

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en se heurtant à la concurrence d’organisations aux objectifs parfois simi-laires, parfois complémentaires.

Le fort cloisonnement entre les deux courants semble laisser peu d’espoirquant à une unification ultérieure. L’économie des coûts de transaction,initiée par Coase [1937] et enrichie par Williamson [1975, 1985], pourraitcependant permettre un rapprochement fécond entre ces « paradigmes duals »[Filser, 2000]. Les développements issus de cette théorie hétérodoxe, notam-ment l’importance accordée aux formes hybrides [Williamson, 1991],ouvrent en effet de stimulantes perspectives quant à l’analyse de la gouver-nance des GD. Ainsi, s’inspirant du cadre néoinstitutionnaliste formé par lestravaux menés sur les formes hybrides, Ménard [2004] souligne le rôle fonda-mental de l’engagement des partenaires dans des investissements qui créentune dépendance mutuelle durable, tout en différenciant les droits de propriétéet les droits de décision de chacun. Or, les GD correspondent bien à cetteconfiguration. Dans une étude de cas portant sur le distributeur finlandaisKesko, Mitronen et Möller [2003] ont recours aux formes hybrides pouranalyser le fonctionnement d’un GD. Mais la coordination dont il est questiondans la recherche fait appel à la fois aux mécanismes issus du marché, de lahiérarchie et des réseaux. Par conséquent, il semble intéressant de revenir surcertaines « régularités empiriques » concernant ces formes hybrides, mises enévidence par Ménard [2004], à travers les concepts de pooling, de contractinget de competing.

Le pooling. – Dans les formes hybrides de type GD, la coopération et lacoordination entre détaillants juridiquement indépendants restent unenécessité, par exemple pour accroître la performance de la chaîne logistiqueou atteindre une taille critique lors des négociations de référencement avecdes producteurs de plus en plus globalisés à l’échelle de la planète [Filser etal., 2001]. Certaines prises de décision stratégiques et opérationnelles auniveau de la gestion du point de vente, leur mise en application (parfois déli-cate) par les adhérents et le partage des bénéfices induits sont réalisés encommun, créant ainsi une dépendance mutuelle entre les partenaires. Dansce cas précis, comment agissent les adhérents du GD pour sécuriser leurcoopération tout en minimisant le coût de coordination de leurs activités,sans perdre les avantages de leurs prises de décision décentralisées et de leurindépendance juridique ?

Le contracting. – Dans les situations où les parties restent légalementautonomes mais mutuellement dépendantes, les contrats jouent un rôlecrucial dans la coordination. Comment économiser le coût des contratsnécessaires pour s’assurer d’un comportement non-opportuniste etcomment minimiser le coût du contrôle à l’intérieur du GD ? L’absence delien hiérarchique entre adhérents accentue la nécessité de formalisercertains de leurs comportements [Dwyer et Oh, 1988]. Cette formalisationpeut être sécurisée par la rédaction de clauses contractuelles, et le besoin

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s’en fait notamment ressentir lorsque l’incertitude externe (modifications decertaines caractéristiques de l’environnement) ou interne (opportunisme,présence d’un free rider) menacent de modifier l’équilibre du GD. La rené-gociation des clauses contractuelles peut alors aboutir à un nouvel équilibre,et du même coup renforcer la confiance. Or, si la confiance ne se présentepas à proprement parler comme un mécanisme de coordination, elle n’enreste pas moins un élément nécessaire à la coopération et à la coordinationinterentreprises, point-clé sur lequel nous allons revenir.

Le competing. – Enfin, dans les formes hybrides de type GD, les adhé-rents demeurent indépendants, avec une pleine capacité de prise de déci-sion, car ils sont avant tout des créanciers résiduels. Dès lors, uneconcurrence interne peut s’instaurer entre adhérents du GD dans certaineszones de chalandise, par exemple lorsque celles-ci se chevauchent géogra-phiquement. Mais elle peut aussi se situer à l’intérieur même du GD, notam-ment pour l’attribution des postes-clés dans les divers organes collectifs oùles prises de décision concernent l’ensemble des partenaires (centraled’achat, entrepôt de distribution). Il y a donc bien maintien d’une logique decompétition pouvant nuire à la nécessaire coordination des activités et desressources. En outre, sur un plan juridique, ces commerçants sont considé-rés comme des concurrents (du moins potentiellement, si ce n’est dans lesfaits) ; de ce fait, ils sont tenus de respecter le droit de la concurrence souspeine de voir le GD être qualifié d’entente horizontale illicite.

DEUX REGISTRES AGO-ANTAGONIQUES : CONTRÔLE ET/OU CONFIANCE

Il est sans doute possible de retrouver les régularités empiriques propresaux formes hybrides, au sens de Ménard [2004], dans les GD de la grandedistribution alimentaire. Ceci fait du GD un objet pertinent d’investigationen matière de théorie des organisations, en mobilisant des cadres théoriquesqui lui en sont issus. La permanence de mécanismes de nature contractuelleaux côtés de relations fondées sur la confiance mérite tout particulièrementde plus amples investigations dans la mesure où ces deux modes de gouver-nance sont parfois présentés comme antithétiques [Baudry, 2006]. Notrehypothèse centrale est que, selon une logique ago-antagonique, le recoursau contrat favorise à la fois le contrôle et la confiance, deux concepts appa-remment opposés, mais essentiels pour assurer l’engagement des partenai-res et leur implication durable dans le fonctionnement du GD.

Un processus de formalisation contractuelle

Les travaux séminaux consacrés au canal de distribution ont permis dedévelopper une typologie fondée sur ses modes d’organisation, et qui seconcrétise par une classification qui distingue conventionnellement canaux

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traditionnels, canaux administrés, et canaux marketing verticaux, contrac-tuels et intégrés [McCammon, 1970]. Cette classification repose sur ledegré de contrôle dont bénéficient les différentes organisations intervenantdans le processus de mise à disposition des produits. Ainsi, les canaux tradi-tionnels sont composés d’entreprises entièrement indépendantes dont lestransactions se rapprochent de celles décrites par la théorie économiquenéoclassique. Les canaux administrés se caractérisent par la présence d’uneou plusieurs organisations ayant un pouvoir d’influence sur les autresmembres du canal, en les incitant positivement (récompense) ou négative-ment (sanction) à suivre une politique donnée. Les systèmes marketingverticaux intégrés, conduisent à ce qu’une seule organisation se charge del’ensemble des fonctions distributives, depuis la fabrication jusqu’à la venteà l’acheteur final ; selon les cas, il peut s’agir d’une intégration amont ouaval. Enfin, les systèmes marketing verticaux contractuels reposent sur unecoordination régulée par le biais de contrats noués entre membres du canal.

Il est habituel de placer les GD dans cette dernière catégorie, ce qui apermis de révéler assez tôt l’importance du rôle joué par les contrats. Maisl’on y retrouve aussi d’autres formes organisationnelles comme les systè-mes de franchise, les chaînes volontaires, la commission affiliation, lesconcessions, ainsi que toutes les formes contractuelles de partenariatssituées entre la forme pure du marché et celle de la hiérarchie [Williamson,1985]. En vertu du pouvoir de contrôle dont est porteur le contrat, l’analyseéconomique des contrats s’impose comme l’une des fondations de l’écono-mie des coûts de transaction ; elle contribue, au même titre que celle-ci, àune meilleure compréhension de la gouvernance des relations interentrepri-ses [Heide, 1994], auxquels les GD sont évidemment rattachés. Brousseauet Glachant [2002, p. 3] définissent ainsi le contrat : « Pour un économiste,[il s’agit d’] un accord selon lequel deux parties formalisent des engage-ments réciproques quant à leur comportement – un accord bilatéral decoordination. »

Dans leur chapitre de synthèse, Brousseau et Glachant [2002] résumentles avantages de l’approche économique par les contrats. D’une part, elleautorise un nouvel examen de la nature exacte des difficultés associées à lacoordination économique, tout en améliorant notre compréhension du fonc-tionnement et des bases des mécanismes de coordination. D’autre part, ellefournit un nouvel éclairage à propos des modes de coordination mobilisés :incitation, autorité, coercition, etc. Enfin, analyser les causes des contratsindique comment les agents conceptualisent les règles et les structures deprise de décision qui déterminent leur comportement. En bref, étudierl’évolution des mécanismes contractuels améliore sensiblement notrecompréhension du changement des structures qui encadrent l’activitééconomique. Mais si, d’un point de vue économique, les contrats représen-tent des outils intéressants pour contrôler le comportement des agentséconomiques engagés dans une relation de coopération, il reste toutefois

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nécessaire de déterminer la forme de contrat la mieux adaptée à la transac-tion considérée.

Le lien entre forme organisationnelle et mode de coordination requis n’aété solidement établi qu’avec la publication des premiers travaux fondés surl’approche par les coûts de transaction [Dwyer et Oh, 1988]. Dans une étudeportant sur les canaux de distribution de la quincaillerie aux États-Unis, lesauteurs en arrivent à la conclusion que les GD ont un besoin plus importantque les autres organisations de recourir à la formalisation (dans l’étude, ils’agissait alternativement de commerçants indépendants et de chaînesvolontaires). En marketing interorganisationnel, parmi l’ensemble destravaux menés pour comprendre comment le canal de distribution fonc-tionne selon une forme donnée, la plupart d’entre eux utilisent des variablesservant à comparer les différents canaux. Les résultats soulignent que lesrelations entre fournisseurs et détaillants varient selon le degré de formali-sation du canal, l’intensité des relations interorganisationnelles, la récipro-cité dans les relations et le degré de coopération entre participants [Brown,1981]. Dans l’optique contractuelle, c’est incontestablement cette formali-sation qui nous semble intéressante, Scott [1981, p. 95] la définissant de lafaçon suivante : « Elle désigne en grande partie comment les normes d’unsystème sont formulées explicitement, par exemple à travers des règles, descomportements codés et l’accent mis sur les contrats écrits. »

Effectivement, au fur et à mesure du développement des GD, cetteformalisation s’est avérée de plus en plus nécessaire pour améliorer leurperformance, notamment en raison du nombre croissant d’adhérents, de lavariété et de la taille des structures centralisées du GD, et de leurs consé-quences sur la complexité des relations qui s’avèrent indispensables en vuede permettre un fonctionnement efficace dans le temps de toutes ces entités.Nous ne retiendrons ici qu’un seul des aspects-clés pris par cette formalisa-tion, à savoir celui qui concerne exclusivement les contrats écrits, ou encore« formalisation contractuelle ». Le recours à la formalisation contractuellese concrétise par l’ajout de nouvelles clauses contractuelles (avenants auxcontrats déjà existants), ou par la négociation de nouveaux contrats portantsur des éléments auparavant laissés à la libre appréciation des adhérents. Ilest symptomatique de constater que lorsqu’un GD s’internationalise, ilprend le plus souvent soin de définir à destination des partenaires étrangersun document extrêmement détaillé, indépendant du contrat de partenariat,qui stipule les « règles du jeu » à respecter [Pederzoli, 2008].

Les exemples suivants illustrent le processus de formalisationcontractuelle : l’obligation de fidélité imposée aux adhérents lors de leursapprovisionnements auprès des producteurs référencés par la centrale, lerespect d’une architecture et d’un assortiment standard dans les points devente via des planogrammes imposés, la décomposition du territoire enzones de chalandise exclusives, ou l’offre préférentielle de revente au GDen cas de départ de l’adhérent. Au final, nous observons que ce processus

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permet d’accroître le contrôle exercé par le GD sur ses adhérents, limitantainsi les comportements opportunistes ainsi que certaines pressions préda-trices exercées par les concurrents. Toutefois, le processus de formalisationcontractuelle ne peut s’accomplir que dans le strict respect de l’autonomiedes adhérents du GD, ce qui signifie l’obtention préalable et unanime deleur accord. C’est essentiellement pour cette raison que la formalisationcontractuelle a sans doute un effet positif sur la confiance au sein du GD.

Confiance : entre trust et confidence

Si la gouvernance du GD repose largement sur des organes collectifsauxquels sont confiés les mécanismes de coordination fondés sur le contrat,l’indépendance juridique des adhérents peut parfois se heurter aux limitesde ce mode de fonctionnement, à savoir des intérêts individuels ayanttendance à prendre le dessus sur les intérêts collectifs. Afin de ménagerl’autonomie des partenaires, les contrats laissent souvent un espace de négo-ciation informelle [Macaulay, 1963], au sein duquel les acteurs peuventexprimer leurs revendications personnelles. On s’en remet alors à laconfiance, définie ici comme la croyance que chacun s’accorde mutuelle-ment pour faire coïncider les intérêts individuels sans altérer l’intérêt collec-tif. C’est cette approche de la confiance perçue comme croyance quiretiendra toute notre attention. Brousseau [2001, p. 67] en donne la défini-tion suivante :

La confiance est une croyance […] dans le comportement de l’autre dont on supposequ’il va être dicté par la poursuite d’un intérêt commun à long terme plutôt que par lavolonté de maximiser l’intérêt personnel à court terme.

Dans la littérature en marketing interorganisationnel, la confiance, quifavorise l’engagement et la coopération des co-contractants [Morgan etHunt, 1994], est souvent présentée comme la solution la plus adéquate pourréduire l’opportunisme des acteurs. Dans le cas des GD, l’échange socialentre les membres du réseau n’apparaît pas toujours de façon explicite dansles contrats. Pourtant, le GD encourage les rencontres et les réunions entreadhérents, comme par exemple la tenue de groupes de travail ou de réunionslocales régulières. La notion d’engagement y prend alors tout son sens,comme en témoigne l’intervention de Jean-Claude Jaunait, alors Présidentde Système U, lors des Rencontres du Commerce Associé de mai 2005 àParis : « L’indépendance est un choix qui s’assume par un engagement indi-viduel dans un groupe dans lequel il y a des actions en commun. » End’autres termes, la confiance dans la relation entre partenaires se place àl’origine de leur engagement, lui-même entretenant et favorisant la coopé-ration.

De surcroît, le recours à la confiance s’avère également nécessaire enraison de l’incertitude comportementale et environnementale, cette incerti-tude se nourrissant de la nature incomplète des contrats, incapables de

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prévoir au moment de leur signature l’ensemble des éventualités [William-son, 1985]. En effet, en cas d’événements non prévus par les contrats, lesadhérents d’un GD se tourneront plus facilement vers les autres adhérentsdès lors qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur leurs compétences et leurloyauté, en raison notamment de l’ancienneté de leurs relations, de valeurspartagées et d’une communication régulière entretenue à l’intérieur desgroupes de travail. En résumé, on peut émettre l’idée selon laquelle la ques-tion de la confiance relève de la coordination du GD à travers ses valeurspartagées, l’entretien de liens réguliers entre adhérents et une culture orga-nisationnelle propice au respect de la parole donnée.

L’approche de la notion de confiance retenue par Das et Teng [1998]présente l’avantage de lier confiance et contrôle formel. Toutefois, cetteapproche nécessite de distinguer la confiance confidence, lorsque le parte-naire coopère de façon certaine, de la confiance trust, lorsque le partenaireest simplement animé d’intentions positives [Fenneteau et Naro, 2005].L’originalité de l’approche de Das et Teng [1998] réside dans l’interpréta-tion de la confiance comme un processus dynamique pendant lequel elletransite par plusieurs stades ou états (voir la figure 2). Le premier stadeconcerne la construction de la confiance (trust building), dont le rôleconsiste à utiliser certains outils ou concepts pour aboutir à la croyance(confiance trust) que les partenaires peuvent in fine se faire confiance, cequi constitue le second stade du processus.

Figure 2. Confiance trust et contrôle dans les alliances stratégiques

Source : adapté de Das et Teng [1998, p. 497].

Or, si l’on admet que la confiance repose sur la croyance en une relation,qu’est-ce qui garantit que le partenaire se comportera de la façon attendue[Reynaud, 1998] ? Pour Das et Teng [1998], la réponse à cette questionréside dans la présence d’un troisième stade, celui de la confiance confi-dence, qui peut être interprétée comme la certitude que l’on peut avoirconfiance dans le comportement loyal et efficace du partenaire. Cette certi-tude, qui vient aussi combler l’incomplétude contractuelle, est rendue

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possible par le niveau de contrôle exercé (control level). Ainsi, l’approcheretenue considère que contrôle et confiance sont par nature complémentai-res [Aubert et al., 1999 ; Fenneteau et Naro, 2005] ; les GD présentent euxaussi cette singularité ago-antagonique, conduisant à ce que la gouvernancedes GD résulte d’un métissage subtil des deux mécanismes.

CONCLUSION

La nature organisationnelle des GD, fondée sur le principe démocratiquede « un homme, une voix », évacue d’emblée tout principe hiérarchiqueentre les adhérents puisqu’ils en sont à la fois les clients et les propriétaires.Il n’y a donc pas d’asymétrie des droits de propriété ni des droits de décisionentre les différents adhérents qui conservent leur totale indépendance juri-dique. En outre, la démarche collective entreprise par les adhérents des GDdébouche sur la co-construction de structures communes nécessaires à sonpilotage efficace. Mais le développement et le bon fonctionnement de cesstructures nécessitent une coordination toujours plus fine et délicate afin demaintenir les niveaux désirés de coopération horizontale et verticale propresaux GD. Par conséquent, il leur est nécessaire de mettre en œuvre un modede gouvernance susceptible d’assurer la coordination globale du GD tout enrespectant l’autonomie des adhérents. Cette gouvernance repose à la fois surla formalisation contractuelle et sur la confiance, deux mécanismes a prioriantinomiques mais que nous considérons comme complémentaires dans lecas des GD.

Le besoin de coordination globale requiert le recours à la formalisationcontractuelle car celle-ci impose des comportements unanimement accep-tés. Ne perdons pas de vue que les adhérents du GD sont avant tout descommerçants indépendants qui peuvent être partagés, voire déchirés, entreleur intérêt individuel et l’intérêt collectif (par exemple, profiter d’unefaible concurrence dans la zone de chalandise pour augmenter le niveau desprix en magasin alors que l’équipe dirigeante du GD souhaite communi-quer, au niveau national, sur une politique de « prix les plus bas »). La priseen compte des menaces de comportements opportunistes ne doit donc pasêtre négligée, et la formalisation contractuelle permet en quelque sorte deles prévenir. Elle assure ainsi un certain niveau de cohésion à l’intérieur duGD puisque ses adhérents s’engagent, entre autres, à s’approvisionner pourun niveau fixé contractuellement auprès de la centrale d’achat, à ne pasrevendre leur point de vente en dehors du GD, à adopter des normes d’assor-timent et de marchandisage définies par la centrale, etc. Ainsi, la formalisa-tion contractuelle permet de contrôler partiellement les comportements desadhérents.

Le recours à la confiance se justifie par l’autonomie laissée aux partenai-res car l’espace discrétionnaire de liberté accordé ne peut être totalement

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contrôlé. Toutefois, ils peuvent être influencés, notamment par les valeurspartagées que cultive chaque GD, mais aussi par la communication utilisée.Pour cela, les GD favorisent les réunions et les groupes de travail où leursadhérents peuvent se rencontrer, et la fréquence de ces rencontres créeprogressivement des liens plus étroits entre eux. Ceci explique que lesvaleurs partagées et la communication interentreprises fassent sans doutepartie des antécédents de la confiance trust [Das et Teng, 1998], entenduecomme la croyance que n’importe quel adhérent du GD peut faire confianceà un autre adhérent. Par la suite, la croyance selon laquelle on peut avoirconfiance en son partenaire se transforme en certitude dès lors que lescomportements les plus opportunistes sont encadrés et contrôlés par descontrats. Une telle certitude, ou confiance confidence [Das et Teng 1998],aura des répercussions positives sur l’engagement de chacun et sur la coopé-ration au sein du groupement. La gouvernance des GD est ainsi le résultatd’un métissage entre formalisation contractuelle et confiance dont la recher-che en marketing n’a pas encore pris, jusqu’à présent, la juste mesure.

De ce point de vue, la synthèse conduite par Grewal et Levy [2007] surl’ensemble des articles publiés dans le Journal of Retailing entre 2002et 2007, la revue académique de référence dans le champ, permet de nourrirles plus grandes inquiétudes. Il en ressort clairement que la perspective inte-rorganisationnelle, si elle n’est pas absente, se réduit à des questionsd’apprentissage, de gestion du leadership, de recyclage ou encore de pilo-tage des flux logistiques avec ou sans recours à des prestataires de services.Plus grave encore, parmi les pistes d’exploration future évoquées parGrewal et Levy [2007], aborder le fonctionnement des GD et, plus large-ment, des entreprises de distribution sur le mode du réseau d’affaires ne doitpas constituer une priorité pour la communauté. Tout se passe comme si lerenouvellement des modèles managériaux dont est porteuse l’économie dela firme devait rester étranger aux sciences de gestion, trop souvent confi-nées à la recherche de savoirs actionnables et d’application immédiate. Nuldoute qu’une inflexion s’avère indispensable pour donner la possibilité auxmanagers de disposer de grilles de lecture originales sur leur praxis, aurisque de les rendre myopes ou pis, aveugles, face aux mutations rapides deleur environnement.

Références bibliographiques

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Développer les capacités de l’entreprise par une meilleure gestion

des frontières : les formes de coopération dans les secteurs

de l’aéronautique et du spatial

Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnac

INTRODUCTION

Devenue intense ces dernières années au point de proposer une nouvelleapproche de l’organisation [Kogut et Zander, 1996 ; Cohendet et Llerena,1999], la réflexion sur la place des connaissances dans le développement del’entreprise oscille entre deux pôles : une tendance à considérer que le déve-loppement des connaissances prend place dans des espaces de constructionstables, comportant des personnes ayant développé des pratiques et unlangage communs [Brown et Duguid, 2001] et abrités des vents violents del’exigence de performance à court terme. Inversement, d’autres approchesinsistent sur le caractère plus tourmenté des dynamiques créatives [Nonakaet alii, 2001], reposant sur la confrontation d’acteurs d’horizons différentset la nécessité d’ajustements réciproques pour produire un savoir collectif[Hatchuel, 2002 ; Orlikowski, 2002]. Ces approches ne sont pas équivalen-tes du point de vue du management. Dans l’optique de l’élaboration dusavoir au sein de collectifs homogènes, les efforts portent essentiellementsur la définition d’une architecture organisationnelle [Sanchez et Mahoney,1996 ; Baldwin et Clark, 2002], sur les opérations permettant au savoir defranchir les frontières entre ces communautés [Carlile, 2004], sur les modesd’intégration des savoirs spécialisés [Grant, 1996]. Lorsque l’on considèreles processus créatifs réalisés dans des groupes moins homogènes et moinsstables, l’accent est mis sur les conditions de la mise en place et du suivi dutravail collaboratif [Alcouffe, 2002, 2007 ; Hatchuel, 2002].

Considérant ces deux approches, qui apparaissent davantage en complé-mentarité qu’en contradiction, nous proposons d’en illustrer la pertinence et

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la portée, dans un contexte de création de connaissances impliquant lagestion de frontières. Cette étude de la gestion des frontières concerne,d’une part, l’organisation interne de l’entreprise, avec l’analyse des situa-tions de coopération de conception, et, d’autre part, deux ou plusieurs firmeslorsqu’elles s’engagent dans un codéveloppement. Des études qualitativesréalisées dans des entreprises des secteurs aéronautique et spatial permet-tront de décrire ces processus de collaboration : types de relations dévelop-pées, résultats produits et effet sur l’élaboration d’actifs immatériels. Unmodèle spécifique de prise en charge du développement des connaissancesen frontières semble émerger dans les organisations observées : nousverrons que des capacités innovantes se déploient dans les espaces d’actionchevauchant les frontières de l’entreprise, pour améliorer l’efficacité desrelations de coordination et, sur plus longue période, pour stimuler durable-ment la compétitivité.

ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE ET COOPÉRATION DANS LES SECTEURS DE L’AÉRONAUTIQUE ET DU SPATIAL

Les années récentes ont vu se modifier la stratégie des entreprises dessecteurs étudiés dans deux directions. D’une part, la spécialisation et uneconcentration accrues à l’échelle mondiale se sont traduites par l’externali-sation d’activités jugées périphériques. Des modalités nouvelles de divisiondu travail avec les fournisseurs de biens et services ont été développées :formes d’achats variées, depuis la sous-traitance traditionnelle (façonnage),jusqu’à la sous-traitance globale, qui caractérise plus nettement l’aéronauti-que, dans laquelle le fournisseur est responsable de l’ensemble du processusde conception, approvisionnement et fabrication. La désintégration verti-cale a rendu nécessaire une coordination des activités entre intervenantsmultiples. D’autre part, corrélativement, est ressortie l’importance relativedes phases « amont » de conception, et « aval » de commercialisation, quiconstituent, souvent, le cœur du métier de l’entreprise. Dans les phases deconception, nous assistons au développement d’une organisation de lacoopération entre les différents spécialistes qui interviennent dans la nais-sance d’un produit nouveau et déterminent les conditions de l’innovation.

La caractéristique essentielle du spatial est l’exigence absolue defiabilité : on peut compenser, éventuellement, mais non corriger un défaut.Malgré les enjeux humains liés aux passagers transportés, l’avion présenteune flexibilité plus grande. Il est susceptible de révision (le « soutiensérie »). La conception des satellites commerciaux, comme celle des avions,partage un caractère incrémental de l’innovation. En marge des projetscommerciaux, cependant, une importante recherche fondamentale seconcrétise dans la mise en œuvre d’innovations radicales (satellites scienti-fiques notamment). Par ailleurs, la diversité des métiers requise est plus

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faible dans le spatial que dans l’aéronautique. C’est l’une des explicationsdu recours plus étendu à la sous-traitance globale dans l’aéronautique.

Les mutations de l’environnement économique et les particularités tech-nologiques que nous venons de citer encouragent des pratiques de coopéra-tion aussi bien dans les contextes interne et externe des entreprises :

– interne : la coopération s’établit à l’intérieur de l’entreprise, par un dé-cloisonnement intervenant sur la forme strictement matricielle de gestiondes projets. Il ne s’agit pas seulement, nous le verrons, d’un phénomène liéà l’adoption du modèle de l’ingénierie concourante ;

– externe : elle concerne l’environnement des fournisseurs et sous-trai-tants, associés dès les phases initiales au processus de conception, au moyend’une organisation des achats permettant une coordination efficace. Plusprofondément, la coopération verticale a pu s’appuyer localement sur desfacteurs stimulants de formation des personnels de l’aéronautique, de parta-ge de l’information, et de relations de confiance entre partenaires, qui ontpermis d’ouvrir un espace d’apprentissages réciproques ; enfin, la coopéra-tion s’établit entre concurrents, autour d’activités de recherche et dévelop-pement, et même par la réalisation d’un produit commun.

Ce n’est pas tant un enracinement à l’intérieur, ou en périphérie del’entreprise qui nous paraît caractériser le développement de capacités inno-vantes lié aux formes récentes de coopération. Plus profondément, lessecteurs de l’aéronautique et du spatial ont développé des formes de coopé-ration pour faire face à deux nécessités :

– une recherche de compétitivité accrue grâce à une coordination plusefficace,

– une stratégie de développement touchant aux capacités futures.C’est pourquoi nous distinguerons les pratiques de coopération selon

qu’elles paraissent relever d’une recherche d’efficacité immédiate, des prati-ques engageant une évolution en profondeur de la gestion des frontières.

COOPÉRATION ET CAPACITÉS NOUVELLES : UNE NOUVELLE GESTION DES FRONTIÈRES

Le recours accru à des pratiques coopératives peut être vu comme lepassage d’une vision statique, en fonction de critères a priori, à une visiondynamique dans laquelle les entreprises procèdent désormais à la construc-tion de processus d’apprentissage cherchant à tirer parti des avantages de lacoopération (notamment en termes de performance de conception), tout enaménageant des dispositifs pour en gérer les difficultés et les risques.

Le secteur aéronautique est caractérisé par la dépendance bilatérale desentreprises donneur d’ordre et sous-traitantes, la compétitivité de l’ensem-ble reposant sur la constitution d’un patrimoine immatériel commun.

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Des coopérations horizontales, entre concurrents, se pratiquent égale-ment. Ainsi assiste-t-on au développement de nouvelles relations entrefirmes, des partenariats en conception (« codéveloppement » ou « co-conception »), qui présentent des caractéristiques distinctes du partenariaten production. Dans ces configurations, il y a partage d’informations, deconnaissances stratégiques. Les relations de confiance jouent un rôle majeuret les relations interentreprises s’inscrivent dans un continuum organisa-tionnel aux frontières internes floues.

Enfin, d’une certaine manière, l’organisation interne de l’entreprise estaffectée par cette gestion dynamique des frontières ; de nouveaux disposi-tifs transversaux reflètent une volonté d’atténuer les frontières internes pourconstruire parallèlement aux activités courantes le fondement à long termede stratégies de développement.

La coopération verticale dans l’entreprise étendue : partage du risqueet constitution d’un patrimoine immatériel commun

Le secteur de l’aéronautique a développé un mode de relation avec sesfournisseurs ou sous-traitants (F/ST) dont les caractéristiques s’insèrentdans une construction organisationnelle qui renvoie au concept d’entrepriseétendue [Richardson, 1972]. La dépendance consentie par les entreprisesorganisées sur le mode du réseau possède un impact positif sur la producti-vité globale de l’ensemble. On peut attribuer aux différentes innovationsorganisationnelles de pilotage de la relation client/fournisseur ainsi qu’à lapolitique de maintien du personnel qualifié au cours des années de faibleactivité, la relative aisance avec laquelle Airbus (contrairement à Boeing) apu, d’une part, passer le cap de la forte reprise en 1996 et, d’autre part, enga-ger simultanément (1997-2000) les programmes ambitieux de lancement dedeux nouveaux avions et de développement de l’A3801.

La constitution de l’entreprise étendue. – Le choix d’un fournisseur estdéjà en soi un processus appelant une collaboration entre entreprises avantmême qu’elles ne soient liées par un contrat, et mobilisant en interne diffé-

1. La gestion du cycle de l’activité est un élément stratégique dans l’aéronautique. Encela, Airbus se distingue assez nettement de Boeing. Airbus a toujours visé à réguler autantque possible le volume d’activité, à la hausse comme à la baisse. Pour l’ensemble de l’activitéau niveau mondial, après un pic, en 1991, autour de 900 avions commerciaux livrés/an, leslivraisons sont tombées à à peine plus de 400/an dans les années 1993-1996. Au cours de cettepériode, la gestion du carnet de commandes et le partage de l’activité ont permis à Airbus desoutenir l’activité des sous-traitants et de maintenir leur savoir-faire. Inversement, la politiquede Boeing a tendu à « coller » davantage au niveau de la demande courante, conduisant àd’importants licenciements et à de dramatiques baisses de charge chez les fournisseurs. Demême, dans les périodes de reprise, Airbus a augmenté ses taux de production de façonprogressive, en évitant les coups d’accordéon en matière d’investissements ou d’embauche,en jouant sur la flexibilité de la capacité (temps de travail, intérim, sous-traitance). Cettemarge de flexibilité est estimée à 20% de la capacité totale [Key Determinants, 2004].

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rents services, très en amont dans le processus de conception. Le fait defigurer dans les entreprises homologuées apparaît ainsi comme unepremière forme d’accord, qui institue un premier espace de travail collabo-ratif.

Le mode de consultation des F/ST est caractérisé par un principe de miseen concurrence des F/ST homologués. Dans les procédures d’appel d’offres,qu’elles soient à un tour et a fortiori à deux tours, ce n’est pas nécessaire-ment le moins disant qui est retenu, mais le mieux disant. Le prix de soumis-sion peut être seulement la première étape d’une négociation. Dans le cadrede projets où les spécifications initiales sont insuffisantes ou inadéquates, leprojet est affiné par un travail commun des équipes d’achat transversales encollaboration avec les F/ST en concurrence. Cette phase, intégrée au déve-loppement, se déroule généralement chez le donneur d’ordres et en plateau.Des F/ST concurrents peuvent ainsi être amenés à se côtoyer, à présenterdes solutions techniques et ce, avant même de savoir s’ils seront retenus.

Le choix d’un fournisseur doit répondre à des critères explicites et donnelieu à un rapport de choix, qui mentionne les critères et la manière dont ilsont été appliqués, en référence aux coûts, délais et niveau de qualité. S’il n’ya pas de liste de critères, le rapport de choix est argumenté sur la base del’avis des métiers impliqués dans la définition du besoin. Le rapport estsoumis à l’approbation du responsable des achats, de la qualité et, selon lescas, des responsables de la stratégie, du développement du produit ou duprogramme de production dans lequel la fourniture intervient. La durée ducontrat dépend de la nature de l’achat : pour des équipements, par exemple,le contrat peut être de la durée du programme de production (plusieursannées). Il prévoit en général une formule de révision qui plafonne le prix àl’achat, intègre les effets d’expérience et partage les risques entre le F/ST etle client. Cela implique que toute modification est à la charge du F/ST, saufs’il s’agit d’une demande du client. C’est une forte incitation à faire remon-ter le plus en amont possible, en conception, les difficultés de réalisation.

Rémunération et partage du risque en R & D. – La sous-traitance dansle secteur aéronautique est caractérisée par une évolution concernant lachaîne de sous-traitance et le type de relation : les plus gros sous-traitantssont invités à un développement plus important, supporté par une plus fortecapitalisation, et à une relation de partage du risque. Le montant forfaitaire,ferme et définitif de l’ensemble des produits et des prestations réalisés parle F/ST est prévu dans le contrat2.

2. L’industrie aéronautique présente un important effet d’apprentissage. C’est d’ailleurshistoriquement sur l’assemblage des avions qu’a été étudiée, à l’origine, la courbe d’expé-rience, par T. P. Wright, en 1936. Cet effet d’apprentissage permet d’anticiper environ 20 à25 % de diminution des coûts lors du doublement de la production cumulée. C’est un élémentsur lequel le donneur d’ordres s’appuie pour demander à ses sous-traitants/fournisseurs, unebaisse des prix échelonnée dans le temps.

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Dans le cas de la sous-traitance globale, les équipements spécifiques sontfinancés par le F/ST. La base du financement est la suivante : on distingueles coûts récurrents, qui reviennent pour chaque sous-ensemble livré (coûtsvariables de fabrication), et les coûts non récurrents qui représentent le coûtdes investissements matériels ou immatériels liés à la conception et au déve-loppement. La couverture de la totalité des coûts non récurrents correspondforfaitairement à 600 appareils pour le programme Airbus A330/340. Pourchaque avion, le prix payé au F/ST comprend l’ensemble des coûts récur-rents et une partie (1/600) des coûts non récurrents. Si Airbus vend moinsde 600 appareils, le sous-traitant ne récupère qu’une partie de son investis-sement et ce n’est qu’au-delà qu’il le couvre complètement.

Compte tenu des progrès réalisés sur les temps de développement et lescoûts, il semble que le point mort soit actuellement plus bas. Les déclara-tions officielles concernant les prévisions pour l’A380 évoquent 300 avions.

Pour les programmes actuels, l’implication financière des partenairesdemeure : une vingtaine de sociétés (hors équipementiers) ont pris encharge, pour les sous-ensembles qui leur étaient confiés, une part substan-tielle (environ 20 %) des coûts de développement des tronçons A340-500/600.

La gestion du capital immatériel commun. – L’une des sources majeurede la compétitivité de l’entreprise étendue peut être trouvée dans la consti-tution et la gestion d’un capital intellectuel partagé. Concernant le capitalhumain, il faut souligner l’important effort du système éducatif et de recher-che (public) pour préparer aux métiers de l’aéronautique dont a bénéficiédirectement l’entreprise étendue. On est ici dans une situation hybridecombinant l’investissement public dans la formation et son exploitationprivée. Pour ne citer que l’exemple de Toulouse, et sans chercher l’exhaus-tivité, on compte dans le secteur de l’aéronautique des pôles d’enseigne-ment secondaire et supérieur (lycée Saint-Exupéry, etc.) qui ont développéla formation professionnelle en productique, logistique, maintenance,aéronautique ; une École doctorale coordonnant la recherche du domaine,créée en 2005 ; des Grandes Écoles dont sont issus les trois quarts des ingé-nieurs français du domaine (École nationale supérieure de l’Aéronautique etde l’Espace (Sup Aéro), École nationale supérieure d’ingénieurs de cons-tructions aéronautiques (ENSICA)3, École nationale de l’Aviation civile(ENAC) ; enfin, des organismes de recherches spécialisés dans le champdisciplinaire (CERT, ONERA, CEAT, LAAS, CNES, différents laboratoi-res du CNRS, permettant de totaliser en 2007 quelques 8500 chercheurstravaillant dans ces domaines) ; des structures de coordination ou de promo-tion (CNRT : Centre national de recherche aéronautique et espace, Fonda-tion de recherche aéronautique et espace). La création du pôle de

3. Ces deux écoles ont opéré leur rapprochement courant 2007 pour constituer l’ISAE(Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace).

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compétitivité « aerospace valley » soutient et renforce ces activités, dans lesdomaines de la recherche et de la formation continue, mais aussi pour gérerl’impact du plan Power 8. De fait, la prise de conscience d’une menace surles emplois a conduit à des actions de soutien des entreprises les plus mena-cées et d’aide à l’innovation.

La qualification des employés du secteur est très élevée et maintenue parla formation continue. Les campagnes de recrutement que mène Boeing defaçon récurrente dans la région Midi-Pyrénées en sont un indicateur. Laloyauté du personnel Airbus se mesure par son taux de turnover (moins deun pour cent) qui est très inférieur à celui des grands constructeurs.

L’imbrication des conditions de travail entre donneur d’ordres et F/STpermet à Airbus d’intégrer dans ses propres effectifs les personnes quiparaissent les plus performantes. Inversement, lorsqu’il n’y a pas de possi-bilité d’embauche immédiate d’une personne qui semble intéressante, iln’est pas rare qu’Airbus le fasse embaucher par un fournisseur afin de nepas laisser échapper une compétence et l’intègre plus tard. C’est le circuitque connaissent de nombreux jeunes stagiaires prometteurs4.

Du point de vue de la qualification, les cadres sont proportionnellementplus nombreux dans les petits établissements travaillant pour l’aéronauti-que. Dans les activités de conception, près de la moitié des effectifs a lestatut de cadre. La part des ingénieurs parmi les cadres atteint 70 % dans lesétablissements de cinquante salariés et plus de 50 % dans les autres [INSEE,2005]. Il semble toutefois que cette proportion ait régressé à un tiersaujourd’hui [INSEE, 2007, p. 27]. La concentration géographique des acti-vités liées au secteur5 et des établissements de formation permet d’impor-tantes synergies dans la diffusion du savoir et du savoir-faire et offre denombreuses opportunités aux salariés. La relative mobilité des employésentre les établissements assure la répartition des compétences. Depuis 2004,la productivité d’Airbus et de Boeing, mesurée en nombre d’avions livréspour mille employés, s’est fortement élevée : +2,2 % en 2005, +25 % en2006 et 0 % en 2007 pour Boeing contre, respectivement, +11 %, +11 % et+6 % pour Airbus. L’écart de productivité entre les deux concurrents, enfaveur d’Airbus, qui était considérable au début des années 2000 tend à seréduire. De 28,6 % en 2005, il est passé à 7,3 % en 2006 et à 13,6 % en 2007(données internes, Airbus Central Entity).

La gestion des connaissances (KM). – Depuis plusieurs années, lesgrands donneurs d’ordres, notamment Airbus, ont mis en place un système

4. Il y a en moyenne, quelle que soit la période de l’année, environ 1500 stagiaires àAirbus.

5. « La Haute-Garonne regroupe plus du tiers des établissements liés au secteur aéronau-tique et spatial et 47 % des salariés. Les établissements de ce département totalisent 44 % duchiffre d’affaires total des répondants et 53 % du chiffre d’affaires induit par les commandesde ce secteur » [INSEE, 2007, p. 14]. (Ces données s’entendent par rapport au champ del’enquête).

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de rating, c’est-à-dire un ensemble d’indicateurs de suivi des performanceset d’incitation à des démarches d’amélioration des F/ST. Ces démarchesd’amélioration contribuent à faire évoluer les membres du réseau vers desstandards communs du point de vue des procédures et des niveaux dequalité, participant ainsi à une harmonisation des cultures et du patrimoinede connaissances. Des démarches de gestion des savoirs viennent compléterce dispositif. Dans le contexte d’Airbus (soixante métiers, cinq entitésnationales, seize sites de production et plusieurs milliers de F/ST de taillesvariées) aucune « recette » ne peut s’appliquer partout. Un département degestion des connaissances a été créé. Il développe une approche pragmati-que d’amélioration des méthodes de travail et des compétences en promou-vant le partage des connaissances, la réutilisation de l’expérience, larecherche d’information et la traçabilité des décisions. Le programme deKM est actuellement déployé contractuellement auprès de la plupart descentres de production.

La nouveauté de la démarche de gestion des connaissances menéeactuellement à Airbus réside dans le recueil et le partage de l’informationtacite dans la supply chain, ainsi que la facilitation du partage des connais-sances dans la construction des relations client/fournisseur.

La démarche générale comporte les phases suivantes :– rassembler, recueillir l’information– comprendre la situation simulée– développer une vision de ce qui devrait être– en tirer une liste d’exigences ou de préconisations.Au travers de son mode de constitution, de sa manière de partager la

rente générée, et par la gestion d’un patrimoine immatériel commun,l’entreprise étendue permet de construire des espaces d’innovation chevau-chant les frontières des entreprises, mais aussi, dans une certaine mesure,repoussant l’horizon des performances à court terme. Les atouts de cetteorganisation résident dans l’étendue des champs de connaissances à exploi-ter (l’entreprise est mondiale) et dans la large place qui est donnée auxaspects informels du fonctionnement en réseau (contacts personnels régu-liers, solutions ou arbitrages locaux, expérience du travail collectif), lequelpeut s’appuyer sur un fond culturel commun. L’intégration du managementdes connaissances aux modes de travail habituels reste cependant difficile,car les acteurs reculent devant la masse des documents et procédures quirégissent le système, et surtout sont réticents à la diffusion de leur savoirsans contrepartie évidente.

Spatial et coopération horizontale entre concurrents

Soutenus par un financement public important et autorisés par la régle-mentation excluant la R & D du champ des alliances illicites, les program-mes de coopération entre entreprises du secteur spatial permettentd’atteindre plusieurs buts. Le premier est bien sûr la possibilité de lancer des

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programmes de développement de plus grande envergure, dont les retom-bées pourront être traitées en commun ou modulées de façon différenteselon les entreprises. En second lieu, les programmes de coopération sontaussi une expérience des synergies qui pourraient être mobilisées dans lecadre de restructurations. Dans un secteur où, au début des années 2000, lesmises en orbite plafonnent à trente satellites par an et où les capacités descinq grands constructeurs sont de l’ordre de soixante unités, une réflexions’est fait jour sur un rapprochement lié aux surcapacités, ce que les autoritésde Bruxelles ont admis.

L’industrie spatiale européenne a ainsi une certaine pratique de situa-tions où des concurrents coopèrent lors d’un développement de satellitespour ensuite reprendre les acquis et les valoriser individuellement. C’est lecas d’Alcatel et d’Astrium qui ont coopéré pour le développement du satel-lite Stentor. Alcatel et Astrium ont utilisé des acquis de ce développementpour produire les plates-formes de satellites respectivement Spacebus pourAlcatel, et Eurostar pour Astrium.

Plus récemment, avec le projet Alphabus, les deux sociétés s’inscriventdans une coopération étroite pour développer une plate-forme commune quiservira de base à des offres de satellites qui, elles, resteront en concurrence.

Le projet a fait l’objet d’un accord signé, en avril 2001, entre Astrium etAlcatel Space (co-traitants), suite à un appel d’offres du CNES (donneurd’ordres), avalisé par l’ESA (European Space Agency) en novembre de lamême année. Doté d’une enveloppe budgétaire fixée, autofinancée par lesdeux sociétés, une phase préliminaire s’est déroulée sur plusieurs mois, auterme desquels la décision est intervenue de poursuivre le développement :en Septembre 2002 a démarré la phase de définition, c’est-à-dire une phasede prédéveloppement centrée sur les aspects techniques les plus critiques,une équipe mixte CNES/ESA étant formée pour la circonstance auprès del’équipe mixte déjà constituée par EADS Astrium et Alcatel Alenia Space.Le développement industriel, spécifié dans le contrat signé en juin 2005entre les quatre parties, doit déboucher en 2009 sur la production du premiermodèle de vol, avec l’appui de financements de l’ESA et du CNES. Il est ànoter que les deux entreprises EADS Astrium et Alcatel Alenia Space ne sesont pas limitées à une coopération amont : encouragées par la volonté poli-tique de doter l’industrie européenne d’une position dominante sur lemarché mondial des satellites de télécommunication de haute puissance, lesdeux entreprises vont commercialiser conjointement Alphabus6. Le premierproduit Alphasat de la ligne de produit Alphabus est en cours de définition,la charge utile étant assumée par des investisseurs privés, et la plate-formefinancée par l’ESA.

6. 20 juin 2003 - Alcatel et EADS Astrium annoncent qu’ils ont signé un accord pour ledéveloppement et la commercialisation conjointe des satellites qui utiliseront AlphaBus.

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Dans le cas d’Alphabus, l’équipe n’est constituée que de personnels desdeux sociétés qui sont colocalisés sur un même plateau, situé chez l’un desindustriels à Toulouse. Le personnel de l’autre industriel a accès à la docu-mentation utile. Son accès à certaines parties des installations est cependantrestreint. Les relations au sein de ce type d’équipe sont facilitées par le fait quel’activité spatiale constitue un petit monde dans lequel les personnes seconnaissent, se font confiance, et, du fait d’une mobilité relative et des restruc-turations du secteur, passent et repassent dans les deux sens d’une entrepriseà l’autre, en France et même entre l’Europe et l’Amérique du Nord.

La caractérisation des relations de coopération doit prendre en compteplusieurs dimensions. Tout d’abord, outre l’objet de l’accord, se trouventmises en commun ou, au moins, mises en contact, les méthodes de gestionde chaque partenaire et, avec elles, les outils d’accompagnement (gestiondes plannings, structuration des relations au sein des équipes, systèmesd’évaluation, de contrôle et de pilotage…). Il y a cependant, d’après lestémoignages, une grande proximité des méthodes dans les entreprises duspatial. Le groupe constitué par le rapprochement des équipes peut être vucomme une communauté de pratique possédant une capacité de savoir-fairecollective [Brown et Duguid, 2001]. Ce qui est commun aux membres deces communautés, ce n’est pas seulement un corps de savoirs : les acteurspartagent également une vision de leur activité et des modes de compréhen-sion. Ces groupes s’apparentent à des « aires d’invention locale » [Brown etDuguid, 2001] exprimant ici un franchissement des frontières voulu pourmodifier les équilibres compétitifs en faveur de plusieurs organisations,alliées pour la circonstance. La souplesse introduite dans le strict rapport deconcurrence, qui produit un espace d’élaboration de connaissances préservédes relations de compétition habituelle, est expliquée par une vision à longterme des trajectoires de développement possibles en fonction des marchéset de la concurrence futurs.

Le fruit de la coopération est marqué par cette ouverture à des éventualitésfutures. La coopération permet à chacune des parties d’acquérir et d’exploiterdes connaissances qu’elle ne détenait pas en interne, que ces connaissancesnouvelles soient empruntées au coopérant ou qu’elles apparaissent en coursd’action. La question est celle d’un équilibre des acquis, sachant que l’accordex ante est conclu dans l’incertitude sur ce qui émergera (d’où le termed’apprentissages organisationnels « inattendus », [Ingham, 2000, p. 191]).Les connaissances nouvelles ne concernent pas seulement le contenu duprojet : savoir par domaine, savoir-faire individuel et collectif développé pouraccomplir les tâches et résoudre les problèmes rencontrés. Elles concernentégalement les conditions de l’élaboration de ces savoirs nouveaux, indispen-sables à leur compréhension [Karsenty, 2001].

Le résultat de la coopération prend une forme concrète et économique-ment mesurable dans la production de brevets vus comme indicateurs del’acquisition de connaissances par l’organisation. Plutôt que le nombre des

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brevets (qui dépend notamment des stratégies de dépôt des entreprises), ce quinous intéresse ici c’est le partage dans l’alliance. En matière d’appropriationlégale de droits intellectuels, chaque société est propriétaire de ses propresrésultats quand ils sont obtenus dans ses propres laboratoires. Dans le casd’Alphabus, si des innovations naissent de l’action commune, la décision seraprise au cas par cas de breveter, avec accord automatique de droits de licenceà l’autre partie. Une éventualité évoquée a été que les brevets pourraient êtrealternativement pris, dans l’ordre chronologique des innovations. Ces dispo-sitions sont applicables uniquement dans le cadre d’Alphabus. Une questionse pose donc pour des retombées éventuelles d’innovation apparues dans ceprojet mais utilisables dans d’autres domaines.

Il est intéressant de rechercher l’influence que peut avoir la coopérationsur les orientations (ultérieures) de la R & D de chacun des partenaires. Lepartage des connaissances peut se traduire de deux manières :

– élargissement de la partie commune des domaines couverts. L’allianceest utilisée pour augmenter l’étendue et la mise en commun de connaissan-ces connexes.

– partition éventuelle du domaine : chacun sachant ce que sait l’autrechoisit alors de se concentrer sur certains points, en jouant sur les complé-mentarités ou pour consolider un avantage concurrentiel.

Approches transversales coopératives et valorisation des innovationsinduites

Les entreprises des secteurs de l’aéronautique et du spatial cherchent àinnover pour améliorer leur offre et résister à la concurrence.

La rentabilité des programmes est un exercice difficile : le secteur spatialse caractérise par des investissements de longue durée pour la définition etla réalisation des systèmes spatiaux, qui commencent à fonctionner après untemps de conception en moyenne de quarante-deux mois et un temps deréalisation qui va de deux à cinq ans. De plus, dans le secteur spatial, lesresponsables de projets soulignent le caractère unique des réalisations, lestentatives de s’approcher d’un modèle de satellite « sur étagère » ayantmontré leurs limites : le cœur du métier, la partie « charge utile » du satel-lite, est toujours sur mesure, pour s’adapter aux besoins du client et auxspécificités des installations au sol. Les gains de productivité ne peuventdonc pas être réalisés par une standardisation du produit. Ils sont recherchésen tirant le meilleur parti possible des capacités et ressources développées,dans un processus incrémental d’innovation appuyé sur la mémoire del’entreprise et ajusté aux besoins du client. Dans un contexte d’organisationmatricielle, cette valorisation de l’expérience repose pour une grande partsur les métiers, mais elle s’appuie également sur une démarche transversaleà la fois par rapport à la structure fonctionnelle (par métiers) et par rapportà la hiérarchie.

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La gestion des retours d’expérience est un outil important de cette valo-risation de l’expérience en marge des processus de conception. Reposant surune analyse de faits d’expérience, relayée par des outils informationnels decapitalisation, elle permet la diffusion de recommandations vers des projets« cible », à différents stades de leur élaboration, au niveau des équipementscomme au niveau système. Le responsable assurance-produit est centraldans ce dispositif, en tant que garant des procédures, mais aussi pour assurerun bon niveau de traitement des problèmes soulevés. À côté de cette démar-che, qui caractérise aujourd’hui nombre d’organisations pratiquant le mana-gement de projet, l’entreprise présente un mode de valorisation del’innovation plus poussé encore. Des filières ingénierie ont été mises enplace depuis quelques années, avec la mission d’assurer une coordinationtransversale des métiers. Conçues comme des unités d’appui pour lesmétiers, elles ont deux missions principales : la gestion des implications desfiches d’expérience (transformation des guides-métier, adaptation desspécifications des équipements, à tous niveaux concernés, et transformationdes procédures) et la gestion des études autofinancées. Ces études autofi-nancées participent au développement à long terme de l’entreprise,puisqu’elles sont lancées pour améliorer les performances d’un équipement,la qualité de son processus de production ou pour résoudre un problèmed’interface. En lien avec les entités concernées et la Direction Recherche etDéveloppement, les filières ingénierie participent à la formulation desétudes et à la définition de leur périmètre, l’apport des filières étant d’autantplus considérable que l’étude touche à un domaine de savoir partagé.

L’activité des filières permet une valorisation de l’innovation dans desdimensions élargies par rapport au cadre d’un seul métier, mais aussi parrapport au cycle de vie du produit concerné. Sachant que, dans le secteurspatial, la réussite économique à long terme dépend de la vitesse de la miseau point et de la commercialisation des innovations, ces filières dont lescompétences chevauchent plusieurs spécialités sont un point fort pourl’entreprise, car elles participent à la convergence rapide et pertinente descapacités d’innovation7.

Le secteur de l’aéronautique a su également appuyer le développementde l’innovation sur des approches transversales. Le projet VIVACE (ValueImprovement through a Virtual Aeronautical Collaborative Enterprise)comporte un volet spécifique consacré au management de l’innovation.L’ingénierie de l’innovation est encadrée par cinq Centres de Compétences(« CoCs ») qui opèrent de façon transnationale avec la présence d’ingé-nieurs de chacun des centres sur tous les sites Airbus. En s’appuyant surl’expertise des CoCs, les centres d’intégration de l’ingénierie fournissentune maîtrise opérationnelle pour les équipes de conception. Les ingénieurs

7. Elles figurent au programme d’amélioration continue de la compétitivité BOOST, enplace depuis 2003.

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d’Airbus ont également développé des pôles d’experts qui regroupent desspécialistes expérimentés de chaque discipline qui proposent leurs conseilset recommandations. Cette approche ne se limite pas à fournir des solutionsde conception, elle permet également que les connaissances individuellescomme collectives soient diffusées à travers les CoCs.

Les actifs produits grâce aux démarches transversales de valorisation del’innovation ont comme atout majeur d’être issus d’un processus interne dedéveloppement, ce qui leur donne un contenu tacite important pour lesprotéger de l’imitation, et un caractère opérationnel éprouvé. La faiblesse dusystème est précisément qu’il repose sur un processus interne de développe-ment, dont le pilotage est flou. La tendance à laisser de côté les aspects decontrôle organisationnel (défaut d’incitation auprès des acteurs concernés,délégation d’autorité insuffisante) fragilise ces démarches qui courent lerisque d’échouer dans leur mission d’impulsion de l’innovation8. Ainsi, lefait que des frontières ne soient qu’internes ne les rend pas nécessairementplus faciles à gérer. En comparant ce cas avec la coopération entre concur-rents, nous comprenons que la capacité à construire des capacités nouvelles,qui est possible dans un contexte de frontières affirmées entre entreprisesmoyennant un effort d’aménagement, peut être affaiblie à l’intérieur d’uneorganisation par défaillance du pilotage des relations transversales.

8. Dans leur étude sur les compagnies multinationales, Foss et Pedersen [2004] mettenten garde les tenants d’une approche « fondée sur le savoir » contre l’oubli des aspects decontrôle organisationnel. Dans les pratiques de management des connaissances, cet oubli seretrouve et constitue une des faiblesses souvent citée.

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Les formes de coopération dans l’aéronautique et le spatial

Types de frontière

Capacités développées

Éléments de cohérence

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te Frontières internes entre métiers, entre types d’acteurs (amont, aval),Frontières inte-rorganisation-nelles.

– Savoir commun technique et procédural.– Apprentissages croisés sous forte contrainte de convergence.

– Hiérarchies et procédures de référence.– TIC collabo-ratifs et travail en plateau.

+ Amélioration de la productivité des fac-teurs.– Risque de rupture en cas de non-harmonisa-tion des méthodes et outils.

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Frontières entre le donneur d’ordre et les F/ST.

– Savoir procédural : modes efficaces de coordination.– Apprentissages réciproques.

– Le contrat lié à la fourniture de matériel.– Le rôle inter-médiaire de la fonction achat.– TIC collabo-ratifs et plateau.

+ Rationalisation du processus achats. Rapprochement des acteurs internes et externes.– Risque lié à l’approvisionnement d’équipement.

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Frontières inte-rorganisation-nelles atténuées.

– En plus : apprentissage organisationnel ;– Innovations d’organisation protégeant de l’imitation à court terme.

– En plus : la mobilité à l’intérieur du réseau, aidé par une culture commune.

+ Partage des risques et pérennisation des processus de développement.– Éclatement du réseau si les liens se distendent. Propaga-tion des crises.

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rorganisation-nelles fortes (concurrence)

– Acquisition des connaissances du partenaire.– Développe-ments communs.– Apprentissages inattendus.

– Le contrat spécifie le con-tenu du projet commun et le partage des produits de l’activité.– Travail en équipes mixtes.

+ Augmentation des capacités d’innovation– Paralysie par méfiance réciproque.

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Frontières internes.

– Innovation incrémentale à partir des aspects prometteurs de l’activité.

Peu de déléga-tion d’autorité et système d’incitation faible.

+ Développement d’actifs immatériels « maison »– Inefficacité par manque de pilotage.

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CONCLUSION

Cette étude aboutit à deux types de conclusion : tout d’abord, concernantles pratiques de gestion des frontières pouvant déboucher sur des gains deproductivité ou sur un développement prometteur à long terme ; et, dans undeuxième temps, il nous paraît opportun d’analyser ces pratiques parrapport à la notion de firme.

Gestion des frontières et avantage concurrentiel durable

Les entreprises des secteurs aéronautique et spatial développent desproduits faisant appel à une technologie avancée dans un secteur trèsconcurrentiel. Un des problèmes majeurs de leur développement est deconcilier d’une part les frontières organisationnelles liées à la production dela valeur pour leurs clients (d’où une organisation en projets, associanttransversalité et principes d’ingénierie concourante) et pour leurs actionnai-res, et d’autre part les frontières qui permettent de soutenir les capacitésinnovantes sur longue période.

Un des axes principal de la gestion des capacités innovantes porte sur legroupe d’acteurs capable d’initier un processus d’invention. Les auteurs engestion ont beaucoup cherché dans cette direction, ce qui nous permet demieux analyser les délimitations observées dans les secteurs que nous avonsétudiés. Classiquement, l’apprentissage intervient lorsque les théories enusage se révèlent inadaptées aux situations rencontrées [Argyris et Schön,1978]. Plus récemment, les auteurs l’associent à un environnement stimu-lant [Ingham, 1995, Bourgeon et Tarondeau, 2000]. Progressivement, lesauteurs s’attachent à analyser ces contextes d’apprentissage et leurs frontiè-res de manière plus détaillée, tout en précisant les éléments cognitifs et lesacteurs impliqués. Ces groupes sont inventifs dans la mesure où ils parta-gent un langage et des modes de travail communs [Brown et Duguid, 2001].Dans une optique assez proche, I. Nonaka a précisé, au cours de ses travaux,la description du contexte, ou ba, qui favorise la création de savoir organisa-tionnel. C’est un contexte qui n’est pas nécessairement institutionnalisé : ilfaut donc générer et régénérer ce contexte, et lui donner une forme concrète,en l’associant à des lieux de l’organisation et à des étapes de l’activité.

Dans les organisations que nous avons étudiées, nous pouvons voir fonc-tionner des groupes d’acteurs s’apparentant à ces équipes innovantes. Ainsi,les métiers ou services spécialisés forment un cadre stable pour les connais-sances qui permettent un développement continu de connaissances spécia-lisées, incorporées dans des pratiques. Les groupes d’acteurs réunis autourd’une étape du projet (que ce regroupement soit concrétisé ou non par unplateau) se situent dans une temporalité tout autre : leur créativité fait sanscesse l’objet d’un effort de convergence vers une prestation conforme à desattentes identifiées, sous la pression conjuguée des délais et des coûts.

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Certes les entreprises des secteurs que nous avons étudiés se sont atta-chées à mobiliser les capacités de ces groupes d’acteurs tout au long duprocessus de conception. La mise en place d’une coordination efficace desacteurs les plus éloignés (au sein d’une même entreprise, ou avec les F/ST,pour les tâches externalisées) permet une coopération efficace. Mais l’étuded’autres modes de coopération (horizontale entre concurrents ou transver-sale dans l’entreprise), ou de certains aspects bien particuliers de la coopé-ration verticale, attire l’attention sur un déplacement des enjeux. En effet,les frontières internes et les frontières entre entreprises sont gérées dansl’optique d’un développement futur opéré de façon pragmatique à partir deséléments les plus prometteurs des activités conduites ensemble, les activitéspassées constituant un socle commun.

Ainsi, illustrant l’approche de D. Leonard [Leonard, 1995] selonlaquelle le développement des capacités dynamiques n’est pas seulementaffaire de processus d’invention mais repose aussi sur « la canalisationconsciente, incrémentale, des savoirs et savoir-faire en sorte que l’expertised’aujourd’hui devienne la capacité de demain » [Leonard, 1995 p. 12], cesorganisations se donnent les moyens d’exploiter leur potentiel d’innovationde manière transversale par rapport à leur structuration interne et de façonélargie en mobilisant un ensemble d’entreprises.

Les pratiques de gestion des frontières, à l’intérieur de l’entreprise ou ausein de réseaux d’entreprises, sont aussi des pratiques de gestion des diffé-rents horizons d’action auxquels ces industries de technologie avancéedoivent faire face.

C’est sous cet angle que l’on peut comprendre la mise en place d’uneorganisation interne transversale par rapport aux métiers et aux projets dansles deux secteurs. De même, la coopération horizontale s’inscrit explicite-ment dans une double perspective de gain de productivité à court terme etde stratégie de préparation d’un rapprochement possible des concurrents àplus long terme. Dans le cas de la coopération verticale, le franchissementdes frontières concerne les modes de travail et l’échange des informations,mais aussi le partage du risque.

La constitution d’un capital immatériel dans les deux secteurs nousinvite à un autre constat. Si le franchissement des frontières est pratiqué, deplus en plus, comme une manière de garantir le maintien d’un avantageconcurrentiel à long terme, c’est bien sur le socle d’actifs acquis sur longuepériode qu’il convient de l’asseoir. Nous avons donc ici un élément deréponse important à la question posée en introduction de ce travail. Lesgroupes homogènes capables d’initier des processus de création de savoirne sont pas seulement confinés dans l’organisation, ils sont rendus possiblesentre entités et entreprises différentes par l’existence d’un capital intellec-tuel commun dans le réseau d’entreprises. Rendu nécessaire par le souci derenforcer la position concurrentielle, le franchissement des frontières n’estvraiment performant que lorsque les conditions sont rassemblées pour la

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constitution d’équipes multi-acteurs innovantes. La mise en place d’uncontexte multi-entreprises assez homogène, et donc capable de développerdes pratiques innovantes, dans les secteurs aéronautique et spatial, résultedans la région Midi-Pyrénées des efforts conjugués des entreprises, des enti-tés de recherche, des pôles de formation, et des pouvoirs publics. Ce capitalintellectuel partagé, qui possède un impact positif sur la compétitivité, agitpour le secteur à la manière de barrières à l’entrée que l’élargissement duréseau, s’il intervenait dans les prochaines années, pourrait affaiblir.

Une remise en cause de l’approche contractuelle traditionnelle ?

Le poids grandissant des pratiques coopératives dans les activités desdeux secteurs, et surtout l’apparition de certaines formes (telles que lacoopération horizontale et la coopération verticale avec partage du risque)posent la question d’un dépassement des explications de la firme fondéessur la pure interprétation contractuelle, l’interprétation de la firme dans unedimension sociale et historique, fondée sur le savoir, pouvant paraître plusadaptée. En même temps, il n’est pas toujours approprié de parler d’échecdu marché dès que les organisations construisent des formes d’organisationpermettant de mobiliser et déployer plus efficacement le savoir [Foss etPedersen, 2004].

Williamson a été l’un des premiers à apporter une réponse à la question desavoir pourquoi, dans une économie de marché dans laquelle les prixdevraient assurer la coordination de l’activité, certains acteurs sortent partiel-lement du marché pour associer et coordonner leurs efforts sans se référer enpermanence à un prix. L’économie des coûts de transactions a élaboré lesconcepts d’une structure de gouvernance qui minimise ces coûts en fonctionde la fréquence des transactions, du degré de spécificité des actifs utilisés etcompte tenu de la rationalité limitée et de l’opportunisme des agents.

Dans les années quatre-vingt, les accords de coopération interentreprisesont d’abord été analysés comme une mise en conformité de la stratégie concur-rentielle des entreprises face à l’évolution de leur environnement économique :diminution de la durée du cycle de vie des produits, accroissement des dépen-ses de R & D, rétrécissement des marchés porteurs, segmentation accélérée,globalisation des industries et des technologies. Sur des marchés en perpétuelleredéfinition, les firmes s’engagent dans une concurrence intensifiée et recher-chent la performance en termes de coûts, d’efficacité, de qualité, d’innovationet de flexibilité. Dans ce contexte, la coordination des activités réalisées dansdes réseaux de plus en plus complexes est perçue comme l’une des premièressources d’avantage concurrentiel [Porter, 1986]. La forme « réseau » permetau donneur d’ordres principal (firme pivot) de mettre en œuvre des dispositifsmêlant incitation, marché et hiérarchie.

Plus récemment et au fil de leur mise en œuvre, les accords de coopéra-tion interentreprises sont apparus comme une forme majeure de valorisationde ressources complémentaires essentiellement immatérielles : connaissances,

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compétences, capacité d’innovation (de procédé, de produit mais aussiorganisationnelle), réputation [Hamel et Prahalad, 1994].

La pérennité d’un accord de coopération dépend de sa flexibilité, nonseulement adaptative mais surtout dynamique, c’est-à-dire susceptible deproduire de l’apprentissage collectif. Ce dernier type de flexibilité est à lafois cause et conséquence de la création de ressources spécifiques propres àla coopération : « il y a d’ailleurs un renforcement mutuel entre ces deuxaspects, qui consolide le projet coopératif : l’inscription dans la durée favo-rise les apprentissages collectifs et la création de ressources spécifiques ;celles-ci renforcent à leur tour la stabilité du projet, puisqu’en abandonnantce dernier les firmes en perdraient le bénéfice » [Foray, 1991, p. 795].

Du fait de la délégation croissante de certaines fonctions (conception,approvisionnement) chez le fournisseur/sous-traitant, on observe une imbri-cation des entreprises du réseau. Les délimitations juridiques s’effacentpartiellement dans le processus de formation d’une telle organisation écono-mique marquée plus par une dépendance bilatérale que par le contrôlehiérarchique. Un exemple de la prise en compte du long terme et du partagedu risque dans la mise en commun des intérêts peut être trouvé dans la façondont les sous-traitants d’Airbus recouvrent les frais d’études avancés en lesrépartissant sur une taille de série de fabrication (future) d’un modèled’avion, taille dont on ignore a priori si elle sera jamais atteinte. Cette façonde résoudre la difficulté de coordonner chronologiquement les coûts (pourune grande partie irrécouvrables) et les recettes dans le cadre de stratégiesd’innovation repose sur la confiance, sur l’adhésion au projet et sur la rela-tive sécurité apportée par la stabilité du réseau.

Les ressources et compétences de l’entreprise étendue ne sont pas desbiens aliénables qui pourraient être acquis tels quels sur un marché. Ce sontdes actifs variés et complémentaires, largement basés sur l’innovation et lesavoir-faire, construits au fil du temps, à l’élaboration desquels chacun desmembres du réseau contribue. Le pilotage ne peut s’appuyer sur les seulsdroits de propriété : ce sont aussi les incitations, règles de travail, formesorganisationnelles, méthodes de gestion, moyens de financement, adhésionà une stratégie mobilisatrice de développement (grands projets : A380,A400M), sentiment d’appartenir à une communauté, tous facteurs difficile-ment contractualisables qui lient les partenaires. Le pilotage doit égalementintégrer le fait que nombre de fournisseurs sont souvent engagés dansd’autres partenariats9 et sont aussi fournisseurs du principal concurrent, ce

9. Latécoère, par exemple, est engagé pour 20 ans dans un important contrat avec Boeing(fourniture des huit portes du 787) représentant environ 20% de son chiffre d’affaires. Mêmeles sous-traitants les plus dépendants sont engagés dans plusieurs réseaux de partenariat,particulièrement les bureaux d’études et de recherche. Au sens de l’enquête INSEE, la dépen-dance vis-à-vis d’une activité est mesurée par le pourcentage du chiffre d’affaires réalisé aveccette activité. En 2005, près de 30% des établissements travaillant pour l’aéronautique y réali-sent plus de 75% de leur chiffre d’affaires [INSEE, 2005, p. 47].

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D

ÉVELOPPER

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CAPACITÉS

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ENTREPRISE

… 233

qui pose la question du partage des connaissances, des retombées de la R&Dréalisée pour l’un vis-à-vis de l’autre, de la délimitation du capital intellec-tuel. Enfin, la cohésion de l’entreprise étendue doit survivre aux fluctua-tions cycliques, caractéristiques de l’activité aéronautique

.

La compétencede l’organisation et donc, aussi, son aptitude à régler le partage de la rentegénérée se manifestent dans le choix des processus de coordination et dansles modalités d’impartition des activités. La capacité de pilotage de la firmepivot dépend au moins autant de l’intégration culturelle, logistique, média-tique réalisée entre les membres du réseau, intégration qui constitue unensemble de caractéristiques non reproductibles (à court ou moyen terme,du moins) que du contrôle du marché du produit fini (l’avion Airbus). Lacréation d’un avantage concurrentiel résulte de la capacité à mobiliser, sansconsidération de frontières juridiques, les ressources matérielles et immaté-rielles de l’entreprise étendue.

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La firme au-delà de la firme :

l’approche pragmatique du droit face aux réseaux interentreprises

Pascal Philippart

INTRODUCTION

Si la définition de la firme interroge de nombreux champs disciplinaires,il est notable que le droit français ne comprenne pas de définition explicitede celle-ci, lui qui aime à définir les objets qu’il réglemente. Pourtant, lanotion d’entreprise est appréhendée en de multiples circonstances, commepar exemple en droit du travail (cf. le comité d’entreprise), en droit desaffaires (cf. l’entreprise en difficulté), en droit fiscal (cf. le régime de lamicro-entreprise), etc. Cette approche peut être qualifiée de pragmatiqueparce qu’elle ne s’encombre pas d’une définition qui pourrait rigidifierl’intervention du droit, mais se concentre sur la compréhension de situa-tions. A fortiori, elle s’applique aussi aux réseaux d’entreprises.

Les réseaux interentreprises n’échappent pas au droit. Pourtant cesphénomènes stratégico-organisationnels qui ont été beaucoup analysés,l’ont peu été sous l’angle juridique. Certes, le concept de réseau est d’utili-sation ancienne dans les opérations de distribution [cf. Thorelli, 1986] et lesdimensions juridiques qu’il induit y ont souvent été étudiées [par exempleHadfield, 1990 ; Ferrier, 1995 ; Behar-Touchais et Virassamy, 1999 ;Baccichetti et Dom, 2004]. Mais en dehors de ce type de réseau, peud’études ont été menées.

Or, la gestion de tout réseau implique une approche de ses dimensionsjuridiques, notamment parce que les relations économiques qui s’exprimenten son sein ont pour support, à un moment ou à un autre, le contrat1.

1. Même quand il existe un montage capitalistique, puisque celui-ci renvoie soit aucontrat de société, soit au contrat de cession de titres. En outre, contrat ne signifie pas obliga-toirement formalisme.

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D’autant plus qu’au-delà du contrat, la gestion d’un réseau apparaît au cœurd’enjeux juridiques complexes, dans la mesure où celle-ci inférerait uneintention de contournements de réglementations juridiques. Les dérivespermises par la technique contractuelle seraient à la fois internes, avecsurtout la possibilité d’échapper aux dispositions contraignantes du droit dutravail, et externes par une dilution des responsabilités à l’égard d’acteurshors réseau. Cette analyse est développée notamment par Teubner [1993].Et cet auteur conclut à l’impératif d’une réglementation juridique spécifiqueafin de corriger de telles dérives.

Une étude synthétique du droit français2 nous conduira à constatercomment le droit parvient à saisir la firme au-delà de la firme et à réprimerdes comportements réticulaires abusifs, que cela soit au travers du droit dutravail [cf. Peskine, 2004] ou travers du droit des sociétés, du droit de laconcurrence, etc. Ce constat nous autorisera à rejeter la nécessité de laconception d’un corpus normatif ad hoc au profit de l’extension ou del’adaptation de dispositifs juridiques existants, en nous inscrivant non pasdans une logique de fondation d’un droit des réseaux, mais plutôt dans uneapproche réaliste de la notion d’obligation (dans le sens étymologique duterme).

LES DÉRIVES RÉTICULAIRES ET LE DROIT FRANÇAIS

S’il n’existe pas aujourd’hui de droit des réseaux, le droit n’en est paspour autant absent. La réglementation juridique appréhende aussi bienl’interdépendance économique des firmes en réseau que leur indépendancejuridique.

Droit et interdépendance économique des firmes en réseau

Le droit encadre les effets non souhaités, induits par l’interdépendanceéconomique, selon qu’ils se traduisent par l’affranchissement d’une certaineconcurrence ou par la dénaturation de cette interdépendance en dépendanced’une firme à l’égard d’une autre.

2. Bien que cette problématique ne soit pas exclusivement française (e.g., Teubner [1993]pour le droit allemand ; Buxbaum [1993] pour le droit américain ; Collins (1990) pour le droitanglais), notre étude ne portera que sur le droit français. Ceci présente un avantage relatif etun inconvénient majeur. Essayer de comprendre comment notre droit traite du réseau n’estpas sans intérêt pour les firmes poursuivant une activité en France. Mais, un réseau n’est pasforcément inclus dans un seul territoire national (même s’il peut l’être en grande partie) ettoute analyse juridique centrée sur un seul système est donc restrictive. Nous reviendrons surcette territorialité handicapante du droit… Il faut aussi souligner qu’une étude de droitcomparé, si elle veut échapper à la superficialité et à l’à-peu-près, impose, en raison de sonampleur, de s’écarter d’une approche dont l’ambition est de s’inscrire à l’interface du droit etde la gestion.

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LA FIRME AU-DELÀ DE LA FIRME 237

Effets induits par l’interdépendance économique. – L’interdépendanceéconomique peut conduire à l’adoption de comportements anticoncurren-tiels par la création d’entente entre les partenaires, par l’abus d’une positiondominante née de leur collaboration ou par une trop forte concentrationéconomique.

Les membres du réseau pourraient avoir la tentation de s’entendre sur lesprix ou d’établir ensemble une position dominante dont ils abuseraient. Ledroit français aussi bien que le droit européen condamnent de telles prati-ques. Par principe, les ententes sont interdites. Est nul de plein droit toutaccord, dont l’objet est de fixer directement ou indirectement les prix, delimiter ou de contrôler la production, les débouchés, le développement tech-nique ou les investissements, de répartir les marchés ou les sources d’appro-visionnement, d’appliquer à des partenaires commerciaux des conditionsinégales pour des prestations équivalentes, ou de subordonner la conclusionde contrats à l’acceptation de prestations supplémentaires n’ayant, d’aprèsles usages, aucun lien avec l’objet de ces contrats. Néanmoins, des compor-tements a priori restrictifs sont licites s’ils « contribuent à améliorer laproduction ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès tech-nique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitabledu profit qui en résulte », dans la mesure où ces restrictions sont indispen-sables à l’atteinte de l’objectif fixé et qu’elles n’éliminent pas toute concur-rence (article 81-3 du Traité CE). Ces exemptions, catégorielles ouindividuelles, sont strictement encadrées.

Sont aussi sanctionnés les agissements concertés de firmes, indépendan-tes juridiquement, les conduisant à abuser de leur position collective domi-nante3.

Enfin, si la mise en réseau se traduit par la constitution d’une filialecommune à certains membres, les réglementations relatives à la concentra-tion sont applicables.

L’interdépendance économique peut générer des dérives internes dans lamesure où elle serait plutôt unilatérale, déséquilibrée, c’est-à-dire expri-mant en réalité plus la dépendance d’une firme ou de plusieurs à l’égardd’une autre (ou de plusieurs autres) qu’une interdépendance.

Effets induits par la dépendance économique. – La réglementation enl’espèce ne ressort pas à une branche du droit clairement circonscrite,contrairement à ce qui a été constaté dans le paragraphe précédent. Sonorigine est diverse (droit de la concurrence, droit du travail, droit de la distri-bution,…) et son expression est aussi bien législative que jurisprudentielle.Dans la firme, la dépendance d’un acteur économique à l’égard d’un autreest appréhendée de façon relativement simple par le droit du travail : le sala-rié se subordonne à la firme (son employeur). Sa dépendance économique

3. La Cour de justice des Communautés européennes a appréhendé dans un arrêt du 16mars 2000 ce type d’agissement [Thill-Tayara et Sandrini, 2000].

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est en quelque sorte consacrée par une dépendance juridique, ce qui clarifieses obligations mais aussi celles de son employeur. Ainsi, cette dépendancejuridique a pour contrepartie une protection contre certains abus : le droitencadre strictement la relation, en faisant resurgir au niveau collectif laliberté à laquelle l’individu renonce en contractant [Supiot, 1994].

Au sein des réseaux, la dépendance économique, d’expression pluscomplexe, renvoie à trois correctifs juridiques : l’information, la requalifi-cation et la responsabilisation.

L’information vise à réduire le déséquilibre au sein du réseau entrepartenaires potentiels ou avérés. Dans certaines circonstances, la loi imposeà l’une des firmes de renseigner l’autre. Cette obligation d’information dupartenaire porte sur certaines conditions de son engagement. Elle est censéelui permettre de se lier en connaissance de cause et ainsi réduire (ou à toutle moins circonscrire) sa dépendance. Cette obligation se rencontre notam-ment dans les réseaux de distribution au sein desquels les problématiques degouvernance des canaux de distribution sont importantes [Filser, 2000].Depuis longtemps déjà, le juge oblige la communication des critères quipermettent de sélectionner les distributeurs, évalue leur objectivité etimpose l’intégration de tout candidat qui y répond (cf. arrêt Groupementd’achat Edouard Leclerc c/Commission4) ; la loi Doubin (n° 89-1008 du31 décembre 1989) prescrit une information précontractuelle relative auxengagements qui comportent une (quasi-) exclusivité et permet au franchiséd’avoir une connaissance relative du réseau qu’il désire intégrer et desperformances qu’il peut attendre de son investissement ; en matière de rela-tions commerciales, la loi du 3 août 2005 (n° 2005-882) définit la coopéra-tion commerciale (les services publipromotionnels surtout) et impose larédaction préalable d’un accord faisant apparaître clairement le contenu desservices, la date à laquelle ils sont rendus, leur durée, les produits surlesquels ils portent et leur rémunération, exprimée en pourcentage du prixunitaire net du produit auquel il se rapporte. L’obligation d’informationconcerne aussi les relations de sous-traitance dans la mesure où la loiimpose la déclaration du sous-traitant pour garantir son paiement par leclient final.

La requalification appréhende une relation déséquilibrée au détrimentd’une personne physique. Le contrat de « partenariat » ou de fourniture serarequalifié en contrat de travail liant cette personne physique à son « donneurd’ordre »5. La protection propre au droit du travail s’appliquera alors et

4. TPICE, 12 décembre 1996, aff. T-88/92, Rec. CJCE, II, p. 1961.5. Pour un exemple, cf. Cass. com., 3 mai 1995 (La Semaine juridique, éd E, JCP, II, 748,

n°47, novembre 1995, note L. Leveneur) : requalification d’un contrat de franchisage engérance salariée. Cf. le cas de la société France Acheminement qui faisait (avant son dépôt debilan) travailler plus de 780 chauffeurs-livreurs soi-disant indépendants : le conseil desprud’hommes de Bobigny requalifia en contrat de travail l’activité de l’un de ces livreurs (20septembre 2002).

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permettra au salarié qui s’ignorait de bénéficier de la procédure de licencie-ment, des indemnités liées à la rupture injustifiée du contrat, etc. La dépen-dance économique est ramenée sur le terrain du droit du travail parce qu’ily a entrepreneur individuel. Mais cette protection se heurte a priori à laconstitution d’une société ayant la personnalité morale, puisqu’entre deuxpersonnes morales, un contrat de travail ne peut exister. Or, dans plusieursaffaires, les juges ont écarté l’écran de la personne morale, destinée seloneux à éviter l’application du droit du travail. Les sociétés montées sontdéclarées fictives dans la mesure où leur objectif n’est pas d’organiserl’entreprise mais d’éviter une requalification embarrassante (cf. le litigeopposant Accor et certains gérants d’hôtel au début des années 2000 –Noisette [2002]).

La responsabilisation, au regard de la dépendance économique, vise àsanctionner financièrement la firme qui abuse de sa position de force, soitpour rompre de façon injustifiée une relation d’affaires, notamment enraison d’exigences anormales imposées auxquelles l’autre ne se plie pas, oudes pourparlers eu égard à leur avancement et au montant des frais engagés,soit pour refuser de contracter6 [Pichard, 1998]. Cette responsabilisation asurtout été mise en œuvre dans les relations de distribution où elle a étéexplicitée à plusieurs reprises afin d’empêcher toute exploitation abusived’un état de dépendance économique, en condamnant des prix abusivementbas, en prohibant les primes de référencement sans contrepartie (plusieurscondamnations ont été prononcées par les juges en 2005 et 20067) et enproscrivant le déréférencement injustifié.

Le droit tente donc dans cette matière de corriger une relation économi-que dont le déséquilibre est manifestement excessif : l’information vise àprévenir des comportements exagérés ; la requalification concerne dessituations de subordination incompatible avec l’apparence donnée à unerelation interfirme ; la responsabilisation pose des garde-fous au déséquili-bre contractuel.

Par ailleurs, l’indépendance juridique est aussi une source de dérives. Encloisonnant le réseau, grâce à « des déguisements contractuels » [Teubner,1993, p. 51], elle servirait d’écran juridique et ne permettrait pas de saisir laresponsabilité de certaines firmes du réseau à l’égard d’acteurs intraréticu-laires ou extra-réticulaires.

6. On retrouve ces caractéristiques dans l’arrêt de la Cour d’Appel de Riom, au sujet dela conclusion d’un contrat de concession automobile ( CA Riom, RJDA 10/92 n°893).

7. En 2005, la société Leclerc a été condamnée à une amende de 23,3 millions d’euros parle tribunal de commerce de Nanterre (15 novembre 2005) pour des contrats de coopérationcommerciale à effet rétroactif. De même, Système U a été condamné à rembourser 76,8millions d’euros à quatre de ses fournisseurs pour fausse coopération commerciale par unedécision du tribunal de commerce de Créteil le 24 octobre 2006.

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Droit et indépendance juridique des firmes en réseau

L’indépendance juridique peut conduire à des « dérapages » potentielsexternes aussi bien qu’internes, posant des questions de responsabilité.

La responsabilité externe. – La responsabilité externe (du réseau vis-à-vis d’acteurs hors réseau), renvoie au problématique de cloisonnementcontractuel qui interdirait d’atteindre l’entreprise, sinon responsable, dumoins solvable, en raison de l’absence de lien contractuel avec la victime(e.g., le fabricant du produit et non le revendeur) ou qui la renverrait à lapoursuite du vrai responsable en raison de l’absence d’implication écono-mique de son contractant direct (e.g., l’agence de voyages se défaussant àl’égard du voyageur sur le voyagiste).

Cette responsabilité externe que l’on pourrait croire diffuse sous couvertd’une contractualisation complexe à laquelle se heurterait tout acteur horsréseau est affirmée en réalité de deux façons plutôt opposées : par le dépas-sement du contrat et par son renforcement.

Dans le premier cas de figure, le contrat n’empêche pas la victime de seretourner contre n’importe laquelle des firmes intervenues dans le processusd’échange et de création de valeur, alors même qu’elle n’aurait pas contractéavec elle. Le dépassement du contrat est un mécanisme qui permet de mettreen cause la responsabilité de n’importe quel intervenant de ce processus oud’imputer à une entreprise la responsabilité financière d’une autre. L’actiondirecte autorise une personne à demander à une autre, au contrat duquel ellen’est pas partie, réparation de son préjudice ou paiement du prix. Ce typed’action est ouvert au sous-traitant contre le maître de l’ouvrage pour le paie-ment de la prestation du sous-traitant, au maître de l’ouvrage contre le fabri-cant ou le sous-traitant qui a vendu ou livré à l’entrepreneur principal unechose viciée, et plus généralement en matière de vice caché. En outre, la loin° 98-389 du 19 mai 1998 sur les produits défectueux permet à l’utilisateurd’un tel produit, pour obtenir réparation des dommages causés à une personneou à un bien, de se retourner contre son vendeur, son loueur, contre l’impor-tateur, le fabricant ou le ou les fournisseurs de matières premières ou deproduits semi-finis pour ce qui est de leur intervention dans le processus deproduction. Cette responsabilité est dite objective dans la mesure où la fautede l’auteur du dommage n’a pas à être prouvée par la victime. On pourraitsouligner aussi que le caractère objectif a trait à la finalité (ou objectif) pour-suivie par l’ensemble des liaisons contractuelles, eu égard à une identitéd’objet ou de cause [Teyssié8, 1975], i.e. d’objectif. Les magistrats9

8. Teyssié [1975] distingue les chaînes de contrats correspondant à des contrats liés entreeux par une identité d’objet, e.g. succession d’achats-ventes le long de la filière, des ensem-bles de contrats réunissant des contrats en raison de l’identité de leur cause, e.g. groupementd’entreprises pour exécuter un projet complexe.

9. Cf. Cass. 14 décembre 1956, Gaz. Pal. 1957, 1, p. 233.

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reconnaissent depuis longtemps qu’une firme qui n’a pas rempli son obliga-tion de contrôle sur une autre, notamment sur sa gestion (e.g. le fournisseursur son concessionnaire, le franchiseur sur son franchisé) engage sa respon-sabilité à l’égard des contractants de la firme « contrôlée ». La Cour decassation10 a suivi un raisonnement dont la finalité est similaire dans uneaffaire où un franchiseur a été déclaré responsable des troubles qu’un fran-chisé faisait subir à son voisinage par l’exercice de son activité profession-nelle. Certes, il s’agit dans ces cas de réseaux facilement circonscriptibles etpilotés (cf. l’obligation de contrôle) de façon claire par une entreprise aisé-ment identifiable. Néanmoins, cette logique qui consiste à rechercherl’entreprise réellement à l’origine du dommage, non par son interventiondirecte sur sa survenance, mais en raison de son objectif économique, est enplein essor. Plus récemment, cette notion de responsabilité objective a étéutilisée dans l’affaire de l’Erika dans laquelle plusieurs victimes ontréclamé à Total, affréteur du bateau et propriétaire de la cargaison, la répa-ration de leur préjudice.

La mise en œuvre de la responsabilité financière d’un « tiers », c’est-à-dire de quelqu’un a priori sans lien juridique avec le cocontractant de lavictime, suit une logique analogue, même si elle s’appuie sur un dispositifdifférent, celui de dirigeant de fait : une firme dominante se mêle de lagestion d’une firme dominée et ainsi supporte tout ou partie des engage-ments financiers que celle-ci est dans l’impossibilité de remplir du fait deses difficultés. Un dispositif quelque peu similaire, la société créée de fait,permet au juge d’associer, parce qu’il y aurait une activité commune, unefirme à une autre qui ne peut honorer ses créances et, en raison de son objetcommercial, autorise les créanciers à poursuivre la première, associée soli-dairement responsable.

Le renforcement du contrat consiste, quant à lui, en l’affirmation quel’intégralité de l’échange est contenue dans le contrat terminal, celui liant ledistributeur ou le revendeur au client final. Ce dernier peut réclamer aupremier la réparation de la totalité de son préjudice, alors que celui-ci estsimplement intervenu comme distributeur, sans participer de manière activeà l’élaboration de l’objet de l’échange : tout le processus qui mène à la tran-saction finale est juridiquement contenu dans l’« ultime » contrat.

Ces dispositifs, s’ils tendent à faciliter la protection des acteurs externesau réseau contre le cloisonnement contractuel, n’ont pas pour objectif desupprimer tout effet intraréticulaire et de conférer une sorte d’immunité àceux des membres du réseau qui n’auraient pas à connaître directement durecours en question. Bien sûr, celui dont la responsabilité a été engagée parun acteur hors réseau peut se retourner contre son cocontractant direct dansla mesure où il serait impliqué dans l’opération litigieuse.

10. Cass. 2e civ., 21 mai 1997, JCP éd G, 1998, II, n°10057, note L. Mauger-Vielpeau.

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Si des situations de responsabilité externe du réseau sont appréhendéesjuridiquement, il en est de même des situations de responsabilité interne.

La responsabilité interne. – Il faut noter d’abord que le mécanisme dutransfert de la responsabilité financière n’est pas uniquement une techniquede décloisonnement contractuel au profit d’acteurs hors réseau, maisprésente aussi une certaine utilité au sein du réseau lorsque, par exemple, unfournisseur de second rang ne verrait pas sa créance sur un fournisseur depremier rang honorée et qu’une direction de fait ou une société créée de faitpourrait être établie au détriment de l’entreprise pivot.

Ce cas de responsabilité interne entre membres du réseau n’est pas leseul.

Une autre dérive interne, prenant sa source dans le cloisonnementcontractuel, est susceptible de concerner les salariés des firmes satellites quibénéficieraient de conditions de travail inférieures à celles des salariés de lafirme « centrale », puisque la sous-traitance constitue l’« introduction d’unediscontinuité juridique entre donneur et preneur d’ordre » [Thévenot et alii,2006, p. 5]. Si le recours à la sous-traitance peut être regardé comme uncontournement du droit du travail (cf. l’idée de discontinuité juridique)préjudiciable aux salariés du sous-traitant, en substituant aux règles du droitdu travail celles du droit commercial » [CES, 2005], il ne s’agit pas de laseule situation susceptible d’interroger la responsabilisation d’une firmealors qu’elle n’est pas l’employeur des salariés concernés.

La réponse apportée par les juges est en réalité double : elle vise d’unepart à imputer la responsabilité de la relation de travail à l’entreprise« utilisatrice » et, d’autre part, en une recomposition des collectivités detravail [Peskine, 2004]. En effet, l’entreprise « utilisatrice » se doit d’assu-mer certaines obligations alors qu’elle n’est pas juridiquement l’employeurdu salarié, ceci en matière de rémunération (si l’employeur est défaillant11),en matière d’hygiène et de sécurité, en matière de responsabilité civile,voire de licenciement économique (Cass. Soc. 19 janvier 1999, Bull. Vn°35, Dr. Soc. 1999, p. 745). Par ailleurs, les collectivités de travail quipermettent entre autres de cristalliser les différentes expressions de ce quiest appelé communément les libertés collectives (par exemple les représen-tants du personnel, les représentants syndicaux, etc.) sont recomposées,notamment au travers de la notion d’unité économique et sociale. Cettetechnique, introduite par les juges dans les années 1970, agrège les salariésde plusieurs firmes juridiquement indépendantes, mais formant en réalitéune entité d’un point de vue économique et social pour arriver ainsi au(x)seuil(s) fixé(s) par la loi, rendant obligatoires ces diverses instances [Blanc-

11. L’article L 125-2 du code du travail précise que l’employeur principal, en cas dedéfaillance du sous-traitant, paiera en son lieu et place les salaires, congés payés et cotisationssociales, si le sous-traitant n’est pas propriétaire d’un fonds de commerce ou d’un fonds arti-sanal.

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LA FIRME AU-DELÀ DE LA FIRME 243

Jouvan, 2005]. Au-delà de cette notion d’unité économique et sociale, lesmagistrats incluent dans l’effectif de l’entreprise « utilisatrice » tout salariéintégré en permanence à la collectivité de travail, et ce surtout dans lesopérations de sous-traitance d’activité de restauration, d’entretien, degardiennage qui sont de plus en plus externalisées. Ainsi, un arrêt de la Courde cassation du 28 février 2007 (Cass. Soc. 28 février 2007, n° 06-60.171,RDT, 2007, n° 4, p. 229) déclare les salariés mis à disposition électeurs etéligibles aux élections professionnelles du personnel de l’entreprise« utilisatrice ». Une décision antérieure reconnaît au profit des salariés misà disposition l’exercice du droit de grève au sein de l’entreprise« utilisatrice » (Cass. Soc. 17 décembre 2003, Dr. Soc., 2004, p. 237).

Le droit, dans les illustrations données dans cette section, va chercherpragmatiquement la firme au-delà d’elle-même pour traiter certaines déri-ves réticulaires. Mais quelles sont les caractéristiques de ce droit desréseaux ainsi proposé ?

QUEL DROIT DES RÉSEAUX ?

L’approche déployée jusqu’à maintenant par le législateur et le jugefrançais offre des perspectives intéressantes pour réguler certains aspectsnon souhaitables des réseaux. Alors, faut-il pour autant prôner, à l’instar deTeubner [1993], l’émergence d’un droit des réseaux, propre à ce type deforme organisationnelle, considérée alors comme une catégorie juridiquespécifique [Peskine, 2004] ?

Caractéristiques et perspectives de l’approche actuelle

La première caractéristique (évidente) est son caractère épars. L’inter-vention juridique ressortit au droit de la concurrence, au droit de la consom-mation, au droit du travail, au droit des sociétés… Mais ce handicap mineurprésente un avantage indéniable : il permet de mieux coller aux spécificitésdes problèmes rencontrés. Ainsi, concernant la relation de travail par exem-ple, l’approche de la Cour de cassation permet de saisir les problèmesinduits par les réseaux centrés, au sein desquels des rapports hiérarchiquesexistent peut-être, au travers de la recherche de la notion de pouvoir dedirection et avec le concept d’unité économique et sociale12. La notion depouvoir de direction questionne l’exercice effectif des prérogatives classi-ques de l’employeur, tandis que la notion d’unité économique et socialerecompose une collectivité au-delà des montages sociétaires. Le droit de laconcurrence permet, quant à lui, de saisir des réseaux non centrés au travers

12. L’unité économique et sociale repose sur une complémentarité ou une similituded’activés des firmes en question, sur une concentration des pouvoirs de direction et sur unecommunauté de travail et d’intérêts professionnels (Cass. Soc. 3 mai 2001, n°1895 FD).

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de leurs comportements anticoncurrentiels. Le droit de la distributionpermet, quant à lui, de saisir des réseaux aussi bien stables que dynamiques.

La deuxième caractéristique renvoie aux logiques différenciées quimarquent l’approche juridique. Le traitement des problèmes produits parune interdépendance économique trop forte des acteurs du réseau au regarddu marché ou par une dépendance économique importante de certainsacteurs du réseau vis-à-vis d’autre(s) est avant tout le fruit du législateur(qu’il soit français ou européen). Par contre, le traitement des problèmesinduits par l’indépendance juridique des firmes en réseau est surtout le fruitdes magistrats.

La première logique donne une réglementation nombreuse et variée,d’application générale a priori. La seconde fournit des réponses au cas parcas, qui prennent ensuite une portée générale (a posteriori).

La première présente un inconvénient de taille : son effectivité [Philip-part, 2007]. Les dispositifs sont-ils réellement appliqués (et/ou respectés) ?Ainsi, en ce qui concerne la dépendance économique dans les réseaux dedistribution, l’ordonnance de 198613 énonce l’interdiction de l’exploitationabusive d’un tel état. Or, le principal écueil auquel se heurte le fournisseurvictime d’un abus de dépendance économique est la preuve de celui-ci.D’autant plus que cet abus doit porter atteinte au jeu de la concurrence surle marché concerné14 (article 7 de l’ordonnance de 1986). Cette condition« rédhibitoire » [Le Déaut, 2000, p. 151] a empêché le Conseil de la concur-rence de sanctionner l’existence d’abus en raison de l’absence d’atteinte aujeu de la concurrence sur le marché en question (Cons. conc., décisionn° 93-D-21 du 8 juin 199315). La loi « Galland » du 1er juillet 1996 n’a pasmodifié cette faille. Elle affirme certes qu’elle vise à restaurer « la loyautéet l’équilibre des relations commerciales », mais se contente d’interdire lesprix abusivement bas, d’autoriser le refus de vente au profit du fournisseur,de prohiber les primes de référencement sans contrepartie et le déréférence-ment abusif. Mais rien n’explique ce qu’est un prix abusivement bas,aucune information sur le volume d’achat garanti en contrepartie d’uneprime de référencement, rien sur les moyens de prouver une menace abusivede déréférencement… Ce qui fait dire à Allain et Chambolle [2002, p.14]que « la plupart des nouvelles règles peuvent être contournées par lesfirmes ».

La seconde logique présente l’inconvénient de bâtir un cadre juridique àproportion que les magistrats ont à trancher des litiges. Cette logique decase law, qui est celle des droits de common law, permet cependant de régu-

13. En Allemagne, dès 1957, une réglementation interdit les pratiques discriminatoires.14. Comment l’abus de dépendance d’une PME pourrait-il affecter le jeu de la concur-

rence sur le marché où elle intervient avec de multiples autres opérateurs ?15. Il s’agissait de la demande d’une « corbeille de la mariée », pratique du cadeau

« offert » par un fournisseur en cas de mariage, i.e. de rachat de société ou de fusion, au profitdu groupe Cora.

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ler des questions économiques évolutives en offrant suffisamment desouplesse pour saisir les différentes expressions réticulaires.

La troisième caractéristique de l’approche juridique renvoie à sa dyna-mique constructive. Le droit évolue afin d’appréhender au mieux desformes organisationnelles « hybrides ». Il n’est pas enfermé dans un cadrerigide. Le législateur, le juge traitent au fur et à mesure des besoins de régu-lation et de corrections des formes organisationnelles, par nature, difficilesà saisir. Si certains pensent cependant relever un certain effet d’hystérésis etreprochent au droit de réagir et non d’agir, il faut avant tout voir ici l’affir-mation d’un principe juridique fondamental : celui de la liberté d’entrepren-dre. Le droit n’interdit rien a priori. Il corrige si besoin est.

Le droit français n’est donc nullement absent des enjeux liés au dévelop-pement des réseaux. Peut-être peut-on escompter qu’il aille plus loin pouroccuper des zones où il paraît insuffisamment présent. Ainsi, en matière deprestation de services, la possibilité offerte au client de se retourner contrel’acteur le plus intéressant d’un point de vue juridique et économique seheurte à l’absence de recours direct, de même la responsabilité objective neconcerne que les produits défectueux en raison de leur dangerosité, non lesinexécutions (totales ou partielles) de prestations. La notion de responsabi-lité objective pourrait donc être entendue de façon plus extensive et êtreappliquée à des situations plus nombreuses. En matière de protection dessalariés, la notion d’unité économique et sociale pourrait être élargie afin decouvrir les effets néfastes de certaines externalisation.

Mais de tels développements passent-ils nécessairement par la construc-tion d’un droit spécifique au réseau ?

De l’utilité d’un droit spécifique ?

Le questionnement sur l’existence d’un droit des réseaux nécessite des’interroger sur l’utilité de la reconnaissance du réseau comme entité ouobjet juridique à part entière. Autrement dit, est-il indispensable, pourqu’une réglementation encadre efficacement les dérives constatées précé-demment, de préciser juridiquement ce qu’est un réseau, en en faisant soitun sujet de droit (via l’artifice de la personnalité morale), soit un objet dedroit (en l’identifiant) ?

Bien sûr, le réseau n’est pas aujourd’hui reconnu par le droit françaiscomme une entité juridique, puisque seuls les personnes physiques et lesgroupements de personnes sont considérés sujets de droit. Les premières depar leur essence, les seconds (les sociétés, les associations) sous conditions.

Cette reconnaissance permettrait en théorie d’établir clairement cequ’est un réseau, ce qu’il comprend, grâce à une définition juridique rendueindispensable pour que l’artifice de la personnalité morale soit utilisable.Partant de là, il serait facile de lui imputer en tant que tel responsabilités etobligations, afin d’en corriger certains effets pervers. Un droit spécifiqueverrait alors le jour.

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Mais, cette suggestion se heurte à notre avis à trois écueils.Le premier paraît incontournable : comment définir le réseau avec la

rigueur juridique nécessaire ? Aucune équivocité ne peut être tolérée.Certes, la caractérisation très sommaire que nous avons effectuée dans lapremière section (interdépendance économique et indépendance juridique)pourrait constituer une amorce qu’il faudrait impérativement affiner. Maiscomment ? La question ne semble pas avoir de réponse satisfaisante pourl’instant. En outre, puisque les notions de société, d’association sont claire-ment explicitées par le droit, accorder au réseau la personnalité morale,reviendrait donc à transférer aux juristes la tâche difficile d’une définitionqui échappe jusqu’à maintenant aux économistes ainsi qu’aux gestionnaires(et qui serait sans doute réductrice de la réalité)… Surtout, l’obstacle de ladéfinition est essentiel (au sens premier du terme), dans la mesure où unréseau interentreprises est composé logiquement d’entreprises, notion quele droit ne définit pas…

Il faut par ailleurs noter que si les personnes physiques sont des sujets dedroit qui ne peuvent rejeter leur qualité juridique (personne ne peut refuserd’être un sujet de droit), les groupements de personnes ont la possibilitéd’échapper à la reconnaissance officielle de leur personnalité morale et neconstituer qu’une société « réduite » à sa plus simple expression contrac-tuelle, en ne procédant pas à son immatriculation. Sans doute convient-il derelativiser cette liberté, puisque les juges ont toujours la faculté de leurappliquer certains des dispositifs du droit des sociétés. Néanmoins, le béné-fice de la personnalité morale relève par principe d’un choix et non d’unecontrainte. Une telle faculté ne pourrait que concerner les réseaux…, ce quien pratique rendrait vaine son institution…

Enfin, la qualité de sujet de droit entraîne une identification, l’existenced’un patrimoine spécifique, une domiciliation, etc., conséquences assuré-ment contraires aux objectifs poursuivis par les firmes qui ont un réseau ouqui sont dans un réseau : en effet, pourquoi, puisque les activités accompliespar les différents membres du réseau ne sont pas intégrées économique-ment, les intégrer juridiquement ? Il y a une incompatibilité entre l’essencedu réseau et la qualité de sujet juridique.

L’absence de pertinence de la reconnaissance du réseau comme entitéjuridique n’empêche pas en soi l’émergence et le développement d’uneréglementation juridique appropriée.

Le droit appréhende l’entreprise alors que l’entreprise n’existe pas juri-diquement, il appréhende le marché, alors que cette notion n’a pas d’exis-tence juridique. En effet, entreprise, marché ne sont pas considérés commedes concepts juridiques. Le droit n’en donne aucune définition. Néanmoins,cela ne l’empêche aucunement de réglementer l’une et l’autre. Ainsi, ledroit du travail, celui des procédures collectives, le droit comptable, le droitdes sociétés, etc… ont pour objet l’entreprise. Le droit de la concurrence, ledroit de la consommation,… régulent le marché.

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Faut-il pour autant un droit des réseaux, autrement dit que le réseau soitun objet de droit ? Un corpus de règles spécifiques à cet objet devrait-ilémerger, un peu à l’image d’un droit de la distribution (ou des réseaux dedistribution) qui s’est progressivement constitué, ou d’un droit des groupesde sociétés ? Là encore, l’obstacle de la définition resurgit. Si les notions deréseau de distribution, de groupe de sociétés renvoient à des phénomènespeu ambigus, bien qu’ils soient d’une grande variété, le concept de réseauest lui insaisissable (au-delà de la richesse de ses expressions). Certes, il estpossible d’imaginer le saisir au travers d’une notion inspirée de l’unitééconomique et sociale qui permettrait d’agréger des entités juridiques indé-pendantes pour les considérer parties d’un ensemble. Mais cet ensemble,que l’on pourrait qualifier d’économique, doit reposer sur des critères mesu-rables. À l’image de la notion de groupe de sociétés qui repose sur la défi-nition de contrôle et donc sur le calcul de pourcentage de capital social(contrôle de droit) de la société qui contrôle dans la société contrôlée ou depouvoir de décision (contrôle de fait) de la première sur la seconde,l’ensemble économique pourrait se concevoir au travers du pourcentage dechiffre d’affaires qu’une société réalise avec une autre. Mais un tel raison-nement souffre de nombreuses limites. Dans les groupes de sociétés, lecontrôle revêt différentes formes : de droit, de fait ; contrôle conjoint, directet indirect. Cette variété traduit la complexité du phénomène de contrôle.Au regard des réseaux, mesurer les liens entre firmes au travers des chiffresd’affaires apparaît comme une tentative encore plus complexe et donc trèsdifficile. Qui plus est, ce pourcentage devrait permettre d’appréhender à lafois les relations de dépendances entre firmes, mais aussi les écrans contrac-tuels visant à limiter la responsabilité externe de certaines firmes. Fixer arbi-trairement un seuil n’interdirait nullement aux entreprises de se mainteniren deçà. Il faut enfin noter, pour clore ce parallèle avec les groupes de socié-tés, que les contraintes16 qui découlent de la reconnaissance d’un tel ensem-ble sont essentiellement limitées à certains engagements en matière dereprésentation du personnel et de reclassement. Appréhender la firme au-delà de la firme, pour y re-plaquer toutes les obligations incombant à celle-ci est impossible. Il faudrait alors préciser quelles obligations sont concer-nées. En réalité, le résultat obtenu en l’espèce serait bien maigre au regarddes efforts déployés.

S’atteler à définir juridiquement le réseau conduirait donc, à notre avis,à appauvrir une réalité plurielle et à exclure des traductions du phénomèneet donc des manifestations non souhaitables de celui-ci : le but atteint seraitcontraire à l’objectif initial.

Par ailleurs, on l’a constaté, le droit (français, voire européen) fournitdéjà plusieurs réponses pragmatiques qui semblent plus pertinentes à saisir

16. La notion de groupe de sociétés renvoie par contre à certains avantages (en matièrefiscale, comptable…).

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certaines « dérives » occasionnées par ces configurations organisationnellesque la construction d’un corpus normatif global. La flexibilité du droit peutêtre une réponse plus efficace aux excès de flexibilité du réseau que le déve-loppement d’une rigidité juridique, moins à même de comprendre desphénomènes difficiles à capturer et capables d’échapper donc à toute tenta-tive d’« immobilisation » par la norme.

CONCLUSION

Aller plus loin dans une volonté réglementaire ne doit pas faire oublierque les organisations réticulaires ont vocation à la souplesse et que touteréponse rigide sera par nature inappropriée. Si le droit du travail sembleconstruire au fil de la jurisprudence une figure juridique du réseau [Peskine,2004], les solutions qu’il apporte ne couvrent qu’une (petite) partie desenjeux induits par cette forme organisationnelle. Aussi, ne peut-on y voirl’émergence d’un droit des réseaux, mais plutôt de plusieurs outils correc-tifs, actionnables au gré des circonstances. Un droit spécifique des réseauxn’est pas en train d’émerger, sans doute parce qu’il n’est pas souhaitable.L’approche juridique actuelle, notamment caractérisée par une logique de« case law », se veut pragmatique. Elle permet d’appréhender, quand celaest nécessaire, les dérives de réseaux d’entreprises par nature très divers.Elle est animée en elle-même d’une dynamique plus propice à saisir lesdynamiques réticulaires. D’autant plus que la seule perspective française oueuropéenne est substantiellement insuffisante dans la mesure où les réseauxne s’inscrivent pas exclusivement dans un territoire donné. S’atteler à faireémerger un droit spécifique des réseaux n’a de sens qu’au niveau internatio-nal, ce qui, en l’état actuel du droit international, relèverait d’une avancéespectaculaire…

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Membre d’une communauté de savoir et salarié d’une firme :

enjeux et perspectives en droit du travail

Olivier Dupouët et Isabelle Tricot-Chamard

INTRODUCTION

Identifiée par les économistes, la communauté de savoir est un conceptquasiment méconnu des juristes. Selon les premiers, elle peut se définircomme un groupe informel (qui doit être bien distingué des entités formellestelles que les groupes fonctionnels ou les équipes projet), distingué par lespropriétés suivantes [Lave et Wenger, 1990 ; Brown et Duguid, 1991 ;Wenger, 1998 ; Cohendet et al., 2006] : 1) le comportement de ses membresse caractérise par l’engagement volontaire dans la construction, l’échangeet le partage d’un répertoire de ressources cognitives communes ; 2) àtravers leur pratique et leurs échanges répétés, ils construisent progressive-ment une identité commune ; 3) le ciment de la communauté de savoir estassuré par le respect de normes sociales qui lui sont propres.

Compte tenu de ces spécificités, les communautés peuvent prendre encharge des activités que ne pourraient assumer des structures hiérarchiques.En effet, ces dernières éprouvent de plus en plus de difficultés à intégrer etdévelopper des parcelles de connaissances spécialisées, et de réticences àassumer certains des coûts fixes associés aux processus de création etd’entretien des connaissances. Or, de ce point de vue, les communautés desavoir offrent, à travers l’engagement volontaire et souvent « gratuit » deleurs membres, l’avantage potentiel de pouvoir engendrer et consolider àfaible coût des parcelles de connaissance.

Par leurs caractéristiques, les communautés de savoir s’opposent apriori à la firme, tant par leur mode de fonctionnement, qu’en raison du butspécifique qui les anime. Leur organisation ne s’articule pas selon unehiérarchie entre les membres, mais repose sur une adhésion volontaire etune construction en commun des normes qui structurent la communauté. En

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outre, leur identité réside dans la poursuite d’objectifs propres, délibérémentchoisis et non imposés à leurs agents. Ceux-ci y recherchent avant tout lasatisfaction d’un intérêt personnel, même si ce dernier – lié au développe-ment de connaissances et de pratiques – peut présenter pour eux une plus-value professionnelle.

Cependant, en raison des liens souvent étroits que les communautésentretiennent avec les entreprises, leur analyse ne saurait être menée sansune confrontation à la firme. D’une part, les membres de telles entités sontgénéralement salariés par ailleurs, le cas échéant d’une même entreprise.D’autre part, certains employeurs sollicitent vivement de leur personnell’adhésion à ces groupes, parfois créés à l’instigation d’une ou plusieursentreprises. Dès lors, les rapports entre communautés et firmes appellentune analyse du lien juridique qui les unit, directement ou par l’intermédiairede leurs membres. À cet égard, au-delà des questions de propriété intellec-tuelle ou de respect des règles antitrust, c’est essentiellement au regard dudroit du travail que doivent être envisagées ces relations. Pour la clarté del’exposé, nous considérerons deux situations types qui appellent uneanalyse juridique différenciée.

La première situation envisageable est celle où une communauté de savoirest constituée de salariés de l’entreprise avec laquelle elle est en interaction.Nous parlerons alors de communauté interne ou intégrée à l’entreprise. Le casdes réparateurs de photocopieurs chez Xerox [Orr, 1990] est sans doutel’exemple le plus cité dans la littérature du fonctionnement d’une véritablecommunauté interne à une entreprise. Le travail d’un réparateur chez Xeroxpeut se décrire comme une improvisation continue dans un réseau constituédes relations entre les clients, les machines et les autres réparateurs. Les répa-rateurs travaillent de manière largement autonome : ils opèrent généralementseuls chez les clients dont la machine est en panne. Pourtant, ensemble ilsforment une communauté dans laquelle les expériences sont échangées,essentiellement à travers des « histoires de guerre », permettant ainsi unapprentissage collectif et une mise en commun des connaissances utiles à leurmétier. Par ce moyen, ils construisent une identité commune et créent unrépertoire de connaissances opérationnelles qui ne peuvent se trouver dans lesmanuels codifiés produits par la hiérarchie de la firme. Ce qui va permettre deréparer les machines, c’est l’expertise collective progressivement construitepar l’expérience et l’accumulation de connaissances opérationnelles des répa-rateurs. Une telle pratique favorise l’entraide et la résolution collective deproblèmes inhabituels. Le travail hautement technique des réparateurs deXerox apparaît comme une ressource socialement distribuée, stockée et diffu-sée avant tout dans des discussions informelles.

Une deuxième situation est celle où une entreprise interagit avec unecommunauté dont les membres ne sont pas ses salariés. Nous qualifieronscette communauté d’externe à la firme. Cohendet et Simon [2007] nousfournissent l’exemple d’une entreprise éditrice de jeux vidéo qui interagit

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MEMBRE D’UNE COMMUNAUTÉ DE SAVOIR ET SALARIÉ D’UNE FIRME 255

avec des communautés externes. En tant qu’éditeur de jeux vidéo, cette firmea besoin de spécialistes dans des domaines tels que la programmation, ledesign en 2D et 3D, ou la conception de scénario. Dans cette industrie cultu-relle, l’innovation est un facteur concurrentiel critique. Il est donc nécessaire,dans chacun des domaines, d’accéder à l’état de l’art et d’être de plus capablede développer des connaissances nouvelles. En outre, les corps de métiersmobilisés dans le développement d’un jeu vidéo ne sont pas stabilisés.Nombre d’entre eux en effet ne constituent pas une discipline clairementétablie. Par conséquent, ces compétences ne sont maintenues et développéesque par des communautés informelles, en dehors de toute institution. Afind’accéder à ces poches de compétences, l’éditeur a identifié l’ensemble descommunautés utiles au développement de ses projets et s’est installé à proxi-mité de celles-ci. Pour développer des jeux en prenant avantage des connais-sances et des capacités d’innovation des communautés tout en respectant desprincipes sains de gestion, l’entreprise a mis en place des modes de travail etdes méthodologies de développement de projets originaux.

C’est à la lumière de cette distinction entre deux types de relation commu-nauté-entreprise que nous examinerons deux aspects du droit du travailsusceptibles d’être mobilisés par la reconnaissance croissante du rôle descommunautés dans l’économie. Ces formes organisationnelles appellentd’abord un examen du pouvoir qu’un employeur peut exercer au sein d’unecommunauté, via les salariés qui en sont membres. Elles suscitent ensuite desinterrogations quant à la liberté des employés dans leur vie personnelle, cadreen principe naturel dans lequel s’effectue l’adhésion à une communauté.

LES COMMUNAUTÉS CONFRONTÉES À LA SUBORDINATION DU SALARIÉ DE LA FIRME

Si bon nombre de firmes ont perçu l’intérêt que peuvent présenter pourleur développement les communautés de savoir, l’intensité de leurs liens avecde telles entités s’avère en pratique variable. Deux degrés fondamentaux derapports entre communautés et firmes peuvent être identifiés, selon que lescommunautés sont intégrées au sein d’une entreprise ou qu’elles sont autono-mes de toute firme, en ce que leurs adhérents participent à l’activité communeindépendamment des éventuelles relations qu’ils peuvent par ailleurs avoiravec l’entreprise. Ces niveaux appellent des analyses différentes quant àl’autorité qu’une entreprise peut exercer sur les membres d’une communauté.

L’originalité de la subordination dans les communautés intégrées à lafirme

La communauté « intégrée » ou « interne » est celle dont tous lesmembres sont non seulement salariés d’une même firme mais participent

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256 LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

également à l’entité en cette qualité. Cette double appartenance soulève ladélicate question du maintien d’une cohérence entre les activités menées ausein des structures hiérarchiques d’une part et celles des communautésd’autre part. Les caractères de la communauté invitent également à s’inter-roger sur les rapports qu’entretiennent ces employés avec la hiérarchie deleur entreprise d’un point de vue juridique. Sont-ils véritablement placésdans un rapport de subordination à son égard ?

Articulation des communautés et des formes hiérarchiques. – Le conceptde communauté a franchi les frontières du monde académique et a été appro-prié par les entreprises. De grandes sociétés telles qu’IBM [Gongla et Rizzuto,2001] ou Skandia [Nahapiet, 2002] ont ainsi consciemment cherché à identi-fier, voire à mettre en place des communautés de savoir dans une perspectivede gestion des connaissances. L’intérêt perçu par les entreprises est double.D’une part, les communautés apparaissent comme des phénomènes sociauxpermettant de réaliser des apprentissages spécialisés. D’autre part, ellespeuvent coordonner un ensemble d’activités cognitives qu’il serait difficiled’aligner par les mécanismes de gouvernance traditionnelle.

Cependant, malgré les avantages que présente pour les firmes l’exis-tence de communautés de savoir en leur sein, cette opérationnalisation duconcept pose le problème de l’articulation de structures formelles et infor-melles, chacune fonctionnant sur des modes entièrement différents. Selonnous, le point d’ancrage central se trouve dans les mécanismes de gouver-nance. En effet, le problème principal ici est d’aligner les objectifs et lesefforts des individus qui composent la firme, qu’ils soient dans le modeformel ou informel. Cette coordination passe nécessairement par celle desmécanismes de gouvernance utilisés dans l’un et l’autre mode [Bogenriederet Van Baalen, 2004 ; Cardinal, 2001].

Le mécanisme de gouvernance dominant en mode formel est la règle[March et Simon, 1958], tandis qu’en mode informel, les individus sontd’abord gouvernés par des normes [Bowles et Gintis, 2000]. Les premièressont édictées par la hiérarchie et ont un caractère à la fois formel et général.Par contraste, les normes sont des guides du comportement, qui demeurentsouvent tacites et qui émergent des interactions régulières entre lesmembres d’une communauté. Ce sont des mécanismes bien adaptés pour lacoordination d’acteurs impliqués collectivement dans des apprentissagescomplexes et spécialisés. Émergeant directement des interactions entre desindividus immergés dans un contexte commun et engagés dans des activitéssimilaires, les normes restent étroitement liées à la pratique considérée.Elles évoluent avec l’activité qu’elles encadrent. Les règles, à l’inverse, sontde puissants moyens de coordination d’activités spécialisées car ellespermettent aux structures formelles d’opérer des allocations de ressourcesaux différentes activités. Elles ne dirigent pas directement les mécanismesd’apprentissage mais, grâce à leur cohérence et leur homogénéité, ellesalignent les différents groupes sociaux vers un objectif commun.

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L’articulation entre normes et règles est possible en raison de la diffé-rence dans leur distance à l’activité. Parce que les règles sont distantes de lapratique concrète, elles laissent libre un espace dans lequel les normespeuvent se développer. Les règles constituent alors un cadre général dansl’interstice duquel les normes peuvent prendre place. En termes d’appren-tissage, les normes jouent un rôle important puisqu’elles guident la structu-ration et définissent les interactions entre les agents fonctionnant en modeinformel. Les règles contraignent le développement des normes et, cefaisant, elles agissent comme un second niveau de guide pour l’apprentis-sage [Nooteboom, 2006 ; Okhuisen and Eisenhardt, 2002]. En outre, leurcontenu peut fournir des intuitions, des pistes sur la manière d’aborder unproblème [Kern, 2005 ; Weick, 1998].

Inversement, les normes peuvent conduire à l’élaboration de nouvellesrègles [Cardinal et al., 2004]. Une fois qu’un comportement social estfermement établi et appliqué, le management peut décider de l’institution-naliser en le capturant dans une règle [Tsoukas and Chia, 2002]. Cespropriétés des règles, des normes et de leur articulation permettent de rendrecompte de la capacité des organisations à évoluer tout en conservant leuridentité et leur cohérence globale. Cela permet également d’expliquer pour-quoi l’évolution des règles montre une forte dépendance de chemin, commele souligne Zhou [1993].

Ce nouveau rôle attribué aux règles nécessite une reconceptualisation,capturée par la distinction que Grandori [2006] établit entre règle substan-tive et règle procédurale. Les règles substantives s’attachent à spécifiercomplètement le contenu des tâches, tandis que les règles procéduralestendent à définir le contexte de l’activité plutôt que l’activité elle-même.Grandori [2006] propose deux catégories de règles procédurales : la gouver-nance basée sur les processus et la gouvernance basée sur les ressources.Selon la première, la régulation porte sur les relations entre les acteurs touten laissant chacun responsable du contenu de son activité. La gouvernancebasée sur les ressources renvoie quant à elle au fait que l’allocation desressources est réalisée indépendamment des contingences inhérentes à touteexploration. Dans les deux formes de gouvernance, les différentes partiesprenantes acceptent l’incertitude de l’activité et un grand degré de liberté estlaissé aux membres de l’entreprise.

L’utilisation de règles procédurales autorise le développement de diffé-rentes logiques de gouvernance au sein d’entités faiblement couplées entreelles. La capacité à maintenir la cohérence entre des éléments faiblementliés entre eux et de moduler jusqu’à un certain point la force des liens estrendue possible par le recours à des règles procédurales. Comme Weick[1995] le souligne, les systèmes faiblement couplés ne sont pas nécessaire-ment fragiles. Quand les règles construisent un contexte favorable, différentesformes de collaboration et d’articulation peuvent prendre place au sein del’organisation [Adler et Borys, 1996 ; Nee, 1998].

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Ces considérations quant à la nature des règles et leur articulation avecles normes apportent des éclairages sur les relations entre hiérarchie etcommunautés, dans leur dimension organisationnelle. Mais ces rapportsprésentent également un intérêt dans leurs aspects juridiques. Si le manage-ment peut mettre en place des dispositifs qui permettent une articulationharmonieuse, une solution similaire doit être trouvée en droit du travail, enparticulier parce que l’importance croissante accordée aux communautésinvite à y appréhender le lien de subordination.

La qualité de la subordination dans l’activité communautaire inté-grée. – Selon la jurisprudence française, la subordination constitue la carac-téristique essentielle du contrat de travail. Elle correspond pour l’employeurà une autorité qui se traduit par un triple pouvoir, consistant à diriger,surveiller et le cas échéant sanctionner les salariés. Or, l’appartenance à unecommunauté de savoir semble permettre au salarié d’échapper en partie àune telle soumission. D’une part, les propriétés d’un tel groupement appa-raissent a priori difficilement conciliables avec la tutelle d’une firme.D’autre part, les conditions de fonctionnement de l’entité peuvent créer unrapport de force affectant l’organisation traditionnelle des relations entre lepouvoir hiérarchique et les salariés.

La compatibilité de l’activité communautaire avec la subordination

La place d’une communauté de savoir au sein d’une firme paraît à biendes égards difficile à cerner pour le juriste. Son caractère informel en rendl’appréhension malaisée car le groupement n’a pas de frontières précises.Mais l’originalité de ce collectif repose surtout sur ses éléments distinctifs.La nature délibérée et non contrainte de l’adhésion, la fixation en commundes objectifs ou encore l’élaboration de normes propres, résultant d’uneconfiance mutuelle et d’une convergence d’intérêts, sont autant de facteursopposés à l’intervention d’un pouvoir hiérarchique. Les caractéristiques dela communauté amènent dès lors à douter d’une possible intégration à lafirme.

Serait-il pour autant réaliste de nier la persistance d’une subordinationlorsque des salariés contribuent, en cette qualité, aux missions d’un groupe-ment intégré ? En d’autres termes, la subordination peut-elle se dissoudredans l’activité communautaire ? Si l’on en croit ce qui a été jugé dansl’affaire dite des compagnons d’Emmaüs, l’adhésion à une communauté« est exclusive de tout lien de subordination1 ». Cependant, cette affirma-tion de la Cour de cassation semble fondée sur la nature particulière dugroupement créé par l’Abbé Pierre. Le but en est de favoriser l’insertionsociale des participants, et le moyen suppose une vie en collectivité. Le travail

1. Cass. Soc., 9 mai 2001, Bull. 2001. V. n° 155 p. 124 ; Dr. Soc. Sept-oct. 2001, p. 798,note J. Savatier ; D. 2001. J. 1705, note E. Alfandari ; JCP E 2001. J. 1777.

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accompli n’y constitue pas une fin en soi ; il n’est qu’un instrument, une des« règles de vie communautaire qui définissent un cadre d’accueil2 » destiné àaider les compagnons dans leur recherche d’insertion.

Les communautés d’Emmaüs présentent néanmoins des similitudesavec les communautés de savoir. Dans les deux entités, la participation estdélibérée, fondée sur le développement personnel des membres, et nécessite« une contribution, dans un esprit de solidarité, aux ressources et auxbesoins communs » [J. Savatier 2001]. Ces caractères, même s’ils ne justi-fient pas à eux-seuls l’analyse de la Cour de cassation, n’apparaissent pasindifférents à la négation, dans l’arrêt précité, du lien de subordinationrevendiqué par le compagnon d’Emmaüs. Ainsi, la volonté qui motivel’engagement semble aller au-delà du consentement requis pour la conclu-sion d’un contrat de travail. Elle révèle une véritable adhésion à la commu-nauté, à ses valeurs et à ses objectifs. C’est d’ailleurs la nature particulièrede cet engagement qui justifie le refus par la Cour de cassation de qualifierles relations entre une religieuse et sa congrégation de contrat de travail ;dans l’affaire Linarès, la Cour censure en effet la décision qui lui estsoumise au motif que la religieuse « n’avait exercé son activité que pour lecompte et au bénéfice de sa congrégation, ce qui excluait l’existence d’uncontrat de travail3 ».

Le dévouement et l’implication désintéressée au service d’un intérêtcollectif, caractéristiques des communautés, sont donc des indices del’absence de subordination4. Ils autorisent dès lors à douter de la compatibi-lité entre la notion de communauté et la qualification d’employeur. Enrevanche, ils n’excluent pas dans notre hypothèse, que les adhérents y parti-cipent sous la subordination de la firme qui les emploie, c’est-à-dire enqualité de salariés de celle-ci5.

L’existence de la communauté suppose certes la volonté, la liberté etl’autonomie de ses membres, et partant, une atténuation du pouvoir habi-tuellement exercé par l’employeur. Cependant, si celui-ci s’abstient demanifester son autorité pour ne pas entraver le fonctionnement de l’entité,ce n’est pas en raison d’une contrainte juridique mais bien pour des consi-dérations factuelles liées à son intérêt propre. Lorsqu’une firme encourage,

2. Cass. Soc., 9 mai 2001, ibid.3. Cass. Ass. Plén., 8 janv. 1993, Bull. 1993 A. P. n° 2 p. 2 ; JCP 1993, p. 93, note M. Jéol

et Y. Saint-Jours. Dr. Soc. 1993, n° 4, p. 391, note Y. Chartier.4. Cf. Savatier [2000], à propos des volontaires pour le développement : « Ce qui permet

de reconnaître un caractère désintéressé à un travail, malgré les prestations dont bénéficie letravailleur pour lui permettre une vie décente, c’est sans doute que le travailleur accepte, ense mettant au service d’un organisme sans but lucratif dont il partage l’idéal, de renoncer à larémunération qui correspondrait à la valeur économique de son travail. »

5. « Certaines communautés s’autodéclarent mais doivent être "adoubées" par la direc-tion générale avant de fonctionner. Parfois, la hiérarchie suggère à des animateurs de créer descommunautés lorsqu’elle souhaite faire avancer un projet » [Balmisse, Les Échos, 3 juillet2007].

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finance et finalement intègre une communauté, c’est qu’elle entend perpé-tuer et développer les apports que le groupement lui procure ou qu’elle enescompte. Mais en sa qualité d’employeur, elle conserve juridiquement lepouvoir d’orienter les travaux de la communauté, d’exiger des comptesrendus, voire d’exclure certains membres du groupement. Aussi est-ce laconsistance du lien de subordination plutôt que son existence même que lacommunauté invite à considérer.

L’aménagement de la subordination dans l’activité communautaire

Comme pour d’autres activités, l’autorité de l’employeur ne s’exprimepas ici sous sa forme classique. Ainsi que le souligne A. Supiot [2000], sousl’influence des nouvelles méthodes de management, le lien de subordina-tion tend à se diluer au profit d’une « autonomisation du salarié », la tradi-tionnelle autorité hiérarchique laissant souvent place à « une approchefonctionnelle du pouvoir patronal ». « Le contrôle du travailleur ne disparaîtpas, mais son objet se déplace. Au lieu de porter sur la manière d’effectuerune tâche déterminée, il portera davantage sur les résultats de cette tâche ».

On observe à cet égard que pour les professions difficilement concilia-bles avec l’exercice classique du pouvoir patronal, même si la subordinationdemeure en jurisprudence le critère essentiel d’identification du contrat detravail, sa recherche ne repose pas directement sur les indices habituels. Lesjuges appréhendent alors les modalités selon lesquelles sont fixées lesconditions de travail. Par exemple, dans un litige opposant un interne à unétablissement hospitalier, la Cour de cassation a affirmé notamment qu’ilconvenait, pour apprécier sa qualité de salarié, de rechercher si les condi-tions de travail de l’interne étaient « déterminées unilatéralement parl’établissement6 ». De même, une firme qui sollicite certaines missions deses communautés internes détermine ce faisant les conditions de travail desmembres salariés. Elle exerce dès lors son autorité via les groupements oucertains de leurs membres. Mais le pouvoir patronal peut également semanifester a posteriori, par l’appréciation des travaux réalisés et les consé-quences qui y sont attachées. « Le supérieur hiérarchique ne tire plus alorsson pouvoir du fait qu’il saurait mieux faire que son subordonné, mais dufait qu’il est habilité à mettre en œuvre des normes abstraites d’évaluationdes performances » [Supiot 2000]. Cette forme moderne de subordinationcorrespond au mode d’intervention le plus courant des firmes au sein descommunautés internes.

L’activité des salariés sous l’égide de tels groupements revêt égalementune singularité en raison de leur dimension collective. Les membres d’unecommunauté de savoir, en ce qu’ils forment une fédération de salariés,disposent ensemble d’une certaine puissance face à leur hiérarchie. Cetteposition, renforcée par l’intérêt que présente la communauté pour la firme,

6. Cass. Soc., 1er juil. 1997, Bull. civ. V, n° 242 notamment.

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affecte l’autorité de l’employeur. Il peut devoir faire face à des revendica-tions – financières ou sociales en particulier, voire se trouver exposé à despressions. L’existence même de la communauté engendre donc un rapportde force au moins potentiel entre ses membres et la firme. Aussi paraît-ilsouhaitable de mettre en place des règles garantissant la loyauté des salariéset notamment la confidentialité des informations échangées au sein de lacommunauté. Dans cette perspective, essentiellement préventive de conten-tieux, l’instauration de normes conventionnelles, voire légales, devrait êtrepréférée à la voie contractuelle. Individualisée, cette dernière peut en effetnécessiter une modification du contrat de travail – lors de l’adhésion augroupement notamment – qui requiert l’accord de l’employé.

La recherche d’équilibre entre les forces en présence invite également à sedemander si la particularité des communautés requerrait les mesures tradi-tionnellement attachées aux relations collectives de travail. Une protectionspécifique des membres salariés de la firme est-elle souhaitable en raison dela dimension collective des communautés de savoir ? En ce domaine, lesréglementations tendent fondamentalement à garantir l’exercice de droitscollectifs, en instaurant certaines défenses individuelles contre des sanctionset des discriminations de la part de l’employeur. Les salariés qui participent àune communauté de savoir sont-ils, par ce seul fait, spécialement exposés àdes abus d’autorité ? Ils accomplissent certes une mission originale, mais ellene paraît pas justifier un sort particulier au regard du droit disciplinaire. Lamenace de sanctions arbitraires reposant sur la participation au collectif, ellerelève dès lors essentiellement de la discrimination.

L’appartenance à un cercle influent, susceptible d’exercer des pressionssur la firme, peut en effet être à l’origine d’un traitement inégalitaire.L’employeur, mécontenté par certaines exigences de la communauté, seraalors enclin à refuser à ses membres une promotion ou une augmentation desalaire par exemple, voire même à prononcer une sanction. Une protectioncontre le risque de discrimination paraît dès lors souhaitable7. Elle préser-verait l’égalité entre les salariés, mais permettrait également d’arbitrer indi-rectement un éventuel conflit entre la firme et sa communauté, lorsque lapremière entendrait exclure un membre de la seconde par exemple. Lapreuve d’une discrimination pourrait alors faire obstacle au pouvoir del’employeur8 – à défaut de contractualisation avec le salarié de sa participa-tion communautaire.

Ainsi par leur union, les membres d’une communauté de savoir intégréejouissent d’une position de force et doivent même bénéficier d’une protec-

7. Y compris contre le refus par l’employeur d’allouer du temps à un candidat à l’activitécommunautaire, accepté par ses pairs.

8. La solution serait d’ailleurs identique s’il advenait qu’à l’inverse, l’employeur tented’imposer un nouvel adhérent. Une résistance du groupement pourrait justifier que des sanc-tions soient infligées à ses membres, et seule la démonstration du caractère discriminatoire deces mesures légitimerait, mais a posteriori seulement, l’opposition.

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tion, en tant que salariés. Face à ce phénomène, la firme exerce un rôled’encadrement diffus plutôt qu’un véritable pouvoir de direction et desurveillance. Mais cette fonction-même disparaît en principe lorsque lacommunauté est indépendante. Parce que ses membres n’y contribuent alorspas en qualité d’employés, l’activité commune devrait être exempte de toutesubordination. Il n’est pourtant pas certain que tel soit toujours le cas.

Les communautés externes à la firme

La relation entre une communauté et une firme qui lui est extérieure peutnaître d’un besoin pour une firme d’accéder à des compétences complémen-taires. Cette situation nécessite une coordination spécifique des relationsentre la firme et la communauté considérée. Le lien entre les deux structurespeut prendre la forme d’un financement de la première par la seconde. Ellerésulte aussi fréquemment d’une utilisation du collectif comme prestatairede service, pour fournir à l’entreprise des outils intellectuels par exemple.Bien qu’une telle activité n’induise a priori pas l’existence de contrats detravail, elle peut dans certaines circonstances, s’analyser comme une rela-tion salariée.

La captation de communautés externes. – Si la majorité des entreprisescherche à développer des communautés internes, certaines choisissentd’interagir avec des communautés qui leur sont extérieures. Ainsi, Alcôve,une SSII française, demande à ses membres de participer activement à lacommunauté Linux. Les développeurs doivent dédier une partie de leurtemps à contribuer à l’amélioration de ce logiciel libre. De la mêmemanière, l’entreprise éditrice de jeux vidéo citée en introduction [Cohendetet Simon, 2007] va chercher à l’extérieur de ses frontières des spécialistesdans différents domaines de compétences. Dans ces deux exemples, l’iden-tification des communautés est le fruit d’une volonté managériale. C’estd’abord la reconnaissance de domaines d’expertise critiques qui a présidé àl’identification, puis au rapprochement de la firme avec des communautésqui prennent en charge ces connaissances.

L’aptitude à recourir aux connaissances maintenues et développées parune communauté de savoir externe à la firme implique un couplage spécifi-que entre la firme et la communauté. Plus précisément, le mode de coordi-nation de l’activité sera caractérisé par une alternance entre logiquecommunautaire et logique hiérarchique. Les apprentissages et le développe-ment de connaissances spécifiques sont menés dans des groupements indé-pendants les uns des autres. Le rôle de la hiérarchie est de définir ex anteune plate-forme cognitive [Purvis et al., 2001] qui pourra articuler lesparcelles de connaissances et d’expertises provenant de communautés diffé-rentes et ex post de la modifier si des innovations radicales sont inévitables[Cohendet et al., 2004].

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L’existence d’une telle infrastructure cognitive (grammaire, codes etlangages communs) peut être due à des facteurs historiques très variés (unecourbe d’apprentissage qui a anticipé la forme des communications entrecommunautés, une expérience partagée qui a suffisamment duré pour fairenaître une grammaire commune, une décision hiérarchique de construireune plate-forme de connaissances, etc.). Des interfaces standardisées entreles communautés et la plate-forme de connaissances commune permettentaux communautés de travailler indépendamment les unes des autres. Ceciimplique des avantages spécifiques, en particulier le fait que le besoin decoordination par la hiérarchie est notablement réduit.

Dans ce cas, le management par les communautés domine temporaire-ment le management par la hiérarchie, cette dernière n’intervenant réelle-ment qu’au moment de l’intégration des différents domaines deconnaissances ou lorsque le besoin de reformuler une plate-forme communeest jugé crucial. D’un point de vue juridique en revanche, le pouvoir hiérar-chique n’a en principe pas sa place dans les communautés indépendantesdes firmes.

La place de la subordination dans l’activité communautaire auto-nome. – Si le caractère informel des communautés de savoir participe deleur essence, il peut néanmoins constituer un inconvénient dans leur modede fonctionnement. S’opposant à la reconnaissance d’une personnalité juri-dique, il empêche ces groupements de disposer d’un patrimoine propre. Defait, les communautés sont dans l’incapacité de recevoir directement desfonds, mais également de conclure des contrats. Aussi lorsqu’une firmesollicite d’une de ces entités la réalisation d’une prestation, l’engagementest-il pris à titre personnel par un ou plusieurs membres du collectif. Or, lesconditions dans lesquelles la mission est définie peuvent placer ces derniersdans un état de subordination. Tel sera le cas si l’entreprise impose desdirectives détaillées et exerce un contrôle sur l’accomplissement de la tâche.Par exemple, lorsqu’un éditeur de jeux vidéo fait appel à un designer ou unscénariste membre d’une communauté, son degré d’exigence dans sacommande et dans le suivi de la prestation peut influer sur la nature de sesrapports juridiques avec ces professionnels. En somme, dès lors que lesconditions de travail sont déterminées et/ou contrôlées par la firme, elles’expose à ce que ses rapports avec ses interlocuteurs soient analyséscomme des relations salariées.

Le risque est encore accru lorsque certains membres du groupement sontdans le même temps employés de l’entreprise. Si leur tâche communautairene relève en principe pas de leur activité subordonnée, les liens qui les unis-sent à la firme sont néanmoins susceptibles de favoriser une immixtion decelle-ci dans les travaux du collectif. L’employeur peut être tenté d’utiliserle pouvoir dont il dispose sur son personnel pour diriger la prestationcommandée et veiller à son bon déroulement. L’accomplissement de lamission communautaire n’est, dans ces conditions, plus clairement distinct

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de l’exécution du contrat de travail. L’attraction de la première dans l’orbitede la seconde crée alors une menace de requalification.

Ce risque peut d’ailleurs s’étendre à l’ensemble des membres de l’entité,y compris lorsque certains ne sont pas directement en relation avec l’entre-prise. Dès lors que celle-ci dispose d’un pouvoir de fait sur les conditions deréalisation de la mission, voire même plus généralement sur les activités dela communauté, elle s’expose à être considérée comme l’employeur desadhérents. Il importe peu à cet égard que les participants aient été parties àun contrat avec la firme, ni même en lien avec elle. L’existence d’une subor-dination est appréciée par les juges selon le principe de réalité, c’est-à-direau vu des circonstances dans lesquelles est exercée l’activité9. Aussi n’est-il pas nécessaire que l’autorité de la firme s’exerce directement sur l’ensem-ble des contributeurs. Si certains membres du groupement sont soumis à untel pouvoir, celui-ci peut se répercuter par ricochet sur d’autres, qui se trou-vent alors de fait dirigés et contrôlés dans leur travail. Une telle situation,potentiellement lourde de conséquences juridiques et financières pourl’entreprise, correspondrait pour la communauté elle-même à une perted’identité. En somme, si les qualités de communauté et d’employeursemblent incompatibles, ainsi qu’on l’a observé, l’état de subordination, dumoins pour les entités externes à toute firme, apparaît tout autant inappro-prié, en ce qu’il met en péril leur pérennité.

Il n’en demeure pas moins qu’à l’instar du professionnel indépendant,dont le contrat de prestation peut être requalifié si les conditions d’accom-plissement de sa tâche traduisent une subordination à l’égard de sondonneur d’ouvrage, les participants à une communauté sont susceptiblesd’être considérés comme salariés par l’entreprise qui en sollicite desmissions. La probabilité s’accroît avec la quantité de travaux commandés etle nombre de membres parallèlement employés de la firme.

Pareille situation ne saurait cependant se produire qu’en cas de litigeentre l’entreprise et des membres de la communauté. C’est en effet au Jugequ’appartient le pouvoir de restituer aux actes juridiques leur véritabledénomination. Or, ce risque apparaît aujourd’hui limité, aucun contentieuxde cette nature n’ayant, à notre connaissance, été porté devant les juridic-tions. On pourrait du reste objecter qu’une des conditions de la relation sala-riée fait défaut. En effet, celle-ci suppose en principe, outre une soumissionjuridique, la réalisation personnelle d’une prestation. Or le choix du groupe-ment, généralement fondé sur sa renommée et sa compétence, ne repose pasnécessairement sur les individualités qui la composent. Mais l’examen de lajurisprudence montre que l’argument n’est pas forcément dirimant.

L’analyse de la subordination permet ainsi de souligner la vigilance dontla firme doit faire preuve dans ses rapports avec une communauté, qu’ellefasse appel à l’expertise d’un collectif autonome, ou qu’elle soit en relation

9. Cf. notamment Cass. Soc. 19 déc. 2000; Cass. Soc. 9 mai 2001, préc.

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avec un groupement interne. Mais au-delà de la subordination, le sort dusalarié membre d’une communauté peut également être envisagé dans uneautre perspective. La participation au groupement invite à s’intéresser aucontexte, personnel ou professionnel, dans lequel cette activité s’exerce.

LES COMMUNAUTÉS ET LES FRONTIÈRES DE LA VIE PROFESSIONNELLE

Si les atouts que les communautés de savoir peuvent offrir aux firmessont nombreux, ces apports se réalisent en pratique selon des modalités trèsvariées. Cette diversité est notamment liée aux motivations des individusqui composent le groupement. Leur analyse permet donc de mieux cernerles conditions d’une collaboration entre les deux structures. Selon soncontexte, la participation communautaire produit également des conséquen-ces juridiques sur le sort des individus pris en leur qualité de salariés. Envi-sagé au prisme de la distinction entre vie professionnelle et vie personnelle,leur engagement dans un groupement informel présente certains risquesmais aussi des avantages.

Intégrer et participer à une communauté de savoir

Afin de déterminer si l’insistance croissante des firmes auprès de leurssalariés pour qu’ils participent à des productions communautaires affecte lafrontière entre vie privée et vie professionnelle, il convient de déterminer lamanière dont les individus arrivent à concilier leur activité dans le cadre dela fonction qu’ils remplissent au sein de l’entreprise et leur participation àune vie communautaire, étant donné la nature relativement orthogonale deces deux postures.

Ainsi que nous l’avons souligné plus haut, un nombre croissant d’entre-prises cherchent à utiliser les communautés de savoir comme leviers de leurgestion des connaissances. Il en résulte que l’adhésion à une communautén’est plus seulement le résultat d’une démarche individuelle, mais égale-ment d’une incitation de la part de l’entreprise. À titre d’exemple, BritishPetroleum a mis en place le système de dual citizenship : chaque nouvelentrant doit non seulement occuper un poste fonctionnel mais égalementchoisir une communauté à laquelle il devra contribuer. Cette nouvelledémarche des entreprises questionne la position du salarié et la manière dontil va harmoniser les différentes activités qui sont attendues de lui tant dansla structure hiérarchique de l’entreprise que dans la communauté qu’ilrejoint.

La théorie de la structuration de Giddens peut apporter des éléments deréponse [Whittington, 1992 ; Hung et Whittington, 1997]. Pour ce qui nousintéresse ici, l’apport de Giddens est de souligner qu’un individu appartientà un grand nombre de structures sociales (familiale, sociale, ethnique,

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religieuse, etc.) et qu’il peut s’appuyer sur ces structures afin de réaliser sesobjectifs dans un contexte donné. Ainsi, par exemple, un chef d’entreprisepourra s’appuyer sur son réseau social ou culturel afin d’obtenir un marché.De plus, le comportement d’un agent est informé par l’ensemble des struc-tures auxquelles il appartient. Nous retrouvons ici la définition de l’individucomme un collège de selfs soulignée par Weick [1995]. Considéronssimplement un individu appartenant à la fois à une communauté de savoiret à une structure hiérarchique dans laquelle il occupe un rôle défini. Danschacune des structures, il est contraint par des incitations, des normes socia-les et des règles de gouvernance différentes. S’il peut utiliser les connais-sances et compétences acquises dans une des formes structurelles pour jouerun jeu stratégique dans l’autre, il est également vrai que son action dans unestructure sociale sera limitée par les contraintes émanant de l’autre struc-ture. Sous ces hypothèses, ce qui garantit la cohérence globale de la firmeest la double contrainte pesant sur chaque individu : tout membre d’unecommunauté subit les incitations et mécanismes de gouvernance de la struc-ture formelle à laquelle il appartient.

Ces propositions sont encore affinées par Bogenrieder et Van Baalen[2004] qui s’appuient sur le concept d’« inclusion multiple ». Weick [1995,1979] considère l’individu comme participant dans différentes structuressociales, ce que Bogenrieder et Van Baalen qualifient d’inclusion partielle.Ils étendent cette idée en soulignant que, pour l’individu, ces différentesinclusions ne sont pas déconnectées les unes des autres. C’est l’interactionentre les différentes participations d’un individu qu’ils appellent inclusionmultiple, en se basant sur les travaux d’Allport [1962]. L’individu est alorsvu comme une sorte de matrice dans laquelle les différents schémas serencontrent et s’affectent les uns les autres [Allport, 1962]. Ainsi, au lieu dedire qu’un groupe incorpore de multiples individus, nous ferions mieux dedire qu’un individu incorpore de multiples groupes. L’intensité des compor-tements d’un agent dans une structure donnée est pour partie dépendante deseffets, renforçant ou inhibant, reçus depuis les autres structures positive-ment ou négativement reliées à la structure considérée. Ainsi, la notiond’inclusion multiple implique que le comportement d’un individu dans ungroupe n’est pas un phénomène isolé, mais dépend de ses appartenances àd’autres groupes sociaux.

Néanmoins, l’inclusion multiple ne conduit pas nécessairement à unpartage de connaissances bénéfiques entre différents groupes organisation-nels [Szulanski, 1996]. Pour cela, il faut que les différentes contributionssoient légitimées par les groupes auxquels l’individu participe. La légitima-tion des connaissances importées par un individu d’un groupe à un autre sefera sur la base des mécanismes de gouvernance adoptés par ces différentesstructures [Bogenrieder et Van Baalen, 2004].

Il apparaît que la solution à ce problème du partage des connaissancespar l’ensemble de l’organisation se situe au niveau de l’individu. C’est à son

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niveau en effet que s’articulent les différents groupes auxquels il participe.Néanmoins, pour qu’un agent puisse jouer ce rôle de passeur de connaissan-ces entre les différents groupes auxquels il appartient, il est nécessaire queles mécanismes de gouvernance adoptés par ces différents groupes soient,dans une certaine mesure, compatibles.

La compatibilité des mécanismes de gouvernance suppose, au mini-mum, que les deux systèmes se comprennent l’un l’autre. Dans la pratique,cette compréhension implique une certaine interpénétration des deux logi-ques. Ce risque d’intrusion de logique hiérarchique dans le mode de fonc-tionnement communautaire est non seulement problématique du point devue organisationnel, mais également juridique. En effet, dans la mesure oùune entreprise entend orienter l’activité d’entités dans lesquelles les agentss’engagent volontairement, nous pouvons nous demander si la sphère de lavie privée est toujours protégée. Symétriquement, si l’entreprise pénètredans ce qui relève du domaine en principe de ce domaine réservé, alorsl’activité conduite ne devient-elle pas un travail qu’il faudrait rémunérer.

Les intersections de la vie communautaire et de la vie professionnelle

L’adhésion à une communauté de savoir, parce qu’elle est en principepurement volontaire, qu’elle répond à un intérêt personnel et suppose lepartage de valeurs, semble par essence relever de la vie privée du salarié.Mais puisqu’un tel engagement peut coexister avec une subordination, forceest de constater qu’il n’en va pas toujours ainsi. Aussi importe-t-il d’identi-fier le contexte dans lequel se réalise une telle contribution, afin d’analyserson influence sur les prérogatives de la firme employeur.

L’examen de l’activité communautaire au prisme de la vie profession-nelle correspond également à un enjeu d’ordre économique. Outre la déter-mination de la latitude dont dispose le salarié, elle suscite une interrogationquant à l’éventualité d’un droit à rémunération.

La sphère de vie impliquée par l’activité communautaire. – La juris-prudence française oppose la notion de vie professionnelle à celle de viepersonnelle, laquelle regroupe « tous les éléments de la vie d’une personnerelevant de ses choix personnels, ou d’incidents survenus en dehors de larelation de travail » [Sargos, 2004]. Il résulte de cette distinction que lorsquele salarié n’est pas en situation de subordination, il dispose librement de sontemps. Il lui est ainsi loisible de participer à une communauté de savoir, sansque son employeur n’ait un quelconque droit de regard sur ses activités nimême sur ce choix. Toutefois, ce principe connaît des nuances, tant s’agis-sant de l’impossibilité pour l’employeur d’exercer une autorité à l’égard descomportements du salarié dans sa vie personnelle que sur le fait même quel’activité communautaire relève cette sphère de vie.

En premier lieu, la contribution communautaire, bien que fondée sur unengagement volontaire, n’est pas systématiquement accomplie dans la vie

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personnelle. On l’a observé, c’est parfois en tant que salarié d’une entrepriseet non en son nom propre qu’un individu participe à une communauté.Lorsqu’ainsi la mission communautaire procède du contrat de travail, elleest par essence réalisée au cours de la vie professionnelle. Cependant, mêmedans les hypothèses où l’activité au sein du groupement ne correspond apriori pas à une subordination, elle n’est pas pour autant étrangère à la firme.

Des entreprises telles Alcôve ou British Petroleum par exemple,exigent lors de certaines embauches, l’adhésion à une communauté.Même si, par hypothèse, le salarié s’engage alors volontairement, sa colla-boration au groupement relève-t-elle encore de sa vie personnelle ?Certes, il se consacre généralement à cette activité pendant son tempslibre. Mais l’argument ne suffit pas à considérer qu’il agit dans uncontexte extraprofessionnel. Il faut encore vérifier que l’employeurn’exerce pas de contrôle sur la contribution communautaire. Si celle-cipeut relever de la vie personnelle du salarié alors même qu’une demandepatronale en a été à l’origine, c’est précisément parce que la pression dela firme n’est pas maintenue au-delà de l’adhésion. Autrement dit,l’employé doit être ensuite libre de choisir son degré d’implication etd’interrompre son engagement quand bon lui semble. Si au contraire,l’entreprise a fait du maintien de la participation une condition essentiellede la relation de travail, assortie le cas échéant d’une obligation de rendredes comptes, le lien du salarié avec la communauté se rattache alors à savie professionnelle. Par la clause l’obligeant à demeurer membre du grou-pement, son employeur dispose ici d’une autorité durable, acceptéecontractuellement, et lui octroyant un pouvoir de sanction en cas de non-respect. Un tel accord confère dès lors à l’activité communautaire uncaractère professionnel, car il ne pose pas simplement une condition denature idéologique ou éthique, mais bien une obligation de faire.

On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la licéité d’une telle clause.Contrairement à l’altération de la liberté admise dans les entreprises detendance [Richard de la Tour, 1999] – où « une idéologie, une morale, unephilosophie ou une politique est expressément prônée » [Waquet, 1996] età laquelle le salarié doit se conformer dans sa vie personnelle – la restrictionn’est pas ici d’ordre intellectuel. Elle ne suppose pas une abstention, maisun comportement positif. Or, la jurisprudence reconnaît certes àl’employeur la possibilité de limiter par contrat la liberté de son personneldans sa vie extraprofessionnelle, mais en principe par des obligations de nepas faire. En outre une telle restriction n’est licite qu’à la condition d’êtreproportionnée à la protection d’intérêts légitimes. La validité de l’accordimposant au salarié de contribuer, pendant la durée de son contrat de travail,à une communauté de savoir apparaît donc douteuse. En revanche, à l’instarde la clause de non-concurrence, admise lorsqu’elle respecte la condition deproportionnalité, est limitée dans le temps, dans l’espace, et fait l’objetd’une contrepartie financière, la stipulation interdisant l’adhésion à tel

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groupement ne semble pas critiquable, dès lors qu’elle procède d’uneexigence de loyauté à l’égard de l’employeur.

Cette forme de bonne foi justifie une certaine interférence entre la viepersonnelle du salarié et l’autorité de la firme au-delà même de la contrac-tualisation de l’engagement. La jurisprudence admet en effet – dans deslimites qui restent encore à préciser [Barège et Bossu, 2007] — qu’unemployeur sanctionne un subordonné pour des comportements relevantpourtant a priori du champ extra-contractuel, en cas de manquement à uneobligation de loyauté. Est ainsi fautif, le fait pour un mécanicien automobilede procéder pendant une période d’arrêt de travail à la réparation d’un véhi-cule pour son compte en faisant appel à un autre mécanicien de la société10.De même, la salariée d’un organisme de sécurité sociale, chargée de déjouerles fraudes des assurés et qui mettait à profit ses compétences pour, dans savie personnelle, tromper sa propre caisse, commettait une faute au regard deson employeur, justifiant son licenciement11 [Mouly, 2007]. La Cour decassation admet également parfois le licenciement en dehors d’un manque-ment à une obligation de loyauté. Elle a par exemple jugé que le licencie-ment d’un chauffeur poids lourd pour conduite en état alcoolique ayantentraîné le retrait de son permis de conduire était justifié, alors que les faitss’étaient produits dans sa vie privée. Selon la Haute juridiction, ce compor-tement, bien que « commis en dehors de son temps de travail, se rattache àla vie professionnelle » du salarié12. Aussi, le salarié ne bénéficie-t-il pasd’une immunité absolue dans sa vie personnelle. S’il cause un trouble à lafirme par son engagement au sein d’une communauté, en utilisant des infor-mations recueillies dans son activité professionnelle, en violant une clausede non-concurrence ou de non-adhésion à la communauté par exemple, ils’expose une sanction disciplinaire pour manquement à son obligation deloyauté. En outre, même en l’absence de faute contractuelle, sa contributionpeut entraîner son licenciement sur le fondement d’un trouble objectif subipar son employeur13. La nécessité de préserver un équilibre entre les intérêtsen présence conduit la jurisprudence à autoriser la firme à rompre le contratpour ce motif, sous réserve que la fonction du salarié et la nature de l’entre-prise le justifient.

La distinction entre vie professionnelle et vie personnelle n’exclut doncpas toute influence de la firme sur la sphère privée. Il n’en demeure pasmoins que, malgré ces zones grises, la liberté par principe réservée ne trouvenormalement ses bornes que lorsque l’individu entre dans le périmètre de

10. Cass. soc., 21 oct. 2003 : RJS 2003, n° 138411. Cass. soc., 25 janv. 2003 Dr. soc. 2003, p. 625, note J. Savatier.12. Cass. Soc., 2 déc. 2003, D. 2004. p. 2462, note B. Boudias ; JCP 2004. II. 10025, note

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son contrat de travail. Elle correspond généralement à la vie menée hors dutemps de travail, « pendant lequel le salarié est à la disposition del’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer libre-ment à des occupations personnelles ». Or, cette dimension temporelle revêtune véritable importance s’agissant de la collaboration à une communautéde savoir, car elle correspond à un enjeu financier. Selon que cette contribu-tion est réalisée pendant les temps de pauses, de repas, de repos, ou aucontraire dans un contexte professionnel, elle peut ouvrir droit pour le colla-borateur à une rémunération. La sphère de vie impliquée par la participationà une communauté mérite dès lors d’être appréhendée dans ses conséquen-ces économiques.

Le droit à une rémunération de l’activité communautaire. – Dans unecommunauté interne on l’a vu, les statuts de salarié et de membre de l’entitése confondent. De la sorte, le collaborateur de la firme se trouve, quelle quesoit son activité, dans sa vie professionnelle. Pourtant, certaines firmes sontrétives à récompenser – du moins financièrement – la contribution de leurssalariés à une communauté.

Ce serait délicat à mettre en œuvre, car susceptible d’engendrer des comportementsnon souhaités et de détourner le collaborateur de sa mission première, qui est de pro-duire des biens ou de fournir des services [Roulleaux Dugage, 2007].

La Société Générale accorde quant à elle une reconnaissance de prin-cipe, en décernant « un trophée Meilleure Démarche KM » à l’occasion dela remise des « Trophées qualité » du groupe14.

Bien que courante, la réserve des firmes15 quant à la rémunération dutravail accompli au sein d’une communauté intégrée à l’entreprise apparaîtcritiquable. Lorsqu’un salarié exécute une tâche dans le cadre de sa vieprofessionnelle, son employeur lui en doit rétribution16. C’est donc logique-ment que la société Alcôve par exemple, alloue du temps de travail à sesemployés pour qu’ils se consacrent au développement de Linux, commu-nauté à laquelle elle leur demande d’adhérer. La contribution imposée parune firme et réalisée pour son compte17 correspond à du temps de travail ;

14. « Il y a quelques euros à gagner à la clef, mais la plus grande récompense vient de lareconnaissance de la société ou des pairs et de l’enrichissement personnel (…) animer unecommunauté démontre des qualités de management non directif et transversal qu’ilconviendra un jour ou l’autre de récompenser en termes de progression de carrière » [Cagnat-Fisseux, Les Échos, 3 juillet 2007, p. 10].

15. Notons toutefois que le coût le plus important dans le financement des communautésse rapporte au travail (52% du budget total, incluant le salaire et les incitations éventuelles)[Cohendet et al., 2006].

16. Cf. l’intérim notamment, où l’entreprise de travail temporaire demeure, en qualitéd’employeur, tenue du paiement des salaires alors même que la tâche est exécutée dansl’intérêt d’un tiers.

17. Bien que le rôle de l’employeur dans l’adhésion à une communauté soit plus incitatifqu’autoritaire, il en fait parfois une condition d’embauche [Cohendet et al., 2006].

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elle implique dès lors une contrepartie pour le salarié. D’ailleurs, ce dernierdoit le cas échéant bénéficier du régime des heures supplémentaires si letemps qu’il consacre pour mener à bien la mission communautaire excèdela durée normale du travail.

La simplicité de ces principes ne doit cependant pas occulter les limitesdes obligations incombant à la firme. Si le temps consacré à la communautésuppose, dans les conditions envisagées, la rémunération du salarié, iln’induit pas pour autant de droit à gratification. L’espoir d’une récompensepeut certes motiver l’investissement dans un collectif, mais l’employeurn’est pas tenu d’y attacher une valorisation particulière, qu’elle soit finan-cière ou d’une autre nature.

Quant au personnel qui participe à un tel groupement, délibérément et endehors de son temps de travail, sans aucune pression ni même instigation del’entreprise, il ne peut prétendre à l’application du contrat de travail pourcette activité. En effet, même si l’implication communautaire servait aupremier chef l’intérêt de l’employeur, la neutralité de celui-ci à l’égard del’entité ne saurait attraire les tâches accomplies dans la sphère profession-nelle. En d’autres termes, la démarche personnelle et autonome d’un groupede salariés ne peut, en tant que telle, justifier une rémunération, ce quicorrespond d’ailleurs au caractère en principe désintéressé de l’investisse-ment communautaire. Le principe vaut pour toute communauté non affiliéeà une firme, que ses membres exercent leur profession dans des entreprisesdiverses ou qu’ils soient salariés d’un même employeur. Si le groupementdispose d’une réelle indépendance, ses contributeurs y participent alorsgratuitement, à titre purement privé. Mais comme on l’a déjà observé, uneextension de l’autorité patronale au-delà des limites du contrat de travailattrairait l’activité communautaire vers la sphère professionnelle, créant lerisque de devoir rémunérer la prestation devenue subordonnée.

Il convient cependant de relever qu’en pratique, l’identification de lasituation n’est pas aisée, spécialement lorsque le collectif est entièrementcomposé de salariés d’une même entreprise. Une communauté peut parexemple naître d’une initiative spontanée et indépendante, puis repérée parla firme, devenir un périmètre d’exécution du contrat de travail. Sesmembres passent alors sous l’autorité de leur employeur afin désormaisd’accomplir une mission directement pour son compte. À l’inverse, l’adhé-sion à un groupement, d’abord imposée dans un cadre professionnel, peutultérieurement dériver sur un lien plus distendu entre la participation dusalarié et les ordres de l’employeur. Muée en une simple implication indivi-duelle, essentiellement motivée par un intérêt personnel, la contributionrelève alors de la vie privée du salarié.

En somme, deux critères s’avèrent déterminants pour identifier si lacollaboration communautaire relève de la vie professionnelle ou de la viepersonnelle, et apprécier la légitimité d’un droit à rémunération. Le premierporte sur l’intérêt pour la firme que des salariés s’investissent dans unecommunauté pour son compte. Quant au second, il s’attache à l’influence

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qu’exerce l’entreprise sur cette implication communautaire de son person-nel. En présence de ces deux éléments, le temps consacré au partage et àl’avancée des connaissances s’analyse en temps de travail, relevant de lasphère professionnelle et devant à ce titre être rémunéré.

CONCLUSION

Au terme de cette étude, il apparaît que la participation à une commu-nauté de savoir emporte des conséquences importantes sur la relation dela firme avec ses salariés. En matière de gouvernance comme dans ledomaine de la subordination juridique, l’engagement au sein d’un telcollectif requiert une atténuation du pouvoir hiérarchique lorsque lacommunauté est intégrée à l’entreprise. C’est à cette condition que cettesource de connaissances peut exister. Si la même contrainte se retrouvedans les communautés indépendantes de la firme, s’y ajoute l’obligationpour celle-ci d’accepter de nouveaux modes de gouvernance destinés àrendre possible la coopération avec une, mais surtout avec plusieurs enti-tés informelles. Ce devoir trouve également son origine dans le risque quel’exercice d’une autorité traditionnelle peut engendrer, en transformantles membres du collectif en subordonnés.

Si traditionnellement, l’implication dans une communauté de savoirrelève d’une démarche personnelle, d’une appétence pour le développementde la connaissance, on observe que les relations du groupement avec lafirme tendent à opérer une mutation à cet égard. Le concept même decommunauté semble se transformer en une espèce de mode de managementlorsque l’entreprise cherche à s’approprier les productions de l’entité. Cetteévolution est soutenue juridiquement par l’atténuation des frontières entrevie personnelle et vie professionnelle du salarié. Bien qu’il doive en assu-mer les contreparties, l’employeur dispose en effet aujourd’hui d’un certainpouvoir d’immixtion dans la vie privée de ses subordonnés.

On peut dès lors s’interroger sur une adaptation du droit du travail à cettenouvelle forme d’activité que constitue l’engagement communautaire.Qu’il s’agisse de la rémunération ou des modes d’encadrement, les règlestraditionnelles s’avèrent parfois insuffisamment souples pour saisir et favo-riser le développement de cette forme originale de réseaux. À l’instar destravaux menés par les économistes, une analyse empirique des communau-tés de savoir, sous l’angle des pratiques juridiques qu’elles nécessitent ouengendrent, mériterait d’être menée.

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Capital humain spécifique à la firme et gouvernance d’entreprise

« multiressources » : une analyse empirique du cas français

Cécile Cézanne

INTRODUCTION

Le contexte actuel de changements technologiques, de globalisation dela concurrence et de révolution financière est à l’origine d’un fait industrielmajeur : la course à l’innovation et à l’avantage concurrentiel implique unrecours accru au capital humain [Barney, 1991 ; Rajan et Zingales, 2000 ;Wang et al., 2007]. Lorsqu’une firme développe son activité productiveautour de connaissances et de savoir-faire clés inséparables des partenairesqui en sont détenteurs, elle est amenée à réguler le pouvoir associé aucontrôle de ces actifs spécifiques. Les partenaires s’inscrivent alors dansune relation de dépendance économique multilatérale ; le rapport de forcene penche pas nécessairement en faveur des propriétaires d’actifs physiquesspécifiques contrairement à ce qu’avance traditionnellement la littérature[Grossman et Hart, 1986 ; Hart et Moore, 1990]. En effet, s’il est exercé, lepouvoir sur les actifs humains critiques à la firme peut conduire à l’expro-priation d’une partie de la valeur voire à la disparition de celle-ci. Aussi, lesproblèmes de gouvernance d’entreprise posés sont-ils d’autant plus comple-xes que les actifs humains, à la différence des actifs physiques, sont parnature inaliénables et non-reproductibles de manière instantanée.

L’objectif de cet article est de proposer une analyse renouvelée de lagouvernance d’entreprise adaptée aux firmes intensives en capital humainspécifique et d’en étudier la portée à partir d’une évaluation de la réalitéfrançaise au début des années 2000. Nous présentons un modèle de gouver-nance interne que nous qualifions de « multiressources » [Cézanne-Sintès,2008]. Ce modèle ne vise pas uniquement à discipliner une quelconquepartie dans une logique de résolution des conflits d’intérêts, comme c’est lecas dans les approches dominantes en termes de valeur actionnariale [Shleifer

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& Vishny, 1997] ou de valeur partenariale [Hill et Jones, 1992]. Il cherchedavantage à inciter, retenir et enrichir les multiples détenteurs de ressourcescritiques dont la complémentarité valorise la firme [Porter-Liebeskind,2000 ; Zingales, 2000]. Nous identifions un dispositif opérationnel à l’appuide ce nouveau modèle de gouvernance d’entreprise : nous affirmons que,vues sous l’angle microéconomique de la motivation au travail, les princi-pales composantes du nouveau rapport salarial1 sont au cœur de la gouver-nance des firmes dotées de capital humain spécifique. Plus précisément, laverticalisation des incitations [Rebérioux, 2002] et l’horizontalisation de lacoordination via le développement de pratiques innovantes de travail [Gree-nan et Mairesse, 2006] et la participation des salariés aux décisions del’entreprise [Jensen et Meckling, 1995] permettent, à notre sens, de régulerl’exercice du pouvoir réel des employés fondamentaux [Rajan et Zingales,1998]. Ces modalités organisationnelles s’auto-renforcent pour maximiserla valeur multiressources, c’est-à-dire le potentiel de création de richessecollective incorporé dans les multiples ressources critiques contrôlées parles partenaires talentueux de la firme.

L’article sera structuré de la manière suivante. Nous nous attacheronsd’abord à analyser théoriquement les enjeux de pouvoir associés au contrôledu capital humain spécifique ainsi que les modes concrets de régulation del’exercice de ce pouvoir à travers la présentation de la gouvernance d’entre-prise multiressources. Cette proposition d’analyse renouvelée fera ensuitel’objet de tests empiriques à travers l’exploitation de l’enquête REPONSE2004-2005. Après avoir décrit la base de données utilisée ainsi que laméthodologie empruntée, nous établirons une typologie des principauxmodèles français de gouvernance d’entreprise à l’aide d’une analyse multi-variée. Nous pourrons ainsi tester l’hypothèse que le modèle multiressour-ces est effectivement mis en place en France en 2004. Le traitementstatistique aura parallèlement pour objectif de révéler, à travers la construc-tion d’un indicateur synthétique, l’état de la spécificité du capital humaindans les firmes françaises. Par ailleurs, nous discuterons les résultats écono-métriques de l’étude des déterminants de la forme multiressources degouvernance d’entreprise. La dernière section conclura sur les principauxapports et sur les grandes perspectives de recherche.

ENJEUX ET INSTRUMENTS DE LA GOUVERNANCE D’ENTREPRISE MULTIRESSOURCES

Si les actifs physiques sont attachés à la firme légalement via lapropriété, les individus sont reliés entre eux par des complémentarités fonc-tionnelles. Celles-ci octroient aux employés qui les maîtrisent un pouvoir

1. Voir Morin et al. [1999] pour une analyse approfondie du nouveau rapport salarial.

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réel sur la firme dont la régulation doit répondre à la nature inaliénable desactifs humains spécifiques contrôlés. Dans ces conditions, nous soutenonsque le recours simultané à des pratiques verticales d’incitation et à desmodalités horizontales de coordination permet à la firme de motiver l’inté-gration des objectifs individuels aux buts organisationnels et la co-spéciali-sation de ses ressources critiques.

Capital humain spécifique et régulation de l’exercice du pouvoir

Dans une perspective de recherche de compétitivité par l’innovation, lestravailleurs ne sont plus simplement attachés aux actifs physiques indispen-sables à l’activité productive mais se valorisent en tant que capital humainspécifique. Grâce aux composantes inhérentes à chaque participant (savoir-faire, connaissances) et aux attributs qui affectent les capacités individuelles(adaptabilité, initiative), les salariés constituent un capital humain spécialiséessentiel à l’exploitation des opportunités de croissance de la firme [Blair,1995]. Dans ces circonstances, le pouvoir tend à échapper aux hauts respon-sables des sociétés qui disposent des droits résiduels de contrôle pour sedisperser parmi tous les partenaires décisifs pour la firme, notammentcertains employés du fait des ressources critiques qu’ils constituent dans lestransactions productives de l’entreprise [Kochan et Rubinstein, 2000].

Le pouvoir provient de plus en plus du contrôle obtenu sur les actifshumains. Or, selon la terminologie de Grossman et Hart [1986] et Hart etMoore [1990], un individu ne peut promettre les droits résiduels de contrôlesur son capital humain à autrui sur la base d’un contrat incomplet à longterme. Les droits sur le capital humain sont inaliénables [Gibbons, 2005] etprocurent un pouvoir corrélé à la capacité des employés à réaliser des inves-tissements spécifiques à la firme. Aussi, l’accumulation de suffisamment depouvoir par les employés clés passe-t-elle souvent par une détérioration deleur comportement d’investissement. Elle peut même se concrétiser parl’exercice du droit légal de quitter l’entreprise [Baron et Kreps, 1999]. Detels agissements conduisent à l’expropriation d’une large fraction de lavaleur de l’entreprise et à l’ébranlement de sa forme organisationnelle[Rajan et Zingales, 2000].

Puisque la gouvernance d’entreprise est endogène à la nature desressources critiques composant la firme [Wang et al, 2007], deux principa-les missions sous-tendent la gouvernance de la firme intensive en capitalhumain spécifique. D’une part, l’alignement des intérêts individuels surl’intérêt organisationnel de la firme s’attache à garantir l’unité de celle-ci entant que collectif de travail [Gottschalg et Zollo, 2007]. Dans ce contexte,les employés sont vus comme des porteurs de ressources critiques dont ils’agit de motiver la cohésion. D’autre part, pour préserver son potentiel devaleur, l’entreprise a intérêt à fidéliser ses employés clés en limitant leursopportunités extérieures [Engelen et Vandenberghe, 2005]. Elle participe-rait également à l’appréciation des ressources existantes et à l’acquisition de

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compétences nouvelles afin d’enrichir en continu son capital humain spéci-fique [Grandori et Soda, 2004]. Somme toute, il convient d’encourager lesinvestissements en capital humain spécifique qui sont exploitables au coursdu temps dans les activités les plus créatrices de richesse de la firme [Wanget Barney, 2006]. Autrement dit, la firme intensive en capital humain spéci-fique devrait adopter une gouvernance originale propice à la préservation età la valorisation collective d’actifs spécifiques complémentaires. Celle-cipourrait être incarnée par un modèle de gouvernance multiressourcesbaptisé ainsi en référence aux multiples partenaires de la firme conçuscomme des individus aux intérêts possiblement divergents et surtout commedes ressources critiques co-spécifiques qui constituent la valeur de la firme.

Le renouvellement que nous préconisons dans les objectifs de la gouver-nance d’entreprise implique nécessairement un renouvellement dans lesinstruments de mise en œuvre. Certains auteurs prônent qu’une conditionsuffisante au partage équilibré des pouvoirs est que la firme dispose d’unsystème de gouvernance garantissant un alignement satisfaisant entre lacapacité à saisir des opportunités de croissance et la répartition des gains quien découlent [Zingales, 2000]. Or, de notre point de vue, l’octroi d’uncertain niveau de rentes futures n’est pas le seul facteur d’incitation et de co-spécialisation des employés spécifiques. Nous proposons que l’associationde mécanismes verticaux d’incitation et de pratiques horizontales de coor-dination régisse favorablement la firme intensive en capital humain spécifi-que. En définitive, le modèle de gouvernance multiressources devraitprivilégier un système composite de motivation des individus au travail[Gagné et Deci, 2005].

Incitation verticale et coordination horizontale :un enjeu de motivation

En soutenant que l’objectif principal de la gouvernance de la firme inten-sive en capital humain spécifique est la prévention des risques de sous-investissements spécifiques et l’accroissement des compétences critiques,nous relâchons l’une des hypothèses majeures de la théorie de l’agence quipréconise un alignement des comportements des parties au contrat surl’intérêt supérieur du (des) créancier(s) résiduel(s) [Tirole, 2001]. Nousrejetons la vision strictement disciplinaire de la gouvernance d’entreprisesous-jacente qui est traditionnellement soutenue par un panel de mesuresincitatives et de contrôle. Par ailleurs, l’efficience de ces pratiques est diffi-cile à documenter [Murphy, 1999] et parfois même remise en cause [Bechtet al., 2003]. De telles régulations extérieures peuvent également engendrerdes situations propices à des manœuvres frauduleuses de recherche de rente[Osterloh et Frey, 2004].

Nous défendons que la gouvernance de la firme intensive en capitalhumain spécifique combine des modes hiérarchiques de rémunération indi-viduelle et des dispositifs organisationnels collectifs en ce sens que le déve-

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loppement des uns augmente le rendement des autres [Milgrom et Roberts,1990]. Elle relèverait ainsi d’un renforcement mutuel des logiques de travailplus horizontales où la prise de décision est décentralisée, le salarié plusautonome et où les dynamiques d’ensemble sont privilégiées et les pratiquesde rémunération sont individualisées. Aussi, la gouvernance d’entreprisemultiressources repose-t-elle sur une logique englobante de motivation dansla réalisation de l’activité productive. En premier lieu, les employés décisifspour l’entreprise sont extrinsèquement motivés par l’obtention de consé-quences ou de résultats distincts du travail lui-même qui peuvent être moné-taires (rémunération plus importante à travers des primes à la performance)ou matériels (promotion professionnelle) [Deci et Ryan, 2000]. Si les modesverticaux de rémunération renforcent le rôle de la hiérarchie dans la déter-mination des salaires et des carrières, ils assouvissent toutefois le besoin dereconnaissance des salariés compétents. Récompensés pour leurs perfor-mances et leurs compétences individuelles, ces derniers sont alors incités àinvestir durablement dans leur relation spécifique avec la firme. Endeuxième lieu, les employés clés sont intrinsèquement motivés s’ils peuventsatisfaire leurs besoins directement, c’est-à-dire par le travail en lui-même[ibidem]. La production en équipe, l’autonomie ou encore la responsabilisa-tion dans le travail atténuent le sentiment de contrôle hiérarchique et favo-risent une auto-subordination à l’intérêt organisationnel [Foss et al., 2006].En troisième lieu, les engagements réciproques et volontaires peuvent êtrefavorisés par la participation des employés aux décisions formelles del’entreprise ; la motivation se situe alors dans la capacité de ces initiés àinternaliser la contrainte extérieure [Deci & Ryan, 2000]. Il s’agit d’unemotivation extrinsèque internalisée qui se manifeste par un comportementdélibéré orienté vers le bénéfice du collectif ou le partage de coûts et béné-fices avec le collectif [Bénabou et Tirole, 2006]. À titre d’illustration, lareprésentation au conseil d’administration est acceptée par les salariés lesplus indispensables compte tenu de l’importance accordée aux valeurs etaux normes véhiculées par cette implication managériale et la satisfactionqui en résulte [Ouchi, 1980]. À partir de cette définition du modèle multi-ressources, nous cherchons à identifier les déterminants de cette forme degouvernance d’entreprise à travers l’exploitation de l’édition la plus récente(2004-2005) de l’enquête française REPONSE.

DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE

Menée par la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des étudeset des statistiques), l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négo-ciations d’entreprise) a pour objectif de comprendre la dynamique des rela-tions professionnelles qui s’établissent entre les directions d’entreprise et lessalariés, en s’appuyant notamment sur les institutions représentatives du

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personnel. Elle fournit un ensemble très riche d’informations sur la repré-sentation salariale, l’organisation interne des entreprises, leurs stratégiesd’innovation, leurs résultats mais également sur la mobilisation et les modesde gestion de la main-d’œuvre dans ces entreprises. Réalisée pour lapremière fois en 1992-1993, l’enquête REPONSE a été reconduite en 1998-1999 et en 2004-20052.

L’édition 2004-2005 de l’enquête, qui constitue notre base d’analyse, secompose de trois volets. Le volet « Représentant de la direction » est composéd’un échantillon représentatif de 2 930 établissements français de vingt sala-riés ou plus du secteur marchand non agricole domiciliés en France (horsCorse et DOM-TOM). Sur ces 2 930 établissements, 1 970 disposent d’un éludu personnel et donc réapparaissent au volet « Représentant du personnel ».Le volet « Salariés » de l’enquête concerne 11 766 individus (sur les 49 156questionnaires envoyés). Les tableaux fournis par la Dares ne comportent quedes variables qualitatives (catégorielles). L’exploitation de cette édition del’enquête n’a pour l’instant fait l’objet que d’un nombre limité de travaux sousla forme de premiers résultats publiés par la Dares sur les thèmes du dialoguesocial [Amossé, 2006], de la présence syndicale [Pignoni, 2007], des conflitsdu travail [Carlier et Tenret, 2007] ou encore des risques professionnels[Coutrot, 2007]. Nous optons pour une exploitation plus ambitieuse dans uneperspective d’observation du renouvellement des modes de gouvernanced’entreprise en France en 20043.

Nous nous focalisons sur le volet « Représentant de la direction ». Nousavons soustrait aux 2 930 établissements enquêtés les 239 entités relevantdu secteur public ou de la fonction publique puisque les enjeux et les prin-cipes de gouvernance des entreprises publiques, des organisations institu-tionnelles, des organismes sociaux et des établissements de santé diffèrenttrès sensiblement de ceux des firmes de l’industrie et des services qui nousintéressent. La première étape de notre démarche empirique consiste à cons-truire une typologie des modèles de gouvernance en France sur un échan-tillon total de 2 691 établissements. Nous développons une analysefactorielle des correspondances multiples (ACM) combinée à une classifi-cation ascendante hiérarchique (CAH) sur enregistrements complets et doncsur un sous-échantillon de la population totale. Cette analyse typologiquevise, d’une part, à identifier les facteurs discriminants des pratiques degouvernance d’entreprise et, d’autre part, à catégoriser les établissements enfonction des pratiques de gouvernance d’entreprise mises en lumière. Dansla seconde étape, nous analysons à l’aide d’une étude économétrique lesdéterminants de la classe de gouvernance d’entreprise la plus proche du

2. L’enquête REPONSE s’inscrit dans la tradition de l’étude des relations industrielles(Workplace Industrial Relations Survey (WIRS) et Workplace Employee Relations Survey(WERS) en Grande Bretagne et A(ustralian)WIRS en Australie).

3. Voir également Rebérioux [2002] pour une analyse comparable de l’édition 1998-1999.

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modèle multiressources décrit au niveau théorique. Après avoir construit unindicateur synthétique de notre variable explicative fondamentale, le degréde spécificité du capital humain, il s’agit principalement d’estimerl’influence de cette variable sur la probabilité des établissements d’apparte-nir au groupe appliquant la gouvernance multiressources. Afin de ne pasalourdir la présentation, les résultats statistiques et économétriques neseront pas reportés ; ils seront directement discutés.

UNE TYPOLOGIE DES MODÈLES FRANÇAIS DE GOUVERNANCE D’ENTREPRISE

L’analyse typologique se fonde sur une ACM et une CAH portant surune sélection de dix-huit variables caractéristiques des dispositifs degouvernance d’entreprise (ce qui revient à observer 1 251 établissements).Ces variables primaires décrivent les comportements des établissementsfrançais en ce qui concerne les modes de rémunération et les pratiques decoordination.

Les modes de rémunération rendent compte des degrés d’individualisa-tion et de réversibilité des formes de compensation de l’ensemble des sala-riés [Brizard et Koubi, 2007] : présence ou non en 2004 d’augmentationsindividualisées hors prime des personnels cadres et non cadres ; présence ounon en 2004 de primes liées à la performance individuelle des personnelscadres et non cadres ; présence ou non en 2004 de stock-options pour lespersonnels cadres et non cadres ; existence ou non d’entretiens périodiquesdes personnels cadres et non cadres avec leur supérieur hiérarchique ; exis-tence d’un lien ou non entre les résultats de l’évaluation périodique et lessalaires ou les primes, et entre les résultats de l’évaluation périodique et lapromotion des salariés.

Les pratiques de coordination traduisent l’état du contenu concret destâches, le fonctionnement des relations professionnelles ainsi que la partici-pation des salariés aux décisions opérationnelles de production [Lemière etal., 2006] : proportions de salariés participant régulièrement à des groupesde qualité ou de résolution de problèmes ; à des réunions d’atelier, de bureauou de service ; à des groupes de travail pluridisciplinaire ou à des équipesde projets ; à des équipes autonomes de production ; autonomie des salariésdans leur travail ; juste à temps ; raccourcissement de ligne hiérarchique ;démarche qualité totale.

Les trois premiers axes factoriels représentent à eux trois 17,70 % del’inertie totale des dix-huit variables retenues. Nous soulignons que cettefaible proportion expliquée revient à accepter une dispersion de l’informationpertinente. En effet, nous avons fait le choix, afin de ne pas affecter la qualitéde l’information ni la subtilité de l’interprétation statistique, de conserverl’ensemble des modalités actives et non pas de dichotomiser les variables.

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Le premier facteur de l’ACM, qui contribue à 7,30 % de l’inertie totale,rend compte de l’intensité d’utilisation d’outils complémentaires : il illustrel’opposition entre les établissements privilégiant à la fois l’incitation indivi-duelle, le travail en équipe et la consultation des employés à ceux qui rejet-tent cette combinaison d’instruments et minimisent donc le développementde pratiques combinées d’incitation et de coordination. Ce premier axerenseigne également quant à la mobilisation de pratiques innovantes enmatière d’organisation du travail (autonomie des travailleurs, raccourcisse-ment de ligne hiérarchique, démarche de qualité totale, juste-à-temps).

Le deuxième facteur, qui contribue à 5,60 % de l’inertie totale, est prin-cipalement structuré par les variables d’accessibilité des salariés au capitalde l’entreprise. Globalement, cet axe factoriel distingue les établissementsutilisant l’octroi de stock-options aux personnels cadres et non cadres enguise de dispositif unique de gouvernance d’entreprise de ceux qui excluentce mode de régulation interne. Cet axe met donc en lumière les établisse-ments ayant un recours exclusif à la participation différée des employés aucapital de l’entreprise, c’est-à-dire à la propriété des salariés.

Le troisième facteur, qui contribue à 4,80 % de l’inertie totale, traduitl’intensité de la verticalisation des incitations sous contrainte de producti-vité individuelle. Il marque une très nette opposition entre les établisse-ments qui contrôlent leurs employés et les rémunèrent à hauteur de leursperformances personnelles dans une logique de réactivité aux impératifs dumarché et ceux se refusant à de telles pratiques contraignantes impliquantune dégradation des conditions de travail. Les variables de primes à laperformance, de rôle joué par la hiérarchie dans la détermination des salai-res et des primes ainsi que de système de production et de livraison en juste-à-temps structurent très largement cet axe factoriel.

Les clivages mis en évidence par l’ACM se retrouvent dans une largemesure dans la CAH des établissements compte tenu des instruments degouvernance d’entreprise utilisés. Nous établissons une typologie en troisclasses de gouvernance que nous qualifions respectivement de « multires-sources », de « rudimentaire » et d’« axée sur la propriété ». Ces dernièresse différencient selon les deux dimensions les plus structurantes de l’ACM :d’une part, le rôle accordé ou non à la complémentarité des instrumentsd’individualisation des incitations et d’horizontalisation de la coordinationet, d’autre part, l’importance donnée ou non à la propriété des salariés surun sous-échantillon de 1 251 établissements.

Tout d’abord, la classe 1, qui regroupe 64,27 %4 des établissements denotre sous-échantillon (soit 29,88 % de l’échantillon total), peut caractériserun modèle de type multiressources utilisant un système composite de dispo-sitifs de régulation. En matière de coordination, les pratiques innovantes

4. Cette importante proportion est intimement liée au choix de partition en trois groupesafin d’obtenir des classes-types.

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d’organisation du travail sont favorisées (le travail en équipe est privilégiéde même que la réduction de la division horizontale et verticale du travail) :la façon dont les tâches sont réalisées procure du plaisir aux salariés tout entenant compte des exigences du marché. En réalité, la production surcommande impose des délais courts de production dont le respect estnotamment garanti par une décentralisation des pouvoirs de décisionsopérationnelles via les réunions de service et les groupes de qualité et derésolution des problèmes et une intensification de la circulation horizontaleet verticale de l’information [Aoki, 1990]. L’organisation du travail desétablissements de cette classe se situe à l’interface de l’organisation flexi-ble, qui met en œuvre des pratiques de travail de très haute performance[Osterman, 1994] et de l’organisation apprenante, qui favorise l’autonomieprocédurale et la responsabilisation des salariés [Lorenz et Valeyre, 2004].En ce qui concerne les modes de rémunération, les incitations sontverticales : les salariés, qu’ils soient cadres ou non, sont reçus périodique-ment par leur supérieur hiérarchique en entretien afin d’être évalués et sevoient accorder des augmentations individualisées de salaires et des primesà la performance individuelle (ces dernières étant prioritairement destinéesau personnel cadre). En revanche, la propriété des salariés, à travers lessystèmes de stock-options, n’est pas privilégiée dans les établissements dela classe 1 qui sont plutôt du secteur manufacturier, de taille relativementgrande (de 500 à 1 000 salariés en général) et cotés et Bourse. Ce dispositifde compensation semble aujourd’hui limité du fait des abus rencontrés à lafin des années 1990, de l’éclatement de la bulle financière au début desannées 2000 et du traitement comptable moins favorable depuis la mise enplace de la norme IFRS 2 (International Financial Reporting Standard 2).Définitivement adopté le 19 février 2004, cette norme comptable internatio-nale oblige les groupes cotés notamment à enregistrer dans leurs charges, àsa juste valeur, le coût lié à l’exercice ultérieur des options d’achat[Amblard, 2005]. De plus, avant le 1er janvier 2005, si la communautén’avait aucune contrainte en matière d’évaluation et de comptabilisation desstock-options, le règlement CE 1606/2002 du 19 juillet 2002 sur l’applica-tion des normes comptables internationales au sein de l’Europe encouragetoutefois l’adoption anticipée d’IFRS 2. C’est ainsi que l’affaiblissement durecours aux pratiques d’options sur rachat d’actions dans les grandes socié-tés cotées peut en grande partie être expliqué.

Ensuite, la classe 2 n’est composée que de 6,55 % des établissements denotre sous-échantillon. Elle est très difficile à interpréter du fait du manquede modalités actives et illustratives. Les trois variables caractérisantes nedivulguent que très peu d’informations concernant la gouvernance d’entre-prise adoptée. Les responsables des firmes de cette classe ne savent pas si letravail en équipe et l’initiative salariale sont favorisés à travers des équipesautonomes de production. Parallèlement, ils affirment ne pas savoir si lafirme recourt à des pratiques de réactivité au marché, de type juste-à-temps

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clients et fournisseurs. Aucune caractéristique supplémentaire d’établisse-ment, pas même structurelle, ne nous permet de déterminer précisémentcette classe. C’est pourquoi nous identifions cette classe d’établissementscomme pratiquant une gouvernance rudimentaire et non clairement déter-minée.

Enfin, la classe 3, qui rassemble 29,18 % des établissements de notresous-échantillon, semble s’opposer en tout point avec la classe 1. À notresens, elle désigne un modèle de gouvernance simple focalisé sur un dispo-sitif unique, l’accès à la propriété des salariés. Cette classe peut être quali-fiée ainsi dans la mesure où elle n’est relayée ni par une organisationcollective du travail, ni par une prise en compte des opinions des salariésdans la gestion et la stratégie de l’entreprise, ni même par la modernisationde la politique des salaires et des carrières. Plus précisément, la coordinationrepose sur une logique minimaliste et statique avec peu d’innovations orga-nisationnelles. La tendance est à la non-suppression des niveaux hiérarchi-ques dans l’entreprise et le travail en équipe est peu favorisé. Les salariés nesont pas autonomes face aux incidents, même mineurs. Les modes d’orga-nisation permettant la réactivité aux exigences du marché comme l’adoptiond’une démarche de qualité ne sont pas utilisés. Une large majorité desétablissements met en place de façon très partielle les dispositifs de travailcollectif. La faible participation des employés à la vie de l’entreprise (moinsde 5 % des salariés concernés en général) via les réunions de bureau ou lesgroupes de qualité et de résolution des problèmes conforte la « structuresimple » [Mintzberg, 1982] des organisations de cette classe de gouver-nance d’entreprise. La politique salariale y est peu généreuse (pasd’augmentations individualisées des rémunérations ni de primes à la perfor-mance individuelle) et le rôle de la hiérarchie très limité (pas d’évaluationdes salariés par leurs supérieurs hiérarchique et donc absence d’influencesur l’évolution de leurs rémunérations). En définitive, les établissements decette classe disciplinent leurs salariés à travers l’octroi généralisé de droitsrésiduels de contrôle. Des petites structures (composées en majorité de 20 à50 salariés), principalement possédées par des familles et des particuliers,optent pour cette gouvernance formelle fondée sur les plans d’option suractions. Ces derniers sont très prisés par les jeunes entreprises innovantescherchant à attirer, motiver et fidéliser les talents que leurs faibles ressour-ces financières ne leur permettent pas de s’offrir dans la phase de démarrage[Sesil et al., 2002] ou encore souhaitant inciter les salariés, quelle que soitleur position hiérarchique, sans pouvoir les rémunérer malgré la forte crois-sance de leur valeur [Oyer et Schaefer, 2005]. En outre, sur le plan compta-ble, l’ordonnance n° 2004-1382 du 20 décembre 2004 ne rend pasobligatoire mais simplement volontaire l’adoption du référentiel IFRS 2pour la comptabilisation des stock-options des sociétés non cotées quiétablissent des comptes consolidés. Il s’agit d’un atout pour ces firmes detaille réduite qui peuvent continuer à utiliser ce mode de rémunération à

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long terme fiscalement avantageux sans avoir à subir des pertes financièresliées à l’inscription en charge du coût de l’exercice futur des optionsd’achat.

En définitive, la classe 1 regroupe les établissements les plus intéressantseu égard aux dispositifs de gouvernance d’entreprise mis en place, touteschoses égales par ailleurs. Elle rend compte de deux principales méthodescombinées, à savoir la verticalisation des incitations et la déverticalisationde la coordination. Afin d’appréhender le lien entre capital humain spécifi-que et gouvernance d’entreprise multiressources désormais identifiée empi-riquement, il convient au préalable de construire un indicateur de notrevariable explicative d’intérêt.

UNE MESURE DU DEGRÉ DE SPÉCIFICITÉ DU CAPITAL HUMAIN ET PRÉSENTATION DU MODÈLE

Il est coûteux de redéployer le capital issu d’investissements spécifiquesdans une utilisation alternative et donc dans une autre entité productive[Williamson, 1975]. Autrement dit, les actifs spécifiques résultent dans laformation d’une « quasi-rente » [Holmström et Roberts, 1998]. En cohé-rence avec cette définition, nous cherchons à approximer le degré de spéci-ficité du capital humain à travers une mesure combinée des niveaux despécificité du stock et de l’investissement en capital humain dans les établis-sements français.

D’une part, le degré de spécificité du stock de capital humain renvoie àla conception néoclassique selon laquelle la valeur du stock dudit capitaléquivaut à la différence entre la valeur actualisée des revenus futurs del’employé et du coût de sa formation [Becker, 1964]. Sous l’hypothèserestrictive que la compétence spécifique se reflète fidèlement dans l’état dumarché du travail, la méthode développée revient à examiner les différencesde revenus des travailleurs qui semblent être liées à des particularitésproductives de la firme et à en estimer la valeur marchande, c’est-à-dire lavaleur globale du capital humain spécifique. Dans cette perspective, lanotion de rente sur salaires (RENTSAL) constitue un indicateur du degré despécificité du stock de capital humain (voir annexe pour les détails de laconstruction de RENTSAL). D’autre part, le flux de capital humain spécifi-que peut être approché par une mesure de l’effort en formation spécifique[Baldwin et Johnson, 1995 ; Lepak et Snell, 1999]. Les dépenses en forma-tion non-transférables entraînent des engagements forts et durables entreemployés et employeur à travers la source d’acquisition et d’accumulationde compétences distinctives. Elles permettent d’établir un indicateur dudegré de spécificité de l’investissement en capital humain (FORMASPE)(voir annexe pour les détails de la construction de FORMASPE). En somme,nous proposons une compréhension enrichie du concept de capital humain

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spécifique grâce à une mesure robuste et interprétable empiriquement desdegrés de spécificité du stock et de l’investissement en capital humain. Eneffet, la combinaison des variables RENTSAL et FORMASPE nous permet deconstruire un indicateur synthétique pertinent du degré de spécificité du capi-tal humain (KHS) de telle sorte que KHS = RENTSAL + FORMASPE. Il révèleque seulement 14,68 % des établissements interrogés travaillent avec du capi-tal humain très spécifique (soit 395 établissements). Le capital humain resteplutôt général dans 28,87 % des cas. La spécificité du capital humain estmoyenne pour plus d’un quart des établissements enquêtés (27,68 %).

Nous pouvons désormais tester notre principale hypothèse de rechercheselon laquelle un fort degré de spécificité du capital humain est relié positi-vement au modèle de gouvernance d’entreprise multiressources. Parce quele sous-échantillon de 1 251 établissements classés dans la typologie n’estpas statistiquement représentatif de la population totale (notamment sur labase de la répartition des établissements par secteur d’activité et tranche detaille), nous optons pour des estimations de modèles Probit bivariés adaptésaux variables endogènes qualitatives dichotomiques, avec un traitement desbiais liés à la sélection de l’échantillon [Heckman, 1979]. Il s’agit d’étudierles caractéristiques qui font que certains établissements ont répondu auxitems relatifs aux modes de rémunération et aux méthodes de coordination(i.e. appartiennent à la partition identifiée en trois classes de gouvernanced’entreprise) et font partie du groupe appliquant une gouvernance multires-sources et d’autres pas. Nous justifions notre travail économétrique parl’affirmation que le modèle multiressources est complémentaire de la désin-tégration verticale, des formes flexibles intégrées de mobilisation du travail(taux d’emploi en Contrats à durée déterminée (CDD), présence de salariésintérimaires), de variables socio-syndicales (présence de délégués syndi-caux, proportion de salariés syndiqués, état du climat social), fonctionnelles(discussion de l’objectif prioritaire de l’entreprise avec les représentants dupersonnel, mobilité de la majorité des salariés, fréquence du contrôle dutravail) et technologique (degré d’utilisation des TIC dont la constructionsuit celle proposée par Rebérioux [2002]). Sous l’hypothèse qu’ellesinfluent autant la probabilité d’appartenir à la classe de gouvernance multi-ressources que la probabilité d’appartenir à tout autre classe de gouvernanced’entreprise, les mesures de leur usage respectif sont supposées être corré-lées. Par ailleurs, nous contrôlons les effets fixes pour neuf variables reflé-tant les propriétés structurelles de l’établissement (tranche de taille, nombred’établissements, secteur d’activité) et son positionnement économique(principale stratégie concurrentielle, dimension du marché, part de marché,évolution du volume d’activité, évolution des effectifs totaux). Enfin, lesbiais de sélection sont corrigés par l’introduction d’une série de détermi-nants classiques de la gouvernance d’entreprise (cotation en Bourse, princi-pale catégorie d’actionnaires, représentation des salariés au conseild’administration, participation des employés au capital de l’entreprise).

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CAPITAL HUMAIN SPÉCIFIQUE À LA FIRME… 289

DISCUSSION DES RÉSULTATS ÉCONOMÉTRIQUES

Les modèles testés confirment, en premier lieu, l’importance de la varia-ble de forte spécificité du capital humain dans la détermination de l’appar-tenance au groupe d’établissements développant des dispositifs degouvernance de type multiressources. Alors que le lien étroit entre change-ment organisationnel et capital humain spécifique, d’une part [Caroli et al,2001], et entre individualisation des rémunérations et capital humain spéci-fique, d’autre part [Lattes et al, 2007], est déjà séparément souligné dans lalittérature, nous mettons en évidence un résultat original, celui de la corré-lation positive entre le capital humain spécifique et une communauté depratiques innovantes et complémentaires. En effet, toutes choses égales parailleurs, un fort degré de spécificité du capital humain des employés estassocié à la probabilité de faire partie de la classe de gouvernance d’entre-prise multiressources. Les firmes qui opèrent sur des marchés complexes ethautement concurrentiels requièrent un capital humain très spécifique dontle pouvoir aurait tendance à être régulé par le modèle multiressources. Dèslors, le caractère idiosyncratique, non-transférable et non-imitable du capi-tal humain est un facteur décisif de la gouvernance d’entreprise multires-sources. Les dispositifs qui la composent permettent, par leur synergie, deprotéger l’alignement des incitations d’un point de vue collectif et de favo-riser la co-spécialisation des détenteurs de ressources critiques à l’activitéde la firme. En d’autres termes, conformément à nos attentes, l’associationde la verticalisation des incitations et l’horizontalisation de la coordinationrépond au problème de la motivation des partenaires critiques au travail[Poppo et Zenger, 2002 ; Wang et al., 2007].

En deuxième lieu, toutes choses égales par ailleurs, un faible degré dedésintégration verticale réduit la probabilité d’adopter le modèle de gouver-nance multiressources. Ne coordonner que des partenaires juridiquementsubordonnés à la firme est contradictoire avec l’adoption de ce modèle degouvernance d’entreprise. Dans ces circonstances, des outils de spécialisa-tion ex ante au moins en partie désintégrés (externalisation, sous-traitance)ne sont pas incompatibles avec l’utilisation d’un modèle englobant de moti-vation des individus dans leur travail. Ces résultats sont cohérents avec lesenseignements de Rajan et Zingales [1998] ou encore de Brusoni [2005]selon lesquels les firmes désintégrées verticalement gèrent les complémen-tarités et la spécialisation des détenteurs de ressources critiques dans le péri-mètre de leurs frontières économiques. Parallèlement, les contrats de travailde courte période (CDD, intérim), en tant qu’outils intégrés flexibles demobilisation du travail, ne sont pas déterminants de la gouvernance d’entre-prise multiressources. Selon l’article L. 1242-14 du Code du travail envigueur depuis le 1er mars 2008, les salariés précaires et les salariés perma-nents sous CDI de l’entreprise sont soumis au principe d’égalité de traite-ment pour tous les droits légaux et conventionnels. Ainsi, les modalités de

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fonctionnement de la relation d’emploi, notamment en termes de contenu etd’organisation du travail ou de rémunération, sont strictement identiques,qu’elles concernent des travailleurs en CDI ou des salariés en CDD. Le typede contrat de travail ne peut donc influencer significativement les modalitésde gouvernance mises en œuvre. En revanche, parce que le degré de spéci-ficité du capital humain dépend de la durée et de la fréquence des missionsréalisées dans l’entreprise, les personnes employées de manière temporairedisposent de capital humain plus ou moins général qui n’entraîne pasl’adoption du modèle de gouvernance multiressources. En ce sens, noussoulignons qu’une faible proportion d’emplois en CDD (moins de 5 % parrapport à un taux de référence compris entre 5 et 19 %), qui peut intervenircomme une mesure détournée d’une forte spécificité du capital humain, aun impact positif (même s’il n’est pas significatif) sur la probabilité d’utili-ser la gouvernance d’entreprise multiressources. Réciproquement, une forteproportion de CDD (plus de 20 %) a une influence négative ; les relationsde court terme dans le milieu du travail sont défavorables à l’instauration derelations profondes de coopération en contradiction avec les principes demotivation de la gouvernance multiressources.

En troisième lieu, le contexte sociosyndical ne joue pas un rôle notoiresur la mise en œuvre du modèle multiressources. L’activité syndicale recou-vre la défense des intérêts de tous les salariés de l’entreprise [Freeman etMedoff, 1984]. Autrement dit, le salarié en CDD dispose des mêmes droitscollectifs dans les mêmes conditions que les autres salariés de l’entreprise.Or, comme nous l’avons précédemment souligné, au statut contractueldifférencié entre CDD et CDI correspond un degré différencié de spécificitédu capital humain qui révèle une inégalité dans le pouvoir réel des différentssalariés. Par conséquent, la représentation syndicale est une forme de parti-cipation indirecte collective du personnel qui dispose de capital humainspécifique et générique. Suivant cette logique, elle n’est pas décisive dansle choix des firmes d’adopter la gouvernance multiressources. En outre,même si cela ne constitue qu’une tentative d’explication, les syndicats sontsouvent perçus par les employeurs comme des partenaires aux intérêtsdivergents animés par un esprit de contestation. En effet, plus d’un tiers desreprésentants de la direction pensent que les syndicats font passer leur motd’ordre et leurs intérêts avant ceux des salariés.

En quatrième lieu, les résultats en matière d’informatisation des établis-sements confirment en partie la corrélation entre l’usage intensif des TIC etles innovations organisationnelles, soulignée au niveau théorique [Brous-seau et Rallet, 1997] et empirique [Greenan et Mairesse, 2006]. Les carac-téristiques organisationnelles innovantes entretiennent avec l’usage del’informatique une relation de complémentarité dans la lignée des travauxmenés initialement par Milgrom et Roberts [1990]. En effet, ces auteursprétendent que, pour réussir, une firme a généralement besoin d’adopter desTIC à l’intérieur d’un système d’approches organisationnelles qui se renforcent

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CAPITAL HUMAIN SPÉCIFIQUE À LA FIRME… 291

mutuellement. Nos résultats nous permettent d’aller plus loin dansl’analyse : la généralisation de l’informatique dans l’entreprise et l’adoptiondu dispositif composite de gouvernance d’entreprise multiressources sontcorrélées. En d’autres termes, la révolution technologique soutenue par lesoutils TIC accompagne une réorganisation de la structure des incitations etde la coordination au sein des firmes.

En cinquième lieu, il n’existe pas de relation significative entre les varia-bles de diffusion des droits résiduels de décision (participation des salariésau capital de l’entreprise et au conseil d’administration) et la mise en placedu modèle multiressources. Il en est de même s’agissant de la consultationindirecte des salariés à travers la discussion de l’objectif prioritaire del’entreprise avec les représentants du personnel. En définitive, sans lui êtredéfavorable, la fragmentation du pouvoir juridique n’est pas déterminantede l’application de modes synergiques de motivation de relations spécifi-ques à la firme. La participation des salariés aux décisions productives del’entreprise n’aurait pas d’écho favorable dans la sphère purement managé-riale et stratégique. Enfin, il est à noter qu’un contrôle direct du travail peufréquent corrobore la nature du capital humain spécifique que la gouver-nance multiressources est censée préserver. Ainsi, la liberté opérationnelleet la responsabilisation des travailleurs développent l’autorégulation dans ladivision sociale du travail [Holmström et Milgrom, 1994] et renforce ladimension d’horizontalisation de la coordination dans le modèle multires-sources.

Au final, l’hypothèse selon laquelle le capital humain fortement spécifi-que est relié positivement à la gouvernance d’entreprise multiressources estvalidée. On peut voir dans ce résultat un élément empirique accréditant lanécessité pour les firmes dont l’activité productive repose sur le capitalhumain spécifique de leurs employés fondamentaux d’adopter ce modèle degouvernance d’entreprise, même s’il est impossible de prétendre à unemécanique généralisée à l’ensemble des entreprises de ce type.

CONCLUSION

La gouvernance de l’entreprise intensive en capital humain spécifique,nouvellement analysée dans la littérature, a soulevé dans cet article la néces-sité de développer une étude théorique et empirique renouvelée de sesenjeux et de ses méthodes. Nous avons proposé une description opération-nelle d’un modèle de gouvernance d’entreprise que nous avons qualifié demultiressources qui vise à inciter, retenir et apprécier les ressources criti-ques des salariés clés de l’entreprise. L’exploitation des données del’enquête REPONSE 2004-2005 nous a permis de valider l’interdépendancede la verticalisation des incitations et de l’horizontalisation de la coordina-tion au cœur de ce modèle. Cet article a également vérifié l’hypothèse que

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le capital humain spécifique est un facteur d’adoption de la gouvernanced’entreprise multiressources. Une étape supplémentaire du raisonnementserait d’examiner et de mesurer l’impact de ce nouveau modèle de gouver-nance d’entreprise sur la création tangible de valeur et donc sur la perfor-mance des firmes intensives en capital humain.

Annexe : Construction de l’indicateur du degré de spécificité du capi-tal humain

Degré de spécificité du stock de capital humain : une mesure de la rentesur salaire (RENTSAL). Trois variables sont mobilisées dans saconstruction :

SALHM_ETAB : le salaire horaire net moyen dans l’établissement issude la déclaration annuelle des données sociales (DADS) au 31 décembre2003 ;

SALHM_FR : le salaire horaire net moyen sur le marché du travail fran-çais. Cette variable correspond à l’outside option, c’est-à-dire au salairemoyen qu’un employé pourrait obtenir en quittant son établissement ;

SALHM_NAF : le salaire horaire net moyen selon l’activité principale del’établissement (NAF rév. 1, 2003, niveau 175) introduit en tant qu’effet fixesecteur.

Notre mesure de la rente sur salaire est donc telle que

RENTSAL est égale à 2 si l’établissement offre une rémunération aumoins quatre fois plus élevée que sur le marché du travail, à 1,5 si l’établis-sement offre une rémunération entre deux et quatre fois plus élevée que lemarché, à 1 si l’établissement offre une rémunération entre 25 % et 100 %supérieure à celle du marché du travail, à 0,5 si l’établissement offre unerémunération de moins de 25 % supérieure à celle du marché6, à 0 sinon.

Degré de spécificité de l’investissement en capital humain : mesure del’effort en formation spécifique (FORMASPE). Deux variables primairessont mobilisées dans sa construction :

DEPFORM : pourcentage des dépenses globales de formation parrapport à la masse salariale de l’entreprise : égale à 2 si plus de 3 % de la

5. La nomenclature d’activités françaises révision 1 (NAF rév. 1, 2003) est la nomencla-ture statistique nationale d’activités qui se substitue depuis le 1er janvier 2003 à la NAF de1993. Elle est elle-même remplacée depuis le 1er janvier 2008 par la NAF révision 2 (NAFrév. 2, 2008).

6. Cette différence de salaires est qualifiée de rente faible dans la mesure où pour un posteéquivalent, le bassin d’emploi peut être le seul responsable du salaire plus important. Parexemple, en Ile-de-France les salaires sont en moyenne 15% plus élevés qu’en Province, quelque soit le poste considéré.

RENTSAL = SALHM_ETAB–SALHM_FRSALHM_NAF–SALHM_FR

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masse salariale de l’entreprise est consacrée à la formation professionnelle,à 1 si entre 1,5 et 3 % de la masse salariale de l’entreprise est consacrée à laformation professionnelle, à 0 sinon.

OBJFORM1 : objectif n° 1 des actions définies par le plan de formationmis en place dans l’entreprise : égale à 1 si le premier objectif du plan deformation est de préparer les salariés ou les faire s’adapter à l’évolution destechnologies ou de l’organisation du travail dans l’entreprise ou s’il est depréparer les salariés à un changement de poste ou à une prise de fonctiondans l’entreprise, égale à 0,5 sinon.

Ainsi, nous définissons FORMASPE telle que FORMASPE =DEPFORM × OBJFORM1. Les dépenses de formation des établissementssont pondérées par l’objectif prioritaire du plan de formation développé.Cette pondération indique qu’un objectif de nature spécifique à la firme aun poids deux fois plus important qu’un objectif à orientation générale.

En définitive, la somme des deux variables construites de rentes sursalaire et d’effort en formation spécifique permet d’obtenir un indicateurglobal du degré de spécificité du capital humain telle que . Sa distributionest la suivante :

Source : Enquête REPONSE 2004-2005, volet « Représentant de la direction », DARES.Champ : Établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.

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KHS Fréquence totale (effectif) Fréquence exprimée

Faible : KHS ≤1 28.87 (777) 40.53

Moyen : 1.5 ≤ KHS ≤ 2.5 27.68 (745) 38.86

Fort : KHS ≥ 3 14.68 (395) 20.61

TOTAL 71.24 (1 917) 100.00 (2 691)

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14

Responsabilité sociale des entreprises

et régulation économique

Virginie Forest et Christian Le Bas

INTRODUCTION

Il existe aujourd’hui une littérature large et variée traitant de la signifi-cation, des formes mais aussi de l’impact des pratiques de RSE (responsa-bilité sociale des entreprises). Une des conclusions essentielles quiémergent de ces travaux est que l’on ne peut considérer de tels comporte-ments comme de simples manifestations transitoires. Ces derniers ont prisune place croissante dans les pratiques de management mais aussi dans lesdébats sur les enjeux sociétaux relatifs au développement durable.

C’est ce premier constat qui nous amène à formuler l’hypothèsesuivante : la RSE correspond à une nouvelle institution en cours d’émer-gence et de diffusion, à une véritable « technologie sociale », pour reprendreici le concept proposé par Nelson [2003], étant entendu que les institutionssont pensées, dans ce cadre, comme fondamentalement inséparables desprogrès technologiques « physiques ». Par ailleurs, et de manière générale,les institutions possèdent naturellement une capacité régulatoire plus oumoins efficace et permettent notamment de donner de la stabilité auxcomportements des agents, d’aider à formaliser leurs représentations et destructurer leurs interactions, que ces dernières soient marchandes ou non.C’est dans cette perspective que nous souhaitons ici discuter du pouvoir derégulation de la RSE.

Nous nous appuyons donc sur une approche particulière de la RSE, en laconcevant comme un ensemble de règles nouvelles en voie d’institutionna-lisation, et donc comme une institution nouvelle, laquelle est néanmoinssusceptible de recouvrir des pratiques différenciées (sur ce thème, voirnotamment Dupuis et Le Bas [2005a]). Une telle hypothèse, qui noussemble féconde pour appréhender les enjeux relatifs à la croissance, à

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l’évolution mais aussi à la régulation des économies industrielles dominan-tes, peut être justifiée dans la mesure où elle mobilise au moins deux cadresthéoriques de l’analyse économique : l’approche évolutionniste et la théoriede la régulation.

L’approche évolutionniste reconnaît la complexité des relationsmarchandes mais aussi que le marché ne représente pas l’unique mode derégulation des activités des agents. Leurs interactions sont en réalité« encastrées » dans de plus larges structures : les technologies sociales, quiapparaissent comme essentielles au progrès technique, à la croissance et àl’évolution des économies. S’agissant de la théorie de la régulation, cettedernière considère les grandes institutions de l’économie comme crucialespour la régulation macroéconomique d’ensemble. En définitive, nousposons donc que la RSE existe, qu’elle a une certaine consistance et unecapacité régulatoire, fusse-t-elle en devenir.

Notre positionnement s’inscrit par ailleurs à l’opposé des thèses défen-dues par un auteur comme Reich [2008], pour qui « l’irresponsabilitésociale des entreprises » est un effet même du système capitaliste. Ainsi, lapression exercée par le consommateur désireux des prix les plus bas maisaussi celle de l’investisseur qui aspire à une rentabilité toujours plus élevéepoussent à instituer le principe de la valeur pour l’actionnaire comme seulguide de l’action collective. Cette tendance est si prégnante que les entrepri-ses ne peuvent survivre à long terme si elles n’offrent pas, dans le mêmetemps, les prix les plus compétitifs et les meilleurs rendements pour lesactionnaires. Dans ce cadre, la RSE représente au mieux une illusion. Ellen’existe pas, n’a donc aucune consistance et encore moins de capacité derégulation. Pour Reich [2008], la régulation est aujourd’hui fournie parl’intensification de la concurrence, laquelle s’est substituée aux régulationscaractéristiques du modèle fordien, fondées sur des accords conclus entregrandes entreprises et syndicats et « indirectement » avec les pouvoirspublics.

Avant d’en venir plus précisément à notre analyse, il nous apparaît utilede préciser, de façon introductive, les diverses définitions existantes de laRSE mais également les différentes acceptions des concepts de régulationet d’institution.

S’agissant d’abord des définitions possibles de la notion de RSE, de sesmodalités de mises en œuvre et de ses implications, quatre d’entres ellessont en définitive couramment mobilisées dans la littérature.

– Selon la Commission des Communautés européennes1, la RSE signifie« non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applica-bles, mais aussi aller au-delà et investir « davantage » dans le capital hu-main, l’environnement et les relations avec les parties prenantes ». Cette

1. Livre vert de la Commission des Communautés européennes, Promouvoir un cadreeuropéen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles, juillet 2001.

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première approche tend à souligner le caractère radicalement volontaire dela RSE, idée qui sera reprise dans la plupart des travaux ultérieurs.

– Un ensemble de travaux plus académiques considèrent essentiellementla RSE comme l’ensemble des comportements des entreprises qui visent àrégler des questions sociétales (davantage de justice dans les rapports so-ciaux et internationaux) et par là même sociales (affectant les parties pre-nantes de l’entreprise) et environnementales. La RSE désignerait ainsi despratiques nouvelles visant la prospérité économique, la justice sociale et laqualité environnementale [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004]. Lesauteurs soulignent toutefois que cette définition large de la RSE, sans douteégalement la plus consensuelle, est tributaire « à la fois de la capacité destructuration de la mobilisation – professionnelle et politique – sur ces ques-tions et de la capacité des acteurs à instrumenter la démarche », notammentpour éviter d’en rester au seul niveau du discours.

– D’un point de vue plus théorique, la RSE peut renvoyer plus globale-ment à la théorie des parties prenantes [Freeman, 1984]. Elle refléteraitmoins les arrangements institutionnels d’une économie dans laquelle les dé-cisions des firmes seraient prises dans le seul but de satisfaire les objectifs,principalement financiers, des actionnaires (shareholder economy), maisdavantage ceux d’une économie nouvelle, plus partenariale (stakeholdereconomy), où d’autres agents seraient aussi amenés à devenir des partenai-res « naturels » de la firme (salariés et/ou leurs représentants, consomma-teurs, fournisseurs, ONG, etc.).

– Enfin, pour certaines approches, la notion de RSE renvoie intrinsèque-ment au concept de développement durable. En d’autres termes, la RSE estcontenue dans une notion plus large et foncièrement dynamique lui donnantdu sens, en termes de durabilité de la croissance et du développement éco-nomique. Dès lors, la RSE devient indissociable des questions environne-mentales.

Venons-en à présent à une clarification de la notion de régulation. Làégalement, à l’image des diverses conceptions possibles de la RSE,plusieurs approches de la régulation économique coexistent. Ainsi, pour lecourant standard, il y a autorégulation lorsque les marchés fonctionnent demanière suffisamment efficace pour restaurer l’équilibre. Les déséquilibressont apurés progressivement au cours d’un processus de stabilisation ouencore d’équilibration. La théorie de la régulation propose, elle, une alter-native à cette approche classique, sans pour autant nier l’importance de cetteauto équilibration [Boyer, 1986 ; Billaudot, 2001]. La régulation serait cettefois assurée par les institutions économiques et non par le jeu naturel dumarché. Par ailleurs, sachant que les institutions évoluent et se transformentdans le temps, il en résulte parfois un affaiblissement de leur pouvoir régu-latoire. S’agissant des effets de la régulation économique, on peut utilementse reporter à l’ouvrage de Lichnerowicz et al. [1977] sur « l’idée de régula-tion dans les sciences ». Les auteurs, dans leur avant-propos, avancent

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quatre définitions possibles et donc quatre niveaux complémentaires derégulation :

– la régulation microéconomique, qui résulte d’un processus d’équili-bration entre agents et petites unités. Elle est essentiellement marchande,bien que les auteurs ne le précisent pas. Que le jeu de l’offre et de la deman-de possède un pouvoir régulatoire n’est pas contestable. On retrouve ici ladéfinition standard. Toutefois, rien n’indique que la stabilité soit systémati-quement assurée, l’histoire des bulles sur les marchés financiers en témoi-gne, ni même que le marché représente l’unique instrument de coordinationdu comportement des agents. À ce titre, on pourra utilement se reporter autravail ancien mais toujours pertinent de Kaldor [1939] et à ses remarquessur les propriétés de stabilité de la spéculation.

– la régulation macroéconomique, qui a trait à « l’inégalité entre épargneet investissement ». C’est ici que le « pontage » avec la théorie de la régu-lation est le plus évident ;

– la régulation par les règles du jeu, qui sont destinées, (i), à favoriserl’apparition et le maintien d’organismes sociaux et, (ii), à distinguer « lescoups permis des coups défendus ». Les agents « luttent » pour modifier cesrègles à leurs avantages. Dans la théorie économique moderne, les institu-tions représentent un autre terme pour désigner les règles du jeu ;

– la régulation publique. Dans la mesure où les déterminants de la crois-sance ne sauraient tous se manifester spontanément, une intervention publi-que forte est alors le plus souvent nécessaire afin de guider et de structurerun ensemble de décisions privées prises par les agents isolément.

Ces quatre aspects de la régulation sont bien entendu liés : les institu-tions sont indispensables au fonctionnement des marchés, la régulationmacroéconomique ne peut se passer de « microrégulations » [Bardelli,2006]. De même, la régulation publique est d’autant plus efficace que larégulation microéconomique procède de manière adaptée. Notons parailleurs que la théorie de la régulation tente en quelque sorte de tenir de frontces quatre définitions.

S’agissant enfin du concept d’institution, nous retiendrons ici la défini-tion récemment proposée par Hodgson [2006] : une institution peut secomprendre comme « un système de règles sociales suffisamment répan-dues qui structure des interactions sociales ». Plusieurs éléments permettentpar ailleurs de les caractériser plus précisément. En premier lieu, les institu-tions sont relativement stables au cours du temps [Hodgson, 2006]. Ensecond lieu, elles contiennent « naturellement » un certain pouvoir régula-toire car ce sont elles qui règlent les anticipations et les actions des agents.Elles contraignent en cela les comportements mais permettent, dans lemême temps, qu’ils se manifestent. Au plan analytique, une institution doitcependant être distinguée d’une organisation même si, dans l’approchewilliamsonnienne, les formes d’organisation des entreprises s’apparentent àdes institutions. Notons par ailleurs que cette distinction entre institution et

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organisation perdure dans la plupart des approches institutionnalistes[Boyer, 2003 ; Hodgson, 2006], l’organisation étant définie, elle, commeune structure de pouvoir ou un ensemble de routines visant à dépasser leséchecs de la coordination par le marché.

Si l’on conçoit la RSE comme une institution « encadrant » le compor-tement des agents, elle se distingue toutefois des comportements qu’ellepréfigure même si l’on ne peut observer les institutions qu’à travers lescomportements qu’elles modèlent. Il est en outre possible d’identifierd’autres constantes dans la littérature ayant trait à l’analyse des institutions :ces dernières sont fréquemment mobilisées pour apprécier les performances(terme défini ici au sens large) d’un pays, d’un secteur ou encore d’unerégion [Nelson et Sampat, 2001]. On se situe ici clairement au niveau de larégulation « règles du jeu » identifiée par Lichnerowicz et al. [1977]. Demanière à progresser encore, il est nécessaire d’appréhender plus finementle comportement des agents et de considérer alors que les « conventions »2

sont des règles institutionnelles. Pour ce faire, nous proposons deux exem-ples en regard desquels le pouvoir régulatoire des conventions qui sous-tendla RSE est manifeste [Dupuis et Le Bas, 2005a].

En premier lieu, la RSE peut être appréhendée comme un processus encours d’institutionnalisation, dont Petit [2003] a souligné le caractère struc-turant. Ce processus correspond au développement de règles, de conven-tions et de droits dans un domaine particulier, en différenciant leursconditions d’application et en étendant le champ des acteurs concernés[Petit, 2003, p. 234]. Toutefois, cette institutionnalisation ne correspond pasà une définition rigide des comportements ou à l’imposition stricte d’unerègle. Au contraire, les agents disposent de marges de manœuvre et d’appré-ciation, la frontière du délibératif demeurant floue et impliquant des valeurspolitiques et idéologiques variées. Les agents peuvent trouver légitime, ounon, les systèmes de contraintes qui viennent peser sur leurs décisions,« d’où l’intérêt de grandes conventions où des sociétés retiennent un projetassez général légitimant toute une série d’objectifs » [Petit, 2003, p. 239].L’auteur prend ainsi pour exemple la « grande convention » relative auplein emploi qui caractérise la période de l’après-guerre. Une telle conven-tion permet de donner un sens aux actions, réflexions et anticipations desagents, ouvrant ainsi des perspectives de croissance à moyen terme. C’estsur ce point qu’il existe, selon nous, un rapprochement possible avec lesdifférents travaux relatifs à la RSE. Cette institution nouvelle pourrait jouerun rôle similaire à une « grande convention » en organisant les anticipationsmais aussi « les croyances » des acteurs, notamment des managers, dans ledomaine des relations entre les parties prenantes et les comportements enfaveur du développement durable (comme, par exemple, l’internalisationdes externalités, dont l’importance a été soulignée par Pérez [2003]). À

2. Celles de l’école des conventions.

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l’appui de cette idée, notons que la RSE n’a pas donné lieu, pour le moment,à une réglementation stricte et fine qui viendrait fixer un champ d’applica-tion précis. Les pratiques de RSE, par ailleurs diversifiées, renvoient pourl’heure à des principes directeurs assez généraux. Il s’agit là d’un argumentfort mis en avant par les acteurs qui estiment qu’en matière de RSE, ilconvient de laisser les agents expérimenter et ne pas légiférer.

En second lieu, les comportements relevant de la RSE affectent les rela-tions entre les firmes dans la mesure où ils organisent les rapports entre lesparties prenantes. La RSE implique en effet une concertation entre acteurs,voire l’établissement de conventions « localisées », lesquelles ne pourraientvoir le jour dans le cadre d’une réglementation qui encadrerait trop forte-ment les comportements. La RSE peut alors s’interpréter comme l’émer-gence d’un nouveau paradigme managérial faisant suite à la perte delégitimité du modèle dominant de l’entreprise capitaliste, le modèle action-narial visant à le remplacer, le dépasser. La crise de ce modèle dominantrésulterait d’un affaiblissement de ses fondements institutionnels ou encorede ses « conventions constitutives » [Eymard-Duvernay, 2004, p. 106]. Dece point de vue, la RSE marquerait l’entrée dans une société en réseau,fondée sur un agencement de règles qui vise à donner la capacité de jugeraussi bien aux acteurs internes (insiders) qu’aux acteurs externes (outsiders)à l’entreprise. La RSE relèverait ainsi d’un modèle de stakeholders. Danscette perspective, l’instance de décision qui apparaît légitime n’est ni seule-ment l’entreprise, ni le marché, mais le réseau des acteurs internes et exter-nes à l’entreprise.

Pour en venir à présent à notre propre analyse, et dans le prolongementde recherches antérieures [Dupuis et Le Bas, 2005a], nous mettrons davan-tage l’accent sur la RSE comprise comme un ensemble d’institutions encours d’émergence, questionnant alors sa capacité à élaborer de nouvellesrègles et conventions destinées à construire des comportements plus« responsables » de la part des entreprises. Trois thématiques seront succes-sivement abordées dans notre contribution.

Nous resituons d’abord les comportements de responsabilité sociale parrapport au contexte nouvellement créé par le développement de la modula-rité comme système d’organisation mais aussi de régulation des relations ausein des filières productives. Nous montrons que la régulation n’est pas tantliée aux pratiques relevant de la RSE mais davantage aux règles du jeu cons-truites par les firmes d’une filière s’investissant sur un segment plus étroitet plus spécialisé en termes d’activités productives.

Dans une seconde partie, nous analysons de façon critique l’idée que laRSE pourrait constituer un ensemble d’institutions venant se substituer àcelles du rapport salarial fordien aujourd’hui en crise.

Nous avançons enfin que si la RSE possède bien une capacité régula-toire, l’urgence et l’acuité des problèmes économiques nationaux et interna-tionaux, en particulier ceux renvoyant à la protection de l’environnement et

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donc au « développement durable », nécessitent des solutions globales quine peuvent être du seul ressort des entreprises, si responsables souhaite-raient-elles être. Nous verrons cependant que de telles solutions peuventégalement s’articuler avec des compromis passés plus localement au niveaud’un territoire donné.

Nous débutons notre analyse en nous interrogeant sur les modalitésd’organisation de la production, laquelle façonne également la capacité derégulation de la RSE en tant qu’institution.

RSE ET RÉGULATION PAR LA MAIN VISIBLE : MODULARITÉ ET NOUVELLES RÈGLES DU JEU

La RSE a été en partie présentée ci-avant comme une approche du mana-gement qui implique un ensemble de « stakeholders », entendu commel’ensemble des agents ou des groupes d’agents qui ont des intérêts légitimespar rapport à l’entreprise. Cette approche repose sur l’idée que ces intérêtsvont au-delà de ceux des seuls agents détenteurs de la firme et doivent inté-grer à ce titre ceux des individus et organisations avec lesquels la firmenouent des relations marchandes : employés, instances représentatives deces derniers, investisseurs, fournisseurs, clients [Freeman, 1984 ; Jones,1995 ; Donalson et Preston, 1995]. En cela, la théorie des « stakeholders »fournit le modèle de management de la firme ayant un comportement deRSE. Sans vouloir reconsidérer l’importance du rôle joué aujourd’hui parces nouveaux acteurs3, il est utile de souligner que de profondes transforma-tions affectent aujourd’hui l’organisation des relations entre agents le longdes filières productives, ces transformations ayant elles-mêmes des implica-tions sur la vision de la RSE et de sa capacité régulatoire.

En effet, alors même que la concurrence associée aux mécanismes demarché (« la main invisible ») tend à répartir les moyens entre agents écono-miques (entre entreprises notamment), le management (« la main visible »)représente un système d’allocation des ressources entre différents emplois,différents types de produits ou différentes fonctions au sein de la firme. Lemanagement possède en cela une capacité de régulation des flux internes,laquelle se réalise de manière différente de la régulation par le marché. Lesrelations interfirmes, aussi bien en amont qu’en aval, peuvent être laisséessoit au jeu du marché, soit être organisées par des formes dites hybridescomme les alliances, les partenariats, la quasi-intégration verticale, fonction-nant alors sur la base de contrats ou de règles. C’est sur ce point particulierque nous souhaitons revenir ici. Les structures d’organisation des entreprises,tout comme les relations qu’elles entretiennent, se sont transformées en

3. Nous pensons plus particulièrement aux ONG dont on présente l’action dans l’environ-nement de la firme comme symétrique de celle des syndicats en interne.

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profondeur durant la décennie 1990 au point d’affecter durablement lesmodèles de management. Ces transformations de désintégration de la« grande unité active » (la grande firme chandlerienne), d’outsourcing et de« dé-conglomération » concernent les structures productives et les activitésd’innovation. Elles suggèrent une révision de la manière dont est appré-hendé le modèle de RSE.

Langlois [2003] a formulée une interprétation cohérente de l’histoirerécente de la grande entreprise industrielle. Bien que son approche s’appuieessentiellement sur le modèle américain, elle possède sans doute une portéebeaucoup plus générale. L’analyse qu’il propose part des réalités suivantes.Au cours des années 1980, les grandes entreprises ayant conservé leurs struc-tures organisationnelles des années 1960, celles de la « méga corporation »décrites par Chandler et Galbraith, ne sont plus en adéquation avec les nouvel-les réalités économiques. Deux de ces nouvelles réalités sont pour le moinscentrales. D’une part, les progrès des technologies aboutissent fréquemmentà diminuer l’échelle des processus de production, tout en simplifiant lesopérations et, d’autre part, la croissance démographique tout comme celle dupouvoir d’achat génèrent, en liaison avec le développement du commerceinternational, des marchés de plus en plus conséquents. De tels phénomènestendent à faire diminuer les coûts fixes (de structure) par rapport à la taille desmarchés (en d’autres termes, le coefficient de capital diminue). Pour Langlois[2003], ces tendances ouvrirent des opportunités puissantes pour casser lastructure verticale des organisations, celle de la « méga-corporation ». Dansles années 1960, la dynamique interne propre à cette forme organisationnellela poussait à mettre en œuvre une diversification et ce à grande échelle. Lemoteur de ce processus avait d’ailleurs été perçu avec une grande acuité parEdith Penrose : les managers ont alors cherché à redéployer leurs savoir-fairesur d’autres activités et sur l’ensemble des compétences oisives de l’organisa-tion. Le mouvement de diversification prit une forme organisationnellenouvelle : le conglomérat. Ce type de structure permettant de gagner en flexi-bilité, il devint alors aisé, lorsque survinrent les opportunités nouvelles desannées 1980, de défaire et de déplacer les différentes divisions de la « méga-corporation » multi-unités, encore qualifiée de forme M (multi-produit). Ladiversification ayant pris une échelle et des formes extrêmes, parfois mêmeaberrantes, il devint nécessaire de réinvestir l’activité principale et de recen-trer celle-ci sur les « compétences-cœur » [Hamel et Prahalad, 1990]4. Toute-fois, on ne revint pas à la structure chandlerienne d’avant le conglomérat, lafirme demeurant plus spécialisée et moins verticalement intégrée. Cette

4. La thèse de Langlois a toutefois été remise en cause par les données de Whittington etal. [1999] qui tendent à montrer, au contraire, que la forme conglomérale, loin de disparaître,persiste y compris pour les trois grandes économies européennes (Allemagne, France,Royaume-Uni). Kay [2002] suggère, en guise d’explication, que ce type de structure est plusapte à tirer profit des environnements marqués par des turbulences technologiques (voir aussiWhittington et Mayer [2002]).

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structure nouvelle pousse d’ailleurs assez loin l’externalisation de certainesfabrications ou services (« outsourcing »).

On assiste, parallèlement à l’évolution des formes organisationnelles, audéveloppement d’une nouvelle orientation dans la stratégie des entreprises :la modularité, tant au niveau des produits que des fonctions. Les firmesmettent en place un système modulaire et ce dès la conception du produit,de manière à pouvoir solliciter davantage des sous-traitants (« productsdesign organizations ») [Sanchez et Mahoney, 1996]. Une telle modularitéconcerne notamment l’industrie automobile, la construction électronique àfinalité informatique, l’industrie aéronautique ou encore celle du logiciel.Ce système repose sur la production modulaire : les composants d’interfa-ces sont standardisés entre les différents stades de la filière de production.Aussi, à la différence de la production de masse, qui ne standardise que lesproduits et les procédés, la modularité standardise également quelque chosede plus abstrait : les règles de jeux. Les composants d’interface jouent ici unrôle crucial, celui d’incorporer les mécanismes permettant aux différentsacteurs de se coordonner. Aussi, la modularité réduit les besoins de l’inté-gration verticale et donc du management. Un tel système est par ailleursadapté aux attentes nouvelles des consommateurs, car si les composantspeuvent être produits avec des économies d’échelle, le produit final peutêtre réglé plus finement sur les besoins de la demande. L’ensemble desproducteurs est ainsi à même de répondre rapidement aux changements del’environnement économique [Sanchez, 1995]. Langlois [2003] tire de cetteanalyse l’idée que le management, « la main visible », c’est-à-dire l’autoritéqui alloue les ressources au sein des organisations composées de plusieursétapes de production et/ou d’une portion de filière, tend à « disparaître » ouencore à « s’évanouir ». Cette approche doit être comprise comme la fin dela grande entreprise chandlerienne (la « mega-corporation » multi-produitsou multi-unités) du fait de la « déverticalisation » des processus de produc-tion mais aussi, nous l’avons évoqué, du fait de la coordination de la tech-nologie via la modularité.

Par ailleurs, à ce constat se combine l’incapacité des grandes firmes àappréhender les implications organisationnelles de ces changements tech-nologiques majeurs, liée, d’une part, à une inadéquation entre opportunitéset « routines » pour allouer des ressources aux projets d’innovation et,d’autre part, à une plus grande spécialisation dans la production des savoirs[Pavitt, 2003]. Dans nombre de secteurs, la grande entreprise reporte sur sesfournisseurs les efforts d’innovation : les firmes pharmaceutiques sur les« contract research organisations », dans l’automobile sur les équipemen-tiers, dans la chimie sur les « specialized engineering firms », dans le logi-ciel et les nanotechnologies sur un vivier de start-up [Lesourne et Randet,2006, p. 210]. Selon ce nouveau paradigme dit d’open innovation, l’entrepriseintègre en partie et « outsource » l’autre partie de ses efforts d’innovation[Chesbrough, 2006]. On observe un trend croissant dans la structure de la

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division du travail d’innovation sous l’effet des opportunités offertes par lesnouvelles technologies de l’information qui permettent de mettre en placedes innovations organisationnelles. Par ailleurs, le développement d’unsystème de brevet solide sécurise des anticipations des innovateurs quantaux retombées économiques des innovations et permet des coopérationsinterfirmes. Il est dès lors possible de tirer de cette analyse quelques ensei-gnements quant aux pratiques de RSE.

En premier lieu, de manière paradoxale, alors que l’espace industriel surlequel porte la « main visible » se rétrécit, suite au mouvement d’outsour-cing et de (re) spécialisation industrielle et technologique (ou en termes decompétences technologiques), il s’impose à l’entreprise une exigenced’élargissement du champ de sa responsabilité, intégrant maintenant desaspects sociétaux ou environnementaux quelque peu délaissés dans la phasede croissance fordienne. Bien qu’intéressante, il nous faut cependant nuan-cer notre analyse dans la mesure où ces tendances, pourtant bien réelles,n’ont pas encore laissé de traces fortes dans les structures industrielles.C’est notamment ce que soulignent Dosi et al., [2007] suite à une analysestatistique relative à l’évolution des structures industrielles. En effet, lesauteurs relèvent que ce trend ne correspondrait pas à une disparition brutalede la firme chandlérienne multidivisionelle en faveur de firmes de plus peti-tes tailles et moins intégrées.

En second lieu, si la fonction d’allocation des ressources régie par lemanagement, « la main visible », voit son échelle diminuer, on ne revientpas pour autant à la « main invisible ». La coordination entre firmes le longd’une filière de production d’un bien final est également confiée, sans douteà titre principal, à des institutions/règles/normes privées, et non plus à larégulation marchande classique (la régulation « concurrentielle » propre àla théorie de la régulation). De ce point de vue, le rôle du brevet est tout àfait crucial dans le modèle de la division du travail d’innovation.

En troisième lieu, ce trend est ambigu au regard de la RSE. La tendanceplus forte à l’outsourcing peut induire, dans les représentations des mana-gers, l’idée que ce qui se fait ailleurs, au-delà du périmètre de l’entreprise,n’est plus de leur responsabilité notamment quant aux différentes dimen-sions du rapport salarial. C’est alors l’exigence éthique au cœur de la RSEqui constituerait la force de rappel et ce en relation avec la législation. Danscette perspective, l’établissement de relations économiques avec des sous-traitants supposerait que l’on se préoccupe de leurs pratiques et qu’on lesoblige à en rendre compte. Ce faisant, la RSE ne serait plus conçue commeun ensemble de pratiques simplement volontaires mais bien comme unenorme imposée que les entreprises devraient adopter.

En quatrième lieu, les caractéristiques de la RSE semblent particulière-ment adaptées à l’émergence et au fonctionnement de ces nouvelles règlesdu jeu. Des relations apaisées, un climat de confiance, un cadre de représen-tation de long terme avec les parties prenantes, en particulier avec les sous-

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traitants et les fournisseurs, doivent ou du moins devraient favoriser la cons-titution de règles du jeu « gagnant-gagnant » et aider au fonctionnementdurable et efficace (régulatoire) de la filière et du réseau d’acteurs.

Enfin, si l’approche par les contrats fait apparaître que la RSE correspondà un modèle plus partenarial de gouvernance de la firme, les hypothèses derecherche les plus récentes dont Dupuis [2008] rend compte, tendent à asso-cier la RSE à l’émergence d’une gouvernance en réseau, laquelle participe demanière croissante à un ajustement des mécanismes de régulation.

L’analyse que nous venons de conduire permet de souligner en quoi laRSE porte actuellement une certaine capacité régulatoire des activitéséconomiques, notamment au regard des modalités nouvelles d’organisationde la production caractérisée par la modularité. Pour autant, la RSE peut-elle venir remplacer le rapport salarial fordien en crise ? C’est précisémentcette question que nous souhaiterions à présent soumettre à l’analyse.

LA RSE COMME INSTITUTION POTENTIELLEMENT CANDIDATE À LA SUCCESSION DU RAPPORT SALARIAL FORDIEN

Dans quelle mesure la RSE peut-elle être appréhendée comme une insti-tution candidate à la succession du rapport salarial fordien ? Et, de manièrecomplémentaire, peut-on considérer la RSE comme une institutionnouvelle, susceptible de préfigurer des rapports sociaux alternatifs à lavision postfordienne des relations industrielles et sociales ?

Aussi, et afin de mieux cerner les enjeux propres à ces questionnements,nous nous proposons de mobiliser certains des outils d’analyse propres à lathéorie de la régulation, en tant qu’ils permettent d’analyser l’émergence etle développement de nouvelles « formes institutionnelles », comprisescomme « la codification d’un ou plusieurs rapports sociaux fondamentaux »[Boyer, 2003].

Rappelons en premier lieu que l’approche régulationniste pose l’exis-tence de cinq « formes institutionnelles ». Ainsi, les formes de la monnaie,de l’État, du rapport salarial, de la concurrence, ainsi que les modes d’inser-tion dans la sphère internationale, permettent d’identifier et de caractériser« l’origine des régularités sociales et économiques observées » dans unepériode de temps singulière [Boyer et Saillard, 1995 ; Boyer, 1986 ; Billau-dot, 2001]. Rappelons également qu’un « mode de régulation », définicomme un « ensemble de médiations qui maintient les distorsions produitespar l’accumulation du capital dans des limites compatibles avec la cohésionsociale au sein des nations », articule ces cinq formes institutionnelles[Boyer, 2003]. De plus, les rapports des unes aux autres, et plus particuliè-rement la prédominance de certaines formes, contribue à définir les traitsspécifiques de l’accumulation du capital et de la régulation du systèmeéconomique et social. Par ailleurs, l’analyse des différentes configurations

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du rapport salarial, et donc du rapport capital-travail et des relations entrel’organisation du travail, le mode de vie des salariés et les modalités dereproduction de la force de travail occupent une place centrale au sein de lathéorie de la régulation [Boyer et Saillard, 1995]. À ce titre, le rapport sala-rial fordiste, caractéristique de la période de croissance d’après-guerre, estconsidéré par la théorie de la régulation comme absolument déterminantpour expliquer la croissance économique et sa régularité, correspondant encela au mode de régulation caractéristique des trente glorieuses. C’est juste-ment sa remise en cause, entamée avec la crise des années 1970, qui a signéla fin du « compromis fordiste » (le donnant-donnant accroissement de laproductivité/amélioration du pouvoir d’achat).

Plusieurs auteurs ont souligné que les pratiques de type RSE sont préci-sément apparues avec, ou en léger décalage avec cette crise du rapport sala-rial fordien, pouvant constituer une réponse, même partielle, à cette crise[Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004 ; Le Bas, 2004a ; Postel et al., 2006].À titre d’exemple, la dimension éthique contenue dans la problématique dela RSE autoriserait une remobilisation des salariés jusqu’alors plus oumoins désengagés de ces questions. Elle permettrait également de restaurerla confiance, d’offrir une forme nouvelle de contrat social [Salmon, 2002]et de redonner ainsi du poids à l’individu auparavant « écrasé » par lecollectif, lui permettant alors de redevenir « acteur » [Postel et al., 2006].L’évolution constatée des pratiques de gestion ressources humaines,centrées sur la valorisation des compétences individuelles, témoigne enpartie de cette logique. Toutefois, il est essentiel de souligner que ce voletéthique propre aux discours et aux pratiques de RSE s’accompagne parallè-lement d’une flexibilisation croissante de la main-d’œuvre, associée le plussouvent à un développement de formes précaires d’emploi.

Pour autant, si cette transformation du rapport salarial est aujourd’huilargement admise, est-elle suffisamment puissante pour faire naître unnouveau mode de régulation ? Si cette idée semble séduisante, on peutcependant émettre quelques réserves quant à la capacité de la RSE à consti-tuer un rapport salarial nouveau, possédant des propriétés stables de régula-tion, à l’image de ce que le fordisme avait institué. Il y a, à notre sens, desdifférences fortes entre la puissance de la norme d’efficacité productive durapport salarial fordien et les nouvelles dynamiques que peuvent générer lesdémarches éthiques telles que nous les évoquions.

Cependant, la RSE, en tant que nouveau système de valeurs, apparaîtcomme parfaitement compatible avec des formes « non agressives » d’indi-vidualisation. En effet, elle ne semble pas en contradiction avec la mise enplace de certains éléments d’une régulation concurrentielle, c’est-à-dired’un plus grand recours aux ajustements par et sur les marchés, notammentdu travail, tout en conservant parallèlement une gestion publique des systè-mes de santé et de formation. La RSE peut ainsi être considérée, dans unecertaine mesure, comme en adéquation avec cette tendance à l’individuali-

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sation puisqu’elle repose sur l’idée qu’en matière de responsabilité socialeet sociétale, c’est à l’entreprise de définir elle-même ce qu’elle souhaitefaire, tout en restant dans le cadre de la législation existante. Elle s’accom-mode donc d’une régulation où l’État occupe un rôle moindre et ce pourplusieurs raisons. En premier lieu, les pratiques de type RSE tendent à faireprendre en compte, par l’entreprise, un certain nombre d’actions qui concer-nent la société civile. En second lieu, la gestion de certaines externalités,notamment environnementales, peut être réalisée au niveau des firmes, dumoins en partie. Enfin, la RSE s’accorde assez bien avec une organisationplus flexible de la production, comme nous l’évoquions.

Toutefois, aucune autre forme institutionnelle stabilisée ne vient rempla-cer le rapport salarial fordien. Si la RSE a pu être envisagée comme uneréponse à la crise du fordisme, elle ne correspond pas directement à uneforme particulière de rapport salarial. La RSE constitue en réalité une insti-tution plus large que la seule sphère salariale puisqu’elle participe à lagestion des rapports avec les stakeholders, et qu’elle traite également desquestions d’éthique et d’environnement.

Par ailleurs, on s’accorde à reconnaître aujourd’hui une réelle impor-tance aux formes de concurrence [Petit, 2003]. Pour cette raison, et parceque la RSE est également liée aux formes de concurrence, il s’avère perti-nent d’en expliciter la signification. Suivons le raisonnement proposé parPetit [1998, p. 180] :

Ce que l’on entend par formes de concurrence dépasse le cadre étroit de simples en-sembles de réglementations organisant l’accès aux marchés et la libre concurrencepour inclure tout l’écheveau des médiations qui concourent à la mise en œuvre et à laréalisation de transactions entre individus.

Dans cette conception étendue, les formes de concurrence concernentl’ensemble des relations entre agents ou unités économiques, à l’exceptiondes relations proprement salariales. Il s’agit là d’un vaste ensemble de rela-tions qui incluent non seulement les transactions effectuées par les produc-teurs, mais aussi l’ensemble de celles réalisées par les consommateurs.C’est même du côté de ces derniers qu’il faut envisager des transformationsimportantes, notamment pour la période contemporaine. Plus précisément,l’évolution du rapport entre producteurs et consommateurs est susceptiblede devenir une des caractéristiques fortes du nouveau régime. Ainsi,plusieurs transformations importantes des rapports de concurrence ont lieusous l’effet de ces changements cruciaux, dont notamment : l’accélérationdes périodes de production et de consommation, l’internationalisation crois-sante des activités, la déréglementation de certains secteurs (comme celuides télécommunications ou encore les services publics).

Dans cette perspective, la RSE peut s’interpréter comme une compo-sante de la refonte des grandes formes institutionnelles soutenant le régimede croissance. Cependant, la RSE ne peut être pensée, à strictement parler,comme une configuration institutionnelle distincte, fondée sur l’expansion

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de la sphère des parties prenantes à l’ensemble des activités [Petit, 2003].Elle déborde du strict champ microéconomique. Certains travaux ont égale-ment mis en évidence les spécificités nationales quant à son contenu et sonrythme de diffusion [Dupuis et Le Bas, 2005b].

C’est pourquoi l’analyse que nous venons de conduire nous amène àformuler l’hypothèse de recherche suivante : la RSE représente une compo-sante du changement institutionnel actuellement en œuvre, qui affectenécessairement les formes institutionnelles propres au mode de régulationde l’économie (et non uniquement le rapport salarial). Cette hypothèsegagnerait par ailleurs à être appréhendée en mobilisant les approches relati-ves aux transformations des modes de gouvernance [Aglietta et Rébérioux,2004 ; Perez, 2003].

Finalement, il apparaît que la RSE, pour l’approche régulationniste, n’estpas une forme institutionnelle nouvelle, au sens donné à ce terme dans la théo-rie de la régulation, mais plutôt un nouveau type de comportements, porteursde nouvelles valeurs. À notre sens, la RSE représente une nouvelle institutionqui affecte transversalement plusieurs formes institutionnelles, et peut-êtreplus spécifiquement les formes de la concurrence et du rapport salarial.

RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES ET RÉGULATION PUBLIQUE

L’institutionnalisation des pratiques de responsabilité sociale dans lemanagement ne peut se faire en comptant uniquement sur le seul comporte-ment des entreprises et en rejetant une régulation plus globale [Le Bas,2004b]. Celle-ci s’impose d’autant plus que l’on souhaite que ces pratiques deRSE se diffusent et se densifient, tout en conservant un cadre souple conve-nant mieux à leur développement. Plusieurs arguments plaident en ce sens.

En premier lieu, le modèle de la stakeholder economy que porte la RSEprésente certaines limites. Les parties prenantes peuvent être représentéespar des agents économiques (les actionnaires, les salariés, les fournisseurs,etc.), mais il est délicat d’identifier des agents à même de représenter l’envi-ronnement, autrement que sur l’échelle d’un territoire. Par exemple, quipeut s’exprimer pour les espèces menacées, la baisse de la biodiversité ouencore la dégradation des écosystèmes : les consommateurs ? Lescitoyens ? Certes, mais selon quelles modalités ? On voit bien ainsi, parexemple, qu’avec les questions environnementales qui affectent l’ensemblede la planète, c’est à la communauté internationale d’adopter des mesuresrelatives à ces biens publics mondiaux. Cette question renvoie également àun problème plus général concernant la place de la société civile dans ceprocessus de régulation. Il serait naturellement trop rapide, voire vain ouinadapté, de réintroduire un État « tout puissant » qui se substituerait à unesociété civile de plus en plus active. Pour autant, certains enjeux étantd’emblée nationaux, internationaux, voire globaux, c’est donc à ces niveaux

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que certaines questions ou revendications générales prennent sens et c’estsouvent à ces niveaux que des solutions peuvent être élaborées puis misesen œuvre par les États.

En second lieu, les pratiques de responsabilité sociale sont coûteusespour l’entreprise ou le groupe d’agents (les parties prenantes) qui les met enplace. Elles risquent notamment de les pénaliser dans un contexte deconcurrence accrue et le plus souvent mondialisé. Dans ces conditions, desnormes environnementales, sociales, commerciales qui s’imposeraient à unensemble d’entreprises apparaissent nécessaires. L’économie contempo-raine se caractérise par une forte différenciation des produits et ce depuis lesdeux dernières décennies. Les caractéristiques desdits produits doivent êtrecertifiées, tout comme doivent l’être leurs conditions de production, d’utili-sation et de dégradation. On conçoit aisément que ce n’est pas à l’entreprisede définir de telles normes, bien qu’elle puisse participer directement ouindirectement à ce processus. Là encore, une normalisation de jure participed’une régulation globale. La théorie de la régulation a justement soulignéque les institutions cruciales de l’économie présupposent un pouvoir politi-que et une codification juridique, ce que Perroux a appelé la régulationpublique [Lichnerowicz et al., 1977]. Celle-ci reste nécessaire même dansun monde où les entreprises, et plus généralement les agents, seraient socia-lement responsables. La RSE ne peut se construire contre la réglementation,mais avec elle. C’est pour cette raison que la définition que donne laCommission européenne de cette responsabilité implique le respect de touteréglementation issue de la volonté commune. Nous pensons plus particuliè-rement au droit du travail et à la réglementation sociale. Il ne peut s’agir parexemple, pour l’entreprise responsable, de mettre en œuvre une politiqueexclusive de régulation par le marché du travail, en ignorant les codes etautres réglementations en la matière.

Enfin, la question de la responsabilité sociale de l’entreprise correspondà un phénomène éminemment complexe dans la mesure où elle entremêledes dimensions juridiques, comptables, économiques et sociétales quiappellent, nous l’avons vu, des régulations globales. La firme, au planmicroéconomique, ne peut seule construire les articulations nécessairesentre ces multiples dimensions. Par ailleurs, des accords ou compromispassés localement ne sont pas toujours reproductibles : la somme desoptima locaux ne conduit pas nécessairement à l’optimum social. Il est desthématiques, comme la redistribution des revenus ou la cohésion sociale,qui nécessitent une vision et une implication de la société prise dans saglobalité. Pour autant, si l’intervention des États reste indispensable, elle necondamne pas un modèle de régulation locale, qu’il est d’ailleurs possibled’articuler aux diverses problématiques propres à la RSE.

C’est en tout cas la position tenue par Veltz [2008], auteur qui a récem-ment proposé un argumentaire démontrant la pertinence d’une régulationpublique locale. Cette dernière tient aux raisons suivantes :

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1. les enjeux technologiques, industriels et environnementaux relatifs audéveloppement des entreprises imposent une approche fine et localisée desajustements relatifs aux excès et/ou aux pénuries de qualification. Dans cecontexte, une gouvernance territorialisée des marchés de l’emploi devientstratégique [Veltz, 2008, p. 211] ;

2. la création et la mise en œuvre de « biens collectifs de laconcurrence » (infrastructures de formation, de transports, outils de mutua-lisation de certains financements, etc.) peuvent se faire plus aisément auniveau local et avec davantage d’effet. À ce titre, on sait, depuis les apportsdes théories de la croissance endogène, quels sont les effets de levier de cespolitiques locales, lesquelles sont d’ailleurs souvent déterminantes pour ledéveloppement et la croissance des PME sur un territoire donné ;

3. la montée des incertitudes liées à l’émergence d’un contexte économi-que qui se complexifie, contexte à la fois plus « étendu » car soumis auxeffets de la mondialisation, mais aussi plus « ouvert » du fait de l’intensifi-cation de la concurrence, requiert que les instances locales instaurent un« monitoring stratégique » pour permettre aux agents de réagir avec intelli-gence et anticipation.

Or, les acteurs de cette nouvelle régulation collective, locale ou régio-nale, ne sont pas seulement publics, les acteurs privés ont également un rôleà jouer [Veltz, 2008]. Plusieurs types de gouvernance locale émergentalors : les systèmes productifs locaux, les clusters ou encore les réseaux(souvent de sous-traitants, mais pas seulement), organisés et agencés par lesgrandes firmes (l’automobile constituant un archétype), instituent un modede gouvernement à fondement territorial afin de mettre en œuvre des politi-ques volontaristes.

L’idée centrale ici est que les pratiques de RSE des entreprises, quis’articulent nécessairement avec celles des acteurs des différents territoires,doivent contribuer, à leur échelle, à cette régulation locale. Par ailleurs, lesterritoires (régions, villes, etc.) ont fréquemment mis en œuvre des politi-ques responsables, tant au plan social qu’environnemental. Ces deux phéno-mènes doivent dès lors pouvoir se rencontrer, de telles interactionsconstituant un facteur positif œuvrant à la mise en place d’institutions degouvernance locale.

Toutefois, et pour conclure sur ce point, même si les modes de régulationinstitués localement importent, notamment dans un environnement écono-mique où les entreprises sont responsables socialement, un contrôle de lasociété sur ces dernières, via la normalisation ou la réglementation, resteselon nous indispensable, particulièrement pour que les objectifs des diffé-rentes unités actives soient compatibles entre eux5. La question centrale estalors de savoir quelle forme ces objectifs doivent prendre

5. Position également défendue par Delchet et al. [2008].

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Nous avons par ailleurs montré, en nous appuyant sur les recherches deVeltz [2008], que le(s) niveau (x) local (aux) peuvent être pertinents, mêmedans un environnement économique plus internationalisé. Cependant, ilsemble assez clair que certaines questions particulièrement centrales appel-lent des réponses mondiales et pas seulement s’agissant des problèmes envi-ronnementaux (encore qu’ils soient cruciaux)6.

À ce titre, trois problèmes nous apparaissent comme devant être appré-hendés par les instances politiques internationales : la question des externa-lités liées à l’environnement, l’équité dans les relations commercialesinternationales et l’harmonisation par le haut des normes de relations socia-les de travail. Ce dernier point est particulièrement sensible. Des conditionsde travail d’un autre âge (et pas uniquement dans les pays pauvre du sud)sont aujourd’hui difficilement acceptables. Elles affectent la concurrenceentre entreprises et pourraient expliquer des décisions de délocalisations desites industriels. Dès 1972, l’Organisation internationale du travail (OIT) aentamé un travail de réflexion sur les fondements de la RSE. Il y a ici unretard de la responsabilité politique mondiale pour mettre en œuvre unerégulation plus responsable. Aussi, les actions propres à la RSE doivent êtrepensées comme complémentaires des régulations plus globales et des régle-mentations publiques, ce qui par ailleurs laisse des opportunités d’initiativeset d’innovations aux entreprises, notamment de manière localisée.

CONCLUSION

La RSE a certainement localement un pouvoir de régulation, et donc de« microrégulation » [Bardelli, 2006]. Toutefois, cette thèse est selon nouspeu adaptée à la nouvelle dynamique d’organisation industrielle desrapports entre entreprises fondés sur la modularité, qui repose sur le rétré-cissement de la « surface » de l’entreprise et l’établissement de nouvelles« règles du jeu ». De plus, cette régulation localisée ne signifie pas que laRSE puisse être un substitut immédiat du rapport salarial fordien en crise.Enfin, elle requiert encore une dose de régulation publique et, sans nuldoute, à un niveau d’emblée supranational. Alors que la régulation publiquedemeure toujours nécessaire, se pose alors la question de l’articulation entrerégulation publique globale (nationale ou internationale) et évolution descomportements microéconomiques. Cette question, qui était réglée dans lemodèle fordien, reste entière aujourd’hui. Là encore, nous rejoignons lemessage de la théorie de la régulation : les régulations partielles (ou locales),

6. Les poursuites juridiques avec d’importantes demandes de dommages et intérêts jouentaussi un rôle disciplinaire envers les dirigeants. Encore faut-il noter que cette réforme des loiset l’évolution vers plus de moralisation dans les affaires s’échelonnent de façon très différenteselon les pays, en termes d’obligations et de fermeté dans leur application. Ici aussi une régu-lation supranationale et globale semble nécessaire.

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assurées par chacune des grandes institutions (le rapport salarial, lesrapports de concurrence), doivent rester cohérentes et c’est bien le but de larégulation globale que d’en définir la structuration.

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L’entreprise définie par ses responsabilités ?

François Gaudu

INTRODUCTION

L’actualité du thème de la « responsabilité sociale de l’entreprise »conduit à se demander si l’entreprise peut être définie par ses responsabili-tés. Y a-t-il quelque chose à décrire et à analyser, au-delà bien entendu desresponsabilités que tout acteur social supporte (responsabilités nées descontrats, responsabilité pénale, responsabilité civile délictuelle…) ? Onpeut ainsi envisager de s’interroger, non pas sur l’espace de l’entreprise (ses« frontières »), mais sur son rôle et sa nature.

Le point de départ peut être fourni par deux articles classiques que PaulDurand a publiés dans Droit social en 1945, « Le particularisme du droit dutravail »1 et « Les fonctions publiques de l’entreprise privée »2.

L’objet particulier de chacun de ces deux textes répond, assez largement,aux deux termes de la distinction allemande entre Gemeinschaft (commu-nauté) et Gesellschaft (société). La distinction n’a aujourd’hui plus guèrebesoin d’être expliquée, tant la notion de « communauté » est devenuebanale en France. L’entreprise est ainsi chargée de deux sortes de responsa-bilités, responsabilité vis-à-vis d’un groupe de dimension limitée (une« institution », pour Paul Durand) et responsabilité vis-à-vis de l’ensembledu corps social.

Avant d’aller plus avant, il est nécessaire de rappeler les trois sens perti-nents – dont les deux premiers, au moins, sont opératoires – que prend levocable d’« entreprise » en droit français :

(1) L’entreprise peut d’abord être définie comme une activité, d’uncertain genre, qui constitue le critère d’application de règles particulières.C’est par exemple l’impresa du droit italien, qui entraîne la qualification

1. Droit social 1945.298.2. Droit social 1945.246.

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d’impreditore3, et la soumission de l’activité aux dispositions d’une subdi-vision spéciale du Code civil italien. C’est encore l’entreprise au sens del’ex-article 85 (actuel article 81) du traité instituant les Communautés euro-péennes, soumise dès lors au droit de la concurrence. En ce sens, l’ANPEfrançaise est une « entreprise ». L’article 1780 du Code civil, lorsqu’il défi-nit l’ex-contrat de louage de services4, voit dans l’entreprise une activité. Lanotion, prise en ce sens, épuise ses effets en soumettant l’entreprise à unerègle donnée.

(2) L’entreprise peut aussi être définie comme un bien, objet d’appro-priation ou d’opérations diverses. C’est ainsi que le droit des « faillites », oudu redressement judiciaire des entreprises en difficulté, parle de « cessionde l’entreprise »5. Or ce sont, dans nos sociétés, des choses et non despersonnes que l’on vend. Dans le même sens, le droit italien distingue del’impresa l’azienda6, ensemble de moyens organisés en vue d’une certainefin. Le droit communautaire n’ignore pas cette signification : la directive du12 mars 2001 relative au transfert d’entreprise est applicable à l’entitééconomique maintenant son identité, « entendue comme un ensemble orga-nisé de moyens, en vue de la poursuite d’une activité économique »7. C’étaitd’ailleurs le sens attribué depuis longtemps à l’article L 122-12, al. 2 duCode du travail (L 1224-1), dont l’interprétation jurisprudentielle nepouvait faire autrement que de traiter l’entreprise comme un bien8.

(3) Enfin, il est souvent pris comme synonyme utilitaire de société oud’employeur.

Les débats contemporains – responsabilité sociale de l’entreprise, reféo-dalisation de la société…– ouvrent-ils de nouvelles perspectives ? Est-ilpossible de définir des droits et des devoirs de l’entreprise, au-delà ducontrat et des causes traditionnelles d’imputation de la responsabilité ? Auxquestions du moment, il est tentant d’appliquer la grille de lecture utilisée ily a un demi-siècle par Paul Durand, en envisageant successivement l’entre-prise comme une communauté et comme un acteur de la société civile.

L’ENTREPRISE COMME COMMUNAUTÉ

Dans la lutte qui a opposé le contrat et l’institution, c’est assurément lepremier qui l’a emporté. Ne voit-on cependant pas se constituer, en raison

3. Art. 2082 s. C. civ. it.4. On ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée.5. Art. L 642-1 s. C. com.6. Art. 2555 s. C. civ. italien ; la parenté sémantique avec l’hacienda espagnole saute aux

yeux.7. Art. 1, b) de la directive 2001/23/CE du 12 mars 2001.8. Cf. F. Gaudu, R. Vatinet, « Les contrats du travail », in « Traité des contrats », dir.

J. Ghestin, LGDJ 2001, n° 401.

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de l’essor du contrat, avec la précarisation et, plus largement, la« marchandisation » des rapports sociaux que cet essor emporte, denouveaux rapports de dépendance, qu’il est tentant par antiphrase républi-caine d’assimiler à de nouvelles formes de vassalité ? La thèse peut semblerparadoxale, mais elle est soutenue.

Le recul de la théorie institutionnelle de l’entreprise

Pourquoi la thèse institutionnelle9 n’est-elle plus guère défendue ?Lorsque Paul Durand a promu la théorie institutionnelle de l’entreprise,

il poursuivait vraisemblablement deux objectifs :(1) Le premier objectif est d’ordre politique. Pendant la Seconde Guerre

mondiale, puis à la Libération, la France vit dans un contexte d’économiedirigée : contrôle des prix, contrôle de l’emploi, nationalisations… Endéfendant la thèse de la « socialisation de la liberté d’entreprendre », PaulDurand allume un contre-feu ; c’est, en réalité, un argument à l’appui de cequi demeure de liberté du marché qu’il présente. Cette préoccupation, bienévidemment, est aujourd’hui caduque.

(2) L’objectif politique s’étaie avec un objectif technique : il s’agit derendre compte de phénomènes juridiques difficiles à expliquer par lerecours aux doctrines classiques, en faisant appel à une source de droit alter-native à la loi et au contrat :

(a) Qu’est-ce qui justifie le pouvoir reconnu à l’employeur de soumettreles salariés à un règlement intérieur d’entreprise ? La jurisprudence del’époque fait mine d’y voir un effet du contrat, mais l’analyse est trèsfragile, puisqu’en cas d’introduction ou de modification d’un règlementintérieur, le salarié y est immédiatement soumis sans avoir à y consentir. Or,à l’époque, il n’existe pas non plus de fondement législatif au pouvoir régle-mentaire du chef d’entreprise.

(b) Qu’est-ce qui justifie, même en l’absence de règlement intérieur, lepouvoir disciplinaire « inhérent à la qualité de chef d’entreprise » (arrêtPoliet et Chausson, 194510).

(c) Comment peut-on expliquer la soumission au droit du travail depersonnes qui n’ont pas consenti, et ne se trouvent donc pas dans une situa-tion contractuelle (prisonniers allemands affectés autoritairement dans lesentreprises françaises, personnes soumises au Code de l’indigénat,réquisitionnés…) ? Dans la théorie jusqu’alors admise, la relation de travailnaît d’un acte de volonté, d’un contrat (même si, une fois le contrat formé,les rapports entre les parties sont largement dictés par la réglementation,

9. V. not. J.A. Broderick, « La notion d’“institution” de Maurice Hauriou dans sesrapports avec le contrat en droit positif français », Archives de philo. du droit, t. XIII, « Surles notions de contrat », Sirey 1965, p. 143.

10. Soc. 16 juin 1945, Droit social 46.427, note P. Durand ; « Les grands arrêts de droitdu travail », G. Lyon-Caen et Jean Pélissier, Sirey 1978, n° 38.

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d’où l’idée d’« acte-condition »11). Pour Paul Durand, le droit du travails’appliquant à toute personne qui entre dans l’entreprise, que ce soit ou nonpar un acte volontaire, il faut admettre que la relation de travail naît d’unsimple « fait-condition » (le travail subordonné dans l’entreprise) et nond’un acte-condition. L’intégration à l’institution est plus importante que lecontrat.

Or, les questions techniques auxquelles Durand voulait apporter desréponses ne se posent plus :

(1) Le règlement intérieur et le pouvoir disciplinaire ont maintenant unfondement législatif. On n’a donc plus besoin de l’institution comme sourcede droits et de devoirs alternative à la loi pour expliquer leur existence.

(2) La thèse de la « relation de travail » est obsolète, parce que lesfacteurs qui l’avaient inspirée (en réalité, des formes variées de travailforcé) ont pour ainsi dire disparu.

La théorie institutionnelle faisait miroiter la possibilité d’un contrôle,judiciaire notamment, des décisions du chef d’entreprise, au nom du « biencommun » de la communauté (« intérêt de l’entreprise »), pour reprendre laformule de Georges Ripert. Mais cet espoir a été démenti dès 1956 par lecélèbre arrêt Brinon12 (l’employeur est « seul juge » des raisons qui leconduisent à cesser son exploitation ; ses décisions ne sont ainsi pas subor-données à un intérêt communautaire).

Il est vrai que la loi et la jurisprudence utilisent fréquemment la notiond’« intérêt de l’entreprise ». Mais cette notion, de nos jours, peut difficile-ment être distinguée de celle d’intérêt de la société, ou d’intérêt des action-naires (par exemple : la clause de non-concurrence doit, pour être licite,être justifiée par des intérêts légitimes de l’entreprise13), à moins qu’ellen’évoque la « mise en balance des intérêts » par le juge14.

Il est certes concevable de faire jouer à l’institution un autre rôle (celuide fondement métajuridique des lois en vigueur) ; mais il y a à cela d’impor-tants obstacles. L’importance très grande prise par le contrat de travail dansles années 1990, avec les prolongements en droit du travail d’un« solidarisme contractuel » renouvelé15, ne laisse guère de place à unethéorie qui minore le contrat. De surcroît, l’entreprise paternaliste,

11. L’acte-condition déclenche l’application d’un statut (ainsi, la personne qui vient deréussir un concours accepte son intégration à la fonction publique). La notion, via GeorgesScelle, est passée du droit administratif au droit du travail.

12. Soc. 31 mai 1956, Dalloz 1958.1, note Levasseur. « Les grands arrêts… », préc.,n° 79.

13. En d'autres termes, celui-ci ne définit pas un intérêt « communautaire » qui dépasse-rait les intérêts respectifs de l'employeur et du salarié ; il contrôle plutôt qu'il n'y a pas dedisproportion entre le dommage subi par le salarié du fait de la décision de licenciement etl'avantage tiré par l'entreprise de cette décision.

14. Soc. 10 juill. 2002, Dalloz 2002.2491, note Serra.15. V. C. Jamin, « Plaidoyer pour un solidarisme contractuel », Mélanges J. Ghestin,

LGDJ 2001, p. 441.

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souvent de taille moyenne, qui pouvait donner une image communautaire,a progressivement été remplacée par l’entreprise objet de corporategovernance, de fusions et d’acquisitions. Si les liens humains qui senouent entre les salariés et le chef d’entreprise sont en permanence remisen question par le pouvoir financier, la théorie institutionnelle perd sonfondement sociologique.

S’il est ainsi devenu difficile – en France, comme d’ailleurs en Allema-gne – de regarder l’entreprise comme une institution, une autre communautéconcevable est celle qui repose sur le lien de vassalité.

La reféodalisation ?

Ce n’est, sans doute, pas à un rapport de type communautaire que pensaitle Professeur Alain Supiot dans l’essai qu’il a consacré à la « contractuali-sation de la société », où il conclut à la reféodalisation des rapports sociaux :

Le principe d’égalité peut régresser… lorsque le contrat a pour objet de hiérarchiserles intérêts des parties ou de ceux qu’ils représentent, de fonder un pouvoir de contrôledes uns sur les autres,… L’objet premier d’un nouveau type de contrat est d’organiserl’exercice du pouvoir… Le droit des contrats se fait un instrument d’assujettissementdes personnes16.

Il est ainsi fait allusion à la prolifération des « contrats de dépendance »(notamment dans l’agroalimentaire et la distribution), au développementdes « réseaux » (avec une évidente analogie entre le sous-traitant qui fournitla main-d’œuvre de ses salariés et le vassal qui réunit ses hommes en vue defournir le service féodal dû au suzerain).

Cette idée rencontre semble-t-il une idée d’Habermas qui, dès les années1960, parle de reféodalisation pour évoquer le « déclin contemporain de ladémocratie sous le coup d’une quasi-privatisation marchande et sociale de laculture politique »17. La marchandisation, facteur de reféodalisation : les deuxappellent sans doute la même critique, de méconnaître ce qu’est la féodalité.

La vassalité n’est pas un rapport marchand. – Avec l’entreprise éclatée enréseaux et la précarité croissante des relations économiques, on assiste à la proli-fération des « contrats de dépendance »18, et à un accroissement de la dépen-dance des salariés. Mais la dépendance et la vassalité sont des notions distinctes.

16. Initialement présenté sous la forme d’une conférence publique à l’université de tousles savoirs (Paris, CNAM, 22 fév. 2000), ce texte a été publié sous une forme modifiée dansl’ouvrage « Approche critique de la contractualisation », dir. S. Chassagnard-Pinet etD. Hiez,, Droit et Société, 16, LGDJ 2007, sous le titre « Les deux visages de lacontractualisation : déconstruction du droit et renaissance féodale ».

17. S. Haber, « Quelques mots pour historiciser L’espace public de Habermas »,lamop.univ-paris1.fr/W3/espacepublic/espacepublichabermas.pdf .

18. V. G. Virassamy, « Les contrats de dépendance », Bibl. de droit privé, t. 190, préf.J. Ghestin, LGDJ 1990.

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Sans doute, le lien de vassalité naît lui aussi, la plupart du temps, d’uncontrat. Mais ce contrat n’a pas grand-chose à voir avec l’acte d’échange àeffet instantané des économistes, ni avec le contrat entre hommes libres etégaux (la liberté et l’égalité engendrant la prohibition des engagementsperpétuels) du Code civil. Le vassal et le suzerain s’engagent par un acte devolonté, mais ce « contrat », comme le mariage, donne naissance à un« état ». Une fois le contrat conclu, une fois le serment prêté, on ne révoquepas, ou pas sans d’extrêmes difficultés, la vassalité. La vassalité est unstatut19, alors qu’Alain Supiot veut évoquer les dépendances nouvelles quise développent dans un monde sans statut. Il y a ainsi une faiblesse origi-nelle dans la métaphore qui voit dans l’évolution contemporaine du rôle ducontrat une reféodalisation.

Il en est d’autant plus ainsi que le suzerain a des devoirs vis-à-vis de sesvassaux, que ne se reconnaît souvent pas l’entreprise contemporaine vis-à-vis de ses salariés.

Il n’est pas inconcevable que l’« emploi à vie » traditionnel japonais, ou quela sous-traitance japonaise, traduisent le maintien de certains rapports sociauxissus de l’ancien monde « féodal ». N’est-ce pas précisément pour maintenir lesrapports traditionnels entre les grandes firmes et leurs salariés stables(« authentiques ») que la Cour suprême japonaise a déclaré nuls les licencie-ments imposés par l’occupant américain après la Seconde Guerre mondiale ?20

La vraie vassalité, c’est certainement la dépendance, mais ce n’est pas laprécarité. Si les sous-traitants japonais sont, peut-être, des vassaux, les équi-pementiers français de l’automobile n’en sont pas. Et, lorsque l’on sedemande pourquoi c’est Renault qui a racheté Nissan, et non l’inverse, l’unedes hypothèses qui court est que la sous-traitance « à la française », parcequ’elle est plus marchande21, est moins coûteuse que la sous-traitance japo-naise qui lui a pourtant servi de modèle. Parce que le suzerain japonais,comme tout autre, doit nourrir ses vassaux, même quand les affaires vontmal, ce qui ne s’impose pas dans un rapport purement marchand…

Il y a contrat et contrat. Les techniques contractuelles sont ambivalen-tes. – Une autre raison de critiquer la thèse de la reféodalisation est qu’il neva pas de soi que le contrat crée de la dépendance. La « Défense et illustra-tion du contrat de travail » de Gérard Lyon-Caen22 reste dans toutes les

19. Cf. R. Fossier, « Histoire sociale de l’Occident médiéval », Colin U, 1970, p. 169 s. ;Lemarignier, « La France médiévale. Institutions et société », Colin U, 1970, p. 126 s.

20. V. Masahiro Yano, « Autour de la théorie du contrat de travail au Japon », Nantes 2000,http://ir.lib.u-ryukyu.ac.jp/bitstream/123456789/1799/1/No64p54.pdf, qui cite K. Sugeno,« Droit du travail », 4e éd., Tokyo, Kobundo, 1995, que je suis incapable de lire en japonais.

21. Les équipementiers sont souvent de grandes entreprises qui travaillent pour plusieursfirmes. V. A. Gorgeu, R. Mathieu et M. Pialoux, « Sous-traitance industrielle et dualisme dumarché du travail : une étude de cas », CEE 97/107, déc. 1997, rapport pour le CommissariatGénéral du Plan.

22. Archives de philosophie du droit, t. XIII, Sirey, 1965, p. 69.

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mémoires : contre la théorie institutionnelle, un fort courant de doctrineinfluencée par le marxisme met le contrat en avant. Il en est ainsi, entreautres raisons, parce que le contrat permet de rendre compte d’oppositionsd’intérêts qui trouvent une solution négociée provisoire – ce qu’une visioncommunautaire de l’entreprise ne permet pas.

Le contrat peut créer de la dépendance (spécialement en période de déré-glementation et de recul de l’ordre public), mais si l’instrument contractuelest pris au sérieux, il pallie aussi parfois les lacunes de la loi. Tout dépenden fait de la « politique juridique du contrat » qui prédomine. Les années1990, en France, ont montré comment les techniques contractuellespouvaient être parfois utilisées pour protéger les salariés :

(1) Arrêt Raquin23. Revenant à une conception civiliste classique, laChambre sociale de la Cour de cassation procède à un revirement de juris-prudence, et décide que l’employeur, lorsqu’il propose une modification ducontrat, doit obtenir l’accord explicite du salarié, à défaut de quoi le contratn’est pas modifié et doit par conséquent continuer à recevoir exécution dansses termes initiaux. Auparavant, le salarié ne pouvait refuser la propositionde modification, analysée en licenciement conditionnel, qu’en quittantl’entreprise et en se déclarant licencié.

(2) « Découverte », par la jurisprudence, d’une « obligation d’adaptation »à la charge de l’employeur24 (obligation d’adapter les salariés à l’évolutionde leurs emplois fondée sur le principe de la bonne foi contractuelle) ; et,dans le même mouvement, « découverte » d’une obligation de reclasse-ment, préalable au licenciement pour motif économique25.

(3) Le même mouvement, mutatis mutandis, affecte d’autres systèmesjuridiques que le système français. Ainsi, en droit anglais, la notion de cons-tructive dismissal permet-elle au salarié, qui n’a pourtant pas été licencié,d’invoquer le droit du licenciement en cas de fundamental breach ofcontract par l’employeur26. Par exemple, en cas de refus discriminatoired’augmentation de salaire pendant plusieurs années : l’entreprise doit, nonseulement respecter littéralement le contrat, mais aussi respecter le salariécomme cocontractant. De même, les dispositions implicites du contrat(overriding terms) prévalent-elles parfois sur des clauses explicites. Parexemple, le fait d’invoquer une clause de mobilité explicite dans un délaitrès court peut être considéré comme une violation par l’entreprise de sesobligations contractuelles…

23. Soc. 8 oct. 1987, Droit social 88.315, note J. Savatier.24. Soc. 25 fév. 1992, Droit social 92.379.25. Soc. 8 avr. 1992, Droit social 92.626.26. V. J. Carby-Hall, « Responsabilité sociale de l’entreprise en Common law et dévelop-

pement d’une corporative social responsability », in Comptrasec, « Quelle responsabilitésociale pour l’entreprise ? », dir. P. Auvergnon, Bordeaux, 2005, p. 165 s., qui cite le cas F.C.Gardner v. Beresford (1978) IRLR 63 (EAT).

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Le contrat de travail demeure bien cet instrument contradictoire, quiinstitue la subordination tout en déclenchant l’application de normes protec-trices, qu’il est depuis un siècle. Et, pas plus aujourd’hui qu’il y a cinquanteans, la définition des droits et des obligations de l’entreprise par référenceau bien commun d’une communauté n’est en revanche possible, qu’ils’agisse de l’institution ou du rapport entre vassal et suzerain (et l’on pour-rait sans doute dire la même chose du rapprochement des réseaux avec lesguildes ou les corporations27).

Il existe certes une zone d’intérêt commun entre salariés et employeur,salariés et actionnaires : l’activité professionnelle des salariés, comme lesintérêts de l’employeur et des actionnaires, dépend de l’entreprise. Pour défi-nir cette zone d’intérêt commun, la voie la plus féconde est sans doute depenser l’entreprise comme un bien, à l’exploitation duquel s’attachent lesditsintérêts. C’est dans ces termes, en somme, que la directive européenne de1977 (devenue maintenant la directive du 12 mars 2001) traite la question dutransfert d’entreprise. Et, pour que les intérêts qui s’attachent à l’exploitationde l’entreprise puissent s’exprimer, le droit communautaire, comme le droitfrançais, institue une représentation du personnel (du comité d’entreprise aucomité de la société européenne). On retrouve ici le « statut ».

Encore faut-il que l’entreprise n’échappe pas, en raison de son caractèremultinational, à l’emprise du droit national comme du droit européen.

L’ENTREPRISE COMME ACTEUR DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

Les fonctions publiques dont l’État pouvait charger l’entreprise sont enrecul. Cependant, certaines entreprises revendiquent une « responsabilitésociale » (sociétale). L’ambiguïté de cette revendication de responsabilitésaute aux yeux (un peu comme lorsque les jeunes désocialisés demandentdu « respect », terme qui fait penser aux Soprano autant qu’à la morale) : enrevendiquant la responsabilité, est-ce que l’entreprise s’impose des devoirs,ou bien est-ce qu’elle proclame son autonomie en affirmant qu’elleéchappe, ou qu’elle veut échapper, à la loi ?

Les fonctions publiques de l’entreprise privée

Lorsque Paul Durand évoque le rôle des entreprises dans l’économiedirigée, il cite leur concours à la politique d’utilisation de la main-d’œuvre,à la politique salariale, à la politique des conditions de travail, et leur rôle depercepteur d’impôts et de cotisations sociales28. Ces fonctions demeurent,au moins pour partie, alors que ce qui se rattache au « droit économique »

27. Cf. S. Deakin, « The return of the guild ? Network relations in historicalperspective », Cambridge, Centre for Business Research, Working Paper n° 322, mars 2006.

28. Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, dite « loi Badinter ».

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de l’après guerre (produire, distribuer, concourir à la politique des prix et àla politique monétaire) est totalement obsolète, pour autant qu’il s’agit de lamise en œuvre de politiques publiques.

Alors que Durand veut démontrer la socialisation de l’entreprise, on peutsoutenir qu’une « désocialisation » progressive est depuis intervenue.

Ce qu’il reste de droit économique volontariste continue à régresser. – Onpouvait ainsi interpréter la loi Badinter relative aux procédures collectivesde 198529 comme une forme de socialisation de la liberté d’entreprendre :l’entreprise qui dépose son bilan ou dont la cessation des paiements estconstatée, qui échoue, en somme qui n’accomplit pas sa fonction sociale,peut faire l’objet, avec le plan cession arrêté par le tribunal saisi, d’uneforme d’expropriation au profit d’un « repreneur ». Toutefois, depuis la loidu 10 juin 1994, et surtout depuis la loi du 26 juillet 2005, ce mécanisme aperdu de sa force. La loi nouvelle, inspirée du « chapter 11 » américain,favorise en effet la recherche de solutions contractuelles avec les créan-ciers30. Les « fonctions sociales » – création d’emploi et d’activité utiles àl’intérêt général… – à les supposer prises en compte, perdent une partie deleur rôle moteur.

L’entreprise peut parfois se dérober à la réglementation étatique. –Toutes ne le peuvent pas, bien évidemment, mais certaines d’entre elles,

notamment des plus grandes, peuvent envisager des délocalisations, etparviennent ainsi, parfois simplement par la menace, à mettre en concur-rence les législations nationales.

De cette possibilité, dont chacun a maintenant pris conscience, résulteune autolimitation de l’État et des organismes internationaux. Par exemple,l’Organisation internationale du travail (OIT), depuis sa déclaration de 1998sur les principes et les droits fondamentaux au travail, a revu à la baisse sesambitions. Alors que l’organisation travaillait depuis sa création à la miseen place d’un système de normes substantielles31, sous la forme de« conventions », projets de traités progressivement ratifiés par les États, ellemet maintenant en avant « quatre piliers » minimalistes (interdiction dutravail forcé, du travail des enfants, lutte contre la discrimination et libertésyndicale). Le contenu substantiel du droit du travail (droit de grève, salaire,stabilité de l’emploi…), dans un monde d’États mis en concurrence par lesentreprises, ne peut faire autrement que de passer au second plan.

29. Cf. Jeantin et Le Cannu, Précis Dalloz « Entreprises en difficulté », 7e éd., n° 192.30. C’est la « procédure de sauvegarde » des articles L 620-1 et suivants du Code de

commerce, qui fait une large place aux « comités de créanciers » (art. L 626-29 s. C. com.).Cf. Jeantin, Le Cannu, préc., n° 857 s.

31. Les « conventions de l’OIT », arrêtées par la Conférence internationale du travail,puis proposées à la ratification des Etats, sur lesquelles la controverse relative au « ContratPremière Embauche » a récemment attiré l’attention. Ces conventions demeurent bienentendu, mais elles n’occupent plus la place centrale qui leur était auparavant reconnue.

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Les droits sociaux se déconnectent de l’entreprise. – Protéger la personne,et pas l’emploi ». Ce mot d’ordre séduisant entraîne que l’entreprise cesseprogressivement d’être le lieu d’acquisition des droits de sociaux ou decertains d’entre eux. Chacun des progrès par lequel l’on accorde aux person-nes une protection déconnectée de l’emploi (par exemple la Couverture mala-die universelle) contribue à éroder la fonction sociale de l’entreprise.

Si l’on ne peut pas affirmer que la thèse des fonctions publiques del’entreprise soit caduque, la tendance à l’érosion des responsabilités del’entreprise qui traduisent la mise en œuvre de politiques publiques est bienperceptible.

Les ambiguïtés de la RSE32

D’après la définition donnée en 2001 par la Commission européenne33,la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE ou Corporate Social Respon-sability – CSR en anglais) tient à l’intégration volontaire des préoccupationssociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et àleurs relations avec les parties prenantes.

Intégration volontaire : l’on est donc conduit à écarter les réalisationsqui traduisent l’exécution d’obligations ; par exemple, la mise en place duwhistleblowing, imposé par la législation boursière américaine34. De même,il faut écarter ce qui relève de l’application de la convention collective :lorsqu’un accord est conclu entre entreprise et représentants destravailleurs, que ce soit au niveau national ou international, il ne s’agit plusde « soft law ». Le développement du dialogue social européen est ainsi unequestion tout à fait distincte de celle de la RSE (même si les discours à basede réflexivité et de pluralisme juridique tendent à mélanger les deux, au nomd’un programme plus politique que conceptuel)35.

La RSE est une autolimitation de l’entreprise, par des politiques interneset des chartes plus que par des normes. Sujet à la mode, puisqu’elle présenteune alternative à la réglementation et à la négociation collective, elle est

32. V. not. P.-H. Antonmattéi et P. Vivien, « Chartes d’éthique, alerte professionnelle etdroit du travail français : état des lieux et perspectives », Rapport remis au ministre du Travaille 6 mars 2007, Liaisons sociales Libertés individuelles 01/07.

33. Livre vert « Promouvoir un cadre européen pour la RSE », 18 juill. 2001, COM(2001)366 final.

34. La loi Sarbanes-Oxley de 2002 impose aux entreprises cotées à la bourse de NewYork de mettre en place des dispositifs d’alerte – c’est-à-dire, entre autres, de dénonciation –des irrégularités comptables et financières. V. L Gamet, « Le Whisleblowing (ou le salariémouchard) », Bulletin Joly Sociétés, mars 2006, p. 307.

35. Comme l’Arabe des « Trois mousquetaires », qui dit : « Mieux vaut être assis quedebout ; couché qu’assis ; mort que couché », ces discours tiennent que mieux vaut la normenégociée que la loi ; l’accord d’entreprise que la convention de branche ; le contrat individuelque la convention collective ; la norme unilatérale d’entreprise (si possible de soft law, doncnon sanctionnable par les tribunaux) que le contrat…

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L’ENTREPRISE DÉFINIE PAR SES RESPONSABILITÉS ? 329

devenue un objet de politiques publiques, dans l’Union européenne36 et enGrande-Bretagne37 notamment. Ainsi définie, elle appelle trois remarques.

La RSE implique le boycott et le gentlemen’s agreement. – La RSE vientde l’univers anglosaxon (américain), qui présente deux caractéristiques :

(1) La pratique du boycott commercial est un procédé de lutte courant –à tel point qu’il fait aux États-Unis l’objet d’une réglementation étatiquedepuis, au moins, la loi Landrum-Griffin de 195938.

(2) La notion de non binding promise (engagement non sanctionnablepar les tribunaux, gentlemen’s agreement) a une signification indiscutable.Ainsi, en droit anglais, la convention collective n’est-elle jusqu’à présentqu’un gentlemen’s agreement. S’engager sans se lier juridiquement a doncun sens opératoire pour les acteurs sociaux.39

Il est compréhensible que, menacé d’un boycott (crédible) par lesétudiants américains, Nike prennent des engagements juridiquement noncontraignants (soft law), qu’il va cependant respecter pour ne pas encourirun nouveau risque de boycott. La crainte de la sanction spontanée, non étati-que, (les autres commerçants ne font plus d’affaires avec vous, les ouvriersfont grève, les clients boycottent…) est le ressort naturel de l’applicationdes gentlemen’s agreements. Mais la transposition de ce mécanisme n’aguère de sens dans un pays où (1) le boycott est quasiment inusité et où (2)les engagements unilatéraux, dès lors qu’ils ont un contenu précis, sontsanctionnés par les tribunaux. Or, telle est précisément la situationfrançaise en droit du travail : depuis le milieu des années 1980, les tribunauxfrançais ont accordé une valeur juridique aux engagements unilatéraux del’employeur40. Dans cette condition, il n’existe guère d’espace pour des« engagements » sans portée juridique. S’il n’existe pas de soft law, quesignifie la RSE ?

Les avantages à attendre de la RSE sont en toute hypothèse limités. – Àsupposer que les conditions qui viennent d’être évoquées soient réunies, quepeut-on attendre de la RSE ? Si l’on prend les exemples américains, le

36. V. Les Petites affiches, Les dossiers de l’Europe, « La RSE », 26 fév. 2004 ; Liaisonssociales Europe, n° 149 (avril 2006), « Une Alliance pour la RSE ».

37. cf. infra, n° 22.38. Qui interdit le secundary boycott (pratique consistant à s’en prendre aux entreprises

clientes et fournisseurs de celle qui est concernée par un conflit du travail) par les consomma-teurs. La loi Taft-Hartley, de 1947, interdisait déjà le secundary boycott sous forme de grève.

39. De même, il est très concevable que dans un pays comme le Japon, où la régulationpasse très largement par d’autres mécanismes que ceux du droit occidental, ce type d’engage-ment ou d’orientation puisse avoir une force réelle. Cf. J. Buchanan, S. Deakin, « Japan’sparadoxical response to the new “global standard” in corporate governance », Centre forBusiness Research, University of Cambridge, Working Paper n° 351, sept. 2007.

40. Cf. Gaudu, Vatinet, « Les contrats du travail », in « Traité des contrats », dir.J. Ghestin, LGDJ 2001, V. p. ex., pour l’application pure et simple d’une charte de mobilité,Soc. 26 janv. 2005, pourvoi n° 02-46136.

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boycott des entreprises qui « se comportent mal » a pour objet le travail desenfants, le travail forcé, le cas échéant la liberté syndicale à l’étranger, dansdes pays où les normes de travail sont très primitives.

Le gouvernement britannique a tenté d’aller plus loin à la fin des années1990. Le DTI41 a pris des initiatives en ce sens, à peu près concomitantes duLivre vert de la Commission européenne, en 2001 et 2002.

Deux chercheurs anglais, Simon Deakin et Richard Hobbs, ont présenté enseptembre 2006 un bilan de cette politique, sous le titre « False dawn forCSR »42. Ils se concentrent sur la question des conditions de travail, et spécia-lement de la durée du travail, visée par l’initiative de 2001. Le bilan dressé esttrès sceptique. Il rejoint, en ce qui concerne la France, une étude réalisée pardes consultants sur 40 entreprises du CAC 40 pour le compte de la CGT43.

Que les résultats de la RSE soient maigres, s’il s’agit d’améliorer les condi-tions de travail des salariés des pays développés, est logique : si les entreprisesétaient vraiment prêtes à s’engager sur des questions de droit social, pourquoine passeraient-elles pas par la voie de la négociation collective ?

Il est donc permis de penser que la RSE, lorsqu’elle est opératoire,permet au mieux le développement et l’application des « quatre piliers del’OIT » 44. À supposer le contrôle des engagements pris effectifs… Notrecollègue Zheng Aiqing, au Congrès mondial du droit du travail de Paris en2007, a bien expliqué pourquoi ces contrôles, dans un pays comme la Chine,relevaient souvent de la « mascarade »45…

La « déréglementation réflexive » jette une ombre sur les politiques deRSE. – Principales bénéficiaires de la mise en concurrence des législations,les grandes entreprises mondialisées en sont aussi les initiatrices, ce quiaffaiblit d’autant les perspectives ouvertes par la RSE.

Au printemps 2006, la Chine a engagé une large consultation politique àpropos d’une nouvelle loi sur le contrat de travail, plus protectrice des sala-riés que celle adoptée en 1994. Cette nouvelle loi, non sans controverse46, aété adoptée le 29 juin 2007. Au cours de ce processus, la Chambre de

41. Department of Trade and Industry, remplacé en juin 2007 par deux nouveaux dépar-tements.

42. « False dawn for CSR ? Shifts in regulatory policy and the response of the corporateand financial sectors in Britain », Centre for Business Research, University of Cambridge,Working Paper n° 333, sept. 2006.

43. Étude du cabinet Alpha pour la CGT, mars 2004, http://docsite.cgt.fr/1121243879.pdf.44. Lorsque Renault met en place un « comité de groupe mondial » (accord du 26 avril

2007, Liaisons sociales, Accords d’entreprise 06/07), les représentants des salariés extérieursà l’Union européenne ne siègent que comme observateurs. Il s’agit en fait, pour l’essentiel,d’un comité d’entreprise européen légalement obligatoire.

45. Les acteurs chinois sont rompus à l’organisation de pseudo-contrôles à l’usage desorganismes de certification étrangers…

46. Cf. LI Mai-Jing, « Comparaison entre la loi chinoise sur le contrat de travail de 2007et la loi chinoise sur le travail de 1994 », mémoire de M2 Recherche droit social Paris 1, Sept.2008.

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L’ENTREPRISE DÉFINIE PAR SES RESPONSABILITÉS ? 331

commerce américaine de Shanghai (et, un peu plus timidement, la Chambrede commerce européenne) a tenté d’empêcher l’adoption de la nouvellelégislation47 : si les salariés sont trop protégés, si l’emploi devient tropstable, ont-elles soutenu, les entreprises quitteront la Chine pour s’installerdans des pays où la législation est moins contraignante…

Cet événement montre bien les deux faces du discours desmultinationales : dans le monde développé, elles adoptent une posture post-moderne et prônent la RSE (CSR), seule façon de compenser les distorsionsqui résultent du faible niveau de protection des salariés dans les pays émer-gents. Mais les mêmes ne sont pas si pressées de voir les pays émergents, endéveloppant leur droit du travail, devenir modernes et éliminer ces distor-sions. On pourrait appeler ce double-jeu « déréglementation réflexive ». La« politique étrangère » des entreprises (notamment le lobbying auprès desorganisations internationales et des États des pays émergents) est un excel-lent révélateur des ambiguïtés – au vrai, des hypocrisies – de la RSE.

Entreprises soustraites à la loi, et tentant cependant de la dicter auxÉtats ; entités privées créatrices de « normes » prétendument autonomes :ces constats peuvent alimenter l’interrogation, qui porte sur le point desavoir si l’on va vers l’entreprise-État, avec son armée, ses forces depolice…, image si courante, et depuis longtemps, dans la science-fictionaméricaine48. Les armées privées qui livrent de vraies guerres, les « fondssouverains »…, ne métissent-ils pas les formes d’organisation ?

Mais ce nouveau monde est instable, et c’est pourquoi l’image de lareféodalisation ne permet à mon avis pas d’en rendre compte. S’il fallait unemétaphore historique, c’est plutôt à des « princes marchands » comme ceuxde la Renaissance que l’on penserait : comme un Pazzi ou un Médicis,comme César Borgia ou encore Jacques Cœur, un jour au faîte, le lendemainexilés ; payant la force, plus qu’une force par eux-mêmes. Évergètes,comme Bill Gates, parce que leur situation est en réalité si fragile…

Ces formes d’organisation se jouent sans doute un temps des États. Mais,n’étant ancrées dans rien (et c’est en définitive la différence essentielle avecla féodalité, où le dominant est à soi seul une puissance), elles restent essen-tiellement tributaires du droit étatique, ou des droits étatiques. Leurs biens,notamment les propriétés incorporelles, n’ont de valeur que parce que ledroit étatique les protège. Elles retirent leurs marges de manœuvre desaccords de libre circulation que concluent les États. Dans l’incessant« zapping » des alliances qui scande la vie des réseaux postmodernes, y a-t-il beaucoup plus à dire, pour définir l’entreprise par ses responsabilités, sanature et ses fonctions, que ce que dit classiquement le droit des affaires ?

47. On a ainsi longtemps pu consulter sur le site de l’Amcham Shangai (www.amcham-shanghai.org) un article intitulé « Labor Contract Law : Return to the Iron Rice Bowl ». Posi-tion aussitôt dénoncée par les syndicats américains comme « immoral campaign to undermineChinese workers rights » (v. G. Dyer, The Financial Times, 2 mai 2007).

48. Le « Planètes à gogo » de Pohl et Kornbluth a plus de cinquante ans…

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Mieux comprendre l’organisation de l’industrie

pour mieux comprendre la firme

Joël-Thomas Ravix

INTRODUCTION

Les débats autour de la nature de la firme et de ses frontières se heurtentgénéralement à la délicate question du statut théorique des formes hybridesou des relations interentreprises et laissent ainsi dans l’ombre une autrequestion qui lui est étroitement liée : celle de la nature de l’industrie. Inver-sement, les approches traditionnelles de l’industrie ignorent le plus souventle problème des relations interentreprises ou les appréhendent comme desimples relations marchandes en assimilant l’industrie au marché.

Pourtant, l’observation des réalités industrielles montre que les entrepri-ses nouent entre elles des relations très variées aussi bien sur le plan hori-zontal que sur le plan vertical, qui vont des formes les plus traditionnellesde sous-traitance aux nouvelles formes de mise en réseau ou encore d’orga-nisation modulaire. Cette diversification des relations interentreprises setraduit par une fragmentation des chaînes de valeur qui a pour principaleconséquence de brouiller les frontières de la firme. Bien que ce phénomèneincite à reconsidérer les fondements de l’organisation interne de l’entre-prise, il soulève également la question de son organisation externe qui nepeut trouver sa cohérence qu’au sein de l’industrie dans laquelle vients’insérer l’activité de la firme. Si la théorie de la firme a fait l’objet d’uninvestissement analytique important au cours de ces dernières années[Garrouste et Saussier, 2005], il n’en va pas de même pour l’organisation del’industrie.

Ce constat n’est pas en lui-même nouveau puisque, en 1972 déjà, RonaldCoase faisait état de ces difficultés lors d’un colloque organisé pour lecinquantième anniversaire de la création du National Bureau of EconomicResearch (NBER). Il remarquait que « ce qui est curieux en effet s’agissant

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du traitement des problèmes d’organisation industrielle en économie, c’estqu’il n’y en a point ». Pourtant, ajoutait-il :

Nous savons tous ce que signifie l’organisation de l’industrie. Elle décrit la manièredont les activités entreprises au sein du système économique se répartissent entre lesfirmes. Comme on le sait, certaines firmes embrassent plusieurs activités différentes ;tandis que pour d’autres, la gamme en est étroitement circonscrite. Certaines firmessont de grande taille ; d’autres sont petites. Certaines firmes sont intégréesverticalement ; d’autres pas. Voilà ce qu’est l’organisation de l’industrie, ou – commeil est d’usage de l’appeler – la structure de l’industrie [Coase, 1972, p. 16].

L’objet de cet article est donc de proposer une première approche de laquestion de la nature de l’industrie. Pour cela, il convient de préciser toutd’abord les diverses raisons analytiques qui expliquent pourquoi les appro-ches traditionnelles de la firme et de l’organisation industrielle rencontrentdes difficultés à définir un concept d’industrie qui ne soit pas synonyme demarché. Ensuite, nous présenterons un nouveau cadre analytique qui, enintégrant la diversité des relations interentreprises, permet de concevoirl’organisation de l’industrie. Il nous sera alors possible, pour terminer, dedéfinir les premiers éléments susceptibles de conduire à la construction d’unconcept opératoire d’industrie permettant en particulier de répondre à laquestion des frontières des industries.

LA NATURE DE L’INDUSTRIE : ENJEUX CONCEPTUELS ET ANALYTIQUES

Sans chercher à revenir sur les origines du mot industrie et sur sesdifférentes acceptions [Alcouffe, 1991], il n’est pas inutile de rappeler quece terme apparaît au XVe siècle, comme une transformation du latin indus-tria, pour désigner l’activité conduisant à la réalisation de quelque chose.À cette première signification est associée l’idée d’habileté, de savoir-faire, d’ingéniosité et même de ruse [Fontaine, 1992]. Mais plus généra-lement, le mot industrie désigne le travail manuel qui intervient dans latransformation des objets. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il est encoreutilisé au XIXe siècle par Jean-Baptiste Say lorsqu’il note, dans son Traitéd’économie politique, qu’il faut « que l’homme industrieux possède desproduits déjà existants, sans lesquels son industrie, quelque habile qu’onla suppose, demeurerait dans l’inaction » [Say, 1841, p. 68]. Par exten-sion, le terme d’industrie a progressivement été réservé pour désignerl’ensemble des activités économiques qui ne relèvent ni de l’agriculture nidu commerce. Mais cette distinction est devenue quelque peu désuètepuisque l’on parle communément de nos jours des industries agroalimen-taires ou encore de l’industrie des services.

Ce qui est frappant de constater, lorsque l’on parcourt l’ensemble desouvrages d’économie industrielle, c’est que la plupart d’entre eux ne sepréoccupent pas de donner une définition de l’industrie et encore moins de

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proposer une véritable réflexion sur une notion qui est pourtant censée cons-tituer l’objet d’étude de ce domaine de l’analyse économique. Cette particu-larité découle directement des difficultés rencontrées par l’analyseéconomique pour appréhender l’industrie à partir de la notion de produit.Ainsi, par exemple, lorsqu’Alexis Jacquemin aborde cette question, ilcommence par remarquer que « théoriquement, c’est à partir de la demandedu consommateur et de la substitution étroite qui existe, à ses yeux, entre lesproduits, qu’il faudrait délimiter l’industrie » [Jacquemin, 1979, p. 32-33].L’usage du conditionnel montre toutefois qu’une telle approche soulève denombreuses difficultés qui viendraient justifier qu’en définitive« l’observateur est prisonnier des classifications industrielles disponiblesdont les critères ne correspondent pas souvent aux notions économiques »[ibid., p. 33]. Cette remarque est néanmoins surprenante, car elle laisseentendre que les méthodes élaborées par les organismes statistiques igno-rent délibérément les « bons critères » de la théorie économique. Leproblème est plus certainement d’une autre nature. Si les organismes statis-tiques ne parviennent pas à appliquer les critères de la théorie économique,c’est sans doute plus simplement parce que de tels critères sont inapplica-bles. Dans ces conditions, on comprend mieux les raisons qui font que,« généralement, la classification industrielle dépendra davantage des carac-téristiques de l’offre (structure physique ou technologique) que de celle dela demande et du degré de substituabilité aux yeux de l’utilisateur » [ibid.,p. 33]. Le renversement d’approche est intéressant puisqu’il tend à montrerque la cohérence d’une industrie particulière serait à rechercher du côté dela production et non de celui de la consommation, justifiant ainsi la néces-sité d’une réflexion sur l’organisation de l’industrie.

Toutefois, une telle perspective est très rarement explorée par les écono-mistes industriels, qui se limitent le plus souvent à assimiler l’organisationde l’industrie à celle du marché. Cette perspective est empruntée en particu-lier par Jean Tirole dans l’introduction de son ouvrage intitulé Théorie del’organisation industrielle. À la question de savoir « pourquoi s’intéresserà l’organisation industrielle ? », il répond que « cette question semble pres-que stupide », car pour lui, « étudier l’organisation industrielle, c’est étudierle fonctionnement des marchés » [Tirole, 1993, p. 1]. Réduire ainsi l’orga-nisation industrielle au fonctionnement du marché ne résout rien et ne faitque déplacer le problème puisque Tirole poursuit en remarquant que « lanotion de marché est loin d’être simple. Bien entendu, nous ne souhaitonspas nous limiter au cas d’un bien homogène. Si nous postulons que deuxbiens appartiennent au même marché si et seulement s’ils sont des substitutsparfaits, alors tous les marchés seraient virtuellement approvisionnés parune entreprise unique » [ibid., p. 25]. Ces remarques le conduisent àconclure son introduction en indiquant que « pour les besoins de [son] livre,cette difficulté empirique de définition d’un marché sera ignorée. On suppo-sera que le marché est bien défini, et qu’il concerne, soit un bien homogène,

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soit un groupe de produits différenciés, qui sont des substituts relativementcorrects (ou des biens complémentaires) d’au moins un des biens du groupe,et qui ont une interaction limitée avec le reste de l’économie » [ibid., p. 26].

Une telle affirmation est pour le moins étonnante. Quelle peut être eneffet la pertinence d’une théorie de l’organisation industrielle qui expliquequ’une industrie est en fait un marché, mais qu’il est impossible de définiravec précision, ou de manière non arbitraire, un marché en dehors du casd’un bien parfaitement homogène, tout en sachant que les produits ne sontjamais parfaitement homogènes ? Paradoxalement, ce que démontrel’ouvrage de Tirole c’est que l’analyse de l’organisation industrielle ne nousapprend toujours rien sur la manière dont l’industrie s’organise. Il apporteainsi, vingt ans après, la confirmation de la justesse du constat de Coase.

Ce paradoxe pourrait être sans importance s’il n’entraînait à sa suitetoute une série d’ambiguïtés, lorsque ces termes d’industrie ou de secteur,ou encore de marché, sont utilisés par des disciplines autres que l’économie.C’est en particulier le cas dans une nouvelle branche du droit économiquequalifiée de droit de la régulation. Ce dernier « a vocation à exprimer unnouveau rapport entre le droit et l’économie, à la fois un rapport d’organi-sation et de contrainte et un rapport détaché du passage nécessaire par l’Etatet son organisation administrative » [Frison-Roche, 2001, p. 610]. La spéci-ficité du droit de la régulation réside dans le fait qu’il s’intéresse à des situa-tions en quelque sorte intermédiaires, c’est-à-dire à des activités dontl’organisation n’est assurée ni par la concurrence ni par l’État. Ceci expliqued’ailleurs le choix du terme régulation qui est plus général que celui deréglementation. Cette subtilité de vocabulaire permet alors de rendrecompte de l’idée qu’il est possible de passer d’une activité réglementée,dans laquelle l’État intervient directement, à une activité régulée, danslaquelle l’État n’intervient plus ou très indirectement parce qu’il confie lesoin à une autorité indépendante de fixer les règles de fonctionnement decette activité. Le droit de la régulation porte donc sur des industries ou dessecteurs particuliers et s’intéresse à leurs modes d’organisation et de fonc-tionnement, mais sans préciser comment ces secteurs sont définis.

Bien évidemment, le terme de secteur est retenu ici dans son sens le plusgénéral du langage courant. Toutefois on peut se poser la question de savoirce que recouvre cette notion de secteur. L’enjeu n’est pas négligeable dèslors qu’il s’agit de montrer que « le droit de la régulation se distingue dudroit de la concurrence » [ibid., p. 611]. En effet, l’idée de régulationrenvoie à quelque chose de plus large que le simple maintien des principesde la concurrence puisque l’instauration d’une Autorité administrative indé-pendante traduit la nécessité d’une régulation sectorielle complémentaire audroit commun de la concurrence qui ne peut provenir que d’une spécificitédu secteur considéré. Même s’il est généralement affirmé que cette régula-tion sectorielle est destinée à s’effacer une fois l’ouverture à la concurrencepleinement réalisée, la spécificité sectorielle demeure ne serait-ce que pour

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des raisons technologiques et de politiques publiques. Ainsi, par exemple,« à scruter d’un peu près la régulation dans les télécommunications, ons’aperçoit que celle-ci est essentiellement dominée par trois soucis :d’abord, la volonté de créer et de préserver une concurrence effective sur lesmarchés concernés (lien avec la politique antitrust) ; ensuite, la nécessité deconserver un certain contrôle sur la production et l’évolution de celle-ci(lien avec la politique technologique et industrielle) ; enfin, la préoccupa-tion d’assurer une certaine redistribution en faveur de catégories détermi-nées de populations ou de territoires (lien avec la politique deredistribution) » [Pénard et Thirion, 2007, p. 88].

L’espace du droit de la régulation ne saurait donc se réduire à celui desmarchés, sauf à se confondre avec celui du droit de la concurrence. D’où lanécessité de préciser comment de tels secteurs se définissent : quelles sontles entreprises qui en font partie et quelles sont celles qui n’en font paspartie ? Quels sont les critères retenus pour justifier qu’une entreprise, quiréalise plusieurs activités, figure dans tel secteur plutôt que dans tel autre ?Quelles sont les activités particulières qui relèvent ou qui ne relèvent pas dusecteur en question ? On le voit, dès lors que l’on réduit une industrie à unmarché (ou à un ensemble de marchés), on se heurte à des difficultés sansnombre et on ne sait plus très bien de quoi on parle. En particulier, commentdélimiter le domaine de compétence d’une autorité de régulation dès lorsque l’on ne connaît pas avec précision la structure de l’industrie dans lequelelle aura à intervenir ?

Bien évidemment, l’origine de cette difficulté découle de l’analyseéconomique traditionnelle. Si cette dernière est contrainte d’assimiler uneindustrie à un marché, défini par référence à un produit, c’est paradoxale-ment parce qu’elle n’accorde aucune spécificité à l’entreprise. Comme l’amontré Coase [1937], dans son célèbre article sur la nature de la firme, cetteabsence est la conséquence directe de l’hypothèse d’une informationparfaite de l’ensemble des agents économiques, qui implique que cesderniers se coordonnent par l’intermédiaire d’une seule et uniqueinstitution : le marché. Dans ce cadre, en effet, les agents n’ont aucuneraison de construire des organisations particulières, appelées entreprises,pour mettre en œuvre leurs activités économiques et, par voie de consé-quence, l’idée même d’industrie, traduisant des relations d’interdépendanceentre ces organisations, ne peut pas avoir de signification. La question de lanature de l’industrie est donc étroitement liée à celle de la nature de la firme.

DES FRONTIÈRES DE LA FIRME À L’ORGANISATION DE L’INDUSTRIE

Pour faire apparaître la firme au sein de la théorie économique, il estnécessaire de supposer que l’information n’est plus libre ni gratuite. Dansce cas, le recours à une coordination par le marché, c’est-à-dire par un

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système de prix, devient coûteux et il peut être avantageux de passer par uneorganisation pour coordonner certaines transactions à un coût inférieur àcelui du marché. Ce résultat, démontré par Ronald Coase en 1937, soulèvecependant deux nouvelles questions : « Qu’est-ce qui détermine les déci-sions des firmes de faire ou d’acheter, et par suite les frontières entre elleset les marchés ? Quand ces deux formes d’activité sont-elles accomplies ausein d’une seule et même firme et quand sont-elles prises en charge par desfirmes contractantes séparées ? » [Simon, 1991, p. 26].

Ces deux questions ont principalement retenu l’attention des économis-tes, car elles posent le problème des déterminants du choix stratégique entreintégration ou impartition [Barreyre, 1968], c’est-à-dire entre faire ou fairefaire, et des modalités de coordination de ces deux procédures alternatives.L’accent est alors placé sur l’étude de la coordination contractuelle puisquela démarche conduit à se placer en amont de la firme et du marché pour rete-nir le contrat comme modalité institutionnelle unique de coordination[Quéré et alii, 1997]. Une telle approche a permis des avancées en matièred’analyse du fonctionnement des différentes procédures contractuelles quigouvernent les relations interentreprises, en tenant compte à la fois des coûtsd’élaboration, de mise en œuvre et d’exécution des contrats, mais aussi descomportements opportunistes des agents engendrés par les phénomènesd’asymétrie de l’information. Pour autant, il est nécessaire de constater quesi cette approche permet de décrire les mécanismes qui régissent la coordi-nation contractuelle, elle n’offre pas le moyen d’expliquer la diversité desrelations interentreprises qui traduisent une division du travail entre diffé-rentes formes d’arrangements institutionnels, les « business institutions »[Langlois et Robertson, 1995], impliqués dans l’organisation productive.Dans cette perspective, il devient difficile de rendre compte de l’existencede modalités différentes au sein des relations interentreprises et donc, pourreprendre les termes de R. Coase, de comprendre la « structure institution-nelle de la production » [Coase, 1992].

Pour concevoir, sur un plan analytique, l’idée d’industrie il est aucontraire nécessaire de commencer par s’interroger sur la coordinationproductive, c’est-à-dire sur la manière dont les entreprises organisentleurs activités de production. En d’autres termes, les déterminants desformes de coordination contractuelle qui sont à l’œuvre dans l’industriesont à rechercher dans les caractéristiques mêmes de la production. Eneffet, les firmes ne se limitent pas à produire et à vendre, elles ont égale-ment la possibilité d’arbitrer entre faire ou faire faire, en fonction descontraintes qu’elles rencontrent pour organiser leurs processus de produc-tion. C’est donc une problématique productive, située analytiquement enamont d’une logique strictement contractuelle, qu’il convient de privilé-gier. Les fondements d’une telle problématique peuvent être trouvés dansl’analyse de l’organisation de l’industrie proposée par GeorgeB. Richardson [1972].

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Cette analyse est construite à partir de deux concepts fondamentaux. Lepremier est celui d’activité qui ne se réduit ni à la notion de transaction, nià celle de produit. En effet, le concept d’activité désigne les différentesfonctions exercées par la firme qui relèvent de la réalisation de la produc-tion, au sens large, comme la recherche-développement, la conception, lafabrication, la commercialisation, etc. Le deuxième concept fondamentalest celui de compétence qui recouvre les savoirs, les connaissances, lesexpériences et les qualifications des organisations qui mettent en œuvre lesactivités. Les compétences permettent donc d’établir une relation entre lesactivités exercées et les organisations qui les réalisent. Ces deux conceptsillustrent l’idée que l’entreprise a pour fonction principale de produire etque la production prend la forme d’un processus dont les différentes phasescorrespondent à autant d’activités. Une telle approche permet alors d’intro-duire une distinction analytique supplémentaire entre similitude et complé-mentarité des activités : les activités qui font appel aux mêmes compétencessont des activités semblables, tandis que les activités qui représentent diffé-rentes phases d’un processus de production sont des activités complémen-taires [Richardson, 1972].

Dans cette perspective, les problèmes de coordination proviennent descontraintes propres à la mise en œuvre de la production, car l’élaboration etla réalisation d’un processus de production imposent une coordinationqualitative et quantitative des activités qui le composent. La démonstrationde l’existence d’une division institutionnelle du travail de coordinationproductive repose uniquement sur cette contrainte de cohérence de laproduction. En effet, les firmes ont tendance à regrouper des activités simi-laires pour lesquelles elles disposent des compétences requises. Ainsi, lors-que les activités sont à la fois semblables et complémentaires, elles sontcoordonnées à l’intérieur de la firme par la direction. Cette première moda-lité de coordination des activités répond à la nécessité de soumettre la cohé-rence d’un plan de production à un contrôle unique et intégré. Inversement,lorsque les activités sont étroitement complémentaires mais dissemblables,elles doivent être coordonnées ex ante par des accords de coopération entreles firmes. Comme les entreprises réalisent différentes étapes d’un mêmeprocessus de production, elles doivent s’entendre préalablement pourharmoniser leurs plans de production. On retrouve ici la contrainte de cohé-rence qui veut que les activités composant un processus de productionsoient coordonnées qualitativement et quantitativement. Toutes les autresactivités, qui ne sont ni semblables ni étroitement complémentaires, sontcoordonnées ex post sur le marché.

Il apparaît ainsi qu’en choisissant de se référer aux activités plutôtqu’aux biens, il devient possible de démontrer deux résultats importants.D’une part, la coopération est bien une modalité institutionnelle de coordi-nation spécifique, puisque sa fonction est différente de celle de la firme etde celle du marché. D’autre part, les trois modalités institutionnelles que

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constituent la firme, la coopération et le marché, ne sont pas alternatives ence sens que les entreprises auraient le choix entre l’une ou l’autre de cesmodalités. Elles sont en fait complémentaires dans la mesure où elles sontimposées par la nature même des activités mises en œuvre par les firmes etpar l’état de la division technique du travail. Or, c’est justement cettecomplémentarité qui vient caractériser l’organisation institutionnelle del’industrie et qui donne au concept d’industrie sa justification analytique.

En rompant la dichotomie firme-marché et en ne se référant pas aucontrat pour privilégier au contraire le principe d’une coordination produc-tive, cette nouvelle approche se démarque radicalement de la précédente.Elle impose donc, pour des raisons de cohérence logique, que les conceptsde firme et de marché qu’elle mobilise ne soient pas les mêmes. Pour préci-ser ce point, il faut rappeler que l’originalité de cette approche repose surl’idée qu’il est nécessaire de commencer par investir et par construire unecapacité de production avant de pouvoir réellement produire. Dans cetteperspective, le concept de processus de production peut prendre alors toutesa signification puisque la réalisation de la production implique égalementla mise en œuvre d’un certain nombre d’opérations distinctes et complé-mentaires qui se déroulent dans le temps et qui exigent des périodes detemps variables et souvent différentes. Cette caractéristique permet d’intro-duire une distinction analytique supplémentaire entre : d’une part, les fluxqui désignent les éléments apparaissant soit à l’entrée, soit à la sortie duprocessus ; d’autre part, les fonds qui désignent les éléments apparaissant àla fois à l’entrée et à la sortie du processus [Georgescu-Roegen, 1970]. Cettedistinction est tout à fait essentielle car elle permet de donner à la notion deprocessus de production une double dimension à la fois quantitative etqualitative, absente des approches traditionnelles qui restent purementquantitatives1. C’est donc la durée d’utilisation d’un ensemble d’éléments-fonds et d’un ensemble d’éléments-flux, nécessaires pour la productiond’une unité physique d’un bien, qui permet de définir un processus deproduction élémentaire. La réalisation d’un certain volume de productionimplique alors, sur le plan technique, la mise en œuvre d’un nombre corres-pondant de processus élémentaires ; ce qui soulève le problème de l’inacti-vité ou de la sous-utilisation des éléments-fonds. Cette question del’oisiveté des fonds, qui est au cœur de l’organisation technique de laproduction, permet de concevoir trois modalités différentes d’arrangementdes processus élémentaires [Leijonhufvud, 1986].

1. Le fait qu’un élément particulier soit un fonds ou un flux ne tient pas à sa naturephysique mais provient uniquement du rôle qu’il joue au sein du processus considéré. Il estdonc parfaitement possible qu’un même élément physique utilisé dans deux processus diffé-rents soit un flux dans le premier et un fonds dans le second. Ce n’est donc pas tant la formephysique de l’élément considéré qui est retenue que sa fonction technique, c’est-à-dire le rôlequ’il joue au sein du processus de production.

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La première, qui est aussi la plus simple, est celle de l’arrangement ensérie. Elle consiste à mettre en œuvre les processus élémentaires les unsaprès les autres, sans chevauchement, de telle sorte que l’un n’est activé quelorsque le précédent est terminé. Cette modalité, caractéristique de laproduction artisanale, présente l’inconvénient de se traduire par de longuespériodes d’oisiveté des éléments-fonds. La deuxième modalité est celle del’arrangement en parallèle puisqu’elle consiste à activer plusieurs proces-sus élémentaires simultanément. Caractéristique de la fabrique tradition-nelle, cette modalité ne résout qu’en partie la question de l’oisiveté desfonds, dès lors que certains d’entre eux peuvent entrer dans plusieursprocessus simultanément. La troisième modalité permet au contraire, parcombinaison des deux précédentes, d’éliminer ces périodes d’inactivité enorganisant les processus élémentaires dans le temps de telle sorte que, aussi-tôt qu’un élément-fonds a cessé d’être utile à un processus élémentaire, ilsoit affecté à un autre processus élémentaire. Cette modalité, consistant àmettre en œuvre simultanément plusieurs processus élémentaires mais demanière décalée dans le temps, est caractéristique de la production en ligneque l’on retrouve dans le système d’usine. Le simple rappel de ces troismodalités montre que, au-delà de la composition technique des processus deproduction élémentaires, c’est l’arrangement temporel de ces processus quiest déterminant.

Cette dimension temporelle de la production a deux conséquencesimportantes mises en évidence par Edith Penrose [1959]. D’une part,comme la production ne se réalise pas de manière instantanée, elle doit êtreorganisée ; ce qui permet de comprendre pourquoi, dans une économieindustrielle fondée sur l’entreprise privée, c’est l’entreprise qui constituel’unité fondamentale de l’organisation de la production. D’autre part,comme la mise en œuvre de la production prend du temps et génère donc del’incertitude, il en résulte que l’activité de la firme présente un caractèrespéculatif. Il faut toutefois préciser que l’incertitude dont il est question icine désigne pas l’incertitude en général, celle qui est propre au monde danslequel nous vivons ; il s’agit en fait d’une incertitude spécifiquement écono-mique puisqu’elle est intrinsèque à l’action de produire.

Cette conception particulière de l’incertitude présente alors deux carac-téristiques fondamentales qui viennent conditionner le caractère spéculatifde l’activité des firmes. La première caractéristique a été mise en évidencepar Richardson [1960] qui introduit une distinction entre deux notionsd’information : d’une part, ce qu’il nomme une « information technique »et, d’autre part, ce qu’il appelle une « information de marché ». Le premierconcept d’information concerne le fait que les décisions d’investissementprises par les entreprises sont logiquement antérieures à la mise en place desprocessus de production. Il en résulte donc que les entreprises n’ont pas lapossibilité d’en prévoir toutes les implications ; ce qui engendre nécessaire-ment des phénomènes d’irréversibilité. Le deuxième concept d’information

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traduit l’idée selon laquelle, les entreprises prennent leurs décisions indé-pendamment les unes des autres alors même que leurs activités respectivessont interdépendantes. La seconde caractéristique de l’incertitude a été miseen évidence par Penrose, elle porte sur son caractère subjectif. En effet,contrairement à Coase, qui réduit pour l’essentiel l’incertitude à l’absencede l’information nécessaire à la réalisation des transactions, Penrose rendl’incertitude intrinsèque aux anticipations des entrepreneurs et à l’état deleurs « connaissances ». Elle considère toutefois que l’expérience accumu-lée par la firme, à travers celle de ses dirigeants, ne correspond pas à uneconnaissance objective de son environnement. Au contraire, l’environne-ment de la firme est traité par Penrose comme « l’image, formée dans laconscience de l’entrepreneur, des possibilités et des limites auxquelles il estconfronté » [Penrose, 1959, p. 5].

C’est cette conception particulière de l’information et de la connaissanceque Penrose retient pour analyser le comportement de la firme puisqu’elleconsidère que « les prévisions d’une firme – la manière dont elle interprèteson « environnement » – sont autant fonction de ses ressources internes quedes qualités personnelles de l’entrepreneur » [ibid., p. 41]. Ces ressources etces qualités constituent ce qu’elle appelle le « potentiel productif » de lafirme, qui désigne toutes les opportunités productives dont les entrepreneursont connaissance et dont ils peuvent tirer avantage. Elle établit donc unedistinction entre le potentiel « objectif » de la firme, exprimant ce qu’elle estcapable de réaliser ou encore ses compétences, et son potentiel « subjectif »qui correspond à ce que la firme « pense pouvoir accomplir » [ibid.]. Si lepotentiel objectif renvoie aux ressources internes et à l’activité de la firme,en revanche son potentiel subjectif désigne la manière dont la firme inter-prète son environnement.

Comme le montre Martin Fransman [1994], la conception avancée parPenrose se démarque doublement de la notion de rationalité limitée dévelop-pée par Herbert Simon. D’une part, Simon considère que les individus sontdotés d’une rationalité limitée, non parce qu’ils ne seraient pas complètementrationnels, mais parce qu’ils ont une capacité limitée à traiter toutes les infor-mations nécessaires pour résoudre des problèmes complexes. Telle n’est pasla position de Penrose qui retient au contraire l’idée que, l’information étantpar nature subjective, la capacité d’une firme à traiter de l’information n’a pasde signification particulière. D’autre part, pour Simon, l’existence des organi-sations s’explique par la rationalité limitée puisque le regroupement offre auxindividus la possibilité de réaliser collectivement l’objectif qu’ils ne peuventatteindre individuellement. Dans cette perspective, la firme se présentecomme « une organisation de traitement de l’information » [Simon, 1964,p. 76]. Là encore, Penrose se démarque de cette interprétation en traitant lafirme comme une organisation créatrice d’images. En d’autres termes, « aulieu de commencer avec l’environnement objectif de la firme et avec l’infor-mation que cet environnement génère – sous la forme, par exemple, de prix

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de marché, de demandes de certains biens, d’activités des concurrents, etc. –Penrose part du monde mental des entrepreneurs qui sont placés dans lecontexte de leurs propres firmes et de leurs potentiels productifs spécifiques »[Fransman, 1994, p. 743].

Ce sont donc les prévisions des entreprises et non les faits objectifs quidéterminent de façon immédiate leur comportement puisque les décisionssont prises sur la base de prévisions qui ne portent pas sur les diverses éven-tualités susceptibles de se réaliser, mais sur la manière dont l’entrepriseinterprète ces éventualités. Il en résulte que ses possibilités d’action ne sontpas directement soumises à l’incertitude de son environnement mais à l’étatde ses connaissances et plus généralement de ses compétences particulières.L’environnement n’est donc pas par nature fondamentalement incertain, ille devient parce que l’entreprise en a une perception purement subjectivequi dépend de ses propres expériences passées, mais aussi de ses capacitésd’apprentissage [Ravix, 1997].

Dans cette perspective, la firme n’a pas pour fonction de coordonner destransactions à un coût inférieur à celui du marché, mais de gérer cette incer-titude en mobilisant des compétences pour développer ce que Penrose[1959] appelle des « domaines de spécialisation » qui vont conditionner laplace qu’elle occupe au sein du système productif. Ce concept de domainede spécialisation regroupe deux éléments différents mais étroitementcomplémentaires. Le premier élément est celui de base de production qui nerenvoie pas à la notion de produit, ni à celle de facteurs de production, maisrecouvre en fait l’ensemble des moyens matériels et des connaissances tech-niques et managériales que l’entreprise doit mettre en œuvre pour produire.Le deuxième élément qui vient compléter le domaine de spécialisation de lafirme est celui de zone de marché. Il désigne le fait que la firme ne se limitepas à produire, mais qu’elle développe également des relations et des procé-dures de vente avec ses clients ; c’est-à-dire qu’elle participe directement àl’organisation des marchés sur lesquels elle intervient. Le marché n’est doncpas le lieu où les entreprises s’adapteraient de manière passive aux condi-tions de la concurrence qui prévalent, ni celui où elles bénéficieraient d’unpouvoir de monopole résultant d’effets de taille engendrés par la présencede rendements d’échelle croissants. Bien au contraire, chaque entrepriseconstruit des marchés qui lui sont propres et qui, en fonction de leurscompétences spécifiques et de leurs anticipations subjectives, se situentdans le prolongement direct de ses domaines de spécialisation. Ces derniersne font que traduire les stratégies de diversification qui poussent chaqueentreprise à rechercher une position dominante, tout en sachant qu’une telleposition ne peut jamais être stable en raison des nouvelles opportunitésoffertes en permanence par les stratégies de diversification développées parles autres entreprises.

C’est cette conception particulière du comportement de la firme quipermet d’analyser de manière plus précise le fonctionnement de la division

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institutionnelle du travail de coordination. En effet, la mise en œuvre deleurs processus de production conduit les firmes à adopter les procéduresinstitutionnelles qui vont leur permettre de coordonner ex ante leurs activi-tés. La diversité de ces procédures constitue l’espace des relations interen-treprises à partir desquelles il devient possible de définir un conceptopératoire d’industrie.

DE L’ORGANISATION DE L’INDUSTRIE AUX FRONTIÈRES DES INDUSTRIES

Le constat selon lequel les processus élémentaires doivent être économi-quement organisés explique pourquoi cette dimension de la production estprise en charge par des organisations particulières, les entreprises, dont lafonction est justement de gérer cette organisation économique de la produc-tion. Cependant, si la mise en œuvre des processus élémentaires peut seramener à des arrangements de ressources productives, ces derniers ne sontpas suffisants pour expliciter analytiquement le principe de l’organisationéconomique de la production. Il faut également tenir compte du fait que,pour une entreprise, la production prend également la forme d’un processusqui schématiquement peut être décomposé en une suite d’étapes, correspon-dant à différentes opérations particulières, qui vont de la conception à lacommercialisation, en passant par l’approvisionnement, la fabricationd’éléments, le montage et la finition. Il est ainsi possible de concevoir quel’organisation économique de la production recouvre et articule trois formesde coordination productive. Tout d’abord, une coordination des processusélémentaires qui caractérisent chacune des opérations. Cette première formede coordination est principalement technique et renvoie à une logiqued’atelier. Elle est spécifique à chaque étape du processus de production dela firme. Ensuite, l’organisation économique de la production nécessite unecoordination des différentes opérations entre elles. Cette deuxième forme decoordination, qui relève d’une logique d’entreprise, a pour finalité de gérerle bon déroulement de l’ensemble du processus de production. Enfin, unetroisième forme de coordination doit également être prise en compte, c’estcelle de la firme avec son environnement qui correspond aux relationsqu’elle entretient avec ses fournisseurs et ses clients.

Cette dernière forme de coordination peut passer par des modalités trèsvariées dans la mesure où ces différentes relations n’ont aucune raison apriori d’intervenir uniquement en amont et en aval de son processus deproduction. Au contraire, selon le moment du processus de production oùces relations se mettent en place, il est possible de montrer qu’elles corres-pondent à des modalités particulières de relations interentreprises. Cesdifférentes modalités correspondent parfaitement au « réseau dense des

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coopérations et des affiliations par lequel les entreprises sont interconnec-tées » que Richardson décrit dans les termes suivants :

La firme A est filiale commune des firmes B et C, elle a conclu des accords techniquesavec D et E, elle est donneuse d’ordres pour F et liée par des accords commerciauxavec G – et ainsi de suite [Richardson, 1972, p. 883-884].

Ainsi, selon qu’une entreprise confie à une autre, une ou plusieurs opéra-tions, il est possible de définir des formes spécifiques de relations interen-treprises [Hannoun et Guerrier, 1996]. Toutefois, ces différentes formesconcrètes peuvent être réparties en deux modalités génériques : la produc-tion autonome et la production déléguée. La première désigne la relationmarchande traditionnelle, caractéristique de la fourniture, qui impliquesimplement une coordination ex post par le marché ; tandis que la seconderegroupe les relations relevant de la sous-traitance élargie qui imposent auxentreprises concernées de se coordonner qualitativement et quantitative-ment avant la réalisation effective de la production.

Dès lors que les formes de production déléguées traduisent des relationsétroites de complémentarités technologiques entre les entreprises, il estenvisageable de procéder à un découpage du système productif fondé sur lepoids relatif de cette modalité de relation interentreprises. En effet, à partirdes activités telles qu’elles sont définies au niveau le plus désagrégé, ildevrait être possible de regrouper les entreprises qui font principalement dela production déléguée pour une autre activité avec les entreprises qui fontde la production autonome pour cette même activité. Bien que ces deuxcatégories d’entreprises ne réalisent pas les mêmes activités, elles entretien-nent néanmoins des relations de complémentarité qui autorise de les réunirau sein d’un même ensemble que nous proposons de qualifier d’« industrie »[Ravix, 2001]. À l’intérieur de chaque « industrie » ainsi définie, la produc-tion déléguée devrait nécessairement être dominante, tandis que la produc-tion autonome devrait caractériser les relations entre « industries ». Cettenouvelle forme de découpage du système productif présente alors un doubleintérêt. D’une part, il ne privilégie ni une logique marchande, ni une logiqueproductive, puisqu’il prend en compte chacune de ces deux perspectives auniveau interindustriel et au niveau intra-industriel. L’ensemble de la struc-ture industrielle peut alors être appréhendé dans toute sa diversité, d’autantplus que cette méthode n’entre pas en contradiction avec d’autres approchespossibles de l’organisation du système productif en termes de filières parexemple. Au contraire, elle peut même permettre d’affiner l’application dela notion de filière en intégrant à cette dernière une logique effectivementproductive. D’autre part, cette méthode de découpage en « industries »présente un avantage supplémentaire qui est de donner à la notion d’indus-trie sa véritable dimension puisque cette dernière émerge de l’activitéconcrète des firmes et non de leur agrégation plus ou moins arbitraire par lebiais d’une nomenclature de produits. Elle semble donc mieux adaptée pour

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rendre compte de l’organisation industrielle, en fournissant une représenta-tion du système productif en industries [Ravix, 2005].

CONCLUSION

L’analyse des relations interentreprises qui vient d’être présentée, rendpossible une nouvelle approche de la structure du système productif. Fondéesur une dichotomie entre la production autonome et la production déléguée,cette nouvelle approche place en amont des problèmes de coordinationmarchande la nécessité d’une coordination productive de l’activité desfirmes. Bien que la production déléguée recouvre une variété de formes derelations interentreprises, parfaitement repérables aussi bien sur le planthéorique que sur le plan empirique, celles-ci ont néanmoins en commun decorrespondre à différentes possibilités de segmentation d’un processus deproduction qui ont pour effet de rendre étroitement complémentaires lesactivités productives des entreprises concernées. La logique de la produc-tion déléguée se différencie donc de la logique de la production autonome.À la première est associée une relation de partenariat industriel, imposée parune interdépendance forte des activités de production, à la seconde aucontraire est associée une relation marchande de fourniture qui n’impliquepas les mêmes contraintes.

La mise en évidence analytique de ces deux logiques fournit les élémentspour une reconstruction de la structure du système productif en« industries », à partir de l’idée que la production déléguée définit les rela-tions intra-industrielles, tandis que la production autonome conditionne lesrelations interindustrielles. Même si cette méthode n’est pas applicable enraison de l’imprécision des données statistiques actuellement disponibles,elle pourrait néanmoins être d’une grande utilité pour comprendre la struc-ture du système productif. Une telle connaissance s’avère d’autant plusimportante aujourd’hui que les modes de gouvernement économique pren-nent désormais la forme d’une régulation par des autorités indépendantesdont les champs d’action portent sur des industries dont il est difficile dedélimiter les frontières, parce que ces dernières ne recoupent pas celles dessecteurs traditionnellement repérés par les statistiques d’entreprises. Parailleurs, comme l’action de ces autorités indépendantes vise principalementà garantir le respect des règles de la concurrence, une compréhension de lastructure des relations interentreprises s’avère indispensable pour éviter parexemple de confondre des modalités particulières de coopération avec despratiques non concurrentielles d’entente ou de collusion.

Plus généralement, une telle approche permettrait de reconsidérer laquestion de la politique industrielle. En effet, si la plupart des commenta-teurs s’accordent pour reconnaître que « la notion de politique industrielleest en crise », ils divergent en général sur les raisons de cette crise : « crise

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liée au manque de repères sur les déterminants de la compétitivité indus-trielle, due aux échecs et aux coûts des politiques volontaristes antérieuresqui ont échoué en partie ; crise liée à la globalisation des économies, àl’épuisement de la crédibilité des outils traditionnels de la politique indus-trielle, à l’existence d’un vide méthodologique entre une macroéconomiedominée par la notion de marchés de libre concurrence et mondiaux et unecompétitivité mise en œuvre surtout au niveau microéconomique » [Colletiset Levet, 1997, p. 103]. Parmi cette liste, sans doute non exhaustive, notreapproche présente l’intérêt de parvenir à combler en partie le « videméthodologique » constaté dans la mesure où la notion de politique indus-trielle ne peut véritablement acquérir de sens qu’à la double condition queles logiques de fonctionnement et les frontières des « industries » soientclairement identifiées.

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Les institutions de valorisation des biens et du travail :

firmes ou marchés ?

François Eymard-Duvernay

INTRODUCTION

Nous portons l’attention, dans ce papier, sur la capacité politique desacteurs, et en particulier des acteurs d’entreprise. Cette investigation estcomplémentaire de celles menées de longue date sur la capacité cognitive.Herbert Simon remettait en cause l’existence d’une capacité cognitiveparfaite et égale pour tous, afin de montrer les processus permettant sonacquisition. Il établissait un partage net entre la sphère cognitive et la sphèrenormative : cette dernière couvrant aussi bien les finalités individuelles quecollectives. Ses recherches portaient prioritairement sur la première. Parexemple, dans sa théorie des organisations, il supposait que les finalités desorganisations relevaient du politique, la science administrative portant prin-cipalement, voire exclusivement, sur les dispositifs permettant d’atteindreau mieux ces finalités. Il s’inscrivait bien ainsi dans un partage absolumentclassique entre étude des fins, ou des valeurs, et étude des moyens. Cetteposition, hautement respectable, a l’inconvénient de rejeter hors de lascience économique et de la science administrative l’approche des valeursindividuelles et collectives. De nombreux travaux en économie tentent deremettre en cause cette exogénéité des valeurs. Au plan individuel, il s’agitdes recherches qui portent sur l’endogénéisation des préférences (par exem-ple [Bowles, 1998]). Au plan collectif, les valeurs sont depuis toujours pros-pectées par la branche normative de l’économie, avec un renouveauimportant actuel, sous l’impulsion d’Amartya Sen. Son objectif est spécifi-quement de raviver la dimension « éthique » de l’économie aussi bien pourl’analyse du comportement individuel que pour l’évaluation sociale.

Dans cette perspective, il est intéressant de tenter pour l’approche desfinalités individuelles la démarche suivie par Simon pour l’approche de la

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cognition. Soit de partir de l’hypothèse que les finalités individuelles,formalisées par la fonction d’utilité, sont des capacités qui s’acquièrent etqui sont inégalement distribuées entre les personnes. L’approche évolution-niste est immédiatement disponible pour un tel objectif et elle a été mobili-sée avec succès. Mais nous emprunterons une voie différente. La théorieévolutionniste, comme on le sait, réduit drastiquement les capacités straté-giques « innées » des acteurs, qu’elles concernent les finalités individuellesou les interactions avec autrui. L’émergence de ces capacités résulte d’inte-ractions répétées avec l’environnement (y compris l’environnement consti-tué par les autres acteurs) qui sélectionne les bonnes routines. Les valeursindividuelles sont ainsi des traits de caractère sélectionnés par l’environne-ment. Nous insistons au contraire sur la réflexivité du comportement pourla prise en compte des valeurs. « L’environnement » joue un rôle importantdans l’accroissement de la capacité politique, mais comme ensembled’équipements mis en place par les acteurs pour se coordonner, soit desinstitutions.

Précisons la terminologie que nous utilisons. Plusieurs termes sontdisponibles pour désigner la forme d’action étudiée. On distingue très clas-siquement jugements de valeur et jugements de faits. La notion de valeurpeut ainsi désigner ce qui relève de la finalité de l’action, du calcul desmoyens les plus rationnels pour l’atteindre. On peut l’utiliser aux plans indi-viduel et collectif. La distinction à un plan exclusivement collectif entrel’administratif et le politique est également utile. Nous préférons la notionde politique à celle d’éthique pour marquer la dimension collective et cons-truite des valeurs.

Le terme « valeur » permet de faire un lien intéressant avec les vieillesthéories économiques de la valeur. Pour elles, le mystère de l’échange estrésolu par l’appel à un principe préalable et universel sur ce qui fait la valeurdes biens, avec un débat bien connu entre valeur-travail et valeur-utilité. Lathéorie moderne a évacué ce débat : l’échange n’est plus fondé sur un prin-cipe de valeur, c’est un point d’équilibre entre des rationalités individuelles.Pourtant, la théorie moderne n’a pas réussi à s’émanciper complètement desvaleurs : la valeur-utilité en constitue toujours une composante essentielle.Préalablement à l’échange, les biens (ou les conséquences des stratégies)sont supposés valorisés par les préférences individuelles. C’est tout ledomaine de la théorie du choix rationnel. Mais ce substrat éthique de lathéorie économique est maintenant le plus souvent laissé dans l’ombre : lathéorie du choix rationnel est une théorie, axiomatisée, de la cohérence deschoix ; les préférences individuelles, qui représentent les finalités quel’individu se donne, sont réduites à un comportement trivial, agir de façonégoïste, et suivant un ordre de préférences fixe et exogène.

Par ailleurs, la prise en compte des questions de qualité a conduit à unnouveau champ d’analyse, l’économie de la qualité. La différenciation desproduits, très tôt mise en valeur par Chamberlin [1953], modifie les condi-

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tions de la concurrence ; la variété des qualités induit une incertitude quali-tative. L’article fondateur d’Akerlof [1970] et les travaux de Stiglitz [1987]ont montré que cette incertitude pouvait conduire à une disparition dumarché, les mauvais produits chassant les bons. La variable « qualité », aucentre de ces analyses, est rarement interrogée : elle est considérée commeexogène à l’analyse, tout se passant comme si sa mesure relevait des scien-ces de la nature. De nombreuses observations montrent qu’il s’agit bienentendu, dans de nombreux cas, d’une construction sociale. Les qualitéssont en fait des qualifications (il suffit de penser aux étoiles des publicationsd’économie…). Il importe de les intégrer à l’analyse pour rendre compte desprocessus de valorisation.

Les valeurs sont donc implicitement présentes dans l’analyseéconomique : au niveau du comportement individuel, le choix rationnelétant conditionné par une conception du bien ; et au niveau du marché,l’équilibre étant conditionné par une conception de la qualité des biens.L’objectif de cette présentation est de leur donner plus de place, renouantdonc avec les théories de la valeur, mais dans une perspective constructi-viste : nous parlerons de valorisation pour marquer que les valeurs sont encours de construction et non des grandeurs hétéronomes.

La dimension « valeur » du choix rationnel sera revisitée, dans lapremière partie, en introduisant de la réflexivité dans le choix et en montrantle rôle des institutions pour doter les agents d’une capacité de valorisation,voire de création de valeur. Cette démarche rompt ainsi avec l’approchestandard qui dote uniformément tous les individus d’une telle capacité.Nous utiliserons la notion de pouvoir pour marquer la dimension politiquede cette capacité : elle porte sur la définition des finalités individuelles etcollectives et suppose l’exercice d’une liberté.

La seconde partie développe l’analyse de la pluralité des pouvoirs devalorisation. L’économie n’est pas l’espace homogène décrit par la théoriegénérale de l’équilibre de marchés interdépendants. Elle n’est pas non plusunifiée autour d’un principe unique de valorisation, ou d’une unité decompte universelle. Elle est en tension entre plusieurs prétentions à lasouveraineté des évaluations, ce qui induit des discontinuités dans la chaînedes valorisations. Il en résulte un risque d’incertitude radicale des échanges,lorsque les principes de valorisation ne sont pas fixés. On peut caractériserune économie par sa structure de pouvoirs de valorisation, en mettant parexemple l’accent sur la domination des acteurs financiers dans les écono-mies actuelles [Aglietta, Rebérioux, 2004]. Cette approche permet dedonner toute l’ampleur qu’elle mérite à l’entreprise : c’est une institution devalorisation en tension avec l’institution marché. Il ne s’agit donc pasuniquement d’une forme d’administration efficiente (permettant d’écono-miser des coûts), mais bien d’une forme politique nouvelle.

La troisième partie aborde la place du travail dans cette architecture despouvoirs. Est-il, par nature, au fondement de toute valeur, comme le

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pensaient les théoriciens de la valeur-travail ? Ou est-il au contraire, parnature également, le maillon le plus bas d’une chaîne de valorisations domi-née par les acteurs monétaires et financiers, comme nombre d’analysesmodernes (y compris dans les courants institutionnalistes) tendent à le fairepenser ? Nous montrerons que les institutions salariales (et plus particuliè-rement le droit du travail) soutiennent un pouvoir de valorisation fondé surle travail. La question de fond abordée dans cette partie est : peut-on passerdu travail comme objet d’évaluation au travailleur comme sujet de lavalorisation ? C’est le problème de la place politique du travail dans lasociété.

LE POUVOIR DE VALORISATION

Du calcul non réfléchi au pouvoir de valorisation

Pour introduire la question du pouvoir de valorisation dans l’analyseéconomique, il faut revoir en profondeur la rationalité, aux plans cognitif etpolitique. La théorie du choix rationnel nous décrit une capacité de calculquasi mécanique qui permet à chacun de décider ses actions. L’approchecognitive montre que cette capacité est sujette à faiblesses (rationalité limi-tée), qu’elle doit être formée, entretenue, etc. L’approche politique metl’accent sur la réflexivité du comportement humain et sur les institutions quidotent les acteurs d’un pouvoir de valorisation.

La théorie du choix rationnel représente une opération de valorisation :l’individu, doté de préférences, fait un choix, et donc valorise certains biens(lorsque le choix porte sur des « paniers de marchandises ») ou certainesstratégies (dans les interactions modélisées par la théorie des jeux). Mais ladimension « valeur » de cette opération est le plus souvent absente del’analyse, l’analyse économique moderne étant coupée de sa racine éthique.Nous allons réintroduire cette dimension éthique du choix rationnel, puis sadimension politique, en passant successivement : du comportement déter-miné par des goûts, au choix réfléchi mettant en jeu des valeurs, puis à lacapacité de valorisation conditionnée par des contraintes sociales, et enfinau pouvoir de valorisation de nature politique.

La théorie moderne du choix rationnel paraît exempte de toute valeur :elle semble au mieux a-morale et au pire immorale, si l’on met l’accent surles finalités égoïstes, voire opportunistes (tricherie etc.) de l’homo oecono-micus [Favereau, 2004]. L’accent est en général prioritairement mis sur lacohérence interne du choix, qui relève de la seule logique : la rationalité estassimilée au calcul. On pourrait relever que cette cohérence est déjà uneamorce de morale ; par exemple lorsqu’elle conduit à s’abstenir d’un bien-fait immédiat pour viser un bien ultérieur plus important. C’est une formede justice à l’égard de soi-même [Rawls, 1987, p. 463]. Mais, plus généra-

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lement, le calcul d’optimisation repose sur une conception du bien. Il n’y aaucune raison de limiter arbitrairement cette conception du bien à la seulemaximisation du bien-être égoïste : elle peut inclure une dimension d’enga-gement, par le choix d’actions qui ne maximisent pas le bien-être personnel,ou mobiliser la qualité d’agent ouvert à des objectifs collectifs [Sen, 1993a,2000].

Une façon d’identifier plus précisément la dimension valeur du choixrationnel est de montrer sa réflexivité. Dans certaines approches (en parti-culier celles de Becker), les préférences sont assimilées à des goûts quidéterminent le comportement du consommateur. Le goût ne fait pas l’objetd’une délibération, fût-elle dans le for intérieur : de gustibus non est dispu-tandum. L’économiste peut ainsi représenter les goûts par des paramètresexogènes et fixes de la fonction d’utilité. Chaque individu est doté d’unsystème de préférences unique, stable. Un changement important del’analyse consiste à introduire de la réflexivité dans les préférences : lesindividus ont la capacité de s’interroger sur leurs préférences. Cela supposeen particulier une certaine indétermination des préférences, ou à tout lemoins une pluralité des systèmes de préférence. Il peut y avoir pour unmême individu plusieurs ordres de préférence coexistant, de façon plus oumoins pacifique, au même moment. Techniquement, cela est pris en comptepar l’introduction d’un ordre sur les ordres de préférences, les métapréféren-ces [Sen, 2000]. On peut maintenant parler de valeurs, dans la mesure oùl’individu débat dans son for intérieur ou avec d’autres de ses préférences :de valoribus est disputandum [Hirschman, 1986, p. 95]. Les changementsde préférences peuvent emprunter la voie de la délibération (y comprispublique) et non résulter exclusivement de processus opaques de modifica-tion des goûts.

La dimension réflexive de la valeur peut être prise en compte par la ques-tion de la liberté, en mettant l’accent sur la liberté de choix, plutôt que surle caractère déterminé du calcul rationnel. Sen introduit ainsi cette dimen-sion, à rebours d’une approche purement conséquentialiste : avoir le panierde biens x n’est pas la même chose qu’avoir le panier de biens x et l’avoirchoisi. Dans l’approche standard, le bien-être n’est pas modifié par un chan-gement quelconque dans les options non sélectionnées : à la limite, toutesles options autres que celle choisie peuvent être supprimées sans affecter lebien-être de l’individu. Il n’en est pas de même si l’on donne de la valeur àla liberté de choix. Sen [1993a et b] introduit la notion de « capabilité » pourreprésenter cette liberté : dans un espace de « fonctionnements » (notionplus large que celle de bien marchand), la capabilité est l’ensemble desfonctionnements réellement accessibles à la personne.

Ces approches subjectives de la valorisation doivent être prolongées parla prise en compte des contraintes sociales qui la conditionnent, soit lesinstitutions. Les travaux modernes sur la coordination des stratégiesmontrent en effet que, dans de nombreuses situations, la finalité de l’action

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ne peut être définie par l’individu isolé : ce qui est bien pour moi dépendd’un effet de coordination avec les autres. C’est tout le champ des jeux depure coordination et des approches sur l’émergence de standards du fait derendements d’adoption croissants. La capacité de valorisation d’un individu(sa capabilité dans l’approche de Sen) dépend ainsi d’équipements quipermettent la coordination des valeurs. Elle passe par des dispositifs socioé-conomiques tels que la monnaie, le marché ou le langage, qui sont des inter-médiaires de valorisation. La monnaie permet de se coordonner sur uneunité de compte commune [Aglietta, Orléan, 2002]. C’est une forme insti-tutionnelle qui équipe la liberté de choix, puisque, du fait de sa valeur publi-quement reconnue, elle permet d’acheter un quelconque panier demarchandise. La liberté de choix entre les biens suppose également depouvoir réellement comparer des biens, soit un marché où les biens sontfacilement accessibles et mis en concurrence. Le langage supplée à la non-présence physique des biens.

La capacité de valorisation d’un individu n’émane donc pas de l’indi-vidu souverain, elle est une dotation résultant d’une délibération collective,soit de choix politiques. Nous parlerons de pouvoir de valorisation pourmarquer cette dimension.

On peut interpréter, en ce sens, le marché des biens comme un dispositifpolitique qui donne ce pouvoir au consommateur : c’est lui qui, souveraine-ment, décide les biens qui valent, en passant des ordres d’achat. Le marchéest une démocratie de consommateurs. Le pouvoir d’achat (fixé par la dota-tion en monnaie) est ainsi un pouvoir de valorisation. On peut objecter àcette proposition que le pouvoir de valorisation est détenu de façon symétri-que par l’offre et la demande : les entreprises contribueraient ainsi, autantque les consommateurs, à la formation de la valeur. Mais cette symétrieentre consommateur et entreprise est trompeuse. Les entreprises sont dotéesd’une capacité de calcul rationnel, mais non, dans le paradigme standard,d’une liberté de choix sur les biens. Le comportement d’optimisation desentreprises est en effet instrumental : il n’y a aucun pouvoir de valorisationde l’entrepreneur en tant qu’entrepreneur : sur le marché des biens, l’entre-prise n’est pas un acteur politique. C’est encore plus vrai pour le travailleur.Ces deux types d’acteurs ont un pouvoir de valorisation, mais en tant queconsommateurs : leur activité d’entreprise ou de travail est uniquementfinalisée par la capacité de consommation qu’elle leur donne. La concur-rence peut être interprétée comme un dispositif permettant de sauvegarderle pouvoir de valorisation des consommateurs, à l’encontre du pouvoirpotentiel, mais non légitime (dans l’approche du marché), des entreprises.Certes, la contrainte normative de concurrence est formellement symétri-que. Mais historiquement, c’est bien l’asymétrie de pouvoir entre les gran-des entreprises et les consommateurs qu’elle a pour objectif de corriger.

La dimension politique de la valorisation ouvre à une tension entrepouvoirs rivaux. Le pouvoir potentiel du consommateur sur le marché est

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ainsi en tension permanente avec le pouvoir des entreprises, comme nous ledévelopperons dans la seconde partie.

On peut résumer l’approche développée dans cette section par unegradation du pouvoir de valorisation :

– Degré 0 : « acteur » dirigé par une instance hiérarchique, des routines,etc

– Acteur calculateur– Acteur réflexif : évaluateur– Acteur équipé : évaluations coordonnées– Acteur doté d’un pouvoir de valorisation

La création de valeurs

Le pouvoir de valorisation s’exprime in fine dans la capacité de créer dela valeur, c’est-à-dire d’attribuer de la valeur à quelque chose qui n’en a pas.Nous prenons appui, pour esquisser ce point, sur l’analyse de l’innovationpar Schumpeter. On sait que Schumpeter focalise la dynamique du capita-lisme sur l’innovation, et que l’acteur moteur en est l’entrepreneur.

Notre hypothèse est que son analyse pourrait être clarifiée en introdui-sant la question des valeurs. Schumpeter insiste plutôt, pour caractériser lesinnovations, sur la réduction des coûts qu’elles permettent, grâce à unenouvelle combinaison des ressources productives. Pourtant, plusieurséléments de l’analyse montrent que l’innovation est, de façon plusprofonde, un changement des valeurs1. L’accent mis sur la question de laqualité des biens dans le processus de concurrence va en ce sens : le capita-lisme est constamment travaillé par l’innovation sur les qualités. Avec lesnouvelles combinaisons productives, l’entrepreneur initie un changementde valeurs par l’innovation : ce qui était valorisé dans le « circuit » est main-tenant dévalorisé, les finalités qui orientent les agents sont profondémenttransformées. Une telle subversion des valeurs est d’autant plus difficile àréaliser qu’elle va à l’encontre de l’expérience accumulée. L’innovationconsiste donc à établir de nouveaux biens, en un sens littéral, c’est-à-dire denouvelles valeurs. Schumpeter remarque d’ailleurs que la valeur desnouveaux biens échappe aux systèmes établis de valeurs, de même que lesdons et les œuvres d’art. Le processus de « destruction créatrice » est ceprocessus de renversement des valeurs établies, ce qui explique la violencequi le marque, bien mal analysée par les théories de l’équilibre. La créationde valeur est ainsi impulsée par l’entrepreneur, même si bien entendu ellesuppose le concours d’autres acteurs (financiers etc.).

Suivant cette démarche, examinons à nouveau le pouvoir de création devaleur dont le marché dote le consommateur. Certes, il a un pouvoir souve-rain d’exercer ses goûts, et donc d’en changer. Notons par parenthèse l’inté-

1. Swedberg [2006] fait une interprétation de même nature.

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rêt de la perspective politique de la liberté pour approfondir l’analyseéconomique : la véritable liberté du consommateur est de pouvoir changerde préférences, à rebours du consommateur rivé à ses goûts. Mais on saitbien que le pouvoir de valorisation du consommateur est fortement limitépar l’existence préalable des biens sur le marché : avant que le consomma-teur n’exerce son choix, de multiples décisions ont été prises qui limitentl’étendue des choix ultérieurs. Certes, ces décisions ont été prises en antici-pant l’évaluation du consommateur, et toutes les techniques du marketingsont là pour les équiper. Mais c’est une façon sophistiquée de court-circuitersa capacité de choix, en la rationalisant. « Je l’ai rêvé, Sony l’a fait » : cethabile slogan publicitaire flatte exagérément le pouvoir du consommateur.Ces évidences sont à l’origine de tous les courants qui, en économie, deMarx à Coase et Williamson, en passant par Chandler, Schumpeter,Galbraith etc., ont développé des perspectives qui, dans leur grande variétéméthodologique, ont un point commun : fonder la dynamique du capita-lisme sur l’entreprise, et non sur le marché, c’est-à-dire la souveraineté duconsommateur.

LES TENSIONS ENTRE POUVOIRS DE VALORISATION

L’intérêt essentiel de la démarche suivie est d’introduire une pluralité devalorisations, absente aussi bien des théories universalistes de la valeur, quede la théorie générale de l’équilibre des marchés.

Les tensions entre modes de valorisations des actifs financiers.

André Orléan [1999] a analysé la pluralité des dispositifs de valorisationdes actifs boursiers, prolongeant l’analyse de Keynes sur la tension entrespéculation et entreprise. Cette analyse illustre bien la tension entre deuxpouvoirs de valorisation : celui des marchés financiers et celui des entrepri-ses. Les marchés financiers dotent les créanciers d’une liberté de choix, àrebours de l’immobilisation dans des actifs productifs. Le désir de liquidité,qui fonde le marché financier, est lié au besoin d’assurance dans une situa-tion de placement-immobilisation.

Le financier est-il un acteur neutre qui entérinerait des valeurs préexis-tantes, les valeurs fondamentales ? Le marché financier le dote d’unpouvoir de valorisation autonome, et il en résulte une dualité des valorisa-tions. La valeur fondamentale représente le point de vue de l’entrepreneurcapitaliste, alors que la rentabilité financière est centrée sur le marché lui-même, l’existence de bulles financières marquant des écarts durables entreces deux valorisations. Cette dualité d’évaluation est structurelle : le titre estau point de rencontre de deux pouvoirs d’évaluation, entreprise et spécula-tion, qui ont chacun leur cohérence propre.

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Il y a dénonciations croisées entre les deux logiques de valorisation. Dupoint de vue du financier (spéculateur), la valeur fondamentale est uneévaluation subjective, privée, alors que le prix du marché est une valeurgarantie collectivement. Le cours a valeur de norme : c’est le prix auquel lemarché accepte de vendre et d’acheter. La rhétorique du Marché instaure lalégitimité de la valorisation que cette institution construit. Pour les investis-seurs, la liquidité n’est pas un mode satisfaisant de gestion de la propriété :ils ont besoin d’une stabilité des engagements. Le monde de la liquidité estun monde artificiel2. À titre d’exemple historique de cette tension, Orléanse réfère à la création du marché londonien de l’aluminium : les grandsproducteurs, favorables à une régulation ordonnée des prix, à rebours d’unecotation journalière, y étaient hostiles. Ils ont échoué, ce qui illustre bien laforce politique du marché. On sait bien que, plus près de nous, les marchésfinanciers ont pris une nouvelle extension, qui accentue leur pouvoir devalorisation sur l’ensemble de l’économie. L’investissement à long termeest dominé par la spéculation à court terme, ce qui rend plus que jamaisvalide la critique de Keynes.

Cette dualité des valorisations est difficile à intégrer par la théoriestandard : celle-ci suppose une évaluation unique qui pondère les différentsobjectifs, soit une cohérence de la société de bout en bout sous l’égide desprix des marchés interdépendants.

Elle a une dimension politique : elle manifeste la tension entre deuxconceptions de la société, plus précisément deux conceptions des acteurslégitimes pour faire les choix des orientations allant dans le sens du biencommun. L’individualisme patrimonial désigne, pour Orléan, l’état danslequel est l’individu pour finaliser le bien commun d’un gouvernement parles marchés financiers : l’actionnaire minoritaire. Cette légitimité est fondéesur celle du droit de propriété des entreprises, ce qui est par ailleurs haute-ment contestable au plan purement juridique [Robé, 1999], et également surla critique par les actionnaires minoritaires des pouvoirs, illégitimes seloneux, détenus par les gros actionnaires, plus ou moins liés, de façon considé-rée comme opaque, aux managers. Seul le marché financier correctementrégulé aurait ainsi la transparence permettant des valorisations légitimes :nous serions tous des actionnaires minoritaires.

Les tensions entre modes de valorisation des biens

Pour que le marché fonctionne, il faut, au préalable, un accord sur unclassement des biens suivant la variable qualité : soit un modèle de valori-sation des biens, une convention de qualité. Nous allons voir comment inté-grer à l’analyse la pluralité des modèles de valorisation des biens.

2. La liquidité est paradoxale : un individu peut se débarrasser d’un titre, mais nonl’ensemble des acteurs du marché. Le capital productif reste immobilisé. La liquidité n’estqu’une propriété locale.

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Un retour sur la politique fordienne est utile pour éclairer notre appro-che. L’accent est habituellement mis sur l’ajustement qu’elle a permis entreprogression de la productivité et débouchés des entreprises, par le biais del’indexation des salaires sur la productivité. Un autre aspect est important :la politique de standardisation des biens. Elle est bien connue, mais onrelève plus rarement ses implications profondes sur les questions de valeurs.L’argumentaire de Ford [1925] est construit contre les pratiques concurren-tielles de son époque. Présenter chaque année un nouveau modèle, « c’est laconception à laquelle se soumettent les femmes pour leurs vêtements etleurs coiffures »3. Pour lui, 95 % des clients n’ont pas de préférences, n’ontque des idées floues sur ce qu’ils veulent acheter. C’est au producteur destabiliser le produit. La conclusion logique de cette approche est de prônerla domination de chaque marché par l’entreprise industriellement la plusefficiente. Il en résulte également que le prix du marché, pour les bienscomme pour le travail, n’est pas un indicateur rationnel d’action : l’effica-cité des affaires repose non sur le jeu sur les prix (la spéculation), mais surl’optimisation des méthodes de production. On retrouve donc, au sein mêmedu marché des biens, l’opposition entre spéculation et entreprise. Ces prin-cipes fordiens ne sont pas que des recettes gestionnaires, ils dessinent uneéconomie politique que l’on peut qualifier d’industrielle [Boltanski, Théve-not, 1991], en tension avec l’économie politique marchande.

L’argumentation de Ford illustre bien la confrontation entre deux prin-cipes d’ordre : dans l’un, les consommateurs sont les seuls évaluateurs de laqualité de biens, les entreprises doivent les suivre ; dans l’autre, les consom-mateurs sont peu qualifiés, c’est l’industriel qui est le bon juge de la qualitédes biens, les consommateurs s’adaptent. Chacun de ces principes instaureun état des personnes ayant la capacité de valorisation des biens : l’état deconsommateur pour les principes marchands, l’état de producteur pour lesprincipes industriels. Ces états sont instrumentés par des procédures : laconcurrence entre entreprises soutient la capacité de valorisation duconsommateur en lui donnant ce pouvoir contre celui des entreprises domi-nantes. Une situation de monopole soutient la liberté de l’entreprise, ce quiva dans le sens du bien commun, puisque, dans la logique industrielle, lesconsommateurs sont irrationnels.

Il n’est pas étonnant que Ford ait été l’un des inspirateurs de l’organisa-tion économique de l’Union soviétique. Mais, même dans les pays dits àéconomie de marché, les principes industriels ont joué, et continuent dejouer, un rôle considérable dans l’organisation économique, ce qui contri-bue largement à l’incomplétude de la théorie des marchés concurrentielspour décrire l’économie. Schumpeter est sans doute l’un des auteurs qui, auplan académique, a le mieux éclairé le rôle des grandes entreprises mono-

3. Non content d’être « macho », Ford était un antisémite militant, ce qui n’est pas sansrapport avec sa critique virulente des pratiques marchandes.

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polistiques. Le développement en microéconomie des théories de l’entre-prise est également une façon de confronter la coordination par les marchésà la coordination par l’entreprise, mais sans voir que la tension entre cesdeux formes de coordination repose sur la tension entre deux principes devalorisation.

Cette tension entre modèles de valorisation industrielle et marchanden’est pas la seule qui traverse les marchés des biens. Le modèle des Econo-mies de la Grandeur [Boltanski, Thévenot, 1991] distingue six principes devalorisation qui structurent les économies modernes, et l’émergence dansles années 1970 d’un septième modèle, l’entreprise-réseau, qui marque lacrise du modèle industriel [Boltanski, Chiapello, 1999].

Le développement d’une économie de services prend tout son sens sil’on voit qu’il marque l’émergence de nouveaux principes de qualité desbiens. Une société de services diffère d’une société de biens marchands parla hiérarchie des qualités qui y est admise. Adhérer aux valeurs d’unesociété de services conduit à dévaloriser les biens marchands : la consom-mation de biens est considérée comme une activité inférieure à la participa-tion aux relations interpersonnelles de service. Les questions de qualitéprennent plus de poids dans le jugement, les services ne pouvant donner lieuà accumulation quantitative. De plus, en l’absence de biens, l’évaluationporte principalement sur les personnes.

Vu des marchés financiers, il semblait que l’on puisse caractériserl’entreprise par sa « valeur fondamentale » unique. Il s’avère qu’elle estelle-même en tension entre plusieurs principes de valorisation. Mais, dira-t-on, il y a une seule valeur actualisée des profits. Certes, mais générer desprofits peut relever de plusieurs modalités de création de valeur. De plus, onsait que les conventions comptables sont nécessaires pour trancher lescontroverses sur les différentes façons de calculer le profit [Biondi, 2005 ;Chiapello, Desrosières, 2006]. Au plan de la comptabilité nationale, la ques-tion des principes de valorisation (qui a des conséquences sur la séparationvolumes-prix) est fondamentale [Desrosières, 1992 ; Gadrey, 2006].

Les différents principes de valorisation des biens ont des conséquencessur la valorisation du travail. À la fonction de production qui traite de lacohérence nécessaire entre les quantités des outputs et des inputs, dont letravail, il faudrait adjoindre une contrainte de cohérence nécessaire entre lesprincipes de qualité de ces différents biens et des différentes catégories detravail. Cette contrainte de cohérence qualitative était au centre de la politi-que fordienne d’intégration des entreprises le long d’une filière de produc-tion, de façon à ce que les principes de qualité soient respectés tout au longde la filière (y compris au stade de la distribution) et de la politiquefordienne de travail (rémunération, selon un système de cotation de postes,au-dessus du prix du marché de façon à assurer la stabilité dans l’entre-prise). Nous développerons ce point dans la troisième partie.

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L’harmonisation des valorisations

Nous avons montré que les différentes sphères de l’activité économiquesont marquées par des tensions entre modèles de valorisation différents. Lesenjeux de ces débats sont considérables : ils conditionnent les classementssociaux. L’économie est un espace de transactions marqué par des disconti-nuités et non par une cohérence globale. Pourtant, on ne peut en rester à ceconstat. Les acteurs économiques ne peuvent se satisfaire de ces tensionsqui perturbent les échanges : pour que les transactions s’effectuent de façonefficiente, il faut que la chaîne de valorisation ne soit pas rompue. Il y a doncune activité incessante de mise en cohérence des valorisations : elle relève,à un niveau « macro » de l’État, mais est aussi de l’activité quotidienne desagents « micro ». C’est une activité de nature politique : elle porte sur lesprincipes de bien commun légitimes. Elle précède les calculsd’optimisation : pour qu’ils se développent, il faut qu’au préalable les unitésde calculs aient été fixées. Le langage y occupe une place prépondérante :les qualités, les conceptions du bien passent par des registres de vocabulaire(qui peuvent être empiriquement observés : voir par exemple pour la qualitédes biens artistiques : Martin [2005]). Le « qualitatif », qui est en généralsous-traité par l’économiste aux autres sciences sociales, est le fondementdu quantitatif : un registre de qualité détermine les unités de compte, etétablit des barrières avec d’autres registres de qualité, pour lesquels lesunités ne sont plus valides, sans possibilité de passage automatique d’unespace à l’autre. Une fois le registre de valeurs fixé, la rationalité peut êtreréduite au calcul, mais « l’interprétation » [Bessis et alii, 2006] domine ledébat sur les valeurs.

La mise en cohérence de l’économie s’effectue localement et globale-ment. Elle peut passer par la tendance à la domination d’un principe de valo-risation sur tous les autres, ou par des compromis entre principes, desmontages qui hybrident les différentes conventions. On peut caractériserl’évolution historique par l’évolution au sein d’une économie de la cartogra-phie des différents principes ou, si l’on veut mettre l’accent sur les rapportsconflictuels de pouvoir qu’ils soutiennent, du champ de conflits entreprétentions à la souveraineté.

LE POUVOIR PROBLÉMATIQUE DE VALORISATION PAR LE TRAVAIL

La dernière étape de notre parcours prospecte la question de la place dutravail salarié dans l’architecture des pouvoirs de valorisation. L’accent missur le pouvoir financier lui donne un rôle modeste, voire nul : les actionnai-res déterminent la valeur des actifs immobilisés, répercutée par les mana-gers sur le travail. Le travail est un objet d’évaluation et non un sujet del’évaluation. Ce pourrait être une définition de l’exploitation : une ressource

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utilisée comme une chose, sans pouvoir politique propre. Mais le sort dutravail (salarié ou non salarié) n’est pas plus enviable lorsque l’on ne recon-naît de pouvoir de valorisation qu’aux consommateurs. Est-il pensable dereconnaître au travail une capacité politique (un pouvoir de valorisation) ?Même ceux qui soutiennent ardemment l’existence d’un statut salarial, d’undroit social protecteur ne répondraient pas forcément par l’affirmative àcette question : suivant une longue tradition de pensée, ce droit est aucontraire la contrepartie, sociale, de l’infériorité politique du travailleursalarié, manifestée dans le lien de subordination. C’est pourtant la positionque nous souhaiterions prospecter dans cette dernière partie.

Du calcul rationnel à la création de valeur par le travail

Dans la théorie standard des marchés, comme dans la théorie descontrats, le travailleur est doté d’une capacité de calcul rationnel : il calculela quantité optimale de travail qu’il vend, ou l’effort optimal qu’il déploie.Mais le bien de référence pour ce calcul est un bien de consommation : letravail est, dans cette théorie, un loisir négatif. Le travailleur n’est en aucunefaçon intéressé par le bien produit, et donc n’a, par rapport à ce dernier,aucune réflexivité, ni liberté de choix. L’entrepreneur n’est d’ailleurs, dansce cadre standard, pas mieux loti : comme le travailleur, il est soumis aupouvoir de valorisation du consommateur, seul acteur doté d’une capacitépolitique. L’entreprise est bien représentée dans cette perspective par lacontrainte technique formalisée par la fonction de production. La théoriedes contrats a certes « ouvert la boîte noire » de l’entreprise, mais sans chan-gement fondamental sur le point qui nous occupe : la finalité du travaildemeure exclusivement la rémunération.

Doter le travail d’une capacité politique propre suppose d’orienter sacapacité de calcul sur le bien produit, de lui donner une liberté de valorisa-tion de ce bien, par les institutions adéquates.

Une première étape dans cette démarche consiste à reconnaître l’entre-prise comme arène de coordination, c’est-à-dire comme fondement d’unpouvoir de valorisation. Nous l’avons déjà évoquée. La théorie de Schum-peter instaure manifestement le primat de la production sur la consomma-tion dans l’orientation de l’économie. Pour lui, en fin de compte, c’est leproducteur qui éduque le consommateur. On peut donc en conclure que leproducteur est un acteur central de la création des valeurs, contrairementaux approches du marché des biens pour lesquelles le personnage importantest le consommateur qui, par ses préférences, oriente le marché. Les théoriesde l’entreprise conduisent également d’une façon ou d’une autre à attribuerun pouvoir de valorisation propre à l’entreprise : les règles des marchésinternes, l’autorité hiérarchique se substituent au mécanisme des prix dumarché pour orienter (valoriser) les ressources productives. On peut doncconcevoir, en prolongeant ces approches, un processus de valorisation quisoit fondé sur l’activité productive, et donc le travail : le travailleur peut

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362 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES…

être, dans certains dispositifs productifs, un entrepreneur schumpeterien,susceptible de créer de la valeur comme ce dernier, par des recombinaisonsdes moyens de production.

Au plan empirique, un exemple de cette orientation est donné par lespolitiques qui tentent de remédier aux défaillances de qualité inhérentes auxméthodes tayloriennes et fordiennes. L’une des voies suivies consiste àaccroître le pouvoir du travailleur sur la qualité, en réduisant la divisionverticale du travail : raccourcissement des lignes hiérarchiques, mise enplace d’unités de travail de plus petite dimension, transfert de la responsa-bilité de la qualité sur l’opérateur etc. [Rot, 2006]. Cette évolution traduit undouble mouvement : transfert d’une partie du pouvoir de valorisation de lahiérarchie aux opérateurs, activation du pouvoir du client au sein même dela production (en particulier par les « flux tendus »)4. L’accroissement depouvoir qui en résulte pour les opérateurs n’a rien de mécanique : lesnouvelles méthodes productives peuvent simplement se traduire par unesurexploitation du travail. Cela dépend des dispositifs socio-économiques etpolitiques mis en place.

Comment caractériser les dispositifs socio-économiques qui équipent lacapacité de valorisation du travailleur ? Ils doivent permettre une postureréflexive sur le bien produit, c’est-à-dire une liberté de choix sur ce bien, entant que producteur et non plus consommateur. L’ensemble de l’entrepriseconstitue un tel dispositif, mais il faut examiner à quelles conditions il favo-rise la capacité de valorisation du travailleur.

L’apprentissage est l’une des pièces de ces dispositifs, et en particulierde l’apprentissage « double boucle » [Favereau, 1993], qui marque un chan-gement de principe de valeur des biens produits. Il est clair que le processusd’apprentissage ne peut être complètement dirigé par la hiérarchie : ilsuppose un engagement de la personne même du travailleur (de fait, laformation joue un rôle majeur dans les formes d’organisation post-taylo-riennes). Il est trop court de voir dans l’apprentissage un accroissement du« capital humain », source de productivité supplémentaire. L’apprentissageest facteur d’autonomie dans le travail. Sauf s’il est focalisé sur un modeopératoire étroitement circonscrit, il fournit des outils généraux de compré-hension du travail : on pourrait dire qu’il a les mêmes propriétés que lamonnaie en rendant plus « liquides » pour le travailleur les méthodes deproduction.

La qualification est également une composante essentielle des disposi-tifs qui équipent la capacité de valorisation du travail. Là encore, sa traduc-tion en termes de productivité est insuffisante. Plus fondamentalement, laqualification dote le travailleur d’une plus grande responsabilité sur sontravail et celui d’autrui, c’est-à-dire substitue à une relation de subordina-

4. Une formalisation est développée par Aoki [1984] autour de la « coordinationhorizontale ».

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LES INSTITUTIONS DE VALORISATION DES BIENS ET DU TRAVAIL 363

tion à l’autorité hiérarchique, une liberté dans la décision concernant lesméthodes de production.

Le marché, la détention de monnaie sont les dispositifs socioéconomi-ques qui équipent la capacité de valorisation du consommateur. L’organisa-tion productive, la formation et la qualification jouent ce rôle pour lacapacité de valorisation du travailleur. Comment caractériser dans le regis-tre économique le processus de création de valeur que ces dispositifsproductifs induisent ? L’innovation, comme création d’une nouvelle valeur,est comme nous l’avons vu la caractérisation la plus immédiate. On peutégalement s’appuyer sur l’opération d’investissement, qui lui est d’ailleursfréquemment liée. Pour suivre notre analyse, il faudrait montrer que l’inves-tissement est lié à un surcroît de liberté. La vielle notion de « détour deproduction » va en ce sens : pour investir, il faut avoir une autonomie suffi-sante par rapport aux contraintes de survie, ce qui permet d’épargner. Etpour investir dans de nouvelles méthodes de production, il faut se détacherdes méthodes établies, avoir le temps et la liberté permettant de réfléchir auxfaçons de réduire sur le long terme les défaillances. L’apprentissage est bienun « détour de production » permettant d’innover. La qualification également :elle suppose de soustraire au contingent des heures directement productivesdes temps de « non-travail productif », qui conditionnent la création devaleur5.

Statut salarial et pouvoir de valorisation par le travail

La dernière étape consiste à repérer le montage politique qui octroie unpouvoir de valorisation aux travailleurs : le statut salarial, et plus particuliè-rement le droit du travail.

Le statut salarial est rattaché à un mode de valorisation (des biens et dutravail) ancré dans l’activité productive. Il ne prend corps que si l’entrepriseest un dispositif de valorisation du travail au moins partiellement autonomede l’institution de valorisation dans laquelle seuls les consommateurs ont lepouvoir de valorisation (le marché). C’est bien avec le développement de lagrande entreprise industrielle que le droit du travail a émergé, reformulantcomplètement le « louage de service » du code civil. Mais une objectionvient immédiatement. On considère en général que le statut salarial est uneprotection en contrepartie de l’état de subordination. Loin de fonder lepouvoir de valorisation du salarié, il entérinerait l’exclusivité du pouvoirproductif de l’entrepreneur, le compensant par une protection sociale dusalarié. Il faudrait donc montrer, à rebours de cette approche, que le statutsalarial (et en particulier le droit du travail) permet de « libérer » le travail,

5. À la célèbre question What do bosses do ? posée par Marglin [1974], on peut répondre :en se libérant du travail productif, ils rendent possible l’innovation et donc la création devaleur. Mais il n’y a bien sûr aucune fatalité à cette division du travail, qui confinerait le plusgrand nombre dans un travail d’exécution routinisé.

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364 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES…

c’est-à-dire de le doter d’une autonomie dans la création de valeurs. Lestatut salarial créerait une forme de citoyenneté ancrée dans l’activitéproductive, et non reportée dans le domaine social.

Ce qui a été dit sur les dispositifs socioéconomiques qui donnent unecapacité de valorisation au travailleur va bien en ce sens. Le statut salarialpermet de rompre le lien d’équivalence entre quantité de travail produite etrémunération, soit l’échange « synallagmatique » travail contre salaire. Ilfonde ainsi l’autonomie du salarié, sa capacité d’exercer un pouvoir sur sonpropre travail, au lieu qu’il soit soumis aux contraintes de la production àcourt terme. Les possibilités de formation, de qualification sont étroitementliées au statut. La création de valeur par le travail est ainsi associée au statutde citoyenneté du travailleur. S’il ne fait que vendre un travail productif, lesalarié ne peut créer de la valeur, il s’inscrit dans un processus de valorisa-tion dirigé par d’autres (consommateur ou propriétaire des capitaux). Laliberté dans le travail lui permet de se dégager des contraintes productivesimmédiates pour inventer de nouveaux modes productifs, créateurs denouvelles valeurs. En général, on considère que le statut salarial reconnaîtcette capacité politique du travailleur, mais sous des formes limitées.L’autonomie du salarié est recherchée hors espace productif : les prestationssociales, en rémunérant du non-travail, fondent la citoyenneté sociale dusalarié.

Une approche renouvelée du droit du travail permet de mieux articulerstatut salarial et liberté dans le travail. Alain Supiot [1994] identifie, danscette perspective, deux tensions sur lesquelles repose le droit du travail :celle entre travail comme objet d’échange et lien statutaire ; et celle entreliberté inhérente au droit des contrats et subordination, inhérente au salariat.

Le travail comme objet d’échange est naturellement la représentationvéhiculée par la théorie des marchés comme par la théorie des contrats. Latension vient du fait qu’il n’est pas possible de séparer le travail-objet de lapersonne du travailleur : l’objet du louage de service, point d’appui pour ladéfinition contractualiste de la relation salariale, est en fin de compte lapersonne elle-même, son énergie physique et mentale, son réseau derelations etc. Le droit du travail prend en compte cette tension, en articulantcontrat et statut : le contrat intègre un statut. Le développement du droit dutravail articulé au droit des obligations, mais en intégrant cette dimensionstatutaire, permet ainsi de protéger la personne du travailleur dans sa conti-nuité, au-delà des prestations discontinues de travail. Cette prise en comptede la personne du travailleur se fait dans le droit par gradations successives :protection de l’intégrité physique du travailleur (hygiène et sécurité), de sasécurité de subsistance dans la société (revenu minimum), de son identitécollective (qualification qui lui confère une place dans la société) et indivi-duelle (protection de son engagement personnel dans le travail).

La tension entre subordination et liberté est également au cœur de larelation salariale. On sait que la théorie économique des contrats la résout

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LES INSTITUTIONS DE VALORISATION DES BIENS ET DU TRAVAIL 365

en contractualisant le lien de subordination, mais on sait aussi que cettesolution n’en est pas une. Du fait de l’incertitude inhérente au déroulementtemporel de la relation, le contrat de travail intègre nécessairement une rela-tion hiérarchique non contractuelle, ce que développe le courant de l’écono-mie des coûts de transaction, mais sans poser la question de l’amputation dela liberté individuelle du salarié qui en résulte. A. Supiot montre que cettetension est dépassée dans le droit du travail français par le passage aucollectif : le statut collectif fait rentrer l’égalité concrète (prenant en compteles inégalités réelles entre employeur et salarié) dans l’égalité formelle ducontrat. Ce montage s’appuie sur l’ordre public de protection dont estresponsable l’État. Il restitue au salarié sa qualité de sujet libre, en luidonnant la « liberté individuelle d’agir collectivement » [1994, p. 140].Cette articulation complexe entre contrat et statut a pour but de rééquilibrerle partage de la valeur ajoutée entre les deux parties, mais égalementd’approfondir les principes d’égalité et de liberté individuelles.

Soit le cas de protection de la liberté individuelle, qui apparaît comme lestade le plus avancé de la personnalisation de la relation de travail. De chose,le travail est saisi comme expression de la personne du salarié. Par ce mêmemouvement, le travail est également rattaché au bien produit. L’analyse« patrimoniale » du travail (objet passant d’un patrimoine à l’autre) exclut eneffet de l’échange le bien produit : il reste toujours la propriété exclusive del’employeur (même dans les formes de rémunération directement liées auproduit, comme la rémunération à la pièce). Le salarié n’a aucun droit, ni surl’objet, ni sur les méthodes, ni sur le résultat de son travail : il n’a droit qu’ausalaire (c’est ce qui permet de distinguer le contrat de travail du contratd’entreprise ou du travail indépendant). Par la personnalisation du travail, lebien produit devient une « œuvre » qui engage la personne du salarié. Il fautque le salarié apporte quelque chose de lui-même pour que le travail soit bienfait. En droit positif, cette forme du travail est traduite par : le caractèreintuitu personae de la relation de travail ; l’exigence de bonne foi dansl’exécution du travail et de conscience professionnelle (a contrario, lorsqu’ilfait la grève du zèle, le salarié se retire de son travail) ; les droits de propriétéintellectuelle et artistique ou de propriété industrielle pour certainesinnovations ; les clauses de conscience des journalistes ; le droit d’expres-sion (« L’expression, c’est un peu l’invention du pauvre, du salarié ordinairedont l’œuvre ne s’inscrit pas dans un brevet ou une création, où le droitreconnaîtrait l’expression de sa personne », Supiot [1994] p. 102) ; le droit àune formation ; le droit encadrant le licenciement. La personnalisation dutravail est croissante avec la qualification professionnelle : le salarié qualifiéa une part de responsabilité dans la sécurité pour lui-même et ses collègues,il est tenu à une loyauté professionnelle, au-delà des strictes obligationscontractuelles. Les nouvelles techniques de gestion (post-tayloriennes)tendent à renforcer la personnalisation de la relation salariale, afin d’obtenirun meilleur engagement du salarié dans son travail.

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Page 347: Analyses Et Transformations de La Firme

366 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES…

CONCLUSION

Ce papier avait pour objectif de prospecter la question de la capacitépolitique des acteurs, soit la capacité de créer des valeurs. Nous pouvonsainsi graduer la capacité politique des acteurs : depuis une capacité nulle,lorsque l’acteur est mené par des finalités qui lui sont totalement étrangères,jusqu’à une forte capacité, lorsque l’acteur réfléchit à ses propres valeurs,les coordonne à celles des autres, par dispositifs interposés, et enfin est dotépar les institutions d’un pouvoir de valorisation. Au plan macroéconomique,l’économie est décrite comme un processus de tensions entre pouvoirs devalorisation concurrents.

Cette approche permet de donner toute sa dimension à l’entreprise : nonpas seulement forme d’échange permettant d’économiser des coûts, maisinstitution fondant le pouvoir de valorisation de certains acteurs, à l’encon-tre du pouvoir détenu souverainement par le consommateur sur le marché.Il est détenu principalement par les managers, mais il peut être distribué pluslargement parmi les travailleurs, avec l’appui du droit du travail qui leurdonne une autonomie dans le cadre du lien de subordination. Le statut sala-rial n’est pas, comme le pense souvent l’économiste, une protection socialeà l’encontre des risques économiques. Il est au fondement de la capacitépolitique d’un acteur, le salarié, dont l’engagement conditionne l’efficienceproductive.

« What do bosses do ? » Cette question célèbre de S. Marglin [1974]peut recevoir la réponse suivante : ils fixent ce qui vaut, dans un espace oùce pouvoir leur est contesté par d’autres acteurs. Il s’agit des acteurs finan-ciers qui revendiquent la souveraineté sur l’entreprise, au motif d’un droitde propriété, d’ailleurs juridiquement contestable [Robé, 1999] ; il s’agitégalement des consommateurs qui, avec l’appui du marché concurrentiel,seraient les seuls acteurs souverains dans la définition de ce qui vaut ; plusdifficilement des salariés, qui revendiquent une liberté comme condition deleur engagement dans le travail. L’émergence de l’écologie est signe del’introduction de nouveaux prétendants au pouvoir de valorisation, agissantau nom d’un bien commun mal traité selon eux, la nature telle que nous lalaisserons aux générations futures.

Cette prise en compte des processus de valorisation dans l’analyseéconomique permet de renouer avec la racine politique de la discipline : lesfinalités individuelles et collectives sont réintroduites, au-delà d’unescience de l’administration qui ne se préoccuperait que des moyens ration-nels d’atteindre certaines fins données. Il en résulte une transformation enprofondeur du mode d’analyse. Une conception mécaniste de l’économiemet en scène des agents dotés de lois de comportement dans un systèmed’interdépendances qui se régule de façon automatique. La prise en comptedes valeurs induit de la réflexivité dans les comportements et des tensionsentre valeurs différentes. La question de la liberté, fondamentale pour

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LES INSTITUTIONS DE VALORISATION DES BIENS ET DU TRAVAIL 367

l’économie politique, est ainsi réintroduite avec la notion de pouvoir devalorisation.

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LivreLa firme.book Page 368 Mardi, 31. mars 2009 1:56 13

Page 350: Analyses Et Transformations de La Firme

Liste des auteurs

Philippe A

BRARD

, doctorant (ERFI, université Montpellier-1)

Driss A

GARDI

, doctorant (LIRHE, université Toulouse-1)

Alain A

LCOUFFE

, professeur (LIRHE, université Toulouse-1)

Christiane A

LCOUFFE

, professeur (université de Toulouse-1)

Délila A

LLAM

, maître de conférences (CES-MATISSE, Paris-I)

Bernard B

AUDRY

, professeur (LEFI, université Lyon-2)

Jean-Pierre B

RÉCHET

, professeur (université de Nantes)

Cécile C

ÉZANNE

, docteur en sciences économiques (GREDEG, univer-sité de Nice)

Sophie d'A

RMAGNAC

, docteur en sciences de gestion (LIRHE, université Toulouse-1)

Alain D

ESREUMAUX

, professeur (CLAREE, Lille-1)

Benjamin D

UBRION

, maître de conférences (LEFI, université Lyon-2)

Olivier D

UPOUËT

, professeur (Bordeaux EM)

François E

YMARD

-D

UVERNAY

, professeur (EconomiX, université Paris-X)

Virginie F

OREST

, docteur en sciences de gestion (LEFI, université Lyon-2)

Vincent F

RIGANT

, maître de conférences (GRETHA, université Bordeaux-IV)

François G

AUDU

, professeur (université Paris-I)

Pierre-Yves G

OMEZ

, professeur (IFGE, EM Lyon)

Geoffrey H

ODGSON

, professeur (CRIE, University of Hertfordshire)

Marie L

AGASSE

, doctorante (Airbus France et université Toulouse-1)

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Page 351: Analyses Et Transformations de La Firme

370 A

NALYSES

ET

TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

Christian L

E

B

AS

, professeur (LEFI, université Lyon-2)

Emeric L

ENDJEL

, maître de conférences (CES-MATISSE, université Paris-I)

Frédéric M

AZAUD

, docteur en sciences économiques (LEREPS, université Toulouse-1)

Gilles P

ACHÉ

, professeur (CRET-LOG, université Aix-Marseille-2)

Pascal P

HILIPPART

, professeur (GREMCO-LEM, IAE Lille)

Joël-Thomas R

AVIX

, Professeur (GREDEG, Université de Nice)

Isabelle T

RICOT

-C

HAMARD

, Professeur (Bordeaux EM).

LivreLa firmeLDP.fm Page 370 Mercredi, 1. avril 2009 8:20 20

Page 352: Analyses Et Transformations de La Firme

Table des matières

Introduction. Questionnements théoriques et empiriques sur la firme : croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

5L’analyse théorique de la firme : dépasser la diversité

de l’approche contractualiste 5Les transformations empiriques de la firme moderne :

gouvernance, frontières et organisation interne 8Les perspectives de recherche : approfondir les approches

pluridisciplinaires de la firme 13Un parti pris méthodologique :

une approche pluridisciplinaire de la firme 14

I

L

ES

ANALYSES

THÉORIQUES

DE

LA

FIRME

:

DÉBATS

ET

ENJEUX

1 Qu’est-ce-qu’une firme ?

Geoffrey M. Hodgson

21Introduction 21Pas de définition s’il vous plaît – nous sommes des économistes 22Les frontières de la firme 25Le mythe du marché interne 28Le mythe de la forme hybride firme-marché 30Remarques conclusives 35

2 La diversité des théories contractualistes de la firme : complémentarité ou substituabilité ?

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

41Introduction 41La diversité des théories contractualistes de la firme : une typologie 43Définition et frontières de la firme : complémentarité ou substituabilité

des théories contractualistes ? 49Conclusion 56

LivreLa firmeTDM.fm Page 371 Mercredi, 1. avril 2009 8:24 20

Page 353: Analyses Et Transformations de La Firme

372 A

NALYSES

ET

TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

3 Quels fondements pour les théories de la firme ? Plaidoyer pour une théorie artificialiste de l’action collective fondée sur le projet

Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet

61Introduction 61Histoire et bilan des théories de la firme 62Éléments d’une épistémologie renouvelée 67Pour une prise en compte du projet dans l’action collective 73Contenu, portée et signification d’une théorie

de l’entreprise fondée sur le projet (PBV) 77Conclusion 83

II

L

ES

TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

:

ÉVOLUTIONS

RÉCENTES

A. G

OUVERNEMENT

D

ENTREPRISE

92

4 Qui trace les frontières ? Une interprétation politique du gouvernement des entreprises contemporaines

Pierre-Yves Gomez

93Introduction 93État des lieux : la dilution apparente de l’entreprise

dans l’espace financier 95Réinterprétation politique des évolutions contemporaines :

redéfinition du gouvernement des entreprises et conséquences sur leur gestion 101

Conclusion 110

5 Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise en France de 1998 à 2006

Driss Agardi et Alain Alcouffe

115Introduction 115Les variétés de capitalismes nationaux et la mondialisation 116Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise en France 117Cumul des mandats et réseaux d’entreprises 119Conclusion 126

B. P

RATIQUES

D

EXTERNALISATION

ET

RELATIONS

INTERFIRMES

129

6 Les limites de l’externalisation dans une industrie imparfaitement modulaire : leçons à partir de l’automobile

Vincent Frigant

131Introduction 131L’irréductible impureté de la modularité 132La réduction de la capacité d’absorption 138Les risques résultant des comportements stratégiques des fournisseurs 141

LivreLa firmeTDM.fm Page 372 Mercredi, 1. avril 2009 8:24 20

Page 354: Analyses Et Transformations de La Firme

T

ABLE

DES

MATIÈRES

373

L’externalisation permet-elle véritablement de réduire les coûts de production ? 144

Conclusion 146

7 Externalisation et coordination stratégique des relations de sous-traitance : le cas d’Airbus

Frédéric Mazaud et Marie Lagasse

153Introduction 153Recentrage et externalisation : deux mouvements en plein essor 154Le plan Power 8, un exemple concret des deux phénomènes

concomitants : recentrage et externalisation 157Conséquences organisationnelles sur la structuration des modes

de coordination entre Airbus et ses fournisseurs 160Conclusion 165

8 La franchise : une gouvernance pour les entreprises dans le transport routier de marchandises ?

Délila Allam et Emeric Lendjel

169Introduction 169De la nécessaire coordination des flux

dans le transport routier de marchandises 171La franchise : une stratégie pour le transport routier des marchandises 178Conclusion 188

C. N

OUVELLES

FORMES

D

ORGANISATION

191

9 La gouvernance des formes hybrides, un métissage de contrat et de confiance ? Le cas de la grande distribution alimentaire

Philippe Abrard et Gilles Paché

193Introduction 193Des coopératives de commerçants aux groupements de détaillants 196La coopération : éclairages conceptuels 198Quelle gouvernance pour les GD ? 202Deux registres ago-antagoniques : contrôle et/ou confiance 205Conclusion 210

10 Développer les capacités de l’entreprise par une meilleure gestion des frontières : les formes de coopération dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial

Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnac

215Introduction 215Environnement économique et coopération dans les secteurs

de l’aéronautique et du spatial 216Coopération et capacités nouvelles : une nouvelle gestion des frontières 217Conclusion 229

11 La firme au-delà de la firme : l’approche pragmatique du droit face aux réseaux interentreprises

Pascal Philippart

235

LivreLa firmeTDM.fm Page 373 Mercredi, 1. avril 2009 8:24 20

Page 355: Analyses Et Transformations de La Firme

374 A

NALYSES

ET

TRANSFORMATIONS

DE

LA

FIRME

Introduction 235Les dérives réticulaires et le droit français 236Quel droit des réseaux ? 243Conclusion 248

D. O

RGANISATION

INTERNE

DE

LA

FIRME

251

12 Membre d’une communauté de savoir et salarié d’une firme : enjeux et perspectives en droit du travail

Olivier Dupouët et Isabelle Tricot-Chamard

253Introduction 253Les communautés confrontées à la subordination

du salarié de la firme 255Les communautés et les frontières de la vie professionnelle 265Conclusion 272

13 Capital humain spécifique à la firme et gouvernance d’entreprise « multiressources » : une analyse empirique du cas français

Cécile Cézanne

277Introduction 277Enjeux et instruments de la gouvernance d’entreprise multiressources 278Données et méthodologie 281Une typologie des modèles français

de gouvernance d’entreprise 283Une mesure du degré de spécificité du capital humain

et présentation du modèle 287Discussion des résultats économétriques 289Conclusion 291

III

A

NALYSE

DE

LA

FIRME

AUJOURD

HUI

:

ENJEUX

ET

PERSPECTIVES

FUTURES

14 Responsabilité sociale des entreprises et régulation économique

Virginie Forest et Christian Le Bas

299Introduction 299RSE et régulation par la main visible :

modularité et nouvelles règles du jeu 305La RSE comme institution potentiellement candidate

à la succession du rapport salarial fordien 309Responsabilité sociale des entreprises et régulation publique 312Conclusion 315

15 L’entreprise définie par ses responsabilités ?

François Gaudu

319Introduction 319L’entreprise comme communauté 320L’entreprise comme acteur de la société civile 326

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T

ABLE

DES

MATIÈRES

375

16 Mieux comprendre l’organisation de l’industrie pour mieux comprendre la firme

Joël-Thomas Ravix

333Introduction 333La nature de l’industrie : enjeux conceptuels et analytiques 334Des frontières de la firme à l’organisation de l’industrie 337De l’organisation de l’industrie aux frontières des industries 344Conclusion 346

17 Les institutions de valorisation des biens et du travail : firmes ou marchés ?

François Eymard-Duvernay

349Introduction 349Le pouvoir de valorisation 352Les tensions entre pouvoirs de valorisation 356Le pouvoir problématique de valorisation par le travail 360Conclusion 366

Liste des auteurs

369

Table des matières

371

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