Amour Et Désir Chez Saint Jean de La Croix NRT 113-4 (1991) p.498-515 María Del Sagrario Rollán

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  • Amour et dsir chez saint Jean de la Croix ye

    A l'occasion du IVe centenaire de la mon duDocteur mystique, je ddie ces pages aux religieu-ses du monastre de l'Annonciation de Quvy, entmoignage de reconnaissance.

    Introduction. La question de l'amour

    Savoir que toutes les histoires reviennent parler d'amour. Laplainte que me confient ceux qui balbutient ct de moi a toujourspour cause un manque d'amour prsent ou pass, rel ou imaginaire.Je ne peux l'entendre que si je me place moi-mme en ce point d'infini,douleur ou ravissement... Philosophie, religion, posie, roman? His-toires d'amour. Ainsi s'exprime Julia Kristeva dans Histoires d'amour,avec l'intention de se mettre l'coute des diffrentes plaintes ayantpour objet l'amour qui ont parcouru le discours occidental et nourriles couches les plus profondes de notre pense, depuis le Cantiquedes Cantiques jusqu'au divan du psychanalyste, en passant par l'exal-tation romantique et la chanson juvnile.

    Sans revenir sur ce parcours historique, je voudrais seulement faireressortir ces deux lignes parallles raison et dsir qui paraissentse tlescoper dans la psychanalyse, quoique leur tension n'ait ttrangre ni la religion ni la philosophie1. Les hommes n'ontpas attendu Freud pour savoir qu'ils avaient des dsirs. Mais il fautreconnatre que cet aspect insaisissable et troublant de l'me humainea t mis de ct par une philosophie sduite par le pouvoir de laraison2. Platon, plus pote que philosophe, avait fait une place audsir dans ses mythes; l'expression amour platonique, qui est res-te inscrite dans notre culture, tmoigne de l'enthousiasme ferventqui animait ses recherches, et qui, plus tard, travers le no-platonisme,

    * Trad. de P.H. GIRAUD.1. La religion et la philosophie ont t particulirement mises en question par

    la critique psychanalytique, tandis que d'autres formes de cration, comme l'artou la littrature, ont trouv en elle et dans son recours l'inconscient de nouvellessources d'inspiration.

    2. Curieusement Hegel lui-mme, quoique rationaliste, et non moins romanti-que, fera du dsir le sujet de la conscience de soi, dans la Phnomnologie de l'Esprit.

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    devait imprgner profondment la pense chrtienne. Nanmoins laphilosophie du systme a domestiqu le souffle originaire, et la trans-mission acadmique que l'on fait aujourd'hui de Platon privilgieles aspects rationnels de sa philosophie au dtriment des aspects esth-tiques ou mystiques. Platon lui-mme ne voulait-il pas chasser lespotes de la Rpublique aprs avoir reconnu, cependant, qu'ilstaient possds par les dieux?

    Outre la posie, la religion chrtienne apporta elle aussi au petitpeuple un discours sur l'amour. Et un discours bien construit, bienqu'il apparaisse comme scandaleux aux sages de ce monde. Le dis-cours chrtien assumait la fois la tradition juive rcits et pomesimprgns de la sensualit orientale et la conceptualisation grec-que. cette confluence, il dut faire un formidable effort de rationali-sation; mais, quand il y fut parvenu, il bifurqua irrmdiablementet fut en partie vid de passion.

    La vibration du dsir suscite par la rvlation amoureuse et incar-ne du Verbe, qui parcourt l'oeuvre des Pres de l'Eglise, diminueprogressivement, jusqu' devenir la sourdine d'une systmatisationphilosophico-thologique croissante connue sous le nom de scolasti-que. La thologie ne dit pas non plus ce que ressent le peuple. Lamystique semble surgir, justement, comme la dfense d'une paroleamoureuse qui court le risque de se trouver sans voix3. Aussi dansle discours mystique, si souvent potique, comme c'est le cas de saintJean de la Croix, le verbe aimer se conjugue la premire per-sonne. L'exclamation, la plainte, le propos d'amour laissent s'pan-cher cet tre de dsir inquiet qui est l'origine des Confessions desaint Augustin.

    Cependant, le discours mystique a souvent driv vers l'irration-nel, devenant ainsi suspect la raison vigilante ou l'Eglise officielle.La nature mme et les conditions de son apparition le rendent inassi-milable et subversif, comme est subversif tout discours potique, reli-gieux ou psychologique, qui remue de faon intempestive le fondconflictuel de notre tre.

    Pour revenir notre temps et au point de dpart de notre rflexion,la psychanalyse ne laisse pas de nous surprendre. Le dfi de cettedoctrine consiste sans doute avoir attaqu du dedans. C'est laraison raisonnante et claire qui engendre sa propre critique et sedcouvre comme opacit. Le positiviste Freud se met couter la

    3. Cf. A. VERGOTE, Religion, foi, incroyance. Etude psychologique. Bruxelles, P.Mardaoa 1981 n -777

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    plainte du corps, et de l nat une blessure qui renvoie... l'amour, faire de l'amour une cure4.

    Avant la psychanalyse, pour la mystique chrtienne dj, l'amourest cure (thrapie), et la blessure de l'tre, balbutiante dans lelangage, est dsir d'amour. La mystique chrtienne nous dit: Eccehomo, Voici l'homme, aimez-le, car il a aim le premier et dsirvotre amour, ses bras ouverts en un ternel geste d'accueil:

    Un Pastoureau, esseul, s'en va pein.H n'est plus pour lui ni plaisir, ni liesse,Car songe sa pastourelle sans cesse,

    Le cur d'amour tout navr5.La mystique chrtienne nous offre l'Epoux souffrant comme objet

    du dsir qui traverse notre humanit blesse. Amour divin et amourhumain convergent et se compltent pour culminer dans le symbolenuptial. Comme le reconnat Vergote, la question de l'rotisationdu dsir religieux est inhrente sa constitution mme, mais danssa constitution mme, ouverte, il comporte implicitement la capacitde se sublimer pour devenir don d'amour rciproque6. Au-del d'unquelconque manichisme, qui condamne ou simplement utilise lachair comme prtexte mtaphorique, c'est cette convergence que sem-ble vouloir souligner Simone Weil: Le dsir d'aimer dans un trehumain la beaut du monde est essentiellement le dsir de l'Incarna-tion. C'est par erreur qu'il croit tre autre chose. L'Incarnation seulepeut le satisfaire. Aussi est-ce bien tort qu'on reproche parfois auxmystiques d'employer le langage amoureux. C'est eux qui en sontles lgitimes propritaires. Les autres n'ont droit qu' l'emprunter7.En effet, dans le Verbe Incarn, Dieu prend un visage humain quiinterpelle le dsir et l'oblige l'amour. Mais en outre, dans cettedescente nuptiale du Verbe-Epoux, la cration entire est exalte etdevient par consquent susceptible de raviver le dsir d'un Absolu

    4. J. KRISTEVA, Histoires d'amour. Paris, Denol, 1983, p. 355.5. Cf. JEAN DE LA CROIX, Oeuvres compltes, 4e d., Paris, Descle de Brouwer,

    1967, p. 925. Sauf information contraire, cette dition nous fournira la traductionmoderne des posies par le P. Lucien Marie de St Joseph, O.C.D. et, pour lesuvres en prose, la fameuse traduction du XVIIe sicle du P. Cyprien de la Nati-vit de la Vierge, O.C.D. Par ailleurs, nous emprunterons l'dition espagnolede la BAC (Biblioteca de Autores Cristianos), Vida y obras de San Juan de laCruz, 10e d., Madrid, 1978, sa numrotation dtaille en parties, chapitres et para-graphes (le numro des paragraphes n'apparaissant pas toujours dans les ditionsfranaises).

    6. Cf. A. VERGOTE, Dette et dsir. Deux axes chrtiens et la drive pathologique,Paris, Seuil, 1978, p. 179 et 213.

    7. S. WEIL, Attente de Dieu, Paris, La Colombe, 1950, p. 163.

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    qu'en elle-mme elle ne peut offrir. Le dsir lui-mme peut s'gareret se dnaturer dans une multiplicit de dons et de signes, se fermantainsi l'accueil du Dsir de Celui qui donne. Cycle idoltre del'errance, que veut briser saint Jean de la Croix en entrant plusavant dans l'paisseur nocturne pour renatre en une vive flammed'amour.

    I. - Anthropologie sanjuaniste

    L'homme sanjuaniste est un tre de dsir. Poser cette affirmation,c'est sans doute dfinir l'homme de faon ngative, par ce qui luimanque, et non pas par ce qu'il est ou possde. Mais nous croyonsqu'accepter d'entre de jeu cette ngativit peut tre de grand profitpour le lecteur moderne qui veut accder au Docteur mystique sansle rduire des interprtations trangres son esprit, qui cherche-raient pallier son radicalisme et le rendre plus attractif ou plusdigeste. La radicalit de saint Jean de la Croix est l'autre face deson affirmation de l'humain solidement fond.

    Si nous ne confondons pas le dsir avec son objet ou contenu,dsir quivaut conscience ou sentiment d'absence; c'est seulementen tant que manque de qu'il peut devenir ou tre reconnu dans unsecond temps comme tendance vers. Dans son manque constitutif,le dsir est donc fondamentalement dynamique. En ce qui concernesaint Jean de la Croix, son monde est essentiellement personnelet vital. L'expression se prsente comme 'description' d'une vie enmarche. Il y a une me-protagoniste qui fait le parcours tout entier...Le chemin est caractris et anim par l'union d'amour avec Dieu.C'est avec une insistance frappante que sont rpts cette expressionou ses quivalents. C'est le but, l'axe, le moteur de tout le mouve-ment. C'est la cl tant de l'exprience que du systme8. Telle estla synthse que fait l'un des meilleurs connaisseurs actuels de notreauteur. L'expression vie en marche, de mme que son orientationtlologique union d'amour nous donnent la dimension de quel-que chose de non ralis, d'une potentialit non totalement actuali-se. De sorte que, si la ralit potentielle est union d'amour, la ralitactuelle est sparation dsirante^. Et la conscience de la distance

    8. F. RUIZ SALVADOR, Introduccion aux Obras Compltas de saint Jean dela Croix, Madrid, EDE, 1988, p. 18-19.

    9. La psychologie moderne, hritire de Freud, parle de l'exprience de la spa-ration et de l'angoisse qu'elle provoque comme d'expriences structurantes de larelation d'amour ou d'appartenance; cf. p.ex. E. FROMM, L'Art d'Aimer.

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    de l'une l'autre, en tant que parcours qui reste faire, est uneblessure qui libre la parole potique:

    O T'es-tu cach, Ami,Toi qui me laissas dans les gmissements?

    Pareil au cerf, Tu as fui,M'ayant navre; aprs Toi

    Je sortis, criant, et Tu tais parti10!Autour de ces vers gravite l'uvre entire de saint Jean de la Croix,

    tant l'lan lyrique que la plainte de fond de tout le dveloppementen prose, c'est--dire du parcours progressif, gauche et lent, de laNuit et de la Monte11.

    Dans le parcours du dsir l'amour, aucun point d'arrive n'estdfinitif, mais une certaine plnitude joyeuse est dcrite dans la ViveFlamme, comme le plus haut degr de perfection auquel l'me peutarriver en cette vie {VF Prologue, 3). En ce sens, on peut aussiconsidrer l'uvre entire comme l'expression d'une intensificationde conscience deux versants: conscience du dsir et conscience del'union d'amour. est probable que la ralit ontologique soit lamme dans les moments les plus dramatiques de la Nuit que dansles extases du Cantique ou les ravissements de la Vive Flamme. Maisla perception ou l'apprhension existentielle de cette ralit varie dansle temps et l'espace, et c'est pourquoi l'exprience est diverse. Elleest d'ailleurs susceptible d'une certaine description psychologique description qui, sans puiser la ralit, l'clair, en considrant lesstructures sur lesquelles la vie surnaturelle se rpand et s'articule,pour donner sa plnitude la nature humaine.

    Un tel don de plnitude implique une maturation, une mise enordre et une hirarchisation de la vie affective qui nous apparaissentparticulirement riches et clairantes.

    1. Structure et dynamique

    y a chez Jean de la Croix une psychologie d'inspiration scolasti-que, psychologie de strates et de facults, que nous pouvons dduiredu commentaire de la strophe 18 du Cantique. Dans le dveloppe-

    10. Cantique Spirituel, strophe 1.11. L'uvre crite de saint Jean de la Croix se dveloppe sous la forme d'un

    commentaire doctrinal aux trois pomes majeurs: Monte du Mont Cannel (MC)et Nuit Obscure (N0) pour le pome de la Nuit Obscure; commentaire du CantiqueSpirituel (dans ses deux versions, A et B : A et CB) et l'explication (incomplte)des strophes de la Vive Flamme d'Amour (VF). Elle comporte aussi quelques autrespomes, des Lettres, et les opuscules et aphorismes runis sous le titre de Ditsde lumire et d'amour.

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    ment de la Monte du Mont Carmel, cette psychologie est constam-ment utilise comme substrat thorique. Dans le Cantique, elle appa-rat sous la forme de \'allgorie de la ville, avec ses faubourgs, sesquartiers rsidentiels, ses jardins... L'allgorie permet d'tablir desdistinctions, depuis la partie la plus extrieure de l'me jusqu' sapartie la plus intrieure : tout d'abord, les cinq sens externes vue,oue, etc. , puis les sens intrieurs l'imagination, la fantai-sie, et un certain aspect de la mmoire qui archive et conserveles images. La partie rationnelle et spirituelle est constitue par l'enten-dement, la mmoire proprement dite, et la volont. Mais encoreplus l'intrieur se trouve un autre niveau, que nous appellerionsmtapsychologique, et qui est le centre le plus profond de l'me, sasubstance directement informe par Dieu, le lieu o l'me communi-que avec lui, pourvu que se soient apaiss les troubles extrieurs oules altrations subjectives de la conscience.

    A ct de ce schma traditionnel, l'animant de l'intrieur, le dbor-dant quand l'occasion le demande, apparat une bauche de psycho-logie mystique, beaucoup plus vive et originale. A cet gard, notreauteur dveloppe les pripties et vicissitudes du dsir avec une finesseet une lucidit que la psychologie profane n'a atteintes que beaucoupplus tard, principalement avec la psychologie profonde. Tandis quele cadre de la psychologie scolastique peut bon droit nous semblertroit, la psychologie mystique met en relief une comprhension pro-fonde et nuance, qui nous semble parfaitement actuelle, de la com-plexit de l'me humaine. Il s'agit d'une comprhension dynamique;elle n'est pas donne a priori, mais se dploie et s'enrichit peu peu, au fur et mesure que le sujet mystique accde des niveauxplus profonds d'exprience et de ralit12.

    Cette psychologie s'appuie sur le dsir, mais le dsir, son tour,s'articule et se manifeste en nergies diverses, selon son orientationet sa capacit, quoique en fin de compte il soit appel s'offrir et se fondre dans l'amour. Saint Jean de la Croix utilise souvent leterme dsir au singulier, pour dsigner une concentration de dsirpassionn oriente vers Dieu, c'est--dire pour exprimer un dsir quia dj subi le processus de la purification, tandis que tout au long

    12. En ce qui concerne les diffrents niveaux d'approche psychologique,mtaphysique, phnomnologique de l'exprience et de ses limitations, voirl'excellent article de M. DE CORTE, L'exprience mystique chez Plotin et chez SaintJean de la Croix, dans tudes Carmlitaines 20 (1935/11) 164-215. Voir aussi H.SANSON, L'Esprit humain selon saint Jean de la Croix, Paris, P.U.F., 1953, p. 48s., pour la question de la continuit ontologique, qui se produit dans le processusde purification comme le passage un autre mode d'existence (surnaturel).

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    de ce processus il utilise plutt le verbe dsirer. L'impratif est radi-cal: (l'me) doit dsirer avec tout son dsir de venir ce qu'ellene peut savoir en cette vie et qui ne peut tomber en son cur(MC 2, 4, 6); renoncez vos dsirs et vous trouverez ce que votrecur dsire. Le dsir vide et purifi, le dsir qui se connat et s'assumecomme un manque radical, est dj disposition d'accueil: (il) estplus subtil et plus profond, parce que le dsir de Dieu est une dispo-sition pour s'unir Dieu (VF 3, 26).

    C'est ainsi que le dsir, en tant qu'ontologiquement constitutif del'exprience humaine, et le dsirer, en tant que processus d'explicita-tion dans l'exprience, engendrent toute une constellation de termescomme ansia13, apptit (apetito), inclination (aficin), passion (pasion),et qui, en convergeant dans la volont, forment la psychologie pro-prement sanjuaniste. Cette psychologie n'est pas systmatiquementexpose, bien sr, mais dcrite implicitement travers l'tape de lapurification nocturne.

    2. Le processus de l'itinraire nocturne

    Par le symbole de la nuit, saint Jean de la Croix veut dcrire unprocessus spirituel complexe et englobant. La nuit n'est pas le rcitd'une vie, mais ce n'est pas non plus la transposition allgoriquede concepts ou de doctrines thologiques. La nuit peut tre entenduecomme un itinraire transpersonnel de l'tre humain dans sa condi-tion de crature confronte l'Absolu. Ces dimensions du symbolede la nuit le rendent susceptible d'explorations diverses, et surtoutle rendent son tour gnrateur de significations nouvelles14.

    13. Dans cet article, nous laisserons en espagnol le mot ansia, qui ne trouvepas de traduction adquate en franais. Il a t traduit, en gnral, par angoisseou anxit, tant dans les tudes sanjuanistes que dans les uvres du Docteurmystique lui-mme. Cependant, dans le processus de purification nocturne, ondistingue trois tats psychologiques diffrents, qui correspondent chacun destrois concepts en question: V anxit (ansiedad) est l'tat d'inquitude et de frustra-tion de l'apptit insatisfait; 1''angoisse (angustia) correspond a la drliction noc-turne, quand le dsir dsinvesti se voit confront au vide et au manque radical;quand le dsir s'enracine dans son origine et est vcu comme fond dans l'Amour(en supposant l'absence), saint Jean de la Croix le nomme ansia; cf. G. MOREL,Le sens de l'Existence chez Saint Jean de la Croix, Paris, Aubier, 1971, vol. III, p. 75.

    14. Si nous acceptons, avec G. MOREL, La structure du symbole chez Saint Jeande la Croix, dans Recherches et dbats 29 (1959) 68-86, que le symbole chez saintJean de la Croix a son origine dans le Mystre Absolu, alors nous ne confondronspas l'exprience mystique avec une exprience esthtique, comme le signale cetauteur, et de plus nous devrons admettre que le symbole du mystique est accessibledans la mesure o le lecteur lui-mme accde et participe ce Mystre. Il enest du symbolisme mystique comme des valeurs chez M. Scheler: iest suscepti-ble d'un certain dvoilement mtaphysique selon la capacit ou disponibilit spiri-tuelle de l'individu ou de l'poque historique qui scrutent le symbole.

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    Si l'on considre les axes smantiques sur lesquels l'auteur projettece symbole, on peut avancer trois significations15. Premirement lanuit comme obscurit, signification originelle et fondatrice; par dfi-nition, la nuit est obscure ; par analogie, la foi est dite obscure pourl'me (sens thologal, particulirement explicite en MC 2, 3-4). Deuxi-mement, la nuit comme passage (transita) : la nuit signifie une sortiesuivie d'un mouvement, le passage d'un mode d'existence naturel un autre surnaturel. Cet aspect est illustr de faon triomphalepar l'extase ascendante du pome de la Nuit, ou par l'envoi du Canti-que; mais dans le trait de la Monte du Mont Carmel, c'est un mou-vement gauche et pnible, le cheminement d'une me prte dfail-lir. L'aboutissement de cet axe smantique c'est la nuit comme union :O nuit! toi qui as uni / l'Aim avec son aime16. Mais, puisqu'ilne saurait y avoir de point d'arrive dfinitif, cette union donne son tour naissance de nouveaux modes (mouvement spirituel),Enfin troisimement la nuit est privation : et il faut voir dansl'abondance des termes de ngation dpouillement, nudit,anantissement, manque autant d'oprations passives que lesujet doit effectuer dans ce processus. L'axe smantique de la priva-tion est celui qui exprime le mieux la transformation du dsir, priva-tion et purification de tout ce qui, de faon objective ou subjective,embarrasse le dsir et le ferme l'amour. Avant la purification noc-turne, le dsir parat tre combl, quelquefois jusqu'au dgot; nan-moins il se lasse et s'inquite, se retourne sur son propre vide, parceque c'est comme celui qui, ayant faim, ouvre la bouche pour s'emplirde vent; au lieu de se rassasier, il se dessche davantage, parce quece n'est pas l son aliment (MC 1, 6, 6). Cet axe est celui qui nousapporte le plus d'lments psychologiques, car en dcrivant les inves-tissements, les frustrations et les angoisses du dsir, saint Jean dela Croix nous donne en ralit sa conception de l'homme dans sarelation au monde, lui-mme, et Dieu toute une phnomnolo-gie de la conscience et de l'amour.

    II. - Tension de la volont et piges du dsir

    Puisque la psychologie mystique s'insre de faon dynamique dansla psychologie rationnelle, nous devrons conjuguer les donnes de

    15. Cf. M.J. MANCHO DUQUE, El simbolo de la noche en San Juan de la Cruz.Estudio lxico-semantico de la Noche Oscura y la Subida al Monte Carmelo, Universi-dad de Salamanca, 1982.

    16. Nuit Obscure, strophe 5, v. 3-4.

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    l'une et de l'autre pour clairer la complexe unit de l'tre humaintel que le prsente saint Jean de la Croix. Le Docteur mystique affirmenettement cette unit de l'homme en Dieu, et parce que l'hommeest un, il ne peut vivre en tat de contradiction. Partant, c'est uneignorance extrme de l'me de penser qu'elle pourra passer ce hauttat d'union avec Dieu si, premirement, elle ne vide l'apptit...(MC 1, 5, 2).

    Le concept de volont est la cl qui permet de comprendre la corn-pntration des deux registres mentionns ci-dessus. La volont, eneffet, n'est pas seulement une facult spcifique parmi les trois puis-sances spirituelles, mais le courant profond o les autres convergent.Dans sa tension et dans sa polyvalence manifeste tout au longdu Livre Premier de la Monte du Mont Carmel (avant d'tre traitecomme facult spirituelle) , la volont peut tre considre commela dtermination consciente et l'explication subjective du dsir quitait encore informe. titre d'exemple, quelques passages des lettresadresses aux religieux dont saint Jean de la Croix avait la chargepermettent d'tablir cette relation: C'est du ct du ciel qu'il fautouvrir la bouche du dsir, vide de toute autre plnitude17. Dansune autre lettre on peut lire: II convient donc de savoir que l'app-tit est la bouche de la volont, qui s'largit quand elle n'est pas embar-rasse ni occupe par aucune bouche de quelque got que ce soit18. Bouche du dsir et bouche de la volont apparaissent comme des expres-sions parallles pour se rfrer l'apptit; mais de plus, la dernirelettre cite, prcieuse synthse de toute la purification nocturne, ta-blit une nouvelle distinction tout fait intressante pour notre analyse :...parce que l'opration de la volont est trs diffrente du senti-ment qu'on en a. Par l'opration, elle s'unit Dieu et aboutit enlui, qui est amour, et non pas par le sentiment et l'apprhensionde son apptit, qui se fixe en l'me comme but et comme fin (ibid.).

    faut donc faire la diffrence entre la volont en tant cooprationet la volont en tant que sentiment. La premire est une, libre, pureet simple; elle est un vide total (de crature), et inversement elleest l'accueil de l'amour total, qui la sustente et qui l'emplit:

    Ni plus ni moins, quand l'me est arrive une si grande puret tant de soi-mme que de ses puissances que la volont soit fortbien purifie de tout autre dsir et de tout autre apptit extrieur

    17. JEAN DE LA CROIX, Oeuvres Compltes, trad. M. MARIE DU SAINT-SACREMENT, t. 7, Les crits divers, Paris, d. du Cerf, 1986, Lettre 20: Aux Car-mlites de Bas. Malaga, 19 Novembre 1586 (Lettre 7 dans la BAC).

    18. Ibid., Lettre 29, trad. P. P. SROUET, un carme dchaux, son fils spiri-tuel, Sgovie, 14 avril 1589 (Lettre 13 dans la BAC).

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    tant en ce qui est de la partie infrieure que de la suprieure et qu'elle a entirement donn son ' oui ' Dieu en tout ce que des-sus, la volont de Dieu et celle de l'me n'tant dsormais qu'unemme volont et un mme consentement prompt et libre, elle vient avoir Dieu par grce de volont {VF 3, 25).

    Le but est celui-l: haut tat de fianailles spirituelles, dans lequella volont purifie s'exprime dsormais comme affirmation et pos-session. Et puisque tel est le but, c'est dans la volont elle-mme,paradoxalement, que se trouve toute ngation (MCI, 7, 6). s'agitde la ngation du sentiment, qui, nous l'avons vu, conduit l'me se centrer et se refermer sur elle-mme.

    Or ce sentiment s'exprime de diverses faons, selon la maniredont il est affect par les choses extrieures (cratures ou autres biens) apprciation subjective, appropriation imaginaire, intellection dis-cursive selon son degr de conscience en fin de compte. La volontconstitue tout un processus d'intriorisation du dsir de possession19,dsir qui sera vid par la nuit. Telle est la thmatique de la Montedu Mont Carmel : purification des apptits (nuit du sens) et purifica-tion de l'entendement, de la mmoire et de la volont (nuit de l'esprit).

    2. L'extroversion de l'apptit

    Dans le parcours de dtermination consciente et subjective queralise le dsir dsir au dpart informe , celui-ci se recon-nat, dans un premier temps, comme volont objective (vouloir quel-que chose, ou vouloir tout...). C'est l'alternative qui apparat audbut de la Monte : le dsir veut tout, chaque bien particulier,et il veut aussi Dieu. En ces dbuts, il ne se dcouvre pas encorecomme ce qu'il est (ontologiquement), comme manque. Le dsirne se reconnat pas en lui-mme, mais dans sa tension de posses-sion vers l'objet, et dans sa com-plaisance (de l'objet). Il s'agit deVapptit, version extriorise du dsir. Les apptits, au pluriel, enviennent donc signifier les diverses formes d'appropriation queprend le dsir affect par la crature, et non pas les objets dsirsou possds. L'apptit est une nergie20; la manifestation positive,en quelque sorte, de la ngativit constitutive du dsir comme tel.

    19. Du point de vue de la philosophie, Ricur souligne comment, dans le pro-cessus de diffrenciation de la conscience, le mien se constitue avant le moi propre-ment dit; cf. P. RICOEUR, Finitud y culpabilidad, Madrid, Taurus, 1969, p. 182-183.En ce sens, on comprend que tout le processus de purification sanjuaniste soitcomme une introspection en ngatif: videment et dsappropriation radicale.

    20. En tant qu'nergie, l'apptit est comparable la pulsion chez Freud, suscep-tlhip ninc a niacti/'itp nf. rlivorc rtrrv^ccic ^7/-Jin/-rtf -owoco/-tf>c /in CTiKIim'ifirtwf

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    Le dsir a cependant une autre version, une version intrieure. tend obscurment vers son origine et, parmi la diversit des dons,la nostalgie de Celui qui donne l'inquite et le fait vibrer: Et nonseulement il est ncessaire, pour vaincre la force des apptits sensitifs,d'avoir l'amour de son poux, mais aussi d'tre enflamme d'amouret d'anxit (ansias)... Mais de dire quelles et de combien de sortessont ces angoisses (ansias) d'amour que les mes ressentent dans lescommencements de ce chemin d'union..., on ne peut l'exprimer(MC 1, 14, 2-3). Voil ce qu'est Yansia : le contrepoids de l'apptit,une certaine inclination du dsir qui l'arrache son extroversionet le fait vibrer dj dans l'attente de l'amour; c'est le dsir affectd'altrit, bless en son fond par la prsence qui le mine. Mais Yansiaest plus de l'ordre de la passion que de l'action, puisque ds le dbutelle se prsente comme un manque, tandis que l'apptit se prsentecomme un lan de possession. Cependant, tant l'une que l'autre sontdes manifestations de l'affectivit sensible sur un mode d'existencesuperficiel21.

    Quand nous ouvrons le livre de la Monte, nous dcouvrons uneme tout entire tourne vers le monde et comme d-ralise parsa dispersion. La description des maux occasionns par les apptits(MC 1, 6-10) n'est pas un sermon moralisant, mais l'expression del'inquitude du dsir dans un contexte et une perspective nettementmystiques. Les maux en question se rpartissent entre deux axes biensignificatifs : le premier psychologique est centr sur la volont.Saint Jean de la Croix explique comment celle-ci se dnature et s'puisedans les apptits:

    Et comme celui-l se fatigue et se lasse qui creuse par convoitised'un trsor, ainsi l'me s'ennuie et se lasse pour obtenir ce que sesapptits lui demandent; et bien qu'elle en vienne bout, nanmoinstoujours elle se lasse, parce qu'elle n'est jamais satisfaite; et, au bout,elle creuse des citernes rompues qui ne peuvent garder l'eau pourtancher la soif... Son apptit est vide (MC 1, 6, 6).

    Dans ces pages le Docteur mystique nous prsente la situationconfuse de l'me extravertie en ses apptits: insatisfaction perp-tuelle, frustration et convoitise rageusement augmente, et de nou-veau l'avidit d'un dsir, qui, faute de s'assumer dans sa radicalenudit, tente gauchement de se combler dans la possession d'objetsque sa tension propre lui fait miroiter sans qu'il puisse s'en con-

    21. Cette affectivit superficielle est analyse avec une trs grande pntrationpar J. MOUROUX, Note sur l'affectivit sensible chez Saint Jean de la Croix,dans L'exprience chrtienne, Paris, Aubier, 1952, p. 312-323.

  • AMOUR ET DSIR CHEZ SAINT JEAN DE LA CROIX 509

    tenter22. L'me est navre et mue et trouble comme l'eau parles vents, et ainsi ils l'agitent sans lui donner repos, ni en un lieu,ni en une chose (ibid.). Or la dsorientation de la volont inquitesignale dj le second axe ontologique: l'attraction des apptitsdtache l'me de son identit substantielle. Elle ne prte aucune atten-tion la ralit qui la constitue ; aveugle et sale, elle devient opacitcompacte, ferme l'image de Dieu qui est en elle, comme le miroirterni, l'eau trouble (MC 1, 8, 2) ou la poix {MC 1, 9, 1).

    Cette crise culmine avec la mort de l'me. Comme ce qu'on ditdes vipreaux, qu'ils mangent les entrailles de leur mre mesurequ'ils croissent dans son ventre et la tuent, vivant ainsi aux dpensde leur mre. C'est ce que font les apptits qui ne sont mortifis,car ils tuent enfin l'me en Dieu (MC 1, 10, 3).

    2. La subjectivit dsiranteL'annulation de l'apptit, privation du got ou suspension de

    la complaisance, est obscurcissement (nuit) de toute prsence affec-tive et effective de la crature l'me; elle devrait donc rendre audsir sa capacit originelle. Cependant, le dsir cherche s'investirdans les espaces intrapsychiques d'appropriation subjective de la ra-lit extrieure. C'est pourquoi la purification de la sensibilit est seu-lement un premier pas dans l'itinraire nocturne. La nuit atteindratoute sa densit libratrice et dramatique avec la purification de l'esprit,c'est--dire avec l'obscurcissement de la prsence de l'me elle-mme,ralis travers l'entendement, la mmoire et la volont.

    Dans la nuit de l'esprit, nous dcouvrons que l'apptit n'est passeulement une sensibilit vibrante, aveugle et impulsive; dans un secondtemps, d'intriorisation, il se consolide comme dsir de savoir etde comprendre. En ce sens, la nuit de l'entendement est une alterna-tive critique, dans l'horizon mystique, la raison pure et au discoursmental en tant que moyens certains pour l'union. La nuit ne sepropose pas comme exprience mtaphysique; l'impossibilit de penserDieu, qui parcourt la pense moderne depuis Kant, est mise en vi-dence par saint Jean de la Croix23: l'me qui sera en obscuritet s'aveuglera en toutes ses lumires propres et naturelles, verra

    22. Cf. A. DE WAELHENS, Les contradictions du dsir, dans Savoir, Faire,Esprer. Les limites de la raison, Bruxelles, Facults Universitaires Saint-Louis, 1976,vol. II, p. 441-455.

    23. Pour une confrontation entre l'athisme, la pense scularise et la mysti-que, voir M.S. ROLLN, Mistica y Secularizacion j Que Diosf, dans Almogaren(Centre Teologico de Las Palmas) 4 (1989) 91-112.

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    surnaturellement; et celle qui se voudra arrter quelque sienne lumiresera d'autant plus aveugle et arrte en la voie de l'union (MC 2,4, 7). Tel est le paradoxe. Cela ne signifie pas, cependant, faire desconcessions l'irrationnel. Bien au contraire; si, comme critre dediscernement et de sens commun, le discours naturel de l'entende-ment est valable jusqu' s'puiser en atteignant ses propres limites,tout phnomne extraordinaire de l'ordre des rvlations ou parolessurnaturelles sera condamn la racine, comme prsomption, stu-pidit et danger grave. A ce propos, le chapitre 22 du Livre 2 dela Monte du Mont Carmel est particulirement rvlateur, qui s'enremet au Christ, dans son Eglise, comme la mdiation unique etobjective de la prsence de Dieu.

    La purification de l'entendement renvoie finalement la volont.Ne pas vouloir savoir, telle est la consigne: savoir dresser la volontavec force Dieu..., nous contentant de savoir les mystres et vritsavec simplicit et vrit comme l'glise nous les propose (MC 2,29, 12).

    Si l'apptit se manifeste, dans les espaces de l'esprit, comme vouloirsavoir, en ce qui concerne le temps, il est impatience et dsesprance,peur d'aller de l'avant, nostalgie et remmoration troublante, fixa-tion angoisse sur un pass fait d'habitudes et de scurits. Dansla dimension temporelle s'impose donc la purification de la mmoire.L'articulation mmoire/dsir est essentielle chez saint Jean de la Croix;quoique cette articulation s'explicite psychologiquement comme trou-ble et douleur (MC 3, 3-6), il y a, au fond, l'intuition puissante deson infinie capacit de r-naissance et de r-cration dans l'Origine,c'est--dire d'ouverture l'ternit. La mmoire fonde, dans une cer-taine mesure, l'identit du moi comme identit psychique: par lemoyen de la mmoire, le moi se reconnat comme tel en se sous-trayant la fragmentation du temps, et en se constituant bio-graphiquement sur celui-l.

    semble, en effet, que l'auteur mystique reconnaisse implicite-ment cette fonction constitutive; mais il nous fait aussi voir que,retourne sur elle-mme, la mmoire est appropriation anxieuse etinsatisfaite du temps personnel et s'exprime comme un mouvementritratif du dsir, cherchant fixer les arrire-gots (dejos) del'apptit.

    Qu'ordinairement le spirituel ait cette prcaution: en toutes leschoses qu'il oura, verra, sentira, gotera ou touchera, de n'en fairede particulier registre ni rserve en la mmoire, mais qu'il les laisseaussitt oublier et qu'il s'applique avec l'efficace, si c'est ncessaire,

  • AMOUR ET DSIR CHEZ SAINT JEAN DE LA CROIX 511

    que d'autres mettent se souvenir; de manire qu'il ne lui en resteen la mmoire aucune notice ni figure, comme si elles n'existaientpas au monde, laissant la mmoire libre et dsembarrasse, ne l'atta-chant aucune considration d'en haut ni d'en bas, comme s'il n'avaitpoint cette puissance de la mmoire (MC 3, 2, 14).

    La vie mystique se prsente comme une alternative radicale undsir total (et, dans sa totalit, vide), de sorte qu'il n'y ait pas defixations intermdiaires24. Comme il ne s'agit d'aucun processusd'autoralisation, le passage par soi-mme doit tre rapide et lger;l'introspection consiste se vider de soi pour atteindre une sortieex-tatique et se reconnatre en un Autre.

    C'est pour cette raison que l'oubli propos (ngation), quoiqu'ilpuisse apparatre ou tre ressenti comme une menace pour l'intgritpersonnelle, car, voyant comment nous anantissons les puissan-ces touchant leurs oprations, il pensera peut tre que nous dtrui-sons plutt le chemin (AfC 3, 2, 1) , n'est pas ngativit (ou dumoins n'est pas rel anantissement ontologique), mais dispositionrceptive, faisant en sorte que la mmoire se taise et soit en silence,tendue Dieu (AfC 3, 3, 5). Cet oubli n'est-il pas aussi, en dfini-tive, suspension du dsir? Et, paralllement, le silence du souvenirdevient en puissance un langage neuf qui, au lieu de consoler, ouvrecelui qui supporte ses excisions internes l'affirmation de la volontpure:

    L'me peut employer tout le temps et la diligence qu'elle et dpensen cela et examiner ses connaissances en un meilleur et plus utileexercice, qui est celui de la volont envers Dieu; et s'tudier chercher la nudit et pauvret spirituelle et sensitive qui consiste se vouloir priver vritablement de tout appui de consolation (MC3, 13, 1).

    Le silence de la mmoire fait taire l'angoisse et la crispation dures-sentiment25.

    Nous aboutissons donc au rsultat suivant : la purification spcifi-que de la volont comme puissance est la confluence du dtache-ment du dsir dans l'espace de la possession claire et distincte (enten-dement) et dans le temps de l'appropriation biographique (mmoire),pour atteindre directement le sujet de l'amour.

    24. Le terme de fixation, emprunt lui aussi la psychanalyse, parat s'adapterassez bien la comprhension de ces processus de stagnation et de fragmentationdu dsir pralables la purification nocturne.

    25. Le res-sentiment en tant que forme de concentration sur soi du moi dsirant,qui, dans son insatisfaction mmorielle, en vient finalement tablir des relationsngatives avec le monde et avec les autres.

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    La force de la volont rside dans ses passions (MC 3, 12, 2), etcelles-ci sont leur tour l'expression d'une subjectivit affecte parla crature. Cependant, la subjectivit volontaire dont traitent lesderniers chapitres de la Monte nous semble habite par une inten-tion transcendante, qui ne dterminait pas encore l'apptit. Au dbutl'apptit, simplement excit par l'objet, avait du got pour les choses,tandis que la volont se rjouit avec estime de quelque chose quilui semble convenable; car jamais la volont ne se rjouit, sinonquand elle prise quelque chose et que celle-ci lui donne contente-ment (MC 3, 17, 1). Depuis le dbut jusqu' la fin de la Montesont parcourus en ngatif tous les espaces de la subjectivit dsirante,qui va de il me plat (me gusta) jusqu' je veux/j'aime (yoquiero). La transitivit ( la fois grammaticale et relle) du dsirse trouve ainsi suspendue. Et cette suspension, quand il s'agit dela volont, est dj authentiquement ngation de l'estimation et va-luation de l'objet du dsir, mdiatise et exalte par les autres puis-sances achvement du cycle de la volont comme sentiment, auquelnous faisions allusion ci-dessus. De l'estimation, de l'valuation, etde la complaisance considre comme culmination de la joie, natl'idoltrie de tous les biens, considrs en eux-mmes comme fin.

    Cette absolutisation des choses, dont saint Jean de la Croix veutdmonter le mcanisme, inverse leur sens mdiateur; c'est le cas deceux qui n'hsitent pas faire servir les choses divines et surnaturel-les aux temporelles, comme leur dieu; au lieu de faire tout le con-traire, les rapportant Dieu (MC 3, 19, 9). La purification de lavolont renferme, implicites, une philosophie de la valeur et unecertaine psychologie de la motivation religieuse, qui constituent unevritable valuation de la craure comme tre-au-monde ou tre-l26parmi les choses. Or la considration de cet intra-monde aboutiten dfinitive une vacuation du l et une projection dans l'au-del. C'est seulement dans un horizon transcendant, o le cr estorient vers le Crateur, que l'homme acquiert plus de joie et dercration en les cratures, s'en dsappropriant ; de laquelle rcra-tion l'on ne peut jouir, les regardant avec un dtachement de pro-prit. Parce que c'est un souci, lequel, comme un lacet, tient l'espriten la terre et ne lui laisse dilater le cur (MC 3, 20, 2).

    partir de ce regard dsappropri et de cette dilatation du curse dploiera une perception neuve, que le Cantique dessine dans toutesa splendeur.

    26. Nous prenons l'tre au sens phnomnologique heideggrien.

  • AMOUR ET DSIR CHEZ SAINT JEAN DE LA CROIX 513III. - Du dsir vide la culmination dans l'amour

    Chez saint Jean de la Croix, il n'y a pas proprement parler devide en un sens absolu, quoique la frquence du terme puisse nousle faire croire. En effet, la purification nocturne ne se donne paspour objectif l'indiffrence ou Vapathie, la manire stocienne, etla ngation de la volont n'est pas en soi un recours contre l'aiguil-lon du dsir, malgr ce que pourrait suggrer une lecture partielledes chapitres de la Monte concernant les apptits. Bien au contraire,la radicalit du vide propos est proportionnelle la conscience d'unevocation de plnitude et de don, c'est--dire d'amour.

    Ainsi donc, aucun moment il n'y a anantissement des puissan-ces ou capacits naturelles, mais plutt rserve ou suspension de latransitivit qu'elles comportent:

    Pour venir goter tout,ne veuillez avoir de got en rien.Pour arriver possder tout,ne veuillez possder quelque chose en rien.Pour venir a tre tout,ne veuillez savoir quelque chose en rien.

    Quand vous vous arrtez en quelque chose,vous ne vous jetez pas au tout (MC 1, 13, 11-12).

    Le dsir libr de ses investissements partiels, en tant qu'apptit,et ayant dpass ses dterminations subjectives, en tant que dsirde savoir, de possder et d'tre, se trouve vid de toute sa capacit.De sorte que le vide (yacio) peut tre compris comme un moulage(vaciado) sur les modes d'une existence nouvelle (surnaturelle), mou-lage effectu sur le modle des vertus thologales: foi, esprance etcharit. C'est le sujet du chapitre 6 du Livre 2 de la Monte.

    La vertu en soi n'est pas propose comme un objet moral ou unbien dsirable. La vertu est la consquence de l'orientation droiteet de la concentration du vouloir dli de et qui s'abandonne,comme la fin du pome de la Nuit :

    Je me tiens coi, dans l'oubli

    abandonnant mon souci27.Chacune des venus thologales est le mode d'existence ou de puri-

    fication qui correspond l'une des trois facults de l'me (entende-ment, mmoire et volont); le reste est le fruit de la purification.

    27. Nuit Obscure, strophe 8, v. 1 et 4.

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    Mais la vertu en tant que telle consiste dans la force de la volontpure et libre, c'est--dire de la volont dans son opration par laquelleelle s'unit avec Dieu dans l'amour.

    Il n'y a donc pas vide rel, mais transposition dans l'oprationdes puissances, restructuration de tout l'tre, depuis la racine de l'espritjusqu'aux extrmits de la sensibilit. Le vide ressenti est doncla contrepartie d'une relle plnitude. Cependant, la conscience dumystique, oriente totalement vers le Tout, fait l'exprience de cevide comme d'un abandon et le vit dans l'angoisse. C'est la terriblenuit de la contemplation (nuit passive), en laquelle l'me ne souf-fre pas seulement le vide et la suspension de ses appuis naturels etde ses apprhensions ce qui est une souffrance trs angoissante(comme si on pendait et retenait quelqu'un en l'air afin qu'il nerespirt), mais... souffre d'ordinaire une grande destruction et un tour-ment intrieur (N0 2, 6, 5).

    Le drame terrible et la fois la solitude sublime que respirentces pages pourraient nous faire penser une certaine mort du dsir,en une me dvitalise et proche du dsespoir, mais saint Jean dela Croix attribue l'effort de survie qui se produit dans ces tnbres l'ardeur de la volont et sa puret dans son tat mme de pau-vret et d'anantissement: la volont seule touche de douleur, d'afflic-tions et d'angoisses d'amour {ansias) de Dieu (N0 2, 4, 1).

    En effet, la permanence des ansias de amor, qui servirent de contre-poids aux apptits au dbut du cheminement nocturne, exprime bienla persvrance du dsir la recherche de son origine, dsir qui acceptela drliction et supporte le cruel sevrage de la purification pas-sive, parce que l'me se sait en dsir d'angoisse (ansia) de la partde l'amour dans les entrailles de l'esprit (N0 2, 11, 7). Les ansiasde amor sont tout le contraire d'un dsir satisfait et ferm; ellessont l'expression d'une blessure ouverte dans l'tre crature, blessurequi la renvoie constamment son Crateur, en une perptuelle aspi-ration d'amour: C'est ce gmissement et douleur de l'absence duBien-Aim (CB 1, 14)28.

    Le recouvrement de la sant commencera cependant, quand l'mesouffrante et enflamme dcouvrira dans la source de la foi (CB13) l'origine de son dsir. Aprs avoir t une nuit ( cause de l'obs-curcissement de l'esprit, par ccit ou excs de lumire), la foi appa-rat maintenant comme une illumination (transparences de la source),

    28. JEAN DE LA CROIX, Oeuvres..., cite n. 17, t. 5, Le Cantique Spirituel B (lePre Cyprien a traduit seulement le Cantique A).

  • AMOUR ET DSIR CHEZ SAINT JEAN DE LA CROIX 515

    et elle claire surtout les entrailles (entranas) du dsir, quand l'mecomprend que Celui qui la sollicite et la fait sortir d'elle-mme, voyantson pouse blesse de son amour et l'entendant gmir, il court elle, bless lui-mme de son amour (CB 13, 9, trad. cit.).

    Or, la source n'est encore qu'une mdiation ; plus que comme unearrive il faut considrer l'extase de l'me, ce moment du pome,comme une renaissance un rythme neuf. Cadence du dsir, dansun dynamisme de patience et d'ardeur apaise, qui finira par dilaterde faon inimaginable la capacit d'accueil de l'me. Les ansias s'ach-vent, du moins sous leur aspect pnible; l'angoisse se retire au loin,mais le dsir crot de plus en plus. Ni inquitude, ni frustration,ni lassitude le dsir purifi la racine, gravitant autour de soncentre, est la fois combl et largi la mesure infinie de l'Amour;l'me devrait ici dans ce dsir sentir d'autant plus de rassasiementet de dlectation que son dsir est plus grand et non pas sentirde la douleur et de la peine puisque d'autant plus elle possdeDieu {VF 3, 23).

    C'est l'exprience du plus profond centre de l'me relate dansla Vive Flamme point d'infini, douleur ou ravissement29, ola souffrance est joie et o se perdre c'est tre gagn. Seul celui quiest suffisamment pauvre dans son dsir, celui qui accepte son man-que constitutif, est prt pour le don total, car cet amour se terminenon plus la possession, mais la communion. Le centre n'est plusl'tre humain, mais Dieu qui l'on s'unit. L'amour ne veut plusici se saisir de Dieu, mais se donner Dieu et tre possd par Lui.Il entre en Dieu, il habite en Lui, il demeure en Lui30.

    E-37003 Salamanca Maria del Sagrario ROLLNPaseo Estacion, 51, 70B Universidad Pontificia de Salamanca

    Sommaire. L'oeuvre entire de saint Jean de la Croix est considrecomme un parcours purificateur et extatique du dsir. Le but du mystiqueest en effet l'union d'amour, que chantent les trois pomes majeurs, Nuit,Cantique et Vive Flamme. L'uvre en prose, cependant, dveloppe un pro-cessus d'videment affectif et effectif de tout le dsirable, qui n'est autrequ'une disposition l'amour. Authentique conversion, d'un dsir extravertiet gar dans l'idoltrie des cratures un dsir pauvre et vide, blessd'absence, et tenu en veil par sa soif d'Absolu. Saint Jean de la Croixa donn ce processus la forme symbolique d'un itinraire nocturne.

    29. Cf. introduction du prsent article, p.30. T. MOUROUX. Sens chrtien de l'homme. Paris- Aiihicr 1941 n 779