Alcool et adolescence

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50 | La Lettre du Psychiatre Vol. IX - n o 2 - mars-avril 2013 DOSSIER THÉMATIQUE Alcoolodépendance Alcool et adolescence Alcohol and adolescence A. Chassevent*, M. Bronnec* * Service d’addictologie, hôpital Saint- Jacques, CHU de Nantes. consommation régulière de boissons alcoolisées augmente fortement à partir de la fin du collège, passant de 2,5 % en classe de quatrième à 7 % des élèves en classe de troisième, avec une forte prédominance masculine (sex-ratios supérieurs à 2) [1]. L’enquête ESCAPAD 2011 enregistre une forte progression (+18 %) de l’usage régulier d’al- cool chez les adolescents de 17 ans entre 2008 et 2011 (10,5 % versus 8,9 %) [3]. Mais ces évolutions à la hausse, qui concernent davantage les garçons que les filles, ne se retrouvent pas dans les autres enquêtes. Chez les 18-25 ans, la consommation quotidienne d’alcool concerne 5 % des garçons et moins de 1 % des filles en 2010 (4). L’ivresse L’âge moyen de la première ivresse est de 15,2 ans et reste stable depuis les premières enquêtes, en 2000 (3). Alors que l’expérimentation de l’ivresse à 17 ans décline entre 2008 et 2011, les ivresses répé- tées (au moins 3 ivresses dans l’année) et les ivresses régulières (au moins 10 ivresses dans l’année) sont en hausse significative aussi bien chez les filles que chez les garçons (figure 1) [3]. Chez les 18-25 ans, cette augmentation des ivresses répétées est égale- ment observée entre 2005 et 2010, période durant laquelle elles passent de 5,9 % à 11,4 % (4). L’alcoolisation ponctuelle importante Une alcoolisation ponctuelle importante (API) est définie par un usage de plus de 5 verres de boissons alcoolisées en une seule occasion (2, 3). Après une hausse importante entre 2007 et 2011, le niveau d’API chez les 15-16 ans s’est stabilisé. On observe une réduction de l’écart entre garçons et filles (figure 2, p. 52) [2]. L’API au cours du mois écoulé concerne 53,2 % des adolescents de 17 ans. Elle est en progres- Tableau. Enquêtes épidémiologiques sur les consommations de substances psychoactives chez les adolescents. Enquête HBSC (Health Behaviour among School Children) Menée avec la collaboration de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et réalisée tous les 4 ans, elle cible les adolescents de 11 à 15 ans scolarisés : les “années collèges”. Enquête ESPAD (European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs) Menée en collaboration avec l’OFDT et l’Inserm, elle est réalisée tous les 4 ans auprès d’adolescents scolarisés âgés de 15 à 16 ans. Enquête ESCAPAD (Enquête sur la Santé et les Compor- tements lors de l’Appel de Préparation à la Défense) Menée par l’OFDT en partenariat avec la direction du Service national, elle est réalisée tous les 3 ans auprès d’adolescents de 17 ans, scolarisés ou non. Baromètre Santé Jeune Mené par l’INPES selon un protocole identique au Baromètre Santé National, il est réalisé tous les 5 ans et permet d’obtenir des données sur les jeunes de 18 à 25 ans. Données épidémiologiques Quatre enquêtes françaises et européennes permettent de suivre l’évolution de la consomma- tion d’alcool chez les adolescents (tableau). L’expérimentation L’expérimentation de l’alcool, définie par le fait d’en avoir consommé au moins une fois au cours de la vie, est relativement élevée dès l’entrée au collège, puisqu’elle concerne 59,3 % des élèves contre 12,7 % pour le tabac et 1,5 % pour le cannabis (1). Ce chiffre passe à 91 % chez les adolescents de 15-16 ans, sans différence entre les garçons et les filles (2). L’âge moyen de la première consommation est de 12,9 ans chez le garçon et de 12,3 ans chez la fille. L’ usage régulier L’usage régulier est défini par au moins 10 usages dans les 30 jours précédant l’enquête (1-4) . La © Mélanie Gentil, aquarelle, 2013.

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50 | La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 2 - mars-avril 2013

DOSSIER THÉMATIQUEAlcoolodépendance

Alcool et adolescenceAlcohol and adolescence

A. Chassevent*, M. Bronnec*

* Service d’addictologie, hôpital Saint-Jacques, CHU de Nantes.

consommation régulière de boissons alcoolisées augmente fortement à partir de la fin du collège, passant de 2,5 % en classe de quatrième à 7 % des élèves en classe de troisième, avec une forte prédominance masculine (sex-ratios supérieurs à 2) [1]. L’enquête ESCAPAD 2011 enregistre une forte progression (+18 %) de l’usage régulier d’al-cool chez les adolescents de 17 ans entre 2008 et 2011 (10,5 % versus 8,9 %) [3]. Mais ces évolutions à la hausse, qui concernent davantage les garçons que les filles, ne se retrouvent pas dans les autres enquêtes. Chez les 18-25 ans, la consommation quotidienne d’alcool concerne 5 % des garçons et moins de 1 % des filles en 2010 (4).

L’ivresse

L’âge moyen de la première ivresse est de 15,2 ans et reste stable depuis les premières enquêtes, en 2000 (3). Alors que l’expérimentation de l’ivresse à 17 ans décline entre 2008 et 2011, les ivresses répé-tées (au moins 3 ivresses dans l’année) et les ivresses régulières (au moins 10 ivresses dans l’année) sont en hausse significative aussi bien chez les filles que chez les garçons (figure 1) [3]. Chez les 18-25 ans, cette augmentation des ivresses répétées est égale-ment observée entre 2005 et 2010, période durant laquelle elles passent de 5,9 % à 11,4 % (4).

L’alcoolisation ponctuelle importante

Une alcoolisation ponctuelle importante (API) est définie par un usage de plus de 5 verres de boissons alcoolisées en une seule occasion (2, 3). Après une hausse importante entre 2007 et 2011, le niveau d’API chez les 15-16 ans s’est stabilisé. On observe une réduction de l’écart entre garçons et filles (figure 2, p. 52) [2]. L’API au cours du mois écoulé concerne 53,2 % des adolescents de 17 ans. Elle est en progres-

Tableau. Enquêtes épidémiologiques sur les consommations de substances psychoactives chez les adolescents.

Enquête HBSC (Health Behaviour among School Children)

Menée avec la collaboration de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) et réalisée tous les 4 ans, elle cible les adolescents de 11 à 15 ans scolarisés : les “années collèges”.

Enquête ESPAD (European School Survey Project on Alcohol and Other Drugs)

Menée en collaboration avec l’OFDT et l’Inserm, elle est réalisée tous les 4 ans auprès d’adolescents scolarisés âgés de 15 à 16 ans.

Enquête ESCAPAD (Enquête sur la Santé et les Compor-tements lors de l’Appel de Préparation à la Défense)

Menée par l’OFDT en partenariat avec la direction du Service national, elle est réalisée tous les 3 ans auprès d’adolescents de 17 ans, scolarisés ou non.

Baromètre Santé Jeune Mené par l’INPES selon un protocole identique au Baromètre Santé National, il est réalisé tous les 5 ans et permet d’obtenir des données sur les jeunes de 18 à 25 ans.

Données épidémiologiques

Quatre enquêtes françaises et européennes permettent de suivre l’évolution de la consomma-tion d’alcool chez les adolescents (tableau).

L’expérimentation

L’expérimentation de l’alcool, définie par le fait d’en avoir consommé au moins une fois au cours de la vie, est relativement élevée dès l’entrée au collège, puisqu’elle concerne 59,3 % des élèves contre 12,7 % pour le tabac et 1,5 % pour le cannabis (1). Ce chiffre passe à 91 % chez les adolescents de 15-16 ans, sans différence entre les garçons et les filles (2). L’âge moyen de la première consommation est de 12,9 ans chez le garçon et de 12,3 ans chez la fille.

L’ usage régulier

L’usage régulier est défini par au moins 10 usages dans les 30 jours précédant l’enquête (1-4). La

© Mélanie Gentil, aquarelle, 2013.

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Résumé

sion nette et régulière depuis 2005. À l’image des consommations d’alcool et des ivresses alcooliques, l’API est nettement plus souvent le fait des garçons. Cependant, le Baromètre Santé 2010 enregistre entre 2005 et 2010 une forte hausse de l’usage excessif ponctuel chez les jeunes femmes, de 18-25 ans en particulier, celui-ci passant de 30 à 42 % (4).Même si les API restent plus fréquentes parmi les usagers réguliers d’alcool, elles se sont aussi large-ment répandues parmi les adolescents qui boivent plus rarement (moins de 10 fois dans le mois) [figure 3, p. 52] (3).

Boissons alcoolisées consommées par les adolescents

Les types de boissons alcoolisées les plus consom-mées par les jeunes diffèrent de celles préférées par leurs aînés : en effet, le vin est le dernier alcool consommé par les adolescents. Contrairement à une idée répandue, les prémix n’apparaissent pas plus populaires que la bière ou les alcools forts. L’initiation à l’alcool se faisant le plus souvent dans le cadre familial, il est probable que cela explique les niveaux élevés de consommation de cidre et de champagne dans l’année chez les 11-15 ans, sans doute parce que ces boissons paraissent plus “convenables” pour les adolescents dans le cadre familial que les spiritueux ou la bière (1). Globalement, si la consommation d’alcool (expé-rimentation, usage dans le mois et usage régulier) paraît stable sur la dernière décennie, c’est surtout la modification des comportements d’alcoolisa-tion, marquée par une augmentation des ivresses ou des API, qui est significative, et une tendance à la diminution de l’écart entre les filles et les garçons.Il est également très important de souligner la fréquence des polyconsommations dans lesquelles s’inscrivent les consommations d’alcool chez les adolescents, étant donné la multiplication des dangers que cela implique. L’alcool est toujours au centre de ces polyconsommations, et c’est le premier produit retrouvé parmi la triade alcool, tabac et cannabis, qui représente l’association la plus fréquente dans cette tranche d’âge (5).

Adolescents et alcool : un modèle de compréhension entre sociologie et psychopathologieDes nouveaux modes de consommation : le binge drinking, les apéros géants et les skins partiesLes médias généralistes nous ont habitués ces dernières années au terme de binge drinking, fréquemment associé à la question des conduites d’alcoolisation chez les adolescents. Ce terme est apparu il y a une dizaine d’années pour décrire les consommations festives et excessives sur les campus universitaires américains. La plupart des études utilisent comme critère l’ingestion de 5 unités d’alcool ou plus en une seule occasion pour un homme, et de 4 ou plus pour une femme. Cette description a l’inconvénient de reposer sur des valeurs arbitraires, quantitatives, non validées scien-tifiquement, y compris sur le plan des sexes, et ne tenant pas compte d’autres données comme le poids, la taille et le temps d’ingestion. D’autres auteurs font le choix de définir le binge dinking comme la consommation en une seule occasion de la moitié ou plus de la ration hebdomadaire des recomman-dations standard de l’OMS. D’autres envisagent de

On constate une augmentation significative des ivresses ou des alcoolisations ponctuelles importantes ainsi qu’une diminution de l’écart entre les filles et les garçons. Les conduites d’hyperalcoolisation se font souvent dans le cadre de polyconsommations de substances psychoactives. Les conduites à risque sont fréquentes à l’adolescence et ne relèvent pas nécessairement du registre de la pathologie. Cependant, les conduites d’hyperalcoolisations répétées, à l’origine de dommages, qu’ils soient somatiques, familiaux, scolaires ou judiciaires, signent l’entrée dans une problématique addictive et sont souvent le reflet d’une souffrance psychique. L’intoxication éthylique aiguë chez les adolescents pris en charge aux urgences ne doit pas être banalisée et nécessite une évaluation approfondie, globale, médico-psychosociale. La préven-tion des conduites à risque chez les adolescents s’appuie surtout sur l’entourage adulte, et nécessite une approche qui privilégie le dialogue et l’accompagnement sur les mesures coercitives.

Mots-clésAdolescenceAlcoolUrgencesÉvaluation psychosocialePrévention

SummaryWe note a significant increase in drunkenness and heavy drinking and a decrease of the sex ratio. High level of alcoholization are often seen in case of polyconsumption of psychoactive substances. Risk-taking behaviors are often noticed in adolescence but are not always patholog-ical. However repeated binge drinking can lead to damages such as physical, family, educa-tional or legal problems, and often reflects psychic distress. Acute alcoholic intoxications in adolescents in emergency services must lead to a global medicopsychological and social assessment.

KeywordsAdolescence

Alcohol

Emergency room

Psychosocial evaluation

Prevention

© Mélanie Gentil, aquarelle, 2013.

20022001

20000

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100%

20042003

20062005

20082007

20112009

2010

Expérimentation

56,6 56,1 55,0 56,6

20,0 19,226,0 25,6

59,8 58,5

27,8

6,5 6,7 9,7 8,6 10,5

Ivresse répétée

Ivresse régulière

Figure 1. Évolutions entre 2000 et 2011 des ivresses alcooliques à 17 ans, en métropole (sources : enquête ESCAPAD, OFDT).

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Alcool et adolescence DOSSIER THÉMATIQUE

Alcoolodépendance

faire reposer la définition sur une conséquence de ce comportement : l’ivresse. S. Dally (6) souligne cet aspect et préconise la notion d’intoxication éthylique aiguë (IEA). Pour la plupart des auteurs français, le binge drinking serait mieux défini par la notion d’ivresse recherchée, de “défonce”. Au-delà de la classique désinhibition et de l’euphorie, c’est l’abrutissement qui motive le comportement. La dernière décennie a aussi été marquée par l’émer-gence des “apéros géants”, médiée notamment par l’extension des réseaux sociaux sur Internet. Ces rassemblements festifs témoignent d’un besoin

de rencontre, à travers une nouvelle façon d’être ensemble, et renvoient à la place privilégiée des pairs pour les adolescents. La consommation d’alcool n’est pas nécessairement le but de la manifestation, mais un élément autour duquel s’organise une expérience ponctuelle de sociabilité (7). Ce besoin de rencontre peut être perçu comme une réaction directe à une société de plus en plus individualiste. Enfin, on peut aussi voir dans ce phénomène des apéros géants la “volonté de se libérer de l’excès des contraintes et des devoirs”, pour échapper notamment à la pression de l’exigence de performance scolaire à laquelle les jeunes sont soumis (8).C’est ce même besoin d’échapper à la peur d’un avenir incertain et aux contraintes scolaires qui sous-tendrait le phénomène des skins parties inspi-rées de la série anglaises Skins diffusée à partir de 2007 sur Canal+, et qui s’adressent à un public de jeunes souvent moins marginalisés que ceux des rave parties. Dans ces soirées où “tout est permis”, organisées par l’intermédiaire de Facebook, et dont le lieu est dévoilé au dernier moment, les leitmo-tive sont : “ni interdits ni limites” et “aller le plus loin possible sans se soucier du lendemain”, avec pour corollaire une consommation d’alcool souvent excessive associée à d’autres conduites à risque (9).Ces conduites de consommation chez les jeunes font apparaître un nouveau rapport à l’alcool, avec une expérimentation de l’ivresse de plus en plus précoce et, surtout, des états d’ivresse recherchés volontairement et plus fréquemment. Même si pour la majorité des adolescents cela ne traduit pas un rapport addictif au produit, ces nouvelles conduites les exposent à des risques pour leur santé, qu’ils sont souvent loin de mesurer.

Dynamique de la consommation d’alcool à l’adolescence et aspects psychodéveloppementaux

Les consommations d’alcool pendant la primo-adolescence sont fortement marquées d’une part par l’influence des consommations familiales, d’autre part par l’association à d’autres produits psychoactifs en présence de pairs. L’alcool à cet âge se trouve donc au carrefour du monde de la famille et de celui des pairs ; il vient de ce fait rencontrer de plein fouet la problématique adolescente. Le binge drinking, comme nouvelle modalité de consommation des générations adolescentes de la dernière décennie, pris dans une mode sociale, représente une forme de culture de cette généra-

100

(%)

90

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10 fois et plus3 à 9 fois1 à 2 fois0 fois

2005 2008

1 à 2 fois

2011

30,7 37,5 43,9

69,3 62,5 56,1

Usage d’alcool dans le mois

2005 2008

3 à 9 fois

2011

24,4 35,2 39,0

31,0 22,0 18,2

44,6 42,9 42,8

10 fois et plus

2005 2008 2011

52,2

15,226,6 25,3

54,0

7,716,8

4,7

24,9

52,0

17,43,4

Figure 3. Répartition des alcoolisations ponctuelles importantes selon la fréquence de consommation au cours des trente derniers jours entre 2005 et 2011 (%) [sources : enquête ESCAPAD, OFDT]. Parmi ceux qui ont bu 1 à 2 fois des boissons alcoolisées au cours des 30 derniers jours en 2011, 43,9 % déclarent au moins une alcoolisation ponctuelle importante, ils étaient 30,7 % en 2005.

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Garçons Filles Ensemble

23

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2011200720031999

Figure 2. Évolution de l’alcoolisation ponctuelle importante au cours du mois selon le sexe, en France (%) [sources : ESPAD France 1999, 2003, 2007 et 2011].

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DOSSIER THÉMATIQUE

tion pour entrer en opposition avec la précédente. L’adoption d’un comportement consensuellement partagé par les autres sujets de sa génération permet au jeune de s’inscrire dans son groupe de pairs, dans un processus d’identification à celui-ci. En tant que tel, le comportement de binge drin-king est une conduite à risque, au même titre que certains sports plus ou moins extrêmes, que l’usage des toxiques en général et que certaines conduites sexuelles. Les conduites à risque se définissent comme un engagement délibéré et répétitif dans des situations dangereuses (10). Ces conduites sont fréquentes à l’adolescence et ne relèvent pas néces-sairement d’un registre pathologique, mais méritent toujours d’être explorées et accompagnées. Elles sont réputées apparaître au cours de l’adolescence et s’inscrire comme une étape d’un processus permet-tant de devenir un sujet autonome par rapport à ses parents. S’il est des adolescents qui gèrent ce processus en restant dans le registre “bénin” des conflits verbaux avec leurs parents, d’autres vont avoir besoin d’un recours au passage à l’acte pour inscrire concrètement et au besoin dans leur propre corps, leur différence avec le monde des adultes. C’est d’une part la prise de risque qui confère de la valeur au comportement, mais aussi au sujet lui-même ; d’autre part, la transgression de la loi biologique, morale ou familiale vient faire écho à la dynamique adolescente.

Aspects psychopathologiques

La précocité et la répétition de ces comportements à risque doivent alerter sur une souffrance psychique sous-jacente. Ainsi les conduites d’hyperalcoolisa-tions répétées et à l’origine de dommages, qu’ils soient somatiques, familiaux, scolaires ou judi-ciaires, se situent-elles dans le registre des conduites addictives. Elles se retrouvent plus souvent chez des adolescents inscrits dans une dynamique d’échec familial et/ou scolaire. D’autres dimensions concourent au phénomène : impulsivité, recherche de sensations, lutte antidé-pressive, voire conduite suicidaire (11). À la suite de R. Cloninger, furent décrits des tempéraments dits “à recherche de sensations”. Vitesse, vertiges toxiques, etc. Ces sujets seraient à la recherche, pour des raisons d’ordre plutôt neurobiologique, de stimuli suffisam-ment forts pour soutenir une réactivité défaillante. Dans une lecture plus psychodynamique, la sensation est aussi le moyen d’appréhender son corps, pour des adolescents fragiles en quête narcissique. Ces

sensations également, dans une période où il n’est guère facile de calmer ses angoisses internes, sont un moyen de les faire taire, par une surstimulation externe, qui vient comme éteindre le mal-être interne. Des facteurs de risque ont été repérés : le sexe masculin, le niveau socio-économique bas, les diffi-cultés familiales (fugues, suivis éducatifs et place-ments, dépendance alcoolique de l’un ou des deux parents) et scolaires (scolarisation préprofessionnelle, exclusion scolaire et marginalisation), les antécédents psychiatriques (dépression, tentatives de suicide, trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, troubles du comportement) et les consommations de substances psychoactives associées (11).

Implications cliniques de l’intoxication éthylique aiguë chez les adolescentsLa clinique de l’IEA est caractérisée par la succes-sion des 3 phases classiques : excitation, ébriété et dépression. Les principales complications de l’IEA sont : le coma éthylique, motif fréquent de recours aux urgences chez les adolescents, le décès dans certains cas, dramatiques mais exceptionnels, les traumatismes, qui sont un autre motif fréquent de recours aux urgences, et les troubles du comporte-ment, avec, notamment, un risque accru de violence, agie ou subie, en particulier d’agression sexuelle (50 % des adolescentes abusées sexuellement l’auraient été sous l’emprise de l’alcool) [6, 11, 12].Le coma éthylique se présente sous la forme d’un coma toxique ou métabolique. L’hypoglycémie, l’hy-pothermie et la détresse respiratoire par inhalation en sont les complications les plus graves, parfois mortelles. Les complications les plus fréquentes de l’ivresse sont du registre comportemental, et comportent d’éventuelles conséquences traumato-logiques : accidentologie (accidents de circulation, dont les sujets en état d’ébriété peuvent aussi être les victimes) [13], traumatismes en tous genres (trau-matismes crâniens et rachidiens, plaies, fractures). Des troubles du comportement assortis d’accès de violence ou de conduites suicidaires peuvent survenir dans les cas d’ivresses pathologiques. Les conduites sexuelles à risque, fréquemment associées, exposent également au risque d’infection sexuellement trans-missible, d’autant que, dans 30 à 40 % des cas, le premier rapport sexuel a lieu sous l’emprise de l’alcool (12).L’ingestion massive d’alcool isolée n’entraîne pas de remaniements hépatiques, signe de chronicité

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Alcool et adolescence DOSSIER THÉMATIQUE

Alcoolodépendance

de la consommation excessive d’alcool ; mais, si les conduites d’alcoolisation aiguë sont fréquentes et répétées, elles peuvent être à l’origine de pancréa-tites aiguës, voire d’hépatites alcooliques aiguës. Si elles sont répétées, les conduites de binge drinking, touchant un cerveau dont la maturation n’est pas encore achevée, peuvent entraîner une diminution des capacités d’apprentissage et de mémorisation à long terme, une impulsivité accrue, et avoir un impact sur l’apprentissage des émotions, l’anxiété et l’humeur (14). Enfin, la précocité et la répétition des conduites d’hyperalcoolisation expose au risque de développer une dépendance à l’alcool. Ainsi, plus de 50 % des alcoolisations chroniques débutent avant l’âge de 20 ans (15).

Accompagnement des conduites d’hyperalcoolisation chez les adolescents : protéger et soignerPrise en charge de l’intoxication éthylique aiguë aux urgences et en posturgence

L’attitude aux urgences doit être rassurante et protectrice. Les débordements peuvent imposer le recours à une contention physique avec une immo-bilisation et une sédation.Une IEA chez un adolescent aux urgences, même non compliquée, n’est jamais à banaliser. Passé le temps de l’intoxication éthylique, une évaluation de la situation du jeune s’impose pour rechercher des facteurs de risque psychosociaux associés, mais aussi parce que ce passage aux urgences peut être une opportunité pour l’adolescent de réfléchir à son mode de consommation et à ses prises de risque. L’ANAES recommande “l’hospitalisation des adoles-cents admis aux urgences pour IEA au minimum pendant 72 heures […]. Cette hospitalisation est réalisée au mieux dans une structure spécialisée pour l’accueil des adolescents, si elle existe”, pour permettre une évaluation médico-psychosociale approfondie (16). L’intérêt de cette pratique, qui s’accompagne d’une rencontre avec le jeune et son entourage (indispensable s’il est mineur), est de donner un temps d’élaboration de la situation. En pratique, peu d’établissements hospitaliers se sont donné les moyens de mettre en œuvre ces recom-mandations au-delà de l’âge limite des prises en charge en pédiatrie, c’est-à-dire 16 ans.

L’intervention des Équipes de liaison et de soins en addictologie (ELSA) dans les services des urgences permet à la fois de faciliter l’acquisition de connais-sances et de compétences en addictologie par les urgentistes, afin qu’ils puissent repérer les facteurs évoquant un usage problématique, et de proposer à ces jeunes un entretien spécialisé. Il s’agit d’éva-luer son contexte familial et social, sa scolarité, les éléments biographiques marquants, ses autres conduites à risque ou ses conduites addictives asso-ciées, et de déterminer les objectifs de l’intervention addictologique : intervention brève dans le cas des conduites à risque, qui doit être suivie si possible d’une réévaluation à distance, ou inscription dans un parcours de soins spécialisés pour ceux dont les consommations entrent dans le cadre d’un usage nocif ou d’une dépendance.Des outils de dépistage comme le CRAFFT-ADOSPA (Car Relax Alone Forget Family or Friends Trouble – ADOlescents et Substances PsychoActives) sont particulièrement adaptés au repérage des consommations à risque chez les adolescents (17). Un outil de sensibilisation, diffusé par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), a également été élaboré spécifiquement pour cette population : “Alcool, plus d’infos pour moins d’intox”.L’enjeu pour le professionnel de santé confronté à ces conduites d’hyperalcoolisation chez les adoles-cents est de trouver un juste positionnement, sans banalisation, complaisance ni dramatisation. Le risque d’attitudes trop marquées est de renforcer les défenses psychiques allant à l’encontre d’une évaluation par le jeune de son propre comporte-ment ; notre banalisation refléterait son propre déni et notre dramatisation justifierait une atti-tude projective et la dimension de lutte contre l’emprise des adultes. La complaisance est peut-être l’obstacle le plus difficile, car il gomme les aspects inquiétants d’une consommation par le déni massif du soignant. L’entretien motivationnel est dans ce contexte une approche très intéres-sante, quel que soit le degré de la conduite addic-tive. Fondé sur l’empathie, il permet de partir du point de vue de l’adolescent et de respecter sa capacité à changer, sans être dans une approche coercitive qui favoriserait plutôt la rébellion et qui s’opposerait à l’instauration d’une alliance théra-peutique indispensable à établir (18, 19). C’est de plus une occasion précieuse d’optimiser leurs potentialités au cours de cette période extraor-dinaire de croissance et de développement qu’est l’adolescence.

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DOSSIER THÉMATIQUE

Prévention

Au regard du niveau de consommation d’alcool déjà très élevé au début du collège, il paraît nécessaire de renforcer les initiatives de prévention des usages d’alcool dès l’école primaire (1, 20). Le constat d’un regain des expérimentations d’ivresse et de consom-mations régulières en quatrième souligne également l’intérêt de nouvelles interventions préventives sur l’ensemble des conduites addictives à ce stade du parcours scolaire, d’autant plus pertinentes que la classe de quatrième correspond aussi à un essor des expérimentations de cannabis. Il est cependant nécessaire d’adapter les programmes de préven-tion à destination des adolescents pour ne pas risquer d’être contre-productif. Les adolescents ne raisonnent pas en termes de risques, mais plutôt en termes d’apports immédiats (dépasser ses inhi-bitions, se valoriser auprès des pairs, expérimenter des états de conscience modifiés). Il faut donc s’intéresser à ces expériences d’adolescents et non se focaliser uniquement sur les risques. De plus, plutôt que de centrer l’action sur l’évitement d’un comportement, il est plus pertinent de travailler sur le renforcement des capacités personnelles (prise de décision, estime de soi, gestion de l’anxiété, résis-tance à la pression), l’autonomisation et la respon-sabilisation (20). Certains auteurs proposent une prévention ciblée auprès des adolescents présen-

tant des facteurs de risque, notamment ceux ayant des antécédents de traumatisme (maltraitance, abus sexuel) ou de carences éducatives dans l’en-fance (20), des troubles du comportement avec impulsivité ou des troubles anxiodépressifs (20).Mais la cible qui paraît la plus efficace en matière de prévention des consommations à risque chez les adolescents est celle des parents et, de manière plus large, l’ensemble des adultes de l’entourage. Ces adultes doivent être responsabilisés face à cette problématique et être capables d’écouter et d’accompagner, et pas seulement d’interdire. Le milieu familial peut être tout autant facteur de risque que facteur de protection, et c’est sur ce point qu’il convient d’insister en faisant la promotion de la “parentalité positive”, comme cela est proposé par des programmes de prévention anglo-saxons qui ont fait la preuve de leur efficacité dans ce domaine (20).Enfin, la prévention par les pairs est un autre modèle intéressant pour les événements festifs (21). Ainsi, un certain nombre d’associations étudiantes ou de bénévoles mènent des actions de prévention direc-tement auprès des jeunes en milieu festif (Plan B en Aquitaine, Les Veilleurs de soirées en Loire-Atlan-tique, Fêtez clairs en région parisienne, etc.).Ainsi, tous les professionnels confrontés à des adoles-cents présentant des conduites d’alcoolisation à risque sont concernés par ce problème de santé publique et doivent se sentir responsables de la prévention. ■

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Références bibliographiques