Albert Cossery : la disparition du prince de la dérision

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Albert Cossery : la disparition du prince de la dérision Albert Cossery s'est éteint à 94 ans, au matin du 22 juin, à Paris, dans l'hôtel La Louisiane, rue de Seine, où il vivait depuis plus de soixante ans. Le locataire de la chambre 53 a traversé la vie avec l'ironie et le détachement d'un dandy. Fils d'un rentier et d'une mère illettrée, il est né le 3 novembre 1913, au Caire. Il fut l'ami de Camus, de Genet, de Gréco, de Vian, de Mouloudji, et d'Henry Miller, qui le découvrit, et dit de lui : "Il touche a des profondeurs du désespoir, de la déchéance et de la résignation que ni Gorki, ni Dostoïevski n'ont enregistrés". Les livres d'Albert Cossery (il n'aimait pas qu'on les appelle des "romans") se déroulent toujours dans les bas-fonds du Caire, au milieu des fous, des poètes, et des mendiants, dans ces quartiers qui le ramène à son enfance. Ses personnages, à l'ironie mordante, rejettent la réalité des hommes et des tyrans. Ils cultivent avec art, dénuement, paresse, et gout de la sensualité et des femmes. J'ai rencontré Albert Cossery, le 20 mars 1993, à l'hôtel La Louisiane, dans un petit recoin, entre deux étages, à l'occasion de la réédition, par Joëlle Losfeld de Mendiants et orgueilleux (1955), son livre majeur, et de La violence et la dérision (1964). Il ne comprenait pas pourquoi je voulais l'interviewer : "Si vous avez lu mes livres, vous savez tout de moi". Albert Cossery : Mes livres, c'est moi... C'est à dire que j'ai une idée... Si vous m'avez lu, vous avez compris qu'il y a toujours la même ligne. Je ne suis pas un romancier. Je suis un écrivain. Un romancier écrit une histoire. Moi, je m'en fous de l'histoire. On dit : "Ah, quel beau portrait de femme!" Des choses comme ça. Pas mon genre. Ce que j'écris dans mes livres, c'est ce que je pense. Mes personnages ne sont pas inventés. Pour la plupart, ce sont des gens que j'ai connu, et qui sont mes amis. Vos personnages sont très révoltés. Comme vous? Je dis toujours : "Il faut faire sa propre révolution, et ne pas attendre que l'on fasse la révolution." Et notre propre révolution est de nous extraire des contingences. Et de vivre votre vie comme vous l'aimez. C'est ça, faire sa révolution. Mes personnages sont en dehors. Ils se moquent de tout. C'est aussi très méditerranéen. En Égypte, on ne respecte pas les feux rouges. Vous ne pouvez pas traverser au Caire. Les voitures passent comme des bombes... Et ça explique que je suis un méditerranéen. Et j'ai horreur que l'on me dise qu'il faut passer au vert, quand c'est vert. Tous vos livres ont pour cadre l'Égypte... Je suis un écrivain égyptien qui écrit en français, mais ce que j'écris est universel. L'important, c'est l'écriture... C'est l'écriture. Et les personnages qui vont exprimer ce que je pense de ce monde. Quand avez-vous commencé à écrire? Dés l'âge de 10 ans. Parce qu'il n'y avait pas Dorothée à la télé. Et qu'il n'y avait pas de télé... A 10 ans, je lisais Dostoïevski. J'ai eu de la chance d'avoir un grand frère intellectuel. J'avais tous les classiques devant moi.

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Albert Cossery : la disparition du prince de la dérision

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  • Albert Cossery : la disparition du prince de la drisionAlbert Cossery s'est teint 94 ans, au matin du 22 juin, Paris, dans l'htel La Louisiane, rue deSeine, o il vivait depuis plus de soixante ans. Le locataire de la chambre 53 a travers la vie avecl'ironie et le dtachement d'un dandy. Fils d'un rentier et d'une mre illettre, il est n le 3 novembre1913, au Caire. Il fut l'ami de Camus, de Genet, de Grco, de Vian, de Mouloudji, et d'Henry Miller, quile dcouvrit, et dit de lui : "Il touche a des profondeurs du dsespoir, de la dchance et de larsignation que ni Gorki, ni Dostoevski n'ont enregistrs". Les livres d'Albert Cossery (il n'aimait pasqu'on les appelle des "romans") se droulent toujours dans les bas-fonds du Caire, au milieu des fous,des potes, et des mendiants, dans ces quartiers qui le ramne son enfance. Ses personnages, l'ironie mordante, rejettent la ralit des hommes et des tyrans. Ils cultivent avec art, dnuement,paresse, et gout de la sensualit et des femmes.

    J'ai rencontr Albert Cossery, le 20 mars 1993, l'htel La Louisiane, dans un petit recoin, entre deuxtages, l'occasion de la rdition, par Jolle Losfeld de Mendiants et orgueilleux (1955), son livremajeur, et de La violence et la drision (1964). Il ne comprenait pas pourquoi je voulais l'interviewer :"Si vous avez lu mes livres, vous savez tout de moi".

    Albert Cossery : Mes livres, c'est moi... C'est dire que j'ai une ide... Si vous m'avez lu, vous avezcompris qu'il y a toujours la mme ligne. Je ne suis pas un romancier. Je suis un crivain. Unromancier crit une histoire. Moi, je m'en fous de l'histoire. On dit : "Ah, quel beau portrait de femme!"Des choses comme a. Pas mon genre. Ce que j'cris dans mes livres, c'est ce que je pense. Mespersonnages ne sont pas invents. Pour la plupart, ce sont des gens que j'ai connu, et qui sont mesamis.

    Vos personnages sont trs rvolts. Comme vous?Je dis toujours : "Il faut faire sa propre rvolution, et ne pas attendre que l'on fasse la rvolution." Etnotre propre rvolution est de nous extraire des contingences. Et de vivre votre vie comme vousl'aimez. C'est a, faire sa rvolution. Mes personnages sont en dehors. Ils se moquent de tout. C'estaussi trs mditerranen. En gypte, on ne respecte pas les feux rouges. Vous ne pouvez pas traverserau Caire. Les voitures passent comme des bombes... Et a explique que je suis un mditerranen. Et j'aihorreur que l'on me dise qu'il faut passer au vert, quand c'est vert.Tous vos livres ont pour cadre l'gypte...Je suis un crivain gyptien qui crit en franais, mais ce que j'cris est universel.L'important, c'est l'criture...C'est l'criture. Et les personnages qui vont exprimer ce que je pense de ce monde.Quand avez-vous commenc crire?Ds l'ge de 10 ans. Parce qu'il n'y avait pas Dorothe la tl. Et qu'il n'y avait pas de tl... A 10 ans,je lisais Dostoevski. J'ai eu de la chance d'avoir un grand frre intellectuel. J'avais tous les classiquesdevant moi.

  • Aujourd'hui, vous n'crivez plus?J'cris un livre pour un certain diteur qui m'a dj pay avant que je n'crive mme une ligne. Et je nesuis pas press, parce que l'on n'a pas toujours quelque chose dire.Mais on n'crit pas forcment pour dire quelque chose?Pour moi, si! Un crivain crit pour dire quelque chose, un romancier pour raconter une histoire.Vous avez rencontr de grands intellectuels. Ces gens vous ont aid?Personne ne m'a aid. Depuis l'ge de dix ans, je veux tre crivain, et pas autre chose.Vos lecteurs souvent sont trs jeunes. N'y a t-il pas une certaine navet dans vos livres?Non. Les jeunes esprent encore de la vie. S'ils me lisent, ils peuvent changer ce que je dis. Vous savez,on me pose souvent la question chiante : "Pourquoi crivez-vous?" J'cris pour toucher quelqu'un, c'est dire pour sauver des gens. Et ils ne peuvent que tre jeunes, en ce sens que, si l'on me lit, et qu'on estassez intelligent pour comprendre, on ne va plus au bureau le lendemain. Le bureau est un symbole.C'est dire changer l'aventure compltement.Lisez-vous la littrature actuelle?Non, je pense que depuis Jean Genet, il n'y a plus rien. Je parle des nouveaux, pas des anciens.

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    Vous pensez vraiment qu'il n'y a plus d'crivains aujourd'hui?Il y a des romanciers... Ils crivent une histoire : "Un homme mari rencontre une fille". a nem'intresse pas. Ils crivent leur propre vie. Ils n'ont connu qu'une femme ou deux, se sont maris vingt ans, et ont dj des enfants de trente ans. La plupart des jeunes sont comme a. Ils se marientavec la premire fille qu'ils trouvent. Tous les jeunes aujourd'hui sont "maqus"... Pour moi, l'ide derester avec une fille plus de trois heures - surtout leur ge- m'tait insupportable!J'ai cru comprendre a en vous lisant...Oui, parce que je pouvais en rencontrer une autre. Je n'ai jamais t l'homme d'une seule femme. Il y ades millions de femmes. Il faut un peu d'imagination.Avez-vous des amis crivains?Oui. Ils sont tous l'Acadmie franaise, morts, ou bien maris. Tout cela est la mme chose.Vous avez t l'ami d'Albert Camus. Avec lui, vous parliez de littrature?Je ne parlais jamais littrature.De quoi parliez-vous? De l'amiti? Des femmes?Comme des gens simples, qui s'amusent dans la vie. C'est tout. Il tait n, lui aussi, dans un pays

  • d'Orient. On avait le mme amour de la vie, et des jolies filles.Et avec Henri Miller, vous frquentiez les bordels?Non. Ce n'tait pas mon poque. J'tais trop jeune.Je vous pose cette question, parce que dans vos livres, il y a beaucoup de sensualit, etaussi des personnages de jeunes prostitues...Cela fait parti du monde. En gypte, il y avait un grand quartier de prostitues. On pouvait y aller avecdes femmes qui regardent. C'tait un endroit o il y avait de tout... Vous savez, avant guerre, il y avaitdes bordels partout. On allait au bordel pour boire du champagne. De jolies filles, on en trouvaitpartout!Alors, vous vous saouliez?Je ne saoule pas. Je ne me suis jamais saoul.Et les drogues? Cela revient dans vos livres...Cela revient dans mes livres, parce que c'est l'gypte... Si c'tait un amricain, il boirait du whisky.L'gyptien, il fume du hach, mais pas de drogue...

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    Vous vivez depuis 1945 Saint-Germain-des-Prs. Qu'est-ce qui vous attache cequartier?C'tait autre chose que ce que vous voyez actuellement. Maintenant, c'est le quartier du prt porter.Je viens de rigoler un peu en lisant "Le Monde" sur la crise du prt porter : "Les collections d'hiveront rvl le malaise du prt porter fminin." Est-ce qu'on peu imaginer une chose pareille? Lemalaise du prt porter en premire page... Mais ce n'est pas croyable! Vous savez, il y a un consensusde la mdiocrit et de la btise. Tout le monde pense la mme chose. Ils font des dbats la tlvision,et ils disent tous la mme chose. Alors, pourquoi faire des dbats?Vous intressez-vous la vie politique en France?Je m'intresse tout, mais avec drision, et non pas parce que je veux que celui-l gagne, ou tel autre...Je suis gyptien, moi! Je suis un tranger Paris.Et vous souhaitez toujours le rester?Mais certainement. Je ne suis pas venu pour trouver du travail. J'cris en franais pour des raisonsdues au hasard, parce que mon pre a t envoy chez les jsuites... Moi, j'ai t chez les frres, ensuiteau lyce franais. Et cette poque, c'taient la philosophie et la littrature qui taient signed'intelligence, et non pas le Minitel. Jusqu' maintenant, je ne sais pas ce que c'est... J'entends parlerdu Minitel, mais je ne sais pas ce que c'est...

  • Vous ne vous en tes jamais servi?Mais je n'ai jamais vu de Minitel! J'cris avec un crayon.

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    En 1990, vous avez reu le Grand Prix de la Francophonie pour l'ensemble de votreuvre...La francophonie, c'est parce que je suis gyptien. C'est un prix honorifique et politique, pas littraire!Ils n'ont trouv que moi, et comme il faut donner le prix chaque anne...Vous tes si svre avec vous mme?Non. Ce n'est pas une question de svrit. Tous les prix sont fait comme a, de toute faon.Si on vous proposez le Nobel, vous le refuseriez?Je n'irais pas le chercher, mais j'accepterais le chque. Je n'irais pas me mettre en habit pour a.D'ailleurs, l'crivain gyptien (1) qui l'a obtenu, n'a pas t le chercher. Il a envoy son domestique. Ilne s'agit pas de refuser l'argent. Cela serait compltement stupide.Vous accordez peu d'interview. Vous n'aimez pas la presse?Je ne les lis mme pas. On me dit : "Tiens, un article est paru..." Je n'achte que "Le Monde", parcequ'il sort en dernier. Moi, je sais lire un journal. La plupart des gens croient tout ce qu'on leur dit. Etc'est la dsinformation la plus complte.Pour vous, la ralit ce sont les livres?Je le dis dans "Mendiant et orgueilleux". Il y a la ralit, c'est dire l'imposture sur laquelle le mondevit (une imposture totale!), et il y a notre propre ralit. Pour cela, il ne s'agit pas de sortir de l'ENA. Ils'agit de comprendre. L'intelligence, pour moi, c'est quelqu'un qui a compris. C'est pourquoi tous mespersonnages rejettent la ralit des hommes et des tyrans. Ils ont leur propre ralit. La vie est trssimple. Ce sont les gens qui en ont peur, et qui compliquent tout. Moi, j'habite l'htel pour justementne pas me compliquer la vie.Quels conseils donneriez-vous un jeune crivain?Je ne suis pas un donneur de conseils. C'est pour cela que a me semble toujours drle que l'on cherche m'interviewer, si l'on a lu mes livres. Chaque phrase de mes livres sort de moi, et non pas pourraconter...La vie d'un crivain aussi peut tre intressante...Mais a, c'est ma vie! C'est pour a que je ne possde pas de voiture, que je n'ai pas de carnet dechques, et surtout pas de cartes. Je n'ai rien du tout.Autrefois, il y a encore vingt ou trente ans, on n'avait pas besoin de me voir. Il y avait de vrais critiques.

  • A ce moment l, "Le Monde" tait un vrai journal. Il y avait sa tte un Monsieur qui s'appelait HubertBeuve-Mry... Aujourd'hui, personne ne sait faire de critiques. Alors on raconte ma vie. On dit, voil, ilva au Flore...On passe ct de quelque chose?On est au plus bas. C'est pour cela qu'il faut de temps en temps regarder la tl, pour voir quel point.Si vous ne regardez pas la tl, vous ne savez pas...Alors vous regardez beaucoup Dorothe?Non, mais je sais ce que c'est. Toute une gnration va tre dbile. A l'ge de ces enfants, je lisais djdes classiques.Il y a tout de mme des gens qui lisent aujourd'hui...Il y a certainement toujours des gens biens, n'importe o, mme en Amrique!Notre poque n'est pas faite que de mdiocrit?Elle est faite de mdiocrit en gnral, et il y a des gens biens qui sont isols. Les jeunes qui viennentme voir, je n'ai pas eu leur isolement. A Saint-Germain-des-Prs, et Montparnasse, je rencontraistous les grands esprits. Pas besoin d'aller voir quelqu'un. Je les rencontrais chaque soir dans les bars,les boites de nuit, les caves. Toutes les nuits. Et chaque soir... Je n'ai pas dit qu'il n'y avait plus aucunesprit. Il faut tre honnte, mais ils sont en dehors de tout. Ils sont rejets.Et vous, ne vivez-vous pas rempli sur vous mme?Non. Je frquente les gens qui me font plaisir. Et certainement de moins en moins, mais mon ge...Vous savez Philippe Soupault disait : "Quand on est jeune, c'est pour la vie"...Je veux dire qu' mon ge, j'ai vu tant de choses que je peux me le permettre, mais si j'avais vingt ansaujourd'hui, a serait horrible... Si j'avais vingt ans, et le mme esprit que j'avais vingt ans...Vous considrez-vous comme un anarchiste?Je suis un anarchiste pacifique, c'est dire que je n'ai rien voir avec ce monde. Mais il y a des gensformidables dans ce monde... Il s'agit de les rencontrer.

    Propos recueillis par Stphane Vallet.

    De larges extraits de cet entretien ont dj t publis, sous une autre forme, dans feu le quotidien "LeJour" (2 avril 1993).

    (1) L'crivain Naguib Mahfouz laurat du Nobel de littrature en 1988.

    in http://stephanevallet.noosblog.fr